UNE ETUDE DES PIECES DE JEOUESSE D'ARMAND SALACROU (L'incroyant en quete d'une Imprudence divine)

by

Norman Stokle B.A., University of Durham 1956

A thesis submitted in partial fulfilment of the requirements for the degree of M.A.

in the department of Romance Studies.

We accept this thesis as conforming to the required standard:

The University of British Columbia September i960 In presenting this thesis in partial fulfilment of the requirements for an advanced degree at the University of

British Columbia, I agree that the Library shall make it freely available for reference and study. I further agree that permission for extensive copying of this thesis for scholarly purposes may be granted by the Head of my Department or by his representatives.

It is understood that copying or publication of this thesis for financial gain shall not be allowed without my written permission.

Department of

The University of British Columbia, Vancouver 3, Canada.

Date Resume

Le casseur d'assiettes, Tour a terre, Le pont de 1'Europe et Patchouli contiennent les themes majeurs du theatre d'Armand Salacrou. Par 1'analyse de ces quatre ouvrages, qui constituent le theatre de sa jeunesse, cette these tache de se mettre aux prises avec les idees metaphysiques de l'auteur.

Le theme dominant - celui des tentatives d'une humanite desesperee a provoquer 'une imprudence divine' - aussi bien que des themes associes - l'absurdite de la vie, le probleme de maintenir une morale claire sans reference a la religion, le concept d'un determinisme mecaniste - tous sont illustres par une etude de chacune de ces quatre pieces a leur tour. Apres une note biographique sur Salacrou qui fait mention, en particulier, des influences principales sur sa pensee et son oeuvre, nous avons esquisse les idees metaphysiques de son theatre.

Les chapitres III, IV, V et VI se consacrent respectivement, a. une analyse, en ordre chronologique, de ses quatre pieces de jeunesse. D'abord, Le casseur d'assiettes etablit le ton du theatre salacrlen - il faut que 1'homme reveille Dieu de son sommeil celeste pour provoquer 'une imprudence divine•. Dans Tour a terre, c'est par un 'dereglement de tous les sens' aupres d'Isabelle, que Pierre espere causer une telle imprudence. Le pont de 1'Europe est une suite de la meme recherche d&sesperee, mais cette fois, Jerome, le heros, se tourne vers son propre passe a 1'espoir de trouver une solution au mystere de la vie. Patchouli - personnage qui donne le titre a la quatrieme piece - cherche une preuve de 1'existence de Dieu au cours d'une investigation dans l'histoire.

La conclusion de cette these met en perspective le theatre de jeunesse de Salacrou par rapport a toute son oeuvre th'eatrale. Nous verrons comment ses idees m6taphysiques, annoncees des les premieres pieces, attelgnent leur pleine expression dans les pieces de sa maturite. A la fin, il y a quelques observations a propos de l'orlgin- alite de cet auteur dramatique et de son attitude vis• a-vis le theatre.

M. Kurt Weinberg nous a soutenu de ses encouragements, nous a aide de ses conseils, de ses suggestions et de ses critiques amicales. Je lui adresse mes tres sinceres remerclements. Table des Matleres

Chapitre Premier - Qui est Salacrou?.„... ..I

Chapitre II - Les idees 12

Chapitre III - 'II faut eveiller Dieu' 22

Chapitre IV - 'Je vis en desaccord avec mon propre desaccord' ..36

Chapitre V - 'Peut-etre dans les debrisdu passe y aura-t-il une fleche indicatrice1...50

Chapitre VI - 'Je ne cherche pas une femme mais l'amour et ses surprises' 69

Conclusion 85

Bibliographie 98 Une etude des pieces de jeunesse d'Armand Salacrou - I -

Chapitre I

Qui est Salacrou?

Quels que soient les raerites de 1'oeuvre d'Armand

Salacrou, le grand public anglo-saxon n'en a pas encore pris conscience. Des vingt-huit pieces qui ont deja. coulees de sa plume prolifique, aucune n'a ete publiee en version anglaise.

A l'exception de Histoire de rlre, monte par The Arts Theatre

Club, Londres, en 1957, dans la raise en scene de Peter

Wood, le theatre professionel d'Angleterre ignore son oeuvre. I H est remarquable que les ouvrages de Salacrou - si bien connus en Italie, en Allemagne, en Pologne, au Japon, par exemple - attendent toujours leur versions anglaises. 2 Et pourtant, dans son pays natal, Salacrou tient une place majeure et incontestable dans le theatre contemporain. 'Mil doute que nous ayons en lui le dramaturge le plus important de sa generation. Toute son oeuvre respire la sante, l'energie, le gout de vivre. II bouscule, il derange, il en est incongru. Quoi qu'il en soit, il est de la race des maxtres. Aucun auteur dramatique de son age n'a montre plus magnifique exigence interieure, ni fait entendre des accents aussi pleins que lui. Nulle part autant que dans ses pieces, le theatre contemporain n'a affirme sa double valeur de jeu et de message1. 3 Louis Jouvet, , Yves Robert et Rene Clair ont tous, a leur tour, realise sur la scene ou a. l'ecran, quelques-uns de ses ouvrages. La renomm.ee d'Armand Salacrou,

s'il faut en juger par sa popularite en , ne cesse pas - 2 - de grandir, avec les reprises de ses pieces et les representations de ses nouvelles creations dramatiques.

Armand Salacrou est ne a , rue Grand-Pont, le 9 aout 1899. Mais il passe toute sa jeunesse au Havre ou son pere est pharmacien et temporairement un conseiller municipal radical-socialiste. Le jeune Salacrou frequente l'ecole maternelle, puis l'ecole communale de la Caserne des

Douanes. Son enfance est heureuse. Pourtant,

'....vers cinq ou six ans, un soir d'orage, j'etais dans un petit jardin de Normandie....C'est la ou j'ai eu le sentiment de la mort, non pas de ma mort personnelle, mais de la mort en general. Et j'ai trouve cela absolument revoltant, et je n'en suis jamais revenu; d'ailleurs, si je n'avais pas eu cette revolte devant la mort, je crois que j'aurais fait une carriere politique'. h Les conversations qu'il surprend entre son pere et les amis instituteurs du pharmacien, et surtout la lecture du Gatechisme Republicain, l'amenent a refuser de faire sa premiere communion. II entre au lycee en decembre 1910, y faisant la cormaissance de Georges Limbour et Jean Dubuffet. La meme annee, au Havre, 1'affaire Durand le frappe profondement. ZL commence 1'etude du piano et plus tard de la composition rausicale avec Leon Dufy - ce qui lui vaut de voir des tableaux, des gravures sur bois, qui l'etonnent; ils viennent d'etre dessines ou peints par le frere de son professeur, Raoul Dufy. Salacrou s'interesse a. etudier la peinture moderne.

Le 6 aout I9I&, sa premiere publication parait dans

'L'Humanite1, a qui il a adresse un conte: L'eternelle chanson des gueux, suggere par la vision de la misere des emigrants en gare du Havre. 6 L'hiver I9I6-I7, il se mele a la politique en essayant de fonder Les Jeunesses sociallstes du Havre.

L'annee suivante, malgre le desir de son pere d'interesser son fils a sa pharmacie, Salacrou quitte le foyer paternel pour commencer ses etudes en medecine, a . D'abord eleve a. l'Hopital de la Pitie, puis a l'H6pital Saint-Antoine, il voit de pres une humanite souffrante. Ce spectacle de la misere renforce en lui le concept naissant d'un monde denue de sens, d'un monde absurde, et le pousse a croire a un determinisme mecaniste.

'Alors, pour supporter ma vie, ainsi qu'un catholique se refugie dans l'espoir du Paradis, je me suis enferme, des mon trds jeune ^ge, dans une philosophie deterministe, somraaire, etroite, rigoureuse, dans un determinisme mecaniste total'. 7 ZL songe deja a. se consacrer aux arts et aux lettres.

II lit Rimbaud, Lautreamont, Mallarme, Apollinaire, et devient l'ami de Roger Vitrac et Robert Desnos. - if- -

Ayant abandonne les etudes de medecine en 1919, il obtient, a la Sorbonne, sa licence en philosophie apres seuleraent une annee d'etudes. Apres quelques raois de vacances passes a Florence - ou 11 trace le plan d'un drame en cinq actes dont Savonarole est le heros - il rentre a Paris en 8 octobre 1920 et cherche du travail, avec un camarade, dans les bureaux de 'L'Humanite'. 'Stir le champ, on nous of frit un poste; il s'agissait d'as surer tous les jours a. la fois, la publication du programme des theatres et celle des reunions du parti: liOO francs par mois. Mais il n'y avait qu'un poste. Nous decidames de 1'assurer a tour de r6le, quinze jours chacun. Ici une remarque: Amedee Dunois, qui nous engagea, ne nous demanda meme pas si nous appartenions au parti socialiste. En fait, ni l'un ni 1'autre, nous n'avions notre carte'. 9

En juillet 1921, il obtient son diplome d'etudes superieures de philosophie avec une these sur Benedetto Croce. Puis II commence a preparer la licence de droit. Le 7 juin 1922, II se marie et vient habiter Paris, 13, rue de Plelo.

Depuis 1920, il avait lu Marx avec application, esperant y trouver une raison de vivre, un credo auquel il pourrait s'attacher. n allait etre decu. En octobre 1922, il quitte 'L'Humanite'.

'Non seulement je ne pouvais pas, mais je ne voulais pas oublier mes problernes indivlduels. Pour raon repos et mon bonheur, je le regrette encore, le socialisme militant m'offrait une possibillte de vivre dans le monde, de m'accrocher a 1'existence. Sans joie, avec dechirement, je quittai le parti comme on abandonne une grande esperance'. 10 Sa rupture avec le parti etait, jusqu'a un certain point,

le r€sultat d'un conflit entre 1'optimisme fondamental

de la doctrine marxiste, et le pessimisme essentiel de sa

philosophie personnelle. Gouverne par son concept d'un

determinisme mecaniste, Salacrou ne pouvait plus accepter une doctrine qui pretendait que I'homme est libre de choisir

son propre destin et de donner a sa vie une certaine

justification sans reference a. Dieu.

Chez Andre Masson, rue Blomet, qu'il frequente assidument,

il rencontre les peintres Juan Gris, Miro, les ecrivains

Michel Leiris, Tristan Tzara, Antonin Artaud. On lit

son Casseur d'assiettes qui sera publie a cent exemplaires

pendant l'automne T92I4. avec des lithographies de Juan Gris.

En Janvier 1925, Salacrou ecrit Tour a. terre et en

juin, Le pont de 1'Europe. A sa 'gen^rale' au Theatre de

1'Oeuvre, le 21}. decembre 1925, l'ensemble de la presse

ereinte furieusement Tour a. terre.

Salacrou s'engage dans le cinema ou il espere

apprendre le metier de raetteur en scene. Un mois de vacances II en juin 1927 lui permet d'ecrire Patchouli; il en adresse

le manuscrit a Louis Jouvet.

Le 30 novembre 1927, Le pont de 1'Europe est cree a

l'Odeon; on ne le joue que deux fois. Ce meme mois de - 6 - novembre 1927, Charles Dullin, ayant recu le manuscrit de Patchouli, decide de monter cette piece. II offre a

Salacrou le Secretariat General de sa revue Correspondance.

Salacrou 1'accepte, mais, les mensualites etant insuffisantes,

il a l'idee de se meler aux affaires en fondant une agence

de publicite pour produits pharm&ceutiques. Le succes

de cette entreprise depasse toutes ses esperances.

•En quelques semaines, elle reussit; en quelques mois, elle se multipliait; en trois ans, c'etait une des premieres de Prance. J'allais contrdler, comme on dit, un des plus gros budgets publicitaires Alors, j'etals trop dans le jeu pour en &tre etonne - aujourd'hui, j'en suis abasourdi'. 12

Cette aventure commerciale lui epargne surtout la necessite

de faire comme tant d'autres, du 'theatre commercial'.

A Monetier-les-Bains, pres de Briancon, il termine,

au cours de l'ete 1929, Les frenetiques; il y decouvre

avec enthousiasrae la montagne sans toutefois avoir

conscience du poxivoir qu'elle exercera bientot sur lui.

Patchouli est cree a 1'Atelier, le 2li Janvier 1930.

La veille de la generale, Dullin s'engage & jouer ses

cinq pieces suivantes. Mais Patchouli tombe apres une

trentaine de representations, raalgre les efforts de Dullin

a le sauver.

Sous 1'influence de Louis Jouvet, Salacrou abandonne

son 'stylisme' pour se tourner vers le theatre naturaliste. Atlas-Hdtel (cree" par Dullin a 1'Atelier le 15 avril 1933

constitue son premier succes - un succes d'estime. Puis,

a la demande de Michel Saint-Denis, il compose, pour la

Compagnie des Quinze au Vieux Colombier, La vie en rose.

Dans Les frenetiques (cree le 5 decembre 193k-)» pour une seule fois, Dullin quitte 1'Atelier et joue au

Theatre Daunou sous la mise-en-scene de Raymond Rouleau, un de ses anciens eleves. Son interpretation du role de

Lourdalec sera triomphal.

Apres un si long apprentissage, Salacrou est enfin pret a ecrire les quatre grandes pieces sur lesquelles

se fonde sa reputation de dramaturgue et qui donnent

pleine expression aux themes annonces dans 1'oeuvre de

sa jeunesse: Une femme libre (I93k)» L'inconnue d'Arras

(1935), Un homme comme les autres (1936) et La terre est

ronde (1938). Celle-ci, esquissee deja en 1920 a Florence, marque le sommet de sa carriere theatrale. Refusee par

le Comite de Lecture de la Comedie-Francaise par cinq

voix contre quatre, La terre est ronde est creee avec

grand succes a. 1'Atelier, le 7 novembre 1938. 'Le succes de La terre est ronde fut le resultat d'un malentendu indiscutable. Et ce malentendu triomphal a defigure les representations. Le fascisme, 1'hitlerisme etaient deja si menacants que ma piece fut e'coutee parmi ces menaces Le vrai drame disparut dans le drame du public. On n'ecoutait - 8 - plus La terre est ronde, mais une suite de scenes de revue satiriques, une succession de sketches de chansonniers'. 13 Le succes de son agence de publicite - dont le budget est egal a celui de Citroen - commence a gener

l'activite de Salacrou. Alors, il decide de liquider ses

affaires. La guerre eelate. Histoire de rire est cree

le 22 decembre 1939 a la Madeleine et deux mois plus tard,

Salacrou est mobilise, sur sa demande, dans le service

arme comme soldat de seconde classe. Fait prisonnier aux

environs de Brest, il s'evade le meme jour, est demobilise

a Toulouse, et s'installe a Lyon. ZL entre au 'Front

National' et en mars 19^4* s'engage dans les Forces

Franchises Libres. Pendant ce temps, il ecrit Les fiances

du Havre et la premiere version de L'Archipel Lenoir.

A la fin des hostilites, Salacrou, ayant refuse la Direction

Generale de la T.S.F., se retire a Courval - sa maison

de campagne - pour e'erire Les nuits de la colere. La meme

annee, il devient officier de la Legion d'honneur.

Pendant quelque temps, Salacrou est president de

l'Institut International du Theatre et le 6 Janvier I9J+9,

il est elu membre de l'Academie Goncourt (ou il succede

a. Sacha Guitry) 'aussi bien par admiration et sympathie pour les Dix que par souci de n'avoir jamais a etre - 9 -

obsequieux envers l'Acadertiie Francaise'.

Dullin, son grand ami qui a cree tant de ses pieces, meurt au mois de decerabre 19^9.

'Tant qu'il vivait, mes inquietudes theatrales n'etaient pas de veritables inquietudes....Avec Charles, tout s'eclairait. Grace a lui, alors que je ne suis pas Chretien et que j'ai refuse la communion a l'age de dix ans - je compris ce que peut £tre un directeur de conscience. Un directeur de conscience, et non un theologien'. Ik

Depuis 1950, les Pyrennees attirent Salacrou de plus

en plus. La, il peut se reposer ou ecrire, loin des mille

et un ennuis de la vie quotidienne. Ses pieces les plus

recentes sont Poof (1950), Dieu le savait (I95l), Sens

interdit (1953), Le miroir (195°), Une femme trop honnete

(I956)» et Boulevard Durand (i960). Grace, sans doute,

a cette derniere piece, le Conseil Municipal du Havre,

a 1'unanimite, decerne la Grande Medaille de la Ville

a. l'auteur. Actuellement, Salacrou est en train de

preparer un livre de souvenirs qu'il intitule Les idees

de la nuit. - 10 -

Chapitre I - References.

1. En Grande Bretagne - Archipel Lenoir et La Marguerite furent pre sentes respectlvement par le 'City Literary Institute', a Londres en 195^ et par la 'Graduate Theatre Group' d'Edimbourg en 1958. La B.B.C. a televise Les nuits de la colere en 19^8 et Dieu le savait en 1954-• Aux Etats-Unis - On a monte Les nuits de la colere, (Dramatic Workshop of the Sew School for Social Research, New York I9M-8), La Marguerite (Universite" d'Illinois 1951) et Histoire de rire (Theatre John Drew, Long Island, 1957) 2. Voir: Paul-Louis Mignon, Salacrou, Paris, Gallimard, I960, pp. 302-309. 3. Francis Ambriere, La galerle dramatlque, Paris, 19^8, cite dans MIgnon, Salacrou, ftff. 277-8

[).. 'Qui §tes-vous, Armand Salacrou?', R.T.F., Emission d'Andre Gillois, 17 fevrier 1951, citee dans Mignon, Salacrou, p. 21.

5. L'affaire du syhdicaliste Durand, anarchiste innocent, tombe dans un traquenard policier, accuse d'un crime, condamne a la peine de mort, gracie, mais quand la grace arrivera, Durand etait devenu fou. Salacrou ecrira la chronique de cette affaire bien plus tard dans Boulevard Durand. 6. Un enfant raconte comme II a ete frappe, en gare du Havre, par la vue d'un vieux 'sidi'. La tristesse qu'il a lue dans ses yeux, lui a fait rever l'his-|oire de cet homme, tente, un jour, de courir, loin de chez lui, l'aventure d'un bonheur impossible. 7. Salacrou, 'Mes certitudes et incertitudes', Theatre, tome VI., p. 211

8. Voir p. 88 de cette these.

9. Salacrou, op. cit., p. 197

10. Salacrou, op. clt., p. 199

11. H travaillait d'abord pour Les Cine-Romans (oct. 1925 - juin 1928) et ensuite pour Les Films Louis Ilalpas (juin-nov. 1928) - II -

12. Salacrou, 'Note sur le theatre', Theatre, tome VI., p. 232. 13. Salacrou, 'Note sur 'La terre est ron.deThe at re

p. I2?(. La Comedle-Prancaise devait recevoir cette piece a l'unanimite, le I4. fev. 1956. Ilj.. Salacrou, 'La mort de Dullin', Theatre, tome VI., p. 106 - 12 -

Chapitre II

Les Idees

•Or, il est arrive une chose singuliere a Armand Salacrou - c'est que, tout a fait a son insu, il a ecrit un roman; ...... il a donne comme lien a. ces themes et a ces aventures un personnage original, vivant, un vrai h6ros de roman. Ce personnage s'appelle Armand Salacrou, et le roman fleuve dont il est le heros comporte deja six volumes. Le titre de ce roman est 'Theatre1. I

L'oeuvre dramatique est d'abord, pour Salacrou, un jeu tout personnel. II est le protagoniste de son theatre, ne s'interessant dans ses pieces qu'a resoudre les problernes metaphysiques qui 1'inquietent.

'Qui sommes-nous? interrogent ses personnages. - Le reflet de mon inqui&tude devant Dieu, repond l'auteur. Mes chers personnages, vous n'etes que les notes de mon ame. Vous ne respirez pas avec des poumons mais avec des mots'. 2

Le langage n'est done en rien realiste. n n'est pas le signe d'une observation de la vie mais la traduction d'un univers personnel dans la bouche de personnages auquel il donne la vie. Ces personnages incarnent, ainsi, comme autant d'allegories, les idees du dramaturge.

Toute 1'oeuvre de Salacrou, son interpretation sont necessairement faussees, meme dans les pieces qui semblent les plus proches de la comedie de moeurs, si on oublie - 13 -

cette ve'rite premiere. Verite premiere parce qu'elle est

a la base d'une dramaturgie, verite premiere parce qu'elle

s'est imposee a l'auteur des Le'casseur d'assiettes.

Le theatre de Salacrou incarne l'angoisse de la

creature devant les forces mysterieuses qui gouvernent

l'univers. C'est l'appel d'une humanite miserable et

souffrante vers Dieu qui, seul, doit comprendre 1'enigme

qu'est notre existence. Dieu devrait se manifester pour

donner un sens a la vie. Sans la preuve de Son existence,

la vie n'est autre qu'un insupportable enfer d'absurdite.

Le tragique, ou au moins le pathetique, c'est que Dieu ne se manifeste pas.

'Chercher Dieu, c'est crier apres un absent; c'est la situation morale la plus terrible qu'un homme puisse connaitre'. 3 Dans les quatre pieces de sa jeunesse que nous

allons etudier en detail, (Le casseur d'assiettes. Tour

a terre, Le pont de 1'Europe, et Patchouli), Salacrou

annonce les themes majeurs de toute son oeuvre - la vaine

recherche de Dieu, l'absurdite apparente de 1'existence,

le probleme d'une morale sans Dieu, la solitude. Nous

suivrons l'auteur a la recherche de ce qu'il appelle

'une imprudence divine' - ou Dieu, influence par les

actes des hommes, se revelerait malgre Lui. Mais, - n+ - comme Salacrou le salt des le commencement, c'est une recherche desesperee qui n'aboutira a. rien. Cependant, il faut essayer tout afin de trouver un raoyen de sortir de cette incertitude brulante. Ce qui rend l'auteur tres humain, c'est qu'il ne renoncera jamais, me'rie dans les moments du plus grand desarroi, a. 1'espoir de decouvrir au dela du reel, un monde surnaturel. Salacrou cherche une voie de salut, mais c'est un passe-temps desespere, car les premisses memes sur lesquelles il se fonde,

1'empecheront d'atteindre Dieu. Une foi aveugle est le prix du salut et notre auteur n'accepte pas, a ce prix-la, le salut. 'Je suis un &tre de foi, sans foi', avoue-t-il.

Malgre son grand desir de croire en Dieu, il souffre d'un profond manque de foi. Que lui reste-t-il, alors? le desespoir, la vie absurde qu'il ne veut pas accepter, et enfin, la mort qui, on l'espere, y aneantira tout.

Les heros de son theatre de jeunesse, n'etant que le reflet angoisse de leur auteur, ne se permettront pas de reconnaitre qu'ils ont joue et perdu au 'grand jeu'. lis refuseront de se reconcilier avec 1'absurde et de construire un humanisrae destine a la liberation des hommes. Us n'ont pas l'elan necessairej ils reculeront au dernier moment pour se rejeter sur 1'autre rive. We sachant prendre de decision, ils vacilleront - 15 - entre ces deux poles - l'Absolu et le neant.

Ce culte du pessimisme dont se penetrent toutes ses pieces, cette incomprehension devant le sens de notre existence, cette vision d'un monde rejete par Dieu, raene

Salacrou vers le concept d'un determinisme mecaniste.

A 1'oppose de Sartre, il affirme que, pour I'homme, le libre arbitre n'existe pas. Cette idee le hante; et a mesure que les pieces se suivent, elle joue un role de la plus grande importance. Dans son essai, Certitudes et incertitudes, il dit: 'Certes, je ne nie pas que nos decisions soient motivees, mais je ne vois rien d'autre dans ces motifs, que des causes et des effets. Mes motifs, ne surgissent pas, flambantes vierges, du neant. lis sont eux-meraes motives, nes de parents, comme nous-memes. Us arrivent accroches les uns aux autres; la situation et le hasard les deforment - ce que nous appelons le hasard, c'est-a-dire, 1'intervention de ce qui n'est pas nous. Et moi-raeme, je deviens le 'hasard' des autres, et dans la chaine, une cause de leurs decisions et de leur histoire. Daas cette chaine, la volonte de 1 'homme qui interviendrait EX ABRTJPTO, sans points d'appui, m'apparait comme un desordre incomprehensible'. 5 Deja, a partir de Tour a terre,(1925). on se trouve en presence de ce determinisme. Pour Pierre, le protagonlste de la piece, il ne se pose jamais le probleme 6 d'un choix libre. Les forces exterieures decident de ses actions. Et ce determinisme ne le projette que d'autant plus puissamment dans 1'absurde. Vingt-cinq ans plus - 16 -

tard, dans Dieu le savait, cette conception d'un

determinisme mecaniste persistera. Daniel, le porte-

parole de l'auteur, dit:

'Toutes nos actions ont des repercussions et a. l'infini, et c'est pourquoi nos actions ne sont pas libres, car, percutantes, elles sont repercutees, c'est un engrenage'. 7

Et encore: •Vivre, c'est decouvrir son destin. EL est passionnant d'apprendre ce que Dieu salt deja et quel destin il nous a choisi. Et en ne jugeant personne, ni les autres ni raoi-m£me, je vis avec une grande curiosite'. 8

L'existence demeure done a toujours incomprehensible; mais ici, le ton n'est plus le meme que dans Tour a terre.

L'auteur semble plus pret k accepter la vie telle qu'elle

est, et a. attendre avec interet son sort. Dans son essai,

Certitudes et incertitudes (I95>3), il e'claircit sa

position:

'Ce que j'ai voulu montrer (dans Dieu le savait) c'est le calme que trouvait un deterministe dans sa foi'. 9 Sur l'echiquier du monde, nous ne sommes que des pions

innocents qui regardons avec interet le jeu que nous

jouons. Des forces qui agissent de l'exterieur dictent

tous nos actes.

L'angoisse de Salacrou n'affirme aucun plan cosmique

destine a soulager cette angolsse et par consequent, aucune - 17 -

philosophie. Tl s'eerase sans cesse contre le mur

peripherique de son destin et ne perraet aucun choix en

dehors de celui d'une soumission aveugle a Dieu ou d'un

retour a 1'Incoherence de nos gestes quotidiennes. Dans

les deux cas, on se heurte contre les murs sans pouvoir

sortir du dilemme. On peut, tout au plus, imiter la

goutte d'eau qui pretend qu'elle a choisi de tomber avec

le cataracte.

Salacrou, a. la recherche d'une foi, ne peut penser

qu'a Dieu. Toute sa vie durant, le probleme religieux,

1'inquietude metaphysique, la nostalgie du Paradis

perdu, le poursuivent. Comme Anouilh, c'est un 'romantique' mais si Anouilh s'interesse a I'homme et a ses rapports

avec la societe, Salacrou se consacre a une recherche

de l'inconnu, de l'au-dela. II veut oter le mystere

de notre voyage terrestre par surprendre 'un signe'

qui expliquera tout.

Dans le monde salacrien, tout reste Irresolu, plein

d'incertitude. Les personnages - comme ceux de Sartre -

ne possedent pas une interpretation toute faite de

1'univers pour expliquer la vie. Mais si le heros de

Sartre est condamne a. vivre dans 1'absurde, s'il tente

a justifier la vie par elle-meme, sans reference a. Dieu, - 18 - le heros salacrien, de 1'autre cote, n'a qu'un seul desir - de pouvoir croire en un Dieu d'amour, et ainsi de realiser un bonheur possible. II cherche une morale claire, simple, fondee sur une religion qui l'amenera a l'eternite.

Mais comment chercher Dieu? Dans les pieces de jeunesse de Salacrou, le heros est un joueur. II est amene au jeu par son desespoir meme dont il espere se sauver.

Desespere, mais refusant de prendre le raccourci du suicide,

II essaie de decouvrir derriere l'absurdite apparente de la "cie, un sens possible. Le Jeune Homme (Le casseur d'assiettes), Pierre (Tour a terre), le roi Jerome

(Le pont de 1'Europe) et Patchouli (Patchouli) veulent tous surprendre dans les mysteres qui les accablent ce qui est truque; ainsi, peut-etre dissimuleront-ils la verite.

Plus egoistement, le personnage salacrien a 'L'utilite de sa vie a defendre'. La liberte qu'il s'attribue,

1'incite a jouer son bonheur possible par des actions scandaleuses ou insolites. Loin d'accepter 1'ordre etabli, le joueur veut troubler le statu quo et guetter l'imprevu qui en sortira peut-etre. II est rarement desabuse, toujours curieux, souvent courageux. La vie ne le degoute pas, il en a meme profondement le gout. Seulement, il doit s'employer a s'accorder avec elle, et ses echecs - 19 - sont pour lui des epreuves. Non seulement les actes de

Dieu lui restent incomprehensibles (comme a tant d'autres depuis Kierkegaard) mais il ne comprend en plus, ni sa propre personne ni ceux qui l'entourent. 1'entenderaent apparent qui existe parmi les hommes n'est qu'une illusion.

L'homme est seul - une lie inaccessible entouree d'autres lies egalement inaccessibles. (L'image de l'homme-Ile provient d'une idee de Jean Grenier. Salacrou a lu cet auteur, sans doute)

Ces themes de la solitude, de 1'incomprehension de la vie en general et de sa propre existence constituent le 'leit-motiv' de toute 1'oeuvre de Salacrou. La mort subite de Dullin qui termina 'cette amitie qui fut le sei de ma vie theatrale', ne fit qu'approfondir cette incom- 10 prehension. 'Lorsque j'essaie de deceler les raisons qui m'amenent chaque jour depuis plus de trente ans, en face d'un encrier, je decouvre d'abord le malaise d'etre vivant, la stupefaction Sans cesse renouvelee devant ce fait que j'existe; 1'incomprehension totale de mon destin d'homme meme si je parvenais a le poser dans une perspective d'eternite'. 10

Aujourd'hui, Salacrou a soixante et un ans. S'il n'a pu obtenir de reponse a la question essentielle

(chose qui ne l'etonne pasj), s'il n'a pas surpris

1'imprudence divine, la composition des pieces est devenue pour lui un art de vivre dans la societe des - 20 - hommes - la justification, en quelque sorte, de son existence.

Mais, au fond, il sera toujours angoisse, toujours souflrant, car en rejetant Dieu, il a rejete la seule possibilite de son salut eternel. Entre l'optimisme Chretien de

Paul Claudel d'un cote, et l'optimisme politique de

Jean-Paul Sartre de 1'autre, Salacrou, 1'eternel pessimiste, ne jouit des avantages ni de 1'un ni de 1'autre.

Son theatre, d'un bout a. 1'autre:

'...n'est qu'un cri pour eveiller les assoupis, pour les deranger; une protestation metaphysique ou sociale devant le contentement de vivre1. II - 21 -

Chapitre II - References*

1. Jacques Lemarchand, 'Lecture de Salacrou', Livres de France, Paris, Hachette, 1952, citee dans Mignon, Salacrou, p. 266

2. 'Lettre aux critiques', 1926, citee dans Theatre tome I., p. l|-3 3. Preface du Pont de 1'Europe, Paris, Nouvelles editions francaises, 1929, p. 70.

ll. Loc. cit.

5. Theatre, tome VI. p. 211

6. Voir p. 36 de cette these.

7. Theatre, t8me VI. p. 277

8. Ibid, p. 275 9. Ibid, p. 220 10. Ibid, p. 98 11. Loc. cit. - 22 -

Chapitre III

II faut eveiller Dieu

La guerre de I9Ii|--l8 avait opere une rupture tres nette dans 1'esthetique litteraire francaise. Cette

revolution esthetique n'etait que le reflet de l'effondre- ment des valeurs sur lesquelles se reposait la societe

d'avant-guerre. Les jeune s intellectuels, a. leur re tour

du front, n'avaient que du raepris pour cette societe

dont 1' idiot le et la faiblesse avaifintr cause un tel

desastre. A ce qu'il semblait, une revaluation de

toutes les valeurs humaines s'imposait. Desormais, pour

cette generation, rien ne sera sacre; tout sera:V:; mis en

question. Quelques jeunes mecontents s'identifierent avec

'L'esprit nouveau' d'Apollinaire, et s'organiserent en une ecole 'surreal!ste'. C'est cette ecole-la qui prit

la releve sur le plan esthetique et avec lesquels le

jeune Salacrou - se revoltant contre le cadre pseudo-

reallste de la comedie et du drame des annees 20, et ne

se contentant pas de couler son drame dans un moule prealable - se trouva en accord. Sa premiere piece,

en un acte, Le casseur d'assiettes, ecrite a l'age de

vingt-deux ans, deraontre succinctement jusqu'a quel

point ce mouvement surrealiste avait exerce sur lui son - 23 - influence. H s'agit d'un jeune homme de'sespe're, qui, dans les coulisses d'un music-hall, demande a. voir le directeur.

II cherche 'un petit chat qui parle1, rencontre au hasard au cours de ses promenades dans la ville.

'Mon petit chat divin1, dit-11, 'mon petit chat que vous allez torturer, rendez-le-moi.....le petit chat qui parle souffrira inutilement dans un music-hall. On ne livre pas un cHre si rare a la stupidite d'un tel public'. I

Le Jeune Homme a lu dans le regard du chat un message d'amour ou il a cru reconnaitre le langage de Dieu. '....ce petit chat m'apportait un amour neuf, mysterieux surtout, piein de tendresse et de grace. C'etait, dans mon avenir inutilisable, un inattendu bolide sentimental'

Mais le casseur d'assiettes, un des 'artistes' du music- hall, pretend £tre Dieu, a sa facon. C'est le Dieu des assiettes; II les brise comme Dieu brise les hommes - machinaleraent, meme en dormant. Pour 1'arreter, II faut 1'eveiller, comme il faudrait eveiller Dieu pour qu'il suspende le mal.

Le Jeune Homme cherche une explication du monde et de la vie qui delivrerait les etres humains de l'absurdit de leur condition, Le petit chat, qui a dit au Jeune Homme, 'We pleure pas, puisque je t'airae', d'une voix si douce et malieieuse, est le symbole de ce qui peut sauver I'homme de sa solitude et de son desespoir. Le mystere - 2k - de l'Inconnu est dans la banalite de ses aveux.

Ceux qui entourent notre heros dans tout le tohu- bohu de ce music-hall mediocre - les jongleurs, les

•girls', le 'tenorino', le prestidigitateur, le regisseur - ne comprennent pas la vraie nature de sa quete et, tout naturellement, le considerent fou. Les acteurs n'ont qu'un seul souci: comment faire 'rigoler' le public?

Et que veut-il, ce public? Mais, des girls de music-hall a demie-nues, bien entendu. Salacrou nous revele un monde aveugle, un monde miserable qui s'occupe de bagatelles sans meme se rendre compte de sa misere.

Le regisseur demande au Jeune Homme de s'expliquer, et celui-ci, prenant la question au sens metaphysique, repond:

•H me semble ne plus savoir. Ma volonte court dans ma tete, sans rattraper le souvenir. Je me sens retenu ici, pourtantj mais comme l'homme est retenu sur terre, avec la m§me violence et la meme incertitude quant a 1'utilifce de ma presence'. 3 Des sa premiere piece, notre dramaturge pose deux themes importants qu'on retrouvera partout dans son oeuvrej l'ehigme du monde dams lequel l'homme se trouve prisonnier, et le probleme de l'utilite de la vie a defendre. Plutot qu'une intrigue, Le casseur d'assiettes presente un mystere - le mystere de notre existence. La quete du jeune homme fait penser a la que"te du graal. - 25 -

La route est obscure, incertaine, et le tresor reste inaccessible. Cette quete de 1'inconnu resserable a. une sorte de cache-cache tres complique, dans lequel celui qui cherche ne se fait aucune idee ni de la nature ni de

1'existence meme de son adversaire.

Toute la pensee athee, fermement echafaudee par l'auteur pendant sa jeunesse, s'ecroule. Tout a coup, il voit que l'Absolu lui est indispensable, mais ou trouver la certitude de son existence? La religion ne lui offre aucune consolation puisqu'il lui manque la foi.

'Croyez-vous qu'on puisse expliquer ainsi le mystere d'une vie en trois mots: 'Dieu, le Fils, le Saint-Esprit' ou, ainsi qu'on repete: 'Je vous aime' avec la meme facilite?', riposte le jeune homme au regisseur.

- Sur quoi ce dernier, qui n'a evidemment rien compris, reprend:

•Vous attendez une de ces filles?'

Notre heros prend de plus en plus conscience de sa solitude:

'Dans cette vie, toute de solitude, je ne me suis jamais senti aussi seul que ce soir'. 5 D'ailleurs, c'est une solitude a laquelle tous les etres humains sont condamnes: 'Enfermes en eux-raemes, les hommes suivent, sans se tendre la main, des vies paralleles...' 6

Ce theme se renouvellera a. maintes reprises dans les - 26 - pieces suivantes. 7 Pendant que le public dans la salle voisine s'occupe de bagatelles, le jeune intellectuel souffre d'une maladie dont il cherche en vain de se guerir. Conscient du fait qu'il existe, la vie est, pour lui, un caucheraar.

'Je sais que j'etais heureux et que je souffre. Mais qui nous a trahis? Judas.'....' 8

La joie de son enfance ne peut jamais lui etre rendue.

Maintenant qu'il pense, qu'il juge, qu'il voit sa vie en perspective, il se sent perdu. II essaie de trouver le sens de ce voyage terre sta?e: 'Vivez-vous par petits morceaux?' dit-il a la diseuse. 'Votre existence, n'est-elle pas qu'une collection de nos jours separes? Le petit tas de feuilles arrachees chaque matin au calendrier? Mais a chaque seconde, notre vie entiere se modifie...... je porte ma vie en moi-meme depuis ma premiere heure. Mais je dois la decouvrir,'' 9 Salacrou fait accompagner ses personnages d'une multitude d'autres ' eux-meme s'. Une sorte de jeu de glaces qui decompose l'homme comme le prisme le fait de la lumiere.

Cette vision de l'humanite amene l'auteur aconsiderer l'individu dans son passe en meme temps que dans son present - non pas pour aboutir a un approfondisseraent psychologique: il y a cette fois solution de continuite de l'un a 1'autre, (voir, en particulier L'inconnue d'Arras) - 27 -

Si le passe est definitif, irreductible - le sens du passe ne I'est pas.

'D'experiences en experiences, je tourne autour de raoi- m&me et chaque fois change le sens de toute ma vie passe. Je revis alors une nouvelle vie, sans etre quitte encore'. 10

Toutes les aventures du Jeune Homme sont autant d'experimentations successives de la meme vie monotone.

L'univers, c'est une enigme. On salt ou aboutit la vie

- a la mort - mais quelle en est la raison si l'on salt deja la fin? 'En prenant sur vos levres notre premier baiser', dlt-il a une des girls, 'je saurai percevoir le gout de notre dernier baiser. A quo! bon commencer ce dont on sait la fin?' •II S'il pouvait apprendre pourquoi Dieu a envoye son fils sur la terre, son angoisse n'existerait plus. S'il pouvait deplacer un seul pion sur 1'echiquier du monde, Dieu serait mis a nu. Mais comment produire ce deplacement?

(Ce reve romanesque d'une divine revelation persistera, dans 1'oeuvre de Salacrou, jusqu'a La terre est ronde)

Afin d'eveiller les esprits assoupis dans l'auditoire, sinon Dieu, le Jeune Homme fait jouer, impromptu, une saynete qui se termine par des coups de revolver inattendus. Au lieu de rire, comme 1'esperaient les acteurs, le public sue de peur. Les assoupis se sont - 28 - enfin reveillesj Mais helas, ils ne sont plus heureux.

Notre heros ne comprend pas comment Dieu peut juger un homme, car pour le juger, ne faut-il pas etre homme? Mais les hommes, eux aussi jugent, d'apres leurs propres besoins, les fourmis et les crapauds. Alors, il s'eerie desespe'rement:

•Dites-moi done, vous tous qui ricanez assis, ici, quels sont les be soIns de Dieu? Et qui appliquerait les sentences divines? Satan? La -curieuse association^ Je m'amuse au moment de mourir, les yeux bandes. Et pourtant, je me sens tout pres de la ve'rite, et tout pres de Dieu". 12

Le casseur d'assiettes arrive sur la scene et jongle avec trois assiettes. On sent tout de suite le parallele evident, d'une part, entre Dieu et I'homme, et de 1'autre, entre ce jongleur et ses assiettes. Le casseur se considere comme createur, car, en laissant tomber les assiettes, il cree des morceaux d'assiettes. Le Jeune Homme 1'interroge: 'Vous jonglez avec les assiettes comme Dieu avec les mondes?' 'Oui', repond-il, '....et je les brise comme Dieu vous brise....par necessite professionnelle'. 13

Salacrou ne nous montre done pas le symbole d'un Dieu plein de pitie pour ses creatures, mais celui d'un Dieu qui, s'il existe, ne veut que briser les hommes. Le jeune angoisse, tout de'ehire par de telles paroles s'exclame:

'Je veux un Dieu bon ou je n'en veux pas'. Ik - 29 -

Le pompier le console en disant que Dieu est bon mais qu'il dort tout simplement - et que c'est a cause de son sorrimeil que nous eprouvons le malheur.

'Dieu dort? A-t-il seulement cree, en verite, cree les hommes?' reprend notre heros, tres agite. '....Nous ne somraes que les creations d'un cauchemar divin'.

Le casseur, en etat de reve, et maintenant sur la scene devant cette assistance imaginaire, brise toutes les assiettes, et le directeur ordonne un roulement de tambour pour l'arreter en l'eveillant. Le jeune homme comprend immediatement ce qu'il doit faire pour eveiller Dieu.

II faut que les hommes se brisent.'

'11 faut eveiller Dieu.' Dieu.' Mes amis, brisez-vous; je vous explique; torturez en vous-memes Dieu, pour qu'un exces de souffrance l'eveille et nous libere'.

16

Le rideau tombe avec tout le monde engage a. rechercher

Dieu - a rechercher, enfin, une imprudence divine.

. Dans cette premiere piece de Salacrou, 1'influence surrealiste se montre pleinement. Loin de nous dormer ses observations du monde reel, loin d'ecrire 'une tranche de vie', Salacrou y traduit son univers personnel dans la bouche de ses personnages. Le casseur d'assiettes

- piece dans laquelle l'auteur se sert d'une situation tres connue: celle du 'monde comme theatre' transforme. ironiquement en scene de vaudeville - est une reaction - 30 - par excellence contre le theatre pseudo-realiste. Les personnages sont invraisemblables, n'ayant pas d'existence en dehors du drame. Le Jeune Homme, le seul personnage a me'riter notre interet - les autres n1 existent qu'en fonction de son angoisse - est tres mal defini. L'auteur ne nous dit rien sur son stge, sur son apparence, sur les raisons pour lesquelles, a ce moment pr6cis, II se trouve dans un endroit si Incongru - les coulisses d'un music-hall.

II n'a meme pas de nom. C'est un jeune homme comme tous les jeunes gens, et qui refuse de se laisser classer dans une categorie. Ses pleurs Inexplicables frappent le lecteur. 'Le Jeune Homme sanglote'i...'il pleure'....'Le

Jeune Homme tombe en pleurs'.....'Le Jeune Homme pleure avec bruit'. Ceci, Salacrou le note, il le souligne, il ne l'explique pas, il ne cherche pas a le rendre vraisemblable. La brusquerie meme de l'evenement ne serait pas acceptee, ne nous toucherait pas, si, au dela. de 1'apparence fantomatique du personnage, nous ne discernions le regard de l'auteur. Car 'le petit chat' symbolise le mystere de la vie comme une sorte de petite bete sauvage, transform.ee en animal domestique mais independent, qu'on a rencontre par hasard sur son chemin.

Le petit chat perdu incarne 1'obsession du Jeune Homme - le petit chat divin dont la disparition le condamne a une solitude desesperee et qui demontre le tragique de sa destinee.

La juxtaposition d'un jeune intellectuel angoisse avec un raonde sans talent, qui ne s'inquiete a aucun moment de son sort, permet a l'auteur de mettre en relief la nature de la condition humaine. La liberte, mot-clef du surrealisme, y signifie,de prime abord, la liberation du joug des regies d'art. Une telle liberation se manifeste courageusement dans cette piece. Salacrou ne s'interesse pas a faire evoluer illogiqiiement, au gre de la vie, le caractere de ses personnages. H. prefere jouer avec eux et avec les choses comme un prestidigitateur, les escamotant, les soumettant a toutes sortes de metamorphoses. Ce n'est pas par hasard qu'il y a, dans

Le casseur d'assiettes, un prestidigitateur qui se fait disparaitre 'dans une montre qu'un spectateur avait pretee1. Dramaturge metaphysicien, Salacrou ne veut pas nous presenter une piece pleine de bons mots et d'une construction impeccable. Pour lui, il n'y a que les idees qui comptent. Et pourtant, ce serait une grosse erreur d'omission si l'on ne notait pas 1'element comique que contlent cet ouvrage. Deja, a travers les premieres - 32 - pages de son theatre, le symbolisme, penetre de la gravite

du sujet, n'empeche pas l'auteur de jouer sur les mots:

'- Le directeur a d'autres chats a fouetter. - ZL fouette les chats? 0 mon Dieu.'' 17 Et encore, le 'Tenorino' - proclamant a. 1'intention du

directeur: 'Je tiens a lui notifier moi-meme que je suis

l'idole du oublic', apparatt comme le premier personnage 18 burlesque du theatre salacrien. Jamais surimpose, jamais

force, 1'humour sort naturellement du dialogue. Salacrou

s'en sert pour suspendre 1'emotion naissante ou pour

denoncer, par le saugrenu, l'absurdite des personnages

et de leurs situations.

'Le Jeune Homme: Mesdemoiselles, je viens ici accomplir un devoir sacre, une bonne action..... Une Girl: Quoi? Vient-il retirer sa soeur des griffes d'un vieux banquier?' •19 Sans mechancetd, avec humour, l'auteur a de la sympathie, me'me de la tendresse, pour ses personnages. Ses critiques les plus genereux n'arriveraient pas a. faire croire que Le casseur d'assiettes fut une piece bien construite, un drame qu'on puisse facilement comprendre. Salacrou ne cherche pas le beau, mais la connaissance de soi. En 1922, il n'a pas encore appris son 'metier'. Ajoutons, cependant, que les obsessions

du Jeune Homme (La recherche de Dieu, 11Incomprehension - 33 - totale du sens de son existence, l'utilite de la vie a defendre) s'appliqueront aussi bien a Pierre, au roi

Jerome, a Patchouli, comme a tous les grands heros du theatre de Salacrou - d'ou la valeur et 1'importance de cette premiere piece. Elle etablit le ton de son theatre de jeunesse. L'auteur n'essaie pas d'ecrlre des 'pieces a theses'. 11 ne veut rien prouver. Van den Esch emploie le mot 'Phenomenologie', pour qualifier la 'methode' de

Salacrou, qui consiste 'd'une prise de contact directe avec tous les 'existants' possibles pour fonder une raetaphysique... LL reduit le monde aux dimensions du theatre pour lui arracher son secret'. 20 Salacrou ne pretend pas etre philosophe. 11 cherche la Grace et sa tentative est d'un ordre mystique et sa poursuite: celle d'un auteur de theatre. Tous ses heros sont des deracines dans le monde, et revelent une verite d'un ordre plus profond que celui de la vie quotidienne de leurs contemporains. Apres la lecture de cette piece chez Andre Masson, on la publia a. cent exemplaires. Prie d'ecrire quelques lignes d'explication pour accompagner les bulletins de souscription, Salacrou ecrivit: 'Prisonnier du ciel, l'homme traine la litte'rature a sa remorque. Avec l'utilite de sa vie a. defendre, perdu dans le bazar des siecles, il regarde l'etalage de toutes - 3k -

les morales impossibles. Deconcerte par l'histoire de la pensee, alors il prete l'oreille aux paroles des innocents dans l'espoir d'y surprendre une imprudence divine; il attend des miracles: 'passe-temps desespere'. 21

Le casseur d'assiettes n'a jamais ete joue en Prance. - . ^ 22 Lugne-Poe, ayant lu la piece, la jugea 'pas mal du tout', mais ne voulut rien risquer sur un seul acte. n demanda

a Salacrou de lui donner une piece en trois actes. Le

jeune auteur n'en avait pas, mais il prit son Tour a. terre,

le coupa en deux endroits et 1'offrit au directeur du

Theatre de 1'Oeuvre. Celui-ci le representa quelques mois plus tard. - 35 -

Chapitre III - References.

1. Theatre, tome I. p. Iq.

2. Ibid, p. 23

3. Ibid, p. 12

II. LOC. cit.

5. Ibid, p. 15

6. Ibid, p. 25 7. Cf. la situation de Pierre (Tour a. terre), du roi Jerome (Le pont de 1'Europe), de Patchouli (Patchouli), de Savonarole (Ea terre est ronde), du grand-pere Lenoir (Archipel Lenoir).

8. Theatre, tome I. p. Lq. 9. Ibid., p. 21 10. Ibid, p. 22 11. Ibid, p. 28 12. Ibid, p. 31

13. Ibid, p. 32 II).. Loc. cit.

Ibld» P. 33 16. Loc. cit.

17. Ibid, p. 10 18. Ibid, p. 15

19. Ibid, p. 10 20. Jose Van den Esch, Armand Salacrou, Paris, Editions du Temps Present, I9L\.l, pp. 29-30

21. Salacrou, op. cit., p. 35

22. La piece fut creee a. Leiden, en Hollande, par le 'Leids Studenten Toneel', le 7 avril 1954. La R.T.F. l'a radiodiffuse en I9I4.I. - 36 -

Chapitre IV

'Je vis en desaccord avec mon propre desaccord1 I

Pendant les annees 1922-21}., Salacrou, comme tant d'aufcres jeunes ecrivains en Prance, se lia tres etroitement au mouvement surreal!ste. ZL continuait d'assister aux reunions, rue Blomet; il avait affaire aux fondateurs de La Revolution Surrealiste, une revue qu'on mit en

vente pour la premiere fois en 192li. La reaction des jeunes intellectuels contre les institutions de societe en general et les regies d'art en particuller prit forme dans un programme de destruction. Une reevaluation totale de la condition humaine fut annoncee.

Dans Tour a. terre, ecrit apres la lecture d'Anicet ou le panorama, d'Aragon, Salacrou reprend les themes les plus importants du Casseur d'assiettes. Ce gout de l'anarchie intellectuelle le porte encore une fois a. bousculer toutes les croyances, et a ne crolre qu'a l'absurdite d'un monde a la fois chaotique et mecanise. Cette seconde piece, toujours surcharged de symboles, constitue une suite de la quete impatiente de l'Absolu. Pierre, le heros, partage 1'etat metaphysique du Jeune Homme. Le dialogue meme de la premiere piece semble - 37 - avoir rebondi a Tour a. terre J Seulement, on a change de decor.

Nous nous trouvons a. l'interieur d'un bar - endroit frequente par les marins et les prostitues - sur le quai d'un port de commerce. (Peut-etre ?) Catherine, la serveuse, aime Pierre, le nouveau laveur de vaisselle au passe raysterieux. Les marins coramentent les derniers exploits des amoureux d'une certaine Isabelle. Pour attirer I'attention de leur idole, la 'bande' d'Isabelle font des folies dans Paris et causent le scandale public. Pierre, autrefois un de cette bande d'hommes amoureux, a ete respons- able du deraillement d'un train qui a cause la mort d'une trentaine de personnes. Isabelle vient au bar a. la recherche de 'son amoureux favori' qu'elle veut ramener a Paris. Mais elle ne l'interesse plus, Un gendarme entre pour arreter Pierre. Catherine, afin de garder son cher laveur de vaisselle, tue le gendarme - elle n'a pas comprls que le sejour de Pierre dans le bar n'a ete qu'une halte dans une marche solitaire, sans espoir.

Ce bar est un lieu ou deux mondes qui n'appartiennent pas a. la terre se rencontrent - celui des marins et celui d'Isabelle. Cette 'fe'e du desordre' est une sorte de sirene de subversion dont 1'appel, une fois entendu, est - 38 - irresistible. Une volupte jamais satisfaite emane d'elle.

Consciente de sa puissance, elle joue avec les hommes, avec leur intelligence, leurs coeurs et leurs ames, les pliant a sa volonte. Cette femme fatale exige d'eux toutes sortes de prouesses. Sa bande d'hommes subjugues deculottent un agent de police, Place de la Concorde, pour qu'elle puisse 'etudier le rapport preetabli entre la dignite purement personnelle de 1'agent et la dignite de 1'uniforrae'. D'autres amoureux d'lsabelle peignent en noir un eeran de cinema et commettent des crimes 2 atroces qui pourraient leur rapporter la prison ou les reduire au suicide. Dans un monde absurde, Isabelle et 'ses' hommes tentent sans cesse d'etablir sur des ciraes de plus en plus eleve's, 1'absurdite universelle. C'est le 'dereglement de tous les sens' mis en pratique. Si Pierre, pour l'amour d'lsabelle, a cause une catastrophe ferroviaire (catastrophe qui semble traduire dans 1'horreur des details son desespoir profond), cet amour etait d'un ordre special. II n'aimait pas Isabelle pour elle-meme; elle n'etait que l'objet auquel il accrochait ses desirs. Dans les consequences du jeu, Pierre - comme les autres amoureux - esperalt avoir plus de chance de surprendre une verite cachee. Son aventure aupres d'lsabelle n'e'tait qu'une tentative dans l'espoir de se sauver. - 39 -

'Ce que j'attendais de vous', lui dit-il, 'c'e'tait de ra'avancer dans la connaissance de moi-m&me .je suis avant tout, curieux de moi-meme'. 3 Malheureuseraent, Isabelle n'a pas su le faire. Et pourtant, Pierre avait retrouve un ordre chez elle au milieu du desordre universei. Bien que cet ordre fut fonde sur la violence, II avait pu 1'accepter. Mais cette acceptation avait necessity un grand sacrifice - rien de moins que 1'abdication totale de sa volonte aux mains d'une creature nee pour la subversion, la suppression tout entiere de son libre arbitre, le sacrifice de sa propre individualite sur 1'autel de Lucifer. Presque trop tard, il avait decouvert qu'elle n'etait que 'apparence dont s'est recouvert mon desespoir a. un certain moment de ma vie'. Elle n'avait ete rien de plus qu'un h voile temporaire qui lui avait cache une realite effrayante. (Pierre avait agi comme le tout petit garcon qui, ayant peur de l'obscurite de la nuit, se plonge, les yeux fermes, sous les draps de son lit.) Et pourtant, comme le jeune Salacrou, apres avoir rompu avec le parti communists, Pierre doit avouer a Isabelle: 'Je n'ai jamais ete aiissi malheureux qu'au temps ou je ne vous quittais pas. Un manque de foi profond fit naitre mes malheurs.'

S'il pouvait croire, il verrait clairement la voie du

salut. Son ame serait sauvee. Mais le sacrifice lui - h,o -

semble trop grand et il est accule dans l'angoisse et la

solitude.

'L'amour1, pour Pierre, soit sur le plan humain,

soit par rapport a Dieu, constitue un terme vague. L'amour

tendre et simple que lui offre Catherine ne satisfait pas

ses besoins.

'L'amour, on le surprend....c'est la rencontre inattendue au coin d'une rue'. 6

Son genre d'amour est intimement lie a. la comprehension

de son 'Moi' - une comprehension qui necessite 'une imprudence

divine'. Les hommes sont des lies qui flottent dans le

desordre universel. L'amour n'existe pas - il n'y a que des coalitions. Si 1'etablissement d'un accord avec soi-raeme est inachevable, il Va de sol qu'un accord entre les individus sera egalement impossible. Ce theme de solitude que nous avons signale dans Le casseur d'assiettes, se manifeste de nouveau dans la situation de Pierre. 'J'ai vecu a tatons', dit-il au marin du tropique. 'Les hommes que j'ai rencontres ne m'ont jamais connu: j'ai toujours marche a. cote de ma vie....' 7 Le bar du port se pre sente comme un microcosme, un resume de notre monde, et les personnages comme les

figurants de.1'humanite. Pierre apparait au milieu, seul.

Sa solitude se materialise dans sa juxtaposition a cote - Ill - des marins venus des diverses parties du monde et qui n'ont ni 1'intelligence ni le desir de se soucier des problernes en dehors de leurs besoins immediats. Us forment une sorte de 'choeur grec' dont la fonction est d'eclairer

1'action et de s'y integrer de temps en temps.

Quel est done le monde ou l'homme meurt apres avoir souffert un mal injuste? L'oeuvre dramatique de

Salacrou part de cette question posee des son enfance.

Elle met en cause le monde, en effet, et non seulement la societe; elle fait eclater le decor traditionnel des comedies pour laisser apercevoir l'immensite de l'univers.

'A travers des distances d'anges bondissant de planete en planete', dit Pierre, 'la chaleur du soleil sait se refroidir juste assez pour venir s'eteindre sur la joue des hommes....Dans cette cage tournoyante qui se caresse dans le ciel, a la derive ' 8 La terre tourne eternellement dans un univers mysterieux. Mais quelle en est la raison? Comment resoudre l'enigme de l'univers? Comment lui arracher son secret? En explorant le monde des reves, Pierre espere surprendre

'un signe', 'une ve'rite cachee'. II raconte a Catherine un reve fantastique qu'il a eu cette nuit-la.:

'Je passais entre deux longs quais mais au milieu de la mer. Pres de moi, une femme riait....je lancais a coup de revolver de petites balles tendres comme des boutons de roses dans les fen&tres ouvertes des maisons de cette - 1+2 - ville en facade dont les rives s'ecartaient sur une mer lisse comme du vin dans une carafe. La mer avait la couleur du vin. Les Dalles trop lentes n'atteignirent jamais les maisons. La femme riait. Des voyageurs me plaignaient. Le bateau lui-meme disparut ' 9

Et encore, a la maniere des poetes surrealistes:

'J'ai essaye de surprendre dans des rencontres de mots, dans des catastrophes de mots ce que je ne trouvais plus dans les mots eux-memes'. 10

'Surprendre' - c'est le mot-clef de 1'oeuvre du jeune

Salacrou, Si Dieu existe, II faut tenter d'en decouvrir la preuve dans le monde des reves ou dans l'ordonnance nouvelle que propose la creation artistique,

Pierre veut sauter vers l'inconnu. II est hante par 1'image d'un monde qu'il ne comprend pas, Les raisons memes de sa propre existence lui echappent. Sorames-nous autre chose, enfin, que des apprentis cadavres? En depit des crimes les plus atroces, comrais va 1'instigation d'Isabelle, en depit d'un tel dereglement rimbaldien, il n'a pas reussi a trouver cette 'verite fugitive', mais reste insatisfait, deracine', rempli d'un pessimisme instinctif. II 'C'est dans mon ame que j'erre, eperdu sur les routes d'une intelligence en faillite*. 12

Si son existence lui est penible, Pierre, cependant, n'a aucune envie de s'arreter de vivre. Le suicide ne - 2*3 - l'attire pas:

•Isabelle: (a. Patchouli) Alors? Et ses malheurs? Patchouli: Plus lourds qu'auparavant. Isabelle: (a Pierre) Veux-tu ce revolver? Pierre: C'est trop simple. Je n'aime pas les chemins de raccourci'. 13

La vie de Pierre, comme celle de tous les humains, selon Salacrou, est bousculee et determinee par des forces exte'rieures. Jamais Pierre ne prend une decision libre. Tous ses actes sont dictes par les autres. Sa vie aupres d'Isabelle, etait une negation de sa volonte personnelle pour celle d'une femme qu'il n'aimait pas.

S'il y trouvait de l'ordre, le bonheur lui echappait.

II avait cherche pres d'Isabelle 'une imprudence divine',

•une surprise inattendue', sans la trouver. Maintenant,

Isabelle n'a plus rien a. lui offrir. Ayant fait 1'analyse de sa situation, il comprend bien la source de son angoisse:

'Je vis en disaccord avec mon propre disaccord',

I

Le troisieme acte de Tour a. terre s'occupe d'un debat entre Pierre et le gendarme - c'est a dire, entre le poete et la societe. Aux yeux de la loi, notre heros est un assassin qui doit payer son crime. Pour s'evader des consequences Inevitables, il n'a qu'a se raccrocher aux jupes d'Isabelle et elle arrangera tout. Pierre, cependant, regarde la peine de mort comme le seul moyen - kk - qui lui reste pour faire un saut vers l'inconnu. Au lieu de nier sa culpabilite, il se plaint seulement du fait qu'aucun de ses anc£tres ne lui a jamais indique la route qu'il fallait suivre. Le gendarme, cet interprete rigoureux de la loi, cet automate qui execute les commande- ments de l'Etat, n'a point de pitie pour le jeune homme.

Pierre 1'assure qu'il ne s'identifie plus avec le Pierre qui 'cueillit' le signal. Actuellement, c'est un Pierre innocent qu'il arrete: 'We dois-je pas me remettre entierement dans ce curieux etat d'esprit ou j'etais lorsque je choisissais des fleurs pour Isabelle.' Ainsi vous arreterez le vrai coupable.... Quelle responsabilite vous prenezj Mon pauvre ami] Disloquer une innocence difficilement retrouvee pour reconstituer un coup&ble'. Tk Rien a faire. Le gendarme reste Inflexible. Catherine, tres inquiete, tient Isabelle, seule, responsable de toute l'angoisse actuelle et ne comprend pas pourquoi les hommes ne la chassent pas. Pierre explique: 'Isabelle n'est bien regue qu'autant que le desordre 1'attend' 'N'est-elle pas bien recue partout?' reprend Catherine. 'C'est qu'il y a du desordre partout', dit Pierre. 15 Le gendarme accroche les menottes aux poignets de son prisonnier. Catherine, pour sauver Pierre - et ainsi son bonheur, poignarde le gendarme. Mais ce meutre ne sert a rien, car Catherine est aussi incapable qu'Isabelle de - U5 - calmer l'angoisse turbulante de son amant. Elle ne sait meme pas en quo! cela consisted Pierre s'en va - plus pauvre et plus lie que jamais, a sa destinee. II n'aura peut-etre jamais la clef pour ouvrir les menottes.

A la fin, Salacrou nous donne une vue sur le monde, a la fois chaotique et absurde, ou I'homme est le prisonnier du ciel. Tour a. terre est le portrait d'un monde qui manque de direction, d'un monde ou I'homme existe sans savoir pourquoi. II n'y a aucune morale sur laquelle il puisse fonder sa vie et c'est la, le grand probleme. Pierre, avait-il le droit d'adopter l'ordre d'Isabelle? Avait-il le droit d'adopter un systeme moral qui etait la negation de toute morale? L'auteur semble affirmer que non. On ne peut pas mettre le bien pour le mal, ou vice-versa. Si Salacrou rejette Dieu, il veut tout de meme conserver la morale claire que ce Dieu renie pourrait lui donner. Meme s'il a perdu la foi, il continue a. juger son etre et ceux des autres a l'aide des normes empruntes a la religion chretienne. L'aspect peut-etre le plus tragique de sa pensee, c'est qu'il se regarde lui-meme et 1'univers a travers 'L'oeil de Dieu'.

Nous sommes tres conscients du lien qui existe entre Pierre et le Jeune Homme anonyme du Casseur d'assiettes. L'auteur semble avoir commence une sorte de theatre a - 1*6 - episodes ou nous le suivrons d'un lien a l'autre, d'un decor a l'autre. Mais si Pierre sort de l'anonyraat, sa silhouette demeure vague. ' jeune homme, vingt-huit ans, autrefois sculpteur, devenu laveur de vaisselle, sentimental (njallez pas le lui dire, II vous rirait au nez, et vous demontrerait le contraire)'. 16 Nous entendons ses paroles; nous ne le voyons pas bien. Salacrou ne s'lnteresse pas a developper le caractere de ses personnages a mesure que la piece se deroule. Ce sont tous des archetypes dont l'auteur se sert pour reveler son angoisse. Une remarque a propos de 1'Anglais, un des personnages secondaires de la piece. ZL nous donne 1'impression d'avoir atteint un certain detachement de la tourmente metaphysique qui l'entoure. Plutot qu'un acteur du drame, il en est un temoin curieux, amuse par les mille details saugrenus de 1'existence. Ses remarques et 1'humour qu'il y met souvent, introduisent un jugement, nous font prendre du recul et suggerent toujours quelque philosophie. Lorsque Pierre brise une canne sur le dos de 1'Anglais et le pousse dehors, il rentre, se frotte le dos et declare: •Cette canne brisee va devenir tout a fait celebre et mon dos historique'. 17 C'est le premier personnage salacrien a. trouver un modus - kl -

Vivendi, a atteindre une sagesse en acceptant le monde

absurde tel qu'il est.

Dans Tour a terre, Salacrou soumet son inspiration

aux conventions theatrales a. la mode. Son bar de port,

ses marins, ses prostituees, evoquent, dans leur romantisme,

des oeuvres contemporaines. Le decor pourrait peut-etre

rappeler celui du theatre d'Eugene O'Neill. Mais, si

Salacrou emprunte au magasin de decors de son temps, il ne tarde pas a tout bouleverser. Les exploits saugrenus

des amoureux d'Isabelle, la legende de cette 'fee du

desordre', le lyrisme metaphysique de Pierre provoquent

1'e'clateraent du cadre traditionnel. L'auteur ne s'accommode

aux conventions que pour les depasser; personnages, situations

et discours prennent seulement un appui sur elles. Au

dela des murs miserables du bar, toutes sortes de perspectives

se decouvrent.

Desormais, Salacrou va s'employer a trouver dans

le materiel th.ea.tral e xistant ce qui peut aider a

dramatiser ses themes et chaque fois, la donnee dramatique

et 1'Invention scenique qui lui sont personnelles l'ameneront

a. en de'gager un art de plus en plus original.

Mais, l'auteur,en ecrivant Tour a terre, faisait

son apprentissage de jeune dramaturge. Du point de vue

du theatre, la piece est mauvaise. Elle contient trop - 1|B -

de verbiage et pas assez d'action. C'est une sorte de dissertation qui ne tient guere compte des exigences de la scene. Pour reussir aupres du public, il faut qu'une piece soit croyable, qu'elle contienne un personnage, au moins, avec qui le public puisse s'identifier ou s1aligner et que le dialogue soit facilement compris. Tour a terre ne satisfait aucun de ces besoins. Le dialogue est trop livresque, la pensee trop abstraite. Le conflit reste

sur le plan intellectuel. Le vrai drame, a premiere vue, est hors de notre atteinte - ce qui explique pourquoi la piece fut si mal a ccueillle e t ne depassa pas onze representations au Theatre de 1'Oeuvre en decembre 192$. - k-9 ~

Chapitre IV - References

Theatre, tome I, p. 85

2. II y a un parallele evident ici, entre les exploits des amoureux d'Isabelle et ceux des Dadalstes.

3. Salacrou, op. cit. p. 75. Salacrou repete, ici, l'ide'e d'Andre Breton que pour comprendre l'univers, il faut d'abord comprendre soi-meme. i|. Ibid, p. 75

5. Ibid, p. 76

6. Ibid, p. 106

7. Ibid, p. 63

8. Ibid, p. 59 9„ Ibid, pp. 58-59. Une telle situation nous rappelle 1'incident a. la fois pathetique et amusant qui eut lieu dans le jardin d'un certain M. Jarry.'

10. Ibid, p. 83 11. Peut-etre Salacrou, cherche-t-il ici a condamner la 'tentative' des surrealistes - d'Andre Breton et de ses amis? L'on se rappellera que lorsque Breton s'6tablit a la tete du mouvement surrealiste, SalacEDu refusa de le suivre.

12. Salacrou, op.

13. Ibid. P. 85 I14-. Ibid. pp. 95-6

15. Ibid. P. 102

16. Ibid. P. kB 17. Ibid. p. 79 - 50 -

Chapitre V

Peut-etre dans les debris du passe y aura-t-il une flSche indicatrice?

Le pont de 1'Europe, la premiere piece de Salacrou en trois actes qui meritent ce terme, fut ecrite en 1925, avant le montage de Tour a terre, pendant un mois de vacances a Yville-sur-Seine. Salacrou se rendait compte du fait que son nouvel ouvrage n'attirerait pas le grand public, mais il s'est refuse d'abaisser son art pour creer du 'theatre de boulevard'. Dans sa preface, il nous dit: 'Qu'on soit certain, que je connais les gouts du public et que c'est en parfaite connaissance de cause que je ne lui sers pas ce qu'il demande'. I Toujours preoccupe de surprendre une imprudence divine dans les jeux du theatre, Salacrou, clans 1'organisation du Pont de 1'Europe, doit quelque chose a l'auteur de

Six personnages en quete d'un auteur. L'idee de jouer

'une piece dans la piece' vient, certainement de Pirandello.

Le pont de 1'Europe est, toutefois, la seule piece jusqu'a soit present, ou Salacrou se^servx d'une telle technique. Moins, sans doute, parce que celle-ci a pu le d6cevoir, que parce qu'elle doit appara^tre, a ses yeux, comme une tricherie. II ne faut pas multiplier les miroirs; si le theatre permet de proposer une nouvelle 'ordonnance' des etres et des - $i - choses, le jeu doit etre franc,

Le monde anarchique de Tour a terre n'ayant about! qu'a 1*absurde, Salacrou se tourne, maintenant, vers le monde du passe. Celui-la, au moins, est inchangeable.

Peut-etre y trouvera-t-il ce qu'il cherche. Mais de quel ordre est cette imprudence divine? Elle n'est pas le signe d'une puissance dominatrice autour de laquelle s'organise une religion; elle n'est qu'un mot ou un symbole. Mais elle recouvre une explication du monde et de la vie qui deiivrerait l'humanite du poids accablant de l'absurdite de sa condition. Cette imprudence divine permettrait a l'homme de se comprendre. Le roi Jerome, le heros de la piece, declare:

'Le Dieu que je cherche ne se revele pas dans des predictions si aisees, Je cherche quelque chose qui me depasse,..' 2

Et encore:

'C'est dans les petites choses qu'on peut esperer trouver Dieu'. 3

Voila, en fait, les dimensions de l'aventure. La quete d'un Dieu reclame, a. la fois, etre a la mesure de l'univers et, en meme temps, rainutieuse a 1'extreme, puisque le determinisme de l'auteur suppose que chaque piece de

1'edifice peut etre revelatrice de 1'ensemble du mecanigme. - 52 -

Le pont de 1'Europe est l'histoire du roi Jerome ler. - un homme isole du monde a cause de sa superiority intellectuelle et de sa situation au plus haut echelon social. Comme le dit Van den Esch:

'II est lui-meme le sommet et ne peut chercher 1'ombre fraternelle d'un autre sommet. H est incomparable'. k Roi par droit divin, Jerome est athee, mais ne peut se definir que par rapport a Dieu. Malgre son humanite, il occupe une position surhumaine. Poxir lui, le passage incessant du temps est une sorte de cauchemar sans fin. S'il pouvait seulement arreter le passage des jours, des heures, des minutes, s'il pouvait sauter en dehors du temps, peut-etre aurait-il la possibility de se connaitre. Mais le futur coule vers le passe et le present n'est que le point qui les separe. Jerome est hante par cette contradiction effrayante du 'je suis' - d'un present qui est plus tranchant que la lame d'un rasoir. Le passe" est du debris; le futur est 1'incertitude. Le roi n'a aucune envie d'etre un sage; il ne cherche que le bonheur et la fin de ses incertitudes. Mais le vertige du temps qui passe l'assaille et Jerome, selon 1'expression de Van den Esch, a 'une demarche titubante d'homme saoul du commencement a. la fin'. Comme les heros salacriens qui le precedaient, le roi Jerome a un manque de foi - 53 - profond et cherchera en vain 1'imprudence divine qui,

seule, pourrait le liberer de son angoisse.

Ce voyage raysterieux qu'est la vie, ne livrera pas

ses secrets. Jerome reconnait que tout ce qu'il est,

c'est son passe. II essaie de 'rassembler son passe', tous les debris de ce temps perdu pour trouver peut-etre le secret de la vie qu'il a vecue sans en deviner le sens.

Car si l'avenir reste incertain, si le present est trop fugitif, le passe*, au moins, est definitif, irre^ensible, hors de notre volonte, et done, plus clairement vu.

Au lever du rideau, nous nous trouvons a la cour du roi Jerome, dans uh petit pays fictif, quelque part dans 1'Europe Centrale. Ce roi boiteux (qu'on prend

comme symbole de la condition humaine) etait autrefois etudiant a. Paris. Pour s'enfuir du monde, il s'etait mis en route a. travers 1'Europe, errant ou le vent le poussait.

C'etait un voyage fait au grand hasard - une tentative de se liberer de toute 'harmonie preetablie' de 1'existence.

JJ. mettait en pratique le conseil de l'auteur qui dit dans le preface de sa piece: •S'il est vrai que tout y est harmonie preetablie en lui- m&me et avec Dieu, chambardons tout. Ce sera peut-etre le moyen de d6couvrir le Grand Secret'. 6

Comrae l'Arabe miserable de L'eternelle chanson des gueux, - Sk -

Jerome est solitaire,, sans espoir, dans un monde qui lui est etranger et meme hostile. En quittant son pays natal, Jerome, comme l'Arabe, avait cede a la tentative d'un reve, au desir de surprendre au dela. de 1'horizon habituel, la justification de son passage sur la terre.

Enfin, a. bout de ses forces, habille en mendiant, il etait torn.be sur cette ville de 1'Europe centrale qui, a sa grande surprise, l'accueillit comme un Messie.

Malgre les objections du grand pretre, qui pourtant, avait prophetise l'arrivee d'un tel mendiant, les habitants, y voyant 1 'accomplissemeht de cette prophgtie, le couronnent et lui donnent en mariage, la fille de l'ancien roi.

(Hans Christian Andersen ne reculerait pas devant une telle intrigue).

Etabli sur le tr5ne, Jerome jure de s'integrer a la dynastie et d'effacer tout souvenir de son passe. II se

construira un avenir dans 1'arbitraire, dans une liberte totale. Mais le pauvre Jerome, en sacrifxant son passe, ne salt plus ni qui II est, ni ou il va. II n'y a rien ou il pourrait s'accrocher. II est aussi tragiquement perdu dans son royaume que l'Arabe dans le va-et-vient de la gare du Havre. S'il a efface son passe, son avenir est entre les mains du hasard anarchique de ses desirs.

La situation devient insupportable. Pour se connaitre, - 55 - son passe lui est necessaire. Quelque part dans le tas derange de ses souvenirs se cache, peut-etre, la clef qui lui revelera la voie du salut.

Done, au lieu d'effacer son passe, Jerome, renoncant a. ses promesses royales, d'abord fait venir a. sa cour quatre bouffons francais - un ministre, un sous-prefet, un acaderaicien et un concierge. Ces derniers complotent contre le roi;

1'acaderaicien seduira la reine; le sous-prefet se mettra a. la tete de l'armee; le concierge s'emparera du palais; le ministre saisira le pouvoir. Mais ce sont des imbeciles qu'il ne faut pas prendre au serieux. Us representent la faiblesse et la mesquinerie de I'homme et fournissent des scenes comiques pour detendre 1'esprit. Leur presence grotesque donne de ^consolation au roi. LL se dit:

'Voila ce que tu aurals pu etre'.

Ensuite, le roi convoque a. son palais trois comediens parisiens parmi lesquels se trouve une danseuse - Mercedes

Carcinta qu'il avait follement aimee sans oser lui declarer son amour, lorsqu'il etait etudiant a Paris. Pour en finir avec les regrets de son passe, il a imagine de ressusciter ce grand amour en faisant jouer aux comediens une piece dont il est l'auteur et le heros: Les trente tombes de

Judas. 7 A l'arrivee des trois comediens - Armand Duval, - 56 -

Pierrette Oudin et Mercedes Carcinta, celle-et. pense qu'elle parle pour tous les trois quand elle explique nalvement les raisons pour avoir entrepris un si long voyage:

'C'est excellent, Sire, pour creer autour de nos noms une legende a. Paris. De plus, 1'envoy! de Sa Majeste insistait si bien que nous n'eussions pu refuser qu'avec mauvaise grace'. 8

Mais Pierrette a d'autres raisons plus urgentes. Elle avait aime Jerome autrefois lorsqu'il avait ete etudiant a Paris et n'etait venue que pour ressusciter cet amour.

Jerome - chose bien curieuse - ne la reconnait pas. Pour le moment, toute son attention s'oriente vers la belle danseuse, Mercedes. Lui ayant confess! son amour, il lui apporte une robe de danseuse espagnole pour qu'elle la mette, une robe identique a. celle qu'elle portait lorsqu'il 1'avait vue sur la scene a Paris. Mais la robe est deja demodee. L'epoque a change, tout a change.

Mercedes va derriere un paravent pour se travesti.r pend&nt que Jerome eteint les lumieres et allume un projecteur qui projette sur un ecran un poeme dedie a la

celebre danseuse. Les bras de Mercedes s'elevent au-dessus 9 du paravent. Devant ce tableau surrealiste, Jerome, pour un Instant s'Imagine d'avoir pen!tre l'inconnu.

Mais Mercedes sort de derriere le paravent et tout est - 57 - perdu. Elle lui demande:

'Qu'attendiez-vous de moi?' 'Un grand amour', reprend-il 'ressusciter le grand amour dont j'aurais pu mourir au temps ou j'ai failli t'aimer'. 10 II reconnait, enfin, qu'il ne 1'avait jamais aimee. La Carcinta lui confie qu'Armand Duval est son amant. Jerome le fait venir, et a la vue du couple Duval-Carcinta, il reconnait le rnensonge de son reve. Toujours hante par son passe, il veut tout de meme s'en debarrasser afin de commencer de vivre. A la fin du premier acte, il dit au comedien: 'J'en finirai ce soir avec les regrets de mon passe et demain, demain, je pourrai commencer de vivre'. II Ce soir-la, les comediens rep'etent Les trente tombes de Judas. Les roles a la main, le roi et Pierrette jouent une scene dans laquelle, le roi se rappelle d'une rencontre avec une jeune inconnue, dans une rue parisienne. 'Permettez-moi de passer avec vous et nous ne ferons pas connaissance ' , dit-il a 1'Inconnue. 'Ah.' Si deux etres pouvaient aller 1'un vers 1'autressimplement en se regardant; un echange troublant, trouble de mysteres. ' 12 A la fin du dialogue ecrit, Jerome et Pierrette continuent la scene sans se servir d'aucun texte. Lorsqu'il lui

demande comment elle avait pu 1 'accorapagner dans son passe

sans l'aide du manuscrit, elle avoue que 1'Inconnue n'est - 58 - autre qu'elle-meme. 'Comme j'ai pense a. toi.' Comme je t'ai regrettee, petite passante anonyme, qui as su te retrouver....et je ne t'ai pas reconnuej Qu'est-ce que cela veut dire? Je ne t'ai meme pas reconnue', s'eerie Jerome. 13 Son pass! le hante et pourtant, il ne le reconnait pas; il se connait si mal. On pourrait interpreter cette rencontre siraplement en termes d'un 'raccroc'. Mais il est evident que le roi cherche dans une telle rencontre quelque chose de plus profond que l'amour d'une femme - en somme, l'amour eternel de Dieu. Sous tant de rapports, Jerome et Pierrette ont des affinites electives. Tous dexix sont a. la recherche de leur passe afin de se connaitre. Le roi saisit 1'occasion de revivre cet episode de son passe plus completement. Maintenant, il saura le nom de cette inconnue; il revivra 1'emotion d'autrefois. Mais - Pierrette n'a rien compris de l'intention du roi. Pour elle, l'amour se definit en termes physiques et terrestres. 'La comedienne: Mais vous etes parti avant que de commencerj Le roi: A quoi bon commencer ce qui pourrait etue fini? La comedienne: ....Mais etre fini apres nous etre aimes. Le roi: Tu ne peux pas comprendre.' Je veux teinter ma vie d'emotions eternelles.' 15 A mesure que les scenes creees par Jerome se - 59 -

deroulent, nous voyons plus clairement le sens du titre

de cette piece salacrienne.

'Le Pont de 1'Europe2 Le passage vers tous les^vents de la terre. Des trains partent ensemble et s'ecartent deja. Se retrouveront-ils face a. face de 1'autre cote de cette boule, plus bas? AhJ aux antipodes, si les trains se detachaient de leurs rails et continuaient une marche en helice vers une eternite de voyage, dans le ciel, chaque jour avec son soleil nouveau et son coucher definitif, chaque nuit avec un nouveau jeu d'etoiles'. 16

Comme les trains qui se pressent vers leur destination, I'homme court de jour en jour vers sa destinee. La route suivie par les trains est prevue et inchangeable comme celle des hommes. En revivant ses memoires, Jerome cherche a trouver un moyen de detruire les rails de son existence, et de sa destinee, pour se liberer. Mais, il ne reussira pas. II est la victime des forces exterieures qui le precipitent vers sa fin ineluctable. Comme l'exprime Van den Esch: 'Pont de 1'Europe - arche a. partir de laquelle divergent les voies de cent vies possibles. DerisionJ Ces voies sont faites de rails durs, paralleles et inde'finis. Et qui done manoeuvre le poste d'aiguillage?' • 17 La reine souffre profondement en voyant le desarroi

de son mari. Elle essaie de le 'figer' dans le pre'sent

en lui montrant la main de Dieu dans sa destinee de roi.

'On attendait un roi et c'est vous qui arrivez. Une coincidence de cette envergure ne marque-t-elle pas votre vie d'un signe grandiose? Qu'esperiez-vous de plus miraculeux, vous qui etes sans foi?' 18 - 60 -

Son election a la monarchie, n'etait-elle pas vraiment

1'imprudence divine qu'il cherchait si desesperement?

Pour un instant, Je'rome semble inclin a le croire, mais il est saisi, de nouveau, d'une terrible inquietude: 'Le Dieu que je cherche, qui m'inquiete, et dont certes, je ne veux pas rater une imprudence, s'il doit en comraettre une, ne se revele pas dans des predictions si aise'es, si bien a notre portee humaine, que celle d'une couronne jetee sur une tete, comme au hasard d'une fete foraine, et il ne risque pas son mystere avec cette puerilite. Ah.' Une imprudence divine J Sn saisir une et depister DieuJ UL y a des jours ou je suis las d'interroger.'' 19 Cette replique-ci semble bien resumer 1'attitude de Jerome envers le Tout-Puissant. II n'y croit pas. Mais c'est un athee qui ne veut pas en etre un. Sa seule esperance, c'est que I'homme ait les moyens de provoquer quelque signe de 1'existence de Dieu. 20 Vers la fin du second acte, Jerome rappelle les come"diens qui reprennent sa piece. C'est avec eux, la folle recherche de n'importe quoi. Pour Duval, qui joue le role de Judas, ce sera la mort au bout d'une corde; pour le roi, la chute quasi dementielle parmi les ombres du passe et les menaces de l'avenir. En attendant, dans la foret bleue, pres de la capitale, une famille de rebelles prepare une revolte contre le roi. Jerdme leur avait deja ordonne de quitter leur habitation et de s'exiler avant l'aube, mais, ayant recu un refus vigoureux, il avait donne 1'ordre d'Incendier leur maison. S'etant enfuie®, cette famille ameute les paysans qui se plaignent deja de voir leur argent depense a recevoir des comediens quand ils reclament des chemins de fer et la vente supposee de leur pays a la Prance. 21 Aux yeux du roi, la fuite de cette famille est un nouvel exemple d'un manque de foi:

'Us ont fui leur maison et leur serment, leur foi'.

22

C'est une sorte de parodie amere de cette recherche d'une foi par le roi. Pour Jerome (comme peut-etre pour Salacrou) ' ZL n'est de salut possible que dans la recherche de ton salut impossible'. 23

Nous nous trouvons ici en plein nihil!sme. Ce cr! desespere deviendra plus intense dans les pieces qui suivront. Jerome a joue et il a perdu. La soiree de theatre dans ce chateau maudit n'a servi a rien. Le desordre de sa vie, comme celui des paysans aux barrieres

1'accable: 'C'est ma vie qui est en desordre; depuis hier soir, je ne m'y retrouve plus du tout. J'ai brouille le jeu', exclame-t-il a sa reine, avec qui il est maintenant reconcille. 21+ Elle ne veut que partager la souffrance de son mari:

'Ne me donnez plus le spectacle distant de vos tristessesp - 62 - apportez-les en moi; je veux ra'en nourrir ou mourir a vos pieds•. 25

Et Jerome semble pret a vivre pour elle, seule - pour sa reine, symbole du present. Confront!s d'un peuple en revolte, ils decident de s'enfuir. S'etant habitue a la vie royale, Jerome se demande s'il lui sera encore possible de devenir 'un homme comme les autres', et d'accepter son destin inevitable. Pourra-t-il jouer le spectateur complaisant de sa vie, temoignant de l'exterieur la course de son existence?

'L'Interet de la vie et de mon avenir n'est pas dans un choix parmi les objets du magasin d'accessoires de 1'experience des autres, mais dans la maniere dont on les melait a. notre vie....je serai un homme comme les autres; banquier, paysan, amoureux et de faire ainsi a l'avance le bilan de sa viej II faut dire, et voici le vrai mystere: Comment serai-je un homme comme les autres?' 26 Les revolutionnaires entrent dans le palais, tuent la reine et son fils, et arretent le roi. Jerome, que lui reste-t-il? Un tour des music-halls de Paris en compagnie des quatre bouffons? Peut-etre. II n'est, au fond, qu'un roi avorte parmi tant d'autres Jeromes avortes. Une analyse de la tragedie de Jerome revele que tout y fut hasard. Ses amours, ses echecs, son election au trone et son rnariage - tous etaient des actes hors de son controle et Imposes a lui. Van den Esch interprete - 63 - son aventure comme: •Une negation radicale de la liberte II ne semble pas avoir pris une seule decision consciente et libre Et son effort vain de liberation, quand II prit la fuite, n'aboutit qu'a l'enserrer dans le corset de fer de sa royaute'.

27

Ainsi, I'homme est a la merci des forces exterieures qui dictent et controlent toutes ses actions. Chaque individu exerce une force sur les autres et, reciproque- ment, subit celle des autres a son tour. En tous les cas, personne n'est a meme de commettre un acte libre; on est pousse a. sa destinee malgre sol. 'Le determinisme surgit dans nos habitudes quotidiennes avec autant d'Incongruite que la gravitation universelle. Le determinisme ahurissant comme la rotondite de cette terre qui n'est suspendue a aucun fil dans le vide apparent du ciel'. 28 et un peu plus loin: 'Dans mon angoisse, c'est l'arrivee du futur qui m'apparait. Que vais-je devenir? Tomber? M'accrocher? Et dans cette angoisse c'est le passage du futur ineluctable vers un passe ineffacable qui ra'etreint. Dans l'anxiete, je ne suis que le temoin de ma vie'. 29

Les rapports de I'homme et du temps, de la 'temporalite humaine' sont un leit-motiv persistant dans les ouvrages de Salacrou. On s'en rend deja. compte en lisant Le pont de 1'Europe. Le temps, c'est a la fois 1'irreparable et l'incertain. Les evenements du passe sont definitifs, arrive's pour toujours. A la lisiere de son avenir, I'homme - 61|. - ne vit jamais que:

'....les mains tendues vers les minutes qui naissent, vers 1'heure qui vient, les mains tremblantes au bord du jour qui se leve, essayant de deviner, comme un aveugle, une destinee perpetuellement naissante'. 31

Ce theme du temps que 'nous ne pouvons attraper que par la queue' domine 1'oeuvre de Salacrou.

Si l'auteur refuse d'etre existentialists, II est evident, poiirtant, que son theatre montre quelque affinite avec celui de Sartre. Les grands themes du theatre existentiel (et de Pascal.') - la solitude de l'homme, son face a face avec le neant, sa liberte totale, le caractere sans appel de ses actes aux significa• tions toujours en sursis, tous se trouvent dans les ouvrages de Salacrou. Mais tandis que Sartre a la force de construire une vie libre sur 1'absurde (en supposant que l'homme, sans Dieu, soit libre de choisir son propre destin, libre de dormer a ses actes un sens en sol.),

Salacrou, deterministe, garde toujours la nostalgie d'un Dieu perdu et 1'espoir qu'un jour, LL Se revelera aux hommes.

Represent! le 30 novembre 1927 par les 'Jeunes

Auteurs' dans les decors de Claude Franc-Nohain et avec la mise en scene de Marcel Chabrier qui jouait le role de Jerome, Le pont de 1'Europe echoua desastreusement. - 65 -

Sa 'presse' fut terrible. En voici quelques extraits:

'Le Pont de 1'Europe, plutot qu'une piece, est un interminable monologue. Celui qui le d^clame interdit aux autres de parler', 32

'Ce qui m'a surpris, c'est que l'auteur fait preuve d'un certain sens dramatique. Sachons gre a M. Salacrou d'avoir tente le grandiose, mais supplions-le de ne plus re commencer'. 33

'Pres de trois heures d'Incoherence.' Quelle e'preuve.'. M. Armand SalacroLi a des qualite's d'e'crivain et meme de poete. H nous a tres certainement mystifies'. 3k

Salacrou n'a toujours pas appris son metier. Les idees sont de prime importance et il les exprime sans se soucier trop de l'interet dramatique. Les changements abruptes de ton ne contribuent qu'a desservir I'unite de la. piece. L'intrigue n'est pas assez rigoureusement ordonnee; les spectateurs ne peuvent comprendre qu'avec difficulte 1'intention de l'auteur. (La piece ne fut publiee qu'en 1929 - deux ans apres sa premiere representation)

Serge Radine nous offre cette raison pour expliquer

'L'insucces relatif de 1'oeuvre de Salacrou, du point de vue dramatique:

'Sollicite en sens contraire par ses preoccupations philosophiques personnelles et par les necessites pratiques qui le poussent a conquerlr IJaudience de la critique et du grand public, il ne possede visiblement pas la force creatrice qui lui perraettrait d'operer cette synthese harmonieuse et indispensable de la forme et du fond qui caracterise, avant toute chose, les grands personnalites, les grandes reussites litteraires - 66 - d'ou. 1'impression d'incomplet, d'insatisfaisant,- de desordre, que nous remportons toujours d'une piece de Salacrou, quelques verites partielles emouvantes qu'elle ait pu nous apporter'.

35

Mais Salacrou attelnt souvent au niveau tragique, et si la piece du point de vue 'theatre' est mauvaise, elle contient parfois de tres beaux moments (la fin du second et du troisieme acte, par exemple). Comme les deux pieces precedentes, Le pont de 1'Europe etablit le cliraat naturel d'angoisse - phenomene qui ne quitte jamais 1'oeuvre salacrien. II y a,qxshez Salacrou, quelque chose de l'auteur classique - qui ne semble pas capable d'en venir aux prises avec un probleme humain autrement que sous une perspective universelle. - 67 -

Chapitre V - References.

1. Preface du Pont de 1'Europe, Paris, Nouvelles editions francaises, 1929, p. 70 2. Theatre, tome I., p. I83 3. Ibid., p. 173

li. Van den Esch, Armand Salacrou, p. 58

5. Ibid., p. 59 6. Preface du Pont de 1'Europe., p. 72 7. Salacrou avait deja fait publier cette 'piece a lire' dans une revue beige en 1926 (Selection, 5e annee, numero 9, juin, 1926, Anvers.) En 1'introduisant dans Le pont de 1'Europe, l'auteur parvenait a raaintenir 1 'unite' profonde de son oeuvre. 8. Theatre, t6me I., p. 131 9. C'est la seule occasion ou Salacrou recourt aux possibilitys que lui offrait le developpement moderne des techniques du cinema - chose tres remarquable lorsqu'on se souvient du metier de l'auteur a cette epoque. En se servant ici d'une lanterne magique, Salacrou, toujours avec le souci de multiplier les perspectives, cherche(comme le fait PIscator) a apporter une nouvelle dimension a 1'univers dramatique.

10. Theatre, tome I., p. H)-3 11. Ibid., p. Jlj.6 12. Ibid., p. 150

13. Ibid., p. 152 III. LL y a une remarquable affinite entre cette rencontre inattendue et de pareilles tentatives chez Andre Breton. Celui-la, dans sa jeunesse, avait 1'habitude de laisser ouverte la porte de sa chambre d'hotel, esperant la visite inattendue de quelque petite 'ame' parisiennej 15. Salacrou, op. cit., p. 156 16. Ibid., p. 157 17. op. cit., p. 67 - 68 -

18. The|tre, tome I., p. I6l

19. Ibid., p. 183 20. Apres avoir lu le recit de 'La mort de Dullin' darts Le Figaro Litteraire, qui exprlma cette meme Idee, Paul Glaudel £crivit a. Salacrou, le 5 septembre 1953: 'Cher monsieur Salacrou, vous accusez le Bon Dieu de se taire, mais voila deux mille ans qu' LL crie a" tue-tete du haut de la croix. Ce n'est pas Sa faute s'il y a tant de gens qui se bouchent les oreilles'. (voir Theatre VI, p. 208) 21. Peut-£tre l'auteur veut-il suggerer ici que les paysans reclament une vie predeterminee qui les rendra plus heureux?

22. Theatre, tome I., p. 173 23. Ibid., p. 173 21}.. Ibid., p. 178

25. Ibid., p. 179 26. Ibid., p. I89 27. Op. cit., pp. 66-7 28. 'Certitudes et incertitudes', Theatre, tome VI., pp. 212-3 29. Loc. cit.

30. L'inconnue d'Arras, que l'auteur ecrira dix ans plus tard, se consacre entierement a la realisation decce vieux rive de l'homme: triompher du temps. 31. Theatre, tome III., p. I Iii 32. James de Coquet (Le Figaro) tous cites dans 33* Pierre Veber (Petit Journal) Theatre, tome I., 3k- Fernand Woziere (La Rumeur) pp. 202-201}..

35. Anouilh, Lenormand, Salacrou - Trois dramaturges a. la recherche de leur verity, Geneve, Editions des trois collines, 195I» P. 106. (M. Radine n'a pas du voir Un homme comme les autres, L'inconnue d'Arras La terre est ronde.) - 69 -

Chapitre VI

fJe ne cherche pas une femme, mais 1'amour et ses surprises' I

Apres la faillite du Pont de 1'Europe, Salacrou se desesperait, craignant qu'il n'attirerait jamais, pour

son oeuvre, 1'attention du public. II avait dit ce qu'il avait a. dire et personne ne voulait l'ecouter. ZL se demanda, alors, ce qu'il lui fallait faire pour interesser le public sans prostituer son art en ecrivant du 'theatre de boulevard'.

Avec Patchouli, piece qui date de 1927, il fait un effort pour se reconcilier avec le public en lui dormant un peu plus de ce qu'il demande. II limite a deux, les personnages essentiels de la piece et ne presente aucune autre intrigue que celle de 1''amour'. Mais les arriere- plans de Patchouli - l'absurdite de la vie, la recherche de l'absolu, 1'instabilite de 1'amour sur le plan humain - sont Identiques a. ceux de ses pieces precedantes. Dans une ville au bord de la mer, pendant que Monsieur Saint-Croix s'abandonne aux aventures immorales aupres des prostituees avec l'espoir d'y retrouver sa jeunesse,

Patchouli, son fils, agrege d'histoire, renonce a 1'enseignement pour se consacrer a des recherches - en - 70 - bref, les secrets d'amour de la Comtesse Coralie-Hortense Borelli. D'apres la legende celebre, cette femme fatale du Second Empire, surnommee 'La Deesse', avait meme Interesse l'empereur Napoleon III. Dans l'histoire des passions dechalnees par cette danseuse celebre, Patchouli tente de surprendre l'Absolu. II a jure d'eclaircir, surtout, le mystere des rapports de la comtesse avec le jeune Prince Arsene du Helder, qui, decourage par cette cruelle, s'est pavane dans une cage aux lions avant de se suicider. Patchouli se demande si ce suicide aurait pu etre cause par la froideur de la belle Coralie.

En presence de sa maitresse, Pernande Jadot, une femme mariee, il recoit la visite de la 'Deesse'; c'est a present une vieille guenon, une cocodette decatie, et la revelation de sa decheance physique desespere Patchouli. Elle temoigne, a ses yeux, de l'absurdite des hommages rendus dans le passe a la beaute de la Borelli.

Elle avoue que toutes ses victimes n'etaient que des divertissements mondains, ses aventures de coeur comme des 'jeux d'alcove'. Quant a 1'incident dans la cage aux lions:

'LL me jouait la comedie. Je n'en fus pas dupe'. 2 et le suicide d'Arsene: ' LL s'est tue? En se jouant la comedie. Pour se prouver qu'il aimait a en mourir'. 3 - 71 -

Elle n'a rien corapris de la passion du Prince.

Madame Saint-Croix, qui a decouvert l'infidelite de

son mari, apres vingt-cinq ans de mariage, est bouleversee par le mensonge de l'adultere. Elle a base toute son existence sur cet amour de son mari:

'Cette autre femme qui 1'attendait...lis se sont rejoints ....Oh.' tout a coup je souff re... toute ma vie s 'echappe.... ' k

Madame Saiht-Croix supplie Patchouli de s'eloigner a

jamais de Fernande Jadot. Celui-ci, incapable de trouver

dans l'amour d'une femme une solution a son desarroi

spirituel, abandonne sa maitresse et poursuit les mysteres de la vie dans un cafe de la ville.

Quelques mois plus tard, Patchouli, apres son "four

a. terre', rejoint sa mere. Toujours en quete de l'absolu, perdu dans un reve, il fait de la peinture.

Sans ressources, il est appele par un anclen condisciple, metteur en scene, a. figurer dans un film - 'La belle de

Deauville'. C'est l'histoire de la Comtesse Coralie, qui vient de mourir. Or, la vedette, Lucienne Lux, n'est autre que Pernande Jadot. Elle a fui son foyer apres 1'abandon de Patchouli. Pidele au souvenir de

celui-ci, elle a obtenu du producteur qu'il fasse tourner un film sur la Borelli. C'est ainsi que Patchouli, dont elle ignore la presence dans les studios, a la double - 72 - surprise de revoir Pernande dans le costume de la 'Deesse1 et d'avoir a figurer le Prince du Helder dans 1'episode de la cage aux lions. Malgre le danger, II accepts dans l'espoir de surprendre enfin le secret du Prince.

Pernande le rencontre et essaie de I'empecher d'enta?er dans la cage, mais l'idee de jouer le r6le du Prince

Arsene dans une telle situation le tente trop. Revivre les gestes d'un prince, mort de 1'amour, n'est-ce pas une occasion unique de decouvrir le secret d'une vie - peut-etre d'un bonheur?

Dans la cage, Patchouli joue a merveille, mais la peur des fauves qui le saisit, lui fait comprendre, comme autrefois au Prince, sans doute, qu'il n'a pas assez peur des femmes pour les aimer.

Au lieu d'accepter la carriere d'une grande vedette de cinema qu'on lui offre, Patchouli, toujours suivi de sa mere, quitte les studios et s'en va vers une destinee sur laquelle tout est dit. II refuse le monde, et la vie telle qu'elle est, mais il ne peut pas faire son choix au carrefour entre la route qui mene au suicide et la route qui, exigeant une foi aveugle, mene a. la paix.

D'autres he'ros de Salacrou tenteront soit 1'une soit

1'autre de ces deux routes - Ulysse (L'inconnue d'Arras) par exemple, choisira le suicide, tandis que Savonarole

(La terre est ronde) acceptera le fanatisme pour Dieu.

Patchouli, comme les autres pieces, prend pour theme, - 73 - la quete de l'absolu. Cette fois, c'est au raoyen d'une enquete d'hlstoftien que l'on cherche a dechiffrer le secret essentiel. Comme Isabelle et ses amoureux, la comtesse et ses amants nous pre sentent la meme fable a travers ses variations. La recherche de Pierre, aupres d'lsabelle, est identique a. celle du Prince Arsene et a celle, plus tard, de Patchouli lui-meme aupres de la comtesse. 'Je provoque sans espoir l'inconnue^, s'eerie Patchouli. ZL cherche des signes; il les guette dans les lignes ou les couleurs d'un portrait, comme le fait Pierre dans des rencontres de mots. II a surtout 1'espoir de cette surprise ou de ce miracle qui hante 1'esprit du Jeune Homme, de Pierre, du roi Jerome. Mais en Patchouli, nous faisons face a un personnage a la fois plus tragique et plus nihiliste. Salacrou le definit ainsi:

'Un heros faible. II ne salt rien, pas meme exactement qu'il n'est pas heureux. II va 1'apprendre. Puis, il Ira a la recherche de son bonheur. Jusqu'ici, a peu de choses pres, il n'a vecu, croit-il, que dans les livres et les recherches historiques. En verite, il n'a v!cu que dans son reve. Un jour, il voudra vivre 'dans sa vie', mais ce sera pour realiser son reve. II est capable de tout, hormis de faire un choix; d'ou sa faiblesse. II lui semble que choisir, que deliberement ecarter un sentiment, c'est fausser le probleme et qu'on a trop beau jeu. II met tout en question. LL ne peut penser a. rien sans penser a. tout. IT ne sait pas se contenter d'un sentiment. IT lui faut le rattacher a un autre, jusqu'au dernier qui est le sentiment de son -7k - existence, de sa vie. Autant pour ces idees, e'chelons qu'il ne gravit que pour ailer a Dieu. Plus il monte, plus le del s'eleve, plus il est decourage'. 6

Cette note marginale de l'auteur est malheureusement necessaire a la comprehension du caractere de Patchouli.

Et voila une des faiblesses de l'auteur.' II demeure toujours incapable de projeter dans ses pieces 1'expression exacte de sa pensee. Van den Esch observe que:

'Salacrou donne un tableau plus clair dans ses notes que dans son expression scenique'. 7

Dans le reve qu'il vit, Patchouli ne sait meme pas qu'il est malheureux. Plus tard, quand il l'aura appris, il ne fera aucun appel direct a Dieu, car il

sait que Dieu ne se montrera pas. A la fin, il Le refusera categoriquement. SI Patchouli est 'capable

de tout hormis de faire un choix', il n'est vraiment

capable de rien. Dans ce personnage qu'il a cree,

Salacrou veut personnifier son concept d'un determinisme mecaniste. Comme Pierre, comme Jerome, Patchouli ne

sait pas prendre une decision. LL se laisse bousculer entre deux mondes. D'un cote, il y a le monde reel, precis, monotone de 1927 qui vit d'apres des conventions bien definies et dont ses parents sont les vivants representants. De 1'autre cote, il y a le monde du reve, - 75 - le monde incertain de sa soeur, Isabelle, une creature aux *idees inconciliables1, et aux 'Paroles inattendues'.

Cette petite folle qui n'apparait jamais sur la scene, est 'le vivant temoin d'un au-dela mysterieux qui contredit et nie les apparences precises du tangible'.^

Entre ces deux mondes mal juxtaposes, Patchouli entreprendra des aventures qu'il refusera ensuite parce qu'il ne les reconnait pas pour siennes. La piece le suit dans sa claudicante demarche, du 'realisme', manifest! dans la comedie de caracteres, a. 1'irrationnel deconcertant du reve vecu. Ni la piece ni son heros ne trouvent leur equilibre, leur corapromis acceptables entre l'en-deca et 1'au-dela, et il n'y a aucun doute, a la fin de la piece, ou le heros cherchera a se refugler.

Pour la premiere fois, Salacrou expose, avec la

Comtesse, le theme du vieillissement. Heroine historique, celebre par ses aventures sentimentales, Coralie est devenue dans 1'esprit du spectateur, avant son entree en scene, une sorte d'abstraction, symbole de 1'Amour, de l'amour fou. Des qu'elle apparait, la realite physique de la vieillesse s'interpose. Elle ne nie pas les grandes passions du passe; au contraire, la misere du corps les rend vraies soudain et, dans leur fragilite attestee - 76 - par la decheance presente, infiniment emouvantes.

Lorsque la Comtesse part, sans se douter de l'effet de son apparence ou de ses paroles sur Patchouli, ce dernier annonce:

'Peut-on accrocher sa vie a cette chose si fragile.... aussi fragile qu'une autre vie? Et lorsqu'on a vieilli, risquer de revoir sa jeunesse, -ses espoirs dans une vieille petite bonne femme. Et, si une ardeur trop fievreuse vous permet de mourir jeune, penser qu'on laisse sur la terre son ideal en train de se ratatiner....

L'amour humain, fragile, temporaire, n'est pas une justification de 1'existence. L'abandon du Prince par 10 Coralie; l'infidelite de M. Saint-Croix apres vingt- cinq ans de mariage; l'abandon de Marguerite par 'son petit Marcel' sur qui elle avait fonde toute sa raison d'etre; 1'image de la femme adultere dans la personne de Pernande Jadot; toutes ces manifestations de 1'instabilite de 1'amour font dire a Patchouli: 'Je ne veux vivre que des heures graves - et, pour poser ma vie, decouvrir un sentiment plus stable que 1'amour... Je ne veux la dedier qu'a un sentiment qui dure au moins autant qu'elle'. II S'adressant a Vera, une des prostituees du bar qu'il frequente, Patchouli declare:

'Je ne cherche pas une femme pour la nuit, pas meme une femme pour la vie. Je ne cherche pas une dame de compagnie, mais 1'amour et ses surprises. Je veux tenter la vie'. 12 - 77 -

C'est l'dcho d'un sentiment deja. exprime par le roi Jerome:

'Je veux teinter ma vie d'emotions eternelles'. Pour 13 Patchouli, comme pour le Prince Arsene, l'amour humain n'est pas capable de combler le coeur de l'homme: et pourtant dans l'angoisse amoureuse, ils discernent une maniere d'absolu - la soumission a 1'ordre que representent la femme aimee, sa volonte, ses desirs, ses caprices. C'est pourquoi notre heros s'interesse au Prince Arsene et aux raisons pour son entree dans la cage aux lions. A la fin, Patchouli, sortant de la cage, est a meme de fournir la reponse au secret du

Prince:

'Lux: (implore) Patchouli, etait-ce par amour de la Comtesse^que le prince dompta les lions de Compiegne? Patchouli: II dut tout comprendre ce jour-la, comme je viens de comprendre moi-meme. Lux: Quoi? Patchouli: ....Qu'il n'avait pas assez peur des femmes pour les aimer... II chercha la peur en sa presence, precisement parce qu'elle ne l'effrayait plus assez.... 1'amour...c'est trembler devant une femme Parce qu'il n'a pu l'atteindre, le Prince n'a pas e'chappe a son desespoir et a fini par se suiclder. Et

Patchouli ne peut lui aussi que s'enfuir vers la mort.

Pernande, abandonnee a jamais par le seul homme - 78 - qu'elle ait pu aimer, exprime le vrai drame de notre heros: 'Pour umpirage d'eternite et d'absolu, tu as tout abandonne - et tu m'as fait souffrir sans trouver le bonheur'. 17

A travers tout le theatre de Salacrou, il serjit difficile de trouver un endroit ou 1'expression nihiliste soit plus poignante. L'affirmation de Patchouli prend maintenant sa vraie valeur: 'Est-ce ma faute si je n'ai jamais senti devant une femme ...que la revolte etait inutile, et que tout etait perdu parce que j'aimais? J'ai attendu inutilement toute la degringolade de ma vie dans un de'sastre ne d'un regard de femme. Je desirais devenir un jouet qui n'a pas de decision a prendre et qu'on jette tour a tour aux limites de la joie et du desespoir'. 18

Patchouli fut represente pour la premiere fois au theatre de 1'Atelier le 22 Janvier 1930 avec la raise en scene de Charles Dullin. Dullin, et Jouvet qui avait assiste a quelques repetitions, en etaient tres enthousiastes, mais les critiques ne partagerent pas leurs vues. Le public ratifia le jugement de la critique. Edmond See e'crivit dans L'Oeuvre: 'Mieux vaut ne pas insister'. 19 Pierre Brisson commenta dans Le Temp s: 'La piece nouvelle de M. Arraand Salacrou est certainement une piece fausse'. 20 - 79 -

v / Dullin demanda a certains ecrivains des jugements

qu'il voulait opposer aux jugements de la critique.

Giraudoux ecrivit: 'Ce n'est pas une piece de |eune, c'est^la piece de la jeunesse. Je 1'ai ecoutee avec une emotion qui, pour la cirConstance, a ete toute neuve'. 21 Cependant, au bout d'une trentaine de representations, Dullin, qui avait deja passe' son role a une doublure,

las de ce qu'il appelait 'L'incomprehension des

spectateurs', fut oblige de supprimer la piece. Salacrou

comprit qu'une piece ne naquit ni a la premiere ni a

la derniere repetition mais au soir de sa 'generale'.

'Le dramaturge a un collaborateur que l'on oublie toujours, qui a peut-^tre autant d'importance que lui, c'est le public'. 22

Car le public, par sa presence meme, est capable de

modifier la creation d'un auteur.

'Bientot, je compris qu'on avait joue devant le public une autre piece. Les memes mots accompagnaient les memes gestes dans les memes decors, les e'clairages n'avaient pas change^ mais le public etait intervenu, et par sa presence meme, il avait modifie la piece. Bouleversante la veille, elle etait inecoutable le lendemain'. 23 ZL faut un 'grand' public pour nourrir un 'grand*

theatre. II ne suffit pas d'etre un dramaturge de

talent. II faut que les spectateurs aient du talent

aussi.

'On connait des generations qui ont eu des poetes, - 80 - des peintres qu'elles ne meritaient pas; on ne peut pas Imaginer de grandes periodes theaVtrales sans un public qui ne soit digne, lui aussi, de notre reconnaissance'. 25

Et encore:

•Si notre epoque n'a pas de bons auteurs, c'est qu'elle n'est pas digne d'en avoir'. 25

Ce coup d'oeil que nous avons jete sur les premieres pieces de Salacrou suffira, peut-etre, pour montrer l'intensite de sa preoccupation principale - la recherche

de Dieu. On pourrait dire avec raison, que ses pieces de jeunesse ne sont qu'autant de variations sur le meme theme monotone; car, si les situations dramatiques

changent avec chaque nouvelle piece, toutes, en somme, reiterent les memes idees. Malheureusement, l'angoisse

de l'auteur n'affirme aucun plan cosmique destine a

soulager cette angoisse et, par consequent, aucune philosophie positive.

Le bilan de ses premieres tentatives entre 1922-30,

est celui d'une grande faillite. Certes, il n'est pas

difficile d'en trouver des raisons. Salacrou osait reagir vigoureusement contre le genre de theatre auquel le public s'etait accoutume. Haissant tout ce qui

sentait le 'familier', il refusait de creer des 'tranches

de vie' banales, ou des 'scenes de menage'. Sa grande - 81 -

ambition, a. cette epoque-la etait d'annoncer un nouveau

classicisrae. Helas, il ne possedait pas l'art pour la realiser. IT lui restait beaucoup a apprendre. Le

choc d'idees et d'Images ne suffisait pas pour constituer,

a lui seul, du bon theatre. IT lui aurait fallu, pour reussir, en dehors de cela, des intrigues bien construites.

Pourtant, du point de vue de la technique, Patchouli parait plus evolue. La piece est d'une invention plus

subtile. Pour la premiere fois, Salacrou se sert des

donnees de la comedie bourgeoise: confort, adultere etc.

Un seul portrait, celui de la Comtesse Borelli en raodifle la realite. Avec Patchouli, le dialogue s'anime et les personnages sortent enfin du lyrisme. Se debarrassant

de leur terrible 3ubjectivite d'autrefois, ils agissent

comme des etres sinon normaux, au moins vraisemblables.

Salacrou, peu a peu, trouve les moyens de traduire en

theatre sa philosophie de 1'existence. Dans cette

derniere piece de jeunesse, la metamorphose du poete

en dramaturge s'est presque accompile.

IT faut dire, en toute justice, cependant, que le

Salacrou de 1927 ne s'interessait point a creer des personnages avec qui l'auditoire pourrait s'identifier.

IT ne voulait qu'exprlmer et projeter dans ses personnages, - 82 -

A

les angoisses de sa propre ame. Dans sa Lettre aux

critiques (1926), il dit: •Je ne cherche pas a observer la vie, mais a la donner; vous (ses personnages) vivez en moi et non pas dans la rue'. 26

Au lieu de s'identifier avec les personnages, le

A A. /

spectateur aura plutot 1'Impression d'etre amene en voyage quelque part, non pas dans l'espace ni dans le

temps, mais dans un coin d'humanite qu'il decouvre,

qu'il n'aurait jamais soupconnee, mais qu'il reconnaitra pour authentique, parce que ces personnages crees de

toiites pieces ont les stigmates des hommes. lis procedent

d'une sorte de malaise, dont notre auteur voudrait se

liberer, d'une angoisse devant son propre destin, d'une

inquietude touchant le principe meme et les fins de la vie. Toutefois, issus de lui, ils ont, chacun, leur vie propre et distincte. Salacrou, a. peine leur a-t-il

donne le jour, qu'il les observe, les surveille, les

raille ou les corrige.

Patchouli marque la fin de 1'apprentissage theatral

de Salacrou. Maitre de son metier, il saura desormais

cimenter sa reputation, nous donner les plus belles

pieces de sa carriere. - 83 -

Chapitre VI - References.

I. Theatre, tome I., pp. 253-4

2. Ibid., p. 231

3. Ibid., p. 229

k. Ibid., p. 2lj.O 5. Ibid., p. 253

6. Ibid., p. 212

7. Op. cit., p. 70

8. Op. cit., P. 71

9. Theatre, tome I., p. 23k

10. Dans La terre est ronde, Savonarole

jusqu'au point de defendre l'acte sexuel meme entre les maries, a Florence. Histoire de rire se consacre aussi a. ce theme.

11. Op. cit., p. 237

12. Ibid., p. 253.

13. Ibid., p. 156

IL. On se rappelle les mots de la comedienne: 'L'amour, n'est-ce pas comme Dieu?' (Le pont de 1'Europe) Theatre, tome I., p. 156

I5. Sur un autre plan, ce mime incident est symbolique de la condition humaine. La cage, c'est le monde ou I'homme (les lions) se trouve prisonnier. Toutes ses actions sont determinees par les forces exterieures (le dompteur) et pourtant, ce sont des actions qui - comme la promenade circulaire des b&tes - manquent completement de sens. La comtesse insensible, vue de 1'autre cote des barres par Arsene, symbolise 1'Inaccessible Dieu, tant recherche des hommes. - 81; -

16. Theatre, tome I., pp. 301-2

I?, Loc. cit.

18. Loc. cit.

19. Ibid, p. 3H

20. Ibid, p. 312

21. Loc. cit.

22. 'Note sur le theatre', Theatre, tome II., p. 223.

23. Theatre, tome I., p. 313

21).. A ce propos, il est interessant de rioter l'histoire de 1'oeuvre de Claudel. Son theatre exemplifie un tres grand rendez-vous entre l'auteur et le public qui fut attarde pour trente ans par la faute du public.

25. 'Note sur le theatre', Theatre, tome II., p. 226.

26. 'Lettre aux critiques', 1926, c&tee dans Theatre, tome I., p. 1|3 - 85 -

Conclusion

Apres le fiasco de Patchouli, un changement de ton se fait remarquer dans le theatre de Salacrou. Tandis que ses premieres pieces appartiennent essentiellement a la categorie des 'pieces surrealistes', a. partir de

Atlas-Hotel (1931), ses pieces deviennent de plus en plus naturalistes (en tant que l'auteur y exclut tout ce qui suggerera 'le surnaturel'). Le lendemain de la generale d'Atlas-Hotel, Robert Kemp ecrivit dans 'La Liberte':

'L'auteur fut au temps du Pont de 1'Europe un peu - comment disait-on?.... ah.' surrealiste (Dieu que c'est loin). Mais il ne l'est plus. II ecrit des comedies a. peu pres comme tout le monde, et, meme, le reproche que l'on fera a Atlas-Hotel, c'est de n'etre pas d'une originallte extraordinaire'. I

L'abandon par l'auteur, du 'theatre surrealiste', est indicatif de l'enorme influence exercee sur Salacrou par

Louis Jouvet. Avec Atlas-Hotel et Les frenetiques (193k-)

- deux pieces ecrites pour la troupe de Jouvet - Salacrou prend pied dans le concret; son univers grandit et ses personnages deviennent plus vraisemblables. Salacrou, pour plaire au public, abandonne les abstractions. Mais ecrire des pieces exclusivement pour une vedette ne lui convenait pas. II voulait tendre a l'universel meme si les moyens et la force necessaires pour y atteindre lui faisaient defaut. L'auteur explique dans sa Note sur le - 86 - theatre;

!Je rejetais definitiveraent les pieces ecrites pour un role a vedette ou une histoire de dialogue; les pieces que j'aimais m'apparaissaient comme des petits mondes sans rapport avec nos notions habituelles de temps, de lieu et de psychologie....je voulajs que les personnages, dans ce monde distinct, fussent lies entre eux, ainsi que les planetes qui entourent le soleil, en un seul systeme aux correspondences et aux enchevetrements nece ssaires1. 2

Salacrou etait enfin pret a ecrire les quatre grandes pieces sur lesquelles se fonde sa reputation de dramaturge: Une femme libre (1934), L1inconnue d'Arras

(1935), Un homme comme les autres (1936) et La terre est ronde (1938). Deux tendances se manifestent dans la

'maniere' de l'auteur. H y a 1'impregnation du naturalisrae

- dans le dialogue, les decors, les entre-reactions des personnages (dont on a pu reconnaitre les tendances dans

Atlas-Hotel et Les frenetiques) et 1'element poetique.

Une femme libre et Un homme comme les autres exemplifient la premiere tendance; L'inconnue d'Arras exemplifie la seconde. Toutes les deux s'unissent dans La terre est ronde.

Ne voyant, peut-etre, dans le theatre avant tout, qu'un moyen de placer I'homme devant sa condition, Salacrou emploie toutes les ressources de la scene au service de ce but. Les quatre pieces que nous venons de nommer, .- 87 - expriment, a nouveau, les themes qu'annoncent deja les ouvrages de sa jeunesse: La solitude, le libre arbitre, le probleme d'une morale sans Dieu, la trage'die du vieillissement, la recherche de l'Absolu, la nostalgie pour le passe.

Salacrou pose la question: l'homme, est-Il vraiment capable de faire un choix libre, de decider de son propre destin? Lucie Blondel (Une femme libre) se fait des illusions sur sa liberte, Mais le prix d'une telle liberte apparente sera la solitude et la souffrance non seulement pour Lucie mais aussi pour Jacques et Paul, ses amants. Au fond, le destin de Lucie, comme celui de Pierre et du roi Jerome est predetermine. Ulysse, Raoul, et, plus tard, Daniel feront la meme de'couverte, mais Daniel, le philosophe, aura la conviction que: 'Vivre, c'est de'couvrir son destin'. IT se reconciliera avec son 3 existence absurde et vivra avec 'une grande curiosite'.

Pour eviter le chaos, l'homme a besoin d'un concept du Bien et du Mal, mais si toutes ses actions sont pre• determiners, a. quoi bon une telle morale? L'agitation extravagante de Madame Berthe (Un homme comme les autres) tradult puissamment le desarroi du heros salacrien: 'Nous n'avons plus la religion de notre morale. Alors, il faut changer la morale, ou bien que Dieu revienne'. - 88 -

Devant le couple adultere, Raoul-Yveline, qui se font du mal l'un a 1'autre, Madame Berthe declare:

' ZL faut avoir pitie des hommes et des femmes aujourd'hui, car ils se font du mal, sans etre des coupables'.

5

Elle met toute la responsabilite de nos faiblesses humaines

sur le compte d'une fatalite qui se trouve en dehors de notre choix. Elle denonce la morale de la religion (qui est incapable d'apporter une solution aux problemes de

I'homme dans la societe moderne) et denonce, en plus, le

chatiment de Dieu. A travers le theatre salacrien, 1'amour

se presente toujours comme une lutte cruelle. Isabelle

joue Impitoyablement avec les sentiments de ses amoureux.

La famille Sainte-Croix se disloque quand Madame Sainte-

Croix a la revelation de la trahison de son mari. A mesure que les pieces se suivent, Salacrou nous dorme une succession de couples adulteres - Paul et Lucie, Raoul et Yveline,

Ulysse et Yolande, Gerard et Ade. L'auteur les tourmente pour leur enlever non le secret d'un bonheur Impossible mais la realisation nette de leur vie pre'determined et de leur Isolement personnel. C'est le joli tableau d'un monde en faillite ou la vie est une farce monstrueuse et ou rien n'a de sens sauf la solitude et la mort.

Ecrite en 1938, La terre est ronde est le terrain ou toutes les themes principaux du theatre salacrien se reunissent. Consideree comme le chef d'oeuvre de Salacrou, - 89 - cette piece est un discours passionne entre la religion et la raison; un exercice intellectuel et spirituel qui aboutit a une victoire futile de la raison - en nous rassurant que le monde n'est plus qu'une boule ronde qui toLirne dans l'infini et qui est aussi inutile que l'existence de ceux qui la peuplent. Salacrou choisit son siibjet -

Florence sous 1'administration de Savonarole a la fin du quinzieme siecle; il le regarde avec une egale curiosite de tous les angles: le dictateur mystique (Savonarole); le mysticisme dans ses rapports avec la sensualite (Silvio et Lucciana); le conflit qui met aux prises la nature, la passion et la debauche avec une morale arbitraire (Faustina); le probleme de la guerre et de la paix avec celui de la non-resistance devant le Mal (Cognac); le probleme de la presence de Dieu et de la solitude dans la foi; de la peur devant la souffrance et la mort. Mais la recherche de l'Absolu se tient toujours au fond du debat. La terre est ronde ne nous offre aucune voie mediane entre un Dieu qui est entierement relegue, exile dans le domaine de l'infini, de 1'inconnaissable, de 1'irrationnel, et un homme moderne, fier, obstinement retranche derriere les decouvertes orgueilleuses et decevantes de la science. La religion paralt condamnee a. n'offrir qu'un pont impraticable entre le monde et l'infini - sauf pour ceux qui possedent un elan mystique. Quant aux autres, La pensee ne peut offrir que trois alternatives: celle de la foi avec ses joies et - 90 - ses risques, celle de 1'agnostic!sme avec son angoisse et son desespoir, celle de l'atheisme avec son concept d'un monde absurde. C'est Faustina, la soeur de Lucciana, qui expose l'enigme de la vie:

'Pour s§ e&lmer, se consoler et meme tout expliquer, les etoiles et leur coeur, que les hommes aient eu le desir d'inventer Dieu, je le comprends. Mais fais-moi comprendre calmement, tranquillement, qu'un jour, dans le grand ciel vide, Dieu ait eu 1'e desir d'inventer les hommes'. 6

A la fin de la piece, avec le martyre de Savonarole, ce

sont les debauches qui triompheront - sans espoir, sans remission - dans un univers reduit a^etre^une succession de phenomenes mecaniques, et prive de toute transcendance.

Salacrou a dit son dernier mot. II ne lui reste plus rien

a dire. La terre est ronde marque l'autre bout du fil qui s'^tend jusqu'a sa premiere piece, Le casseur d'assiettes.

Les personnages du theatre salacrien se caracterisent par leur reaction en face de la mort. Les vieillards,

si ce n'est Aubanel dans Les fiances du Havre, ne font preuve, en general, d'aucime philosophie. lis ne vivent que par refus de la mort. 'J'ai toujours eu peur de la mort', confesse Armand a Mathilde, dans Dieu le savait,

'C'est meme ce qui m'a sauve quand j'ai voulu mourir pour toi'. Et encore, dans Les frenetiaues, Elizabeth annonce 7 a. Lourdalec, son mari:

'Tu ne pense pas assez a la mort'. - 91—

Rarement, un dramaturge nous a rappele aussi peniblement

la mort a laquelle nous sommes condamnes.

Pour Hortense - une des 'lies' de 1'Archipel Lenoir,

la mort est presque charmante. Elle est la jeunesse

eternelle d'un epoux qui a disparu apres six semaines de mariage. En dormant a la mort des visages connus dans

L'inconnue d'Arras et Les nuits de la colere, n'est-ce

pas aussi le moyen de se rassurer et d'avoir 1'illusion

que les hommes peuvent s'accommoder du grand mystere?

Meme si les personnages du theatre salacrien

refletent 1'Inquietude de l'auteur devant Dieu, ils ont

toujours leur propre individualite. (voir Ulysse, Savonarole,

Madame Berthe, pasr exemple). A les voir, nous reconnaissons

que la vie est mobile et multiple. L'homme d'aujourd'hui

n'est pas ce qu'il etait hier. Le Maxime de trente-sept

ans halt le Maxime de vingt ans. Et Madame Berthe observe:

'Or moi aussi, j'ai ete un petit enfant doux, une petite fille calme, une femme honnete....On devrait se presenter devant les autres avec son passe visible, accroche sur les epaules'. 9 Et encore, 1'observation du Prince (Archipel Lenoir):

'SI j'etais mort a dix ans, je serais aujourd'hui un ange au ciel'. 10

Comme le roi Jerome, tant d'autres personnages se mettent

a la recherche de leur passe ou bien rappellent, avec une

certaine nostalgie, leur passe vecu. L'inconnue d'Arras - 92 - en effet, se consacre entierement au passe de son heros, Ulysse. 'La psychologie d'un heros de Salacrou est la somme algebrique des differents etats par lesqtiels il passa dans ses diffe'rents age s'. II Le degout du vieillissement, et de plus en plus, sa hantise, manifestos d'abord dans la personne de La Comtesse Borelll, reviennent comme un leitmotif dans le theatre de Salacrou. La jeunesse est la condition necessaire, mais non pas suffisante, du bonheur; 1'experience n'est pas moins indispensable. 'TIens, c'est a. mon age au'on devrait avoir dix-huit ans', 12 dit Ernest, denoncant dans cette contradiction, l'absurdite de la vie. Maurice de Saxe en tirait logiquement la proposition, 'on devrait vivre sa vie a 1'envers', et 13 suggerait 1'argument de Sens interdit. En qualifiant Sens interdit de 'psychodrame', Salacrou s'amuse a souligner que le theatre pour lui est un moyen de traiter ses obsessions, celle en particulier du vieillissement, par la raise en scene d'une fantaisle ou. les homin.es, nes vieux et accables de toutes les miseres physiques, s'en vont rajeunissant et decouvrent le bonheur chaque jour davantage. De tels jeux du temps sont sans doute la partie la plus originale de 1'oeuvre de Salacrou. LL affranchit le theatre non seulement de l'uriite de temps mais de la categorie du temps. - 93 -

Le premier - avant que le cinema ne 1'exploite - Salacrou a eu l'idee du retour en arriere. Bien avant la representation de Time and the Conways £1937) par J. B. Priestley, l'auteur etait l'inventeur non pas seulement d'une evocation, mais d'une interpr6tation du passe et du present qui les eclaire l'un l'autre. L'amorce s'en trouve dans le conte de L'eternelle chanson des gueux, qu'il avait ecrit a l'&ge de seize ans; dans 1'esprit du narrateur, la person- nalit6 du Sidi remarque dans la gare du Havre s'enrichit de ses propres reveries sur le passe de cet homme.

Revenant sur la composition du Tour a terre, quelques annees apres 1'avoir ecrit, Salacrou proposait de situer le deuxieme acte six mois avant le premier. 'Le procede assez peu employe de retour en arridre au cours d'une pie"ce, permettrait d'§viter certaines expositions Indirectes et pourrait par ailleurs provoquer des effets dramatiques dont on soupconne mal la grandeur et 1'inattendu'.

Dans L'inconnue d'Arras, non seulement il considere le temps comme une matiere elastique, s'etirant une seconde jusqu'a. des heures, mais il n'a plus aucun souci de la chronologie (les souvenirs ne viennent pas forcement dans 1'ordre) ni de la suite (nos souvenirs sont fragmentaires). H donne au theatre une quatrieme dimension. 15 Ayant ecrit La terre est ronde, avec sa vision d'un monde absurde, et prive a. jamais de toute trans- - 9k - cendance, Salacrou avait tout dit. Mais a l'age de trente- neuf ans, il ne voulait pas se taire et cherchait a

s'engager dans une nouvelle routine. Done, a partir de

1939, on discerne un changement de"diirectiort dans son oeuvre.

La grande ambition de sa jeunesse - surprendre une imprudence divine - passe a 1'arriere-plan et il s'occupe plus a esquisser les problemes qui confrontent un monde sans

Dieu. Peu a peu, ses personnages se reconcilient plus calmeraent avec leur condition humaine.

L'Anglais en est le premier a se sauver de la tour- mente metaphysique du Tour a terre, par un detachement qui en fait, non plus seulement un acteur du drame, mais encore un temoin curieux, amuse par les raille details

saugrenus de l'existence. II annonce Cher Ami (Une femme libre), Nicholas (L'inconnue d1Arras), Donaldo (Histoire de rire), Aubanel (Les fiances du Havre), Daniel (Dieu le savait), des personnages qui ont tous surmonte les tourments de l'existence pour atteindre a un certain

calme, en se resignant a. la certitude du non-sens universel.

Dramaturge metaphysicien, Salacrou finit par §tre moraliste parce qu'il ne peut supporter certaines faiblesses

- l'adultere, le mensonge, la lachete. II veut que l'ethique soit fondee d'abord sur le courage de vivre et de vivre honnetement. - 95 -

'Un lache ne peut pas savoir ce qu'est le bonheur', dit Rivoire. 'IT faut duc ourage pour §tre heureux'. 16

Le personnage acquiert cette conviction, en general, lorsqu'il prend conscience des autres et de la solidarite qui le relie avec eux. 'IT est significatif que le theatre de Salacrou soit actuellement edifie entre Le casseur d'assiettes et Boulevard Durahd; dans Boulevard Durand, l'individu, par refus de 1'injustice et du mal qui peuvent frapper l'humanite, subordonne son existence au bien et au mieux de la collectivite....mais Salacrou, en exprimant avec ferveur l'idealisme de Durand, est demeure fidele a toute son oeuvre, aux chercheurs d'absolu qui 1'animent'. 17

L'etabliss:ement d'une 'distance esthetique* dans 18 le theatre a toujours ete de prime importance pour

Salacrou. Loin de vouloir insinuer 1'atmosphere de la piece sur l'auditoire (en se servant d'un narrateur, ou d'un regisseur errant parmi le public, ou en permettant a. ses personnages de s'adresser directement aux spectateurs

- techniques cheres a Pirandello, par exemple), Salacrou cherche a maintenir l'integrite du theatre - a. respecter, en somme, 1'independance de la scene et celle de l'auditoire. II suppose toujours que son public acceptkra le theatre comme 'illusion oomaque'. Salacrou n'emploie jamais les effets du theatre simplement comme but en lui-meme. En acceptant le monde irreel du theatre, notre auteur n'a envie ni de 1'analyser, ni de le dissequer, ni de s'en raoquer sur la scene. Son seul desir est - 96 - d'6tablir un rapport entre son art et son public.

Tres conscient de sa responsabilite d'auteur dr§matique, l'auteur cherche a. maintenir une perspective dans son oeuvre qui permettra au spectateur d'en tirer une experience valable. Son theatre est 1'interpretation d'une elevation vers les moments supr^mes de notre §tre, 'un assemblage miraculeux de tout ce qu'il faut pour faconner la divinite'. Si Salacrou, l'homme, a refuse 19 les c onsolations de la religion, peut-cStre au theatre, en Sprouvant ces 'moments supr&nes', Salacrou, dramaturge, sentira-t-il la possibility de faire son salut. '....C'est au theatre qu'en certains instants de grande purete, je me suis senti le plus pres d'aborder a la rive inaccessible. Et c'est dans les grands oeuvres the&trales que'j'ai cru parfois faire mon salut'. 20 - 97 -

Conclusion - R6fe'rences.

I. Theatre, tome II. p . 102

2. Ibid., P. 230

3. Ibid., t6me VI,, p. 275

4. Ibid., tome III., p . 320

5. Ibid. , p. 321

6. Ibid., tome TV., p. 109

7. Ibid., tome VI., p. 21+8

8. Ibid., tome II., p. 192

9. Ibid., tome III., p . 281

10. Ibid., tome VI., p. 35

II. Andre Charmel, 'Essai sur dans Europe, revue mensuelle, Janvier 19^9

12. Theatre, tome VII., p. 22

13. Ibid., tome V. p. 25l

Ik. Note du 19 mars 1929. Nouvelles editions francaises, 1929. *

15. Voir aussi Les frenetigues, Le soldat et la sorciere, Les nuits de la colere.

16. Theatre, tome V. p. 280

17. Mignon, Salacrou, p. 96

18. Pour l'origine de ce terme, voir: Oscar Budel, 'Contemporary theatre and aesthetic distance', PMLA, juin I96I.

19. Mallarme, Crayonne au theatre, pp. 3I3-3LM-, cite apres K. Weinberg, Henri Heine, Yale Univ. Press, 1954, P. 2kl

20. Theatre, tome II.,p. 228. - 98 -

Bibliographie

L'oeuvre de Salacrou

Theatre j tomes I-VI I, Paris, Gallimard, I9l|3-56. Tome I: Le casseur d'assiettes Tour a. terre Le pont de 1'Europe Patchouli Tome II: Atlas-Hotel Les frenetiques La vie en rose. Note sur le theatre Tome III: Une femme libre L'inconnue d'Arras Un homme comme les autres T6me IV: La terre est ronde Histoire de rire La Marguerite TomeV: Les fiances du Havre Le soldat et la sorciere Les nuits de la colere T6me VI: L'archipel Lenoir Poof Dieu le savait La vie et la mort de Charles Dullin Mes certitudes et Incertitudes. Tome VII: Pourquoi pas moi? Sens interdit Les invites du Bon Dieu Le miroir

Une femme trop honnete, Paris, Gallimard, 1956.

Boulevard Durand, Paris, Gallimard, I960 - 99 -

Articles ecrites par Salacrou

'Salacrou nous parle de son theatre', Arts, No. I96, 7 janv. I91+-9.

'Pourquoi le theatre seul a-t-il en charge la mlsere?', Le Figaro Litteraire, 1+ avril 1953

'Un auteur franc,ais et son public', La Revue Internationale du Theatre, Bruxelles, No. I., oct.-de'c. 191+7.

Livres consacres entierement au theatre de Salacrou

Van den Esch, Jose: Armand Salacrou, dramaturge de l'angoisse, Paris, Edition du temps pr6sent, 191+7

Mignon, Paul-Louis: Salacrou, Paris, Gallimard, I960

Livres consacr6s en partie au theatre de Salacrou

Bourdet, Denise: Pris sur le vif, Paris, Librairie Plon, 1957

Brodin, Pierre: Presences contemporaines, Cours de littSrature francaise contemporaine, premiere serie, Paris, ed. Debresse, 1951+

Dolsy, Marcel: Le theatre francais contemporain, Bruxelles, ed. de la Boetie, 191+7

Kemp, Robert: La vie du theatre, Paris, P. Edit. AlbIn Michel, 1936"

Lumley, Frederick: Trends in twentieth century drama, London, ed. Rockliff, 1956

Marcel, Gabriel: 'Singularite d'Armand Salacrou', Theatre, troisieme cahier, 191+5

gadine,' Serge: Anouilh, Lenormand, Salacrou, trois dramaturges £ la recherche de leur v£rit§, Geneve, ed. des Trois Collines, 195I - 100 -

Sion, Georges: Le theatre francais d'entre-deux- guerres, Tournai-Paris, Casterman, 1943

Articles et Essais sur Salacrou

Benard, Pierre: 'Armand Salacrou ou la passion de la fantaisie', Les Lettres Francaises, No. k6, 10 mars 1945

Bourdet, Denise: 'Armand Salacrou', La Revue de Paris, 62e annee, sept. 1955

Charmel, Andr6: 'Essai sur le theatre d'Armand Salacrou', Europe, 27e ann6e, No. 37. Paris, janv. 1949

Delpech, Jeannine: 'Le theatre d'aujourd'hui: Armand Salacrou', Les Nouvelles Litteraires, No. 9&9, 28 fev. 1946 Dubois, Jacques: 'Entretien avec Armand Salacrou', Les Lettres Francaises, lie. annee, No. 439, 13-20 nov. 1953 '

Fayard, f, : 'Le th'eatre contemporain', Recherches et Debats, Nouvelle Serie, cahier No. 2, oct. 1952

Lemarchand, Jacques: 'Une femme trop honnete d'Armand Salacrou, au theatre Edouard VII', Le Figaro Litteraire, 8 d^c. 1956

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