Revue historique des armées

273 | 2014 Les coalitions

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/7865 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Référence électronique Revue historique des armées, 273 | 2014, « Les coalitions » [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2014, consulté le 25 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/rha/7865

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© Revue historique des armées 1

Éditorial

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Éditorial

1 Éditorial

2 Colonel Jean-Marc Marill,

3 docteur en histoire, rédacteur en chef

4 Le dossier éponyme de ce numéro de la Revue historique des armées est consacré aux « coalitions ». Les articles qui le composent concernent de vastes zones géographiques allant de l’Amérique du Sud à l’Europe et au Moyen-Orient. La séquence chronologique, quant à elle, s’étend du XIXe au XXI e siècle. Les caractéristiques des guerres de coalitions ont déjà été décrites par l’historien antique Thucydide. La guerre du Péloponnèse ou deux blocs s’affrontèrent sous l’égide des deux plus puissantes cités du monde grec - la ligue attico-délienne et la ligue péloponnésienne - a en effet expérimenté toutes les formes et toutes les vicissitudes d’une guerre de coalitions. Des grandes batailles navales et terrestres, des phases de combats de basse intensité, des actions subversives, des intérêts stratégiques divergeant au sein des blocs ont caractérisé ce long conflit. Ainsi les guerres de coalitions ont d’emblée couvert l’ensemble du spectre des conflits allant de la guerre généralisée impliquant l’engagement d’armées puissantes et nombreuses, au combat de basse, voire de très basse intensité mettant en jeu des forces aux effectifs réduits et mal équipés ainsi que le montre l’article « Guerre et alliances en Amérique du Sud » du professeur émérite Marie-Danielle Demélas. Les guerres ou opérations menées en coalitions se font souvent sous l’égide de superpuissances qui imposent leur stratégie mais quand il s’agit d’empire tel l’empire britannique lors de la Première Guerre mondiale, le choc généré par l’étendue des pertes humaines et la durée du conflit entraînent l’émergence d’une prise de conscience de l’identité nationale comme ce fut le cas pour le Canada. L’article de Carl Pépin « La grande guerre du Canada» montre bien l’évolution de cette colonie entre l’entrée en guerre, sur ordre de Londres, sans que le dominion n’en ait été saisi et la présence de ce dernier comme puissance signataire lors du traité de Versailles en 1919. Entre ses deux dates 65 000 soldats canadiens avaient été tués et la bataille de Vimy avait uni, dans le même sacrifice, la destinée de quatre divisions canadiennes. Un sentiment national né de ce champ de bataille allait renforcer l’identité nationale canadienne. Les coalitions contemporaines comme celle mise sur pied par la France, la Grande-Bretagne et Israël lors de la crise de Suez démontrent également que les rapports de force militaire internes jouent un grand rôle dans la conduite stratégique

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et peuvent déterminer l’issue du combat. Philippe Vial dans son article « Marianne et la gouvernante anglaise » explicite combien l’organisation déficiente de la IVe République dans le domaine du politico-militaire condamne la France a un certain suivisme de la Grande-Bretagne. Cette logique se retrouve à l’aune des opérations récentes ou la superpuissance américaine détermine la stratégie générale, l’état final recherché par la coalition et le poids relatif qu’il accorde a ses alliés selon les contraintes de la planification, de l’interopérabilité et des capacités de combat de ceux-ci. L’étude de Dominique Guillemin, « Du mandat national a l’engagement en coalition », décrit l’évolution du concept d’emploi de la marine nationale comme outil diplomatico- militaire lors de l’opération Prométhée en 1987-1988 à l’allié intégré et interopérable de l’opération Trident au Kosovo en 1999, Héraclès en Afghanistan en 2001 ou Harmattan en Libye, en 2011. 5 Dans le domaine des opérations aériennes au sein d’une coalition, l’importance de la planification et de l’interopérabilité est telle qu’elle détermine le poids respectif accordé aux coalisés dans la conduite de la guerre. De la première guerre du golfe à l’Afghanistan, le fossé technologique est si grand entre l’aéronautique militaire américaine et ses homologues de la coalition qu’elle mène à sa guise et selon sa stratégie la guerre aérienne. Cette suprématie américaine, analyse Jérôme de Lespinois, s’impose pour l’armée de l’air française malgré les velléités politiques initiales. 6 Ce numéro qui clôture l’année d’abonnement 2013 parait avec deux mois de retard. Nous prions nos chers lecteurs de nous en excuser, 2014 verra un retour aux errements antérieurs. La rédaction en profite également pour vous souhaiter une belle année 2014 et une bonne lecture de notre revue.

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Dossier

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La marine impériale dans l’expédition de Chine The Imperial Navy in the China expedition (1857-1860)

Jiang TianyueDoctorant en histoire, Université normale de Pékin. Article corrigé et condensé par Alexandre Sheldon- Duplaix et chercheur au SHD. Traduction : Robert A. Dougthy

1 L’idée d’établir des « points d’escale » en Extrême Orient est d’abord proposée par François Guizot, président du conseil sous la Monarchie de Juillet. Selon lui, il n’est ni utile, ni opportun de « risquer des guerres prolongées soit avec des indigènes [sic], soit avec d’autres puissances, ou d’engager de nouvelles entreprises coloniales à de grandes distances de son propre territoire ». Il suffirait d’acquérir des « stations navales », qui seraient en même temps des bases commerciales, pour conquérir des marchés lointains2.

2 En Chine, cette stratégie consiste à obliger le gouvernement de la dynastie Qing à ouvrir davantage de ports aux Français, privilège qui a déjà été accordé aux Anglais. Le Second Empire cherche aussi à se doter d’une station permanente : un « premier jalon possible pour l’établissement d’une base navale française type Hong Kong »3, reflétant la stratégie globale de Napoléon III. 3 De 1850 à 1870, grâce à l’appui des forces navales modernisées par Napoléon III, la superficie de l’Empire passe de 300 000 à plus d’un million de kilomètres carrés. « La marine d’escadre, si onéreuse qu’elle soit, n’est pas un luxe ; elle est une nécessité de tout premier ordre pour une puissance qui veut posséder et défendre de vastes domaines à l’extérieur »4. Durant le Second Empire, le budget de la marine double, représentant un dixième du PIB5, pour financer une flotte de 300 bâtiments6. L’historien britannique Hamilton constate que la période est caractérisée par une inversion presque complète des conditions maritimes de la France et de l’Angleterre. En effet, « la planification de la marine française s’est avérée supérieure à l’anglaise, durant les années 1850-1860 »7. 4 Hamilton considère que l’avance prise par la France est due à la fois aux excellents ministres de la marine du Second Empire « et peut-être surtout, à l’Empereur lui-même

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[qui] a eu le coup d’oeil nécessaire pour détecter les talents, prendre les décisions coûteuses et audacieuses grâce à son intérêt pour la chose maritime et les innovations techniques et scientifiques »8. 5 De ce point de vue, les hommes d’état ne jouent pas un rôle moins important que les ingénieurs : « la marine française a bénéficié, durant cette période, à la fois de grands ingénieurs navals […] mais aussi d’hommes d’Etat qui, au rang le plus élevé, ont influé directement la politique et pouvaient, par leurs poids, court-circuiter les capacités de freinage des circuits traditionnels »9. Après son triomphe en Crimée, la marine cueille les fruits de son passage à la vapeur, qui lui permet désormais de se déployer loin et d’exercer son influence en Extrême-Orient, afin que les peuples qui accueillent les premiers le soleil puissant aussi entendre le message pacifique de l’Empereur. Cependant l’exécution d’un missionnaire français en Chine, au printemps 1856, offre un bon prétexte pour projeter cette puissance française.

Origines et préparation de la guerre

6 Incident local, le martyre de l’abbé Auguste Chapdelaine est instrumentalisé par Napoléon III et présenté comme un outrage public à la nation française afin de justifier l’expédition de Chine : « que Dieu veille sur cette petite armée qui traverse les mers et va à cinq mille lieues du sol natal venger les droits sacrés du christianisme et de la civilisation »10. « Vive l’Empereur ! Vive la France ! », ces cris accompagnent les sirènes à l’appareillage de la flotte. « L’honneur du drapeau et le rang de la France dans le monde »11 sont en jeu, même si l’Empereur est aussi soucieux de se ménager le soutien des catholiques alors qu’il appuie, par ailleurs, l’unité italienne menaçant l’indépendance des Etats pontificaux.

Débuts de la présence navale française en Extrême- Orient :

7 À la fin du XVIIe siècle, Louis XIV approuve l’envoi d’une mission religieuse et commerciale en Chine à bord de l’ancienne frégate royale, l’Amphitrite. À son arrivée à Guangzhou en 1699, celle-ci se fait passer pour un bâtiment de guerre afin d’échapper aux droits de douanes. Mais le financement de l’expédition est privé et, bien qu’elle représente la France, l’Amphitrite doit être considérée juridiquement comme un navire marchand. Le premier déploiement d’un bâtiment de guerre français dans les mers de Chine semble être celui de la frégate la Favorite en octobre 1830, déploiement qui anticipe d’une décennie la première guerre de l’Opium entre la Grande- Bretagne et la Chine (1840-1842)12. Si elle n’est pas engagée dans les opérations militaires, la marine française est toutefois présente à la signature du traité de Nankin qui met fin à ce conflit. Quelle est l’importance et la signification de cette présence navale ? Comment évolue-t-elle avant et après l’expédition de Chine ?

8 Au cours de cette première guerre de l’Opium, la marine doit s’informer des « nouvelles circonstances de l’Extrême-Orient », recueillir des renseignements militaires et mieux connaître le marché chinois. Paris envoie donc une mission d’information dirigée par un spécialiste de la région, Dubois de Jancigny. Il est escorté par une force navale commandée par le contre-amiral Jean-Baptiste Thomas Amédée Cécille, qui comprend

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le vaisseau Epigone ainsi que la corvette Naïade, renforcés par une corvette commandée par Théogene-François Page, futur protagoniste de l’expédition de Chine. Partie de Brest le 28 avril 1841, cette délégation arrive à Guangzhou le 13 mars de l’année suivante13. Cécille et ses deux bâtiments accompagnent ensuite les vaisseaux britanniques pour assister à la signature du traité de Nankin (28 août 1842) à l’embouchure du Yangzi. Malgré l’absence d’accord entre la mission Dubois de Jancigny et le gouvernement chinois, les envoyés français prennent langue avec les mandarins. Cécille demeure convaincu que les canons seront plus efficaces que les notes diplomatiques, point de vue servant de fondement théorique à la politique de la canonnière que choisit Paris. La Monarchie de Juillet s’inquiète de laisser Londres et Washington occuper le marché du Céleste-Empire : « nos relations commerciales avec la côte orientale de l’Asie étaient demeurées presque nulles, pendant que l’Angleterre et les Etats-Unis voyaient se développer de jour en jour l’importance de leur trafic »14. C’est pourquoi, l’année même où le traité de Nankin prescrit l’ouverture des cinq ports commerciaux, la France envoie une nouvelle délégation, plus importante. Il s’agit de la mission Théodore de Lagrené, escortée par une force navale considérable : six bâtiments de guerre toujours sous les ordres de Cécille, dont la frégate Sirène commandée par Léonard-Victor Charner, autre protagoniste de la future expédition de Chine. 9 Partie de Brest le 12 décembre 1843, la délégation Lagrené arrive le 13 août 1844 à Macao. Le 24 octobre, Théodore de Lagrené signe avec le plénipotentiaire chinois le traité de Whampoa qui couronne de succès sa mission. L’article 5 du traité accorde à la France le droit d’envoyer des bâtiments de guerre dans les cinq ports ouverts à son commerce – Guangzhou, Fuzhou, Ningbo, Shanghai, Xiamen –, marquant la pérennisation de la présence navale française. 10 Journaliste et écrivain de renom, Charles-Hubert Lavollée juge très positivement la mission Lagréné, chargée de « régler diplomatiquement les relations d’amitié et de commerce qui doivent unir la France et l’Empire du milieu »15. Il apprécie « l’attitude loyale et discrète » de Cécille qui « sut se concilier le respect des Anglais et la confiance des mandarins »16. Au-delà de ses éloges exagérés aux envahisseurs, Lavollée nous apprend que Cécille transmet des rapports fréquents contenant des informations précises sur les différents incidents, ainsi que de sages conseils sur la conduite à adopter par la France face aux graves événements dont la Chine est le théâtre17. Après la signature du traité, la force de Cécille ne rentre pas en France mais gagne Macao, avant de poursuivre ses croisières dans la région, anticipant le rôle de la future division navale d’Extrême-Orient. Comme l’écrit Lavollée, « la France est, au point de vue diplomatique comme au point de vue militaire, dignement représentée »18. 11 Michele Battesti signale que, des 1843, « Louis-Philippe institue une station navale permanente de deux frégates et trois ou quatre petits bâtiments sous les ordres d’un contre-amiral »19. En réalité, cette présence devient effective sur tout le théâtre à partir de 1844, une fois conclue la mission de Théodore de Lagrené. Outre la démonstration de sa puissance militaire, la France cherche à « établir sur la côte de Chine un point d’observation pour suivre de près les évènements et intervenir plus directement dans les affaires de ce vieux monde qui devient pour l’Europe un monde nouveau »20.

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L’affaire Chapdelaine et le secours de la flotte française

12 Si les deux missions d’escorte de l’amiral Cécille permettent à la marine française d’entrer en d’Extrême-Orient, sa présence demeure modeste par rapport à celle de la Grande-Bretagne : « une frégate venait de temps à autre sur la côte d’Annam, rarement plus au nord »21. Mais l’Affaire Chapdelaine, au lendemain de la guerre de Crimée, offre au Second Empire l’opportunité parfaite de renforcer sa présence militaire dans la région.

13 En Chine, les circonstances de l’arrestation puis de la mort d’Auguste Chapdelaine restent controversées. En 1950, l’historien chinois Zhang Yanshen met en cause les agissements du prêtre français en posant plusieurs questions : « Pourquoi le rapport de sa mort est-il apparu si tard ? Ou l’évêque l’a-t-il obtenu ? Etait-il vraiment crédible ? ». Les archives régionales de Guangxi, la province qu’Auguste Chapdelaine évangélise, contiennent de nombreux rapports sur la mauvaise conduite du missionnaire. Il considère par exemple la tradition chinoise de sacrifier aux ancêtres comme une hérésie et interdit aux chrétiens chinois d’offrir de l’encens devant les tombeaux de leurs parents. De plus, il les force à se marier entre eux, causant beaucoup de conflits entre familles et clans chinois. Au-delà de son manque de respect pour les traditions régionales, il est finalement condamné à mort, « pour complicité avec des fonctionnaires cupides et corrompus, voire des bandits » et « pour avoir séduit et violé plusieurs femmes ». Mais à l’époque, l’image misérable d’un missionnaire torturé, ligoté, découpé en morceaux, le coeur perforé, impressionne les religieux et l’opinion publique. René de Courcy, consul intérimaire de France en Chine, déclare que « la captivité de M. Chapdelaine, les tortures qu’il a subies, sa mort cruelle, les violences qu’on a faites à son cadavre, constituent […] une flagrante et odieuse violation des engagements solennels qu’il a consacrés »22. Pour le sinologue américain Hosea Ballou Morse, « l’intérêt principal [de la France] dans ce pays était la protection de l’église catholique qui avait toujours été sa mission spéciale in partibus infidelium [dans les contrées infidèles] »23. Mais Napoléon III cherche-t-il à défendre les missions catholiques ou met-il à profit cet incident pour s’engager dans une politique de la canonnière qui appuiera l’expansion du commerce français ? 14 Depuis un certain temps, Français et Britanniques cherchent à forcer les autorités chinoises à nouer des relations directes avec le gouvernement de Pékin. Comme l’explique le ministre des Affaires étrangères, il s’agit de rouvrir une négociation en vue d’un nouveau traité encore plus profitable pour que « la répartition de nos forces navales dans les parages de l’Indochine puisse être réglée de façon à ce que nos agents diplomatiques et consulaires dans le Céleste-Empire aient la facilité de recouvrir à l’appui des navires de notre marine impériale, dans toutes les circonstances où il leur serait utile de le réclamer »24. Napoléon III nomme Jean-Baptiste Louis Gros représentant plénipotentiaire. Ce dernier part pour la Chine en compagnie de l’envoyé spécial de la reine britannique, James Bruce, 8th Earl of Ergin, « afin d’y régler les questions actuellement pendantes et d’y établir [des] relations avec le Céleste-Empire sur un pied plus satisfaisant, notamment pour nos intérêts commerciaux »25. En réalité, cette alliance cache une diplomatie délicate. « L’Angleterre dominait à Hong-Kong, à Canton, à Shanghai ; elle débordait partout, elle avait dans la population chinoise des ports, des clients qui ne connaissaient que les consuls anglais, le pavillon, l’idiome anglais », ainsi, pour la France « s’associer à l’Angleterre, ce n’est pas seulement l’aider,

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c’est aussi la contenir, c’est la contraindre à limiter ses profits ou du moins à les partager »26. 15 L’importance de la flotte est maintes fois mise en relief dans les instructions du plénipotentiaire français. Gros doit se mettre en rapport « aussitôt que possible, avec le commandement en chef de nos forces navales de ces parages ». L’Empereur insiste en ces termes : « Vous réclamez d’eux toutes les informations propres à vous fixer sur l’état des choses » ; si une négociation a lieu entre la France et les autorités des Qing, « les amiraux français et anglais devront vous faire accompagner d’une force navale imposante » ; en cas de guerre, « les amiraux français et anglais sont, au reste, personnellement invités à se concerter autant que possible dans les opérations qu’il s’agira d’entreprendre »27. 16 Londres et Paris ne partagent cependant pas le même avis sur la stratégie à adopter envers la Chine. La France veut s’emparer des îles Chu-san tandis que les Anglais souhaitent faire une démonstration navale à Pei-ho et bloquer la navigation sur le Yangzi28. 17 Alors que les discussions se prolongent, en novembre 1856, Paris nomme le contre- amiral Charles Rigault de Genouilly à la tête des forces navales d’Extrême-Orient, en remplacement du contre-amiral Guérin. Ayant participé à la prise de Tourane en 1847, Rigault de Genouilly connaît l’Extrême-Orient. Son vaisseau, le Némésis, quitte l’Océan Indien pour la Chine vers laquelle une dizaine d’autres bâtiments font route. En cas de rupture des négociations ces forces devront exécuter sept mesures militaires : 1- bloquer l’embouchure du Be-ho ; 2- occuper l’entrée du grand Canal dans le Yang-Tseu-Kiang ; 3- occuper les Chushan ; 4- bloquer le Chapoo et les autres ports Céleste-Empire ; 5- interrompre le grand Canal au point ou il coupe le Houang-Ho ; 6- débarquer au-dessus de Guangzhou 7- occuper les hauteurs de Guangzhou29. 18 L’Empereur exprime clairement ses intentions30, instruisant son plénipotentiaire de s’adresser à l’amiral pour un recours la force si Gros juge que les négociations sont devenues inutiles31. À cette occasion, Rigault de Genouilly ne déçoit pas Napoléon III puisqu’il remporte la bataille de Guangzhou, « [vengeant] le sang [des] missionnaires cruellement massacrés »32 et conduisant une « croisade » pour l’Empire.

Échec cuisant à Takou et préparation de l’expédition

19 Rigault de Genouilly tire profit de sa supériorité militaire pour enchaîner les victoires et poursuivre sa lancée de Guangzhou à Peï-ho, obligeant Pékin à composer. Deux envoyés impériaux, Gui Liang et Hua Sha Na, rencontrent Gros pour signer le traité de Tien-Tsin qui accorde à la France le privilège convoité depuis longtemps de « l’ouverture de nouveaux ports au commerce étranger »33. Le traité souligne également que « tout bâtiment de guerre français croisant pour la protection du commerce, sera reçu en ami et traité comme tel dans tous les ports de Chine où il se présentera »34. Tandis que les envahisseurs se félicitent de leur victoire, les canons tonnent à Takou, écrasant en un rien de temps les forces alliées qui y perdent leur auréole. Aux yeux d’un témoin, cet échec du 25 juin 1859 « détruisait en un jour, en une heure […] enfin effaçait tous les succès passés et déchirait le traité de Tien-Tsin si

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glorieusement obtenu, en même temps qu’il était une insulte aux pavillons et aux ambassadeurs de la France et de l’Angleterre »35. Certains prétendent même que « pour la première fois depuis longtemps, la civilisation venait de s’arrêter devant ce que nous appelons la barbarie »36.

20 Trois mois plus tard, la nouvelle parvient à Paris. Etonné, Napoléon III fait face. Il doit prévenir les critiques de l’opposition à l’Assemblée Nationale afin de préparer « une nouvelle guerre, […] dans laquelle des moyens d’action beaucoup plus énergiques devront être mis en oeuvre »37. Pour le Second Empire, il s’agit d’abord d’exiger une indemnité. Mais l’occasion est trop belle pour ne pas prendre un gage, une base qui serait le « Hong Kong français ». En effet, « […]à côté de cette indemnité, il est un avantage d’une autre nature que le gouvernement de l’Empereur peut songer avec toute opportunité à retirer de l’expédition prochaine : c’est la prise de possession d’un point du territoire chinois où nos bâtiments de guerre et de commerce puissent séjourner et s’abriter dans l’avenir ; sous la protection de notre pavillon »38. 21 C’est dans ce contexte que se prépare une nouvelle expédition de Chine, beaucoup plus ambitieuse. En novembre 1859, Napoléon III nomme le général Cousin-Montauban commandant en chef du corps expéditionnaire. Lors de la cérémonie du départ, ce vieux militaire de soixante-trois ans, maintes fois victorieux en Afrique, harangue ainsi ses troupes : « Votre tâche est grande et belle à remplir ; mais le succès est assuré par votre dévouement à l’Empereur et à la France. Un jour, en rentrant dans la mère patrie, vous direz avec orgueil à vos concitoyens que vous avez porté le drapeau national dans des contrées où la Rome immortelle, au temps de sa grandeur, n’a jamais songé à faire pénétrer ses légions »39. Lui répondent les cris exaltés d’une foule de jeunes soldats avides d’aventures et d’exotisme. Entre décembre 1859 et janvier 1860, une flotte de plus d’une centaine de navires quitte les côtes françaises, sous la direction du vice- amiral Charner, pour cet Extrême-Orient lointain.

Quel rôle pour la flotte de Napoléon III en Chine ?

22 À la cour des Qing, la bataille de Takou produit deux effets distincts. Quoiqu’ enivrés par la victoire, les mandarins cherchent pourtant une conclusion honorable à une guerre qui ne sert à rien. Alors que les Français exagèrent sans doute leur échec inattendu, le contre-amiral Page note dans son journal que sous-estimer la force militaire chinoise pourrait être la première et la seule erreur qu’ils aient commise40.

23 Aux yeux des envahisseurs quittant la France, vengeance et protestation cèdent le pas devant l’objectif glorieux d’ « arriver après d’émouvantes péripéties devant de féeriques amoncellements de richesses et de merveilles, entrer finalement, musique en tête, dans Pékin, capitale étrange et légendaire, cité du fils du Ciel, avec ses deux millions d’âmes »41.

La disjonction du commandement

24 L’expédition de Chine de 1860 a deux commandants : le général de division Cousin- Montauban, nommé commandant en chef de l’expédition de Chine par décret impérial du 13 novembre 1859, et le vice-amiral Charner, désigné commandant en chef des forces navales françaises dans les mers de Chine par décret du 4 février 1860. Cette décision reflète « le caractère exclusivement maritime des premières opérations d’une

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guerre contre la Chine », dont « la séparation d’attributions, [doit être] la conséquence inévitable ». On ne juge pas non plus convenable de laisser dans cette région un amiral français inférieur en grade a un amiral anglais42. Le quarteron qui commande successivement les forces navales comprend Rigault de Genouilly, Page, Charner et Auguste-Léopold Protet. Ce dernier – d’abord en sous-ordre – part le 11 janvier 1860 de Toulon, suivi de Charner, le 29 février depuis Marseille, pendant que Page, qui remplace Rigault de Genouilly, remonte de Cochinchine pour commander en attendant Charner.

25 À sa prise de poste, le 24 février 1860, Charner reçoit des précisions du ministre de la Marine Hamelin sur ses rapports avec le général Cousin-Montauban, commandant en chef du corps expéditionnaire : « Vous serez chargé naturellement de la conduite et de la direction de tous les bâtiments réunis dans ces parages et vous en serez par conséquent seul responsable. […] Vous devez déférer à toutes les réquisitions, à toutes les demandes du commandant en chef du corps expéditionnaire sans toutefois qu’aucune réquisition ou demande du général puisse vous exonérer d’une responsabilité que vous avez toute entière sous le rapport nautique. Les opérations pour lesquelles le concours des forces de terre et de mer sera nécessaire ne devront être entreprises qu’après une entente préalable entre vous et le commandant en chef du corps expéditionnaire »43. 26 Comme l’explique Pallu, « le vice-amiral Charner ne pourrait donc recevoir que des demandes ou des réquisitions et non des ordres ». Pour cette raison, Hamelin ne peut supporter l’étiquette de « subordonné » employée par son collègue de la Guerre pour qualifier Charner, supérieur en grade et en ancienneté à Cousin-Montauban. Ce dernier critique l’amiral, sans visées politiques et seulement occupé par sa mission44. Plus tard, grâce à la conciliation de Gros, Cousin-Montauban et Charner mettent leurs différences de côté. En effet, pour Montauban qui se trouve en Extrême-Orient pour la première fois et n’à aucune connaissance nautique, il faut penser au succès de l’expédition et tenir compte de l’avis de Charner45.

Trois rôles pour la marine : machine de guerre, moyen de transport, base de soutien

27 Sous la plume des envahisseurs, cette expédition est décrite comme « une aventure fabuleuse », « un grand succès », et même « une entreprise militaire qui devait dépasser en merveilleux l’expédition fabuleuse de la Toison d’or et celle de Fernand Cortés au Mexique »46. Quand l’armée de terre afflue dans le Palais d’été, lorsque Gros, par un traité de papier, expatrie « à six mille lieues de la patrie nos aigles victorieuses »47, quand le calme revient à l’embouchure de Pei-ho, la force navale voit son image ternie. Dans son ouvrage, Pallu expose les rôles successifs de la marine en fonction de ses moyens. « Pendant que l’armée dégageait les avenues de Pékin, les flottes […] luttaient sous un ciel inclément, contre le froid, la mer et les coups de vents ». Page est élogieux : « Si leur tâche fut dure et pénible, elle ne fut pas sans grandeur » et il pense que « son action fut tour à tour prépondérante, combinée et secondaire »48. Les arguments de Pallu, suggèrent le triple rôle de la marine, à la fois machine de guerre, outil de transport et base de soutien.

28 Jugeant les guerres du Second Empire, Jean Meyer et Martine Acerra, décrivent la marine « non seulement [comme] moyen et instrument d’une politique étrangère multiforme » mais comme un outil très efficace49. Ce qui se passe sur la côte chinoise le

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confirme, que ce soit à la bataille de Guangzhou où lors de la seconde bataille de Takou : « Avec les canonnières, les flottes ont désormais les moyens de prolonger leur action à l’intérieur des continents »50. Avec l’arrivée de Charner, les actions s’intensifient : le 20 avril, les franco-britanniques s’emparent sans tirer un coup de feu des îles Chusan, puis les Français prennent Tché- Fou avant de triompher à Takou le 21 août, ce qui permet à l’armée de Montauban de marcher sur Tien-Tsin. Les fusiliers-marins se joignent à l’armée pour prendre part à toutes les batailles, de Peï-ho à Pékin. 29 Le 18 juin, les commandants anglo-français et les consuls se rencontrent à Shanghai pour un grand conseil de guerre allié, au cours duquel ils choisissent l’embouchure de Pei-ho comme futur site du débarquement. Il est décidé que « les alliés débarqueront séparément, en des endroits différents, les Anglais huit miles au nord du fleuve et les Français douze miles au sud. Les deux armées se dirigeront ensuite, en même temps, vers les forts de Takou, où elles opéreront leur jonction »51. Fin juin, Gros, de retour en Chine, approuve ce plan militaire et prodigue ses conseils52. Pendant que les navires français se rassemblent à Tché-Fou, Charner envoie deux navires, le Monge et l’Alom Prah, reconnaître Pei-ho. Découvrant que le site prévu est bourbeux en raison des marées, un autre, plus au nord, est retenu. 30 Le 26 juillet, les flottes française et anglaise quittent Tché-Fou et Dalian, pour se retrouver à six lieues au nord-ouest de l’embouchure de Pei-ho vers le 30. Le 31 juillet, un violent vent de sud-est reporte les opérations au lendemain, six heures du matin. Charner ordonne à ses hommes de prendre six jours de provision sur les petits bateaux de débarquement. Le Kien-Chan à bord duquel se trouvent Charner et Montauban sert d’état- major et d’hôpital militaire, les trois autres corvettes, le Monge, le Forbin et l’Echo assurant la liaison entre la flotte et la flottille depuis l’estuaire du fleuve. À deux heures de l’après-midi, les premières troupes Françaises commandées par Protet débarquent à 1,5 mile du fort de Takou53. Témoin de cette opération, Gros note dans son journal : « Temps pluvieux, pas de brise. […]À sept heures du matin, l’amiral m’envoie dire que les opérations allaient commencer, bien que le temps ne fût pas favorable. […] Tout le monde à bord est dans la joie […] Chaque bâtiment fait accoster ses chalands et ses chaloupes. […] De longues files de soldats descendent les échelles des navires et remplissent les embarcations. […] On voit de tous côtés des chevaux enlevés vers le bout des vergues, s’abaisser ensuite lentement pour arriver dans les chalands qui les attendent. […] Tout est en mouvement sur la rade et présente un spectacle d’un intérêt émouvant. […] »54. 31 Au lendemain de la première bataille – perdue– de Takou, Rigault de Genouilly notait l’efficacité des canons rayés contre les tours mais aussi la ténacité au feu des artilleurs chinois, surtout dans les forts du sud55. Cette observation décide la France de construire neuf canonnières en fer pour franchir ces ouvrages. Le 1er août, Protet commande trois canonnières, la Fusée, la Mitraille et la n°26 ; avec cinq canonnières britanniques, ils prennent le fort de Beitang. Le soir même, l’armée française est déjà maîtresse des forts côtiers abandonnés et de la digue conduisant aux villages.

32 Dix jours plus tard, des renforts et des munitions sont débarqués. On prépare la revanche de Takou. Les canonnières plus petites se montreront parfaites pour franchir les hauts-fonds et attaquer au plus près les forteresses. Le 20 août, vers deux heures de l’après-midi, l’Avalanche (Charner), la no27 (Page), la Dragonne, l’Alarme, la Mitraille, la Fusée et les n°26, 31, 12 engagent la bataille. Les canons de 30 cm du dernier modèle pulvérisent les forts. Le récit de Pallu, détaille avec une précision parfaite l’échouage

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des canonnières et l’impact de leurs boulets ogivaux et des obus anglais dans l’enceinte : 33 « [La poudrière] saute, et, par son explosion, elle bouleverse le fort ; des flocons de fumée blanche, des débris montent vers le ciel. Les équipages saluent spontanément ce spectacle du cri de “Vive l’Empereur !” »56. La flotte française triomphe des forts de Takou57. 34 La marine est aussi un moyen de transport. Napoléon III envoie en Chine 5 590 soldats d’infanterie, 1 200 artilleurs et 311 personnels du génie58 ; le transport de ces soldats avec tous leurs équipements et ravitaillements était assuré par la flotte impériale. Celle-ci se charge aussi du ravitaillement de l’expédition : 3,60 millions de rations et quelques cent mille tonnes de charbon. Par sécurité, on répartit les charges sur tous les navires, « de sorte que chaque navire portât une partie de chaque chose afin que si un navire venait à se perdre on ne perdît pas toute une catégorie d’approvisionnements, mais une partie »59, ce qui complique les opérations de chargement et déchargement. La France met quelques bonnes semaines de mobilisation nationale pour remplir cette tâche difficile, et faute d’une capacité suffisante, elle affrète dans le commerce et à l’étranger 53 navires60. Ainsi, durant six mois environ, de l’automne 1859 à l’été 1860, une centaine de transports prennent la mer pour l’Orient. 35 Excepté pour un navire perdu, l’Isère, un autre échoué, la Forte et un troisième retardé, le Dupré, tous arrivent sains et saufs à destination. Les Français sont surtout fiers du faible nombre des pertes : 33 soldats morts de fièvre typhoïde, de septicémie ou de variole, tous les autres en bonne santé. Secrétaire personnel du général Montauban, le comte d’Hérisson écrit : « Nos soldats supportèrent cette épreuve admirablement, arrivèrent en Chine sains de corps et d’esprit, gais comme des pinsons, aussi disposés à mystifier les Chinois qu’à les foudroyer »61. Dans une lettre adressée au ministre de la Guerre Randon le 12 mai, Montauban vante également « l’excellent état des officiers et de la troupe »62. La guerre terminée, la marine impériale répète le même exploit, ramenant soldats et munitions. Le 21 octobre 1861, Guangzhou est entièrement évacué ; le 16 novembre, le général O’Malley embarque à Tien-tsin ; c’est la fin de l’occupation française63. La flotte est l’artère vitale de l’expédition, ce qui explique peut-être l’attitude de Montauban vis-à-vis de Charner, qui ne voulait pas perdre ce partenaire. 36 Finalement, pour une armée à mille lieues de sa patrie et qui pénètre en territoire ennemi, sa survie dépend d’une base de soutien, en l’occurrence la flotte : « il fallait un point d’appui aux colonnes qui partent de Tien-tsin, et les bâtiments mouillés sur la côte le leur fournissent »64. D’abord, la marine est chargée de reconnaître les points de rassemblement de l’armée, tels que Guangzhou, Chusan, Tché-Fou et l’embouchure de Peï-ho pour lever des plans et décider des lieux de débarquement depuis la mer. Outre des plans précis d’une grande valeur stratégique, la flotte procède à de nombreux relevés hydrographiques et à des reconnaissances militaires. Ainsi la marine contribue beaucoup au choix des sites de débarquement, comme par exemple Peh-tang ou, selon elle, la garnison est faible. Cette action particulière de la marine « cessa avec le débarquement du corps expéditionnaire sur la rive droite du Peh-tang ; mais les balises placées dans ce fleuve et dans le Pei-ho étaient les premiers jalons de la route de Pékin »65. D’ailleurs, l’image d’une marine qui ne recule pas devant les dangers contribue au bon moral des soldats. « L’on peut dire, en envisageant le cas particulier de l’expédition de Chine, que, sans doute, la marine sans l’armée n’eut point entamé la Chine au-delà de Tien-tsin, selon toute apparence ; mais que l’armée n’eut pas non plus

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marché de Tien-tsin sur Pékin, si les flottes n’eussent tenu leur poste, puisque le point d’appui véritable des colonnes actives était la mer »66.

Conclusion

37 Le commandement des forces navales d’Extrême-Orient change d’années en années67. En 1857, lorsque Rigault de Genouilly succède à Guérin, il est désigné comme commandant en chef la Station de la Réunion et de l’Indochine, avant de perdre, peu après, sa première attribution pour devenir commandant en chef de la Station de l’Indochine. Entre avril et mai

38 1858, alors que la tension monte en Chine et que la France y achemine ses garnisons de Cochinchine, Rigault de Genouilly devient le commandant de la Station des Mers de Chine nouvellement créée ; Page puis Charner assumant ensuite cette fonction. 39 En 1861, l’expédition de Chine touchant à sa fin, une partie des bâtiments redescendent au sud pour recomposer la Station de l’Indochine. Sous le commandement de Protet, l’autre partie conserve l’appellation de Station des Mers de Chine opérant à partir des ports de Yokohama et Shanghai. Grâce à l’expédition de Chine (1857-1860), les forces navales françaises étendent leur puissance en Extrême-Orient, formant deux stations indépendantes. 40 Cette présence désormais permanente de la marine française sur les côtes de Chine donne l’impression aux mandarins et au peuple chinois que la France est la deuxième puissance mondiale, juste derrière la Grande-Bretagne. 41 Les trois commandants successifs des forces navales françaises en Extrême-Orient lors des expéditions de Chine, Rigault de Genouilly, Page et Charner, ont tous déjà servi en Extrême-Orient, acquérant une première expérience qui leur permet d’assurer une continuité des opérations. Deux de ces commandants en chef sont promus lors de leur retour en France, Charner comme amiral de France et Rigault de Genouilly comme dernier ministre de la Marine de l’Empire, prouvant que l’Extrême-Orient a compté pour Napoléon III. Successeur de Charner, Protet est tué en 1862 alors qu’il combat, maintenant comme allié de la dynastie des Qing. 42 Sur le plan opérationnel, l’expédition de Chine ressemble d’avantage à une juxtaposition de forces britanniques et françaises qui prennent soin de débarquer sur deux points distincts de la côte. Pour chaque nation il s’agit aussi d’une juxtaposition de marins et de soldats sous deux commandements distincts soit quatre commandements au total. Les relations difficiles entre les deux chefs français sont finalement apaisées par la nécessité de s’entendre. 43 Si en Chine, la France ne peut pas rivaliser avec la Grande-Bretagne sur le plan économique, elle tient tête en revanche sur le plan politique. « Le jour ou la plume des plénipotentiaires signa ces dernières conventions, qui cette fois devaient être efficaces, la France avait repris, politiquement du moins, le rang auquel elle devait prétendre dans ces parages »68. La France a recouvré sa place grâce à la marine de Napoléon III qui démontre sa capacité de projection de forces au service de la politique impériale69. 44 Comme l’écrivent Jean Meyer et Martine Acerra, « sans la marine il n’y eut pas d’empire colonial français »70. 45 Toutefois, afin de ne pas contrarier la Grande-Bretagne, Napoléon III n’a pas acquis en Chine de véritables points d’appui, une sorte de « Hong-Kong français », plus facile

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d’accès que le port de Saigon, ou la France construit un arsenal pour ses forces navales d’Extrême-Orient71.

NOTES

2. RENOUVIN (Pierre), La question d’Extrême-Orient 1840-1940, Paris, Hachette, 1946, p. 71. 3. BATTESTI (Michèle), La marine de Napoléon III : une politique navale, Vincennes, Service historique de la Marine, 1997, p. 818. 4. « La Flotte et l’Armée Coloniale », Revue des Deux Mondes, Quatrième Période, Tome CLX. – 1er juillet 1900, Paris, Bureau de la Revue des Deux Mondes, 1900, p. 459. 5. BATTESTI, op.cit. Annexe N : Tableau comparatif des dépenses générales de l’état, des dépenses du ministère de la Guerre, des dépenses du ministère de la Marine. 6. YON (Jean-Claude), Le Second Empire : politique, société, culture, Paris, Armand Colin, 2004, p. 89. 7. MEYER (Jean) et ACERRA (Martine), Histoire de la marine française des origines à nos jours, Rennes, Ouest-France, 1994, p. 229-230. 8. Ibid, p. 231. Ibid. 9. Ibid. 10. BRIZAY (Bernard), Le sac du Palais d’été : Seconde Guerre de l’opium, Monaco, Rocher, 2003, p. 98. 11. PALLU (Léopold-Augustin-Charles), Relation de l’expédition de Chine en 1860, d’après les documents officiels avec l’autorisation de S.Exc. M. le comte P. de Chasseloup-Laubat, p. 2. 12. RIETH (Eric), « François-Edmond Pâris (1806-1893) : aux origines de l’ethnographie nautique », Tous les bateaux du monde, Paris, Edition Glénat / Musée National de la Marine, 2010, p. 12. 13. CORDIER (Henri), La Mission Dubois de Jancigny dans l’Extrême-Orient (1841-1846), Paris, Champion & Larose, 1916. 14. LAVOLLEE (Charles-Hubert), « La Politique Européenne en Chine : Relations de l’Angleterre et de la France avec le Céleste-Empire », Revue des Deux Mondes, Nouvelle Période, Tome IX. – 1 er janvier 1851, Paris, Bureau de la Revue des Deux Mondes, 1851, p. 745. 15. LAVOLLEE, op.cit., p. 746. 16. LAVOLLEE, « La Politique Européenne en Chine », Revue des Deux Mondes, Seconde Période, Tome XIV. – 1er mars 1858, Paris, Bureau de la Revue des Deux Mondes, 1858, p. 200. 17. Ibid. 18. Ibid. 19. Les deux extraits sont cités par BATTESTI, op.cit., p. 819. 20. LAVOLLEE, « La Politique Européenne en Chine : Relations de l’Angleterre et de la France avec le Céleste-Empire », Revue des Deux Mondes, Nouvelle Période, Tome IX. – 1er janvier 1851, p. 745. 21. BATTESTI, op.cit., p. 819. 22. Note de M. Courcy à Yé, 25 juillet 1856. CORDIER (Henri), L’Expédition de Chine de 1857-58, Paris, F. Alcan, 1905, p. 25. BALLOU MORSE (Hosea), The international relations of the Chinese empire, Volume 1, Folkestone, Global Oriental, 2008, p. 482. 23. BALLOU MORSE, Ibid., p. 480. 24. Lettre du ministre des Affaires étrangères au ministre de la Marine, 1 er mars 1854. SHD/M BB4 706, f°74.

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25. Dépêche du ministre de la Marine Hamelin au contre-amiral Rigault de Genouilly, 9 mai 1857. DE BAZANCOURT (César), Les Expéditions de Chine et de Cochinchine, Paris, Amyot, 1861-62, p. 60. 26. DE LA GORCE (Pierre), Histoire Du Second Empire, Tome Troisième, Paris, Librairie Plon, 1896, p. 240. 27. Instruction pour M. le Baron Gros, 9 mai 1857. CORDIER, L’Expédition de Chine de 1857-58, p. 146-147. 28. Pour les détails de ce débat, voir : Note des Affaires Etrangères, 4 novembre 1856, ministre de la Marine Hamelin au contre-amiral Guérin, 23 décembre 1856. CORDIER, L’Expédition de Chine de 1857-58, p. 92-96. 29. Instructions du 8 mars 1857. SHD/M BB4 706, f°222. 30. Le ministre de la Marine Hamelin au contre-amiral Guérin, 23 décembre 1856. CORDIER, L’Expédition de Chine de 1857-58, p. 95. 31. Instructions du 8 mars 1857. SHD/M BB4 706, f°221. 32. « Discours d’inauguration de la Session législative du 18 janvier 1858 », Moniteur universel, 19 janvier 1858, n° 19, p. 73. Cité par BATTESTI, op.cit., p. 819. 33. CORDIER (Henri), Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales 1860-1900, Taipei, Ch’eng-Wen Publishing company, 1966, p. 23. 34. Ibid. p. 33. 35. DE BAZANCOURT, op.cit., p. 362. 36. PALLU, op.cit., p. 2. 37. DE BAZANCOURT, op.cit., p. 362. 38. Rapport du comte Walewski à l’Empereur, 17 octobre 1859. CORDIER (Henri), L’Expédition de Chine de 1860, Paris, F. Alcan, 1906, p. 104-105. 39. BRIZAY, op.cit. p. 98. 40. Journal du contre-amiral Page, 31 octobre 1859. SHD/DITEEX, GG2 44[1052](7) , f°31. 41. BRIZAY, op.cit., p. 15. 42. PALLU, op.cit., p. 31-32. 43. Dépêche de l’amiral Hamelin, 24 février 1860. SHD/M, BB4 782, F°446-7. PALLU, op.cit., p. 33-34. CORDIER, L’Expédition de Chine de 1860, p. 143- 144. BATTESTI, op.cit., p. 837. 44. BATTESTI, op.cit., p. 838. 45. COUSIN-MONTAUBAN (Charles Guillaume), L’expédition de Chine de 1860 : souvenirs du général Cousin de Montauban, comte de Palikao, Paris, Plon, 1932, p. 5-6. 46. BRIZAY, op.cit., p. 14. 47. Relation de l’expédition de Chine en 1860, rédigée au Dépôt de la Guerre d’après les documents officiels, sous le ministère de S.E. le maréchal Cte Randon, Paris, Impr. nationale, 1900, 2e éd, p. 169. 48. Ces trois extraits viennent de PALLU, op.cit., p. 186-187. 49. MEYER et ACERRA, op.cit., p. 247. 50. BATTESTI, op.cit., p. 826. 51. BRIZAY, op.cit., p. 141. 52. Ibid., p. 141-142. 53. Le nom des navires et leurs activités, voir BATTESTI, op.cit., p. 847. 54. GROS (Jean-Baptiste-Louis), Négociations entre la France et la Chine en 1860. Livre jaune du baron Gros, Paris, J. Dumaine, 1864, p. 25. 55. Rapport de Rigault de Genouilly au ministre de la Marine, 21 mai 1858. SHD/M BB4 760, f°218. 56. PALLU, op.cit., p. 102. 57. Ibid., p. 45. 58. BATTESTI, op.cit., p. 835. 59. SHD/M, BB4 770, f°271. 60. BATTESTI, op.cit., p. 835.

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61. BRIZAY, op.cit., p. 131. 62. D’HERISSON (Comte), L’Expédition de Chine, d’après la correspondance, confidentielle du général Cousin de Montauban, Paris, E. Plon et Cie, 1883, p. 58. 63. CORDIER, Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales 1860-1900, p. 117-118. 64. PALLU, op.cit., p. 186. 65. Ibid. 66. Ibid., p. 185-186. 67. SHD/M, BB4 749, BB4 752, BB4 761, BB4 767, BB4 782, BB4 795, GG2 44[105] 2. 68. GIQUEL (Prosper), « Le Commerce Français dans le Céleste-Empire. Les Opérations du Corps Franco- Chinois et les missions en 1863 », Revue des Deux Mondes, Seconde Période, Tome LI. – 1er mai 1864, Paris, Bureau de la Revue des Deux Mondes, 1864, p. 963. 69. DUPONT (Maurice) et TAILLEMITE (Étienne), Les Guerres navales françaises : du Moyen Age à la guerre du Golfe, Paris, Ed. S.P.M., 1995, p. 245. 70. MEYER et ACERRA, op.cit., p. 247. 71. SHELDON-DUPLAIX (Alexandre), « L’arsenal de Saigon avant 1914 », in Les bases et les arsenaux français d’outre-mer, du Second Empire à nos jours, Comité pour l’histoire de l’armement, Service historique de la Marine, Lavauzelle, 2002, p. 50-85.

RÉSUMÉS

L’auteur étudie le développement de la présence navale française dans les mers de Chine durant les guerres de l’opium. Si le soutien aux missions lui apparaît comme un prétexte pour ne pas laisser la Grande-Bretagne gagner seule des avantages en Chine, la marine impériale est la condition du succès de l’intervention.

The author examines the development of the French naval presence in the seas of China during the Opium Wars. If supporting the [religious] missions seems an excuse not to let Britain alone win advantages in China, the Imperial Navy was a prerequisite for the success of the intervention.

INDEX

Mots-clés : Expédition de Chine, Napoléon III, Marine française- Rigault de Genouilly, Forts de Takou

AUTEURS

JIANG TIANYUEDOCTORANT EN HISTOIRE

Doctorant en histoire à l’Université normale de Pékin. Ses recherches portent sur les relations franco-chinoises dans la seconde partie du XIXe siècle.

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Guerres et alliances en Amérique du Sud Wars and alliances in South America

Marie-Danielle Demelas

1 En dépit de clichés tenaces, l’Amérique latine, depuis qu’elle est indépendante, n’a pas été marquée par la guerre comme l’a été l’Europe, et si elle s’est trouvée sous les armes, ce fut plus souvent à cause de luttes intestines que de conflits entre États. Aussi le tour est assez vite fait de ses alliances et de ses coalitions, celles-ci ayant été surtout notables au XIXe siècle. Après des premières décennies troublées, les États dominants – Brésil, Mexique, puis Argentine – ont opté pour l’action diplomatique et des relations pacifiées avec leurs voisins. Ceux-ci ont bien tenté de s’allier entre eux pour contrebalancer leur poids, mais sans succès.

2 Aujourd’hui, c’est en termes d’union économique et d’intégration régionale que se poserait la question des alliances, même si certains des traités passés au cours des dernières décennies1 affirment leur caractère en réaction à des puissances extérieures : États-Unis ou Europe. Seule l’ALBA, qui intègre Cuba et accueille en observateurs l’Iran et la Russie, tient encore des propos va-t’en-guerre. 3 Au XIXe siècle, trois régions, aux frontières disputées et aux équilibres précaires, ont fait l’objet d’ententes défensives et offensives qui ont abouti à des affrontements sur le champ de bataille : l’Amérique centrale, les Andes, le Río de la Plata et son hinterland. La perte de la moitié de son territoire par le Mexique au profit des États-Unis, en 1848, ne relève pas d’un système d’alliance. 4 Mais avant de traiter d’ententes ou de coalitions entre États d’Amérique latine, il faut retracer la formation même de ces États. La façon dont elle se produisit et les problèmes qu’elle a suscités, sans qu’ils puissent être résolus rapidement, explique l’originalité de ces configurations.

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États et frontières

5 Les premières frontières du Nouveau Monde, tracées par deux papes à la fin XVe siècle, modifiées par le traité de Tordesillas et approuvées par un troisième pontife dans les premières années du XVIe siècle, confiaient la pointe orientale du Brésil au Portugal et le reste au roi d’Espagne.

6 Les Portugais créent des comptoirs, comme ils l’ont pratiqué en Asie et en Afrique, établissent des plantations exploitées par une main-d’oeuvre servile, laissent à des bandes privées la liberté d’entreprendre des raids vers l’intérieur. 7 Du côté espagnol, l’exploitation des territoires conquis est marquée par les projets des conquistadors, les plus hardis d’entre eux rêvant de créer des sociétés nouvelles, loin de la tutelle et des hiérarchies de la métropole2. Fortement marquée aussi par le poids des sociétés indigènes dont la majorité des dirigeants se ralliât aux vainqueurs après des résistances malheureuses. Durant près de trois siècles s’établit une pax hispanica troublée par des rébellions indiennes, certaines graves, quelques frondes citadines, plusieurs cruelles, et des tensions croissantes entre le Brésil et les provinces espagnoles du Río de la Plata. 8 En 1808, l’occupation de la péninsule ibérique par l’armée française déclenche un processus complexe et imprévu : soulèvements, résistance et guérillas en Espagne, mais aussi vacance du pouvoir en métropole qui suscite, en Amérique, des guerres d’indépendance ruineuses pour les provinces espagnoles, et aboutit à une séparation d’avec le Portugal sans affrontement pour le Brésil. Entre 1811 et 1830, la plupart des États de l’Amérique latine contemporaine se met en place. 9 Le continent américain3 offre alors le modèle d’une première décolonisation qui, le Brésil mis à part, fonde son indépendance sur des principes démocratiques et républicains. Les anciennes possessions espagnoles s’étendent loin en Amérique du Nord, le Mexique est aussi riche et peuplé que les États-Unis4, Panamá appartient à la Grande-Colombie, la plus grande partie de l’Amazonie reste inconnue, toutes les cartes de l’intérieur des terres portent de grandes taches blanches, et l’extrême Sud est occupé par des nations indiennes qui ne reconnaissent nul souverain.

Des États disparates

10 Mais ces jeunes nations ne naissaient pas égales, et leur création n’avait pas toujours été prévue ni souhaitée par les acteurs de leur émancipation.

11 En 1821, le Brésil se séparait du Portugal, le fils du roi devenant le premier empereur sous le nom de Pedro Ier, avant de revenir en Europe et de céder l’empire à son fils, Pedro II, en 1831. Durant les trois années suivant la séparation d’avec Lisbonne, quelques provinces périphériques s’étaient opposées à l’autorité du nouvel empire, sans succès. En revanche, en 1828, la province Cisplatina, disputée au vice-royaume du Río de la Plata et annexée en 1821, devenait indépendante. L’Uruguay, ainsi fondé, devait son existence à l’intervention britannique qui souhaitait qu’un État-tampon séparât le Brésil du Río de la Plata. La solution parut sage. 12 Par la suite, aucune sécession n’aboutit dans un territoire pourtant si vaste. Malgré les distances et les disparités, les cadres de la société brésilienne tenaient bon et maintenaient des liens qui préservaient leurs intérêts.

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13 Des quatre vice-royaumes espagnols, deux avaient rapidement opté pour l’indépendance, la Nouvelle-Grenade et le Río de la Plata ; deux l’avaient contenue le plus longtemps possible, le Mexique et le Pérou. Il n’empêche : partout les tendances centripètes l’avaient emporté. En Amérique du Sud, les Libertadores envisageaient la formation de grands ensembles, fédérations et confédérations fraternellement réunies dans une structure panaméricaine chargée d’arbitrer leurs conflits5. Néanmoins, les oligarchies locales, ou ce qu’il en resta après tant de massacres, alliées aux nouveaux arbitres – les officiers des armées indépendantistes –, décrétèrent chacune leur territoire indépendant et souverain. 14 Tout de suite, deux sérieux problèmes se posaient : celui des disparités existant entre ces nouveaux États (territoire, population, ressources, accès aux marchés), et celui de la complexité de leurs relations fondées sur une histoire longue et difficultueuse. Autrement dit, ni l’égalité ni l’harmonie ne régnaient entre les jeunes nations. 15 Devinrent indépendants des territoires correspondant à d’anciens vice-royaumes (Mexique, Pérou, Río de la Plata, Nouvelle- Grenade), à des Audiences (Guatemala, Charcas, Paraguay, Quito…), et à des capitaineries générales (Chili, Venezuela, Guatemala). Pour entendre une telle hétérogénéité, imaginons que des États se forment aujourd’hui, les uns à partir de vieilles nations et les autres à partir de régions, voire de départements… L’Uruguay devient indépendant avec 40 à 50 000 habitants, le Paraguay avec 200 000. Le Mexique en comptait plus de 7 millions, le Brésil près de 5, la France 30 et la Grande-Bretagne moins de 15. 16 En dépit de leur territoire rogné au profit de circonscriptions promues au rang d’État, Mexico, Lima ou Buenos Aires conservaient leur prestige, un savoir-faire administratif, des habitudes de cour vice-royale ; les ports du Callao et du Río de la Plata attiraient des migrants. Et ces capitales continuaient de penser que leurs frontières légitimes étaient celles de leur plus grande expansion à l’époque coloniale. 17 Ainsi, des 1810, Buenos Aires mène une politique de domination de son arrière-pays, tente par trois fois de s’emparer des mines d’argent du Potosi6 (bientôt boliviennes), et mène une expédition, rapidement défaite, pour s’approprier le Paraguay. Les relations du port avec les provinces de l’intérieur furent l’objet d’affrontement durant près d’un demi-siècle avant qu’un accord ne s’établisse. Durant la même période, Mexico montrait une volonté identique de contrôler l’Amérique centrale, tandis que Lima cherchait à se subordonner les provinces andines qui s’étaient émancipées.

Arrêter des frontières

18 Un principe de droit international fixa les nouvelles démarcations qui fut repris dans le cadre des décolonisations du XXe siècle. Il s’agit de l’uti possidetis de 1810. Le principe en était simple : on convenait d’arrêter les bornes aux limites des circonscriptions coloniales de 1810 ; mais son application fut délicate et son respect hasardeux. L’ensemble de l’espace colonial était mal connu, mal relié, peu peuplé ; des groupes ethniques importants étaient établis de part et d’autre d’une frontière. Autant de contestations possibles et de causes de conflits futurs.

19 Des États en expansion passèrent outre les règles de l’uti possidetis, préférant se réclamer d’une doctrine des frontières naturelles, comme Buenos Aires qui s’agrégea les trois provinces de Mendoza, San Juan et San Luis qui dépendaient auparavant de la

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capitainerie générale du Chili. Quant au Brésil, il accrut son territoire aux dépens de ses voisins jusqu’au XXe siècle. 20 Fidèle à une doctrine d’équilibre des puissances forgée en Europe, Simón Bolívar souhaitait l’émergence d’un petit nombre d’États, complémentaires et de poids équivalent, incités par la force des choses à s’allier durablement : le Mexique dominant l’Amérique centrale, de l’Isthme au Río Grande ; la Grande-Colombie comprenant les États actuels de l’Équateur, de la Colombie, du Venezuela et du Panamá ; enfin, le Brésil. Plus au Sud, la vision bolivarienne devenait moins précise. Fallait-il regrouper le Pérou, le Chili et la Bolivie d’un côté, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay de l’autre ? Ou ne former qu’une entité sous la direction de Buenos Aires que sa situation destinait à l’ouverture sur le monde atlantique ? La décision était d’autant plus difficile à prendre que les « Provinces-Unies du Río de la Plata7 », aussi bien que les pays andins, s’adonnaient à des guerres civiles qui ne permettaient d’imaginer à court terme aucune hégémonie possible de l’un de ces États. 21 Pendant que les dirigeants s’interrogent et désespèrent, des groupes régionaux imposent comme un état de fait leurs intérêts étroits contre les capitales. Le Paraguay proclame son indépendance et s’installe dans l’autarcie, une autarcie à vrai dire imposée par le blocus que Buenos Aires impose à ses exportations qui s’effectuent par voie fluviale. L’audience de Charcas se déclare indépendante, et pour faire accepter cette entorse à la vision géopolitique du Libertador, se donne Bolívar pour héros éponyme8. L’ancien Reino de Quito n’attend que la mort du grand homme, en1830, pour se séparer de la Grande-Colombie et devenir l’Équateur. 22 Une ultime sécession, dans les dernières années du XIXe siècle, aboutit à la création du Panamá9. L’Amérique latine telle que nous la connaissons, des lors en place, ne connaîtra pas les bouleversements de frontières ni de peuplement qu’a subi l’Europe durant la même période.

La guerre et l’État

23 Avant d’en venir à l’histoire des quelques ententes et confédérations qui ont marqué l’Amérique latine depuis deux siècles, j’évoquerai sommairement le rôle que la guerre a pu jouer dans la formation des nouveaux États. La guerre, ou plutôt les guerres d’indépendance furent fondatrices. Mais en guise de nouvel ordre politique et juridique, faisant éclater tous les facteurs de division qui s’exprimaient plus rarement jusqu’alors, elles créèrent l’accoutumance au désordre et à une violence qui n’étaient pas si répandus sous l’ancien régime.

24 En outre, les conflits qui se manifestèrent pendant la première moitié du XIXe siècle mobilisèrent trop peu d’hommes10, mal équipés, mal commandés et très peu formés, pour que les forces militaires représentent et affirment la puissance d’un État. Les armées ne furent guère professionnalisées avant le XXe siècle et, avant cela, il existait peu de distance entre les sociétés civile et militaire11. Un grand nombre de combats n’ont mis en présence que quelques centaines d’hommes, principalement recrutés parmi les peones [journaliers] d’haciendas et de fazendas, ayant a leur tête le maître de la terre, maître des hommes pareillement, qui s’arrogeait le grade de commandant ou de colonel. 25 Ni la guerre ni l’armée n’ont modernisé des États impuissants à lever l’impôt nécessaire au financement de leurs conflits. La fiscalité latino-américaine reposait sur les droits de

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douane, et les revenus variaient selon les cours des produits exportés sur le marché mondial. Une bonne partie du coût de la guerre pesait sur des populations qui ne devaient s’attendre à nulle compensation ni indemnisation. 26 On constate ainsi une privatisation de la guerre : elle est d’abord civile, et elle est alimentée par des troupes de civils qui, de plus ou moins bon gré, se sont improvisés soldats. Mais en ces temps difficiles, la vie quotidienne d’un peón ou d’un gaucho enseignait aussi bien à se servir d’une arme, qu’à supporter les rigueurs de la vie en campagne, à tuer et à mourir s’il le fallait. 27 À la tête de ces forces hâtivement levées, des hommes pour beaucoup sans instruction militaire, les meilleurs d’entre eux, au tempérament de guerrier et a la forte emprise sur leurs hommes, souvent désignés par le terme de caudillos. Ce sont avant tout des chefs de troupes aux bases locales limitées. A tel point que les alliances les plus nombreuses et durables furent celles qui unirent ces dirigeants provinciaux contre un centre, une capitale qui peinait à s’imposer. C’est en grande partie ce schéma qui résume les cinquante premières années d’existence de l’Argentine et cent ans d’histoire de la Colombie.

Confédérations et coalitions

28 Ces préliminaires assez longs étaient nécessaires pour faire entendre que la collusion de quelques États, à visée défensive le plus souvent, plus rarement offensive, n’est pas aussi répandue en Amérique latine qu’elle le serait dans d’autres parties du monde et, quand elle se produit, elle reste de faible portée.

29 Il est difficile de définir ces alliances : elles sont mouvantes, mêlant presque toujours politique extérieure et intérêts régionaux, guerre civile et intervention étrangère. Aussi, des régions font partie d’ententes au même titre que des États. Pour n’en citer qu’un exemple, en 1852, Juan Manuel de Rosas, gouverneur de Buenos Aires, dictateur tenace et président de la Confédération argentine, est défait par une coalition réunissant les provinces argentines de l’intérieur alliées à l’Uruguay et au Brésil. 30 On peut déjà en conclure que le principe d’équilibre des forces, accepté assez unanimement en Amérique, y était entendu de façons différentes : l’équilibre entre des blocs déterminés sur des bases géostratégiques pouvait être défendu par les puissants, qu’il avantageait. Mais pour les États les plus faibles, par leur poids démographique et économique, ou par l’insuffisance de leur structure étatique et leur absence d’intégration, lorsqu’ils ne se résignaient pas à entrer dans l’orbite d’un plus grand, le même souci d’équilibre les poussait à des alliances défensives contre tout voisin plus dynamique et ambitieux12.

Fédération d’Amérique centrale (1823-1839)

31 Un relief difficile, un peuplement hétérogène, des formations historiques dissemblables, justifièrent de fortes différenciations entre les provinces centraméricaines, qui furent soumises à l’empire aztèque. Après la conquête espagnole, elles passèrent sous l’administration de la capitainerie générale du Guatemala, sans pour autant que cette gestion unifiée n’entraînât d’identité ni de nivellement.

32 Lorsque l’Empire mexicain est proclamé, en 1821, le nouvel État s’empresse de remettre la main sur ces régions, certaines s’étant richement développées au cours de la période

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coloniale. Mais deux ans plus tard, l’empereur Iturbide détrôné, la république instaurée, l’Amérique centrale est laissée à sa propre gouverne. Comme l’avaient fait les provinces argentines, ses composantes se rassemblaient en une République fédérale. Dans le Río de la Plata, cette forme d’union rappelait la formation des Pays-Bas ; dans l’isthme, le modèle fut celui des treize colonies nord-américaines13. 33 Après quelques guerres civiles et sécessions, la fédération tiraillée, divisée, impuissante à établir de communication facile entre ses membres, ne disposait pas du poids nécessaire pour se faire respecter des grandes puissances intéressées au franchissement de l’isthme (États-Unis et Grande-Bretagne.). Elle fut dissoute en 1839, ses membres devenant les États indépendants du Nicaragua, du Honduras, du Costa Rica, du Guatemala et du Salvador. 34 Des tentatives de restaurer l’union se produisirent en 1842-1846, en 1852, en 1886-1898, enfin en 1921-1922, sans connaître plus de succès. Les facteurs de division se montraient toujours plus forts que les intérêts communs. Fractionnée, l’Amérique centrale restait aisément contrôlable.

Confédérations du Pérou et de la Bolivie (1835-1839 et 1879-1883)

35 Situés loin des États-Unis et des principaux enjeux géopolitiques de l’époque, les pays andins commencèrent leur existence indépendante de façon paradoxale. Le plus récemment fondé et le plus improbable, la Bolivie, s’affirma en ses débuts plus dynamique, moins divisé, et tout aussi peuplé que les territoires encore dirigés par Lima.

36 Cette réussite fut en partie l’oeuvre d’un dirigeant, le général Andrés de Santa Cruz y Calahumana, dont l’ascendance, espagnole par le père, un officier, aristocratie indienne par la mère, une aymara14, répondait bien aux caractéristiques de ces sociétés nouvelles. Royaliste passé à la cause de l’indépendance et l’un des principaux chefs de l’armée du général San Martín, Santa Cruz devint l’un des hommes forts du Pérou indépendant. Indépendant autant que divisé et ingouvernable. En 1828, après avoir présidé le Pérou pendant deux ans, il est appelé à diriger la Bolivie qui a usé quatre présidents en un an. Il rétablit l’ordre bien vite et entreprend de faire de ce pays enclavé un grand État andin. 37 Il lui faut garantir au pays des issues hors des Andes. La Bolivie est née avec un débouché maritime, un couloir désertique menant de la cordillère occidentale aux ports de Cobija et d’Antofagasta, sur le Pacifique15. Mais, comme ses prédécesseurs16, Santa Cruz souhaite obtenir un débouché sur le Pacifique à partir d’Arica, qui appartient au Pérou. Le port bolivien avait quelques qualités, mais il était le débouché du sud du pays. Or le poids économique et surtout politique de la capitale du Nord, la ville de La Paz, était déjà prépondérant. Le débouché de Cobija s’en trouvait à six semaines de mauvaises routes, alors que l’on atteignait le port d’Arica depuis La Paz en huit jours. 38 La situation politique confuse du Pérou fournit un prétexte à l’intervention bolivienne. En 1835, l’armée de Santa Cruz franchit le Desaguadero afin de rétablir l’ordre, et le maréchal prend en main la destinée des deux pays. Il entreprend un nouveau découpage de l’espace andin : si le Pérou ne parvient à la stabilité, c’est qu’il est composé de parties trop dissemblables. Il faut donc reconnaître qu’il existe deux entités nommées Pérou, et qu’à des titres différents, elles doivent s’agréger à la Bolivie.

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39 Une confédération est décrétée, réunissant désormais trois États : le Pérou Sud, le Pérou Nord et la Bolivie qui comptait alors à peu près autant d’habitants que les deux États péruviens, environ 1,5 million. La Confédération se donne pour noyau le département de La Paz, l’altiplano péruvien et ses marges pacifiques. Au reste, la propagande officielle ne manquait pas de rappeler que tel était bien le coeur de l’empire de Tiahuanaco. 40 Les ambitions de la Confédération se tournaient également vers le bassin du Río de la Plata : alors que son armée (près de 9 000 hommes) guerroie dans le Sud et le Nord contre l’armée chilienne et contre des factions péruviennes, le maréchal de Santa Cruz envoie aussi des forces au Sud de Tarija. Victorieux, il envisageait le rattachement à la confédération des provinces argentines de Jujuy et de Salta, et même celles de Tucumán et de Catamarca. 41 Maître de l’altiplano, il poursuivait un plus vaste dessein visant à constituer autour du noyau andin un glacis qu’il destinait autant à étendre sa puissance qu’a assurer la sécurité de la Confédération contre l’Équateur et la Colombie au Nord, contre l’Argentine au Sud, l’étendue côtière du Pérou ainsi que les progrès de sa marine présentant des garanties suffisantes, croyait-il, contre les visées chiliennes. Il ne semblait pas avoir accordé beaucoup d’intérêt à ses relations avec le Brésil dont le séparaient des terres mal connues17. 42 Ce « super-État », unifié de façon autoritaire (Santa Cruz disposait des pleins pouvoirs), était doté d’une législation moderne (un code civil et un code commercial sur le modèle français), et d’institutions identiques. 43 Cependant, le projet péchait par présomption et défaut de renseignement. Le Chili, jugé de peu de poids, avait consacré ses deux premières décennies d’existence à un effort militaire qui donnait à ce petit pays une marine puissante et une infanterie formée, équipée, disciplinée. Il n’avait pas le choix : laisser s’accomplir le projet de la Confédération était se condamner à moyen terme à devoir s’y agréger en position subalterne. Le Chili n’attendit donc pas que son adversaire potentiel se stabilise et s’affermisse. Il passa à l’attaque et il défait l’armée de la Confédération en une bataille, celle de Yungay, le 20 janvier 1839. 44 En 1839, la Confédération péruvo-bolivienne disparut donc, échouant pour avoir sous- estimé les résistances, internes et étrangères, à sa politique. Après la défaite, la Bolivie dut s’engager à rembourser au Chili une partie de la dette péruvienne, alors qu’elle avait épuisé ses ressources dans un effort militaire sans précédent. Le pays ne s’en remit pas, et fut, une fois pour toutes, relégué au rang d’État de seconde catégorie. 45 Quarante ans plus tard, de nouveaux projets de confédération péruvo-bolivienne furent agités. Mais dans des conditions si critiques qu’aucun des deux États ne se trouva en mesure d’y adhérer. 46 En 1879, la Bolivie n’avait toujours pas entrepris de mettre en valeur son territoire côtier, ni avancé dans ses intentions d’obtenir Arica, et le Pérou vivait des rentes procurées par l’exploitation du guano sans se préoccuper de projets d’avenir. Le Chili avait poursuivi la consolidation de son projet national, défini plus nettement certaines de ses frontières vers l’Est et le Sud, renforcé sa marine et son armée. 47 Dans les années 1860, on découvrit d’importants gisements de salpêtre, de cuivre et d’argent, dans les provinces côtières de la Bolivie et du Sud péruvien. Des entreprises

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britanniques et chiliennes en firent l’exploitation, et des contentieux surgirent au sujet des droits de douane a régler aux États maîtres du sous-sol. Un conflit devint probable. 48 En 1873, la Bolivie et le Pérou signent un traité secret d’alliance défensive contre le Chili. L’Argentine, sollicitée d’y adhérer, pose pour condition que lui soit cédée une partie du département bolivien de Tarija. Elle ne l’obtient pas, l’espoir d’une triple alliance contre le Chili disparaît. Celui-ci passe à l’offensive en 1879. 49 Cette guerre du Pacifique fut de courte durée. Les troupes chiliennes débarquent à Antofagasta le 14 février 1879, s’emparent du littoral bolivien, étendent leurs conquêtes vers le Nord et occupent Lima le 17 janvier 1881. 50 À partir du mois d’avril 1880, l’armée bolivienne se replie sur l’altiplano et n’en sortira plus. Le Pérou, envahi, se résigne à une paix séparée (traité d’Ancón, 20 octobre 1883). La Bolivie accepte une trêve signée le 4 avril 1884. Le traité de paix attendra le 20 octobre 1904. 51 La Confédération projetée ne connut même pas un début d’exécution : qui aurait été en mesure de la conduire ? Après des premiers revers, le président bolivien fut destitué par un coup d’État militaire. Quant au président du Pérou, il annonça qu’il partait à l’étranger pour acheter des armes, et il ne revint pas. Les nouveaux dirigeants ne se soucièrent plus d’union entre les deux États, mais de leur survie politique et de la reconstruction de leur propre pays. 52 La Bolivie avait perdu son littoral, l’État péruvien était vacant, Lima occupée, l’intérieur saccagé par les colonnes chiliennes. L’essor économique du Chili connut alors une accélération remarquable grâce aux revenus des nitrates dont il venait de s’emparer, et il disposait de la maîtrise du Pacifique. 53 Les conséquences de cette guerre pèsent toujours sur les relations difficiles entretenues par ces trois États, la Bolivie continuant de réclamer un accès à la mer18. 54 La confédération de Santa Cruz n’a cependant pas été oubliée ; Carlos Mesa, qui présida la Bolivie de 2003 à 2005, manifeste un vif intérêt pour l’oeuvre du maréchal, et Ollanta Humala, président actuel du Pérou, a déposé à l’Université de la Sorbonne nouvelle un sujet de thèse portant sur « la Confédération Pérou-Bolivie (1836-1839). Histoire et perspective ».

La Triple Alliance (1864-1870)

55 La dernière coalition que j’évoquerai reste la plus célèbre car elle s’est exprimée au cours de la guerre la plus violente qui se soit déroulée en Amérique du Sud. Contemporaine de l’expédition française au Mexique et de la guerre de Sécession aux États-Unis, elle a suscité de l’intérêt jusqu’en Europe.

56 Il existait plusieurs raisons à ce conflit. La première était celle de l’équilibre des forces régionales. Toute tentative brésilienne de contrôler l’Uruguay était tenue par le Paraguay pour un casus belli. Et le président du Paraguay, le maréchal Francisco Solano López, ne cachait pas non plus des ambitions qui le poussaient à s’aventurer en territoire brésilien et argentin. L’autre cause de la guerre était celle du contrôle de la navigation des grands fleuves, Paraguay et Paraná. Il n’était possible de joindre Río de Janeiro au Mato Grosso qu’à partir du río Paraguay : le Brésil ne pouvait donc s’accommoder d’un Paraguay qui lui dicterait ses conditions. Enfin, le gouvernement argentin était en passe de parvenir, enfin, à unifier sa république éclatée, mais le

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Paraguay servait de refuge aux opposants politiques et de soutien aux sécessions régionalistes. Il lui fallait donc mettre fin au régime de Francisco Solano López et donner au pays d’entre les fleuves une leçon telle qu’il ne se risquerait plus à gêner l’unification argentine. 57 En octobre 1864, le Brésil occupe l’Uruguay19. En janvier 1865, c’est un homme favorable au Brésil, Venancio Flores, qui prend le pouvoir à Montevideo, avec l’approbation de Buenos Aires. Les ingérences argentines et brésiliennes en Uruguay persuadent alors Francisco Solano López qu’il en sera de même, bientôt, pour le Paraguay dont l’indépendance ne semble plus assurée. Il envisage alors de rompre son enfermement au cœur des terres en accédant au port de Montevideo, grâce à l’appui des séparatistes des provinces argentines de Entre-Ríos et de Corrientes. 58 En décembre 1864, une armée de 5 000 Paraguayens occupe le Mato Grosso, en avril 1865, elle s’empare de Corrientes, en Argentine, et en juin du Rio Grande do Sul brésilien. En octobre, c’est la retraite. L’opération a coûté 50 000 pertes (tués, blessés, prisonniers). Ce n’est que la première partie d’une guerre de cinq ans. Une deuxième armée araguayenne se reforme. 59 Le 1er mai 1865, le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay signent le traité secret de la Triple Alliance. Des exilés politiques paraguayens se joignent à la coalition, forment la Légion paraguayenne et s’agrégent aux troupes de la Triple Alliance ; leur commandant, le colonel Juan Decoud, présidera le premier gouvernement provisoire à Asunción, avant la conclusion du traité de paix. 60 Le 24 mai 1866, la bataille de Tuyutí fait 20 000 morts ou blessés et détruit l’armée paraguayenne qui parvient à se recomposer plus loin. Des lors, tout le pays n’œuvre plus que pour la guerre qui se déroule sur son territoire20. 61 Une guerre qui s’adapte à un terrain très particulier, dont la guerre du Chaco montrera, au XXe siècle, qu’il est un facteur déterminant qui fait des Paraguayens de redoutables combattants. Le Brésil dispose de la supériorité sur les fleuves grâce à sa marine, il procède à des reconnaissances en partie grâce à des ballons. Les Paraguayens répliquent en édifiant et renforçant une ligne de fortins équipés d’une artillerie importante, quoique disparate. Leur défense repose sur des barrages fluviaux de barges et de chaînes, des torpilles placées dans le courant. S’ajoutent à cela des tranchées, des chevaux de frise, des pièges, une végétation aux épines féroces et de vastes étendues marécageuses, obstacles dans lesquels l’armée de la Triple Alliance perdra beaucoup des siens21. 62 L’année 1867 marque un temps d’arrêt : le président argentin Mitre, qui exerce le commandement de l’armée de la coalition, doit quitter le front pour combattre les soulèvements fédéralistes de ses provinces. Pendant ce temps, l’armée brésilienne est victime du choléra, de la variole et des fièvres contractées dans les marais. 63 Les combats reprennent l’année suivante. En janvier 1869, l’armée paraguayenne à peu près anéantie ne peut empêcher la prise d’Asunción. Pendant plus d’un an encore, le président Francisco Solano López échappe à ses poursuivants, menant une guerre de guérilla comme l’avaient fait avant lui les caudillos des Andes ou de l’intérieur argentin qui pouvaient tenir durant des années de traque, chefs de quelques dizaines d’hommes sans espoir. Il meurt au combat le 1er mars 1870. 64 Cette guerre, qui mettait en présence trois sociétés absolument dissemblables, résumait bien la diversité latino-américaine. Elle avait confronté « le Brésil esclavagiste,

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l’Argentine ou prédomine le travail libre, le Paraguay dont une grande part des moyens de production appartient à l’Etat et une grande part de la population est guaranie22 ». 65 Le Brésil était un empire où Pedro II disposait de pouvoirs étendus et l’aristocratie d’une position dominante ; l’Argentine se partageait entre une société portuaire, marchande, ouverte aux influences internationales, et des provinces rurales où les gauchos, métis et indiens, représentaient l’antithèse de la civilisation rêvée à Buenos Aires. Quant au Paraguay, depuis son indépendance, il n’avait connu que des dictateurs : Gaspar de Francia (1813-1840), son neveu Carlos Antonio López (1840-1862), et Francisco Solano López, qui succéda à son père en 1862. 66 En dépit du soutien affiché par le « géographe libertaire23 », Elisée Reclus, qui assura sa défense dans la Revue des Deux Mondes, le Paraguay n’avait rien du paradis des droits de l’homme24. « Os direitos individuais nao existiam nem na monarquia constitucional escravocrata brasileira, nem na pretensa República paraguaia25. » Le président, et ses proches, disposaient des pouvoirs réels, le parlement se réunissait rarement et ses avis importaient peu. Un contrôle policier s’exerçait sur la population, les opposants pouvaient être exécutés sommairement (ce qui se produisit pendant la guerre pour 400 d’entre eux). De vastes propriétés d’État garantissaient l’autosuffisance du pays. 67 Pendant cinq ans, le Paraguay, qui avait accédé à l’indépendance avec une population de 160 000 à 200 000 habitants (n’espérons pas plus de précisions des données de l’époque), s’est battu contre une coalition, celle de la Triple Alliance, formée du Brésil (10 millions d’habitants), de l’Argentine (1,5 million) et de l’Uruguay (250 000)26. 68 Pour une population totale comprise entre 312 000 et 407 000 habitants, l’armée paraguayenne comprenait, au début de la guerre, 37 bataillons, un total de 35 305 soldats et 3 306 officiers. En six ans de guerre, ce furent 70 à 80 000 hommes engagés, mais les pertes considérables (morts, blessures, maladies, désertions) firent qu’à partir de 1867, l’armée paraguayenne ne comptait que 20 000 hommes contre des forces trois fois supérieures. Ce fut bientôt tout un pays mobilisé contre l’ennemi tandis que ses adversaires peinaient à remplir leurs engagements réciproques. 69 C’est sur le Brésil que reposa l’essentiel de l’effort de guerre de la Triple Alliance. Pour remédier aux difficultés d’enrôlement de l’armée régulière27, on recruta des membres de la Garde Nationale et tous les esclaves de la maison impériale, libérés à cette occasion28.Au total, le Brésil aura mobilisé de 130 000 à 150 000 hommes29. L’Argentine s’était engagée à fournir 15 000 soldats, mais elle eut du mal à les rassembler, les hommes disparaissant à l’annonce de la venue de recruteurs, et ceux qui s’étaient fait prendre désertaient aussitôt sortis de leur province. L’Uruguay alignait une armée de 5 000 hommes en théorie, moins en réalité, dont une partie était formée de Paraguayens en exil. 70 Les pertes du vaincu, le Paraguay, furent considérables, j’y reviendrai. Celles de ses adversaires furent aussi exceptionnelles selon les critères de l’époque. Les morts avaient été moins nombreux au combat, du fait de blessures mal soignées et, surtout, d’épidémies, d’épuisement, de malaria. Un officier brésilien, Henrique d’Avilla, écrivit : « Les deux tiers de nos soldats sont morts à l’hôpital, ou au cours des marches vers le théâtre de la guerre, sans avoir tiré un seul coup de fusil, sans avoir aperçu d’ennemi » 30. 71 Dans le camp argentin, l’incompétence du commandement, les distances à parcourir, la vigueur des rebellions internes, le mauvais état sanitaire de la troupe, expliquent le

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nombre important des pertes : 18 000 soldats seraient morts durant la guerre, et 5 000 autres dans les opérations de répression des soulèvements fédéralistes en Argentine même. S’ajoutent à cela les victimes, nombreuses mais dont le nombre est mal connu, du choléra lors des épidémies de 1867 et de 1868. Le total des pertes est évalué à près de 30 000 pour une population totale de 1 836 490 [selon le recensement de 1869], soit 1,63 %31. 72 Le Brésil a perdu de 25 à 50 000 hommes au combat, et un nombre comparable du fait des épidémies. Il a définitivement neutralisé la menace paraguayenne, mais la guerre, la plus importante jamais menée par le pays, a affaibli le régime impérial, et posé en des termes nouveaux les questions de la professionnalisation de l’armée, de la citoyenneté et de l’esclavage. En 1871, une loi libère les enfants à naître des esclaves (« liberté des ventres »), et l’esclavage est aboli en 1888. L’année suivante, des officiers, anciens combattants de la guerre du Paraguay, mettent fin à l’empire et instaurent un régime républicain32. S’ils n’hésiteront pas à réprimer brutalement toute dissidence intérieure, les militaires ne se risqueront plus à guerroyer contre les pays voisins, non par refus du combat (des corps expéditionnaires brésiliens ont participé à plusieurs guerres extérieures à l’Amérique) mais parce que l’action diplomatique est apparue plus sûre. 73 En Argentine, les conséquences politiques sont aussi lourdes. Bartolomé Mitre perd le pouvoir au profit de son principal rival, Faustino Sarmiento. Le financement de la guerre, faute de souscriptions et de dons volontaires, a été assuré par des prêts de la banque de Londres (Barings et Rothschild) qui accroissent la dépendance de l’Argentine à l’égard de la finance britannique33. 74 Les effets les plus graves furent diplomatiques. En s’alliant au Brésil, l’Argentine avait provoqué l’hostilité des hispano-américains ; au cours de la guerre, elle omet de manifester sa réprobation à l’égard de l’expédition française au Mexique, et de condamner l’Espagne dont la marine s’empare des îles Chinchas (péruviennes) et bombarde Valparaiso en 1866, après avoir repris Saint-Domingue. Pour longtemps, l’Argentine fut accusée par les États voisins de favoriser les ambitions européennes aux dépens de la solidarité latino-américaine. 75 Cependant, la guerre marquait la fin des dissidences internes, et l’appartenance à la République argentine des provinces de Corrientes et d’Entre-Ríos ne fut plus remise en question. Le pays put désormais se consacrer à une expansion qui va faire d’un territoire peuplé par moins d’un demi-million d’habitants à l’indépendance l’une des trois principales puissances de l’Amérique latine en 1900. 76 Malgré l’ampleur de sa défaite, l’existence du Paraguay n’a pas été remise en question. Les troupes brésiliennes évacuent le Paraguay en juin 1876, et les troupes argentines en novembre 1878. Le pays est amputé de 40 % de son territoire, mais le Paraguay, exsangue, survit indépendant. 77 Le traité de 1865 stipulait que les vainqueurs exigeraient du Paraguay le règlement du coût de la guerre en faveur des États alliés, également pour leurs ressortissants. Sur ce dernier point, les données font défaut. Quant aux dettes d’État, elles ne furent jamais réglées ; en 1942, l’Argentine et le Brésil abandonnèrent officiellement toute prétention à être indemnisés. 78 La question la plus importante reste celle du coût humain de la défaite. Le pays fut ruiné, mais combien sont morts et comment le pays put-il récupérer de ce ravage ? Des chercheurs continuent d’écrire que le Paraguay aurait perdu 60 % de sa population et

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90 % des hommes en âge de combattre34, alors que des évaluations, qui valent à leurs auteurs les foudres des tenants d’un génocide, évaluent le maximum de pertes à 18 % de la population, entre morts au combat, victimes d’épidémies et de disettes, émigrations forcées ou volontaires35. La question n’est pas de remettre en question l’acharnement de la guerre –d’autres conflits américains ont montré la cruauté de ces affrontements entre voisins –, mais on conçoit mal comment un pays pareillement saigné serait parvenu à retrouver un niveau démographique d’avant-guerre en une génération et un potentiel guerrier qui lui permit d’étriller son adversaire pendant la guerre du Chaco36. 79 Dans les années 1970, au temps des dictatures militaires établies dans le Cône Sud et les Andes, s’est étoffée la thèse d’une histoire manipulée par les intérêts britanniques : le Paraguay devait être vaincu pour le plus grand profit de la City37. Pourtant bien diffusée, cette thèse ne tient pas ; les meilleurs soutiens du Paraguay ont été britanniques, et son existence ne gênait en rien l’expansion du capitalisme. Pas davantage que l’Albanie d’Enver Hojda n’a fait trembler l’impérialisme américain, 300 à 400 000 Paraguayens, habitués à l’autarcie et la frugalité, ne pouvaient représenter une menace ni un marché à conquérir. 80 Le fin mot de l’histoire est donné par l’un des spécialistes de l’histoire d’Amérique latine : Francisco Solano López “made an enormous gamble and lost38”. Le dirigeant paraguayen fit le pari de la supériorité militaire de son pays sur l’armée brésilienne – la durée de la guerre et son prix pour ses adversaires montrent que cette valeur était bien réelle, et la Guerre du Chaco donnera des preuves encore plus indéniables du talent militaire paraguayen. Mais il fit aussi le pari qu’il n’aurait jamais à combattre qu’un adversaire à la fois et que les dissensions internes de l’Argentine paralyseraient son action. Ce fut probablement son erreur la plus grave : les temps anarchiques des lendemains de l’indépendance touchaient à leur fin.

Conclusions

81 La plupart des conflits latino-américains ont eu pour cause la dispute de frontières imprécises39 ou la remise en question d’un équilibre entre des États trop faibles pour se poser en meneurs du sous-continent. Quelques décennies ont suffi pour que le coût de ces guerres et l’absence de bénéfice qui s’en est suivie découragent tout système d’alliance qui aurait entraîné le risque de conflits comparables à celui de la Triple Alliance. Les guerres n’ont pas disparu mais n’ont plus opposé chaque fois que deux adversaires, dans des campagnes limitées. La brutalité et la durée de la guerre du Chaco (1932-1935) font figure d’exception. Au XXe siècle, la plupart des guerres latino- américaines n’ont duré que quelques jours, ont peu touché les populations civiles et n’ont pas entraîné de lourdes pertes dans les rangs de l’armée40. La paix civile ne s’est pas établie pour autant ; les sociétés d’Amérique centrale, du Pérou ou de Colombie sont (ou ont été) récemment des sociétés en guerre.

82 Il resterait à évoquer les relations de l’Amérique latine avec les puissances extérieures, un registre dans lequel s’établit une autre dimension des alliances. 83 Au XIXe siècle, la plupart des gouvernants partageaient une vision hiérarchisée du monde, qui était celle des élites européennes. Ils admettaient que le concert des nations rassemblât de grandes puissances et de jeunes nations, auxquelles on appliquait sans nuance la métaphore familiale, les unes ayant encore besoin de la tutelle des autres pour accéder à l’âge adulte. C’est en vertu de ce poncif, mais aussi en réaction

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désespérée à l’impossibilité de parvenir à la paix civile, voire pour garantir des intérêts plus égoïstes, que certains firent appel à des interventions nord-américaines ou européennes. En 1863, les conservateurs mexicains favorisaient l’intervention du corps expéditionnaire français. Peu de temps après, le président de l’Équateur, Gabriel García Moreno, sollicitait le protectorat du Second Empire sur son pays déchiré41. Durant la guerre du Pacifique, la Bolivie vaincue connaissait la tentation de recourir à la protection d’un Grand, celle des États-Unis42. 84 Parallèlement, les États de la vieille Europe n’hésitaient pas à s’unir pour rappeler à l’ordre les jeunes États en retard d’une dette ou d’une réparation. Le Río de la Plata fut ainsi soumis à des blocus français et britanniques, celui conduit par la France en 1838-1840 ayant été particulièrement ruineux. 85 En 1864, l’Espagne occupait les îles Chinchas qui fournissaient au Pérou son principal produit d’exportation, le guano. Par cette intervention, elle se retrouvait pour deux ans en guerre contre le Pérou, mais aussi contre le Chili, la Bolivie et l’Équateur. La Unión Ibero-americana formée de ces quatre pays obtint bientôt le soutien de la plupart des États sud-américains et rassembla une opinion publique qui commençait à s’exprimer. Aucun américanisme efficient ne résulta de cette « Guerre du Guano », mais la mobilisation des États latino-américains contre une puissance européenne en 1865 apparut comme une répétition de ce qui se passa en 1982, durant la guerre des Malouines.

NOTES

1. MERCOSUR, ALENA, ALBA, CAN, UNASUR… Respectivement : Marché commun du Sud formé de l’Argentine, du Brésil, de l’Uruguay, du Paraguay et du Venezuela, auxquels sont également associés le Chili, la Bolivie, le Pérou, la Colombie et l’Équateur. Accord de libre-échange nord-américain qui associe le Mexique aux États-Unis et au Canada. Alliance bolivarienne pour les Amériques qui regroupe la Bolivie, l’Équateur, le Venezuela, le Nicaragua et Cuba. Communauté andine des nations (Bolivie, Pérou, Equateur, Colombie). Union des nations sud-américaines, qui intègre le MERCOSUR et la CAN. 2. Sur les projets les plus cohérents, ceux d’Hernán Cortes, consulter Christian Duverger, Cortes, Paris, Fayard, 2001. 3. A l’exception des Guyanes, des Antilles et du Canada. 4. Pour suivre les débuts de la puissance des États-Unis, consulter Marie-Jeanne Rossignol, Le ferment nationaliste. Aux origines de la politique extérieure des États- Unis, 1789-1812, Paris, Belin, 1994. 5. C’était l’objectif du Congres de Panamá, convoqué par Bolívar en décembre 1824, et réuni deux ans plus tard.

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6. Sur l’importance mondiale de ces mines qui explique l’obstination des Argentins, lire E. Le Roy Ladurie, J.-N. Barrandon, B. Colin, M. Guerra, C. Morrisson, « Sur les traces de l’argent du Potosí », Annales E. S. C., 1990, vol. 45, n°2, p. 483-505. 7. Première appellation de la République argentine, sur le modèle des Provinces-Unies des Pays-Bas, autre exemple d’émancipation de la tutelle espagnole. Geneviève Verdo, L’indépendance argentine entre cités et nation, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004. 8. L’audience de Charcas, aussi nommée Haut-Pérou, s’appellera República Bolívar avant de devenir la Bolivie. 9. C’est l’une des conséquences de la Guerre des Mille Jours, d’octobre 1899 à novembre 1902. 10. En 1830, l’armée vénézuélienne ne compte pas plus de 1 000 hommes (Leslie Bethell, Cambridge History of Latin America, Cambridge University Press, 1985, vol. 3, p. 520). 11. Alain Rouquié, Pouvoir militaire et société politique en République argentine, Paris, PFNSP, 1978. 12. Les États d’Amérique centrale se sont créés en réaction contre la tutelle du Mexique, l’Équateur a voulu ne dépendre ni de Lima ni de Bogotá ; la Bolivie décida d’exister sans Lima ni Buenos Aires ; le Paraguay ne voulut plus appartenir au Río de la Plata ; l’Uruguay devait son existence à la nécessité de placer une marche entre le Brésil et l’Argentine… On conçoit que les luttes d’indépendance d’avec l’Espagne ont masqué souvent des volontés d’émancipation locales. 13. À propos de l’influence constitutionnelle des États-Unis en Amérique latine, je renvoie le lecteur aux lignes féroces que Tocqueville a consacrées à l’adoption, par la République mexicaine, d’une constitution sur le modèle nord-américain (De la Démocratie en Amérique, Tome 1, chap. VIII). 14. Groupe ethnique centré autour du lac Titicaca au Pérou et en Bolivie, également présent dans les Andes chiliennes et argentines. 15. En direction de l’Atlantique, il existe bien des fleuves, mais les affluents de l’Amazone sont coupés de rapides, et la navigation sur le Pilcomayo, un affluent du Paraguay qui devrait permettre le débouché au Río de la Plata, reste théorique ; son cours n’est pas reconnu entièrement a la fin du XIXe siècle. 16. Le premier, le maréchal Sucre, dès avant la proclamation de l’indépendance (Archivo nacional de Bolivia, fondo Independencia). 17. Ces conceptions seront reprises et théorisées au début du XIX e siècle, par Jaime Mendoza (El macizo andino). 18. Accès qu’elle a été bien près d’obtenir en 1979. Le 30 octobre, un vote de l’OEA lui en reconnaît le droit. Seul le Chili a voté contre. Mais dans la nuit de la Toussaint, un coup d’État militaire renverse le gouvernement civil qui avait emporté cette victoire diplomatique. Tout fut à recommencer. 19. L’Uruguay compte parmi ses habitants environ 10 % de Brésiliens, gauchos du Rio Grande do Sul, propriétaires de près de 30 % des terres d’élevage en Uruguay et soucieux de pouvoir franchir la frontière sans restriction pour mener leurs troupeaux au Brésil. Leslie Bethell, The Paraguayan War (1864-1870), ILAS, Londres, 1996, p. 2. 20. Plusieurs ouvrages soulignent le rôle fondamental des femmes dans le domaine économique ainsi que leur présence au sein des armées. Le premier point est une nouveauté ; en Amérique latine, la plupart des conflits n’impose pas une conscription si

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rigoureuse qu’il ne reste plus d’hommes dans les campagnes et les manufactures. Mais il s’est toujours trouvé des femmes dans toutes ces armées pré-modernes qui n’isolent pas les hommes de leurs compagnes. Un camp militaire comprend forcément un certain nombre de femmes et d’enfants. Cf. Barbara J. Ganson, “Following Their Children into Battle : Women at War in Paraguay, 1864-1870“, in The Americas, vol. 46, 1990, p. 335-371. 21. Parmi les autres innovations de ce conflit, figurent la création d’une presse destinée aux armées, certains journaux paraguayens étant rédigés en guarani, et l’utilisation de la photographie. La Guerre de la Triple Alliance, avec celles de Crimée et de Sécession, est l’un des premiers conflits photographiés. André Amara de Toral, “Entre retratos e cadáveres : a fotografia na Guerra do Paraguai“, in Revista brasileira de História, Sao Paulo, 1999, n° 19, p. 283-310. Hérib Caballero Campos et Cayetano Ferreira Segovia, “El Periodismo de Guerra en el Paraguay (1864-1870)“, Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Coloquios, Puesto en línea el 01 febrero 2006, consultado el 19 agosto 2013. URL : http://nuevomundo.revues.org/1384; DOI : 10.4000/nuevomundo.1384. 22. Le Brésil comptait alors un pourcentage d’esclaves supérieur à celui des États-Unis (entre un quart et un cinquième de la population). Le Paraguay, qui n’avait pas aboli l’esclavage, comptait aussi un certain nombre de Noirs parmi ses combattants. La participation des guaranis à la guerre est certaine et importante, mais elle est moins connue que celle de la guerre du Chaco (1932-1935). 23. Pour reprendre le titre d’un numéro spécial que lui a consacré la revue Hérodote. 24. « Quels que soient les divers intérêts en jeu dans ce conflit, c’est entre l’oligarchie esclavagiste et la démocratie républicaine qu’a lieu la véritable guerre. […] Ce funeste traité qui associait deux républiques a l’empire pour la conquête d’une autre république. » Elisée Reclus, in La revue des Deux Mondes, 1868. 25. André Amaral de Toral, “A participação dos negros escravos na guerra do Paraguai“, Estudios Avançados, 9 (24), 1995, p. 295. 26. Leslie Bethell, The Paraguayan War (1864-1870), Op. cit. p. 6. À partir de 1868, tous les Paraguayens de sexe masculin, de 10 à 60 ans, furent mobilisés. 27. Les inégalités sociales au Brésil étaient telles que les hommes de familles aisées échappaient à la conscription, ou devenaient officiers par leur statut même, et accaparaient les services de plusieurs soldats en tant que domestiques. 28. Il n’existe cependant pas de données statistiques qui permettent d’établir avec certitude le nombre des esclaves dans l’armée. Les évaluations varient de 5,5 % à 7 % d’une armée de 123 150 hommes. André Amaral de Toral, Op. cit., p. 292 29. Diego Abente, “The War of the Triple Alliance : Three Explanatory Model“, Latin American Research Review, vol. 22, No. 2 (1987), p. 52. 30. Cité par Hernán Santivanez Vieyra, Resena de Maldita guerra. Nueva historia de la Guerra del Parguay (por Francisco Doratioto), 2004. 31. F. J. McLynn, “Consequences for Argentina of the War of Triple Alliance 1865-1870“, The Americas, vol. 41, No. 1 (Jul., 1984), p. 81-98. 32. Cristina SCHEIBE WOLFF, « L’historiographie brésilienne de la guerre du Paraguay », in Luc Capdevila, Nicolas Richard, Capucine Boidin, Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, Paris, ColIibris, 2007, p. 125.

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33. “Unlike other Latin American countries, Paraguay autofinanced its war.“ Miguel Angel Centeno, “War & Taxation in Nineteenth-Century Latin America“, American Journal of Sociology, vol. 102, No. 6 (mai 1997), p. 1582. 34. Capucine Boidin, « Pour une anthropologie et une histoire régressive de la guerre de la Triple Alliance, 2000-1870 », in Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, Op. cit., p. 157. 35. Vera Blinn Reber, « Comment on « The Paraguayan Rosetta Stone » », in Latin American Research Review, vol. 37, No. 3 (2002), p. 129-136. Leslie Bethell, avec raison et mesure, fait remarquer qu’un taux de 15 a 20 % de pertes “are enormously high percentage by the standards of any modern war“ (The Paraguayan War (1864-1870), Op. cit. p. 9). 36. Le Paraguay ravagé n’a pas été en mesure de comptabiliser ses pertes ; avant la guerre, comme après d’ailleurs, les recensements ne répondent pas aux exigences statistiques actuelles. Les chercheurs procèdent donc à des calculs appliquant aux données dont on dispose des projections plus ou moins risquées. Partant de l’hypothèse la plus extrême (60 % de morts), et pour expliquer que la population du Paraguay se soit reconstituée en 25 ans, il faudrait lui reconnaître un taux de croissance de 3 % par an. Outre que les structures familiales et économiques avaient été désorganisées par la guerre, un taux de croissance aussi élevé, dans un pays qui ne pouvait faire appel à une forte immigration, ne s’observe qu’en période de transition démographique, après le recul de la mortalité et avant la maîtrise de la fécondité. En situation pré transitoire, on tourne plutôt autour de 1 % ; il faut alors 70 ans pour parvenir à un doublement de la population. 37. La thèse est présentée par Leon Pomer, La guerra del Paraguay. Estado, política y negocios, Buenos Aires, Colihue, 2008. En dépit des prêts consentis au Brésil et à l’Argentine par Rothschild et Barings, l’essentiel de l’effort de guerre a été financé par les pays belligérants et les emprunts n’ont représenté respectivement que 15 et 20 % de leurs dépenses. Dix ans après la fin du conflit, les sommes engagées au Paraguay ne représentaient que 1 % du total des investissements britanniques en Amérique latine. Leslie Bethell, The Paraguayan War (1864-1870), Op. cit. p. 15-27. 38. Leslie Bethell, Op. cit. p. 4. 39. Les derniers conflits ont été réglés par un arbitrage de la papauté (délimitation des frontières de la Terre de Feu entre l’Argentine et le Chili, en), ou des négociations entre les belligérants (la guerre de 1995 entre l’Équateur et le Pérou réglée en 1998). Il subsiste encore des litiges territoriaux entre le Venezuela et le Guyana, entre le Venezuela et la Colombie, entre Guatelama et Belize, ainsi qu’en Antarctique. Yves Saint-Geours, « L’Amérique latine dans la géopolitique mondiale », in Pouvoirs, Paris, 2001, n°98, p. 8. 40. « Guerre du football » entre le Honduras et le Salvador, en juillet 1969, guerre du Cenepa entre le Pérou et l’Équateur en janvier-février 1995. 41. Cf. Marie-Danielle Demélas et Yves Saint-Geours, Jérusalem et Babylone. Politique et religion en Amérique du Sud, le cas de l’Equateur, Paris ERC, 1988, p. …. 42. « Si jusqu’aujourd’hui, nous n’avons pu trouver remède à nos révolutions et à nos tyrannies, et si nous ne pouvons non plus nous protéger de la convoitise de nos voisins, mettons-nous sous la protection d’un grand peuple » (El Comercio, La Paz, n°374, 1er août 1879).

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RÉSUMÉS

L’Amérique latine offre peu d’exemple de coalitions. La formation complexe et disparate des États indépendants et la faiblesse d’armées qui furent longues à se professionnaliser expliquent que la collusion de quelques États, à visée défensive, plus rarement offensive, ne fut pas aussi répandue en Amérique latine qu’elle l’a été dans d’autres partie du monde. Trois régions ont noué des ententes qui ont abouti à des affrontements sur le champ de bataille : l’Amérique centrale, les Andes, le Río de la Plata et son hinterland. Le coût de certaines de ces guerres — guerre du Pacifique (1879-1883), et surtout guerre de la Triple Alliance (1865-1870) — a incité l’Amérique latine à régler ses conflits par la voie diplomatique, des arbitrages ou des guerres limitées à deux belligérants.

Latin America offers few examples of coalitions. The complex and disparate forming of independent states and the weaknesses of armies that were slow to be professionalized explain why the collaboration of some states, seen as defensive, rarely offensive, was not as widespread in Latin America it has been in other parts of the world. Three regions have developed ententes that led to clashes on the battlefield : Central America, the Andes, the Rio de la Plata and its hinterland. The cost of some of these wars--War of the Pacific (1879-1883), and especially War of the Triple Alliance (1865-1870)-- has led Latin America to resolve its conflicts through diplomaticchannels, arbitration or wars limited to two belligerents.

INDEX

Mots-clés : Alliances, Pérou, Brésil, Mexique, Bolivie - Rio de la Plata, Simon Bolivar

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La Grande Guerre du Canada la sanglante émergence d’une nation sur la scène internationale The Great War of Canada: the bloody emergence of a nation on the international stage

Carl Pépin Traduction : Robert A. Dougthy

1 Dans la foulée des commémorations du centenaire des années de la Grande Guerre à l’échelle planétaire, la société canadienne fera également son examen historique et mémoriel de ces terribles années. Bien que loin, de par la distance nous séparant des anciens champs de bataille, et par l’implacable usure du temps, la Grande Guerre des Canadiens continue de marquer l’imaginaire collectif.

2 Comme les Européens, les Canadiens réalisent qu’ils sont également tributaires d’un lourd devoir de mémoire. Même si l’on peut penser qu’il se voudra tout aussi humble qu’évocateur du drame d’une jeune nation, ce devoir de mémoire adoptera diverses avenues. D’une part, l’État canadien prendra sous sa responsabilité les grandes cérémonies officielles, avec en avant-scène la bataille de Vimy comme symbole catalyseur de cette mémoire canadienne de la Grande Guerre. D’autre part, ces années commémoratives verront les Canadiens, au plan individuel comme à travers des associations et sur les bancs d’école, aborder la guerre la plus sanglante de leur histoire en y invoquant des chapitres particuliers, chapitres qui rappelleront le sacrifice d’individus, de collectivités régionales et d’unités militaires. 3 D’ailleurs, nous pensons que ce devoir de mémoire à la canadienne du centenaire de la guerre de 1914-1918 a débuté avec un événement aussi triste qu’inattendu. En effet, le 18 février 2010, à l’âge de 109 ans, décédait John Foster Babcock, le dernier vétéran canadien de la Première Guerre mondiale. À l’instar de la disparition de Lazare Ponticelli, le dernier des Poilus français, la mort de John Babcock évoque la fin d’une époque déjà lointaine aux générations actuelles. C’était un temps où 650 000 hommes et femmes avaient répondu à l’appel du devoir, dans une guerre qui fut une boucherie sans nom. Des Canadiens de toutes origines, francophones et anglophones, volontaires comme conscrits, s’étaient rendus en Europe combattre dans des conditions qui dépassaient l’entendement.

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4 C’est dans ce contexte que cet article se présente comme un simple tableau rétrospectif des événements ayant marqué la Grande Guerre du Canada, ce à quoi s’intéressera la société canadienne dans les années à venir. De la bataille de Saint-Julien sous les gaz en passant par la Somme, au symbole incontournable de Vimy, dans l’océan de boue de Passchendaele et jusqu’a la dernière et dure épreuve de la campagne des Cent-Jours, l’intérêt public pour l’histoire des militaires canadiens de la guerre de 1914-1918 retrouvera un souffle nouveau. Voici un aperçu de ces quelques chapitres.

L’appel aux armes : l’innocence d’une réponse enthousiaste

5 La guerre européenne qui avait débuté en août 1914 s’était rapidement transformée en un conflit de dimension mondiale. Les Canadiens qui suivaient les manchettes l’avaient observé, mais ils étaient loin de se douter que l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand d’Autriche-Hongrie, le 28 juin, allait provoquer une déflagration mondiale. Leurs journaux avaient traité l’incident, mais les événements liés à la politique et à l’économie nord-américaines attiraient davantage l’attention d’un public peu au fait des réalités européennes. Autrement dit, la vie suivait son cours.

6 Cependant, une première question vient à l’esprit. Dans quelle mesure les Canadiens de l’époque pouvaient-ils, à partir d’informations souvent fragmentaires dues à la distance et au manque d’intérêt pour les affaires européennes, saisir toute la complexité du jeu d’alliances politiques, des rivalités économiques et des disputes coloniales ? De plus, comment pouvaient-ils se douter un moment que cette course aux armements entre les puissances européennes, entamée depuis le dernier quart du XIXe siècle, allait déboucher en une guerre généralisée à la moindre provocation ? 7 Ces quelques questionnements introductifs n’évoquent qu’en surface le caractère singulier de l’entrée en guerre du Canada. D’abord, rappelons qu’en réaction à l’invasion de la Belgique, le 4 août, la Grande-Bretagne déclarait peu de temps après la guerre à l’Allemagne. Ce faisant, le gouvernement de Londres entraînait automatiquement dans le conflit tous les Dominions et possessions de l’Empire britannique, ce qui incluait le Canada. 8 Bien qu’officiellement indépendant depuis le 1er juillet 1867, le Dominion du Canada n’était pas maître de sa politique étrangère (il ne le sera qu’en 1931). Étonnamment peut-être, le fait que le Canada soit, contre son gré, en état de guerre avait été un événement relativement bien accueilli d’un bout à l’autre du pays. Que ce soit dans la très « française » ville de Québec jusqu’à la très « britannique » ville de Toronto, les Canadiens d’un océan à l’autre avaient pris acte de la situation avec un certain enthousiasme, dans ce qui nous apparaît comme d’une reproduction à petite échelle de l’Entente cordiale observée en Europe, entre la France et la Grande-Bretagne1.

De Valcartier à Saint-Julien : la mobilisation du Corps expéditionnaire canadien

9 Hormis lors d’une participation limitée à la Seconde Guerre des Boers en Afrique du Sud (1899-1902), le Canada n’avait été que peu impliqué dans des événements d’envergure internationale et ne disposait, pour ainsi dire, d’aucune expertise pour ce

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qui a trait à la levée puis au déploiement de troupes à l’échelon d’une brigade ou plus en dehors du territoire national. Mais tandis que les armées européennes s’affrontaient, le Canada de 1914 allait de l’avant avec la mobilisation de ses forces.

10 À cette époque, le Canada disposait d’une Milice active permanente (armée d’active) de 3 000 hommes et d’une Milice active non permanente (force de réserve) de 60 000 individus sur le papier2. Parmi ces derniers, nombreux étaient ceux n’ayant jamais touché à un fusil. Malgré tout, et dans un désir d’encadrer l’afflux de volontaires, le gouvernement fédéral créa ce qui allait devenir le Corps expéditionnaire canadien. 11 L’homme responsable de lever cette force était le ministre de la Milice Sam Hughes. Hughes avait fait mettre sur pied, en septembre, le camp militaire de Valcartier au nord de la ville de Québec. Les autorités choisirent ce site afin d’y rassembler les dizaines de milliers de recrues immédiatement disponibles et les former en bataillons. Ces dernières avaient donc rejoint le site et reçu un entraînement sommaire avec les moyens du bord. 12 Et dans une atmosphère ou les enthousiasmes se mêlaient avec un chaos administratif réel, étant donné que le ministre Hughes avait rejeté le plan de mobilisation initial de l’armée canadienne, mis en place par l’état-major britannique, le Canada était parvenu à expédier en Angleterre, dès octobre, un premier contingent épars d’environ 32 000 hommes3. Ce serait sa première contribution militaire à la cause des Alliés. 13 Si, pour les uns, l’entraînement à Valcartier avait été difficile, ce ne serait qu’un avant- goût des conditions pénibles dans lesquelles le premier contingent allait s’exercer, dans la sinistre plaine de Salisbury, au centre sud de l’Angleterre à la fin de 1914 et au début de 1915. Pluies, vents et marées de boue formaient le lot quotidien de ces hommes qui, à peine quelques semaines auparavant, étaient encore des journaliers, des paysans, des commis ou des étudiants. De cet ensemble disparate de soldats, et en dépit d’un manque d’instructeurs qualifiés4, on allait constituer la 1re Division d’infanterie canadienne, la première de quatre divisions qui serviront sur le continent. 14 Au même titre que les combattants européens, les soldats canadiens qui étaient déployés dans le secteur d’Ypres en Belgique, au printemps de 1915, avaient fait face à la terrible réalité de la guerre de positions. Face à un ennemi situé à quelques centaines de mètres, dans des tranchées remplies d’eau, sous les obus s’abattant sporadiquement, les Canadiens avaient expérimenté une forme de guerre qui était radicalement loin de l’image glorieuse qu’ils s’en étaient faite, ou qui leur avait été inculquée5. 15 Ce baptême du feu dans les tranchées du funeste saillant d’Ypres, en avril 1915, avait été d’autant plus accablant, car les Canadiens avaient goûté à une nouvelle médecine, celle de l’arme chimique. Profitant d’un vent favorable, les Allemands avaient en effet lâché, le 22 avril, quelque 160 tonnes de gaz de combat sous forme de chlore vers les positions tenues par les troupes canadiennes et françaises6. En dépit de la panique causée par cette arme relativement méconnue, les Canadiens avaient été obligés de combattre. Improvisant des moyens plus que rudimentaires pour se protéger, par exemple en urinant dans un mouchoir – tampon appliqué sur la bouche, les soldats de la 1re Division étaient parvenus à colmater une brèche de plus de cinq kilomètres qu’avait ouverte l’ennemi dès les premières heures de la bataille. Toutefois, le prix à payer s’avérait énorme, dans la mesure où les comptes-rendus officiels d’après bataille faisaient état de pertes frôlant le tiers des effectifs d’infanterie dans la 1re Division7.

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16 Au sortir de ce premier affrontement nommé ultérieurement la bataille de Saint-Julien, les troupes canadiennes commençaient à acquérir une certaine réputation, malgré un amateurisme évident constaté à tous les échelons de la chaîne de commandement divisionnaire. Pour les observateurs et commentateurs étrangers, les troupes canadiennes se fondaient jusque-là dans l’ensemble des forces britanniques. Cela était vrai sur un plan opérationnel, mais la performance des Canadiens, qui avaient sauvé la situation à Ypres8, avait amené les observateurs à considérer progressivement le caractère national distinct de cette petite force en expansion9. Le prix à payer avait certes été élevé pour ces hommes qui, rappelons-le, étaient des civils à peine quelques mois auparavant, et qui, par-dessus tout, venaient de se rendre compte de ce qu’était la guerre.

Vers la Somme

17 Avec Ypres, le Canada venait de goûter amèrement à ce qui allait devenir la caractéristique de la guerre de 1914-1918. C’était la guerre des tranchées, une guerre d’usure dans laquelle les belligérants tentaient de s’emparer du dispositif de tranchées ennemi. Dans quel but ? Celui d’user les forces de l’adversaire et de percer son front, dans l’espoir que la guerre en rase campagne puisse reprendre.

18 Entre-temps, les Canadiens continuaient à s’enrôler, grossissant ainsi les effectifs du Corps expéditionnaire. Les lugubres nouvelles d’Ypres qui parvenaient à passer à travers les mailles de la censure n’avaient pas découragé pour autant d’autres Canadiens à s’engager. Cela était vrai, à tel point qu’un second contingent était parti en Europe en ce début de 1915. Ces soldats allaient former la 2e Division d’infanterie. Après les entraînements d’usage en Angleterre, cette division allait rejoindre la 1re en France, en septembre. Ce faisant, la présence de deux divisions d’infanterie sur le front allait permettre la formation tactique du Corps canadien, toujours sous commandement britannique, en l’occurrence du lieutenant-général E. A. H. Alderson, qui commandait jusque-là la 1re Division. 19 Par ailleurs, l’hiver 1915-1916 avait été relativement « tranquille » pour le nouveau Corps canadien, toujours cantonné dans le saillant d’Ypres. Cependant, le froid, la neige, la pluie et l’accumulation de boue s’avéraient tous autant de contraintes mettant à rude épreuve le moral des combattants. Toujours est-il que le Corps canadien prenait du volume. Une 3e Division venait s’y joindre en décembre, puis une 4e au mois d’août de l’année suivante. 20 Le Corps se composait désormais de quatre divisions d’infanterie sous le commandement du lieutenant général britannique Julian Byng, au moment où s’engageait la bataille de la Somme pour les Canadiens, en septembre 1916. À cette date, des milliers d’entre eux étaient déjà morts, blessés ou portés disparus. Cela n’empêchait pas que les généraux alliés, dont les armées augmentaient tant en effectifs qu’en quantité de matériels disponibles, souhaitaient percer le front tout en usant les troupes de l’adversaire. 21 Les deux premières années de guerre avaient en ce sens été plus que frustrantes. Devant l’apparente impossibilité de percer le front ennemi, non seulement il fallait augmenter la quantité de canons, de mitrailleuses et de matériels de toutes sortes, mais il s’avérait impératif de raffiner les tactiques de combat, notamment celles de l’infanterie. Cette dernière était appelée à travailler de concert avec l’artillerie, dont il

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importait d’améliorer l’efficacité du tir, sans parler de la nécessaire coopération avec la force aérienne. L’entraînement et l’encadrement des troupes allaient donc en s’intensifiant. De plus, à mesure qu’avançait la guerre, les troupes se voyaient dotées d’un matériel de plus en plus sophistiqué, comme des fusils-mitrailleurs, des mortiers et des grenades afin d’accroître leur puissance de feu, dans les situations ou l’artillerie ne pouvait à coup sûr intervenir10. 22 C’est dans ce contexte que le Corps canadien recomposé était appelé à intervenir. Les Alliés avaient en effet prévu de lancer une série d’offensives au cours de l’été de 1916. L’idée étant de frapper l’ennemi sur tous les fronts afin de contraindre autant que possible le déploiement de ses renforts. En France, cela se traduisait par une offensive combinée franco-britannique le long de la rivière de la Somme, en Picardie, qui constituait alors le point de jonction des armées alliées. 23 La bataille de la Somme était donc engagée depuis le 1er juillet, sans qu’aucune percée notable soit constatée. Dans les faits, cette offensive prenait la forme d’une succession d’engagements locaux s’étirant sur des semaines. Il est admis que la première journée de l’offensive avait été catastrophique pour les Britanniques qui avaient perdu près de 60 000 hommes. Cependant, à partir de la mi-juillet, certaines progressions avaient été observées, quoique les semaines qui avaient suivi n’apportaient guère de résultats encourageants, au moment où le Corps canadien entrait en scène. 24 Du front des Flandres, les troupes du lieutenant général Byng marchaient donc vers la Somme. La reprise de l’offensive étant ordonnée pour le 15 septembre, le Corps canadien donnerait l’assaut sur une série de positions ennemies situées quelque peu à l’ouest du village de Courcelette, sur un front d’une largeur d’un peu plus de deux kilomètres. Précédés par un barrage d’artillerie relativement bien réglé, les soldats canadiens, assistés pour la première fois de quelques chars d’assaut, s’étaient rués vers Courcelette et les environs. 25 Cette première journée de l’offensive du 15 septembre s’était bien passée, mais les Allemands avaient fortement réagi en lançant plus d’une douzaine de contre-attaques dans Courcelette et les villages aux alentours. Pour ne citer qu’un cas parmi d’autres de la vaillance des combattants, pendant trois jours et trois nuits, les Canadiens français du 22e bataillon s’étaient battus avec l’énergie du désespoir, faisant dire à leur commandant, le lieutenant-colonel Thomas-Louis Tremblay : « Si l’enfer est aussi abominable que ce que j’ai vu là (à Courcelette), je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi d’y aller11. » 26 En revanche, avec les pluies d’automne, l’épuisement, les pertes encourues et l’intensification de la résistance allemande, il devenait évident qu’il fallait arrêter l’offensive. Pour les Canadiens, la bataille de la Somme s’était terminée le 11 novembre 1916. Le terrain en tant que tel n’avait à peu près aucune valeur stratégique, ni morale, pour ainsi dire. Les Canadiens étaient sortis de la Somme plus expérimentés, plus aguerris à la guerre des tranchées. Ils avaient su faire preuve d’un savoir-faire en innovations tactiques. Ils avaient appris à utiliser tout le potentiel des armes modernes. Par contre, le chiffre des pertes depuis septembre parlait de lui-même. Plus de 24 000 hommes étaient tombés pour une progression d’ensemble de huit kilomètres12.

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Vimy : la bataille emblématique

27 Plus encore qu’à Ypres, c’est sur la Somme que les Canadiens s’étaient vus véritablement confirmés dans leur réputation de troupes de choc13. Cette notoriété allait les précéder pour le restant de la guerre. Dans nombre de coups durs où seraient engagées les forces britanniques, les Canadiens dirigeraient fréquemment l’assaut. Désormais retirés du champ de bataille de la Somme en cette fin de 1916, les Canadiens se verraient offrir l’opportunité de soutenir leur nouvelle réputation. Déployées plus au nord, toujours en France, les troupes avaient reçu une mission précise pour la prochaine offensive du printemps de 1917 : capturer la crête de Vimy.

28 Symbole par excellence de la contribution militaire canadienne de la Grande Guerre, la bataille de la crête de Vimy revêt en effet un caractère unique. L’immense place qu’elle occupe aujourd’hui dans l’espace public mémoriel canadien se justifie amplement. Et pour remettre les choses en contexte, soulignons qu’à l’aube de l’affrontement, la guerre durait depuis plus de deux ans en 1917. Les batailles d’usure de l’année 1916 n’avaient, pour leur part, apporté que quelques kilomètres de gains de terrain pour les Alliés, sans parler des millions de soldats sacrifiés en conséquence. 29 En définitive, les Alliés franco-britanniques n’avaient pas abandonné leur projet de mener des offensives conjuguées, dans un scénario semblable à celui de 1916, mais en supposant que les erreurs stratégiques et tactiques du passé ne soient plus répétées. L’idée de percer le front et de reprendre la guerre de mouvement obsédait toujours les généraux. Le plan que ces derniers avaient dressé était simple. 30 L’armée française devait cette fois prendre d’assaut les hauteurs du Chemin des Dames, le 16 avril, sur le front de l’Aisne, tandis que l’armée britannique devait livrer bataille plus au nord, dans le Pas de Calais avec la ville d’Arras servant de carrefour au déploiement des troupes. L’offensive britannique allait commencer une semaine avant celle des Français. Dans ce contexte, la tâche du Corps canadien consistait à capturer la redoutable crête de Vimy. 31 Celle-ci avait été conquise par les Allemands dès octobre 1914. Cela dit, ils avaient eu plus de deux années pour l’aménager, la fortifier à leur goût. Les Alliés franco- britanniques avaient perdu des dizaines de milliers d’hommes dans de vains assauts contre cette position en 1915 et 191614. En avril 1917, la crête de Vimy constituait, pour ainsi dire, le plus dangereux et imposant bastion du dispositif défensif allemand dans le Pas de Calais. Du haut de la crête, les Allemands pouvaient parfaitement observer les manoeuvres des troupes alliées. De profondes tranchées élaborées en plusieurs lignes défensives successives, des tunnels de communication et d’épais réseaux de fils barbelés et d’obstacles de toutes sortes constituaient le dispositif ennemi. 32 Pour capturer la crête, le matériel allait être important, mais, par-dessus tout, les Canadiens savaient qu’il fallait carrément réinventer la manière de faire la guerre dans les tranchées. Dès octobre 1916, alors que la bataille de la Somme n’était pas tout à fait conclue, les trois premières divisions du Corps canadien (bientôt rejointes par la 4e) étaient déjà arrivées dans le secteur, au bas de la pente, face aux Allemands bien retranchés sur les hauteurs. Pour l’emporter, il fallait non seulement apprendre des erreurs passées, mais également copier en partie les techniques allemandes. 33 Pour ce faire, les Canadiens avaient mis en place une incroyable logistique. Des tunnels, des voies ferrées, des reproductions à ciel ouvert des tranchées ennemies sous forme de

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maquettes, tout était bon pour enseigner à chaque soldat ce qu’allait être sa mission le moment venu. C’est en quelque sorte cette notion de « pédagogie militaire » qui allait distinguer la bataille de Vimy des précédentes dans lesquelles les Canadiens avaient été engagés15. Il fallait par ailleurs tout savoir du dispositif ennemi. Des reconnaissances effectuées par des raids dans les tranchées allemandes quelques semaines auparavant avaient permis d’amasser de précieuses informations. Quant au rôle de l’aviation, il était de la plus haute importance en photographiant le front, comme les lignes de communication et de ravitaillement situées plus à l’arrière. 34 Apres un intense et efficace bombardement préliminaire effectué quelques jours avant l’opération, les Canadiens s’élançaient à l’assaut de la crête de Vimy au matin du 9 avril 1917. En trois jours d’offensives continues, ils en avaient capturé le sommet et on pouvait enfin voir le front allemand derrière celle-ci, qui s’étirait au loin dans la plaine de Douai plus à l’est. La bataille de Vimy est par la suite devenue emblématique dans la mémoire canadienne. C’était en effet au cours de cet engagement que les quatre divisions formant le Corps canadien avaient pour la première et seule fois combattu simultanément. 35 Comme toujours, les combats avaient été sauvages. En trois jours, les Canadiens avaient perdu environ 10 000 hommes, dont près de 3 600 tués16. Encore une fois, cette bataille qui s’achevait avait endurci les troupes. La victoire canadienne avait fait le tour de la presse alliée et l’on peut dire que c’est à partir de ce moment qu’une réputation de « troupes de choc » commença littéralement à suivre le Corps canadien17. C’était également au lendemain de Vimy que les soldats assistaient à la nomination d’un premier commandant canadien à la tête du Corps avec la nomination du lieutenant général Arthur Currie, qui commandait jusque-là la 1re Division.

Retour en Belgique : la bataille de Passchendaele

36 Alors que les Canadiens et les Britanniques connaissaient certains succès au nord, au sud, les forces françaises étaient en mutineries à la suite de la catastrophique bataille du Chemin des Dames (avril - mai). Par conséquent, l’incapacité temporaire d’une partie de l’armée française à poursuivre le combat avait mis le haut commandement britannique devant la perspective que lui seul pouvait encore porter des coups aux Allemands, en cette seconde moitié de 1917.

37 C’est ainsi que, le 31 juillet, les Britanniques lançaient une troisième offensive dans le saillant d’Ypres en Belgique. À l’instar de la Somme, ce n’était que plus tard que le Corps canadien serait appelé à intervenir. Le but de l’offensive était double. Il fallait capturer les voies ferrées ennemies à l’est du saillant, tout en reprenant une guerre de mouvement qui aurait pour ultime objectif la capture des bases navales où mouillait une partie de la flotte sous-marine allemande dans les Flandres. 38 En dépit de quelques succès initiaux, l’intensité du barrage d’artillerie britannique des semaines suivantes avait averti les Allemands de l’évidence de la poursuite des assauts, mais il avait également transformé le terrain en un véritable océan de boue. Les pluies torrentielles des Flandres ne facilitaient en rien la tâche des Canadiens qui devaient relever les Britanniques. En d’autres termes, les Canadiens devaient attaquer précisément au moment où tout élément de surprise avait disparu.

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39 Cette fois, le plan visait à capturer ce qui restait du village de Passchendaele, un hameau situé sur une légère hauteur à quelques kilomètres à l’est d’Ypres. Constatant l’ampleur de la tâche et l’état physique et moral de ses troupes, le lieutenant général Currie s’était rapidement rendu compte qu’une poursuite de l’offensive allait décimer ses bataillons. Aux autorités britanniques, Currie prédisait qu’il allait perdre environ 16 000 hommes dans l’offensive et il leur fit savoir clairement par la transmission d’une protestation officielle, et ce, au risque de se voir retirer son commandement et d’être renvoyé au Canada18. 40 En dépit de ce bras de fer, l’état-major canadien préparait avec minutie l’assaut qui allait débuter le 20 octobre. Pendant deux semaines, jusqu’au 11 novembre et sous des pluies torrentielles, les Canadiens avaient avancé jusqu’au village de Passchendaele, qu’ils avaient pris de peine et de misère. En fin de compte, l’estimation de Currie s’était avérée juste, puisque pour l’ensemble de l’opération, de la fin octobre à la mi- novembre, le Corps canadien avait perdu environ 16 000 hommes19. 41 Passchendaele restera toujours un nom associé à un véritable cauchemar pour les troupes canadiennes. Sans pour autant avoir négligé les leçons tactiques et stratégiques apprises à Vimy, l’état-major et les troupes se trouvaient prisonniers d’une irréversible mécanique, celle d’une bataille d’usure livrée en terrain inondé et fortement labouré d’obus où tout élément de surprise n’existait plus. Rappelons que, dès le départ, Currie avait mis en doute la pertinence de poursuivre une offensive qui s’enlisait depuis quelques semaines. Étant donné que l’objectif était atteint, les Canadiens n’avaient pas perdu la bataille, mais le prix payé par rapport aux gains obtenus était effroyable, peut- être même pire que sur la Somme. 42 La bataille de Passchendaele avait également ceci de particulier (et probablement de « bénéfique »), c’est que, pour la première fois, le Premier ministre canadien Robert Borden avait ouvertement protesté auprès de son homologue britannique Lloyd George [a l’effet] que si les Canadiens étaient à nouveau impliqués dans un autre bain de sang de la sorte, alors la participation active du Dominion aux futures opérations pourrait être remise en cause20. On peut donc avancer l’hypothèse qu’avec Vimy, mais plus encore à Passchendaele, on assistait, d’un point de vue militaire comme politique, à une « canadianisation » progressive de la participation du Canada et de sa force armée. Cette canadianisation s’affichait tant dans la manière de guerroyer qu’au niveau de la formation d’une identité nationale propre à mesure qu’approchait l’hiver 1917-1918.

Le Corps canadien : fer de lance d’une dernière campagne (1918)

43 L’hiver 1917-1918 avait été plutôt paisible pour les Canadiens. En fait, c’est en mars que les Allemands avaient pris l’initiative de lancer leurs dernières offensives majeures de la guerre, avec les renforts obtenus du front de l’Est, rendus disponibles dans le contexte de la Russie en révolution. Le nouveau commandant suprême des forces alliées, le maréchal Ferdinand Foch, avait attendu l’occasion favorable avant de reprendre l’initiative aux Allemands.

44 C’est au moment où s’engageait la bataille d’Amiens, en août, que les Canadiens allaient entreprendre jusqu’à la fin du conflit une série de batailles connues sous le nom de la campagne des Cent Jours. De la mi-août jusqu’au 11 novembre, les Canadiens avaient

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servi de fer de lance aux offensives britanniques. En à peine trois mois, les soldats de Currie poursuivaient les Allemands qui retraitaient, mais qui leur causaient de lourdes pertes par des actions d’arrière-garde bien exécutées. Prenant peu de repos, les Canadiens marchaient d’Amiens, avaient combattu à l’est d’Arras, reprenaient Cambrai et Valenciennes, pour ne nommer que quelques épisodes d’une campagne au rythme effréné. C’était également au cours de cette série d’offensives que les Canadiens avaient pulvérisé en plusieurs points la terrible ligne défensive des Allemands surnommée la Ligne Hindenburg. 45 D’Amiens jusqu’à Mons en Belgique, les Canadiens avaient perdu environ 40 000 hommes en un peu plus de trois mois d’affrontements se déroulant tantôt dans les tranchées, tantôt en rase campagne21. Le moral des Allemands avait été anéanti, et ces derniers avaient consenti à signer un armistice le 11 novembre. Une fois les combats terminés, les Canadiens avaient franchi la frontière allemande, où ils occupaient une tête de pont dans la région de Bonn, jusqu’au rapatriement des troupes au printemps de 1919.

Conclusion

46 Le Canada était entré en guerre avec une armée professionnelle embryonnaire appuyée par une force irrégulière disparate. Dès le printemps de 1915, la première des quatre divisions d’infanterie combattait sur le front Ouest. Elle était arrivée en France dans le but de renforcer la Force expéditionnaire britannique. De plus, la 1re Division canadienne avait été la première formation de ce type à être, pour l’essentiel, composée de soldats citoyens.

47 À mesure que le Corps expéditionnaire canadien en France prenait de l’expansion, le professionnalisme des soldats et de leurs chefs suivait une ascension parallèle. Le fait d’armes majeur que la mémoire publique officielle retient de nos jours est celui de la capture de la crête de Vimy où les quatre divisions canadiennes combattaient simultanément, côte à côte. 48 Mais comme dans bien d’autres batailles, Vimy avait été un massacre ou l’histoire du Canada s’était écrite par le sang. Dans ces circonstances, il était indéniable qu’au sortir de cette bataille, les soldats du Corps canadien se sentaient plus unis, voire plus « canadiens ». Ils en étaient sortis transformés et ils constituaient véritablement l’une des formations d’élite sur le continent. Et d’autres dures batailles avaient suivi celle de Vimy, faisant de la contribution du Corps canadien à la victoire des forces alliées une évidence. 49 Le Canada sortait donc de la guerre avec une réputation rehaussée et surtout avec un nouveau statut juridique sur la scène internationale. Bien que symbolique, sa signature sur le Traité de Versailles constituait un premier pas vers son autonomie complète. Rappelons qu’au départ, le Canada était entré en guerre comme une simple colonie de l’Empire britannique, sans aucun droit de regard sur sa propre politique étrangère, encore moins sur celle de l’Empire. Cette signature de 1919 avait coûté au Canada plus de 65 000 soldats tués22. 50 Tout bien considéré, il n’est pas faux de dire, après ce bref examen des faits d’armes canadiens, qu’avec la guerre de 1914-1918, le Canada acquérait des balbutiements de « personnalité internationale ». A l’instar de bien des nations, celle du Canada s’était

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édifiée dans le sang, dans l’espoir, peut-être naïf, que plus jamais un drame comme celui vécu dans les tranchées de Belgique et de France ne se reproduirait.

NOTES

1. Carl Pépin, Les relations franco-québécoises pendant la Grande Guerre, Québec, Université Laval, thèse de doctorat, 2008, p. 72-77. 2. Preston, Richard A., Milice et armée dans L’Encyclopédie canadienne, Institut Historica- Dominion, http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/forces-armées Site consulté le 25 juillet 2013. 3. Edward R. Kantowicz, The Rage of Nations, Grand Rapids (Michigan), Wm. B. Eerdmans Publishing, 1999, p. 131. 4. Andrew Iarocci, Shoestring Soldiers : The 1st Canadian Division, 1914-1915 , Toronto, University of Toronto Press, 2008, p. 40-41. 5. Sur cette idée de la désillusion des soldats canadiens devant les réalités de la guerre en 1915, voir Tim Cook, No Place to Run : The Canadian Corps and Gas Warfare in the First World War, Vancouver, UBC Press, 2011, p. 15. 6. Ibid., p. 20. 7. James Wood, Militia Myths : Ideas of the Canadian Citizens Soldier, 1896-1921, Vancouver, UBC Press, 2010, p. 225. 8. George H. Cassar, Hell in Flanders Fields : Canadians at the Second Battle of Ypres, Toronto, Dundurn Press, 2010, p. 323. 9. Ibid 10. Sur la redéfinition de la doctrine tactique du Corps expéditionnaire canadien au cours de la période de 1915-1916, voir Alex D. Haynes, ‘The Development of Infantry Doctrine in the Canadian Expeditionary Force : 1914-1918’ dans Canadian Military Journal, automne 2007, p. 66-67. 11. Cité dans Desmond Morton, Histoire militaire du Canada, Outremont, Athéna Éditions, 2007, p. 163. 12. Tim Cook, Clio’s Warriors : Canadian Historians and the Writing of the World Wars, Vancouver, UBCPress, 2011, p. 27. 13. Ibid., p. 11. 14. Michael Boire, ‘Vimy Ridge : The Battlefield before the Canadians, 1914-1916’ dans Geoffrey Hayes, Andrew Iarocci et Mike Bechthold, Vimy Ridge : A Canadian Reassessment, Waterloo (Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 2007, p. 54. 15. Andrew Iarocci, op. cit., p. 6. 16. Ian Hugh MacLean Miller, Our Glory and Our Grief : Torontonians and the Great War, Toronto, University of Toronto Press, 2002, p. 63.

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17. Paul Dickson, ‘The End of the Beginning. The Canadian Corps in 1917’ dans Geoffrey Hayes, Andrew Iarocci et Mike Bechthold, op. cit., p. 31. 18. John N. Rickard, Lieutenant-General A. G. L. McNaughton and the Canadian Army. 1939-1943. The Politics of Command, Toronto, University of Toronto Press, 2010, p. 20. 19. Ashley Ekins, 1918. Year of Victory : The End of the Great War and the Shaping of History, Auckland, Exisle Publishing Limited, 2010, p. 164. 20. World War’ dans David Mackenzie (dir.), Canada and the First World War. Essays in Honour of Robert Craig Brown, Toronto, University of Toronto Press, 2005, p. 77. 21. World War’ dans David Mackenzie (dir.), Canada and the First World War. Essays in Honour of Robert Craig Brown, Toronto, University of Toronto Press, 2005, p. 77. 22. Sur le bilan officiel des pertes canadiennes pendant la Grande Guerre, voir : http:// www.veterans.gc.ca/ eng/department/press/gnstat Site consulté le 26 juillet 2013.

RÉSUMÉS

À l’été 1914, le Canada se mobilise aux côtés des Britanniques, envoyant en Europe les premières troupes qui formeront le corps expéditionnaire canadien. Dès avril 1915, la 1re division d’infanterie subit des pertes considérables à Ypres, au combat de Saint-Julien. L’année suivante, quatre divisions sont présentes dans les tranchées de la Somme. Les Canadiens se forgent alors une réputation de troupes de choc, notamment à la bataille de Vimy au printemps 1917, devenue un symbole. Ils combattent dans la boue de Passchendaele en Belgique, avant de se retrouver en première ligne des offensives britanniques de 1918 durant la campagne des Cent Jours. Au total, près de 650 000 Canadiens participent à la Grande Guerre, une implication qui, dépassant le cadre militaire, contribue à l’émergence de leur pays sur la scène mondiale.

In the summer of 1914, Canada mobilized alongside the British, sending to Europe the first troops to form the Canadian Expeditionary Force. From April 1915, the 1st Infantry Division suffered heavy losses at Ypres in the battle of Saint-Julien. The following year, four divisions were present in the trenches of the Somme. Canadians then forged a reputation as shock troops, notably at the Battle of Vimy Ridge in the spring of 1917, which became a symbol. They fought in the mud of Passchendaele in Belgium, before ending up in the front line of the British offensive in 1918 during the Hundred Days campaign. In total, nearly 650,000 Canadians served in the Great War, an accomplishment that, beyond the military context, contributed to the emergence

AUTEURS

CARL PÉPIN

Docteur en histoire de l’Université Laval, il est spécialiste de l’histoire des pratiques de la guerre. C’est à ce titre qu’il a travaillé pour différentes institutions, dont l’Université Laval, l’Université du Québec à Montréal, le Collège militaire royal du Canada et l’Institut Historica Canada. Carl Pépin travaille aussi avec le Royal 22e Régiment de l’armée canadienne. Son dernier ouvrage Au

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Non de la Patrie. Les relations franco-québécoises pendant la Grande Guerre (1914-1919) est paru fin 2013.

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Marianne et la gouvernante anglaise1Les systèmes politico- militaires français et britanniques à l’épreuve de la crise de Suez. Marianne and the “British governess” : French and British political and military systems facing the Suez crisis.

Philippe Vial Traduction : Robert A. Doughty

1 26 juillet 1956 : Nasser nationalise par surprise le canal de Suez. Paris et Londres s’insurgent et envisagent immédiatement de recourir à la force. Faute de pouvoir agir immédiatement, les deux capitales acceptent l’ouverture de négociations, tout en débutant des travaux de planification opérationnelle. Après bien des péripéties, ils vont aboutir au déclenchement d’une intervention de grande envergure, fin octobre, en coordination secrète avec les Israéliens.

2 En dépit de son caractère potentiellement décisif, l’analyse des systèmes politico- militaires est rarement menée pour elle-même. La crise de Suez ne fait pas exception, que ce soit en France ou au Royaume-Uni. Surtout, aucune étude n’a jamais envisagé le sujet à l’échelle des deux pays. Or, dans le cas d’une opération conjointe, spécialement quand elle est d’importance, la question de l’articulation des systèmes politico- militaires est cruciale. Difficile de travailler ensemble sans un minimum d’interopérabilité, tant dans les structures que dans les pratiques, qu’il s’agisse des autorités militaires ou des responsables politiques… 3 Un constat qui ouvre un vaste champ de recherche, que l’on ne pourra ici que baliser. D’autant qu’il conduit à élargir le champ de la réflexion. Le système politico-militaire ne se limite pas, comme on l’entend classiquement, aux relations entre la toge et les armes. Celles-ci, dans le cas de la préparation, puis de la gestion d’une opération, sont largement conditionnées par le versant proprement militaire, trop souvent ignoré parce que réduit à sa dimension technique. Or, l’organisation de la planification

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opérationnelle, comme la manière dont elle est conduite, sont des révélateurs implacables du rapport de force entre alliés. 4 L’approche comparée des deux systèmes politico-militaires amène ainsi à une relecture politique inattendue du déroulement de la crise de Suez comme de ses enjeux. Synthétisant les éléments aujourd’hui disponibles, cette étude ne prétend pas fournir une analyse définitive. En particulier, elle laisse au second plan celle des contraintes politiques et diplomatiques. Mais le dossier est désormais suffisamment étoffé pour que l’on puisse se demander si, malgré ses propres faiblesses, la « gouvernante anglaise » n’a pas imposé sa ligne de conduite à Marianne plus encore qu’on ne l’a dit2.

Le politico-militaire de gouvernement : l’inorganisation française face à un système britannique sous tension, mais encore sous contrôle

5 Dès la fin juillet, les bases d’un dialogue institutionnel se mettent naturellement en place chez les Britanniques, en particulier avec la création de l’Egypt Committee3. Il réunit les principaux membres du Cabinet intéressés par la gestion de la crise et, en tant que de besoin, les autorités militaires concernées. Si ils n’assistent pas à toutes ces réunions, les membres du Chiefs of Staff Committee (COS), mais aussi le commandant en chef du corps expéditionnaire, le général Keightley, vont régulièrement y être conviés, tout comme aux réunions du Cabinet4. Le fait n’a rien d’exceptionnel : la tradition britannique repose sur des relations de confiance entre civils et militaires, que l’on ne retrouve pas aussi facilement de ce côté-ci de la Manche. L’appartenance commune à l’establishment, qui se nourrit en particulier d’une fréquentation des mêmes public schools, est un premier facteur essentiel de cohésion. Inscrit dans l’histoire, le service de la Couronne en est un autre. Il pousse au dépassement de l’opposition des armes et de la toge quand celle-ci, en France, s’est longtemps nourrie d’un distinguo entre le service de l’état, de la nation ou de la patrie, et celui du régime.

6 Cet acquis n’empêchera pas le développement de profonds clivages chez les responsables britanniques. Signe du malaise, Eden devra rappeler à l’ordre a plusieurs reprises les chefs d’état-major et Keightley, soulignant qu’il ne peut accepter aucune interférence politique de leur part dans la gestion de la crise5. De ce point de vue l’opposition militante à toute intervention du First Sea Lord and Chief of Naval Staff, l’amiral Mountbatten, reste emblématique. A l’inverse, les autorités militaires se plaindront amèrement du manque de clarté de la politique suivie et des ingérences des responsables gouvernementaux dans la planification, puis la conduite des opérations6. La gestion de la crise révèlera ainsi l’existence de graves dysfonctionnements du système politico-militaire. La négociation de l’option israélienne, à partir de la mi- octobre, se fera en-dehors de ce cadre, aboutissement d’une dynamique qui a vu Eden développer une politique distincte de celle menée par le Cabinet, appuyée sur le Foreign Office et le COS7. Dans cette perspective, le MI 6 sera l’un des outils essentiels du Prime Minister, non sans que ce service mène, de son côté, une politique largement autonome8. 7 Les auteurs britanniques mettent l’accent sur ces failles, allant jusqu’à parler d’une véritable faillite du système décisionnel national, dans le cadre d’une analyse qui dépasse la seule dimension politico-militaire. Mais jusqu’à la mi-octobre, le Cabinet et

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l’Egypt Committee demeurent les lieux d’une gestion collective de la crise que prolonge, en tant que de besoin, la convocation de réunions ad hoc. A chaque étape décisive, les autorités militaires britanniques peuvent ainsi faire valoir leur point de vue au plus haut niveau. Quand éclate la crise, le soir du 26 juillet, les chefs d’état-major participent à la réunion improvisée du Cabinet qui se tient a Downing Street. Leur opposition résolue à toute intervention immédiate emporte la décision9. De même, le 7 septembre, la rencontre des chefs d’état-major et de Keightley avec le Prime Minister se révèle déterminante. Emmenés par Mountbatten, les militaires plaident avec succès contre un débarquement à Alexandrie (plan « Mousquetaire »). L’après-midi même, le Cabinet entérine le changement10. Le 14, le nouveau plan, visant directement le canal (« Mousquetaire révisé »), n’est adopté par l’Egypt Committee qu’après avoir été présenté par Keightley11. Jamais les chefs militaires français ne bénéficieront de pareilles occasions. 8 Il n’existe en effet aucune structure équivalente à l’Egypt Committee, de l’autre côté de la Manche, alors même que, pendant toute la crise, le Comité de défense nationale n’est jamais convoqué12. Le souci de se prémunir contre les fuites, celui également d’éviter que les divisions de l’équipe gouvernementale ne soient exposées au grand jour, est à l’origine de cette décision stupéfiante. Il n’y a ainsi aucune structure permanente de gestion de crise. En-dehors du conseil des ministres ou, a la différence de ce qui se passe outre-Manche, les autorités militaires ne peuvent être conviées, seules des réunions ponctuelles y pourvoient, qui n’associent jamais l’ensemble des responsables gouvernementaux et militaires concernés. 9 Le chef d’état-major général des forces armées, le général d’armée Ély, s’il rencontre régulièrement le ministre de la Défense, sera reçu seulement à la mi-octobre par le président du Conseil13. Et il ne le reverra que début novembre ! Un constat de carence que l’on peut élargir aux autres grands responsables militaires, en premier lieu les chefs d’état-major d’armée et le commandant en chef du corps expéditionnaire français. Seul le major général des forces armées, le général de division aérienne Challe, déroge à cette situation car chargé du dossier de la coopération militaire avec les Israéliens. A cette exception près, le dialogue politico-militaire est d’ordinaire cantonné aux murs de l’Hôtel de Brienne, au grand bénéfice de son hôte, le très politique Maurice Bourges-Maunoury14. 10 Un état de fait qui repose sur une pratique emblématique de la Quatrième République15. Depuis juillet 1948, à l’exception des débuts du ministère Mendès France, chaque nouveau président du Conseil délègue ses responsabilités en matière de direction de la Défense au ministre éponyme. Dicté par le pragmatisme, cet aménagement a conduit à un véritable détournement de la constitution. Alors que celle-ci faisait du chef du gouvernement la clé de voûte du système politico-militaire, cette fonction est désormais dévolue au ministre de la Défense, jusqu’alors cantonné à des tâches de gestion, en théorie du moins. Durant toute la crise, Maurice Bourges-Maunoury, va exploiter à fond les marges de manoeuvre considérables que lui donne cette situation16. 11 Ce rôle pivot est accru par la combinaison de deux facteurs. A l’instar du Prime Minister, le chef du gouvernement français est dépourvu de toute expertise militaire propre. Alors que de Gaulle, à la Libération, s’était doté d’un cabinet militaire17, les présidents du Conseil de la Quatrième République n’ont pas retenu l’innovation. Guy Mollet a certes embauché le général de corps d’armée Paul Grossin en tant que chargé de mission. Mais il s’agit d’une mesure de circonstance, dont il reste aujourd’hui

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difficile d’apprécier la portée. L’ancien secrétaire général militaire de la Présidence de la République sous Vincent Auriol semble comme invisible durant la gestion de cette crise18. 12 Deuxième point, la faiblesse de l’organisation collective19. Contrairement à ce qui avait été institué par de Gaulle à la fin de la guerre, le Comité de défense nationale n’est plus le lieu du dialogue politico-militaire, réunissant, sous l’autorité du chef de l’état et du gouvernement, les principaux responsables gouvernementaux et les grandes autorités militaires. La Quatrième République en a fait un conseil des ministres spécialisé, ou les représentants des forces armées ne sont conviés qu’en cas de besoin. Or, il n’a pas été institué, en compensation, de structure spécialisée permanente. Et il n’est pas dans la tradition française de créer des organes ad hoc pour répondre aux nécessités des événements, à l’instar des committees britanniques. Ainsi, c’est seulement à la fin du conflit indochinois, alors que la bataille de Dien Bien Phu était déjà bien engagée, qu’a été institué un « comité restreint de guerre »20. 13 La pratique gouvernementale de Guy Mollet constitue un dernier facteur aggravant. Elle explique la faiblesse de ses contacts directs avec les chefs militaires, détaillée plus haut. A ses yeux, chaque ministre est pleinement responsable de son domaine : le président du Conseil n’a pas à s’en mêler21. Une vision des choses qui rencontre le souci de cloisonnement propre à toute opération secrète, comme les habitudes de la Résistance. 14 Il faut également y voir une manifestation de la tradition républicaine française, de l’une de ses déclinaisons en tout cas22. Si l’armée n’est qu’un instrument aux mains du politique, la préparation de sa mise en œuvre relève de considérations techniques dont le chef du gouvernement n’a pas à se mêler. Il dispose pour cela d’un ministre spécialisé, qui coiffe les trois secrétaires d’état aux forces armées. Surtout, cette vision théorique fait abstraction des logiques et des exigences du dialogue politico-militaire qui, comme l’a établi Clausewitz, se caractérise par une interpénétration constante des deux champs le constituant23. L’opposition radicale entre les dimensions techniques et politiques est ainsi fondamentalement erronée car elle procède d’une exigence de principe, celle de la subordination des armes à la toge, et non de la prise en compte du réel. La méconnaissance de cette dimension fondamentale, côté français, va permettre aux Britanniques de faire main basse sur la conduite de la planification opérationnelle et leur donner un avantage décisif au moment du dénouement.

La planification opérationnelle sous contrôle britannique

15 Quand la crise éclate, l’heure est immédiatement à la fermeté de part et d’autre de la Manche. Mais les Britanniques sont incomparablement mieux armés que les Français pour relever le défi que représente le montage d’une intervention militaire de grande envergure. Depuis l’automne 1955, ils ont travaillé avec les Américains à divers scénarios d’intervention contre l’agresseur en cas de nouvel affrontement israélo- égyptien24. Par ailleurs, ils disposent d’une première planification nationale pour une guerre limitée contre l’Egypte, qui vient d’être réalisée, dans le cadre de la Defence Policy Review en cours, par le Joint Planning Staff25. Grâce à cette structure permanente dépendante du COS qui, depuis 1936, rassemble plusieurs équipes interarmées de planners, ils possèdent l’outil pour aller immédiatement plus loin26. La combinaison de

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l’ensemble leur permet de produire, début août, un premier plan d’opérations, l’Outline Plan, dont ils refusent de donner communication aux Français27.

16 Ces derniers encaissent, pas seulement parce que – comme on le souligne d’ordinaire – ils reconnaissent la prééminence britannique dans la zone où sont prêts à tout pour entraîner leurs partenaires dans l’aventure. Très offensif sur le plan politique, Paris n’a pas les moyens de ses ambitions en matière de planification opérationnelle. La circulation de l’information n’est pas sécurisée dans le camp français, comme le pointent sans fard les Britanniques : en dépit d’améliorations notables, le problème demeurera chronique28. Surtout, à la différence de leurs partenaires, dont c’est traditionnellement l’un des points forts dans la gestion des affaires publiques, les Français n’ont pas l’acquis d’un travail préalable en la matière. Et il n’existe pas, à Paris, de structure interarmées équivalente au Joint Planning Staff. Traditionnellement chargés d’élaborer les plans d’opérations, les 3e bureaux des états-majors d’armée français opèrent séparément, sous la houlette seulement occasionnelle de celui de l’état-major général des Forces armées. Quand les Britanniques opèrent de manière intégrée, les Français peinent à coordonner leurs efforts. 17 « Le général a pu constater que l’EMFA n’était pas adapté à son rôle », note son chef dès le 30 juillet. « Les travaux ont tous un caractère analytique et, une fois de plus, [le général] constate que la synthèse n’est pas faite à son échelon »29. De fait, les états- majors français semblent se contenter de recenser les moyens disponibles de ce côté-ci de la Manche, sans chercher à produire eux-mêmes leurs propres plans d’opérations. D’autant que ce seul travail d’inventaire ne va pas sans difficultés30. C’est ce que constate l’attaché naval à Londres, le contre-amiral Amman, de passage chez le ministre, le 4 août. « Mr Bourges-Maunoury est manifestement préoccupé et mécontent d’être obligé, dit-il, de compter lui-même, presque une à une, les cartouches dont nous pourrions avoir besoin »31. 18 Au final, ce ne sera pas projet contre projet, mais une discussion de celui des Britanniques… Cette répartition des rôles paraît être allée de soi, comme une conséquence du leadership opérationnel spontanément concédé par les Français des la fin juillet32. Le rapport de forces était certes favorable aux Britanniques, spécialement sur le plan aérien : les bases de la RAF à Chypre, combinées aux porte-avions modernes de la Royal Navy, conférait à Londres un avantage incontestable. Mais la contribution française n’avait rien de dérisoire, au contraire. Et, dans une situation infiniment moins favorable, le général de Gaulle avait su, durant la guerre, se montrer un partenaire exigeant des Britanniques… 19 La concession opérée fin juillet s’apparente à un véritable abandon de souveraineté et traduit une faute politique majeure. Issu de la Résistance, le gouvernement Guy Mollet ignore tout des implications politiques de la planification opérationnelle. Mais, à aucun moment, les autorités militaires françaises ne semblent avoir tiré la sonnette d’alarme. Leur manque d’expérience en matière de coopération interalliée se révèle de manière criante, qui doit sans doute être rapporté au rôle mineur joué par la France après juin 1940. Il n’avait rien pour inciter les Britanniques à imaginer autre chose qu’une coopération du fort au faible. 20 Début août, les Français sont donc simplement conviés à participer aux travaux de planification engagés par les Britanniques33. Pire, ils éprouvent initialement des difficultés à fournir les officiers nécessaires. Ce n’est qu’à partir du 9 août que les Français sont totalement associés au travail des planners, soit deux semaines après le

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déclenchement de la crise ! Un constat pour le moins paradoxal à l’heure où Paris presse Londres d’agir... Dans ces conditions, faut-il s’étonner que les chefs d’état-major britanniques laissent sans suite la demande de leurs homologues français que les planners viennent à Paris leur présenter le plan en préparation34 ? 21 Quand le plan se cristallise, peu avant la mi-août, les autorités françaises laissent passer l’occasion d’intervenir, avant que celui-ci n’ait été officiellement présenté au comité des chefs d’état-major britanniques35. En dépit de l’intervention pressante de l’attaché naval français à Londres, rien ne bouge. De fait, quand « Mousquetaire » est dévoilé aux responsables militaires français de l’opération, le 15 août, ceux-ci ne peuvent que l’entériner. C’est en vain que Barjot remet sur la table l’alternative Port Saïd / Port Fouad36. 22 Début septembre, la révision de « Mousquetaire » est de la même manière imposée aux Français37. L’abandon d’Alexandrie comme objectif du débarquement, le recentrage sur le canal de l’opération, correspondent certes aux attentes de nombreux responsables à Paris. Mais le principe d’une longue campagne aérienne préliminaire est très loin d’emporter leur enthousiasme. Pour autant, les autorités françaises sont de nouveau obligées d’accepter les volontés britanniques, faute d’être intervenues au préalable, lors des travaux de planification. Depuis le départ, Londres s’est donné les moyens de contrôler le processus et Paris a laissé faire. Aux yeux de la majorité des responsables français, l’essentiel n’est pas dans le détail des plans, mais dans la décision de les mettre en oeuvre, qui permet d’agir. A ce moment-là, nécessité fera loi, et la furia francese, alliée au système « D », pourvoira au reste38. 23 Finalement, c’est en sortant du cadre allié que les Français reprennent la main et relancent l’option militaire39.à la mi-octobre, ils débordent leurs partenaires britanniques en imposant la participation israélienne. Dans ce contexte, le dialogue gouvernemental comme la planification opérationnelle échappent en partie au cadre officiel et à ses rigidités. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus... à peine lancées, fin octobre, les opérations sont menacées d’être interrompues. Et, le 6 novembre, Londres impose leur arrêt. Compte tenu des choix initialement posés, tant sur le plan politique que sur celui de la planification opérationnelle, les Français se sont révélés incapables de faire cavalier seul40. Ni la possibilité d’une opération aéroportée le long du canal, en lien avec les Israéliens, ni celle d’un débarquement anticipé des seules forces françaises n’ont résisté à la réalité du rapport de force cristallisé depuis juillet. 24 Au moment critique, Paris a été rattrapé par ses choix initiaux, celui d’avoir abandonné le leadership opérationnel à Londres, comme de s’être lancé dans l’aventure sans avoir ses moyens. Moyens matériels en premier lieu : l’absence de porte-avions moderne interdit ainsi toute véritable autonomie stratégique au moment crucial41. Mais aussi capacités à travailler en coalition : les Britanniques ont une expérience en la matière, qui fait cruellement défaut aux Français. Si ces derniers maîtrisent les niveaux tactiques et opératifs, il n’en va pas de même pour le politico - stratégique. En la matière, le passif du dernier conflit mondial demeure. 25 Imposée par les Français, l’entrée dans le jeu des Israéliens a permis l’intervention militaire. En apparence, Paris a ainsi spectaculairement rompu avec le suivisme qui avait caractérisé son dialogue politique avec Londres dans les années trente. Pourtant, l’étude croisée des systèmes politico-militaires révèle une réalité toute autre. Les carences nationales ont placé le camp français dans un état de faiblesse chronique vis- à-vis de son partenaire britannique, jouant un rôle méconnu et sous-estimé dans

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l’échec final. Face au professionnalisme de la « gouvernante anglaise », même entaché de limites bien réelles, Marianne n’avait pas les moyens de son volontarisme. 26 En dépit de réformes incessantes depuis le début des années trente, la France de 1956 n’est toujours pas arrivée à inventer un système équilibré sur le plan politico-militaire. Les Britanniques ne sont pas exempts de graves insuffisances en la matière. Mais ils gardent finalement la maîtrise du jeu en raison de leur professionnalisme, un professionnalisme nourri des leçons de deux guerres mondiales, à chaque fois gagnées et, plus encore peut-être, produit de leur tradition politique. Fondamentalement, les relations entre les armes et la toge traduisent la maturité d’une organisation de la Cité. Elle n’est pas encore acquise en France, loin s’en faut. 27 L’étude comparée des systèmes politico-militaires des deux alliés, comme de leurs interactions, conduit ainsi à une lecture renouvelée de la crise. L’histoire de l’échec de 1956 n’est pas seulement celui d’une mauvaise cause, le tragique contresens de dirigeants qui ne surent pas voir, au-delà du coup de force initial de Nasser, la dimension prophétique de son geste. Des deux côtés de la Manche, Suez est en soi un échec en matière de gestion de crise, sur le plan national comme bilatéral, un échec lié à une combinaison de facteurs où le politique est indissociable du militaire.

NOTES

1. On aura reconnu la célèbre image inventée par François Bédarida pour caractériser le suivisme de la politique extérieure française dans les années trente. Fin connaisseur du système politico-militaire britannique, Pierre Razoux a bien voulu relire cette étude : qu’il en soit ici chaleureusement remercié. 2. Cette étude a été initialement publiée in Jean-Michel Guieu et Claire Sanderson dir., L’historien et les relations internationales. Autour de Robert Frank, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 135-143. 3. Keith Kyle, Suez: Britain’s End of Empire in the Middle East, London, I.B. Tauris, (1991), 2e éd. 2003, p. 139. 4. Anthony Gorst, « “A Modern Major General”: General Sir , Chief of the Imperial General Staff », in Saul Kelly, Anthony Gorst ed., Whitehall and the Suez Crisis, London, Frank Cass, 2000, p. 32-33 ; Eric J. Grove and Sally Rohan, « The Limits of Opposition: Admiral Earl Mountbatten of Burma, First Sea Lord and Chief of Naval Staff Staff », in Kelly and Gorst ed., op. cit., p. 102. 5. C’est notamment le cas fin juillet (Gorst, op. cit., p. 36) et fin octobre : William Jackson (General Sir) and Edwin Bramall (Field Marshal Lord), The Chiefs: the Story of the United Kingdom Chiefs of Staff, London, Brassey’s, 1992, p. 304-305. 6. Jackson and Bramall, op. cit., p. 298 ; Gorst, op. cit., p. 30 ; Michael J. Cohen, « Politics and Military Planning: the Eden Administration and the Generals », in Moshe Orfali ed., Leadership in Times of Crisis, Ramat Gan, Bar-Ilan University Press, 2007, p. 218-219 et p. 230-232.

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7. Gorst, op. cit., p. 41 ; Cohen, op. cit., p. 221 et p 228-229. 8. Cohen, ib. ; Sue Onslow, « Julian Amery and the Suez Crisis », in Philippe Vial, Georges-Henri Soutou, Robert Frank et Martin Alexander et dir., Les Occidentaux et la crise de Suez : une relecture politicomilitaire, actes du colloque organisé par le Service historique de la Défense les 16-18 novembre 2006, en partenariat avec le Department of International Politics, University of Wales, Aberystwyth et l’unité mixte de recherche 8138 IRICE (université de Paris I Panthéon Sorbonne, Paris IV Sorbonne et CNRS), Paris, Publications de la Sorbonne, à paraître début 2014. 9. Kyle, op. cit., p. 135-136 ; Cohen, ib. 10. Grove and Rohan, op. cit., p. 107-109. 11. Cohen, op. cit., p. 223. 12. Philippe Vial, « Le groupe et le système : les chefs militaires français et la crise de Suez », in Vial, Soutou, Frank et Alexander dir., Les Occidentaux et la crise de Suez…, op. cit. Cette étude est largement fondée sur l’exploitation de deux témoignages inédits : Paul Ély (général d’armée), Journal des marches, SHD, Département de l’innovation technologique et des entrées par voie extraordinaire, 233 K 20 ; Maurice Amman (contre-amiral), La crise de Suez au jour le jour vue de Londres, SHD, Département de la Marine (DM), GG II, 136/4. 13. Vial, « Le groupe et le systeme… », op. cit. 14. Ib. 15. Bernard Chantebout, L’organisation générale de la Défense nationale en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Librairie générale de Droit et de Jurisprudence, 1967, p. 117-127. 16. Vial, « Le groupe et le système… », op. cit. 17. Gilbert Pilleul, « Les méthodes de travail du général de Gaulle », in Institut d’histoire du temps présent et Institut Charles-de-Gaulle dir., De Gaulle et la nation face aux problèmes de défense, 1945-1946, Paris, Plon, 1983, p. 79-81. 18. Vial, « Le groupe et le système… », op. cit. 19. Philippe Vial, La mesure d’une influence. Les chefs militaires et la politique extérieure de la France à l’époque républicaine, thèse de doctorat d’histoire, Robert Frank dir., université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2008, vol. II, chap. V : « La réalité d’une organisation : la difficile mise en place d’une charnière politico-militaire », p. 365-366, p. 390-391, p. 396-399 et p. 403-404. 20. Chantebout, op. cit., p. 142-143. 21. François Lafon, « Guy Mollet et la gestion de la crise : le style et la manière », in Vial, Soutou, Frank et Alexander dir., Les Occidentaux et la crise de Suez…, op. cit. ; Vial, « Le groupe et le système… », op. cit. 22. Vial, La mesure d’une influence, op. cit., vol. II, chap. IV : « La vision des publicistes : une norme, des interprétations ou l’impossible synthèse », spécialement p. 269 et p. 277-281. 23. Benoît Durieux (lieutenant-colonel), Relire De la Guerre de Clausewitz, Paris, économica, 2005, p. 27-36. 24. Cohen, op. cit., p. 220. 25. Gorst, op. cit., p. 35.

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26. Maurice Amman (contre-amiral), La Défense nationale britannique, 1er août 1958, spécialement p. 10 : SHD/DM, 136 GG II 15. 27. Gorst, op. cit., p. 36 ; Jean de Préneuf et Philippe Vial, « L’envers du décor : la coopération franco-britannique lors de la crise de Suez vue par les marins français », in Vial, Soutou, Frank et Alexander dir., op. cit. Cette étude se nourrit largement, elle aussi, du témoignage inédit de l’attaché naval français à Londres. 28. Kyle, op. cit., p. 176-177 ; Amman, La crise de Suez, op. cit., 30 juillet, 13 et 23 août, 10 septembre. 29. Ély, op. cit., 30 juillet. 30. Une enquete précise a ce sujet reste a faire : premiers éléments chez Philippe Vial, « Á l’épreuve des faits. La participation de la Marine a la crise de Suez », in Maurice Vaisse dir., La France et l’opération de Suez de 1956, actes de la table ronde organisée par le Centre d’études d’histoire de la défense, Paris, A.D.D.I.M., 1997, p. 185 et p. 217, n. 22. 31. Amman, op. cit., 8 août. 32. Vial, « Le groupe et le système… », op. cit. 33. Préneuf et Vial, op. cit. 34. Amman, op. cit., 8 août ; Kyle, op. cit., p. 175. 35. Ib. 36. Amman, op. cit., 15 août. 37. Préneuf et Vial, op. cit. 38. Ib. 39. Vial, « Le groupe et le système… », op. cit. 40. Préneuf et Vial, op. cit., mais aussi Philippe Vial, « Le porte-avions, condition de l’autonomie stratégique : Suez, 1956 », Bulletin d’études de la Marine, 46 (octobre 2009), p. 79-81. 41. Ib.

RÉSUMÉS

Marianne et la « gouvernante anglaise » : Les systèmes politico-militaires français et britanniques à l’épreuve de la crise de Suez. En dépit de son caractère potentiellement décisif, l’analyse des systèmes politico-militaires est rarement menée pour elle-même. La crise de Suez ne fait pas exception, que ce soit en France ou au Royaume-Uni. L’analyse comparée du système politico-militaire des deux alliés permet pourtant une relecture inédite du déroulement de la crise comme de ses enjeux. Synthétisant les éléments aujourd'hui disponibles, cet article ne prétend pas fournir une étude définitive. Mais le dossier est désormais suffisamment étoffé pour que l’on puisse se demander si, malgré ses propres faiblesses, la « gouvernante anglaise » n’a pas imposé sa ligne de conduite à Marianne plus encore qu’on ne l’a dit.

Despite its potentially decisive nature, the analysis of politico-military systems is rarely done for itself. The Suez crisis is no exception, whether in France or the United Kingdom. Comparative analysis of the politico-military systems of the two allies permits an unedited re-reading of the

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unfolding crisis, as well as its challenges. Synthesizing available elements today, this article does not pretend to offer a definitive study. But the information is sufficient for one to ask whether, despite its own weaknesses, the “English governess” imposed its policy on Marianne more than has been said.

AUTEURS

PHILIPPE VIAL

Professeur agrégé et docteur en histoire. Conseiller scientifique du département études et enseignement du SHD, il est auditeur de la 66e session nationale « Politique de défense » de l’IHEDN. Il intervient dans l’enseignement militaire supérieur (École de guerre, Centre de hautes études militaires) et à Science Po Rennes. Il a co-dirigé le colloque « Les Occidentaux et la crise de Suez : une relecture politico-militaire » dont les actes paraissent en 2014.

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Du mandat national à l’engagement coalition l’adaptation de la Marine nationale aux opérations extérieures (1987-1999) National mandate in a coalition commitment : adaptation of the Navy for external operations (1987-1999).

Dominique Guillemin Traduction : Robert A.Doughty

1 La décolonisation aurait pu marquer la fin d’une intense activité outre-mer pour les armées françaises désormais essentiellement repliées sur la défense d’un territoire national sanctuarisé par la dissuasion nucléaire. Pourtant, à partir du milieu des années soixante-dix, on assiste, au contraire, à l’ouverture d’un nouveau cycle d’activité opérationnelle caractérisé par les interventions extérieures1. D’abord soutien des intérêts nationaux ou des accords de défense bilatéraux, ces opérations extérieures (ou OPEX) deviennent progressivement l’apport militaire de la France à un effort multinational de maintien ou de rétablissement de la paix. La conjonction de deux événements survenus au tournant des années 1990-1991 provoque le basculement d’une logique à l’autre. D’une part, l’effondrement de l’Union soviétique qui écarte la crainte d’une invasion mais ouvre un espace d’instabilité entre les deux anciens blocs. Et, d’autre part, l’invasion du Koweït par l’Irak qui, par son intensité et l’ampleur des moyens qu’elle mobilise, contribue à faire prendre conscience de la nécessité d’une réforme en profondeur de l’outil de défense. La décennie suivante voit la mise en oeuvre d’un processus d’interarmisation et de professionnalisation des forces armées qui facilite la mise en œuvre des opérations extérieures devenues, dans le même temps, leur « nouvelle frontière »2.

2 L’histoire de la Marine nationale – acteur naturel de la projection de forces – témoigne de l’évolution des armées françaises dans ce contexte nouveau. La création, en 1973, d’un amiral commandant les forces maritimes de l’océan Indien (ALINDIEN), donne le signal d’un redéploiement sur les théâtres lointains3. Les opérations Saphir 1, en 1975, puis Saphir 2, en 1977, voient l’engagement d’un porte-avions dans le golfe d’Aden en

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soutien ostensible du processus d’indépendance de la République de Djibouti4. Puis, dans les années 1980, le Groupe aéronaval (GAN) ne cesse d’être employé a de semblables missions de diplomatie navale au large du Liban5 ou de la Libye6. Le porte- avions, par sa puissance et sa charge symbolique, devient ainsi une pièce maîtresse de l’action extérieure de la France, tant sur le plan politique que militaire. Il est, par conséquent, un excellent marqueur de l’adaptation des armées aux opérations extérieures. 3 Fondée sur l’étude des archives de l’état-major de la Marine (EMM) déclassifiées dans le cadre du projet de recherche « Marine OPEX » conduit par le Service historique de la Défense, cet article se donne pour objet de présenter l’évolution du rôle de la Marine nationale dans les opérations extérieures à travers l’étude comparative de trois missions réalisées par le Groupe aéronaval avant, pendant et après la Guerre du Golfe.

PROMÉTHÉE, 1987-1988 : exemple abouti du modèle français de « diplomatie du porte-avions »

4 Durant la guerre Iran-Irak (1980-1988), les belligérants multiplient les atteintes à la liberté de navigation dans le golfe Persique. D’abord limitée aux attaques irakiennes dans le nord du Golfe, cette guerre au commerce se généralise à partir de 1984 quand l’Iran décide de riposter par une forme particulière de guérilla navale mettant en œuvre des avions, des hélicoptères, des mines et les vedettes rapides des Gardiens de la révolution, les Pasdarans. Lors de cette Tanker War, 447 navires sont attaqués dans le golfe Persique, dont 379 pétroliers7. Pour la République islamique, cette guerre économique est aussi une forme de « terrorisme maritime » qui, à travers l’image spectaculaire des pétroliers en flammes, cherche à intimider les gouvernements des pays considérés comme hostiles. C’est le cas de la France, dont les relations avec l’Iran, déjà tendues par un important contentieux financier8, sont encore compromises par son antagonisme à l’encontre du Hezbollah libanais et de la Libye de Mouammar Kadhafi, deux alliés de Téhéran. Au même titre que les attentats commis à Paris ou les enlèvements de journalistes perpétrés au Liban au même moment, les agressions contre le trafic maritime français dans le golfe Persique témoignent de la détérioration des relations entre les deux pays.

5 Dans un premier temps, la marine iranienne tente d’arraisonner des navires, comme autant de prises de gages dans les négociations. Après une première tentative à l’encontre du porte-conteneurs Ville de Bordeaux, le 18 mai 1985, la Marine nationale engage périodiquement un bâtiment de combat dans le golfe Persique. Cependant, il ne s’agit que d’accompagner les navires de commerce sur leur route, et non de les escorter, une nuance qui traduit la volonté du gouvernement français de contrôler son niveau d’engagement dans la crise. 6 Puis, dans un second temps, l’enlisement du dialogue franco-iranien conduit Téhéran à ordonner de véritables attaques, ciblant cette fois des pétroliers. Le d’Artagnan, le 28 janvier 1986, et le Chaumont, le 4 mars, sont attaqués par l’aviation. Le 13 septembre, le Brissac est atteint par deux missiles tirés d’hélicoptères. Enfin, le 26 novembre, la plateforme pétrolière d’Abu al Bu-Koosh, possession conjointe du groupe Total et des Émirats Arabes Unis, est bombardée par deux avions iraniens. Les Émirats demandent alors à la France des moyens de protection antiaérienne, dont un navire qui serait positionné dans le champ pétrolifère. Mais le gouvernement suit l’avis négatif de l’état-

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major de la Marine à ce sujet. Celui-ci souligne la vulnérabilité d’un tel dispositif et redoute d’entrer dans une logique d’escalade : « notre concours serait vraisemblablement perçu par les Iraniens comme un engagement dans le conflit. Il est à craindre que notre trafic commercial devienne alors une cible privilégiée »9. Cette prudence expose cependant le gouvernement aux critiques des armateurs qui réclament une protection directe pour leurs bâtiments10. Le vice-amiral Jacques Lanxade, ALINDIEN lors des événements, résume ainsi l’inconfort de la position française : elle « visait à obtenir la normalisation de nos relations avec l’Iran, et donc excluait tout acte pouvant être interprété comme une provocation. Cette phase de « présence passive » fut très délicate à vivre pour nos personnels, et la marine marchande a ressenti, pour sa part, la désagréable impression d’être abandonnée par la Marine nationale »11. 7 Cette « phase délicate » prend fin avec l’échec des négociations franco-iraniennes, rendu public par le déclenchement de la « guerre des ambassades »12. Le 17 juillet 1987, l’attaque du porte-conteneurs Ville d’Anvers décide le gouvernement français à rompre les relations diplomatiques avec la République islamique d’Iran et à engager l’épreuve de force. L’opération PROMÉTHÉE débute le 30 juillet avec le départ de la Task Force (TF) 623, formée autour du porte-avions Clemenceau, pour la mer d’Oman. Ses missions sont d’assurer la protection des intérêts français, d’affirmer une présence en mer d’Arabie et dans le golfe Persique, et de préparer une action de rétorsion éventuelle sur un objectif désigné par le gouvernement suivie d’une incursion de trente-six heures dans le Golfe13. Ce dernier point justifie les déclarations inhabituellement menaçantes du commandant du GAN, le contre-amiral Jacques Le Pichon : « Le groupe aéronaval est un bâton particulièrement efficace pour le Gouvernement, ne serait-ce que par la menace d’un coup bien envoyé a un moment précis et en un lieu précis »14. Un « bâton » impressionnant, en effet : la TF 623 mobilise simultanément jusqu’à dix-sept navires, soit 40 % du tonnage de la flotte. Elle se décompose en trois Task Group (TG) correspondant chacun à un domaine opérationnel : le TG 623.1 est chargé des incursions dans le golfe Persique lors des transits de navires marchands, le TG 623.2, avec le Clemenceau, prépare les éventuelles opérations de rétorsion et le TG 623.3 est un groupe de guerre anti-mines. 8 Le premier succès d’un tel déploiement est logistique : en maintenant le GAN à 9 000 km de Toulon pendant quatorze mois, la Marine nationale démontre sa capacité à durer en zone de crise, au prix, il est vrai d’un effort soutenu engageant toute la flotte française. La base de Djibouti permet au groupe Clemenceau de s’insérer dans un dispositif prépositionné de commandement et de soutien. Elle s’avère indispensable pour maintenir le cycle d’activité du porte-avions – 12-15 jours d’arrêt pour 30-40 jours d’opérations – ainsi que pour l’acheminement par avions des pièces de rechange15. Ce succès valide donc la priorité stratégique accordée a l’océan Indien depuis les années soixante-dix. 9 Le groupe « PROMÉTHÉE » réussit également à s’insérer dans un environnement complexe de crise, ou la tenue de situation n’est pas facile. Dans les deux rails de navigation du détroit d’Ormuz et les dix-huit couloirs aériens qui le traversent, les bâtiments et aéronefs militaires, alliés ou potentiellement hostiles, se confondent facilement avec le trafic civil. L’échange de renseignements est donc indispensable avec les marines alliées présentes. Une rencontre sur le porte-avions USS Constellation entre le contre-amiral Le Pichon et l’amiral Lyons, commandant en chef de la flotte du

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Pacifique, permet de faire bénéficier la TF 623 d’un accès au système de liaison de données américain ; la vision radar des AWACS16 lui donne ainsi une « vue plongeante » à l’intérieur du Golfe17. Mais cette coopération n’engage pas la conduite des opérations, chaque marine agissant sous mandat national selon son propre contrat opérationnel. De la même manière, le TG 623.3 participe à la mission de déminage des eaux du golfe Persique décidée par l’Union de l’Europe Occidentale (UEO), mais de façon indépendante des autres flottes, après un partage des secteurs de responsabilité18. 10 Mais c’est surtout la réussite politique de cet engagement militaire qui est à souligner. Alors que, les États-Unis s’engagent au même moment dans un conflit limité contre l’Iran, au coeur même de l’environnement pétrolier du Golfe19, le gouvernement français valorise une démonstration de force sur les modes dissuasif et coercitif à la fois. L’effet de dissuasion est net, avec l’arrêt immédiat des attaques contre les bâtiments de commerce français. Pendant la durée de l’opération, soixante-dix bâtiments sous pavillon national sont escortés de fait dans le golfe Persique sans incidents, permettant un regain de confiance de la marine marchande en la Marine nationale20. L’effet coercitif, plus difficile à évaluer, est obtenu par le maintien d’une menace de rétorsion crédible, y compris en effectuant des missions de reconnaissance aérienne sur des bases iraniennes. Cette détermination à faire revenir l’Iran à la table des négociations est soulignée par la présence du président François Mitterrand dans la zone des opérations, le temps d’une interview télévisée depuis la passerelle du Clemenceau21. En rendant périlleux toute nouvelle escalade, PROMÉTHÉE s’inscrit en fait dans une logique de sortie de crise. Et quand les tensions entre Paris et Téhéran s’apaisent, en juin 1988, l’éloignement du porte-avions des côtes iraniennes, puis son retrait définitif en septembre, indiquent, tel un baromètre, l’amélioration de leurs relations. 11 Exemple le plus abouti de diplomatie du porte-avions « à la française », PROMÉTHÉE illustre aussi la conception des interventions extérieures pratiquée par la France depuis le milieu des années soixante-dix. Elles consistent à faire un usage autonome, mais limité, des moyens militaires, sous le contrôle direct du pouvoir exécutif, dans un but politique précis. C’est ce modèle que va remettre en cause la guerre du Golfe.

La Marine nationale en marge de la guerre du Golfe, 1990-1991

12 Le 2 août 1990, alors que la communauté internationale est partagée entre le soulagement et les interrogations que lui inspire la fin de la guerre froide, l’Irak envahit par surprise le Koweït dans un geste de défi aux monarchies du Golfe. Comme précédemment face à la menace iranienne, les marines occidentales convergent vers le golfe Persique pour tenter de limiter la crise et rassurer l’Arabie Saoudite, désormais exposée à une invasion irakienne. Depuis Djibouti, la Marine nationale peut renforcer rapidement le bâtiment en patrouille devant le détroit d’Ormuz, et se tenir prête à participer à l’embargo contre l’Irak, dès son entrée en vigueur, le 6 août22. Mais après ces premières mesures, qui relèvent de l’acte réflexe, il faut plus de temps au gouvernement pour déterminer une action réfléchie. En effet, alors que se préparent les conférences intergouvernementales chargées de rédiger le nouveau traité européen, le président François Mitterrand est persuadé que ses choix engageront le leadership de la France en Europe, comme ceux de l’Amérique engageront le sien dans le monde23.

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Lors du premier Conseil restreint tenu à l’Élysée, le 9 août, il affirme, face à des avis divergents au sein du gouvernement, la nécessité d’apporter un soutien militaire immédiat aux pays menacés par l’Irak, tout en favorisant le plus longtemps possible la réussite d’une solution négociée. Cette position diplomatique prend la forme tangible d’un nouveau déploiement du groupe aéronaval sous le nom d’opération SALAMANDRE.

13 Le 13 août, la TF 623 appareille à nouveau vers la mer d’Arabie. Mais cette fois, à la place des chasseurs-bombardiers habituels, les hangars du porte-avions Clemenceau abritent quarante-deux hélicoptères du 5e Régiment d’hélicoptères de combat (5e RHC) et le pont est encombré par les véhicules d’une compagnie d’infanterie. Cette configuration inhabituelle provoque une polémique dans la presse : porte-avions, porte-hélicoptères, porte-camions… Quelle est la valeur militaire réelle du navire24 ? Cet emploi est pourtant légitime. Depuis plusieurs années, des exercices interarmées entraînent les hélicoptères de l’Armée de terre à conduire des missions de combat depuis le pont des porte-avions25. De plus, les hélicoptères antichars répondent parfaitement à l’hypothèse d’une offensive mécanisée irakienne contre l’Arabie Saoudite. En fait, les critiques pertinentes visent non pas ce choix opérationnel, mais la moindre détermination politique que semble induire le couple porte-avions – hélicoptères par rapport aux moyens déployés par les États-Unis26. Comme le souligne le contre-amiral Pierre Bonnot, commandant les Forces maritimes de l’océan Indien, « un régiment d’hélicoptères, arme défensive contre une attaque de blindés, incarne un degré d’agressivité moindre qu’une escadrille de chasseurs-bombardiers embarqués »27. 14 Dans un premier temps, la mission est une démonstration originale de diplomatie de défense, avec des exercices multilatéraux conduits à Djibouti, aux Émirats Arabes Unis et en Oman. Mais, après l’occupation de l’ambassade de France à Koweït-City, le 15 septembre, la présence du Clemenceau permet au gouvernement de graduer son engagement en projetant les hélicoptères du 5e RHC en Arabie Saoudite. L’opération a donc permis à la France de maintenir son rang en toute indépendance, le temps de valider la légitimité de son engagement tout en préservant le rôle des Nations unies. SALAMANDRE fait ainsi la transition avec la séquence suivante de l’engagement français : le déploiement de troupes au sol, l’opération DAGUET. Le bilan que tire l’état- major de la Marine de cette ouverture de théâtre est satisfaisant en terme de mise en oeuvre des moyens. Les moyens de soutien prépositionnés à Djibouti ont favorisé une montée en puissance rapide des forces participant à l’embargo, tandis que le strict respect des périodes d’entretien permet au porte-avions d’appareiller dans de meilleures conditions que lors de PROMÉ-THÉE28. Mais, avant même le début de l’opération DAGUET, SALAMANDRE est déjà considérée comme du passé. C’est maintenant à la participation du groupe aéronaval dans un rôle offensif que se prépare l’état-major de la Marine. Dès le 10 septembre, la possibilité de conduire des missions de guerre menées depuis la Méditerranée orientale, le Nord de la mer Rouge, ou le golfe Persique est examinée29. Et diverses options sont envisagées pour déployer le GAN en océan Indien rapidement, soit par la relève du Clemenceau par le Foch, sur place ou à Toulon, soit par transfert à Djibouti des flottilles de l’aéronavale et de leur soutien sur le Foch30. Ces scénarios donnent l’impression que la Marine se repose sur ce qu’elle sait faire, appuyée sur une solide expérience et la certitude que « l’absence de porte-avions en [Zone maritime de l’océan Indien], quelle que soit sa configuration, n’est probablement pas acceptable pour le pouvoir politique »31. C’est prendre le risque d’un grave contresens alors que l’ampleur du conflit annoncé et l’environnement de travail

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international et interarmées de la coalition anti-irakienne sont bien différents des opérations de diplomatie navale dont SALAMANDRE est la dernière expression. Dès le 19 septembre, le vice-amiral Goupil, major-général de la Marine, en rend compte clairement : « la situation actuelle montre bien les limites de notre action dès que l’on quitte le domaine de la crise pour entrer dans « logique de guerre ». C’est le principal enseignement que l’on peut tirer de ces événements : nos moyens militaires permettent d’afficher une certaine autonomie de décision, mais notre marge de manoeuvre apparaît très étroite pour revendiquer une véritable liberté d’action en cas de conflit ouvert »32. 15 De fait, après le retour du Foch à Toulon, le 5 octobre, l’aéronavale ne parvient pas à faire accepter sa participation à la campagne de bombardements contre l’Irak, son « cœur de métier » par excellence. Pourtant, de septembre à décembre 1990, les travaux d’états-majors s’accumulent sur ce sujet, et un groupe de travail est créé pour constituer un dossier de théâtre au profit d’une future Task Force aéronavale33. Certes, des frappes aériennes auraient pu être lancées depuis la Méditerranée orientale ou la mer Rouge, mais avec un rendement limité par le rayon d’action des appareils et l’absence de capacité à tirer des munitions à guidage laser34. En outre, il aurait fallu un soutien de la coalition dans le domaine de la couverture aérienne, de la guerre électronique et du ravitaillement en vol35. Une participation efficace aurait nécessité un positionnement dans le golfe Persique, au coeur du dispositif allié. Dans tous les cas, il aurait fallu intégrer les forces françaises dans le commandement interallié, et le plus tôt possible pour compenser la perte d’interopérabilité constatée avec les marines anglo-saxonnes. Ainsi, peu de navires français sont équipés de la liaison 11 indispensable à une action coordonnée36, leurs aéronefs ne sont pas munis de la dernière génération d’IFF37, et les réseaux de communication par satellites français et américains ne sont pas compatibles. Or, la volonté du gouvernement est, au contraire, de préserver son indépendance d’action le plus longtemps possible. Quand vient la décision d’intégrer le commandement interallié, le 28 décembre 1990, il est trop tard pour la Marine, écartée des combats : « À moins de trois semaines de la fin de l’ultimatum, les plans alliés étaient prêts et l’intégration éventuelle des forces françaises et UEO ne pouvait l’être que dans des missions marginales et non offensives, au moins au départ »38. Ainsi, c’est une combinaison d’inadaptation militaire et de retenue politique qui laisse la Marine nationale en marge de la guerre du Golfe. 16 Comme l’ensemble des armées françaises, elle tire de ce conflit des leçons qui remettent en cause son modèle d’intervention antérieur. Pour le vice-amiral d’escadre Michel Tripier, commandant les forces navales en Méditerranée, deux leçons fondamentales sont à prendre en compte. La première est qu’on ne fait pas la guerre seul, mais aux côtés des États-Unis, avec cette conséquence stratégique : « (…) que pour ne pas être réduit à un rôle marginal, il fallait très tôt prendre la décision d’intervenir à leurs côtés de façon à pouvoir entrer dans leur planification. L’habitude de travailler ensemble, pourtant largement développée, ne pouvait suffire à elle seule [pour permettre l’engagement], dans de bonnes conditions, de moyens aéronavals à leurs côtés »39. Et, logiquement, la recherche d’interopérabilité qui en découle revient à suivre les normes américaines : « il reste beaucoup à faire en matière d’interopérabilité interalliée. Pour commencer, une attitude réaliste s’impose : on ne peut pas prétendre régenter les États-Unis en la matière »40. La seconde leçon est la nécessité d’améliorer les capacités de combat de la flotte, qui ne peut pas se contenter « de capacités de vigilance et de concertation (…). Il faut, en outre, porter des coups à l’adversaire. Ces

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dernières années, l’accent a été mis sur les moyens de gérer la crise peut-être au détriment d’une imagination prospective tournée vers le combat »41. 17 C’est cette marine « tournée vers le combat » qui va connaître l’épreuve du feu lors de la guerre du Kosovo.

TRIDENT (Kosovo, 1999), la marine au coeur d’un dispositif multinational de coercition.

18 Huit ans après la Guerre du Golfe, la Task Force 470 (TF 470) formée autour du porte- avions Foch participe a l’opération ALLIED FORCE – ou TRIDENT pour le volet français. Déclenchée le 24 mars 1999, cette campagne aérienne coordonnée par l’OTAN a pour but de contraindre la Serbie à évacuer la province du Kosovo. L’emploi d’un porte- avions pour cette mission paraît inutile de prime abord. Le théâtre des combats est proche des bases aériennes italiennes et l’outil aéronaval français est bien vieillissant. Le Clemenceau a été retiré du service deux ans plus tôt, et le Foch doit être vendu au Brésil à la fin de l’année, après trente-six ans de service actif. En ce qui concerne les avions embarqués, seuls les chasseurs-bombardiers Super-Étendard, récemment modernisés, ont une valeur militaire. Les intercepteurs Crusader, hors d’âge, ne valent littéralement pas un coup de catapulte…42. Plusieurs raisons expliquent cependant un retour en force du groupe aéronaval : sa souplesse de déploiement durant toute la durée de la crise et des capacités de combat rénovées, bien intégrées au sein de la force multinationale.

19 La maîtrise du temps de crise par la Marine nationale est déterminante. Sans elle, il serait difficile de faire le meilleur usage des moyens disponibles, au moment où leur effet sera déterminant. Ainsi, d’octobre 1998 à avril 1999, l’unique porte-avions en service reste dans une posture de vigilance en temps de paix qui suit l’évolution de la situation au Kosovo selon quatre temps : crise – détente – crise – conflit. Le premier correspond à l’amplification des violences dans la province serbe. Le 5 octobre 1998, la Task Force 470 est mise en alerte depuis Beyrouth et placée sous les ordres du contre- amiral Alain Coldefy. Elle poursuit ses exercices en Méditerranée orientale, tout en se tenant prête à rallier le théâtre en soixante-douze heures pour mener l’opération TRIDENT 98. à partir du 13, les négociations ouvertes à Belgrade aboutissent à la signature d’un cessez-le-feu, confirmé le 16 par la mise en place d’une mission de vérification formée par l’OSCE43, et, le 24, par le vote de la résolution 1203 des Nations unies. La force navale française accompagne ce processus en se rapprochant ostensiblement de l’Adriatique. Le 15, elle est en mer Ionienne et accroît son niveau de coopération avec les forces alliées déjà présentes puis, le 18, elle franchit le canal d’Otrante. Le 23, le ministre de la Défense, Alain Richard, peut déclarer à bord du Foch que : « la France ne fait pas seulement des déclarations politiques [mais elle met en oeuvre] des moyens de puissance adaptés au choix de son engagement »44. Le porte- avions est évidemment au premier rang de ces « moyens de puissance », jouant alternativement de son aptitude à montrer « sa puissance amicale en temps de paix, la menace crédible et ostensible de son utilisation en temps de crise et finalement l’efficacité de son emploi en temps de guerre »45. Mais pour préserver son emploi en temps de guerre, encore faut-il économiser son potentiel.

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20 Dans un second temps, alors que la situation semble s’apaiser au Kosovo, la TF 470 reçoit la permission de relâcher sa garde. Elle fait escale à Trieste, du 4 au 9 novembre, avant de rallier Toulon le 12 où le Foch est à nouveau placé en alerte à soixante-douze heures. Ce bon tempo permet à la TF 470 d’être à nouveau disponible lorsque la situation se dégrade après le massacre de Račak, le 15 janvier 1999. Ce troisième temps de vigilance n’est pas si simple à mettre en oeuvre. En effet, un porte-avions n’est jamais seul, et sa mise en oeuvre engage de nombreuses composantes de la flotte, sans compter les contraintes d’entraînement des pilotes de l’aéronavale46. L’état-major de la Marine doit donc redéfinir ses priorités en faveur de TRIDENT 9947. Un déploiement du GAN dans l’océan Indien est annulé, et les bâtiments les plus rares, frégate antiaérienne et sous-marin nucléaire d’attaque, rallient le groupe avec retard48. De la même façon la gestion économe des moyens est jugée cruciale pour pouvoir durer en opération. Heures de mer de bâtiments, carburant, coups de catapultes du porte-avions… La directive opérationnelle [qui] fixe la mission précise, les dépenses à surveiller de près49. Une fois le porte-avions engagé, en effet, son retrait précoce pourrait être interprété comme une faiblesse militaire, peut-être même, comme un manque de volonté politique. De retour sur zone, le 29 janvier 1999, la TF 470 doit donc se maintenir à la fois pour contraindre les Serbes et pour rester crédible aux yeux des alliés. L’échec des négociations de Rambouillet, le 23 février, et la campagne aérienne de l’OTAN le 24 mars annoncent l’engagement du groupe aéronaval dans le quatrième temps de son action, la participation au conflit. C’est chose faite le 5 avril, date des premières frappes françaises. 21 Contrairement à la guerre du Golfe, la TF 470 bénéficie d’une position au coeur du dispositif interallié. Son déploiement précoce, et le maintien en mer Ionienne du porte- avions américain Eisenhower permettent au Foch de se placer à moins de cent nautiques du littoral yougoslave. Cet excellent « créneau de tir » permet de maximiser ses moyens en menant des frappes aériennes à un rythme soutenu et avec une grande réactivité. Ainsi, seize Super-Étendard accomplissent quatre cent douze missions offensives, avec les meilleurs taux de réussite de l’Alliance Atlantique (75 %) et un taux d’annulation des missions beaucoup plus faible que pour l’aviation basée à terre (21 % au lieu de 41 %)50. Ce succès s’explique en partie par la longueur inhabituelle des missions qui autorise une excellente réactivité, comme l’explique l’amiral Coldefy : « J’ai dit aux pilotes (…) que les objectifs étaient à quinze minutes et que nous allions donc faire des missions de six heures. En fait, ça a marché, car nous étions à la porte d’entrée ; nous attendions (…). Quant à l’état-major de l’OTAN, il lui arrivait de chercher, pour des objectifs d’opportunité, des patrouilles qui étaient déjà en l’air et qui étaient disponibles. Or, comme tous les raids (…) étaient planifiés, plusieurs fois nous nous sommes retrouvés être les seuls disponibles »51. Ainsi, la participation de l’aviation embarquée, modeste par elle-même (4 % des missions d’assaut de la coalition), représente le tiers de la participation française (12 % du total). Dit autrement, la présence du groupe aéronaval augmente de moitié le potentiel aérien mis en ligne par la France. Pour son commandant, la TF 470 fait la preuve au combat de l’efficacité de l’action navale contre la terre52. Cette réussite est le fruit d’un effort de mise à niveau capacitaire mené depuis la guerre du Golfe. Dans l’attente des grands programmes de la génération suivante, le porte-avions nucléaire Charles de Gaulle et l’avion de combat Rafale, la Marine se dote des équipements dont la carence avait été la plus sensible en 1990-1991. Ainsi, la version du Super-Étendard entrée en service en 1997 est maintenant capable de mener des frappes de précision à distance de sécurité53.

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Pour la première fois également, un sous-marin nucléaire d’attaque est placé sous le contrôle opérationnel du commandant du GAN. Sa présence en couverture devant les bouches de Kotor est précieuse, aussi bien pour empêcher une sortie de la marine serbe que pour le recueil du renseignement électronique. Des progrès notables ont également eu lieu dans le domaine des systèmes d’information et de communication. Outre le réseau satellitaire national Syracuse, le Foch est relié au système de liaison américain Fleetsatcom. De plus, tous les bâtiments sur le théâtre disposent de la liaison 11, et la frégate antiaérienne est capable de tenir la fonction Bluecrown, comparable à celle d’un contrôleur de l’air sur le théâtre. En donnant une « langue commune » aux forces alliées, ces systèmes permettent l’interopérabilité du groupe français avec les autres forces navales présentes en Adriatique, ce qui offre d’intéressantes possibilités d’affichage politique. Ainsi, l’intégration d’une frégate de la Royal Navy à la TF 470 manifeste de façon tangible le rapprochement franco-britannique, quelques mois après les accords de Saint-Malo54. Mais surtout, cette intégration réussie dans le dispositif d’Allied Force permet à la France de participer aux échanges interalliés au plus haut niveau, notamment pour la question cruciale de la détermination des objectifs55. Même si elle est écartée du ciblage des missiles de croisière dont elle est dépourvue, sa présence au coeur des opérations lui permet de peser sur les décisions, par exemple en convainquant les Américains de ne pas frapper au Monténégro, pour éviter qu’il ne bascule du côté serbe56. Les renseignements obtenus par la frégate antiaérienne et le sous-marin nucléaire d’attaque permettent aussi de participer à l’échange des informations les plus sensibles57, ou au contraire d’intercepter les opérations aériennes cachées de l’US Air Force, dont les objectifs doivent finalement être partagés58. 22 La TF 470 tient ainsi une place de premier rang au sein de la coalition jusqu’à la fin des hostilités. Après 116 jours d’activité, les marins français rentrent à Toulon le 3 juin, le jour même de l’arrêt des combats. En définitive, l’opération TRIDENT marque l’adaptation réussie de la Marine nationale a un nouveau modèle d’opération extérieure apparu avec la guerre du Golfe qui tranche avec les opérations de diplomatie navale, plus ou moins coercitives menées jusqu’alors. En même temps que la projection de force devient la nouvelle frontiere des armées françaises, il est admis qu’elles ne s’engageront plus seules dans un conflit régional. L’enjeu devient alors de trouver sa place dans des opérations de combat menées sous mandat multinational. Dans ce nouveau cadre d’action, l’objet politique de l’usage de la force armée demeure le maintien de l’autonomie décisionnelle française, moins comme une voix indépendante sur la scène internationale que comme un point de vue à faire valoir au sein d’une coalition. Depuis 1999, la marine continue d’inscrire son action dans cette dynamique en engageant un groupe aéronaval rénové en appui de l’intervention en Afghanistan (opération HÉRACLES en 2001)59, ou au large des côtes libyennes (opération HARMATTAN, 2011)60. Cette dernière opération est encore trop récente pour avoir livré tous ses enseignements. Mais elle semble s’inscrire dans la continuité d’une intégration interarmées et interalliée poussée, et le rôle de premier plan joué par la Marine nationale dans les combats contre les troupes gouvernementales libyennes permet de mesurer le chemin parcouru depuis un quart de siècle dans le domaine des capacités d’action de la mer vers la terre.

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NOTES

1. Une excellente présentation de l’émergence de la notion d’intervention extérieure et sa mise en pratique est donnée dans l’ouvrage d’André Foures, Au-delà du sanctuaire, Paris, Économica, 1986, 270 p. 2. Louis Gautier, La défense de la France après la guerre froide, Paris, Presses universitaires de France, 2009, chapitre 6 « L’engagement militaire de la France dans le monde », p. 207-242. Ainsi, en octobre 2013, on compte 8 500 militaires français engagés en opération hors du territoire national, sous vingt-deux mandats différents. 3. ALINDIEN assure le contrôle opérationnel des forces en zone maritime de l’océan Indien sous l’autorité directe du Chef d’état-major des armées. Longtemps embarqué avec son état-major sur un bâtiment de commandement, ALINDIEN est, depuis novembre 2010, basé à terre à Abu Dhabi. Sur l’activité de la Marine nationale sur ce théâtre, voir Jean-Marc Balencie, La diplomatie navale française en océan Indien, 1967-1992. Vingt-cinq ans d’utilisation de la marine nationale comme outil de politique étrangère, thèse de sciences politiques sous la direction du Pr. Philippe Chapal, Université Pierre Mendes-France Grenoble II, 1992, 733 p. 4. Laurent Suteau, « La diplomatie navale au service du maintien de la paix », Stratégique, n° 89/90, Institut de stratégie comparée, 2007, p. 193-215. 5. De 1982 à 1986, les missions OLIFANT maintiennent une présence navale permanente sur les côtes libanaises, en soutien aux opérations de maintien de la paix de la FINUL. 6. Du 21 septembre au 23 novembre, le GAN est envoyé au large de la Libye pour contraindre ce pays à respecter l’accord franco-libyen du 17 septembre relatif à l’évacuation simultané du Tchad, sous peine d’actions de rétorsion. 7. « Bilan des attaques dans la Golfe », annexe à la fiche n°173/EMM/OPS/REN/CD, le 17 novembre 1988. Service historique de la Défense, Département marine, Vincennes (passim SHD/ MV), série 259Y, carton 19. 8. L’empire d’Iran avait investi un milliard de dollars dans la société d’enrichissement d’uranium EURODIF en échange d’un accès à 10 % de sa production. Mais après la révolution islamique, le nouveau régime réclame le remboursement du prêt tandis que la France refuse la livraison de l’uranium enrichi. Sur cette question, voir Dominique Lorentz, Secret atomique. La bombe iranienne ou la véritable histoire des otages français au Liban, Les arènes, Paris, 2002, 276 p. 9. « L’aide militaire aux Émirats arabes unis », fiche n°96/EMM/OPS/ACT/SEC/CD le 11 décembre 1986. SHD/MV, série 259Y, carton 14. 10. Lettre de M. François Rozan, président du Comité Central des Armateurs Français, au ministre de la défense Paul Quiles, le 7 mars 1986, SHD/MV, série 259Y, carton 23. 11. « Les opérations dans l’océan Indien », conférence du vice-amiral Jacques Lanxade prononcée le 24 février 1988 à l’École supérieure de guerre navale, SHD/Département interarmées, ministériel et interministériels, série 2000 Z 271, carton 26. 12. Ultime phase du bras de fer franco-iranien, la « guerre des ambassades » débute le 2 juillet 1987 par le siège de l’ambassade d’Iran à Paris dans laquelle s’était réfugié Wahid Gordji, un diplomate iranien soupçonné d’avoir coordonné la vague d’attentats qui frappa la France en 1986. En représailles, l’Iran fit, à son tour, le blocus de l’ambassade de France à Téhéran. Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand, tome 2, Paris, Seuil, 1995, p. 836-851. 13. Note sur les règles d’engagement de la TF 623, message n°10038 DEF/EMA/EMP.3, le 5 août 1987, cité dans la note « ROC/ROE », EMM/OPS, le 18 août. SHD/MV, série 259Y, carton 23. 14. Pierre Branche, « Avec la ˝Royale˝… », Le Figaro, 6 octobre 1987, cité par Jean-Marc Balencie, op. cit., p. 449.

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15. « Déploiement en mer et États côtiers », fiche EMM/ OPS, 13 août 1987. SHD/MV, carton 259Y 23. 16. Airborne Warning and Control System. C’est un système de stations radars monté sur des avions capables de surveiller un vaste espace aérien. 17. Vice-amiral (2S) Jacques Le Pichon, « Le groupe aéronaval en océan Indien au cours de la guerre entre l’Iran et l’Irak (juillet 1987-septembre 1988) », Revue historique des Armées, n°4, 1995, p. 53-62. 18. De septembre à 1987 à mars 1988, l’opération CLEANSWEEP réunit des unités de déminage belges, britanniques, françaises, italiennes et néerlandaises. Le TG 623.3 prend en charge le déminage des abords de Fujairah et de Khor Fafkan, en mer d’Oman. Marc DeVore, Europe’s First Military Intervention : The Western European Union in the Persian Gulf, 1987-88, MIT Department of Political Science, XXX, 37 p. 19. Sur cet aspect de la question, voir Lee Allen Zatarein, Tanker War : America’s First Conflict With Iran, 1978-1988, Philadelphie, Newbury : Casemate, 2008, 425 p. 20. « Éléments concernant la marine marchande dans le golfe Arabo-persique entre 1985 et 1988 », Fiche n°95 EMM.OPS/ACT/NP, le 12 juin 1989. SHD/MV, série 259Y, carton 23. 21. Antenne 2, le 23 décembre 1987, interview par Paul Amar et Élie Vannier, INA, 4mn47. http:// www.ina.fr/politique/politique-internationale/video/ I00009885/François-Mitterrand-à-propos- de-la mission- du-porte-avion-Clemenceau-dans-le-golfe persique. fr.html, consulté le 1er novembre 2013. 22. « Les opérations navales au Moyen-Orient », fiche n°145 EMM/OPS/ACT/NP, le 17 décembre 1990. SHD/MV, série 259Y, carton GDG 1. 23. Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand, Paris, Fayard, 2006, p. 526-527. 24. Á titre d’exemples « Mission SALAMANDRE, les questions », P. Darcourt, Le Figaro, 30 août 1990, p. 5 ; « La lenteur politique du Clemenceau », Jean Guisnel, Libération, le 30 août 1990, p. 2-3. 25. Jérôme de Lespinois, L’armée de terre française. De la défense du sanctuaire à la projection, Paris, L’Harmattan, 2000, tome 2, p. 521. 26. François Fillon, « Mais à quoi sert le Clemenceau ? », Le Monde, 8 septembre, p. 2. 27. R. Girard, « Á bord du Clemenceau : la ronde des Gazelles », Le Figaro, 23 août 1990, p. 7. 28. « Les premiers enseignements des opérations SALAMANDRE et Artimon », fiche n°124 EMM/ LOG/ EF/DR, le 14 septembre 1990. SHD/MV, série 259Y, carton GDG1. 29. « Emploi du groupe aéronaval dans la crise du Moyen-Orient », fiche n°90 EMM/OPS/ACT/ CDSF, le 13 septembre 1990. SHD/MV, série 259Y carton GDG4. 30. « Sur la nature du déploiement du [porte-avions] », fiche n°10/90 CECMED/OPS/CD, le 19 septembre 1990. SHD/MV, série 259Y, carton GDG4. 31. Ibid. 32. « Premiers enseignements de la guerre du Golfe », lettre n°379 EMM/PL/EG/CD, le 19 septembre 1990. SHD/MV, série 259Y, carton GDG13. 33. « Groupe de travail Morgane », fiche n°90 CECMED/ PLAN/CDSF, le 10 décembre 1990. SHD/ MV, série 259Y carton GDG4. 34. « Enseignements de la crise puis du conflit provoqué par l’Irak à propos du Koweït », fiche n° 43 EMM/ OPS/ACT/CD, le 8 mars 1991. SHD/MV, série 259Y carton GDG4. 35. Ibid. 36. La liaison 11 est une liaison de donnée tactique qui permet des échanges automatiques d’informations entre les unités qui en sont équipées. 37. Identification Friend and Foe, système permettant aux radars de reconnaître les appareils alliés. 38. « Enseignements de la crise puis du conflit provoqué par l’Irak à propos du Koweït », fiche n° 43 EMM/ OPS/ACT/CD, le 8 mars 1991. SHD/MV, série 259Y, carton GDG4. 39. Rapport du vice-amiral d’escadre Michel Tripier, commandant en chef pour la Méditerranée, « Aspects maritimes de la Guerre du Golfe », 1er mars 1991. SHD/MV, série 259Y, carton GDG1.

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40. Ibid. 41. Ibid. 42. Les Crusader de la Flottille 12F sont renvoyés en France le 1 er mars faute d’utilité sur le théâtre et par souci d’économiser le potentiel de coups de catapultes du Foch. « Prévisions d’activité de la TF 470 », message n°0207 CD 2602 CECMED/Emploi, le 26 févier 1999. SHD/MV, série 259Y, carton TRD3. 43. Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, chargée depuis 1973 de favoriser le dialogue entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. 44. Anonyme, « Le ministre de la Défense en visite sur le Foch », Cols Bleus, n°2460, 31 octobre 1998, p. 21. 45. Conférence de l’amiral Alain Coldefy lors du colloque « L’occupation militaire des espaces maritimes et littoraux en Europe, de l’époque moderne a nos jours », Centre d’études supérieures de la Marine / Service historique de la Défense / université de Hull, université de Lille-3, Paris, le 18 mars 2011. Actes à paraître en 2014 aux éditions Économica. 46. Les pilotes doivent régulièrement passer leur qualification a l’appontage. En l’absence de second porte-avions capable de les entraîner, l’absence prolongée du Foch conditionne le maintien de la compétence des pilotes basés à terre, et à terme, toute possibilité de relève. 47. Correspondance du chef d’état-major de la Marine, l’amiral Jean-Charles Lefebvre et du contre-amiral de Chermont, adjoint « opérations/logistique », à propos des priorités opérationnelles, le 28 janvier 1999. SHD/MV, série 259Y carton TRD3. 48. La composition des unités qui composent la TF 470 varie avec les relèves mais, outre le Foch, on peut citer la présence, entre février et avril, des navires suivants : le sous-marin Améthyste, la frégate antiaérienne Cassard, la frégate anti-sous-marine HMS Somerset, le pétrolier-ravitailleur Meuse et le bâtiment-atelier polyvalent Jules Verne. 49. « Directives opérationnelles TRIDENT », message n°0126 CD 2701 CECMED/EMPL/SURF, le 26 janvier1999. SHD/MV, série 259Y, carton TRD3. 50. Conférence de l’amiral Alain Coldefy. Op. cit., 51. Amiral (2S) Alain Coldefy, « L’aéronautique navale dans les opérations du Kosovo (janvier- juin 1999) », Bulletin d’études de la Marine, Paris Centre d’études supérieures de la Marine, n°46, octobre 2009, p. 88-93. 52. Télécopie d’une lettre et d’une présentation du contre-amiral Coldefy, le 8 mai 1999. SHD/ MV, série 259Y carton TRD3. 53. Le Super-Étendard modernisé au standard 3 met en oeuvre des bombes GBU-12 guidées par le pod de désignation laser ATLIS 2, et des missiles guidésAS30L. 54. Les 3 et 4 décembre 1998, au sommet de Saint-Malo, le président Jacques Chirac et le premier ministre Tony Blair appellent à l’établissement de moyens militaires autonomes pour l’Union européenne. C’est le début de la politique européenne de sécurité et de défense inscrite depuis dans les traités européens. 55. Message n° 25 CD 2302 CTF 470, le 23 février 99. SHD/MV, série 259Y, carton TRD3. 56. Amiral (2S) Alain Coldefy, op. cit., p. 91. 57. « Maintien de la stature maritime française en Adriatique », fiche n°124 DEF/EMM/OPL/ EMPL/ CD, le 7 mai 1999. SHD/MV, série 259Y, carton TRD2. 58. Amiral (2S) Alain Coldefy, op. cit., p. 92. 59. HÉracl Es est la participation française a l’intervention américaine en Afghanistan Enduring Freedom . Du 18 décembre 2001 au 20 juin 2002, la marine déploya en océan Indien la TF 473 : porte-avions nucléaire Charles de Gaulle, frégates anti-sous- marines Lamotte-Piquet et Jean de Vienne, frégate antiaérienne Jean Bart, pétrolier-ravitailleur Meuse et sous-marin nucléaire d’attaque Rubis. 60. Conduite du 19 mars au 31 octobre 2011, cette opération a engagé pas moins de trente bâtiments qui se sont relayés au large des côtes libyennes, parmi lesquels on compte le porte-

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avions Charles de Gaulle, les bâtiments de projection et de commandement Tonnerre et Mistral ainsi que trois sous-marins nucléaires d’attaque.

RÉSUMÉS

Si depuis la décolonisation les armées françaises n’ont cessé d’intervenir outre-mer, la signification et les modalités de ces opérations sont en constante évolution. La Guerre du Golfe (1990-1991), en particulier, a constitué un tournant majeur dans l’engagement militaire extérieur de la France, tant par l’importance et la nature des moyens mis en jeu que par la nécessité d’agir en coalition. Cet article se propose de suivre l’évolution de l’outil de défense aux opérations extérieures à travers l’exemple de l’engagement de la Marine nationale dans trois opérations majeures conduites avant, pendant et après la Guerre du Golfe : PROMETHÉE (1987-1988), DAGUET (1990-1991) et TRIDENT (1999).

If the French armies since decolonization have not ceased intervening overseas, the meaning and the methods of these operations are constantly evolving. The Gulf War (1990-1991), in particular, was a major turning point in foreign military engagements of France, as much by the importance and nature of the means used as by the need to act in coalition. This article aims to follow the evolution of the military instrument in foreign operations through the example of the commitment of the Navy in three major operations conducted before, during and after the Gulf War : PROMETHEUS (1987 - 1988), DAGUET (1990-1991) and TRIDENT (1999).

INDEX

Mots-clés : OPEX ; Guerre du Golfe ; Opération Prométhée ; Opération Daguet ; Opération Trident

AUTEURS

DOMINIQUE GUILLEMIN

Professeur certifié d’histoire-géographie, détaché depuis 2009 au SHD, il est en charge du projet de recherche « Marine OPEX » sur l’étude des opérations extérieures de la marine de 1962 à nos jours. Il prépare actuellement une thèse en histoire des relations internationales à Paris-I sur « le réseau des attachés navals français de 1919 à 1939 ».

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De la guerre aérienne en coalition l’exemple de la participation de la France à quelques opérations récentes (1991-2001) Air war in a coalition : the example of the participation of France in some recent operations (1991-2001)

Jérôme de Lespinois Traduction : Robert A.Dougthy

1 Depuis l’antiquité, la coalition constitue une des formes les plus usitées de l’engagement militaire. On peut citer de nombreux exemples historiques de coalitions soit dans le domaine maritime avec la ligue de Délos sous l’autorité d’Athènes (478 AC), soit dans le domaine terrestre avec la coalition formée par le général romain Aetius qui remporte aux champs Catalauniques une victoire décisive contre les Huns en 4511. Les exemples de coalitions aériennes sont bien sûr plus rares et plus récents. Il est d’ailleurs difficile de trouver des coalitions purement aériennes, hormis peut-être celle formée autour de l’OTAN lors du conflit du Kosovo en 1999. C’est pourquoi, il vaut mieux utiliser l’expression de guerre aérienne en coalition qui inclut également les questions relatives à l’emploi des moyens aériens dans le cadre d’opérations aéroterrestres ou aéronavales menées en coalition comme lors de la première guerre du Golfe en 1991.

2 La permanence de l’usage de la coalition militaire au cours de l’histoire s’accorde avec la stabilité de sa définition, qui peut être énoncée comme le rassemblement d’une force militaire composée d’éléments, fournis par deux pays ou plus, assemblée temporairement pour remplir une mission déterminée. Les deux principaux traits d’une coalition demeurent son caractère temporaire et l’aspect limité de son objet. La coalition s’oppose à une alliance militaire qui suppose un engagement sur une plus longue durée2. Historiquement, différentes coalitions se distinguent : celles avec un commandement unique disposant d’un état-major intégré ou non, celles où les commandements restent distincts, celles où l’action de chacun des membres est indépendante, conjointe, coordonnée ou encore intégrée3. 3 Plusieurs problématiques surgissent à propos des coalitions : tout d’abord leur constitution, puis leur intérêt politique et militaire, ensuite leur organisation et leur

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fonctionnement et, enfin, leur efficacité militaire. Dans ses Théories stratégiques, l’amiral Castex identifie deux problèmes spécifiques à la stratégie de coalition : celui de l’organisation – « qui suscitera, créera, fera naître ces efforts ? Qui les orientera ? Quels seront les chefs, ou mieux le chef unique ? Question de constitution du commandement ». Le second problème est celui des opérations : « Quel sens, quelle direction assigner à ces efforts pour aboutir à la résultante désirée ? Question de conduite des hostilités »4. 4 Ces questions génériques peuvent être adaptées à toutes les coalitions depuis l’antiquité y compris à celles utilisant des moyens aériens. Mais, elles ne rendent pas compte de la spécificité de l’aviation qui apparaît après le premier conflit mondial comme une arme particulièrement adaptée à la guerre en coalition comme le souligne, en 1937, le général Debeney en écrivant que l’armée de l’air s’affirme « chaque jour plus importante et plus apte à être spécifiquement l’armée de coalition »5. Elles ne prennent pas en compte également les contraintes qui plus que pour les moyens uniquement terrestres ou navals assujettissent l’emploi de l’arme aérienne au sein d’une coalition à certaines règles qui avec le progrès technique des matériels s’affirment de plus en plus rigoureuses. 5 Cette spécificité a conduit à donner, des les années 1930, à l’aviation une place particulière dans le domaine de l’action militaire internationale que cela soit avec les projets de constitution d’une force aérienne internationale sous les auspices de la Société des Nations en 19326, de pacte aérien avec le Royaume-Uni en 19357, de coalition aérienne avec l’URSS sous le Front populaire8. Après le second conflit mondial, cette caractéristique s’affirme encore à travers l’article 45 de la charte des Nations Unies qui dispose que des membres de l’organisation puissent mettre à disposition de l’organisation des forces aériennes nationales pouvant être « immédiatement utilisables en vue de l’exécution combinée d’une action coercitive internationale »9. Dans une période plus récente, la force aérienne joue un rôle déterminant dans les guerres de coalition que ce soit dans le Golfe en 1991 et 2003, en Bosnie de 1992 a 1995, au Kosovo en 1999 ou en Afghanistan en 2001. 6 En reprenant les deux points de l’amiral Castex et en les appliquant aux guerres aériennes menées au sein de coalitions, nous étudierons, à travers l’exemple de quelques conflits contemporains pour l’essentiel, l’évolution de l’emploi de l’aviation tant dans le domaine de l’organisation du commandement que dans la conduite des opérations10.

L’organisation du commandement ou l’importance de l’orientation des efforts

7 Comme le souligne l’amiral Castex, l’organisation du commandement est une question clé des coalitions à la fois parce qu’elle conditionne son efficacité militaire et parce qu’elle doit laisser aux membres l’assurance de la prise en compte de leurs intérêts nationaux. Cet équilibre que les alliés ont trouvé à Doullens en confiant « la direction stratégique des opérations militaires » à une seule personne tout en spécifiant que « chaque commandant en chef aura le droit d’en appeler à son gouvernement si dans son opinion, son armée se trouve mise en danger par les instructions du général Foch »

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est aujourd’hui plus difficile à formaliser11. Il est encore plus délicat dans le cadre des coalitions aériennes.

8 Le principe d’autonomie stratégique au sein d’une coalition s’adapte en effet assez facilement à l’emploi des forces terrestres ou maritimes, pour lequel on peut envisager une division spatiale en zones d’action ou une répartition des missions. Il s’avère d’une application plus délicate pour les forces aériennes dont la manoeuvre nécessite un commandement centralisé. L’emploi optimum de la puissance aérienne requiert, en effet, un contrôle centralisé des forces aériennes sur le théâtre d’opérations et une exécution décentralisée au niveau tactique. De plus, les caractéristiques de la force aérienne (vitesse, allonge et souplesse d’emploi) exigent que le contrôle opérationnel soit confié à une seule autorité pour tout le théâtre d’opérations12. 9 Dans cette optique, la première guerre d’Irak constitue une rude épreuve ou les velléités politiques visant à conserver la marque de la France à l’action de la division Daguet et de sa composante aérienne se heurtent aux nécessités de la guerre aérienne moderne. Cette volonté politique est exacerbée par l’attitude du ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, qui s’arc-boute sur des principes encore plus radicaux : caractère uniquement défensif de l’opération Daguet et refus de l’intégration des unités françaises dans le dispositif allié13. 10 Lors de cette première guerre d’Irak, le commandement des opérations aériennes est assuré par le général Horner, chef des forces aériennes du Central Command (CentAF), qui dispose d’un état-major à Riyad. Cet état-major édite quotidiennement un seul Air Tasking Order (ATO) qui organise l’activité de tous les aéronefs de la coalition. À l’inverse, le commandement terrestre reste divisé selon des critères géographiques entre Saoudiens et Américains qui coordonnent leur action grâce à un organisme baptisé Coalition Coordination, Communication and Integration Center (C3IC)14. 11 Bien que la centralisation du commandement et du contrôle des forces aériennes engagées au sein de la coalition se fasse sous l’égide de l’état-major du général Horner, les Français ne sont pas intégrés dans cet état-major américain. La participation de la France se limite à la présence du général Solanet, commandant des éléments aériens français envoyés en Arabie Saoudite et adjoint air du général Roquejeoffre commandant la division Daguet, comme représentant des forces aériennes françaises auprès du général Horner. Lorsque les opérations sont déclenchées le 17 janvier 1991, un protocole, signé par les généraux Schwarzkopf et Roquejeoffre, délègue le contrôle opérationnel des forces aériennes françaises au général Horner15. 12 Ce principe de non intégration dans les états-majors de planification et de conduite est repris lors des opérations suivantes. En Bosnie ou au Kosovo, la campagne aérienne est menée par un commandement OTAN, le commandement Sud à Naples, auquel la France ne participe pas compte tenu de sa position particulière dans l’Alliance atlantique depuis qu’elle s’est retirée du commandement intégré en 1966. Tous les postes de la chaîne de commandement atlantique sont tenus par des Américains : SACEur (Général Joulwan), CInCSouth (Admiral Leighton Smith) et AirSouth (Lieutenant General Michael Ryan). Le général italien qui commande la 5e Allied Tactical Air Force (ATAF) délègue en grande partie ses attributions à l’officier américain directeur du Combined Air Operation Center (CAOC) à Vicenza. La France dispose uniquement d’une mission militaire à Mons auprès du SACEur et à Naples auprès de CInCSouth. Elle détache, lors de sa participation à l’opération Deny Flight puis Deliberate Force, un général de l’armée de l’air comme commandant des éléments aériens français. Mais celui-ci n’est

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pas intégré à l’état-major du général américain commandant des forces aériennes du théâtre Sud à Naples, ni à celui du commandant italien de la 5e Allied Tactical Air Force à Vicenza. 13 Pour l’Afghanistan, les opérations ressortent du Central Command (CentCom) à Tampa en Floride comme pour la première guerre d’Irak. Au niveau du théâtre, les opérations aériennes sont conduites par un centre d’opérations (CAOC) implanté à Al Kharj sur la base de Prince Sultan en Arabie Saoudite jusqu’au printemps 2003 puis à Al Udeid au Qatar. Toujours en évitant l’intégration, la France détache des représentants en Floride et au CAOC qui ont pour mission de s’assurer que les missions dévolues aux forces françaises placées sous contrôle opérationnel américain restent conformes aux directives du CEMA : « C’est sous l’expresse autorisation d’un officier général français, garant du respect des objectifs de l’engagement de nos forces, et au terme d’un examen minutieux de l’objectif considéré, de son importance et de son environnement, que furent conduites les frappes aériennes des Mirage 2000 D » en Afghanistan lors de l’opération Héracles16. 14 Cette position particulière de non intégration, si elle préserve l’autonomie de la France, ne lui confère qu’une faible influence dans le processus de planification ou la phase de conduite des opérations. Lors de la première guerre d’Irak, les Français absents de l’état-major de CentAF à Riyad ne participent pas à la planification contrairement aux Britanniques et aux Saoudiens qui le rejoignent respectivement à la mi-septembre et en novembre17.

La conduite des opérations ou l’importance du nombre

15 L’absence des états-majors a également une influence sur le deuxième terme posé par l’amiral Castex : celui de la conduite des opérations.

16 En effet, dans le Golfe par exemple, la France n’obtient pas gain de cause pour un certain nombre de demandes motivées par des raisons politiques visant à assurer une forte visibilité française lors des opérations. Sur instruction de Paris, par exemple, les aviateurs français communiquent à CentAF la liste des objectifs que les Français sont habilités à frapper. Cette demande se heurte au refus du général Horner car elle est susceptible de remettre en cause tout le processus de planification. De même, afin que les actions des avions de chasse de la division Daguet portent bien la marque de la France, l’état-major demande que les raids français soient bien individualisés et distincts des autres raids en bénéficiant d’une escorte de protection et de ravitailleurs dédiés. Cette volonté d’affichage politique qui s’inscrit en porte-à-faux avec le travail de planification de l’état-major américain et son mode de fonctionnement est rejetée18. Il faut reconnaître également que les demandes françaises ne s’appuyaient pas sur un volume suffisant de moyens, en termes de nombre d’appareils et de capacités, pour pouvoir être raisonnablement prises en compte par les planificateurs américains19. Lorsque le général Schwarzkopf déclenche la campagne aérienne, les avions français sont engagés par groupe de 6 à 8 appareils au sein de ComAO (composite air opérations) formés de 60 à 80 avions qui comportent non seulement la composante d’attaque au sol, mais aussi la protection air-air et la guerre électronique. À l’inverse, la demande que les avions français ne reçoivent que des objectifs situés en territoire koweïtien est acceptée. Lorsque cette restriction est levée par le pouvoir politique, CentAF attribue aux éléments français des missions en Irak20.

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17 En Bosnie, les Européens qui ont déployé des troupes sur le terrain dans le cadre de la ForProNU et les Américains qui veulent mettre fin à l’agression des Bosno – Serbes contre la population bosniaque ont du mal à s’accorder sur l’emploi de l’arme aérienne. Ces différences d’approches aboutissent à l’instauration d’un processus de décision compliqué et lent appelé « double clé », destiné à recueillir l’assentiment de la chaîne de commandement de l’ONU puis de l’OTAN avant toute frappe aérienne ou appui des casques bleus au sol en Bosnie.

Système de la double clé ONU/OTAN en Bosnie après la conférence de Londres21

18 Ce principe est allégé après la conférence de Londres du 21 au 25 juillet 1995 où la clé des Nations unies est déléguée par le secrétaire général au commandant des forces à Zagreb, le général Janvier. Mais durant presque trois années, les différences d’approche américaine et européenne ont conduit à un sous-emploi de l’arme aérienne. Lorsque l’OTAN décide d’imposer par la force un règlement du conflit, elle déclenche l’opération Deliberate Force qui frappe 50 cibles en Bosnie du 30 août au 20 septembre 1995. Mais au cours de la campagne, les Français se plaignent de ne pas avoir accès au renseignement américain sur les objectifs et sur le résultat des tirs (Battle Damage Assessment - BDA). Afin d’obtenir par leurs propres moyens une appréciation de l’efficacité des frappes, ils cherchent à employer leurs moyens nationaux de reconnaissance. Mais les Américains qui contrôlent le processus de planification au sein du CAOC de Vicenza restreignent le nombre de missions de reconnaissance des avions français dans l’ATO22.

19 Pour le Kosovo, la planification commence début juin 1998 toujours au CAOC de Vicenza. Seuls les officiers américains y participent. Les représentants nationaux n’y sont associés que bien plus tard et le Targetting est uniquement préparé par les Américains malgré tous les efforts déployés par les Français pour y participer. Les Français s’opposent à une campagne de bombardement soutenue contre des objectifs

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d’infrastructure ou économiques en Serbie qui conduiraient à faire passer la campagne de coercition alliée visant à faire cesser les affrontements ethniques au Kosovo pour une guerre menée contre le peuple serbe23. La France n’est pas la seule. L’Italie émet un avis défavorable au choix d’un émetteur de télévision de la banlieue de Belgrade. Les Pays-Bas ne veulent pas du bombardement de la résidence de Milosevic car un tableau de Rembrandt se trouve au 1er étage. À la suite d’une remarque du général Klaus Neumann président du comité militaire de l’OTAN affirmant que c’était un « mauvais Rembrandt », la résidence fut bombardée ainsi que l’émetteur de télévision24. 20 Les ponts de Belgrade sont épargnés, peut-être parce que les moyens engagés par la France sont supérieurs à ceux fournis par l’Italie ou les Pays-Bas quoique l’Italie en prêtant ses bases joue un rôle essentiel. Finalement, la capacité d’un pays à peser réellement dans les opérations reste proportionnelle aux moyens militaires qu’elle engage. 21 Répartition du nombre d’avion lors des opérations Desert Storm, Deliberate Force et Allied Force25

Desert Storm Deliberate Force Allied Force

(Irak, 1991) (Bosnie, 1995) (Kosovo, 1999)

États-Unis 74,1 % 2088 43,2 % 127 69 % 731

France 2,4 % 67 17,0 % 50 8 % 84

Autres 23,6 % 664 39,8 % 117 23 % 243

Total 100,0 % 2819 100,0 % 294 100 % 1058

22 Répartition du nombre de sorties aériennes lors des opérations Desert Storm, Delibarate Force et Allied Force25

Desert Storm Deliberate Force Allied Force

(Irak, 1991) (Bosnie, 1995) (Kosovo, 1999)

États-Unis 85,5 % 101388 65,9 % 2318 61,8 % 23842

France 1,9 % 2258 8,1 % 284 5,0 % 1924

Autres 12,6 % 14956 26,0 % 913 33,2 % 12808

Total 100,0 % 118602 100,0 % 3515 100,0 % 38574

23 Lors de la première guerre d’Irak, les avions français ne représentent que 2,4 % du nombre d’avions de la coalition et ne remplissent que 1,9 % du nombre total de missions. Ces chiffres incitent le général François Regnault, qui fut l’adjoint du général Solanet dans le Golfe, à affirmer que les Américains pouvaient très bien se passer de la composante aérienne française et que celle-ci avait essentiellement une signification

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politique : « Les Alliés ne comptaient pas sur nous sur le plan militaire. Nous étions davantage une caution politique »26

24 En Bosnie ou au Kosovo, l’engagement français s’avère beaucoup plus significatif. La France apparaît comme la deuxième ou la troisième nation contributrice à l’effort aérien de la coalition à un niveau comparable à celui du Royaume-Uni. L’influence de la France dans la conduite des opérations n’est cependant pas strictement proportionnée aux moyens engagés comme le révèle incidemment une remarque du général Short critiquant « les restrictions extraordinaires » imposées par la France en arguant qu’un « pays qui a fourni 8 % de l’effort global ne devrait pas être en position de brider les pilotes américains qui ont porté 70 % du fardeau »27. 25 Malgré leur faible nombre, les avions français apportent un ensemble de capacités qui s’intègre sans difficulté dans le dispositif aérien de la coalition.

Le poids grandissant de l’interopérabilité

26 Mais, cette intégration des moyens aériens au sein d’une coalition se complexifie au fur et à mesure du perfectionnement technique. Un premier stade est franchi avec la Seconde Guerre mondiale. En 1948, le général Hartemann, commandant l’École supérieure de guerre aérienne note qu’avant la guerre, « on réalisait facilement une combinaison de forces dissemblables, physiquement autonomes. […] Il était facile dans ces conditions de conjuguer les moyens d’une coalition, simples techniquement et autonomes comme l’étaient les troupes du temps passé ». Après la guerre, l’avion doit faire « de plus en plus corps avec les moyens d’exécution » : « Tout doit se fondre pour faire une machine bien réglée, les cellules d’un même organisme, avec un seul système nerveux, il faut la fusion de tous les moyens de combat, dans un ensemble homogène d’attaque et de défense »28.

27 Lors de la première guerre d’Irak, une fois mis au point le circuit de validation des objectifs, l’intégration des moyens aériens français au sein des forces de la coalition s’opère encore sans difficulté. Mais, elle reste rustique. Seule une ligne civile non protégée relie le TACC de Riyad à la base d’Al Asha. Les liaisons avec la base de Dahran qui est responsable de la défense aérienne pour le secteur sont meilleures mais elles ne permettent pas la transmission de la situation tactique aérienne par flux vidéo. Les indications relatives à l’alerte aérienne et autres informations vitales sont donc transmises à la voix grâce a la présence de détachements de liaisons. L’intégration des moyens aériens de la coalition est également facilitée par la décision du général Schwarzkopf d’autoriser l’échange de communications en clair entre les appareils compte tenu du faible degré d’interopérabilité des matériels de transmission cryptés29. Quelques années plus tard, lors du conflit du Kosovo, ce mode de fonctionnement n’est plus possible compte tenu du volume des données échangées et de la vitesse de transmission nécessaire des informations. 28 La mise en place par les Américains de moyens de communication à forts débits a non seulement des conséquences sur l’intégration des réseaux au sein de la coalition mais influe aussi sur le rythme du cycle décisionnel. Dans le Golfe, la durée du cycle est de l’ordre de 96 heures pour le niveau stratégique et de 48 heures pour le niveau opératif. Au Kosovo, il tend vers les 24 heures grâce à la circulation rapide de l’information entre

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les niveaux et rend les alliés très dépendants de leur niveau d’intégration au sein des réseaux de commandement et de contrôle. 29 Le conflit du Kosovo fait prendre conscience du décrochage en cours entre les Américains et les autres membres de l’OTAN dans le domaine du C4I (Command, Control, Computers, Communications and Intelligence) au point que le manque d’interopérabilité entre les alliés constitue sans doute une des raisons pour lesquelles les Américains mènent une guerre US only au Kosovo. Ce phénomène avait déjà été identifié après les opérations en Bosnie qui constituaient à l’époque les premières opérations militaires réelles de l’OTAN. En 1996, le conseil multinational d’interopérabilité regroupant dans un cadre multilatéral distinct de l’OTAN un certain nombre de pays (Australie, Canada, États-Unis, France, Italie, Allemagne, Royaume-Uni) avait été créé afin de régler les questions d’interopérabilité au niveau stratégique et opératif. Ce forum introduit en particulier la notion de « nation cadre » définie comme « la nation choisie par consentement mutuel des États participants pour diriger les opérations de la coalition »30. À partir de 2002, la France entreprend les aménagements nécessaires pour parvenir à la capacité de « nation-cadre ». Cet objectif est repris dans la loi de programmation militaire 2003-2008 et atteint dans le domaine aérien avec la prise d’alerte de la France de la NATO Response Force en juillet 2005 (NRF 5). Un second stade est donc sans doute franchi au milieu des années 1990 dans le domaine de l’intégration des moyens aériens au sein d’une coalition qui nécessite, pour être pleinement efficace, un haut degré d’interopérabilité. 30 Un second facteur de déclassement dans une coalition réside dans les lacunes capacitaires. Ainsi lors du Kosovo, les Français qui ne disposent pas de missiles de croisière sont exclus d’une partie du cycle décisionnel par les Américains et les Britanniques qui coordonnent en « four eyes only » l’emploi de leurs missiles Tomahawk sur les quartiers-généraux, les installations électriques ou pétrolières31. 31 Comme l’écrit Kenneth Gause à propos de l’US Navy : « Pour les alliés qui veulent opérer de manière très proche avec les États-Unis au sommet, même dans un contexte de menace élevée, le niveau d’interopérabilité devra être très élevé, probablement approchant la transparence. Sinon, pour les autres alliés, le besoin d’interopérabilité sera plus bas »32. 32 En général, l’intégration au niveau tactique se déroule sans difficulté, permettant à chaque participant de la coalition de mettre en valeur ses qualités ou matériels propres. Dans le Golfe, la participation française est particulièrement reconnue grâce au missile AS-30 L qui fait preuve d’une haute fiabilité et d’une grande précision indispensable à la destruction des abris durcis des avions et des ponts sur l’Euphrate. En Bosnie et au Kosovo, les Français disposent de Mirage 2000 D qui sont très appréciés pour leur capacité à délivrer des armements guidés laser de nuit. En Afghanistan, en 2002, à partir du Nord avec les Mirage 2000 D de Manas au Kirghizstan ou du Sud avec les Super-Étendard du porte-avions Charles de Gaulle, les avions français de l’opération Héracles assurent des patrouilles dans le ciel afghan selon une répartition des missions (zone de patrouille et créneaux horaires) opérée par le CAOC d’Al Udeid et sous le contrôle tactique d’un Awacs américain. Une des plus belles preuves de l’intégration complète des moyens aériens français est l’emploi des avions de guet français embarqués E-2C Hawkeye dans le contrôle tactique des appareils français comme américains33.

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33 Quelques incidents témoignent cependant de la fragilité de l’interopérabilité des matériels, comme lorsqu’en septembre 2005, un Mirage 2000D se voit refuser le largage de ses bombes sur un objectif désigné au sol par un Joint Terminal Attack Controller (JTAC) parce que le pilote n’avait pas de poste crypté Secure Voice mais juste un poste à agilité de fréquence Have Quick pour communiquer avec le sol34. 34 L’intégration aux niveaux supérieurs, opératif ou stratégique, est plus délicate. À l’occasion de la seconde guerre d’Irak, les Britanniques font le choix d’intégrer le CAOC implanté sur la base de Prince Sultan en Arabie Saoudite et de ne pas seulement y détacher un élément de liaison ou de dédoubler en national les fonctions du CAOC. À l’instar des officiers américains, les aviateurs britanniques occupent alors des postes dans toutes les divisions du CAOC. Au printemps 2005, la fonction de director au CAOC d’Al Udeid est même occupée par un Britannique, l’Air Commodore Simon Bryant35. C’est une attitude dont on peut trouver l’origine lors de la première guerre d’Irak, lorsque les Britanniques ont constaté qu’ils avaient de bons avions et des pilotes bien entraînés mais qu’ils dépendaient des capacités des États-Unis pour insérer ces éléments dans un plan de campagne cohérent. Des lors, ils ont cherché à s’intégrer au sein des organismes américains de commandement et de contrôle36. 35 Après le retour de la France dans les structures de commandement intégrées, en 2004, la France retrouve des postes de responsabilité dans les états-majors de l’OTAN qui lui permettent d’influer sur la planification et la conduite des opérations, par exemple, lors de l’opération Harmattan en 2011. 36 Il en est ainsi des coalitions aériennes comme des autres coalitions militaires. L’archiduc Charles, un des plus redoutables adversaires de Napoléon, avait soulevé la question dans des termes encore actuels lorsqu’il avait écrit à propos de la conduite de la guerre en coalition : « L’espoir d’obtenir des succès peut également être réalisé quand un État, par son influence prépondérante, s’arroge le droit de faire prévaloir son opinion et de plier ses alliés à sa volonté »37. La prééminence des États-Unis dans le domaine aérien lui assure de faire prévaloir ses intérêts nationaux dans le cadre d’une coalition. Cette tendance est encore accentuée par le poids de l’évolution technique qui aliène la liberté de l’avion afin qu’il fasse corps avec « les moyens d’exécution » de la mission et par les formes actuelles de la guerre.

NOTES

1. Voir pour l’aspect historique de la question, Forces armées et systèmes d’alliances, colloque international d’histoire militaire et d’études de défense nationale, Montpellier, 2-6 septembre 1981, Fondation pour les études de défense nationale, Paris, 1983, trois volumes, 860 p. 2. Beaucoup de choses ont été écrites sur ce sujet depuis la formule, devenue célèbre, de Donald Rumsfeld au lendemain des attaques terroristes de septembre 2001 : « C’est la mission qui détermine la coalition et non l’inverse ». Voir en particulier : Marc-Olivier Padis, « Quand la coalition fait la mission. La fin des alliances stables dans le monde de l’après-guerre froide »,

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Esprit, mai 2003, p. 16 a 24 et Olivier Kempf, « Alliances et multipolarité », Défense nationale, févier 2004, p. 85 a 93. 3. Guy Pedroncini, « Coalition », in Thierry de Montbrial et Jean Klein, Dictionnaire de stratégie, Paris, PUF, 2000, p. 89 a 91. 4. Amiral Castex, Théories stratégiques, t. 3, Economica, ISC, Paris, 1997, p. 353. 5. Général Debeney, La guerre et les hommes. Réflexions d’après-guerre, Paris, Librairie Plon, 1937, p. 352. Le général Eugène Debeney commanda l’École supérieure de guerre (1919-1922) et fut chef d’état-major de l’armée de 1924 à 1930. 6. En 1932, lors de la conférence du désarmement, Paul-Boncour reprenant une des idées de Henry de Jouvenel propose la constitution d’une force aérienne internationale qui serait placée a la disposition du conseil de la Société des Nations. Cf. Maurice Vaisse, Sécurité d’abord. La politique française en matière de désarmement, (9 décembre 1930 – 17 avril 1934), Paris, Pédone, coll. Publications de la Sorbonne, 1981, p. 292-323. 7. En février 1935, la Grande-Bretagne propose la signature d’un pacte aérien entre les puissances d’Europe occidentale signataires du traité de Locarno qui doit leur garantir une assistance aérienne au cas où elles seraient l’objet d’une agression aérienne non provoquée. Cf. Thierry Vivier, La politique aéronautique militaire de la France Janvier 1933 – Septembre 1939, CHED, L’Harmattan, 1997, p. 222 à 229. 8. Au cours du deuxième semestre 1936, Pierre Cot avec l’approbation de Léon Blum, président du Conseil, initie une politique de « collaboration aérienne internationale » avec principalement l’URSS, mais aussi la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, la Roumanie, la Pologne pour faire face au danger allemand devenu plus manifeste après la remilitarisation de la Rhénanie en 1936. D. n° 132 CM/R de Pierre Cot, ministre de l’Air a M. Delbos, ministre des Affaires étrangères du 27 juillet 1936, Documents diplomatiques français, juillet-novembre 1936, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2 e édition, 2005, p. 65-67. 9. « Afin de permettre à l’Organisation de prendre d’urgence des mesures d’ordre militaire, des Membres des Nations Unies maintiendront des contingents nationaux de forces aériennes immédiatement utilisables en vue de l’exécution combinée d’une action coercitive internationale. Dans les limites prévues par l’accord spécial ou les accords spéciaux mentionnés à l’Article 43, le Conseil de sécurité, avec l’aide du Comité d’état-major, fixe l’importance et le degré de préparation de ces contingents et établit des plans prévoyant leur action combinée ». Cf. Jean- Pierre Cot, Alain Pellet, Mathias Forteau, La Charte des Nations Unies. Commentaires article par article, 3e édition, Paris, Economica, 2005. 10. Les travaux étudiant les coalitions aériennes sont tous américains. Parmi les principaux on peut citer : Martha E. Maurer, Coalition Command and Control : Key Considerations, National Defense University Press, Washington, 1996 ; Peter C. Hunt, Coalition Warfare. Considerations for the air Component Commander, Air University Press, Maxwell Air Force Base, Alabama, 1998 ; Myron Hura et al., Interoperability : A Continuing Challenge in Coalition Air Opérations, Rand, Santa Monica, 2000 ; Eric Larson et al., Interoperability of US and NATO Allied Air Forces : Supporting Data and Case Studies, Rand, Santa Monica, 2003. 11. Général Marcel Carpentier, « Le problème du commandement dans une coalition », Revue de défense nationale, août-septembre 1952, p. 127. 12. Le contre-exemple qui peut être avancé est l’accord passé entre l’US Navy et l’US Air Force au Vietnam, le Route Package System, qui divisait la zone d’opérations en secteurs géographiques où les différentes forces aériennes, y compris l’aviation du Military Assistance Command Vietnam (MAC V), opéraient indépendamment les unes des autres. Ce système est souvent cité pour illustrer le manque de coordination entre les différentes armées lors de la guerre du Vietnam. 13. Elle se traduit notamment par le stationnement de la composante aérienne de la division Daguet sur une plate-forme civile isolée, l’aérodrome d’Al Asha, alors que les Saoudiens avaient initialement proposé que celle-ci rejoigne les avions américains à l’aéroport de Dharan.

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14. Voir à ce sujet les interventions du Général Forray et de Paul-Marie de La Gorce sur la guerre du Golfe in « Le commandement international unifié au XXe siècle », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 168, octobre 1992, p. 113 à 122. 15. Général Michel Roquejeoffre, « L’engagement des forces françaises », La participation militaire française dans la guerre du Golfe, Cahier du CEHD, n°21, Paris, 2004, p. 46. 16. Lieutenant-colonel Patrick Joubert, « Héraclès : les Mirage 2000 D en Afghanistan », Défense nationale, novembre 2002, p. 44. 17. Eliot A. Cohen, Gulf War Air Power Survey, volume 1, “Planning and Command and Control”, op. cit., p. 536. 18. Peter C. Hunt, Coalition Warfare. Considerations for the air Component Commander, Air University Press, Maxwell Air Force Base, Alabama, 1998, p. 26. 19. Soit 47 avions de chasse, 6 ravitailleurs C-135 et 14 avions de transport C-130 et C-135. 20. Sur ce sujet voir Jérôme de Lespinois, « Prolégomènes politico-diplomatiques de la guerre de libération du Koweït », Penser les ailes françaises, n°7, octobre 2005, p. 66 à 73. Les aviations arabes avaient initialement les mêmes limitations, car les dirigeants des pays de la région ne voulaient pas que des avions musulmans pilonnent des frères innocents. Néanmoins, des Tornado de la RSAF participèrent à la destruction des aéroports dans l’Ouest de l’Irak. Peter C. Hunt, op. cit., p. 27. 21. A Case of Study in Effective Air Compaigning, Air University Press, Maxwell Air Force Base, Alabama, 2000, p. 49. 22. Peter C. Hunt, op. cit., p. 45. 23. Alexandra Novosseloff, « L’organisation politico-militaire de l’OTAN à l’épreuve de la crise du Kosovo », Annuaire français de relations internationales, avril 2000, disponible sur www.stratisc.org/ act/tri_ alexnovo_afri.html. 24. Darko Ribnikar, L’influence des bombardements sur la décision yougoslave de se retirer de la province du Kosovo, thèse sous la direction du professeur Jean-Jacques Roche, université de Paris II Panthéon-Assas, 31 janvier 2008, p. 178. 25. Tableaux confectionnés d’après les données contenues in Eric Larson et al., Interroperability of US and NATO Allied Air Forces : Supporting Data and Case Studies, Rand, Santa Monica, 2003. 26. François Regnault, « La participation aérienne aux opérations », La participation militaire française dans la guerre du Golfe, op. cit., p. 81. 27. Alexandra Novosseloff, op. cit., p. 12. 28. Général Hartemann, « Les forces aériennes françaises dans une coalition », Revue de défense nationale, août-septembre 1948, p. 185. 29. Peter C. Hunt, op. cit., p. 29. 30. Jean-Pierre Teule, Andrew Smith, Robert A. Davidson, Erhard Bühler, Pasquale Preziosa, Andy Pulford, John M. Paxton, « Le Conseil multinational d’interopérabilité (MIC) et la mise sur pied des coalitions », Revue de défense nationale, avril 2009, p. 166. 31. Stephan D. Wrage, Immaculate Warfare : Participants Reflect on the Air Campaigns over Kosovo, Afghanistan, and Iraq, Wesport, Praeger, 2003, p. 57. 32. Cité par Paul T. Mitchell, Network Centric Warfare and Coalition Operations. The new military operating system, Londres, Routledge, 2009, p. 48. 33. Bernard Bombeau, « Le Charles-de-Gaulle engagé au combat », Air et Cosmos, n°1825, 11 janvier 2002, p. 30 et 31. 34. Bernard Bombeau, « Imbroglio dans le ciel Afghan », Air et Cosmos, n° 1999, 30 septembre 2005, p. 35. Lors de l’opération Serpentaire 2 qui débute en mai 2006 les trois Mirage 2000 D envoyés à Douchanbe au Tadjikistan sont équipés de radios cryptées (type KY-58) aux standards OTAN. Bernard Bombeau, « Mirage de retour à Douchanbe », Air et Cosmos, n°2027, 21 avril 2006, p. 39. 35. David C. Isby, « Coalition Air Power », Air Forces Monthly, septembre 2005, p. 34 a 38.

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36. Peter C. Hunt, op. cit., p. 33. 37. Cité par l’amiral Castex, op. cit., p. 351.

RÉSUMÉS

Forme classique de l’action militaire depuis l’antiquité, l’engagement en coalition pose des problèmes stratégiques particuliers concernant l’organisation du commandement, la répartition de la charge de l’effort et la conduite générale des opérations interalliés. Cet article se propose d’appliquer ces questions génériques à la question spécifique de la guerre aérienne en coalition telle qu’elle émerge après le premier conflit mondial. La fulgurance de l’aviation la prédispose en effet aux actions coercitives internationales telles que la guerre du Golfe (1991) ou du Kosovo (1999).

A classical form of military action since antiquity, engagement in a coalition poses particular strategic problems concerning the organization of command, the distribution of the burden of the effort, and the general conduct of Allied operations. This article proposes to apply these generic questions to the specific question of air war in coalition as it emerged after the First World War. The dazzle [in intensity and speed] of aviation indeed predisposes its use in international enforcement actions such as the Gulf War (1991) and Kosovo (1999).

INDEX

Mots-clés : OTAN, OPEX, interopérabilité, Kosovo

AUTEURS

JÉRÔME DE LESPINOIS

Officier supérieur, il est spécialiste de l’armée de l’air dans les opérations extérieures, thème sur lequel a porté sa thèse. Chargé d’études au sein de l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire, il est l’auteur de nombreux articles sur l’aéronautique militaire et a récemment publié un ouvrage sur la Bataille d’Angleterre.

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Variations

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Au crépuscule De l’Empire l’exemple du 151e régiment d’infanterie de ligne In the twilight of the empire : the example of the 151st line infantry regiment

Jean-François Brun Traduction : Robert A.Dougthy

1 Autant par ses conditions de création que par son action lors de sa brève existence, le 151e de ligne présente une histoire relativement originale par rapport à la plupart des unités d’infanterie du Premier Empire, et mérite à ce titre d’être présenté plus en détail.

De la garde nationale à la ligne

2 En mars 1812, désireux d’accroître sa puissance militaire sans heurter trop largement l’opinion publique, sensible à l’alourdissement de la conscription, Napoléon décide de lever le premier ban de la garde nationale. Chaque département sera tenu de fournir tout ou partie d’une cohorte (chacune représentant un bataillon d’infanterie, une compagnie d’artillerie et une compagnie de dépôt). Les hommes seront recrutés parmi les conscrits de la classe 1812 et des classes antérieures, qui n’ont pas été incorporés dans l’armée active, puisque seule une partie du contingent est réellement appelée sous les drapeaux, dans la mesure ou la ressource d’une classe excède toujours les besoins. Fait nouveau, les gardes nationaux, à l’inverse des expériences antérieures, ne se contenteront pas de faire simplement l’exercice le dimanche sur la place du bourg, voire de la préfecture, mais seront réellement incorporés pour former des unités permanentes, qui tiendront garnison sur divers points de l’Empire, assurant ainsi ce que l’on nommera, au XXe siècle, la « Défense opérationnelle du territoire ». Le décret d’organisation précise bien, cependant, qu’ils ne peuvent être employés qu’a l’intérieur des frontières françaises. Leur présence toutefois permet d’envoyer hors de France les unités de l’armée active qui auraient normalement du assurer les missions désormais dévolues aux cohortes.

3 Un peu plus âgés que les conscrits habituels, les gardes nationaux constituent une excellente troupe, dotée d’un uniforme et d’un équipement identiques à ceux de

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l’infanterie de ligne (hormis boutons et galons, de couleur blanche et non or). En revanche, l’encadrement, composé d’anciens militaires, voire d’anciens gardes nationaux promus pour l’occasion, ou d’officiers retraités ou réformés qui ont repris du service, ne semble pas briller par son efficacité ou sa compétence. 4 Le système fonctionne néanmoins relativement bien. Aussi, lorsqu’en janvier 1813, l’Empereur entreprend de reconstituer la Grande Armée, après le désastre de Russie, les 88 cohortes de la garde nationale apparaissent comme une ressource de qualité, immédiatement utilisable. Il les transforme donc, d’un trait de plume, en 22 régiments d’infanterie de ligne (à 4 bataillons de guerre) numérotés a la suite des unités déjà existantes, de 135 a 156. Le 12 janvier, les 50e et 51e cohortes (département du Nord), la 52e (département de la Lys) et enfin la 7e (formée dans l’ex-royaume de Hollande par les départements des Bouches du-Weser, Bouches-de-l’Elbe et Ems supérieur) sont ainsi administrativement réunies pour former le 151e régiment d’infanterie de ligne, à 4 bataillons et un dépôt (composé tout a fait logiquement des compagnies de dépôt correspondantes) qui s’installe à Lille, tandis que les compagnies d’artillerie sont intégrées, de leur côté, dans l’artillerie impériale. Les quatre cinquièmes des soldats comptent alors près de 7 mois de service. Le 16 janvier, le major Recouvreur, du 108e de ligne, promu colonel, prend le commandement de la nouvelle unité. Il aura pour adjoint le chef de bataillon Sellier, qui a débuté sa carrière comme volontaire en 1792, et commande alors la 51e cohorte. Néanmoins, quoique devenu major, Sellier conservera parallèlement le commandement du 3e bataillon jusqu’a la prise de fonction de son successeur à la mi-mars.

La guerre en rase campagne : la première campagne de Saxe

5 Le régiment, affecté au 5e corps d’armée, gagne Magdebourg ou il est inspecté par le général Lauriston. Le 13 février, ce dernier adresse son rapport au ministre Clarke : « Je viens de passer la revue du 151e régiment. Il présente un total de 2 522 hommes, officiers compris, présents sous les armes, et 247 à l’hôpital du lieu. Les hommes en sont de la meilleure espèce, d’une très grande vigueur, et parfaitement bien disposés. Les sous-officiers sont un peu jeunes, mais ils ont envie de bien faire. Quant aux officiers, c’est toujours la même composition que dans les autres régiments. Je n’en parlerai plus à Votre Excellence. Les mesures que Sa Majesté vient de prendre pour le remplacement de ceux qui sont incapables de servir rendront ces nouveaux régiments les plus beaux et les meilleurs de l’armée. » Et l’organisation du 151e de se poursuivre tout au long de ces semaines, marquées par les exercices mais aussi par le remplacement de tous les chefs de bataillon. 6 La réduction du nombre de combattants potentiels est constante. Le 25 avril, il n’y a plus que 84,86 % des présents du 20 février. Parallèlement, le personnel officier ne cesse de s’accroître et de se renouveler, insuffisamment cependant si l’on en croit Lauriston, dans une lettre au ministre de la Guerre le26 mars 1813 : « Votre Excellence me permettra bien de lui faire observer que, malgré le renvoi de 25 officiers, l’un portant l’autre, par régiment, il faudra en renvoyer encore 25 [ce qui équivaudrait a un renouvellement de la moitié des officiers d’un régiment a quatre bataillons], que je suis obligé, à chaque poste, de faire répéter la consigne comme un caporal, que les officiers sont vieux et ne connaissent plus rien au service. »

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7 C’est également à cette époque, très exactement le 14 mars, que sont incorporés au sein des unités de guerre les premiers conscrits de 1813. Leur profil nous est précisément décrit dans les appréciations portées sur les 2e et 3e compagnies du 5e bataillon (de dépôt), qui ont assuré l’encadrement de Lille à l’Elbe. Ces militaires sont « grands, bien faits, généralement bien constitués. Ils ont fait l’exercice deux fois par jour jusqu’au moment de leur départ ». Tous ont atteint l’école du soldat et « montrent beaucoup de dispositions pour le métier des armes ». La situation matérielle est assez satisfaisante : « L’habillement et l’armement sont complets » (en dépit de quelques fusils a réparer) mais les gibernes, pour la plupart défectueuses, devront être changées.

8 Surtout, l’usure des troupes, rançon de la concentration, n’est pas compensée par une intensification de l’entraînement. D’ou les avertissements de Lauriston, le 15 avril, à Eugène de Beauharnais, commandant l’armée de l’Elbe : « Sa Majesté doit croire avec raison que, depuis le temps où les cohortes sont réunies en régiment, il doit y avoir un ensemble dans les manoeuvres, dans la composition des régiments, cela n’existe nullement. » 9 Le 151e, néanmoins, participe à tous les mouvements du 5e corps des le début du mois de mars puis, fin avril, à la contre-offensive générale, menant l’attaque aux ponts de Wettinet de Halle. Il combat ensuite à Lindenau et Lützen, reçoit en mai son aigle et un drapeau modèle 1812, vierge de toute inscription, avant de livrer bataille, le 12, à Weissig, sous les ordres de Mac Donald. Le 19, intégré au groupement Ney, il s’ouvre le passage à Eichberg, dans un affrontement particulièrement dur qui lui coûte 40 tués, parmi lesquels 4 officiers (dont le colonel), et 162 blessés, dont 6 officiers. Le régiment, désormais commandé par Sellier, s’empare, le 21, du village de Pliskowitz, en partie crénelé, et s’y maintient malgré trois assauts ennemis, au prix de 19 sous-officiers et soldats tués, 9 officiers (y compris le chef de bataillon Debar) et 99 hommes de troupe blessés. Poursuivant sa progression avec le reste de l’armée, il se bat à Hainau avant de tomber, le 26, dans une embuscade à Michelsdorf. Pris sous le feu d’une trentaine de pièces et assailli par une cavalerie considérable, le 151e se débande, perdant très rapidement 44 tués, 173 blessés et 399 prisonniers ou égarés. Mais, fait remarquable, on ne comptera aucun officier parmi les victimes. Ce bilan, toutefois, est le plus lourd puisque le 153e, de la même brigade, est réduit de 301 hommes seulement, les pertes totales de la division Maison s’élevant a un millier de fantassins, cinq pièces (soit près du tiers de ses tubes), une compagnie de sapeurs et presque tout le personnel et les caissons de l’artillerie et des trains. Hâtivement réorganisés, les survivants reprennent, les jours suivants, une poursuite plus prudente, passent la Katzbach et occupent Breslau le 1er juin.

10 La, le 5e C.A. se restructure sommairement, comme l’indique le général Lauriston dans une lettre du 2 juin au maréchal Berthier : « Je profite de ce moment de repos pour réorganiser mon corps d’armée, que les trois dernières marches de nuit ont beaucoup réduit. Le soldat n’est pas encore accoutumé à ces sortes de fatigue ; il se bat comme un lion, mais il a fort besoin d’être surveillé pour la discipline. » 11 Les chiffres, d’ailleurs, confirment cette nécessité. Début juin, l’effectif sous les armes du 151e ne représente que le cinquième de celui de janvier. En six mois (bien que Michelsdorf fausse quelque peu ces statistiques), les pertes se révèlent considérables et permettent de comprendre combien la Grande Armée était à bout de souffle lorsque fut signé le 4 juin l’armistice de Pleiswitz.

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12 On conçoit, dans ces conditions, que le premier soin de la hiérarchie ait été de rassembler les débris du régiment sous l’autorité d’un officier dépourvu de commandement, le colonel Lebron11, qui s’efforce de regrouper survivants et convalescents sortant des hôpitaux, en attendant l’arrivée de quelques colonnes de renfort.

La défense d’une forteresse, Glogau-sur-Oder

13 L’unité connaît ensuite un sort particulier. A l’issue de la retraite de Russie, les survivants du 4e corps d’armée (franco-italien) s’étaient réfugiés dans la place de Glogau-sur-Oder. Chacune de ses trois divisions d’infanterie (13e, 14e, 15e D.I.) avait alors constitué, au début de 1813, un petit bataillon avec les soldats valides, tandis qu’officiers et sous-officiers en surnombre regagnaient la France ou l’Italie pour encadrer les recrues levées à partir de janvier. Quoique improvisée, cette défense révèle sa solidité en résistant jusqu’à sa délivrance par la nouvelle Grande Armée le 29 mai. Toutefois, la forteresse, unique tête de pont sur l’Oder en possession des Français lors de l’armistice, est destinée à jouer un rôle essentiel dans la future campagne d’automne. Aussi l’Empereur en restructure-t-il complètement la garnison qui compte 8 559 hommes le 17 août.

14 Détaché officiellement du 5e C.A. le 20 juin, le 151e d’infanterie pénètre dans la place, le 23. Immédiatement, ses quatre bataillons sont refondus en trois, seulement, dans lesquels sont intégrés les sous-officiers et soldats des bataillons provisoires formés en janvier 1813 avec les survivants des 13e et 14e divisions d’infanterie de la campagne de Russie. L’encadrement, par le biais de promotions et de réformes sans traitement, est à la fois renforcé et, vraisemblablement, épuré de ses pires éléments2. Le résultat de ces diverses opérations demeure néanmoins extrêmement probant puisque, au 15 août, sous le commandement du colonel Lebron, le 151e aligne près de 2 565 combattants dont 75 officiers, avant de recevoir encore, le 18, 404 militaires du 133e de ligne. 15 Dès la reprise des hostilités, le 17 août, la place est investie par l’ennemi. Défenseurs et assaillants escarmouchent dans l’attente de la décision stratégique qui se joue alors en Saxe. À partir du 28 octobre, la défaite de Leipzig et les retournements d’alliance sont connus des défenseurs qui doivent faire face, début novembre, à un siège en règle, avec son cortège de travaux d’approche et de bombardements générateurs d’incendies. Les vivres et le bois de chauffage sont parcimonieusement distribués, tandis qu’aux hôpitaux, les médicaments se raréfient. Parallèlement, au sein des unités d’origine étrangère qui constituent une partie de la garnison, le nombre de désertions ne cesse de croître. En janvier, un palier est franchi lorsque Croates, Espagnols, Francfortois et Saxons décident de cesser leur service. Les mesures de résistance a outrance prises alors par le 151e et les compagnies d’artillerie et de génie françaises permettent au gouverneur, le général Laplane, de négocier la sortie des « grévistes », du 24 au 26. Des le 27, un nouveau dispositif, plus resserré, est adopté, offrant à Glogau l’opportunité de continuer sa résistance. Après cette crise sans précédent, le siège reprend son cours, avec en arrière-plan le froid, la faim et la maladie. Puis, le 11 février, les assiégeants s’emparent dans la nuit d’une redoute, reprise au matin par trois compagnies du 151e, précédées d’un détachement de sapeurs. 16 Dès lors, l’affrontement prend la forme de duels d’artillerie, tandis que s’ouvrent des négociations extrêmement serrées qui aboutissent, le 12 avril, à la ratification d’une

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capitulation, six jours après l’abdication de Fontainebleau ! La garnison ne comprend plus que 2 853 militaires3, appartenant pour plus de la moitié au 151e. Tout va ensuite très vite. Le 17, à 6 heures du matin, à lieu l’évacuation. « Environ 1 800 Français (dont moitié qui ont le scorbut font la route sur des voitures) mettent bas les armes4 sur les glacis et les Russes et les Prussiens entrent dans la place et ses ouvrages, après avoir perdu sous ses murs 7 000 hommes par le feu ou les maladies. » Puis les défenseurs, soldats d’une puissance qui n’est plus en guerre depuis quelques jours avec la coalition, reprennent le chemin de la France. De ce voyage, rien n’a filtré. Gageons cependant qu’il dut être joyeux, la nostalgie provoquée par la chute de l’Empire étant contrebalancée par le soulagement né de la promesse de paix (et de survie) que représente la Restauration.

La dissolution du régiment

17 Après plus de cinq semaines de silence, Lebron reprend contact, dans une lettre du 23 mai, avec le nouveau ministre de la Guerre, le général comte Dupont, jadis vaincu à Baylen. Le 28, seconde missive pour annoncer l’arrivée à Metz, le 31 mai, de son régiment. D’après ses dires, le 151e, formé de vieux militaires, est animé d’un bon esprit mais, sans rémunération depuis dix mois, « sous-officiers et soldats sont en général dépourvus d’effets, de linge et chaussures et n’ayant aucun moyen de les pourvoir, j’ose espérer de la bienveillance de Votre Excellence qu’elle prendra en considération la triste situation dans laquelle se trouve le corps et qu’à son arrivée à Metz, son sort changera favorablement ». 18 Le 151e, malgré tout, n’échappe pas à la déliquescence qui a marqué la Grande Armée après la première abdication car « depuis le passage du Rhin, j’ai eu 102 déserteurs français et lillois. Je crains d’en avoir encore quelques-uns avant d’arriver à Metz ». La, le 1er juin 1814, est réalisé un appel général qui nous offre la dernière vision de la garnison de Glogau en tant que troupe constituée. Le 151e compte 63 officiers et 973 sous-officiers et soldats sous les armes, tandis que 416 hommes sont encore soignés dans divers hôpitaux.

19 Le nouveau régime, qui comble de faveurs maréchaux et généraux de l’Empire dans l’espoir de se les concilier, s’efforce parallèlement de disperser les unités afin de créer de toutes pièces des régiments plus malléables, confiés à des hommes politiquement surs, mais également de réorganiser l’armée, totalement épuisée. Le décret du 12 mai ramène ainsi le nombre de régiments d’infanterie de 288 (au 1er janvier 1814) à 105 seulement, eux-mêmes constitués de bataillons ou de détachements issus de plusieurs régiments, afin de casser, par le biais de ce brassage, l’esprit de corps des combattants de Napoléon. Son retour tardif vaut au 151e d’être dissous en juillet seulement : le 1er bataillon (28 officiers, 258 sous-officiers et soldats) est affecté à Metz, au 59e de ligne, le 2e bataillon (297 présents dont 20 officiers) au 68e de ligne, à Sarrelouis, et les 3e et 5e (l’ex-dépôt, qui était demeuré a Lille) au 21e de ligne, stationné à Cambray. 20 Issu des cohortes, ayant connu un destin particulier et une existence extrêmement brève au sein de la Grande Armée, le 151e sera reformé le 1er octobre 1887 seulement, à partir de trois bataillons venant de trois régiments différents, et prendra part, quelques années plus tard, à la Première Guerre mondiale.

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BIBLIOGRAPHIE

Sources et bibliographie

• Archives nationales, cartons F 604 et F 605.

• Service historique de la Défense, département de l’armée de terre, cartons C2 189, C2 558, C14 23.

• Brun (J-F.), Les oubliés du fleuve, Glogau-sur-Oder, un siège sous le Premier Empire, éditions du Roure, 1997.

ANNEXES

Annexe n°1 : Les cohortes de la Garde nationale Le sénatus-consulte du 13 mars 1812 réorganise entièrement l’institution de la Garde nationale, divisant les Français valides et non mobilisés en trois catégories. Le 1er ban sera formé des hommes de 20 à 26 ans « qui, appartenant aux six dernières classes de conscription mises en activité, n’ont point été appelés à l’armée active, lorsque ces classes ont fourni leur contingent » (article 2). Le 2e ban sera composé des hommes valides de 26 à 40 ans (article 3), l’arrière-ban enfin comprendra tous les hommes valides de 40 à 60 ans (article 4). Le premier ban devait immédiatement être utilisé pour recruter cent cohortes (équivalant chacune à un bataillon d’infanterie, une compagnie d’artillerie et une compagnie de dépôt), mais le nombre de ces nouvelles unités est définitivement ramené, le 14 mars, à 88 seulement. Les conditions d’emploi sont clairement définies : « Le 1er ban de la Garde nationale ne doit pas sortir du territoire de l’Empire ; il est exclusivement destiné à la garde des frontières, à la police intérieure, et à la conservation des grands dépôts maritimes, arsenaux et places fortes. » (article 7). De même, contrairement a la levée exceptionnelle de 300 000 hommes décidée par la Convention en février 1793, le principe de relève d’une classe par la suivante est clairement spécifié : « Les hommes composant les cohortes du 1er ban de la Garde nationale se renouvellent par sixième chaque année : à cet effet, ceux de la plus ancienne classe sont remplacés par les hommes de la conscription de l’année courante. » (article 5). La mise sur pied initiale est également définie dans ses moindres détails : « Les hommes destinés à former ces cohortes seront pris (…) sur les classes de la conscription de 1807, 1808, 1809, 1810, 1811 et 1812. » (article 9, complété de l’article 10 qui exclut les mobilisables mariés antérieurement à la publication du sénatus-consulte). De même, « le renouvellement des classes de 1807 et 1808 aura lieu pour la première fois, en 1814, par la conscription de 1813 et 1814 » (article 11). Si bien qu’en janvier 1813, les unités sont au maximum de leur effectif, dans la mesure ou aucun des incorporés du printemps 1812 n’a encore été libéré, tandis qu’arrivent les premiers soldats de la classe 1813 (puisque la levée des conscrits de cette classe, effectuée à partir du 1er septembre 1812, comprenait 120 000 hommes destinés à l’armée active, auxquels s’en ajoutaient 17 000, au titre du 1er ban de la Garde nationale).

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D’autre part, afin de ne pas affaiblir l’encadrement de l’armée active, « les officiers et sous-officiers destinés à commander les cohortes pourront être pris parmi les officiers, sous- officiers et soldats jouissant de la solde de retraite, et parmi ceux qui ont été réformés des corps de la ligne pour blessures ou infirmités, pourvu que les uns et les autres soient jugés en état de reprendre du service. Les capitaines seulement et les officiers, sous-officiers et soldats qui auraient déjà servi dans les bataillons de gardes nationales en activité seront susceptibles d’être admis à servir dans les cohortes. Ils pourront y être employés dans leurs grades respectifs : les soldats y seront reçus comme caporaux pour la première formation seulement » (articles 47 et 48). Mais, afin d’éviter théoriquement toute dérive préjudiciable au service, l’article 50 réitère une précision fondamentale : « Il ne sera admis que des officiers et sous-officiers valides et en état de faire la guerre. » Enfin, l’article 44 trace un cadre d’emploi précis. Les cohortes doivent être groupées six par six afin de constituer a chaque fois une brigade, stationnée sur le territoire national, et commandée par un général de brigade. Annexe n°2 : L’histoire du 151e à travers ses livrets d’appel 31 décembre 1812 : le recrutement des cohortes

12 janvier 1813 : Formation du151e de ligne

Phase de concentration du 5e corps d’armée

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(A) Cette rubrique concerne seulement les militaires officiellement détachés de leur unité. Ceux admis à l’hôpital ou restés en arrière sont, en revanche, classés dans la colonne « absents sans solde », dans tous les appels de l’époque impériale. (B) Déserteurs et traînards sont bien évidemment inclus dans cette catégorie. L’attrition de la 1re campagne de Saxe

Ces diverses récapitulations mettent ainsi clairement en avant le processus d’érosion constante des effectifs sous les armes, qui s’accroît énormément lors de la phase de mouvement de la première campagne de Saxe L’ensemble de la Grande Armée étant touchée par ce phénomène, le choix d’un armistice apparaît dès lors comme une décision parfaitement justifiable.

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(A) Mais, le 1er juin, on ne recensait sous les armes que 465 combattants, dont 37 offciers.

Juillet 1814 : La dispersion du 151e de ligne

NOTES

1. Lebron semble avoir eu une carrière sans relief. Sous-lieutenant en Hollande à la légion du comte de Marboil en 1788, il est en effet seulement colonel en 1813. Ses fonctions durant la première campagne de Saxe sont multiples. Il conduit d’abord, depuis Mayence, les 4e bataillons de la division Durutte (à la suite du 6e corps d’armée). Lorsque ces derniers ont fait leur jonction avec le 7e corps, il gouverne Torgau à partir du 11 mai puis dirige un convoi qui quitte Dresde le 26 mai. A l’issue de cette mission, il reçoit le commandement du 151e de ligne, qu’il conserve jusqu’à la dissolution du régiment. 2. Le 29 juin, quatre lieutenants sont promus capitaines, quatre sous-lieutenants lieutenants et cinq sous-officiers deviennent sous-lieutenants. Le 8 juillet, l’adjudant-major et les trois porte- aigle sont désignés. Enfin, le 5 août, sont réformés sans traitement deux lieutenants, quatre sous- lieutenants et l’officier payeur 3. A la capitulation de la place, la garnison de Glogau recense 61 militaires tués, 2 015 décédés à l’hôpital, 542 déserteurs et 110 prisonniers, auxquels il convient d’ajouter les contingents sortis les 24 et 26 janvier 1814, soit 920 Croates, 114 Espagnols, 538 Francfortois et 91 Saxons. 4. L’aigle et le drapeau du 151e, remis aux Prussiens, avaient été déposés par ces derniers à la « Garnisonkirche » de Potsdam et sont conservés actuellement au musée historique de Berlin.

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RÉSUMÉS

Autant par ses conditions de création que par son action lors de sa brève existence, le 151e de ligne présente une histoire relativement originale par rapport à la plupart des unités d’infanterie du Premier Empire, et mérite à ce titre d’être présenté plus en détail. En mars 1812, désireux d’accroître sa puissance militaire sans heurter trop largement l’opinion publique, sensible à l’alourdissement de la conscription, Napoléon décide de lever le premier ban de la Garde nationale. Chaque département sera tenu de fournir tout ou partie d’une cohorte, le 151e en est issu.

As much for the conditions of its creation and its action during its brief existence, the 151st line has a relatively original story compared to most infantry units of the First Empire, and therefore deserves to be presented in more detail. In March 1812, eager to increase his military power without upsetting public opinion too much, sensitive to the increasing weight of conscription, Napoleon decided to call up the first part of the National Guard. Each department would be required to provide all or part of a cohort ; the 151st resulted from this.

INDEX

Mots-clés : 1er Empire, 151e RI, Campagne de Saxe, Lützen - Maréchal Berthier

AUTEURS

JEAN-FRANÇOIS BRUN

Maître de conférences en histoire à l’université de Saint-Étienne, il est spécialiste d’histoire économique et militaire. Lieutenant-colonel de réserve, ancien auditeur de l’IHEDN, il a participé à trois reprises aux opérations extérieures au Kosovo.

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Les attachés militaires français au Japon et la collecte de renseignement durant les années 1930 French military attachés in Japan and intelligence gathering during the 1930s

Jonathan Bertout Traduction : Robert A.Dougthy

1 La correspondance des attachés militaires est aujourd’hui une source incontournable pour les historiens des relations internationales contemporaines. Elle témoigne de leur activité dans les postes diplomatiques et met en lumière leurs observations sur les pays où ils se trouvent affectés. Si certains fonds ont été largement exploités, en particulier les archives des attachés militaires français en Europe pour l’entre-deux-guerres, d’autres aires géographiques demeurent plus méconnues. C’est le cas notamment des archives des missions militaires françaises en Extrême-Orient. Cette région ne constituait pas une priorité de la politique extérieure française et les moyens dévolus par Paris aux représentations diplomatiques et militaires étaient moindres en comparaison des autres grandes puissances. Les attachés militaires, tout comme les ambassadeurs, devaient alors résoudre une équation simple : comment faire entendre la voix de la France auprès de leurs interlocuteurs alors que celle-ci leur semblait parfois à eux-mêmes si lointaine.

2 Le cas du Japon illustre bien les difficultés que pouvaient rencontrer les officiers français affectés en Extrême-Orient. Le manque d’appui de Paris et la légèreté avec laquelle étaient parfois suivies les relations militaires avec le Japon s’ajoutaient à la faiblesse du soutien matériel. Les effectifs du poste sont en effet toujours restés très modestes alors que dans le même temps les États-Unis et la Grande-Bretagne, très préoccupés par la montée en puissance navale du Japon, entretenaient chacun un puissant réseau de renseignement dans la région. 3 L’attaché militaire français était, pour sa part, rarement en mesure de consacrer la totalité de son temps à son activité prioritaire : la collecte de renseignement. Le quotidien administratif d’un chef de poste, le suivi des missions militaires d’aéronautique et l’appui des entreprises françaises intéressées par ce secteur d’activité

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absorbaient la plus grande partie de son temps. Il devait également faire oublier à ses interlocuteurs japonais que la position politique et la présence économique de la France au Japon étaient loin d’être aussi assurées que celles de ses concurrents directs. Comment les attachés militaires français ont-ils donc conduit leur mission dans ces conditions difficiles, au sein d’un pays devenu progressivement un adversaire potentiel pour les puissances occidentales ?

Des conditions de collecte de renseignement difficiles

4 En l’absence d’un adjoint chargé spécifiquement de cette tâche, la collecte de renseignement conduite par l’attaché militaire s’appuyait presque exclusivement sur des sources ouvertes. À son examen passait l’ensemble des publications et brochures publiées susceptibles de lui apporter des éléments, ainsi que la presse japonaise et étrangère de langue anglaise. Ces sources offraient un aperçu des tendances politiques de l’armée impériale mais donnaient finalement peu d’informations sur les événements de nature militaire ou l’organisation de l’armée elle-même. Certains attachés militaires avaient pris l’habitude de faire traduire des articles de la Pravda, qui contenaient parfois des indications chiffrées sur la présence militaire japonaise en Mandchourie ou sur ses heurts réguliers avec l’armée rouge le long de la frontière russo-mandchoue durant tout l’entre-deux-guerres.

5 Le rapport des officiers français stagiaires dans les régiments était l’une des sources principales de renseignement sur l’organisation de l’armée japonaise. Par ce biais, les attachés militaires espéraient obtenir des indications sur l’état d’esprit de ses cadres et sur la préparation de l’infanterie. Malheureusement, la collecte n’était pas toujours fructueuse, du fait des mesures de protection du secret excessivement rigoureuses imposées par l’armée japonaise. Le stagiaire finissait toujours par se heurter à des clauses spéciales dans sa recherche d’information, visant à dissimuler l’organisation en temps de guerre et même les effectifs en temps de paix. La communication des cartes des régions ou étaient stationnés les régiments japonais était le plus souvent réservée, et les officiers stagiaires se voyaient interdire de prendre des photographies. Ils n’avaient pas non plus le droit d’observer des manoeuvres de niveau division contre division. Dans ces conditions, une sortie en canot le long de la côte était jugée suspecte et considérée comme une tentative d’espionnage de la part de la police japonaise. 6 Le passage par l’École de guerre impériale, qui devait marquer l’une des trois années passées par l’officier stagiaire dans l’armée japonaise, était tout aussi décevant de ce point de vue. Mast notait dans son rapport de stage1 qu’entre janvier et juillet 1929, 36 % des cours d’état-major étaient interdits aux étrangers. L’accès aux cours d’état- major incluant des kriegspiel ou faisant intervenir la tactique navale était quant à lui totalement réservé. L’armée japonaise se donnait pour ligne de conduite absolue de ne rien dévoiler de la composition de ses unités, de ses effectifs, des caractéristiques de ses matériels et des stocks de munitions2. Mast notait même qu’il s’était vu refuser l’accès à un cours sur l’histoire de la guerre en Mandchourie, au prétexte qu’y étaient développées des formules stratégiques que les Japonais considéraient comme applicables à une prochaine guerre. Les élèves japonais avaient également pour consigne de ne pas sympathiser avec leurs camarades étrangers. Un officier était spécialement désigné pour cela et l’état-major impérial considérait qu’il n’était pas nécessaire d’encourager les contacts entre stagiaires étrangers et élèves japonais. Cette

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attitude contrastait dans le même temps avec l’accueil très libéral réservé aux officiers japonais dans l’armée française. 7 La fréquentation des cours d’état-major permettait en revanche de relever quelques traits caractéristiques du corps des officiers qui allaient former le futur haut commandement de l’armée impériale. Leur dévouement à l’empereur était l’un des plus notables. Contrairement au reste de la population japonaise, les officiers de l’armée étaient amenés à côtoyer physiquement ce personnage, qui prenait part à tous les événements et cérémonies qui les concernaient et entretenait avec eux une relation proche. Pour le reste, Mast, futur attaché militaire, portait un jugement sévère sur les cadres de l’armée japonaise. Leur formation tactique était très largement insuffisante et les officiers ne connaissaient pratiquement pas les armes autres que celle dont ils étaient issus. L’École de guerre impériale n’était tout simplement pas un « foyer de pensée », ce qu’elle aurait du être. La seule source de progrès possible pour l’armée japonaise restait l’observation de l’étranger, mais la confiance démesurée que le haut commandement japonais avait en lui-même limitait les bénéfices qui pouvaient en être tirés. L’attaché militaire Thiébaut3 résume très bien une situation qui, en 1939, n’a guère évolué depuis les analyses précédentes de Mast : « L’armée japonaise est très puissante d’un point de vue strictement militaire et matériel. Toutefois, elle meurt d’orgueil et estime n’avoir rien à apprendre. Les observateurs qu’ils envoient à l’étranger n’y vont pas pour apprendre mais pour espionner »4.

Une armée japonaise mourant d’orgueil

8 Contrairement à une idée généralement reçue à l’époque dans les états-majors occidentaux, Mast estimait que le point faible de la doctrine de combat de l’armée japonaise n’était pas sa méconnaissance de l’utilisation du feu, car les enseignements de la Première Guerre mondiale avaient été bien assimilés. Il pensait plutôt que sa faiblesse structurelle venait de l’incapacité du commandement supérieur à combiner les feux d’artillerie et les mouvements d’infanterie. Il partageait d’ailleurs cette opinion avec le lieutenant-colonel Ott, attaché militaire allemand et également officier d’artillerie de son état5.

9 Il faut dire que de manière générale, la suspicion à l’égard des officiers formés dans les écoles de guerre occidentales avait entraîné un appauvrissement tactique, aggravé par les habitudes prises lors des guerres coloniales comme celle qui était menée en Mandchourie. Les cours d’histoire militaire donnaient une bonne idée de ces faiblesses. L’étude des grandes campagnes de l’histoire se limitait à une énumération de faits et à une profusion de détails, tellement nombreux qu’il devenait impossible d’en tirer une synthèse et d’établir des comparaisons entre les différentes manoeuvres. Au lieu de dégager les grands principes de l’art de la guerre, l’armée japonaise n’enseignait donc à ses officiers que des recettes, des formules mises en schéma qui trahissaient un manque général d’imagination. 10 Pour l’instruction des troupes, il était largement fait appel à l’émulation par le biais de concours. La doctrine de combat de l’infanterie était entièrement tournée vers l’offensive, les manoeuvres se terminant invariablement par un assaut à la baïonnette. Le rapport du capitaine Fleurant, stagiaire du 1er juin 1935 au 1er février 1936 au 61e régiment d’infanterie à Wakayama, signalait la valeur individuelle du soldat, la force de caractère des officiers, mais aussi les déformations apportées à la doctrine de combat

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de l’infanterie : mauvaise coordination avec les feux d’artillerie, progression trop rapide, ou encore formations d’assaut trop denses et mouvements enveloppants exécutés sans liaison avec le corps principal. 11 Cette armée japonaise pouvait-elle constituer une menace pour la France à l’époque ? Depuis 1934, Mast envoyait régulièrement des rapports sur les réorganisations successives qui l’avaient touché et qui l’inquiétaient suffisamment pour qu’il envisageât toutes les éventualités auxquelles les troupes françaises d’Indochine devaient se préparer6. Trois années plus tard, il estimait que le haut commandement japonais avait finalement échoué à obtenir l’outil de combat moderne qu’il souhaitait. L’armée japonaise n’était pas capable de tenir un front continu contre une armée européenne bien équipée et bien commandée. Le heurt sanglant du Nomohan en 1939, nouvel incident frontalier qui prit des allures de guerre non déclarée avec l’armée rouge d’Extrême-Orient, mit en évidence les limites de l’armée impériale face à un adversaire bien organisé7. Malgré cela, elle restait une force largement supérieure aux troupes occidentales présentes dans la région, et elle pouvait compenser ses faiblesses par sa supériorité numérique et la proximité de ses bases.

Les signes de la radicalisation politique de l’armée japonaise

12 Les attachés français cherchaient aussi à connaître les tendances politiques qui la traversaient. Ils relevèrent par exemple les signes de sa radicalisation au cours des années 1930. Mast notait ainsi en 19348 que la marine et l’armée impériale étaient aux mains d’un petit nombre d’exaltés qui imposaient leur ligne tandis que les grands chefs suivaient l’orientation générale sans protester. Le programme d’action de ces officiers, dont les plus actifs oeuvraient dans l’armée du Kwantung9, était alors bien connu. Ils auraient voulu que le pays adoptât une politique pan asiatique qui se serait appuyée sur un renforcement de l’armée et de la marine. La Mandchourie deviendrait une colonie de peuplement agraire et le glacis protecteur de la Corée, à partir de laquelle il serait possible de pénétrer le marché chinois. Doctrine qui, au goût de Mast, paraît « nettement socialiste au point de vue intérieur et farouchement impérialiste en ce qui concerne les buts extérieurs »10.

13 L’armée du Kwantung avait obtenu un régime d’exception qui lui permettait d’assumer au Manchukuo les fonctions régaliennes tout en s’impliquant dans l’organisation économique et l’exploitation des ressources naturelles du pays. Plus généralement, l’état-major de l’armée avait tendance à vouloir conduire la politique extérieure du pays vis-à-vis de la Chine et de l’Union Soviétique. 14 Devant cette dispersion des efforts, Mast et Thiébaut jugeaient que l’armée japonaise dans son ensemble avait fini par perdre de vue sa mission essentielle de force armée. De plus, l’épuration effectuée parmi les grands chefs après la rébellion du 26 février 1936 l’avait privée d’un nombre important d’officiers de valeur. Devant cette désorganisation, une résistance contre une agression en Indochine pouvait même être envisageable à terme, avec l’appui du Royaume-Uni, des Pays-Bas ou des États-Unis. 15 Au-delà de l’activisme et du factionnalisme qui y régnaient, l’armée japonaise ne présentait pas un visage uniforme. Une coupure semblait se dessiner entre les quelques officiers envoyés comme attachés militaires ou stagiaires en Europe et les officiers

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oeuvrant en Extrême-Orient, particulièrement en Mandchourie. Les premiers, qui avaient reçu une formation dans une école de guerre occidentale, avaient généralement une bonne connaissance des systèmes militaires étrangers et un minimum de pratique des usages diplomatiques. En revanche, les officiers de l’armée du Kwantung étaient très souvent issus des couches populaires et très marqués idéologiquement. Ils se livraient à un puissant activisme en plaçant le haut commandement japonais et les milieux dirigeants autour de l’Empereur devant le fait accompli à la suite d’opérations militaires et de coups de force dont ils prenaient l’initiative. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici le déroulement des événements de Mandchourie en 1931, désormais bien connu. 16 L’impulsion était donnée par de jeunes officiers de l’armée du Kwantung et finissait souvent par être revendiquée comme une sorte de « volonté collective » lorsque que les officiers supérieurs de grade moyen, lieutenants-colonels et colonels essentiellement, la reprenaient à leur compte. L’analyse de la situation générale par Thiébaut montre que la situation n’avait guère évolué en 1939, malgré l’épuration consécutive au coup d’État avorté trois ans plus tôt : « On peut se demander comment les autorités japonaises concilient l’indépendance de certains militaires avec la notion de discipline… dans chaque état-major, un bureau spécial est chargé de la politique générale. Les chefs de ces bureaux, après avoir reçu des directives très générales de leur supérieur hiérarchique jouissent d’une liberté à peu près entière dans la conduite de leur travail11 ». 17 Enfin, quelle impression l’idéologie passéiste et nostalgique des valeurs du Bushidô, dont on disait les soldats japonais pénétrés, donna-t-elle aux attachés militaires français ? Dans une correspondance de 1937, Mast profita de l’occasion que lui présentait la rédaction de son rapport pour tordre le cou au mythe du samouraï dans l’armée impériale, qui était selon lui une légende propagée par des romanciers mal payés ou inconscients. Les valeurs de loyauté et de bravoure avaient fini par acquérir un sens déformé chez certains jeunes officiers, et il y avait, comme dans toutes les armées, une égale proportion de lâches et de courageux. La troupe japonaise ne semblait pas particulièrement passionnée par le folklore passéiste et lui paraissait dans son ensemble plutôt passive que disciplinée. Mast finissait par penser que sans ses cadres, elle ne valait pas grand-chose. Pour être plus mesuré, on pourrait dire qu’il s’agissait d’une armée médiocre disposant d’un matériel honnête mais mal utilisé.

Les échanges de renseignement avec l’armée japonaise

18 Pour compléter leurs analyses tirées du dépouillement de la documentation ouverte et des rapports de stage, les attachés militaires suivaient les manoeuvres de l’armée impériale à l’invitation de son état-major. Ils effectuaient aussi des voyages d’études comme le lieutenant-colonel Mast qui se rendit à Formose en novembre 1936 pour y observer l’état de la colonisation japonaise. Mais il arriva parfois qu’ils puissent, par leurs qualités et leur entregent, ou le plus souvent par un intérêt mutuel et calculé, s’engager dans des échanges de renseignement avec leurs homologues japonais.

19 À partir du début des années 1930, le haut commandement japonais montra de plus en plus d’agressivité au cours des heurts réguliers qui opposaient l’armée du Kwantung et l’armée rouge d’Extrême-Orient, de part et d’autre de la frontiere russo-mandchoue.

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C’est à ce moment qu’il ressentit probablement le besoin de renforcer son dispositif de renseignements visant l’URSS, qui était pour lui l’ennemi principal qu’il serait amené à affronter au cours d’une guerre prochaine. Les services de renseignement militaire et diplomatique japonais trouvaient des bases d’observation privilégiées en Allemagne, en Pologne, en Turquie ou encore dans les pays baltes, d’ou ils cherchaient à obtenir des renseignements sur le dispositif de l’armée rouge en Europe en se liant avec les services de renseignement locaux. 20 Dans ces circonstances, l’état-major japonais était sensible à l’intérêt des informations qu’il pouvait tirer des attachés militaires étrangers, ce qui fut notamment le cas de l’attaché militaire français. Un échange régulier de renseignements débuta au début de l’année 1932. Les bonnes relations qu’il s’était ménagées au sein de l’état-major japonais permirent à l’attaché militaire Baron d’obtenir l’ordre de bataille soviétique en Extrême-Orient qu’il traduisit pour l’état-major français12. Peu de temps après, l’officier français obtint une communication sur l’activité de renseignement menée par le Japon en Turquie13. Ce dernier pays était alors, avec la Pologne, une base stratégique pour le renseignement japonais ciblant l’Union soviétique. Plus généralement, le Levant et l’Europe orientale offraient des points d’observation privilégiés pour observer l’organisation de l’armée rouge. Le recoupement de ces diverses sources permettait d’évaluer les troupes qui seraient susceptibles d’être envoyées en renfort en Extrême- Orient en cas d’un conflit russo-japonais. Le rapport transmis par les Japonais à l’attaché militaire Baron signalait par ailleurs les progrès de la pénétration soviétique en Turquie. Ainsi, lors de sa visite à Moscou au début de l’année 1932, le président du Conseil turc Ismet Pacha aurait entamé des négociations avec les autorités soviétiques pour évoquer les bases d’une assistance militaire entre les deux pays. Les renseignements fournis par les Japonais donnaient donc un aperçu, soit de l’organisation militaire soviétique en Europe, soit des troupes soviétiques présentes en Extrême-Orient. Dans les deux cas, ces renseignements enrichissaient les estimations des réserves militaires susceptibles d’être envoyées soit sur la frontière soviéto- mandchoue, soit en Russie européenne. La correspondance de l’attaché militaire ne dit rien en revanche sur les informations qu’il aurait pu fournir aux Japonais à titre d’échange. 21 L’attaché militaire français semblait bénéficier d’un traitement de faveur auprès de l’état-major japonais, mais cette situation ne dura guère. En effet, les Japonais rompirent toutes leurs relations avec les attachés militaires étrangers quelques mois plus tard et nommèrent un officier affecté au cabinet du ministère des affaires étrangères, qui devait être l’interlocuteur unique pour toutes les questions relatives à l’échange de renseignements. Cette mesure lui permettait de contrôler de manière plus rigoureuse les renseignements donnés aux attachés militaires étrangers. Il était donc plus difficile d’exploiter les liens personnels noués avec d’autres officiers, qui pouvaient, des lors, hésiter à s’ouvrir à leurs collègues étrangers. Le nouvel attaché militaire Mast, arrivé à Tôkyô en 1933, constatait ces difficultés : « l’état-major japonais manifeste depuis plusieurs mois une répugnance très nette à communiquer sur l’armée allemande (…). De nombreuses ouvertures faites par moi pour inciter le 2e bureau japonais à échanger des renseignements sur l’activité industrielle allemande sont restées sans résultats. Enfin, la demande actuelle se heurte à une fin de non-recevoir » 14. Mast cherchait naturellement à pousser plus loin les avantages obtenus par son prédécesseur, en élargissant à l’Allemagne le champ des cibles de ces échanges.

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Malheureusement pour lui, il semble que les Japonais n’étaient pas désireux de se lancer dans une coopération plus approfondie car leur priorité restait l’armée rouge. 22 Malgré cette divergence dans le choix des cibles, ces échanges se poursuivirent assez régulièrement jusqu’en 1934. L’attaché militaire Mast put ainsi obtenir un rapport complet sur l’industrie aéronautique en URSS et la répartition de ses écoles d’aviation, l’ordre de bataille de l’armée rouge en Extrême-Orient15 en novembre 1933, un rapport sur le matériel de guerre allemand fabriqué en URSS, ainsi qu’un autre sur la situation des armées communistes en Chine. Toutefois, les mesures de défiance adoptées à l’encontre des attachés militaires étrangers déplaisaient fortement à Mast qui demanda à sa hiérarchie de réagir à ces complications en réduisant les facilités accordées à l’attaché militaire japonais à Paris. 23 La rencontre Barthou-Litvinov du 18 mai 1934 et la signature du pacte franco- soviétique de mai 1935 furent très mal accueillies à Tôkyô et portèrent un coup décisif au canal d’échange que l’attaché militaire français avait réussi à ouvrir avec les Japonais : « L’échange de renseignements s’est effectué normalement jusqu’en janvier 1934. Depuis, l’état-major japonais est devenu méfiant à notre égard en raison du « flirt » franco-soviétique, les Japonais craignant de notre part une retransmission aux Russes des renseignements qu’ils nous fournissent »16. Outre le profond dépit qu’il avait éprouvé en voyant la France ratifier le pacte franco-soviétique, Tôkyô pensait en effet que cet accord, en renforçant la sécurité des Soviétiques en Europe, permettait mécaniquement à ces derniers d’accroître leurs moyens militaires en Extrême-Orient. 24 A l’été 1934, le voyage que fit Mast en Mandchourie fut mal accueilli par les autorités japonaises, ce qui acheva de convaincre l’attaché militaire de la fin des bons échanges franco-japonais. Le régime de faveur qui était le sien appartenait donc au passé. Il fallait s’attendre à être traité sur le même pied que les Russes et ne pas espérer que l’armée japonaise réponde favorablement à des demandes d’échanges ou de visites. L’attaché militaire ne se résigna pourtant pas à ce traitement et demanda à sa hiérarchie d’adopter la même attitude avec l’attaché militaire japonais en France, en rappelant que « seule une très grande fermeté maintiendrait aux yeux des chefs militaires japonais notre double prestige de grande armée européenne et de vainqueurs de la dernière guerre »17.

La France, cible des échanges germano-nippons

25 Dans le même temps, le Japon se rapprochait de l’Allemagne et signa avec elle le pacte Antikomintern le 25 novembre 1936. En réalité, le rapprochement germano-nippon était pressenti depuis le début de l’année. Par un télégramme du 8 janvier 1936, Mast avait signalé l’existence probable d’un système d’échange de renseignements et de vues entre les états-majors des deux pays. À ce stade, ces échanges ne paraissaient pas encore très importants. Le colonel Ott, homologue allemand avec lequel Mast entretenait d’excellentes relations, avouait à l’attaché français qu’il ne bénéficiait pas d’un régime de faveur pour ses visites aux unités et ne possédait pas de plus amples renseignements que lui-même sur la situation de l’armée japonaise18. Pour Mast, les relations entre les deux états-majors étaient limitées à des échanges de renseignement sur l’armée soviétique. L’entente du Japon et de l’Allemagne, quoique désirée et voulue par nombre de gens influents au sein de l’armée japonaise n’avait sans doute pas encore cause gagnée au début de l’année 1936.

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26 Pourtant, assez rapidement, l’attaché militaire remarqua que les deux états-majors renforçaient leurs liens, notamment au détriment de la France. Il est vrai que l’entrée de trois généraux à la germanophilie marquée dans l’état-major impérial, suite a la rébellion militaire du 26 février 1936 n’était pas de nature à améliorer son image auprès de l’armée impériale. L’attaché français affirmait quelques semaines après cet événement qu’il fallait probablement s’attendre à ce que l’état-major japonais transmette aux Allemands un certain nombre d’informations sensibles sur l’organisation et les installations militaires françaises, glanées par les officiers japonais stagiaires en France : 27 « Le Japon et l’Allemagne échangeraient des renseignements sur l’armée rouge mais aussi sur les questions militaires françaises, ce qu’un officier japonais laisse entendre sous l’effet de boissons abondantes. Il faut reconnaître que l’activité des officiers japonais en France recèle un danger d’espionnage au profit de l’Allemagne et il suffit de se rappeler le grand nombre d’officiers nippons qui circulent dans notre pays, visitent nos usines, nos établissements militaires et nos corps de troupes, commettant parfois de véritables indiscrétions pour mesurer le risque que nous courrons (…) »19. 28 Dans un rapport du 25 novembre 1936, analysant les conséquences de la signature du pacte de Berlin, Mast observait cette fois ci avec plus d’inquiétude l’évolution de la politique extérieure japonaise et envisageait sérieusement que Tôkyô puisse se ranger dans le groupe des adversaires éventuels de la France20. Une année de rapprochement entre l’Allemagne et le Japon avait donc fini par se concrétiser par cette signature. L’attaché militaire fit remarquer que le haut commandement avait été en première ligne pour pousser le gouvernement à conclure le pacte avec l’Allemagne. Dans cette affaire, le Gaimusho [ministère japonais des affaires étrangères] s’était employé à limiter l’importance du pacte, en réduisant au maximum les engagements écrits et en orientant contre le Komintern, et non contre l’URSS, le front commun initialement prévu. La diplomatie japonaise s’était opposée aux vues des militaires et avait obtenu gain de cause. Bien que le pacte Antikomintern ne fut guère plus qu’une entente morale entre les états-majors nippons et allemands, l’insistance de l’état-major japonais à le doter d’engagements écrits était significative de son état d’esprit et de ses intentions de se rapprocher de l’armée allemande. 29 L’absence d’engagements écrits n’empêchait pas les deux états-majors de renforcer leurs échanges de renseignement sur l’armée rouge, et par la même occasion sur l’armée française. Une coopération technique entre les deux armées semblait également plausible : « Il est d’autre part certain que l’Allemagne facilitera le développement de la force militaire japonaise en mettant à disposition de l’état-major de Tokyo des techniciens, des prototypes de matériels nouveaux et l’outillage industriel nécessaire. »21 30 Hasard ou coïncidence, au cours de l’année 1938, le contre-espionnage français constata plusieurs actes d’espionnage avérés de la part d’officiers japonais, et prit des mesures pour les en empêcher. Un rapport de la section de centralisation des renseignements de la Sûreté indiquait au cours de l’été qu’il fallait craindre que « les Japonais ne se livrent pour le compte de l’Allemagne à des recherches de renseignements de toute nature sur le potentiel de guerre français… (…). » Mais aussi qu’en cas de guerre avec l’Allemagne, « les Japonais ne se livrent sur place à un sabotage des lignes de force électriques »22. Si la dernière hypothèse du rapport de la SCR23 semble relever du fantasme, une surveillance très serrée de l’attaché militaire japonais en France fut tout de même mise

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en place. Elle confirma l’intérêt de l’officier japonais pour le potentiel de guerre français, les réseaux de transport d’énergie électrique, les plans d’évacuation et les points vulnérables de Paris24. Au cours de cet été 1938, il tenta par exemple de se procurer cette dernière carte à cinq reprises auprès de différents organismes publics ou parapublics, sans succès. Les officiers japonais affectés à Paris furent également suivis de manière plus rigoureuse dans leurs déplacements. Ce travail de filature et d’enquête permit de découvrir que les officiers ou agents japonais entretenaient des correspondances avec des Russes blancs en France et en Belgique, mais aussi avec un certain nombre de citoyens français, qui se retrouvèrent fichés par la SCR. 31 L’espionnage japonais en France au profit de l’Allemagne fut sans doute très limité. De toute façon, la conclusion, le 23 août 1939, du pacte de non-agression germano- soviétique bouleversait les cartes internationales. Le Japon accueillit très mal cette nouvelle qui, sans aller jusqu’à rompre l’entente nippo-allemande, en affaiblissait considérablement l’esprit, et donc l’intensité des échanges de renseignement. Au cours de l’année 1939, assez significativement, les attachés militaires allemands et italiens manifestèrent, à plusieurs reprises, leur mauvaise humeur de ne pas se voir mieux traiter que leurs autres collègues25.

L’évaluation de la menace sur l’Indochine

32 Les attachés militaires ont-ils estimé que la politique expansionniste du Japon était de nature à mettre en péril les intérêts français en Indochine ? Deux points leur recommandaient la prudence dans l’analyse. Le premier était que l’armée japonaise ne cachait pas que son adversaire déclaré était, au moins jusqu’en 1939, l’armée rouge d’Extrême-Orient. Ce sont les difficultés rencontrées en Chine qui poussèrent l’état- major de l’armée japonaise à redéployer ses efforts en direction de la Chine. À ce moment, Tôkyô fit pression sur la France et l’accusa de fermer les yeux sur la contrebande d’armes à la frontiere entre la Chine et le Tonkin. Néanmoins, Thiébaut estimait que le Japon, qui peinait déjà à réduire la résistance chinoise, se refuserait à envisager toute action contre l’Indochine tant que la France et la Grande-Bretagne ne se retrouveraient pas engagées toutes deux dans un conflit européen.

33 L’autre raison majeure qui conduisait à nuancer cette menace était la divergence de vues entre l’armée et la marine. L’armée impériale pesait de tout son poids pour mener une politique d’expansion continentale, tandis que la marine était favorable à une politique d’expansion dans les mers du Sud et vers l’Insulinde. Si des plans d’opérations contre l’Indochine existaient, leur exécution paraissait peu probable tant que les circonstances n’évoluaient pas, ou du moins tant qu’une direction claire des priorités stratégiques, acceptée par tous, ne serait pas dégagée. 34 Cela ne signifiait pas pour autant que l’armée japonaise ne s’intéressait pas à la colonie française et aux ressources stratégiques qu’elle pouvait offrir. Une affaire d’espionnage militaire en 193626 suscita par exemple les inquiétudes de l’état-major des troupes françaises en Indochine. Mast se vit alors demander par ce dernier, au début de l’année 1937, des renseignements opérationnels sur l’armée japonaise, afin de consacrer les exercices de défense prévus dans l’année à un « débarquement d’une puissance asiatique hostile27 ». 35 En 1937, l’attaché militaire estimait qu’une action dans le secteur Indochine – Philippines – Malaisie - Indes néerlandaises ne pouvait être envisagée que si la marine

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impériale possédait dans les mers de Chine une supériorité sensible sur ses adversaires28. De cette manière, les Japonais n’auraient tenté une opération en Indochine qu’avec des moyens militaires suffisants pour être certains de réussir. En cas de difficultés de l’aviation militaire japonaise, l’aéronavale pouvait la suppléer un temps et jouer un rôle important dans cette opération. Mast envisageait que l’opération militaire fut combinée avec une opération politique visant à fomenter, selon son expression, une « insurrection indigène ». Les Japonais pouvaient être tentés de répéter l’opération qu’ils avaient réussie avec Pu-Yi en Mandchourie, en misant sur le prince Cuong-De qu’ils protégeaient. Mast pensait que l’aide immédiate demandée aux Annamites aurait consisté en la destruction des cadres européens dans les corps de troupe, la démoralisation des unités indigènes, la destruction des voies ferrées sur certains points choisis, et l’espionnage au profit des Japonais29. Il fallait s’attendre en outre à une tentative d’encerclement de la part des Japonais qui débarqueraient des divisions en plusieurs points de la côte grâce à leur supériorité navale… On peut faire crédit à Mast d’avoir pressenti les grands axes de la stratégie japonaise dans les mers du sud, celle qui aboutira notamment à la victoire de Singapour sur les Anglais en 1942. La mise en place d’une telle stratégie n’était pas à la portée d’une puissance militaire moyenne. Voila donc une analyse qui vient nuancer les propos tenus quelques années plus tôt par l’attaché militaire sur la faiblesse tactique de l’armée japonaise lorsqu’il n’était encore qu’un officier stagiaire. 36 Par la suite, Mast évoqua les mesures qui pouvaient être prises en profitant de l’engagement des troupes japonaises en Chine. Le Japon pouvait être contenu si les Hollandais, par exemple, se joignaient aux Franco-britanniques dans une action commune, avec le soutien américain qui prendrait éventuellement la forme d’un blocus. Un compte rendu de renseignement du 2 juin 1938, provenant de l’attaché naval à Londres fournit à Mast les chiffres des importations pétrolifères japonaises, qui s’élevaient à pas moins de 500 000 tonnes depuis le début de l’année 1938. Cela signifiait selon lui que le Japon était en train de se constituer des stocks de guerre. La menace d’une attaque japonaise sur l’Indochine était donc prise au sérieux par les attachés militaires à Tôkyô, ainsi que par le commandement des troupes coloniales en Indochine. Le général Bührer, commandant supérieur des troupes de l’Indochine se félicita, à l’automne 1937, d’avoir pu mettre à jour la documentation de son 2e bureau grâce à la documentation fournie par Mast30. Il estimait ainsi avoir pu étudier plusieurs hypothèses dans le cadre du plan de défense de l’Union indochinoise sur la base des informations fournies par la mission militaire à Tôkyô31. Cet exemple montre que l’absence de liaisons entre les différents SR en Extrême-Orient n’était pas une fatalité32. 37 Les attachés militaires français au Japon ont été à l’initiative de quelques succès dans l’échange de renseignements avec l’armée japonaise au début des années 1930. Cette situation dura quelques années et fut brutalement interrompue lorsque la France fit le choix de se rapprocher de l’Union Soviétique. Les attachés militaires connurent alors le sort de leurs collègues étrangers et durent se contenter des nouvelles de presse pour la collecte de renseignement. Dans l’ensemble, leurs analyses paraissent avoir été pertinentes et l’on peut faire crédit à deux d’entre eux, Mast et Thiébaut, d’avoir pressenti les intentions de l’armée japonaise dans les mers du sud. La mise sur pied, en 1937, d’un exercice de défense de l’Union indochinoise, sur la base de la documentation fournie par l’attaché militaire peut être considéré comme un succès des attachés français au Japon durant cette période, ce qui n’est pas mince au niveau d’officiers

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oeuvrant dans un environnement difficile et couvrant une région qui n’apparaissait pas comme une priorité de la politique extérieure française.

NOTES

1. Service historique de la Défense (SHD), Vincennes. 7 N 3337. Rapport de stage du commandant Mast à l’École de Guerre, daté du 31 décembre 1929. Attaché militaire au Japon à l’EMA/2e bureau. Documentation. 2. À partir des années 1930, le haut commandement des troupes françaises de Chine put fournir plusieurs ordres de bataille des troupes japonaises présentes sur le continent, ce qui permettait de compenser en partie les conséquences de cette rétention d’information. 3. Thiébaut fut attaché militaire à Tôkyô de 1937 à 1940. 4. Rapport général de l’année 1939, par l’attaché militaire Thiébaut. Attaché militaire au Japon à EMA/2e bureau. Rapports. SHD/Guerre, 7 N 3332. 5. SHD/Guerre, 7 N 3337. Mast à EMA/2e bureau. Lettre du 12 novembre 1933 au sujet du rapport de stage du capitaine Moreau. Attaché militaire au Japon. Documentation. 6. SHD/Guerre, 7 N 3328. Mast à EMA/2e bureau. Lettre du 27 février 1934 concernant les lignes générales de la réorganisation et la modernisation de l’armée japonaise entreprises depuis 1932. Attaché militaire au Japon. Rapports. 7. SHD/Guerre, 7 N 3328. Mast à EMA/2e bureau. Lettre du 27 février 1934 concernant les lignes générales de la réorganisation et la modernisation de l’armée japonaise entreprises depuis 1932. Attaché militaire au Japon. Rapports. 8. SHD/Guerre, 7 N 3338. Mast au colonel Koeltz, le 11 octobre 1934. Correspondance de la Guerre avec l’attaché militaire au Japon : extraits de lettres des attachés militaires personnellement adressées au chef du 2e bureau. Attaché militaire au Japon. Documentation. 9. Nom usuel de l’armée japonaise en Mandchourie. 10. SHD/Guerre, 7 N 3337, idem. 11. SHD/Guerre, 7 N 3332. Thiébaut à EMA/2 e bureau. Rapport d’ensemble pour l’année 1939. Attaché militaire au Japon. Rapports. 12. SHD/Guerre, 7 N 3324. Baron à EMA/2 e bureau, correspondance du 25 avril 1932. Attaché militaire au Japon. Rapports. 13. idem, correspondance du 27 mai 1932. 14. SHD/Guerre, 7 N 3325. Mast a EMA/2e bureau, correspondance du 21 décembre 1933. Attaché militaire au Japon. Rapports. L’attaché militaire évoque ici une demande concernant la remise en copie d’un rapport de stage d’officiers japonais en Allemagne. 15. idem 16. SHD/Guerre, 7 N 2509. Synthèse de renseignement du 8 septembre 1934 sur le Japon. Fiches hebdomadaires de renseignements sur les armées étrangères. EMA/2e bureau, section des armées étrangères. 17. Idem. 18. SHD/Guerre, 7 N 3329. Mast à EMA/2e bureau. Note secrète du 2 mars 1936, sur la situation des relations du Japon avec l’Allemagne et la France. Attaché militaire au Japon. Rapports. 19. Idem. 20. SHD/Guerre, 7 N 3328. Mast à EMA/2e bureau. Note secrète du 25 novembre 1936.

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21. Idem 22. SHD/Guerre, fonds Moscou, 7 NN 2248. Surveillance de l’attaché militaire japonais, note de la SCR du 20 mai 1938. 23. La section de centralisation du renseignement, rattachée au 2e bureau, est chargée du contre- espionnage. 24. Surveillance de l’attaché militaire japonais, note de la SCR du 20 août 1938. Idem. 25. SHD/Guerre, 7 N 3332. Thiébaut à EMA/2e bureau. Correspondance du 4 juin 1939. Attaché militaire au Japon. 26. Un officier japonais, le capitaine Endo Etsu, fut expulsé d’Indochine après avoir été convaincu d’espionnage par la Sûreté. Ce capitaine avait pris un grand nombre de clichés d’ouvrages d’arts. L’examen des documents en sa possession révéla ses liens avec le colonel Osuda, attaché militaire japonais à Canton, qui dirigeait le renseignement japonais en Chine du sud et en Indochine. Mast à EMA/2e bureau. Correspondance du 19 novembre 1936, au sujet de l’affaire Endo Etsu. Attaché militaire au Japon. Documentation. SHD/ Guerre, 7 N 3334. 27. SHD/Guerre, 7 N 3334. Mast à EMA/2e bureau. Correspondance du 19 novembre 1936. Attaché militaire au Japon. Documentation. 28. Idem. 29. Les services de renseignement japonais s’étaient ainsi liés avec des responsables de la secte caodaïste qui jouissait d’une influence considérable au Vietnam. 30. SHD/Guerre, 7 N 3338. Lettre du général de division Bührer, commandant supérieur des troupes du groupe de l’Indochine, au ministre de la Défense nationale et de la Guerre, datée du 27 octobre 1937, au sujet du départ du colonel Mast. Attaché militaire au Japon. Documentation. 31. Le 22 septembre 1933, le président du Conseil Albert Sarraut prescrit aux attachés militaires de Tôkyô, Pékin et Bangkok de transmettre directement les renseignements intéressants au gouverneur général d’Indochine, de même qu’aux commandements supérieurs des troupes françaises à Tientsin et Shanghai. (Attaché militaire au Japon. Documentation. SHD/Guerre, 7 N 3338) 32. Les Colonies, la Marine, la Guerre et Intérieur avaient tous leurs propres moyens de renseignement dans les colonies. Un service de renseignement inter-colonial est mis tardivement sur pied en 1937. Voir à ce sujet Olivier Forcade, La République secrète, histoire des services spéciaux français, 1919- 1939, chapitre 8 : « Le renseignement impérial dans la Défense nationale », p 385-423., Paris, Nouveau Monde, 2008.

RÉSUMÉS

Cet article consacré à l’activité des attachés militaires français au Japon durant les années 1930 revient sur les difficultés rencontrées par ces derniers dans l’accomplissement de leur mission de renseignement. La faiblesse des moyens accordés au poste et le manque d’intérêt de Paris n’en étaient pas les seules raisons. La méfiance de l’armée japonaise envers les attachés militaires étrangers rendait le recueil de renseignement difficile, particulièrement sur l’appareil militaire japonais. En revanche, un échange de renseignement sur l’armée rouge a pu s’établir entre les attachés militaires français et l’état-major japonais entre 1932 et 1934. Le rapprochement franco- soviétique en 1935 et la signature du pacte Antikomintern ont porté un coup décisif à ces

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échanges. Par la suite, les attachés militaires français ont concentré leurs efforts sur l’analyse de l’expansionnisme japonais et l’évaluation des menaces pouvant peser sur l’Indochine.

This article on the activity of French military attachés in Japan during the 1930s revisits the difficulties encountered by them in the performance of their intelligence mission. The lack of resources allocated to the job and the lack of interest in Paris were not the only reasons. Distrust of the Japanese army toward foreign military attachés made intelligence gathering difficult, especially on the Japanese military. However, an exchange of information on the Red Army had been established between the French and the Japanese military attachés Staff between 1932 and 1934. The Franco-Soviet rapprochement in 1935 and the signing of the Anti-Comintern Pact dealt a decisive blow to these exchanges. Subsequently, the French military attachés focused their efforts on the analysis of Japanese expansionism and the evaluation of potential threats to Indochina.

INDEX

Mots-clés : Attaché militaire, Japon, André Mast, Mandchourie, Renseignement, Indochine

AUTEURS

JONATHAN BERTOUT

Diplômé en histoire des relations internationales à l’université Paris IV Sorbonne, il a soutenu en 2009 un mémoire de recherche de master II sur les attachés militaires au Japon durant l’entre- deux-guerres, sous la direction du professeur Olivier Forcade. Il est actuellement chef de la division des témoignages oraux au SHD.

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Le 2e bureau en Afrique équatoriale française à l’heure de la décolonisation The Second Bureau in French Equatorial Africa in the era of decolonization. The impossible transition of a military intelligence service ?

Jean-Pierre Bat Traduction : Robert A.Dougthy

1 Si la postérité romanesque du 2e bureau semble disputer au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) sa place dans l’imaginaire sur le renseignement français à l’heure de la guerre froide, le service Afrique du SDECE, sous la direction du colonel Robert, a su imposer son hégémonie à partir de 1960 dans le paysage du renseignement français pour les anciennes colonies sub-sahariennes1. Au point que les PLR (Poste de liaison et de renseignements), créés par le colonel Robert dans chaque capitale du pré-carré, semblent occulter – ou tout au moins fortement minimiser – les antennes des autres services de renseignements. La forte identité africaine qui imprègne l’armée française, avec la constitution du second empire colonial, ne peut pas s’effacer aussi simplement devant l’avènement d’un service spécial tel que le SDECE avec l’accession à la souveraineté internationale des quatorze colonies françaises.

2 Le 2e bureau participe donc pleinement et directement de cette culture africaine, et se fait fort, depuis son emprise institutionnelle coloniale, de montrer ses compétences dans le processus des indépendances. 3 Cette volonté de résistance particulièrement visible entre la fin des années 1950 et le début des années 1970, résonne-t-elle comme le chant du cygne de ce service lors des bouleversements coloniaux de la décennie 1960, ou bien s’agit-il plutôt de la délicate mutation de son identité et de ses missions ? 4 Le fonds 10 T offre une ressource documentaire inestimable et souvent sous-estimée pour aborder non seulement l’histoire institutionnelle du 2e bureau en Afrique, mais aussi pour l’histoire politique des indépendances africaines. Car ce service de

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renseignements refuse de se cantonner à la dimension strictement technique et militaire, pour faire mettre en avant son savoir-faire dans les affaires africaines, acquis au fil de la présence coloniale française. Les exemples des 2e bureaux de l’ancienne AEF (Congo-Brazzaville, Gabon, Centrafrique et Tchad) permettent d’approcher un peu les réalités pratiques et surtout humaines de ce phénomène finalement beaucoup moins linéaire qu’il n’y paraît. 5 Trois exemples illustrent ce phénomène, dans une approche chrono thématique. Le cas du 2e bureau de la mission du colonel Volff à Brazzaville permet d’éclairer la crispation corporatiste du 2e bureau dès les premiers mois de l’indépendance, avec la défense de l’institution par le refus de la réduction de ses moyens. La querelle qui naît du renseignement au Tchad en 1963 se présente, mutatis mutandi, comme un des relais essentiels – sinon le couronnement – de cet affrontement entre le SDECE et le 2e bureau, entre Fort-Lamy et Paris. L’exemple du colonel Mehay à Bangui offre enfin un éclairage sur le repositionnement et le savoir-faire du 2e bureau dans la communauté du renseignement français dans la seconde moitié des années 1960, participant à la définition d’un nouvel espace d’activité pour ce service. Il convient toutefois, en prologue, de présenter les enjeux des sources du 2e bureau conservées au Service historique de la Défense.

10 T, ou les vertus de la Documentation (1951-1972)

6 À l’heure des transferts de pouvoir, alors que l’IGSS (Inspection générale des services de sécurité) est liquidée avec les services du Haut-commissariat général à Brazzaville, et que les chefs de SLP (services locaux de police) tendent à devenir les délégués du SCTIP (Service de coopération internationale de la police), le 2e bureau assure une certaine continuité – institutionnelle, intellectuelle, militaire, mais surtout physique – notamment dans le domaine de la sécurité et de la documentation. Ce dernier terme n’est pas neutre : il sert à désigner, de manière fort euphémique, les services de renseignements. Cette particularité sémantique est si forte que les premières polices de renseignements des jeunes République africaines deviennent pudiquement des bureaux ou des centres de documentation2 .

7 Aussi, lorsqu’il s’est agi de libérer les locaux du gouvernement général d’AEF, est-ce le 2e bureau qui récupère une grande partie des archives de l’IGSS, qui sont ensuite acheminées à l’état-major du 2e bureau à Paris. Ce transfert archivistique explique la richesse que constitue la série 10 T en amont de l’indépendance3. Cette interpénétration des informations recueillies auprès de l’IGSS est tout aussi sensible pour les dossiers politiques composés pour chaque pays, qui commencent en réalité à l’âge ou ce sont encore des territoires coloniaux : chaque dossier d’information sur le parti majoritaire commence des sa fondation, avec des détails biographiques sur les principaux leaders, avec des indications précises sur la composition sociopolitique4 . Ces données sont ensuite complétées par les recherches des équipes des divers 2e bureaux5 . 8 Les ensembles archivistiques pour chaque pays font apparaître clairement les orientations de travail et les priorités de missions du 2e bureau. Après les dossiers de surveillance coloniale des partis, la continuité documentaire est assurée par les rapports du 2e bureau sur la situation politique6. Ils sont prolongés par les rapports sur les affaires extérieures et économiques de ces pays, que viennent enrichir les

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ampliations des autres services de sécurité et de renseignements7. Avec les années 1960, des dossiers spécifiques aux nouvelles missions, d’essence plus strictement militaire, voient le jour : l’effort du service porte notamment sur la coopération militaire et se recentre sur le travail des attachés et conseillers militaires. Si les missions officielles sont polarisées par des considérations militaires, le savoir-faire d’analyse politique du 2e bureau est maintenu comme un gage de qualité et d’excellence dont ne peut se passer ni l’ambassadeur, ni l’état-major. Les officiers du 2e bureau ont à cœur de prouver – ouvertement ou par leur mise en perspective d’événements politiques – que leur culture spécifique du renseignement ne peut pas être remplacée (notamment par le SDECE) sous peine d’être purement et simplement perdue. 9 L’adaptation reste toutefois la condition sine qua non d’un tel service, et on peut voir les dossiers se moduler en fonction d’impératifs particuliers. Ainsi pour le Congo, entre 1958 et 1960, découvre-t-on un soin particulier apporté aux affaires de police8 , tandis qu’au Tchad, l’évolution de la rébellion – qui conduit à la mise en place de l’escale française en Afrique française entre 1969 et 19729 – concentre les attentions à partir de 1965. 10 Il reste, pour affiner l’approche du 2e bureau en Afrique équatoriale, à recouper la série 10 T avec la série 6 H, AEF10 . La série 10 T présente les documents adressés à l’état- major du 2e bureau en métropole, et conservés par ses services. Au contraire, la série 6 H, plus difficile d’accès car moins bien organisée11 , offre le cliché archivistique des activités plus quotidiennes des forces de la ZOM 2, plus exactement du commandement de la zone. Deux grands ensembles thématiques se dessinent : l’organisation des opérations de maintien de l’ordre12 et bulletins de renseignements hebdomadaires, quotidiens ou particuliers13. La répartition chronologique des dossiers montre à elle seule la subtile continuité des travaux des forces de la ZOM 2 entre maintien de l’ordre dans le pré-carré et prise en compte des nouvelles conditions de l’exercice des souverainetés africaines. 11 Le 2e bureau reste donc un service de premier ordre, pleinement intégré aux institutions françaises en Afrique centrale, à travers notamment trois niveaux étroitement imbriqués : la ZOM 2 du général Kergaravat, les missions militaires dans chacune des quatre Républiques, et enfin les conseillers militaires en ambassades.

Le Congo-Brazzaville : « le 2e bureau meurt, mais ne se rend pas. » (1960-1963)

12 Le cas brazzavillois est, sans conteste, celui de tous les excès. Moins pour des considérations humaines – les relations entre l’officier responsable du 2e bureau et le chef de PLR semblent dans l’ensemble bonnes – que pour des raisons institutionnelles. Dans son compte-rendu trimestriel de juillet 1963 sur la coopération dans le domaine du renseignement, le capitaine Limpas – chef du 2e bureau de la mission militaire du colonel Volff au Congo – reconnaît la bonne intégration de son service dans le paysage du renseignement à Brazzaville, et tout particulièrement avec le PLR du colonel Pagniez14 .

13 Un an plus tôt pourtant, en réponse à une requête du général délégué à la ZOM 2 en date du 25 juin 1962, le colonel Volff adressait le 10 août 1962 une lettre au général Kergaravat pour défendre son service de renseignements – alors sous la houlette du

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chef de bataillon Coureau15. La crise qui se fixe sur la question du transfert au profit du PLR de sources de renseignements du 2e bureau dépasse en réalité ce seul cadre. Il s’agit de montrer comment, en deux ans, le service s’est réduit comme peau de chagrin ! De manière continue et progressive depuis 1961, les moyens en personnel mis à disposition du 2e bureau se réduisent : de trois OR – officiers de renseignements – et un OMR – officier mobile de renseignements en 1961, le service se limite l’année suivante à un OR et un sous-officier. Il en résulte une baisse corrélative très sensible des sources traitées. Seules sont donc conservées les sources plus sûres et les mieux placées. Dans ces conditions, on comprend mieux le raidissement corporatiste du 2e bureau lorsqu’il s’agit de se défaire d’une source au profit du SDECE : « En ce qui concerne ces transferts, en dehors du fait qu’un tel procédé est contraire aux règles, si l’on voit l’intérêt d’une telle opération pour ce Service (dont les objectifs ne sont d’ailleurs pas les mêmes que les nôtres), on voit mal, par contre, l’avantage qu’ils présenteraient pour nous. Une longue expérience prouve en effet qu’il ne faudrait pas s’attendre à recevoir des PLR les renseignements intéressants les missions militaires et dont nous aurions passé les sources.16 » 14 Le colonel Volff s’engage donc personnellement pour motiver le refus un tel transfert, et ajoute pour conclure qu’il garde seul le droit, en qualité de chef de mission, de réduire l’activité de son 2e bureau lorsqu’il le jugera nécessaire. Naturellement, le moment ne lui semble pas opportun à l’été 1962 ! Car il a fait du renseignement une de ses priorités depuis l’indépendance, au vu de la place stratégique du Congo17 : en 1961, il a obtenu du commandant de secteur la mise à disposition d’un OMR au bénéfice de sa mission militaire comme, au besoin, de la Haute-représentation française. Mais l’année suivante, il perd cette ressource. De même, au quatrième semestre 1960 il a fait ouvrir un poste du SR à Pointe-Noire, la capitale économique du pays. Tout laisse à supposer que la baisse d’effectif dénoncée en août 1962 l’empêche de maintenir cette antenne. Le raidissement a priori corporatiste du colonel Volff est à interpréter comme une stratégie administrative et institutionnelle pour sauver à tout prix « son » 2e bureau. 15 Détail apparemment anodin, le 20 juillet 1962, il soulève la question du parc automobile de sa mission et de son emploi par le 2e bureau. En réalité, il milite pour maintenir des conditions de travail qui assurent une certaine confidentialité aux activités du capitaine Coureau : le Land Rover de service, malgré son immatriculation civile, n’en reste pas moins le modèle de référence des véhicules militaires. Autant dire qu’il est totalement inadapté aux missions de renseignements confidentielles et que le chef du 2e bureau doit recourir à sa propre voiture. Pour gagner en efficacité, la mission souhaiterait plutôt bénéficier… d’une 2 CV18. 16 Insérée entre la note du 25 juin 1962 des services de la ZOM 2 – demandant le transfert d’une source au PLR –, et la réponse tranchée du colonel Volff le 10 août 1962, cette question sur l’immatriculation dépasse le simple cadre de l’intendance. Elle pointe directement le fait que le chef de mission n’envisage pas de manière exclusive la réorientation militaire des missions de renseignement : il entend maintenir la collecte d’informations à caractère politique, économique ou social. 17 Preuve de cette cristallisation identitaire à l’été 1962 ? Une semaine avant de soulever le problème de véhicule, il adresse un courrier au général Kergaravat, dans lequel il s’emploie à définir le rôle de l’officier de la SM (Sécurité militaire) de la mission militaire, en le déchargeant des missions de renseignements généraux19… Ce qui s’avère

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une manière de chercher à sauver le poste d’OMR, et donc de maintenir ses ambitions pour le 2e bureau20 . 18 Officiellement ce travail est fait au titre du renseignement d’ambiance et de la recherche indirecte. En réalité, le 2e bureau garde à cœur de défendre son pré-carré et son savoir-faire africains face à l’émergence du SDECE. Et de fait, la surveillance des organisations estimées dangereuses ou subversives – organisations syndicales et marxistes –concentrent l’attention du 2e bureau de la mission de Volff 21 . Il est intéressant de noter à ce titre que, pour montrer son efficacité, le poste brazzavillois, plus que tout autre 2e bureau de la zone, multiplie les bulletins de renseignements pour souligner administrativement son intense activité.

Le coup d’État permanent en Afrique ? Le cas tchadien : les thèses du colonel Keim (2e bureau) versus les thèses du capitaine Bertron (SDECE) (1963)

19 Suite aux Trois Glorieuses – la révolution brazzavilloise qui a renversé l’abbé Youlou du 13 au 15 août 1963 – un véritable « syndrome de Brazzaville » se développe : puisqu’un des meilleurs alliés de la France en Afrique est tombé sans que le dispositif politique et militaire français n’ait pu le sauver, que faut-il craindre pour le reste du pré-carré ? Réponse maximaliste de certains officiers de la Centrale du SDECE : une vague de coups d’État subversifs (appuyés par des marxistes) est à redouter à très court terme. Les troubles qui explosent à Fort-Lamy, un mois à peine après les événements congolais, sont interprétés à la lumière de cette analyse par le SDECE. L’affaire inquiète d’autant plus que les ingérences égyptiennes au Tchad sont clairement identifiées depuis la fin des années 1950 à travers les circuits musulmans22 . Or, ce sont les musulmans de la capitale qui animent le mouvement de contestation au régime de Tombalbaye le 16 septembre 196323 ! Faut-il y voir un des longs feux de la contestation des Musulmans du Nord en réaction à la captation du pouvoir par les Sara du Sud à l’indépendance ? Où faut-il plutôt y voir une opération soigneusement organisée – et le cas échéant par qui24 ?

20 Dans tous les cas, c’est l’analyse maximaliste de la menace qui l’emporte de manière préventive, au point de devenir une matrice essentielle des officiers du SDECE : un coup de force doit se préparer au Tchad dans le prolongement direct de celui de Brazzaville25 . 21 Or, nouveau facteur en 1963, les militaires sont devenus les fers de lance révolutionnaires au lieu de jouer leur rôle de rempart du régime. Le capitaine Bertron, PLR de Fort-Lamy, estime donc, des le 14 septembre 1963, que le pouvoir tchadien ne pourra pas compter sur ses forces de sécurité, traversées par un profond malaise26 . Bien que le règlement de la crise du 16 Septembre prouve manifestement le contraire, le PLR maintient ses prévisions, quitte à aller à l’encontre de l’opinion du président tchadien. L’affaire se dégrade lorsque Tombalbaye en vient à se plaindre au général de Gaulle du jugement porté par le SDECE – et particulièrement par le capitaine Bertron – sur la loyauté de ses troupes. 22 Informé, le colonel Keim, directeur du renseignement au 2e bureau de l’EMAT, reprend l’antienne de la « guerre des services » et valorise le savoir-faire et le jugement plus réaliste de son service face au SDECE. Il estime que le Service s’est « brûlé » en diffusant

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trop facilement ce genre de renseignement et – après s’être prémuni en diligentant une contre enquête – le 2e bureau finit par attaquer le SDECE sans ménagement au début du mois de novembre 196327 : « Le SDECE y met de la persévérance. À ce stade-là, c’est de l’information dirigée (par qui ? et pourquoi ?). En prédisant une révolution dans tous les pays d’Afrique dans une perspective historique assez vaste, on est sûr de faire le devin à bon marché. Cette boîte n’est pas sérieuse !28 » 23 Le 2e bureau entend incarner une certaine tradition africaine, essentiellement basée sur l’expérience du terrain et l’ancienneté de l’institution, qui offre une approche moins sensationnelle mais plus quotidienne du terrain. Aussi, le 2e bureau ne manque-t-il pas de mettre en relief les moindres faux-pas du SDECE, quitte à en déformer quelque peu la réalité du travail sous l’effet de cette loupe grossissante qu’est la concurrence des services. 24 Au fond, cette tension s’explique essentiellement par la crise d’identité (qui se fixe sur les réductions de moyens et la réorientation des objections de renseignements) que traverse le 2e bureau dans ce processus de transfert de souveraineté. Il peine à trouver une place satisfaisante, entre le maintien d’une présence militaire stratégique en Afrique au-delà du seul enjeu politique des indépendances, et la fin du cycle colonial qui paraît sonner le glas d’un certain âge africain de l’armée française. Recentré sur le renseignement d’essence militaire, le 2e bureau s’attache à fournir les rapports les plus précis sur les forces de sécurité et sur les armées nationales. C’est la raison pour laquelle ils observent très jalousement la défense de leur pré-carré et qu’ils ne souffrent pas l’intervention du SDECE dans ce domaine29. Cette réaction est d’autant plus compréhensible que les armées africaines (notamment en Afrique centrale) se sont imposées comme un acteur politique majeur. En maintenant leur compétence exclusive dans ce secteur, le 2e bureau sait aussi ménager, à terme, la valeur de son analyse sur la situation politique d’une Afrique en prise à un premier cycle de coups d’État – qui s’avèrent souvent procéder de putschs30 . 25 Au fil de la décennie 1960, le 2e bureau commence à s’adapter aux nouvelles contraintes nées des indépendances, et se déploie hors des missions militaires31 . Il trouve finalement une nouvelle place institutionnelle à travers la figure du conseiller militaire. Cette position s’avère particulièrement en phase avec les ambitions maximales de renseignements du service. Le colonel Mehay en est la plus brillante illustration.

« Des dons aigus d’observateur lucide et effcace32 » : l’exemple centrafricain du colonel Mehay, conseiller militaire à l’ambassade de France (1965-1969)

26 Le lieutenant-colonel Alfred Mehay prend ses fonctions le 1er octobre 1965 à l’ambassade de France à Bangui, en remplacement du chef de bataillon Raufast33 . À cette date, le régime de Dacko est au plus mal. Le soir dans la nuit du Nouvel An 1966, éclate le putsch de Bokassa (dit coup d’État de la Saint-Sylvestre). Très rapidement, le 2e bureau s’impose comme la meilleure source de renseignements.

27 L’attaché militaire prend d’autant plus d’importance que le PLR dirigé par le capitaine Portafax est fermé au 31 décembre 1964 pour raisons budgétaires, malgré tous les efforts de l’ambassadeur Barberot, éminent spécialiste des questions de

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renseignements34 . Le SDECE ne pouvant fournir de solution, il revient au 2e bureau de suppléer cette carence. En accord avec Barberot, le colonel Muller – chef du 2e bureau de l’EMAT – envoie le capitaine Richard à Bangui pour cette mission prioritaire35 : mis à la disposition de la présidence pour la Documentation extérieure, ce capitaine est nommé par Bokassa conseiller technique au 2e bureau de la Défense nationale – qu’il vient de créer au lendemain du putsch36 . Richard apparaît comme l’agent de liaison le plus évident au lendemain du putsch : tout en gardant les distances de méfiance minimum, Bokassa sait que c’est par lui qu’il doit faire remonter ses premiers messages à destination de Paris37. 28 Mais c’est autour du colonel Mehay que se concentre l’activité la plus dense et la plus rentable. Des son arrivée, il organise de manière stratégique son poste pour remplir ses missions d’attaché militaire, conseiller de défense de l’ambassade et directeur de l’Assistance technique38 . Rapidement, l’accent est mis sur le renseignement et la situation politique du nouveau régime militaire centrafricain. Collant au plus près de la réalité quotidienne et de la position de l’armée, s’efforçant d’entretenir les meilleurs rapports avec Bokassa39 , le colonel Mehay s’efforce au fil de ses rapports mensuels d’offrir une synthèse raisonnée et mesurée de la situation… Ses observations s’avèrent si fines qu’elles paraissent finalement prophétiques ! 29 Dès le mois de janvier 1966, il présente dans son rapport de nouveaux éléments pour justifier l’action (ou plutôt la réaction) de Bokassa, et confirme que l’armée constitue le pilier du régime et présente des pronostics équilibrés : si le colonel putschiste ne commet pas d’erreurs grossières, il peut se stabiliser et durer, à condition de maîtriser les aspirations de tendance révolutionnaire d’une partie des formations syndicales et des organisations de jeunesse. En tout état de cause, la fidélité de l’armée reste le facteur d’ordre essentiel. Et déjà, l’attaché militaire relève que le lieutenant-colonel Banza apparaît comme l’homme fort du nouveau régime, laissant entendre à mi-voix en janvier, puis très explicitement à partir d’avril 1966, que l’affrontement entre les deux hommes conditionne l’évolution du régime. De fait, l’élimination de Banza le 12 avril 1969 – avec le putsch manqué de la Saint-Macaire du 10 avril 1969 – fonctionne comme le dénouement final du coup d’État de la Saint-Sylvestre40 . 30 C’est ce qui fait écrire aux services centraux du 2e bureau de l’EMAT, en novembre 1967 : « Traduisant comme à l’accoutumée des dons aigus d’observateur lucide et efficace, le rapport du colonel Mehay met l’accent sur la lourdeur de l’atmosphère politique qui résulte de l’opposition et de la rivalité des deux hommes forts de RCA : le général Bokassa et son second, le lieutenant-colonel Banza, dont l’élimination n’est probablement qu’une question de semaine.41 » 31 C’est aller bien vite en besogne à cette date de prophétiser – qui plus est depuis Paris – un tel calendrier. Il n’en reste pas moins que l’esprit est bien là : l’attaché militaire rend parfaitement l’ambiance de Bangui, de manière palpable, précise et surtout raisonnée… Car la perspicacité et le réalisme du colonel Mehay se confirment tout au long de la stratégique année 1966. Ses rapports de fin d’année en font la démonstration : lucide et pragmatique, il fait la part des choses entre la personnalité du chef putschiste – dont il dessine avec précision les traits de caractère et les excès – et les intérêts tactiques de la France en Afrique centrale. Des le mois de mai 1966, il estime que « c’est, en définitive, selon la mesure dans laquelle la France jugera possible de le soutenir, que l’équilibre du nouveau régime, formé autour de la personne du colonel Bokassa, pourra être maintenu, évitant le danger d’un glissement à gauche.42 »

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32 En novembre de la même année, l’officier français essaye de présenter une version qui soit, selon lui, la plus proche de la réalité centrafricaine. C’est-à-dire qui témoigne de la tension permanente et diffuse qui règne à Bangui, et des pouvoirs exceptionnels dont s’est paré le colonel Bokassa : « Il n’y a toutefois pas eu abandon délibéré de la démocratie, mais plutôt une adaptation naturelle aux conditions particulières de l’Afrique et aux besoins du moment. Aussi j’incline à penser sur l’intérêt général de notre pays est, malgré tout, de faire en sorte que le colonel Bokassa reste au pouvoir aussi longtemps qu’il saura demeurer suffisamment raisonnable.43 » 33 Cette dernière phrase résume à merveille la marge de manœuvre – extrêmement délicate – de la France avec le colonel putschiste. Le colonel Charpentier – successeur du colonel Mehay – et son adjoint, le capitaine Massip, cernent avec lucidité le caractère et la psychologie de Bokassa, qualifié de « mégalomane », « cyclothymique », « irritable », « emporté », « tyrannique », « autocrate », et d’une « méfiance maladive » 44 . Mais, la ligne d’analyse générale reste celle qu’a mise en lumière le colonel Mehay. Le colonel Charpentier s’inscrit donc directement dans cette veine, comme en témoigne son rapport de fin de mission en octobre 1969 : « Comparé à ses homologues africains francophones, le général Bokassa pourrait donc passer pour un interlocuteur peu compétent, mais acceptable.45 »

34 Fort de cette confiance gagnée par la puissance d’analyse de ses représentants, le 2e bureau parvient à s’imposer comme un acteur essentiel de l’univers politique africain, tout en maintenant la spécificité de son regard. Le SDECE ne rouvrira pas de PLR – ce qui ne signifie pas qu’il ne possède pas d’officier, d’agent ou de correspondant en Centrafrique. Le capitaine Massip devient tout naturellement en 1969 le correspondant du capitaine Bouan, chef de poste du SDECE de Yaoundé, qui a vocation à rayonner également en Centrafrique et au Tchad46.

« Il faut que tout change pour que rien ne change. »

35 L’évolution du 2e bureau en Afrique centrale répond-elle finalement à cette formule célèbre du Léopard ? Malgré la pression du SDECE, le 2e bureau a maintenu une grande partie de son activité, en se réadaptant aux nouvelles contraintes institutionnelles. L’Afrique constitue une identité et une tradition pour ces officiers – pour la plupart issus des troupes de marine – qu’il convient de réinvestir avec les nouvelles missions de la France : les hommes du 2e bureau ne font qu’essayer de maintenir leurs compétences et leur expérience dans le cadre de la redéfinition des outils de la puissance française dans ses anciennes colonies. C’est dans cette perspective tout autant corporatiste que générationnelle qu’il faut entendre les réactions du colonel Volff en 1962 ! Ou encore les tensions entre le 2e bureau et le SDECE : en offrant un point de vue moins sensationnel, le service de renseignements militaire entend donner une vision plus réaliste de la situation, et ne manque aucune occasion pour montrer – à tort ou à raison – le manque de connaissance de l’Afrique sur la longue durée des officiers du SDECE.

36 La décennie 1960 se présente comme une période d’incubation, au cours de laquelle le 2e bureau doit évoluer à travers un délicat équilibre entre coopération bilatérale, positions stratégiques françaises et nouvelles contraintes de respect des souverainetés africaines. L’Afrique centrale est un cas d’autant plus particulier que le rôle politique précoce des militaires crée un cadre particulier : l’officier français, assumé en tant que

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militaire – à la différence du SDECE – prend une place toute signifiante formellement, dans une Afrique centrale en proie à une première série de désordre militaire. Cette assertion est vérifiable non seulement dans les situations exceptionnelles (comme avec l’escale des forces françaises en Afrique centrale créée au Tchad en 1969), mais aussi et surtout dans le quotidien que ce soit à travers la coopération (mission militaire) ou à travers la figure de l’attaché militaire. Les activités de ce dernier semblent valider la formule du Léopard : sa place est normalisée dans le paysage institutionnel et diplomatique français en Afrique47 . Ainsi parfaitement intégré, le 2e bureau reprend sa pleine mesure dans la communauté du renseignement français, à côté SDECE. C’est ainsi que l’on peut avancer, avec Sébastien Laurent, qu’il s’agit moins avec le 2e bureau de « renseignement militaire » – auquel le 2e bureau en Afrique à toujours refusé de se limiter – mais de « renseignement de militaires »48.

NOTES

1. Romain (Gary), Les racines du ciel, Paris, Gallimard, 1956. Prix Goncourt 1956. À travers la figure Morel, le Français qui se lance dans la défense des éléphants, est évoqué ce fantasme littéraire dans le Tchad des années 1950 : Waitari, le nationaliste, en vient à le soupçonner d’être un agent du 2e bureau chargé d’intoxiquer la rébellion. 2. Conan (Georges), officier de police colonial au Gabon, directeur de la Sûreté nationale en 1961 puis détaché comme conseiller sécurité du président M’Ba à partir de 1963, fonde le CEDOC (Centre de Documentation), la police de renseignement gabonaise. Le Tchadien Békoutou prend la direction, dans les années qui suivent l’indépendance, du bureau de Documentation à la présidence de la République à Fort-Lamy. À Brazzaville, deux spécialistes de la lutte anticommuniste, Maurice Bat, officier du SDECE, assisté d’Alfred Delarue (dit « M. Charles »), crée à Brazzaville le BUDES (Bureau de documentation économique et social) à la présidence de la République, qui n’est autre que le service de renseignements de l’abbé Youlou. 3. C’est ainsi que s’explique la cohérence des dossiers 10 T 161 à 167. Outre ces dossiers organisés autour de la notion d’AEF, chaque dossier par pays concernant notamment les formations politiques est alimenté par des sources policières. C’est ainsi que les rapports exceptionnels du commissaire René Gauze se retrouvent dans le carton 10 T 174, Oubangui-Chari, MESN (1951-1960). Ce commissaire de police, passionné d’histoire, a fourni un travail d’enquête considérable pour restituer les évolutions sociopolitiques des colonies où il a été mandaté. Ses travaux dépassent largement le format des traditionnels rapports de police pour proposer une vue sur le long terme. À tel point que ses ouvrages sur l’Oubangui-Chari sont devenus les manuels scolaires d’histoire et géographie pour la République centrafricaine, et que le Pr. Cornevin parlera de René Gauze comme d’un « orfevre » de l’histoire de l’Afrique centrale. Entretien avec le commissaire René Gauze, novembre 2003. 4. Outre le dossier 10 T 174, l’autre exemple le plus achevé dans ce domaine est sans conteste le dossier 10 T 168, Congo, UDDIA (Union démocratique de défense des intérêts africains, 1956-1960) avec notamment les surveillances des réunions dans les quartiers africains. 5. En parallèle, un autre dossier est consacré aux partis d’opposition.

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6. Cette continuité est d’autant mieux assurée que la section de coordination au gouvernement général d’AEF est sous la responsabilité d’un chef de bataillon, développant une culture type 2e bureau dans ce service de centralisation des informations. 7. Avant l’indépendance, les informations externes proviennent essentiellement de l’IGSS et de ses SLP. Après 1960, les trois principales sources institutionnelles sont manifestement le SCTIP, le SDECE et le SGDN (plus ponctuellement). Encore faut-il préciser que ces échanges d’informations ne sont institutionnellement formalisés qu’au niveau de l’état-major du 2e bureau, en France… Ce qui n’empêche en rien certains contacts sur place entre différents chefs de poste – officiellement comme officieusement. Une seconde précision reste à faire : le dossier SDECE pour chaque pays se compose exclusivement des notes produites par la Centrale à destination des institutions républicaines (Défense, Élysée et Matignon pour l’essentiel). Il s’agit donc d’une information largement retravaillée, dont les rédacteurs – à la différence des BR du 2e bureau – restent anonymes. Il convient donc de prendre toutes les distances critiques nécessaires pour aborder de telles archives, pour prévenir toute fascination d’avoir enfin accès à une source des services spéciaux, difficilement accessibles ailleurs. 8. 10 T 171, Congo, renseignements politique intérieure, SSEC-SCTIP (1960-1964). 10 T 172, Congo, divers police (1958-1964). Fulbert Youlou, qui est parvenu à s’imposer en seulement deux ans (1956-1958) comme le challenger de la politique congolaise et s’est vu parrainé par Houphouët- Boigny, finit par être élu le 28 novembre 1958, jour de la proclamation de la République du Congo. Ce « coup d’État constitutionnel » provoque des troubles dans le pays qui finissent par exploser au cours des journées émeutières de février 1959 à Brazzaville, qui voit l’affrontement ethno-politique des M’Bochi –partisans du MSA (Mouvement socialiste africain) d’Opangault – et des Lari et des Kongo –pro-UDDIA de l’abbé Youlou. Dans un contexte de guerre froide grandissante de l’autre côté du fleuve dans le Congo belge, la République française décide de placer comme priorité stratégique la défense du Congo. L’attention est donc tout particulièrement portée sur les affaires de police entre l’autonomie (1958) et l’indépendance (1960). 9. 10 T 749, Tchad, bulletins de renseignements mensuels et hebdomadaires de l’escale française d’Afrique centrale (1969-1972). Cette polarisation est complétée par un dossier s’intéressant à cette date a la Libye, 10 T 752, Libye (1971-1972). 10. Il s’agit des archives rapatriées de la ZOM 2. On y retrouve donc notamment les opérations réalisées au titre du maintien de l’ordre avant comme après les indépendances, mais aussi la correspondance entre le général délégué et les chefs de missions militaires (centrées naturellement très souvent autour de la question et des enjeux du 2e bureau). 11. Le classement et l’établissement de l’inventaire sont en cours, après ceux de la série 5 H, AOF (Afrique occidentale française) achevés en 2009. 12. 6 H 48, maintien de l’ordre au Moyen-Congo (1956- 1964), 6 H 49, maintien de l’ordre au Gabon, en Oubangui-Chari et au Tchad (1960-1964). 13. 6 H 71, AEF, bulletins de renseignements hebdomadaires (novembre 1962-janvier 1963), 6 H 76, AEF, bulletins de renseignements hebdomadaires (juin-novembre 1964). 6 H 81, mission militaire au Congo (chrono, 1961-1964), 6 H 119, mission militaire au Congo (1962). 14. 6 H 81, mission militaire française au Congo, chrono (1961-1964). Compte-rendu trimestriel de coopération en matière de renseignements, Brazzaville le 4 juillet 1963. Les rapports avec la gendarmerie sont « assez fréquents ». Avec le PLR, « la liaison est constante et toujours efficace ». Du côté du 2e bureau des FAC (forces armées congolaises), l’aide technique fournie par la France en ce domaine intègre parfaitement le 2e bureau de la mission militaire (le capitaine Hery est chef du 2e bureau à l’état-major congolais depuis le 17 mai 1962). Ce serait plutôt du côté de la délégation SCTIP, du commissaire Faup, que les contacts laisseraient le plus a désirer : les prises de contacts seraient, selon le capitaine Limpas, à la seule initiative des militaires français. Au total, le service avec lequel le 2e bureau collabore le mieux par culture comme par expérience

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serait le PLR ! 6 H 119, mission militaire française au Congo (1962). Compte-rendu trimestriel de coopération en matière de renseignements, Brazzaville le 5 octobre 1962. Le colonel Volff déplore toutefois que la liaison entre le 2e bureau et le PLR ne soit régie par aucune convention définissant les rapports de manière précise. 15. Le capitaine Coureau succède, le 25 mars 1961, au chef de bataillon Salvat, rapatriable le 7 avril 1961. 16. 6 H 119, mission militaire française au Congo (1962). Lettre du colonel Volff au général Kergaravat, Brazzaville le 10 août 1962, sur le transfert des sources de renseignements relevant actuellement du 2e bureau. 17. 6 H 81, mission militaire française au Congo, chrono (1961-1964). Synthèse trimestrielle de renseignements intérieurs, premier semestre 1961, Brazzaville le 4 mai 1961. 18. 6 H 119, mission militaire française au Congo (1962). Lettre du colonel Volff au général délégué de la ZOM 2, Brazzaville le 20 juillet 1962, au sujet de l’immatriculation civile d’un véhicule militaire. Il est demandé de mettre à disposition du 2e bureau une 2 CV pour suppléer à la visibilité du Land Rover, et donner enfin à Coureau des conditions de travail convenables, sans qu’il ait à requérir son véhicule personnel. La 2 CV est, à cette date, le véhicule favori des services de renseignements français en Afrique : c’est a bord de cette voiture que le colonel Chaumien, chef du Service 7 du SDECE, fait la tournée inaugurale de son réseau clandestin « Jimbo » en Afrique de l’Ouest. 19. 6 H 119, mission militaire française au Congo (1962). Lettre du colonel Volff au général Kergaravat sur l’OMR et l’officier de la sécurité militaire de la mission militaire, Brazzaville le 13 juillet 1962. « Afin de permettre, outre-mer, à la SM de se consacrer pleinement et efficacement à sa mission propre, il convient : de la décharger de toute tâche de renseignements généraux dans les milieux et sur les problèmes étrangers à l’Armée… » 20. 6 H 119, mission militaire française au Congo (1962). Lettre du capitaine Maudien au lieutenant-colonel, chef de la poste de la SM, Brazzaville le 3 mai 1962. L’opération est subtile : en mai 1962, le capitaine Maudien, OMR, est nommé titulaire du poste de la SM, en qualité d’adjoint du lieutenant-colonel, chef de PSM (poste de la SM). Le capitaine lui adresse une lettre dans laquelle il détaille ses missions (OMR, action sociale, etc.). En redéfinissant les missions de la SM – tenue par un officier de grade élevé – le colonel Volff espère conserver l’emploi réel de l’OMR pour son travail de renseignements type 2e bureau. 21. C’est le cas notamment de l’UJC (Union de la Jeunesse congolaise), de la CGAT (Confédération générale africaine du Travail), ou encore toutes les organisations nationalistes qui cherchent refuge à Brazzaville. Les forces soupçonnées de collusion avec des organisations marxistes sont les premières à être surveillées au titre de la priorité traditionnelle anticommuniste des services de renseignements occidentaux. 22. Action notamment de la République arabe unie à travers les activités du bureau Rabitat El Afriquia de Mohamed Fayek, le SR de Nasser spécialisé dans l’Afrique noire qui semble avoir fait des populations musulmanes du Tchad une de ses priorités. Outre la RAU, le Soudan et la Libye manifeste leur intérêt (subversif) pour le Tchad… 23. 10 T 750, Tchad, situation politique (1958-1972). Bulletin particulier de renseignements, Brazzaville le 24 septembre 1963. 10 T 753, Tchad, SDECE (1961-1966). Bulletin de renseignements sur les événements du 16 septembre 1963, le 11 octobre 1963. 24. Tout le problème est de savoir si la manifestation du 16 septembre est improvisée ou si elle est au contraire préparée. Toujours est-il qu’elle s’inscrit directement à la suite de l’affaire dite du « complot du 22 mars » : quelques mois plus tôt, Tombalbaye neutralise ses adversaires – Outel Bono en tête – par un coup de filet préventif contre une menace supposée contre la sécurité intérieure de l’État. 25. 10 T 753, Tchad, SDECE (1961-1966). Bulletin de renseignements sur le Tchad après la crise congolaise, le 26 août 1963. Les craintes de Tombalbaye de subir un complot sont accrues après le

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15 août 1963 note le SDECE. Le chef de poste, sans encore formaliser explicitement les craintes, fait de cette question un des enjeux essentiels de ses BR. 26. 10 T 753, Tchad, SDECE (1961-1966). Bulletin de renseignement sur le malaise au sein des forces armées, le 14 septembre 1963. Cette note émane de la Centrale parisienne, comme tous les BR diffusés par le SDECE. Mais elle est rédigée très clairement à partir des informations et de l’opinion transmises par le PLR de Fort-Lamy. Selon le capitaine Bertron, l’état d’esprit est tel que le président ne peut pas compter sur la gendarmerie et l’armée en cas de troubles. Même s’ils ne préparent aucune action contre le chef de l’État ou les institutions républicaines, « elles refuseraient certainement d’intervenir en cas de désordre. » Pourtant, les forces de l’ordre conduites par le lieutenant-colonel Saint-Laurent et l’adjudant-chef Gélino jouent parfaitement leur rôle dans le rétablissement de l’ordre, le 16 septembre 1963. 27. Bulletin de renseignement sur la réaction du colonel Keim, Paris le 28 octobre 1963. Le colonel Keim demande au capitaine de vaisseau Moreau d’essayer de tirer au clair cette affaire lors de la prochaine tournée au Tchad. 28. 10 T 753, Tchad, SDECE (1961-1966). Annotation du 2e bureau du bulletin de renseignement du SDECE sur les Tchadiens de l’étranger qui jugent leur armée, le 9 novembre 1963. Ce bulletin prolonge (et donc valide) directement les thèses du capitaine Bertron, niées par le 2e bureau. C’est la raison pour laquelle le 2e bureau de l ’EMAT (sans doute en la personne du colonel Keim, premier à monter au créneau sur ce dossier) réagit aussi violemment à cette occasion. 29. On peut citer à titre d’exemple les attentions que le 2e bureau de la base française de Bouar développe une certaine attention en direction des services de sécurité centrafricains à l’heure où le régime de Dacko semble à l’agonie. 10 T 641, RCA, situation politique (1953-1972). Bulletin particulier de renseignements du chef de bataillon Clément (chef du 2e bureau delà base de Bouar) sur la Brigade de sécurité intérieure centrafricaine, Bouar le 17 décembre 1964. 30. Brazzaville en août 1963, Libreville en février 1964, Bangui au Nouvel An 1966. Dans ces trois cas, l’armée s’impose en fer de lance du mouvement. Reste le Tchad qui sombre lentement dans un schéma de guerre civile (le début de la rébellion ouverte peut être datée de l’automne 1965). 31. Naturellement hors des missions exceptionnelles comme l’escale des forces françaises en Afrique centrale qui prend position au Tchad, particulièrement entre 1969 et 1972. 32. 10 T 640, RCA, rapports du conseiller militaire (1966- 1972). Analyse du 2e bureau de l’EMAT du rapport du colonel Mehay pour le mois de novembre 1967. 33. AN Paris, FPR 160, République centrafricaine, Affaires politiques et audiences (1960-1966). Le poste de chef de la mission militaire était occupé par le colonel Passemard, commandant la base aérienne 171 jusqu’à sa fermeture. L’ambassadeur français estime que la nomination d’un conseiller militaire reviendrait à supprimer le poste d’attaché militaire tenu par le commandant Raufast, considéré comme très efficace et très au fait de la politique centrafricaine. 34. AN, Paris, FPR 160, République centrafricaine, Affaires politiques et audiences (1960-1966). Le général directeur du SDECE promet de chercher une nouvelle formule afin « que le Service continue à vous apporter toute l’aide désirable. » Annoncée des le mois de novembre 1964, la fermeture du PLR est précédée d’un séjour à Bangui du commandant Robert. Plusieurs propositions de compensation sont avancées, mais aucune ne peut réellement donner satisfaction. En fin de compte, une grande partie du renseignement est à assurer par le chef de la mission militaire, au titre du 2e bureau : des officiers (du grade de capitaine, commandant ou lieutenant-colonel) sont a désigner comme correspondants du SDECE dans les pays ou le PLR est supprimé. 35. AN Paris. FPR 162, République centrafricaine, Haute-représentation (1960-1972). Le premier choix s’est porté sur le capitaine Lenormand du 2e bureau de Baden-Baden, officier d’infanterie de marine, doté de qualités intellectuelles adéquates, jouissant de plusieurs séjours outre-mer et d’une solide expérience du 2e bureau. Mais sous la pression de ses chefs qui souhaitent le conserver en Allemagne, il finit par renoncer et le choix se porte sur le capitaine Richard, placé

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en second sur la liste. Tout en reconnaissant que l’outil PLR est irremplaçable, le colonel Muller a pleinement conscience de l’enjeu de taille que représente cette opportunité pour son service : il insiste personnellement auprès de Lenormand pour qu’il gagne Bangui. Le colonel Muller considère sans conteste cette mission comme l’occasion de damer le pion au SDECE… 36. Richard ne peut pas prendre efficacement la relève de Portafax aux côtés de Dacko : non seulement la relation personnelle de confiance entre le président et le chef de PLR ne peut pas être aussi facilement remplacé, mais il arrive en Centrafrique trop tard pour procéder à une collaboration efficace. Dacko s’est déjà replié sur son système sécuritaire, la BSI (Brigade de sécurité intérieure) dirigée par Mounoumbai et inspirée par l’officier de police Bellot. Le 2e bureau centrafricain (volontairement non créé par les Français) commence à prendre corps autour du mois de mars 1966, avec les premiers travaux du capitaine Richard. 37. AN Paris, FPR 160, République centrafricaine, Affaires politiques et audiences (1960-1966). Richard rencontre Bokassa le 23 mars 1966 pour discuter de l’organisation du service du 2e bureau de la Défense nationale. Le nouveau chef de l’État centrafricain décide de l’envoyer à Paris dès la fin du mois pour rencontrer Alain Plantey le 30 mars, conseiller technique de Jacques Foccart, et faire un point sur la situation en Centrafrique. Richard se voit remettre un ordre de mission et son billet d’avion le 25 mars, tandis qu’il ne rencontre Bokassa que le matin même de son départ de 8 h à 8 h 30 alors que son avion décolle à 9 h. 38. 10 T 640, RCA, rapports des conseillers militaires (1966-1972). Rapport annuel et de fin de mission du lieutenant-colonel Charpentier, Bangui le 31 octobre 1969. En 1969, le lieutenant- colonel Charpentier (successeur de Mehay) fait un état du fonctionnement du poste militaire de l’ambassade. Sa structure paraît avoir été héritée de l’organisation de la période du colonel Mehay. L’officier le plus ancien, le capitaine Massip, joue le rôle d’adjoint et remplace l’attaché militaire lors de ses vacances. Sa mission est orientée vers l’assistance technique militaire. Le lieutenant technicien et deux sous-officiers sont chargés de missions de coopération. Le troisième sous-officier, un adjudant-chef du cadre spécial, détaché au titre du ministère des Affaires étrangères, fait office de secrétaire et de véritable collaborateur direct de l’attaché militaire (avec accès aux documents classifiés). Dans les faits, il tient – bénévolement, comme le fait remarquer le colonel Charpentier – le rôle de chef du 2e bureau, tandis qu’un des deux sous- officiers chargés des questions de coopération fait office de chef du 3e bureau-chiffreur – tout aussi bénévolement. L’effort est donc manifestement porté sur des objectifs de renseignements politiques et militaires. 39. AN Paris, FPR 160, République centrafricaine, Affaires politiques et audiences (1960-1966). Fiche du Secrétariat général des Affaires africaines et malgaches au président de la République sur l’assistance militaire française, Paris le 3 janvier 1966. Le colonel Mehay est considéré comme un « officier supérieur très complet et remarquablement noté [qui entretient d’] excellentes relations avec Bokassa. » 40. Le concurrent de Bokassa s’avère être le candidat des Américains, à l’heure où les Français cherchent à maintenir leur influence au sein de leur pré-carré d’Afrique centrale, secoué par les crises politiques depuis 1963. L’engagement – lucide et complet – de Marianne (et plus précisément de Foccart) en faveur de Bokassa s’inscrit donc dans la lutte franco-américaine en Afrique. 41. 10 T 640, RCA, rapports des conseillers militaires (1966-1972). Analyse du 2e bureau de l’EMAT du rapport du colonel Mehay pour le mois de novembre 1967. 42. 10 T 640, RCA, rapports des conseillers militaires (1966-1972). Rapport du colonel Mehay pour le mois de mai 1966. 43. 10 T 640, RCA, rapports des conseillers militaires (1966-1972). Rapport du colonel Mehay pour l’année 1966. 44. 10 T 640, RCA, rapports des conseillers militaires (1966-1972). Rapport du colonel Mehay pour les mois de juillet et août 1968. « Dans ces conditions, il est difficile de fixer une limite à son

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règne bien que son inaptitude à gouverner soit maintenant unanimement reconnue. » Jusque dans les doutes qu’il émet sur le régime militaire de Bokassa, il fait preuve d’une approche fort mesurée : certes, la contestation gronde, mais l’homme fort de Bangui, pour peu apte au pouvoir qu’il est, n’en comprend pas moins les leviers et parvient à se maintenir malgré tout. La tension larvée qui gagne le pays est évacuée une première fois avec l’élimination de Banza, qui intervient quelques mois après ce rapport. La Centrafrique entre alors dans une nouvelle phase de croissance de l’État. 45. 10 T 640, RCA, rapports des conseillers militaires (1966-1972). Rapport annuel et de fin de mission du lieutenant-colonel Charpentier, le 31 octobre 1969. De fait, c’est lorsque que cet « acceptable » ou ce « raisonnable » seront largement dépassés (le sacre ou encore la rumeur des massacres) que la France de Valéry Giscard d’Estaing rompra violemment avec Bokassa (opération Barracuda). 46. Entretien avec le colonel Bouan, juin 2008. Le lien entre les deux officiers est d’autant plus aisé qu’ils ont été élèves-officiers à Saint-Cyr dans la même promotion. Selon la feuille de route de Bouan, la Centrafrique est considérée comme une zone secondaire : il se rend en visite une fois par trimestre à Bangui et travaille sur place essentiellement avec le capitaine Massip. 47. Les attachés militaires en ambassade sont affiliés au 2e bureau depuis 1885. 48. Laurent (Sébastien), Politiques de l’ombre, État, renseignement et surveillance en France, Paris, Fayard, 2009, p. 606.

RÉSUMÉS

Étudier l’histoire du renseignement militaire en Afrique équatoriale française au cours de la décennie qui a vu l’indépendance des États africains révèle toute la difficulté, pour le deuxième bureau de l’armée, à réussir sa mutation face à l’arrivée du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage. Ce dernier, légitimé par les indépendances, voit persister un service de renseignement fort d’une expérience multi décennale, ayant atteint un savoir-faire dépassant son champ d’application strictement militaire. Cette expérience coloniale lui permet d’ailleurs d’accomplir une mutation avec une réussite fluctuante en fonction des situations spécifique à chaque régime et/ou nation.

Studying the history of military intelligence in French Equatorial Africa during the decade that saw the independence of African states reveals the difficulty, for the Second Bureau of the army, of succeeding in changing itself in the face of the arrival of the Service for External Documentation and Counter Espionage. The latter, legitimized by independence, sees a strong intelligence service strengthened by a multi-decade of experience endure, having attained expertise beyond its strictly military scope. Moreover, this colonial experience allows it to adapt with varying success according to specific situations in each regime and/or nation.

INDEX

Mots-clés : 2e bureau, renseignement, Afrique, décolonisation, SDECE, Tchad, Congo, Jacques Foccart

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AUTEURS

JEAN-PIERRE BAT

Archiviste paléographe (école nationale des chartes), agrégé et docteur en histoire (université Paris I Panthéon Sorbonne). Membre du GEMPA (groupe d’études des mondes policiers en Afrique) Il est l’auteur du Syndrome Foccart, Paris, Gallimard, 2012 et a co-dirigé Maintenir l’ordre colonial. Afrique et Madagascar XIXe et XXe siècles, Rennes, PUR, 2012.

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Généalogie

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Votre ancêtre a vu du pays grâce à l’armée

Vincent Mollet

1 Le titre de cette contribution peut, il est vrai, apparaître quelque peu pléonastique : l’armée, par définition, fait voir du pays, c’est encore aujourd’hui un argument de recrutement. Son but sera donc d’étudier le cas particulier des militaires qui sont venus de pays lointains... et qui, pour beaucoup, ont débarqué ou rembarqué dans un transport de troupes au port de Marseille. Depuis l’Ancien Régime, la France a en effet recruté de nombreux soldats originaires des colonies (les anciennes, et les actuels DROM-COM1) et de l’étranger. Ce sont donc ceux-la que nous allons tenter de retrouver dans les archives, archives dont nous verrons, c’est un avantage, qu’il y en ait des quantités... et, c’est un inconvénient, qu’elles sont réparties un peu partout.

2 En règle générale, retrouver la trace d’un ancêtre militaire, quand il est originaire de France métropolitaine, est relativement simple. Tout généalogiste chevronné sait aujourd’hui comment faire2 : 3 • dans les archives départementales (AD), il y a les archives de la conscription : les recensements préparatoires à l’appel des classes, et surtout les registres matricules, systématisés en 1867, qui résument la carrière de chaque homme reconnu apte au service militaire. Les archives départementales les reçoivent lorsque la classe intéressée atteint l’âge de 90 ans (elles traitent donc cette année la classe 1943 née en 1923). La tranche chronologique plus récente est au Centre des archives du personnel militaire (CAPM) à Pau, qui fait partie du Service historique de la Défense. Il l’a lui- même reçue des bureaux du service national (BSN) répartis dans toute la France. 4 • avant 1867 et depuis l’établissement de la conscription sous la Révolution, on peut trouver dans la même série d’archives des listes du contingent, qui donnent au moins la première affectation (« parti tel jour pour tel régiment »...). On peut aussi trouver l’affectation par une mention dans un acte d’état civil (l’intéressé est « soldat de tel régiment »...), par une lettre privée, etc. 5 • si l’on a au moins une affectation et une date, on peut poursuivre les recherches au Service historique de la Défense, qui conserve à Vincennes les contrôles de troupes, mis

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en place en 1716 et tenus en métropole jusque vers 1880. Ce sont des registres du personnel de chaque unité, avec les indications des mutations. 6 Une fois identifié le fonds, quantité de documents est disponible : les annuaires, les historiques publiés ou manuscrits des régiments, les journaux des marches et opérations (JMO), etc. renseigneront le lecteur sur les déplacements d’une formation, ses actions, et sur le ou les pays que votre ancêtre a vu. 7 Dans le cas d’un ancêtre « marin », il convient d’ajouter la marine :

8 - depuis l’Ancien Régime, les registres matricules de l’inscription maritime, que le SHD garde dans ses divisions des ports militaires (Cherbourg, Brest, Lorient, Rochefort, Toulon) ou qui exceptionnellement sont déposés dans les archives départementales (ceux de Corse, par exemple, sont aux AD de Haute-Corse a Bastia) ; depuis le XIXe, les matricules des équipages de la Flotte (conservées, de même, dans les ports militaires) ; les rôles d’équipage des navires de guerre, de commerce ou de pêche. 9 Si votre ancêtre était officier, c’est encore plus simple : outre des contrôles et des matricules à part, il y a des chances, de plus en plus fortes à mesure que l’on se rapproche dans le temps, pour que le SHD-Vincennes conserve un dossier (attention : ceux des officiers de marine d’Ancien Régime sont déposés aux Archives nationales, sur leur site de Paris). De même, si votre ancêtre a reçu une pension, s’il a été blessé, tué, fait prisonnier, s’il s’est marié au service, etc., il est possible, selon les époques, de trouver un dossier à part, ou au moins une mention dans un registre, un fichier ou une liste. 10 Voila donc pour les cas simples ! La chose est plus complexe pour les ressortissants des colonies (y compris les actuels DROM-COM) et de l’étranger : il faudra souvent les rechercher dans des séries différentes des Français métropolitains.

Troupes coloniales et troupes de marine

11 Si vous savez déjà que votre ancêtre a servi dans une unité des troupes coloniales ou des troupes de marine, encore faut-il en repérer les archives. Ces troupes ont, au cours de leur histoire, plusieurs fois changé de nom, d’organisation, de mode de recrutement (européen ou « indigène ») et de rattachement : en conséquence, aujourd’hui, nous nous trouvons devant un cas typique d’archives éclatées entre différents services. En résumé, il existe schématiquement trois cas de figure :

12 - sous l’Ancien Régime et jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle, l’infanterie et l’artillerie de marine (plusieurs fois réorganisées sous différents noms : compagnies franches de la marine, corps royal d’infanterie et d’artillerie de marine...), servant sur les navires, dans les ports en métropole et aux colonies. On trouvera des listes du personnel : matricules, revues et contrôles, dans le fond ancien de la marine aux Archives nationales (site de Paris) : il existe des documents depuis les années 1690. Le SHD conserve à Toulon un double partiel (XVIIIe- début XIXe siècle) sur les unités qui ont été basées dans ce port. Aux mêmes époques, les différentes colonies disposent d’unités spécialisées basées sur place : le bataillon de la Guyane, le régiment de l’île Bourbon, le régiment de Pondichéry... Les listes de leur personnel se trouvent aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) à Aix-en-Provence. 13 - au cours du XIXe siècle : l’ensemble de ces formations est regroupé sous le nom de troupes de marine, dépendant du ministère de la Marine. Il comprend un corps

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d’artillerie (avec des ouvriers et des armuriers) et un corps d’infanterie (les « marsouins ») auquel sont rattachés les compagnies de discipline, les tirailleurs sénégalais et d’Indochine et les « cipahis » de l’Inde. Comme pour les unités de l’armée de Terre, on trouvera les contrôles de troupes au SHD-Vincennes, dans le fonds de l’armée de Terre, plus quelques documents dans celui de la marine. 14 Pour rappel, les troupes d’Afrique du Nord : bataillons d’Afrique, zouaves, chasseurs d’Afrique, tirailleurs algériens, spahis, légionnaires, sahariens... ne font pas partie des troupes de marine mais relèvent de « l’Armée d’Afrique ». On trouvera aussi leurs contrôles dans le fonds de l’armée de Terre à Vincennes, mais dans des sous-séries différentes. 15 • au XXe siècle. Les troupes de marine deviennent en 1900 troupes coloniales, rattachées à l’armée de Terre et donc au ministère de la Guerre. La décolonisation venant, en 1958 elles deviennent troupes d’outre-mer, puis en 1961 redeviennent troupes de marine, sans changer de rattachement. Les contrôles de troupes ont été tenus plus longtemps que pour les unités métropolitaines : le SHD les conserve à Vincennes jusque dans les années 1900. Au-delà, on se reportera, comme pour les soldats métropolitains, aux archives de la conscription. Je parlerai plus loin des particularités de la conscription outre-mer, ainsi que de différents autres documents collectifs que l’on peut trouver au CAPM à Pau. Enfin, dans les mêmes conditions que pour les troupes métropolitaines, on peut trouver des dossiers d’officiers et des dossiers de pension. De plus, tout personnel militaire ou civil ayant servi aux colonies jusque vers 1880 est susceptible d’avoir un dossier aux ANOM. Les dossiers d’Ancien Régime sont même numérisés sur leur site Internet. 16 Pour l’anecdote : j’ai parlé des zouaves qui faisaient partie des troupes d’Afrique du Nord. Il y a eu aussi des zouaves pontificaux, corps de volontaires français au service du pape créé en 1860 et dissous en 1870. Ils n’appartenaient pas à l’armée française, et sont à rechercher à l’Archivio di Stato de Rome. 17 Il y a dans tout cela de quoi reconstituer au moins une partie du parcours militaire de votre ancêtre. Si vous en voulez une vue d’ensemble, il faudra recourir à d’autres documents, en fonction de son origine.

L’empire colonial français

18 Pour les militaires originaires des colonies, la situation est autrement plus complexe que pour les militaires nés en métropole : elle change quasiment d’un territoire à l’autre.

Actuels DROM-COM

19 Les matricules les plus anciennes (fin XIXe-début XXe siècles) ont, pour la Martinique et la Guadeloupe, longtemps été conservées dans les archives nationales d’outre-mer, à l’époque où celles-ci étaient à Paris. Elles se trouvent aujourd’hui dans les archives départementales de ces deux îles.

20 Elles sont par contre conservées aux ANOM à Aix pour la Guyane (classes 1891-1914), la Réunion (1889-1918), Mayotte - ainsi que l’ensemble des Comores (1903-1918)-, Saint-

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Pierre-et-Miquelon (1901-1925), la Polynésie française (1894-1917) et la Nouvelle- Calédonie (1901-1904). 21 Le plus récent se trouve sur place, dans les archives départementales ou territoriales. À la différence des départements métropolitains, les documents ne sont pas passés par le CAPM à Pau jusqu’à ce que la classe intéressée atteigne l’âge de 90 ans : ils sont arrivés directement des bureaux locaux du service national. 22 L’exception est Saint-Pierre-et-Miquelon, qui n’a pas de bureau du service national : les conscrits saint-pierrais et miquelonnais sont gérés en métropole, par le BSN de Paris, et sont donc à rechercher dans les mêmes archives que les conscrits parisiens.

Anciens protectorats et colonies

23 Dans tous les cas, il faut distinguer les citoyens français de plein droit (de naissance ou naturalisés), soumis à la conscription, et les autres.

Algérie

24 Les citoyens français de plein droit sont gérés selon un système parallèle à celui des départements métropolitains, sinon que le lieu d’archivage définitif est aux ANOM à Aix. Celles-ci conservent les matricules d’Alger depuis 1860, Oran depuis 1858, Constantine depuis 1867. Elles les reçoivent lorsque la classe intéressée dépasse l’âge de 90 ans (en 2012, elles traitaient la classe 1941 née en 1921), la plus récente étant au CAPM à Pau. Des l’époque de la conquête, la France a recruté des volontaires parmi les indigènes ; à partir de 1912, elle leur a imposé la conscription. Qu’ils aient été engagés ou conscrits, leurs matricules sont au CAPM.

25 Un cas à part est celui des harkis, d’autant que le mot « harkis » désigne en pratique l’ensemble des supplétifs de la guerre d’Algérie, c’est-à-dire des indigènes engagés sans avoir le statut de militaire. Or ils étaient répartis en différentes catégories : les harkis proprement dits, les groupes mobiles de police rurale (GMPR) devenus plus tard groupes mobiles de sécurité (GMS), les moghaznis chargés de la protection des sections administratives spécialisées (SAS). La porte d’entrée la plus sure est le Service central des rapatriés à Agen. Par ailleurs, les ANOM détiennent les dossiers (classés par section) des SAS dans les départements d’Alger et Constantine, et les Archives nationales (sur leur site de Pierrefitte) ont les dossiers des GMS qui leur ont été remis par le ministère de l’Intérieur.

Maroc et Tunisie

26 Ces deux territoires étaient des protectorats et non des colonies, ce qui explique que leurs archives aient été traitées différemment de celles de l’Algérie.

27 Les citoyens français sont à rechercher au Centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN) qui dépend du ministère des Affaires étrangères (à ne pas confondre avec le Service central d’état civil des Français à l’étranger, situé lui aussi à Nantes). Ils sont gérés selon un système parallèle à celui des départements : le CADN reçoit les matricules lorsque la classe intéressée atteint l’âge de 90 ans, les plus récentes sont au CAPM à Pau.

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28 Le CADN conserve aussi les recensements des israélites ou musulmans algériens (période 1910-1949) et des Français musulmans d’Algérie (période 1910-1959) nés ou domiciliés en Tunisie et soumis à la conscription. Sur les engagés indigènes, tout est au CAPM.

Autres anciennes possessions

29 Sur les citoyens français, la encore le plus ancien (fin XIXe-début XXe siècles) est aux ANOM à Aix. On y trouvera l’Afrique subsaharienne (classes 1893-1917 et 1934-1935), Madagascar (classes 1889-1918), les comptoirs de l’Inde et l’Indochine (classes 1897-1909).

30 La tranche chronologique plus récente est... aux Archives départementales de Paris ! C’est en effet dans la capitale que se trouvaient les bureaux du recrutement extérieur, qui géraient les conscrits domiciliés hors métropole. La encore, les matricules arrivent lorsque la classe intéressée atteint l’âge de 90 ans, les plus récentes sont au CAPM à Pau. Sur les engagés indigènes, tout est au CAPM.

Sources diverses

31 Le CAPM à Pau conserve par ailleurs des trésors inconnus qui sont encore à valoriser, par exemple :

32 • une série (lacunaire) de registres matricules de régiments nord-africains, de la fin du XIXe siècle à 1939 ; 33 • le fichier des soldats nord-africains, africains, malgaches, indochinois, venus combattre en métropole pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est classé par numéro matricule : si l’on ne connaît pas le matricule du soldat concerné, il faudra donc d’abord le rechercher dans les registres cités plus haut ; 34 • le fichier de tout le personnel passé par la base de Saigon pendant la guerre d’Indochine. 35 Quant au château de Vincennes, le SHD est en train d’y classer les dossiers de pension des Troupes coloniales et ressortissants de l’Afrique du Nord, militaires du rang et sous- officiers (1850-1950). Plusieurs milliers sont déjà répertoriés, de l’adjudant Aba Ka, 1er régiment de tirailleurs sénégalais, rayé des cadres en 1913, au tirailleur Zousson, 2e bataillon de tirailleurs sénégalais, rayé des cadres en 1928.

Autres armes

Dans la marine

36 L’inscription maritime existait dans certaines possessions. Il y a en France des archives très lacunaires :

37 • au SHD-Toulon : les archives d’Algérie (registres matricules 1854-1955, rôles d’équipage des navires de commerce ou de pêche 1850-1934) et les rôles d’équipage de Saigon (1912-1963), Haiphong (1913-1955), Diego Suarez (1941-1961) ; 38 • au SHD-Rochefort : quelques documents sur le Maroc et l’Afrique noire (rôles d’Abidjan 1952-1964...)

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39 Les matricules des équipages de la flotte sont conservées :

40 • au SHD-Brest pour Dakar et Fort-de-France (1869-1930)

41 • au SHD-Toulon pour l’Afrique du Nord (1899-1950) et l’Indochine (1908-1954).

42 Les plus récentes sont, comme pour la métropole, au Bureau des matricules de la marine (BMM) au Fort Lamalgue à Toulon.

Dans l’armée de l’Air

43 Le SHD conserve à Vincennes les dossiers du personnel militaire autochtone d’Afrique du Nord.

Dans la gendarmerie

44 Toujours à Vincennes, on peut trouver environ 9500 carnets de notes d’auxiliaires de gendarmerie pendant la période coloniale, classés par pays.

45 Voila pour les Français et ressortissants de l’ancien empire colonial. Mais comment retrouver un Français résidant dans ces pays après les indépendances ? Et, plus généralement, tout Français résidant à l’étranger ?

À l’étranger

46 D’une manière générale, si le conscrit est né en France ou déclare une résidence en France, il sera immatriculé au lieu de naissance ou de résidence. À défaut, il sera domicilié d’office dans un certain nombre de grandes villes, on le retrouvera donc dans les matricules du département correspondant. Ainsi :

47 • une circulaire du ministre des Affaires étrangères du 4 juillet 1874 prévoit de domicilier à Marseille les jeunes Français résidant en Roumanie, Serbie, Bulgarie, dans l’Empire ottoman, dans tous les pays riverains de la Méditerranée et des mers adjacentes (sauf l’Espagne, qui relève de Bordeaux), en Asie et en Océanie. Bordeaux se charge de l’Espagne, du Portugal, de l’Amérique du Sud, de l’Afrique noire ; Le Havre, de l’Amérique du Nord ; Besançon, de la Suisse ; Paris, du reste de l’Europe ; 48 • une instruction du ministre de la Guerre du 31 décembre 1925 domicilie les futurs conscrits à Paris, pour y être immatriculés par les bureaux du recrutement extérieur ; 49 • à partir des classes 1968 (pour l’Afrique sauf la Guinée) et 1969 (pour le reste du monde), c’est le bureau du service national (BSN) de Perpignan. 50 Là encore, les matricules des classes qui n’ont pas atteint l’âge de 90 ans se trouvent au CAPM à Pau. 51 Par ailleurs, le recensement préparatoire était à la charge des consuls. On trouvera donc dans les archives des consulats, au CADN à Nantes, des états nominatifs avec pièces jointes : visites médicales, lettres des intéressés...

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Et les soldats de nationalité étrangère ?

52 Il y en a eu beaucoup dans l’armée française, et à toutes les époques. On pense évidemment à la Légion étrangère, mais ce corps fondé en 1831 avait de nombreux prédécesseurs.

Hôtel national des Invalides

53 Les registres de l’hôtel des Invalides, conservés au SHD à Vincennes et consultables en ligne sur un site associatif pour la période 1673-1796, montrent des vétérans suisses, irlandais, allemands, autrichiens, italiens, espagnols...

Unités de l’Ancien Régime

54 L’armée française du XVIIIe siècle comprenait des régiments tels que Royal-Allemand, Royal-Cravattes (c’est-à-dire Croates), Royal-Italien, Royal-Suédois... dont le recrutement n’était d’ailleurs pas limité, loin de là, aux nationalités correspondantes ! Leurs contrôles de troupes sont conservés dans les mêmes conditions que ceux des régiments français.

55 Les plus représentés dans les archives sont certainement les Suisses : les fameux gardes suisses des rois de France, mais aussi de nombreux régiments d’infanterie. Le SHD en conserve à Vincennes des contrôles pour la période 1722-1792. Il y existe aussi une série d’archives administratives sur le recrutement, l’encadrement... jusqu’à la dissolution des dernières unités suisses au service de la France, en 1830, mais elle ne contient pas, sauf exceptions, de renseignements individuels.

Révolution, Empire et Restauration

56 Les conquêtes de la Révolution et de l’Empire devaient culminer début 1812 avec la France des 134 départements, ayant annexé les actuels Belgique, Luxembourg, Hollande, et des parties de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Italie et de l’Espagne. Les jeunes gens des départements des Bouches-de-l’Elbe (chef-lieu Hambourg), du Zuyderzée (chef-lieu Amsterdam), de la Dyle (chef-lieu Bruxelles), du Montserrat (cheflieu Barcelone), du Simplon (chef-lieu Sion en Valais) ou de l’Arno (chef-lieu Florence) étaient soumis à la conscription comme dans tout département français.

57 La France n’a pas conservé les archives de la conscription proprement dite (ni liste du tirage au sort, ni liste du contingent...). Toutefois, les conscrits servaient dans les mêmes régiments que les soldats originaires de la France actuelle, et sont donc inscrits sur les contrôles desdits régiments : un Belge et un Italien y figureront à côté d’un Provençal. 58 Le SHD à par contre conservé quelques rares archives de l’inscription maritime : de Belgique, de Hollande (à Vincennes) et de Livourne en Italie (à Toulon). Les pays alliés (sous Napoléon : le royaume d’Italie, le royaume de Naples, la Confédération du Rhin...) fournissaient leurs propres régiments, dont la France ne possède pas les contrôles. Le SHD détient des archives administratives sur le recrutement, l’encadrement... mais,

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comme pour la Suisse, elles ne contiennent qu’exceptionnellement des renseignements individuels. Il en va de même pour les ressortissants de pays ennemis venus former des unités dans l’armée française : Autrichiens, Irlandais... L’exception est la Suisse, pour laquelle le SHD possède des contrôles de troupes. Il en possède également pour les unités étrangères recréées par Louis XVIII à la Restauration : toujours les Suisses, et le régiment allemand de Hohenlohe.

Légion étrangère (1831)

59 Nous en arrivons donc à ce corps formé en 1831, quelques mois après la dissolution des dernières unités suisses et allemandes au service de la France. Les officiers, comme toujours, peuvent être connus par leurs dossiers individuels et leurs contrôles.

60 Sur la troupe, le SHD à Vincennes a des archives administratives, avec exceptionnellement des renseignements individuels, et surtout des contrôles de troupes pour la période 1831-1909 (avec beaucoup de lacunes pour le début du XXe siècle). Après 1909, il convient de s’adresser au bureau des anciens de la Légion, à Aubagne. Enfin, un légionnaire français d’origine ou naturalisé est susceptible d’avoir un dossier au CAPM à Pau. On peut également trouver au CAPM les Tchèques et les Polonais qui, après l’occupation de leurs pays en 1939, combattirent dans des unités relevant de leurs gouvernements en exil et intégrées a l’armée française. 61 Et comme les étrangers ne venaient pas toujours volontairement en France :

Prisonniers de guerre étrangers

Révolution, Empire et jusqu’en 1870

62 Le SHD conserve à Vincennes des archives sur les prisonniers de guerre étrangers, depuis les guerres de la Révolution et de l’Empire jusqu’a celle de 1870. Ce sont en partie des archives administratives avec peu de renseignements nominatifs, mais il y a aussi, par exemple, des dossiers (lacunaires) sur les prisonniers du Premier Empire, essentiellement des Anglais – y compris beaucoup de civils détenus par ordre de l’Empereur - et des Espagnols.

Première Guerre mondiale

63 Il faut ici consulter une autre des subdivisions du SHD : la division des archives des victimes des conflits contemporains (DAVCC), à Caen. Elle conserve un fichier des prisonniers de guerre allemands et austro-hongrois de la Première Guerre mondiale, soit environ 500 000 fiches (avec quelques doublons).

Seconde Guerre mondiale

64 Pour les prisonniers de la Seconde Guerre mondiale, je renvoie au guide très complet publié par les Archives nationales : La Seconde Guerre mondiale. Guide des sources conservées en France, 1939-1945. Paris, 1994. On y verra que ces prisonniers relevaient d’administrations qui ont laissé leurs documents aux Archives nationales et, à l’échelon

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local, dans les archives des différents départements. Enfin, pour tout prisonnier de guerre au XXe siècle, les archives du Comité international de la Croix-Rouge à Genève sont une source précieuse.

Glossaire

65 • Contrôle : dans l’armée de Terre, le contrôle de troupe est le registre du personnel d’une unité, par compagnie et/ou catégorie et par date d’arrivée. Dans la marine, « contrôle » est synonyme de « revue ».

66 • Matricule (ou registre matriculaire, ou registre matricule) : registre du personnel d’une catégorie, par date d’arrivée. Chaque individu reçoit un numéro matricule qui le suit dans ses différentes affectations, a moins qu’il ne change de catégorie ou que la matricule ne soit renouvelée (NB : on dit « une » matricule en parlant du registre, et « un » matricule en parlant du numéro). Les registres matricules de la conscription, systématisés en1867, sont remplacés a partir de la classe 1945 par des collections de feuillets nominatifs de contrôle (FNC) qui contiennent les mêmes renseignements. 67 • Revue : liste du personnel d’une catégorie ou d’une unité, à une date donnée, généralement celle du paiement de la solde. 68 • Rôle d’équipage : liste du personnel d’un navire (de guerre ou de commerce) ou d’une unité a terre de la marine, par catégorie et/ou date d’arrivée, pour une campagne ou une année.

69

NOTES

1. Départements, régions et communautés d’outre-mer : appellation qui remplace progressivement l’ancien « DOM-TOM ». 2. Pour alléger le texte, j’omettrai volontairement de citer les adresses (postales ou Internet) des services d’archives concernés, de même que les cotes des séries intéressantes. Les guides publiés sur papier ou en ligne permettront aisément de les retrouver, voir notamment HEISER Sandrine, MOLLET Vincent, Vos ancêtres à travers les archives militaires, Vincennes, Service historique de la Défense, 2012.

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AUTEUR

VINCENT MOLLET

Directeur adjoint des Archives départementales du Gard

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Lectures

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Colonel Pétain, Cours d’infanterie enseigné à l’École supérieure de guerre (1911). Présentation du général (CR) Jean Delmas, Éditions du Cosmogone, 2010, XIV + 210 p.

Philippe Vial

1 À la différence de Foch, Pétain n’a jamais beaucoup écrit et encore moins publié. D’où l’intérêt du cours d’infanterie dactylographié retrouvé par Jean Delmas dans les archives de l’École supérieure de guerre à la fin des années 1960, quand il y était professeur d’histoire. Versé aux collections des bibliothèques de l’École militaire et de Vincennes, ce texte était depuis connu des historiens mais n’avait jamais été mis à la disposition des lecteurs. À la veille du centenaire de la Grande guerre, on ne peut donc que remercier les Éditions du Cosmogone d’avoir remédié à cette insuffisance en offrant au général Delmas de présenter lui-même sa découverte. Daté de 1911, ce cours constitue l’aboutissement de l’enseignement développé par Pétain lors de ses trois affectations successives à l’École supérieure de guerre comme cadre professeur, d’abord comme adjoint au chef du cours de tactique d’infanterie (1901-1903), puis comme chef de ce cours (1904-1907 et 1909-1911). Le travail se subdivise en trois parties. Les deux premières, d’une centaine de pages chacune, sont consacrées au récit et à l’étude de combats d’infanterie que Pétain considère comme exemplaires (Auerstedt en 1806, Saint-Privas en 1870). La troisième partie, d’une cinquantaine de pages seulement, offre une analyse sans concession des règlements d’infanterie en usage dans l’armée française entre 1870 et 1902.

2 À l’échelle qui est la sienne, celui d’un cours d’arme, envisageant la tactique au niveau des petites unités et du régiment, sans prendre en compte les liaisons avec la cavalerie et l’artillerie, ce texte apporte un témoignage précieux. Il cristallise en effet la réflexion de Pétain dans son coeur de métier, le combat d’infanterie, à la veille de sa nomination à la tête d’un régiment, peu avant que la guerre ne fasse basculer son destin, transformant en moins de trois ans un simple colonel en chef de l’armée de terre française.

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3 Ce cours se distingue par son esprit critique, en particulier à l’égard de l’école napoléonienne. Hanté par le risque de transformer l’infanterie en « chair à canon », comme ce fut le cas au lendemain de la campagne de Prusse, l’auteur souligne les limites de l’offensive et des forces morales si elles ne peuvent s’affranchir des obstacles matériels que sont le terrain et le feu. Mais, comme le fait justement remarquer Jean Delmas, Pétain « condamne beaucoup plus qu’il ne propose ». S’il insiste sur l’importance de la défensive qui, bien organisée, doit permettre de faire face aux aléas des opérations avant de reprendre l’offensive, l’auteur du cours ne propose pas une alternative d’ensemble, ne serait-ce que sous forme d’ébauche d’un nouveau règlement. 4 À sa décharge, on note que son texte s’interrompt brutalement. Le règlement de 1904 n’est pas étudié, ni les combats du Transvaal (1899-1902) et de Mandchourie (1904-1905). Il n’y a pas davantage de conclusion générale. Tout se passe comme si sa prise de commandement anticipé du 33e régiment d’infanterie, fin juin 1911, et le départ anticipé de l’École supérieure de guerre qui en a résulté, avaient privé Pétain du temps nécessaire pour achever la rédaction de son cours. 5 Il n’empêche. Par son souci d’épargner le sang des hommes, par ce cours annonce clairement le Pétain de 1917-1918, qui préconisera la défense en profondeur, y compris – ô scandale – s’il faut abandonner du terrain. Mais dans l’immédiat, il peine à sortir des contradictions qui sont celles de la pensée militaire française de l’époque. C’est tout le mérite de ce texte original et méconnu de nous révéler ce Pétain en transition, dans son jus, et il faut remercier Jean Delmas de nous l’avoir rendu accessible après l’avoir redécouvert.

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Stéphane Genêt, Les espions des Lumières : Actions secrètes et espionnage militaire sous Louis XV Nouveau Monde éditions/Ministère de la Défense, 512 p.

Yves-Marie Rocher

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1 Le développement de la recherche universitaire sur la question du renseignement sous l’Ancien régime connaît un véritable essor depuis les années 1990 et l’ouvrage de Stéphane Genet en est un des plus beaux fruits. Ce livre, tiré de sa thèse de doctorat, se place dans la lignée des travaux de Lucien Bély sur l’espionnage sous Louis XIV et met en valeur un remarquable travail de recherches au sein des archives du SHD et du MAÉ. En défrichant ses sources et en nous livrant son analyse, l’auteur nous amène au plus près de la réalité humaine de ces espions ou agents a la fois méprisés et essentiels a la réussite des actions militaires. Il souligne tout particulièrement l’extrême diversité que recèle l’acception de ces termes sous le règne de Louis XV : paysan croisé par la troupe en territoire ennemi, prisonnier, transfuge, honorable correspondant… puisque tous servent a différents niveaux au travail d’espionnage. Stéphane Genet entreprend ainsi de démêler l’écheveau de ces multiples personnages en tentant de faire la part de la réalité et du fantasme inhérent a ce genre d’activité. Outre leur classification, l’auteur met des noms sur ces hommes (et ces femmes), ainsi croisons nous la route de Simon Louvrier ou de Johannes Kaspar von Thurriegel qui ont fait de l’espionnage leur profession, des administrateurs en charge du « renseignement » comme Moreau de Séchelles, mais aussi Hasselmann ou le docteur Hensey. Au travers de leurs parcours, de leurs aspirations, Stéphane Genet nous éclaire sur l’ensemble de ces réseaux entretenus par les officiers de l’armée à tous les niveaux de la hiérarchie.

2 Aussi agréable à lire que rigoureux, ce nouvel ouvrage sur le renseignement donne à son lecteur une richesse de détails au-delà des poncifs sur le sujet et sur cette période. Il vient donc parfaitement se placer dans la bibliothèque de l’amateur d’Histoire à-côté de celui de Lucien Bély.

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Jacques Frémeaux, De quoi fut fait l’empire, les guerres coloniales au XIXe siècle Paris, CNRS Éditions, 2010, 576 p.

Julie d’Andurain

1 De quoi fut fait l’Empire est l’un des meilleurs, sinon le meilleur ouvrage produit par Jacques Frémeaux, professeur à Paris-Sorbonne, ces dernières années. Outre une très belle érudition comme a son habitude, il fait preuve d’une très grande maîtrise de l’analyse comparative de la guerre coloniale au XIXe siècle présentée ici comme un phénomène global. Son propos consiste en effet à montrer que ces guerres lointaines ne sauraient se comprendre autrement que par comparaison les unes aux autres. D’essence culturelle identique, elles ont emprunté des chemins similaires en termes d’affrontement face à des peuples très divers, pourtant tous ravalés au rang de « barbares ». Par leurs origines - un impérialisme territorial appuyé le plus souvent sur des prétextes générant des incidents - comme par leurs natures, ces processus de conquête ont également installé partout dans le monde des « système guerroyants » complexes.

2 L’ouvrage invite donc le lecteur à découvrir ces armées coloniales dans leur complexité. Jacques Frémeaux montre combien il n’est pas possible de les saisir dans leur diversité à moins de faire un détour par les systèmes d’arme existant au même moment en Occident (« officiers et soldats européens »). Instruments de combat très efficaces grâce a l’emploi de « troupes “indigènes” », ces armées coloniales ont puisé une grande partie de leur puissance dans une excellente maîtrise logistique laquelle s’est toujours doublée d’un renforcement constant des armes scientifiques (artillerie, génie) afin de pouvoir compenser, par la science, la pauvreté des effectifs engagés. 3 Dans les quatrième et cinquième parties de l’ouvrage enfin, les explications sur la guerre coloniale passent par un rappel des forces en présence, particulièrement par celui des adversaires qui ont su appliquer des stratégies très offensives et pratiquer une résistance qui a nécessité la mise en place de grandes opérations baptisées le plus

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souvent missions « de pacification ». Or si les militaires occidentaux ont souvent raillé la « petite guerre » menée en Afrique ou en Asie, il apparaît à l’historien que ces engagements ont autorisé une très grande adaptation militaire qui n’est pas sans rapport avec celle que devront opérer les armées occidentales au moment de la Grande Guerre. Enfin, Jacques Frémeaux n’oublie pas d’aborder la difficile question de l’image de la guerre coloniale, de celle que l’on a accusée d’être d’une « incroyable férocité » (“The savage wars of peace”) tout comme la façon dont la guerre coloniale a été perçue par les opinions occidentales. Si la présentation d’ensemble suit un plan classique et très logique, c’est moins la maîtrise académique que la grande diversité des informations mobilisées et la maestria avec laquelle l’auteur passe d’une source britannique à des sources russes ou françaises qui forcent véritablement l’admiration. Tout en montrant une excellente maîtrise des références anglo-saxonnes, l’appareil scientifique (bibliographie, double index) est très développé si bien que le lecteur – l’amateur éclairé comme l’étudiant préparant les concours de l’enseignement - trouvera la une masse d’informations difficiles à trouver par ailleurs. Avec cet ouvrage qui rappelle par ailleurs combien les éditions du CNRS s’engagent dans des publications de grande qualité, Jacques Frémeaux montre, encore une fois, que l’histoire coloniale ne saurait être séparée de l’histoire métropolitaine et que, loin de se résumer a une histoire militaire, l’histoire des guerres coloniales aborde autant l’histoire politique que celle de la diplomatie et de la culture.

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Frédéric Chauviré, Histoire de la Cavalerie Editions Perrin, 382 p.

Yves-Marie Rocher

1 Ce n’est pas sans un certain courage qu’un étudiant s’attaque à un monument de l’histoire des armées européennes telle que celui de la cavalerie à cheval. C’est ce que fit pourtant Frédéric Chauviré pour sa thèse de doctorat dont cet ouvrage est issu. De ce thème immense et lourd de nombreuses traditions, l’auteur arrive à faire une synthèse extrêmement didactique en prenant pour fil conducteur, ce que lui-même appelle « le but principal de la cavalerie de bataille », la charge. Cette manoeuvre, paroxysme du combat à cheval, peut se retrouver des l’antiquité, à l’image des chevauchées des hommes d’Alexandre le Grand. Elle habite la cavalerie et en subit les évolutions, notamment celles liées au développement des armes à feu et à l’amélioration de l’infanterie qui tend à lui ravir son titre de « reine des batailles ». La charge du chevalier en armure n’est donc pas celle du cuirassier de Napoléon, et l’auteur s’applique à nous faire comprendre de l’intérieur le sentiment qu’elle inspire à ceux qui la réalisent. C’est la un autre des multiples intérêts de cet ouvrage, Frédéric Chauviré prend le temps de nous décrire la montée en puissance de la volonté des hommes, leur préparation psychologique avant la ruée qui peut les emmener a la mort. Effet d’entraînement, inexorabilité du choc une fois les chevaux lancés sur les derniers mètres, mais aussi vaillance, peur du soldat, l’auteur tente de nous faire ressentir au plus juste ce dont personne ne peut témoigner aujourd’hui.

2 Tous les aspects de l’arme de la cavalerie sont donc développés au sein de cet ouvrage qui prétend à juste titre devenir une référence sur le sujet. Les grands noms des capitaines, Turenne, Saxe, Gustave-Adolphe, Frédéric II trouvent leur place dans la brillante démonstration que nous livre Frédéric Chauviré, tout comme les grandes batailles ou s’illustrèrent les hommes a cheval. Un livre a lire en s’écriant : « Et par Saint-Georges, Vive la cavalerie ! ».

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Stéphane Mantoux, L’Offensive du Têt. 30 janvier – mai 1968 Tallandier, Coll. « L’histoire en batailles, 2013, 223 pages.

Ivan Cadeau

1 La guerre – américaine – du Vietnam est peu connue en France. L’opinion publique en garde quelques représentations et images héritées des actualités de l’époque ou du cinéma, et dont les plus célèbres restent sans doute la figure des GI’s patrouillant dans les rizières du Sud-Vietnam, les hélicoptères de la 1st Cavalry division, les manifestations anti-guerre sur les campus aux États-Unis, ou encore la fameuse et pathétique évacuation de Saigon par les troupes américaines le 30 avril 1975. Dans le nouvel opus de leur collection « L’histoire en batailles », les éditions Tallandier nous proposent un retour sur cette « seconde guerre d’Indochine » et plus particulièrement sur le tournant majeur de celle-ci, l’offensive du Têt. Après avoir présenté de manière synthétique les origines de l’engagement américain en Asie du Sud-Est et insisté sur les erreurs de l’administration qui, à Washington, pilote la politique vietnamienne, Stéphane Mantoux, l’auteur, dresse le tableau de la situation en 1967. À cette date, celle-ci n’est franchement pas bonne. Malgré les discours de circonstance et les déclarations que font à la presse les responsables américains - le général Westmorland, quittant son poste de commandant en chef au mois de novembre de cette année-la, ne confie-t-il pas : « je n’ai jamais été plus confiant qu’aujourd’hui depuis les quatre années que j’ai passées au Vietnam. Nous faisons des progrès » ? – la guerre est dans une impasse. Toutefois, la « Success Campaign » conduite conjointement par l’armée et le gouvernement démocrate de Lyndon Johnson et les propos rassurants qu’elle délivre ont comme effet pervers de répandre l’idée qu’au Vietnam, les choses s’améliorent ; l’offensive déclenchée à la fin du mois de janvier 1968 ramènera cependant le peuple américain a une meilleure appréciation de la réalité. C’est l’histoire de cette offensive, de sa planification et de son exécution que nous raconte Stéphane Mantoux à travers cet ouvrage de 200 pages. L’un des intérêts de ce dernier est d’éviter « l’occidentalo- centrisme » et de s’intéresser également à l’autre côté de la colline. On apprend ainsi que de fortes dissensions existent également chez les Nord-Vietnamiens quant à la stratégie à mettre en oeuvre au Sud-Vietnam et que les buts de guerre font l’objet de débats et de

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désaccords. Finalement, le choix d’une offensive de grande ampleur qui aurait comme effet majeur un affaiblissement conséquent de l’armée sud-vietnamienne et qui jetterait le trouble parmi la population américaine, est retenu. Après avoir évoqué le rapport de force des belligérants : armée américaine/armée sud-vietnamienne contre armée nord-vietnamienne/Viet-Cong, l’auteur rappelle les principales phases des combats et également le rôle de leurre et d’abcès de fixation qu’a constitué la base de Khe Sanh avant d’en devenir une partie intégrante. L’offensive du Têt, trop ambitieuse (la capture de la marine sud-vietnamienne et son utilisation immédiate dans la bataille par les troupes nordistes est ainsi l’un des objectifs) et entachée d’erreurs de conception et d’exécution si elle s’avère finalement un échec militaire coûteux qui n’atteint pas tous ses buts – l’armée sud-vietnamienne ne s’est pas écroulée contrairement aux prévisions - représente toutefois une immense victoire politique et psychologique. En effet, l’opinion américaine qui a vu les images choquantes de l’attaque de l’ambassade américaine au coeur de Saigon (les commandos Viet-Cong ne franchiront toutefois jamais les jardins) et assisté a la sanglante « libération » de Hué prend brutalement conscience que la guerre ne peut être gagnée par les armes. En ce sens, l’offensive du Têt, dont l’exploitation se poursuit les mois suivants comme le mentionne justement Stéphane Mantoux, constitue bien le tournant de la guerre du Vietnam et préfigure le désengagement puis retrait des troupes américaines. Cette très bonne synthèse se clôt par une présentation fort bienvenue du débat historiographique sur le sujet et quelques réflexions pertinentes, notamment celle ayant trait au rôle des médias, sur le conflit vietnamien. Au final, un livre d’une très bonne facture, à lire pour qui s’intéresse aux guerres qui ont secoué la péninsule indochinoise entre 1945 et 1975.

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Paul Villatoux, Le 2e régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMa) Prividef Éditions, 2012, 236 pages.

Ivan Cadeau

1 Cet ouvrage, auquel certains pourraient reprocher un ton peut être par trop hagiographique, a le grand mérite de présenter de manière claire et pédagogique l’histoire d’une unité de l’armée française de 1945 à nos jours. Depuis sa création, le 2e R PIMa – ou les formations dont il est l’héritier direct – à en effet traversé les plus grands événements de la seconde moitié du XXe siècle : l’Indochine, l’Algérie, l’opération sur Bizerte ou encore participé à des faits moins importants en apparence – comme son implantation à Madagascar (avant de gagner la Réunion) – mais qui illustrent, de manière très intéressante, le processus final de la décolonisation. Certes le livre constitue une ode aux marsouins parachutistes du « Grand 2 » et s’assume comme tel, mais il n’est pas seulement cela. Paul Villatoux est d’abord historien et en tant que tel son travail s’appuie sur d’abondantes sources primaires illustrées par une iconographie très riche – et souvent inconnue. Les thèmes abordés permettent aussi de comprendre ce qu’est une unité parachutiste et comment elle s’organise, des éléments qui rendent alors intelligible la « littérature militaire » qui évoque souvent tel régiment ou tel bataillon sans que le lecteur ne comprenne vraiment comment ces organismes fonctionnent et vivent. Mais Le 2e RPIMa c’est surtout, naturellement, l’histoire des hommes qui l’ont constituée ; les grandes figures, évidemment, comme Le Mire, Gras, Le Boudec ou tant d’autres, mais aussi les anonymes, soldats professionnels ou appelés comme ceux qui alimentent le régiment après la fin de la guerre d’Algérie. Ainsi l’ouvrage retrace l’itinéraire de ces jeunes métropolitains qui, au milieu des années soixante, gagnent Madagascar « trois mois après leur incorporation » et effectuent, sur place une dizaine de mois d’un service militaire particulièrement riche du point de vue physique et humain. Enfin, l’auteur fait le choix d’achever son livre sur l’installation du régiment à la Réunion et de ne pas développer plus avant sa participation aux opérations extérieures de la dernière décennie et Paul Villatoux de conclure sur

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l’excellence de « l’outil militaire » que constitue pour la politique de la France dans l’Océan indien, le 2e RPIMa…

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Bernard Brizay, La France en Chine. Du XVIIe siècle à nos jours Édition Perrin, 2013, 556 pages.

Ivan Cadeau

1 L’histoire coloniale de la France en Extrême-Orient renvoie, chez la plupart des Français, aux liens étroits que la métropole a entretenus avec les trois pays d’Asie du Sud-est et qui ont constitué, près d’un siècle durant, l’Indochine française. Les relations que la France a pu nouer avec la Chine restent largement passées sous silence, traitées à la marge de l’histoire indochinoise. Ce livre vient réparer ce déséquilibre car, même si l’Empire du milieu subit davantage, au XIXe siècle notamment, l’influence britannique, la France y a joué un rôle important. Comme le souligne Bernard Brizay dans son introduction Français et Chinois partagent maints points communs et leurs cultures réciproques se sont influencées. Ce livre, très riche et abondement documenté raconte cette histoire « du XVIIe à nos jours ». Le lecteur suit donc, page après page, l’histoire passionnante de cette relation qui reste, pendant des décennies, indissociable de l’action d’évangélisation entreprise par les missions chrétiennes, celles des Jésuites en premier lieu. Au fil de la lecture, l’on fait progressivement siennes les idées de l’auteur et comprend combien les « barbares » ne sont pas forcément ceux que l’Occident a pointé du doigt avec mépris. C’est même avec une pointe de tristesse que l’on assiste à l’écroulement de cet immense empire sous les coups conjugués de coalitions dont la France fait partie intégrante. La relation de la destruction du Palais d’été est, à ce sens, édifiante. Cette humiliation, parmi tant d'autres contribuera à forger la vigueur du sentiment national chinois. Mais La France en Chine n’est pas uniquement l’histoire d’un impérialisme violent, c’est également la description, de la vie des Français en Chine, celle, par exemple, de la concession française en Chine à l’origine directe du Shanghai contemporain, une ville qui, sans la concession, « n’aurait pas été Shanghai ». L’ouvrage est également l’occasion de présenter une série de portraits d’hommes : politiciens, religieux, hommes de guerre, ou explorateurs animés qui par le désir de répandre sa foi, qui par le goût de l’aventure, entretiennent cependant tous un rapport passionnel avec le pays et ses habitants. Il faut lire l’ouvrage de Bernard Brizay, il nous aide certes

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a mieux appréhender cette histoire méconnue ente la France et la Chine, mais également a comprendre la Chine d’aujourd’hui.

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