Parcours anthropologiques

8 | 2012 Anthropologie des pratiques musicales Relevés ethnographiques et travaux en cours

Pauline Guedj et Jorge P. Santiago (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/pa/75 DOI : 10.4000/pa.75 ISSN : 2273-0362

Éditeur Université Lumière Lyon 2

Édition imprimée Date de publication : 31 octobre 2012 ISBN : 1634-7706 ISSN : 1634-7706

Référence électronique Pauline Guedj et Jorge P. Santiago (dir.), Parcours anthropologiques, 8 | 2012, « Anthropologie des pratiques musicales » [En ligne], mis en ligne le 20 avril 2013, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/pa/75 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pa.75

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Parcours anthropologiques 1

SOMMAIRE

Présentation Jorge P. Santiago

Préambule Pauline Guedj et Jorge P. Santiago

Études

Réflexions autour d’une censure « banale » : lancement du film Golden Scars à Santiago de Cuba Alexandrine Boudreault-Fournier

Rapper en « terrain miné ». Pratiques musicales et dynamismes des imaginaires sorciers au Gabon Alice Aterianus-Owanga

Les pratiques musicales chez les African Hebrew Israelites à l’épreuve de la mutation culturelle Florian Mazzocut

Freaks on this side. Notes pour une analyse anthropologique des communautés de fans de Prince en France Pauline Guedj

Girls’ Game-Songs and Hip-Hop: Music Between the Sexes Kyra D. Gaunt

Entre la rue et la band room : apprentissage de la musique et négociations identitaires chez les marching bands de La Nouvelle-Orléans Florence Pelosato

La créolisation à l’œuvre dans une pratique musicale brésilienne : rythmicité, diversité, relation Laure Garrabé

Musique sertaneja, sonorités du quotidien et expériences corporelles au féminin (Goiás, Brésil) Marina Rougeon

Le(s) lieu(x) du hip-hop au Brésil Sofiane Ailane

Ramasseurs de sons, des périphéries au transnational. Mouvances de Mangue Beat dans la Grande Vitória et ailleurs Jorge P. Santiago

Comptes-rendus de publications

Laurence Roulleau-Berger, Désoccidentaliser la sociologie. L’Europe au miroir de la Chine François Laplantine

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Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon François Laplantine

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Présentation

Jorge P. Santiago

1 Les pratiques musicales dont il sera question dans ce numéro de Parcours Anthropologiques, qui mettent en relief différents genres musicaux et esthétiques, donnent le ton de la place que nous réservons, avec des collègues anthropologues d’autres institutions universitaires, aux musiques, aux chansons, aux sonorités et ainsi à la place du son dans l’appréhension anthropologique. Certains des genres musicaux abordés sont formés dans l’espace des diasporas africaines sur le continent américain ou européen et de celles qui en découlent en Afrique ou en Israël où se configurent des formes musicales qui ne cessent de se transformer qui sont devenues aujourd’hui des phénomènes internationaux et transnationaux. De près ou de loin, c’est autour de ces aspects que ce numéro spécial de la revue du CREA reprend ses activités en musique à partir d’une nouvelle configuration, après une interruption de ses parutions. Et c’est grâce à un vrai travail collectif, avec beaucoup d’engagement de la part des collègues du CREA impliqués dans ce projet, que ce numéro voit le jour.

2 En fait, il marque nos travaux au sein de notre Centre de recherches pour relancer la revue du CREA, Parcours Anthropologiques, qui existait jusqu’ici uniquement au format papier, en lui donnant une nouvelle configuration en termes de politique éditoriale, de modalité de la publication, de support et de dispositif de diffusion. Il correspond à l’une des étapes finales des démarches nécessaires effectuées avec Marina Rougeon et avec la participation et l’aide précieuse de Jean-Baptiste Martin, Annie Paul et François Laplantine, pour la reconstitution des anciens dossiers administratifs du CREA et le montage du dossier scientifique concernant la demande d’accession à la plateforme électronique revues.org et pour la publication d’une revue d’anthropologie répondant aux exigences actuelles des organismes nationaux et internationaux de recherche.

3 En ce sens, outre l’élaboration de ce numéro, initialement organisé au sein du CREA, nous avons formé un comité scientifique composé de personnalités de la discipline de renommée internationale et très majoritairement extérieures à l’Université Lumière Lyon 2. Il a été constitué par consultation individualisée à tous ses membres qui ont été associés à la mise en place des nouvelles configurations de Parcours Anthropologiques. De plus, même si le comité scientifique n’a pas une fonction de comité de lecture, nous souhaitons que ses membres soient des interlocuteurs pouvant être consultés ou

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sollicités ponctuellement en fonction des projets éditoriaux menés et des axes thématiques privilégiés par numéro. Les membres de ce conseil assurent ainsi une contribution aux activités scientifiques du CREA et de la revue Parcours Anthropologiques.

4 Nous avons également constitué un comité de rédaction, lui aussi à caractère international et composé de chercheurs extérieurs à notre université et au CREA, comptant sur la participation de certains membres du laboratoire et de plusieurs experts de différentes institutions universitaires. En lignes générales, les membres du comité de rédaction sont invités à procéder au travail d’évaluation des articles proposés, après une première évaluation réalisée par les responsables des dossiers thématiques ou des rubriques, participent au choix des rapporteurs, et éventuellement au travail de lecture des textes.

5 Outre la formation de ces comités, parmi les mesures nécessaires à l’accession à la plateforme électronique revues.org, il nous a fallu définir et arrêter, pour la suite de ce numéro, une procédure de sélection des textes pour Parcours Anthropologiques, en nous inspirant d’autres revues similaires à la nôtre ayant adhéré à la plateforme mentionnée. Notre revue peut ainsi, selon les thématiques proposées par numéro, ou dans le cas d’un numéro spécial, envisager de diffuser un appel à contribution. Par la suite, les articles soumis font l’objet d’une première évaluation par les responsables des dossiers thématiques ou des rubriques concernées, qui jugent de leur qualité scientifique et de leur adéquation au numéro en préparation. L’étape suivante est celle de la transmission des articles anonymisés au comité de rédaction. A travers des réunions et en concertation avec les responsables du numéro thématique, le comité de rédaction désigne alors deux rapporteurs parmi les membres du comité de rédaction et/ou du comité scientifique, le cas échéant en faisant appel à un rapporteur extérieur ou à une commission ad hoc en fonction de la thématique ou de la rubrique. En ce sens l’ensemble des personnes désignées pour rapporter sur les textes constituent le comité de lecture.

6 Les responsables de numéro ou de rubriques établissent une date pour la remise des rapports et sollicitent les lecteurs désignés pour la transmission de leurs appréciations au comité de rédaction. En cas d’avis divergents entre les deux rapporteurs, un troisième lecteur est sollicité de la même manière. En fonction des appréciations finales, les auteurs seront informés de l’acceptation ou non de leurs travaux.

7 Désormais, nous disposons également d’un comité de lecture. Il est composé du comité de rédaction et de membres extérieurs sollicités, pouvant par ailleurs appartenir au comité scientifique, en fonction de la thématique du numéro. C’est ainsi qu’un comité de lecture a été formé par des membres extérieurs au CREA pour la sélection des textes devant intégrer ce numéro 8 de Parcours Anthropologiques.

8 Enfin, la politique éditoriale adoptée se propose d’être en adéquation avec le projet scientifique de notre laboratoire. Sachant que dans le cadre du plan quadriennal en cours, nous partons du présupposé que les pratiques de terrain et les spécificités du travail ethnographique en anthropologie restent au centre de la discipline, tout en considérant le fait que cette notion a acquis de nouvelles significations et s’inscrivent autrement dans la sémantique du champ disciplinaire. Par les numéros thématiques que nous proposerons, nous chercherons à répondre aux questionnements que cela suscite à l’heure actuelle, en temps de mondialisation et NTCI, tout en prenant également en compte que la conception de terrain est différente au sein des différentes

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disciplines des sciences de l’homme mais qu’elle garde ses spécificités en termes d’anthropologie.

9 Nous proposons donc une politique éditoriale qui dans le cadre général de la mondialisation se consacre à la place des outils, des techniques et des formes de transmission, mais aussi aux réflexions sur la place du corps, de la nature, des arts, du patrimoine, de la ville et ses territoires, de la religion, du son, de l’image, de l’oralité et des nouvelles modalités d’élaboration du récit ethnographique. De même, dans la mesure où nous sommes confrontés à l’articulation entre les anciennes et les nouvelles formes d’écriture de l’anthropologie, il s’avère nécessaire que cette politique considère l’inscription, la réception, la proximité ou l’éloignement entre les sujets respectifs de recherche et les approches des auteurs dans leur lien avec les axes et la dynamique de recherches du CREA.

10 Le projet éditorial du CREA concernant Parcours Anthropologiques est donc de faire de notre revue un espace de rencontres d’idées, et de mise en discussion de l’actualité de la recherche en anthropologie. Dans ce sens, la revue sera à la fois un organe dans lequel les chercheurs du CREA pourront s’exprimer et aussi un espace ouvert à des collègues de plusieurs institutions extérieures au niveau national et international, et particulièrement celles auxquelles nous sommes liés par des partenariats de différentes natures en termes de recherche et d’activités scientifiques.

11 Intitulé « Anthropologie des pratiques musicales. Relevés ethnographiques et travaux en cours », ce numéro 8 que nous avons co-organisé avec Pauline Guedj, qui a également assuré la relecture des textes avec la participation d’Alice Aterianus- Owanga, vient non seulement marquer la continuité de Parcours Anthropologiques mais surtout la rendre désormais accessible en ligne à nos lecteurs.

12 Avec Pauline Guedj, responsable de la coordination éditoriale du CREA, Marina Rougeon, secrétaire de rédaction de la revue et organisatrice du dossier de demande d’accession à revues.org auprès du Cléo, et Marie-Pierre Gibert, directrice adjointe du CREA, nous venons remercier tous ceux qui ont permis à ce travail d’aboutir.

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Préambule

Pauline Guedj et Jorge P. Santiago

1 En France, depuis le début des années 2000, l’analyse des pratiques musicales est devenue un champ particulièrement dynamique de l’anthropologie1. La musique, tout comme la danse, constituent des objets stimulants pour notre discipline, que les anthropologues investissent et qui les positionnent dans un dialogue sans cesse renouvelé avec des ethnomusicologues, des historiens de la musique, des sociologues de l’art, des philosophes et des géographes.

2 Pour ces anthropologues, la musique revêt plusieurs caractéristiques qui la placent au cœur de questionnements contemporains. D’abord, en se construisant sur des corpus écrits ou performés, la musique, dans ses différentes formes, pose la question de la transmission (Legrain, 2010) et des processus de perpétuation des cultures et des sociétés. Ensuite, en s’inscrivant de plain-pied dans des dynamiques sociales, elle devient un lieu d’observation des mutations en même temps qu’un agent dans la transformation des sociétés contemporaines (Bonacci et Fila Bakabadio, 2003). Enfin, par son aspect profondément polysémique, la musique est également traversée par des enjeux fondamentaux comme ceux de l’identité, de la mondialisation, des relations entre centre et périphérie ou de la patrimonialisation. Par conséquent, parler de musique revient pour nous à considérer ses pratiques comme des manifestations profondément sociales que le chercheur se doit de contextualiser (Le Ménestrel, 2006) et qui permettent d’étudier les sociétés en acte, dans leurs constantes reformulations.

3 Le numéro de la revue Parcours anthropologiques que nous présentons ici est né de la rencontre de plusieurs chercheurs, enseignants-chercheurs, jeunes docteurs, doctorants, investis au sein du Centre de Recherches et d’Etudes Anthropologiques de l’université Lyon 2 et consacrant leurs travaux, ou une partie de ceux-ci, à l’analyse des pratiques musicales2. Ces chercheurs, spécialisés dans l’étude de sociétés variées – Etats-Unis, France, Brésil, Gabon, Israël – et de « genres » musicaux eux aussi divers – musique sertaneja, mangue beat, , rap, fanfare - mettent en commun leurs réflexions au sein d’un axe de recherche du laboratoire intitulé « Son, images et rituels » ainsi qu’au cours de manifestations scientifiques, journées d’études ou ateliers de travail. Lors de ces rencontres, il a toujours été question d’opter pour une approche comparative et de s’interroger sur les processus de circulation des pratiques observées.

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Nos travaux ont également tenté de se concentrer sur des données empiriques et de réfléchir aux spécificités d’enquêtes ethnographiques menées auprès de musiciens, d’artistes ou de passionnés de musique.

4 En effet, dans l’ensemble des travaux et des réflexions proposées ici, on constate que le « terrain », et ainsi l’approche ethnographique, reste une dimension indispensable, essentielle même de la démarche anthropologique, ne serait-ce que parce qu’il lui confère une position particulière au sein des autres disciplines des sciences humaines et sociales. L’objet de recherche privilégié par nos activités ainsi que la particularité de chaque terrain révélé par les auteurs de ce volume, présentent de nombreux points qui viennent, une fois encore, interroger la conception conventionnelle de terrain et enrichir les modalités de l’enquête. Souvent comprises comme synonyme d’interactions avec les interlocuteurs et différentes formes d’observation, de « profondeur » et d’immersion dans l’aventure ethnologique, les pratiques de terrain, surtout lorsqu’il s’agit de vivre et partager le musical et en particulier à travers l’approche transnationale, exigent un dédoublement des compétences du chercheur, la maîtrise de codes culturels divers et la prise en compte de l’aspect profondément dynamique de la conception même d’ethnographie en anthropologie.

5 A partir de terrains réalisés dans l’univers musical et face à de multiples genres musicaux, ces expériences ethnographiques deviennent les éléments à la base de différents modes d’énonciation de la complexité du social, tout en mettant en dialogue la description, la dimension narrative et les instruments de connaissance. Nous nous trouvons ainsi en présence de phénomènes dans lesquels le musical n’est que l’une des composantes et qui peuvent aussi être appréhendés en tant que stratégies sociales, économiques, politiques et esthétiques.

6 Fondée sur ces expériences, la présente édition de Parcours anthropologiques cherchera avant tout à présenter les ethnographies menées par ces chercheurs et à témoigner des dynamiques de recherche qui animent leurs collectifs. Nous avons pris le parti de regrouper des travaux en cours d’élaboration, projets de thèse, articles programmatiques qui permettent de rendre compte de la dynamique de construction d’une anthropologie des pratiques musicales et qui prolongent le dialogue entre les chercheurs de l’équipe. Pour enrichir nos discussions et diversifier nos approches, nous avons également choisi d’inviter à nous rejoindre deux chercheurs étrangers, l’une canadienne, l’autre états-unienne. Ayant elles aussi à cœur de restituer des enquêtes de terrain minutieuses, Alexandrine Boudreault-Fournier et Kyra D. Gaunt se sont spécialisés il y plusieurs années dans l’analyse du hip-hop. De manière significative, ce genre musical, aujourd’hui traité dans de nombreuses études, est présent dans cinq des dix articles de notre recueil. Par sa versatilité et les relations qui le façonnent, il nous apparaitra comme un genre musical particulièrement propice à l’analyse des dynamiques sociales contemporaines.

7 Parmi l’ensemble des articles du numéro, trois thématiques phares nous semblent se dégager. Première thématique, la question du pouvoir, des conflits et des hiérarchies se retrouve, dans de nombreuses approches du volume. Elle a également été au cœur d’une journée d’études organisée en décembre 20113. Ici, la réflexion sur les interactions entre pratiques musicales et relations de pouvoir revêt au moins deux axes de recherche complémentaires. Une première orientation revient à analyser en quoi la musique peut devenir un outil de sustentation ou de mise en cause des formes d’exercice du pouvoir ainsi qu’un instrument de légitimation, de domination et/ou de

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résistance. On s’efforce de définir les rapports qui s’établissent entre les pratiques, les expériences vécues et les processus de construction de sentiments d’appartenance ou de contestation dans des espaces donnés. Une seconde ligne d’analyse prend en compte les rapports complexes construits entre les acteurs, individuels et collectifs, intervenants dans les pratiques de la musique : artistes, audiences et publics, promoteurs, managers, organismes financeurs, Etat etc. Nous accordons un intérêt particulier aux stratégies de négociations opérées par les acteurs et aux hiérarchies ainsi constituées.

8 Quatre contributions s’attaquent précisément à cette question : Alexandrine Boudreault-Fournier, tout d’abord, propose dans son article de revenir sur un épisode de son terrain cubain et d’analyser les conditions dans lesquelles son film Golden Scars, relatant le quotidien de deux rappeurs de Santiago de Cuba, s’est trouvé censuré par les autorités lors de sa première projection. Elle démontre comment la jeunesse cubaine est aujourd’hui aux prises avec un sentiment ambigu vis-à-vis du pouvoir central et de la Révolution et comment l’ironie peut constituer une arme de négociation et d’affirmation des libertés individuelles.

9 De son côté, Alice Aterianus-Owanga s’interroge sur les processus d’indigénisation du hip-hop au Gabon. Elle traite en particulier de la manière dont cette pratique musicale s’est trouvée, rapidement après son apparition dans le pays, incluse dans un univers mystique et sorcier dont les artistes manipulent les codes et les représentations. L’auteur défend l’idée que par le rap, les musiciens remettent en cause les rapports de domination dans cet univers, en particulier ceux qui séparent les aînés des cadets et les citadins des gens de la province.

10 Florian Mazzocut, ensuite, dans sa riche ethnographie des communautés des African Hebrew Israelites à Dimona en Israël apporte une réflexion nouvelle et nécessaire sur le rôle de la musique dans un mouvement issu du nationalisme noir américain et sur la manière dont les différents acteurs impliqués, leader, épiscopat, jeunes de la communauté, parviennent à s’en saisir pour tenter de construire et de détourner une idéologie. Il s’intéresse, lui aussi, aux relations générationnelles, pour montrer comment le hip-hop (encore lui) peut devenir une clef dans la redéfinition des rapports ainé-cadet et aboutir à une reconfiguration de l’assise transnationale du mouvement étudié.

11 Enfin, dans un contexte fort différent, Pauline Guedj, pose la question des dynamiques de construction d’une « communauté » au sein de groupes de fans de Prince en France. Elle se propose de suivre ses interlocuteurs dans leur récit du « devenir fan » et analyse les relations qu’ils établissent ainsi avec leurs pairs et avec l’artiste adulé. L’auteur se positionne à l’encontre d’une sociologie de la fandomie tentant trop souvent de décrire les groupes de fans comme des communautés fraternelles et égalitaires. Prenant le contre-pied de cette approche, elle engage les prémices d’une analyse en termes de hiérarchie et de concurrence.

12 La deuxième thématique que les contributions à ce dossier mettent en exergue renvoie à la question des identités, raciales, métissées, genrées ainsi que des processus d’identification. Cette problématique nous montre comment, pour les différents acteurs impliqués dans ses processus de création, production et diffusion, la musique est le lieu d’une construction des identités collectives. Elle est une opportunité pour l’affirmation des individualités et permet le « branchement » (Amselle, 2001) avec des référents transnationaux multiples à même d’être réappropriés.

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13 Dans sa contribution, Kyra D. Gaunt s’intéresse ainsi aux connexions complexes observées entre certains jeux d’enfants et plus particulièrement de petites filles vivant dans les quartiers afro-américains des villes états-uniennes et la création contemporaine du hip-hop. Elle démontre l’existence de passerelles entre ces deux univers et, à travers une analyse du genre, propose de remettre en cause le « masculino-centrisme » du hip-hop et de ses représentations. Son article contient également une réflexion stimulante sur la notion de musique noire offrant une vision alternative, pétrie par les présupposés scientifiques des Black Studies, aux réflexions énoncées dans des publications récentes (Parent, 2010 ; Raibaud, 2010).

14 De son côté, l’article de Florence Pelosato, consacré lui aussi à un terrain états-unien, emmène le lecteur à la Nouvelle-Orléans au sein d’un programme d’éducation musicale dans le cadre duquel les élèves défilent dans les fanfares de Mardi Gras. L’auteur y analyse comment, dans ce contexte, professeurs et élèves manient avec aisance différents registres et codes de présentation de soi. Elle explique que les tensions raciales inhérentes à l’histoire de la ville sont au cœur de performances qui lient et éloignent les populations noires et blanches louisianaises et les mettent en scène dans une vaste entreprise de patrimonialisation.

15 La contribution de Laure Garrabé, enfin, s’intéresse à une pratique musicale et dansée brésilienne : le maracatu. L’auteur y utilise la littérature caribéenne sur la créolisation pour proposer une analyse du maracatu en termes de créolité et de métissage. Elle décrit les diverses séquences musicales de la pratique, les transformations qu’elle a connues ainsi que les acteurs qu’elle implique et confronte.

16 La troisième thématique déplace la focale vers les ambiances, les sonorités quotidiennes et la définition de l’espace. Il est ainsi question du rapport entre les périphéries et les pratiques musicales dans les villes brésiliennes, analysé ici sous trois différentes dimensions.

17 Dans son texte, Marina Rougeon fait émerger doublement la périphérie de la production musicale à partir de genres musicaux particuliers. Doublement car, d’une part, l’ethnographie est réalisée par l’auteure dans des aires en quelque sorte périphériques des petites villes du Centre-ouest brésilien, et d’autre part parce que l’analyse proposée met en évidence comment certaines musiques sortent de la périphérie des réseaux de production et de diffusion du produit musical et émergent au sein d’une nouvelle dynamique du goût musical. Marina Rougeon aborde ces questions, certes, à partir de la dimension musicale, en mettant toutefois en relief les spécificités de certaines ambiances sonores dans ces villes. Elle analyse notamment la façon dont la musique sertaneja mais aussi la musique brega interagissent avec les modalités corporelles de déplacements des femmes dans ces espaces. De même, l’auteure étudie de manière novatrice les singularités de l’écoute de ces formes musicales qui amène ces femmes à élaborer entre elles de véritables chorégraphies de la séduction. Les formes de sociabilité qui s’installent à partir d’ambiances sonores et autour de moments d’écoute se font ainsi révélatrices des relations de proximité qu’elles entretiennent entre elles et de leurs rapports aux hommes. Des expériences sensibles à partir de genres musicaux qui permettent d’appréhender la construction d’un univers féminin complexe.

18 Dans un autre contexte périphérique, Sofiane Ailane nous emmène au cœur du hip-hop dans le Nordeste brésilien à Fortaleza, plus précisément à sa périphérie, tout en prenant en compte ses « connexions » avec le Bronx de New York et les pratiques

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musicales qui s’y déploient. Ainsi, faisant un survol du hip-hop aux Etats-Unis, l’auteur nous invite à appréhender ces espaces dits périphériques en construisant le lien entre le Brésil et le Nord du continent. Par ses expériences en termes d’ethnographie, Sofiane Ailane met en lumière le « hip-hop organizado » qui se constitue à partir de formes d’appartenances collectives dans les rues et áreas microcosmiques et périphériques de Fortaleza dans lesquels les acteurs évoluent. Il permet au lecteur de saisir les enjeux et les défis auxquels sont confrontés ces hip-hoppers en termes de performativité et de conquête d’espaces, enjeux et défis à même de montrer qu’au-delà d’une esthétique de désinscription socio-spatiale, le hip-hop met en action un discours politique et « une mission de conscientisation ». Des logiques analysées à travers la façon dont musiciens, danseurs, breakers, graffiteurs se positionnent et exercent une fonction critique sur l’échiquier social. Il s’agit donc pour l’auteur de montrer de manière habile leurs stratégies pour sortir de l’invisibilité, de la subalternité, pour dépasser ainsi la périphérie et par conséquent, rendre visible leurs empreintes laissées sur celle-ci.

19 Enfin, Jorge Santiago, met en évidence, à partir d’observations réalisées dans le passé et récemment renouvelées, les dynamiques et les esthétiques musicales mises en œuvre par de deux groupes musicaux qui se produisent dans les périphéries de l’aire métropolitaine de la Grande Vitória dans le Sud-est brésilien. Ces groupes, volontairement inscrits dans le sillage du mouvement Mangue Beat et inspirés de l’esthétique musical et chorégraphique de la Banda Nação , révèlent une singularité en termes de vécu musical pour des instrumentistes d’espaces périphériques. Ils se font ethnographes d’un quotidien particulier pour créer notamment un circuit local et l’inscrire dans le global et le transnational au prix même, dans ce dernier cas, de détourner le projet musical initial. En effet, ce dernier consistait en une mise en rapport des pratiques musicales et des sonorités quotidiennes locales comme forme d’investissement identitaire, ce qui est peu à peu délaissé lorsque cette musique sort des frontières nationales.

20 Ces expériences introduisent, en termes de réflexion ethnologique sur le musical, l’idée d’expérimentations renouvelées au protocole ethnographique initial. Car l’appréhension anthropologique est censée prendre en compte une spécificité supplémentaire de ces groupes musicaux voués à des dynamiques successives de formation, de dissolution et ainsi de renouvellement qui obligent à s’interroger sur le temps de l’ethnographie de ce qui se veut volontairement éphémère.

21 Relevés ethnographiques, les articles regroupés dans ce volume n’ont pas pour but de proposer des conclusions sans appel mais témoignent davantage d’interrogations, de lignes de questionnement communes. Ils sont les révélateurs d’un groupe de recherche que nous espérons dynamique et dont chacun des chercheurs use de la musique comme d’une entrée dans le terrain et un lieu d’observation de ses principaux enjeux.

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BIBLIOGRAPHIE

Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.

Giulia BONACCI et Sara FILA-BAKABADIO (dir.), Musiques populaires : usages sociaux et sentiments d’appartenance, Paris, Centre d’Etudes africaines, 2003.

Laurent LEGRAIN, « Transmettre l’amour du chant ? Cri, éloquences et complaintes dans une famille ordinaire de Mongolie rurale », Terrain, n° 55, 2010, pp. 54-71.

Sara LE MENESTREL (dir.), « Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux », Civilisations, LIII 1-2, 2006.

Emmanuel PARENT (dir.), « Peut-on parler de musique noire ? », Volume !, 8-1, 2011.

Yves RAIBAUD (dir.), « Géographie des musiques noires », Géographie et cultures, n° 76, 2011.

NOTES

1. Témoignages de cet engouement des anthropologues pour l’analyse des pratiques musicales, la multiplication des numéros thématiques de revues (Civilisations, 2006 L’Homme, 2001, 2006, Terrains, 2000, 2009) et les nombreux projets collectifs subventionnés par l’ANR sur ce sujet (Musmond, Globalmus, Improtech). 2. Nous remercions chaleureusement Alice Aterianus-Owanga pour son aide précieuse dans la relecture et révision des articles de ce numéro et Marie-Pierre Gibert pour ses commentaires stimulants. 3. Pratiques musicales, danses et pouvoirs, coordonnée par Pauline Guedj et Jorge P. Santiago, 9 décembre 2011, Université Lumière Lyon 2/CREA-IDA. Nous remercions Christine Guillebaud pour sa participation à cette journée d’études.

AUTEURS

PAULINE GUEDJ

Université Lumière Lyon 2, CREA, Les Afriques dans le Monde (LAM)

JORGE P. SANTIAGO

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Études

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Réflexions autour d’une censure « banale » : lancement du film Golden Scars à Santiago de Cuba

Alexandrine Boudreault-Fournier

1 Le vendredi 12 aout 2011 avait lieu le lancement du film documentaire Golden Scars (2010 : 61 min.) à Santiago de Cuba, ville où le film a été tourné entre 2009 et 2010. Golden Scars est le fruit de plusieurs années de recherches entreprises par l’auteure sur le mouvement hip-hop de Santiago de Cuba. Ce documentaire nous livre les peurs et les espoirs de deux jeunes rappeurs charismatiques qui tentent de réaliser leurs rêves dans le monde de la musique. Le film propose une trame narrative originale car il n’aborde pas de plein fouet la question révolutionnaire, ni le prétendu désenchantement ressenti par la jeunesse cubaine face à la politique. Il y a en effet une forte tendance chez des réalisateurs étrangers à représenter la jeunesse cubaine comme un groupe de désillusionnés, un groupe qui se positionne en marge ou contre les politiques de l’État1.

2 Cette tendance s’observe également dans le discours académique, qui sans être alarmiste, nous dépeint les jeunes Cubains comme au bord d’un précipice. Ainsi, plusieurs auteurs ont souligné la déception généralisée des jeunes Cubains face au système socialiste. Par exemple, Baker (2011a) maintient que les jeunes artistes s’identifiant à un genre musical caribéen, le reggaetón2, se positionnent en retrait des principes socialistes en refusant de s’engager dans toute forme d’idéologie. En se référant à la timba, musique dansante souvent définie comme la salsa cubaine3, Moore (2006 :133) quant à lui soutient que la jeunesse rejette la rhétorique socialiste parce qu’elle va à l’encontre des valeurs hédonistes et matérialistes dont le genre musical est imprégné. Moreno Fraginals (1997) prétend que la société cubaine contemporaine est confrontée à une période sombre de « désintégration » plutôt que de « transition ». Il se réfère aux balseros4 à Guantánamo et à l’augmentation du suicide parmi les jeunes pour illustrer le désespoir accumulé et la rancune que la jeunesse porte envers la Révolution.

3 Dans le film Golden Scars, tout comme dans certains de mes écrits antérieurs (Boudreault-Fournier, 2008a, 2008b, 2010), je tente de développer une compréhension plus complexe du phénomène de la jeunesse cubaine et de la musique populaire en

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suggérant une toute autre dynamique : les jeunes demeurent en relation avec plusieurs référents idéologiques propres au projet socialiste cubain ; cependant, ils le font de manière alternative, à différents niveaux et à l’intérieur de réseaux qui se situent en parallèle avec le système étatique, plutôt qu’en opposition à celui-ci. Malgré le fait que Golden Scars ne s’affiche pas sciemment comme un film abordant la sphère politique, il n’est pas vide de sens critique non plus. À quelques reprises, un des protagonistes principaux fait allusion aux politiques encombrantes de la Révolution en ayant recours à l’ironie. Ces allusions ne sont pas passées inaperçues à Santiago de Cuba où des autorités politiques ont décidé de censurer le film peu avant la première projection officielle. Cet article propose une discussion de la réception des textes audio-visuels produits par des anthropologues de retour sur le terrain d’accueil en prenant l’événement du lancement de ce film comme point d’analyse.

4 Les études sur la réception des travaux et recherches des anthropologues auprès des populations d’accueil sont encore trop peu nombreuses et ce, malgré le fait qu’elles abordent des dimensions fondamentales qui se retrouvent au cœur de l’approche éthique en anthropologie, soit la dissémination de nos travaux parmi les informateurs et collaborateurs, ainsi que notre devoir de communiquer autant que faire se peut la richesse d’idées que nos relations de terrain nous apportent.

5 C’est une réflexion sur la réception du film Golden Scars à Santiago de Cuba qui nous permet de mieux saisir les dynamiques idéologiques propres au contexte socialiste tardif cubain en transition. Avant toute chose, je donnerai un aperçu du contenu narratif du film, ainsi que de la tournure des événements lors de son lancement. J’aborderai ainsi les difficultés rencontrées par les jeunes qui s’identifient à la musique hip-hop ou qui en sont les créateurs aujourd’hui à Cuba. Ceci me permettra enfin d’entamer une discussion sur la réception et l’interprétation de textes audio-visuels selon une approche anthropologique.

Golden Scars

6 Ce film documentaire a été réalisé en 2010, et il a été lancé le 22 novembre de la même année à la salle de projection de l’Office National du Film du Canada (ONF) à Montréal. Le film a reçu une aide du programme des jeunes cinéastes indépendants offerte par l’ONF. L’équipe de production sur le terrain était constituée de Marie-Josée Proulx, cinéaste indépendante, et moi-même, anthropologue. Le film est d’une durée de 61 minutes5.

7 Ayant travaillé sur le thème des politiques culturelles à Cuba lors de mes recherches doctorales, je désirais que ce projet s’inscrive dans une optique de mise en valeur du récit et de l’expérience personnelle, sans nécessairement aborder le champ politique. Lors de la réalisation du film, j’ai toutefois adopté une approche non directive, laissant le soin aux participants de décider eux-mêmes les thèmes qu’ils voulaient aborder. Cela signifie que je n’avais pas préparé de scénario ; les sujets de discussion ont surgi spontanément et les lieux de tournage ont tous été choisis par les protagonistes. Je connais les deux individus qui ont pris part à cette aventure documentaire depuis l’année 2005. Ils ont accepté de participer à la réalisation du film dès les premiers instants.

8 Deux trames narratives entremêlées sont apparues au cours de la réalisation du film. Tout d’abord, celle d’Alain Garcia Artola, alias Alayo, jeune afro-cubain qui s’identifie à

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la première génération de rappeurs ayant émergé à Santiago de Cuba dans les années 1990. Il en est un des piliers. Dans une des scènes majeures du film, on le voit cuisiner le dîner dominical avec sa mère. Ils discutent de poésie, de rap, mais aussi de liberté d’expression et de passion. Cette scène, très intime, nous emmène sur le toit de la maison familiale où la mère d’Alayo fait sécher le linge. Elle confie alors que son fils souffre d’une maladie génétique, appelée la siclémie, qui touche les descendants africains, une forme d’anémie qui affecte l’hémoglobine. On comprend alors mieux l’attitude rebelle, l’humour pointu et contestataire d’Alayo. Son intelligence et sa perspicacité s’expliquent aussi par ses nombreuses heures consacrées à la lecture et à la réflexion imposées par des mois de réminiscence et de rechute. Le film nous fait découvrir l’intensité de sa personnalité.

9 La deuxième trame narrative du film porte sur Arturo Laourence, alias K-merun, rappeur de la deuxième génération à Santiago de Cuba. K-merun est un grand jeune homme afro-cubain portant tresses, boucles d’oreilles en faux diamants et dents en or. Il est devenu à un jeune âge un des membres les plus actifs du mouvement hip-hop, produisant et enregistrant lui-même des chansons à partir d’un ordinateur de fortune qui lui avait été offert. K-merun possède un don : grâce à sa voix remarquable, il est sélectionné par une chorale classique professionnelle de la ville. Avec cette chorale, il apprend à lire la musique. Le film révèle cette double identité de K-merun : celle d’un rappeur accompli à la recherche de reconnaissance et celle d’un chanteur classique qui tente de faire ses preuves.

10 Alayo et K-merun se connaissent depuis plusieurs années. Ils ont souvent collaboré à divers projets musicaux. Cependant, ils appartiennent à deux groupes de rap différents. Malgré tout, leurs récits se rejoignent à plusieurs occasions durant le film.

11 Le synopsis du film identifie cette proximité : Golden Scars offre une vision intime de la réalité des jeunes musiciens à Cuba. Ce documentaire permet de découvrir l’histoire unique de deux rappeurs originaires de Santiago de Cuba. Bien qu’ils ne soient pas frères de sang ni les meilleurs amis du monde, ces deux rappeurs partagent une forte passion pour une culture expressive urbaine qui leur sert de soupape afin d’évacuer les pulsions qui bouillent en eux. Bien au-delà du monde politique et des questions révolutionnaires, ces artistes transmettent leurs passions et les racines de leurs inspirations musicales. Leurs forces spirituelles ainsi que leurs convictions rugissantes les poussent à poursuivre leur odyssée malgré les luttes personnelles auxquelles ils font face. Golden Scars nous enveloppe des rythmes incarnés qui passionnent ces deux artistes cubains.

12 Bien que plusieurs documentaires aient été produits sur le hip-hop à la Havane, aucun n’avait été réalisé jusqu’ici dans l’est de l’île. Golden Scars a comblé un désir de souligner l’acharnement de deux jeunes artistes déjà connus parmi la population, en plus de faire découvrir le hip-hop tel que vécu à Santiago. Il va sans dire que ce film contribue à animer sans prétention la flamme régionaliste des santiagueros.

13 Deux versions historiques divergentes se disputent l’émergence du hip-hop à Cuba : celle provenant de la Havane, la capitale, et celle couramment entendue dans les rues de Santiago de Cuba. Une compétition informelle à ce sujet entre ces deux villes (la Havane à l’ouest, et Santiago à l’extrémité est de l’île) captive bien des discussions. Un fait cependant demeure : Santiago est davantage influencé par le hip-hop en provenance des Caraïbes, plus particulièrement de La Jamaïque et du Panama (surtout dans les années 1990). Le rap produit à Santiago est donc coloré par le dancehall, le

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reggae, le ragamuffin et le reggaetón, des genres musicaux propres aux Caraïbes6. À l’opposé, le hip-hop de la Havane a subi les influences principalement des États-Unis.

14 À Cuba, le rap violent et misogyne, plus connu sous le terme de gangsta rap, n’existe pas, du moins pas significativement. Le rap underground cubain se définit selon plusieurs dimensions : ses textes sont réfléchis et engagés politiquement. Sur l’île socialiste, les rappeurs ont développé plusieurs liens avec les institutions culturelles de l’État à travers un processus de nationalisation (Baker, 2005, 2011 ; Zurbano, 2009). En 1998, le ministre de la Culture Abel Prieto a reconnu le rap comme une forme d’expression authentiquement cubaine ouvrant ainsi la porte à un réseau officiel de support institutionnel, nuançant de ce fait l’argument voulant que le rap soit essentiellement une forme de résistance.

15 Alayo, un des deux artistes du documentaire, est plus pertinent au présent article. Alayo fait partie du trio TNT Rezistencia qui possède déjà à son actif plusieurs CDs tous produits dans le studio d’enregistrement de KikiPro7. Illicites jusqu’à très récemment, les studios d’enregistrement « maison », ont permis à plusieurs groupes de rap, de reggaetón et d’autres genres de musique urbaine d’enregistrer des CDs et des démos à coûts raisonnables. Ces productions ne pouvaient néanmoins pas être distribuées officiellement, ni être promues à la radio ou à la télévision. On m’a affirmé en août 2011 que les studios d’enregistrement « maison » avaient été légalisés et qu’ils ne devaient donc plus être considérés comme illicites. Cependant, des preuves de ces changements ne sont pas encore vérifiables. En août 2011, plusieurs producteurs qui possédaient un studio d’enregistrement à Cuba n’avaient pas été informés de ces nouvelles lois. Cette informalité face à la diffusion des changements légaux, en rapport avec la propriété, le droit à la mobilité et l’entreprise privée, entre autres, caractérise la présente période : la situation économique et politique est en pleine transformation, mais il demeure difficile pour les Cubains d’obtenir une information exacte, fiable et concrète sur ces changements. Par conséquent, plusieurs rumeurs courent et il devient impossible de départir le vrai du faux.

16 Le groupe d’Alayo, TNT Rezistencia, a réussi à obtenir une reconnaissance officielle du Centre Provincial de la Musique (CPM) grâce, entre autres, au talent de ses membres et à une visibilité accrue auprès des jeunes qui ne pouvait plus passer inaperçue. Dans le contexte culturel cubain, le support institutionnel est primordial puisque c’est à travers les institutions que les artistes et musiciens peuvent accéder aux différentes dimensions de leur profession : travailler légalement, enregistrer leur musique et recevoir des formations de perfectionnement au besoin. Alayo vit modestement de sa musique grâce à des concerts dans divers endroits et événements.

17 Le CPM agit comme une institution de représentation et d’administration dans laquelle travaillent plusieurs imprésarios. Cette institution est entièrement sous la tutelle de l’État. Ainsi, appartenir à la banque des groupes du CPM est un prérequis pour l’obtention de contrats de travail et d’une paie (qui demeure relative au nombre de représentations mensuelles du groupe)8. Le CPM agit également en tant que vérificateur de la qualité des performances des groupes qu’il dirige. Concrètement, cela signifie que des inspecteurs doivent s’assurer que les groupes membres du CPM suivent un code de conduite respectable, ce qui signifie qu’ils ne transgressent pas les paramètres établis par les autorités et qu’ils respectent les symboles et valeurs de la Révolution. On ne permettrait pas, par exemple, à un groupe de critiquer publiquement le système socialiste. Des cas de censure sont courants. Le groupe de rap Los Aldeanos

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est certainement l’un des cas les plus médiatisés depuis les deux dernières années. En 2009, un des membres de ce groupe aurait été détenu temporairement, puis son ordinateur confisqué à cause de paroles « trop critiques » face aux autorités et au système révolutionnaire. Leur musique demeure censurée dans les médias de masse à Cuba9.

18 Plusieurs bloggeurs Cubains discutent du thème de la censure et donnent une vision concrète de ce phénomène sur une base quotidienne. Par exemple, le blog de Yoani Sánchez Generación Y10, ayant lui-même été censuré, ainsi qu’une sélection de ses blogs publiés et traduits en français dans un recueil intitulé Cuba libre : Vivre et écrire à La Havane (2010), offrent un témoignage de ce que la censure au quotidien implique pour certains Cubains. Il est clair à la lecture du blog et du recueil que Yoani Sánchez dénonce la presque totalité du système révolutionnaire cubain contemporain. Elle représente une position radicale ; d’autres voix plus nuancées sont aussi présentes sur Internet.

19 Alayo, pour sa part, adopte un discours engagé politiquement qui critique la société cubaine, bien qu’il en défende plusieurs de ses acquis tels les soins de santé et l’éducation accessibles pour tous, ainsi que la quasi-absence de violence. Ses prises de position ne vont pas contre la Révolution comme le fait le groupe Los Aldeanos ; une relation plus complexe mêlée d’ironie, de respect, de déception, de rêves et d’appropriation définirait mieux la nature de ses pensées et de ses propos face à la Révolution cubaine telle qu’elle est vécue aujourd’hui. Par exemple, au début du film, on voit Alayo s’apprêtant à enregistrer un vidéo-clip. Il explique pourquoi il choisit de filmer une des scènes devant un mur sur lequel on peut lire le graffiti suivant : « Abajo el terrorismo ». Selon lui, l’État a lutté pendant plusieurs années contre le terrorisme infligé au peuple cubain, principalement par les Américains et certains Cubains radicaux expatriés.

20 Alayo, quant à lui, définit le terrorisme comme toutes les sortes de violence pouvant exister, incluant la violence verbale, psychique et celle plus bénigne mais existante dans la vie de quartier. Il a choisi ainsi de récupérer un slogan utilisé par l’État cubain pour faire sa propre croisade. On comprend ici la complexité de cette alliance, cette adaptation et appropriation idéologique telle qu’il l’exprime. C’est cette même complexité, une ambiguïté teintée d’ironie émergeant à plusieurs reprises dans le film, qui a sérieusement compromis le lancement du documentaire à Santiago de Cuba.

Le lancement : la problématique

21 Le lancement du film Golden Scars a eu lieu dans une salle de concert de Santiago de Cuba. Raynier Palacios, graffiteur vivant à Santiago de Cuba, avec qui j’ai établi des liens de collaboration et d’amitié depuis 2005, a accepté de coordonner l’événement. Raynier est respecté et connu dans son quartier et auprès des institutions culturelles locales pour avoir organisé plusieurs événements hip-hop à Santiago depuis le début des années 2000. Avec son aide, nous avons expédié 80 cartes d’invitation à des fonctionnaires du domaine de la culture, à des intellectuels, des membres du mouvement hip-hop, des journalistes, des directeurs d’organismes culturels, à des amis et familles des protagonistes. Quelques jours avant le lancement, la directrice du CPM, communique avec Raynier pour obtenir une copie du film. Sur le champ, nous lui en faisons parvenir une. Étant donné que le CPM est l’agence gouvernementale qui

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représente Alayo et son groupe, nous avions pris soin d’envoyer quelques invitations à ses principaux dirigeants, les informant par la même occasion de l’existence du documentaire et de la tenue de cet événement.

22 Dans le contexte cubain, où la censure est courante, il a paru normal à Raynier que ces dirigeants veuillent visionner le film avant de décider si oui ou non, ils se présenteraient au lancement. Pour ma part, cette demande m’a tout d’abord déstabilisée. Bien que banale dans un tel contexte, elle me paraissait risquée étant donné certains passages du documentaire que je jugeais sensibles face aux politiques de l’État. J’avais pourtant pris soin une semaine auparavant de demander à Alayo et à d’autres membres du mouvement hip-hop s’ils étaient conscients des conséquences que pourrait occasionner un lancement11. Ne devrions-nous pas faire un lancement public en évitant d’inviter des fonctionnaires ? Alayo m’avait alors rassurée : « Ne t’en fais pas, les dirigeants et les fonctionnaires seront plus intéressés par le buffet que par le contenu du film, et c’est aussi vrai pour les journalistes ». Comme le dit un proverbe souvent employé à Cuba : « Barriga llena, corazón contento »12.

23 Alayo a ajouté que le peuple cubain était prêt « à se faire dire et à entendre » différentes opinions ou critiques jugées comme « non compromettantes » face au système, une « douce critique » pourrait-on dire. Ici on entend par cette expression, un type de critique qui ne contrevient pas ouvertement et directement au pouvoir de l’État ou à l’un de ses dirigeants en utilisant des références violentes ou dénigrantes.

24 Alayo se réfère aux événements récents suivants pour appuyer sa remarque. Depuis le passage des commandes de l’État au frère de Fidel Castro, Raul, en 2008, tous espéraient une ouverture des politiques cubaines. Bien que des changements aient eu lieu, sur le terrain, ces transformations sont demeurées timides. Néanmoins, Fidel Castro a récemment avoué les échecs de la Révolution lors d’une conversation informelle autour d’un dîner avec le journaliste américain Jeffrey Goldberg. Après lui avoir demandé si le modèle cubain était toujours exportable à d’autres territoires, Castro lui aurait alors répondu qu’il ne pouvait pas exporter ce modèle puisqu’il ne fonctionnait même pas à Cuba13. Lors du discours d’inauguration du 6e congrès du Parti Communiste à Cuba en avril 2011, Raul Castro a souligné que des échanges libres et démocratiques avaient eu lieu avec des députés qui auraient exprimé leur mécontentement et leurs divergences envers certains problèmes reliés au système. La reconnaissance publique de différentes opinions au sein du Parti par le chef lui-même a été perçue par certains Cubains comme l’annonce d’une ouverture au dialogue.

25 Ainsi, selon Alayo, certains propos « sensibles » qu’il exprimait dans le film coïncidaient avec une nouvelle aire de la Révolution, une aire qui se voulait plus conciliante en incorporant différentes opinons émergentes. Plusieurs auteurs tels que Sujatha Fernandes (2006) et Ariana Hernandez-Reguant (2006) ont déjà souligné une plus grande ouverture de l’État cubain depuis la fin des années 1990 face à différents courants de pensées et d’opinions, surtout dans le domaine de la culture, incluant la musique, le cinéma et les arts visuels. Cependant, cette attitude conciliante a ses limites comme nous l’a démontré un incident survenu quinze minutes avant le début du lancement du film.

26 Le directeur de la salle de concert où prenait place le lancement reçoit un appel du CPM lui interdisant la présentation du documentaire. Des raisons idéologiques sont invoquées pour justifier cette décision. Dans l’embarras, le directeur de la salle nous annonce donc que le lancement sera annulé. Raynier se lance dans une bataille verbale

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avec le directeur pour comprendre ce qui aurait pu contrarier les représentants du CPM. Raynier appelle donc au CPM pour mieux saisir les raisons de leur refus. On lui explique qu’une scène en particulier pose problème car elle s’attaque à l’identité de Fidel Castro, ancien commandant en chef, ancien Président (jusqu’à 2008) et ancien premier secrétaire du Parti communiste (jusqu’à 2011).

27 La scène qui pose problème se déroule ainsi : Alayo, son groupe de rap et un cinéaste de Santiago se préparent à tourner un vidéoclip. On aperçoit Alayo qui cherche une rallonge électrique et une radio pour faire jouer le thème musical dans une rue de son quartier, endroit sélectionné pour l’enregistrement. Face à la difficulté de la tâche, Alayo se met spontanément dans la peau de l’ancien commandant en chef Fidel Castro en train de donner un discours à une foule partisane. Il lève l’index, adopte un air convaincant et proclame tout haut : Excusez-nous pour le retard. Nous faisons face à de sérieux problèmes mais le pays et le Parti grâce à leurs efforts vont résoudre les problèmes que nous rencontrons durant la réalisation de ce vidéoclip. Applaudissements [pause]. Patriotisme ! [pause]

28 Cette scène est pure ironie car Alayo imite grossièrement mais tout de même de façon très éloquente l’ancien commandant en chef Fidel Castro. Bien que cette séquence fût la seule scène problématique identifiée par le CPM, d’autres passages du documentaire auraient pu, à mes yeux, avoir été interprétés comme affichant un caractère autrement problématique. Par exemple, dans une autre scène, Alayo explique à sa mère que, s’il prenait la pleine liberté d’exprimer ce qu’il pensait dans ses chansons, un représentant du Parti l’appellerait pour obtenir des explications. Il insinue enfin que sa mère devrait lui apporter des cigarettes et du café en prison. Le CPM a pourtant confirmé à Raynier, que seule « la scène de Fidel » posait problème.

29 S’ensuit une discussion entre l’organisateur du lancement, d’autres collaborateurs et moi-même sur la meilleure façon de censurer cette scène, afin de maintenir la tenue du lancement. Plusieurs techniques ont été tentées mais il était difficile de pouvoir réaliser dans cette situation ce genre de travail que j’aurais qualifié de « boucherie » en un si court laps de temps. Il nous a alors été suggéré par un producteur hip-hop, membre de l’Asociación Hermanos Saiz (AHS)14 et travaillant à la tête d’une agence de musiciens à La Havane, de simplement couper le son durant la scène posant problème. Ainsi, les spectateurs ne pourraient entendre les propos d’Alayo, rendant la scène inoffensive. Cette suggestion a été approuvée par le directeur de l’établissement et nous avons donc accueilli les invités qui se pressaient déjà devant la porte de la salle de concert.

La réception de la censure

30 La décision de censurer la scène de Fidel (c’est ainsi que nous en sommes venus à la nommer) eut un effet pervers : même en coupant le son, les spectateurs avaient toujours accès aux images et aux sous-titres en anglais. Ils ont donc tous compris qu’Alayo imitait Fidel Castro. De plus, la perte momentanée du son a attiré l’attention de tous, y inclus des plus distraits. En conséquence, les spectateurs n’ont pu s’empêcher de rire devant l’imitation camouflée d’Alayo et la flagrante tentative de censure ratée. Le rire contagieux, rapidement diffusé parmi les spectateurs, m’a convaincue d’une chose : le public, pour sa part, n’avait pas été choqué par l’imitation d’Alayo. Bien au contraire, tous reconnaissaient l’ironie sous-jacente de son interprétation.

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31 En imitant Fidel prononçant un discours sur les difficultés à réaliser un vidéoclip, et sur l’espoir sans borne qu’il porte au Parti (communiste) pour résoudre les problèmes rencontrés, Alayo critique la présence ubiquitaire de l’État dans la vie cubaine. Aussi, il conteste le pouvoir de Fidel en l’abaissant, à travers sa personnification, à prononcer un fervent discours sur un sujet exagérément anodin, celui de réaliser un vidéoclip hip- hop dans un quartier populaire de Santiago de Cuba. L’ironie est d’autant plus percutante dans le contexte du lancement, qu’elle acquiert une visibilité, un statut public. La critique faite par Alayo est vue, donc vécue et internalisée, par un groupe de spectateurs, tous liés par le fait qu’ils sont momentanément unis par le visionnement d’une scène problématique. Les spectateurs partagent tous le même référent culturel et reconnaissent le message implicite à cette prestation.

32 Il faut rappeler qu’en utilisant l’ironie, Alayo recourt à un « véhicule privilégié de la critique » qui est d’autant plus percutante lorsqu’elle « porte sur les institutions ou sur l’exercice du pouvoir politique » (Forget, 2000-2001 : 46). Cette critique du système et surtout de son dirigeant emblématique, Fidel Castro, n’est pas couramment proférée publiquement car elle peut être sévèrement réprimandée, ce qui a eu l’effet d’amplifier les rires et l’inconfort ressenti sur le moment par les spectateurs. Ceci confirme également pourquoi le CPM a jugé que cette scène contrevenait à la trajectoire idéologique de la Révolution et que certains représentants du CPM ont demandé à l’éliminer.

33 Pour en revenir à la réception de la censure, des échanges ultérieurs avec des invités au lancement ont plus tard confirmé la prise de conscience soulignée ci-haut, à savoir que les spectateurs partageaient la critique implicite d’Alayo. Cependant, et de façon étonnante, la plupart des commentateurs ont dédramatisé cet épisode malgré la connaissance du fait qu’on avait tenté de censurer le film. On m’a expliqué qu’ « à Cuba, ce genre de chose arrive tous les jours ». Même Alayo ne semblait pas ébranlé par cet incident. Il n’avait aucun remords face à la mise en public de son imitation. De plus, il ne semblait pas craindre les réprimandes du CPM. Il n’avait peut-être pas tort puisque jusqu’à ce jour, Alayo n’a eu à se justifier devant aucun représentant de l’État15. Il ne semble pas non plus que le CPM ait poursuivi ses requêtes de censure car Golden Scars a été présenté sans accroche le lendemain dans le quartier où habite Alayo, puis une semaine plus tard à La Havane à l’occasion du Symposium Hip-Hop 2011, événement chapeauté par plusieurs institutions culturelles de l’État. Enfin, une couverture médiatique impressionnante a transformé le lancement du film en événement d’intérêt national !

34 C’est donc sur un ton de nonchalance que les spectateurs, composés surtout de jeunes, ont répondu à mes interrogations ultérieures face à ce qu’ils pensaient de la scène silencieuse. Enfin, il se peut que certains spectateurs n’aient pas compris pourquoi le son avait été momentanément coupé. Ils ont peut-être cru qu’un problème technique avait surgi. Cependant, plusieurs en étaient venus à la conclusion qu’il s’agissait d’une censure puisque le son a brutalement augmenté vers la fin de la scène, provoquant d’autant plus de rires et d’applaudissements qui venaient appuyer les propos implicites d’Alayo. Une chose est certaine : l’imitation de Fidel par Alayo a clairement fait effet à Santiago de Cuba !

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Conclusion

35 On pourrait se demander si la nonchalance perçue à travers mon questionnement sur cette censure exprime un désenchantement ou un désintérêt profond des politiques à ferveur idéologique parmi les jeunes. La banalité de la censure m’a sauté aux yeux au moment où j’ai interrogé certains spectateurs, qui me répondaient par le rire et l’indifférence. Dans un récent article sur la censure, Geoff Baker (2011b) rapporte une attitude similaire. Selon lui, les musiciens underground défient les politiques de l’État dans un jeu qu’il qualifie de « chat et souris » (ibid. : 13). En réalité, dit-il, les musiciens underground ne craignent pas la censure ; ils l’entretiennent pour ainsi donner une saveur contestataire à leur image artistique. Ils l’abordent avec humour, explique-t-il, et ne s’en préoccupent pas outre mesure.

36 Certes, la censure blesse toujours plus l’ego d’un acteur, d’un artiste, d’un initiateur ou d’un réalisateur ; c’est celui-ci qui, en fin de compte, se trouve lésé. Cependant, l’indifférence manifestée par ceux que j’ai interviewés après le lancement m’a laissée perplexe et m’a encouragée à me questionner sur ma prise de position face aux arguments mentionnés en introduction, des arguments qui appuient une vision défaitiste des jeunes face à la Révolution.

37 Après réflexion, j’en arrive à la conclusion qu’une compréhension plus articulée de cet épisode permettrait de mieux saisir les différents discours en jeu. Comme le souligne Sachiko Tanuma (2007), dans le contexte cubain, l’ironie ne peut pas être analysée comme une expression qui va à l’encontre d’un pouvoir quelconque. Ainsi, dans le cas de la scène de Fidel, l’ironie ne représente pas une critique qui se positionne contre la Révolution. Elle exprime plutôt des émotions ambivalentes face aux figures et symboles de la Révolution, ce que Tanuma (ibid.) nomme l’ironie post-utopienne. Les Cubains qui ont un jour cru en l’utopie du projet révolutionnaire, mais qui sont aujourd’hui déçus par ce rêve, représentent ces insiders, « enfants de la Révolution de 1959 », terme utilisé par Tanuma, emprunté à Ruth Behar (2000). Ils sont ironiques, et bien que critiques, ils ne cessent d’être sympathiques au projet de la Révolution (ibid. : 48). D’autres scènes du film expriment également cette ambivalence. Par exemple, lorsque Alayo s’approprie le discours de l’État face au terrorisme tout en se dissociant de celui-ci, il se positionne en dialogue plutôt qu’en rejet ou en pleine adoption d’un discours dominant.

38 Lorsque les spectateurs intériorisent cette ironie, ils réagissent de la même manière : ils partagent cette « douce critique » tout en ressentant un malaise à cause de sa mise en public. Il est cohérent selon la perspective des spectateurs que cette scène ait été censurée car ils ont reconnu le « danger » sous-jacent à cette ironie rendue publique. Cette décision ne les surprend donc pas ; elle rappelle une série banale d’événements semblables ayant restreint leur liberté d’expression dans le passé. L’inaccessibilité à Internet, à la presse écrite internationale et à des médias qui n’appartiennent pas à l’État sont des exemples de censure à grande échelle vécue par la grande majorité des Cubains vivant sur l’île socialiste. Leur immobilité face à la censure du film ne signifie pas qu’ils approuvent une telle pratique. Dans tous les cas, ce fut une censure ratée, le message est tout de même passé et c’est à ce moment que l’ironie a acquis encore plus de force significative.

39 Si on adopte cette perspective, on peut encore se demander pour quelle raison le CPM a perçu un danger réel dans cette scène plutôt qu’une ambivalence idéologique sous- jacente ou une ironie post-utopienne, pour reprendre le terme de Tanuma. Un

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producteur originaire de Santiago, mais vivant à La Havane, m’a quant à lui affirmé que Santiago était « arriéré face à la ligne de conduite idéologique imposée par l’État », et qu’on pouvait ressentir une plus grande ouverture à La Havane, la capitale. Une autre spectatrice ayant un poste de fonctionnaire dans une institution culturelle à Santiago m’a expliqué que le CPM avait un nouveau directeur et qu’il adoptait une ligne de fer quant aux allusions douteuses au système et à ses dirigeants. Que ce soit pour une raison ou une autre, il va de soi que le discours des jeunes change au fil des événements. Ainsi, la censure ratée d’une scène de Golden Scars a eu pour simple effet d’ajouter une goutte d’eau de plus au moulin. Les dynamiques telles qu’exprimées lors du lancement du film et rapportées dans cet article démontrent que la jeunesse exprime des émotions ambivalentes face au système cubain. Comme le soulignait Alayo, ces évidences nous autorisent-elles à penser à une nouvelle aire révolutionnaire ? Je l’ignore, mais une chose est certaine : la jeunesse cubaine ne peut pas être qualifiée de désillusionnée, de contre-révolutionnaire, et encore moins de représentante d’une génération vidée de références idéologiques.

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Roberto ZURBANO, « El Rap Cubano: Can’t Stop, Won’t Stop the Movement! », in Ariana HERNANDEZ-REGUANT (ed.), Cuba in the Special Period: Culture and Ideology in the 1990s, New York, Palgrave Macmillan, 2009, pp. 143-158.

NOTES

1. Dans le domaine de la musique rap et des jeunes, les documentaires Inventos : Hip Hop Cubano (2003), Cuba Rebelión : Underground Music in Havana (2008) et Guerilla Radio : The Hip-Hop Struggle Under Castro (2008) sont des exemples de cette narration pessimiste véhiculée par la jeunesse cubaine envers le système cubain. 2. Le reggaetón est un style musical, initialement commercialisé à Puerto Rico, qui est apparu au début des années 2000 dans les Caraïbes. Il proviendrait d’un mélange de plusieurs genres et courants musicaux tels le raggamuffin panaméen, le dancehall jamaïcain et le rap nord- américain. Aujourd’hui, plusieurs jeunes d’Amérique du Sud et des Caraïbes et de leurs diasporas, s’identifient à ce genre musical. Le recueil de textes Reggaeton (2009), édité par Raquel Z. Rivera, Wayne Marshall et Deborah Pacini Hernandez, constitue un excellent survol de ce phénomène musical et social. 3. La timba réfère à un genre musical cubain indépendant ; il ne serait donc pas exact de le définir simplement comme « salsa cubaine ». La salsa est un genre musical dansant qui s’est développé aux États-Unis auprès de la diaspora latino-américaine, mais qui a son origine dans le son montuno cubain. Pour plus de détails sur l’histoire complexe de ces genres musicaux latins, voir les références suivantes : Aparicio (1998) ; Fernandez (2006) ; Perna (2005).

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4. Le terme « balseros » réfère aux Cubains qui tentent d'émigrer sur des bateaux de fortune appelés « balsas », vers les états voisins dont les Bahamas, les îles Caïmans, et surtout les États- Unis. 5. Nous invitons les lecteurs à visionner la bande annonce de Golden Scars à l'adresse suivante : http://www.youtube.com/watch?v=HeJYGqNEv1E. 6. Le dancehall et le reggae sont des genres musicaux typiquement jamaïcains. Le raggamuffin est souvent défini comme un sous-genre du reggae et du dancehall. Le raggamuffin du Panama chanté en espagnol, par exemple avec El General et Chicho Man, a eu une grande influence sur les rappeurs de Santiago de Cuba. Enfin, certains croient que le reggaetón a émergé sur l’île de Puerto Rico, tandis que d’autres s’entendent pour dire qu’il est plutôt apparu au Panama (voir aussi note 2 ci-dessus). Dans tous les cas, ce style est influencé par plusieurs musiques caraïbéennes, dont celles mentionnées dans cette note. Le rap chanté en espagnol de Puerto Rico, avec Vico C par exemple, a été un facteur clé dans le développement du reggaetón. 7. J’ai discuté du studio d’enregistrement dans un article déjà publié (Boudreault-Fournier, 2008) et dans un autre texte en collaboration avec Jan Fairley (sous presse). 8. Pour plus de détails sur le rôle du CPM, voir Boudreault-Fournier (2008a). 9. Le site Freemuse (http://www.freemuse.org/sw305.asp) offre des détails sur le cas de Los Aldeanos. L’article de Jan Fairley (2004) donne un survol complet de la censure de la musique populaire et dansante à Cuba. Voir aussi l’article de Fairley et Boudreault-Fournier (sous presse) sur les studios d’enregistrement. 10. Le blog peut être consulté à cette adresse : http://www.desdecuba.com/generaciony/. 11. L’autre personnage principal du documentaire Arturo Laourence, alias K-merun, était au Venezuela lors du lancement et n’a donc pas pris part aux préparatifs de l’événement. 12. Traduction : « Ventre plein, cœur content ». 13. Pour plus de détails, voir par exemple l’article dans Le Guardian, publié le 9 septembre 2010 : http://www.guardian.co.uk/world/2010/sep/09/fidel-castro-cuba-economic-model. 14. Association sociale regroupant une sélection d’artistes accomplis de moins de 35 ans. 15. En tant que réalisatrice, j’ai toujours ressenti que cette scène pourrait poser problème dans le contexte cubain. Plusieurs échanges avec Alayo avant la fin du montage m’avaient assurée qu’il était à l’aise avec la présence de cette scène dans le film. J’étais, bien entendu, disposée à l’éliminer dans le cas où Alayo l’aurait sollicité.

RÉSUMÉS

Le film ethnographique Golden Scars (2010) réalisé par l’auteur de cet article a été officiellement lancé à Santiago de Cuba en août 2011. Dans ce documentaire, deux jeunes rappeurs cubains partagent leurs peurs et leurs rêves sans toutefois aborder directement le thème de la Révolution. Cependant, leur narration n’est pas vide de sens politique. Des pointes d’ironie démontrent que ces jeunes n’ont pas leur langue dans leur poche. Cet article examine une scène de Golden Scars identifiée par des autorités culturelles comme étant problématique du point de vue idéologique. Surprise : ces mêmes autorités ont décidé de censurer la « scène de Fidel » peu avant le début du lancement. Cet article propose une discussion de la réception des textes audio- visuels produits par des anthropologues de retour sur le terrain d’accueil en prenant l’événement du lancement de Golden Scars et de sa censure comme point d’analyse. Une réflexion sur les

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dynamiques narratives apparues lors du lancement nous permet d’affirmer une fois de plus que la jeunesse cubaine adopte un discours ambivalent face à la Révolution, sans toutefois se positionner à l’encontre, ni en dehors du projet révolutionnaire.

INDEX

Mots-clés : réception, film ethnographique, documentaire, censure, rap, Cuba

AUTEUR

ALEXANDRINE BOUDREAULT-FOURNIER

Université de Victoria, Colombie Britannique

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Rapper en « terrain miné ». Pratiques musicales et dynamismes des imaginaires sorciers au Gabon

Alice Aterianus-Owanga

1 Depuis ses prémices jusqu’à nos jours, l’histoire du mouvement rap au Gabon contient de nombreux récits, rumeurs et légendes urbaines faisant état de pratiques de sorcellerie dans les activités des rappeurs. Au milieu des années 1990, la mort prématurée d’un des précurseurs du rap à Libreville et les crises de folie qui la précédèrent furent ainsi associées à l’achat d’une bague « mystique » importée depuis l’Inde et employée comme un « fétiche » censé accroître le potentiel de réussite de son possesseur. Plus tard, un célèbre groupe gabonais, survivant à l’effondrement d’une rampe lumineuse lors d’un spectacle, se déclara dans un morceau rescapé des « attaques mystiques » envoyées par ses détracteurs et concurrents dans le réseau du rap, exprimant ainsi l’existence de sentiments de persécutions sorcellaires et de conflits mystiques à l’intérieur du milieu musical. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de voir dans les propos des auditeurs de rap ou des artistes des comparaisons entre certains rappeurs et des « ngangas », des « gourous », ou des féticheurs réalisant des « tchangs » pour parvenir au succès escompté1.

2 Ces différents récits illustrent la manière dont le mouvement rap est partie prenante d’un système de représentations symboliques et de relations sociales marqué par l’imaginaire sorcier. Le champ que je qualifie ici de « mystique » se manifeste en effet dans plusieurs sphères de la vie urbaine et de l’espace public gabonais2, comme le décrivent les travaux de Joseph Tonda (2005), Ludovic Mba Ndzeng (2006), ou Florence Bernault (2005), qui présente les soupçons sorciers comme le miroir reflétant toutes les tensions et conflits sociaux, et la sorcellerie comme « un enjeu crucial de l’imagination publique » (Bernault, 2005 : 21). A partir de données ethnographiques recueillies dans le cadre de plusieurs enquêtes ethnographiques auprès des rappeurs de Libreville3, cet article se propose de décrire comment le rap s’est implanté au sein de cet univers symbolique, et d’interroger les dynamiques sociales et les interpénétrations issues de cette rencontre. Tout d’abord, comment la pratique du rap s’est-elle intégrée dans des

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logiques d’interprétation et de représentations symboliques propres à ce contexte ? Par ailleurs, en quoi l’appropriation de cette forme musicale globalisée a-t-elle contribué, de manière réciproque, à l’émergence de nouvelles dynamiques de l’imaginaire sorcier ?

3 Face à l’épineuse question de la « réalité » de la sorcellerie et des préceptes méthodologiques et épistémologiques à adopter pour aborder des terrains discutant des phénomènes surnaturels, la notion d’ « imaginaire sorcier » (ou d’« imaginaire de la sorcellerie ») traverse les écrits de différents chercheurs en sciences humaines, s’y présentant comme un concept analytique opératoire4 (entre autres : Dozon, 1981 ; Bernault & Tonda, 2000 ; Geschiere, 2000 ; Mary, 2001). Dans la continuité de ceux-ci, je m’appuie sur le concept d’imaginaire sorcier pour désigner un cadre de déchiffrement du réel se référant à des lieux, des actions ou des instances appartenant au registre du surnaturel. J’emploierai donc dans cet article l’expression émique de « mystique » retrouvée à plusieurs reprises dans les expressions des jeunes Gabonais, ainsi que celle d’ « imaginaire sorcier », qui relève d’une catégorie d’analyse étique des discours et phénomènes observés.

4 Dans un premier temps, je décrirai globalement comment les textes des rappeurs véhiculent des lignes structurantes de l’imaginaire sorcier et en quoi la pratique du rap s’est intégrée dans ce terrain « miné »5 par la sorcellerie. Puis, j’analyserai les morceaux de rap d’un rappeur de l’ethnie fang6 évoluant entre Libreville et l’intérieur du Gabon et leurs fonctions dans son vécu social, familial et religieux, pour mettre en évidence la manière dont la pratique musicale contribue aux métamorphoses de l’univers sorcier et de ses logiques sociales, cela en résonance avec les influences de l’expérience religieuse initiatique. Je m’intéresserai enfin à la manière dont le rap est employé comme instrument de liaison ou de redéfinition des frontières entre différentes catégories de la vie sociale et symbolique : entre la province et la capitale, entre les aînés et les cadets sociaux, entre l’univers du jour (et des humains) et celui de la nuit (des sorciers). Il convient cependant d’abord d’entamer cette contribution par quelques éléments de contextualisation concernant l’implantation du rap dans la société gabonaise et l’entrée de la sorcellerie dans le milieu social des rappeurs.

L’entrée de la sorcellerie dans les discours et les pratiques des rappeurs

5 Précédé par la création de groupes de danse et la reprise d’un ensemble d’attitudes corporelles inspirées des États-Unis, le rap apparaît à Libreville à la fin des années 1980, dans le contexte de crise politique et de revendication démocratique précédant l’instauration du multipartisme (1991). Alors que les concours de breakdance et de « robotique »7 font déjà fureur depuis plusieurs années à Libreville, V2A4 est le premier groupe de rap gabonais à se faire entendre dans les écrans et les postes radiophoniques librevillois en 1990, avec le morceau « African Revolution ». Ces enfants de hauts fonctionnaires gabonais y signent une diatribe dénonçant la corruption, le monopartisme et la conservation du pouvoir entre les mains des élites. Le mouvement rap se propage alors rapidement auprès des jeunes de milieux plus défavorisés, pour se développer au cours des années 1990 par la formation de labels de production musicale, l’organisation en réseau des acteurs de la musique rap8, et leur mise en relation avec le marché local et international de la musique. Aujourd’hui, les studios d’enregistrement

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et les médias de diffusion de la musique rap se localisent principalement à Libreville, où réside la quasi-intégralité des artistes en avant de cette scène musicale9. Certains ont grandi dans des villes ou des villages de l’hinterland gabonais, d’autres, du fait des mobilités interprovinciales qui traversent le territoire gabonais (entre autres en raison des mutations des fonctionnaires et agents administratifs), ont parfois résidé dans une ou plusieurs villes de province.

6 Après s’être focalisés sur la dénonciation des modes de gouvernance autocratiques, du système néocolonial (marqué par la présence des militaires français à Libreville), ou des conditions de vie précaires des Gabonais, les textes de rap se sont progressivement intéressés à différents autres aspects de la vie des jeunes de Libreville : les relations de genre, les ambiances festives nocturnes, la vie urbaine, le milieu du rap et son organisation, mais aussi la thématique de la sorcellerie10. Le fétichisme et les pratiques occultes (trafic d’organes, consommation de sang humain, sacrifices, crimes rituels) sont partie intégrante du quotidien urbain, des faits divers et des imaginaires populaires, ce pourquoi la question de la sorcellerie constitue une thématique à part entière des textes de certains rappeurs. Outre des allusions fréquentes aux notions de « vampire », de « sorcellerie » et de « magie », on trouve quelques morceaux consacrés exclusivement à la question du mystique : le titre « Blindé », référence aux techniques et rituels de protection visant à entourer l’individu d’un « blindage », « Me vine mbo », qui en langue fang signifie « je n’aime pas la sorcellerie », ou encore « Ékowong »11, nom d’un village situé dans une province du nord-est du Gabon connue pour ses nombreux sorciers.

7 Les pistes consacrées à la question du « mystique » et des pratiques rituelles sont fréquemment combinées à des accompagnements instrumentaux traditionnels et parfois à des textes en langue vernaculaire. Loin d’être anodine, cette observation sur les liens entre l’alternance linguistique et thématique dans le rap révèle des logiques structurantes de l’imaginaire sorcier. D’après les explications recueillies auprès de rappeurs et rappeuses abordant ce sujet, le domaine de la sorcellerie comporte un trait commun avec les langues vernaculaires, les instruments traditionnels et les pratiques initiatiques : leur origine villageoise. Considérées comme propres aux cultures gabonaises et antérieures aux phénomènes d’acculturation nés de la rencontre avec l’Occident, certaines thématiques sont abordées dans les textes de rap en langue vernaculaire, car elles comporteraient le même rattachement à l’univers villageois, berceau originel d’un ensemble de pratiques depuis lors en mutation dans le contexte urbain. Un rappeur de Libreville m’expliquait ainsi à ce sujet : « C’est un cliché, mais pour nous le spirit, le vampire, c’est le bled. […] Si les gens fuient le bled, l’exode rural, c’est à cause du vampire » (BJL, août 2011, Libreville). Les zones provinciales, ici désignées au travers du nom argotique « bled » sont dans les stéréotypes populaires des jeunes de Libreville en corrélation avec les pratiques de sorcellerie comme « le vampire » ou son synonyme argotique, le « spirit ».

8 En outre de son imprégnation dans les textes des rappeurs, l’omniprésence de la sorcellerie se donne également à voir dans des modes de relation entre les rappeurs et les groupes de rap, qui témoignent de stratégies d’accroissement de la notoriété et d’une conflictualité employant, entre autres, le canal d’armes « mystiques ». Alors que dans le milieu de la rumba congolaise de Kinshasa, Bob White observe que les rumeurs de sorcellerie touchent particulièrement les artistes musiciens qui « s’affirment de manière indépendante des institutions sociales et des réseaux »12 (White, 2008 : 230), le

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milieu musical gabonais est aussi parcouru en différents points par des rumeurs de pratiques occultes. Traitant d’opérations mystiques, d’usages de fétiches, de bains purificateurs, de rituels occultes, et d’attaques entre artistes au travers de « fusils nocturnes » ou de « CPT »13 , les comportements, les rumeurs, et les discours recueillis auprès des artistes permettent de penser que la sorcellerie a pleinement pénétré cet univers artistique pour devenir une arme stratégique de la concurrence entre artistes. Ils confirment en ce sens l’idée d’une entrée de la sorcellerie dans de nouvelles sphères de la vie urbaine14, et son extension en dehors de la sphère intralignagère longtemps étudiée par les anthropologues africanistes (Adler, 2006) - bien que cette dernière conserve une place importante dans l’imaginaire et le vécu des rappeurs observés. Nous allons voir au travers du cas d’un artiste qu’en parallèle d’une pluralisation des formes du mystique dans le milieu des musiques urbaines, la rencontre et l’interpénétration entre rap et « territoires sorciers » (Henry, Tall, 2008) conduisent à une redéfinition de certains thèmes majeurs de l’imaginaire sorcier que sont la sphère familiale, le village et les ainés sociaux.

Rap de « province » et désirs d’entrée dans le marché international de la musique

9 Auteur de certains des morceaux de rap gabonais les plus riches en matière de « mystique », le rappeur Roda N’No et le parcours de vie15 qu’il a traversé apportent des angles d’entrée tout particulièrement intéressants pour appréhender les interactions entre l’activité musicale et les pratiques ou les représentations liées à l’imaginaire sorcier.

10 De par les liens singuliers qu’il entretient à l’égard des zones provinciales et de l’univers du « mystique », ce dernier offre tout d’abord un axe de compréhension original des relations entre la pratique du rap, les circulations entre rural et urbain, et la question de la sorcellerie. A la différence de ses pairs, qui sont issus d’itinéraires de vie en contexte urbain, Roda N’No a été élevé durant la majeure partie de son enfance et de son adolescence dans la province de l’Ogooué-Ivindo (nord-est du Gabon), et il se définit comme un enfant de « mkwakh », désignation spatiale attribuée aux zones situées en périphérie urbaine, aux confins des routes bitumées et à l’orée des zones de brousse. Ces espaces sont souvent associés dans l’imaginaire des gens de la ville à un degré de « développement » ou de « civilisation » inférieur, et à la condition de « broussard », pour reprendre le terme péjoratif employé par nombre de librevillois à l’encontre des personnes du village16. Cette dépréciation de certains espaces ruraux et des origines territoriales « villageoises » fait écho aux associations d’idées remarquées précédemment entre le village et des pratiques perçues comme rétrogrades, telles que la sorcellerie.

11 C’est depuis Makokou - chef-lieu de la province de l’Ogooué-Ivindo - que Roda N’no découvre au début des années 1990 quelques figures du rap français comme Iam, qui le marquent par la profondeur et la portée lyrique de leurs textes. Tout en s’intéressant à la culture hip-hop en pleine expansion à Libreville et à l’internationale, mais encore embryonnaire dans la ville de Makokou et sa périphérie, il poursuit son parcours scolaire et son quotidien de jeune du village, ponctué par les activités rurales et par les étapes d’initiation aux rites traditionnels, comme celui qu’il traverse à six ans à l’occasion de sa circoncision. Tandis qu’il écrit ses premiers textes à la fin des années

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1990, des groupes de rappeurs se constituent dans les quartiers et établissements scolaires de Makokou, réunis par des liens ethniques ou lignagers. En concordance avec la composition ethnique de cette ville, les collectifs scindent alors les jeunes de l’ethnie fang et ceux des groupes Kwélé et Kota, les principales ethnies qui se répartissent dans les quartiers de la localité. Suite à une période d’affrontements entre ces clans de rappeurs fondés sur un ciment ethnique et lignager, plusieurs de leurs membres se réunissent au sein d’un groupe, « 6ième Cime », qui comme son nom l’indique, envisage de mettre en avant les richesses de la 6ième province du Gabon (l’Ogooué-Ivindo) dont ils se reconnaissent.

12 Au début des années 2000, ce groupe se stabilise autour de trois membres principaux : Roda N’No, de l’ethnie fang, D.Golss, rappeur kwélé d’un village voisin de Makokou, et Bubal, chanteur punu originaire du sud du Gabon. Ils profitent de vacances à Libreville pour enregistrer leurs œuvres musicales dans des studios (alors inexistants dans la majeure partie des villes de province), et les ramener ensuite à Makokou.

13 A la différence du Liban, où Nicolas Puig (2009) observe que le rap « témoigne de l’urbanité des individus et constitue une matrice de représentations des quartiers et des camps » (Puig, 2009 : 166), nous voyons ici que la territorialité de ces acteurs du rap gabonais se définit dans un dialogue et une circulation entre pôles urbains et ruraux. Quoiqu’ils se revendiquent en partie d’une culture hip-hop urbaine, c’est en affirmant leur éducation traditionnelle du « bled » et en mettant en avant dans leurs morceaux et leurs comportements les savoirs acquis au travers des initiations traditionnelles et du quotidien des enfants du village qu’ils s’octroient la singularité artistique recherchée vis-à-vis des autres rappeurs de Libreville. Ainsi, tandis que Roda N’No expose dans ses morceaux des techniques de chasse, systèmes de plantation agricole ou habitudes culinaires du village sous la forme de proverbes, de figures de style et de métaphores, D.Golss s’attache de son côté dans certaines œuvres en langue kwélé à retracer le récit de sa circoncision, rite de passage fondamental de la vie sociale et symbolique des Kwélé 17.

14 C’est d’abord au sein du groupe 6ième Cime que Roda N’No évolue musicalement, puis lors de son installation à Libreville, où il passe son baccalauréat et s’inscrit à l’université, il entame une carrière en solo. A partir de 2007, il se fait connaitre dans le réseau du rap de Libreville par ses textes en langue fang nzaman et par les fonds instrumentaux traditionnels qui accompagnent ses morceaux, se faisant produire durant quelques années par le label18 d’un groupe de rap évoluant entre la France et le Gabon (Zorbam Produxions).

15 Après avoir exercé auprès de ce label, puis suite à des rencontres avec des musiciens étrangers lors d’un festival se tenant à Libreville19, sa démarche musicale actuelle s’oriente autour de la recherche d’une authenticité musicale. Celle-ci résiderait dans la mise en avant des langues vernaculaires et de connaissances locales traditionnelles acquises auprès des anciens du village20. En réponse à la quête de l’authentique décrite par certains chercheurs comme un trait du marché postcolonial de la musique21 (Raibaud, 2009 ; Da Lage, 2000, 2009), Roda N’No envisage d’aller puiser dans les « profondeurs » de la langue fang, pour la réinventer au son des rythmiques hip-hop et des arrangements de concepteurs musicaux basés en France et en Angleterre, et ainsi se faire connaitre par-delà les frontières du Gabon dans les réseaux de la « world music ». Ce désir de fabrique d’un style musical original, commercialisable dans les marchés musicaux nationaux et internationaux, le conduit à rechercher des éléments

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de particularisation typiquement africains ou fang dans les traditions, les langues ou les pratiques religieuses locales, ce qui explique en partie la place particulière accordée à la sorcellerie et au « mystique » dans ses morceaux. Roda N’No introduit en effet dans son œuvre de nombreux récits de sorcellerie et des références à l’univers symbolique, qu’il s’agisse des rituels d’initiation traditionnels qu’il a traversés ou des soupçons de maléfices qui auraient été jetés dans sa parenté.

Une esthétique égotrip entre condamnation sorcière et récit initiatique

16 L’inclusion du champ du mystique dans la pratique du rap donne naissance chez Roda N’No à une version originale de la notion d’égotrip. Ce type de discours, exercice de style compétitif jouant sur des techniques de vantardise, se retrouve dans plusieurs adaptations du genre musical rap au travers du monde (Barret, 2008 ; Moulard-Kouka, 2008 ; Pecqueux, 2009). Pour les rappeurs du Gabon, les textes intitulés « égotrip » peuvent être selon les cas des exercices de vantardise basés sur la démonstration de l’élégance vestimentaire, de la masculinité, du talent rhétorique ou de la force du rappeur, ils peuvent se fonder sur des récits autobiographiques ou des narrations de soi, ou encore procéder par des défis et provocations aux adversaires rappeurs en vue de démontrer la témérité de l’auteur. Mais dans l’écriture de Roda N’No, comme chez d’autres artistes appartenant aux sociétés initiatiques locales, l’égotrip s’associe fortement aux questions de sorcellerie et au récit du parcours initiatique. Les textes qu’il classe dans ce registre consistent en des mises en récit de soi combinant la projection imaginaire dans le monde du village, la présentation de la généalogie lignagère et l’univers symbolique de la sorcellerie. S’appuyant sur l’exercice de célébration de soi et de vantardise caractéristique du genre rap, l’œuvre de Roda N’No met alors en place un dialogue entre la dénonciation de la sorcellerie et la référence au monde de l’initiation, deux univers interdépendants.

17 La relation entre initiation et condamnation sorcière est probante dans l’un des morceaux de Roda N’No nommé « Mayi » (en langue fang, « je pleure ») ; il y pleure la perte de sa mère et de ses parents décimés par l’action des sorciers, en citant les noms des membres de sa famille responsables de leur mort. Il condamne les pratiques de sorcellerie et le détournement des techniques traditionnelles d’accumulation de force (comme le byéri22) au profit d’actions maléfiques, en interpellant ainsi ses défunts parents :

« A N’no Missoune, Evoue Missoune, nom de ses oncles maternels

A Nze Missoune. nom de sa mère

Mi nga wu e dzè ? Qu’est-ce qui vous a tués ?

Dzôgha me ye ngwel ye Dites-moi, est-ce de la sorcellerie

mam me ya nsône ? ou bien une mort naturelle ?

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Ye mia yem na bi mina ke be mi Savez-vous qu’on est allés jusqu’à consulter ngengang

ka Dzeng dzôm é nga mine yü ? des ngangas pour connaître l’origine de votre mort ?

Est-ce le mamba noir, la dent de la panthère, la hache des Évine nyo, asông nze, ôvône beyem ? sorciers23 ?

Biyoghe B’etome, Nzoghe, Nze, Biyoghe B’etome, Nzoghe, Nze [grands-parents de Roda],

bî mina be yem. on les connaît.

Roda N’No a ne ndzi ébôgha Roda N’No a déjà mangé le bois sacré

a sira fe ndzem. il n’est plus dupe.

Bong bese mi nga likh nda be mina Tous les enfants que vous avez laissés ont grandi vem

Ekila, Missoune, Missoune, Ekila, Missoune, Missoune,

Emane, N’no, Ngningone, Nyingone. Emane, N’no, Ngningone, Nyingone.24

Be te be fam, bôra be ngone. Ils sont devenus des hommes et des femmes

Be te bo bibone. Ils sont en âge de se marier.

Ma yagha na be ne ke ke melukh C’est bizarre que les femmes ne trouvent pas d’époux

ke byè bone. » et n’enfantent pas… »25

18 Dans ce premier couplet, Roda N’No révèle l’identité des responsables de l’infortune qui touche sa famille (stérilité, célibat, morts inexpliquées), contenue en la personne de certains de ses grands-parents et aînés du village. Il nomme les auteurs des meurtres de ses parents, en justifiant ses dires à partir de l’expérience initiatique qu’il a traversée et des découvertes qu’il a faites en ingérant le « bois sacré ». Cette expression désigne dans le langage populaire la plante locale tabernanthe iboga, dont la consommation est au cœur de différents rites initiatiques gabonais. De même lorsque Roda N’No déclare ne plus être « dupe », il sous-entend qu’il a été initié, et qu’il a par ce canal pris connaissance des ennemis à l’origine de son infortune.

19 Le premier rite de passage que Roda N’No a traversé à sa naissance est celui du melan, la plus grande société secrète des Fang. Ce rite se fonde sur le culte des ancêtres, opéré par l’intermédiaire du byéri, reliques sacrées composées de crânes et d’ossements, auxquelles est présenté l’initié pour le protéger et l’instruire des secrets du lignage. Ce n’est cependant pas à cette initiation que Roda N’No fait référence dans son morceau, mais à celle qu’il a vécue beaucoup plus tardivement : l’initiation au mbiri.

20 Le mbiri des Fang est une variante ou une branche du bwiti, fondé sur la consommation de l’hallucinogène iboga afin de provoquer un voyage visionnaire 26. Roda N’No s’y est initié en 2006, à Libreville, à l’initiative de son frère et de sa sœur ainés. Alors qu’il fréquentait déjà les veillées de bwiti de manière profane27, il fut appelé par ces derniers,

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désireux de franchir l’étape initiatique pour résoudre des sentiments de blocage dans leurs vies professionnelles et des maladies chroniques. Après s’être munis des objets requis pour l’initiation (nattes, pagnes, seaux, bougies), ils traversèrent d’abord tous trois une période de préparation passant par des bains purificateurs, et par le respect de certains interdits alimentaires et sexuels. Puis ils accomplirent le cœur de l’initiation dans le temple de la nganga (mère-initiatrice) : enfermés durant plusieurs jours dans une chambre, ils consommèrent la poudre de racine d’iboga, effectuèrent leur voyage visionnaire et découvrirent les causes de leur infortune, ou les sorciers à l’origine de leurs malheurs. Porte d’accès au monde « mystique », cette initiation fut le moyen pour Roda N’No d’entrer en contact avec ses ancêtres et son esprit tutélaire.

21 C’est au retour de cette initiation, après quatre jours passés dans le temple de la guérisseuse, que Roda N’No vît en songe sa mère décédée, et qu’il écrivit le texte « Mayi ». Assis sous le manguier situé au front de sa demeure familiale de Libreville, il créa ce morceau en un jour, inspiré par l’état ressenti durant la phase post-initiatique et par les effets hallucinogènes de l’iboga. Il conçut son œuvre en l’absence de musique, en commençant par ce couplet où il adopte la voix d’un esprit qui s’adresserait ainsi à lui :

« A mone venenghe, ke fangha yi! Mon enfant, sois fort, ne pleure plus !

nyüe aligha we émo, ta mère t’a donné la vie sur terre.

O ne mam fam, Tu es un garçon,

tanghi lumenghe fimi mir ! calme-toi et ressaisis-toi !

Ô bele nlô, ô bele mir, ô bele züi, Ta mère t’a doté d’une tête, d’yeux, d’un nez,

O bele anyu, ô bele mo, d’une bouche, de mains.

yemi bè, a tare, ô sira ndzem! Ecoute bien, tu es un garçon sensé !

abyali dia, be ve w’éyôle; A ta naissance, on t’a donné un nom ;

N’no Missoune, ndôm nyüe N’no Missoune, celui de ton oncle maternel,

Taghbe ane fam ! Comporte-toi comme un homme !

K’akône nda, mi lighi ya nseng Même si vous n’avez pas de protecteur et que

étam étam. Nzame a ta mine. vous êtes restés seuls, Dieu vous regarde.

A Nkorebore voleghe bone, Nkorebore, aide tes enfants, parce qu’on

bôr be si nyeng e keghe ôwoni, ne peut vivre que de graines d’arachide,

énam ku beloma28, ntsima ékone, de repas de misère, et

éfu akwagha ba mendzim meyông »29. des décoctions que nous donnent les anciens ».

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22 Le nom « Nkorebore » auquel fait référence l’esprit s’exprimant dans ce texte n’est autre que le kombo de Roda N’No ; rapporté de son voyage initiatique, ce nom constitue l’un des marqueurs de la mort symbolique et de la renaissance de l’individu survenant lors de l’initiation (Mary, 1983). Dans le bwiti, le kombo est toujours supposé être en adéquation avec la personnalité de son porteur et chargé d’une signification ésotérique ; dans le cas de Roda N’No, Nkorebore désigne un sauveur, venu délivrer son peuple. Cette fonction rédemptrice découverte par Roda N’No est invoquée dans ce texte comme clé de résolution des maux familiaux, à l’origine d’un comportement nouveau contre les attaques sorcières et les malédictions qui frappent sa famille. L’initiation est donc décrite comme l’embrayeur d’une réaction contre la sorcellerie et d’une prise en main du vécu lignager, confirmant les analyses de Julien Bonhomme sur le rôle de l’initiation au bwiti pour une reconfiguration des relations entretenues par l’individu avec le lignage et les sorciers (Bonhomme, 2005a).

23 Parallèlement, ce morceau de Roda N’No intéresse notre présente discussion en ce qu’il met en évidence l’existence d’autres reconfigurations conséquentes à l’initiation, agissant cette fois dans le domaine de la création musicale. Devenant un élément moteur de la création rap, l’initiation au bwiti (ou à sa variante mbiri) et la reconfiguration du vécu qu’elle entraîne modifient les formes de la création et les contenus des œuvres musicales. On notera tout d’abord que ce morceau a été écrit dans un état mental fortement nourri des effets hallucinogènes de l’expérience initiatique, conférant une signification singulière à la notion d’inspiration.

24 De plus, les expériences initiatiques sont réintégrées selon l’organisation du discours et de l’attitude affichée dans le genre rap : son kombo, nom d’initiation soumis usuellement à une part de secret, se voit exposé et brandi au même titre que les pseudonymes, « blaze » ou autres « a.k.a » déclinés dans les performances des rappeurs. Il sert, de même que la référence au statut d’initié, un propos centré sur l’affirmation du soi, qui joue sur la démonstration d’un pouvoir mystique conférant au rappeur une aura supplémentaire. Chez les rares rappeurs de la scène locale appartenant à des sociétés initiatiques, on retrouve fréquemment cette fusion des esthétiques égotrip et de l’affirmation du pouvoir spirituel ou des savoirs initiatiques qui conduisent dans la société urbaine gabonaise à un surcroit de considération, d’estime et de crainte. S’affirmer « blindé », chanter la grandeur de sa force spirituelle ou défier ses adversaires de l’agresser mystiquement constituent autant de modalités d’agrandissement de soi et d’autocélébration des rappeurs, et autant de témoignages de la pénétration du champ de la sorcellerie au sein des modes de conflictualité et de défi propres au genre rap.

25 Chez Roda N’No, les apports et modifications induits par l’initiation dans le vécu individuel, déclencheurs d’une nouvelle attitude vis-à-vis de la sorcellerie et du lignage, sont réinvestis selon les normes de présentation de cet univers musical, conduisant comme nous allons le voir dans la partie suivante à une remise en question de certains rapports de force et de domination. Car à la différence de l’égotrip de morceaux de rap classiques, Roda N’No ne s’adresse en effet pas seulement dans ses textes à des potentiels adversaires rappeurs, mais à ses sorciers et à certains membres de sa parenté.

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De l’accusation sorcière au procès des aînés sociaux

26 Dans le corpus d’œuvres de Roda N’No, plusieurs textes traitant du « mystique » comportent des références combinées entre l’univers de l’initiation et celui de la sorcellerie, et se rejoignent par le portrait identique du sorcier qu’ils dépeignent, sous les traits du vieillard. Dans le texte « Ekowong », Roda N’No procède par exemple à une description des pratiques de sorcellerie ayant cours chez les anciens du village et il décrit les actions de ses grands-parents et aînés sociaux par les expressions suivantes : « réaliser leurs sombres projets », « planter leurs fétiches tout autour du terrain familial », « miner les sentiers de pièges en tous genres », « extraire [s]on sang dans le but de nourrir leur animal totémique », ou encore « maudire ses enfants, tuer ses proches parents ». Il désigne d’abord ses accusés au travers du pronom « ils », puis cite nommément un grand-père sous la désignation « ce satané Nzoghe Obame » à qui il reproche d’avoir jeté la malédiction sur sa famille. Légitimant ses accusations par un recours aux aïeux et à la « tradition »30, il incrimine finalement ses grands-parents de la manière suivante : « sachez que nos parents chassaient pour nourrir leurs enfants, et non pour que ceux-ci soient consommés par leur serpent »31.

27 Le morceau « Ekowong » rend compte des sentiments de persécution sorcellaire exprimés par certains jeunes Gabonais, et de l’association généralement effectuée entre la sorcellerie, le village, et les anciens, perçus comme les consommateurs des forces et de la vitalité de la jeunesse. Chez Roda N’No comme chez d’autres rappeurs, la représentation du vieillard sorcier et de la consommation des forces des jeunes enfants par les anciens du village est un trait récurrent, de même que la personnification du sorcier dans la figure du vieillard, que l’on retrouve couramment dans les discours sur la sorcellerie32. Dans les textes de Roda N’No, si la vieillesse symbolise en un sens la sagesse et la connaissance traditionnelle, elle est aussi l’origine des maux actuels de la jeune génération et la source des blocages mystiques qui l’astreignent à des conditions de vie précaires. Pour les jeunes du Gabon, bien que le respect du droit d’aînesse constitue un principe fondamental33, les anciens du village sont les principaux suspects et accusés de sorcellerie, du fait de leur érudition en savoirs occultes. Les morceaux de rap véhiculent donc ici des cadres d’interprétation et de représentation du monde, réfléchissant des logiques de pensée propres à un contexte socioculturel particulier.

28 Toutefois, le cas de Roda N’No démontre que la pratique musicale ne se réduit pas à une expression de normes sociales et de représentations culturelles intériorisées, comme l’association entre vieillard et sorcier, mais de même que l’affirment les travaux réunis par Sara Fila-Bakabadio et Giulia Bonacci autour des musiques populaires, qu’elle entretient une « interpénétration avec la réalité sociale » (Bonacci, Fila-Bakabadio, 2003 : 9), en introduisant des dynamiques nouvelles et des instruments d’action sur ce réel. Dans le cas étudié, cette faculté d’action sur les ordres sociaux existants s’exerce et se donne à voir par un traitement de l’accusation de sorcellerie qui contraste nettement vis-à-vis des pratiques traditionnelles d’élucidation des causes du décès.

29 Au Gabon comme dans d’autres pays d’Afrique, une mort n’est jamais naturelle, et le décès d’un proche fait souvent l’objet de discussions et de réunions dans les familles pour déterminer les causes de la mort, ou le coupable du crime (Thomas, 1982). Ces réunions, étapes importantes du rite funéraire, se tiennent sous la direction des aînés sociaux qui orientent la discussion et l’élucidation des causes de la mort. Réglé selon une idéologie gérontocratique, le rite funéraire est un cérémoniel « codifié par ce

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référentiel capital que constitue le mythe et contrôlé par les ancêtres dont les patriarches sont ici-bas les représentants » (Thomas, 1982 : 11). Selon les ethnies, ce rituel peut prendre diverses formes ; ainsi chez les Fang Nzaman, la mort s’accompagne souvent de danses d’initiés, ainsi que d’échanges et de discussions entre les différentes parties de la famille du défunt (paternelle et maternelle). Les enfants, bien qu’ils soient présents et parfois pris à parti, ne sont pas habilités à intervenir librement, et le rôle de porte-parole des familles est exercé par les aînés. L’accusation ciblée fait ainsi l’objet de règles et de codifications échappant bien souvent aux moyens d’action et de prise de parole des jeunes.

30 Au travers de ce type de texte, Roda N’No formule donc une accusation rompant avec la relégation des jeunes en dehors des prises de décision, et exprime une résistance des cadets sociaux vis-à-vis des ordres de contrôle du pouvoir subis face à la mort. Dans d’autres pays d’Afrique Centrale, des phénomènes proches de soulèvement des cadets contre la mainmise des ainés sur l’organisation sociale sont relevés. Au Congo, Jean- Aimé Dibakana (2005) note qu’en contraste avec les rituels ordaliques autrefois pratiqués par les aînés pour sanctionner les sorciers, « aujourd’hui, se passant des procédures et valeurs familiales, les cadets s’en prennent physiquement aux aînés accusés de sorcellerie » (Dibakana, 2005 : 146). Cet auteur analyse les réactions de plus en plus violentes à l’encontre des aînés accusés de sorcellerie comme une « réinvention des pouvoirs des aînés par les cadets sociaux » (ibid.), possédant des effets sur l’organisation et sur le fonctionnement social. Dans une autre étude d’anthropologie urbaine réalisée à Kinshasa, Ivan Vangu Ngimbi (1997) analyse pour sa part les conduites tenues par les jeunes autour de la mort durant les années 1990 comme une forme de protestation sociale. Prenant en charge les animations funéraires à la place des aînés sociaux, les jeunes s’approprient les rites de deuil ; par un ensemble de conduites perçues parfois comme des « obscénités », ils inventent une « théâtralisation « new-look » du vécu mortuaire », en vue de répondre à un double besoin : « un procès des rapports sociaux et un mode populaire d’action politique » (Vangu Ngimbi, 1997 : 17). Les pratiques musicales des rappeurs et les conduites des jeunes kinois se rejoignent en ce qu’elles mettent en place un procès des rapports de domination des aînés sur les cadets. De même que les réinventions des rites funéraires ou les actes de violence à l’égard des anciens, la pratique musicale rap charrie de nouvelles conduites face à la mort et face à la question de la sorcellerie, et constitue une forme d’action sur l’ordre social et symbolique en présence.

31 Toutefois à nouveau, cette posture singulière vis-à-vis des devoirs de respect aux ainés ne peut être comprise dans toute sa complexité sans prendre en considération l’importance que joue l’expérience initiatique dans le rap de Roda N’No. Rappelons d’abord que les rites de passage gabonais, souvent traversés en réponse à un sentiment de blocage « mystique » et d’attaque sorcière, sont aussi structurés autour du rapport aîné / cadet qui possède une importance notoire dans la vie sociale gabonaise. Jean- Ferdinand Mbah, dans sa description du rituel de posthectomie (ou circoncision) chez l’ethnie nzébi du Gabon rend compte de l’importance de cette structure initiatique dans la production de hiérarchies sociales entre aînés et cadets et dans la gestion des conflits qu’ils peuvent générer (Mbah, 1997 : 50-54). Du côté de l’ethnie mitsogho, Julien Bonhomme relève que parmi les catégories hiérarchiques organisant la société secrète du bwiti (ainés/cadets, homme/femme, initié/profane), « la relation entre aînés et cadets est prise dans une relation d’ordre supérieure entre vivants et ancêtres » (Bonhomme, 2006 : 1947). La rencontre du néophyte avec ses esprits ancêtres, au

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sommet de la hiérarchie initiatique, et son accession au statut d’initié conduisent à une redéfinition de la place dans l’échelle générationnelle, ou du moins à la construction de zones plus labiles entre les catégories sociales.

32 Pour le cas de Roda N’No, ces remarques sur l’importance de l’initiation dans la manière de redéfinir ou de défier des frontières socialement instituées - comme celles distinguant les catégories d’aînés et de cadets -, se répercutent dans l’activité musicale, où elles sont subtilement réinvesties comme outil de contestation. Roda N’No explique ainsi les raisons de la transgression qu’il s’autorise dans ces morceaux : « Par rapport à ce que tu disais, je peux expliquer ça aussi par le fait que je ne suis pas jeune en esprit ; je peux être moi aujourd’hui qui parle, mais c’est pas moi. Souvent je parle au nom de N’no Missoune, N’no là vient de N’no Missoune, qui a vécu bien avant moi. Je ne l’ai pas connu. Mais en m’initiant, moi je l’ai vu. C’est lui qui est vieux, mais c’est peut-être lui qui parle à travers moi. Ça peut être aussi toujours les vieux qui parlent à travers moi [silence]. Parce que Roda N’no est vieux. […] Peut-être pour dire que j’ai beau être le benjamin, je suis le chef dans l’autre monde. Et quand je reviens, mon kombo, c’est Nkorebore. Un peu le sauveur, comme un Jésus ». Roda N’No, 1/8/2011, Libreville.

33 Durant son initiation, Roda N’No est entré en contact avec un esprit ancêtre, N’No Missoune, et s’est découvert un autre soi : « mystiquement vieux », « fatigué », « se trainant avec un bâton », ce personnage était incarné par le nom « Nkorebore » et assumait un rôle de sauveur. Dans les propos ci-dessus, Roda N’No justifie ses accusations subversives à l’égard des aînés par le recours à une expérience initiatique dont l’un des principes tient dans la transformation des rapports entre aînés et cadets. La rencontre avec les esprits-ancêtres et les modifications de son statut dans la hiérarchie des aînés et des cadets est convoquée dans son activité musicale. Elle y résonne en partie avec un discours égotrip et des techniques de valorisation de soi basées sur l’identification à l’esprit Nkorebore et l’invocation de l’ancêtre, celles-ci légitimant du même coup les prises de position adoptées et la transgression des codes régissant les rapports entre ainés et cadets.

34 En outre, c’est en se présentant par sa musique comme un défenseur des savoirs, des modes de vie et des messages des anciens du village (qui expriment une certaine fierté face à sa recherche dans les profondeurs de la langue fang), que Roda N’No parvient à légitimer une posture qui déjoue les frontières entre aînés et cadets. Tout en insufflant des nouvelles dynamiques à l’ordre des rapports sociaux par sa pratique d’un genre musical inspiré de l’étranger, Roda N’No inscrit les dénonciations auxquelles il procède dans la continuité des transformations induites par l’expérience initiatique et dans le respect des codes religieux permettant de contourner les frontières sociales.

35 Pour ajouter un élément concernant cette combinaison entre respect de codes implicites et résistances contre les ordres de domination dans la pratique musicale, on notera que dans ses accusations, Roda N’No ne s’en prend qu’à des parents de son lignage maternel, et ne se réfère à aucun moment à ses parents paternels. Cette dénonciation élusive, omettant certains acteurs de son vécu familial et certains éléments découverts lors de son initiation, s’enracine dans une règle du système de parenté fang. Chez cette ethnie, l’enfant bénéficie en effet d’un traitement plus clément auprès des membres de sa parenté maternelle, tandis qu’il est sujet à davantage d’interdits et de devoirs du côté paternel. Cette règle résulte d’une distinction établie entre deux types de relations familiales ayant cours au Gabon : celle entre « les parents

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que l’on respecte, et les parents que l’on plaisante » (Mayer, 1992 : 157). Comme le note Raymond Mayer, chez les Fang patrilinéaires, la branche maternelle est le « refuge absolu pour un individu » (ibid.), ce pourquoi Roda N’No se permet de procéder à des accusations dans sa parenté maternelle qu’il ne peut formuler en direction de son lignage paternel.

36 Par un agencement complexe de ruptures et de continuités vis-à-vis des ordres sociaux en présence, la condamnation sorcière observée chez Roda N’No se construit donc dans une intersection entre les règles de l’exercice rap, le procès des ainés sociaux et la reconfiguration du vécu individuel induite par l’expérience initiatique. Il réinvestit de manière subtile les acquis de l’initiation pour procéder à des actions de résistance à la domination gérontocratique et contourner les ordres sociaux, élaborant dans sa musique un lieu de dissolution de certaines frontières. Dans la continuité des œuvres séminales de Fredrik Barth sur l’ethnicité (1969) ou de celles de Michèle Lamont sur les frontières sociales et identitaires (Lamont, 1992 ; Lamont & Volnar, 2002), ces remarques mettent en évidence les modes de construction sociale des frontières, et leur dimension éminemment perméable, soumise aux stratégies des acteurs sociaux.

37 Nous venons de voir pour le cas des rapports hiérarchiques entre aînés et cadets comment la pratique musicale reconfigure des frontières socialement construites entre différentes catégories, en s’appuyant sur les matériaux symboliques et religieux offerts par les sociétés initiatiques locales. Au demeurant, cette observation ne vaut pas que pour les limites entre les catégories sociales, et nous allons maintenant voir qu’elle joue aussi sur les frontières symboliques structurant le mode de conception du réel et de l’imaginaire sorcier.

Montrer l’invisible : un morceau de rap entre deux mondes

38 Pour Roda N’no, la musique constitue un instrument de dénonciation des pratiques de sorcellerie des aînés et du contrôle du pouvoir qu’ils opèrent. De fait, son écriture musicale agit dans un champ de rapports de force et de pouvoir habituellement compris dans l’univers du « mystique » et de la nuit. S’exprimant à ce sujet, il explique de la manière suivante : « Le fait de dire ça comme ça ouvertement, pour moi, c’est pour que les gens sachent. Le « vampireux », après il va avoir peur de toi le jour, parce que tu as dit ça ouvertement. Comme ça, je les mets au défi aussi ». Roda N’no, 12/05/2011, Libreville.

39 Au Gabon, la notion de vampire désigne l’acte de sortie nocturne hors du corps par l’esprit, ainsi que l’organe de sorcellerie (habituellement localisé dans le ventre). Le « vampireux » représente quant à lui celui qui opère ces actions, en d’autres termes, le sorcier.

40 Pour mieux comprendre ces propos de Roda N’no et dans la continuité des éléments présentés précédemment concernant son initiation, il faut savoir que chez une partie des groupes ethniques gabonais, et notamment chez les Fang, la société se conçoit de manière duale. Au monde diurne du visible et des vivants répond invariablement un « monde nocturne, invisible au commun des mortels et parallèle au monde du jour » (Mba Ndzeng, 2006 : 36). Cet univers est réservé aux individus dont l’évu, ou l’organe de sorcellerie, a été éveillé, ceux que Roda N’No intitule les « vampireux ». Les sorciers

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mais aussi les initiés et personnes ayant activé cet organe se retrouvent dans le monde nocturne où ils s’affrontent et se voient, dans un espace invisible au commun des mortels. Voir l’autre signifie ici découvrir son double nocturne et l’observer dans le champ de bataille spirituel fréquenté nuitamment par les sorciers. Lors de son initiation, Roda N’No a pénétré cet univers nocturne et s’est ouvert à une nouvelle forme de vision : celle décryptant les actions dissimulées des sorciers, celle permettant d’appréhender les acteurs du domaine mystique.

41 Dans un article traitant des fondements cognitifs des représentations liées à la sorcellerie, Julien Bonhomme (2005b) reprend ces observations concernant la confrontation entre un monde visible et « un monde invisible auquel seuls certains ont accès » (ibid. : 2). Il y analyse que l’invisible ne désigne pas en tant que tel une destination ou un espace identifiable, mais bien plutôt une modalité d’action, un mouvement, un acte consistant à sortir de soi pour consommer la force de l’autre, et ce sans avoir été vu de ce dernier. Le cœur de la représentation sorcière tiendrait donc davantage sur la sortie en vampire et l’acte de fondre sur sa proie de façon dissimulée, que sur un espace symbolique identifiable. De fait, c’est en réalité la notion d’invisible et « l’absence de perception visuelle » au moment de la sortie en vampire qui formeraient « la racine des représentations liées à la sorcellerie » (ibid.).

42 En résonance avec ces dichotomies nocturne/diurne et visible/invisible qui organisent la société fang et les représentations de la sorcellerie, Roda N’No explique ainsi les modifications apportées par l’initiation dans son comportement : « Moi déjà, ça m’a ouvert mon esprit mystiquement. Aujourd’hui, si tu viens chez moi la nuit, je ne suis plus celui qui dormait paisiblement comme avant, qui ne voit rien le jour, qui ne voit rien la nuit. […] Et moi aujourd’hui je pense pouvoir dire que si tu viens chez moi la nuit, je te vois. ». Roda N’No, 1/8/2011, Libreville.

43 Ayant consommé le « bois sacré » (l’iboga) et accédé à l’univers nocturne, il a maintenant conscience des origines de son mal et de ses persécuteurs. Roda N’No conçoit alors ses textes comme un moyen de faire savoir aux sorciers qu’il a connaissance de leurs forfaits, en d’autres termes qu’il les a vus lors de son initiation. Le morceau de rap opère une fonction singulière puisqu’en désignant de manière explicite les auteurs du méfait, il constitue une forme de contre-attaque par la mise en accusation qu’il exprime. Tandis que l’initié se transporte dans l’univers nocturne lors de son voyage initiatique, dans le but de voir ses attaquants et de les contre-attaquer, Roda N’No utilise pour sa part le rap comme un médiateur entre ces deux versants complémentaires de la société, le monde diurne et le monde nocturne, l’univers des humains et celui des sorciers. Il insiste d’ailleurs dans les propos cités à la page précédente sur cette intention de ramener dans l’univers du « jour » le combat entamé contre les hommes de la nuit et de les défier « ouvertement » par son rap. Bien qu’il fasse savoir au grand jour l’origine du mal, l’acte de dénonciation ou de contre-attaque se réalise dans un entre-deux associant visible et invisible : tout en déclinant son identité, Roda N’No peut atteindre sa proie sans être visible au moment de l’attaque, puisqu’il se dissimule derrière le support sonore du morceau de rap, de même que derrière un masque. Dans un interstice entre le visible du commun des mortels et l’invisible domaine des sorciers, le rap révèle au grand jour ce qui ne peut ordinairement être vu que la nuit.

44 Cette position interstitielle du morceau de rap, qui rompt avec les ordres coutumiers de déroulement des accusations, n’est pas sans provoquer des tensions et des inquiétudes

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dans l’entourage de Roda N’No. Lors de la parution du morceau accusatoire « Mayi », des proches de son village s’inquiétèrent de cette dénonciation ouverte, craignant que ses accusations n’entrainent les représailles des suspects désignés.

45 Toutefois, malgré ces appréhensions, quelques années après la parution de son album, Roda N’No constate qu’il a survécu aux bourreaux de ses parents, et qu’il est parvenu grâce à son morceau de rap à marquer une rupture vis-à-vis du schéma de persécution sorcière, en procédant lui-même à une forme de contre-attaque et en reprenant le contrôle de son existence. En outre, bien qu’il procède à des accusations à caractère subversif, sa démarche de mise en liaison des espaces ruraux et urbains et sa mise en relief des savoirs recueillis chez les aînés de Makokou lui valent le respect et les encouragements des anciens du village, confirmant finalement la portée des productions musicales sur la construction d’espaces transversaux entre différentes catégories, ici celle distinguant aînés et cadets.

Conclusion

46 Nous avons vu dans cet article comment l’investissement du genre rap par certains jeunes Gabonais, animés d’un désir de mise en avant de particularismes dans le marché musical, avait pu conduire à une rencontre et un entrelacement des logiques de l’univers rap à celles de l’univers sorcier. La description du parcours et de l’œuvre d’un de ces artistes, Roda N’No, a par exemple mis en exergue la coexistence de deux types de dialogue entre le rap et l’univers sorcier : cet artiste emploie en un sens le style égotrip pour défier ses détracteurs mystiques et magnifier son pouvoir sorcier, et convoque de l’autre l’univers du mystique et de la sorcellerie afin de particulariser son rap et de pénétrer les réseaux de la world-music.

47 Certes, Roda N’No se distingue sous plusieurs aspects de ses pairs rappeurs, et il ne constitue pas une figure d’exemplarité des pratiques ou attitudes ayant cours dans le milieu du rap à Libreville. Pourtant, son récit de vie n’en constitue pas moins un outil adéquat pour appréhender les dialogues entre la pratique musicale et l’impulsion de nouvelles dynamiques sociales et symboliques, en l’occurrence celles de l’imaginaire sorcier. En considérant que les individus sont producteurs du système social, et non réceptacles d’un ordre qui s’impose à eux (Bertaux, 1997), on ne peut manquer de relever l’intérêt de la méthode biographique et de l’attention portée à des « personnalités-carrefour » (Morin, 1980) pour appréhender les dynamiques du social et la porosité des catégories qui le composent. Le cas de Roda N’No m’a intéressée ici non pas car il constituerait un archétype du rappeur gabonais, mais parce qu’il témoigne de la manière dont un individu s’est emparé d’une forme musicale pour procéder à des modifications de son univers social, en connectant l’ensemble des normes et des contraintes propres aux différentes sphères au sein desquelles il évolue ou qu’il aspire à intégrer (la sphère familiale, le milieu hip-hop librevillois, le marché international de la musique).

48 Sur un plan épistémologique, ces observations confirment aussi la pertinence d’une étude des pratiques musicales pour appréhender la construction des modes de catégorisation de la vie sociale, territoriale ou symbolique. Le cas de Roda N’No témoigne d’une manière originale de se jouer des frontières sociales et symboliques : par une technique de triangulation, les référents initiatiques et la question du mystique sont convoqués dans la musique pour contester des hiérarchies gérontocratiques. Le

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morceau de musique configure un espace labile où se discutent et où se mettent en mouvement les ordres sociaux, pour voir émerger des passerelles entre les catégories de rural et d’urbain, d’ainés et de cadets, de visible et d’invisible. Des études sur la ville ont mis en exergue la façon dont le maintien ou la transformation des frontières identitaires s’appuyaient sur « des éléments territoriaux, architecturaux et topographiques » (Hayot, 2002), d’autres sur les classes sociales ont souligné l’importance du gout dans la production de cultures de classe et de distinctions sociales (Bourdieu, 1979). L’analyse des œuvres d’un rappeur gabonais confirme que la musique s’inscrit aussi parmi ces domaines de redéfinition des frontières sociales, et l’importance d’une anthropologie des pratiques musicales pour comprendre le rôle de cette ressource symbolique « dans la création, le maintien, la contestation, ou même la dissolution de différences sociales institutionnalisées » (Lamont, Molnar, 2002 : 168).

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Discographie

241, 241, Amour, unité, Nofia Sound, 2008.

Lestat XXL, Bienvenue à LBV, Zorbam Produxions, 2007.

Roda N’No, Meni, Zorbam Produxions, 2008.

Roda N’No, Akamayong / Nkemeyong, autoproduction, 2012 (à paraître).

V2A4, African Revolution, 1990.

NOTES

1. Le nganga désigne le devin guérisseur dans différents rites initiatiques gabonais, notamment dans le bwiti. Le tchang est un objet confectionné lors d’un rituel visant à conférer une qualité ou un pouvoir particulier à son détenteur. 2. La notion de « mystique » discutée au long de cet article provient des discussions populaires où elle qualifie des actions, des lieux, et des situations appartenant au registre de la sorcellerie, du spirituel ou de l’initiation. 3. Ces enquêtes réalisées entre 2007 et 2011 s’inscrivent dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie s’intéressant aux pratiques musicales en contexte de mondialisation et aux processus identitaires développés autour de l’implantation du rap au Gabon. 4. Peter Geschiere note ainsi dans ses réflexions sur les relations entre sorcellerie et modernité que « l’imaginaire sorcier imprègne et conditionne la manière dont les gens essaient d’interpeller les changements modernes » (Geschiere, 2000 : 26). 5. Je reprends ici les paroles d’un morceau (à paraître) du rappeur présenté dans cet article, Roda N’No. 6. Les Fang sont l’ethnie démographiquement majoritaire du Gabon, localisés dans la province du Woleu-Ntem (Nord du Gabon), dans l’Estuaire et d’autres provinces du Centre du Gabon. Le mot Fang désigne aussi leur langue. 7. La robotique était dans les années 1980 l’une des danses diffusées par le biais de la vague hip- hop. 8. Je qualifie de réseau du rap un ensemble d’acteurs participant de la production musicale rap au Gabon (rappeurs, producteurs, managers, journalistes, concepteurs musicaux, organisateurs de spectacles…), liés par des relations de densités et de natures diverses, et réunis au sein d’un emboitement de formations sociales. Je m’inscris ainsi dans la continuité de certains courants d’anthropologie urbaine (Hannerz, 1983), et des recherches récentes qui ont mis en avant l’intérêt de considérer les pratiques artistiques et musicales au prisme de ce cadre d’analyse (Hammou, 2010), notamment en écho avec les processus de transnationalisation (Argyriadis, 2009). 9. On notera que la capitale économique Port-Gentil regroupe également un petit nombre d’artistes fonctionnant relativement en autonomie de Libreville.

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10. Les travaux de sociolinguistique réalisés par Michelle Auzanneau (2001) apportent un aperçu des thématiques abordées dans les textes de rap gabonais. 11. Le titre « Blindé » est extrait de l’album « Bienvenue à LBV », Lestat XXL, Zorbam Produxions, 2007. Le morceau « Me vine mbo », du rappeur Harley B., date du début des années 1990 et n’a été conservé ni dans des archives privées ni dans des banques de données radiophoniques. Le titre « Ekowong » est enfin issu du double album en cours de parution du rappeur Roda N’No (2012), « Akamayong / Nkemeyong ». 12. Je traduis les propos de Bob White (2008), qui met en exergue les relations entre les rumeurs desorcellerie et les sanctions communautaires contre les attitudes individualistes. Pour un article consacré à la question des rumeurs de sorcellerie chez les musiciens de Kinshasa, voir aussi White (2007). 13. Ce concept est inspiré d’un service offert par les opérateurs de téléphonie mobile, qui permet le transfert de crédit d’un abonné à un autre. Dans les discours populaires sur la sorcellerie, il s’agit d’une attaque ou d’une affection mystique se projetant par l’intermédiaire du téléphone. Un morceau du groupe de rap 241 intitulé « CPT » (2008) fait par exemple le récit des attaques mystiques dont ces artistes seraient victimes. 14. Pour quelques ouvrages traitant des dynamiques urbaines et évolutions contemporaines de la sorcellerie, voir par exemple Moore & Sanders (2001), Meyer & Pels (2003), ou encore le numéro « Territoires sorciers » des Cahiers d’études africaines (Henry & Tall, 2008). 15. Les informations concernant les œuvres et le récit de vie de Roda N’No sont publiées avec l’accord de cet artiste. 16. Un rappeur originaire d’une ville du sud du Gabon m’expliquait ainsi le stéréotype entretenu par une part de la population de Libreville au sujet du « villageois » : « On a l’impression que c’est un abruti. On a l’impression qu’un villageois, c’est quelqu’un qui ne connait rien, qui ne défend rien, qui connait peut-être juste la chasse, planter, manger, dormir. Je pourrais même aller plus loin : on a même l’impression qu’un villageois, c’est quelqu’un qui n’est jamais allé à l’école » (Buung Pintz, 8/08/2011). 17. Chez les Kwélé, la circoncision des jeunes garçons marque leur passage à l’âge d’homme par un ensemble d’épreuves et festivités, organisées annuellement pendant la période de saison sèche (qui s’étend de juin à septembre). 18. Au Gabon, le terme label désigne dans la majeure partie des cas des organisations informelles d’entraide et de production musicale, et dans quelques rares cas, des structures officielles établissant des contrats. 19. Le festival Gabao qui se tient annuellement entre la fin du mois de juin et le début du mois de juillet constitue depuis 2001 une des principales plateformes de mise en relation entre les rappeurs de Libreville et l’international, puisqu’il reçoit des artistes et entrepreneurs culturels étrangers (directeurs de festivals, producteurs, agents de maisons de disque). Roda N’No travaille ainsi depuis 2008 avec un concepteur musical résidant en France, rencontré à l’occasion de sa performance lors de cette édition du Gabao. 20. Les morceaux de Roda N’No et l’usage du fang qu’il y fait sont le produit de recherches effectuées auprès des anciens des villages Mayiga et Ekowong, respectivement à sept et cinq kilomètres de Makokou. 21. Ces canons du marché de la world music sont relayés auprès des artistes de musique urbaine de Libreville par le biais de radios comme RFI, des institutions culturelles françaises locales ou de festivals internationaux de musique, tels que le festival Gabao cité plus haut. 22. Le byéri est un culte des ancêtres de l’ethnie fang, fondé sur la conservation des ossements et des crânes ancestraux dans des boites reliquaires dont la transmission est censée assurer la prospérité du lignage. 23. Ces trois éléments sont des objets utilisés au titre de fétiches, ou comme des reliques léguées par les ancêtres, détentrices d’un pouvoir mystique. Le mamba noir sert à protéger la famille, et

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assure sa prospérité en renfermant la puissance du chef de famille. Ces pouvoirs sont aujourd’hui considérés comme maléfiques, et objets de crainte, associés aux rites occultes et aux pratiques de sorcellerie. 24. Il s’agit des enfants de la famille de Roda N’No demeurés orphelins. 25. Les extraits cités dans cet article ont été traduits en français en collaboration avec leur auteur. La transcription orthographique s’est effectuée en partie avec l’aide du dictionnaire de Samuel Galley (1964), mais elle s’est surtout appuyée sur les règles de l’alphabet scientifique des langues du Gabon (Hombert, 1990). Nous avons choisi de ne pas spécifier la tonalité ou la longueur vocalique des termes, en partie car ces éléments sont d’un intérêt secondaire pour une étude d’anthropologie, et car la prononciation du Fang nzaman employé par Roda N’No diffère sous plusieurs aspects des autres variantes de cette langue. 26. Pour les bwitistes, le mbiri est parfois appelé « l’hôpital » car il comporte une finalité spécifiquement thérapeutique (Fernandez, 1982 : 595). 27. Les veillées et les temples de bwiti séparent en effet les lieux et les moments accessibles aux profanes non-initiés, de ceux réservés aux seuls initiés. La dichotomie profane / initié est un élément structurant de cette société secrète (Bonhomme, 2006), de même que dans d’autres cérémonies initiatiques (Jaulin, 1967). 28. Dans son canton, cette expression qui signifie littéralement « les ailes de poule aux feuilles de taro » représente le déjeuner des enfants : du manioc avec de l’huile, du piment et du sel. 29. « Meyong » désigne une décoction aux fonctions médicinales préparée par les anciens à partir de graines et d’herbes de brousse, et bue le matin accompagnée de tubercules de manioc. 30. Roda N’No établit en effet une distinction entre l’usage des forces occultes fait autrefois par ses aïeux, qui conservaient des reliques et utilisaient leurs savoirs en vue d’accroitre le capital familial, et l’usage qui en est fait aujourd’hui, aux finalités maléfiques. 31. Le serpent, associé dans l’imaginaire populaire à la sorcellerie, était autrefois un animal employé dans les familles comme relique contenant la force du lignage. Comme Léa Zame Avezo’o le note dans une étude sur la néo-oralité urbaine, cette figure « s’enracine dans de nombreuses sociétés gabonaises qui associent le serpent, notamment le python, à l’abondance et à la régénération permanente » (Zame Avezo’o, 2005 : 235). 32. Cette propriété est toutefois remise en question depuis quelques années par le phénomène des enfants sorciers (De Boeck, 2000 ; Yengo, 2008), que Filip De Boeck analyse comme « la manifestation du bouleversement des imaginaires et des réseaux sociaux » (De Boeck, 2000 : 32). 33. Les rappeurs reproduisent ce système hiérarchique lié à l’aînesse : se répartissant par génération, ils s’accordent davantage de respect en fonction de leur ancienneté dans le mouvement. Des observations similaires sur la distinction entre des « grands » et des « petits » et des privilèges différentiels en découlant sont relevées par Bob White auprès des groupes de rumba de Kinshasa (White, 2008).

RÉSUMÉS

A partir d’une ethnographie des rappeurs de Libreville, cet article analyse certaines répercussions de l’investissement du genre rap par les jeunes Gabonais, en interrogeant plus particulièrement les dynamiques sociales nées de sa rencontre avec les pratiques et représentations locales liées à la sorcellerie et au domaine qualifié populairement de « mystique ». Une description sommaire des thématiques de textes de rap et des relations ayant

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cours dans ce milieu musical présente d’abord les modalités de la pratique musicale dans ce terrain dit « miné » par la sorcellerie. Puis, l’analyse de l’œuvre et du récit de vie de Roda N’No, rappeur de l’ethnie fang, met en évidence les dynamismes insufflés par la rhétorique rap aux imaginaires sorciers et à leurs logiques sociales, cela en résonance avec les influences de l’expérience religieuse initiatique. Cet article s’intéresse finalement à la manière dont le rap est employé comme instrument de liaison ou de redéfinition des frontières entre différentes catégories de la vie sociale et symbolique : entre la province et la capitale, entre les aînés et les cadets sociaux, entre l’univers du jour (ou des humains) et celui de la nuit (ou des sorciers).

INDEX

Mots-clés : rap, Gabon, sorcellerie, initiation, frontière sociale

AUTEUR

ALICE ATERIANUS-OWANGA

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Les pratiques musicales chez les African Hebrew Israelites à l’épreuve de la mutation culturelle

Florian Mazzocut

1 Les African Hebrew Israelites of Jerusalem sont une communauté afro-américaine originaire de Chicago, qui s’est installée en Israël en 1969 sous la direction d’un leader charismatique reconnu comme le messie envoyé par Dieu pour conduire son peuple vers la liberté et la rédemption. Ils considèrent, à l’instar d’autres groupes religieux afro-américains issus du Black Judaism1 (Landing, 2002), qu’ils représentent les « vrais » israélites du texte biblique et s’efforcent, par une relecture de l’Ancien Testament, de reproduire le mode de vie des Hébreux par le biais de la réinvention d’un cadre culturel qu’ils appellent Divine Life Style. Ce dernier se définit comme un ensemble de règles et de pratiques qui couvrent tous les aspects de la vie individuelle et collective. Il est en grande partie l’œuvre du leader de la communauté, Ben Carter, plus connu aujourd’hui sous le nom de Ben Ammi Ben Israël. Aujourd’hui, les African Hebrew Israelites se considèrent comme une véritable « petite nation », partagée entre Israël et les Etats- Unis, dont le Divine Life Style et la reconnaissance de Ben Ammi comme messie et leader constituent le principal ciment identitaire.

2 Pour des auteurs comme Hans Baer et Merrill Singer (Baer & Singer, 1992), les African Hebrew Israelites représentent une des expressions les plus radicales du nationalisme noir, dont l’action politique s’exprime dans le cadre de la pratique religieuse. Ils appartiennent à la tendance « messianique-nationaliste » de ce que James E. Landing (2002) définit comme le courant du Black Hebrewism, c’est-à-dire qu’ils redéfinissent le concept de rédemption du peuple noir à la fois en dehors des cadres du christianisme (et particulièrement du mouvement baptiste) à partir duquel toutes les formes syncrétiques de judaïsme noir ont émergé aux Etats-Unis, et en dehors du cadre du judaïsme orthodoxe qu’ils considèrent comme une imposture visant à écarter les Noirs du cœur du récit biblique2. Ils n’acceptent pas l’idée de salut dans sa compréhension spirituelle, comme une promesse de vie après la mort, mais définissent ce dernier comme la « capacité à comprendre et à appliquer les lois de Dieu » (Ben Ammi Ben

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Israël, 1982), qui s’appliquent sur Terre, ici et maintenant. En fait, l’idée même de « mort physique » n’est pas acceptée chez les African Hebrew Israelites : elle est associée à une idée de dégénérescence spirituelle qui se manifeste par l’abandon du corps par le « souffle divin » causé par la non application des lois de Dieu3. La rédemption du peuple noir passe par la prise de conscience de son origine divine et la mise en pratique de ce statut de « peuple élu » par le biais du Divine Life Style. Elle se manifestera d’un point de vue pratique par une immortalité physique des African Hebrew Israelites revenu à l’état d’innocence de la Genèse, celui d’Adam et Eve avant leur chute et leur expulsion du paradis terrestre4.

3 L’objectif des African Hebrew Israelites, qu’ils estiment aujourd’hui avoir en grande partie atteint, consiste à récréer sur Terre, au cœur d’Israël, les « conditions du paradis », un reflet de la perfection divine par le biais de leur édifice communautaire. En cela, leur projet s’apparente à l’idéal monastique définit par Isabelle Jonveaux (2011) à cela près que cet idéal de sanctification de la vie quotidienne chez les African Hebrew Israelites s’exprime au travers d’une communauté composée de familles qui se considèrent comme « divines ». Pour les African Hebrew Israelites, il ne s’agit pas d’un renoncement au monde, mais d’un renoncement à « un » monde, celui du mal, et la mise en place d’un nouveau monde délimité par les frontières de la communauté5. Les African Hebrew Israelites considèrent être gouvernés par les lois de Dieu et lui consacrent leur édifice communautaire dont Ben Ammi représente la figure politique majeure. Ils appellent cet ordre politique, qui se déploie en parallèle des lois de la société israélienne, et parfois même contre celles-ci6, le Kingdom of Yah, en référence au Royaume de Dieu annoncé par la prophétie de Daniel (Daniel, 2 : 44).

4 Les premiers membres de la communauté ont quitté les Etats-Unis en 1967 pour aller dans un premier temps s’établir au Libéria. L’Afrique de l’Ouest représente dans leurs discours la terre où le grand exil des israélites a commencé par le biais de la traite négrière. Pour eux, l’épisode de l’exil des Hébreux en Egypte ne représente qu’une illustration du châtiment divin qui s’est répété par le biais de l’esclavage, et est appelé à se renouveler indéfiniment jusqu’à ce que les vrais israélites dédient complètement leurs vies à la recherche de la rédemption divine.

5 Selon l’idée de Ben Ammi, dans sa quête pour sa propre rédemption, le peuple israélite se devait de repasser par les différentes étapes de son exil avant de prétendre à un retour vers la Terre promise, Israël. Après une expérience de vie de deux ans et demi au Libéria où les quelques centaines de fidèles de Ben Ammi se réduisirent à une petite poignée par la rudesse de la vie qu’ils y menèrent, les African Hebrew Israelites se tournèrent finalement vers Israël7. Ils y émigrèrent illégalement par petits groupes en se regroupant dans les villes du sud du pays, en plein désert du Néguev, non sans avoir tenté d’obtenir la nationalité israélienne au nom de « la loi du Retour ».

6 Malgré le refus du ministère de l’Intérieur, les African Hebrew Israelites s’établirent dans la ville de Dimona, où ils vécurent durant plus de vingt ans sous la menace d’expulsions, subissant de fréquentes arrestations de la part des autorités et dans des conditions socio-économiques extrêmement précaires8. Durant toute cette période, pourtant, les African Hebrew Israelites regroupés au sein d’un ancien centre d’absorption9 devenu pour eux le « village de la paix » (Village of Peace ou Kfar Hashalom en hébreu) n’ont eu de cesse de parcourir le pays pour expliquer et diffuser leur « message » notamment par le biais de la musique.

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7 Aujourd’hui, malgré ses quarante ans de vie en Israël, la communauté des African Hebrew Israelites est toujours dans une sorte d’« entre deux » juridique : la majeure partie de ses membres ne dispose que de visas temporaires ou permanents, très peu possèdent la citoyenneté israélienne. Dans la recherche d’une reconnaissance par l’Etat d’Israël et l’obtention d’une citoyenneté juridique, la communauté exprime son engagement envers Israël par une « citoyenneté de l’âme » (Markowitz, 2003), sorte de discours d’appartenance alternatif qui souligne le droit des individus et des groupes à s’affirmer tout en faisant correspondre les identités qu’ils ont eux-mêmes élaborées au sein d’états existants. Cette « citoyenneté de l’âme » se manifestera par de nombreuses initiatives de la part des African Hebrew Israelites pour se rapprocher de la société israélienne et en particulier des institutions nationales comme la Défense Nationale.

8 Pourtant, c’est surtout au travers de ses productions musicales que la communauté est aujourd’hui reconnue en Israël : des musiciens African Hebrew Israelites évoluent au sein de nombreuses formations musicales israéliennes, certains de leurs groupes comme les Soul Messengers ou le New World Fire Choir sont régulièrement sollicités pour des prestations variant de l’animation de mariages à l’accompagnement musical d’émissions de télévision, et d’autres vont jusqu’à représenter Israël dans l’émission de télévision « Eurovision »10.

9 L’intérêt du public israélien pour les productions musicales des African Hebrew Israelites vient surtout du fait que celui-ci les rattache à un univers plus large de la musique noire afro-américaine : en effet, la communauté a très tôt compris et exploité ce créneau en proposant des orchestres de reprises de « classiques » soul, jazz et reggae. Cependant, les pratiques musicales et les musiciens de Kfar Hashalom évoluent au sein du cadre culturel du Divine Life Style où la musique est considérée comme un élément central, rattaché à la quête de la rédemption et à la construction d’une identité nationale. Dans ce cadre bien particulier, le rôle de musicien se dédouble d’un rôle politique et religieux assimilé par l’idéologie de Ben Ammi à une fonction de prophète. Les pratiques musicales obéissent à un ensemble de principes normatifs très stricts et particuliers qui sont confrontés aujourd’hui à toute une série de mutations culturelles et musicales qui émergent des jeunes générations de la communauté. Ces mutations, dont nous étudierons une des expressions au travers de l’émergence de la musique rap, opèrent une remise en question inédite du cadre du Divine Life Style dans le contexte de vie contemporain de la communauté en Israël.

10 Dans un premier temps, nous présenterons la pensée du leader charismatique des African Hebrew Israelites en insistant sur certains aspects de son paradigme culturel, et la place que la musique y occupe. Nous articulerons ensuite cette pensée aux pratiques musicales des African Hebrew Israelites dans une perspective historique en montrant comment leurs musiciens sont perçus comme des modèles de réussite, combinant des aspects éthiques et économiques. Dans la dernière partie, nous verrons comment de jeunes artistes s’approprient la musique rap pour éclater et redéfinir le cadre conceptuel du Divine Life Style, afin de négocier au sein de la communauté leur place de musiciens-prophète.

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La musique comme activité vertueuse : la figure du musicien-prophète

La musique, un élément culturel du Divine Life Style

11 Au cours de leur histoire, les African Hebrew Israelites se sont à plusieurs reprises interrogés sur la signification à accorder à leur culture et à leur appartenance culturelle. Pour eux, la culture est perçue comme « le reflet des éléments fondamentaux qui se combinent pour constituer une société (…) chaque élément s’y inscrit comme un facteur signifiant car il est une partie du tout qui compose une personnalité individuelle ou une partie des normes d’une société (…) Quand nous décrivons chaque élément de notre environnement social comme « divin », cela couvre tous les champs sur lesquels la souveraineté de Yah se déploie dans nos vies et nos expressions »11.

12 La culture est donc une chaîne d’éléments qualifiée d’« holistique », répondant, dans une conception assez fonctionnaliste, à divers niveaux de besoins. Chacun de ces « éléments » doit en outre être clairement identifiable comme relevant de la culture du Kingdom of Yah, c’est-à-dire être produit dans le cadre de la communauté : « La culture divine est la marque qui assure l’identité d’un peuple droit et est essentielle pour assurer l’existence de l’éternel, Yah vivant au milieu de son peuple (…) La culture est le baromètre des valeurs morales d’une société et peut même déterminer l’ampleur et la longévité d’une suprématie » (Taahmenyah bath Shaleak et Ahmadiel Ben Yehuda, date d’édition non précisée).

13 Dans son ouvrage, God, the Black Man and Truth (1982), Ben Ammi interroge une à une les pratiques culturelles des Afro-Américains12, en expliquant à quel point la société occidentale peut dénaturer une culture divine jusqu’à en faire oublier sa signification à ses représentants. En analysant et en critiquant ce qu’il qualifie de « pratiques culturelles d’esclaves » dans l’Amérique des années 1970, Ben Ammi propose de construire un nouvel ordre culturel basé sur une réinterprétation de l’héritage socio- culturel afro-américain lu au prisme de l’histoire des Hébreux. Cet héritage, selon le leader, ne doit plus être compris dans une posture conciliante et intégrée à une société « blanche », dominante et oppressante : il s’agit d’un héritage divin mis en danger et perverti par un environnement corrompu dont il convient de se détacher de la façon la plus radicale possible : la séparation pure et simple.

14 Ainsi, de la façon de s’habiller, de se nourrir jusqu’aux modalités de fondation d’une famille, Ben Ammi, en s’appuyant sur la Bible, s’efforce de faire prendre conscience de l’identité « israélite » du peuple noir. Or, la musique se trouve êtres abordée dès le premier chapitre de son premier ouvrage. Ce chapitre est intitulé « La quête de Dieu » et le passage concernant la musique est répertorié sous le titre de « La puissance de la musique et de la danse » : « La musique est bien plus qu’une forme de divertissement. La musique identifie les races, les nationalités et les communautés. Elle a des effets hypnotiques de grande envergure sur le cerveau et l’âme et peut prendre complètement le contrôle du corps et de l’esprit. La musique peut déterminer l’humeur d’une personne ou d’un peuple. Après avoir compris ses profonds effets sur l’esprit, il devient évident que nous devons y porter notre attention car ces effets peuvent être bons ou mauvais. La musique est comme une série de vagues de pensée qui poussent les hommes à penser et à faire le bien ou le mal, de bonnes choses ou des choses stupides. En plus

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de cela, il y a des sons qui détruisent les tympans, brisent des ampoules et font craquer le verre. Nous devons aussi nous demander : existe-t-il une forme de son qui peut détruire l’esprit ? La réponse est certainement oui. Par ailleurs, il y a l’esprit du musicien dont les vagues de pensées sont transmises au travers de sa musique. Examinons ce point plus minutieusement en prenant la musique « populaire, club et rock » comme un exemple13 » (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 27 ; traduction personnelle).

15 L’importance du fait musical dans la (re)construction d’un édifice culturel se manifeste d’abord pour Ben Ammi d’un point de vue politique : la musique est perçue comme une véritable énergie, une source d’inspiration qui dirige l’homme dans sa vie en suscitant des « images », des vagues de pensées. En cela, il est intéressant de noter que le leader ne conçoit absolument pas la possibilité de se passer d’une activité musicale. Il la considère au contraire comme un élément culturel crucial en dépit d’une nature ambivalente du fait musical. Selon lui, cette nature ambivalente est intimement liée aux modalités de production de la musique, c’est-à-dire à son rapport avec le musicien. Lors de l’expérience musicale, l’esprit du musicien entre en communion avec celui du public et cette expérience se vit comme un rapport de force où c’est de l’esprit de ce musicien que va dépendre la teneur morale des « vagues de pensées » qui vont être perçues.

Les Songs of Delivrance comme cadre normatif des pratiques musicales

16 Il semble ici qu’un choix soit sous-entendu par le leader : le choix d’accepter d’écouter ou de produire une musique potentiellement « néfaste » avec des musiciens conditionnés par des mentalités « d’esclaves » ou au contraire une musique « positive », avec des musiciens dont on est absolument certain de la valeur morale. Pour s’assurer de ce caractère positif, Ben Ammi propose de procéder à un examen des références à la musique dans la Bible et des activités musicales qui y sont mentionnées. Il utilise principalement des versets de l’épître de Jean (Jean 1 :1) et du livre des Nombres (Nombres 10 : 8-9 et 31 :6)14 : dans son travail d’interprétation, le concept de « parole » y est immédiatement assimilé à celui de « son », puis de « musique ». « Il y avait un son avec Dieu au commencement ; toutes les choses furent faites par le son, et sans le son rien n’aurait pu avoir été fait. A partir de cela nous savons qu’il y a une puissance créatrice dans le son, car dans la Genèse un son bénéfique a amené la vie. Pour que les gens comprennent l’importance du son, Dieu a appris à nos prédécesseurs à faire retentir les trompettes d’une certaine forme de musique pour le rassemblement des masses. Il y avait aussi une musique spéciale qui était jouée quand venait le temps de partir en guerre. Dieu a permis le succès entier sur les forces du mal autour d’un son, comme IL commanda nos pères de jouer un certain son s’ils étaient sous l’oppression de leurs ennemis. Quand ce son était entendu, Il entendait, se renforçait et sauvait. Est-ce que Dieu ne tiendrait pas Sa parole ? Est-ce que nos musiciens ont considéré la vraie spiritualité de la musique ? Se sont-ils tous égarés ? N’y en a-t-il aucun qui comprenne ? Ne devrait-on pas au moins appliquer cette ancienne sagesse dans notre lutte pour la liberté ? Il y a ceux qui ont des intentions maléfiques qui sont constamment en train de chercher et de manipuler les contenus des écritures et qui utilisent ces mêmes instructions contre nous. Référons-nous à l’histoire de la cavalerie américaine dans leur guerre contre les indiens d’Amérique15 » (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 28-29 ; traduction personnelle).

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17 Au travers de ce passage Ben Ammi propose une articulation de l’activité musicale avec la recherche de la véritable identité des Afro-américains. Il va même plus loin en esquissant un des principaux champs d’application de l’activité musicale : la guerre et la lutte contre l’oppression via le pouvoir fédérateur et identitaire de la musique.

18 Ben Ammi suggère que la véritable force de la musique, et particulièrement de la musique noire, a été vidée de sa substance et même pire, qu’elle s’est faite dérober ses marqueurs les plus sacrés par « ceux qui ont des intentions maléfiques ». Ces derniers ne se contentent pas de pervertir les attributs du peuple de Dieu, mais sont également les agents d’un vaste projet démoniaque visant à faire oublier aux descendants des Hébreux leur vraie identité en « brouillant les pistes »16.

19 Pour Ben Ammi, c’est la création de catégories musicales actuelles dites « mixtes » ou de « variétés » (crossover) qui génère le plus de confusion. Il assimile les artistes noirs qui s’inscrivent dans ces catégories à des artistes qui ont « vendu l’âme de la musique noire » (Ben Ammi, 1982 : 30).

20 Il est donc du devoir de l’artiste noir de comprendre la dimension divine de son travail. Pour ce faire, Ben Ammi va procéder à un travail de mise en perspective historique de ce qu’il considère comme relevant de la musique noire, héritière d’une culture qui, comme le souligne le ministre de l’Information de Kfar Hashalom lors d’une interview par la chaîne Russia Today en Avril 2012 : « Ne chante pas à propos du Mali ou du Ghana, mais qui chante Canaan, Jérusalem et Jéricho ». « Nous devons corriger la terminologie moderne utilisée pour décrire nos formes de musique, car à plusieurs niveaux les termes sont très déroutants. Il est impératif que les noms originaux soient compris et rappelés. Le nom original de ce que nous appelons le Blues était la musique des lamentations. Le nom original pour la musique d’église était le Gospel ou les Chants de Sion. Le nom original de ce que l’on appelle maintenant le Jazz ou le Modern Jazz- vous serez peut être choqué de l’apprendre - étaient les Spirituals ou Spiritual. La musique Soul a conservé son nom original, mais a complètement été détournée son contenu. La musique impie est basée sur la création de doute, généralise une insouciance gratuite, le désir sexuel, et fait apparaître la perversité comme une chose plaisante (Sexual Healing, Part-time Lover, Thigh Ride). Nos autrefois pures, créatives expressions musicales – pleines de pouvoir de guérison et de force spirituelle – sont devenues frelatées, ont été mises dans un état d’impiété, et sont donc, dans leur forme présente, inutiles dans le combat pour la droiture (la quête de Dieu). (…) Est ce qu’en substance tous les chants de Gospel ne sont pas à propos de Jéricho, Jérusalem, la Galilée, le Jourdain et notre Terre ISRAËL ? ! Le Gospel dans sa forme pure était notre appel collectif pour la compréhension, la pitié et la clémence. C’était pour garder nos cœurs et nos souvenirs vers notre Terre, Israël (… Si j’oublie ton nom, ô Jérusalem...) et pour garder vivant notre espoir d’un jour y retourner17 » (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 30-32 ; traduction personnelle).

21 Ben Ammi déduit ici une généalogie directe des musiques du Temple avec des styles de musique afro-américains. Selon lui, ces formes musicales autrefois de nature divine ont été réduites à des formes impies, venant grossir les rangs, en quelque sorte, de l’arsenal musical des forces maléfiques qui dirigent le monde et maintiennent le peuple de Dieu en esclavage.

22 Ce qu’il propose, loin d’abandonner ces musiques, c’est de les faire entrer dans un processus de « rédemption », le même que celui par lequel doivent passer l’homme et la femme noirs. Pour cela, il est nécessaire d’opérer une relecture critique de ces formes musicales pour les rétablir dans leurs formes originales et comprendre leur place

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centrale dans la « nouvelle vision » de la culture que le leader propose. Ben Ammi opère ce faisant une dissociation nette entre la « forme » et le « fond » d’une production musicale.

23 La forme de la musique est constituée par sa dimension rythmique et mélodique, elle a une profonde incidence psychologique sur les auditeurs. Ainsi, Ben Ammi rejette d’emblée certaines formes musicales comme le rock n’roll qu’il accuse de généraliser la débauche par des rythmes décadents. Pour ce qui est de la musique noire, le leader adopte un point de vue différent : les formes musicales comme le jazz, la soul ou le blues sont « correctes » d’un point de vue musical. Et c’est d’un point de vue du « contenu » idéologique qu’il s’agit de les réformer.

24 Ainsi, la « réforme » de la musique noire qu’il propose se concentre d’abord sur les paroles et les textes, c’est-à-dire sur les images véhiculées par la musique, plus que sur les formes musicales elles-mêmes qui vont rester très proches des styles musicaux afro- américains comme la soul, le gospel ou le reggae. Tous ces styles musicaux seront regroupés sous une seule appellation, « les Chants de la Délivrance » ou Songs of Delivrance définis comme : « Une toute nouvelle et existante catégorie de son - un genre musical unique et édifiant offrant l’espoir, la motivation et l’inspiration divine à ses auditeurs, aussi bien qu’une compréhension pratique, non mythique, du chemin qui mène à la vraie délivrance. Ces chants sont enracinés dans l’accessible et la vérifiable vérité de Yah – Le Créateur et son univers. Les mélodies, bien que de formes variées, proviennent toutes de Jérusalem, soulignant et promulguant les attentes terrestres vertueuses (la vie) promises par le Créateur, ici et maintenant. »18

25 De plus, les Song of Delivrance expriment au travers de leurs paroles un univers symbolique et national qui les rapproche de certains styles musicaux, comme le reggae, rattaché au mouvement rastafari. Martina Könighofer (2008 : 87) soulignera d’ailleurs un certain nombre de correspondances entre la doctrine des African Hebrew Israelites et les « Sept principes du rastafarisme » détaillés par Winston William (2000 : 16-22).

26 Le reggae de Bob Marley est considéré comme une référence musicale à Kfar Hashalom. Les formations musicales de la communauté jouent également un certain nombre de reprises des Wailers (« No woman no cry », « Redemption song », etc.). Pourtant, ces morceaux font l’objet de nombreux commentaires et critiques malgré leur mobilisation de symboles communs avec les Songs of Delivrance des African Hebrew Israelites. Ces derniers considèrent qu’une certaine incompréhension de la nature divine du peuple noir a conduit Bob Marley à relayer certaines erreurs dans ses textes, comme le fait que l’Ethiopie y soit considérée comme la Terre promise, et l’Afrique n’y soit pas associée directement avec la terre d’Israël. Le décalage généré par cette interprétation du texte biblique couplé au fait que les rastafaris ne considèrent pas Ben Ammi comme le messie font que les principes du rastafarisme, même relayés par une musique aussi appréciée que celle de Bob Marley au sein de Kfar Hahsalom ne rentre pas exactement dans le cadre des Songs of Delivrance.

27 La musique est donc pensée dans un cadre spécifique des Songs of Delivrance, qui renvoie à la fois à des styles musicaux considérés comme noirs, à un contenu symbolique en adéquation avec l’idée de rédemption de Ben Ammi, et, surtout, à des modalités de création engageant les musiciens de la communauté. Ces derniers, nous allons le voir, sont au même titre que leurs créations, appelés à reconsidérer leur rôle au prisme de la figure du musicien-prophète inspiré par la Bible.

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La figure du musicien-prophète

28 Dans God, the Black Man and Truth, Ben Ammi (1982 : 34) esquisse les contours d’un « modèle musical » et par extension d’un « musicien modèle ». Ce dernier doit être doté, en plus des compétences propres à la pratique musicale (technicité, enthousiasme, ingéniosité, etc.), de valeurs morales irréprochables. Il est pleinement conscient de la signification profonde et « vertueuse » de sa musique et devient, dans sa façon d’être et de jouer, un prophète : « Cette compagnie de prophètes19 dotés d’instruments de musique était un groupe de musiciens. La mission d’un prophète était de répandre la Parole de Dieu. Ainsi, ces prophètes, musiciens, jouaient la Parole de Dieu, le son de Dieu aux hommes. Les musiciens doivent comprendre qu’il y a une corrélation directe entre le son et l’esprit Noir. En étant dirigés par la Parole de Dieu, nous voyons que Dieu a utilisé la musique pour gouverner et protéger nos pères. L’histoire en appelle maintenant au prophète-musicien pour s’avancer et une fois encore « jouer la Parole de Dieu ». Je sais que vous vous rappelez que dans le folklore Noir, la fin de la captivité était signalée par l’ange Gabriel « sonnant son cor ». Celui qui a des oreilles pour entendre, laissez le entendre. Gabriel fais sonner ton cor, fais sonner ton cor, fais sonner ton cor !20 » (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 34 ; traduction personnelle).

29 Le musicien modèle, ce musicien-prophète est celui chez qui l’on retrouve ces qualités éthiques, et dont tous les aspects de la personnalité sont tournés vers l’idée de rédemption transmise par la musique. En d’autres termes, ce musicien modèle ne peut finalement se rencontrer que dans un contexte qui fait de la quête de Dieu une priorité absolue, ainsi que le propose le schéma de transformation culturelle radicale de Ben Ammi. Il est donc avant tout un musicien communautaire des African Hebrew Israelites of Jerusalem qui a compris et intégré ces valeurs.

30 Le musicien est, du point de vue du leader, un enjeu de toute première importance : sous réserve qu’il ait assimilé le caractère divin et prophétique de sa fonction, il participera, par sa capacité à « jouer la Parole de Dieu » à renforcer le « peuple de Dieu » dans sa lutte pour la liberté.

31 En effet, la pratique musicale au sein de la communauté a toujours accompagné les événements importants et est, encore aujourd’hui, un élément central dans les célébrations religieuses (comme le service de Shabbat) et nationales (Memorial Passover ou New World Passover). Selon des modalités différentes, les musiciens de la communauté se produisent en solo, en chœurs ou en orchestres complets pour accompagner les paroles des prêcheurs, des leaders ou des conférenciers. La musique est véritablement un outil de mise en scène du pouvoir et également du savoir. Toutes les conférences et réunions sont accompagnées de musiques ou de chants, en ouverture, en intermèdes ou en fermeture.

32 De même, lorsque le leader Ben Ammi Ben Israël se déplace de sa maison au sein du Kfar HaShalom jusqu’aux salles communautaires pour y délivrer des enseignements ou des messages, il est accompagné à la fois par une escorte de « garde du corps » rompus aux techniques de combat, mais aussi par des prêtres qui dirigent un orchestre de percussions ainsi qu’un chœur complet vêtu de blanc. Ces chœurs rythment les pas du leader et annoncent son arrivée imminente au public qui se lève et fait silence.

33 Dans le cadre des événements collectifs, toutes les générations sont représentées et proposent des performances variées. Mais qu’il s’agisse de performances musicales acoustiques, amplifiées électroniquement, « live » ou enregistrées et distribuées sur CD

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ou DVD, toutes se doivent d’obéir aux normes mises en place par le leadership communautaire. Ces normes, qui font se rejoindre politique et esthétique, sont sanctionnées par la mise en place, dès les années 1980, d’un label « Songs of Delivrance ». Ce label se trouve être à la fois pensé comme un symbole identitaire fort en relation avec l’idéologie de Ben Ammi Ben Israël (l’idée est de ne plus faire de gospel, de blues ou de soul, mais de produire une musique rédemptrice, consciente et divine : les « musiques du Temple ») et à la fois comme un label doté d’une logique commerciale permettant d’identifier et de rattacher une création musicale à un certain contexte de production et d’édition (les affaires communautaires et leurs standards de production).

34 Mais comment les formations de musiciens des African Hebrew Israelites of Jerusalem articulent-ils cette idée de rédemption par la musique avec les réalités concrètes de leur vie en Israël ? Nous allons maintenant interroger les modalités de pratique de la musique dans la communauté, ainsi que la place qu’elle y a peu à peu occupée dans le dispositif éducatif des African Hebrew Israelites.

Les pratiques musicales à kfar hashalom entre ressources économiques et plateforme pédagogique

Le rôle des musiciens communautaires dans l’établissement du Kingdom of Yah en Israël

35 Pour les adultes vivant à Kfar Hashalom, l’arrivée en Israël renvoie à des souvenirs de nature très ambivalente. L’enthousiasme suscité par la « révélation » de Ben Ammi et par la fin des épreuves du Libéria, s’est couplé à tout un ensemble de nouveaux problèmes relatifs à l’installation sur la « Terre promise ». Comme expliqué précédemment, le refus des autorités israéliennes de leur accorder la citoyenneté, en dépit de leurs exigences21, s’est soldé par une longue période de tensions entre ces dernières et les représentants de la communauté.

36 D’un point de vue social et historique, les African Hebrew Israelites soulignent deux tensions majeures qui caractérisaient leur vie à cette époque : une sensation d’oppression et de rejet de la part des autorités israéliennes et, par extension, des populations locales dans les villes du Néguev, et un sentiment d’insécurité et de dislocation au sein même de l’espace communautaire.

37 Le premier phénomène, que certains African Hebrew Israelites expliquent vivre encore aujourd’hui, a eu pour principal corollaire une situation juridique et économique précaire, limitant drastiquement l’accès aux emplois légaux, ainsi qu’aux possibilités de développement et d’investissement foncier.

38 Le deuxième phénomène, quant à lui, est encore aujourd’hui sujet à un certain tabou, chez les Israéliens comme chez les African Hebrew Israelites22. Il a contribué d’une part à générer des épisodes de tensions internes où la légitimité de Ben Ammi Ben Israël en tant que leader a été fortement contestée, et d’autre part a eu pour effet d’inciter des fidèles découragés à s’intégrer à la société israélienne en procédant, au besoin, à une conversion au judaïsme, pourtant rejetée avec ardeur par le leadership communautaire.

39 Au sein de ce contexte particulier, les formations musicales des African Hebrew Israelites of Jerusalem, et particulièrement des groupes comme les Soul Messengers23, ont joué aux

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niveaux économique et politique un rôle central dans le maintien de la communauté en Israël.

40 Ce rôle central s’est d’abord manifesté sur le plan économique. La répartition des ressources à Kfar Hahsalom repose sur un modèle qui se veut assez proche du modèle du Kibboutz : l’idée de propriété privée se limite aux possessions matérielles personnelles (objets, vêtements, etc.), et les ressources financières permettant aux fidèles et à leurs familles de vivre sont centralisées par un ministère de l’Economie et redistribuées à chaque famille selon ses « besoins ». En principe, les recettes permettant à ce système de fonctionner sont collectées sous forme de taxes, alimentées en grande partie par les infrastructures commerciales de la communauté (restaurants, boutique, etc.). Or, à leur arrivée en Israël, les African Hebrew Israelites, ne disposaient pas encore de ces infrastructures. Leurs principales sources de revenus locales étaient générées par les prestations musicales de groupes comme les Soul Messengers, se frayant peu à peu un chemin sur la scène israélienne, se produisant fréquemment dans des cérémonies de mariages, de bar-mitsva dans tous le pays.

41 Pendant des années donc, les formations musicales à Kfar Hahsalom ont eu un rôle pivot de captation financière qui leur a conféré un poids politique non négligeable à la fois au sein de la communauté et dans la société israélienne par la constitution de réseaux de clientèle plus ou moins stables.

42 Sur le plan politique, le rôle des formations musicales s’est manifesté principalement dans sa fonction de soutien au leader Ben Ammi Ben Israël. Ce soutien s’explique en grande partie par le fait que les premiers fidèles de Ben Ammi étaient eux-mêmes musiciens, et d’un point de vue hiérarchique, ils occupaient déjà des postes politiques au sein du leadership. Les musiciens constituaient véritablement le noyau idéologique de la communauté, prenant part aux décisions et aux nouvelles orientations décidées par le leader. Ainsi, en plus d’être les principales ressources économiques, les groupes comme les Soul Messengers ont été les premiers appuis de Ben Ammi dans ses efforts pour le maintien d’une certaine cohésion dans la communauté et l’application des règles du Divine Life Style.

43 À ce niveau, les musiciens-prophètes de Kfar Hahsalom se sont illustrés comme des auxiliaires de maintien de l’ordre politique, endossant au besoin de multiples casquettes de chantres de Ben Ammi, de bras droits et d’entrepreneurs au service de la communauté.

44 Les musiciens accompagnaient les prêches du leader, des prêtres, ainsi que certaines tâches de la vie quotidienne ce qui a certainement eu des effets fédérateurs quand les African Hebrew Israelites traversaient une période difficile. Toutefois, le soutien politique à Ben Ammi de la part des musiciens a aussi pris une teneur beaucoup plus directe en s’exprimant par des fonctions de médiations ou de coercitions au sein de la communauté, très éloignée de la pratique musicale elle-même.

45 Dans le contexte bien particulier des premières années d’implantation en Israël, ces diverses formations musicales, tout en revendiquant leur appartenance aux Songs of Delivrance, déployaient leurs activités dans un objectif de « survie » où la logique de concurrence commerciale n’était pas présente. On assistait ainsi à une rotation fréquente du personnel de ces groupes, leur permettant au besoin de se produire sans arrêt, dans une logique de non-concurrence.

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Les groupes communautaires aujourd’hui : entre logique commerciale et symboles nationaux institutionnalisés

46 Depuis les années 1990, la situation socio-économique de la communauté a changé. L’Etat d’Israël a reconnu, sous certaines conditions on l’a vu, la volonté des African Hebrew Israelites de rester durablement sur le territoire : l’accès aux visas a été facilité et des droits à certaines aides sociales (israéliennes mais aussi des Etats-unis) ont été ouverts. Les African Hebrew Israelites ont été regroupés dans l’ancien centre d’absorption de Dimona qui est devenu le Kfar Hashalom, leur centre spirituel. Les Etats-Unis, par le biais du ministère des Affaires étrangères, ont financé certains équipements communautaires (l’école et le gymnase), et plusieurs activités commerciales ont émergé, notamment dans le secteur de la restauration. Des restaurants et des boutiques appartenant à la communauté et gérés par des gestionnaires semi-indépendants ouvrent dans des villes israéliennes, dont plusieurs à Tel-Aviv. Toutes ces nouvelles structures sont autant de sources de financement pour l’économie communautaire par le biais de taxes exprimées sous formes de « dons ». À cela s’ajoute un accès plus important, bien que toujours assez restreint, à des emplois légaux sur le marché du travail israélien. Ces changements ont eu pour principale conséquence une dépendance financière moindre d’une partie de la communauté à l’égard du leadership communautaire et de son ministère de l’Economie. Ce dernier a pu davantage concentrer ses actions de financement sur le développement de nouveaux secteurs d’activités et limite sa redistribution financière directe aux familles qui sont le plus dans le besoin. Chacun dispose désormais librement de ressources financières propres bien qu’inégales en proportions.

47 Cette transition vers une nouvelle donne socio-économique a également conduit à une mutation importante au sein des groupes musicaux communautaires. Ceux-ci, forts de leur expérience de près de quarante ans de prestations musicales en Israël, basent leurs activités sur des réseaux de clientèle stables et jouissent d’une reconnaissance locale et internationale.

48 D’un point de vue économique, ces groupes inscrivent désormais leurs pratiques dans une logique de profit personnel et de carrière musicale. Ils s’apparentent davantage à de petites institutions qui « fonctionnent » de manière autonome, et dont les membres fondateurs ne font plus partie.

49 En témoignent un certain nombre d’indices visibles, comme le recrutement de musiciens israéliens extérieurs à la communauté dans la nouvelle formation des Soul Messengers, ou encore une inscription dans la durée au sein de certains secteurs comme l’hôtellerie des complexes touristiques de la Mer Morte au travers de contrats d’animation permanents. Il faut également mentionner la mise en place d’un studio d’enregistrement professionnel à Dimona, produisant les artistes de la communauté et possédant un label du nom de Songs of Delivrance.

50 D’un point de vue politique, le rôle des formations musicales a également évolué. À leur reconnaissance par le public israélien, fait désormais écho une célébrité au sein même de la communauté, qui les acclame comme de véritables modèles de réussite. Les groupes comme les Soul Messengers ou le New World Fire Choir sont considérés comme de véritables « monuments musicaux », en relation avec l’histoire des African Hebrew Israelites en Israël. En marge de leurs activités professionnelles, ces groupes se produisent fréquemment à Kfar Hashalom pour des célébrations importantes,

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réintégrant pour l’occasion les anciens membres du groupe. Ces concerts commémoratifs accompagnent des cérémonies nationales ou personnelles (anniversaires, mariages, etc.) et sont l’occasion de rejouer les premiers succès des musiciens du Kingdom of Yah.

51 Ces musiciens appartiennent aujourd’hui encore pour la plupart au leadership communautaire ou du moins possèdent les titres les plus prestigieux dans la communauté (princes, ministres, frères ou sœurs couronnés). La reconnaissance de la réussite économique se double donc d’une forme de réussite politique, acquise par le biais de l’éducation aux jeunes générations de Kfar Hahsalom24. La figure du musicien- prophète formulée par Ben Ammi trouve donc un écho « réel et bien vivant » au travers des musiciens adultes et de l’institution de la musique comme une composante majeure de l’éducation dans la communauté.

Musique et éducation à Kfar Hahsalom : la transmission du modèle du musicien-prophète

52 Les jeunes générations de Kfar Hashalom sont dans un rapport constant avec la pratique musicale : celle-ci est enseignée comme une part de leur histoire, de leur culture - en tant qu’élément du Divine Life Style - et comme un éventuel secteur professionnel vecteur d’une réussite et d’une reconnaissance incarnées par de nombreux exemples dans leur environnement direct.

53 L’approche du fait musical dans le domaine de l’éducation à Kfar Hashalom comporte un volet théorique et un aspect pratique. C’est dans le cadre de l’école de la communauté, sous tutelle du ministère de l’Education israélien, que les principes du Divine Life Style sont partiellement enseignés. Le dispositif éducatif à Kfar Hashalom fait lui-même partie du cadre du Divine Life Style et y est intégré sous le nom de Dedication. Des cours portant sur l’histoire de la communauté, sur le Divine Life Style et sur la lecture de la Bible sont dispensés par des instituteurs de Kfar Hahsalom.

54 Parmi ce corpus de matières, la musique et la pratique musicale sont abordées dans leur rapport à la liturgie, mais aussi dans une perspective morale s’appuyant sur les préceptes de Ben Ammi détaillés plus hauts. La musique y est enseignée d’un point de vue théorique, comme un élément du Divine Diet, c’est-à-dire ce qui dans le Divine Life Style est relatif à l’alimentation. Celle-ci se doit de remplir à la fois une fonction biologique et spirituelle : elle répond à un certain type de besoin mais elle comporte potentiellement un risque d’empoisonnement. L’enseignement théorique se concentre donc avant tout sur un exercice de discernement moral entre la « bonne » et la « mauvaise » musique.

55 Cette dimension théorique d’apprentissage du fait musical se double d’un aspect plus pratique portant sur la transmission des normes qui structurent la figure du musicien- prophète. Dans le cadre d’activités musicales scolaires et extrascolaires, les enfants sont globalement encouragés à développer leurs talents musicaux, soit sous la tutelle d’un enseignant pour les chorales scolaires, soit d’un musicien lors de cours particuliers, parfois les deux.

56 Au sein de l’école de la communauté, l’aspect pratique de l’enseignement musical prend la forme de chorales dont les chants, se présentant sous la forme d’hymnes, mobilisent les symboles nationaux du Kingdom of Yah comme le terme Yah Khai. Ce dernier est la

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devise nationale du Kingdom of Yah. Il signifie « Yah vie » ou « Dieu vie » et rappelle en substance que le Dieu d’Israël est un Dieu vivant, et que les African Hebrew Israelites appliquent au quotidien les lois qu’il édicte sur l’existence terrestre.

57 Ces chorales se produisent le plus souvent dans un cadre cérémoniel à destination de la communauté mais aussi, et cela est assez récent, lors d’échanges culturels avec des familles que les African Hebrew Israelites qualifient d’ « afro-palestiniennes 25 ». C’est le cas des Young Lions, chorale de garçons âgés de dix ans en moyenne, encadrés par une enseignante et chanteuse de gospel surnommée la Mighty Lionness dans la communauté. À Jéricho, face à un public palestinien, mais aussi lors de la cérémonie de Shabbat à Dimona, ils chantent et dansent en appuyant les paroles par des expressions sérieuses et déterminées, leur hymne le plus connu, Shinning : You gave me your light and I gonna shine it! Yah Khai ! You gave me your love and I gonna claim it ! Yah Khai ! You gave me your love and I gonna live it ! Yah Khai ! You gave me your love and I gonna spread it ! Yah Khai ! Shinning for abba26, shinning for my ima, Shinning for my saba, shinning for savta, Shinning for family, shinning for my leaders, Shinning for my kingdom, shinning for my Yah, « Shinning », Les Young Lions, 2012, retranscription personnelle.

58 On le voit bien ici, l’aspect pratique de l’enseignement de la musique à Kfar Hashalom est à double tranchant. Une chorale comme les Young Lions est bien pensée comme une plateforme pédagogique qui permet tout d’abord de transmettre aux enfants des savoir-faire propres aux techniques de chants telles qu’elles sont pensées dans la communauté par le biais de la figure du musicien-prophète. Grâce à ces chants et à la discipline de groupe, les enfants sont invités à développer une approche du fait musical conforme au cadre du Divine Life Style qu’ils peuvent s’ils le souhaitent approfondir dans leur parcours individuel.

59 Mais cette chorale est également pensée comme un outil de communication communautaire, une plateforme de diffusion du discours nationaliste des African Hebrew Israelites et de la doctrine de Ben Ammi Ben Israël. C’est donc également un apprentissage « politique » qui est proposé aux Young Lions, en leur permettant d’endosser le rôle de représentants de la communauté et de jeunes ambassadeurs, au même titre que les Soul Messengers avant eux, érigés en toile de fond comme modèles de réussite.

60 Les Young Lions ne sont toutefois pas les seuls témoins de l’importance accordée aux pratiques musicales dans le cadre éducatif de Kfar Hashalom. La visibilité de certains membres de la communauté comme Eddy Butler, représentant Israël à l’émission de télévision « Eurovision » en 2006, les succès des Soul Messengers collaborant régulièrement avec les chaînes de télévision israéliennes ou les collaborations du New World Fire Choir avec des artistes comme Stevie Wonder, ont convaincu de nombreux jeunes de Kfar Hashalom que la pratique musicale leur ouvrirait des portes sur un débouché professionnel. Ainsi, de nombreux jeunes se lancent dans des expériences musicales, profitant des fréquentes cérémonies et conférences de la communauté, pour se produire en public et perfectionner leur répertoire. Les pratiques musicales à vocation éducative et cérémonielle, s’inscrivent largement dans le cadre orthodoxe des Songs of Delivrance. Celui-ci, loin d’être perçu comme une contrainte, est plutôt considéré comme un modèle de production musicale « familial », qui a fait ses

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preuves dans le passé et qui dispose de réels moyens de diffusion, par le biais du studio de Dimona, et dont les membres de la communauté seront, les premiers bénéficiaires.

61 La musique produite dans un cadre communautaire, articulée à une logique éducative envers la jeunesse joue un rôle important à Kfar Hashalom par son effet fédérateur et normatif. Pourtant, elle n’empêche pas cette jeunesse, entourée et partiellement intégrée à la société israélienne, disposant d’un accès aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, de partir à la rencontre de nouveaux horizons musicaux, sur le plan de la pratique comme sur le plan de l’écoute. Ainsi, la dissémination des styles musicaux comme le rap et gangsta rap ou les catégories tant décriées par Ben Ammi comme la variété ou la world music au sein de la jeunesse du Kingdom of Yah est un phénomène qui n’a pas échappé à la communauté dans son ensemble. Interroger ce phénomène conduit à dessiner une ligne de démarcation plus ou moins saillante entre les différentes générations de Kfar Hashalom, qui développent des stratégies de négociation internes inédites dans l’histoire de la communauté, renforçant l’idée des pratiques musicales comme un enjeu identitaire transgénérationnel. Nous prendrons comme exemple l’émergence de la musique rap au sein de la communauté.

La musique comme enjeu identitaire transgénérationnel : l’émergence du rap à kfar hashalom

Le cadre culturel du Divine Life Style à l’épreuve de la mutation culturelle

62 L’évolution des pratiques musicales chez les African Hebrew Israelites, montre que l’idéologie communautaire mise en place par Ben Ammi Ben Israël s’apparente tout à fait à un cadre conceptuel prévu pour délimiter des pratiques culturelles, et, dans le domaine musical, délimiter ce qui peut être considéré comme de la musique et ce qui ne peut pas l’être. Ce cadre se double d’un dispositif de sanction des bonnes pratiques musicales passant par du label Songs of Delivrance et du studio d’enregistrement de Kfar Hahsalom.

63 Ce cadre culturel s’est enrichi au fil des années de nombreux éléments discursifs et de nouvelles pratiques, interprétées, notamment par Martina Könighofer (1998 : 84) comme de « nouvelles traditions » que les African Hebrew Israelites ne considèrent que « redécouvrir » au fur et à mesure de leur ascension divine au sein du Kingdom of Yah.

64 Sans rentrer dans le détail des modalités de validation du savoir à Kfar Hashalom, présentons-en simplement quelques aspects pour nous permettre de comprendre le processus de circulation et d’intégration d’une idée, qui pourra devenir, éventuellement, une nouvelle pratique culturelle intégrée au Divine Life Style.

65 Les African Hebrew Israelites considèrent eux-mêmes leur culture comme « dynamique », en perpétuelle évolution, qu’ils qualifient d’ « ascension spirituelle ». Un des adages favoris de Ben Ammi, fréquemment rappelé tant lors des conférences de la School of the Prophets27 que lors des services religieux est : « Tout commence par une pensée » 28. Cette idée même de « culture dynamique » est au fondement de la politique de développement culturel de Kfar Hashalom : si l’on attend des érudits, des ministres ou

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des prêtres de générer de nouvelles idées, n’importe qui au sein de la communauté est susceptible de proposer un nouveau concept qu’il souhaiterait porter à la connaissance du leadership communautaire.

66 Cette catégorie d’idée ou de découverte est assimilée à celle de « révélation ». Le savoir est pensé comme une chaîne de révélations divines qui s’articulent entre elles pour constituer un maillage conceptuel divin et cohérent, trouvant son expression pratique dans le Divine Life Style.

67 Ainsi, les ministères de l’Information, de la Communication et de l’Education sont perpétuellement en train de chercher (dans la littérature biblique ou profane, sur Internet ou par des échanges avec d’autres groupes ou institutions nationales ou internationales) de nouvelles idées ou pratiques pour enrichir ce savoir communautaire. Qu’ils puisent leur inspiration dans la Bible ou dans des groupes extérieurs à la communauté, chaque nouvel élément sera confronté avec le texte biblique et le modèle du Divine Life Style.

68 Généralement, les idées émises par le leadership ou par Ben Ammi sont discutées au Conseil des princes et des ministres et décrétées comme officiellement applicables par les prêtres lors des services religieux en tant que nouvelles règles ou ajustements du Divine Life Style. En revanche, les initiatives et nouvelles pratiques émanant des autres habitants de Kfar Hashalom suivent généralement le chemin inverse, en passant d’abord par une consultation des prêtres, pour être portées à l’attention des ministres puis de Ben Ammi afin d’être décrétées ou non comme applicables. Le cadre de validation d’une nouvelle pratique ou tradition obéit à des logiques que nous ne sommes pas en mesure de détailler dans le présent article mais dont nous nous contenterons de dire qu’il se base, encore une fois, sur le respect des règles du Divine Life Style et sur son possible rattachement au texte biblique sachant que des facteurs politiques et économiques conditionnent également tout développement à Kfar Hashalom. C’est un cadre contraignant et totalitaire par lequel est censée passer toute innovation sociale, culturelle ou technique.

69 Le cas de l’évolution des pratiques musicales dans la jeunesse de Kfar Hashalom, et particulièrement l’émergence de la musique rap n’a pourtant suivi aucun de ces schémas. Le changement est intervenu progressivement, corrélativement à l’intégration des nouvelles technologies de l’information et de la communication, au développement des technologies informatiques portatives et à la standardisation des formats audio numériques à destination du grand public (MP3).

70 Aujourd’hui, avec pour principal support technique le couple ordinateur et téléphone portable à carte mémoire, appareils photo ou vidéo intégrés, éventuellement doté d’un accès à Internet, les jeunes de la communauté se sont très vite appropriés de nouvelles modalités de production et de diffusion musicale, parallèles à celles de Kfar Hashalom mais ne visant pas nécessairement les mêmes objectifs.

71 La plupart des adultes posent un regard ambivalent à la fois sur les conditions de circulation de ces nouvelles pratiques ou nouvelles musiques dans la communauté, et sur la charge symbolique que ces dernières comportent pour la jeunesse.

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La musique rap à Kfar Hashalom : contexte d’émergence et divergence des regards

72 A partir des années 1990, nous l’avons vu, l’amélioration des conditions de vie à Kfar Hashalom a amené à un certain changement dans la façon de vivre des African Hebrew Israelites. Selon plusieurs porte-paroles de la communauté (tous adultes) et plusieurs commerçants de Dimona, ce changement est majoritairement interprété par un accès plus aisé à des ressources financières et une augmentation du confort de vie individuel et collectif.

73 Ces mutations se sont accompagnées, selon certains membres du leadership qui le déplorent, de l’essor d’un « certain individualisme ». C’est à une tendance à l’individualisme et au « laxisme » des parents que nombre d’adultes de la communauté imputent la dissémination de « nouvelles images », de « nouveaux sons » et « influences néfastes » parmi la jeunesse de la communauté, avec pour corollaire direct la généralisation des nouvelles technologies de l’information chez les jeunes générations de Kfar Hashalom.

74 Le premier regard jeté sur des pratiques musicales comme le rap est donc d’abord un regard désapprobateur qui se fond dans une critique plus globale de l’évolution de la communauté dans son ensemble. En témoignent les nombreuses publications de Ben Ammi Ben Israël depuis les années 1990 (d’ailleurs largement diffusées sur Internet) et le nombre croissant de conférences organisées par la School of the Prophets à propos des dangers de la musique « du diable » sur les enfants29. Dans le cas de la musique rap, la critique se base sur trois éléments principaux.

75 D’une part, le rap, originaire des Etats-Unis et particulièrement des grandes agglomérations du Nord-Est, est perçue dans la communauté dès ses premiers développements dans les années 1970, comme un style de musique avant tout lié au contexte de vie des Noirs au sein de la « grande Babylone euro-américaine ». D’un point de vue musical, ni les rythmes syncopés du rap ni sa forte inspiration de la musique funk ne rentrent dans le cadre musical des Songs of Delivrance. Si Ben Ammi rattache la « musique noire » aux Musiques du Temple en procédant, on l’a vu à un inventaire généalogique de catégories musicales comme le gospel, la soul ou le blues, il ne fait pas rentrer une catégorie « rap » dans le panthéon des musiques divines. Les adultes se trouvent donc confrontés à un style musical qui, s’il ne leur est pas inconnu, ne leur parle pas musicalement de la même façon qu’aux jeunes générations ; d’autant qu’il prendra une ampleur mondiale à partir des années 1980 et demeurera, jusqu’à aujourd’hui, un des marchés musicaux les plus importants au monde.

76 D’autre part, le rap et particulièrement la catégorie de gangsta rap, est accusée de véhiculer des images et des symboles non seulement incompatibles avec le Divine Life Style mais également franchement antithétiques. La célébration de l’argent, le culte de la réussite matérielle et l’exhibition des armes à feu (considérés par les African Hebrew Israelites comme des symboles du combat fratricide entre Noirs) scandés au moyen d’un langage injurieux, sont les principaux éléments retenus par les leaders et les adultes de la communauté. L’écoute par les jeunes de cette musique est donc globalement désapprouvée depuis des années, et elle est rapidement associée à l’idée de « filer un mauvais coton ».

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77 Enfin, pour de nombreux jeunes, le rap est, de manière tout à fait admise, une sorte de lucarne ouverte sur les Etats-Unis d’Amérique qu’ils ne connaissent, pour la plupart, que par les récits de leurs parents, des liens familiaux plus ou moins proches et les « invités » de la communauté qui viennent majoritairement des Etats-Unis.

78 La perception que les jeunes African Hebrew Israelites ont des Etats-Unis d’Amérique ne semble complètement s’accommoder ni de la vision qu’en ont leurs parents, qui y voient avant tout un espace maléfique, ni de celle relayée par les images de la culture hip-hop. Pourtant, les Etats-Unis fascinent et des rappeurs afro-américains comme Akon, Jay-Z ou Jason Derulo offrent à la jeunesse de Kfar Hashalom des référents musicaux rattachés à une musique qui « leur parle », mais qui sont aussi des références partageables avec le monde entier.

79 Les adultes, eux, perçoivent cette tendance de « reconnexion » avec les Etats-Unis de différentes façons. Pour certains, elle mènerait à terme à un véritable scénario catastrophe de désertion de Kfar Hashalom par ses membres les plus jeunes. Pour d’autres, moins alarmistes, cet intérêt envers le rap et la culture hip-hop est un processus logique, lié au contexte d’implantation bien particulier de la communauté en Israël. Certains évoquent un déracinement que vivent au quotidien les jeunes African Hebrew Israelites, un déracinement pourtant nécessaire dans le cadre du projet rédempteur de la communauté mais qui n’exclut pas une connaissance des Etats-Unis dans le cadre du travail communautaire ou des affaires.

80 Interrogés sur ces considérations, certains jeunes répondent le plus souvent avec désinvolture : « C’est juste de la musique ! ». Mais cet argument vite repris est critiqué par un ministre du Peuple : « Ce n’est pas juste de la musique, on ne peut pas dire ça (…) Toutes ces images négatives pénètrent leurs esprits et les influencent à agir comme des imbéciles (…) Ce qu’ils ont besoin de comprendre c’est ça, car s’ils ne sont pas capables de le comprendre, ils ne seront jamais non plus capables de comprendre la vérité et ils ne feront que reproduire les idées qui nous ont fait partir d’Amérique (…) Tu peux vivre vingt ans dans le Kingdom, porter une kippa, aller au service de Shabbat, mais si tu n’es pas capable de comprendre et d’appliquer la vérité dans ta propre vie, tu n’en feras jamais partie » (entretien avec Sar Elyakim, Dimona, le 15 mars 2010).

81 Ce ministre du Peuple exprime ici un point de vue caractéristique du leadership communautaire, très proche en substance de la pensée de Ben Ammi Ben Israël. D’autres adultes et parents ont cependant une approche critique plus contrastée. Uvadiah, mère de quatre jeunes filles explique son point de vue : « On ne peut pas empêcher les enfants de sortir pour toujours (…) Je n’aime pas que les filles écoutent cette musique et elles le savent, mais pour moi l’important est qu’elles comprennent la limite (…) Je sais qu’elles savent où est la limite car elles peuvent discerner ce qui est bon pour elles » (entretien avec Uvadiah, Dimona, le 12 Avril 2010).

82 Dans ces deux exemples pourtant, c’est l’affichage d’un rejet pour le rap qui domine. Cette critique « par le haut » trace les contours d’une modalité d’écoute ou d’une pratique de la musique rap privilégiant le secret : une pratique désapprouvée et légèrement honteuse.

83 Pourtant, les marqueurs identitaires en lien avec le monde du rap se multiplient chez les jeunes de Kfar Hashalom. À l’école, au collège sur les terrains de basket-ball du gymnase s’affichent pantalons , chaussures de basket, casquettes de base-ball, personnalisations d’uniformes des plus variées ou encore l’exhibition de moins en

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moins dissimulée de chaînes et bagues massives, caractéristiques de la culture gangsta rap. Ce que ces jeunes perçoivent comme les éléments de la culture hip-hop américaine deviennent des référents identitaires importants, alimentant du même coup les craintes des adultes d’une « chute spirituelle vers les Etats-Unis ».

84 Enfin, ce regard critique se double d’une réflexion plus large sur le devenir de la communauté en Israël, et particulièrement sur la façon dont les enfants, considérés dans l’idéologie de Ben Ammi comme les « graines sacrées » revenues à l’état d’innocence et préservées du mal, négocient leur place dans ce pays.

85 L’histoire communautaire fait, nous l’avons vu, la part belle au parcours de Ben Ammi et des « pionniers » du Libéria et d’Israël en soulignant les nombreux « sacrifices » qui ont été faits pour offrir à leurs enfants un monde meilleur. Toutefois, malgré les améliorations des relations entre Israël et la communauté, la plupart des jeunes n’ont toujours pas accès à la citoyenneté israélienne malgré leur participation au Service national. Nombres d’entre eux soulignent également les difficultés à trouver un travail en Israël, et les inscriptions dans les universités israéliennes sont rarissimes pour des raisons financières et administratives. Une partie de la population israélienne vivant à Dimona signale également depuis plusieurs années l’émergence d’une délinquance (très minoritaire) de certains jeunes African Hebrew Israelites basée sur une logique de « gang ».

86 Ainsi, si certains fidèles de Ben Ammi considèrent que les enfants de la communauté sont « bénis » et « préservés » d’un monde extérieur néfaste par le cadre de vie à Kfar Hashalom, d’autres pensent que ces enfants ont, et continuent de largement contribuer à l’ensemble des « sacrifices » auxquels les African Hebrew Israelites ont dû procéder. Face à un phénomène comme l’émergence du rap, et, apparemment, des indissociables éléments langagiers, comportementaux et vestimentaires qui l’accompagnent, la communauté a engagé une réaction inédite dans son histoire en procédant à un aménagement du cadre culturel du Divine Life Style pour y accueillir, selon certaines conditions, ses jeunes rappeurs et amateurs de rap.

87 Kfar Hashalom célèbre en effet depuis quelques années la création de ses premiers groupes de rap. Comment ce phénomène a-t-il vu le jour et quelles sont ses implications ? Nous tenterons de dégager quelques pistes de réflexion en présentant un de ces groupes, The Unknown et la façon dont il perçoit son activité dans le cadre actuel de la communauté.

L’émergence du rap African Hebrew Israelites, le cas du groupe The Unknown

88 Dans l’état de nos connaissances, il nous est impossible de dater la création du groupe de The Unknown. Sur la base de nos observations et échanges avec la communauté, il est toutefois possible de dégager deux éléments qui viennent alimenter notre réflexion sur les pratiques musicales comme marqueur identitaire transgénérationnel à Kfar Hashalom.

89 Tout d’abord, sans donner de dates précises, l’apparition du rap dans la communauté précède de plusieurs années son intégration dans le cadre de ses activités musicales. On peut, sans prendre de risques, qualifier cette intégration de « récente » : dans les brochures de présentation des activités musicales de la communauté destinées à la

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clientèle nationale ou internationale, il n’est fait mention nulle part des groupes de rap communautaire dans la dernière édition qui remonte à 2009. D’autre part, en dépit de plusieurs apparitions sporadiques sur scène lors de différentes cérémonies à Dimona (jour d’Indépendance en 2010, National History Month en 2010), les groupes de rap de Kfar Hashalom demeurent pour nombre d’adultes, musiciens ou non, de parfaits « inconnus ».

90 Deuxièmement, et la teneur du discours du jeune rappeur Elazar Ben Israël sera là pour en témoigner, l’intégration de cette forme musicale à Kfar Hashalom n’apparaît ni comme étant le résultat d’un triomphe de la jeunesse brandissant les symboles du hip- hop à la barbe du leadership communautaire, ni comme une opération de « calibrage » parfait de ce dernier envers une modalité de pratique musicale jugée dérangeante. Cette intégration apparaît plus comme le fruit d’une longue, complexe négociation, parfois conflictuelle, tout d’abord entre les jeunes générations de la communauté et leur contexte de vie israélien, puis entre eux-mêmes et leurs parents, réfléchissant selon des modalités et des priorités différentes à leur futur commun.

91 The Unknown est présenté dans un bref reportage disponible sur Youtube et produit par la chaîne numérique Current en 2010. Ce collectif basé à Tel-Aviv, est dirigé par deux jeunes rappeurs, Elazar Ben Israël30 et Avi Shakar Ben Israël. Au cours de ce bref documentaire, des journalistes suivent les membres du groupe qui vont rendre visite à leur famille à Dimona. C’est l’occasion pour eux de présenter la communauté et son histoire, ainsi que de donner leur point de vue en tant que jeune rappeur African Hebrew Israelite en Israël.

92 Elazar Ben Israël présente The Unknown comme un groupe « authentique », originaire de la « Terre promise », n’ayant aucun rapport avec les Etats-Unis et bien implanté en Israël. Toutefois, lors d’une interview, le groupe annonce qu’il s’envole justement pour une tournée aux Etats-Unis : « Je ne suis jamais allé aux Etats-Unis, je ne suis jamais parti du pays, je ne suis jamais parti nulle part, vraiment. Israël est tout ce que je connais pour l’instant (…) Vous savez, je suis né dans la communauté, pas de violence, pas de tabac, pas d’alcool, pas de sexe avant le mariage, pas de viande : nous sommes végétaliens, pas d’injures, nous sommes totalement en sûreté je veux dire (…). Ils [les parents] nous ont déconnectés du monde, en nous mettant dans une coquille et en nous protégeant (…). Maintenant que nous sommes libérés de cette coquille, on avance libre et tout ça mais on se rappelle encore de tout ce qu’on nous a appris (…). Et maintenant, quarante ans plus tard regardez moi ! Je veux dire, c’est la fierté que nous avons, des droits, nous avons la citoyenneté, nous avons le droit de rejoindre l’armée, nous avons tout (…). Vous savez, notre plus grand rêve n’est pas d’atteindre les « Etats-Unis d’Amérique », les grandes villes et les rêves, vous savez. Je veux dire, on revient en Amérique pour prouver notre point de vue (…). Comme des hommes libres, une fois encore, on va revenir là-bas, on va faire trembler la scène, vibrer le micro ! Une prise de contrôle totale, voilà ce que ça va être ! (…) Le peuple Noir ne le saura jamais, il ne le saura jamais jusqu’à ce qu’on lui dise31 ! » (Elazar Ben Israël, 2010 ; traduction personnelle32).

93 Dans cette brève retranscription du discours du jeune Elazar Ben Israël, on voit poindre une tension entre deux pôles distincts : d’où il vient et où il va.

94 Le premier élément mis en avant est l’endroit dont il vient, le lieu qu’il connaît et qu’il estime être « chez lui ». De manière assez nette, il délimite l’espace israélien comme

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son pays, le seul où il soit allé précise-t-il, il y inclut la communauté, qu’il perçoit comme un espace intégré dans le premier.

95 Elazar décrira l’expérience de la vie à Kfar Hashalom comme une « déconnexion » du monde, que ses parents auraient opéré à des fins de protection, de préservation de maux identifiés et énumérés de manière très explicite (violence, tabac, alcool…). La « coquille » à laquelle il fait référence représente Kfar Hashalom et son univers de sens, marqué, en ce qui concerne la jeunesse par la symbolique des « graines sacrées » à préserver de l’influence du monde extérieur. Elazar estime cependant qu’il est, ainsi que les jeunes de sa génération, désormais libéré de cette « coquille » : il a atteint sa majorité, effectué ses années de volontariat au sein de Tsahal et « avance libre » fort de tout ce qu’on lui a appris. Ce faisant, il mobilise la grille de lecture communautaire concernant l’enfance et la jeunesse en la brandissant comme un signe identitaire, une marque de garantie qui justifie le nouveau cap qu’il souhaite prendre. Il s’empare à bras le corps de l’idéologie de Ben Ammi en aménageant le rôle que ce dernier a conçu pour la jeunesse : celui des « graines sacrées » appelées à régner sur Terre et être les reflets mêmes de l’idée de vérité structurant le Divine Life Style.

96 Pourtant, ce n’est pas vers Israël et la vie à Kfar Hashalom que se tourne ce jeune rappeur.

97 Le deuxième pôle qui sous-tend son discours semble se structurer de manière assez claire autour des Etats-Unis d’Amérique, dont les images évoquées, si grandioses soient-elles, se résument finalement à « des grandes villes et des rêves ».

98 Or, ce n’est pas cela que part chercher le groupe en s’envolant vers les scènes états- uniennes. Le groupe y va pour « prouver son point de vue », « prendre le contrôle » et dire au peuple noir ce qu’il a besoin d’entendre : il « est » le peuple hébreu, il doit prendre conscience de ses origines et embrasser la voie de la rédemption. Ce deuxième pôle se nourrit donc largement du premier puisque c’est, selon les éléments de discours d’Elazar, un rôle du musicien-prophète, justifié par un statut de « graine sacrée » qui génère l’impulsion du départ, qui délimite une destination et un objectif : en un mot, une « mission ».

99 Elazar se propose de déployer sa pratique musicale à un double niveau qui correspond tout à fait à ce que Ben Ammi explique que l’on doit attendre de quelqu’un qui se définit comme musicien : en tant que rappeur et en tant que prophète.

100 Si l’exemple du collectif The Unknown n’illustre qu’un cas particulier de l’intégration du rap à Kfar Hashalom, plusieurs éléments intéressants émergent du discours d’Elazar, et témoignent d’une « négociation » du cadre culturel du Divine Life Style dans la communauté.

101 Tout d’abord, nous l’avons vu, l’édifice politique de Kfar Hashalom est largement dominé par une population adulte, qui définit dans une mesure écrasante le cadre normatif, sur le plan social et culturel au sein de la communauté. Pourtant, l’émergence du rap à Kfar Hashalom chez les plus jeunes a eu pour résultat une intégration (balbutiante) de cette musique comme un nouveau support de déploiement du message communautaire. C’est d’ailleurs apparemment la seule condition de déploiement d’une « tendance rap » dans les musiques du Kingdom of Yah. Les rappeurs de The Unknown affichent clairement un profond engagement envers les idées de Ben Ammi Israël, mais ils utilisent dans le même temps ce discours comme un levier dans le cadre d’une mise en scène de soi, individuelle et collective, particulièrement dans le cadre d’une vidéo promotionnelle

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comme celle de la chaîne Current. Dans le cas de The Unknown, on assiste bien à un aménagement de la catégorie de « graine sacrée », pensée par les adultes et jouée par leurs enfants, dans le déploiement du rap communautaire.

102 Là où les artistes de gangsta rap mobilisent le caractère violent et dangereux de leur contexte de vie comme un symbole fort à destination des autres rappeurs, c’est dans une symbolique inverse, bien que reposant sur les mêmes ressorts, qu’Elazar va mobiliser son statut de « graine sacrée » : il vient du royaume de Dieu, le seul havre de paix et de liberté pour le peuple noir en ce monde et il vient pour délivrer un message.

103 Le rap communautaire de The Unknown propose d’inscrire l’idéologie communautaire au sein d’un espace musical alternatif incluant de nouvelles modalités de pratique et de circulation de la musique, ainsi que la construction de nouveaux réseaux transnationaux.

Conclusion

104 Finalement, au travers de l’intégration de nouvelles modalités de pratiques musicales à Kfar Hashalom, si peu revendiquées soient-elles par le leadership communautaire, les African Hebrew Israelites font peut-être face pour la première fois de leur histoire à un phénomène de mutation culturelle et sociale de grande ampleur mettant en jeu le cadre politique et culturel édifié par Ben Ammi Ben Israël. Le fil rouge de l’évolution des pratiques musicales à Kfar Hashalom a également révélé une vraie complexité dans les rapports intergénérationnels par la mise en discussion du cadre musical des Songs of Delivrance et plus largement, du cadre du Divine Life Style initié par Ben Ammi Ben Israël.

105 Cette mise en discussion du cadre du Divine Life Style, au caractère parfois conflictuel, se cristallise autour de pratiques et de symboles émergeants de la classe d’âge la plus jeune, délimitant un nouveau cadre culturel, transnational, où le rap et ses jeunes représentants ont désormais toute leur place lorsqu’ils articulent leur pratique musicale, et c’est là leur unique créneau, avec le rôle du musicien-prophète du Kingdom of Yah.

106 L’exemple du collectif The Unknown, ne doit pourtant pas occulter le caractère extrêmement minoritaire du phénomène du rap communautaire, pas plus qu’il ne doit faire comprendre le rap comme un révélateur trop évident des lignes de démarcation intergénérationnelle dans la mesure où les pratiques musicales de la jeunesse à Kfar Hashalom s’inscrivent dans une écrasante majorité dans le cadre des Songs of Delivrance.

107 L’importance du phénomène rap dans la communauté se mesure par le fait que le cadre politique de Ben Ammi, pour la première fois depuis l’arrivée en Israël est remis en cause par l’émergence de pratiques culturelles qu’il ne parvient pas à complètement contrôler sur son « propre territoire » et qui vont provoquer chez lui une réaction inédite. Cette réaction de négociation du cadre culturel communautaire de la part du leadership communautaire envers la jeunesse est le produit de multiples facteurs (sociaux, économiques, politiques) qui dépassent le cadre de la pratique musicale mais qui s’expriment au travers d’elle comme un catalyseur des espoirs, des craintes et des perceptions du futur de la communauté en Israël.

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NOTES

1. Pour une définition et une approche historique très complète du Black Judaism aux Etats-Unis d’Amérique, voir James E. Landing (2002). 2. Pour une perspective historique des relations entre Juifs et Noirs aux Etats-Unis d’Amérique, voir Nicole Lapierre (2012).

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3. A ce sujet voir John. L. Jackson Jr. (2009). 4. Notons que des croyances très proches se retrouvent dans d’autres mouvements nationalistes afro-américains, en particulier la Nation of Islam. 5. Paul A. Hare (1998), anthropologue israélien, dans sa monographie de la communauté la décrira comme une tentative de création d’une réalité sociale « vertueuse », basée sur un ensemble de « nouvelles traditions » (pagination ?). 6. Par exemple, les règles du Divine Life Style relatives au mariage dans la communauté autorisent (et même encouragent) la polygamie, en dépit de son caractère illégal en Israël. 7. Pour une approche historique détaillée de l’arrivée des African Hebrew Israelites en Israël, voir James Landing (2002) et Yvonne Chireau & Nathaniel Deutsch (2000). 8. Le quotidien israélien Haaretz, dans sa version anglophone, conserve des archives assez complètes concernant cette communauté. Un épisode particulièrement marquant pour la communauté y est relaté dans un article accessible en ligne : http://www.haaretz.com/weekend/ anglo-file/recalling-their-show-of-strength-1.357513 9. Un centre d’absorption désigne en Israël un lieu de vie transitoire, généralement sous la forme d’un village composé de maisons pouvant loger une famille, et doté d’équipements sociaux et sanitaires collectifs. Les centres d’absorption sont apparentés à des camps de transit où les nouveaux immigrants sont logés en attendant que leurs dossiers soient traités par l’administration et que des aides sociales à l’insertion professionnelle leurs soient attribuées. Un centre d’absorption n’est pas un lieu fermé, les nouveaux migrants sont, en principe, libres de circuler dans le pays. 10. En 2006, c’est le chanteur Eddie Butler, membre de la communauté des African Hebrew Israelites, qui a représenté Israël à l’Eurovision avec le titre Together we are One. 11. Cette définition de la culture est extraite de l’introduction du code vestimentaire des African Hebrew Israelites, édité par le Ministère de l’Information de Kfar Hashalom et ses représentants, Taahmenyah bath Shaleak et Ahmadiel Ben Yehuda (date d’édition non précisée). 12. Ben Ammi « délimite » le peuple israélite aux descendants d’esclaves exilés en Amérique du Nord et dans les Caraïbes. 13. “Music is much more than a form of entertainment; music identifies races, nationalities and communities. It has far-reaching, hypnotic effects on the brain and soul, and can take complete control of the body and mind. Music can determinate the mood of a person or a people. After comprehending its profound effects on the mind, it stands to reason that we must beware, for the effects can be good or evil. Music is like a series of thought waves that cause men to think and do right or wrong, wise things or foolish things. In addition to that, there are sounds that destroy ear drums, shatter light bulbs, and crack glass. We must also ask ourselves: is there a mode or musical sound that can destroy the mind? The answer is certainly yes. Furthermore, there is the mind of the musician whose thoughts are transmitted through his music. Let us examine this ;point more thoroughly using "popular, club and rock" music as an example…” (Ben Ammi Ben Israël, 1982: 27) 14. « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu » (Jean 1 :1) 15. “There was a sound with God in the beginning ; all things were made by sound, and without sound nothing was made. From this we know there is a creative power in sound, for in Genesis a right sound brought forth life. In order that the people know the importance of sound, God instructed our predecessors to make trumpets to play a certain mode of music for the assembling of the masses. There was also a special music played when it was time to go to war. God evolved the entire success over evil forces around a sound, as He commanded our fathers to play a certain sound if they were under the oppression by their enemies. When this sound was heard, He would hear, strenghten and save. Will God not keep His word ? Have our musicians considered the true spirituality of music? Have they all gone astray? Are there none that understand ? Should we not

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at least apply this ancient widsom in our struggle for freedom? There are those of evil intentions that are constantly searching the scriptures and manipulating the contents and using these same instructions against us. Let us reflect on the history of the U.S. Cavalry in their war against the American Indians” (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 28-29). 16. Là aussi la parenté des croyances prônée par les African Hebrews Israelites avec celles de la Nation of Islam est évidente. A l’instar des African Hebrew Israelites, ce mouvement religieux afro- américain déploie une rhétorique identitaire au sein de laquelle l’homme noir doit se réapproprier son identité musulmane originelle. Comme le souligne Pauline Guedj (2003), on assiste également au sein de la Nation of Islam à une vive condamnation de l’église et du christianisme comme les agents de la confusion et de la destruction de l’identité noire. 17. “We must correct the modern terminologies used to describe our forms of music, for many instances the terms are very misleading. It is imperative that the original names be understood and revived. The original name for what we call the Blues was the music of Lamentations. The original name for church music was Gospels or the Songs of Zion. The original name for what is called Jazz or Modern Jazz- you may be shocked to know- was Spirituals or the Spiritual. Soul music has held its original name but is completely foreign in its content. Music of unrighteousness is based upon creating mistrust, arousing wanton, sexual desire, and making wickedness appear pleasant (Sexual Healing, Part-time Lover, Thigh Right). Our once pure, creative musical expressions – full of healing power and spiritual strength – have become adulterated, been made ungodly and are therefore, in their present form, useless in the struggle for righteousness (quest for God). (…) Are not virtually all Gospel songs about Jericho, Jerusalem, Galilee, the Jordan, our Land ISRAEL? The Gospel in its pure form was our collective plea for undestanding, mercy and forgiveness. It was to keep our hearts and remembrance on our Land Israel (…if I forget thee o Jerusalem…) and to keep alive our hope to someday return there” (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 30-32). 18. Plaquette de présentation du label Songs of Delivrance (2009). 19. Ben Ammi se réfère au premier livre de Samuel : « Après cela tu viendras à Guibéa de Dieu, où sont les colonnes des Philistins, et là, en entrant dans la ville, tu rencontreras une troupe de prophètes descendant du haut-lieu, précédés de luths, tambourins, flûtes et harpes, et prophétisant. Et l’Esprit de l’Eternel te saisira et tu prophétiseras avec eux et tu seras changé en un autre homme » ( I Samuel 10 : 5-6). 20. “This company of prophets with musical instruments was a band of musicians. The mission of a prophet was to speak the word of God. Thus these prophets, musicians, played the Word of God, the sound of God unto the people. The musicians must understand that there is a direct correlation between sound and the Black mind. Being led by the Word of God, we see that God used musical sound in governing and protecting our fathers. History is now calling for the prophet-musician to come fort hand once again « play the Word of God ». I know you recall that in the Black folklore, the end of captivity was signaled by Gabriel the angel « blowing his horn ». He that has ears to hear, let him hear. Gabriel ! Blow your horn, blow your horn, blow your horn !” (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 34). 21. Une ancienne employée du ministère de l’Intérieur, chargée de traduction, présente au moment de l’arrivée des premiers African Hebrew Israelites en Israël nous a confié son incrédulité et celle de ses collègues lorsqu’elle a du traduire leur demande aux autorités. 22. Cette situation, en plus d’avoir été vécue comme un épisode dégradant pour les African Hebrew Israelites, a été marquée par des épisodes de violence au sein de la communauté où au moins un membre, contestant le leadership communautaire de Ben Ammi Ben Israël, a trouvé la mort en pleine rue à Dimona, battu à mort par ses anciens camarades. Cet épisode tragique a profondément choqué les habitants de Dimona et a largement concouru à dégrader l’image de la communauté à un niveau local.

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23. Les Soul Messengers sont un des groupes communautaires les plus connus en Israël. A leur formation ils se composaient d’un orchestre de douze musiciens et choristes ainsi que d’un groupe de danseurs. Ils se sont illustrés dès les années 1970 en Israël comme un groupe de compositions et de reprises puisant dans un répertoire de musique soul, jazz et reggae, en adaptant des musiques comme celles des Temptations, de James Brown, de Harry Bellafonte et plus tard de Bob Marley. 24. Cette division entre jeunes générations et adultes n’est pas entièrement satisfaisante. La communauté des African Hebrew Israelites est en fait divisée en trois classes d’âge dotées chacune d’une représentation au niveau politique et de droits et de devoirs spécifiques. La Youth in the Move rassemble les jeunes de treize ans jusqu’à la majorité à vingt ans révolus. Les Chosen First Fruits rassemble les jeunes adultes jusqu’à quarante ans et la Sacred Sainthood, les adultes qui ont dépassé quarante ans. Nous appellerons ici « jeunes générations » les membres de la Youth in the Move qui sont, contrairement à leurs parents, majoritairement nés en Israël. 25. Les African Hebrew Israelites s’efforcent de construire un « dialogue » sous forme d’échanges culturels (concerts, repas…) avec des familles palestiniennes noires. Cet effort se couple à une revendication centrale de la part du leadership communautaire, celle de la « présence Africaine ancienne en Terre sainte ». Les African Hebrew Israelites se proposent de fédérer toutes les populations noires vivant en Israël, après avoir prouvé leur origine israélite, en présentant le Divine Life Style et le gouvernement de Ben Ammi comme des alternatives au conflit israélo- palestinien. 26. En hébreu, abba, ima, saba et savta signifient respectivement père, mère, grand-père et grand- mère. 27. Centre de formation du leadership communautaire. 28. « Everything starts with a thought ». 29. En 2010, nous avons assisté au Cycle annuel de cours et de conférences sur des sujets divers touchant à la communauté. Il s’agissait du National History Month intitulé : « A Decade for the Children ». Le thème central y était l’enfance et une des conférences les plus importante était intitulée « Who in the Hell put the Devil in our Music ? » (« Qui diable a mis le démon dans notre musique ? »). 30. Les attributions patronymiques à Kfar Hashalom obéissent à des modalités complexes que nous ne détaillerons pas ici. Nous nous contenterons de signaler le fait que le patronyme Ben Israël ne signifie pas nécessairement une relation de filiation avec le leader Ben Ammi Ben Israël. 31. Cette dernière phrase fait référence à l’idée des African Hebrew Israelites selon laquelle les descendants de ceux qui ont été emmenés en esclavage depuis l’Afrique de l’Ouest jusqu’en Amérique sont les vrais hébreux de la Bible. 32. « I never been to the States, never left the country, I never been anywhere really. Israel is all I know in the meantime (…) You know (...) I was born in the community, no violence, no smocking, no drinking, no sex before marriage, no eating meat: we are vegetarian, no cursing, we keep totally safe I mean...(...) they [leurs parents, immigrés en Israël] disconnected us from the world, putting us in a shell and protecting us (...) now that we are free from that shell we’re running free and everything but we still remember everything we were told (...) and now, forty years later look at me ! I mean this is the proud that we have, rights, we have citizenship, we have the right to join the army, we have everything (…) You know our biggest dream is not to make it to the « United States of America », big cities and dreams you know, I mean we’re going back to America to prove our point I mean, (...) as free men, once again, come back over there we gonna rock the stage, rock the mic ! Global takeover that’s what it’s gonna be (…) Black people will never know, they’ll never know until we tell’em » Elazar Ben Israël, 2010.

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RÉSUMÉS

Dans le cadre de l’étude d’un mouvement religieux communautaire, que peut nous apporter l’approche transgénérationnelle du fait musical ? Dans cet article, nous présenterons la communauté transnationale des African Hebrew Israelites dans son centre spirituel de Dimona dans le désert du Néguev, au travers de la façon dont elle envisage la pratique musicale dans une perspective idéologique et transgénérationnelle. Nous verrons comment depuis sa fondation, la musique y est un enjeu identitaire crucial dont les modalités de pratiques sont encadrées par des règles très strictes, conditionnées par un contexte social particulier en Israël, et comment aujourd’hui, ce cadre idéologique et social est renégocié par ses jeunes générations dans le cadre de l’émergence de nouvelles pratiques musicales.

INDEX

Mots-clés : African Hebrew Israelites, nationalisme noir, Israël, Etats-Unis, musique, relations transgénérationelles

AUTEUR

FLORIAN MAZZOCUT

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Freaks on this side1. Notes pour une analyse anthropologique des communautés de fans de Prince en France

Pauline Guedj

1 Depuis une quinzaine d’années, les recherches sur les fans et les amateurs connaissent une certaine popularité en France. Restée jusque-là le monopole des études anglo- saxonnes, notamment dans le cadre des Cultural studies, l’analyse du comportement des individus passionnés concerne dorénavant plusieurs disciplines des sciences sociales : la sociologie, l’anthropologie et la psychologie principalement. Ces recherches s’inscrivent dans une réflexion plus large sur le goût et les émotions et proposent une analyse de ce que Christian Bromberger (1998) appelle les « passions ordinaires ». Elles s’appuient sur l’observation de phénomènes sociaux variés allant de la collection (Derlon et Jeudy-Ballini, 2008) à la participation à des événements collectifs comme une vente aux enchère (ibid.), un concert (Saumade, 1998) ou un match de football (Bromberger, 1998) ainsi qu’à l’utilisation de nouveaux espaces de sociabilité pour échanger des informations et se documenter (Béliard, 2009).

2 Parmi l’ensemble de ces travaux, un nouveau champ se dégage en France depuis le début des année 2000, toujours dans la continuité de recherches menées en Angleterre et aux Etats-Unis, se consacrant aux groupes de fans de musique, de musiciens, ou d’artistes. Ces recherches amènent, dans la lignée des écrits de certains sociologues (Hennion, 2007), à construire une réflexion sur les spécificités du goût et de la passion pour la musique et à élaborer des définitions contrastées des « être fan » et « être amateur » dans ce contexte. Elles oscillent sans cesse entre, dans la lignée de Pierre Bourdieu (1979), la description d’un fan aliéné, emblème des effets pervers de la société du spectacle sur le consommateur de biens culturels, et la mise en avant d’un fan « braconnier » (De Certeau, 1990), acteur de sa passion et agent de son propre engouement. Dans cette deuxième tendance, des travaux proposent alors de se consacrer à l’analyse des conversations entre les amateurs (Lizé, 2009), des textes qu’ils

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produisent, et des processus d’identification qu’ils mettent en œuvre par l’intermédiaire de leur passion et de l’artiste qu’ils adulent (Le Bart, 2000).

3 Face à cette multiplication d’écrits sur les amateurs de musique, il est alors intéressant de noter que l’anthropologie est souvent restée en marge du phénomène. En effet, alors que plusieurs projets collectifs s’intéressent au processus de transnationalisation des pratiques musicales et que l’anthropologie de ces mêmes pratiques tend à devenir l’un des champs les plus dynamiques de notre discipline, il reste surprenant que les fans ou les amateurs soient rarement cités dans les études et qu’ils soient peu pris en compte dans les processus analysés. Pourtant, tout, chez les groupes de fans de musique, semble en faire un objet propice à l’analyse anthropologique. En tant que spectateurs et auditeurs, tout d’abord, les fans, proposent, dans les discours et représentations qu’ils élaborent de leur passion une vision analytique de leurs propres parcours. Ils accompagnent leurs paroles d’actes tangibles comme des participations à des concerts permettant la réalisation d’ethnographies précises. Ensuite, en s’organisant en communauté, les fans sont les acteurs de relations sociales complexes, relations de camaraderie, luttes de pouvoir, hiérarchies, depuis bien longtemps au cœur des analyses de l’anthropologie politique et des études sur l’organisation sociale. Enfin, en se réunissant de plus en plus en réseaux, les fans s’intègrent de plain-pied dans un monde globalisé que les anthropologues contemporains aiment à théoriser et où collectivement ils élaborent des processus d’identification et d’appropriation.

4 Consacré aux groupes de fans de Prince2 en France, ce travail de recherche et cet article entendent inscrire la discipline anthropologique dans le champ des études sur les fans et engager les prémices d’une réflexion sur la construction d’une anthropologie du fan. Je me propose donc d’utiliser les outils méthodologiques de l’anthropologie, l’enquête de terrain de longue durée, l’entretien, le récit de vie, pour m’intéresser aux dynamiques de construction des communautés de fans de cet artiste à l’échelle nationale et transnationale. L’enquête de terrain, menée depuis septembre 2009, se concentre sur la réalisation d’entretiens avec des fans, à l’heure actuelle une trentaine. Ces individus ont été rencontrés par le biais de réseaux interpersonnels et par l’intermédiaire de plateformes virtuelles où ceux-ci entrent en relation. A côté de ces entretiens, le cœur de l’ethnographie repose sur l’observation de rassemblements et d’événements liés à Prince : programmation d’un film réalisé par Prince à la cinémathèque, concerts en région parisienne d’anciens collaborateurs de l’artiste, enregistrement d’une émission de WebTV par un collectif de fans et bien sûr observations pendant les concerts, dans les files d’attente, pendant les prestations et après celles-ci. Enfin, un travail important réside dans le déchiffrage des centaines de pages Internet, sur lesquelles, à travers des forums ou sur leurs comptes Facebook, les fans échangent des informations et débattent.

5 Dans ce travail, le terme fan sera utilisé avant tout comme une catégorie vernaculaire. Les individus rencontrés lors de l’enquête revendiquent ce statut et n’hésitent pas à se définir eux-mêmes comme des « fans ». Pour eux, être fan revient à manifester un intérêt qu’ils qualifient parfois d’« excessif » pour un artiste. Ils se reconnaissent dans l’excès tout en insistant sur l’excellence du musicien qu’ils suivent, excellence qui justifie, selon eux, leur comportement. En ce sens, les fans deviennent alors des groupes d’amateurs passionnés (Bromberger, 2002) dont l’auto-définition renvoie à l’acception du terme « fan » que propose Philippe Le Guern (2009) : ils témoignent d’un niveau d’engagement dans l’admiration supérieur à ce qui est habituellement attendu

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du public ordinaire et imprègnent leur modes de vie et habitudes de cet engagement. Par ailleurs, les fans de Prince évoqués dans cet article sont des individus qui sont souvent liés par des réseaux d’interconnaissance, interagissent et se retrouvent régulièrement physiquement ou sur des plateformes virtuelles. Outre un intérêt profond pour la musique de l’artiste qu’ils adulent, leur « être » fan est également une pratique partagée et collective qui les rassemble dans ce qu’ils appellent parfois leur « communauté ».

6 Le présent article entend partir d’une retranscription ethnographique retraçant les activités de groupes de fans de Prince français lors de la venue de l’artiste en Europe en 2009. A partir de cette retranscription, je proposerai une analyse des processus de construction des communautés de fans en insistant sur les parcours des acteurs ainsi que sur certaines des relations et des hiérarchies qui s’opèrent à l’intérieur de leurs groupes.

Une tournée européenne

7 Tout commence en juin 2009. Depuis sept ans, Prince n’avait pas donné de concerts à Paris. L’impatience se fait ressentir au sein des groupes de fans français côtoyés et c’est avec enthousiasme qu’ils accueillent une « rumeur »3 prometteuse diffusée de bouche à oreille et sur Internet. En effet, à cette époque, un concert à l’Olympia4 semble être envisagé. Les pages des forums Internet spécialisés se multiplient rendant compte de la nouvelle et débattant de la probabilité ou non d’un tel événement. Les fans rencontrés lors de notre enquête échangent courriels, SMS et coups de téléphone. Ils cherchent à obtenir confirmation de l’information en se référant à des individus qu’ils nomment leurs « contacts ». Certains appellent un ami travaillant à l’Olympia ; d’autres se rendent dans un magasin spécialisé pour interroger le personnel de la billetterie. Certains contacteront directement le tourneur de Prince en Europe pour tenter d’obtenir des précisions. Toutefois, après quelques jours de circulation intense de la rumeur, celle-ci est finalement démentie. Plusieurs individus prennent la parole sur un site Internet consacré à l’artiste et dressent la conclusion suivante : la date prévue pour le concert approche. Il semble que les billets auraient déjà été mis en vente si la prestation avait bel et bien lieu. L’information, non avérée, est donc définitivement à classer dans la rubrique des « fakes ».

8 Le mois suivant, au début juillet, une nouvelle rumeur apparaît concernant cette fois-ci la venue de Prince au festival de jazz de Montreux. Le programme du festival n’affiche pas de concert de clôture et la date du 18 juillet est accompagnée de la mention TBA (To be annonced). Ceci est immédiatement interprété comme l’annonce de la venue de Prince au festival, qui par ailleurs y avait déjà joué en 2007.

9 Certains fans français s’organisent déjà en prévision, réservent des chambres d’hôtel et achètent leurs billets de train. Montreux ne se situe qu’à quelques heures de train de Paris. Il est aisé d’assister à cet événement. Le 10 juillet, le concert est finalement annoncé officiellement par Claude Nobs, programmateur du festival. La rumeur devient une information viable et il s’agit alors de s’assurer de la possibilité d’assister au concert.

10 Les places pour les concerts de Montreux sont mises en vente deux jours plus tard. Prince fera deux prestations, à 19h et à 22h à l’auditorium Stravinsky. Les concerts pourront être suivis d’une afterparty au Jazz Café. Les fans comptant se rendre à

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l’événement achètent leurs billets sur Internet. Certains font spécialement le déplacement à Montreux pour se procurer leurs sésames au guichet. Ceux-ci s’écoulent en quelques dizaines de minutes. Les pages des forums Internet consacrés à Prince s’emplissent de messages dans lesquels des membres cherchent à s’échanger des places, à en revendre ou à en obtenir de nouvelles.

11 Le 18 juillet au matin, plusieurs dizaines de personnes se retrouvent à la Gare de Lyon. Tous ont des billets pour les deux concerts. Au wagon bar, les discussions sur Prince vont bon train. Chacun a des expectatives sur le concert. Des articles de presse suisses ont été mis en ligne par des fans de Genève. Sur leurs téléphones, les fans lisent les articles en question. Prince y annonce un concert d’orientation jazz, ce qui provoque discussions et débats. Qu’entend-il par là ?

12 Arrivés à Montreux, tous se dirigent vers l’auditorium Stravinsky et se placent dans une courte file d’attente. L’attente durera plusieurs heures. Entre les deux concerts, les fans présents manifestent pour la plupart leur enthousiasme. Ils ont grandement apprécié la prestation. En revanche, ils se plaignent de l’organisation du concert et déplorent l’attente qu’ils jugent interminable. A la fin de la soirée à l’auditorium Stravinsky, ils se dirigent vers le Jazz Café pour attendre l’hypothétique troisième concert de l’artiste. Prince ne jouera pas. Il viendra simplement saluer la foule.

13 A l’issue du concert de Montreux, les rumeurs ne se taisent pas pour autant. Prince est paraît-il à Lisbonne. On raconte qu’il viendra bientôt à Paris et l’éventualité d’un concert à l’Olympia est ravivée. Les enregistrements pirates (bootlegs ou boots) des concerts de Montreux commencent à circuler sur Internet. Sur les chats, les débats sur les concerts sont vifs et parfois assez conflictuels.

14 Malgré la ténacité des rumeurs, il faudra attendre le 10 août pour qu’une série de concerts soit annoncée non pas à Paris mais à Monaco. Prince fera donc deux performances à l’Opéra le 13 août, ainsi qu’une prestation au Sporting Club le 16 août dont le billet s’élèvera à 500 euros. D’un commun accord, la plupart des fans se rendant à Monaco décide de faire l’impasse sur le concert du Sporting. Ils partent toutefois pour la principauté, avec dans leurs valises leurs vêtements de circonstance. Ils vont à l’opéra. Certains annulent leurs vacances pour financer leur séjour dans la principauté. Les concerts de Monaco sont globalement appréciés. Les morceaux interprétés par l’artiste, la set list, sont salués. Morceaux rarement interprétés, ils ne sont souvent connus que de ceux qui se considèrent comme des « spécialistes ». A nouveau, les enregistrements illégaux sont disponibles et téléchargeables sur Internet.

15 Septembre 2009, de nouvelles rumeurs apparaissent ; un fan américain, Dr. Funkenberry, annonce sur son site Internet la venue de l’artiste à Paris. Pendant un mois et demi, les téléphones ne vont cesser de sonner, les chats sur Internet seront sans cesse mobilisés pour annoncer de très nombreuses rumeurs, souvent contredites dans la journée.

16 L’Olympia d’abord revient au goût du jour. Les circuits des fans de Prince annoncent déjà des dates de concert et de mise en vente des places devant la salle. Les journalistes liés aux réseaux de fans confirment la nouvelle. Prince est en négociation. Fin septembre, la possibilité d’un concert à l’Olympia semble toutefois à nouveau tomber à l’eau.

17 Nouvelle information provenant du Dr Funkenberry, Prince fera un concert dans la capitale française dans un lieu chic. Les fans rencontrés lors de cette enquête se

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précipitent sur Internet et font la liste des lieux « select » qui organisent des concerts : la Salle Pleyel, la Sainte Chapelle, la Mutualité, le théâtre du Châtelet. Finalement, une nouvelle information semble s’officialiser. Prince jouera au théâtre du Châtelet le premier octobre. Il fera également une prestation au Grand Journal de Canal Plus le 8 du même mois. Les fans commencent à contacter la chaîne de télévision pour obtenir des entrées.

18 Toutefois, Prince n’arrivera en réalité à Paris que le 2 octobre pour la Fashion week5. Pour l’occasion, les sites Internet se recouvrent de photographies de l’artiste assistant à des défilés de mode et les fans scrutent les articles de journaux retraçant ses déplacements dans la capitale. Il va jouer c’est sûr, mais où et quand ? En prévision, certains fans décalent des semaines de vacances ou des voyages d’affaire à l’étranger.

19 Finalement, le 7 octobre, la presse annonce que l’artiste se produira au Grand Palais le 12 octobre pour deux concerts, le premier à 17h, le deuxième à 22h. Les places ne sont pas encore en vente et on ignore quand elles seront disponibles. L’excitation se ressent à nouveau dans les conversations. Prince aura réussi à surprendre tout le monde. Personne ne s’attendait à un concert au Grand Palais. Par ailleurs, de nouvelles rumeurs commencent à voir le jour. Le tourneur de l’artiste aurait réservé La Cigale, une salle parisienne d’environ mille places pour une soirée promotionnelle le 13 octobre.

20 Le 8 octobre au matin, de nombreux groupes de fans se rendent dans un magasin spécialisé pour se procurer des billets pour les concerts du Grand Palais. Ils patientent plusieurs heures devant le guichet jusqu’à ce que le personnel de la Fnac leur annonce que les places ne seront en vente que le lendemain. Les acheteurs ne peuvent se procurer que deux places par personnes. Ceux-ci s’organisent, se divisent en sous- groupes. Certains vont faire la queue en magasin, d’autres font le pari d’Internet. Une troisième catégorie se déplace dans une boutique Fnac de province où l’attente s’annonce moins longue et les chances d’obtenir des places plus évidentes. Les places seront finalement écoulées en 1h.

21 Le 12 octobre, jour du concert, les fans constituent une queue devant le Grand Palais à partir de 8h du matin. Dans la file d’attente, les interrogations vont à nouveau bon train. Quels morceaux Prince va-t-il jouer ? Qu’est-il en train de répéter ? Renato, son pianiste, sera-t-il présent ? Lorsque finalement les fans entrent dans la salle, ils sont souvent émerveillés par la beauté du lieu. Toutefois, ils s’annoncent d’ores et déjà inquiets pour la qualité sonore d’une prestation effectuée sous une voute de verre et d’acier. Entre les deux concerts, certains expriment vivement leur déception. La prestation donnée par Prince ce soir-là est jugée trop « grand public ». Quelques uns n’hésitent pas à revendre leurs billets pour le deuxième concert. A la sortie du Grand Palais, plusieurs dizaines de fans resteront longtemps devant le bâtiment à discuter. Le deuxième concert sera globalement plus apprécié que le premier même s’il laisse chez nombre d’individus un goût amer ; trop de « tubes », pas assez d’improvisations, des musiciens accompagnateurs parfois contestés.

22 Le lendemain des concerts du Grand Palais, de nouvelles informations circulent. Une soirée est annoncée à la Cigale, un courriel a été envoyé par l’équipe de Prince aux membres de son site Internet « Lotus Flower ». Toutefois, la prestation de Prince n’est pas confirmée. Le programme annonce la présence de l’artiste et la venue de DJs. Tôt le matin, les textos fusent à nouveau et les fans s’organisent pour le soir même. Certains décident de ne pas y aller. C’est un showcase. Prince jouera vingt minutes au maximum.

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La place coûte 80 euros. Ils sont déçus des concerts de la veille. D’autres se rendent à La Cigale et patientent jusqu’à la mise en vente des places à 17h.

23 Dans la salle, jusqu’à 21h45, les fans présents ignorent si un concert aura bien lieu. Ils observent toutefois ce qu’ils interprètent comme les signes avant-coureur d’une prestation et se lancent dans ce qu’ils appellent des « théories » : « Si la cymbale de la batteuse de Prince a été placée en coulisse, c’est bien qu’il y aura un concert » ; « Si un message venant de l’équipe de Prince a été envoyé aux fans ce matin, c’est bien que celui-ci a l’intention de jouer dans la soirée ». A 21h45, l’assistante de Prince, que les fans reconnaissent, vient déposer un document retraçant une liste de morceaux (set list) sur la scène. Il semble alors clair que l’artiste va jouer. A 22h, le concert commence. La prestation durera près de trois heures. Trois jours plus tard, les enregistrements des concerts seront disponibles en téléchargement gratuit sur Internet. Les fans entreront dans un débat violent sur la qualité du concert de La Cigale opposant massivement ceux qui y ont assisté et ceux qui ne s’y sont pas rendus.

24 Dernier rebondissement, le 14 octobre, Prince effectue une prestation au Grand Journal de Canal Plus6. Certains fans parviennent à assister à l’émission. A l’issue de la prestation, de nouvelles rumeurs circulent. Prince devrait jouer ce soir dans un club. Le groupe de fans présent se disperse dans Paris. Certains vont au Bataclan ; d’autres au New Morning ; quelques uns au Palace. Accrochés à leurs téléphones portables, ils communiquent entre eux pour s’échanger des informations, dresser des hypothèses et mener leur enquête. La rumeur d’un concert au New Morning sera la plus tenace. Jusqu’à 2 heures du matin, une cinquantaine de fans attendront l’annonce d’un hypothétique concert dans un bar situé en face de la salle.

Parcours de fans entre disques, concerts et aftershows

25 Nous le voyons, les quatre mois qui ont séparé la prestation de Prince à Montreux et à La Cigale ont été le temps d’une communication incessante entre les fans. Des rumeurs ont circulé, une nouvelle au moins chaque semaine. Les fans ont constamment débattu sur les habitudes de leur artiste préféré et sur les possibilités de sa venue en France. Ils ont également échangé avec des fans américains, hollandais et italiens lors des concerts, ont, par Internet, entretenu des relations avec des individus travaillant directement avec l’artiste mais aussi avec ses musiciens notamment via des réseaux sociaux comme Facebook.

26 Par ailleurs, la venue de Prince à Paris a donné lieu à quelques confrontations entre fans et à une contestation importante de Prince lui-même quant à la qualité de sa musique et de ses prestations. Les concerts du Grand Palais ont été, de manière quasi unanime, jugés défavorablement. Le 12 octobre au soir, à la sortie du Grand Palais, certains dépités n’hésitaient pas à décrire Prince comme un artiste fini, « has been ». Dans un effet de contraste saisissant, le lendemain, la sortie du concert de la Cigale, rassemblait des groupes de fans en pleurs, criant leur bonheur et décrivant à nouveau leur idole comme le plus grand artiste du XXème siècle.

27 Ces événements marquent bien l’existence d’un microcosme des fans de Prince avec sa propre structuration, ses codes et son mode de fonctionnement. Il se construit autour de réseaux locaux et nationaux et lient des individus divers dans des relations complexes et sans cesse redéfinies. Ce microcosme a, par ailleurs, également une configuration transnationale. C’est en réalité une sorte d’organisme dans lequel

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plusieurs individus sont représentés allant des fans français et étrangers aux tourneurs et managers, des journalistes spécialisés à l’artiste lui-même et ses musiciens, qui entrent en communication via Internet et via la diffusion intense d’informations.

28 Lorsqu’ils se rencontrent, les fans de Prince français aiment à relater leur découverte de l’artiste. Ces récits « du devenir fan », si importants dans les réseaux de sociabilité qu’ils constituent, me semblent être des clés pour appréhender les relations des fans à l’artiste, leur appréciation de sa musique et leurs rapports au monde7. Dans le cas qui nous intéresse, il nous apparaîtra que les concerts évoqués dans le précédent récit, Montreux, Monaco, le Grand Palais et la Cigale, s’insèrent pour les fans dans des parcours allant de la découverte de l’artiste à leur familiarisation avec ce qu’ils considèrent comme les différentes facettes de son art. Ce faisant leur répercussion au sein des groupes de fans n’est analysable qu’une fois replacée dans ce contexte.

29 Le parcours type du « devenir fan » de Prince comprend plusieurs étapes. Ce parcours constitue une carrière au sens où Howard Becker (1988) l’entend. Les étapes qui le constituent ne sont pas forcément franchies dans le même ordre par tous en revanche elles sont toutes considérées comme nécessaires pour que le fan puisse se revendiquer comme ce qu’on appellera un « hardcore ». Les fans rencontrés dans le cadre de cette recherche tendent à décrire leur rencontre avec l’artiste comme un événement progressif traversé par une phase de remise en question. Voilà ce que nous dit Alex8 : « Un soir en 1988, il y a le concert de Lovesexy à Dortmund qui est diffusé en direct sur NRJ. Je sortais ce soir-là. Au moment de sortir, j’ai mis une cassette dans ma chaîne hi-fi. J’ai enregistré 45 minutes du concert comme ça au hasard. Un peu sur la foi de ce que me disaient mes copains de lycée. Je me rappelle quand je suis rentré de soirée, j’allume la radio et je tombe sur le concert. C’était Purple Rain. Ma première réaction, ça a été de me dire c’est nul il ne joue pas comme sur l’album. J’avais l’esprit formaté. Le mardi suivant, donc trois jours après, au moment de partir au lycée, je mets la cassette dans mon walkman et là je me mets à écouter vraiment. C’était assez incroyable. Ca m’a explosé l’esprit. Tout ce côté formatage que j’avais. J’attendais que Purple Rain soit exactement comme sur l’album. Tout ça volait en éclats en une seconde. Le son live, la puissance… Il m’a fallu beaucoup de temps pour pouvoir mettre des mots sur ce que j’avais vécu. C’était vraiment une révélation. C’est comme si je voyais avant la musique comme une bande dessinée en noir et blanc et d’un seul coup ça passait en trois D et en couleur. Un truc pas possible. A partir de là, il m’a fallu tous les albums » (Entretien avec Alex, Paris, octobre 2009).

30 Après la phase qu’ils analysent comme celle de la découverte, les fans entrent généralement dans une période qu’ils qualifient d’ « ascétique »9, ou de « boulimique » et au cours de laquelle ils n’écoutent plus que la musique de Prince. Ils deviennent alors des collectionneurs et n’hésitent pas à se décrire comme « obsessionnels ». Cette période est marquée par l’acquisition des albums réalisés par l’artiste les années précédentes. Pour eux, il s’agit également de se lancer dans la recherche de raretés disponibles chez les disquaires spécialisés : les maxi 45 tours dans lesquels on retrouve des versions allongées des morceaux figurants sur les 45 tours, les albums produits par Prince sous des pseudonymes et interprétés par d’autres artistes et surtout les premiers vinyles et cassettes dits pirates ou bootlegs rassemblant des morceaux inédits et des concerts enregistrés.

31 Cette phase de quête « boulimique » est également souvent celle où les fans découvrent pour la première fois leur artiste préféré sur scène. Rares sont effectivement ceux qui ont entendu la première fois le musicien lors d’une prestation scénique. La plupart a du

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attendre, rêver de ce premier concert. Pour les fans rencontrés, le concert constitue alors souvent un deuxième choc. Il renforce la période d’ « ascétisme ». Pour Maël, la participation au concert de Prince au Zénith en 1986 est l’événement qui a changé sa vie : « Le rideau tombe. Prince torse nu sur scène et là, t’imagine, qu’il y a un mec avec un scalpel qui t’ouvre le cerveau. Et là… j’ai vu la vierge. J’ai vu la vierge. Je me souviens. Pur dépucelage. Dans ta tête, ça active un truc qui n’avait jamais été activé jusque là. Je suis sorti sonné » (Entretien avec Maël, Paris, décembre 2009).

32 Ayant assisté à un ou plusieurs concerts, possédant tous les albums officiels ainsi qu’un ensemble de cassettes ou de compact discs de concerts bootlegs, les fans considèrent qu’ils ont encore une dernière étape à franchir avant de pouvoir prétendre connaître les différentes facettes de l’artiste. Cette dernière étape sera franchie par certains d’entre eux en 1993, lorsqu’à l’issue d’un concert à Bercy dans une salle de 25000 spectateurs, Prince fait, dans la nuit, un concert au Rex Club devant quelques centaines de personnes. L’aftershow événement central dans la mythologie construite par et autour de l’artiste est pour beaucoup une nouvelle quête, comme si un aspect de Prince et de sa musique, celui considéré comme le plus « authentique », n’était visible que dans cette configuration du concert intimiste.

33 Les fans se rappellent alors précisément le parcours pour obtenir l’information du lieu du concert et leur sensation lorsqu’enfin ils purent assister à une prestation de ce type. Marie se souvient : « Le Rex. Premier aftershow en 1993. Je savais que c’était un pur musicien et tout. Mais là…je me le suis pris en pleine gueule. Et en plus, le fait d’être dans cet endroit- là si petit, c’était fou ! On a foncé au Rex Club. On a fait la queue et quand on est rentrés, c’était comme un rêve. Dans les petits escaliers du club on s’est tous mis à hurler » (Entretien avec Marie, Paris, octobre 2009).

34 Chez les fans de Prince la participation à un concert dit aftershow prend donc une valeur symbolique importante. Pour Marie, c’est un rêve qui se concrétise le temps d’une soirée. Pour d’autres, comme pour Aline, il s’agit de la récompense d’années « d’ascétisme princier » lors desquelles le fan n’écoute que son artiste préféré et se consacre à sa collection : « Le Rex, c’était surnaturel. Je me sentais extrêmement privilégiée d’être là. Et en même temps, je trouvais ça normal parce que je suivais quand même le mec depuis dix ans. Je connaissais tout par cœur. C’était une belle récompense » (Entretien avec Aline, Paris, décembre 2009).

35 Enfin et surtout, pour les fans, l’aftershow est l’occasion d’entrer dans ce qu’ils imaginent comme un contact étroit avec l’artiste. Ils pensent l’y voir sans artifice, espèrent croiser son regard et faire tomber les barrières les séparant de lui. Cette tentative si courante chez les fans de se rapprocher le plus possible de leur artiste préféré, de mettre en place une relation sans médiation (Sandvoss, 2005 : 61) est donc dans le cas des fans de Prince indissociable de la participation à un aftershow. Assister à un aftershow, c’est faire l’expérience de la proximité et parachever ainsi son parcours dans la découverte de l’artiste.

36 En 2009, le concert donné par Prince à La Cigale, bien qu’il ne soit techniquement pas un aftershow puisque organisé le lendemain des prestations du Grand Palais et non dans la foulée, sera rapidement auréolé d’une réputation similaire à celle de la prestation du Rex Club. Intime, en comité restreint, il constitua pour les fans une soirée de proximité avec l’artiste.

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37 Chez les fans, ce sentiment d’entrer, à travers les prestations en aftershow, dans l’intimité de l’artiste s’accompagne de la certitude que celui-ci, lors de ces prestations, n’entendrait s’adresser qu’à un type particulier de public : ses fans dits « hardcore » qui le suivent depuis des années. Le concert de la Cigale, organisé dans une petite salle en parallèle du concert dit « officiel », annoncé à la dernière minute, et agrémenté de morceaux empruntés aux répertoires les moins connus de l’artiste (ce que les fans appellent parfois le back catalogue) est alors décrit comme une prestation « pour les fans » s’opposant aux shows « grand public », vastes « suite de tubes et de hits » du Grand Palais. Voici retranscrits les propos de deux fans qui élaborent clairement cette opposition entre concerts « grand public » et prestations « pour les fans » :

38 Sur un site Internet spécialisé, le fan au pseudonyme Thebeautifu1one donne son avis sur les prestations du Grand Palais : « Aucun ressenti musical mais j’ai aimé. J’étais content d’être là, un travail de pro, formaté, calibré. Aucune émotion. Rien de novateur. Deux shows pour un autre public, je n’étais pas la cible mais je pouvais m’en douter. »

39 De son côté, Lovesexy insiste sur la différence qu’il juge radicale entre les concerts du Grand Palais et celui de La Cigale : « Prince m’a attrapé et m’a giflé pendant 2h45 ! ! ! ! Le contraste avec l’expérience sonore de la veille est d’une telle violence. Le 12/10/09 est définitivement entré dans l’Histoire princière. Point de touriste hier soir. Les gens en visite étaient tous au Grand Palais dimanche. Par contre, une Cigale surchauffée en totale communion avec l’artiste qui a clairement pris un pied monstre à voir que Paris avait répondu à sa déclaration d’amour. On a vécu un truc énorme. »

40 Pour les fans de Prince, l’aftershow constitue donc une expérience cruciale dans leur parcours. D’abord, il vient renforcer leur adoration pour l’artiste en les récompensant d’années d’écoute attentive de sa musique. Ensuite, il constituerait le parachèvement de leur découverte des facettes multiples du musicien qu’ils adulent. Enfin et surtout, il fait d’eux des « fans hardcore » ayant assisté à une prestation vécue comme leur étant destinée. Lors du passage de Prince à Paris en 2009, du jour au lendemain, les fans connurent donc deux émotions contradictoires. Assistant tantôt à un concert « grand public », tantôt à une prestation qu’ils jugent « pour les fans », ceux-ci se sentirent, dans un premier temps oubliés par l’artiste et dans un second, membres d’une communauté d’élus reconnue, appréciée et récompensée par Prince. En attente constante du nouvel aftershow, les fans rencontrés sont ainsi en quête de ce sentiment d’élection. Il s’agit de vivre toujours et encore cette expérience et d’augmenter par là même son capital symbolique à l’intérieur du groupe.

La « communauté » des fans de prince

41 En France, ce que les fans nomment « leur communauté » rassemble majoritairement des hommes, qui étaient adolescents ou jeunes adultes entre 1984 et 1992, c’est-à-dire au moment où Prince constituait en France une figure médiatique importante. Ils appartiennent aux classes moyennes voire aisées pour la plupart. Il s’agit essentiellement d’un public urbain qui se disperse dans les principales métropoles françaises. Le travail de recherche évoqué ici concerne principalement les fans parisiens.

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42 Jusqu’à l’avènement d’Internet, la communauté est régie par deux pôles concurrentiels. Un premier organise des soirées dansantes dans des discothèques parisiennes. Ses meneurs sont les médiateurs d’un espace sur le minitel dans lequel ils rendent publiques des informations sur les tournées et permettent aux fans de s’échanger des pirates. Certains représentants de cette organisation sont également pendant quelques mois les propriétaires d’une boutique spécialisée dans le 10e arrondissement de Paris.

43 Le deuxième pôle est lui aussi basé à Paris. Il se concentre autour de la publication d’un fanzine et de l’organisation de déplacements lors des tournées de Prince en Europe. C’est d’ailleurs suite à l’organisation d’un déplacement que l’association disparaît en 1993. Tout au long des années 1980 et 1990, ces deux pôles de la communauté entretiennent des relations tendues et rechignent parfois à s’échanger les informations.

44 Depuis 2003, la plupart des fans de Prince se rencontrent sur un forum virtuel sur Internet. Ce forum a été créé par Maël, un ancien membre d’une des premières associations, le plus jeune de cette génération de pionniers. Le site se divise entre les pages personnelles de Maël où il revient sur son propre parcours de fan de Prince et où il décrit des événements auxquels il a assisté, et un forum au sein duquel des sujets liés à Prince sont discutés par les membres.

45 Aujourd’hui, le forum rassemble cinq mille membres parmi lesquels une minorité intervient pendant les discussions. Les sujets de discussions sont variés. Ils peuvent aller de la question sondage type « Quelle époque de la carrière de Prince préférez- vous ? », « Quel est votre groupe préféré ? », « Seriez-vous fan si Prince était une femme ? », « Qu’est ce qu’être fan de Prince ? », à l’interrogation pointue sur sa musique, « Quel est le jeu de guitare choisi pour la version live de Purple Rain en 1984 au First Avenue Club ? », « Quelles constructions rythmiques trouve-t-on dans le morceau Sexy MF ? » ou au simple échange d’informations de ce qu’on appelle ici les news : une mention de Prince dans la presse musicale française, des rumeurs de concerts, l’annonce de la sortie d’un nouveau single.

46 Chaque membre du forum possède un pseudonyme qu’il utilise lorsqu’il se connecte. La quasi totalité des « pseudos » utilisés sont liés à la carrière de Prince : Lovesexy, Purple Kiss, Calhoun Square ou Charade (qui est le nom d’un album illégal de morceaux inédits, sorti officieusement dans les années 1980). Pour le bon fonctionnement du forum, Maël, l’administrateur est épaulé par des modérateurs. Ceux-ci ont la possibilité de clore un sujet qui provoque des débats houleux entre les internautes. Leur avis fait également figure d’autorité, leurs prises de parole étant souvent suivies de plusieurs témoignant de l’approbation des lecteurs. Depuis quelques années, les participations de Maël sur le forum se font de plus en plus rares. Il a donc décidé d’accorder une place prépondérante aux modérateurs. Toutefois, ses prises de position sont également rarement remises en question par les membres du forum.

47 A côté du forum, on trouve aujourd’hui, un groupe de fan plus diffus qui tend à revendiquer son indépendance vis-à-vis des internautes. Ils accusent le forum d’avoir une vocation trop « clanique » et préfèrent communiquer entre eux sans user de ce portail.

48 Ces tensions entre membres et opposants au forum ont été particulièrement visibles lors du passage de Prince au Grand Journal de Canal Plus en 2009. En effet, devant le studio d’enregistrement, les fans assistant à l’enregistrement de l’émission se divisaient

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clairement en deux groupes. Deux listes avaient été transmises au service de presse de l’émission ; la première rassemblant les personnes invitées par Olivier modérateur du forum ; et la seconde réunissant les proches de Cyril, lequel n’intervient jamais sur le forum et constitue son réseau autour de ceux qui partagent sa désapprobation envers les portails Internet.

Relations et hiérarchies

49 Parties prenantes de vastes réseaux d’interconnaissance, les fans de Prince rencontrés lors de cette recherche insistent fréquemment sur les relations d’amitié qu’ils ont tissées grâce à leur intérêt pour Prince. Lors des concerts ou des soirées dansantes, sur les forums Internet, ils ont rencontré de nouveaux individus avec lesquels ils entretiennent parfois des relations de camaraderie voire de franche amitié. Pour ces fans, ces relations les lient à des individus qui partagent leur passion et surtout la comprennent. Avec ce type d’amis, les fans peuvent développer ce que l’une de mes interlocutrices, Marie, décrit comme « des relations fortes » basées sur la compréhension mutuelle.

50 Toutefois, ces relations d’amitié et de camaraderie ne doivent pas faire oublier le fait que les groupes de fans de Prince français sont également les lieux de relations conflictuelles, de tensions et de hiérarchies. En effet, dans la communauté des fans de prince, on trouve différents individus qui occupent des positions variées qu’ils peuvent revendiquer et mettre en avant selon les contextes. Il y a, par exemple, les pionniers, qui ont découvert Prince aux prémices de sa carrière ou plus souvent dans la deuxième moitié de la décennie quatre-vingt, les administrateurs des sites, qui comme Maël ont fait de ce qu’il appelle « l’organisation de la communauté » leur spécialité, les modérateurs, considérés comme des fans érudits et spécialistes qui archivent les informations et se revendiquent parfois comme des « historiens », les organisateurs de soirées, et bien sûr les « indépendants » qui refusent tout lien avec les fans du forum et les connexions qui les lient.

51 Pour ces individus, la question est ici d’obtenir une place au sein de la communauté et surtout de manifester d’une manière jugée personnelle son engouement pour Prince et sa fandomie (Le Guern, 2009). Se constitue ainsi une structure hiérarchique qui, liée à des règles tacites, permet à un individu de se revendiquer comme un « vrai fan ». Dans cette définition du « vrai fan » ou fan « hardcore » plusieurs facteurs interviennent. Si la quantité est souvent valorisée, le nombre de concerts, d’aftershows ou de disques dans la collection, le parcours personnel du fan, nous l’avons vu, le moment où il a découvert l’artiste ainsi que la narration qu’il propose de sa propre « carrière » interviendront dans les processus de revendication ici engagés.

52 Toutefois, il semble qu’à côté de ces éléments, ce soit aujourd’hui souvent autour d’une autre logique que la hiérarchie se fonde. Ici, le rôle de la rumeur et de la circulation des informations s’avèrera absolument central.

53 Dans le récit ethnographique proposé plus haut des activités des fans lors de la tournée européenne de Prince en 2009, nous avons vu comment ces événements ont été au cœur d’échanges constants d’informations entre les fans. Pour eux, il s’agissait alors d’obtenir les nouvelles, de débattre de leur probabilité, de les diffuser et parfois de les tenir secrètes. La recherche d’informations est vécue comme une enquête, un jeu, alimentant les discussions et permettant de dresser des interprétations sur les

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habitudes de l’artiste admiré, les comportements qu’on pourrait s’attendre à le voir adopter. L’excitation face au concert annoncé et les conversations passionnées constituent des phénomènes concomitants qui sont sans cesse ravivés par le développement et la diffusion d’une nouvelle rumeur.

54 Cependant, derrière l’enthousiasme provoqué par l’obtention d’une information, la quête de la nouvelle fraiche induit également des jeux de pouvoir auxquels certains fans ne manquent pas de se livrer. En effet, pour les fans il s’agit de savoir si le musicien se produira ou non en France, d’obtenir l’annonce d’un concert suffisamment tôt pour y être bien placé, c’est-à-dire dans les premiers rangs, idéalement au pied du micro central, et surtout de ne pas louper une prestation surprise ou annoncée à la dernière minute. Etre détenteur de l’information, pouvoir confirmer une rumeur place le fan dans une position hiérarchique élevée. En effet, non seulement le fan s’assure ainsi de sa propre participation à l’événement mais il peut également, en ayant la primeur de la nouvelle, décider ou non de la transmettre. Pour les fans, il s’agira alors de développer des réseaux de sociabilité permettant d’avoir accès à l’information, de s’entourer d’individus qu’ils décriront alors volontiers comme leurs « contacts » ou leurs « ressources » pour pouvoir s’assurer la participation à des événements et l’acquisition d’enregistrements illégaux.

55 En créant des hiérarchies, cette logique de circulation et de diffusion des informations aura un impact profond sur l’organisation des groupes de fans. Certains, comme Adrienne, se font les échos de cette structuration, qu’elle qualifie de « pyramidale » : « Quand tu es fan de Prince, tu gravis les échelons. Tu connais machin qui connaît machin. Tu construis ton réseau. Tu as en haut les personnes qui sont in the know qui parfois basculent dans l’entourage de Prince. Manuela, c’était une fan de Prince avant de l’épouser. Elle est allée plus loin. Elle est passée de fan à membre de son équipe et à épouse. Il y a eu une bascule. Il y a en bas, les fans de base qui ont accès à zéro info. Au-dessus, tu as ceux qui ont quelques contacts sympas et donc ont accès à quelques infos. Ceux sont eux qui redonnent les infos à la masse. Au-dessus tu as une strate de gens où tu commences à avoir des historiens, des gens qui bossent sur Prince. Et au-dessus, tu as encore une strate de gens qui ont des liens directs avec des gens qui travaillent avec Prince. Par exemple à ce niveau, tu avais les modérateurs d’Housequake, les modérateurs de Prince.org. Ils sont en relation avec les gens qui travaillent avec Prince et avec les fans. Et puis au-dessus, tu as une dernière strate qui est constituée directement de gens qui travaillent avec Prince. Ils ont la fraîcheur des infos. L’info descend en cascade. Au fur et à mesure des années, tu peux monter ou descendre dans les strates. Moi, j’étais dans la deuxième strate et puis j’ai tout abandonné. Je suis revenue par terre. Et puis j’ai fait mes petites affaires et je suis remontée. J’ai accès maintenant à certaines infos qu’on ne répète pas. On me demande parfois aussi de ne pas faire circuler des bandes pirates. Tout simplement pour que la personne qui a enregistré ne se fasse pas renvoyer par Prince » (Entretien avec Adrienne, Paris, novembre 2009).

56 Etre fan de Prince, c’est donc, outre être passionné par la musique de cet artiste, développer un réseau qui permette d’obtenir les informations le plus tôt possible. Les fans les mieux positionnés dans la hiérarchie sont indéniablement « ceux qui savent » et que l’on peut considérer comme des « personnes ressource ». Lors d’un aftershow ou d’un concert dit intimiste, les fans participant sont alors souvent ceux qui peuvent rendre compte d’un réseau efficace. Si le fan est présent, c’est qu’il a été tenu au courant. Ce faisant, le capital symbolique de la participation à un concert comme celui tenu à La Cigale, sa place dans le parcours des fans, est renforcé par son rôle dans

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l’établissement d’une hiérarchie au sein de « la communauté des fans de Prince » elle- même.

57 Par ailleurs, les propos d’Adrienne insistent sur le fait que la structure pyramidale qu’elle décrit à l’intérieur des groupes de fans relierait en réalité, par l’intermédiaire de strates, le fan à l’artiste lui-même. Ainsi, de la même manière que le fan qui participe à un concert intimiste cherche à vivre une relation de proximité avec son artiste préféré, celui qui accède à des informations et gravit les échelons dans la hiérarchie se rapprocherait de Prince. Par conséquent, assister à un aftershow, c’est à la fois vivre un concert dans l’intimité de l’artiste et s’affirmer comme étant en relation avec lui par le biais d’une pyramide dans laquelle « l’information descend en cascade ».

Conclusion

58 Pour les individus évoqués dans cet article, l’appartenance à une communauté, l’inclusion dans des réseaux constituent un aspect important de leurs vies de fan Pour Maël, Adrienne ou Marie, être fan de Prince c’est certes apprécier, adorer la musique de cet artiste mais c’est aussi être intégré dans un microcosme dont ils connaissent les codes et les règles. S’il existe bien des fans plus solitaires, ceux que j’ai choisi de décrire ici sont bel et bien « connectés » dans un ensemble de réseaux dont ils se revendiquent. Ils se considèrent comme les chainons d’une vaste toile et ils jouent eux-mêmes un rôle dans la diffusion d’informations concernant leur artiste préféré.

59 Ainsi, par leur inclusion dans ces réseaux relationnels, les admirateurs de Prince mentionnés ici s’imaginent en contact avec l’artiste. S’ils ne pourront, pour la plupart, jamais engager une conversation avec lui, si d’ailleurs certains d’entre eux prétendent ne pas le désirer, ils sont toutefois les réceptacles d’informations qu’ils supposent que Prince ne souhaite diffuser qu’à ses fans. Par conséquent, les fans placés le plus haut dans la hiérarchie, « ceux qui savent », bénéficieront d’un capital symbolique important en tant qu’individus situés, dans l’imaginaire, dans une plus grande proximité avec l’artiste.

60 Ce sentiment de proximité recherché par les fans aura également pour répercussion le désir chez certains de communiquer directement avec des individus travaillant avec Prince et en particulier avec les musiciens et collaborateurs de l’artiste. Souvent considérés comme d’excellents musiciens, dont les carrières solos sont parfois connues des fans, ceux-ci sont également des intermédiaires qui permettraient de mieux connaître l’artiste adulé. Aujourd’hui par le biais d’Internet et en particulier de Facebook, les fans ont alors la possibilité d’entrer directement en contact avec ces individus. Ils deviennent leurs « amis », peuvent dialoguer avec eux et leur poser des questions.

61 L’un des défis d’une étude anthropologique des groupes de fans de Prince serait alors de s’intéresser aux relations concrètes entretenues entre fans et personnes intermédiaires qu’ils soient musiciens, danseurs ou managers. Il serait alors question de réfléchir à la nature des relations sociales établies à l’intérieur du super organisme constitué par les fans de Prince et son entourage, produit à la fois d’une réalité sociologique et de la perception déformante d’amateurs qui toujours cherchent à se rapprocher de l’artiste qu’ils adulent.

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NOTES

1. Il s’agit ici du titre d’un morceau de Prince contenu dans l’album New Power Soul. Lors de la tournée du même nom, en 1998, pendant une prestation à la Brixton Academy de Londres, les fans installés dans les premiers rangs se divisèrent en deux groupes, entonnant chacun à leur tour la phrase titre « Freaks on this Side ! ». Il s’agissait de déterminer, à l’issue d’une confrontation amicale, qui crierait le plus fort et serait le plus fou (freak).

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2. Prince est un musicien afro-américain né à Minnéapolis aux Etats-Unis en 1958. Particulièrement populaire dans les années 1980, il est l’auteur, l’interprète et le producteur de plusieurs albums ayant connu des ventes importantes en France : Purple Rain (1984), Parade (1986), Sign of the Times (1987), Diamonds and Pearls (1991). Prince est également l’un des artistes dont les enregistrements illégaux de prestations scéniques (les bootlegs) circulent le plus massivement dans les réseaux de passionnés de musique. Ces enregistrements joueront un rôle majeur au sein des communautés de fans. 3. La question de la rumeur est, nous le verrons, centrale dans la structuration des communautés de fans de Prince. Pour les fans, il s’agit de prendre connaissance des rumeurs et de chercher grâce à l’activation de réseaux interpersonnels à confirmer ou à démentir la nouvelle. Les informations avérées seront alors indiquées sur les sites Internet par la mention « Rumeur (confirmée) ». Les nouvelles démenties seront elles qualifiées de « fake » ou de « Rumeur (non confirmée) ». Ainsi, dans les situations retranscrites ici, ce qui est appelé rumeur s’apparente davantage aux commérages qui pour Christiane Bougerol (2010 : 133) possèdent toujours, à l’inverse de la rumeur, une traçabilité. Pour une analyse anthropologique de la rumeur, dans un tout autre contexte, voir Bonhomme (2009). 4. L’Olympia est une célèbre salle de concert parisienne. D’autres lieux de ce type seront cités dans cet article. 5. Semaine de la mode, la Fashion week est l’occasion d’une présentation des nouvelles collections des grands couturiers français et étrangers. 6. Notons que Prince s’était également produit la veille devant quelques dizaines de personnes au studio de la radio RTL. 7. Dans son ouvrage consacré aux fans de Bruce Springsteen, Daniel Cavicchi insiste sur un paradoxe constaté lors de son enquête de terrain. En effet, si les fans aiment à insister sur leur « découverte » de l’artiste qu’ils adulent et sur les étapes de leur « transformation » en fans, rares sont les auteurs qui dans leurs analyses évoquent cette dimension. Ainsi, les spécialistes se contenteraient de réfléchir à l’ « être fan » et non pas aux dynamiques du « devenir fan » (Cavicchi, 1998 : 41). Seules exceptions notables, Camille Bacon-Smith (1992) analyse son propre parcours dans l’univers des fans féminins de la série Star Trek en tant qu’ « initiation » lors de laquelle, novice, elle fut guidée à l’intérieur des coutumes de ce qu’elle appelle la communauté (Cavicchi, 1998 : 41). De son côté, Cavicchi (idem) propose de considérer ce processus comme une « conversion » aboutissant à la transformation radicale de l’individu, de son rapport à la musique et de sa propre identité. 8. Les prénoms des individus cités dans cet article ont été modifiés. 9. Nombreux sont les auteurs qui ont proposé une analyse des groupes de fans sur la base d’une analogie avec le phénomène religieux (voir, par exemple, Marcus, 1991, ou Segré, 2003). Les réunions de fans, les concerts, sont alors explicités en terme de rituel, le rapport à l’artiste serait proche de celui avec le divin dans un culte, les groupes de fans eux-mêmes présenteraient une structure proche d’une communauté spirituelle. Toutefois, il nous semble que cette analogie, si elle est tentante, risque de simplifier un phénomène complexe en le rapprochant abusivement d’un domaine bien connu des sciences sociales. Comme le rappelle, Philippe Le Guern (2009 : 31), parler de rituel, c’est utiliser un terme « élastique » et appauvrir l’idée que les fans se font de leurs pratiques. En revanche, ce qui reste marquant lors de notre enquête de terrain, c’est l’utilisation fréquente par les fans eux-mêmes d’un vocabulaire emprunté au religieux.

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RÉSUMÉS

Cet article présente des données recueillies lors d’une enquête de terrain menée à Paris auprès de groupes de fans de Prince. A partir de la retranscription d’une série d’événements advenus lors d’une tournée européenne de l’artiste en 2009, l’auteur analyse les processus de construction à l’échelle nationale et transnationale de ce que les fans appellent leur « communauté ». L’article s’intéresse aux processus d’entrée dans la « communauté », aux parcours des fans ainsi qu’aux relations complexes et parfois conflictuelles qui les lient. Une attention particulière est portée à la dimension hiérarchique de ces relations et au rôle de la rumeur dans la structuration de la « communauté ». A terme, le texte invite à s’interroger sur la possibilité d’une analyse anthropologique de ces groupes et sur la place que la discipline peut tenir dans une étude de la fandomie.

INDEX

Mots-clés : fans, Prince, communauté, parcours, rumeur, hiérarchie

AUTEUR

PAULINE GUEDJ

Université Lumière Lyon 2, CREA, LAM

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Girls’ Game-Songs and Hip-Hop: Music Between the Sexes

Kyra D. Gaunt

“Eeny meeny pepsadeeny / Oo-pop-pop-sa-deeny Atchi-catchi-liberatchi / I love you, tu-tu, shampoo Saw you wit your boyfriend, last night W hat’s his name / Andy White How do you know? I peeped through the keyhole, New—sy! Wash those dishes, Laz—y! Gimme some candy, Stin—gy! Jumped out the window, Cra—zy! Eeny meeny pepsadeeny / oo-pop-pop-sa-deeny Atchi catchi liberatchi / I love you, tu-tu, shampoo” (Girls’ handclapping game-song practiced in Philadelphia during the 1970s; see appendix for musical transcription)

1 This article (adapted from a chapter in my book the games Black Girls Play: Learning the Ropes from Double-Dutch to Hip-Hop published by NYU Press, 2006) explores the remarkable and veiled connections found between girls’ musical game-songs - an oral and embodied tradition of same-age group play that includes 1) hand-clapping games, 2) embodied cheers, and 3) double-dutch jump rope activities accompanied by a series of interchangeable rhymed-chants - and commercial songs recorded by male artists over several decades. These separate, gendered spheres of musical activity are in conversation with one another, forming a dialectical bridge between children and adult culture, and vernacular and popular culture. These connections provide insights into the social and distinctly gendered construction of taste1 in black popular songs and black girls’ musical play.

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2 Fieldwork for this study was conducted from 1994 to 2002 through two sets of networked connections. One from game-songs collected between 1994 and 1996 from black girls ages 9 to 13 that were located near the University of Michigan in Ann Arbor, where I attended graduate school. I discovered a diverse repertoire of game-songs from assorted settings but it all began from overhearing a set of handclapping game-songs and cheers shared by twins in Ypsilanti, Michigan including an unfamiliar blues-based version of Miss Mary Mack. I was in part a native ethnographer of these games as I knew a related version of most of the game-songs but this one was totally new to me and it sparked my curiosity.

3 The second set of networked connections to game-songs came from solicited interviews with seventeen African American women from the university community who ranged in age from eighteen to sixty-five, included undergraduates, graduate students and staff, and reflected the regional variation or a diaspora of black girls’ play throughout the United States (I purposefully excluded women of Caribbean descent in this study). The eldest of the women interviewed was born in 1938. The youngest was born in 1982. Six of them had grown up in metropolitan areas and suburbs surrounding Detroit (the home of Motown). The remainder came from Los Angeles, California; Chicago, Illinois; Memphis, Tennessee; Shreveport, Louisiana; Pittsburgh, Pennsylvania; Baltimore, Maryland; and the nation’s capital in Washington, D.C. The regional diversity included the Midwest, the East Coast, the South, and the West Coast allowing me to reflect the national implications of these oral and kinetic traditions.

4 My intention was to create a context in which to interpret black culture across regions shaped by female-gendered narratives, memories, and experiences. These women shared their life stories through black musical interactions with females and males, which allowed a gendered analysis of musical blackness as well as a feminist reading of performance identity and culture.

5 The game-song Eeny meeny pepsadeeny (mentioned earlier), like several others, features so-called nonsense language. This sonic expression is marked by dramatically contrasting timbres and the non-lexical manipulation of vowels and consonants. The phrase “atchi catchi liberatchi” at first glance seems like children’s gibberish. However, it is actually a special linguistic code, a language game that conceals the meaning of the expression “education liberation”. The dramatically contrasting timbres are further nuanced by the assonance (internal rhymes) within each phrase. Similar linguistic codes are consistent with certain “novelty” dance songs recorded by male artists found in the jump-band jive of the Savoy Sultans in the 1940s, doo-wop from the 1950s, and lyrics in early rhythm-and-blues and rock ’n’ roll during the 1950s and ‘60s. The opening flurry of language in Little Richard’s Tutti Frutti (“A-wop-bop-a-loo-bop-a-lop- bam-boom”) is probably the most well-recognized example of phonic manipulation though there is no obvious hidden meaning. Early hip-hop culture reflects a similar pattern of manipulation for sonic expressiveness, making language a means of musical expressivity. The opening scat from the early hip-hop classic “Rapper’s Delight” is another example. “I said-a hip hop, the-hippee, the-hippee to the hip-hip-hoppa ya don’t stop // the-rock it to the bang-bang-Boogie, say, up jump the-Boogie, to the rhythm of the Boogie, the-beat”. Here, for instance, “the Boogie” refers to the “boogie down” Bronx and the overall meaning is to start by shouting out the originating significance of place in the emergent history of a new style of musical performance. This wasn’t nonsense. It was like “pig-Latin”, a way to speak to insiders from the Bronx

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with “rules” that would seem unfamiliar to outsiders of the culture while at the same time linking the expression to earlier styles of scat, linguistic improvisation and signified speech in black culture dating back to slavery.

6 There are several versions of Eeny meeny pepsadeeny. The one I am referencing here was collected during my research from an interview with Nancy (b. 1963, Philadelphia). It is a typical handclapping game: instead of using both hands to create the underlying percussive texture accompanying a chant, the two girls performing the handclapping game use only their right hands to create a four-beat cyclic pattern featuring three distinct hand and body-slapping gestures. First, the pair slap the fronts (beat one), then the backs (beat two) of each other’s right hands, followed by a thigh slap (beat three), and a finger snap (beat four). This four-beat pattern repeats, creating a timeline of diverse timbres heard as a melodic or tonal pattern of high, middle, and low-pitched sounds (clap-clap-thigh-snap= mid-mid-low-high).

7 After presenting this game-song at the University of Pittsburgh meeting of the Society for Ethnomusicology in 1997, noted ethnomusicologist John Miller Chernoff recognized the chant from a doo-wop recording he owned. On the cassette copy he sent me, I discovered that a similar version of Eeny meeny pepsadeeny opened the recording sung by the Philadelphia-based doo-wop group known as Lee Andrews and the Hearts. In the online All Music Guide, this group is recognized as “one of the finest R&B vocal groups of the 1950s,” and is further categorized as “Philly soul”2.

8 The group had two major hits. They hit number 11 on the R&B charts in 1957 with Long Lonely Nights, on the Mainline label. Then, in 1958, they had their biggest hit: number 4 on the R&B charts, with their release of Teardrops, which was picked up from Mainline for wider distribution on the Chess label (All Music Guide, http://www.allmusic.com, 05- May-2003). They were promoted in Philadelphia by disk jockey - and later, manager - Jocko Henderson on WDAS-Philadelphia and WWOV - New York as early as 1957, so is it possible that the Philadelphia-based song titled Glad to Be Here (United Artists), the B- side of Why Do I? preceded and influenced the composition of a girls’ game-song practiced in Philly Or did Lee Andrews & the Hearts imitate a locally-popular game- song that was known long before Nancy and her girlfriends performed it during the 1970s? Interestingly, Lee Andrews (born Arthur Lee Andrew Thompson in 1938) is the father of American drummer, hip-hop DJ, music journalist and record producer? uestlove or Questlove a.k.a. Ahmir Khalib Thompson (b. 20 January 1971). Questlove is best known as the drummer and joint frontman of the Grammy Award-winning band The Roots, which now serves as the house band for Late Night with Jimmy Fallon. Compare the opening lyrics from Glad to Be Here, to the chant from Nancy’s childhood version of Eeny meeny pepsadeeny: Lee Andrews (lead): “Say, Eeny meeny distaleeny / gooah my de comb-a-lee-na Ratcha tachta boom-a-latcha / alla-ya-loo That means we’re glad to-a be here” The Hearts (chorus): (We’re really glad to be here) All: “Ladies and Gentlemen, a-children too. Here’s a five boys to do a show for you We’re gonna turn all around/ gonna touch the ground Gonna shim-sham shimmy all around Gonna shim-sham shimmy all over the stage

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We gonna shim-sham shimmy when we get paid ... Eeny meeny distaleeny you are my da-comb-a-leeny Ratcha tachta boom-a-latcha alla-ma-doo It means I’m really glad to be here” (Lee Andrews and the Hearts, 1957).

9 While the songwriting credits are attributed to Calhoun and Henderson (perhaps Royalston “Roy” or Wendell Calhoun, who were members of the group, and disk jockey/manager Jocko Henderson), two other striking connections are present within these lyrics to girls’ musical play, which open the door for a discussion of the compositional influence of girls’ games on popular recorded songs, and to the converse. First, the phrases “We’re gonna turn all around / we’re gonna touch the ground” are a common chant accompanying double-dutch and single-rope play. Second, “shim-sham shimmy” recalls a segment of a handclapping game-song known as Hot dog or Down, down baby, which I will discuss later. Perhaps the “traditional” or public domain performance of girls’ games could be credited as the source of this song, performed by Lee Andrews and the Hearts. The regional connection to Philadelphia between Nancy, Lee Andrews and Questlove of The Roots suggests a probable oral connection and gender dynamic where black girls’ musical play was influenced by the recorded songs of black male popular artists. At the very least, it suggests that popular music long before hip-hop was incorporating everyday, found sounds, or folklore, into its compositional processes.

10 Still, what does this oral and kinetic intertextuality between girls’ musical games and black popular songs say about the role of gender in the social construction of popular musical taste (and other dynamics of power between the sexes), if, for example, girls’ games were found to be influencing the compositional choices and production of male performances of black popular music from rhythm and blues to hip-hop? For a moment, let’s consider the unnoticed resemblances in musical approaches to speech play and beats (like a rhythm section), as well as the repetition and revision that define both the kinetic orality of girls’ games and the cutting, mixing, and sampling of hip-hop DJs and producers, who tend to be male.

11 Girls’ performances of rhymed verse, which occur in unison choruses as well as in individual expressions of identity within call-and-response formulas, are clearly equivalent to the largely male, rhymed speech-play known as rapping and emceeing in hip-hop. Even the kinetic orality of creating, mimicking, and mixing familiar beats, performed as embodied percussive gestures in girls’ games, are equivalent, or analogous to, the primarily- male technological practice on the turntables or in digital sampling, where DJs and producers sample percussive breaks, familiar vocal hooks, and beats or grooves, from previously recorded songs.

12 But how does this connection get hidden from view? The way that gender constitutes social relations and metaphorically signifies relationships of power in black culture has a great deal to do with this blind spot.

13 In a dissertation on singing games in Los Angeles, Carol Merrill-Mirsky asserts that children’s music is influenced not so much by schooled learning, or the direct involvement of adults, but rather by an informal network of learning to be musical, which is found in everyday and popular culture (Riddell, 1990: ix). Thus, analyzing the intertextuality between separate spheres of gendered musical activity should reveal

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significant processes that are in dialogue between everyday and popular culture, which are not so obvious to us.

14 Uncovering the veiled intertextuality of vocal expression and musical embodiment that too often is overlooked is critical to also understanding the discourse of gender at work here. These game-songs offer a way to think about the production of popular musical taste through the lens of the relations between the sexes, which is rarely examined. Most studies focus attention on the performance of gender by one sex or another, rather than examining the dialectical relations of power and performance between females and males in musical contexts.

Hip-hop, gender, and community

15 The interpretive connections I discovered (and trace in this chapter) emerged from moments of serendipity common in analyzing networked relationships across time and place. It is a compelling story about the not-so-obvious oral and kinetic correlations between elements of African American girls’ musical play, and elements of African American popular music performed by men, from popular 1950s rhythm and blues songs to chart-topping hip-hop songs.

16 The everyday practice of girls’ games trains or socializes them into an embodied and communal sense of identity through the in-body formulas associated with blackness, but this does not explain why girls (and later, women) take a backseat role in mass popular-music production. Girls’ attraction to the opposite sex - including the care- taking roles many low-income daughters assume for their siblings while parents work, the significance of teenage pregnancy, and the raising one’s own children sometimes at a young age - may be contributing factors. With few exceptions, girls tend to stop playing their musical games sometime between the onset of puberty and the end of adolescence. As they depart from these games, girls appear to become primarily consumers (listeners and dancers), rather than producers (primary agents as composers and performers) of popular musical and cultural activity, even though the games they once played closely resemble aspects of hip-hop practice and other forms of popular song.

17 When I first began to make a connection between girls’ games and hip-hop, I assumed that this suggested that girls were simply learning - or teaching themselves - how to become good listeners. While this is plausible, I came to believe that girls’ games were actually a primary resource for the construction of black popular taste, and that their practices were exploited because they occupy the public domain where copyright and royalties are not assigned or assumed. Simply put, black girls’ musical practices are relegated to an insignificant sphere as children’s play and culture. Girls’ game-songs are used and co-opted in an adult domain of commercial production dominated by black men searching for the perfect beat to signify their turf of blackness while also appealing to mass commercial tastes for black dance music or a top 40 hit.

18 Over a significant period of sharing stories from my interviews with colleagues and friends, and listening to various songs mentioned in these interviews, I discovered a trail of mass-mediated popular dance songs performed by male artists that correspond to a trail of popular handclapping games and cheers featured in African American girls’ play. In one case, the rhyme and performance of Mary Mack appears to precede a mass- mediated recording that usefully borrows material to engender social interaction

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around a provocative dance in the early 1960s, known as the Dog. In another case, a handclapping bridge and a cheer are apparently based on popular hits associated with Michael Jackson when he was an emerging teenage heartthrob.

19 There are other, more ambiguous cases where the direction of influence is not so apparent. Taken together, these cases are evidence of the various levels and directions of transmission that constitute a dialectic of the popular production, facilitated by kinetic orality, that exists between the games black girls play, and hit songs by male performers, from rhythm and blues in the late 1950s to rap and hip-hop in 2000 and beyond.

Down, down baby / Down your street in a Range Rover

20 The most recent connection I found between girls’ games and hip-hop involves the game Down, down baby, also known in some circles as Hot dog, which points to the suggestive hip rotation that accompanies this word in the performance. Section A: “Down down baby, down down the roller coaster Sweet Sweet baby, I’ll never let you go” Section B: “Shimmmy shimmy ko-ko pop Shimmy shimmy pow (or bop)! Shimmmy shimmy ko-ko pop Shimmy shimmy pow!” Section C: “Grandma, grandma sick in bed Called the doctor and the doctor said” Section D: “Let’s get the rhythm of the head, ding dong We got the rhythm of the head, ding dong Let’s get the rhythm of the hands, [clap clap] We got the rhythm of the hands, [clap clap] Let’s get the rhythm of the feet, [stomp stomp] We got the rhythm of the feet, [stomp stomp] Let’s get the rhythm of the hot— dog We got the rhythm of the hot— dog” Section E: “You put it all together and what do ya get: Ding dong, [clap clap], [stomp stomp], hot— dog You put it all backwards and what do you get: Hot— dog, [stomp stomp], [clap clap], ding dong!”

21 Each section of Down, down baby is its own contained unit. Several of these units are occasionally transposed into other game-songs, analogous to the cut-and-mix culture of sampling. They also connect to vernacular discourse back to the 1930s, and back to popular songs over a fifty-year period (1950-2000).

22 The first connection is the most recent. Section A recently appeared as the chorus in a song called Country Grammar, by the Grammy award-winning rap artist Nelly, who hails from St. Louis. Nelly credits himself as the writer of the lyrics, with music by Jason “Jay E” Epperson (Basement Beats/Universal Music Publishing/ASCAP, 2000), but on his website, he states that the chorus is based on a chant from a “children’s game”

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(choosing not to specifically attribute it to the gendered sphere of “girls’” play) (www.nelly.net).

23 While it is true that both girls and boys may perform Down, down baby, it is clear in the everyday performance of such play that boys consider girls the primary agents and performers of such games. Girls “own” these games in much the same way that boys and men are seen as the primary agents in hip-hop performance, whether in the everyday, or in the music industry.

24 Nelly’s song employs significant elements of Down, down baby: the melodic or tonal approach, the rhythmic delivery, and key linguistic features of the lyrics, including “sweet sweet baby”, revised as “Street sweeper baby / cocked ready to let it go”. These are the lyrics to Nelly’s version: S going down down baby / yo street in a Range Rover Street Sweeper baby / cocked ready to let it go Shimmy Shimmy cocoa, wha? / listen to it now Light it up and take a puff / pass it to me now. (Repeat)

25 He has re-contextualized the lyrics to meet the demands of hip-hop’s masculine-coded identity politics, altering the “sweet, sweet” line to emphasis being “cocked ready to let it go”, and signifying on the last line, on the marijuana culture surrounding hip-hop and youth culture.

26 The entire title listed for this track on the compact disc reads, Country Grammar (Hot...). The ellipsis in the parenthetical title telegraphs the vulgar omission of language in the phrase, “hot shit”, which predicts and boasts of the imminent popularity of the track. And Nelly’s debut album quickly became “hot shit”; it reached number 1 on the pop (rather than rap) charts within five weeks of its release.

27 The hook in this “hot shit” unwittingly drew in male and female fans of various ethnicities because many of them would have been familiar with the popular game- song, not only as it appeared in schoolyards and playgrounds, but as it was featured briefly in director Penny Marshall’s film Big, starring Tom Hanks (1988).

28 In casual conversations with female listeners, I began to query them about the origins of the chorus, and it became clear that they had immediately recognized that Nelly was “sampling” their former play. But the male listeners were not so quick to see the connection. Only when I made the connection plain in our conversation, did men realize - often with a relief that was like finally solving a puzzle - that they had recognized the tune all along, but didn’t know why. The guys were not expecting, and therefore were unable, to see the connection between a girls’ musical practice, and the masculine hype of the latest hip-hop song. Though they knew it was familiar, they simply couldn’t place it in their social memory.

29 This demonstrates a gender-divided consciousness of how we view (and what we expect of) the sources and resources of hip-hop sampling. It also suggests a gender-divided consciousness of black social memory that may be shaped by the distinctions made between childhood and adulthood, or the local popular versus the mass popular sphere. All of this is blurred by the context of orality itself, which does not allow one to readily trace the origin of repetitions and revisions.

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Shimmy shimmy ko-ko pop

30 Though the B section of Down, down baby (Shimmy shimmy ko-ko pop / Shimmy shimmy pow!) appears in Nelly’s Country Grammar, it connects to other various sources. It can be linked to a book about girls’ games called Shimmy Shimmy Coke-Ca-Pop!: A Collection of City Children’s Street Games and Rhymes (Langstaff and Langstaff, 1973), but it can also be traced back to a refrain in a popular novelty song by the name of Shimmy shimmy ko-ko bop, recorded by Little Anthony and the Imperials and released in 1956. The opening verse (now glaringly racialized) refers to “sittin’ in a native hut,” and frames a context of the then-popular dance known as the Shimmy3.

31 What I find interesting is that the novelty of the game-song Down, down baby is how it culminates in the oral-kinetic conjunction of a seemingly erotic or sexual gesture - the dance-like rotation of the hips in time to the undulation and inherently rhythmic punctuations within the expression “hot— dog” (the tone of the expression rises and builds up to a closed, or stopped - rather than explosive – “t ” sound, eliding and forming the initial consonant of the punctuating sound of the word “dog”). The word “shimmy” is itself a form of phonic manipulation, or dramatically contrasting timbres (Wilson, 1992), suggesting actual kinetic behavior; the whole phrase is aesthetically funky: “Shimmy Shimmy ko-ko pop / Shimmy shimmy pow!”. Here, words are set in motion verging toward actual movement. There is no lexical meaning, which is why many people assume black girls’ games (and some black musical speech) are “nonsense”. But something else is being said, being languaged that is beyond our immediate comprehension and makes sense to my ear. It’s musical and esoteric. Then, the motion of the words stops on a dime at “pow”, forcing a break in the flow of the “music”.

32 A synergy of word and body - a somatic form of onomatopoeia - becomes apparent in the kinetic orality of girls’ play. By “onomatopoeia”, I mean the naming of a thing or action by a vocal imitation - not only the sound associated with, say, shaking one’s hip in a beaded flapper dress - also associated with the rhythmic accents internally associated and felt by embodying such movement. This gyrated gesture appears to display the movements of sexual intercourse to any onlooker, but for girls it’s merely play. The movement is also, however, a way of learning to move one’s hips in a way that will become useful, on and off the dance floor, in their embodied relations with others.

33 This gesture stands out from the performance of instructing the rocking back-and- forth of the “head [ding dong]”, or instructing action from the “hands [clap clap]”, and the “feet [stomp stomp]”. The gyrating performance of the lower “feminine” torso, from the waist to the hips, is not indicated in the verse. Instead, “hot—dog” replaces and omits any reference to that part of the body, and it is literally felt and witnessed, rather than spoken - a gesture that clearly recalls the Shimmy.

34 The same material was present in a song performed by a well-known black, male doo- wop group in 1956, and in a black girls’ handclapping game-song performed in 1995, which raises a question: Which came first—the chicken-or-egg? Might there be something to say about girls’ games influencing popular songs by male artists, particularly those involving popular dances like the Shimmy? The popular songs that included the title Shimmy, were recorded - or more accurately covered - by white and black male groups during the period. As a dance, the Shimmy remains present in rituals

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of tap dancing where tap dancers even have a ritual performance that incorporates the gesture.

Grandma, Grand-ma—, sick in bed

35 The first interesting connection I found was to the “Grandma, Grand-ma—, sick in bed” section of Down, down baby that speaks to the long and slow generation of folklore, as it is traditionally conceived. If you were to take heed of the lyrics literally, the cure for what ails Grandma is to apply rhythm to parts of her body (head, hands, toes, and pelvis), or perform rhythmic and sonic actions performed as embodied display (clapping, stomping, gyrating).

36 In my earlier work (1997) I indicate that girls are learning how to move their hips in unison or synchrony with words or ideas. The undulation of the voice saying “hot — dog” is matched in time and space with the rotation of the hips, with hands akimbo. Girls (as well as boys) need to learn this to become proficient dancers who can socialize well within different contexts of a black community.

37 How are they preparing to learn a life-long repertoire of social dances that often involve pelvic thrusts, hip rotations, and torso contractions and releases (as percussive and visual punctuation)? Such danced gesture would play a role in discovering another connection between Down, down baby and mass popular culture.

38 In the 1930s, Lydia Parrish collected folklore in the Georgia Sea Islands among people of African descent residing there. The material was originally published in 1942 as Slave Songs of the Georgia Sea Islands and reprinted in 1965. This island is known as one of the richest regions of African retentions in the U.S. to this day. Since the islanders did not suffer under the watchful eye and penetrating rule of whites (because the whites were primarily absent from the island), Africanisms were allowed to thrive in forms of language and behavior that scholars have been able to observe throughout the twentieth century.

39 Among a variety of stories and games, Parrish documents a game called Ball the Jack. And in her transcription of the game, I stumbled upon a familiar lyric that bears a striking resemblance to Down, down baby. Compare the two segments: Hot dog: “Grandma, grandma / sick in bed Called the doctor / and the doctor said” Ball the jack: “Old Aunt Dinah / sick in bed Send for the doctor / The doctor said”

40 This, alone, might not warrant making a clear association between a girls’ game-song practiced in Ann Arbor, Michigan, in 1995, and a folk game-song from the Georgia Sea Islands in the 1930s. But a stronger connection between Down, down baby and Ball the Jack became apparent to me when Parrish described the movement of the players. In a chapter titled “Ring-Play, Dance, and Fiddle Songs”, she describes the practice in possessive characterizations that reflected the power-laden discourse of an early- twentieth-century folklorist - one who also had certain privileges as a white woman: “Several of our Negroes ‘Ball the Jack’, as well as the African performer who did a similar serpentine wriggle [Parrish suggests ‘snake hip’ as a far more appropriate nickname for the dance]...

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Some day, if I ask enough questions, I may discover the original name of the dance - if it had one. Just why it should have been called by a railroad term I can’t figure out, unless its African name had somewhat the same sound. Susy’s head and shoulders are stationary and so are her feet, but there is a flow of undulating rhythm from chest to heels, with a few rotations in the hip region, done to this rhythmic patter:

‘Ole Aunt Dinah Sick in bed Send for the doctor The doctor said: Get up Dinah You ain’ sick All you need Is a hickory stick An’ I ball the jack on the railroad track.’

And so on ad infinitum; the words are of no particular moment, only sounds for carrying the rhythm. A box and a stick would do as well. ‘Ball the Jack’ was brought to the St. Simon’s [Island] about fifty years ago by an ‘up- country’ Negro, and has been performed ever since - to the accompaniment of shrieks of contagious laughter by the little Negroes” (Parrish, 1965: 117).

41 The name of this ring-play or dance, “Ball the Jack” reminded me of a song I had seen printed in my Real Little Ultimate Jazz Fake Book (Hal Leonard, 1992) called “Ballin’ the Jack” (1913). When I read through the song, with words by Jim Burris and music by Chris Smith, I recognized the tune. I had heard it before somewhere: First you put your two knees close up Then you sway ’em to the left, then you sway ’em to the right Step around the floor kind of nice and light Then you twis’ around and twis’ around with all your might Stretch your lovin’ arms straight out in space Then you do the Eagle Rock with style and grace Swing your foot way ’round then bring it back Now that’s what I call ‘Ballin’ the jack’ (Words by Jim Burris and music by Chris Smith, Christie-Max Music and Jerry Vogel Music Co, Inc., 1913)

42 What connected Ballin’ the Jack, Ball the jack, and Hot dog, was a “twis’ around,” a “serpentine wiggle” that suggested a shimmy, whether as erotic display or dance. Dancing has been non-gendered in African American history. By that I mean that both women and men do not see it as limited to one sex or the other. However, the roles within social dances and certain gestures, can surely be read differently on the male and female body, depending upon the social mores and class values of the times or specific sacred or secular contexts.

43 What if we consider, for a moment, that the shimmy or serpentine wiggle signified an African retention, in opposition to the more Victorian-based and Protestant values found in dominant U.S. culture? Might it explain why this suggestive gesture remains and continues to be picked up again and again, across time and place, in black performance cultures?

44 With Down, down baby alone, we see oral transmission of material that connects culture across time and place. We have Nelly in 2000, Shimmy Shimmy Ko Ko Pop by Little Anthony and the Imperials in 1956, an allusion to a popular game in Ball the Jack (1930s), and the “twis’ around” movement in Ballin’ the Jack (1913).

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45 We must pay attention to the meanings of both oral and kinetic transmissions of culture. Girls’ games are the vehicle for teaching the ideals of black music-making, but it also becomes a practice that teaches notions of gender. In each case, except for the Georgia Sea Island connection, there is a difference in the sex of the performer - a voiced separation of gender.

46 Lydia Parrish does not make any reference to gender relations or differences between the sexes, when she records details about Old Aunt Dinah or Ball the Jack. But there is a suggestion about the kinetic behavior - a reaction to it - that Parrish records. There is something provocative and sexual about the serpentine wiggle she describes - the same gesture that becomes the centerpiece of a game-song practiced by girls through the latter part of the century. Young girls - girls who are not of childbearing age -, practice it.

47 Girls are generating this oral-kinetic material, and I wonder if they are generating it first, or if they are regenerating it (as in appropriating it from popular songs by male artists, or from the local popular culture). Both popular songs and the game-songs are tapping into the “real” popular, as Stuart Hall (1992) refers to it: the vernacular performance of songs and dances.

48 Might the use of girls’ games be catapulting fans’ interest in these male artists, and even generating popular taste and interest? These songs use girls’ games to generate the popular taste, but because most of us do not assume that girls and women are producing music culture - that children are producing culture, in the industrial sense - no one is concerned with the borrowing of this music from the public domain. No authority or ownership is ascribed to the folks it came from. As in Nelly’s case, it is simply considered “black” culture - it is not seen as gendered.

49 From these connections, we get a rich picture of a gendered musical blackness that circulates between the sexes as social dance. It allows one to consider that women and girls are playing a vital role in the production of popular taste - not just the sonic popular taste, but through embodied performance and interaction.

Mary Mack and Walkin’ the Dog

50 The next connection was discovered from an interview with Linda, who was kicked out of school for a particular dance. The dance was to the song by Rufus Thomas, which began with Mary Mack. This again suggested the chicken-and-egg relationship, or what I began to conclude was more accurately a form of oral-kinetic discourse, shaped by a gendered dialectic between the sexes. That’s when I began to look for it in other places.

51 The practice of “borrowing” from one setting to another is inevitable in music, where orality is still the dominant form of transmission. And the lyrics and gestures found in both game-songs and in various forms of recorded musics, suggest a dialectical relationship: between the culture of children and adults, between so-called “folk music” or “music of the everyday” and recorded songs, and between the popular music of local performers and mass-mediated musics. Ultimately, this points to the uselessness of juxtaposing “folk” music (implying the past, communal transmission, generation, and the everyday) and “contemporary” or “popular” music (implying a break with the past, the present, youth culture, and commercial mass media).

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52 In black cultures, dances are acquired as a kind of cultural capital: learned from parents or older siblings, borrowed from dance shows on television and cable, appropriated from distant relatives (young and old, on summer vacations), and even acquired during interactions between Northern and Southern relatives during funerals and family reunions.

53 Parallels exist between a black popular social dance and the song lyrics about it (for example, the Twist, performed by Chubby Checker, the Dog, associated with a song by Rufus Thomas, the Tighten Up, sung by Archie Bell and the Drells, and Rock Steady, by Aretha Franklin, etc.). These parallels are important, because words that describe movement in conjunction with those gestures (i.e., an onomatopoeia of the body) demonstrate the critical synesthesia within kinetic orality.

54 Dances are often linked to specific songs or musical styles; certain dances are gesticulations of the sonic textures and timbres associated with funk, soul, or more minutely, a specific dance is linked to a particular song(s). For example, the dance the Dog was performed to Walkin’ the Dog, recorded by Rufus Thomas in 1963, and the Bounce was performed to a popular song of the same name by rapper Jay-Z (1998).

55 The top-ten hit song Walkin’ the Dog, written and performed by Memphis radio disk jockey and humorous R&B artist Rufus Thomas (1917-2001), which was later covered by the Rolling Stones on their first album, borrows several ideas from Mary Mack. Thomas’s fondness for recasting familiar tunes as party songs (which were later labeled “novelty songs”), is reflected in other songs he recorded based on girls’ game-songs, as well as other children’s musical play, such as Little Sally Walker and Old MacDonald Had a Farm. Walkin’ the Dog helped to popularize a provocative dance known as the Dog in black communities across the nation; the suggestive dance involved rhythmically thrusting one’s hips back and forth to the beat of the song.

56 The four-measure intro to Walkin’ the Dog, recorded on Stax Records, samples from the traditional recessional wedding march by Felix Mendelssohn - the same motive used two years later in 1965 for the opening theme of ABC’s The Dating Game, written by Chuck Barris and David Monk. The music then settles into a soulful Memphis groove with an ascending bass line, beginning on the tonic and walking up the scale through degrees 2 and 3, 5, and 6, and then the octave (delineating a major pentatonic scale), before returning to the tonic on the downbeat of the next measure.

57 This bass line sounds distinctly like the bass line that would later accompany My Girl, written by Smokey Robinson and recorded on Motown by the Temptations; the dance that my mother taught me to perform to this style of music was called the Stroll. All roads lead to the mating game between a boy and girl: strolling down the avenue with my girl, or walkin’ the dog with Mary Mack: 1st verse (8 measures): “Ma-ry Mack dressed in black / Silver buttons all down her back How low, tip-see-toe / She broke a nee-dle and she can’t sew Chorus (8 measures): Walkin’ the dog / Just-a walkin’ the dog If you don’t know how to do-it / I’ll show you how to walk the dog.” 2nd verse: “I asked my ma-ma for fifteen cents / See the elephant jump the fence He jump’d so high, he touch’d the sky / Never got back ’til the fourth o’ July”

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Chorus: “Walkin the dog / Just-a walking the dog If you don’t know how to do-it / I’ll show you how to walk the dog. Middle eight (rap over sax solo): Come on! Come on, love! / Ba-by, ba-by / Quite con-tra-ry / Tell me how your garden grows? / You got / Silver bells / An’ you got / Cockle shells / Pretty-maids all in-a row.” Chorus: “Walkin’ the dog / Just-a walkin’ the dog If you don’t know how to do-it / I’ll show you how to walk the dog”.

58 Recorded on June 17, 1963, the use of a girls’ handclapping game-song as resource for making a popular hit probably went un-noticed, as did the exploitation of black artists for profit, which was a standard practice during the segregated politics of the era. Infringement on copyright wasn’t a problem. This commercial song-version closely emulates the game-song Mary Mack in its verses, which are set to a different melody. The reference to the popular chant Mary, Mary, quite contrary - in the middle eight bars - suggests that the implicit subjects and explicit objects of the song are girls and childhood.

59 Then, as now, the game-song Mary Mack would have been considered, under public domain, the property of the public, assignable to anyone legally, except, perhaps, girls and children. Thomas would own exclusive rights to the song, because children’s music is folklore, part of the public domain. As “the property of the public”, everyone except the girls, who are the primary agents of such music-making, can claim ownership to Mary Mack as intellectual property. In fact, Thomas borrows the lyrics from Mary Mack for Walkin’ the Dog, but he uses a newly-composed melody, perhaps to claim authorship forthrightly, or he may have simply added the text to a previously-composed melody. “[Popular] songs with references to familiar folk tales and sagas or to everyday speech or street-corner games tended to include listeners in a community of improvisation and elaboration... [The songs] ritualistically confirmed the commonality of everyday experience... [They] survived because of their appeal as narratives, but also because they marshaled the resources of the past as part of defining identity in the present” (Zap Mama, Sabsylma liner notes).

60 References to the popular children’s rhyme Mary Mary, quite contrary in the middle eight bars or the bridge, and the use of the verses from Mary Mack, all suggest that gender plays an important role in the production of popular music. Male artists like Thomas serve the status quo of sexual orientation by appealing in one way or another to the Marys out there. The music and dance was luring girls and women to the dance floor at a time when social desegregation created a need to legitimize the social status of blacks. Thus, girls needed to be respectable and avoid lewd dancing and other incorrigible behavior with boys. But black popular dancing has always been about the ritual of romance, though it does not necessarily lead to sex. Leslie Segar (a.k.a., Big Les), one of the earliest notable hip-hop choreographers and former television host of BET’s Rap City4, captured the idea well when she said, “They say dancing is the vertical expression of the horizontal fantasy. It’s true, because dancing is extremely sexy to me” (Allah, 1993: 50).

61 The practice of “borrowing” from one setting to another is a natural outcome of oral- kinetic communication and the relations between sexes; the performance between dance partners is the practice of call-and-response as kinetic orality. Children’s music, like youth or popular music, is influenced not so much by schooled learning or the

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direct involvement of adults, but by an informal network of learning to be musical, which is found in everyday culture (Riddell, 1990: ix). Analyzing the intertextuality between black girls’ games and popular songs helps us discover overlooked and significant connections in the production of music and culture, as well as in the learning of black musical aesthetics.

62 The process of social memory at work in girls’ games has a great deal to tell us about the production of black popular musical taste. We might want to seriously consider that girls are a primary influence on the production of popular taste by way of male artists borrowing from the female sphere of black musical activity. Male artists are mirroring the production aesthetic that exists in everyday culture.

63 Let me digress for a moment to discuss reactions to Philip Tagg’s assertions about the misuse and meaning of “black music” which I heard are well-known in French circles.

64 In an open letter published in the journal Popular Music (vol. 8, no. 3), musicologist Philip Tagg, who proclaims himself to be a “white, middle-class intellectual”, attempts to raise a constructive discussion on music, race, and ideology by questioning the needs that give rise to terms such as “black” or “European” music (Tagg, 1989). He writes: We are all implicitly expected to know exactly what everybody else means and to have clear concepts of what is black or African about ’black music’ or ’Afro- American’ music, just as we are presumed to have a clear idea about what is white or European about “white” or “European” music. I just get confused. Very rarely is any musical evidence given for the specific skin colour or continental origin of the music being talked about and when evidence is presented, it usually seems pretty flimsy to me from a musicological viewpoint (emphasis added; Tagg, 1989, see http:// www.theblackbook.net/acad/tagg/articles/opelet.html).

65 In print, there seems to be no justification, particularly by a white music scholar, for a “black” musical experience in the anti-essentialist climate of academic discourse as well as the threat of being called “racist”. I can assert here that it matters who is speaking about ethnic and/or cultural musical differences relative to black, Francophone African, Afro-Caribbeaan, and/or African American music. It matters who has the authority to shape or interrogate the discourse of musical blackness, not unlike the linguistic games mentioned above in Rapper’s Delight, that signifies insiderness in its public performance while it may also limit outside knowledge. Discussions of what “black music” is brings attention to the lack of inter-cultural communication about African American subjectivity within predominately-white institutions of higher learning in the States, at the very least, where whiteness rules.

66 When it comes to discussions of “black music” or musical blackness, biological determinism lurks deep within the imagination of the American public. Rhythm and soul are key examples. What many listeners or “outsiders” experience as biological differences between the races are actually learned but we rarely discuss the intellectual and embodied development of culture here. This is the primary aim behind my book - to provide an understanding that helps people get how musical blackness is learned and I get an added bonus of confronting gender biases by focusing on girls within black culture as well.

67 While “having rhythm,” as it’s referred to in African American musical discourse, may be a cultural “rule,” but the so-called rule must first be learned to be followed. African Americans learn to discipline their kinesthetic sensibilities and their highly social musical embodiment.

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68 In my own journey as a native ethnomusicologist, I pondered how I feel “at home” in my musical identity. How and why does (or did) my identification with African American musical experience seem so eternal, an ancient “changing same” (cf. Le Roi Jones a.k.a. Amiri Baraka, 1967), to borrow an expression that perpetually crops up in academic discussions of black music (as if classical and other musics do not subscribe to the similar “changing sameness”). Like a spoke in the wheel of time, I always felt and had come to know myself to be a great “black” dancer which others acknowledged. Throughout my life, I thought I’d always had rhythm. I often imagine I can intuitively figure out earlier styles of black dance just from hearing the music that accompanied it – cultural memory, too, is learned. I would sense, as a result of my perspective, a sense of being connected to previous generations through interactions learning dances from my mother, watching dance on “Soul Train” or vintage films of black music-making, from recordings of shouters and songstresses; from all this I told myself how to read who I am by what I interpreted from the recent and distant past. I experienced the past in what I saw and what I did as a black dancer.

69 While writing up this research in the late 90s, that illusion was shattered. My mother corrected me and my constructed memories. She had taught me how to dance. She taught me, in essence, how to have that “different rhythm in living and being” that British cultural critic Paul Gilroy mentioned in his book The Black Atlantic (1993b). She reflected what happened in my toddler years: “Your first experience (of moving to music), I could see it. It was like you were on the wrong side of the beat” (personal communication, August 11, 2001). The discovery was registered in a fear that I didn’t have a good sense of rhythm on my own. This is taste-making at the level of cultural learning. And even if you don’t know how to dance well in black culture, you also learn what “good” dancing and having rhythm looks like. In re-telling her version of my life she added, “So… I danced with you a lot”.

70 That was not exactly how I had recalled it. But I vividly remembered my four-year-old toes struggling to stay afloat on my mother’s furious Lindy-hopping feet. Until that day my mother shared with me, I had no idea it was because I didn’t have rhythm - I didn’t have a good sense of dancing with the beat to records she played every Saturday night on a record player embedded within a credenza. Our stereo doubled as living room furniture. I merely assumed, in hindsight, that she was teaching me specific choreographies (like the Lindy-hop) and other dances, which I actually did learn from her, which she acquired before my birth—oral-kinetic transmissions of black culture are felt not seen or intellectually understood. I learned the Twist, the Funky Chicken, the Australian Slop, the Tight Rope, and the Tighten Up (which we danced to the song of the same name by Archie Bell and the Drells). I even learned how to do the Freak from my mother, a single party-going parent, a popular disco dance that came out in the 1980s.

71 My kinesthetic memories of dances, and the music that went along with them, were vivid. And before my mother gave me another explanation, I created one in my head: I figured she was passing on local and national popular traditions that had been more closely connected during segregation. I believed I had the right sensibilities to put everything into action, and that my African American body came with rhythm in it. My mother was just teaching me the choreographies, and I wasn’t wrong about that.

72 Believing self and group identity come naturally, as I discovered second-hand from my mother. It is part of the customary phenomenology of identity politics. We want to believe who we are, is fixed, set, and complete—a belief that is especially common in

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the collective consciousness surrounding black musical experience. Even while recognizing that I learned how to have rhythm, my sense of my musical blackness—my sense of belonging and being socially affiliated with a distinct African American culture —remains. So there must be some essential cultural, rather than biological, need for this subjective (and spiritual) feeling that is both about the self and about being a part of the social experiences known as “African American” that are, as a rule, learned.

73 I am well aware that presumptions about fixed conceptions of ethnicity, culture, and subjectivity, as well as generalities about singular black musical identity, are viewed as problematic (Radano 2000, 4); (Frith 1996, 108). However, showing her vision back in 1990, bell hooks warned: Criticisms of directions in postmodern thinking should not obscure insights it may offer that open up our understanding of African American experience. This critique of essentialism is useful for African Americans concerned with reformulating outmoded notions of identity. . . [However,] this critique should not be made synonymous with a dismissal of the struggle of oppressed and exploited peoples to make ourselves subjects.(Hooks, 1990: 28-29). There is a radical difference between a repudiation of the idea that there is a black “essence” and recognition of the way black identity has been specifically constituted [through] experience, [hooks adds] (ibid: 29).

74 In the wake of deconstructing purely imagined identities, music scholars may lost sight of the phenomenology of African Americans’ everyday musical experience. It is my committed assessment that this oversight is complicated by a lack of attention to the ways musical blackness is learned. More black and non-white scholars need to understand and investigate how black musical discourse and black musical subjectivities in African American culture are learned through everyday social practices to offset the white-washing of cultural phenomenology.

75 To be clear, the musical subjectivities of African American males and females across generations and regions are not a “blind recapitulation of givenness” (Jackson, 1996: 11). African Americans develop active relationships with what has gone before and what imaginatively lies ahead, to make a future, or a home, out of the “sedimented and anonymous meanings of the past” (ibid.) at the level of the individual, group, community and region. These sedimented and anonymous meanings are boundless; they are not confined by race or sex, though they tend to be bound, on the surface, to things “American”.

76 Use, not logic, conditions belief. That the phenomenologist is loath to essentialize such terms as nature, femininity, or Aboriginality does not preclude an appreciation that a separatist, essentializing rhetoric is often an imperative strategy for besieged groups and ethnic minorities in laying claim to civil rights and cultural recognition… Ideas can be meaningful and have useful consequences even when they are epistemologically unwarranted“ (Jackson 1996, 13).

77 Anthropologist Michael Jackson characterizes it well. Cognitive moves to deny phenomenological musical experiences do not take into account “how people immediately experience space, time, and the world in which they live” (Jackson 1996, 12).

78 Now to return to my discussion of girls’ game-songs. Because most definitions of folklore exclude commercial performance, consumers and listeners, as well as scholars who may denigrate black expressive or popular cultures, rarely connect the production and dissemination of vernacular oral traditions to popular music production and

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distribution at first glance. Gene Bluestein recognizes five essential qualities that characterize “true folklore” according to folklorists: “it must be oral, traditional, anonymous, ’formalized,’ and present in different versions” (1994: 13). Quoting material representing the International Folk Music Council of 1954, he further defines that the term “folk music” as an orally-transmitted practice, “evolved from rudimentary beginnings by a community uninfluenced by popular and art music... The term does not cover composed popular music that has been taken over ready-made by a community and remains unchanged, for it is the refashioning and recreation of the music by the community that gives it its folk character” (ibid.: 14-15). Bluestein contends that this definition may be useful in European folk contexts, but does not do justice to the processes operating in the United States. He counters: Almost from the beginning, [U.S.] popular culture has had a very close and symbiotic relationship with folk sources of our society... At the same time that folk and popular styles continue their own development in both rural and urban regional settings, materials from folk tradition have strongly colored popular expression... The relationship between the two is so intimate that it makes more sense to talk about poplore than folklore in the United States ( ibid.: 66).

79 This is a useful argument that explains part of what is going on between girls’ games and black popular musical genres, such as hip-hop: there exists a symbiotic or dialogic relationship in which both spheres are creating and re-fashioning new musical ideas, based on pre-existing material from the other realm. The circulation of culture at work in girls’ musical play is arguably a microcosm, or a mirror image, of what takes place in certain instances within the production of mass popular musics, such as Nelly’s Country Grammar. In other cases, the direction of the influence is not as clear, suggesting a constant musical interchange, and a gendered interplay between the local popular sphere of girls’ games and the mass popular production of musics, from rhythm and blues to hip-hop.

Jig-a-low and the other Michael Jackson

80 I love mentioning the anthropologist Michael Jackson above. But this section is about the other Micheal Jackson - the superstar of music and dance and his powerful connection to black girls’ musical play.

81 Jig-a-low is a cheer I learned from Jasmine and Stephanie that reveals a different aspect of the relationship between girls’ games and popular songs by male artists. In this case, the artist is the young, emerging, solo artist, Michael Jackson. And the aspect highlighted here concerns the use of kinetic orality, or transmissions of movement or motion that are used to key into an older game, an older dance, and a relevant social history as embodied social memory.

82 Michael Jackson is referenced in other girls’ games, directly and indirectly. His aura as a teenage idol is directly signified in the handclapping-bridge for four players called Tweedle deedle dee or Rockin’ Robin. The game-song is named after the chart-topping hit recording Rockin’ Robin by Michael Jackson from his first solo album Got to Be There in 1971. But the game-song may have preceded the biggest hit from MJ’s album peaking at number two on the Hot 100 and R&B charts. His version was a cover. The original was performed by Rhythm n Blues recording artist Bobby Day in 1958 under the title “Rock- in Robin”. The original also reached number two on the Billboard Hot 100. Although it

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was Day’s only hit single, its popularity may have been captured in the oral-kinetic displays of black girls in the early 1960s but the game-song I and others have learned is ordinarily associated with idolizing Michael Jackson.

83 A less direct reference to Michael Jackson appears in a game-song called Candy Girl, which I witnessed at a P.A.L. (Police Athletic League) Center in Harlem in 1994. Candy Girl was one of the first hits of the teenage boy-group New Edition that formed in Boston that was envisioned as “The Jackson Five” of the 80s with a hip-hop flair. They formed in 1978 but reached their earliest popularity in 1983 with the release of the hit single Candy Girl. It became a number one hit on the R&B charts but reached only #46 on the Billboard Top 100 chart. Candy Girl did not have much crossover appeal despite lead singer Ralph Tresvant sounding a lot like Michael Jackson. The white majority audiences reflected by the sales on the pop charts in the early 80s found the new jack feel of R&B/Hip-Hop music too urban (read: too black).

84 The game-song “Jig-a-low” would be another instance of Michael Jackson’s resonance among young girls. The expression “jig-a-low”, which sonically resembles the word “gigolo” but probably signifies the notion of a “jig” or a dance “down low” in the colloquial sense of “gettin’ down”, features call-and-response between two or more girls with opportunities for each player to lead and “do their thang” - showing off their individual performance and identity within and among a group of peers. Definitions of “jig” in the Merriam Webster’s Collegiate Dictionary include “to move with rapid jerky motions”, and “to dance in a rapid lively manner of a jig” (1999). These meanings are not lost in the performance of this game-song.

85 The lyrics in the latter part of the game-song describe an action that accompanies the directions inscribed in the chant of “jig-a-low”: “Well, my hands up high / My feet down low And this the way I jig-a-low Well, her hands up high / Her feet down low And that’s the way she jig-a-low” Refrain: “Jig-a-low / Jig-jig-a-low” [repeat the refrain until the next girl introduces herself]

86 Simple claps on beats two and four accompany the refrain, while the call-and-response sections lack any significant body-slapping, clapping, or finger-snapping which seems unusual for a cheer. But movement is not lacking in the delivery of the dance.

87 In introducing herself, each player inserts her name into a scripted verse of call-and- response, in dialogue with the other girls (one or more) playing the game. In the table below, you will find (line-by-line from left to right) a representation of the patterns of unison call-and-response chanting shared by nine year-old twins Jasmine and Stephanie, and the exchange of their roles (swapping between leader and follower, caller and responder) as they are required throughout the performance.

Line Call Unison Response nos.

REFRAIN

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Jig- a-low—, jig- 1 jig-a-low—

Jig- a-low—, jig- 2 jig-a-low—

PART 1

Jasmine : Stephanie : 3 Hey Stephanie ! Say what ?

S : 4 J : In–troduce yourself ! Know what ?

Stephanie : 5 Jasmine : In–troduce yourself ! OK !

Stephanie: [They exchange Jasmine : 6 My name is Ste–phanie roles here] Yeah !

S: J : 7 I got the mu—scle Yeah !

S: J : 8 To do the hu—stle Yeah !

9 S: I do my thang J : Yeah !

J : 10 S: On the video screen Yeah !

J: She do the S: I do the ro-, ro-, ro-, ro- ro-bot ro-, ro-, ro-, ro-ro-bot 11 [punctuates each syllable with the [Jasmine imitates Stephanie’s dance called the “Do Do Brown”] version of the dance]

REFRAIN :

Jig- a-low—, jig- 12 jig-a-low—

Jig- a-low—, jig- 13 jig-a-low—

PART 2

14 S : Hey Jasmine ! J : Hey what ?

15 S : Are you ready ? J : To what ?

16 S : To jig ? J : Jig-a-low ?

17 Jig what ?

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Stephanie : 18 A-low

Stephanie: Jasmine: Well—, Well—, My hands up high My hands up high my feet down low [Exchanged roles my feet down low 19 and THIS’s the way I jig-a-low again] and THIS’s the way [Jasmine creates a stylized move on she jig-a-low “THIS’s”] [Stephanie mimics Jasmine’s stylized move on “THIS’s”]

REFRAIN :

Jig- a-low—, jig- 20 jig-a-low—

Jig- a-low—, jig- 21 jig-a-low—

88 This cheer actually explores contemporary “street” dance styles. When I first observed this game-song between the twins, I noticed that Jasmine and Stephanie were performing the then-popular dance I had participated in as a graduate student in Detroit metropolitan nightclubs and house parties. This dance could be readily witnessed on a Detroit’s televised “New Dance Show”, which featured local African American teens and young adults dancing in their hottest club attire to the latest hits and re-mixes. (Local dance culture in Detroit is distinguished by a fast-paced, thump- oriented music known as “bass”, which originated as a style in Miami). As a result, the dance was easy to recognize.

89 The current dance moves were curiously being performed by the twins to the name of an earlier dance popularized by Michael Jackson, which was a street style of dance before Jackson made it nationally popular. The dance was called the Robot. The oral and kinetic juxtaposition of a popular 1970s dance, and a popular 1990s dance, suggests both continuity and change in a curious way: while the name was orally transmitted, the dance was not. Instead, the latest style replaced the out-of-style dance practice.

90 Assuming that the term is actually a remnant of the former style of dance, the use of a contemporary style evident in the Detroit area, alongside the verbal articulation of a formerly popular dance, the Robot, also suggests that its contemporary practitioners (generations of girls in this particular location) adapted the movements and dance found in Jig-a-low, making them suitable to the present. Girls create variations within their orally- and kinetically- transmitted texts that reflect both the black past and the present, embodying a social memory of black style.

91 The Robot was the national dance craze of my youth during the mid- to late 1970s. I remember watching a dancer named Damita Jo Freeman, a popular “Soul Train” regular, skillfully perform the moves every week often to the sounds of the hit Dancing Machine by the Jackson Five from the album Get It Together (1973).

92 The Robot featured the funky mechanization of the dancing body to signify a collective response, not only to the driving force of funk and soul music, but also the mechanical

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(assembly line) practices and technological innovations that were emerging in labor, science, and the science fiction of the day. More than any other black social dance practiced by both women and men, the Robot was concurrent with, if not a precursor to, emergent styles of dance associated with rap and hip-hop culture (most notably the art of popping, locking, and pop-lock dancing often associated with popper Fred Berry, a.k.a., “Rerun”, of the black television show “What’s Happening”).

93 The actual dance that Jasmine and Stephanie performed in place of the Robot in Jig-a- low, was known as the Do Do Brown. This dance involved a rapid locomotive action, popping one’s pelvis or booty, back and forth - a style of movement my former jazz dance instructor called a “funky backer and a funky upper”, (referring to the alternation of pelvic thrusts, or torso contractions, back and forth). It accompanied the song from which its name was taken: C’mon Babe [Do Do Brown Version], recorded by Miami-based entrepreneur Luther Campbell (a.k.a., Luke Skywalker) and his Banned in the U.S.A. (1990) by 2 Live Crew (All Music Guide, http://allmusic.com, 07-May-2003). The style of music to which this song Doo Do Brown belongs has many labels including Southern rap, party rap, dirty rap, bass music, booty music, a booty phat classic, a club re-mix classic, and a strip club classic. It remained a classic in clubs for over a decade, from 1989 to 2002 (allmusic.com). The alternating pelvic thrusts and torso contractions occurred every eighth-note pulse in the fast-moving tempo of Do Do Brown (130 beats per minute or more) (See Luther Campbell’s website at unclelukesworld.com/about.htm).

94 In performing this dance, you could look like you were having convulsions (if you didn’t execute it well), or you could look super funky, in-control, fashionable - even sexy - while your gold-hooped earrings, shaped like two kissing dolphins, flapped in the air. In the age of television dance shows and videos, the dance was often executed at an angle for onlookers, with the dancer in profile, glancing over her shoulder - or, more provocatively - with her behind attracting men’s gazes. Because of the accentuated, popping action of the booty, females were primarily associated with this dance, though men performed it as well. This association explains the name of the style or genre of this music: “booty” or “bass” music. In this case, “bass” doubly signifies on the low end of the body, particularly black women’s bodies, and the aesthetic ideals of feeling and emphasizing the low end or frequencies of the music.

95 Unlike the interconnections between old and new songs and games found in Down, down baby, Jig-a-low demonstrates oral and kinetic interrelationships between black popular social dancing and the rhetoric about the performance of musical embodiment (“I do my thang / On the video screen”). Connections are still made with hip-hop performance. And an interplay between the sexes is still at work - in this case, between social dances that may signify conventional sex roles in popular culture. For females, it may be signifying their dominant (or subordinate) role as dancers in hip-hop videos, which were receiving a great deal of critical and negative attention in the mid-1990s, when Jasmine and Stephanie were playing this game. For males, the music referenced “bass” or “booty” music sung by male artists, and the idea that female fans responded to their voices suggests a patriarchal control over women’s bodies through music.

96 My take on the performance of Jig-a-low as an oral-kinetic etude in gendered musical blackness was that it was about learning to master styles of embodiment and social interaction (i.e., delivering call-and-response effectively). The game-song highlights an example of “auto-sexuality” (Miller 1991) in girls’ play where the performance of sexual identifications is expressed for themselves, by themselves - without the

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presence of boys though it is all about their identification with boys. The dance called “Do Do Brown” is implicitly designed to attract the gaze of men with its hip punctuations, but learning the dance itself involves mastering styles of movement and gesture that will be used throughout the repertoires of black dance girls will encounter over a lifetime. Many of those dances might be considered sexual or erotic display. Whether the serpentine wiggle found in Down Down Baby or “Do Do Brown” in Jig-a-low. In these cases, there are issues of sex identity, gender relations, and embodied significations that are suggestive of, but do not explicitly allude to sexual behavior and erotic gesture. These are entwined in a deeper understanding of the power of black music across time and space. Such information tells us more about the power of what’s popular than anything else we can unravel, because it requires a subjective involvement in the social and embodied memory of black music and dance.

97 This article described various oral and kinetic connections and interconnections to show how girls’ musical play in handclapping games, cheers, and - to a lesser degree - double-dutch, are a local formation of a “popular” culture that is in constant dialogue with the mass-mediation of black male performances, engendering and sustaining certain musical and social relationships between the sexes, and between children and adults in African American communities. This interpretation of black musical culture blurs conventional distinctions between folk and popular culture, while it opens up a conversation about gender and power relative to female participation in both the learned ways of being musical in everyday African American musical practice, and the political production of what’s popular in mass culture.

98 There are various levels of dialogue or discourse at work. In addition to the dialogue (between the sexes, children’s folk (or vernacular) performance is in dialogue with adult expressions of music and dance, and both reflect aspects of what would conventionally have been perceived as separate spheres of culture: folk vs. popular transmission. On another level, female expression and activity in a semi-private sphere (the local popular sphere of African American neighborhoods), is in dialogue with male expressive activity in a more public sphere (mass-produced and -mediated songs and videos on radio and TV).

99 If the everyday practice of girls composing and interchanging bits of familiar chants, and making beats out of popular approaches to body percussion, functions as one of the earliest popular music formations in African American communal culture, then the interrelationships between black girls’ “popular” musical culture and similar musical expressions in male artists’ mass popular music unveil ways that black actors become aware of their own gendered sociality. This simultaneously disguises the social construction of popular music and the integral participation of women and girls in defining the dominant popular music culture.

100 In his 1981 essay “Notes on Deconstructing the ’Popular’”, Stuart Hall forwarded a critical point about popular culture that relates to the interplay between girls’ musical games and the male-dominated popular culture of hip-hop. He invites us to consider how forms of mass or commercial popular culture offer elements of “something approaching a recreation of recognizable experiences and attitudes to which people are responding” (Hall, 1981: 233). The appeal of mass popular music is not necessarily a matter of a passive consumption, market manipulation, or the debasement of - in this case - African American music or culture. He asserts that popular culture plays on the contradictory domain of the “real vernacular”, or the local popular culture - the

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ordinary musical experiences that people make in African American contexts everyday, such as girls’ musical play (ibid.).

101 If, as Paul Gilroy (1993b) contends, participation in musical practice, particularly the ubiquitous social forms of anti-phony, or call-and-response, provides the most significant locations that dramatize the “identity-giving model of democracy/ community” (ibid.: 200) in African American and diasporan cultures, then this ethnographic and cultural examination of the connections and interconnections between the performance of girls’ games and hip-hop reveals important moments of culture in motion; it reveals the social and musical construction of a gendered musical blackness and community.

102 This work raises as many questions about women’s interests in hip-hop as it perhaps answers. Girls’ games give us some insight into black girls’ and women’s interest in a contemporary style of music that, on the surface of things, seems misogynist, sexist, and hostile to females, while it co-opts feminine behavior and dress (i.e., black women’s styles of hair [see Snoop Dogg], and long baggy pants that resemble dresses rather than conventions of men’s clothing).

103 At best, hip-hop as a male-dominant practice figuratively and rhetorically excludes women (“Bitches ain’t shit but hos and tricks”, Snoop Dogg on Dr. Dre’s The Chronic, 1987). At its worst, hip-hop excludes women from participation in the community- building role that music tends to play in black youth and popular culture.

104 Hip-hop is a contradictory space for women. On one hand, it offers young women the possibility of a “popular” or social identification with an African American group- consciousness through musical participation, such as making popular or familiar beats through embodied gestures, rhyming or chanting, and learning the linguistic and embodied codes of ethnicity and gender (black and female). On the other hand, hip-hop uses these same musical and cultural practices - making beats with technology, rhyming or rapping, and encoding ethnicity and gender (black and male) in ways that deny the former agency and authority of women and girls, which deny things feminine, and co-opt behaviors associated with female gender roles and power. My research suggests that power works in both directions between males and females, but the popular (read: mass culture) context of hip-hop tends to eclipse our comprehension of the dialogic and interdependent social formation of a black musical identity and popular music.

105 Even more compelling is the fact one will find few pertinent examples of female hip- hop artists “sampling” from their own realm of the popular: borrowing popular phrases or ideas from game-songs that articulate a feminist or womanist agenda and audience (male and female) in hip-hop. If Nelly can use it for masculinist purposes, why can’t Queen Latifah, MC Lyte, Queen Pen, or Lauryn Hill flip the script? Why haven’t they? One wonders if that might be the ultimate upsetting of the ways in which gender signifies power in actual performance and practice. Men can adopt and co-opt girls’ games, and still keep their music masculine, hard. Are female artists avoiding using their “girl” culture because it might be viewed as excluding men? This nasty complaint was often launched against black women, and was particularly evident during the controversy around the film adaptation of Alice Walker’s The Color Purple. (See the 25th anniversary article on the controversy in The Grio: http://www.thegrio.com/ entertainment/the-color-purple-25-years-later-from-controversy-to-classic.php).

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106 Stuart Hall states “transformation is at the heart of popular culture studies because it involves the active re-working of traditions” (Hall, 1981: 228). This is the changing same of which Amiri Baraka (formerly LeRoi Jones) once wrote (1967). It is that something that appears to persist; yet new relations are developed. “What matters is not the intrinsic or historically fixed objects of culture, but the state of play in cultural relations: to put it bluntly and in oversimplified form - what counts is the class struggle in and over culture” (Hall, 1981: 235).

107 One of the class struggles within black popular culture is the struggle of dialectical conversations that are shaped by the interplay between girls’ games and the latest contemporary form of black music, whether it be rhythm and blues in the 1950s, or hip-hop in 2003.

108 This opens up a world of observation and analysis that could revolutionize the ways in which we approach ethnographies of black popular music. We must embrace the interplay between the local and mass popular spheres, between the so-called folk or vernacular and the popular, between female and male cultures, and between youth and adults.

109 Unveiling the obscure musical links found within black girls’ games and uncovering the musical socialization encompassed in their practices was the goal in this article. As one of the earliest popular spheres of black social practice and popular discourse, girls’ musical game-songs reveal obscured musical and social connections as well as the eclipsed participation of African American girls and women who shape “black” popular culture and social discourse as a whole. The seemingly insignificant subculture of black girls’ musical play plays a vital role in the social production of taste among girls and boys in local settings, and highlights popular social dances in the black community that are appropriated by local and commercially-viable artists.

110 The kinetic orality of African American musical aesthetics that girls learn to inhabit through these games, point to a lived phenomenology of a gendered blackness, as well as a complex web of relations that suggest an “ethnographic truth”, the “spirit of the local and situational quality of knowledge and experience... positioned within the experiences of specific historical actors” (Ramsey, 2003: 41).

111 These games are situated in relationship to historical and social moments that are connected to the lived experiences of African American “actors”, whose lives and practices point to the lived phenomenology of a distinct African American identity, community, and social memory, manifest through a kinetic orality of musical behavior.

112 As a realm of female practices and discourse over time, the repertoire of black girls’ games reflect an ongoing “dialogue” with other musical realms that occupy the public sphere, such as jingles in advertising campaigns, or black popular songs and popular social dances mirroring those practiced in the black community past and present. A significant dimension of this dialogue occurs through the musical intertextuality, between the gestures and dances, chants, and lyrics, that operate in the realm of a larger world of commercial and vernacular popular music produced by males. This intertextuality gives body to both an individual and communal experience, because girls’ game-songs and gestures, as well as mass-mediated popular music and dance, are primary among the “material and symbolic resources required to sustain” the notion of a black musical identity (Hall, 1996: 2). Stuart Hall discards the notion of “identity”, and replaces it with a discursive approach known as identification:

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In common sense language, identification is constructed on the back of a recognition of some common origin or shared characteristics with another person or group, or with an ideal, and with the natural closure of solidarity and allegiance established on this foundation. In contrast to the “naturalism” of this definition, the discursive approach sees identification as a construction, a process never completed - always “in process”. It is not determined in the sense that it can always be “won” or “lost”, sustained or abandoned. Though not without its determinate conditions of existence, including the material and symbolic resources required to sustain it, identification is in the end conditional, lodged in contingency. Once secured [identification with blackness for instance] does not obliterate difference… Like all signifying practices, [identification] is subject to the “play” of difference. It obeys the logic of more-than-one. And since as a process it operates across difference, it entails discursive work [the process of making sense of things, making meaning of what’s happening], the binding and marking of symbolic boundaries... [Identification] requires what is left outside, its constitutive outside, to consolidate the process (ibid.: 2-3).

113 Girls “play with” notions of race and gender relations, a “normative” sexual orientation, and musical behavior that will later be used in sexualized dancing. In the performance of these embodied musical formulas, players learn to inhabit metaphors of difference: the difference of blackness (vs. whiteness or even African-ness), musical blackness (vs. “white” identified music cultures), a musical black (female)ness (vs. musical expressions conceptually linked to black masculinity), and more. The complex social performance of black girls’ games constitutes a way of experiencing self and social identity that can be complementary and contradictory in subsequent musical and non-musical contexts.

114 These oral-kinetic lessons in black music-making and social identity construction may explain how (as well as why) music plays such a pivotal role in African American culture as a whole. The collective discourse of musical embodiment may signify a racialized, or ethnic musical difference, distinguished from “mainstream” culture. But it also functions as a communal agent, offering the power to transcend differences of gender, class, age, and nationality within the social economy of African American culture. My analysis offers a glimpse into the dialectical tensions encompassed within this communal sensibility by concentrating on the significance of gender and embodiment in a seemingly minor context of African American musical culture: black girls’ play.

BIBLIOGRAPHY

Interview data

Jasmine and Stephanie, twins (b. 1985, Ypsilanti, Michigan). (No other biographical information; girls were adopted). Interviewed 8 April 1994. Recorded seven game-songs on audio cassette.

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Linda (b. 1948, Detroit, Michigan). Interviewed 3 October 1994. Parents from Detroit, Michigan. Siblings: Two brothers. Occupation: “Non-traditional” undergraduate student at the University of Michigan. Self-Designation: African-American. Recorded on audio cassette.

Nancy (b. 1963, Philadelphia, Pennsylvania). Interviewed 9 September 1995. Siblings: Three older brothers, one older sister. Occupation: Biochemist at the University of Pennsylvania, University of Michigan Ph.D. Recorded game-songs on audio cassette.

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Discography

ZAP MAMA (recording artists), Sabsylma. Time Warner, 945537-2, 1994

NOTES

1. What I mean by “black popular taste” are the distinctions drawn by people who identify with musical blackness, particularly domestic citizens of African descent who primarily trace their recent ancestry to living in the States throughout most of the 20th century, who also identify primarily with conventional African American styles of music and dance traced back to the Southern roots of the blues, field hollers, and the earliest forms of black popular dance and spiritual music from the 19th and 20 th centuries. By taste I invoke the sociological, aesthetic, economic and anthropological constructions of styles, affects, acquisitions, and communal works and identifications associated with musical blackness including dance, gesture and linguistics. Ultimately, it speaks to the question of how black folk socially and culturally judge, formulate, and revise what is considered beautiful, funky and proper within their communal cultures. 2. See the online site “All Music Guide”: http://www.allmusic.com. Accessed 5 May 2003 via Internet Explorer. 3. One website indicated that Little Anthony omitted this song from their repertoire when they performed on the oldies circuit in 2003: despite the popular appeal of the song for his audiences, it is said that he hates performing the novelty of it. 4. The cable station Black Entertainment Television or BET, aired its first rap show in 1994 and it aired until 1999.

ABSTRACTS

This article explores connections between girls’ musical game-songs and commercial songs recorded by male artists over several decades in United States. Basing on analysis of game songs’ and interviews of African American women (collected during fieldworks conducted from 1994 to 2002), it describes how black girls, through their dance and singing games, experience a musical socialization and inhabit an African American musical aesthetics and a gendered blackness. Kyra

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Gaunt highlights the oral and kinetic veiled intertextuality existing between girls' musical games and black popular songs, to question the role of gender in the social construction of popular musical taste. Those insights into the social and distinctly gendered construction of taste in black popular songs (Rhythm n blues as well as hip-hop) shows how girls' musical play, in handclapping games, cheers, and double-dutch, are a local formation of a "popular" culture that is in constant dialogue with the mass-mediation of black male performances, engendering and sustaining certain musical and social relationships between the sexes, and between children and adults in African American communities.

Cet article explore les connexions existant entre les jeux musicaux des petites filles et les chansons populaires enregistrées par des artistes masculins aux Etats-Unis durant les dernières décennies. En se basant sur l’analyse de chansons des petites filles et sur des interviews collectées auprès de femmes afro-américaines durant des enquêtes de terrain menées entre 1994 et 2002, il décrit comment les petites filles noires expérimentent, au travers des danses et des chansons contenues dans leurs jeux, une forme de socialisation musicale et d’apprentissage d’une identité noire de genre. Kyra D. Gaunt met en lumière l’intertextualité orale et kinétique existant de façon cachée entre les jeux des petites filles et les musiques populaires afro-américaines, pour interroger la place du genre dans la construction sociale du goût musical. Ces regards portés aux sources de la construction sociale du goût et de la division de genre dans les chansons populaires afro-américaines - qu’il s’agisse du Rythm’n’ blues ou du hip-hop -, démontrent comment les jeux des petites filles, par les claquements de main, les exclamations, les jargons auxquels ils donnent lieu, contribuent à la formation locale d’une culture « populaire ». En constant dialogue avec les performances d’artistes masculins médiatisés par l’industrie musicale, ils engendrent et renforcent dans les communautés afro-américaines certaines relations sociales et musicales se tissant entre les sexes, et entre les enfants et les adultes.

INDEX

Mots-clés: identité noire, jeux de chansons, intertextualité, genre, identité raciale, goût musical noir, espace public, petites filles américaines Keywords: black identity, game songs', intertextuality, gender, racial identity, black music taste, public space, American girls

AUTHOR

KYRA D. GAUNT

Baruch College, City University of New York

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Entre la rue et la band room : apprentissage de la musique et négociations identitaires chez les marching bands de La Nouvelle- Orléans

Florence Pelosato

1 Entre 2009 et 2010, j’ai effectué une enquête de terrain étendue sur plusieurs mois à La Nouvelle-Orléans aux États-Unis au sein du programme d’éducation musicale gratuit Roots of Music. Ce programme accueille des enfants et adolescents de 9 à 14 ans, issus des quartiers noirs et défavorisés de la ville et leur offre une éducation musicale, un soutien académique et un repas chaud tous les soirs après l’école. Cette initiative est portée depuis 2007 - c’est à dire deux ans après le passage de l’ouragan Katrina - par des musiciens reconnus de la scène musicale néo-orléanaise, issus des mêmes quartiers que les enfants qu’ils entreprennent d’éduquer. Le fondateur et figure de proue du programme est Derrick Tabb, membre du renommé Rebirth Brass Band et issu d’une des « familles musicales »1 de la ville, la famille Andrews. Le programme se modèle sur le principe des fanfares afro-américaines des écoles publiques de La Nouvelle-Orléans, les marching bands, et s’inscrit également dans un processus de transmission d’une tradition musicale locale, qui inclut un apprentissage musical et chorégraphique. Il s’agit, en effet, de fanfares militaires qui intègrent néanmoins des éléments plus fantaisistes à leurs pratiques musicale et corporelle, ainsi qu’au spectacle qu’ils donnent à voir : des uniformes colorés et « tape-à-l’œil », des danses empruntes de sensualité, ou encore des répertoires musicaux laissant une large part à la musique populaire américaine comme aux standards néo-orléanais.

2 Au travers de leurs activités communes, les professeurs et élèves de Roots of Music sont dans une constante négociation identitaire. Des répétitions quotidiennes en coulisses jusqu’à la scène que sont les parades de Mardi Gras, en passant par leur récente médiatisation, les acteurs de cette association musicale adaptent leur discours et leur

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présentation de soi en fonction des interlocuteurs et des enjeux d’une situation spécifique (Goffman, 1987 [1959]). Ainsi, ils parviennent à manier deux registres parallèles, deux « répertoires de comportements », celui des valeurs de respectabilité (decency) des classes moyenne et celui du « code de la rue » (Anderson, 1999). La transmission musicale est donc vecteur d’une identité double et ambiguë entre les membres du programme et leurs spectateurs. Cette ambivalence est présente dans les différents aspects du processus d’apprentissage, et se transmet des professeurs aux élèves, au même titre que les connaissances et la pratique musicales.

3 Lieu d’éducation populaire, les marching bands sont souvent considérés par les acteurs de la communauté musicale de la ville comme le lieu d’apprentissage privilégié des musiciens afro-américains, et en particulier des membres des brass bands, une forme dérivée de la fanfare militaire (Gumplovicz, 2001). Le lien entre les marching bands d’enfants et d’adolescents et les brass bands d’adultes forme une boucle de transmission du savoir et de la pratique musicales : en effet, les musiciens des brass bands ont acquis les bases théoriques et leur pratique instrumentale au sein des marching bands de leur école, et, une fois adultes et musiciens confirmés, ils transmettent leur savoir à la génération suivante. C’est bien sûr le cas de Derrick Tabb, qui est à la fois dans une démarche pédagogique avec Roots of Music, et musicien professionnel, en tant que percussionniste au sein du Rebirth Brass Band. Avec le Hot Eight, Dirty Dozen et Soul Rebel Brass Band2, « Rebirth » fait partie de ce qui est dit être la nouvelle vague « moderniste » des brass bands de La Nouvelle-Orléans, en opposition aux « traditionalistes ». Cette nouvelle génération intègre la musique populaire américaine dans son répertoire et adopte les codes culturels du hip-hop, et c’est à travers cette représentation propre et réappropriée de la tradition musicale néo-orléanaise que les membres des brass bands transmettent les connaissances et leur savoir-faire musical aux plus jeunes (Sakakeeny, 2008).

4 Comme dans bien d’autres domaines, l’ouragan Katrina a marqué de son empreinte les programmes d’éducation musicale des écoles publiques de la ville, qui ont vu leurs budgets coupés, certains établissements ayant complètement fermé. Maillon essentiel dans la formation des musiciens locaux, ces cours de musique gratuits et essentiellement destinés aux enfants et adolescents issus des classes populaires afro- américaines sont considérés comme le pilier de la perpétuation de la tradition musicale. L’initiative de Roots of Music est, dans le contexte post-Katrina, une démarche consciente et volontaire visant à reconstruire, à « ré-inventer » la tradition musicale (Hobsbawm, Ranger, 2006).

5 Les caractéristiques de cette dite tradition musicale néo-orléanaise sont multiples et singulières, mais s’inscrivent dans un héritage culturel et social proprement afro- américain. Elle émane, d’une part, d’un contexte historique complexe, celui de l’esclavage puis de la ségrégation, sur un territoire où de nombreuses populations se rencontrent et se mêlent3, ce qui lui donne sa particularité par rapport à d’autres formes d’expressions musicales afro-américaines ; et d’autre part, elle regroupe les attributs des formes de la musique afro-américaine et s’inscrit dans le développement de cette dernière. Expliquons-nous : la forme musicale dite du « jazz » s’est, dans un premier temps, développée au contact de deux modèles d’apprentissage de la musique. D’un côté, on trouve la formation européenne traditionnelle qui repose sur la technique instrumentale, l’utilisation de supports écrits (les partitions) et l’accent mis sur la mélodie et l’harmonie. Celle-ci est majoritairement représentée par les populations

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créoles (des Noirs affranchis et éduqués par les Européens). De l’autre côté, nous trouvons la musique africaine des esclaves, dominée par un fort aspect rythmique, l’improvisation et l’« appel et réponse »4 sur la place de Congo Square sur autorisation municipale (Stearns, 1970 ; Côté, 2006). Le contexte socio-politique de La Nouvelle- Orléans de la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’adoption des lois Jim Crow à partir de 1894 créent une conjoncture favorable à un « métissage musical » (Côté, 2006 : 84). En effet, la migration des Créoles, ayant bénéficié d’une éducation musicale à l’occidentale, dans la partie Uptown de La Nouvelle-Orléans où résident les Noirs émancipés, serait à l’origine d’une synthèse de la musique européenne et africaine, qu’on désignera à partir des années 1910 sous le terme de « jazz ». Au début du XXe siècle, cette forme musicale nouvelle pourra se développer dans les clubs et les bars du quartier des maisons closes de Storyville, jusqu’à sa fermeture en 1917 (Stearns, 1970 : 71-72).

6 Aujourd’hui, l’expression musicale des classes populaires afro-américaines de la ville ne s’est pas tellement éloignée de ce qu’elle était alors, par la reprise de plusieurs fondamentaux. D’abord, l’importance des performances de rue avec les parades des second lines et des jazz funerals, ou encore les parades de Mardi Gras. Ces deux premières formes de processions de rue musicales, dansantes, et surtout « participatives » (Regis, 1999 ; Le Menestrel, 2010), sont organisées par les Social Aid and Pleasure Clubs qui étaient, à l’origine, des associations d’entraide au sein des couches afro-américaines populaires. Les membres versaient une indemnité annuelle, qui servirait par la suite de fond commun d’assurance. Ces clubs organisaient, et organisent toujours les funérailles de leurs membres, les jazz funerals donc, et leur pendant joyeux, les second lines, composés de deux lignes, celle du brass band et celle des participants, que n’importe quel badaud est invité à rejoindre. Ces pratiques sont donc populaires et « participatives », elles allient de façon indissociable musique et danse, se déroulent dans l’espace public, et enfin sont imbriquées à la vie sociale des quartiers noirs. Autre dimension de ces faits sociaux et musicaux de rue, la dimension cathartique, d’autant plus valable depuis l’ouragan Katrina, permettant une gestion mentale des difficultés quotidiennes ou exceptionnelles (Raeburn, 2007). La rue, le corps, le social, sont autant de dimensions enchevêtrées dans l’expression musicale des classes populaires noires de La Nouvelle-Orléans, sans pour autant que la partie blanche de la ville ne soit coutumière du fait. L’imperméabilité qui subsiste entre les deux réalités sociales locales, les codes culturels, et les modes de socialisation s’expriment pleinement à travers le phénomène musical.

7 Sur le plan méthodologique, j’ai choisi de m’immerger dans la vie quotidienne du programme Roots of Music, en prenant part aux activités journalières en tant que tutrice pour l’aide aux devoirs. J’en profitais ensuite pour assister aux cours d’instrument et aux répétitions, me mêlant aux sympathisants du programme tels les parents d’élèves, les amis ou anciens élèves des instructeurs qui aiment garder un pied dans la vie du band. De plus, j’ai pris le parti de suivre le groupe au fil de sa préparation aux parades de Mardi Gras de 2010 – le carnaval néo-orléanais. J’ai pu observer le processus d’apprentissage de la marche militaire, les considérations esthétiques ou financières sur les costumes et prendre part à plusieurs défilés d’entraînement (marching practice). Mon objectif était de partager les quelques heures de parade avec le cortège Roots of Music et être enfin de l’autre côté de la scène avec les élèves. Pour cela, j’ai dû parvenir à me faire accepter en tant que chaperon du cortège pendant un défilé. Subir les longues heures de marche, les pieds qui brûlent, le dos endolori, braver le froid humide des soirées de février, mais aussi ressentir la joie et l’excitation des élèves, et se laisser

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porter par l’énergie de la foule en liesse était l’unique façon de vraiment comprendre les enjeux de ce spectacle pour les acteurs de mon terrain.

8 Par ailleurs, j’ai dû surmonter les obstacles qui s’érigeaient lors de mon immersion, le premier inhérent à ma condition de femme blanche au sein d’un milieu majoritairement afro-américain et masculin. Le fait que je sois française, en revanche, participait largement à mon capital de sympathie auprès de mes interlocuteurs hommes, femmes ou enfants, et me rendait « moins blanche ». Le revers de la médaille résidait dans l’imaginaire sensuel et libertin qui semble flotter autour de l’idée de la femme française. Je fus, en effet, souvent perçue comme une partenaire potentielle pour les hommes et comme une rivale pour les femmes. Il était donc difficile de sortir de schémas relationnels sexualisés avec les adultes sur le terrain, ce qui posait des difficultés d’ordre méthodologique et me fermait certaines portes. Ce problème ne se posait pas avec les enfants, qui voyaient en moi une adulte référente, et parfois une camarade.

9 Le second obstacle résida dans la récente médiatisation dont fait l’objet Roots of Music sur les chaînes de télévision américaine CNN et CBS : en 2008, CNN a nominé Derrick Tabb pour son initiative dans sa compétition annuelle CNN Hero of The Year ; et depuis 2009, une équipe de tournage, dirigée par le réalisateur Richard Barber pour CBS, réalise un documentaire sur les marching bands de La Nouvelle-Orléans, et sur le programme Roots of Music en particulier. Cette cohue médiatique attire l’attention de nombreux donateurs, journalistes, volontaires ou simples curieux, et m’a - pour mon deuxième séjour avec Roots of Music - quelque peu noyée dans la masse, ce qui ferma considérablement mes entrées sur le terrain.

10 Je me suis donc appuyée sur ces difficultés émanant du terrain pour nourrir mes questionnements et faire avancer mon analyse, notamment en termes de rapport au genre, de hiérarchisation et de présentation de soi au sein du programme. Dans un groupe où la musique est une affaire d’hommes, mon principal atout résidait dans mes connaissances musicales et instrumentales, qui, une fois dévoilées, m’accordèrent un certain respect de la part des instructeurs et des enfants, affirmant l’hypothèse que les compétences musicales sont les plus valorisées sur ce terrain.

11 J’ai choisi d’articuler mon analyse en trois parties, chacune correspondant à une facette de la vie du groupe d’élèves et de professeurs : l’apprentissage et la préparation aux parades dans l’intimité du programme, la participation aux défilés du carnaval, et enfin la médiatisation du programme.

Apprentissage et préparation au défilé : unité et discipline

12 Tout d’abord, j’ai pu observer que l’apprentissage de la musique noire américaine chez les marching bands de La Nouvelle-Orléans s’inscrit dans un cadre strict mobilisant certaines valeurs telles la discipline, la rigueur ou le goût de l’effort et du travail. Les méthodes d’apprentissage sont militaires et mettent le corps à l’épreuve. Il s’agit d’apprendre à se placer en lignes égales et parallèles, de surveiller sa posture et se tenir droit, de marcher du même pied et de ne jouer que d’une seule voix. Si le résultat ou le comportement des élèves n’est pas satisfaisant, les instructeurs distribuent des punitions telles des coups de baguette sur les doigts ou des séries de pompes à effectuer

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devant ses camarades. L’apprentissage de toutes ces « techniques du corps » (Mauss, 1960 [1950]), qui comprennent la marche militaire, le maintien de la posture et également le jeu instrumental, entend produire une impression d’unité, parfaitement résumée par la phrase de ralliement utilisée par le chef d’orchestre (band director) Lawrence Rawlins : « Jouez comme si vous n’étiez qu’un, sonnez comme si vous n’étiez qu’un, ayez l’air de ne faire qu’un » (« Plays as one, sound as one, look as one »). Le marching band forme alors une « équipe de représentation » (Goffman, 1987 [1959]) dont les efforts dédiés à l’entraînement, au défilé et aux répétitions des morceaux sont minutieusement étudiés et réfléchis dans le but de fournir une représentation d’un groupe puissant, ordonné et unifié.

13 Par ailleurs, les vertus associées à l’apprentissage de la musique, notamment le travail, la discipline et l’investissement personnel, sont fortement mises en valeur par les professeurs et étendues à des préceptes plus généraux correspondant au mode de vie des classes moyennes. Cela implique d’acquérir une éducation et des compétences, d’avoir le sens des responsabilités et de pouvoir par conséquent assumer, un jour, le rôle de chef de famille, et enfin d’être capable d’obtenir et de garder un emploi respectable (Anderson, 1999). Cette approche, opérant la transmission des valeurs de décence, entend former d’une part, de bons musiciens, et d’autre part, de bons citoyens américains, capables d’être productifs et de s’intégrer à la société américaine. En outre, il est fréquent que les professeurs de musique remplacent la répétition du jour par de véritables leçons de morale, au cours desquelles ils les encourageront à ne pas consommer d’alcool et de drogue, à développer, dans le futur, une vie sexuelle rangée, et tenteront parfois même de transmettre leurs positions politiques ou religieuses. L’éducation instrumentale est alors utilisée comme un outil bornant un parcours de vie et dessine une ligne de conduite qui, dans l’idéal, mènera directement à l’ascension sociale des individus, à la conquête du respect de leurs pairs, et par ricochet, à la réussite de toute la communauté à laquelle ils appartiennent, celle des Afro-Américains (Wilson, 1978).

14 Toutefois, cette quête de respectabilité est plus complexe qu’il n’y paraît, et s’exerce dans deux registres parallèles. Dans son étude d’un quartier de l’inner city d’une grande ville américaine, le sociologue Elijah Anderson distingue, parmi les habitants, deux pôles de valeurs contrastés qu’il désigne par les termes de « decent » (décence, respectabilité) et de « street » (qui appartient à l’univers de la rue). Ces deux systèmes de valeurs correspondent à des identités, fruit d’une négociation constante, et à un statut social au sein du groupe. Le mode de vie « decent » s’oriente autour du travail, de la famille et d’espoirs pour le futur des membres du groupe, alors que ce qui est « street » tend vers une valorisation des pratiques illégales tels les trafics et la consommation de drogue, et met au défi des institutions comme l’école ou la police. Lorsque l’on maîtrise le « code de la rue », cela implique de déployer un répertoire de comportements comprenant le langage, l’habillement, la posture et la gestuelle, et surtout de pouvoir alterner entre « street » et « decent », moduler les deux façons de se présenter au reste des habitants du quartier. Dans l’étude d’Anderson, comme dans mon travail auprès de Roots of Music, j’ai observé que ce dédoublement, cette ambivalence, voire même cette manipulation des deux registres s’adapte aux interlocuteurs et à un seul et même but, la quête du respect des pairs, qu’ils viennent de la rue ou des fractions les plus respectables des classe moyennes.

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15 D’une part, les acteurs travaillent une « façade » qui corrobore l’idée de respectabilité, avec une manière de se présenter auprès des médias, des visiteurs et des potentiels donateurs. Ainsi, les instructeurs et porte-parole du programme Roots of Music insistent sur le fait que l’apprentissage musical est une manière de tenir les élèves éloignés des tourments de la rue tels la drogue ou la criminalité (« to keep the kids off the streets ») grâce aux méthodes éducatives strictes et morales qu’ils utilisent. Ils se présentent comme des gardiens moraux dont le propos est d’autant plus légitime qu’ils ont eux- mêmes connu et contourné les pièges du mode de vie de la rue. De cette façon, les membres du programme visent à gagner une forme de crédibilité et le respect des institutions bourgeoises.

16 Mais d’autre part, des marqueurs implicites portés par les acteurs du programme ramènent immédiatement n’importe quelle personne extérieure au groupe à l’univers de la rue : leur dialecte corporel (Goffman, 1987 [1959]), leur tenue, leurs références culturelles ou leurs habitudes langagières. Bref, leur habitus (Bourdieu, 1980) exprime en tous points leur appartenance au ghetto et sont volontairement travaillés et pensés pour induire qu’ils maîtrisent les codes de la rue. Par exemple, les professeurs de musique sont souvent habillés comme suit : pantalons extra-larges (baggy pants), t- shirts très amples qui tombent presque aux genoux, d’imposantes chaussures de sport, vestes à capuche (hoods), et casquettes de base-ball. Cette tenue peut être agrémentée d’épaisses chaînes de cou dorées, et ces pièces vestimentaires peuvent comporter des motifs clinquants tels que des imprimés de billets de banque ou de fleurs de lys5. Ils entretiennent donc un discours latent et non-verbal, volontairement dissimulé ou seulement sous-jacent, qui entend leur faire gagner le respect de l’univers de la rue, univers dans lequel ils ont grandi et se sont construits.

17 En effet, les pratiques personnelles des instructeurs ne correspondent pas toujours à l’image respectable qu’ils se créent auprès des personnes extérieures. Elles peuvent s’extérioriser dans des mœurs que l’on dira légères, ainsi que la consommation de drogue ou d’alcool, et enfin des implications dans des affaires criminelles. D’ailleurs, bien que les élèves intègrent les discours moralisateurs des adultes du programme, lorsqu’on les interroge sur leurs goûts musicaux, ils parlent sans gêne de l’admiration qu’ils portent au rappeur de La Nouvelle Orléans Lil Wayne, qui a récemment effectué un passage en prison. Mais devant un groupe de visiteurs ou une caméra de télévision, ils afficheront une image lisse d’enfants qui, malgré les difficultés de la vie dans un quartier pauvre, font des efforts pour rester sur « la bonne voie ». Les adultes comme les enfants jouent donc sur les deux registres.

Marching practice dans le Quartier Français

Chapeautée par une voiture de police NOPD (New Orleans Police Department) prêtée et conduite par une mère d’élève policière, la drumline démarre et marque le pas de tout le marching band. Comme dans la salle de répétition, la section des percussions est le battement de cœur du « band », elle est le moteur qui fait avancer les troupes, qui leur fait lever les pieds, souffler dans leurs instruments et bouger avec grâce. Sur un arrangement de « Million Dollar Bill » de la chanteuse Whitney Houston, le cortège remonte Ursuline St. au pas de marche jusqu’à Rampart St. La parade attire sur son passage des touristes choisissant de faire un bout de chemin avec eux, armés d’appareils photos, des sourires béats sur leur visage, devant ce

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qu’ils ont l’air de considérer comme une expression authentique de la culture néo- orléanaise.

Une fois passé Rampart St. qui marque la frontière entre le Quartier Français et le quartier noir de Tremé, entre La Nouvelle-Orléans des guides touristiques et celle où l’on ne marche pas seul le soir, l’atmosphère change, ainsi que les spectateurs. Les rues sont alors moins commerçantes, mais l’architecture créole toujours éblouissante. Les quelques touristes qui accompagnaient le band renoncent à aller plus loin et le cortège se trouve maintenant seul depuis plusieurs pâtés de maisons. Alors que la parade avance, les instructeurs s’assurent que les élèves gardent bien leurs lignes, les grondent s’ils parlent ou sont inattentifs. L’exercice consiste en effet à jouer quand il le faut, tout en marchant du bon pied, en rythme et en regardant droit devant, comme dans un défilé militaire. Derrick Tabb marche le long du cortège en portant son neveu sur ses épaules. La voiture de police et le défilé tournent sur Villere St. en plein centre du quartier de Tremé et passe devant l’ancienne école de Derrick Tabb. Juste à côté, se trouve le centre social New Orleans Treme Center. La rue est vide, mais à l’approche du band et de sa musique, une foule de personnes sort du bâtiment pour accueillir la troupe, assiettes en carton et fourchettes en plastiques à la main. La marche et la musique s’arrêtent et tout le monde vient saluer Derrick et sa femme Keisha qui sont originaires de ce quartier. Nous restons devant le centre social un court moment, le temps pour les Tabb- Carmouche de socialiser avec leurs anciens amis et voisins et de recevoir les félicitations pour leur band. La fierté de Derrick Tabb est palpable ainsi que l’admiration de son ancien réseau familial et amical.

L’avancée du marching band reprend, son cortège enrichi d’une dizaine des membres du New Orleans Treme Center. Nous nous enfonçons dans le 7th Ward en remontant Dumaine St. Les rues cossues du French Quarter sont maintenant loin, de même que les cottages créoles du quartier de Tremé, et plus le marching band poursuit sa route vers le nord de la ville, plus les maisons semblent délabrées. Les commerces sont fermés ou abandonnés, quelques terrains vagues parsèment le paysage, et on aperçoit encore quelques croix sur les façades des maisons, stigmates des recherches de cadavres post-Katrina par les autorités. Ici et là, on passe devant quelques personnes faisant du stoop sitting, assis sur les marches de leur maison, ils bavardent, boivent et tuent le temps.

Malgré l’atmosphère gagnant en désolation, la bulle musicale que crée le marching band dans son exercice de défilé forme comme une enveloppe protectrice autour du band et de son escorte, nous inscrivant en dehors du temps, de l’espace et de potentiels dangers.

Les parades de mardi gras, ou comment présenter la jeunesse noire néo-orléanaise

18 Arrivent la saison du carnaval néo-orléanais et ses défilés auxquels les marching bands participent, où des jeunes Noirs des quartiers pauvres paradent tels des soldats devant la liesse de touristes aisés et d’habitants des quartiers blancs. Dans un contexte urbain de double ségrégation raciale et sociale (Wacquant, 2006), il s’agit alors de mettre en

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scène l’apprentissage musical des jeunes issus des ghettos noirs et les valeurs qui y sont investies par les éducateurs. Pendant Mardi Gras, les notions de présentation de soi et de mise en scène se trouvent plus que jamais au cœur des enjeux de Roots of Music et des marching bands néo-orléanais.

19 Tout d’abord, lors des « battles of the bands » qui opposent les marching bands de la région avant le départ des parades au début de l’itinéraire du défilé, il s’agit d’affirmer son identité en tant qu’équipe en mettant ses semblables au défi (Vettorato, 2008 ; Bazin, 1995). Ni prix, ni vainqueurs ne sortiront de ce combat musical informel, il s’agit de s’attirer les faveurs du public et de gagner le respect de ses rivaux, par le biais de sa maîtrise instrumentale, sa démonstration de puissance sonore et d’unité. Au-delà de critères purement musicaux, comme le jeu instrumental ou le choix du répertoire, l’apparence des groupes est tout aussi importante : le clinquant des uniformes, la précision des chorégraphies, leur allure et leur attitude, en bref, la façon dont ils se présentent aux autres. Il s’agit donc de parader, ici aussi, de négocier son identité et sa position dans l’échelle sociale, mais sur une scène différente de celle des défilés officiels de Mardi Gras, une scène qui réunit principalement des membres de la communauté afro-américaine locale (parents, amis, voisins, anciens élèves, etc.).

20 Ensuite, la négociation d’une identité afro-américaine et néo-orléanaise est mise en exergue lors des événements touristiques de masse que sont les parades du carnaval, et s’exprime à travers la morphologie des parades. Le cortège se compose en alternance de marching bands ou de groupes de danse, et de chars décorés sur lesquels se trouvent les membres de l’association organisatrice privée et payante (krewe), eux-mêmes déguisés et masqués, lançant à la foule qui se presse sur les trottoirs des colliers en plastique brillants et colorés et divers autres objets (throws). L’itinéraire du défilé et le caractère du krewe organisateur changent, eux, considérablement le visage social d’une parade à l’autre et donc du public qui y assiste. Il existe, en effet, des krewes dont les membres sont principalement blancs (Rex), noirs (Zulu), féminins (Muses), dont la visée est satirique (Krewe du vieux), ou dont le but est le pur divertissement (Endymion, Bacchus), etc. Cependant, historiquement, l’organisation des parades de Mardi Gras et des bals privés qui leurs font suite sont l’apanage de l’élite blanche conservatrice néo- orléanaise qui loue les services des groupes de danse et des marching bands pour égayer encore un peu plus la fête. La question raciale est latente et cette fête populaire cristallise ces tensions, l’élite blanche locale n’accordant que des rôles d’« entertainer » aux membres des classes populaires noires, et ce dans une relation marchande (Souther, 2006 ; Gill, 1997).

21 Les parades de Mardi Gras reflètent en partie une certaine idée de l’organisation sociale de la ville. Dans cette représentation sociale, les marching bands ont pour but de créer une « impression » contrôlée sur qui ils sont auprès du public en travaillant collectivement leur « façade » en tant qu’ « équipe » (Goffman, 1987 [1959]) - c’est ce que nous avons vu précédemment. Les parades de Mardi Gras sont donc pour eux une double représentation : esthétique, car ils proposent un spectacle à un public, et sociale, car ils entendent transmettre un message sur leur groupe socio-culturel. Dans ce contexte, cela est particulièrement visible si l’on examine la façon dont ces groupes occupent physiquement l’espace urbain et comment ils s’inscrivent dans ce spectacle.

22 Les chars et les marching bands se succèdent dans le cortège en créant deux atmosphères distinctes, qui s’opposent et se complètent. D’un côté, le passage des chars et de ses occupants masqués lançant toutes sortes de biens à la foule suscite la

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convoitise et le désordre parmi les spectateurs, avides d’attraper ces objets. Dans ce jeu du jeter-attraper (throwing game, Kinser, 1990), la foule déploie de nombreuses stratégies pour assouvir sa soif de posséder les throws : les spectateurs accourent près des chars en mouvement, agitent les bras, interpellent les personnes sur les chars, se bousculent, s’agglutinent.

23 En contraste à ce chaos matérialiste, dont le moteur est l’avidité de posséder toujours plus de throws, les éléments fondamentaux des pratiques éducatives des marching bands de La Nouvelle-Orléans et de Roots of Music en particulier, tels que l’ordre, la rigueur et la discipline, sont les principales caractéristiques mises en avant pendant le défilé. Ils forment des blocs ordonnés qui occupent la voie de façon organisée, en lignes droites et égales. Les uniformes et l’accord parfait des mouvements de la marche créent une impression d’unisson. La masse sonore perce la foule agitée et compacte laissée au milieu de la rue par le passage du char précédent et la repousse sur les trottoirs, la tenant à distance et remettant un peu d’ordre dans la fête (De Queiros, 1992). Ils sont donc un des rares éléments ordonnés des parades, mais ils ont également un effet ordonnant sur le chaos carnavalesque.

24 On peut ainsi voir deux facettes ambiguës dans la participation des marching bands au carnaval : victoire sur les élites car ils défilent avec les classes supérieures devant toute la ville, et en même temps aveu d’infériorité car ils restent « les soldats » de ces dernières. Les marching bands choisissent pourtant de se présenter sous le jour de valeurs respectables, telles des armées musicales faisant régner l’ordre sur leur passage et disciplinant les foules hystériques et enivrées. Le travail long et précis de l’année entière autour de l’exécution musicale, l’unité et la puissance sonore, la maîtrise du mouvement, la marche, la posture, la position des corps par rapport aux autres, bref, la présentation de soi, s’inscrit entièrement dans la logique d’une démonstration de puissance, de précision et d’organisation. Cela va à l’encontre des stéréotypes des populations blanches et aisées de la ville, alimentées notamment par les médias, qui ne voient dans la jeunesse noire néo-orléanaise que du « désordre social », notamment à travers la violence, dont il est principalement question dans les médias lorsqu’on aborde le sujet des ghettos noirs. Lors des parades de Mardi Gras, une des rares occasions où se rencontrent les deux facettes de la ville, la jeunesse noire démontre qu’elle est capable d’apprendre et de construire un groupe organisé et un spectacle de qualité.

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Le cortège de Roots of Music, représenté par l’artiste Bruce Davenport Jr.6

Médiatisation : accords parfaits et fausses notes de la communication de roots of music

25 Enfin, l’analyse de la mise en scène de l’apprentissage musical soulève la question de la mise en tourisme du patrimoine culturel néo-orléanais après l’ouragan Katrina. L’aspect violent et sulfureux de la tradition musicale, née dans les faubourgs noirs et pauvres de la ville a, en partie, été révélé par l’ouragan Katrina et son traitement médiatique. Depuis, les discours, les processus de mise en tourisme et la médiatisation autour de la musique locale se sont progressivement reconfigurés. En effet, malgré les efforts de l’industrie touristique pour refouler l’aspect violent et dangereux de l’espace urbain, historiquement, musique et violence sont étroitement liées à La Nouvelle- Orléans. Que ce soit le développement du jazz dans le quartier des maisons closes de Storyville au début du XXème siècle, ou l’émergence des brass bands dont les musiciens sont souvent issus des ghettos, ou le mouvement hip-hop bounce7, ou bien sûr, les jeunes marching bands des écoles publiques, à La Nouvelle-Orléans, la musique est née des quartiers noirs défavorisés. Le « code de la rue » dont parle Elijah Anderson est, depuis Katrina, perceptible dans les représentations médiatiques de la ville et de ses musiciens. A travers l’intérêt nouveau pour le programme Roots of Music et les marching bands néo-orléanais, on assiste à une patrimonialisation de l’univers de la rue, devenant ainsi partie intégrante d’une certaine expérience touristique conforme aux représentations dorénavant associées à la ville de La Nouvelle-Orléans.

26 Le cas du quartier de Harlem à New York et de la mise en tourisme de son patrimoine musical est un parfait contre-exemple de ce qu’il se passe à La Nouvelle-Orléans. A Harlem, les acteurs de la scène jazz s’efforcent d’occulter la période sombre, constituée par les années 1960 à 1990, faisant passer le quartier d’un âge d’or culturel et musical

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(jusqu’aux années 1950) à son hyper-ghettoïsation (Wacquant, 2006), fortement marquée par la violence, la drogue et la pauvreté. A partir des années 1990, en effet, les efforts des membres de la communauté jazz mettent en avant ces années glorieuses des grands clubs de jazz, éclipsant la décrépitude du quartier – bien que toujours actif sur le plan musical – dans une dynamique de patrimonialisation du jazz (Guedj, 2011). A La Nouvelle-Orléans, plutôt qu’un âge d’or, une chute brutale puis une renaissance, les choses ont toujours été plus ambiguës, mêlant sur la durée tradition musicale et violence. L’ouragan Katrina et sa force de médiatisation ont révélé cette ambiguïté, cette dernière est maintenant progressivement intégrée dans le processus de mise en tourisme et fait l’objet, elle aussi, d’une patrimonialisation.

27 S’il y a bien un phénomène de patrimonialisation de la culture locale et de sa musique, de ses côtés les plus enjoués à ses aspects les plus sombres, la série américaine Treme en est un parfait exemple. Créée par David Simon - également créateur de la série The Wire8 (« Sur écoute »), véritable fiction ethnographique de l’inner-city de Baltimore et du système judiciaire américain - Treme propose également une plongée dans le quotidien d’habitants de la ville, quelques mois après l’ouragan, et notamment dans celui de la communauté musicale afro-américaine. Jouant souvent leur propre rôle, ces musiciens participent à une mise en scène de leur dite tradition, souvent en allant dans le sens des clichés sur les musiciens noirs : dragueurs et filous, affichant décontraction et désinvolture. Citons en exemple ce savoureux dialogue entre le musicien Antoine Baptiste et sa nouvelle femme Desiree, inquiète de ne pas voir son compagnon plus investi et efficace dans la recherche d’un emploi stable : - « On a des factures à payer, Antoine. - Mais j’essaie, chérie ! Qu’est ce que tu veux que je te dise, Desiree, j’ai un travail ! - Il y une différence entre un engagement (gig) et un travail (job). Toi, il faut que tu trouves un TRAVAIL ! - J’ai un travail, je joue avec Kermit9 ! - Ça, tu vois, c’est un engagement. C’est une fois par semaine et ça paie pas assez. Et en plus, tu rentres à la maison en empestant la clope et la gonzesse (pussy) ! »10

28 Comme on le perçoit dans ce dialogue, dans sa représentation des musiciens afro- américains, la série n’éclipse pas pour autant les difficultés qu’ils rencontrent à retrouver un logement et du travail dans une ville dévastée et vidée de ses habitants et de ses touristes. Ici aussi donc, la catastrophe nourrit les représentations de la ville, tout comme sa réputation de ville dangereuse et violente. Car une autre particularité de Tremé, en tant que mise en récit de la ville post-Katrina, est que le crime et la violence ne sont pas cachés comme il serait convenu de le faire dans un discours touristique, par exemple. Au contraire, la violence du ghetto y est, elle aussi, mise en scène de façon très crue, dans le but de refléter, selon son créateur, certaines réalités sociales de la ville. Un exemple marquant de cette mise en scène de la violence est l’épisode dans lequel l’ex-femme du tromboniste Antoine Baptiste et patronne de bar se fait sauvagement agresser à la fermeture de son établissement. Le choix du créateur de mettre en avant cette facette de la ville, au même plan que sa richesse culturelle, a pour effet secondaire d’alimenter le fantasme d’un endroit sulfureux qui donne le frisson.

29 David Simon porte un regard fin sur son sujet, ainsi la problématique de la transmission musicale après l’ouragan ne lui aura pas échappé. Dans la Saison 2, notre héros Antoine Baptiste se voit offrir un poste de professeur au sein d’un after-school music program dans un collège public. Dans cette classe de musique fictive, les rôles des élèves sont interprétés par les enfants de Roots of Music. L’occasion pour le créateur de la série de

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souligner l’importance des marching bands sur un plan culturel et social et de mettre en scène le combat des band directors contre la violence juvénile.

30 Les acteurs de Roots of Music, adultes et enfants, sont habitués à être en contact avec les médias et ont donc appris à se présenter. Pour illustrer ce propos par des données de terrain, penchons-nous sur la compétition organisée tous les ans par CNN pour élire le « Héros de l’année », ce par le biais d’un vote en ligne. Chaque nominé et l’initiative qu’il a entreprise sont présentés dans de courts reportages vidéo visibles sur Internet. L’association représentée par le gagnant de ce grand concours national se voit décerner la somme de 125000 dollars. En 2009, Derrick Tabb a figuré dans le Top 10, mais n’a pas gagné le titre. Si l’on se penche sur le support de communication qui servait alors à présenter Derrick Tabb et son programme d’éducation musicale, on identifie deux arguments majeurs mis en avant par CNN, venant défendre le projet Roots of Music : le premier, qu’il faut préserver la dite tradition musicale locale ; le second que La Nouvelle-Orléans est une ville dangereuse et qu’il faut préserver les enfants de cette violence.

31 En effet, c’est la chanson traditionnellement associée à la ville de La Nouvelle-Orléans, « When The Saints Go Marching In », qui est jouée par les élèves sur la place de Jackson Square, lieu emblématique de la ville. Les enfants jouant des cuivres devant la Cathédrale Saint Louis a tout d’une carte postale et correspond à l’idée d’un héritage culturel et musical qu’il faut protéger. De plus, l’aspect disciplinaire est moins mis en avant que ce qu’il est vraiment au quotidien. Bien que l’on voit Derrick Tabb s’adresser aux élèves de façon autoritaire (« Horns up ! »11 pour leur dire de se préparer à jouer, par exemple), il y est surtout présenté comme très attentionné, donnant des leçons particulières aux plus jeunes élèves. En effet, il serait sûrement difficile de séduire un large public en mettant seulement en avant l’aspect militariste du programme.

32 La discipline moins présente, mais toujours l’accent sur la culture néo-orléanaise sont amenés par un argument central qui ouvre le reportage : la violence, les difficultés socio-économiques, la drogue. La Nouvelle-Orléans est dépeinte comme une ville dangereuse où le crime et la violence sont des fléaux, surtout depuis l’ouragan Katrina. Le montage entrecoupe des scènes d’arrestations, de voitures de police, de cadavres gisants sur le sol. « Mon objectif est de tenir les enfants éloignés de la rue »12 commente Derrick Tabb, sous-entendant que les enfants sont directement concernés par cette violence.

33 Pourquoi avoir choisi ces deux axes de communication ? CNN fut une des chaînes de télévision américaine qui a apporté une large couverture médiatique de l’ouragan Katrina, et surtout des jours qui ont suivi la catastrophe, lorsque les habitants étaient pris au piège dans le Superdome ou sur le toit de leurs maisons. Les images de Katrina et de la dévastation que l’ouragan a causée ont choqué le public et mis à mal l’image romantique et nostalgique d’une ville libre et décontractée, berceau du jazz (Gotham, 2007). La catastrophe a révélé La Nouvelle-Orléans dans toute sa complexité : une ville où les inégalités raciales, les difficultés socio-économiques et la violence prévalent (Hernandez, 2010). La face cachée de la ville s’est alors dévoilée et la réalité locale dissimulée par le marketing des professionnels du tourisme est apparue au grand jour. Les images des populations noires abandonnées par les autorités, l’accent mis sur les pillages lors des jours suivant l’ouragan ont amené les médias à donner à la ville le nom de third world city (ville du tiers monde).

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34 Le reportage de CNN sur Derrick Tabb et son programme d’éducation musicale Roots of Music, reprend donc les mêmes axes de communication, faisant résonner dans la conscience collective la réalité dramatique de la catastrophe et le sort d’une partie de la population néo-orléanaise. L’« imaginaire urbain » (Greenberg, 2000) de La Nouvelle- Orléans a été bousculé par la catastrophe et a « désenchanté » le public (Winkin, 2001). CNN est donc contrainte de se tenir à cette réalité, c’est pour cela que l’initiative de Derrick Tabb est présentée comme pleinement inscrite dans l’axe de la violence urbaine de La Nouvelle-Orléans. Les dirigeants de Roots of Music ont bien compris que Katrina représente un bon « créneau » marketing, une sorte d’argument imparable qui sert à récolter des fonds pour financer les activités quotidiennes du programme. Eux aussi capitalisent sur la catastrophe, qui s’avère être une opportunité sans pareille car elle a rendu visible et plus « présentable » (au sens goffmanien) la pauvreté et la violence des ghettos noirs. Les membres de Roots of Music savent donc jouer des représentations sur les classes populaires afro-américaines, et savent en tirer partie.

35 Lors d’un entretien avec Allison Reinhardt, nous n’avons pas manqué d’aborder le sujet de l’ « expérience » CNN. Ce jour-là, nous avions rendez-vous dans un café très fréquenté du Lower Garden District. Par manque de chance, nous nous retrouvâmes assises à la seule table disponible, à côté d’un des membres du board de l’association qui laissait, sans trop de scrupules, traîner une oreille bridant les échanges entre l’anthropologue et l’interviewée. Avec une dose de manœuvres calculatrices, nous avons pu nous libérer de notre écoute intrusive, et aborder des sujets plus « sensibles », comme la récente médiatisation de l’association. Étonnamment, Allison, bras droit de Derrick Tabb et administratrice de Roots of Music, nous confia que bien que CNN veuille faire des reportages misérabilistes, la production de l’émission a précautionneusement enquêté en coulisses sur ses futurs « acteurs ». Voici un extrait de l’entretien qui concerne la compétition CNN : - Allison : « Tout d’un coup, on a commencé à recevoir des coups de téléphone de la part de CNN, très… inquisiteurs. C’était marrant, ils me demandaient par exemple [baissant sa voix pour les imiter] : “Est-ce que des personnes pourraient être mécontentes de cette nomination ? Y-a-t-il des informations que nous devrions avoir et qui se révèleraient importantes ?”. Je pense qu’ils faisaient référence à d’anciens problèmes de drogue, ou quelque chose comme ça. J’ai dit : “Non, pas du tout !”. Et là, ils m’ont dit : “Et bien… en faisant des recherches en ligne, nous avons trouvé que Derrick Tabb s’est fait tirer dessus…”. Et j’étais là : “Ah ouais, c’est vrai, j’avais oublié ça !” [rires]. » - Anthropologue : « Il s’est fait tirer dessus ? ! Par qui ? » - Allison : « Ça s’est produit deux fois, euh… Ouais, Derrick s’est fait tirer dessus, il a toujours la balle en lui. C’était lui qui était visé, tu sais… Alors : le grand frère de Derrick était… Il est mort. Il me semble qu’il a été assassiné, ou peut-être que c’était une overdose, je ne suis pas sûre. Mais, il est décédé très jeune, il avait la vingtaine. A son enterrement, quelqu’un avait un problème avec le petit frère de Derrick (celui qui joue toujours sur Jackson Square, David, on l’appelle Glenn David Andrews, le tromboniste, c’est lui le petit frère de Derrick). Donc, le mec a essayé de tuer son petit frère. Et Derrick a dit « tu vas pas le faire », et ça, ça se passe à l’enterrement, c’est à l’enterrement de leur grand frère que Derrick s’est pris une balle. Ensuite, le gars a été libéré de prison. Tout ça s’est passé bien avant Katrina, mais toutes les preuves ont disparu. La seule chose qu’ils avaient pour le procès, c’était des témoins, mais les témoins étaient tous éparpillés à travers le pays à cause de Katrina. Du coup, aucun témoin n’allait venir témoigner au procès. Alors, ils l’ont relâché. Et CNN savait tout ça, et ils voulaient savoir pourquoi [le coupable] s’en était sorti. »

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36 Allison Reinhardt nous fait volontiers part de ce qui est sûrement une partie des coulisses de la compétition CNN, en sachant qu’elle se confie dans le cadre d’un entretien privé, mais à une personne extérieure au groupe qui va produire un rapport sur son séjour au sein de l’association. En tant qu’élément exogène, elle nous tient un discours partiellement formaté, mais pas commercial, comme lorsqu’elle parle aux journalistes ou aux potentiels donateurs. Elle mentionne des histoires de drogue, d’armes et de coups de feu en adoptant une décontraction visible et en prenant cela à la plaisanterie, sans doute dans le but de minimiser l’événement.

37 C’est lorsqu’elle poursuit que son attitude devient plus en phase avec son discours, cependant, elle relate des faits approximatifs - elle ne se souvient plus si le frère aîné de Derrick est mort tué par balle ou victime d’une overdose, par exemple - là aussi pour donner moins de poids à l’histoire dramatique qu’elle raconte. De plus, l’essence même de son discours discrédite en partie Derrick qui évolue apparemment dans un milieu bien loin du mode de vie décent qu’il prône à Roots of Music, loin de la drogue, de la violence, du mode de vie de la rue. Encore qu’il serait compréhensible que Tabb milite contre la violence par l’apprentissage de la musique, parce qu’il en a fait lui-même les frais. Quoi qu’il en soit, cela ne « présente » pas très bien auprès de CNN qui s’inquiète d’éventuelles représailles contre Tabb et qui verrait sa responsabilité directement engagée.

38 Alors, Allison manœuvre habilement et transforme en figure héroïque l’image « pas très claire », qui pourrait ressortir de Derrick Tabb dans l’investigation de CNN. D’après le récit d’Allison, Tabb s’est interposé entre le gangster qui voulait porter atteinte à son frère cadet et ce dernier, c’est donc pour sauver son frère qu’il s’est fait tirer dessus. De plus, le contexte de l’enterrement victimise un peu plus la famille de Derrick qui se trouve déjà dans un moment douloureux et qui se voit violemment agressée. On pourrait penser que justice serait finalement rendue contre le criminel qui pointa une arme sur Derrick et son frère, mais non, Katrina, cette catastrophe naturelle contre laquelle personne ne peut rien, a empêché que lumière soit faite sur cette affaire. Justice ne peut être rendue, laissant Derrick Tabb dans sa posture héroïque. C’est donc CNN qui met Derrick Tabb dans cette position de « héros », et Allison qui s’efforce de construire un discours qui légitimise cette posture. Mais avant CNN, c’est la catastrophe elle-même qui lui a permis de faire preuve de courage et de venir en aide à la communauté intrinsèquement fragilisée et rendue encore plus vulnérable.

Conclusion

39 Pour conclure, les membres des marching bands néo-orléanais se posent en gardiens d’une tradition populaire afro-américaine qu’ils s’efforcent de maintenir en vie. Ils sont dans une position d’affirmation vigoureuse de leur identité, construite non pas en opposition à la culture dominante, mais en y adhérant et en l’intégrant dans la construction de leurs pratiques éducatives. Nous ne sommes donc pas ici dans une forme de contre-culture, mais plutôt dans une forme de conformisme : un groupe hiérarchisé, discipliné et ordonné, dont le système de valeurs et le fonctionnement se calque sur la classe moyenne blanche américaine.

40 Malgré tout, cette démonstration convaincante que les membres des marching bands nous donnent à voir reste volontairement parsemée d’indicateurs d’une appartenance à

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ce que nous catégorisons comme l’univers de la rue, ce dans le but de se donner un autre niveau de légitimité. Nous assistons donc à un double discours, le premier manifeste, prônant auprès des spectateurs et des médias une respectabilité sociale, centrée sur l’éducation d’enfants issus des quartiers défavorisés, et le second latent, avec une façon de se présenter et un système de référence s’apparentant à l’univers de la rue.

41 En étudiant les méthodes d’apprentissage musical et ses enjeux, ce travail entend ébranler les a priori et certaines représentations communes sur la transmission de la musique noire, qui serait plus ou moins « spontanée » ou se ferait par simple « immersion ». En effet, à Roots of Music et chez les marching bands de La Nouvelle- Orléans de façon plus générale, l’apprentissage instrumental et sa mise en scène sont le résultat d’un entraînement rigoureux, d’un encadrement strict et d’une pratique disciplinée.

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NOTES

1. On considère généralement une famille comme musicale, si elle a généré plusieurs musiciens professionnels et si la pratique musicale se transmet parmi les membres tel un héritage. A La Nouvelle-Orléans, la plus célèbre des musical families est la famille Marsalis qui comprend notamment le père, le pianiste Ellis Marsalis, et ses deux fils, le saxophoniste Branford Marsalis et le trompettiste Wynton Marsalis. 2. Le nom des brass bands est intéressant à analyser : « Rebirth » signifie renaissance en anglais et fait référence au renouveau du style brass band de La Nouvelle-Orléans dans les années 1980. Depuis l’ouragan Katrina, il est investi d’un sens nouveau par ses musiciens, son public ainsi que la communauté néo-orléanaise en faisant un symbole de résilience. Dirty Dozen est une référence au film les « Douze Salopards », et aux compétitions verbales afro-américaines qui portent le même nom. Quant à Soul Rebel, les « âmes rebelles » de la musique soul, ils affichent à travers leur nom de scène leur volonté de se démarquer des brass bands traditionnalistes. 3. Voir la thèse de doctorat de Marjorie Bourdelais, La Nouvelle-Orleans : Une ville francophone, 1803-1860. Recherche d'histoire urbaine, démographique et sociale (Bourdelais, 2007). 4. Le call and response est un attribut présent dans la musique afro-américaine dans les gospels, les work songs, puis le blues et enfin qu’on peut retrouver dans toutes les formes de musique populaire afro-américaine. Cela consiste à une interpellation du soliste (l’appel) lancée en direction de la foule ou du reste des musiciens, qui répond par une autre phrase musicale (la réponse)

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5. La fleur de lys est, au-delà d’être le symbole de la monarchie, l’effigie de La Nouvelle-Orléans. Depuis l’ouragan Katrina, il est de plus en plus utilisé comme un symbole de fierté d’appartenance à la ville et s’affiche sous forme d’autocollants, de drapeaux, de tatouages, etc. 6. Voir le site Internet de Bruce Davenport Jr., http://brucedavenportcreations.com/ 7. La bounce music est un style appartenant au mouvement hip-hop de La Nouvelle-Orléans. Musicalement, il se caractérise par une rythmique rapide et répétitive issue de samples, par des « appels-et-réponses » et des chants de Mardi Gras Indians. Pendant les concerts, les rappeurs interpellent la foule et les femmes leur répondent par des mouvements de bassin énergiques et suggestifs – d’où le nom de bounce, « rebond » en anglais, qui fait référence aux mouvements de bassin des spectatrices. Voir Triksta : un écrivain blanc chez les rappeurs de La Nouvelle-Orléans de Nik Cohn (2007). Sur le même modèle musical, un mouvement encore plus alternatif de la bounce est le « sissy bounce » ou « sissy rap » (rap de chochotte) dont les interprètes sont des transsexuels. 8. Au premier semestre 2012, la série The Wire est l’objet d’un séminaire à l’Université Paris-X Nanterre, sous le nom de « The Wire : a fiction in the ghetto. Race, classe et genre dans les séries télévisées ». 9. Il s’agit du trompettiste Kermit Ruffins qui joue son propre rôle de façon récurrente dans la série. 10. « - We got bills to pay. - I’m trying, baby! What can I say, Desiree, I got a job ! - Difference between a gig and a job, Antoine. You gotta get A JOB! - I got A JOB, I’m with Kermit. - That’s a gig. Once a week and it don’t pay enough. And you come home smelling like cigarettes and pussy ! » 11. « Haut les cuivres ! ». On note l’analogie – volontaire ou non – avec l’expression « Hands up ! » qui signifie « Haut les mains ». 12. « My aim is to get the kids off the streets ».

RÉSUMÉS

Cet article se base sur une enquête de terrain menée en 2009 et 2010 à La Nouvelle-Orléans, auprès du marching band (fanfare) et programme d’éducation musicale Roots of Music. A travers les répétitions quotidiennes de la fanfare, sa participation aux défilés du carnaval néo-orléanais et sa récente médiatisation à la télévision américaine, nous examinons les scènes d’apprentissage musical en tant qu’espaces de négociations identitaires des jeunes Noirs américains. L’apprentissage de la musique apparaît dans ce contexte comme révélateur d’un dédoublement identitaire : vecteur d’ascension sociale pour les élèves et les professeurs, il leur permet paradoxalement d’affirmer leur appartenance à un univers de la rue, en opposition aux normes de respectabilité sociale des classes moyennes.

INDEX

Mots-clés : la Nouvelle-Orléans, marching bands, Katrina, éducation musicale, carnaval, Noirs américains

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AUTEUR

FLORENCE PELOSATO

EHESS, Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire de l’Institution de la Culture (LAHIC)

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La créolisation à l’œuvre dans une pratique musicale brésilienne : rythmicité, diversité, relation

Laure Garrabé

1 Le maracatu-de-baque-solto, ou maracatu rural, est une pratique à la fois musicale, chorégraphique et dramaturgique du carnaval de Pernambuco, État du Nordeste du Brésil. Peu d’archives font état de son émergence, mais elle serait née au début du XX ème siècle dans la Zona da Mata Norte, région rurale consacrée à la culture de la canne à sucre, à l’initiative d’une poignée de paysans en vue de participer à la fête sur le modèle des agremiações carnavalescas (associations carnavalesques, types de corporations religieuses, professionnelles, musicales, ou tout à fait ponctuelles). En un siècle, elle a connu une ascension extraordinaire : d’un groupe de paysans munis d’une lance, d’un chapeau en forme d’entonnoir et d’une cloche de bétail dans le dos, cette forme d’expression de la culture populaire de Pernambuco est aujourd’hui l’une des plus importantes du carnaval de , capitale de l’État et quatrième centre urbain du pays.

2 Il donne à voir la procession musiquée d’un cortège royal escorté de danseuses dans des robes bigarrées au style Louis XV revisité, appelées Baianas (Bahianaises), et de mystérieux guerriers disposés en cordons (cordões) les protégeant devant et sur les côtés, armés d’une longue et lourde lance en bois ornementée de rubans, les Caboclos- de-lança. L’orchestre ferme la marche, avec, juste derrière le Roi et la Reine, le maître improvisateur de poèmes (Mestre tirador de loas ou toadas) chantant les louanges de sa « nation » (nação, le nom informel donné au groupe), à l’aide de la technique chorale de l’appel/réponse. À ses côtés, le Contremaître (Contramestre), accompagné par le terno, l’ensemble instrumental. Il se divise en trois sections principales : une section vocale incarnée par le maître à l’appel, et le contremaître (et parfois les Baianas) à la réponse ; une section percussions composée d’un bombo ou bombinho (tambour métallique à deux peaux battues à l’aide de baguettes), d’un tarol (caisse claire), d’un gonguê (cloche à deux campanules), d’un mineiro (ou ganzá, idiophone en métal), d’une porca (tambour à

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friction) ; une section cuivres composée de deux instruments, le plus souvent un trombone et une trompette (ou bien un saxophone soprano, une clarinette, une corne).

3 Les personnages des Caboclos-de-lança et le terno représentent à eux seuls les spécificités de la pratique, non seulement sa singularité stylistique, mais aussi symbolique, reposant sur la déclinaison d’un singulier mélange ethnique, sonore, culturel, et même sur le plan des religiosités. La figure du Caboclo-de-lança peut être interprétée comme l’incarnation allégorique des diverses modalités des rencontres entre les matrices culturelles pernambucanas, et qu’on retrouve dans la notion de « caboclo » : ethnique (c’est un métis d’indien et de blanc qui rencontre l’esclave noir), religieuse (il est associé au culte de l’umbanda-jurema), socio-économique (sa force et son instinct guerrier comme conséquence du travail esclave et d’un statut subalterne), imaginaire (mythes et leurs expressions). Par ailleurs, elle déplie plusieurs dimensions de la vie psychique et sociale des maracatuzeiros, acteurs-danseurs qui les animent, puisque certains, mais pas tous, disent pratiquer des rites de l’umbanda-jurema dans le but de fermer leur corps à d’éventuelles attaques magiques et pour augmenter leur résistance et leur endurance, ils sont descendants des esclaves de la canne à sucre et reconduisent ce labeur dans les conditions prolétariennes et industrielles, et enfin, ils s’inscrivent dans une tradition esthétique codifiée voulant traduire cet imaginaire par des expressions musicales, chorégraphiques, et poétiques. Le terno présente cette diversité d’emblée puisqu’elle est visuelle, sonore, et assez déconcertante pour l’oreille ingénue. Selon les maracatuzeiros, on y distingue l’aspect « fanfare militaire » (banda) provenu des cuivres et de la caisse-claire, identifié comme européen, les battements du bombo et du gonguê qui eux, seraient africains, et les saccades du mineiro, indien. Le terno associe par ailleurs un mode d’expression musical déambulatoire propre à la rue et aux espaces festifs, avec l’improvisation poétique chantée qui, en exigeant davantage d’écoute, tend à en sublimer l’expression populaire. Ainsi, le maracatu-de-baque-solto, où caboclos-de- lança et terno sont à la fois des constructions imaginaires et des esthétiques dont on fait l’expérience, est investi de la diversité socio-culturelle pernambucana, mais aussi d’une diversité d’expressions performatives, puisque dans le champ du spectacle vivant, il est désigné par la catégorie de brincadeira, conçue comme « populaire » et combinant indissociablement des expressions musicale, chorégraphique et dramaturgique. Garantissant sa singularité même, c’est cette diversité que la ville de Recife exalte pendant le carnaval, une période pendant laquelle elle génère environ 208 millions d’euros1, attire des centaines de milliers de touristes, et jouit d’une couverture médiatique nationale et internationale, grâce à sa production locale.

4 La ville de Recife et l’institution carnavalesque ont su profiter de cette singularité culturelle précisément établie sur cette diversité. Elles ont fait du caboclo-de-lança la figure ambassadrice de l’événement et l’énoncent à partir de catégories valorisant son hybridité comme point de convergence des trois matrices culturelles brésiliennes (l’africaine, l’indienne, l’européenne), et sa singularité en tant que production culturelle locale. Or, cette singularité caractérisée par la diversité fut précisément l’objet de discriminations aux prémisses de son institutionnalisation. Poussés par la crise de l’industrie du sucre dans les années 1920-1930, les travailleurs de la canne migrant à Recife, demandèrent l’autorisation à la FECAPE (FEderação CArnavalesca de PErnambuco, alors FCP) de défiler au carnaval au même titre que les autres représentants des formes locales. Or, on sait que celle-ci avait exigé qu’ils transforment

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leur patron rythmique sur celui d’une autre pratique musicale, le Maracatu Nação, laquelle lui aurait donné son nom, et les personnages des Baianas et du cortège royal.

5 Ces injonctions institutionnelles coïncident avec de profonds changements de paradigmes dans la socio-anthropologie contemporaine. La question « afro- brésilienne »2, concomitante de l’apparition d’un certain nationalisme culturel visant d’une part à se détacher du joug de l’hégémonie épistémologique européenne et coloniale, et d’autre part, un positionnement régional par rapport à la définition nationale de la « brasilité » (brasilidade) – largement entérinée par le mouvement artistico-intellectuel, du Modernismo et ses variantes régionales3, initié en 1922 – est au centre des analyses. Les pratiques musicales et religieuses, appréhendés comme folclore, en sont les objets de prédilection. Le corpus folkloriste, socio-anthropologique et critique de 19344 jusqu’aux années 1970 s’intéressant au maracatu-de-baque-solto révèle bien les « partages du sensible » (Rancière, 2000) de la société pernambucana par rapport à ses productions culturelles à cette période. J’ai montré ailleurs (Garrabé, 2011) comment il a été construit en contre-modèle du Maracatu Nação présenté comme forme noire, africaine ou afro-brésilienne, de tradition ancienne, urbaine et religieuse, instituant du même coup son africanité – à partir du moment où celle-ci s’inscrit dans la matrice jêje-nagô ou iorubá5 – comme étalon de mesure de la légitimité culturelle. Par conséquent, le maracatu-de-baque-solto, présenté comme une forme hybride, de tradition récente, rurale et magico-religieuse, se voit construit à partir de catégories instituées sur le pôle de l’impureté et de la dégénérescence.

6 Un autre phénomène, actuel celui-ci, participe de sa construction folklorique, c’est sa spectacularisation à outrance. La FECAPE en est l’un des agents les plus importants puisque c’est elle qui a légiféré le concours carnavalesque pouvant conférer au groupe le titre de champion pour l’année concourue, et en détermine le cahier des charges instituant ses critères formels (couleur et forme des costumes, structure chorégraphique, structure chorale, calcul du temps et de l’espace de présentation, jeu des acteurs-danseurs), chaque année plus exigeants. Chaque détail compte pour l’évaluation des groupes par la commission du jury, entraînant à long terme sa structuration. En tant qu’organe patrimonial, elle contribue ainsi également à l’institution de sa tradition. En effet, le « pouvoir performatif » (Butler, 2004) de cette débauche spectaculaire, parce qu’il tend à instituer le baque-solto tel qu’il est montré et énoncé au carnaval, tend à couvrir totalement son autre modalité. Il s’agit des sambadas, organisées par les groupes en zone rurale, peu médiatisées et sans supervision institutionnelle, pendant la période pré-carnavalesque. Nous pouvons en distinguer deux types : celles pendant lesquelles le « spectacle » est répété et filé, celles pendant lesquelles sont organisées des joutes d’improvisation poétique chantées. On trouve ainsi, en fait, deux pratiques différentes au sein de ce qu’on appelle le maracatu- de-baque-solto, ou baque-solto.

La créolisation à l’œuvre dans le maracatu-de-baque- solto

7 Au regard de cette présentation, il nous semble alors que le contexte d’émergence du baque-solto draine des problématiques et des concepts caractéristiques de l’analyse des mutations des sociétés caribéennes. Il connaît plusieurs niveaux d’interaction entre cultures, entre formes de religiosités, entre formes musicales, entre mythologies et

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même, entre formes d’expression. Il est un produit de l’histoire coloniale et de l’esclavage, mais plus directement de l’histoire postcoloniale et post-esclavagiste. Il met en scène ses appartenances africaines, caboclas et européennes, joue un rythme original à l’aide d’instruments provenant de ces mêmes matrices culturelles, sans pour autant que le spectateur ni l’auditeur ne perçoivent, dans ces jeu et mise en scène, un ordre de la racine. Plus significatif encore, il naît aux abords du mangue, les mangroves, capital symbolique des sociétés archipéliques, écosystème caractéristique de la région entre Recife et la Zona da Mata Norte, « a Terra do Maracatu » comme on la désigne dans la région, et qu’on pourrait identifier comme sa propre « Plantation »6 (Benítez-Rojo, 2006 : 42). Par ailleurs, le baque-solto connaît deux principales modalités d’exécution, dont les contextes respectifs amènent à penser ses trajectoires globales quand il est produit au carnaval, et locales quand il est produit dans les sambadas. Son patron rythmique, pourtant inchangé de l’une à l’autre, et plus largement les modalités de son expression dans ses contextes respectifs, semblent donner à voir et entendre les modes de relation de cette communauté musicale aux prises avec ses divers réseaux de relations. Si son contexte sociohistorique est aisément comparable avec celui des sociétés caribéennes dont les formations identitaires se caractérisent par le processus de créolisation – le Nordeste du Brésil est largement cité comme zone caribéenne, archipélique ou créole par quelques auteurs des plus impliqués dans sa construction (par exemple, Mintz, 1974 : 55 ; Glissant, 1996 : 13 ; Benítez-Rojo, 2006 : 72 ; Mignolo, 1995 : 183) – on pourrait également attribuer la qualité de ce processus à ses techniques musicales et aux formes de sociabilités singulières qu’elles génèrent.

8 À ma connaissance, le baque-solto n’a pas encore été abordé en terme de créolisation, ni même appréhendé dans une perspective analytique où le geste/l’exécution musicale7 est envisagé comme probable épicentre générateur de ses dynamiques singulières. Or, et ses modes de socialisation et ses modes de production, tous deux issus d’une praxis singulière, sont susceptibles de décrire les modalités de ses mutations et d’institution de sa tradition, où rythme et diversité, indissociablement, sont des principes agissants. L’épistémologie du rythme et de la diversité est centrale pour la compréhension des processus de créolisation. Elle est notamment très opératoire pour le cas abordé ici chez les essayistes et poètes Édouard Glissant (1928-2011, martiniquais) et Antonio Benítez-Rojo (1931-2005, cubain) dont les travaux ont, sinon une prétention, une dimension anthropologique incontestable malgré la réticence de certains anthropologues à l’utiliser, voire à la reconnaître, ce que déplorent par exemple Jean Benoist (1996) et Denis Constant-Martin (2007).

9 Le chaos et la poétique en terme de relation sont développés, chez les deux essayistes, pour décrire l’expression dynamique de la créolisation. Contrairement à Glissant (1990), Benítez-Rojo (1996) n’utilise pas le terme de créolisation pour ce processus, mais décrit la complexité caribéenne (déterritorialisée, dénationalisée, non essentialisée dans une « caribéanité », caribbeanness) à travers la Plantation conçue comme « machine par feedback » (2006 : 11) qui fonctionne en terme « de flux et d’interruption » (ibid. : 6), expliquant le mouvement « qui se répète » typique de la culture archipélique. Pour Édouard Glissant, la créolisation s’entend en terme de mutation, de processus d’échange du « divers », d’interpénétration réalisée et de transformation toujours en cours : « la créolisation c’est, par rapport au métissage, le producteur de l’imprévisible » (1996. : 89), « une dimension erratique (…) devenue la dimension du Tout-Monde » (ibid. : 87) et qui se traduit matériellement par ce qu’il

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appelle le « chaos-monde », des « choc, intrication, répulsions, attirances, connivences, oppositions, conflits entre cultures des peuples dans la totalité-monde contemporaine » (ibid. : 84). Cette esthétique des formes d’interactions, il la conceptualise comme « poétique de la Relation » (1990) : « La poétique de la Relation n’est pas une poétique du magma, de l’indifférencié, du neutre. Pour qu’il y ait relation, il faut qu’il y ait deux ou plusieurs identités ou entités maîtresses d’elles-mêmes et qui acceptent de changer en s’échangeant. » (1996 : 42).

10 Pour les deux, la créativité caribéenne est une recombinaison, une recomposition de fragments. Si ces deux conceptions s’opposent parfois (interruption vs progression continue du rhizome), il n’y a pas, chez l’un ni l’autre, d’ordre de la racine, et le mouvement performatif (non restreint aux actes de langage) est le principal mouvement à l’œuvre et sans fin dans les Caraïbes. Pour décrire ce processus, Benítez- Rojo comme Glissant développent une épistémologie de l’action à l’aide de notions telles que respectivement « actuación » (traduit en anglais par performance) et « poétique » entendue comme poïein dans son étymologie grecque, traduisant la matérialisation d’une dynamique surgie d’un contact, d’un échange, réalisé dans la mesure où ce qui s’est trouvé en contact sur des « plages temporelles » (Glissant, 1996 : 83) plus ou moins courtes, s’est transformé. La littérature et la musique notamment, le langage et sa mise en rythme sont opératoires chez ces deux auteurs : l’esthétique est rythmique et force de relation, d’expression, et de matérialisation. Une production esthétique peut ainsi fournir matière à penser les modalités à l’œuvre dans le divers, « qui n’est pas décomposable en éléments premiers » (Glissant, 1990 : 174). En effet, la créolisation désigne quelque chose de beaucoup plus concret que le mouvement invisible et transcendantal de la complexité culturelle. Glissant est ici explicite : « La Relation prend source dans ces contacts et non pas en elle-même. (…) La Relation est un produit qui produit à son tour » (1990 :174). Et à mon sens c’est cette concrétude – provenue de phénomènes esthétiques particulièrement construits et codifiés comme les pratiques musicales, chorégraphiques, dramaturgique ou tout à la fois – que l’anthropologue doit réintroduire au centre de ses analyses8. Son approche ethnographique est alors fondamentale.

11 Dans son article sur les dérives de la métaphore, Jean Benoist (1996) soulève le « curieux » et « intéressant » renversement du jeu où les tenants de la postmodernité dans les années 1990 reconnaissaient les sociétés créoles comme précurseures alors que peu avant, ils considéraient les anthropologues de la Caraïbe comme des « sans méthodes » parce que travaillant sur des objets supposément trop « flous » (1996 : 17). Cette remarque induit d’autant plus d’attention à porter à l’utilisation du terme. On peut penser que le Nordeste du Brésil peut évidemment s’interpréter à partir du paradigme, mais on ne peut sous-estimer la complexité et les écarts culturels qu’on trouve au sein d’un même État, Pernambuco en particulier. Le carnaval de Recife se présente d’ailleurs comme un échantillonnage de cette diversité musicale locale à l’œuvre (frevo, maracatus, caboclinho, boi, baião, mangue-beat…) où les influences culturelles reconnues et cultivées ne s’appuient pas sur les mêmes références et processus d’identification. De plus, la société brésilienne n’a pas produit de langue créole : on ne peut y sous-estimer l’ancrage vertical du système socioculturel portugais s’inscrivant dans une hégémonie épistémologique et herméneutique eurocentrique et coloniale dont le Modernismo ne marque que l’un des premiers mouvements d’émancipation. De plus, sans pour autant avoir dépassé les charges épistémiques

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biologiques (raça, cor, miscegenação, mestiçagem, hibridismo) dans ses discours sur elle- même, la société brésilienne a produit des concepts pertinents pour décrire précisément ses dynamiques à l’œuvre, tels l’anthropophagie (Andrade, 1992), et le jeitinho inspiré par Sérgio Buarque de Holanda, 2004) et réélaboré en « mode de navigation sociale » par Roberto Da Matta (2001).

12 Il ne s’agit pas ici de plaquer le concept de créolisation sur la réalité sociale pernambucana mais au contraire, de se garder de « saisir la créolisation comme une totalité, c’est-à-dire à un niveau trop éloigné des circonstances concrètes rencontrées par les individus engagés dans ce processus », pour plutôt examiner « les conditions historiques de la production culturelle » (Trouillot, 1998 : 9) interrogée. Richard Price lui-même reconnaît, en mobilisant la critique de Trouillot à son modèle forgé avec Mintz (Mintz & Price, 1992), que « nous devons continuer d’insister sur les particularités historiques » (Price, 2001 : 45). « Le miracle de la créolisation nécessitant toujours une analyse » (Price, 2001 : 59), il s’agira ici d’interroger la créolisation d’une pratique musicale donnée dans la mesure où ses contextes socio-historiques, mais en particulier, ses dispositifs concrets, matériels et esthétiques, semblent matérialiser les dynamiques sociales et esthétiques exposées chez Glissant et Benítez-Rojo. En effet, les pratiques musicales peuvent particulièrement illustrer ce processus parce qu’elles matérialisent ces dynamiques dans le monde physique et sensible à travers des sons, des gestes, la fabrique de liens sociaux et de réseaux de relations, dans la successivité du temps. Elles donnent à entendre et voir à la fois leur historicité singulière (en laissant des traces matérielles dans les instruments et les gestes), leur contemporanéité (la manière dont elles s’insèrent parmi d’autres pratiques et s’actualisent) et leur mise au jour et en acte (leurs techniques et effets performatifs, qui sont aussi des technologies du sensible) dans un contexte socioculturel donné. Nous tenterons de décrire ces dynamiques à l’œuvre selon deux grands axes : diversité et rythmicité, qui seront appréhendés ici séparément seulement pour les besoins du texte, de manière à souligner les modes de socialisation et d’individuation du baque-solto. En effet, les impulsions des mutations semblent provenir des relations engendrées de ses contacts, du dehors et du dedans de la société maracatuzeira, et de chaque maracatuzeiro. Et elles diffèrent dans ses différentes modalités d’exécution.

Musiquer le nom d’un autre

13 Le choix de la métaphore, comme disait Benoist à propos de la « créolisation », n’est pas neutre pour l’ethnologue (1996 : 19). Il ne l’est pas non plus pour l’artiste. La pratique dont il est question ici a porté plusieurs noms dans l’histoire, dont la plupart lui ont été attribués de l’extérieur, et notamment d’après les travaux de certains folkloristes et/ou socio-anthropologues dont les données ne reflétaient pas toujours la réalité vécue des musiciens. Samba-de-matuto (Ferreira, 1946) littéralement, samba de péquenaud, parce que trop dégradante, maracatu-de-orchestra, -de-trombone (Guerra-Peixe, 1980), parce que trop musicologiques, n’ont pas résisté à ses désignations les plus courantes aujourd’hui, maracatu-de-baque-solto et maracatu rural9 (Real, 1990 : 71-82, 184-191). La première est celle que les maracatuzeiros emploient eux-mêmes, c’est une désignation qualitative et descriptive de son patron rythmique, le « baque-solto ». La deuxième est utilisée par la majorité des acteurs de la culture dite populaire, les médias, les publics,

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les producteurs, les politiques, et par conséquent, plutôt pour se rendre intelligibles que par conviction, également par les maracatuzeiros.

14 Ce nom composé, maracatu et -de-baque-solto, contient et exprime en lui-même sa duplicité intrinsèque dont les termes, pris séparément, évoquent deux pratiques très différentes. Ce composite ne peut pas ne pas évoquer le trouble fondamental que connaissent les sujets de la « double conscience »10 théorisée par Du Bois (2007 : 11) et réactualisée par Gilroy (2003 : 174-175) où la perspective analytique parcourant une bonne partie des deux ouvrages, est l’esthétique en tant qu’ « expression culturelle » (ibid. : 173), musicale notamment. Cette double conscience se constitue en génératrice des pratiques qui ont germé aux Amériques pour faire société, ayant ceci de particulier d’anéantir toute forme de séparation radicale entre deux pôles et de précisément cultiver ces « entre » déboussolant la pensée eurocentrée.

15 Énoncer maracatu-de-baque-solto est déjà évoquer cette double conscience, car c’est associer deux pratiques et deux imaginaires dont l’historicité et la localité sont respectivement distancées de trois siècles, et d’environ 80km. La notion de maracatu renvoie à l’histoire des processions dansées et musiquées des nations d’esclaves de Pernambuco, au cours desquelles ces dernières élisaient leur roi et reine sous l’œil des autorités politiques et religieuses. Elle désigne plus précisément la spectacularisation post-abolition (Dantas, 1988) de cette pratique connue sous le nom de « couronnement des rois congo » (Coroações de reis Congos), symbolisant et matérialisant toujours la mémoire des nations africaines d’esclaves dans le Maracatu Nação. L’histoire projetée derrière l’énoncé « maracatu » n’est donc pas celle des prolétaires de la canne à sucre qui inventèrent le baque-solto en milieu rural et l’emmenèrent, au gré des crises de l’industrie sucrière, à Recife, où il finit par intégrer le carnaval et s’y voir affublé d’un nom diffusant l’imaginaire et représentant l’expérience d’un autre groupe social pernambucano.

16 La notion de baque-solto lui est exclusive en revanche, et désigne son patron rythmique singulier. Bien que cette exception locale soit largement applaudie aujourd’hui, c’est bien la singularité même de cette expression rythmique qui fit l’objet de discriminations par l’institution carnavalesque. Elle exigea en effet des nouveaux migrants ruraux qu’ils le calquent sur le modèle du baque-virado (Guerra-Peixe, 1980 : 91 ; Real, 1990 : 81), rythmie propre au Maracatu Nação. La notion de baque-solto contient les éléments portant son continuum propre, sa production sonore originale (la forme musicale) et ses modes d’exécution (la pratique musicale). Malgré les différentes tentatives de nomination par les folkloristes, c’est elle que les praticiens ont retenue. Il s’agit alors de ne pas sous-estimer cette sorte de geste baptismal soulignant l’évocation d’une qualité sensible et technique (littéralement « frappe rapide » et/ou « légère », ou encore « libérée, affranchie »), et non plus des catégories sociales, raciales ou ethniques.

17 Le substantif baque peut être traduit usuellement par « rythme » mais concerne uniquement la spécificité d’un jeu percussif11. Il désigne plus précisément ce qui se passe entre la première et la dernière frappe sur l’instrument avant que s’ouvre un autre cycle (un autre baque). Il se divise en trois parties – introduction, milieu et finalisation – menées par le maître d’orchestre. Solto connote la rapidité et la légèreté, mais l’adjectif (du verbe soltar « libérer », « délivrer ») évoque à la fois quelque chose de l’ordre de l’agitation et du relâchement, une contradiction intéressante touchant à

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l’inventivité et à l’improvisation. Comme nous l’indique ici Guerra-Peixe, ce baque se caractérisait déjà par les phénomènes de variations : « Dans le maracatu-de-orquestra il n’y a qu’une seule zabumba [bombo]. (…) Cette condition singulière permet au musicien d’exécuter des variations à volonté. De là le fait qu’ils appellent le toque de cet espèce de Maracatu « toque solto » ou « baque solto ». » (1980 : 94).

18 Ces deux expressions prises séparément évoquent respectivement deux faces du même phénomène, sa construction par les praticiens et sa construction institutionnelle et intellectuelle, mais elles distinguent aussi deux pratiques aux techniques différentes. « Maracatu » incarne sa modalité la plus rigoureusement spectaculaire où ses modes de production et de socialisation s’opèrent en fonction de la réception plus ou moins attendue du public. Son dispositif est d’ailleurs un haut lieu du tourisme et du marché de la culture menant inévitablement à son insertion globale, puisqu’il s’agit du carnaval. « Baque-solto » incarne une modalité plus locale, de l’entre soi et plus musicale – voire, musicienne – que spectaculaire, où ses modes de production et de socialisation s’opèrent en fonction de la société maracatuzeira, où la réception est moins en jeu que la fabrique de l’art de faire. Son dispositif est plus intimiste mais non moins festif, puisqu’il s’agit de fêtes organisées en milieu rural, les sambadas de maracatu12. On ne peut pourtant pas dissocier ces deux modalités de production, globale (carnaval) et locale (sambadas), car l’une sans l’autre n’évoque pas tout ce qui constitue la pratique du maracatu-de-baque-solto à proprement parler. Le baque-solto incite au contraire à les penser ensemble, c’est-à-dire penser leur contraction, le « glocal » (Robertson, 1995). Dans ces deux modalités, l’enjeu est bien de « se faire un nom » ou « jouer son nom » : pour ce faire, les groupes et les individus tissent ensemble les enjeux de leur personnalité et ceux de leur capacité à exprimer la tradition, entendue ici comme l’ensemble des techniques, des représentations, et des pratiques de reconnaissance constituant le baque-solto dans la successivité du temps, et partagée par l’ensemble des experts formant la communauté des maracatuzeiros. C’est aussi la question de l’invention dans les limites de la tradition, et des seuils de transgression collectivement admis. Le maracatu-de-baque-solto nous invite ainsi à penser non pas sa dualité (l’un ou l’autre) mais sa duplicité (l’un et l’autre). Celle-ci, identifiable tant dans ses modes de sociabilités que dans sa production sonore et plus généralement esthétique, nous embarque sur les routes de la créolisation. À travers ces deux modalités apparemment opposées qui connaissent à leur tour diverses configurations, il convient maintenant d’appréhender ses traductions sonores et logiques d’interaction.

Jouer (de) ses doubles

19 Le baque-solto tel qu’on peut l’entendre aujourd’hui dans l’État de Pernambuco, connaît deux formes d’expression différentes, dans le carnaval ou les sambadas. Cependant, au sein de ces différentes modalités, la formation et l’exécution instrumentales – vocales à part – ne changent pas. La structure rythmique « baque-solto » reste identifiable de l’une à l’autre. En réalité, c’est l’objet de la pratique qui change selon le contexte dans lequel elle est réalisée. On peut définir cet enjeu en terme de mode de socialisation réalisé par des techniques et des modalités de l’action précises.

20 Pendant le carnaval, le terno joue selon deux dispositifs : au milieu de l’évolution chorégraphique des personnages au sol, ou depuis une scène, amplifiée ou non, selon

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l’équipement technique de la ville hôte. La section percussion démarre son introduction toujours seule, puis, le maître initie ou achève le baque à l’aide de la bengala, bâton marqueté ou en métal et de l’apito (sifflet) dont les coups habillent le baque ou préfigurent ses improvisations solo. L’orchestre déchiffre ces signes avisant la composition et la mélodie des poèmes à venir : marchas (quatre vers), samba-em-seis (en six vers) ou samba-em-deis (en dix vers avec reprise sur le sixième), samba-curto (« court », en six vers « sachant que le premier vers peut avoir quatre syllabes au lieu de sept », Santos & Resende, 2005 : 31) et galopes (en six vers avec reprise sur le deuxième). C’est dans la reprise (amarração) au milieu des sambas et galopes, ou bien après la première phrase d’une marcha s’il s’agit d’une marcha miudinha (deux vers) ou à la fin d’une marcha commune, que le chœur intervient en répétant les deux dernières phrases de l’improvisateur. Généralement, c’est le contramestre qui répond, mais selon les groupes, quelques Baianas peuvent l’accompagner avec des voix nasales, aiguës et râpées, des timbres valorisés. Les musiciens reprennent à la fin de chaque séquence et entament de nouveau, au signal du maître, marchas, sambas ou galopes. Le maître et le terno jouent en alternance du début à la fin : en somme, le maître chante toujours a capella. Mais on se trouve bien dans la configuration du chant responsorial ou la technique de l’antiphonie (appel/réponse), commune à de nombreuses formes musicales populaires nées dans l’Atlantique noir, à travers laquelle Paul Gilroy voit notamment la « clé herméneutique de tout l’assortiment des pratiques artistiques noires » (2003 : 112) : « La pratique de l’antiphonie renferme un moment démocratique et communautaire qui symbolise et qui préfigure (sans les garantir) de nouvelles relations sociales affranchies du rapport de domination. Les limites entre le Moi et l’Autre s’estompent et des formes particulières de plaisir se créent, grâce aux rencontres et aux conversations qui s’établissent entre plusieurs identités raciales incomplètes et brisées. L’antiphonie est la structure qui abrite ces rencontres essentielles » (Gilroy, 2003 : 113).

21 Le terno, dans ces deux dispositifs carnavalesques, qu’il soit sur scène ou dans la rue au milieu des brincantes, souligne l’activité de l’ensemble du groupe plutôt que sa performance musicale. Au sol, il est toujours au milieu des personnages qu’on peut diviser en quatre sous-groupes, les Caboclos, les Baianas, le couple royal, et quatre personnages burlesques dont le rôle est de fendre la foule pour ouvrir le passage (Catirina, Mateus, Burra Calu, et beaucoup plus rarement, Caçador). Le terno est le seul à ne pas se vouer aux circonvolutions en forme de huit caractéristiques de l’ « évolution » (evolução) des personnages, puisque c’est eux qui tournent autour de lui. Le maître d’orchestre dirige le maître Caboclo qui dirige à son tour l’ensemble des sous-groupes, définit leur trajectoire et le temps de jeu avant d’arrêter l’évolution, pour commencer à chanter. Pendant ce temps, le terno suit l’ensemble dans une seule direction, à petits pas dansés, puis s’immobilise lorsque c’est au maître de chanter. Les personnages s’assoient alors sur leurs pieds ou sur une jambe, dans une position d’écoute : le terno, debout, les domine et le maître, en porte-parole13, improvise. Quand le terno joue depuis une scène en revanche, l’évolution ne change pas mais la relation entre le maître d’orchestre et le maître des Caboclos est coupée. Le cortège se voit ainsi contraint d’évoluer tout près de la scène, ce qui rend la pratique plus statique et annule les occasions de contacts avec les publics, pourtant sources des improvisations du maître.

22 Le public du carnaval est moins un public d’auditeurs qu’un public de spectateurs venus admirer l’évolution chorégraphique et les costumes des différents personnages en

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scène. Dans ces deux dispositifs, c’est le spectacle de la « nation » dansée et musiquée qui est mis en valeur bien plus que la seule performance musicale, d’autant plus que la compétition, à Recife notamment, doit donner à voir les groupes à l’acmé de leurs performances, au sens qualitatif, mais surtout quantitatif du terme. Or, si du point de vue des danseurs, des spectateurs, du jury de la compétition et des directeurs de groupes, voire des touristes selon leur degré de connaissance du phénomène, un maracatu-de-baque-solto défilant dans la rue est forcément « complet », du point de vue des musiciens en revanche, et du maître en particulier, il manque un élément de taille.

23 Cet élément est de taille puisqu’il constitue le « sens musical » du baque-solto, et selon plusieurs témoignages, sa raison historique : il s’agit du second maître avec lequel le premier est censé élaborer une joute d’improvisation poétique. Aucune joute d’improvisation n’est audible pendant la modalité carnavalesque. Le baque-solto y est réduit à sa structure élémentaire : le terno qui bat, le maître qui improvise (et encore, ce n’est pas toujours le cas puisqu’il arrive qu’un maître reprenne des toadas qu’il a déjà chantées) et le contremaître qui lui répond, comme s’ils ne faisaient qu’ornementer le spectacle, remplir des plages sonores plutôt que les construire14. Cela dit, et c’est ici que l’élément dynamique de la tradition musicale serait le plus vif, les joutes d’improvisation ont leur propre espace dans les sambadas. Là, le « maracatu » disparaît au profit du « baque-solto » en tant qu’il est le produit d’une histoire et la manifestation d’une esthétique singuliers. Les sambadas sont des fêtes informelles réalisées en zone rurale, souvent dans d’anciennes plantations de cannes (engenhos), dans la rue ou des espaces constituant les sièges des groupes. La spectacularité comprise comme (sur)production d’objets (dispositifs technologiques, costumes, accessoires…) pensés en fonction de la présence de spectateurs – moins d’auditeurs – et des logiques de l’ entertainment, disparaît, mais pas la spectacularité entendue comme (sur)production de techniques (corporelles, de communication). Les autres sous-groupes de personnages incarnant la notion de « maracatu » ne sont pas présents en tant que tels.

24 Il en existe là aussi plusieurs types : les sambadas-pé-de-barraca sont destinées à la répétition du groupe en vue d’une prochaine prestation (carnaval ou scènes événementielles diverses), où le baque-solto, scénographie à part, évolue dans des conditions similaires à ses prestations carnavalesques ; les sambadas-pé-de-parede sont elles entièrement consacrées au grand événement que constitue le desafio, la joute d’improvisation poétique chantée et musiquée.

25 L’expression « pé-de-parede », littéralement « au pied du mur », connote le caractère « fait maison » évoquant un certain entre soi faisant sens dans l’événement. Contrairement à la modalité carnavalesque, il y a très peu de touristes qui y assistent, et si oui ils ont déjà développé un certain intérêt pour elles ou en connaissent la plupart des codes. Le public se constitue ainsi essentiellement de maracatuzeiros ou de collègues, voisins et amis. On y retrouve généralement l’ensemble de la communauté musicienne de la Zona da Mata Norte impliquée dans les formes musicales locales (coco, coco-de- embolada, ciranda, cavalo-marinho, frevo, baião, cantoria, forró-pé-de-serra), les musiciens étant très souvent spécialistes de plusieurs traditions musicales locales. Le public se compose donc en majorité d’experts de la tradition et d’auditeurs avertis.

26 Au pied de ce mur, on trouve deux maîtres, l’un en face de l’autre, chacun tournant le dos à son terno sans être figé dans sa position, parfois sur une estrade qui peut être amplifiée. L’échange démarre sur la même structure musicale que dans sa modalité carnaval, à ceci près que rien ne se passe sans qu’il ne s’agisse de la conséquence de la

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réponse, par définition imprédictible, de l’autre. Le moteur de l’expression est donc l’échange et la relation que deux sujets sont en train de tisser, les maîtres bien sûr mais aussi les musiciens qui luttent pour le baque le mieux battu. Le public constitue un auditoire tout concentré sur le contenu et la forme de ce qui va être dit mais c’est un auditoire original parce qu’il danse et s’exprime oralement, au contraire des prestations carnavalesques où il reste planté sur des gradins ou amalgamé en masse indifférenciée derrière des séparateurs, jouant ainsi le rôle qu’on lui assigne. On y observe aussi des joutes entre danseurs qui rivalisent d’endurance et d’imagination gestuelle. Bref, le public ici est au contraire un participant actif sur tous les plans, mais il est appelé à répondre en fonction de la suite des événements. Tous connaissant bien la tradition maracatuzeira et ses codes, tout l’enjeu repose sur les modalités de leur transgression.

27 Par ailleurs, le baque-solto déploie dans sa configuration carnavalesque ses capacités à s’adapter aux logiques globales de la société du spectacle qui, depuis son émergence, n’ont cessé de se transformer, du point de vue technologique et de l’intensification de ses échanges avec la société pernambucana, brésilienne, et même, étrangère. Les groupes aujourd’hui produisent des disques, rencontrent des artistes avec lesquels ils collaborent, s’initiant dans le domaine de la professionnalisation dont ils ne détiennent pas encore tous les codes ni les instruments, vu la difficulté de leur accès à l’éducation. Mais dans ce circuit élargi de relations pour lequel il doit rester séduisant et intelligible, il n’a pour autant aucun intérêt à perdre sa singularité esthétique, condition de sa contribution au carnaval et à la variété des expressions pernambucanas. Le carnaval est en quelques sortes son conservatoire. Dans sa modalité sambada il déploie au contraire ses capacités à explorer sa singularité au moyen d’une transgression subtile de la tradition, dans un réseau de relations plus restreint, mais qui ne peut se réaliser sans une perspective critique des experts locaux. Si elle caractérise l’espace de la singularité de son mode de production du sensible, elle n’en est pas moins aux prises avec la diversité inévitable engendrée par cette critique, la personnalité des maîtres, et le caractère exploratoire de l’événement. Les sambadas sont son laboratoire.

28 Dans ces différentes modalités, le baque reste un lien structurel intéressant. Cette notion musico-logique pourrait matérialiser tant sa rythmicité que sa diversité qui, produites et négociées ensemble, éclairciraient sa créolisation à l’œuvre.

Réaliser sa singularité

29 L’enjeu ici est de montrer les modalités de production du divers et du rythme spécifiques au baque-solto, non pas pour poser des catégories mais pour déplier deux caractéristiques essentielles au phénomène. L’approche en terme de rythme et de divers pourra apparaître évidente, surtout pour un phénomène musical, et en particulier brésilien. Mais la spécificité du baque-solto donne à comprendre pertinemment leur articulation, induisant une approche de l’expérience esthétique non désolidarisée de ses transformations dans le temps, consciente de sa diversité primordiale, et de son pouvoir de matérialiser des modes de relations sociales et de traduire des processus de socialisation. Il permet de comprendre la pertinence de la notion de créolisation pour l’appréhension des pratiques (et de la praxis) et des esthétiques (et de l’aisthesis), soulevée tant par des anthropologues (Ortiz, 1991 ; Mintz

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& Price, 1992 ; Mignolo, 1995), que des poètes (Glissant, 1990 ; Benítez-Rojo, 1998, 2006). Il s’agit d’observer comment les maracatuzeiros portent leur pratique et sa manifestation singulière, dont l’analyse ne reviendra pas tout à fait à une analyse musicale (encore moins musicologique), mais s’approchera davantage de la perspective d’une anthropologie de l’esthétique élargie.

La « Plantation » baque-solto, assises d’un « chaos-monde »

30 On ne peut pas ne pas interroger les similarités du contexte sociohistorique et local du Pernambuco et particulièrement de la Zona da Mata Norte, avec celui des Caraïbes.

31 Le baque-solto émerge après l’abolition de l’esclavage, sur les plantations de cannes actives depuis 1539 (Ribeiro, 1978 : 9) dans la région. La rencontre entre l’Indien, l’Africain et l’Européen était donc déjà consommée et la brasilidade, ceinte dans le caractère anthropophage des pratiques dont le Nordeste brésilien reste l’icône (Albuquerque Júnior, 2006), ne peut lui être amputée tant elle posa problème à ses premiers observateurs15. Outre les spéculations sur ses diverses interprétations symboliques et origines ethniques, il s’agit d’une tradition inventée en tant que telle au tournant du XXème siècle, incompréhensible sans la prise en compte de l’héritage des logiques coloniales et esclavagistes, de leur violence psychologique et des rapports de domination articulés autour de l’économie sucrière. Cet héritage est reconduit dans les logiques industrielles de la production du sucre, ses conséquences socioéconomiques et écologiques, dont l’expérience quotidienne est chantée dans les toadas des maracatuzeiros. On l’a vu, l’histoire de la plantation a modelé esthétiquement et formellement le baque-solto, structuré sa formation et structure encore ses devenirs.

32 Bien que la Zona da Mata Norte soit caractérisée par la ruralité et la stérilisation des terres engendrée par leur surexploitation, ses habitants ne sont pas tout à fait étrangers au « peuple des eaux » (Benítez-Rojo, 2006 : 16-17)16 dont il n’est pas si éloigné géographiquement. Les travailleurs de la canne utilisaient les nombreuses rivières pour commercer jusqu’aux embouchures proches de Recife, caractérisées par l’écosystème de la mangrove, une autre condition archipélique. Biotope symbole de la régénération sur place, en acte et permanente, par la circulation et la rencontre des eaux – où dans le trouble de la boue et l’odeur fétide des organismes en décomposition se réalise en fait la fertilisation et la re-germination de ce qui, après le choc primordial, était voué à mourir – elle a inspiré aux penseurs de la transculturation et de la créolisation de quoi forger le paradigme de la liquidité comme « nouveau » processus d’interrelation (de socialisation), bien avant les paradigmes socio-économiques des théories du global et de la mondialisation. Il n’est pas étonnant que les principaux acteurs pernambucanos de la musique globale et/ou industrielle réunis sous la bannière du « mouvement »17 Mangue Beat ou Cêna Mangue initié dans les années 1990, aient pris la mangrove pour métaphore, et les sonorités du baque solto comme composant. « Au milieu des années 1991, en divers coins de la ville, un laboratoire de recherche et de production d’idées pop a commencé à surgir. L’objectif était d’engendrer un « circuit énergétique » capable de connecter les bonnes vibrations de la mangrove avec le réseau mondial de circulation des concepts pop. Image-symbole : une antenne parabolique plantée dans la boue. »18

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33 Ce sont les mêmes, notamment le groupe & Nação Zumbi, qui ont opéré aux premiers gestes de déplacement du baque-solto, pourtant si local et rural, à l’intérieur d’une musique « pop » urbaine et globale.

34 De plus, la société pernambucana est reconnue pour la grande vitalité de sa créativité artistique et, notamment « populaire », qu’elle soit incarnée par le nombre élevé des formes locales dites traditionnelles ou folkloriques, ou par lesdites « nouvelles musiques » comme le Mangue Beat ou la production d’artistes que l’industrie musicale et les grands distributeurs labellisent par « Música Popular Brasileira » (MPB) (comme ), ou « musiques du monde » (comme Renata Rosa, Mestre Ambrósio, Antônio Nóbrega, Siba e a Fuloresta do Samba, Maciel Salú e o Terno do Terreiro, Silverio Pessoa…), des artistes qui ont tous travaillé à un moment donné à partir des spécificités musicales du baque-solto19.

Diversités

« Les maracatu-de-orquestra ne nous paraissent rien d’autre que le mélange (mistura) ou la fusion (fusão) d’éléments pris aux anciens maracatus de Recife, et à ceux originaires de localités diverses de l’État de Pernambuco, en tous cas musicalement, cela s’éclaircit-il » (Guerra-Peixe, 1980 : 98).

35 Le baque-solto est né divers et de la diversité locale, mais la littérature folkloriste qui suit l’une des seules analyses musicologiques qui en ait été faite jusqu’à présent, l’a décrit à travers une sémantique du métissage stigmatisante. Il aurait amalgamé (i.e. usurpé) des patrons rythmiques déjà existants comme le baião, le frevo, et la marcha (militaire) (Guerra-Peixe, 1980 :103). Or, comme le signalent Santos & Resende, ni baião, ni frevo ne sont plus audibles dans le baque-solto aujourd’hui (2005 :31). Et il n’y a jamais eu non plus de marcha sans qu’elle y soit jouée « solta ». Pour illustrer les négociations entre ses assises musicales et ses mutations, on peut utiliser la notion de « créolisation musicale » que l’ethnomusicologue Monique Desroches (1992) a pensé à partir de pratiques antillaises. Pour elle, la « créolisation musicale » est la résultante de quatre principaux processus de transformation : 1) suppression ou addition d’éléments musicaux par rapport à un bloc d’origine qui, lui, est resté inchangé ; 2) transformation d’éléments ; 3) changement dans la finalité de l’événement ; 4) création entièrement nouvelle (Desroches, 1992 : 6). Dans le cas du baque-solto, ces processus à l’œuvre sont fortement orientés par ses deux modalités d’exécution.

36 Premièrement, entre le peu d’archives dont nous disposons et ce qu’on peut entendre aujourd’hui, des changements se sont bien produits dans « la facture instrumentale et les modalités d’en jouer », ayant donné naissance à une rythmie et des timbres nouveaux qu’on ne retrouve ni en Afrique, ni au Portugal, ni au Brésil : le baque-solto lui-même. C’est pourquoi, comme le bélè et le gwoka pour la Martinique et la Guadeloupe selon elle, le baque-solto pourrait être « le(s) plus repésentatif(s) du F0 F0 F0 F0 processus d’identification culturelle, 5B pernambucano5D d’abord, 5B local5D ensuite » (Desroches, 1992 : 12), mais peut-être pas brésilien. En effet, les rares formes récemment écloses dans le Pernambuco et dont on ne trouve pas de variations locales, comme le frevo ou le caboclinho, réintroduisent de l’ibéricité et de l’indianité dans la polarité afro-européenne largement diffuse dans l’approche des formes musicales brésiliennes, et dont le samba reste, hors Brésil, la représentation absolue. Et rappelons ici que l’erratisme propre à la Relation chez Glissant est impossible s’il n’a que deux variables (1996 : 85). Il est né imprégné d’autres traditions locales pratiquées à l’époque

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en zone rurale, mais pas seulement des formes dites noires ou afro caractérisées par un ensemble de percussions, la polyrythmie, la syncope et le système de chant en appel/ réponse comme dans les cambindas, conçues par plusieurs auteurs (Brandão, 1957 ; Real, 1990 ; Guerra-Peixe, 1980) comme son ancêtre direct, la version locale rurale des « nations africaines » de Recife. En effet, un autre modèle vocal, celui de la cantoria et du repente pour l’improvisation chantée, y ont tout autant d’importance. La performance vocale dans la configuration des joutes diffuse un imaginaire ibérique voire occitan, incarnant précisément la musicalité nordestine (Santos, 2006 : 16) au Brésil20. L’héritage africain n’est d’ailleurs pas mis en avant comme racine embryonnaire par les maracatuzeiros, bien qu’il soit énoncé et valorisé. Ils n’ont pas cédé à la logique analytique afrocentrée de ses débuts, dont le texte « Xangôs et Maracatus » de Roger Bastide, reste un exemple flagrant (1995 : 198-201, 212). Par là, ces paysans de la canne précarisés à tous les niveaux, montrent qu’ils pratiquaient déjà une certaine forme de créolisation. En effet, à la diversité instrumentale visible et audible, s’ajoute la spécificité du baque-solto faisant qu’aucun timbre supposément « ethnique » (africain par le gonguê et la porca ; européen par les cuivres et le jeu sur le tarol connotant la fanfare militaire ; indien par le mineiro) ne domine.

37 En ce qui concerne la « transformation d’éléments » (2) (Desroches, 1992), Guerra-Peixe notait la disparition d’instruments en « bois, corde et peau » dans les groupes qu’il F0 F0 observait, où déjà « toutes les percussions 5B étaient5D en métal » (1980 : 101). Les témoignages des praticiens sont quant à eux franchement variés, certains affirment que tout aurait commencé au milieu d’une ronde avec deux chanteurs façon cantoria, joutant en s’accompagnant d’une guitare (viola), d’autres évoquent la formation aléatoire et progressive d’un orchestre, puisque tout aurait commencé avec les seules voix et le son des cloches de bouviers que les paysans allaient faire sonner pour aumône devant les maisons des riches propriétaires en vue du carnaval à venir. L’introduction des voix féminines à la réponse daterait des années 1970, moment où des femmes viennent substituer les hommes qui incarnaient jusqu’alors les personnages féminins des Baianas. On comprend avec ces seuls exemples que l’histoire de sa formation instrumentale reste encore à faire mais qu’il est vain de chercher à en trouver une origine primordiale.

38 Quant au « changement dans la finalité de l’événement » (3) (Desroches, 1992), la plus grosse opération est imputable à la FCP et à la Commission Carnavalesque de Pernambuco projetant pour la première fois le baque-solto hors de son réseau local restreint. Au fur et à mesure des années, il est devenu une forme musicale emblématique de la singularité culturelle pernambucana largement utilisée par les circuits touristiques et les politiques culturelles visant l’exaltation de la richesse culturelle locale, à l’échelle fédérale et internationale. Structurellement, son passage à la scène hors du dispositif carnavalesque a réduit les tours de chants, et, avec l’introduction de thématiques imposées comme enjeux de l’improvisation poétique solo ou en desafio, le dispositif de contraintes pour l’improvisateur est radicalement transformé. Ce passage à la scène, cela dit, expose encore rarement ces joutes, comme si cette modalité n’était pas encore audible pour un public mainstream, comme si la rue et un public restreints s’y prêtaient mieux.

39 Enfin, bien que hyper-local et hyper-rural, le baque-solto est aujourd’hui au cœur du phénomène de « création entièrement nouvelle » (4) (ibid.). De nombreux sociologues et ethnomusicologues21 ont livré des travaux relativement récents sur l’éclosion du

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phénomène Mangue Beat sans pour autant évoquer la notion de créolisation 22 – mal accueillie par les postcolonial studies aux États-Unis (Benoist, 1996 : 15-16) mais beaucoup mieux au Brésil à travers notamment les poètes francophones (Reis, 2009 : 89-90). Serait-ce parce que la « Relation » au Brésil s’est réalisée ? La production de la scène Mangue caractérisée, selon les mots de Chico Science, par la mise en contact de la « musique régionale » (ciranda, frevo, maracatu… de raiz, i.e. « de la racine ») et d’une « vision pop mondiale » (funk, hip-hop, soul, punk, new-wave et heavy metal, in Souza, 2001 : 1-3), mais aussi celle des artistes cités plus haut catégorisés en MPB ou musiques du monde, sont le résultat inédits de la créativité à l’œuvre dans cette créolisation.

40 Depuis une trentaine d’années donc, le baque-solto fait l’objet d’expérimentations musicales, mais souvent à l’initiative de musiciens ayant étudié à l’université ou en conservatoire et s’étant déplacés en zone rurale. Or, la trajectoire inverse est beaucoup plus rare. Les maîtres de baque-solto porteurs d’une longue expérience de la tradition apprise par observation, répétition et imitation sans théorie ni méthodologie systématisées, font rarement la démarche inverse, manque de moyens logistiques et économiques oblige. Cependant, Mestre Zé Duda, maître du groupe Maracatu Estrela de Ouro de Aliança vient de déroger à la règle. Il partage et la scène et l’affiche aux côtés de , célèbre compositeur-musicien-interprète (catégorisé MPB) brésilien, grâce à un projet initié en 2009, Kaosnavial23, contraction de caos (chaos) et canavial (plantation de canne), reflet s’il en est de la thématique qui nous occupe ici. Jorge Mautner est connu pour avoir composé, avec Nelson Jacobina, la chanson « Maracatu Atômico » pour en 1972, tube national repris par d’innombrables musiciens et groupes24 – dont bien sûr Chico Science et Nação Zumbi qui en ont enregistré des versions « atomic », « trip-hop », et « ragga » – et pour s’être intéressé dans divers essais25 à la notion de « chaos » avec un K, définie comme « tension dramatique, qui rend fou, purificatrice, de l’existence. Tension qui augmente toujours, tension contradictoire des états d’âme les plus opposés et divers, convergeant toujours vers une tension plus grande » (Mautner, 1985, 4ème de couverture)… Un chaos « qui se répète » à la Benítez-Rojo, s’il en est. Mestre Zé Duda s’y prête à un tour de chant exceptionnel et encore sans nom, vu son caractère inédit, bien qu’on puisse se douter que les distributeurs se disputeront les étiquettes MPB s’ils donnent la préférence à ce vétéran et pionnier de la MPB qu’est Mautner, ou « musiques du monde » pour ceux qui privilégieront l’accent local/régional porté par quelques instruments et la voix du maître26. On assiste ici à un renversement dans l’histoire des déplacements du baque- solto puisqu’à ma connaissance, dans l’histoire récente de la professionnalisation et de l’ouverture au marché de cette pratique musicale, c’est la première fois qu’un maître de l’extérieur vient bousculer les codifications vocales et musicales de sa tradition. Et pour Mautner, Zé Duda, chantant du haut de ses 80 ans, ne fait que produire du « Kaos », avec un K (Assumpção, 2008).

41 La « créolisation musicale » est ainsi manifeste dans notre objet d’étude dont nous ne pouvons relater ici l’exhaustivité des mutations intervenues. Rappelons que le maracatu-de-baque-solto a longtemps été discriminé justement pour ne pas présenter a priori de capacités d’ouverture, pour son impureté musicale, pour ses imitations, pour sa provenance rurale et son expression paysanne. Or, on mesure ici la rapidité de sa trajectoire et sa compétence mutationnelle à épouser l’accélération et l’intensification des échanges propres aux définitions anthropologiques de la globalisation, que les folkloristes auraient pu entrevoir, alors même qu’ils tentaient de penser à l’époque,

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avec les artistes du Modernismo, la préhistoire de ce qu’on pourrait appeler une forme de créolisation « à la brésilienne ».

Rythmicités

42 On a déjà vu l’importance de la notion rythmique de baque, tant au niveau formel que symbolique. Il faut maintenant développer dans sa dimension esthétique cette rythmicité singulière, qui s’institue dans le corps et ses prolongements (les instruments), et les investit de temps, pour observer les « techniques de relation » (Glissant, 1990 : 180) qu’elle met au jour. Cette rythmicité inclut le concept de rythme tel que proposé par Pascal Michon (2005), « compris comme forme du mouvement de l’individuation, ou encore comme organisation temporelle complexe des processus par lesquels sont produits les individus psychiques et collectifs », et visant « à développer un point de vue analytique et normatif susceptible de nous aider à comprendre et à agir dans le monde et l’empire fluides qui viennent de se former » (2005 : 17). En réassociant les trois dimensions du rythme en tant que « formes sociales, corporelles et langagières » (ibid.) auxquelles nous n’avons accès qu’historiquement et dans des phénomènes toujours situés sachant que les rapports de l’une aux autres changent dans le temps, cette définition paradigmatique du rythme renvoie irrémédiablement à la fabrique d’une politique. Selon Henri Meschonnic, pour qui « la poésie est essentielle à l’anthropologie » (2009 : 707), « la critique du rythme est un révélateur des théories de la société. C’est que le rythme est un marquage de la subjectivité, son système, l’histoire d’un sujet à travers son discours. […] Le mouvement de l’énonciation. Le situé et le situant. […] Il manifeste le sujet comme un inachevable, une fonction de l’individu qui ne peut y être qu’entier et fragmenté » (ibid. : 707). Et ainsi, « La théorie du rythme est politique. L’empirique, non le monisme, est ce qui est opposé ici au dualisme du signe. Le rythme déborde la partition du signe. C’est l’empirique dans son historicité, irréductible au tout en deux. […] L’empirique, pas l’empirisme. La théorie du langage et de l’histoire est aussi une poétique, la poétique de la société. Si celle-ci est absente, il n’y a pas de théorie de la créativité, il manque le rapport qui construit l’individu et la collectivité l’un par l’autre (Meschonnic, 2009 : 715) ».

43 Partant, une ethnographie musicale dans la perspective d’une anthropologie de l’esthétique déborde-t-elle largement la question artistique, et se doit d’interroger, outre comment naît et est produite précisément la forme musicale, quelles nouvelles formes de sociabilités et quels nouveaux réseaux de relation elle produit. Il se pourrait bien que le « régime d’identification de l’art » (Rancière, 2004 : 17), permettant aux maracatuzeiros de reconnaître le baque-solto comme leur esthétique singulière, soit un système rythmique parce que défini sur le plan musical, choral, prosodique, (et chorégraphique) mais aussi dans les reconfigurations de ses sociabilités, par les logiques de l’improvisation.

44 On a vu que le baque-solto déployait deux types d’improvisations en fonction du contexte dans lequel elles étaient proférées, les modalités carnaval et sambada-pé-de- barraca où le maître improvise seul, et la modalité sambada-pé-de-parede, où un maître répond à un autre maître dans un défi musiqué. Rappelons-nous qu’en plus des contraintes psychologiques et culturelles, le dispositif de contraintes respectif à chacune (contexte architectural et social de l’énonciation, rapports de proxémie),

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transforme à la fois les échanges entre le public et le chanteur, et l’« œuvre » qu’ils accomplissent ensemble.

45 La notion d’improvisation trouve dans le cas de l’improvisation poétique une rythmicité proche de celle de la créolisation. Cet « art du jaillissement » (Laborde, 2005 : 91) ne nous intéresse pas en tant que résultat de l’action improvisée (l’ « objet » esthétique, la toada) mais en tant que situation d’improvisation (une « relation » esthétique, l’acte et les conséquences de sa perception). Pour cela, il faut admettre, avec Denis Laborde citant ici Alfred Schütz, que son intérêt n’est pas « l’actum (l’acte effectué), mais l’actio (action comme agir en cours) » (2005 : 91). La définition qu’en donne l’ethnomusicologue – « comme savoir-faire, cet art d’improvisation poétique est l’accomplissement d’une tâche spécialisée de saisie vocale de mots et d’énoncés assemblés dans l’instant de la profération » (2005 : 294) – met en lumière son mode performatif. Et s’il y a un modèle musical par lequel la créolisation est souvent imagée, c’est bien l’improvisation. Pour le poète cubain Benítez-Rojo, l’improvisation est l’une des plus importantes dynamiques travaillant au décentrement du système polyrythmique (2006 : 18) : à l’image du monde, il contribue à « l’élargissement du jeu des différences » (ibid. : 20). L’improvisation est donc contenue dans la notion de polyrythmie27, tout aussi opératoire pour décrire le travail de la créolisation à l’œuvre dans le baque-solto.

46 Les tiradores de loas parlent plus communément de « cantar de improviso », chanter à l’improviste, que de « improvisar », bien qu’ils l’emploient de plus en plus, changement conséquent d’un contact répété avec les musiciens professionnels. Cela révèle bien entendu une idiosyncrasie langagière propre au Nordeste et au jargon maracatuzeiro – et à celui des pelejas, trovas, cantigas, repentes, d’autres formes d’improvisation poétique pratiquées dans la région, (voir Santos, 2006) – mais aussi une affection particulière au fait qu’avant d’improviser une improvisation, ils chantent des « choses » qui ont la forme et la qualité de l’improviso, de « l’inopiné, du soudain, de l’imprévu »28. Ou de l’imprédictible, dirait Glissant (1996 : 89).

47 Les deux modalités sont soumises aux logiques classiques de l’improvisation, mais la modalité sambada-pé-de-barraca ramène le maître seul face au public, face à lui-même en quelques sortes. Il se trouve alors en proie aux modalités du jaillissement et à l’efficacité de la préparation de sa composition, bref, à des questions de méthodes et techniques. Or, dans le baque-solto, les représentations des maîtres autour du phénomène d’écriture et de préméditation sont au centre du problème, d’autant plus cardinal qu’ils sont souvent analphabètes ou illettrés et développent un malaise – parfois, un complexe d’infériorité – face à ces formes de connaissance ou de production de la connaissance. La plupart d’entre eux évoque le fait de n’avoir pas besoin de technique spécifique, ou se moque, pas toujours légèrement, des plus jeunes qui travaillent « au carnet », c’est-à-dire en collectant des mots ou des expressions qui riment pour les apprendre par cœur. Il s’agit bien d’une réaction contre ceux qui maîtrisent l’outil de l’écriture, les « autres » des maracatuzeiros qui détiennent certains devenirs du baque-solto puisque, grâce à ces instruments, ils en négocient la visibilité et la valeur marchande. L’improvisation chantée dans le baque-solto est moins l’art de la composition systématisée et « professionnelle » (comme le bertsulari basque, cf. Laborde, 2005) que celui de l’art d’une incorporation non-dite faisant que les improvisateurs sont tellement imprégnés de la tradition après avoir entendu les autres et parfois même appris leurs rimes par cœur, qu’ils sont à l’aise pour s’engager. Ils sont

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néanmoins aux prises avec cette incorporation qui peut être enfermante à force d’avoir modelé des gestes (et même un imaginaire). Une action vocale d’innombrables fois répétée implique que le chanteur puisse se prendre dans ses propres vices, cauchemar de tout improvisateur. Dans ces conditions, comment maintenir des codes sans figer la tradition ? Comment se vouer à l’imprédictibilité de conduites esthétiques dans les modalités du même ? Mais sans l’avoir répétée d’innombrables fois, il ne l’aura jamais suffisamment incorporée pour n’avoir plus à y penser – et laisser ce vide instituant une forme d’ « opacité » propice au jaillissement de la créativité « qui anime la transparence imaginée de la Relation » et « préfigure le réel sans le déterminer a priori » (Glissant, 1990 : 206) – au moment d’improviser. Ces questions se posent davantage encore au praticien d’un art de faire où les techniques du corps et musicales ne sont pas particulièrement prodigieuses/virtuoses et impressionnantes comme ici. Si un musicien de jazz ou un danseur a coutume de développer des techniques à partir des techniques mêmes de son apprentissage de manière à désapprendre ce qu’il a longuement acquis pour pouvoir s’en libérer, les tiradores de loas eux, revendiquant toujours l’inutilité d’une méthode d’apprentissage ou de désapprentissage, comptent davantage sur les dieux, mais aussi et surtout, sur leur environnement direct et sa complexité (« l’entour » chez Glissant). On le comprend, le problème ici est moins la peur de la « page blanche » ou du « trou noir » que, au fond, l’ennui de la routine. Ils semblent à l’aise lorsqu’ils se sentent en danger, moment où la pression est propice au jaillissement. Et un tirador de loas qui a une longue expérience de maestria du baque-solto a toujours ce goût de déjà vu et de déjà fait qui le fait parfois se sentir au service du public, sans engager profondément ses potentialités.

48 L’autre forme de sambada interroge de manière plus originale l’enjeu de l’improvisation chantée dans le baque-solto. Les sambada-pé-de-parede figurent en effet le dispositif du régime de la joute, et plus précisément, de la répartie. Il donne un autre rythme et un autre timbre à la performance musicale, mais il en modifie aussi totalement l’enjeu.

49 La joute est liée au jeu, et pour trouver sa pleine expression, sa part ludique doit entremêler compétitivité et relation de plaisir. En effet, les jouteurs jouent sérieux. Bien sûr, le but de chaque maître est d’avoir le dernier mot. D’en finir avec l’autre. De le « mettre six pieds sous terre », « dans sa tombe », de « le faire tomber », de l’ « entraver », de « le faire trébucher ». Or ce qui est valorisé dans ces joutes, c’est leur longueur : elles doivent se prolonger et construire de la durée. Mais ce qui les prolonge n’est pas une temporalité linéaire et continue, dans le cas présent c’est le rebond caractéristique de la répartie. On est donc dans une logique interruptive contenue chez Glissant dans l’idée de « chaos-monde » (1996 : 82) et d’ « accident poétique » (1990 : 153), et chez Benítez-Rojo dans celles de « polyrythmie » (1996 :18) et de « Chaos, où chaque répétition est une pratique qui entraîne nécessairement une différence et un pas vers le néant » (1996 : 3). Quand on dit au Brésil « De repente… », on veut, selon le ton employé, signaler la soudaineté de l’événement, ou « indiquer la possibilité ou le doute »29. En d’autre terme, du potentiel et de la contingence. Ce possible et cet imprédictible sont contenus dans le rebond, temps suspendu de la joute, prometteur d’inédit. Le rebond qui intervient entre chaque toada improvisée donne aussi à l’autre l’occasion d’une nouvelle chance. Moins au sens de lui permettre de se racheter que d’opérer à une nouvelle action, qui contient elle-même par ailleurs une faute potentielle. Car on vous pousse à transgresser, mais cette transgression doit rester dans les limites de la tradition, c’est-à-dire aussi une série de codifications. Et l’enjeu réel réside ici dans le fait de transgresser sans faire mourir l’occasion de l’échange. Car si la

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transgression de la règle du jeu est trop forte, elle rompt le fil de l’improvisation, et désorgani(ci)se l’autre improvisateur au point qu’il ne peut plus poursuivre. De là, l’attention cognitive reprend le dessus. Le fil se rompt, et l’occasion du rebond s’évanouit. Pratiquer le repente au contraire, pratiquer le rebond, c’est engager l’autre à s’exprimer. C’est s’engager, aussi, à l’écouter. En cela, on peut voir la joute comme un exercice profondément démocratique, en particulier parce qu’elle entérine une forme conflictuelle constructive. Car ce qu’elle produit avant tout est bien une éthique de la rencontre, ou mieux, ce que François Laplantine appelle une « écriture de la relation » : « Une écriture de la relation est celle de la conflictualité démocratique. Pensée du contre (non du consensuel), de l’avec (pas de la domination) mais surtout de l’entre (expérimentation des formes de la rencontre et des manières d’en rendre compte) » (Laplantine, 2009 : 36).

50 Défier l’autre, c’est aussi escompter de l’autre. Évidemment, l’agressivité, la malice et la provocation existent dans les énoncés. Deux personnalités sont l’une en face de l’autre et tentent de se déstabiliser, en vérité, de « se faire tomber ». On pourrait dire que l’on se trouve entre les dirty dozens nord-américains qui touchent aux références familiales et mettent en exergue les défauts et échecs de l’autre non sans l’insulter (typiques du repente), et la poésie des cantigas nordestines, où la plastique de la rime joue sur le sens et bâtit l’univers poétique. C’est là que le jeitinho – mode de navigation sociale condensant ladite brasilité – et la fameuse malice brésilienne (la malandragem), voire la mandinga dès lors qu’elle est teintée de croyances en des divinités supérieures (comme c’est souvent le cas chez les maracatuzeiros), se matérialisent. Mais en outre, la virtuosité des maîtres s’exprime et est reconnue dans le soutien de la joute : on renvoie la balle, on laisse l’autre s’exprimer, on l’écoute attentivement, et on le met à l’épreuve. D’autant mieux qu’on espère qu’il renverra une mise à l’épreuve d’un même niveau, sinon plus haut. Mais pour accéder à l’autre, encore faut-il l’écouter et l’observer lui, au lieu de s’écouter parler soi, avant de prétendre pouvoir alimenter le terrain en le fertilisant. Comme si l’enjeu de ces joutes, au fond, était une mise à l’épreuve de soi par l’épreuve des autres. Le rapport à la transgression que ces joutes dessinent concerne la manière dont on va s’approprier ce que l’autre dit et la façon dont il va transformer ce qui se préformait déjà dans sa tête avant même que le rebond ne lui en donne l’occasion. Ce n’est plus l’un après l’autre, l’un derrière l’autre, mais c’est l’un par l’autre. La sambada-pé-de-parede propose un dispositif entièrement tendu vers ce moment du rebond qui condense l’entre-deux du jeu de la collectivisation. Puisqu’il condense les prises de risque dans ce bref moment d’une solitude pleine, il dégage ces maladresses qui rendent leur sapidité au sentiment de déjà vu du geste et déjà entendu de la parole. Mais plus intéressant, il exige de l’autre autant qu’il exige de soi à jouer de ces formes apparemment fixes de faire et de dire. On assiste bien alors à une « écriture de la relation » entendue comme interruptive, imprédictible, et qui se répète, conditions de la créolisation. Le mode d’être maracatuzeiro, qui est manifestement un mode de faire et d’être sensible, c’est d’être singulier dans la collectivité tout en fabriquant de la collectivité. Ou, comme dirait Glissant, « la possibilité pour chacun de s’y trouver, à tout moment, solidaire et solitaire » (1990 : 145). Comme si la singularité n’était réalisable que précisément dans un processus de créolisation qui est un processus de mutation dont la spécificité repose sur la rythmicité et la diversité des éléments en interaction.

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Conclusion

51 Les modes de production et les modes de socialisation du maracatu-de-baque-solto semblent bien manifester une créolisation toujours à l’œuvre où rythme et divers sont des forces mouvantes et créatrices. Cette « force poétique » n’a rien d’abstrait et ne se dissout pas dans les limbes liquides d’un monde uniformisé. Pris entre deux formes de mettre au jour leur pratique, les maracatuzeiros développent une multitude d’échappatoires faisant qu’on ne peut jamais les réduire au statut de sujet de.

52 En tant que pratique musicale, le baque-solto s’impose en modèle de fabrique de « techniques de relation ». Recomposition de fragments établissant sa propre Plantation, de plus en plus reconnue en tant que telle et sollicitée pour elle-même par ses « autres », il exprime, selon qu’il est aux prises avec le circuit ouvert globalisé de la musique ou avec l’entre soi et ses crispations identitaires, une critique permanente contre l’enfermement, la catégorisation, et l’exclusion. Dans ses manières de faire comme dans ses manières de se relationner au monde.

53 De condition carnavalesque, il figure bien cette « machine spécialisée dans la production de bifurcations et paradoxes » (Benítez-Rojo, 1996 : 25) pouvant incarner ses compétences à se mouvoir dans le monde fluide, pénétrer des expressions nouvelles ou s’en laisser imprégner alors même qu’il reste identifiable et travaille à cultiver ses « idiorrythmies », inatteignables et utopiques comme le rappelle Barthes (2002 : 25). Mais c’est surtout les manières dont il est mis au jour et exprimé qui matérialise ses créolisations sonore et sociale, et exemplifient l’appareil conceptuel – qui vraiment est matériel – pensé pour exprimer cette dynamique.

54 Les maracatuzeiros ont choisi les logiques de l’improvisation comme moyen d’expression. Dans sa configuration carnavalesque, l’espace où il doit légitimer sa place dans l’espace socio-esthétique pernambucano, le baque-solto, un individu collectif seul contre ses autres, se démêle avec la suite rythmique du jaillir, composer, incorporer, désapprendre se connaître et s’engager, l’exhortant à cultiver sa singularité. Dans sa modalité sambada, l’espace interne à sa propre communauté, chaque maracatuzeiro (individus psychiques aux prises avec le carcan de la tradition) utilise la suite rythmique du prolonger, rebondir, engager l’autre et renchérir, soit la répartie pour politique, établissant ainsi l’exercice de la démocratie.

55 Et c’est avec le rebond qu’il traite ses contradictions et celles des autres entités (musicales, socioculturelles, économiques, institutionnelles, politiques) qu’il rencontre. Il s’agit bien d’une pratique du chaos entendu comme « poétique de la relation », intervenant par répétition dans une logique interruptive mais qui se nourrit de ses propres sources et compétences, réalisant dans ses errances, qui sont des empiriques, l’opacité provoquée par l’imprédictibilité de l’acte et la diversité de ses réceptions.

56 Comme si le baque-solto nous ramenait aux confins de l’enjeu de la relation humaine. Qui n’a rien d’illusoire ou d’abstrait puisqu’il se produit : « Le performer, écrit Benítez- Rojo, à travers sa performance, peut résoudre le paradoxe de son identité. Mais seulement poétiquement » (1998 : 61). L’identité qui les préoccupe n’est pas territoriale, ni raciale, ni nationale : c’est une esthétique, une praxis poétique dont ils n’ont de cesse d’explorer les rythmes, et fabriquer à travers eux de la Relation, ou « l’expression d’une force qui est aussi sa façon : ce qui se fait du monde, et ce qui s’y exprime » (Glissant, 1996 :174).

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57 Pour finir, on perçoit que les créolisations à l’œuvre dans le baque-solto dépassent largement l’anthropologie du fait musical. Rythme et diversité appréhendés ensemble pourraient par ailleurs préfigurer une heuristique pour l’analyse des pratiques humaines, plus ou moins organisées, plus ou moins spectaculaires, plus ou moins extra- quotidiennes, plus ou moins artistiques, et poser les jalons d’une anthropologie de l’esthétique en tant que perspective analytique. L’objet esthétique ne dit rien en lui- même comparé à ses modalités d’être fait. Rythme et diversité ne sont-ils pas les produits et ce avec quoi la plupart des sociétés contemporaines, et notamment celles qui sont en pleine mutation, doivent s’ajuster en permanence ?

58 La créolisation entendue comme processus de mutation s’avère une notion pertinente pour décrire la qualité d’un mouvement spécifique en terme temporel et sensible, rythmique et esthétique. Elle donne aussi des clés pour une lecture plus élargie des pratiques dès lors qu’elles relèvent d’une complexité exacerbée. Cette remarque induit que l’on puisse s’intéresser à un autre problème complexe s’il en est, à savoir celui du « populaire » dans les pratiques culturelles, qui n’a pas été discuté ici et qui y est pourtant pierre de touche. Il ne s’agit pas de concevoir le populaire comme un ensemble d’objets constituant un corpus, ce sur quoi les pratiques de patrimonialisation s’appuient et ce dans toutes les sociétés peu ou prou globalisées. Il s’agit de comprendre le populaire comme quelque chose qui ne fabrique pas des autres mais révèle, en quelques sortes, ce qui nous apparente et nous familiarise, ce qui fabrique du lien sans lisser les aspérités de la différence. Le populaire débarrasse de l’encombrement idéologique pour accomplir la rencontre, une interpénétration réalisée. Il s’agirait davantage d’une temporalité rythmique matérialisée puisqu’elle engagerait à la fois le corps, la physiologie, le sensible, et la mouvance des cadres sociaux dans les processus d’individuation. Il s’agirait de l’appréhender en terme de fabrique de relation. L’ethnographie sur le terrain des pratiques musicales aux prises avec leurs différents réseaux de relation pourrait donner suite à approfondir cette question.

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NOTES

1. Ces chiffres concernent l’édition 2011 du carnaval de Recife et sont publiés dans un rapport en ligne sur le site officiel de la Mairie de Recife (Prefeitura do Recife). Voir : http:// carnavaldorecife.com.br/2011/noticias/313/carnaval-leva-multidao-aos-polos-e-movimenta- meio-bilhao-na-economia 2. La publication (1937) du Premier Congrès Afro-Brésilien, tenu à Recife en 1934, s’ouvre sur « le problème noir ». Voir Congresso Afro-Brasileiro (1988). 3. Sur le Modernismo et ses aspects régionaux au Brésil, voir Oliviery-Godet & Boudoy (2000). 4. C’est la date de sa première occurrence écrite, sous la plume de Gilberto Freyre (2007). 5. Or, tout porte à croire que le Maracatu Nação provient de matrices culturelles bantou, ce qui suppose qu’il serait passé par un processus de « iorubaïsation ». Voir Garrabé (2011). 6. Pour forger ce concept, Benítez-Rojo (2006 : 74-75) s’inspire du Contrapunteo d’Ortiz (1991) et de la définition de Mintz des Caraïbes en tant que « societal area». 7. Il y a peu d’analyses (ethno)musicologiques du maracatu-de-baque-solto, à part Veloso & Astier (2008), et Amorim (2002), où l’analyse en question est plutôt celle du poème. Je remercie Lucia Campos pour la première référence. Santos & Resende (2005), ont livré une méthode contenant certains éléments d’analyse, mais peu approfondis. 8. Denis Constant-Martin (2007 : 167) termine sa remarquable lecture sociologique d’Édouard Glissant en signalant que l’anthropologie devrait s’ouvrir davantage à ces auteurs pour lesquels l’esthétique est moteur des relations sociales. Il évoque même une “théorie de la relation généralisée”, que je cautionne totalement. 9. La notion de maracatu rural est attribuée à l’anthropologue américaine Katarina Real (Catherine Royal) dont l’ethnographie constituant l’un des corpus les plus anciens et les plus importants sur le baque-solto, paraît en 1966. Le musicologue César Guerra-Peixe est l’auteur d’une note célèbre dans son ouvrage (1980 : 23) où il critique ce geste, dans lequel on peut voir un caractère hégémonique. 10. « C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée [double consciousness], ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double [two-ness] – un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure. […] Dans cette fusion, il ne veut perdre aucun de ses anciens moi. […] Il voudrait simplement qu’il soit possible à un homme d’être à la fois un Noir et un Américain […] » (Du Bois, 2007 : 11-12). Traduction : Magali Bessone. J’ajoute entre crochets les termes originaux de Du Bois. 11. En ce sens, les termes portugais batida (battue), pancada (frappe) et toque (touché), sont ses synonymes dans la terminologie musicale employée par les maracatuzeiros. 12. À ne pas confondre avec le samba de maracatu, une autre pratique musicale désignant un patron rythmique plus proche d’un mélange entre les structures rythmiques du samba et du maracatu-de-baque-virado. 13. On doit souligner la mise en scène de son rôle de porte-parole. À une certaine époque, on pouvait voir les maîtres utiliser des porte-voix, puis des hygiaphones, remplacés aujourd’hui

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mais pas systématiquement, par des micros. La puissance vocale du maître compte dans l’appréciation de sa prestation. 14. C’est pourtant ce qu’ils font par définition, puisque le maître improvise. Mais l’attention des musiciens et du maître est toute dirigée vers l’évolution du groupe des danseurs. De plus, le contremaître doit répéter mot pour mot, rime pour rime, ce que le maître vient d’improviser. 15. Dans une période comprise entre 1940 et 1970, Ferreira (1946), Oliveira (1948), Bastide (1995), Cascudo (2004), Guerra-Peixe (1980) et Real (1990) ont tous admis les limites de leur compréhension du surgissement du phénomène. 16. Dans The repeating Island, “le peuple des eaux” (The People of the Sea) représentant les populations archipéliques, devient concept et caractérise la créolisation par leur expérience de la navigation et de la confrontation avec les forces naturelles ayant modelé leurs modes d’expression, de perception et de relation au monde (Benítez-Rojo, 2006 : 17). Notons par ailleurs que Glissant ouvre sa Poétique de la Relation (1990) par deux paraphes significatifs : “Sea is History” (Derek Walcott) et “The unity is sub-marine” (Edward Kamau Brathwaite). 17. L’ethnomusicologue Carlos Sandroni (2009 : 64) remet en question l’étiquette « mouvement » pour ce phénomène en mettant en lumière la variété de ses productions. 18. Le premier manifeste du Mangue Beat, Caranguejos com cérébro (« Des crabes avec un cerveau », les crabes représentant la nouvelle génération des mangueboys et manguegirls) a été écrit en 1993 par Fred Zéro Quatro, membre du groupe Mundo Livre S/A, considéré comme l’un des plus importants instigateurs et pionniers du mouvement, avec le groupe Chico Science & Nação Zumbi. En accès libre : http://www.fafich.ufmg.br/manifestoa/pdf/caranguejos 19. Voir une discographie non exhaustive en fin d’article. 20. Le film Saudade do Futuro, qui a connu un immense succès, revient sur la trajectoire du repente à São Paulo, montrant les Nordestins autrement qu’à travers leurs devenirs concierge ou portier dans les grandes métropoles du Sud. Le futur, pour eux, est dans le repente. 21. Bezerra (2006) utilise le paradigme de l’anthropophagie, Tesser (2008) et Morais de Souza (2001) utilisent le champ sémantique de l’hybridation. Tous, y compris Sandroni (2009), développent la question local/global sans parler toutefois de “glocal”. 22. Rejane Calazans (2008:183) parle de “croulização” à partir de la définition de M. L. Pratt in Imperial Eyes: travel writing and transculturation (London: Routledge, 1992) pour enfin lui préférer les notions d’entre-deux et d’interstices de Homi Bhabha. 23. Ce projet a été idéalisé par Afonso Oliveira, producteur du groupe et Jorge Mautner, avec le soutien de la FUNARTE, de la FUNDARPE et du Ministère de la culture (MinC). 24. On peut écouter sur des serveurs en accès libre plus de 18 versions différentes. Voir discographie en fin d’article. 25. Kaos, 1963 Martins Editora ; Fundamentos do Kaos, Ched Editora, réédités dans son œuvre écrit, Mitologia do Kaos, Obras completas, 2002 Editora Azougue. 26. J’accompagne ce projet qui pose par ailleurs la question complexe de l’institutionnalisation et de la patrimonialisation entre deux institutions du patrimoine culturel immatériel brésilien : les Pontos de Cultura a priori tournée vers les acteurs du patrimoine en question ; l’IPHAN et l’UNESCO-Brésil, a priori tourné vers la mondialisation des valeurs du patrimoine. Les deux maracatus y sont actuellement en phase d’enregistrement. 27. « La notion de polyrythmie (des rythmes coupés au travers par d’autres rythmes, qui sont à leur tour coupés par d’autres rythmes) – si elle nous mène au point où le rythme central est déplacé par d’autres rythmes d’une telle façon qu’il ne fixe plus aucun centre, jusqu’à se transcender en un état de flux – pourrait justement définir le type de performance qui caractérise la machine culturelle caribéenne. » (Benítez-Rojo, 2006 : 18) 28. Voir Dicionário Houaiss da lingua portuguesa, entrée “Improviso” (2004 : 1787). 29. Dicionário Houaiss da lingua portuguesa, entrée « Repente » (2004 : 2430).

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RÉSUMÉS

Le maracatu-de-baque-solto est une forme à la fois musicale, chorégraphique et dramaturgique de la Zona da Mata Norte de Pernambuco (Brésil), qu’on peut voir au climax de sa spectacularisation pendant le carnaval de Recife, capitale de l’État. Née sur les plantations de canne à sucre au début du XXème siècle, elle présente deux éléments qui lui sont exclusifs, son patron rythmique, le baque-solto, et son personnage métonymique, le caboclo-de-lança, caractérisés par une diversité aujourd’hui très valorisée, mais stigmatisée dans les premiers corpus folklorique et (ethno)musicologique s’y étant intéressés. À partir de ces spécificités et des nombreux éléments caractérisant l’expression de ses dynamiques, ce texte propose d’observer la praxis musicale dans le baque-solto comme possible matérialisation de la notion de créolisation telle que la propose le poète et essayiste martiniquais Édouard Glissant, et que décrit un autre poète et essayiste cubain, Antonio Benítez-Rojo, en s’appuyant sur un appareil notionnel similaire mais non identique. Après un bref exposé de l’incidence de sa construction folklorique dès son insertion au carnaval dans les années 1930, sur les plans discursifs et formels, la deuxième partie présente une analyse ethnographique de la pratique dans ses deux modalités, le carnaval, et les sambadas caractérisées par les joutes d’improvisation poétique chantées. La troisième tente de montrer comment ces dynamiques à l’œuvre instituent sa singularité, c’est-à-dire ses modalités du divers et du rythme, toutes deux appréhendées au prisme de ses logiques musicales et sociales.

INDEX

Mots-clés : maracatu-de-baque-solto, créolisation, esthétique, rythme, relation

AUTEUR

LAURE GARRABÉ

Universidade Federal de Santa-Maria PPGCS/GEPACS - Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord

Parcours anthropologiques, 8 | 2012 163

Musique sertaneja, sonorités du quotidien et expériences corporelles au féminin (Goiás, Brésil)

Marina Rougeon

1 Partant d’éléments ethnographiques, cet article propose de réfléchir aux rapports entre les sonorités quotidiennes propres à certains quartiers brésiliens d’aujourd’hui et les modalités corporelles de déplacement des femmes dans ces espaces. L’ethnographie en question s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale en cours1. Elle se situe dans une région peu investie par l’anthropologie, le Centre Ouest brésilien, et plus spécifiquement dans certains quartiers de la ville de Goiás, les quartiers de João Francisco et Aeroporto, dans lesquels vit la plus grande partie des habitants2.

2 C’est la nécessité de penser ensemble les sonorités, les espaces et les expériences corporelles quotidiens qui sous-tend cette réflexion. L’idée d’ambiance développée par Jean-François Augoyard au sens de « fond du sensible » qui « naît de la rencontre entre les propriétés physiques environnantes, [la] corporéité avec sa capacité de sentir-se mouvoir et une tonalité affective » (2007/2008 : 60), me semble particulièrement opérante dans ce sens, dans sa dimension sonore. Elle sera donc au cœur de la problématique ici proposée. Comment les corps de femmes répondent à cette ambiance sonore et s’en imprègnent, participant ainsi de la construction d’un univers féminin par leur manière de se déplacer dans l’espace ?

3 Pour y répondre, je présenterai les sonorités du quotidien qui meuvent les quartiers João Francisco et Aeroporto, et en particulier la dimension musicale de ces ambiances sonores à l’articulation des espaces extérieurs et intérieurs, en privilégiant un genre musical particulier, les musiques sertanejas. Il sera ensuite question de souligner le rapport entre sonorités, écoute et réponses par le corps à ces musiques de la part des femmes pour comprendre l’existence de véritables chorégraphies de la séduction alimentant un univers affectif féminin.

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Espaces des quartiers et sonorités du quotidien

4 Ces quartiers sont traversés de rues aux pentes recouvertes d’une insignifiante couche de goudron, érodée peu à peu par les torrents que la pluie y déverse, heure après heure, jour après jour, jusqu’à former des crevasses, des arêtes, des cratères, marques de l’hiver. Plus loin encore, là où les femmes font sécher leur linge sur les fils barbelés du terrain d’en face à vendre, la rue est faite de chemins de terre, qui deviennent une grande mare boueuse pendant la saison des pluies. Pendant la saison sèche c’est la poussière rouge qui s’y accumule. On découvre parfois entre les maisons serrées les unes contre les autres des ruelles improvisées, des passages serrés, improbables, qui se glissent dans les jardins, entre les cours, et constituent la limite entre chaque terrain. Ces maisons forment des lignes, des courbes arc-en-ciel, participant au jeu de la pluie et du soleil. Les murs se colorent d’une semaine à l’autre, repeints de haut en bas avec les couleurs vives de la nouvelle gamme d’une marque bon marché qui attirent l’œil et démarquent ces maisons de celles qui demeurent couleur de brique et de ciment. En se promenant dans ces quartiers, nés au cours de la première moitié du siècle dernier, on se sent entre ville et campagne. Gagnant toujours plus de terrain sur les champs alentour, ils constituent en quelque sorte les marges pionnières de l’urbanisation.

5 Les parapluies des femmes, les sombrinhas, mettent en mouvement ces chemins, par beau ou mauvais temps. Ils leur permettent de se protéger du soleil ou de la pluie, mais aussi du regard des autres, trop curieux, ainsi que de masquer celui qu’elles portent à leur tour sur ceux et celles qu’elles croisent. Leur ondulation suit le rythme de leurs hanches. Elles sont les actrices principales de ces espaces, dans la durée. En cela, elles en sont une référence incontournable. Au quotidien, ce sont elles qui se retrouvent pour discuter dans les maisons, dans les cuisines et les jardins, mais aussi dans la rue, surtout en fin d’après-midi. Circulant d’une maison à une autre, se rendant visite mutuellement, elles s’échangent des objets, des paroles et des regards qui constituent le liant de leur vie quotidienne auquel les hommes ne participent que de manière indirecte. Ces femmes alimentent ainsi des relations de solidarité au niveau des relations de parenté (mère, sœur, marraine, agregada3, entre autres), mais aussi dans le cadre des relations de voisinage. L’ethnographie que j’ai menée auprès d’elles s’est inscrite peu à peu dans ce tissu relationnel. Pour comprendre leurs présences dans ces quartiers, j’ai accompagné à l’occasion de mes divers séjours leurs trajectoires quotidiennes. Elles sont souvent à l’initiative de déplacements d’un quartier à un autre, de leurs quartiers vers le centre historique de la ville, situé « en bas », de la ville à la campagne comme elles ont l’habitude de le faire plutôt les dimanches, et de Goiás vers d’autres villes alentour, jusqu’à Goiânia le plus souvent, la capitale de l’État de Goiás. Dans les quartiers, leurs parcours les amènent souvent à passer par la place principale, João Francisco, où l’on trouve plusieurs supermarchés, des magasins de meubles, d’habits, des vendeurs de glace, des bars - botecos, une papeterie, et un peu plus loin, des cybercafés. C’est ici qu’a lieu également le marché du dimanche matin et que se trouve la seule église catholique en dehors du « centre historique », l’église de Santa Rita.

6 Ainsi, en suivant leurs pas, mes hanches ont adopté leur rythme, et j’ai pu comprendre comment le quotidien de ces quartiers prend forme, et à quel point leurs trajectoires façonnent ces espaces. Ce faisant, il s’agit pour ces femmes de trouver une place légitime dans ces quartiers pour des pratiques et des valeurs issues de la campagne, a

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roça. Leurs expériences quotidiennes inventent au jour le jour de nouvelles manières de vivre la ville à partir de ces quartiers qui en deviennent des espaces à part entière, ce qui contribue à transformer le paysage de Goiás. L’usage fait ici de la notion de paysage4 vient ratifier les propos de Jorge Santiago lorsqu’il écrit que « le paysage est à la fois système d’idées, conception du monde et de pratiques sociales » (2007 : 10), et donc qu’ « il ne peut exister une perception cohérente du paysage sans la connaissance de la vie sociale qui le remplit, sans la saisie interne des pratiques, des habitudes sociales et culturelles existant chez les individus qui circulent et agissent dans les différents paysages qu’une ville comporte dans sa sédimentation de différents temps vécus » (ibid. : 9).

7 Les quartiers de la ville de Goiás, comme ceux de nombreuses petites villes du Centre- Ouest brésilien5, sont habités par différentes sonorités6. On peut entendre au quotidien les annonces faites depuis les haut-parleurs de voitures réservées à cet effet, arpentant les rues des quartiers au pas. Promotions au supermarché, « camions de pastèques », slogans politiques en période électorale sur des airs de musique sertaneja dont les refrains répètent en boucle le numéro du candidat, mais aussi annonces de décès, invitations aux habitants à se rendre à des débats publics organisés par la municipalité, entre autres. Souvent passées par des voix d’hommes, elles interpellent directement les donas de casa, les maîtresses de maison.

8 L’architecture locale contribue à créer une ambiance sonore particulière. Les maisons, serrées les unes contre les autres, n’ont pas de revêtement intérieur, et les toitures laissent toujours entrer et sortir une circulation d’air appréciée à l’époque de la sécheresse, qui dure des mois de juillet à octobre, même si les nombreux incendies à cette période remplissent les maisons de cendres noires épaisses qui tombent des jours durant. Quand le vent froid arrive, vers la fin mai, il passe sous les tuiles et traverse les pièces. Les sons aussi s’y glissent, en permanence. D’une chambre à l’autre, d’une maison à l’autre. La limite entre espaces intérieurs et extérieurs est ténue et la présence des autres, visuelle, olfactive et sonore pour ce qui nous intéresse ici, se propage facilement.

9 Ainsi, les sons se diffusent au dehors, dans des espaces de proximité auxquels ils attribuent une tonalité particulière. En effet, les sons donnent une épaisseur à l’air, le font bouger, vibrer d’une manière spécifique, et l’amènent à conférer aux espaces qu’il traverse une énergie qui leur est propre. Les personnes qui vivent dans ces espaces et qui contribuent à l’émission de ces sons s’en trouvent alors imprégnées. À leur contact, ils sont eux aussi touchés par ces vibrations. Une énergie singulière se dégage alors de la rencontre entre les corps et les sonorités, qui participe à la construction des espaces dans lesquels ils se meuvent7. Nous sommes ici tout à fait dans le sillon que de ce François Laplantine appelle une pensée de l’énergie (2005).

10 Comprendre la manière dont la mise en mouvement des corps de femmes dans les espaces de ces quartiers est liée aux sonorités et plus spécifiquement aux sonorités musicales qui les habitent au quotidien revient à mobiliser la notion d’ambiance sonore dans le sens d’un « phénomène de diffusion du sensible » (Thibaud, 2010 : 208) comme l’entendent les chercheurs qui, à la suite de Jean-François Augoyard (1979), réfléchissent en termes d’esthétique des ambiances dans la ville, faisant une lecture sensible de la manière d’habiter les espaces. L’esthétique dont il est question est bien l’ Aesthesis, la perception par les sens. Ville à l’épreuve des sens (Thibaud, 2010), ville charnelle (Thomas, 2007, 2010), il s’agit pour ces auteurs de réaliser une écologie

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sensible, c’est-à-dire de s’intéresser à la manière dont les qualités sensibles d’un environnement modèlent et modulent les déplacements, la gestuelle des corps.

11 Il est important de mentionner d’autres composantes de l’ambiance sonore de ces quartiers. Les voix tout d’abord, et surtout celles des femmes et des enfants. Elles ne s’élèvent qu’en cas de réprimandes, allant des cris aux pleurs. Les modes d’expression conflictuels entre femmes sont quant à eux presque silencieux. On parle généralement tout bas, la forme narrative privilégiée dans ces cas-là étant les fofocas, les cancans. Il y a également les voix des prières, rezas et ladainhas8, plus discrètes que celles des prieuses de neuvaines, rassemblant plusieurs habitants le soir dans les maisons, et que celle du Père Robson dont l’émission matinale sur la chaîne de télévision Rede Viva depuis le lieu de pèlerinage le plus fréquenté de la région, Trindade, où l’on vient vénérer le Divino Espirito Santo, connaît un grand succès auprès des femmes plus âgées. Soulignons que plus récemment, depuis quelques années seulement, on entend passer des voitures dans les rues des quartiers9. Enfin, les sonorités de la télévision avec ses réclames, ses dessins animés, ses telenovelas et ses émissions de divertissement, notamment des chaînes Sbt, Record et Globo, sont presque omniprésentes. Les animateurs parlent fort, souvent sur un fond musical rythmé, festif, avec un enthousiasme débordant caractéristique de cet univers de l’industrie culturelle brésilienne. Les émissions du dimanche ont un succès important, entre autres du fait qu’elles invitent des musiciens, comme dans le programme de la chaîne Sbt, « Domingo Legal ».

12 Ainsi, parmi ces sonorités, c’est à la musique que je donnerai ici une importance particulière. Elle s’écoute depuis la télévision, en DVD, qui ajoute une dimension visuelle à l’expérience sonore, depuis une chaîne hi-fi en CD, ou encore à la radio. La plupart du temps, elle est appréciée avec un volume sonore élevé, qui passe facilement d’une maison à une autre. En parcourant ces quartiers, surtout les dimanches après- midi ou à l’heure de la sieste10, on perçoit ainsi aisément plusieurs formes musicales contemporaines émises depuis ces différents appareils présents dans presque tous les salons des maisons, qui plaisent particulièrement aux femmes et aux jeunes filles : le forró11, la musique axé, une tendance musicale urbaine et très commerciale dérivée du samba, la musique brega, sur laquelle nous reviendrons, et surtout, la musique sertaneja. À celles-ci vient s’ajouter le funk carioca, un style musical né dans les années 1980 à Rio de Janeiro qui a pour base rythmique la techno, rythme de discothèque. C’est un genre qui se prête particulièrement bien à l’auto-production, c’est pourquoi l’élaboration des albums, de l’enregistrement au montage jusqu’à la diffusion, est réalisée localement, dans les quartiers et pour les quartiers, ce qui va de pair avec une liberté d’expression d’une réalité sociale stigmatisée12.

13 Tous ces genres musicaux sont apparus dans le paysage musical brésilien entre les années 1960 et 2000. Mais après l’essor des mouvements musicaux des années 1970 et 1980, c’est surtout dans les années 1990-2000 que la grande production musicale brésilienne, jusqu’ici concentrée principalement dans les régions de Rio de Janeiro et São Paulo, s’étend à de nouvelles gammes mélodiques, instrumentales et rythmiques, qui reprennent des éléments régionaux de composantes de la société et de la culture brésilienne et en font de nouvelles formes musicales urbaines (Santiago, 2012).

14 L’État de Goiás n’échappe pas à cette tendance et devient alors la scène principale de l’industrie culturelle de la musique dite sertaneja. Il nous faut nous tourner du côté des ethnomusicologues pour définir cette forme musicale. Son nom renvoie à la musique

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produite à partir de la fin des années 1920, qui auparavant était désignée par les termes de modas, toadas, cateretês, chulas, batuques, emboladas. Elle est interprétée par des duos constitués la plupart du temps d’hommes aux voix nasales et de fausset, recherchant l’aspect mélodieux plutôt que la puissance (Carvalho, 1995), appelés « Duplas Sertanejas ». Sur cette base, relativement stable, les instruments, les arrangements mélodiques et les rythmes ont changé tout au long du XXe siècle pour adopter des éléments diffusés par l’industrie culturelle brésilienne. Les thèmes des chansons ont toujours traité du quotidien mais se sont consacrés plus particulièrement à l’amour sur un ton autobiographique, dans ce qui, par opposition à la musique sertaneja de raízes, dite « de racines »13, est désigné par le terme de musique sertaneja romantique. Cette dernière, privilégiant les guitares électriques aux traditionnelles violas14, les références urbaines aux rurales, est aujourd’hui et depuis les années 1980 le genre musical le plus produit et écouté au Brésil, s’alimentant d’influences du rock et de la country, que l’on retrouve par ailleurs clairement dans les codes vestimentaires mobilisés. La musique sertaneja met en scène dans le cadre de la ville des sonorités entre autres issues du monde rural, après leur avoir fait subir un processus de modernisation. L’ethnomusicologue Martha de Ulhôa Carvalho écrit dans ce sens : « Les changements de style et le prestige croissant attribués à la musique sertaneja reflètent aussi bien les sentiments personnels envers la vie et les histoires de vie de leurs créateurs, comme ils illustrent l’impact des transformations complexes du Brésil du XXe siècle : migration interne, urbanisation, industrialisation, et modernisation des moyens de communication et de transport. Mon hypothèse est que la musique sertaneja a été utilisée principalement par des migrants comme un moyen de rendre plus facile l’absorption de nouvelles valeurs culturelles - elle devient un moyen d’adaptation des personnes issues de la zone rurale dans la société urbaine » (Carvalho, 1995, traduction libre par mes soins).

15 Le film de Breno Silveira, 2 filhos de Francisco (2005), qui raconte l’histoire de l’une des Dupla sertaneja les plus célèbres actuellement, Zézé de Camargo & Luciano, permet de comprendre la transformation de ces musiques dans un contexte d’urbanisation du Centre-Ouest brésilien. Il retrace la trajectoire d’un homme, Francisco, passionné de musique, dont l’ambition est de faire de ses deux fils des musiciens de renom. Travaillant la terre près de Pirenópolis, dans l’intérieur de l’État de Goiás, il est taxé de fou - doido - pour avoir de telles aspirations qui l’amènent à échanger une grande partie de sa récolte contre une guitare et un accordéon qu’il offre à ses aînés âgés d’une dizaine d’années. Il n’hésite pas non plus quelques mois plus tard à changer radicalement de vie en déménageant, lui et sa famille, à Goiânia quand son beau-père lui réclame les terres sur lesquelles il s’était établi : « c’est là-bas où se trouve le futur de ces garçons » dit-il. Nous sommes dans les années 1970, et un impresario repère le duo Camargo & Camarguinho, leur premier nom de scène, dans la gare routière de la capitale où ils jouent pour tous ceux qui comme eux ont quitté la campagne pour la ville. Après un début de succès qui se clôt par un accident de voiture tragique au cours duquel périt le plus jeune des deux musiciens, un second duo se forme dans les années 1990 avec un autre garçon de la famille, Zézé de Camargo & Luciano. Cette fois-ci, le lieu de conquête de la gloire se déplace et c’est à São Paulo, où le duo se trouve en compétition avec des nouvelles célébrités, que le plus âgé démarche auprès des maisons de disque pour décrocher un contrat. Breno Silveira met à nouveau en scène le père comme l’acteur principal de cette volonté de réussir. Il apporte un premier enregistrement sur K7 à une radio de Goiânia et réussit à créer un auditoire assez important pour que l’une des chansons, É o amor, remporte un record d’audience. Face à

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ce succès, le producteur accepte de se lancer dans la diffusion de leur premier album. Le film montre ainsi l’ascension sociale de ces garçons, et à travers eux de cette famille, qui ont affronté de multiples difficultés grâce à leur bravoure et à ce qui est perçu comme de l’anti-conformisme de la part de leur père, pour accéder à la reconnaissance nationale d’une musique issue de la terre. Très romantisé, il termine sur une séquence intéressante, la mise en scène du retour à la terre natale cette fois-ci non pas par les acteurs mais par les vrais chanteurs et leurs parents, comme un pèlerinage qui clôt l’histoire sur une note de nostalgie.

16 Il convient de s’attarder quelque peu sur le regard porté sur ces formes musicales. D’une manière générale au Brésil, les formes artistiques issues des régions rurales et des périphéries urbaines sont méprisées par les classes aisées qui les jugent de mauvais goût, ringardes, simplistes, que ce soit pour leur mélodie, leur rythme ou leurs paroles. En un mot, elles sont considérées comme bregas (Araujo, 1988 ; Martins, 1990). Le terme brega présente une certaine ambivalence car s’il sert d’une part, et ceci dès les années 1960, à disqualifier plusieurs formes musicales populaires, le plus souvent à forte connotation romantique, comme c’est le cas avec la musique sertaneja, il renvoie par ailleurs à un genre musical particulier. Il recouvre donc plusieurs sens qui sont liés entre eux, du fait qu’il peut s’agir d’un adjectif qualificatif imposé de l’extérieur aux classes populaires jugées pauvres culturellement - telle ou telle musique est brega, mais aussi d’un style musical relativement récent qui mobilise ce vocable comme pour retourner le stigmate qui lui était jusqu’ici rattaché, dans le sens goffmanien du terme (Goffman, 1975), dans l’objectif de se l’approprier et ainsi de s’auto-désigner. C’est ainsi que naît dans les années 1990 la « musique brega » portée par des artistes de Belém, dans l’État du Pará, comme pour défier les normes esthétiques des classes aisées, et dans son sillon, la « musique brega calypso », qui connaît un succès important également dans les quartiers de Goiás15.

17 Faut-il voir dans l’existence d’un tel préjugé l’une des raisons pour lesquelles les anthropologues ne s’intéressent que trop peu à la musique sertaneja ? Dans quelle mesure ce silence à leur égard contribue-t-il au défaut de reconnaissance qui les touche ? Comme l’écrit Martha de Ulhôa Carvalho, qui s’est prêtée à l’exercice de dégager l’esthétique propre à cette musique à partir d’une ethnographie à Uberlândia dans l’État de Minas Gerais, « la plupart des travaux, en nombre assez réduit d’ailleurs, qui traitent de la musique sertaneja, interprètent sa signification du point de vue de sa production, c’est-à-dire en l’approchant par le biais de ses aspects industriels, par opposition à ses origines artisanales » (Carvalho, 1995, traduction libre par mes soins). Remarquons que, même si la plupart des travaux auxquels l’auteur renvoie ont été réalisés avant les années 199016, date à laquelle cette forme musicale a connu une transformation importante, il n’est pas difficile de saisir ici l’enjeu de taille que se proposent de relever ceux qui choisissent d’étudier ces formes musicales. Il s’agit en effet d’éviter deux biais qui témoignent des préjugés que le chercheur a du mal à expliciter vis-à-vis de son sujet de recherche, le mépris et la nostalgie, et ainsi d’éviter l’appauvrissement d’une pensée binaire qui oppose la ville et la campagne, la tradition et la modernité, les classes populaires aux classes aisées. Ces préjugés, qu’ils soient négatifs ou positifs, contribuent à alimenter l’illusion d’une imperméabilité entre les formes expressives populaires de la société brésilienne et les autres.

18 Il s’agit ici au contraire de mettre en avant les rapports entre les différentes réalités sociales, esthétiques et sensibles que semblent opérer la musique sertaneja aujourd’hui.

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Au-delà de l’importance de sortir des préjugés, prêter l’oreille à ces sonorités spécifiques et faire une analyse de ce qu’elles produisent en termes de corporéités présente un intérêt majeur, du fait qu’il s’agit des formes d’expressivité privilégiées par les femmes avec lesquelles j’ai cohabité sur le terrain. Si ces sonorités musicales sont minorées ailleurs, elles sont présentes partout dans les quartiers de Goiás.

Musiques et chorégraphies de la séduction

19 Comment les femmes de ces quartiers éprouvent ces ambiances musicales ? De ce que j’ai pu observer sur le terrain avec elles, les chansons interprétées par les artistes de musique sertaneja tiennent une place particulière dans leur univers affectif. En outre, ces écoutes quotidiennes suscitent de leur part des réponses corporelles et participent ainsi aux modalités de déplacement et à la gestuelle de leurs corps17, qui n’est pas sans lien avec les rapports qu’elles entretiennent avec les hommes, notamment quand elles sortent danser. Ainsi, je fais le constat que, provoquées entre autres par ces sonorités, les expériences sensibles que les femmes vivent dans ces quartiers au quotidien, mais aussi en situation festive, participent à l’élaboration d’un univers féminin singulier.

20 Il convient de s’intéresser à ce que les chansons, en tant que forme narrative spécifique, racontent. La plupart de celles qui composent les répertoires de sertanejo romântico ont pour thème principal, comme le genre musical auquel elles appartiennent l’indique, des histoires d’amour ou de chagrin d’amour. Un point important à souligner ici concerne les interprètes de ces chansons. Il s’agit surtout d’hommes en duo ou en solo, dont les voix douces et plutôt aiguës sont appréciées des auditrices. À ce sujet, remarquons qu’on voit apparaître beaucoup plus récemment, à partir des années 2000, une nouvelle configuration avec des chanteurs en solo. Ce ne sont plus les duos qui prédominent, et l’on peut d’ailleurs noter un changement léger de registre vocal car la voix de fausset tend à disparaître, comme chez Léo Magalhães. Son titre Locutor (Ao Vivo em Goiânia, 2009) était l’une des chansons les plus écoutées par les femmes lors de mon dernier séjour à Goiás en 2010. En voici les paroles : « Je suis sur mon portable Je te parle depuis un bar Où j’ai tout bu pour pouvoir téléphoner J’ai perdu un grand amour Je ne sais pas quoi faire Ami locuteur, je t’appelle pour te dire Envoie-lui un message et un baiser de ma part Je sais qu’elle ne perd aucun de tes programmes Elle n’ouvre pas la porte et n’a pas de portable Alors il n’y a qu’une solution pour qu’elle m’écoute Allez locuteur dis-lui que je suis complètement amoureux, fou d’amour Dis-lui s’il te plaît, dis à l’antenne, je ne sais pas vivre sans elle Qu’il y a un mec ici, à qui elle manque, plein de désirs Dis-lui locuteur, je ne veux qu’un baiser de plus18 ».

21 Une analyse rapide de ce texte met en évidence l’intérêt qu’il peut représenter pour celles qui écoutent cette chanson. Elle met en scène l’histoire d’un chagrin d’amour ou d’un amour non partagé à partir d’un univers considéré comme masculin, le bar, et de plusieurs références à des outils technologiques, la radio et le téléphone portable, dont l’utilisation est devenue ordinaire dans le quotidien des quartiers de Goiás. Le plus intéressant consiste dans le fait de prendre à parti une tierce personne pour exprimer

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ses sentiments, personne qui devient le personnage central du récit, en l’occurrence ici, le locuteur. Cette démarche, adoptée pour résoudre les questions affectives quand tout semble aller à l’encontre d’une relation entre un homme et une femme, est assez commune dans l’univers quotidien des auditrices. On imagine que pour elles, le locuteur peut tout aussi bien être l’auditeur, ou plutôt l’auditrice, qui est en posture de se sentir directement impliquée dans cette histoire. La construction narrative de cette chanson laisse une marge de liberté à celle qui écoute de se mettre à la place, ou pas, du locuteur. Il peut donc s’agir de l’homme malheureux qui transmet un message à la femme aimée par l’intermédiaire du téléphone puis de la radio, s’adressant directement au locuteur, ou du chanteur qui, dans le même but, mobilise l’intermédiaire d’autres femmes qui l’écoutent. En effet, n’oublions pas que la plupart des chansons de la musique sertaneja sont d’inspiration autobiographique.

22 Comprendre pourquoi les femmes aiment écouter ces histoires d’amour interprétées musicalement par des hommes qui s’adressent à elles, indirectement ou directement, exige de s’attarder quelque peu sur la place que prend cette expérience de l’écoute dans leurs univers affectifs. En effet, comme le remarque si justement Jorge Santiago, la chanson peut être un « véhicule utilisé pour exprimer publiquement des sentiments comme l’amour, la honte, la jalousie, la nostalgie, le mépris » (2009 : 134), et peut générer « un climat de liberté d’expression pour des hommes et des femmes des couches populaires, associant le passé et le présent, la passion et la douleur, la plaisanterie et le travail » (ibid. : 135). On parle de choses qui ne se disent pas ailleurs, ni autrement.

23 Qu’un homme exprime ainsi ses sentiments envers une femme, bien que de manière indirecte, est certainement ce qui octroie autant de succès, dans un public constitué avant tout de femmes, à la chanson de Léo Magalhães. En effet, c’est un sujet dont on ne parle pas entre hommes et femmes, surtout parce qu’on attend d’un homme qu’il ne manifeste pas ses sentiments, faute de quoi, aux yeux des autres et surtout des autres hommes, sa virilité pourrait s’en trouver menacée et il se verrait taxé de « boiola »19, c’est-à-dire d’homosexuel. Comme les femmes n’ont pas accès directement à leur univers affectif, elles se font un avis de la manière dont ils envisagent leurs rapports avec elles, à partir de ce qu’ils se disent entre eux. J’ai souvent pu écouter de mes interlocutrices, à l’occasion de discussions entre femmes dans les cuisines, ou encore au salon de beauté, ce qu’elles imaginaient que les hommes pouvaient dire à leur sujet. Ces femmes sont pour la plupart mères et célibataires20, et celles qui sont mariées souffrent fréquemment des infidélités de leurs maris, d’autant plus qu’elles finissent souvent par l’apprendre très vite. Selon elles, ce qui pousse les hommes à s’intéresser aux femmes, ce sont les relations sexuelles. « Les hommes sont des bons à rien, la chaire est faible », ai-je entendu à plusieurs reprises, ou encore « les hommes sont des animaux, ils aiment ça, tout est sexe pour eux ». Autrement dit, ils ne résisteraient pas à la tentation sexuelle que constituerait pour eux le corps d’une femme.

24 Pour revenir aux chansons de musique sertaneja, elles apportent toute une rhétorique sentimentale qui vient répondre à ce que ces femmes attendent idéalement de la part d’un homme, ce qu’elles aimeraient écouter de leur bouche, quand leur quotidien les confronte souvent à des silences, à du non-dit qui alimente chez elles l’idée d’une absence de sentiments de leur part à leur égard. C’est dans ce sens que mon hôte me demandait souvent lors de mes venues, non sans humour, de lui apporter dans mes valises « un homme avec un H majuscule » pour reprendre ses termes21, car, toujours

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selon elle, il n’y avait à Goiás pas d’hommes qui valaient le coup, seulement des homosexuels ou « des hommes avec un H minuscule » qui ne servaient qu’à faire souffrir. Si les hommes ne doivent pas montrer leurs sentiments, les artistes bénéficient comme d’un droit particulier en la matière, car ce rôle semble leur être réservé sans qu’ils soient pour autant considérés comme moins virils. Ils viennent ainsi combler un manque d’expression et d’écoute dans les rapports que les femmes entretiennent avec les hommes. C’est dans cette mesure que ces esthétiques sonores musicales et leur apport narratif participent de l’élaboration d’un univers affectif féminin.

25 L’histoire de Divina est particulièrement intéressante à ce sujet. Mère de deux adolescents, elle a fini par abandonner l’idée de construire une relation durable et assumée avec un homme. D’abord parce qu’il lui était difficile d’imaginer vivre avec ses enfants sous le même toit qu’un autre après sa séparation, du moins pas avant que ces derniers soient partis faire leur vie ailleurs22. Aujourd’hui, ses enfants étant sur le point de quitter la maison et de s’assumer financièrement, elle envisage cette possibilité, pressée que sa fille, fiancée depuis deux ans, se « case »23. Alors que dans l’expression « mère célibataire », la mère prédominait sur la femme célibataire, désormais elle sent que pour elle, la tendance s’inverse, car elle a fini d’élever ses enfants. Lors de mon dernier séjour, elle m’a confié avoir depuis peu des relations avec plusieurs hommes, ses ficantes comme elle les appelle, qu’elle retrouve de temps en temps dans les motels situés à la sortie de la ville24. Le terme ficar, « rester », est assez récent au Brésil et renvoie au fait d’avoir une relation intime passagère avec quelqu’un. Divina a trop souffert de désillusions amoureuses et a donc décidé de se désengager affectivement, sans pour autant renoncer au plaisir sexuel que peut lui procurer une relation avec un homme. En même temps, elle continue à alimenter certains éléments de sa vie affective en écoutant quotidiennement des chansons comme celle présentée ci-dessus.

26 Les chansons interprétées par les artistes de musique brega calypso et funk carioca sont quant à elles beaucoup plus sexualisées, et prennent un ton humoristique, léger et même graveleux. Lors de l’un de mes séjours auprès de ces femmes, la fille de mon amie chez qui je logeais alors, âgée de 18 ans, faisait souvent allusion, avec un air malicieux, à une chanson au titre évocateur, A piriquita, terme féminisé de periquito, la perruche, pour désigner le sexe féminin. Elle l’avait enregistrée sur son portable et me la fit écouter un jour, en la présence de sa mère, juste après le départ de sa grand-mère. En entendant la phrase principale, répétée de nombreuses fois par une voix de femme, « Qui va vouloir ma piriquita, ma piriquita, ma piriquita / Qui va manger ma piriquita... » 25, et en constatant ma réaction de surprise et d’amusement, elles éclatèrent de rire. Au Brésil, l’acte de manger correspond au fait de se nourrir, mais aussi à l’acte sexuel. La question de la nourriture, a comida, fait partie de tout un univers de plaisirs et de séduction, qui permet de comprendre la manière dont la sexualité est conçue. Roberto Da Matta écrit à ce sujet : « la comida, comme la femme (ou l’homme dans certaines situations), disparaît dans le mangeur (comedor) - ou gourmand - comilão. C’est la base de la métaphore en ce qui concerne le sexe, qui indique que le mangé est totalement embrassé par le mangeur »26. On pouvait écouter dans les maisons à peu près à cette période une autre chanson sur le même registre, Saia e bicicletinha (2009) du groupe Banda Kaçamba, que j’ai entendue pour ma part dans la bouche d’une petite fille de six ans, suscitant les rires de sa mère. En voici les paroles : « Elle sort en jupe à bicyclette, une main sur le guidon et l’autre qui couvre sa culotte

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Ca me fait frissonner quand elle pédale, mais il y a une main devant qui gêne tout le temps Je crois qu’elle a peur que la perruche s’envole, c’est pourquoi elle continue de couvrir Mets ta jupe et viens dans la rue avec ta bicyclette, je veux voir la couleur de ta culotte Elle sort en jupe à bicyclette, une main sur le guidon et l’autre qui couvre sa culotte ».27

27 Ces musiques, qui parlent d’une manière générale des rapports entre hommes et femmes, peuvent être distinguées entre musiques romantiques et musiques sexualisées. Une distinction thématique qui vient marquer une séparation entre les sentiments amoureux et les pratiques sexuelles, et qui se trouve en rapport avec des contextes sociaux d’écoute différents.

28 Comment et dans quel contexte s’écoutent ces musiques au quotidien ? L’écoute musicale est une pratique sociale qui met en rapport la musique avec un ensemble d’autres éléments qui viennent l’accompagner, comme la danse, le chant, le travail, entre autres. C’est, pour reprendre les mots de Jorge Santiago, « une attitude qui dépasse la simple audition » (Santiago, 1998 : 234). En effet, tel qu’il le signale et comme j’ai aussi pu le constater, il est commun au Brésil d’écouter la musique au quotidien en y associant une réponse par le corps, et ainsi de l’ « accompagner ». Dans ces quartiers de Goiás, la musique comme élément prédominant de l’ambiance sonore suscite une gestuelle corporelle spécifique chez les femmes, des mouvements du corps singuliers sur lesquels il faut maintenant s’attarder un peu.

29 Tout d’abord, j’ai pu observer différents contextes d’écoute à l’intérieur même des maisons. Il existe une écoute que l’on peut appeler solitaire, non pas dans le sens où la personne se trouve seule dans la maison à ce moment-là, mais dans celui où la musique écoutée n’est pas l’objet d’un échange, que ce soit narratif ou corporel. Elle se produit pendant les travaux domestiques, des moments où l’on cuisine, mais surtout à l’occasion des pratiques de nettoyage, de la maison et des habits, autour du tanque28 principalement. La musique donne aux corps des travailleuses un rythme. Elle rythme le mouvement des bras qui frottent le tissu contre la pierre, qui versent l’eau sur le sol en béton des pièces de la maison, qui nettoient dans les moindres recoins, sous tous les meubles, la poussière accumulée. Leur écoute, qui est souvent chantée et dans une certaine mesure, dansée, remplace les chants de travail comme les cantos de eito rythmaient autrefois le travail difficile des esclaves aux champs.

30 Cette écoute solitaire contraste avec une écoute collective, qui relève plutôt de moments de détente et d’amusement entre femmes, des moments de brincadeira, déclenchés à l’initiative des jeunes filles, ou des mères quand leurs filles sont encore très jeunes. Là, les mouvements du corps qui accompagnent la musique sont clairement de l’ordre de la danse, de chorégraphies qui se diffusent sur des modèles précis par le biais de DVD musicaux enregistrés par les artistes, achetés sur le marché et copiés. C’est l’occasion de se divertir autour de ce dont chacune est capable ou non de faire avec son corps pour suivre la musique. À plusieurs reprises, il nous est arrivé de nous retrouver, avec des jeunes filles et leurs mères, dans le salon de la maison à nous défier mutuellement pour danser sur du funk carioca, du hip-hop ou de la musique brega ou axé . « Vous êtes déchaînées, vous avez le feu à la casserole ! » nous lançât une fois mon hôte, à sa fille et à moi, pour nous signifier que pour bouger autant sur ce type de musique, nous devions être bien excitées. Une autre interlocutrice avait aussi

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l’habitude de mettre de la musique pour danser avec sa fille de six ans. Un jour, alors que sa nièce âgée de quelques années de plus était là aussi, nous dansions toutes dans le salon sur la musique brega calpyso d’un groupe à succès, la Banda Djavu29. Les fillettes cherchaient à reproduire la chorégraphie des danseuses du groupe, qu’elles avaient vue à la télévision ; pour cela, elles avaient détaché leurs longs cheveux et les rejetaient en arrière avec un mouvement circulaire de la tête, dansant tantôt ensembles, tantôt chacune de son côté.

31 Des remarques ponctuent ces moments de rigolade entre femmes qui réunissent plusieurs générations dans un même espace autour de la mise en mouvement du corps. Car il s’agit d’un moment pendant lequel se joue l’apprentissage d’une mise en scène corporelle, dans un sens nettement sexualisé. Cette dynamique peut être mise en rapport avec une autre, similaire, que Sarah Baker (2010) rapporte dans son étude menée auprès de pré-adolescentes en Australie, soulignant l’importance de cet apprentissage chez les jeunes filles autour de l’écoute de certaines musiques. Elle montre comment leurs mises en scène corporelles correspondent alors à une exploration des limites de la séduction, partie prenante de la construction de soi. À Goiás, les femmes plus âgées disent souvent de celles qui ont accédé à cette étape qu’elles sont « un enfant dans un corps de femme ». Il s’agit donc de gérer l’éveil de la sexualité à partir de ce que ces jeunes filles font, ou pas, de leur corps. Elles doivent apprendre à l’adopter, c’est-à-dire apprendre à la fois qu’elles peuvent paraître séduisantes et à se protéger des hommes. L’acquisition de la juste distance, être séduisante et désirable sans être prise pour une « fille facile », passe par ces moments de plaisanterie, de jeu autour du corps mis en mouvement pour élaborer de véritables chorégraphies de la séduction30.

32 D’autres situations autour de ces chorégraphies particulières permettent de comprendre l’importance du rôle de ces plaisanteries en ce qui concerne la sexualisation des corps de femmes. Présentons l’une d’entre elles, la « danse de la bouteille », une chorégraphie qui accompagne la chanson du groupe d’axé É o Tchan, Na boquinha da Garrafa (2002), mais est utilisée également pour d’autres rythmes. Les paroles de cette chanson guident les pas à adopter : « Au samba elle m’a dit qu’elle se frottait Au samba je l’ai déjà vue se déhancher Au samba elle aime le frottis-frottas Elle m’a échangée contre une bouteille Elle n’a pas supporté et elle est partie se frotter Frotte-toi au goulot de la bouteille, oui au goulot de la bouteille Descends sur le goulot de la bouteille, oui au goulot de la bouteille Descends encore, descends encore un peu, descends encore, descends doucement Ressors du goulot de la bouteille, oui du goulot de la bouteille Remonte du goulot de la bouteille, oui du goulot de la bouteille Monte encore, encore un peu, monte encore, monte doucement Oui, elle aime le frottis-frottas et dans l’élan du samba elle ne pense qu’à se frotter Elle aime le frottis-frottas, tu as vu le goulot de la bouteille Elle n’a pas supporté et elle est partie se frotter Frotte-toi au goulot de la bouteille, oui au goulot de la bouteille Monte et descends sur le goulot de la bouteille, oui sur le goulot de la bouteille »31.

33 Il s’agit de danser les jambes écartées au-dessus d’une bouteille avec un mouvement qui suggère l’acte sexuel. Le terme « boca », sur lequel l’auteur a vraisemblablement joué, contient une ambiguïté. La bouche de la bouteille peut renvoyer par association au sexe de la danseuse, car ce terme désigne aussi localement le sexe d’une femme. Danser au

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dessus de la bouche de la bouteille - que j’ai traduit ici par goulot -, c’est faire danser sa propre bouche, en l’occurrence, faire danser son sexe.

34 Une autre interlocutrice, Rosimeire, me dit un jour de sa fille qui s’essayait à une chorégraphie de ce type : « regarde comme elle rebola ! ». Le rebolado correspond à un mouvement circulaire des fesses et des jambes, d’avant en arrière mais aussi à la verticale, qui amène le corps à tourner sur lui-même et donc potentiellement autour d’un autre corps, de multiples façons. On peut le rapprocher de la ginga que François Laplantine considère avant tout comme un mouvement féminin. « On parle du gingado des jeunes filles ou des jeunes femmes en prêtant une attention particulière au mouvement de balança (balancement) de leurs hanches » écrit-il (Laplantine, 2005 : 20). Rebolar c’est danser, mais c’est aussi un mouvement qui renvoie à l’acte sexuel. Ce mouvement corporel est donc l’objet de jugements de valeur. Dans ce sens, François Laplantine écrit encore au sujet du gingado : « il ne manque pas d’apparaître comme une façon de se comporter avec son corps quelque peu suspecte, voire immorale, aux yeux d’une partie de ceux qui appartiennent à la classe moyenne, et plus encore à la bourgeoisie. Il est perçu comme un relâchement tant physique que psychologique » (ibid. : 22).

35 On rejoint ici la question mentionnée plus haut du regard porté sur ces genres musicaux, qui ne peuvent être dissociés des pratiques corporelles les accompagnant, lesquelles ne sont pourtant pas perçues par ces femmes comme quelque chose de simplement vulgaire. Là réside toute l’ambiguïté. Il semble plutôt qu’elles jouent par leurs corps avec la limite de l’acceptable, quand la séduction frôle la vulgarité mais ne s’y circonscrit pas. Ce qui pourrait être taxé de la sorte est immédiatement objet de dérision. C’est surtout l’occasion pour les femmes d’aborder leur sexualité sur le mode de la plaisanterie à partir d’un moment de déploiement d’une forme de sociabilité féminine spécifique aux relations entre femmes proches, qui entretiennent entre elles des relations de parenté et en particulier des relations de transmission intergénérationnelle32. Les brincadeiras sont mobilisées pour se dévoiler, provoquer, s’esquiver, parler de façon détournée de sa vie sexuelle, de ses désirs, des attentes qu’on a en tant que femme envers les hommes. Le rire permet d’élaborer une moralité malgré tout présente, mais qui se trouve détournée dans ce cadre. On comprend mieux alors la situation relatée précédemment autour de la chanson A piriquita. Un autre jour, la jeune femme fit écouter cette musique à un invité de la famille, quand, surpris, ce dernier lui demandât si sa mère l’autorisait à entendre ce genre de propos. Elle répondit : « Oui ! Ma grand-mère elle, elle trouve ça drôle. Mais si c’était pour danser, je ne crois pas qu’elle me laisserait faire. Je n’ose pas non plus, c’est dépravé... ».

Sortir danser

36 Les situations relatées ici permettent de comprendre comment l’écoute que ces femmes réservent à ces musiques s’inscrit dans leur vie affective et sexuelle avec les hommes et participe ainsi à la construction corporelle de leur féminité. Ces quelques éléments ethnographiques me conduisent maintenant à articuler à nouveau les espaces intérieurs des maisons aux espaces extérieurs, à partir des lieux où l’on sort danser le week-end. Danser entre femmes pour plaisanter, c’est aussi une manière de se préparer pour danser les jours de fête au regard des hommes et pour séduire.

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37 Ces sorties entre femmes sont précédées de préparatifs qui relèvent de la présentation de soi, de la mise en scène des corps, auxquels sont réservés un temps spécifique, souvent le samedi, et des lieux particuliers, à la maison, chez une proche ou au salon de beauté - salão - d’une connaissance. Les cheveux sont lavés, on leur passe de la crème, on leur fait des masques, des bigoudis pour les hydrater, on les lisse au fer - chapinha, ou on leur fait une escova au sèche-cheveux pour donner une autre apparence à ceux qui, rebelles, persistent à vouloir friser. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que les cheveux frisés sont communément appelés « mauvais cheveux », cabelo ruim. Mains et pieds reçoivent autant d’attention. Ils trempent dans de l’eau savonneuse, sont frottés, dessous, dessus, sous les ongles, entre les doigts, puis hydratés, les peaux mortes coupées, les ongles limés et peints, parfois de plusieurs vernis différents superposés pour atteindre la couleur désirée, un choix qui varie en fonction de plusieurs critères, dont la couleur de la peau. Ces soins portés au corps constituent le préambule à la présentation publique de soi devant les hommes mais aussi devant les autres femmes. Elles s’ornent ensuite de bijoux brillants, en toc doré, moulent leur poitrine dans des hauts serrés et décolletés, leurs jambes dans des pantalons bien ajustés. Le rouge des lèvres et des ongles est profond et le brillant de leurs cheveux tirés en arrière retombe sur leur nuque. Une fois prêtes, elles se réunissent pour sortir ensemble. Il faut aller chercher unetelle qui habite à l’autre bout du quartier, attendre qu’elle ait fini de se coiffer, l’aider éventuellement à choisir une robe plutôt qu’une autre, l’assortir à une paire de chaussures...

38 Sortir danser est une pratique qui demande à la fois une préparation du corps, mais aussi une préparation sociale qui engage une forme singulière de sociabilité féminine, la solidarité. Toutefois, il convient de souligner que l’esthétique que ces femmes élaborent à partir de leurs corps alimente également des jeux de pouvoir entre femmes basés sur le sentiment de l’envie, inveja, provoqué par des échanges de regards. En effet, les attributs physiques des unes sont convoités, admirés par les autres. Les soins sont portés au corps en vue de la présentation publique de soi devant les hommes, mais aussi devant les autres femmes, et participent dans ce sens à éveiller des relations de rivalité. Analysant le rôle de la beauté dans l’établissement des institutions humaines, et plus précisément, la manière par laquelle cette dernière, inégalement répartie, est l’objet d’une régulation sociale, Pierre-Joseph Laurent (2010) propose de comprendre les relations de rivalité entre femmes comme l’un des processus de cette régulation, présent dans plusieurs sociétés (Grèce Antique, Na de Chine, Mossi du Burkina-Faso, entre autres). L’auteur écrit dans ce sens, « La beauté émanerait [alors] du sentiment de jalousie ou de rivalité que [les femmes] entretiennent entre elles, en raison d’un différentiel de beauté et de ses conséquences dans leurs quêtes pour attirer un homme, pour l’avoir pour elles et ensuite le garder. » (Laurent, 2010 : 57).

39 D’abord confrontée à l’idée selon laquelle Goiás est uma cidade parada, une ville arrêtée, sans mouvement, une phrase que j’ai entendue d’innombrables fois, avec le temps j’ai découvert une vie nocturne propre aux habitants de ces quartiers33. La première image qu’on m’a donnée des lieux où l’on sort danser se voulait dissuasive : « Le Sayog n’est pas un lieu pour une femme mariée » me dit un ami de la famille chez qui j’étais accueillie, « c’est une porcherie ». Et au Morro do macaco molhado poursuivit-il, il n’y a que « des hommes mariés et des homosexuels. Peut-être qu’il y a même une chambre pour d’autres choses... Là-bas ça boit, ça danse, on s’embrasse et un peu plus. C’est pour finir la nuit, quand les gens sont bien saouls ».

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40 Ainsi, on ne dit pas à n’importe qui que l’on sort danser et où, car la fréquentation de ces lieux est associée aux rencontres amoureuses entre hommes et femmes. Pour des femmes, ce serait laisser penser que l’on va rejoindre des hommes pour draguer, pour namorar, c’est-à-dire avoir une relation amoureuse, ou encore pour ficar, se donner du plaisir le temps d’une soirée. Précisons que l’engagement dans ce type de relations varie si l’on est un homme ou une femme, dans le sens où c’est socialement acceptable pour eux, même valorisé et proclamé, alors que cela doit se produire pour elles sur le mode du sous-entendu, de la brincadeira. D’ailleurs, toutes les femmes ne peuvent pas se permettre de sortir danser. Les jeunes filles qui se rendent à ces fêtes font fréquemment le mur, avec la complicité d’une cousine plus âgée ou d’une tante peu regardante, quand les autres femmes sortent souvent entre célibataires, comme c’était le cas des amies que j’ai accompagnées à plusieurs reprises, parmi lesquelles se trouvait Divina. « Parfois, quand les enfants dorment, je file. Ils ne s’en rendent même pas compte ! » commente-t-elle, malicieuse. Elle me dira pendant l’une de nos soirées, alors que nous passons devant le fameux Morro do macaco molhado : « j’y ai été, c’est super pour danser ». Cette confidence est venue rompre le moralisme présent dans les discours généralement employés pour élaborer les images associées à ces lieux.

41 Sortir danser, c’est prendre le risque de la rencontre avec un homme, car on ne sait pas toujours bien qui l’on va retrouver. Souvent, le contact avec les hommes passe par un frère ou un cousin, qui amènera avec lui des amis. La première partie de la soirée se passe dans un lieu intermédiaire, un bar le plus souvent, comme lors de ma première sortie avec mes amies. En attendant que l’autre groupe arrive, nous dînons et nous commandons des bières. Puis la rencontre a lieu, les hommes arrivent, s’assoient à la table d’à côté, font mine de regarder ailleurs au début, vers l’écran qui diffuse les images du concert d’une Dupla sertaneja, puis entament la discussion en nous offrant à boire. Ils intègrent alors peu à peu notre table, et des couples potentiels se forment. Entre femmes, nous nous levons toutes si l’une d’entre nous manifeste l’envie d’aller aux toilettes et l’accompagnons, pour ne pas rester « seule » avec eux, mais surtout pour échanger nos impressions : « tu as vu comme il est... Et qu’est-ce qu’on fait après ? ». Devant la difficulté de trouver un transport pour aller jusqu’au Sayog, à la sortie de la ville, nous faisons un tour à la fête organisée à l’occasion d’une rencontre de motards dans l’espace construit récemment au bord de la rivière pour les manifestations publiques, la Praça de Eventos, et remontons, toutes les trois avec le frère de l’une d’entre nous, qui fait la cour à Divina depuis le début de la soirée : « je me souviens, quand on était gamins, tu portais un short bien court, je te regardais de haut en bas et pensais, mon Dieu... Un jour elle va voir. (...) On va chez toi ! ? ». Face à son refus, il réplique, « mais tu es trop compliquée, je me fais toujours refouler avec toi... ».

42 Il arrive aussi qu’on sorte entre femmes pour danser sans avoir rendez-vous, comme à l’occasion d’une fête organisée par la faculté de droit. Nous sommes quatre au début de la soirée, et après une heure, alors que l’ambiance tarde à s’installer, Rosimeire décide de rentrer. C’est l’une des premières fois qu’elle sort depuis que son mari l’a quittée et manifestement, sa présence parmi nous n’est pas totalement désirée de sa part, elle s’est plaint pendant tout le parcours nous conduisant jusqu’au lieu de la fête. Une hésitation face au fait de s’exposer publiquement comme femme célibataire quand elle n’assume pas encore ce statut du fait de sa difficulté à accepter la mort de son couple. La soirée commence autour de minuit, quand les étudiants arrivent après leur dernier cours du soir. Avec les deux amies restantes, nous nous rendons sur la piste de danse

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une fois qu’elle est bien remplie. Il y en a toujours une pour porter les sacs à main pendant que les autres dansent. Divina provoque son amie en lui montrant du doigt un homme : « tu veux le prendre celui-là ? ». En attendant des invitations, nous dansons entre nous, à tour de rôle. Les conditions sont alors réunies pour oser séduire, comme on s’y est exercées entre femmes.

43 Les sorties de ces femmes célibataires, motivées par la possibilité de danser avec les hommes sur les musiques qu’elles écoutent au quotidien, sont des moments qui alimentent leur espoir de faire une rencontre exceptionnelle ou, en fonction des cas, de passer du bon temps. Vaincre la préoccupation du « qu’en dira-t-on », trouver un lieu où aller et des personnes de confiance comme compagnie constituent les prérogatives indispensables pour sortir danser. Il s’agit ensuite de se confronter au regard des hommes, éventuellement de gérer le désir que l’on peut éveiller chez eux et que l’on peut ressentir, tout cela de manière partagée entre femmes, sur le mode de la plaisanterie. Ce moment particulier suscite plusieurs interrogations. Comment s’autorisent-elles à réaliser ce à quoi elles s’étaient préparées en privé, entre femmes ? Quels codes adopter pour danser en public ? Cela exige une adaptation des mouvements du corps, car la manière de danser aux yeux des autres peut constituer un risque de passer pour une femme légère et de mettre ainsi la valeur de sa féminité en jeu. Le fait de vivre ces expériences à plusieurs est aussi une façon de s’assurer de son propre désir d’instaurer ou pas une relation d’intimité avec un homme, plus ou moins durable. Car selon l’histoire de vie de chacune, ces expériences nocturnes peuvent susciter des attentes mais aussi des déceptions chez celles qui n’ont pas abandonné l’idée de construire une relation amoureuse stable, alimentée par la rhétorique que l’on retrouve dans les chansons de musique sertaneja. À travers ces pratiques, les femmes semblent insinuer que si les hommes ne s’intéressent qu’au sexe, alors il est possible de ruser en les attirant par ce biais, mais pas trop près non plus, conscientes du danger que cela peut constituer. S’ils veulent du sérieux, ce sera à leur tour d’en faire la preuve, en matière d’expression des sentiments entre autres. Là aussi, les chansons qu’elles écoutent en quotidien soulignent l’importance de cette dimension. Ces sorties constituent des expériences au cours desquelles elles acceptent de jouer, plus ou moins sérieusement, sur la séduction par la manière dont leurs corps se mettent en mouvement dans ces ambiances musicales.

Conclusion

44 Le paysage musical du Centre-Ouest brésilien que l’on rencontre dans les quartiers João Francisco et Aeroporto de la ville de Goiás rend possible des lectures de pratiques sociales, de genres musicaux, de sociabilités et de dynamiques du goût musical qui, à l’instar de la région géographique elle-même, ont été peu exploitées par l’anthropologie.

45 Ainsi, observer l’univers de celles qui partagent les genres musicaux présentés ici s’est montré révélateur de la resignification d’éléments de la société goiane rurale dans le cadre de la ville, qui vient alimenter une culture urbaine singulière. Les femmes avec lesquelles j’ai cohabité sur le terrain contribuent à valoriser à la fois ces formes musicales comme régime d’expressivité privilégié et les expériences corporelles qui leur sont associées, à tel point que l’esthétique singulière et les particularités sensibles qui s’en dégagent influencent les manières d’habiter ces quartiers.

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46 On remarque qu’à négliger certaines formes musicales brésiliennes dans leurs travaux, les anthropologues peuvent contribuer à maintenir certains préjugés de classe en vigueur dans cette société. Adjectif qualificatif péjoratif désignant de nombreuses formes d’expressivité populaires, mais aussi genre musical à part entière valorisé justement par les classes populaires, le terme brega recouvre au Brésil une ambivalence qui invite le chercheur à se positionner face à la prégnance de certains jugements de valeur, desquels il ne se trouve jamais à l’abri. Ne se limiter qu’à la première acception en ce qui concerne la musique sertaneja constitue un frein à l’appréhension de la spécificité des formes narratives adoptées dans ses chansons. Ces dernières racontent des situations vécues, transmises et partagées de manière particulière dans et sur l’univers féminin, et nous apprennent beaucoup des rapports entre hommes et femmes, mais aussi des rapports entre femmes de Goiás. Ne pas prendre en compte cette spécificité reviendrait surtout à ignorer tout un univers quotidien qui est celui de la plupart des habitants du Centre-Ouest brésilien.

47 Comme nous l’avons vu, la musique sertaneja met en rapport de manière singulière différentes réalités sociales, esthétiques et sensibles. Par conséquent, prendre au sérieux les particularités de ces sonorités, les analyser, se révèle une piste féconde pour comprendre l’importance de ce qu’elles peuvent produire en termes de rapports sociaux.

48 En s’inscrivant dans l’univers social puis en accompagnant l’univers affectif de plusieurs de ces femmes, il est possible de saisir la complexité qui caractérise la place qu’elles réservent à une pratique sociale particulière, l’écoute musicale. En fonction des contextes et des musiques en question, c’est l’aspect romantisé ou sexualisé qui prend le devant. Les dimensions rythmique, mélodique et narrative, suscitent entre autres des réponses érotisées par le corps, comme le rebolado, et la mise en place de véritables chorégraphies de la séduction, mais également une quête de sens au niveau sentimental qui s’inscrit dans le cadre d’histoires de vie singulières. Une expérience qui les amène à participer à des formes de sociabilité féminine de solidarité et de transmission intergénérationnelle sur le mode de la brincadeira, non dépourvues toutefois de tensions, à partir desquelles elles élaborent leurs rapports aux hommes en jouant de leur potentiel de séduction, ceci dans le but de venir combler des absences de leur part.

49 Enfin, il apparaît que pour penser ensemble les sonorités, les espaces et les expériences corporelles, il était important d’adopter un paradigme spécifique comme l’a fait entre autres Jean-Paul Thibaud en remettant en cause « l’opposition classique entre sujet sentant et objet senti tant l’un et l’autre ne constituent en fait que les deux faces d’une même médaille » (2010 : 208). De fait, j’ai voulu montrer ici que les musiques dont il a été question en tant qu’éléments de l’ambiance sonore des quartiers de Goiás doivent être envisagées comme partie prenante de la construction sensible d’un univers féminin par les femmes qui les habitent.

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NOTES

1. Cette ethnographie a commencé en 2006 et a d’abord donné origine à un mémoire de Master en Anthropologie (Rougeon, 2008). 2. Entre 3.000 et 5.000 sur 30.000 que compte la municipalité. Les nouveaux quartiers, dits périphériques, ont surgi dans les années 1960 quand Goiás a connu une expansion urbaine rapide avec la venue de migrants issus des États voisins et des zones rurales proches. Ils naissent dans un vaste contexte de modernisation et d’urbanisation de l’ouest brésilien. La révolution verte, la marche vers l’ouest, le « plan des objectifs » du gouvernement de Juscelino Kubitschek en 1956, qui avait pour slogan ambitieux « 50 ans de progrès en 5 ans », sont autant de projets politiques de développement économique mis en œuvre à l’époque par les dirigeants pour désenclaver les espaces alors jugés inoccupés de la plus grande partie du pays, du Centre-Ouest à l’Amazonie. 3. On peut dire des agregados et agregadas qu’ils sont membres d’un groupe familial au titre d’amis d’une qualité particulière. Ce sont des proches familiers. Ce statut vient souligner l’importance des relations familiales symboliques dans la société brésilienne. 4. Sur les rapports entre paysage et ethnologie, voir Dubost et Lizet (1995). 5. J’ai eu l’occasion pendant mes divers séjours de me rendre dans plusieurs autres villes de la région, Itaberaí, São Luis de Montes Belos, Firminopolis, Jussara, Céres, et d’autres que j’ai traversées lors de mes trajets en bus entre Goiânia et Goiás. 6. Sur les rapports entre le sonore et le social, voir entre autres le travail d'Olivier Féraud consacré au lien entre pratiques vocales et pratiques sociales dans les quartiers Espagnols de Naples, les actions sonores des habitants contribuant à forger une manière propre d'habiter ces espaces (Féraud, 2010). 7. Les différents aspects de cette thématique ont été l'objet de discussions particularisées avec mon Directeur de thèse, Patrick Deshayes, qui ont suscité de nouvelles réflexions et m'ont ouvert de nouvelles perspectives d'analyse pour la suite de mes recherches. 8. Prières quotidiennes de l’univers catholique que l’on fait seul ou à plusieurs le soir, parfois avec un chapelet, près de l’image d’un saint ou d’une sainte. 9. Leur nombre a considérablement augmenté depuis mon premier séjour en 2006. 10. C'est d’ailleurs souvent en mettant de la musique que les couples construisent un nid d’intimité, délimité par cette frontière sonore. 11. Le forró renvoie tout d’abord à des bals populaires de la région du Nordeste brésilien, animés par des rythmes locaux. À partir des années 1950, deux phénomènes ont contribué à son essor dans tout le pays. D’une part, les enregistrements prenant comme thème principal ces bals, et d’autre part, les phénomènes de migration interne du Nordeste vers les grands centres urbains du Brésil, surtout Rio de Janeiro, São Paulo et Brasilia. L’accordéon, le triangle et la zabumba, grand tambour que l’on frappe avec des baguettes, en constituent les trois instruments caractéristiques. Voir le dictionnaire de Musique Populaire Brésilienne Cravo Albin : http:// www.dicionariompb.com.br. 12. Ayant comme sujet principal la violence, le trafic de drogues et l’univers du crime, mais aussi les relations sexuelles entre hommes et femmes, certains compositeurs, acteurs également du narco-trafic, en sont arrivés à être poursuivis par la police entre autres pour les propos tenus dans ces chansons. Soulignons aussi qu'il s’agit d’un genre musical écouté et dansé dans les bals funk des quartiers, des fêtes stigmatisées par les médias qui les associent au crime et à une sexualité débridée, c’est-à-dire à des pratiques déviantes, tant et si bien que, si dans les années 1990 le funk carioca connaît un succès médiatique important qui l’amène à rivaliser avec d’autres rythmes moins controversés, comme la musique sertaneja, à la fin des années 1990 les bals ont été interdits jusqu’à faire l’objet d’une réglementation en 2003 qui contribue notamment à créer de nouveaux lieux considérés comme moins suspects pour ces événements. Concernant ce genre musical, voir les études d’Hermano Vianna (1990, 1988). Pour la définition de ce genre musical, je

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m’appuie ici en partie sur le dictionnaire de Musique Populaire Brésilienne Cravo Albin. Cf. Infra. Voir également l’article de Sofiane Ailane dans ce volume. 13. La musique sertaneja de raízes est valorisée notamment par un programme de télévision qui reçoit plusieurs artistes de ce genre musical, Frutos da Terra, diffusé depuis plus de vingt ans sur une chaîne affiliée à la télévision Globo, la télévision Anhanguera, dans les États de Goiás, Tocantins, dans le District Fédéral de Brasília et dans plusieurs villes des États du Pará, Maranhão, Mato Grosso, Mato Grosso do Sul et Minas Gerais. À forte orientation régionaliste, ce programme privilégie les formes d’expression considérées comme propres à la culture goiane, « traditionnelles » et en voie de disparition, alimentant ainsi une nostalgie à leur égard. On retrouve dans la ville de Goiás cette même tendance de valorisation des traditions goianes, du fait qu’elle est l’objet d’un discours tenu par l’élite locale qui l’associe au berceau de la culture goiane, une stratégie liée à la conquête et au maintien de son titre de patrimoine historique de l’Unesco. Cette valorisation ne concerne pas seulement les expressions musicales locales, mais aussi celles culinaires et poétiques. 14. Guitare aux cordes doublées, appelée viola caipira ou encore viola sertaneja, utilisée souvent à l’occasion de fêtes populaires dans les milieux ruraux des États de São Paulo, Minas Gerais, Goiás, Mato Grosso et dans une moindre mesure à l’intérieur de Rio de Janeiro. Introduit par les colonisateurs portugais au XVIe siècle, cet instrument est l’un des plus anciens instruments à cordes au Brésil. 15. Le terme calypso renvoie à la musique de carnaval issue de la Caraïbe, notamment de Trinidad et Tobago, mais adopte une tonalité plus romantique au nord du Brésil. 16. Elle se réfère entre autres aux ouvrages de Waldenyr Caldas (1979, 1987) et à ceux de José de Souza Martins (1974, 1975). 17. La sociologue britannique Tia De Nora a orienté nombre de ses travaux en Grande-Bretagne sur la manière dont le corps se meut au contact de la musique, parlant de cette dernière comme d'un « ingrédient actif » sur les corps, et s'intéressant à la manière par laquelle elle « entre en action » dans différents contextes sociaux, comme par exemple dans le cadre de cours d'aérobic ou encore dans des magasins de vente au détail (De Nora, 2001). 18. Traduction libre par mes soins de : “Tô no celular / Falando de um bar / Bebi todas pra poder ligar Perdi um grande amor / Não sei o que fazer /Amigo, locutor liguei pra te dizer Manda um recado e um beijo meu / Sei que ela não perde um programa seu / Ela não abre a porta e não tem celular/ Então só tem um jeito dela me escutar Vai locutor / Diz que eu tô / Completamente apaixonado, louco de amor/ Diga por favor, fala aí no ar, não sei viver sem ela/ Que tem um cara aqui, com saudade dela, cheio de desejos / Diga a ela locutor só quero mais um beijo”. 19. Expression locale à caractère péjoratif pour désigner les hommes homosexuels. 20. Il ne s'agit pas ici d'enfermer les femmes dans cette condition de « mère célibataire », mais de la signaler en tant qu'élément à ne pas négliger dans l'appréhension de la réalité sociale locale. Cette condition concernant d'ailleurs de nombreuses femmes rencontrées sur le terrain est l'objet d'une réflexion approfondie dans le cadre de mes travaux en cours. 21. « Ser homem com H », « être un homme avec un H », était jusqu'à récemment une expression commune au Brésil pour désigner la masculinité. 22. Cette posture, fréquente chez les femmes dans la même situation, est due en grande partie à une peur des violences sexuelles qui sont comprises comme une conséquence presque naturelle de la cohabitation entre les jeunes filles et leur beau-père. Car si « la chair est faible », on considère qu'elle l’est d’autant plus face à un corps féminin jeune, qui plus est, vierge. 23. Le terme casar signifie l’engagement que prend un couple quand il décide de vivre ensemble, que ce soit par le mariage ou par le fait de vivre sous le même toît, dans la même maison, a casa. On pourrait donc le traduire par le verbe « se marier », mais cela simplifierait le sens qui lui est

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attribué localement. À défaut d’un terme plus adéquat, j’opte ici pour la traduction l’expression française « se caser », qui renvoie au fait d’assumer une relation durable à deux aux yeux des autres et pour soi. 24. Les motels sont des hôtels de voyageurs situés à l'entrée des villes ou à proximité des axes routiers qui sont devenus des lieux destinés à répondre à une quête de privacité des couples. 25. Traduction libre par mes soins de la chanson interprétée par Lene Silva et le groupe Balança Nenem, « Quem vai querer a minha piriquita / Quem vai comer a minha piriquita...». 26. Concernant cette question, voir également Richard Parker (1991). 27. Traduction libre par mes soins : « Ela sai de saia de bicicletinha uma mão vai no guidon e a outra tapando a calcinha {bis}/ Da um arrepio quando ela sai pedalando mais tem uma mão na frente que tá sempre atrapalhando / Acho que ela tem medo do piriquito voar por isso que ela não para de tampar {bis}/ Eu não aguento mais essa situação vamos liberar geral vamos tirar essa mão / Bota a saia e vem pra rua com sua bicicletinha eu quero ver a cor da sua calcinha / Ela sai de saia de bicicletinha uma mão vai no guidon e a outra tapando a calcinha {bis} ». 28. Le tanque est constitué de plusieurs éviers en ciment, dont un sans robinet avec une évacuation d’eau, qui se trouvent souvent à proximité de la cuisine, dans un espace couvert appelé l’área ou ailleurs sur le terrain de la maison. 29. La Banda Djavu est un groupe formé à la fin des années 2000 dans l’État du Pará, dont le succès important dans le nord du pays gagne peu à peu d’autres régions, comme le Centre-Ouest. 30. En dialoguant avec les analyses de Cécile Dauphin et Arlette Farge, je fais de ces chorégraphies et des différentes modalités de « ritualisation du désir et de l’approche amoureuse » (Dauphin et Farge, 2001 : 10) l'objet d'analyses particulières dans le cadre de mes travaux. Pour ce qui est d'une réflexion plus générale sur la notion de séduction, voir également Jean Baudrillard (1979). 31. « No samba ela me disse que rala / No samba eu já vi ela quebrar / No samba ela gosta do rala, rala / Me trocou pela garrafa / Não agüentou e foi ralar Vai ralando na boquinha da garrafa / É na boca da garrafa / Vai descendo na boquinha da garrafa /É na boca da garrafa / Desce mais, desce mais um pouquinho /Desce mais, desce devagarinho Vai saindo da boquinha da garrafa / É da boca da garrafa /Vai subindo na boquinha da garrafa /É da boca da garrafa / Sobe mais, sobe mais um pouquinho /Sobe mais, sobe devagarinho Sim, ela gosta do rala, rala e no embalo do samba /Ela só pensa em ralar /Ela gosta do rala, rala, viu a boca da garrafa / Não agüentou e foi ralar Vai ralando na boquinha da garrafa /É na boca da garrafa / Sobe e desce na boquinha da garrafa / É na boca da garrafa » (Traduction libre par mes soins). 32. À ce sujet, je me permets de renvoyer à l'un de mes travaux (Rougeon, 2012). 33. Les lieux où l’on sort danser ne sont pas accessibles au premier abord à ceux qui, comme moi, viennent de « dehors ». Les nuits goianes pour les touristes venus de Brasília, Salvador ou d’autres pays sont celles du centre historique, mouvementées toute l’année par plusieurs événements culturels, comme le Fica - Festival International de Cinéma de l’Environnement, ou la Semaine de la Conscience Noire. Dans les quartiers, personne n’y participe, à moins qu’un concert d’artistes appréciés et connus localement soit prévu.

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RÉSUMÉS

À partir de descriptions issues de mon expérience de terrain, j’aimerais proposer ici une réflexion sur les rapports entre les ambiances sonores qui imprègnent le quotidien de certains quartiers des petites villes du Centre-Ouest brésilien, et les modalités corporelles de déplacement des femmes dans ces espaces. La dimension musicale de ces ambiances, à l’articulation des espaces extérieurs et intérieurs, retiendra particulièrement mon attention ici. En privilégiant des genres musicaux trop peu étudiés par les anthropologues, la musique sertaneja mais aussi la musique brega, le but sera de comprendre le rapport entre leur écoute et les réponses corporelles apportées par les femmes sur le mode de véritables chorégraphies de la séduction. Ce qui me conduira à interroger dans quelle mesure ces expériences sensibles, qui s’inscrivent dans le cadre d’histoires de vie singulières, participent à la construction d’un univers féminin, et ceci en prenant en compte notamment l’importance de différentes formes de sociabilité et de transmission intergénérationnelle. Enfin, plus largement, je chercherai à montrer comment ces expériences contribuent à l’élaboration d’une image modernisée du Brésil rural, m’intéressant par là à la manière dont se construit le rapport entre le rural et l’urbain, le local et le global.

INDEX

Mots-clés : musique sertaneja, ambiance sonore, écoute musicale, expériences et mises en scène corporelles, univers féminin, transmission intergénérationnelle

AUTEUR

MARINA ROUGEON

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Le(s) lieu(x) du hip-hop au Brésil

Sofiane Ailane

1 Le hip-hop réunit quatre expressions d’origines diverses. le rap, tout d’abord, est une forme de « parler-chanter » exécuté sur des rythmes de base produits par le Disc Jockey (DJ). Le Dj’ing, cette capacité à créer ou bien réinventer des sons, est une composante importante du hip-hop, puisqu’avec la volubilité du rappeur, elle est ce qui caractérise la musique hip-hop, c’est à dire la nécessaire maîtrise des outils de productions musicales (platines, samplers, ordinateurs, logiciels de traitement etc.). Le breakdance, ensuite, est l’expression corporelle du hip-hop. C’est une danse à dimension athlétique dont l’esthétique se base sur la rupture de flux dans des mouvements amples et fluides (Rose, 1998). Le graffiti, enfin, correspond à l’art plastique hip-hop. Il se donne à voir généralement sur le mobilier urbain (murs, métros, immeubles par exemple) au travers de fresques colorées. Bien souvent le graffiti reprend le pseudonyme de l’auteur. Il se distingue par l’usage des techniques de spray et par la superposition des couleurs (Bazin, 1998).

2 Au cours de mes recherches doctorales, je me suis intéressé aux pratiques du hip-hop dans un contexte urbain : la ville de Fortaleza1 au Brésil. Dans la capitale cearense2, le hip-hop se distingue par sa relative absence dans l’ambiance sonore. Cependant mes « déambulations » dans la ville m’ont permis de faire connaissance avec le hip-hop tel qu’il se pratique à Fortaleza. J’ai pu alors me rendre compte que les éléments du hip- hop étaient fortement présents dans les activités de plusieurs associations et d’Organisations Non Gouvernementales qui se revendiquent comme faisant partie du « hip-hop organizado », le « hip-hop organisé ». Ces institutions jouent, entre autres, un rôle de représentant de quartier et tentent de conduire un travail social auprès des « jeunes » de la ville avec pour objectif de donner à voir « le jeune habitant de la periferia » d’une manière plus positive.

3 Il me semble important de revenir sur le terme de periferia afin de mieux saisir l’environnement social dans lequel travaillent les militants du « hip-hop organisé ». Comme la notion de « banlieue » dans le contexte français, celle de periferia au Brésil est difficile à définir et à saisir (Kokoreff, 2003). C’est un espace qui se donnerait à voir homogène, tout au moins homogène dans les rangs que forme sa population, mais aussi par le type de vie qu’elle mène. La favela apparaît comme l’idéal type de la periferia ; elle

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formerait une ville enclavée avec ses propres lois, ses codes, ses pratiques religieuses mystiques et un quotidien différent du reste de la ville (Valladares, 2000). Cette vision de la periferia conduit à la penser comme un espace uniforme et même unitaire.

4 Les habitants de la periferia sont également pris dans une imagerie négative, affublés de surnoms qui résument un sentiment de rejet envers eux. Ils seraient des « marginais, vagabundos, sem vergonha, sem futuro, maconheiros, macumbeiros... »3. Le terme même de favelado qui définit l’habitant de la favela est devenu au fil du temps une insulte. Les habitants de la periferia sont ainsi marqués par des attributs négatifs imaginés comme leurs caractéristiques propres (Paz Tella, 2008). La periferia serait donc, par essence, l’espace de la pauvreté, de la violence et de l’anomie. Dépeinte comme le lieu des anomalies sociales, elle possède une aura sulfureuse qui envahirait par les épisodes de violences, des espaces plus nobles de la ville, comme le centro ou encore le front de mer.

5 À ce titre, habiter la periferia, ce serait habiter une « autre-ville », car bien plus que ce qui est à la périphérie d’un centre, le terme désigne aussi ce qui lui est opposé, dans une dichotomie riche/pauvre, inclus/exclu, dominant/dominé que l’on retrouve aussi dans les discours politiques et les médias. La periferia reviendrait à désigner l’espace qui se situe loin du centre, mais aussi loin des modes de vie de ce dernier. Elle devient par cette forte composante symbolique, avant toute chose un espace de la marginalité.

6 Néanmoins, la réalité du terrain montre que la periferia n’est pas l’espace homogène que l’on voit dans les journaux ou les reportages télévisés. La periferia est un espace hétérogène et protéiforme à plusieurs niveaux. Il serait bien simpliste de la réduire à des zones d’extrême précarité. En effet, il existe aussi dans ce qu’on appelle la periferia des quartiers résidentiels habités par des classes moyennes ou bien des zones de commerce intense. À Fortaleza, des quartiers comme ceux de Conjunto Ceará ou de Messejana, par exemple, sont des zones qui présentent toutes les commodités existantes dans le centre-ville, y compris de nombreux établissements commerciaux et des banques, malgré leurs positions périphériques. Différemment des clichés, la periferia n’est donc pas uniquement le lieu d’habitation des plus pauvres et misérables, elle offre une réalité plus complexe avec une diversité sociale, mais aussi raciale.

7 Lorsque l’on interroge les membres du mouvement hip-hop de Fortaleza sur les origines de leurs pratiques, bien que des variations existent quant à la version proposée, il est intéressant de constater que l’aspect profondément urbain du hip-hop, son ancrage dans certains quartiers est au cœur de leurs discours. Le South Bronx à New York revêt alors un caractère important en tant que lieu où le hip-hop serait apparu. À travers les propos de mes interlocuteurs brésiliens, se dégage des récits l’origine new-yorkaise du hip-hop. Plus précisément, les acteurs pointent toujours un lien inextricable avec le ghetto, comme s’il était le référent spatial du hip-hop.

8 Cependant, ce rapport imagé, fantasmé à l’espace du ghetto est problématique lorsqu’il s’agit d’analyser des pratiques du hip-hop qui se déroulent de nos jours et dans un contexte « hors » Etats-Unis. En effet, au premier abord, établir un parallèle entre les Etats-Unis et le Brésil dans l’analyse du hip-hop pourrait sembler pertinent. Il est vrai que les actions menées par les organisations du mouvement hip-hop au Brésil rappellent fortement l’idéologie de la « Zulu Nation » d’Afrika Bambaataa4, un des pères fondateurs du hip-hop. De plus, en observant les pratiques du hip-hop à Fortaleza, il est aisé de se rendre compte que le hip-hop est une pratique circonscrite à l’espace de la periferia. Il serait donc tentant de résumer l’actualisation du hip-hop au Brésil à une transposition d’une pratique liée à un espace marginalisé, le ghetto, vers un autre

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espace qui semble souffrir des mêmes problèmes de représentation, la periferia. Dans ces deux cas, le hip-hop endosserait le rôle de représentant, de porte-parole d’une jeunesse délaissée. Cette lecture pourrait, d’ailleurs, expliquer le succès du hip-hop dans des lieux situés à une grande distance physique, mais aussi sociale, du centre irradiateur que constitue New York.

9 Néanmoins, cette analyse ne me satisfait pas complètement puisqu’elle n’intègre pas une perspective diachronique qui me semble fondamentale dans la compréhension du phénomène hip-hop au Brésil. Le recours à l’histoire permet de sortir d’une logique trop simpliste du type : « c’est parce qu’il y a un Brésil des favelas et des quartiers « chauds » que le hip-hop s’est vu réapproprié « logiquement » au sein des métropoles brésiliennes ».

10 Il s’agit dans cet article de retrouver au travers de l’histoire le processus de territorialisation du hip-hop au Brésil. Ceci nous permettra de comprendre comment le hip-hop s’est fixé avec autant de force dans la periferia et comment il a été associé à une forme d’esthétique de protestation. Je reviendrai également sur ces groupements connus sous la dénomination « hip-hop organisé » au travers de mon expérience de terrain.

Black rio, black sampa

11 À São Paulo et à Rio de Janeiro, le tournant des années 1960/1970 est marqué par l’impulsion des musiques noires nord-américaines qui s’expriment lors des soirées dansantes (bailes) où des milliers de jeunes se rencontrent et s’amusent les fins de semaine (Dayrell, 2005). Sous l’impulsion d’équipes organisatrices de soirées5, toujours soucieuses d’apporter de la nouveauté, cette vague black permit l’introduction au Brésil d’une certaine esthétique qui inspira les personnes qui fréquentaient les bailes de façon assidue. Les projections de diapositives et de longs-métrages comme Wattstax (1973), Shaft (1971) et d’autres films classés sous la dénomination « Blaxploitation » ont permis aux danseurs soul/funk brésiliens de s’inspirer du style vestimentaire des Américains, marqué par l’influence afro. Ainsi émergèrent la mode de la coupe afro, les chaussures à talonnettes colorées, les pantalons à patte d’éléphants etc. Le style vestimentaire n’était pas le seul élément qui fut incorporé aux visuels des danseurs, ils puisaient également dans les chorégraphies de nouvelles pratiques dansantes.

12 Les références directes à ce qui se faisait aux Etats-Unis contribuèrent à l’expansion de ce type de soirée dédié aux musiques nord-américaines. Ce mouvement qualifié de black par la presse se transforma en un véritable phénomène de mode et eut une répercussion importante chez les jeunes des quartiers pauvres, qui voyaient dans le funk une musique qui leur appartenait (Dayrell, 2005). Les personnes qui fréquentaient ces bailes développèrent un goût prononcé pour ces éléments liés à la mode du « Black is beautiful » sans pour autant savoir que ce slogan était une référence directe à une revendication politique.

13 À la fin des années 1970, ce phénomène de mode prit de l’ampleur puisque sous l’impulsion du mouvement noir, s’était greffée autour des pratiques musicales toute une idéologie de lutte et de revendication identitaire. Ces militants voyaient dans la black music un instrument d’exposition d’une identité noire, mais de façon totalement positive (Dayrell, 2007).

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14 Du côté de Rio de Janeiro, la mode black s’essouffla quelque peu au début des années 1980, mais dans la cité pauliste, parce que le mouvement noir y était plus implanté, les soirées black ont perduré et joué un rôle significatif dans l’émergence du breakdance d’abord et du rap ensuite.

L’importance du circuit black à São Paulo

15 Comme c’est le cas d’ailleurs dans certains pays, comme le Japon, l’Allemagne et bien d’autres, le breakdance constitua le premier élément hip-hop à surgir au Brésil (Mitchell, 2002). Durant les premières années de la décennie 1980, il trouva dans ces soirées black de São Paulo, un terrain d’expression favorable.

16 Le breakdance a fait son apparition dans les soirées de São Paulo parce que les danseurs funk, toujours avides de nouveauté, avaient remarqué l’émergence au travers de vidéo- clips et de films, d’un nouveau style complètement différent. C’est ainsi que débarquèrent, dans les clubs de São Paulo, ces figures acrobatiques et robotiques qui tranchaient par ailleurs, avec la fluidité de la danse hustle issue du disco 6 (Holman, 1984).

17 Le breakdance s’est implanté de façon durable à São Paulo parce que les danseurs dans l’espace des clubs pouvaient pratiquer de façon régulière et exposer leur danse, tout en agglomérant de nouvelles personnes. Ils permettaient aux b-boys7 de pouvoir présenter leurs pas, mais ils constituaient des lieux d’apprentissage pour les autres danseurs soucieux d’agrémenter leurs bagages techniques.

18 Le breakdance en tant que premier élément du hip-hop à apparaître au Brésil n’est alors aucunement une pratique porteuse d’une revendication sociale ; de plus, les jeunes des quartiers périphériques ne sont pas les seuls à pratiquer cette danse. Des témoignages, notamment ceux de Nelson Triunfo, considéré comme l’un des premiers breakers brésilien, montrent qu’une certaine dynamique est rendue possible dans le circuit local de breakdance, par les « allers-retours » de la jeunesse dorée pauliste (Rocha, Domenich, Casseano, 2001). Ces jeunes revenaient des Etats-Unis avec dans leur « bagage » des nouveaux pas qu’ils pouvaient à leur tour transmettre dans les clubs. À cette époque, la pratique du breakdance ne correspond pas, comme elle peut l’être aux Etats-Unis, à une pratique de la rue, elle est circonscrite aux night clubs à São Paulo.

19 Les premiers b-boys brésiliens ont fait du breakdance une danse de rue au début des années 1980 pour populariser cette danse, mais aussi parce qu’il y avait le souci de la pratiquer « à l’américaine ». Ces coins de rue et places, notamment près de la station de métro São Bento, étaient des espaces où les breakers pouvaient faire des représentations en public et agréger des nouveaux danseurs pour former des groupes. Ce rythme original rencontra un fort succès, d’autant plus que les vidéo-clips de Michael Jackson et des films comme Wild Style (1983), Breakin’ (1984) ou Flashdance (1983) ont accentué ce phénomène de mode. Le breakdance est allé jusqu’à apparaître dans le générique d’une novela8 en 1984. Jusque-là, le hip-hop au Brésil, se donne à voir principalement par le breakdance, sa pratique ne possède aucune dimension « sociale » ; ce qui attire les danseurs, c’est son impact visuel et son esthétique différente.

20 Les clubs du circuit black ont permis, en parallèle de l’émergence du breakdance, l’éclosion de la première scène rap brésilienne (Dayrell, 2005). Les premiers rappeurs pouvaient s’inspirer des succès arrivant des Etats-Unis, même si le contenu passait

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relativement inaperçu à cause de la barrière de la langue. La musicalité particulière associant un flux de paroles sur une rythmique saccadée était appréciée (Herschmann, 2005).

21 La pratique du breakdance étant plus populaire, les premiers rappeurs se retrouvaient dans une situation de concurrence par rapport aux danseurs. Ils voulaient à tout prix avoir leur propre espace d’expression. Ils « abandonnèrent » de façon volontaire les lieux de rencontres des breakers afin de créer des espaces spécifiquement dédiés au rap (Rocha, Domenich, Casseano, 2001).

22 Cette « rupture » spatiale entre les breakers et les rappeurs de São Paulo est fondamentale car elle a rendu possible l’éclosion des premières scènes rap avec des groupes comme Stylo Selvagem, Bad Boy, Defensores do Movimento Negro, Personalidade Negra, MT Bronx, Doctor MC’s et bien d’autres. En 1988 sortait le premier disque de rap brésilien, qui d’ailleurs ne fut pas un grand succès, appelé « A Ousadia do rap »9.

23 Ce n’est qu’après la formation de la scène rap à São Paulo que l’on constate l’émergence des premiers activistes hip-hop au Brésil et l’apparition du « hip-hop organisé ». Avec l’influence des rappeurs américains, les rappeurs de São Paulo transformèrent l’espace de divertissement des clubs en un espace d’affirmation de la négritude, le rap devenant un instrument porteur de lutte contre la discrimination ethnico-sociale. Le hip-hop via les rappeurs paulistes passe d’une dimension dans laquelle le ludique prédominait à des thématiques plus engagées, qui font écho aux situations d’extrême précarité dans la periferia pauliste.

Funk carioca

24 Alors qu’à São Paulo, sous l’impulsion de la vague black, le breakdance et le rap prennent place dans le quotidien de la jeunesse des quartiers périphériques paulistes, le hip-hop à Rio de Janeiro se décline de façon différente. Bien qu’étant la source de la mode black et possédant un circuit de soirées où la musique rap est très présente dans les clubs, le hip-hop s’actualisera bien différemment dans la cité carioca.

25 À la fin 1985, le rap est le genre musical qui sert de base aux bailes funk cariocas, H. Vianna affirme que les programmations musicales dans les bailes sont « 100 % rap ». Toutefois, le terme même de hip-hop n’est pas utilisé, les funkeiros lui préfèrent le terme de funk, de balanço ou de funk pesado. Le rap remplace donc le funk en tant que musique de ces soirées, mais ce changement musical s’accompagne également d’une transformation des styles (Vianna, 1987).

26 Le style vestimentaire, par exemple, avait changé radicalement. Fini le visuel « afro », place au style tropical surfwear10. Il n’était plus question de mettre au centre des attentions sa couleur de peau. Le baile s’était transformé en un lieu où l’on se divertit, où l’on drague, et surtout où l’on danse. Paradoxalement, même si le breakdance bénéficia d’une certaine exposition dans les médias, la pratique corporelle du hip-hop, le breakdance ne rencontra qu’un succès limité dans la cité carioca laissant place à d’autres pratiques dansantes.

27 Les DJ’s, quant à eux, toujours à la recherche de nouveautés, avaient trouvé dans les productions du sous-genre hip-hop appelé « Miami Bass », ce qui correspondait à leurs attentes, c’est-à-dire une musique rythmée et dansante avec une mélodie facile à

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retenir. Les DJ’s cariocas empruntèrent la rythmique au « Miami Bass », mais également tout un décor scénique. Des chorégraphies pour le moins obscènes intègreront peu à peu les bailes funk. L’inspiration ou plutôt l’imitation est allée au bout de sa logique à partir du moment où commença la production de musiques en langue portugaise. L’apport de nouvelles technologies, spécifiquement des samplers11, joua un rôle important dans la dissémination de ce style et la prolifération de nouveaux MC’s, notamment du fait de la simplicité de la production.

28 Le hip-hop, à partir du milieu des années 1980, à Rio de Janeiro et à São Paulo est un style musical apprécié par la jeunesse de la periferia, cependant dans chacune des deux villes, le hip-hop va prendre des trajectoires distinctes. La différence entre le hip-hop de São Paulo et le hip-hop de Rio de Janeiro, devenu, funk carioca, se fait plus claire à mesure que chaque style se « brasilianise ». Les premiers activistes du mouvement hip- hop pauliste avaient d’ailleurs pris pour cible le funk carioca, en remettant en cause l’inspiration libertine et parfois violente des MC’s funkeiros. Le hip-hop de São Paulo, fortement inspiré par l’influence du mouvement noir condamna le funk carioca jugé trop démoralisant et violent au contraire du rap pauliste qui se veut conscientisant.

La Fortaleza hip-hop

29 À la fin des années 1970 et au début des années 1980, Fortaleza comptait sur un réseau important d’équipes organisatrices qui proposaient des soirées dansantes itinérantes dans ses quartiers périphériques. Ces soirées étaient le locus de l’émergence du mouvement punk de Fortaleza et la sédimentation de la pratique du breakdance avec la formation des premiers groupes en 1984 (Damasceno, 2007). Ces soirées n’étaient pas des espaces exclusifs dédiés aux breakers, il y avait un mélange des genres, les b-boys devaient partager l’espace et donc la piste de danse avec des musicalités autres, notamment le rock et le funk. Sur le modèle des premiers breakers paulistes, les b-boys de Fortaleza avaient aussi l’habitude de faire des représentations dans les espaces publics de la ville, mais les clubs étaient les lieux d’expression privilégiés des breakers.

30 L’introduction au début des années 1990 du funk carioca dans les clubs de Fortaleza eut des conséquences importantes dans la pratique du breakdance à Fortaleza. Le funk carioca devint « la » musique de la jeunesse de la periferia de Fortaleza 12 et se plaça en tant que musicalité concurrente du hip-hop. Différemment de ce qui se passait à Rio de Janeiro et à São Paulo, villes dans lesquelles le hip-hop se développait distinctivement, à Fortaleza, en tant que ville réceptrice des deux influences, de façon inédite, les deux formes culturelles devaient cohabiter au sein des mêmes espaces d’expression, les clubs.

31 Ce qui caractérisait les soirées funk carioca à Fortaleza, c’était tout d’abord une musique particulière, inspirée nous l’avons vu du « Miami Bass », un rythme qui ne correspondait pas aux break-beats sur lesquels les breakers pouvaient danser13. Avec une musicalité différente s’installa et se greffa également une autre façon de mobiliser la piste de danse avec, notamment le rituel du corredor, du couloir où se mettaient en scène des affrontements entre bandes rivales.

32 L’intérêt pour les groupes juvéniles qui fréquentaient les bailes funk résidait dans la rencontre avec un groupe rival, le plus souvent issu d’un quartier proche du sien. La

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cohabitation entre deux groupes « rivaux » scénarisait alors la soirée, et la rivalité entre les deux groupes de jeunes était mise en scène par le rituel du corredor.

33 Le baile funk dans les années 1990, que ce soit à Rio de Janeiro ou à Fortaleza, devint le lieu d’expression et surtout de visibilité des groupes juvéniles des quartiers périphériques, les galeras. Le baile funk permettait à chaque galera de se donner à voir et offrait la possibilité par le rituel du corredor d’affronter son groupe rival par des joutes corporelles violentes.

34 Toutefois, les galeras allaient devenir problématiques, lorsque la rhétorique violente qu’ils appliquaient dans les bailes funk, déborda dans les espaces publics et dans la vie quotidienne des citadins des grandes villes. Les affrontements ne se cantonnaient plus à l’espace de la soirée, mais pouvaient éclater dans les rues de façon spontanée par la rencontre de groupes rivaux dans un espace neutre, ou encore par le franchissement d’une « frontière » (Diógenes, 1998).

35 La diabolisation du funkeiro dans les médias s’intensifia au début des années 1990. Le terme de gang apparût de façon répétée pour qualifier ces groupes de jeunes. Du côté de l’action politique, fut utilisé pour répondre à ces violences urbaines le bataillon d’élite de la police militaire, le G.AT.E (Grupo de Ações Táticas Especiais). Le stigmate sur le jovem morador de periferia se renforça, d’autant plus que la différenciation entre les groupes juvéniles, les galeras et les gangs devint de plus en plus ténue dans les discours des médias.

36 Expulsés dans la rue par cette musicalité violente, les breakers allaient souffrir de la diabolisation du funkeiro puisque pour les Fortalezenses les breakers et les funkeiros n’étaient guère différenciables. Ils étaient associés au même univers, catégorisés sous le même profil. Ils possédaient le même vocabulaire, la même façon de s’habiller et habitaient les mêmes quartiers.

37 Pendant les années 1990, les hip-hoppers en tant qu’alter ego des funkeiros furent mis sur la liste des fauteurs de troubles et des éléments perturbateurs des grands centres urbains du pays. Le hip-hopper devint aux yeux des autres citadins un marginal porteur de cette esthétique dangereuse, qu’il fallait à tout prix contrôler et canaliser comme la plupart des pratiques juvéniles des jeunes de periferia.

Le hip-hop organisé

38 Le mouvement hip-hop de Fortaleza apparu au début des années 1990 consolida son appareil idéologique et politique contre cette stigmatisation des jeunes des periferias. Différemment du « hip-hop organizado » de São Paulo, le « hip-hop organisé » de Fortaleza n’est pas né de l’engagement de certains artistes, il ne puise pas non plus son inspiration dans le mouvement noir, mais il fut stimulé par des associations étudiantes d’extrême gauche issues des jeunesses anarchistes.

39 A la fin des années 1980, l’A.P, l’« Anarquia Proletária »14 était désireuse de trouver un moyen de communiquer avec les jeunes des quartiers et de leur transmettre leur idéologie afin de les conscientiser et les politiser. L’A.P s’associa donc aux breakers pour créer le Movimento hip-hop organizado do Ceará (MH2O-Ce), la première organisation du mouvement hip-hop de Fortaleza.

40 Le MH2O-Ce réussit à unir sous sa bannière tous les groupes de danseurs de la ville. Une des premières mesures adoptées par cette organisation fut d’interdire à ses membres

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d’organiser les battles, c’est-à-dire des compétitions entre groupes de danseurs, qui pouvaient être interprétées comme des pratiques violentes par des non-initiés. Cette volonté de contrôler la pratique des hip-hoppers constitua une des caractéristiques du « hip-hop organisé » de Fortaleza. L’objectif étant de se différencier autant que possible de son faux frère, le funk carioca afin d’éviter l’amalgame entre ce que les acteurs appellent « os engajados e os alienados »15. Mis en concurrence avec le funk carioca, le MH2O-Ce renforça son côté militant en démontrant son engagement et ses idées par une « hyperpolitisation » dans les attitudes et dans les productions musicales. Le MH2O- Ce organisa et politisa les groupes de breakers et donna un ton spécifique, une orientation au style hip-hop, en termes d’influences sur les ateliers d’apprentissage des éléments hip-hop, en promouvant le rap qu’il définit comme un style Def16 et en censurant toutes les productions qui ne lui convenaient pas, celles assimilées au style « Miami Bass » entre autres.

41 La dénonciation d’un système, de la corruption et des violences policières devint centrale pour le mouvement hip-hop. Le hip-hop, en tant que tel, se transforma pendant ses premières années en une esthétique de la protestation. Au fil du temps, il se construisit un lien indéfectible entre le mouvement hip-hop de Fortaleza avec sa periferia, puisque d’une certaine manière, il devint son locus principal en même temps que son représentant attitré.

42 Les années 2000 furent marquées par une « pulvérisation » du MH2O-Ce, notamment par des dissidences au sein de cette organisation, principalement en ce qui concerne son positionnement politique considéré trop à gauche. Ceci n’empêcha pas la multiplication de groupements et d’associations se plaçant dans la lignée des actions du MH2O-Ce. Aujourd’hui, nombreuses sont les organisations qui se revendiquent du mouvement hip-hop. On pourrait citer CUFA (Central Unica das Favelas), « Força Hip-hop », « Projeto Enxame », « Movimento Comunidade Reunida Hip-hop », « União Nordestina de B-boys » et bien d’autres. Il y a certes une pluralité dans les approches, mais MH2O-Ce apparaît comme un modèle de fonctionnement pour ces organisations dans la volonté des militants à s’engager envers les jeunes des quartiers, dans les méthodes de transmission d’un « état d’esprit » hip-hop et dans l’importance que prennent les ateliers d’art hip-hop dans le fonctionnement de ces associations.

43 Ce qui se dégage des situations de recherche et de ma connaissance des militants du mouvement hip-hop à Fortaleza, c’est en premier lieu l’expérience de la vie dans les quartiers périphériques. Ainsi, l’appartenance à un quartier, à cet espace de la periferia, est mise en avant par les acteurs. Ces militants ont donc un rapport particulier avec leur lieu de résidence, ce qui paraît fort logique étant donné que leurs quartiers constituent également le lieu où ils ont grandi, ont construit des amitiés et tissé leur réseau de connaissances. Leur attachement pour leurs quartiers est palpable. D’ailleurs, à chaque fois que je visitais en leur compagnie leur área, ils étaient assez fiers de se montrer, mais aussi de m’exposer les bienfaits de leurs actions. Ces militants connaissent quantité de personnes dans leurs quartiers et sont très appréciés pour leur service à la comunidade. C’est en tous les cas, ce que les paroles assez sympathiques envers eux ont laissé transparaître. L’espace du quartier, du bairro, de la comunidade, constituerait, pour ainsi dire, leur monde.

44 Cependant, bien plus que d’être issu de la periferia, ce qui apparaît comme central dans le discours des acteurs du mouvement hip-hop, c’est leur connaissance de la rue. Être de « la rue » constituerait pour ces hip-hoppers une chose bénéfique, puisque par cette

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connaissance intime de la rue, de ses normes, de ses codes implicites, ils seraient dans la capacité de parler le même langage que les jeunes à qui ils s’adressent. En tout cas, ils estiment que le message, même s’il se fait autoritaire, « passe » mieux que s’il émanait d’une autorité autre comme celle des enseignants ou des forces de l’ordre. Ainsi, ils se pensent légitimes aujourd’hui pour former les jeunes aux arts hip-hop. Ils se sentent investis d’une mission de conscientisation sur les méfaits de la rue et de la violence. Le rapport ici à l’espace de la periferia est renversé puisque finalement chez les acteurs du mouvement hip-hop, avoir une expérience de la rue constitue un atout si elle est mise au service des jeunes du quartier.

45 Bien que la dure réalité de ces quartiers soit toujours mise en avant dans les entretiens que j’ai menés, les personnes qui se sont engagées dans le « hip-hop organisé » ont un point de vue assez objectif quant aux problèmes et aux plaintes des habitants de leurs quartiers. Ainsi, aucun militant ne va affirmer que tout va bien et que tout se passe pour le mieux dans sa zone d’influence. Ce qu’ils n’acceptent pas, en revanche, ce sont les caricatures et les préjugés sur les habitants des quartiers périphériques qui sont très largement véhiculés par les médias. Le fait d’avoir été soumis à un régime discriminatoire parce qu’ils venaient de la periferia est souvent souligné ; dans la même ligne d’analyse, les rapports conflictuels avec les policiers apparaissent centraux. Conscients des difficultés du quotidien, ces militants n’ont pas peur d’assumer leur côté periferia contrairement à ceux qui cacheraient leur lieu d’origine dans les interactions de la vie quotidienne, dans la recherche d’un emploi, par exemple. Pour ces militants, il faut avant toute chose s’assumer, être fier et montrer de quoi sont capables os jovens pobres de periferia17. Cela passe par un travail intense au niveau local, au niveau de la comunidade, du quartier, où va prendre forme l’engagement de ces militants.

46 Les actions des organisations du mouvement hip-hop prennent corps dans des ateliers dans lesquels, à partir des éléments du hip-hop, les jeunes vont être sensibilisés aux « problèmes » de la rue. Plus précisément tous les ateliers d’apprentissage sont émaillés de moments pendant lesquels se forment des cercles de discussions où sont abordés des sujets sensibles de la vie quotidienne dans les quartiers périphériques. Les arte- educadores, les art-éducateurs, comme se définissent certains militants, soulignent souvent que l’objectif des ateliers d’apprentissage des éléments hip-hop n’est pas de former des artistes d’élite ou bien des rappeurs à succès. L’objectif premier est de conscientiser le public sur l’importance de s’engager pour son quartier et de leur redonner confiance en eux. Le plus important, c’est de resgatar a auto-estima, de redonner une estime de soi à ces jeunes qui sont victimes, selon les militants, d’un manque de « lecture positive » de la part de la société, et de leur montrer qu’ils ont les capacités à réaliser des choses. Dès lors, la transmission d’un « état d’esprit », dans laquelle la discipline et le respect sont des valeurs fondamentales, est aussi une dimension importante qui apparaît dans les ateliers puisque corrélative de l’apprentissage des éléments du hip-hop.

Conclusion

47 Il est essentiel d’introduire la question spatiale afin de comprendre le hip-hop au Brésil. De fait, si l’on prend comme étude de cas la ville de Fortaleza, on s’apercevra aisément que le hip-hop est une pratique associée à des espaces largement discriminés, les quartiers dits périphériques, la periferia.

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48 Il est vrai que les pratiques du hip-hop ne se donnent guère à voir dans la ville de Fortaleza, si ce n’est dans les locaux des groupements du « hip-hop organisé », qui ont leurs bases dans ces quartiers à l’aura sulfureuse. Au travers des ateliers d’apprentissage du hip-hop, les militants de ces associations ont pour objectif de réaliser un travail de conscientisation et de prévention auprès des jeunes habitant ces quartiers. Les organisations du mouvement hip-hop de Fortaleza sont, en un sens, ancrées dans la periferia, c’est-à-dire que les militants ne sont pas des personnes extérieures à la comunidade, ce qui leur confère une sorte de légitimité dans les actions qu’ils entreprennent pour le « vivre-ensemble » du lieu. Ce que l’on peut lire en filigrane, c’est une volonté des habitants des quartiers périphériques de trouver des solutions « eux-mêmes » à des problèmes auxquels ils sont confrontés.

49 À Fortaleza, il ne serait pas faux aujourd’hui de considérer le « hip-hop organisé » comme le porte-parole des quartiers « vulnérables » compte-tenu du leadership acquis par ces organisations et de leurs visibilités dans les médias locaux. Il est vrai que les activistes de ces groupements jouent aussi le rôle de leaders communautaires, et à ce titre, ils bénéficient également d’une certaine reconnaissance dans les médias ou dans les meetings politiques en tant que porte-parole ou représentant de quartiers. À un niveau supérieur, il semblerait également que le « hip-hop organisé » soit devenu un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. Ces derniers n’hésitant pas à considérer les organisations du mouvement hip-hop comme des « spécialistes de la periferia » ; les plus à même à résoudre les « problèmes » liés à ces espaces18.

50 Les chercheurs travaillant sur le hip-hop ont très largement consacré le hip-hop comme une forme culturelle issue des ghettos américains. Ce que j’ai avancé à propos du « hip-hop organisé » de Fortaleza pourrait en un sens conforter l’idée que le hip-hop trouverait dans les espaces marginalisés, de par le monde, un terreau favorable d’expression et d’actualisation en tant que « représentant » de ces espaces.

51 Néanmoins, comme j’ai essayé de le montrer avec l’histoire de l’émergence du hip-hop au Brésil, le processus qui amena le hip-hop à se territorialiser et à devenir une esthétique de la protestation est plus complexe.

52 Le hip-hop au Brésil a construit son identité et ses références en plusieurs phases qui sont particulières à chaque région où ce dernier s’est implanté. Pour le cas de São Paulo, profitant du réseau du mouvement noir et d’une scène rap plus engagée, le hip- hop va vite devenir le locus des luttes contre les discriminations et créer par le travail des breakers un lien fort avec la rue. À Rio de Janeiro, bien que cette ville soit le lieu qui donna naissance à la vague black, le hip-hop mode carioca se cristallisa dans les mornes de la ville, produisant une esthétique particulière, pas de breakdance, mais beaucoup de rap « léger », façon sud des Etats-Unis porté par des rythmes saccadés, parfait pour le booty shaking19 et autres chorégraphies libidineuses avec par exemple a dança do creú20.

53 Le hip-hop à Fortaleza ne peut se comprendre si l’on ne se saisit pas de son orientation sociale. L’engagement envers le quartier, la comunidade, que l’on retrouve chez les acteurs du hip-hop de Fortaleza ne provient d’ailleurs pas d’une application des théories de la « Zulu Nation » ou bien d’une version locale du « hip-hop organisé » pauliste. La dimension politique du mouvement hip-hop de Fortaleza est à chercher dans l’influence fondamentale du mouvement étudiant anarchiste, qui est à l’origine même de la formation idéologique des breakers et des rappeurs de Fortaleza. Le mouvement hip-hop de Fortaleza a trouvé dans la periferia un terrain adéquat quant au développement de son action politique dans laquelle la lutte contre la stigmatisation

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des jeunes des quartiers périphériques est importante. Aujourd’hui le hip-hop de Fortaleza se caractérise par ce lien essentiel à la periferia et par son discours hyperpolitisé, radical dans l’opposition qu’il fait entre la société et les jovens pobres moradores de periferia.

54 Il est important de souligner le travail important du « hip-hop organisé », il offre l’opportunité à des jeunes de se former dans une discipline artistique et d’affirmer son identité de manière plus positive. Cependant, par le rôle que le « hip-hop organisé » a acquis au cours du temps, on pourrait se poser la question du transfert de responsabilité des pouvoirs publics à des organisations du secteur associatif. Il serait intéressant d’analyser ce processus qui s’apparente à un désengagement de l’État dans la résolution des problèmes inhérents aux espaces dits « vulnérables ». De même, considérer le hip-hop comme la panacée dans la résolution des « pathologies urbaines » ne reviendrait-il pas d’une certaine manière, à réactiver le stigmate territorial sur ces populations ?

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NOTES

1. Fortaleza, capitale de l’Etat du Ceará est du point de vue démographique la cinquième ville du Brésil avec ses 2,5 millions d’habitants. Fortaleza et sa région métropolitaine constituent aujourd’hui un pôle attractif pour les populations de l’Intérieur de l’Etat mais aussi de régions voisines, désireuses de vivre dans des meilleures conditions. Ce n’est pas un phénomène récent puisque la population de Fortaleza s’est formée à partir d’un exode rural des plus massifs tout au long du XIXe siècle et XXe siècle. (Silva, 2000) 2. Gentilé des habitants de l’État du Ceará. 3. Je cite quelques exemples que j’ai pu tirer de mes conversations avec des Fortalezences qui mettaient en avant leurs bonnes mœurs en opposition à la morale douteuse des habitants pauvres de la ville qui seraient « marginaux, vagabonds, impudents, sans futur, consommateurs de drogue, et adeptes de pratiques de sorcellerie ». 4. C’est un DJ, Afrika Bambaataa qui a introduit la dimension sociale dans le hip-hop. Il a théorisé un cinquième élément The knowledge, qui fait partie d’une philosophie de vie que l’on retrouve dans des textes, les Infinity Lessons. Les Leçons Infinies incitent à faire preuve d’une attitude positive, à rejeter la violence et le racisme, et surtout produire le knowledge, la connaissance. Pour le Zulu, c’est uniquement par le savoir, la connaissance, que la vérité peut être atteinte ; le savoir donne la capacité à celui qui le possède de produire une pensée critique sur soi-même et la société qui l’entoure. Le pouvoir de l’esprit dans la « Zulu Nation » est donc libérateur (Mac Glyne, 2007). 5. Ces équipes organisatrices de soirées étaient toujours soucieuses d’apporter de la nouveauté à intégrer aux bailes. Ainsi, comme le constate H. Vianna, s’est mise en place une économie autour des bailes où la reconnaissance au sein du circuit des bailes était basée sur l’acquisition des dernières nouveautés en terme de musiques, de modes et de technologie. L’exposition régulière de nouveautés garantissait en quelque sorte le succès de ces équipes organisatrices (Vianna, 1987). 6. La musique disco est marquée par ses chorégraphies qui privilégient la continuité et la circularité du rythme, ce qui fait que le disco est une musique qui favorise une danse faite de mouvements fluides et sans ruptures (Holman, 1984). 7. B-boy est un synonyme de breaker. 8. Une novela est un feuilleton télévisé qui passe quotidiennement au Brésil. Ces feuilletons sont extrêmement populaires au Brésil. Ces programmes à fort audimat participent également à

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donner le ton en matière de mode et de tendance. Participer à une novela, c’est donc acquérir la reconnaissance du grand public. 9. A noter dans les noms des premiers groupes de rap paulistes l’influence des Etats-Unis (MT Bronx, Doctor MC’s), du movimento negro (Defensores do Movimento Negro, Personalidade Negra) et une certaine conception du rap en tant que style associé à une esthétique agressive (Stylo Selvagem, Bad Boy). 10. Les vêtements créés pour les surfers : des bermudas larges colorées, des tee-shirt avec des logotypes des grandes marques, les chemises à motifs tropicaux, le tout agrémenté du port de la casquette et de la paire de tennis qui fait figure de pièce importante dans la tenue du funkeiro. 11. D’une façon générale, les nouvelles technologies de production musicale comme le sampling (sélectionner des échantillons dans un morceau et à le réinsérer dans une autre chanson) et le looping (« à monter en boucle un échantillon donné de façon à produire un effet répétitif régulier ou aléatoire ») permettaient, sans formation connaissance musicale approfondie de pouvoir produire des rythmes avec un minimum d’expérience pour peu d’être équipé d’un bon matériel (Béthune, 1999). 12. Menfis Clube, Gigantão de José Bastos, Clube do Vila União, Grémio do Ferroviário pour les plus connus. 13. Les breaks-beats que les danseurs apprécient sont des parties musicales où le rythme est idéal pour pouvoir « breaker ». Ainsi les Djs s’emploient à jouer des fragments de disques, la partie la plus intéressante pour les danseurs, celle où prédominaient les percussions (Toop, 1984). 14. Anarquia Proletaria est une tendance de “Movimento da Juventude” au sein du Grémio Livre du collège José Maria Campos de Oliveira du quartier de Conjunto Ceara, ce parti qui correspond aux jeunesses du PRO (Partido Revolucionário Operário), qui était un parti clandestin d'extrême gauche. 15. « Les engagés et les aliénés ». Ce terme renvoie à une brochure d’une organisation du mouvement hip-hop, témoignant de la distinction entre les hip-hoppers qui seraient militants et les funkeiros, victimes en quelque sorte de leur pratique et donnant à voir une image négative des jeunes. 16. Ce style de rap se distingue par la longueur des productions musicales, il n’est pas rare que les compositions dépassent six minutes. Le contenu des chansons, les paroles du rappeur sont construits de façon plus complexe que ceux des funkeiros. La base musicale est minimaliste, la production est dépouillée, il n’y pas de place pour les mélodies dansantes au contraire du « Miami Bass » , ce qui place les paroles comme élément central dans le style Def. 17. Jeunes pauvres habitants de la periferia. 18. Je reprends en substance les termes utilisés par le maire d’une ville proche de Fortaleza lors d’un entretien. 19. On retrouve cette danse dans certains clips de rap mettant en scène des femmes, ou plutôt les fesses de celles-ci. Les danseuses de booty shaking se caractérisent souvent par la proéminence de leurs fesses et leur capacité à les faire vibrer sans pour autant décoller les pieds du sol. La danseuse garde alors en permanence deux appuis sur le sol, compliquant le mouvement. 20. Dança do creú fait partie de ces danses qui apparaissent et disparaisse au gré de la mode du moment. Ces danses qui accompagnent des chansons précises, sont mises en scène par des danseuses au nom évocateur (mulher melancia, femme-pastèque, mulher-melão, femme-melon, mulher-morango, femme-fraise) donné en référence à la taille et à la forme de leurs fesses.

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RÉSUMÉS

Depuis le début des années 2000, le hip-hop au Brésil apparaît comme une culture musicale spécifique aux quartiers dits « sensibles » ou encore « vulnérables » de la périphérie des grands centres urbains. Une analyse de cette pratique musicale dans une approche comparative (avec par exemple, la France ou les Etats-Unis) nous conduit inévitablement à penser le hip-hop comme une esthétique essentiellement marginale ou subversive et spécifique à une certaine population. Toutefois cette approche mériterait d’être enrichie d’une perspective historique afin de comprendre le hip-hop brésilien, non pas comme la transposition in terra brasilis d’un modèle, mais plutôt comme une construction aux multiples références sociales et identitaires. C’est l’enjeu de cet article qui s’intéresse aux processus qui tendent à fixer le hip-hop au cœur des quartiers « périphériques » des villes brésiliennes. Le périphérique, en tant que lieu du hip-hop, revêt plus d’une construction historique et sociale que d’une transposition à l’identique d’une culture des ghettos nord-américains.

INDEX

Mots-clés : musique, hip-hop, lieu, périphérie, Brésil

AUTEUR

SOFIANE AILANE

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Ramasseurs de sons, des périphéries au transnational. Mouvances de Mangue Beat dans la Grande Vitória et ailleurs

Jorge P. Santiago

1 Il s’agit ici de proposer une réflexion sur les rapports entre les pratiques musicales et les sonorités quotidiennes qui se développent dans les périphéries de l’aire métropolitaine d’une ville du Sud-Est brésilien, où une nouvelle expérience musicale s’est développée depuis les années 2000. Je pars du présupposé que ces pratiques musicales nous confrontent à des formes de perception d’un paysage urbain mais aussi à la diversité de la production musicale qui s’y développe. Ce qui, par conséquent, renvoie à des processus d’appréhension des rapports entre les façons de pratiquer la musique et les cadres sociopolitiques, et ainsi à l’articulation entre pratiques musicales, temps, espace et pouvoirs.

2 Au sein de ces dynamiques et esthétiques musicales, les investissements identitaires et la production du lieu musical vont introduire de nouvelles données ethnographiques qui trouvent leurs sources dans les expériences vécues par des nouvelles générations de musiciens de différentes villes et régions du pays. Car, pour certains groupes et tendances musicales, parfois plus que la ville elle-même, certains quartiers deviennent l’espace de la visibilité, de la revendication et de la reconnaissance de toutes les ambigüités où musiciens, compositeurs et interprètes font revivre dans leurs descriptions du présent des formes pour référencer autrement le passé. Il s’agit donc de rendre compte ici d’une expérience et d’un vécu ethnographique partagés avec des sujets qui, par des narrations et chants tissés dans le langage de l’inégal vécu de l’aventure urbaine, cherchent à re-signifier le futur en l’exprimant par des chants et par de multiples rythmiques.

3 Pour ce faire, j’ai réalisé un travail auprès de deux groupes de musiciens alors nommés Pirão de larvas et Banda Chão Molhado, qui menaient notamment autour des villes de Vitória et Vila Velha, dans la Grande Vitória, des activités à caractère associatif par le

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biais d’une sorte d’auto-nommée « communauté musicale »1. Ces groupes musicaux se revendiquaient ou s’auto-désignaient comme des héritiers du Mouvement Mangue Beat, mais se produisant plutôt en tant qu’interprètes des musiques de Chico Science et du groupe musical Nação Zumbi, sur lesquels on reviendra. Leur objectif majeur était toutefois celui de « produire un discours musical nouveau » en version capixaba2 et dans la mouvance du Mangue Beat. Leur réalité sociale et géographique est très proche, voire bien similaire du quartier Rio Doce de la ville de Recife d’où venait une grande partie des membres du Mangue Beat et de Nação Zumbi, même si certains membres des groupes capixabas sont originaires d’États voisins du Minas Gerais et de Rio de Janeiro.

4 Les terrains et travaux ethnographiques ici évoqués s’inscrivent dans le cadre d’un programme de recherche plus large sur les pratiques musicales urbaines interrompu en 2007 et repris en 2009, puis à nouveau interrompu début 2010, étant ainsi en cours de réélaboration3. Ils se situent dans une région qui, bien qu’étant assez exploitée dans les travaux sur la musique, le Sud-est brésilien, notamment s’agissant des Etats de Rio de Janeiro et São Paulo, garde encore des espaces peu investis par l’anthropologie. Les éléments qui seront ici analysés ont été obtenus lors de séjours successifs, dans une sorte d’ethnographie nomade dans différents endroits de la Grande Vitória et plus particulièrement dans la région nommée Terra Vermelha, entre les villes de Vitória et Vila Velha dans l’Etat d’Espírito Santo4. Nomadisme qui s’est poursuivi, suite au départ et à l’installation en France et en Allemagne de certains membres des groupes musicaux mentionnés, lors de rencontres réalisées à Toulouse et à Paris.

5 La particularité de ce travail ethnographique se localise dans le fait de suivre le processus de formation, la naissance publique à proprement parler, la dissolution et recréation de ces groupes musicaux qui se savaient éphémères car se disant voués à l’expérimentation. De même, s’ils tenaient un discours en quelque sorte anti-média dénonçant la « médiocratie » et se présentant comme des alternatifs, cela n’empêche qu’ils cherchaient une place sur la scène musicale, parfois dans les villes mentionnées, parfois ailleurs. Enfin, il était question de considérer qu’ils étaient plutôt porteurs qu’auteurs d’une certaine idéologie à laquelle renvoyaient leurs prestations musicales mais aussi les conceptions des musiques qu’ils pratiquaient. Car c’est bien leur rapport au positionnement d’autrui dont ils se réclamaient les héritiers, plutôt qu’une affirmation de leur propre singularité, qui alimentait leur création musicale.

Grande Vitória, Vila Velha et Terra Vermelha

6 La ville de Vitória, capitale de l’Etat d’Espírito Santo, était située dans le passé sur une île baignée par l’Océan Atlantique. Le processus d’urbanisation croissante et accélérée de la région, notamment à partir des années 1980, a provoqué le changement de la ville, y compris de sa géographie, car depuis lors Vitória n’est plus une île mais s’est complètement ancrée dans le territoire continental pour former, avec Vila Velha et diverses municipalités, la Grande Vitória. Pour sa part, la ville de Vila Velha, la plus ancienne municipalité de l’Etat, est distante de 5 km de la capitale, et son littoral, qui s’étend sur 32 km, est composé de plusieurs plages formant ainsi une aire très touristique au long de la côte. La plupart des membres des groupes musicaux qui ont fait l’objet de mon travail sont issus des quartiers qui intègrent la Grande Vitória, et plusieurs de la région de Terra Vermelha.

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7 J’ai eu l’occasion d’effectuer des entretiens ponctuels avec des musiciens dans les villes de Vitória et Vila Velha dans différents quartiers (Boa Vista, Manguinhos, Centre de Vila Velha) alors considérés comme ayant des taux de « problèmes sociaux » et de « délinquance » parmi les plus élevés de l’agglomération de la Grande Vitória5. J’ai eu aussi l’opportunité de retrouver des musiciens et de participer avec eux à des activités dans deux quartiers dits « riches » ou de haute classe moyenne (Santa Luzia, Praia da Costa). Toutefois, je me suis consacré plus particulièrement aux quartiers localisés dans la municipalité de Vila Velha, Terra Vermelha, d’où plusieurs de mes interlocuteurs et membres de ces deux groupes musicaux étaient donc originaires ou avaient vécu. Il s’agit d’une zone urbaine parsemée d’espaces vides où sont intercalées des occupations et des habitations. Elle se trouve majoritairement sur une plaine inondable entre la rivière Jucú et la Route du soleil (route qui longe presque toute la côte de l’Etat d’Espírito Santo), composée de lacs, de ruisseaux transformés en canaux d’écoulement d’égouts à ciel ouvert et de mangroves, les mangues6.

8 L’occupation de la région date des années 1970, à l’époque de l’expansion industrielle de la région métropolitaine, de l’aménagement de la Route du soleil et de la construction d’un nouvel aéroport. Anticipant l’étalement de la ville, les spéculateurs immobiliers commencent à mettre en place des lotissements clandestins, sans aucune infrastructure, souvent sans autorisation de la mairie et sans titre de propriété. Ces « lotissements » ont vu le jour sur des marécages, dans l’attente d’une valorisation de la propriété. D’après les récits, des politiciens et entrepreneurs proches du pouvoir municipal connaissant la situation des lotissements illégaux et l’existence de larges superficies de terrains appartenant aux pouvoirs publics, ont organisé à partir du début des années 1980 l’occupation du secteur par la population pauvre venue des quartiers populaires de Vila Velha et d’ailleurs. Par la suite, à la fin de cette même décennie, le gouvernement de l’Etat de l’Espírito Santo a construit un ensemble de logements populaires. Le processus d’occupation illégale des terrains a néanmoins continué et, selon plusieurs interlocuteurs (musiciens, membres des associations de quartiers et anciens habitants), de ce que l’on pourrait comprendre comme une vraie structure spéculative politico-économique douteuse s’est mise en place et s’organise depuis des années l’occupation de certains quartiers (Zonatelli, 2010)7. La majorité de la population n’a aucun titre de propriété, s’étant installée et occupant de manière illégale des terrains inconstructibles, qu’ils aient été ou non achetés auprès de l’une des « agences immobilières » contrôlées par des promoteurs véreux (idem). L’eau et l’électricité desservent toute la zone, mais le service d’eau courante et de distribution d’électricité est irrégulier et comme j’ai pu le voir, d’innombrables branchements clandestins sont faits sur les deux réseaux. De même, les transports publics sont insuffisants et beaucoup d’habitants se déplacent à pied, à bicyclette ou en veilles voitures rafistolées, brinquebalantes.

9 En fait, Terra Vermelha est considéré par les médias comme un espace de « risque social et environnemental » important où les équipements et les services urbains sont précaires. Les principaux axes sont goudronnés, mais les rues sont en terre battue ou ensablées, et seule une petite partie de la zone possède un réseau d’écoulement d’eaux usées et une station de traitement. De fait, de nombreux habitants ont construit leur propre fosse septique. Comme la région est inondable, dans certains quartiers ces fosses atteignent la nappe phréatique et les eaux usées débordent parfois, inondant les maisons et les rues. Les petits commerces de détail sont nombreux, mais aussi les petits

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supermarchés, les pharmacies, les boulangeries et les magasins de matériaux de construction, la plupart situés dans les principaux points commerciaux sur les avenues goudronnées au sud et au nord des quartiers. Il est par ailleurs à noter que le taux de criminalité de cette région - allant de différentes atteintes portées aux droits de l’homme, comme les homicides, bavures policières et autres, aux attaques incontrôlées à l’environnement -, a été objet de plusieurs études8.

10 Pour l’analyse proposée, je considère le sens qu’acquièrent pour deux groupes musicaux les sonorités et thèmes musicaux du quotidien qui animent ces lieux et quartiers des villes observées. Je pars du constat que ces pratiques musicales sont mises en œuvre par le biais de l’élaboration de scènes et sociabilités autour de l’exécution ou de la réception de la musique, qui en font des objets vivants élaborés par des individus qui leur donnent forme et sens. Elles sont donc élaborées dans le cadre d’une pluralité de formes où les pratiques quotidiennes des sujets varient selon leur statut et leur catégorie d’appartenance : l’âge, le sexe, l’éducation, la profession, la situation sociale, liés à un sentiment d’appartenance à un espace social et géographique.

11 Entre 2002 et 2009/2010, le groupe Pirão de larvas et la Banda Chão Molhado essayent de se produire et de former deux bandas musicales (ensembles musicaux à géométrie et gammes instrumentales variables), menant leurs activités dans la Grande Vitória et parfois dans d’autres villes de la région9. Il s’agit de deux ensembles qui ont en commun l’adoption d’un style musical particulier, qui d’une certaine manière apparaît comme langage symbolique renvoyant à un mode de signification et de distinction influencés par la Banda Nação Zumbi. Celle-ci, en tant qu’icone artistique, est à la base de toute une série d’attitudes comportementales et signes de reconnaissance (Aubert, 2007). La plupart des membres de ces groupes viennent des milieux défavorisés, tandis que d’autres, du moins pour deux ou trois d’entre eux, sont issus des petites classes moyennes (Guerra, 2006 ; Neri, 2008 ; Souza, 2010 ; Yaccoub, 2011)10. Il est aussi à noter qu’en fonction de l’événement ou de la prestation musicale, ces groupes se présentent soit comme deux formations distinctes, Pirão de larvas et Chão Molhado, soit rassemblés sous l’une ou l’autre nomination, ou encore sous une troisième, adoptée pour l’occasion. Lors de nos interactions, ils avaient composé quelques chansons mais n’avaient pas encore enregistré un CD. Les leaders Fabio, Alexandre, Fatinha, Jairo et leurs copains ne pouvaient pas se permettre de vivre de la musique, mais se faisaient un peu d’argent en jouant aussi bien dans les bars des périphéries que dans les parties des classes moyennes et parfois huppées, organisées par les étudiants. Le plus souvent, c’est la demande du public qui dictait le répertoire : du rock, du samba-rap, de la soul, du reggae, mélangé ou intercalé avec les musiques de Chico Science et Nação Zumbi. Il est à signaler que la formation et la multiplication du nombre de ces groupes musicaux se fait de manière très similaire à celle que l’on trouve depuis les années 1990 dans la région métropolitaine de Salvador (Bahia) avec l’éclosion nationale et internationale des percussions du groupe Olodum11. La différence étant que la tendance musicale d’inspiration est ici le mouvement Mangue Beat de Recife.

12 À partir de ces rencontres et expériences ethnographiques, il s’agit donc de mener une réflexion au sujet des rapports entre différentes pratiques musicales vues comme propres aux quartiers périphériques de certaines villes du Sud-Est brésilien d’aujourd’hui. Toutefois, se consacrer à ces pratiques vise aussi à mettre en relief le fait que ce n’est pas uniquement autour d’une représentation typiquement auditive que se groupent d’ordinaire les sons d’une même catégorie. Car, quand on veut reconnaître

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ces sonorités, on songe aux objets ou aux êtres qui en produisent d’analogues, c’est-à- dire que l’on peut se reporter aussi à des notions qui ne sont pas essentiellement sonores12. Pour les musiciens - notamment ceux issus des milieux populaires observés - c’est dans les quartiers que des liens particuliers se construisent, ainsi qu’une idée de « lieu » au sens d’une inscription partagée dans cet univers social.

Mouvement Mangue-Beat et circulation du produit musical

13 Pour évoquer la musique et les chansons pratiquées par ces groupes, entre le thème de la périphérie, du mangue, des marécages, et les relations entre les espaces publics et privés dans la vie sociale mais aussi dans la musique populaire brésilienne - MPB - d’aujourd’hui (Corneloup, 2010)13, j’ai choisi d’analyser ces deux groupes qui se revendiquaient comme les héritiers du mouvement Mangue Beat14 et qui ainsi donnaient suite aux expériences musicales du groupe Nação Zumbi. Ces jeunes et moins jeunes musiciens sont dans leur majorité, à quelques exceptions près, des adeptes des objets d’intérêts prônés par le manifeste Mangue Beat15.

14 Le mouvement Mangue Beat, créé par Chico Science et d’autres jeunes musiciens issus des petites classes moyennes de la périphérie de Recife, dans le Nordeste du Brésil, est un mouvement musical et culturel apparu au début des années 1990. L’un des événements déclencheurs de sa création a été la publication d’un rapport produit à Washington sur la misère dans le monde qui classait Recife parmi les quatre premières villes les plus paupérisées. Un groupe de jeunes artistes, dont Chico Science et un musicien-journaliste dit Fred 04, rédigent alors un texte militant : Manifesto dos homems- caranguejos (Le Manifeste des hommes-crabes). Le texte part du constat que la ville est construite sur ce qu’on appelle « le mangue », sorte d’interface entre l’eau et la terre qui s’apparente à un marécage, décrit par les scientifiques comme l’un des environnements les plus fertiles qui soient et les plus riches en bactéries et vies microscopiques. Un grand nombre de crabes vivent de la végétation et de la faune qui y pullulent.

15 Le Manifeste apparente cette capacité de fertilité à celle de l’imagination qu’on peut trouver dans la ville de Recife. Il montre les canaux qui traversent la ville comme des artères, bouchées par les déchets et la pollution de la société industrielle, un endroit pourtant si dynamique se trouvant dans un état déplorable. Selon Chico Science et les adeptes du mouvement, il suffit d’une impulsion électrique pour redonner vie à Recife. Cette « électricité » peut être produite par l’utilisation de la mixité culturelle de la région, en faisant « se rencontrer les traditions séculaires et la technologie moderne ». Le nom Mangue Beat, qui signifie le rythme du mangue, est une déformation du nom d’origine, , qui associait le mangue à l’unité de mesure en informatique, le bit. Ainsi Chico Science et les participants du Mangue Beat prônent une musique qui est un mélange entre héritage culturel (percussions indiennes, rythmes africains, maracatu, ciranda...) et modernité (sons électroniques, guitares saturées, hardcore). Ce mouvement musical très novateur, toujours d’actualité, peut être perçu comme idéologique, même si un peu confus dans ses propos. Son apparition dans les années 1990 est une des expressions de la culture urbaine brésilienne qui se produit à partir d’une sorte de no man’s land comme est vue la périphérie, certes, mais qui évoque aussi l’interpénétration entre l’espace public et privé au Brésil16.

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16 Le groupe fondateur de ce mouvement est Nação Zumbi, dont Chico Science était le créateur et le chanteur. Malgré sa mort tragique dans un accident en 1997, le groupe continue d’exister. Son nom signifie la nation de Zumbi, en référence au héros révolutionnaire afro-brésilien, Zumbi dos Palmares17. Nação Zumbi (formellement nommé Chico Science & Nação Zumbi) est une band de rock brésilien qui mélange du rock, du funk, le hip-hop, la soul et la dite « musique régionale traditionnelle brésilienne » avec une forte présence d’instruments de percussion18.

17 En suivant la trajectoire du Mangue Beat, on est forcé de constater le peu d’analyses existantes concernant l’insertion de ces habitants des périphéries dans la dite « industrie culturelle ». De même, les spécificités du rapport de ces marges à la mondialisation et au processus d’accélération affectant ces musiques et la dynamique du goût musical n’ont que trop peu été étudiées (Ailane, 2011). On pourrait dire que les mangues-boys et mangues-girls, comme ils s’auto-définissent parfois lors des conversations, présents dans les années 2000 dans les périphéries de plusieurs agglomérations du pays, constituent une génération de la troisième phase de l’expansion globalisée des médias au Brésil. Nous avons eu une première phase qui a été l’ère de la radio (les années 1930/1940), et une deuxième, l’ère de la télévision (les années 1960/1970) ; la troisième serait alors la décennie des années 1990, marquée par la réduction des prix et des conditions d’enregistrement, au sens du coût de la technologie, aussi bien pour celui qui écoute, pour le consommateur de musique populaire, que pour celui qui produit des enregistrements et CDs dans des petits studios de fonds de cours ou des petits appartements.

18 Cette génération de la troisième phase a bénéficié d’une plus grande interpénétration d’influences musicales venues d’autres régions du Brésil, d’autres classes sociales et aussi de pays étrangers – comme cela a été le cas avec l’entrée du rap nord-américain – touchant une population jeune qui, sans cette baisse des coûts, aurait été exclue de l’accès à ce qu’on appelait alors « la culture de masse », c’est-à-dire aux médias, à l’exception de ce qui était transmis par la télévision. Par ailleurs, elle garde une attitude critique envers la télévision, même si celle-ci est omniprésente au Brésil, d’autant plus qu’Internet est devenu le plus important moyen de diffusion de la production musicale.

19 En outre, il existe aujourd’hui la possibilité pour des musiciens et interprètes des couches sociales moins favorisées de produire des travaux basés sur la diversité d’expressions musicales qu’ils côtoient ou auxquelles ils peuvent accéder, et de s’inscrire ainsi dans le « tout mondialisé ». Le pays tout entier prend donc connaissance de groupes musicaux qui jusqu’alors, bien que talentueux, n’avaient qu’une expression locale ou à la limite régionale. La musique brésilienne produit ainsi des sonorités qui révèlent d’autres expressions discursives, gestuelles, esthétiques et ainsi des formes narratives réactualisées de plus en plus diffusées dans un pays pendant longtemps marqué par l’analphabétisme ou l’illettrisme. D’ailleurs cette musique populaire a acquis au Brésil la fonction de produire et de donner un autre sens à la vie en société, aux différences qui y sont très présentes ainsi qu’aux richesses humaines et aux misères économiques de la société.

20 Lors de l’un de mes séjours à Vila Velha, un ami musicien m’a fait constater que fréquemment, lors des discussions, dès que quelqu’un cherche à trouver un élément explicatif pour un fait de sa vie privée ou alors concernant son état d’esprit ou sa vie affective, il est plus ordinaire de citer les vers d’une chanson ou les paroles d’un

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compositeur connu que des phrases ou expressions d’une personnalité politique, d’un scientifique, d’une femme ou homme de lettres. Il est ainsi ordinaire d’entendre dans une conversation de bar ou de café des phrases telles que : « et comme le disait », ou alors « comme le dit Gilberto Gil » ou encore « le samba-rap de Marcelo D2 montre que… ». Un avocat responsable d’une association liée aux droits à la citoyenneté à Vitória affirmait lors d’un échange que, même lors des auditions juridiques, les personnes citent plus les vers d’une chanson populaire connue ou à la mode que les écrivains ou personnalités politiques. À une autre occasion, un ami qui me recevait chez lui en ville affirmait que les vers de chansons étaient fréquemment exprimés lors de consultations dans son cabinet de médecine. En effet, aujourd’hui plus que jamais les chansons de différents genres ont ce potentiel de nourrir les conversations et les interactions quotidiennes. S’il est ordinaire de voir les personnes avec un poste radio, un Ipod ou un téléphone portable pour écouter la musique chez soi, dans les transports ou en marchant dans la rue, il est encore plus habituel d’incorporer les expressions et les codes de langage, même s’ils se renouvellent toujours plus vite.

21 Par ailleurs, la musique populaire a toujours bénéficié au Brésil de compositeurs et paroliers constituant une génération critique des conditions de vie des classes ouvrières ainsi que du contexte politique et économique, comme cela a été le cas de la génération des années 1930/1940/1950 (Santiago, 2008). Ensuite, vient celle plus connue et vue comme une « deuxième génération », celle des années 1960/1970, qui constituait une génération universitaire de classe moyenne intellectualisée, politisée et critique dont faisaient partie des musiciens et compositeurs qui deviendront plus tard des personnalités internationalement connues, comme , Gilberto Gil, et Caetano Veloso. On parle dans ce cas de musiciens et interprètes qui, outre de faire de la musique et écrire des chansons, vont surtout produire une pensée analytique et critique sur le pays.

22 La génération suivante, celle de Chico Science, du mouvement Mangue Beat et de Nação Zumbi, ne représente pas exactement une pensée critique. Aussi bien l’artiste que le groupe sont avant tout l’objet même de ce qui, jusqu’à aujourd’hui, constitue la pensée critique dans la musique brésilienne ; un objet qui commence à se manifester, cherchant à devenir sujet. Ainsi, d’objet de la critique à sujet de la création d’un langage de jeunes et moins jeunes des classes moyennes et des couches populaires des grandes villes brésiliennes, ils construisent un lien différencié pour évoquer leurs expériences citadines, sociales et musicales.

23 Notons que jusqu’à récemment, les compositeurs et paroliers perçus comme les plus politisés des classes moyennes se consacraient à une critique de la misère, de l’exclusion, de la marginalité, ou alors à évoquer et encore dénoncer dans leurs chansons les conditions sociales de l’autre, étant donné que ce dernier était issu d’un univers populaire. Pour leur part, ce que les intégrants du Mangue Beat produisent n’est pas exactement une pensée critique ou auto-critique mais plutôt une manière de s’inclure, par la parole et par le rythme, notamment avec une percussion assez agressive, dans le quartier, dans la ville, dans le pays. Quand je lui demandais de définir la spécificité de la percussion du Mangue Beat, un interlocuteur qui m’a d’ailleurs beaucoup appris à Vitória me disait que « lorsqu’on entend la percussion du Mangue Beat on écoute le son de la marginalité ». Il ajoutait plus tard : « il s’agit du son de l’autre qui est comme nous, sauf qu’il vient de Recife, mais il est ‘autre’ parce que comme nous, il est issu de la périphérie »19.

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Espaces de sonorités ramassées

24 En 2009, à la fin d’un workshop à l’université Fédérale de l’Espírito Santo à Vitória, un étudiant musicien me dit : « Ce qui marque sa différence, c’est que le Mangue Beat n’est pas une analyse des conditions précaires de la vie en ville, mais [l’analyse] d’une manière de s’inclure, de monter sur la scène et de montrer ce qui est dans le spectacle quotidien de la ville ». Plutôt qu’une critique sociale, la tendance Mangue Beat suppose l’adoption d’un style vestimentaire particulier, une gestuelle (pour imiter le crabe par exemple) et notamment un vocabulaire, des comportements et des signes qui remettent à un langage, à des lieux, à la manière de se situer socialement (Aubert, 2007). Ce qui peut également supposer un marqueur identitaire, une revendication du droit d’être inclus dans la scène de la ville, d’être symboliquement reconnu en tant que partie prenante des dites « communautés des périphéries ». Ainsi, par les paroles chantées ou parlées accompagnées d’une rythmique qui mélange des genres musicaux, il s’agit de s’assurer de la reconnaissance des marges aussi bien géographiques que sociales. Une pratique descriptive par la chanson qui précède en réalité le Mangue Beat.

25 En effet, depuis les années 1940/1950, des chanteurs comme Jackson do pandeiro, Luís Gonzaga et intercalent entre les morceaux chantés des parties parlées, des phrases scandées au lieu de chantées. Un peu plus tard, à la fin des années 1990, Paulinho da Viola termine l’un de ses sambas (intitulé Bebadosamba) par une succession d’appels à une longue liste de sambistas et compositeurs décédés, la plupart issus de classes populaires et de l’univers du samba de Rio de Janeiro, notamment des membres de l’Ecole de samba du quartier Oswaldo Cruz et de Madureira, avec la formule « chama por » (appelle), prenant ainsi la forme d’un hommage : Chama por Cartola, chama por Candeia, chama Paulo da Portela, chama Ventura, João da Gente, Claudionor (...) Chama Ismaël, Noël e Senhor/ Chama Pixinguinha, chama. e João da Baiana, Chama por Nono/Chama Ciro Monteiro, (...) Chama / Chama Ataufo chama por Guidio e Marsal/ Chama, chama, chama...

26 On peut avoir le sentiment que, tout en appelant et faisant défiler les noms des personnes décédées (Kawada, 1998), il nomme et crée symboliquement une communauté du samba carioca. Cet exercice d’hommage rendu par le récit des noms que réalise Paulinho da Viola peut renvoyer à deux autres expériences de nominations, s’agissant dans ces cas des espaces des périphéries des villes.

27 La première est issue d’un entretien réalisé à Vitória avec un batteur, ancien cheminot à Rio qui, une fois à la retraite, participait de la formation d’un des groupes se revendiquant de la mouvance Mangue Beat. M’expliquant ce qu’il entendait comme une relation directe entre la musique pratiquée et les espaces de production et exécution, il signalait : « Pendant vingt-sept ans j’ai connu jour après jour différents sons qui changeaient tout en se confirmant dans mes aller-retour ». Et sans un mot de plus il enchaînait une succession de noms propres : Lauro Alvim, São Cristóvão, Mangueira, São Francisco, Rocha, Méier, Todos os Santos, Engenho de dentro, Encantado, Piedade, Quintino, Cascadura, Madureira, Oswaldo Cruz, Prefeito Bento Ribeiro, Marechal Hermes…

28 Par cet exercice de mémoire, d’ailleurs très ordinaire lors des conversations quotidiennes, il énumérait des noms de gares qui se succèdent depuis le centre de Rio

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vers les zones suburbaines. Un parcours d’espaces et, selon lui, de « sonorités et musicalités » qui en quelque sorte s’accordent avec les manières de vivre et de faire l’usage de ces espaces. Ces sonorités à même d’être ramassées s’inscrivent différemment dans la configuration territoriale et dans les cadres socioculturels. Elles contribuent à leur redéfinition, fournissent des éléments pour l’appréhension de vécus sociaux et d’esthétiques et suggèrent des récits ethnographiques, des lectures de l’hétérogénéité des espaces et du vécu de la ville.

29 La deuxième expérience particulière de nomination, plus ancienne car datant de la fin 1998, est celle proposée par l’un des groupes longtemps emblématique du rap brésilien, le groupe Racionais MC’s20. Dans son CD Sobrevivendo no inferno (Survivant en enfer), le rappeur fait quelque chose de similaire à ce qu’avait fait Paulinho da Viola lorsqu’il présente ses salutations à la communauté du rap. Toutefois, à l’instar de ce dernier, l’accompagnement musical n’est pas celui d’une rythmique proche du samba, du choro ou d’un « presque blues » carioca, mais d’une sorte de bruit continuel, de gémissement électronique qui d’après Claudio, jeune musicologue capixaba, est marqué par une ponctuation qui suscite un certain sentiment d’angoisse ou d’inquiétude chez l’auditeur. La voix de Mano Brown est grave dans les deux sens du terme : à la fois une note triste et des sons éclatants avec un timbre qui n’est nullement une forme de salutation joyeuse ou de révérence. Mais la longue nomination ne crée pas une communauté d’auteurs, de compositeurs ou poètes consacrés. Il ne s’agit pas non plus de noms de personnes qu’il inclut dans cette communauté. Le chanteur ne fait qu’énumérer les uns après les autres les quartiers de différentes périphéries au Brésil. Ici, le sens est autre. En quelque sorte, c’est celui d’un regret envers les exclus qui habitent ces différents endroits. Mano Brown fait défiler des noms de quartiers de la vaste périphérie de São Paulo : « alô Jardim Japão, Jardim Hebron, Jardim Angela, Capão Redondo, Cidade de Deus, Cidade Ademar, Peri Peri, Brasilândia, Campo Limpo... ».

30 Ensuite, par une autre énumération qui dure environ deux minutes sans arrêt, il sort de São Paulo et procède à la nomination de divers quartiers défavorisés et favelas d’autres villes du Brésil, Boréu, Camaragibe, Candiau, Tabatinga, entre autres, tout en citant des périphéries, jusqu’à finalement enchaîner avec l’interprétation d’une chanson que l’on peut désigner, à partir d’une catégorie emic, du « domaine public », s’agissant d’un chant liturgique de l’umbanda21 (un ponto) consacré à Saint Georges. Ce chant, d’après ses paroles et les informations au sujet de la signification de son interprétation publique, est dans ce cas destiné à « fermer le corps » du chanteur et ainsi à le protéger du mal de la ville, des périphéries, des injustices sociales, de la violence qui guettent tous ces quartiers mentionnés.

31 Pour leur part, les musiciens et les interprètes du Groupe Mangue Beat sont, comme on l’a déjà signalé, issus du quartier Rio Doce à Recife. L’art et l’esthétique musicale que le mouvement exhibe révèlent que la frontière entre le public et le privé se rompt d’une manière absolue dans les conditions de pauvreté et de misère des grandes périphéries des villes brésiliennes, où la dimension privée de la vie est presque totalement envahie par la dimension publique, devenant quasi inexistante. On parle donc d’espaces où le passage entre a casa et a rua (la maison et la rue) perd beaucoup de son sens car la rue pénètre la maison, puisqu’elle l’envahit avec sa violence, son indignité, ses menaces, ses odeurs. Ainsi, le public envahit le privé non pas par son excès mais par le manque de privé car celui-ci n’est pas protégé. Les paroles des chansons ne cherchent pas la politisation du quotidien et n’évoquent pas non plus la vie publique dans le sens d’un

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projet d’articulation politique associant toute une communauté dans l’espace commun de la rue, les points de rencontre ou les places improvisées du quartier. Au contraire, il s’agit de mettre en exergue tout ce qui laisse le citadin, citoyen de seconde zone, livré aux vicissitudes de l’espace public. Il s’agit également de parler de tout ce qu’il doit régler par ses propres moyens : les problèmes d’infrastructures du quartier, les transports, la santé, l’éducation, la sécurité et tout ce qui serait de la responsabilité des pouvoirs publics.

Cultures musicales et périphéries

32 Les groupes qui intègrent ou qui sont les héritiers auto-désignés du Mouvement Mangue Beat, comme dans le cas de la Grande Vitória, représentent en fait un phénomène assez récent dans la production musicale brésilienne lié à la dite « industrie culturelle » et les médias. Ceux-ci au lieu d’avoir effacé les cultures périphériques, notamment sur le plan musical, ont rendu possible au contraire l’inclusion inattendue d’expressions musicales jusqu’alors marginalisées. A titre d’exemple, à la fin des années 1990, lorsque j’étais sur le terrain et menais mes recherches sur les sociétés musicales instrumentales de l’intérieur de l’Etat de Rio de Janeiro, la préoccupation de ces corporations musicales populaires, mais aussi des organismes publics qui se consacraient à ce qu’ils appelaient « la préservation des pratiques culturelles locales », résidait dans le fait que toutes les manifestations locales et régionales « singulières », « vraiment populaires », qui résistaient à la « massification » comme on le disait alors, étaient condamnées à disparaître, écrasées par la pop nord-américaine et par l’invasion des mass-média étrangers arrivés au Brésil. Mais aussi par le fait, me disait-on, que les « nouvelles cultures urbaines et la ville » n’avaient plus besoin de ces pratiques populaires et périphériques car elles avaient « d’autres formes de sociabilité musicale » (Santiago, 2000).

33 Toutefois, c’est tout le contraire qui s’est produit, même s’il existe en quelque sorte aujourd’hui une « massification », une modélisation dans un tout mondialisé aussi bien au Brésil qu’ailleurs. Mais du fait que l’« industrie culturelle » et la mondialisation ont besoin de se nourrir d’une certaine nouveauté, un espace a commencé à s’ouvrir vers ce qui est différent au niveau du marché de la musique, et ceci d’une manière imprévue. Aujourd’hui, la musique produite par des petits groupes ou par des groupes qui représentent une réalité régionale particulière gagne accès au marché avec une certaine facilité. La diversification de la MPB est de fait bien plus vaste qu’elle l’aurait été dans les décennies 1970/1980/1990 tandis qu’on pouvait imaginer qu’elle allait tout au moins se réduire. Les exemples sont nombreux, allant de la multiplication des rythmes et les groupes dérivés ou poussés par les vagues rythmiques du carnaval de Bahia comme les Trios Elétricos, Olodum, Axé music... (Agier, 2000 ; Ribard, 1999 ; Police, 1996), les nouvelles variations de genres musicaux dits populaires et leur réinvestissement dans certains espaces de la « bonne société »22.

34 En effet, tout en faisant l’objet d’un intérêt renouvelé des marchés de la musique et des chercheurs, les genres considérés comme traditionnels sont toujours présents dans le Nordeste, comme les emboladas, les repentes, les desafios de violeiros (les joutes verbales de repentistes et guitaristes), que l’on retrouve par ailleurs dans la thèse sur le hip-hop de Sofiane Ailane (2011), la poésie de cordel, les rythmes de côco de roda et de ciranda (analysés dans la thèse en élaboration de Gabriela Dowling), les maracatus analysés par

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Laure Garrabé (2010), qui tous dialoguent librement avec les influences de la pop internationale tout en produisant des nouvelles sonorités. Cette liberté d’incorporation et modification d’influences étrangères est très présente dans la culture populaire nordestine qui, depuis les XVIème et XVIIème siècles, a assimilé des éléments du cancioneiro portugais en produisant une libre traduction de l’imaginaire de ce qui était appelé la « culture d’élite colonisatrice » vers la réalité de la vie rurale et du sertão. Là, un dialogue entre certains signifiants et certaines images a produit des significations complètement différentes des originaux, créant ainsi un renouvellement de ce qui était compris comme appartenant à la « tradition populaire ». Sur le plan esthético-musical on n’est pas sans dialoguer avec la logique des collages ayant présidé au mouvement Tropicália qui, inspiré du carnaval de rue de Bahia, mélangeait new-rock avec le tango argentin, le baião du nord-est avec le boléro, la bossa-nova avec les marchas du carnaval traditionnel (Brito, 2002 ; Favaretto, 1996). L’on est donc face à de nouveaux collages et expressions de contre-culture art-pop qui renouvellent les relations musicales Nord- Sud du pays et avec l’étranger, imposant que les frontières spatiales de la production musicale soient toujours difficiles à préciser.

35 Ces nouveaux compositeurs et instrumentistes de la tendance Mangue Beat réaffirment entre autres la tradition des vers de l’embolada, des rythmes du maracatu certes, mais tout en ironisant la distance entre l’origine perdue et la rythmique des pratiques musicales noires que, soit disant, ces jeunes générations de musiciens porteraient peut- être en eux-mêmes. Le maracatu est le rythme le plus présent dans les musiques de Nação Zumbi, mais il a une origine religieuse afro-brésilienne, ce qui d’ailleurs n’est pas maintenu dans les tendances Mangue Beat. En fait, maracatu était le nom d’une fête traditionnelle célébrée au Pernambouc par des groupes d’esclaves appelés « nações » et qui sortaient des églises du Rosário, les églises qui étaient alors réservées aux Noirs (Lima, 1962), auxquels il était interdit d’entrer dans celles où les Blancs se réunissaient. À la porte de leurs églises les Noirs jouaient des tambours et dansaient en simulant et mimant des scènes de la cour portugaise. Remarquons que dans les maracatus, les esclaves mettaient en scène une noblesse qui n’était pas celle des nations africaines mais celle des maîtres Portugais. Cependant, dans cette cour, outre les figures du roi, de la reine, des princes, il y a aussi des percussionnistes (batuqueiros), des caboclos et baianas23.

36 Pour sa part le maracatu de Chico Science et de Nação Zumbi supprime l’ancienne dimension de l’imaginaire de la cour. Au sein des idéaux ou des logiques du Mangue Beat, la noblesse telle qu’elle est représentée par Nação Zumbi est issue de la boue (a lama) ; elle a la mauvaise odeur du mangue, l’odeur et l’image du côté pourri de la grande ville. L’idée de tradition est revécue mais avec et par l’ironie. Notons que lorsqu’il a formé le groupe Nação Zumbi, Chico Science a lancé le « Manifeste Mangue Beat » dont le symbole était une antenne parabolique plantée dans la boue : antena na lama do mangue. Les musiciens se disaient ouverts à tous les échanges, se considérant alors comme des vases et voix communicants que l’antenne parabolique peut capter. Le mangue a une très grande importance pour ce groupe en tant qu’un lieu de pulsation de la vie, lieu de la biodiversité, espace qui d’une certaine manière résiste à la dévastation urbaine et qui se trouve toujours menacé par l’urbanisation. Comme à Recife pour ce qui est de la génération de Chico Science et Nação Zumbi, le mangue dans la grande Vitória et à Terra Vermelha représente aussi une aire d’échanges entre l’eau salée de la mer et l’eau douce des fleuves, entre la mer et la terre, un lieu de biodiversité et de concentration des différentes menaces provoquées par l’urbanisation. Il est à noter

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qu’il n’y a pas une revendication d’une supposée identité brésilienne ou capixaba mais l’affirmation d’une appartenance locale. Affirmation qui dépasse le strict cadre d’un goût musical et qui s’inscrit dans une pratique culturelle choisie, qui à son tour renvoie à des choix esthétiques et codes de conduite qui leur sont propres.

37 Au sein de la tendance Mangue Beat présente entre Vitória et Vila Velha, au-delà du fait que les membres du groupe Pirão de larvas disaient avoir une « conscience de l’urgence de dire la signification de l’appartenance locale », ce qui ressort est qu’il existe une poétique qui établit un pont reliant divers éléments tels que la région, la ville, le quartier, le mangue, le local et le global. Sur cet aspect, le bassiste Fabio me confiait : « la question nationale n’a pas beaucoup d’espace ici, car avant cela, il y a un ici et maintenant »24. Il y a donc « un ici » qui est toujours dans l’urgence. Le sens de « brasilité » auquel on fait souvent appel, ou la signification du Brésil en tant qu’unité imaginaire qui alimente les identifications, se dilue. Ce qui vient ratifier le propos d’Alain Darré lorsqu’il écrit que « l’objet musical n’est pas de l’ordre du donné mais du construit, produit d’un ‘ici et maintenant’ où s’enchevêtrent codes, normes, valeurs, stratégies d’innovation-reproduction » (1996 : 13). L’« ici et maintenant » dont parle le bassiste renvoie notamment à un sujet local, régional, qui se projette vers un infini, vers le global, vers lequel et dans lequel la musique qui est pratiquée cherche à s’inscrire.

38 Présentant des parcours similaires à celui de Chico Science, qui a été un garçon du quartier de Rio Doce à Recife, Gilvan et Jairo ont été ramasseurs et vendeurs de crabes et vécurent de petits commerces avant de devenir des « ramasseurs de sons » dans leurs quartiers de mangue. Avec Alexandre, Talvani et Beto, ils ont fréquenté des bals funks et plus tard, lors de stages dans des entreprises du bâtiment, d’ingénierie ou dans les cours d’informatique où ils ont croisé Fábio, Artur, Cláudia et Caco, ils ont forgé une idée de sujet, d’acteur « en ligne et en réseau » qui allait prendre forme et se matérialiser parfois en pastiche de Nação Zumbi. En ce sens l’idée de réseau est vue et dite comme quelque chose qui est au croisement de multiples références et dont l’élément central est la pratique d’une musique réflexive.

39 Le recyclage des rythmes « traditionnels » du Nordeste avec l’introduction d’éléments de la pop, sans hiérarchiser la valeur des uns et des autres au niveau local, gagne alors un sens supplémentaire par le ramassage de sons qui se produit à Terra Vermelha. Dans ce coin périphérique tout aussi urbain d’une partie du Sud-Est brésilien, peut-être moins connu que Rio de Janeiro et São Paulo, la valorisation des rythmes n’a pas, dans ce cas, le sens qu’elle avait pour la génération qui a grandi et mûri vers la fin des années 1970 et 1980, à la fin de la dictature militaire, cherchant quant à elle dans les « traditions populaires » des expressions qui pouvaient marquer sa singularité par rapport à l’adhésion d’une partie de la classe moyenne aux idéaux de la dictature. Pour ces « ramasseurs de sons », ce n’est pas l’idée de résistance qui s’impose mais la prise de conscience de ce qu’ils sont et ainsi de ce qu’ils ne sont pas (Keller, 2007), s’agissant en quelque sorte de l’acceptation de leurs origines comme une fatalité qui doit toutefois être réversible. Et en ce sens, peu importe s’ils ne sont pas issus d’une culture nordestine, mais ici, comme le dit la chanteuse qui se donne pour nom « Claudia cintura » (la ceinture, qui d’ailleurs est originaire du Minas Gerais), « dans la musique qu’on veut faire il est impossible d’ignorer les influences des rythmes nordestins comme l’embolada, le baião et la batida [au sens du tempo assuré par la percussion] du maracatu ». Il est à remarquer que pour ces musiciens, il ne s’agit nullement d’une

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forme de résistance à d’autres influences mais d’une voie d’adhésion à un univers social et sonore commun. Un choix donc de prise en compte de ces genres tout en mettant en valeur aussi les sons produits et captés dans les périphéries et les mangues.

Des quartiers, du mangue au transnational

40 Fin juillet 2010, averti par un proche et par un ancien musicien du groupe Chão molhado de la présence de trois des membres du groupe Pirão de larvas en France, je me suis rendu à Toulouse rencontrer Jairo et Formiga (la fourmi) qui se préparaient pour superviser un stage de « percussion Mangue Beat », invités par des connaissances dans le milieu musical alternatif local. J’apprends alors que, suite à la formation d’un nouveau groupe, les deux premiers habitaient en Allemagne où d’après eux, « une nouvelle mouvance inspirée du Mangue Beat » faisait des prestations musicales, organisait des stages de percussion et enregistrait des clips. Suite à ces retrouvailles, nous nous sommes à nouveau rencontrés quelques mois plus tard dans le quartier la Butte aux Cailles à Paris, avec Alexandre et sa compagne, qui était en fin de formation en management. Tous deux se préparaient pour passer un an aux Pays-Bas où, avec un groupe d’amis, ils comptaient créer un groupe instrumental avec la proposition, tout comme j’avais entendu auparavant, « de produire un nouveau discours musical brésilien » car, d’après lui, il y avait en Europe une bonne réception d’une musique résultant « d’une circulation de concepts » et en plus, parce qu’il y avait « un espace et un marché rentables pour révolutionner l’idée de re-fabriquer la culture pop issue des marges ». Il est d’emblée facile de percevoir qu’une effective mobilisation des nouvelles technologies d’information et de communication est à l’ordre du jour et que le discours est centré sur la pratique d’une musique qui doit intégrer des logiques transnationales et la dynamique de la mondialisation. A ces différents aspects viennent s’ajouter le besoin d’adopter des stratégies en termes d’information, de visibilité et de diffusion de la spécificité de la mouvance Mangue Beat dans sa configuration de mélanges actuels de genres musicaux, de gammes instrumentale et esthétique. Et ce par le biais de pratiques associatives ou par le rapprochement des travaux menés par des ONG dans les périphéries urbaines.

41 Il est intéressant de noter que dans le passé, la banda Nação Zumbi, ancêtre et inspirateur des deux groupes musicaux de la Grande Vitoria, s’est formée de contacts établis entre Chico Science et d’autres jeunes musiciens du quartier Rio Doce, à partir d’un lien de sociabilité qui va d’ailleurs devenir une pratique de plus en plus courante au Brésil, avec un centre communautaire inspiré du modèle des ONG et nommé Daruê Malungo25. Ce travail commun et ce type de sociabilité créé par certaines ONG datant notamment des années 1990 venaient en quelque sorte combler les lacunes établies par l’absence des pouvoirs publics. C’est face à cette absence que les activités d’organisations communautaires, centres de loisir, points de rencontre et de « formation », d’échange de renseignements, entre autres, gagnent espaces et fonctions entre les populations des périphéries, mangues et quartiers défavorisés. À ce titre, la création d’espaces alternatifs de loisirs, de danses et de production musicale acquiert une grande importance. Il est intéressant de noter que cette logique va « s’exporter » par le biais de la production musicale, notamment en termes d’esthétiques de percussion. Par la suite, après une formation et une certaine ascension au Brésil, certains groupes ou individus partent s’installer ailleurs et ceci, d’après les récits,

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comme une manière de contredire le thème central d’une des chansons symboles du mouvement : « personne fuit la sale odeur de la boue et la sale vie de la Manguetown », et ainsi « personne fuit la vie sale des jours à Manguetown »26. Toutefois, cela engendre également l’idée de partir, et la mise en place de la « connexion globale » à l’étranger devient l’objectif majeur.

42 Fort de cette expérience musicale par le travail associatif et en quelque sorte communautaire, l’idée est d’après mes interlocuteurs de faire surgir des talents, des groupes, une banda, un artiste, une nouvelle lecture du funk, du break, du hip-hop « dans une logique Mangue Beat », voire de pratiquer un genre musical qui hybride plusieurs de ces éléments. D’ailleurs, ce genre de créations a commencé à être généré dans différentes villes européennes. En visionnant quelques clips enregistrés en Allemagne et à Toulouse, on voit qu’en effet des noyaux de production d’idées et de rythmes qui se veulent « pops » et se revendiquent appartenir à la mouvance Mangue Beat ont comme objectif d’engendrer un circuit capable de connecter les mangues avec le réseau mondial de circulation du produit musical.

43 Ces propos des participants à de tels projets alternatifs nés dans les quartiers des périphéries de Vitória et Vila Velha signalent qu’il faut en effet créer des espaces pour que ces initiatives puissent avoir lieu. Car dès lors que l’on créé un lieu, surgissent fréquemment des expressions artistiques qui en fait signalent que cela s’avérait nécessaire. Il est pourtant à noter que la préoccupation majeure ne porte plus sur le local ou sur le quartier, mais se consacre à inscrire une pratique musicale qui hybride des genres au départ brésiliens dans d’autres univers, et à participer de la dynamique locale du goût musical. Toutefois, de ce que j’ai pu voir, la mouvance Mangue Beat devient presque uniquement des percussions « mariées » avec l’apport de quelques cuivres. Le rôle des paroles des chansons, qui dénoncent le fait d’être « enfoncé dans la boue et dans un quartier sale où il n’y a que les urubus qui ont des ailes » (idem), a perdu son sens, et l’esthétique sonore et visuelle n’implique aucune identité particulière. D’ailleurs, la logique d’hybridation rythmique et l’esthétique musicale apparentée à l’inspiration Mangue Beat, très similaire à celle enregistrée par les clips mentionnés auparavant, ne s’expriment que par l’agencement percussif. La place du corps est plutôt tournée vers le rapport à l’instrument pratiqué. Les chorégraphies animées par les paroles de chansons ont également perdu leur place car ces dernières sont absentes.

44 Remarquons en outre que parmi les éléments de l’héritage légué par le Mangue Beat, il y avait l’idée de créer un circuit local et de l’inscrire dans un circuit global. Selon le propos que m’a livré le percussionniste Formiga : « adhérer à la mouvance Mangue Beat, c’est chercher à faire que ce qu’on crée puisse sortir du mangue et aller vers le monde ». Fatinha, elle aussi percussionniste et étudiante en communication sociale, ajoute : « pour moi le sens d’être en réseau et d’être issue du mangue est d’être liée à la circulation de concepts, à la circulation de tendances ; être mangue-beat, c’est être l’ouvrier d’une usine de culture pop »27. En fait, les éléments avec lesquels les anciens membres de Pirão de larvas et Chão molhado disent s’identifier restent nombreux, tant au niveau de l’esthétique musicale qu’au sens de la représentation de l’antenne parabolique plantée dans la boue, à savoir de mettre le mangue local en réseau avec le global.

45 Cependant, ce qu’il est devenu difficile d’appréhender est la dissociation entre la musique produite et le langage verbal. Il en va de même pour ce qui est de la coupure

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entre les contextes rythmiques, mélodiques ou harmoniques et le cadre social de production ou d’exécution de leur musique. Ce qui laisse présupposer que la nouvelle dynamique musicale telle qu’elle se présente dans un cadre transnational n’intègre pas forcément l’intention de rendre possibles, par les rythmes et les paroles, les interprétations de nature politique et sociologique de la réalité des périphéries des capitales et grandes villes brésiliennes ou d’ailleurs. Car, si l’on suit les mouvances Mangue Beat, ces périphéries, souvent confrontées à des problèmes similaires, élaborent une musique, des chansons, des esthétiques et des chorégraphies par lesquelles musiciens, chanteurs, danseurs, se font ethnographes du quotidien. D’autant plus que ces formes d’expression se font récit ethnographique justement parce qu’elles se constituent en opposition à l’expérience de l’invisibilité. On parle donc d’une musique qui fait de l’exclusion, de la misère, de la dégradation, « invisibles » pour la ville, des clés pour interpeller la société et clamer visibilité et reconnaissance. Autrement dit, reste à savoir si cette logique de substitution de l’invisibilité par la visibilité pour désamorcer les tensions du quotidien de l’exclusion intègre la tendance transnationale de cette mouvance Mangue Beat.

46 Enfin, il me semble que le travail ethnographique auprès de groupes musicaux qui se savent éphémères et se disent voués à l’expérimentation, tout en se réclamant des héritiers d’un mouvement musical qui les précède, amène le chercheur à se consacrer à une singularité en termes d’expériences vécues par des musiciens d’espaces périphériques des villes. Il a apporté de nouvelles données concernant les dynamiques de formation, mais aussi les raisons de dissolution et de renouvellement de groupes musicaux dont la connaissance comble des lacunes en termes de logiques d’appréhension anthropologique des univers musicaux des périphéries urbaines. D’autant plus qu’il s’agit de groupes et tendances musicales faisant de ces quartiers des espaces de visibilité, de revendication et d’expression de reconnaissance des ambigüités sociales. Par le biais de la musique, ils élaborent des descriptions sui generis du présent, de nouvelles manières de référencer le passé et de « projeter leur présent ailleurs dans le futur ».

47 Or, tout en parlant de musique et des raisons de l’adhésion d’un groupe musical à la mouvance Mangue Beat ou à l’esthétique de Nação Zumbi, ce que j’ai appris dévoile des éléments de réflexion qui n’étaient pas forcément prévus dans le protocole ethnographique initial. En mettant en rapport les éléments à la base de l’appartenance à une tendance instrumentale, à une esthétique musicale, les paroles chantées et interprétées par la mobilisation du corps, on peut se demander quelle ethnographie il nous reste ou quelle ethnographie il est possible de pratiquer face à ce qui se veut éphémère. En discutant avec les musiciens, il ressort que sans se dire rappeur, sans permettre de diagnostiquer un rap, l’interprète s’adresse aux auditeurs depuis la boue (« a partir da lama »), depuis le mangue, depuis, en fait, l’espace d’un privé chaotique. Deux poésies qui révèlent que la boue de la Manguetown pénètre de partout et que, contrairement à leur chanson fétiche, il faut tout faire pour échapper à la sale odeur de la Manguetown.

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NOTES

1. Le terme « communauté », est ici utilisé tel qu’il est employé localement dans toute sa polysémie, à savoir comme un synonyme de quartier, mais aussi pour désigner un espace où les

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liens interpersonnels et entre groupes sont considérés plus importants que ceux établis ailleurs. Le tissu social construit conduisant à la solidarité, à l’entre-aide et à diverses relations de complicité, de connivence ou alors de conflits d’intérêt. 2. Gentilé des habitants de l’Etat d’Espírito Santo. 3. Ce travail a commencé en 2005 et a d’abord donné origine à un Projet de Recherche de demande de délégation CNRS (Février 2006), intitulé Autant emporte les vents musicaux depuis l’ère Vargas. Pratiques musicales, territoires d’appartenance et culture politique au Brésil, présenté au MASCIPO (Mondes américains, sociétés, circulations, pouvoirs) UMR 8168. Ce projet a été interrompu en 2007 à la suite de mon recrutement sur un poste de Professeur à Lyon 2. Il a fait objet d’un séjour pour l’actualisation de données en 2009 dans le cadre d’une mission au Brésil (six semaines). 4. Lors d’un séjour précédant, en 1998, invité dans le cadre d’un programme de recherches en histoire et anthropologie impliquant la France et le Brésil, j’ai présenté à l’Université Fédérale d’Espírito Santo le projet intitulé Em nome dos sons, pais e filhos do Espírito Santo. Sociedades Musicais e Músicos - Cidade e Identidade, 1930-1990. Ce projet s’inscrivait dans le Programa de Recém doutor (Programme destiné aux nouveaux docteurs du CNPq (l’équivalent brésilien du CNRS) et portait sur l'héritage et la dynamique musicale dans la région Sud-est, en occurrence à Vitória dans l'Etat de Espírito Santo, pour le programme destiné aux enseignants-jeunes docteurs et anciens boursiers du gouvernement brésilien alors rentrant au pays après une formation doctorale à l’étranger. 5. Lors de trois différents séjours en 2005, 2007 et 2009. 6. La région de Terra Vermelha de Vila Velha est composée de 13 quartiers et correspond à une agglomération urbaine en franche croissance depuis une décennie. Sa population, qui était en l'an 2000 d’environ 35 000 habitants pour une superficie approximative de 660 hectares, soit 3% de la superficie de la municipalité, a plus que doublé en 2010, car si l’on en croit la presse locale et les faits divers, la région arriverait aux environs de 90 000 habitants et correspondrait maintenant à plus de 20% de la superficie de la municipalité. 7. Selon l'un de mes interlocuteurs habitant le quartier depuis plusieurs années, certains organisateurs des occupations, propriétaires d’une ou plusieurs « agences immobilières », revendent parfois des lots qui sont déjà occupés, menaçant de dénonciation ceux qui résistent. Ainsi se trouvent-ils soumis aux pressions de ces promoteurs, considérés comme des colonels locaux. 8. A ce sujet voir notamment les travaux de Zanotelli (2007) et des chercheurs de l’Université Fédérale de l’Espírito Santo. 9. Les noms de ces groupes sont bien évidemment chargés de sens. Le terme « pirão » renvoie à un plat typique de la région fait avec le bouillon de poissons et/ou fruits de mer et de la farine de manioc, formant une sorte de crème. A ce terme ils ont associé « as larvas » (les larves) renvoyant aux micro-organismes présents dans les marécages (le mangue). Pour le deuxième groupe, également suggestif, le nom Chão Molhado (sol mouillé) renvoie plutôt à l’humidité, au marécage, au mangue et par conséquence au fait d’y vivre. 10. Rappelons qu’au Brésil, la notion de classe moyenne implique un classement qui prend en compte diverses variables et qui intègre des sous-divisions, allant ainsi de la classe moyenne A jusqu’à D (ou E en fonction de la région). Nous n’adoptons pas forcément ici des évaluations quantitatives (par exemple, les revenus de la famille étant entre 3 et 10 salaires minimum), mais une approche plutôt qualitative en fonction des espaces de fréquentation, de consommation, de loisirs, entre autres. 11. Olodum est un groupe de percussions fondé en 1979 au sein des quartiers et communautés noirs de Salvador. À ses débuts, il mobilisait des activités artistiques et culturelles dans le but éducatif de combattre le racisme et de contribuer à l'insertion sociale des jeunes de ces quartiers défavorisés. Par la suite, au long des années 1980-1990, le projet a pris une ampleur considérable,

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notamment de par la participation du groupe au carnaval de Salvador de Bahia. Le modèle rythmique et chorégraphique du groupe sera alors largement repris et diffusé, y compris auprès d'artistes renommés au Brésil et ailleurs. Au sujet de la participation des percussions et chorégraphies afro-brésiliennes au carnaval de Salvador de Bahia et de leur projection internationale, voir Michel Agier (2000). 12. J'adopte ici le présupposé d'Halbwachs, toujours d'actualité (1939), et développé dans un texte quasi introuvable dans les bibliothèques françaises et même ailleurs, mais toutefois accessible en version numérique sur le site : http://classiques.uqac.ca/. 13. Entre la fin des années 1950 et les années 1970, plusieurs mouvements musicaux se sont succédés au Brésil, se définissant les uns par rapport aux autres comme étant « dans la rupture ». A cette période a été créé le sigle MPB. Par la suite il servira à désigner la musique populaire brésilienne dans son ensemble, depuis ses origines (toujours incertaines) et sans limites pour l’avenir. On constate aujourd’hui que, plus qu’un sigle ou un genre musical en particulier, l’expression MPB n’est plus comprise comme une désignation globale et qu’elle est souvent attachée à une génération qui l’avait inventée, donc à une époque. Et ceci même si elle est toujours revendiquée par les multiples acteurs du milieu musical (musiciens, interprètes, imprésarios, producteurs, agents commerciaux) et associée à différents genres, rythmes, tendances et ensemble musicaux. 14. Désormais, cette expression sera employée aussi bien pour désigner le Mouvement initié par Chico Science et le groupe Nação Zumbi que pour évoquer la tendance musicale qui en découle. S'agissant du premier cas, elle sera orthographiée avec des majuscules et en italique. 15. Dans le Manifeste du Mouvement Mangue Beat figurent les objets d’intérêt suivants : « Bandes dessinées, TV interactive, anti-psychiatrie, Bezerra da Silva [chanteur et compositeur du milieu du samba et des favelas de Rio], hip-hop, médiotie [un jeu de mots pour dire média-idiotie], artisme de rue, John Coltrane, sexe-non virtuel, conflits ethniques et tous les progrès de la chimie appliquée au domaine de l'altération et expansion de la conscience ». Chico Science & Nação Zumbi, « Caranguejos com célebro » (1994). 16. Depuis les années 1990, nombre d’autres artistes et groupes de l’Etat de Pernambuco et de la région de Recife (capitale de l’Etat), mais aussi d’autres régions appartiennent de près ou de loin au Mangue Beat. On peut citer Mundo Livre S/A, Dj Dolores ou encore Cordel Do Fogo Encantado. 17. Leader des esclaves marrons lors des combats de Palmares contre les Portugais et contre le système esclavagiste au XVIème siècle. 18. Ils ont produit deux albums avant le décès de Chico Science, Da lama ao caos en 1994 et Afrocyberdelia en 1996, tous les deux ayant connu un grand succès et rendu ainsi le groupe très connu, y compris au niveau international. 19. « é o som do outro que é como nós, só que ele vem de Recife, mas ele é o outro porque como nós, ele é da periferia ». 20. Racionais MC's, « Salve » (1998). 21. L'umbanda est ici évoquée en tant que religion brésilienne ouvertement syncrétique réunissant des éléments venant de différentes traditions, africaines, indiennes, catholiques, spirites, occultistes et autres (Santiago, 2013 ; Laplantine et Nouss, 2001). 22. Il en est ainsi de l’investissement du samba carioca, sujet de la thèse de José Marcelo de Andrade, de l'émergence de la musique brega et sertaneja dans les grands circuits commerciaux, thématiques abordées par Marina Rougeon dans sa thèse (Rougeon, 2012), jusqu'à l'éclosion nationale et internationale des rythmes et genres musicaux du Nordeste brésilien déjà plus présente dans les analyses. 23. En plus de la calunga, une poupée noire en tissu qui était portée par la dame du paço (dégénératif de palais). Cette poupée noire, selon Jairo et le percussionniste dit Formiga, musiciens de Terra Vermelha connaisseurs des maracatu de Recife, portait le nom du dieu

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Calunga, « entité qui, pour les Angolais, représentait la mer qui a séparé les Noirs mis en esclavage des terres africaines ». 24. « A questão nacional não tem muito espaço porque tem antes um aqui e agora ». 25. D’ailleurs, à cette occasion s’est formé en 1991 un groupe carnavalesque ( bloco) appelé Lamento Negro, qui plus tard donne origine à Nação Zumbi. 26. « Ninguém foge ao cheiro sujo / Da lama da Manguetwon / [..] Ninguém foge à vida suja / dos dias da Manguetwon… ». L. Maia, Dengue, Chico Science [compositeurs] « Manguetown », in Afrocyberdelia (1996). 27. « Para mim, o sentido de estar conectado e de ser do mangue é estar ligado à circulação de conceitos, à circulação de tendências ; ser mangue-beat é ser operário de uma fábrica de cultura pop. » (Entretien avec Fatinha, Vitória, juillet 2009)

RÉSUMÉS

A partir de dynamiques et d’esthétiques musicales développées par deux groupes musicaux dans la périphérie de l’aire métropolitaine appelée Grande Vitória, dans le Sud-Est brésilien, il s’agit d’analyser les spécificités des rapports entre pratiques musicales, sonorités quotidiennes locales et investissements identitaires. Dans le sillage du mouvement Mangue Beat et de l’esthétique musicale et chorégraphique du groupe Nação Zumbi, l’idée de ces groupes est de créer un circuit local et de l’inscrire dans le global et le transnational en se faisant ethnographes d’un quotidien particulier. Cette expérience a révélé une singularité en termes de vécu musical pour ces instrumentistes d’espaces périphériques. Dans le même temps, elle a fait surgir des éléments de réflexion non prévus dans le protocole ethnographique initial, car réalisée auprès de groupes musicaux qui se disent voués à l’expérimentation, et a révélé de nouvelles données concernant les dynamiques de formation, de dissolution voire de renouvellement de groupes dont l’appréhension anthropologique amène à se demander quelle ethnographie pratiquer face à ce qui se veut éphémère.

INDEX

Mots-clés : pratiques musicales, esthétiques, Grande Vitória, périphérie, Mangue Beat, Nação Zumbi, local, transnational, Brésil

AUTEUR

JORGE P. SANTIAGO

Université Lumière Lyon 2, CREA

Parcours anthropologiques, 8 | 2012 219

Comptes-rendus de publications

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Laurence Roulleau-Berger, Désoccidentaliser la sociologie. L’Europe au miroir de la Chine

François Laplantine

RÉFÉRENCE

Laurence Roulleau-Berger, Désoccidentaliser la sociologie. L’Europe au miroir de la Chine, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2011, 202 p.

1 Le projet initial de l’anthropologie comme projet de constitution d’un savoir universel sur les autres a été à bien des égards un projet de construction asymétrique mené à partir de trois centres (nord-américain, britannique et français) vers des « périphéries », les premiers étant la mesure des secondes. Or dans le mouvement contemporain de mondialisation et de circulation des connaissances en sciences humaines et sociales, les foyers de la recherche se déplacent et ils se déplacent notamment vers l’Asie, en particulier l’Inde, la Chine, la Corée et le Japon.

2 C’est dans ce contexte que s’inscrit l’ouvrage de Laurence Roulleau-Berger qui depuis six ans entreprend un immense travail de confrontation des observations et des méthodes d’analyse avec des chercheurs de plusieurs institutions de Pékin et de Shanghai. Les départements et les centres de recherches en sciences sociales sont si nombreux et si dynamiques en Chine qu’il est impossible de les considérer comme des « banlieues de la connaissance » et de continuer à les traiter comme des « espaces de moindre légitimité ».

3 Ce que nous apprend d’abord ce livre est que l’étude de la société est aussi ancienne en Chine qu’en Europe. Mais alors que les chercheurs européens en sciences sociales continuent d’ignorer pratiquement tout des travaux effectués en Chine, les chercheurs chinois connaissent parfaitement les domaines et les méthodes d’investigation de leurs homologues occidentaux. Cela tient d’abord à la tradition – ancienne – du « voyage en Occident », aux séjours d’étudiants chinois en Europe, et notamment à Paris et à Lyon

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dans les années 1930. Mais le mouvement s’effectue aussi dans l’autre sens. Robert Park et Robert Redfield viennent enseigner en Chine en 1931-1932 et en 1948 et les recherches de l’École de Chicago sont connues par les Chinois avant d’être découvertes par les Européens.

4 La lecture du livre de Laurence Roulleau-Berger vient mettre fin à une ignorance et à un manque de curiosité liés à une forme de supériorité néo-coloniale implicite mais réelle. Avant 1949, date de la prise du pouvoir par le Parti Communiste Chinois, l’observation et l’analyse du social était un domaine déjà constitué en Chine et non en cours d’élaboration sous la seule influence de modèles forgés en Europe et en Amérique du Nord. Dès les années 1910-1920 la sociologie chinoise dispose de nombreuses monographies sur la vie des pousse-pousse, sur la vie paysanne dans plusieurs provinces, sur les mouvements de migration des campagnes vers les villes. En 1948, Fei Xiaotong publie un ouvrage qui va devenir un classique de l’ethnographie et de la socio-anthropologie chinoise : Xiangtu Zongguo (La Chine rurale) qui n’est toujours pas traduit en français.

5 Les sciences sociales, interdites en Chine de 1949 à 1979, en dehors de l’idéologie marxo-maoïste, sont réinventées à partir du début des années 1980 pendant lesquelles sont fécondés l’ensemble des courants que nous connaissons en Occident : constructivisme, néo-structuralisme, sociologie de l’action,… Mais nous ne sommes nullement en présence d’une relation de simple influence ou de transfert de modèles, mais d’une pensée sociale chinoise pleinement originale. La notion de guanxi par exemple, qui est une relation de confiance extrêmement personnalisée formée dans le creuset de la famille et est susceptible de se moduler et de se transformer (en une multitude de guanxi) nous conduit à remettre en question des disjonctions occidentalisantes qui n’ont rien d’universelles : le sujet et le social, le je et le nous, l’individualisme et le holisme,…

6 C’est donc à une désoccidentalisation de la sociologie – qui est le sous-titre du livre – que Laurence Roulleau-Berger nous invite en confrontant un certain nombre de domaines de recherche explorés par des auteurs occidentaux et chinois : l’emploi et le travail, les frontières sociales et la ségrégation urbaine, la question du sujet et le souci d’autrui, les processus migratoires.

7 Voici donc un petit livre extrêmement stimulant dont je recommande tout particulièrement la lecture aux anthropologues.

AUTEURS

FRANÇOIS LAPLANTINE

Université Lumière Lyon 2, CREA

Parcours anthropologiques, 8 | 2012 222

Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon

François Laplantine

RÉFÉRENCE

Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Paris, Seuil, 2011, 190 p.

1 N’ayant personnellement aucune affinité avec la pensée structuraliste et cheminant dans une perspective très éloignée de celle de son plus éminent théoricien, je me suis trouvé dans une situation assez étrange lorsque la Maison franco-japonaise de Tokyo m’a proposé de participer au mois de décembre 2008 au colloque organisé pour le centième anniversaire de la naissance de Claude Lévi-Strauss. C’est à cette occasion que j’ai pu réaliser qu’il existait une dimension japonaise de la réflexion de Lévi-Strauss qui certes n’infirme pas son œuvre, mais néanmoins la module, la complète et la précise.

2 Ainsi que le rappelle Kawada Junzo dans sa préface à L’autre face de la lune, l’anthropologue effectua cinq séjours au Japon, en compagnie de son épouse Monique, entre 1977 et 1988. Cet ouvrage rassemble des textes sur le Japon écrits entre 1977 et 2001 et qui étaient pour la plupart inédits en langue française.

3 Le premier séjour de six semaines a tellement marqué Lévi-Strauss qu’il n’hésite pas à le qualifier de « véritable tournant dans ma pensée et dans ma vie » (p. 58), mais ce n’est pas à proprement parler une découverte, encore moins une surprise. Il confie qu’il doit ses premières émotions esthétiques à la vue d’une estampe de Hiroshige à l’âge de six ans et que, jeune homme, ses économies sont entièrement consacrées à acquérir des ukyo-é.

4 « Toute une partie de mon enfance et une partie de mon adolescence se déroulèrent autant, sinon plus, au Japon qu’en France, par le cœur et la pensée » (p. 8) écrit Lévi- Strauss qui, devenu adulte, dévore littéralement les grands classiques de la littérature japonaise. Il lit les pièces de Chikamastu, ce dramaturge auteur de nombreux bunraku (théâtre de marionnettes), trois traductions différentes du Genji monogatari écrit par

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une femme au XIe siècle, considéré comme le tout premier roman japonais, qui préfigure à son avis avec sept siècles d’avance La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Il lit également le Hôgen, le Heiji et le Heike monogatari qui lui rappellent les Mémoires d’outre- tombe de Chateaubriand.

5 Les séjours de Lévi-Strauss au Japon sont minutieusement préparés par plusieurs Fondations et Centres de recherches. Il se rend dans les villages et les « coins les plus reculés » (p. 150-151) où il effectue des observations précises sur les savoir et les savoir- faire des artisans : potiers, charpentiers, cuisiniers, pâtissiers, forgerons de sabres, fabricants d’instruments de musique traditionnelle. Il est particulièrement sensible au raffinement des métiers du bois, de la laque, de la céramique, au « goût pour les matières laissées à l’état brut, les textures rugueuses, les formes irrégulières ou asymétriques » (p. 47). Ce qui l’intéresse, c’est la spécificité du rapport au travail dans des ilots de société préindustrielle « mieux préservée » (p. 62) qu’en Occident. « Le travail », écrit-il, « n’est pas considéré comme action de l’homme sur une matière inerte, à la façon occidentale, mais comme mise en œuvre d’une relation d’intimité entre l’homme et la nature » (p. 151).

6 De même qu’il éprouvait déjà, enfant, une « passion » pour les ukyo-é, il s’enthousiasme maintenant pour la gamme pentatonique (laquelle ne mélange pas les sons mais module des sons « à l’état pur » et fait du Japon « une civilisation à ton » (p .73) et éprouve un « coup de foudre » pour la cuisine japonaise, en particulier les algues et le riz cuit « selon les règles » (p. 71) qu’il adopte à partir de son séjour de 1977 dans son alimentation quotidienne. Cette cuisine est en quelque sorte le concentré de ce que chérit et privilégie l’anthropologue depuis sa rencontre avec les Indiens du Brésil : « une cuisine presque sans matière grasse, qui présente les produits naturels à l’état pur et laisse leur mélange aux choix de la subjectivité » (p. 72).

7 Ce qui fait pour Lévi-Strauss tout le prix de la culture japonaise aussi bien dans la cuisine, la calligraphie, le dessin, la peinture, la musique, est un « isolationnisme » qui permet de « maintenir séparé ce qui doit l’être » (p. 72). Il va même jusqu’à parler de « goût japonais pour la discrimination » qu’il qualifie aussi, curieusement, de « sorte d’équivalent des règles formulées par Descartes » ou de « cartésianisme sensible, ou esthétique » (p. 41).

8 Cette recherche des « couleurs à l’état pur » (p. 41), des « saveurs à l’état pur » (p. 169), autrement dit de ce qui dans la peinture ou la cuisine est « purement japonais excluant les mélanges » (p. 72) conduit l’auteur des conférences rassemblées dans L’autre face de la lune à s’intéresser à ce qu’il y a de plus archaïque dans l’ancien, au temps lointain où le Pays du Soleil levant ne s’appelait pas encore le Japon mais Yamato : l’univers des mythes.

9 Lévi-Strauss se rend en 1986 dans l’île de Kyûshû où se trouve le mont Kirishima, ce lieu où descendit du ciel Ninigia-no-mikoto près de la grotte où s’était réfugiée la déesse Amaterasu. Ce qui le touche profondément et provoque en lui une émotion qu’il n’avait nullement ressentie dans les « lieux saints » de Palestine et d’Israël l’année précédente n’est nullement la légende liée à l’endroit où il se trouve mais le mythe lui-même. « À Kyûshû », écrit-il, « la question d’historicité ne se pose pas, ou, plus exactement, elle n’est pas pertinente dans ce contexte » (p. 21). Ce que Lévi-Strauss éprouve ici et dont il crédite l’ensemble de la société japonaise dans son « intime familiarité avec le mythe » est exactement ce qu’il appelait trente ans plus tôt dans Tristes tropiques « la grandeur indéfinissable des commencements »1.

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10 Le monde peut bien changer mais Lévi-Strauss, lui, ne change pas. Il fait preuve d’une singulière constance dans ce pays de l’inconstance et de l’impermanence. À la question de l’anthropologue Kawada, « croyez-vous qu’il y ait, dans l’histoire de l’humanité, un stade optimal de la vie des hommes ? Si oui, vous le situez dans le passé ou dans l’avenir ? », il répond sans hésiter : « certainement pas dans l’avenir, ça, je l’écarte » (p. 180) et un peu après : « certainement pas dans le présent » (p. 181).

11 Dix ans avant Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes effectuait trois séjours au Japon et je suis frappé par la très grande proximité entre L’empire des signes (publié en 1970) et L’autre face de la lune. Entre les deux ouvrages, il n’y a pas un vague air de famille mais des relations étroites et précises. Les deux auteurs ne vont pas tant au Japon que le Japon vient à eux. Ils s’en imprègnent et éprouvent pour ce pays dont ils cherchent à capter les vibrations une véritable fascination.

12 Le sémiologue et l’anthropologue prennent conscience de l’inadéquation des mots et des choses et des limites du discours dans des termes qui ne sont pas sans évoquer Wittgenstein. Ils privilégient l’un et l’autre l’énergie de l’acte artisanal de la main et du geste et non les catégories et en appellent à une suspension momentanée du langage. Mais ils questionnent aussi la particularité de la construction japonaise de la phrase, construction non vectorielle dans laquelle on peut fort bien se passer du sujet. Comme souvent, Barthes trouve le mot juste. Il parle d’une « hémorragie du sujet », lequel lui apparaît comme une « enveloppe vide et non ce noyau plein qui est censé diriger nos phrases de l’extérieur et de haut »2.

13 Lévi-Strauss note, quant à lui, que contrairement aux langues et aux cultures européennes, le sujet japonais n’est nullement une évidence première mais plutôt une illusion participant toujours à une expérience collective. Advenant pendant qu’une action est en train de se dérouler mais n’étant jamais placé devant, il a un caractère centripète et non centrifuge. La langue japonaise « construit le sujet par le dehors » (p. 52), « met le sujet en bout de course » (p. 51). « Au lieu d’une cause, elle en fait un résultat » (p. 51). S’il en va de même en langue hanyu en Chine – société dans laquelle Barthes s’est profondément ennuyé lors du séjour effectué en 1974 et à l’égard de laquelle Lévi-Strauss ne semble guère manifester d’affinité –, la langue et la culture japonaises apparaissent à ce dernier plus résolument non-anthropocentrique que la culture et la langue chinoises. Il en veut pour preuve l’utilisation par les Japonais de la scie, venue de Chine : « l’artisan japonais scie ou rabote dans le sens inverse du nôtre : du loin vers le près, de l’objet vers le sujet » (p. 74).

14 Barthes et Lévi-Strauss partagent une même perception qui est une perception esthétique d’un Japon éternel. Ils trouvent que ce qui fait toute la différence avec les autres sociétés, devenues assujettis à un matérialisme mercantile, est la valeur ajoutée de la beauté, le raffinement extrême. C’est ce qu’Alexandre Kojève, à la suite de son séjour au Japon en 1954, a appelé le « snobisme ». Comme Roland Barthes avant lui, Lévi-Strauss aime particulièrement Tokyo, mais c’est le Tokyo de l’époque où la ville s’appelait Edo : les « petits quartiers qui évoquent la ville d’un autre âge » (p. 167) – probablement Asakusa, Yanaka ou Nezu – avec ses maisonnettes en bois entourées de jardinets élégants, fleuris de tournesol et de glycine et agrémentés de massifs d’orangers ou de bambous. Ces « morceaux de village », ainsi que les appelait Nicolas Bouvier, font aujourd’hui figure de rescapés. L’anthropologue prend aussi un plaisir extrême à remonter la Sumida « dans une embarcation de type traditionnel » en

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compagnie de son ami Kawada. Il découvre Shitamachi, la « ville basse » où habitaient autrefois les pêcheurs, les marchands et les artisans.

15 Entre le Japon de Claude Lévi-Strauss et le Japon de Roland Barthes, il existe deux différences majeures. Le regard du premier est résolument tourné vers le passé. Il ne s’intéresse pas au Japon réel, je veux dire à la réalité sociale du Japon contemporain, car ainsi qu’il affirme dans une formule d’une radicalité inouïe : « le métier des anthropologues, c’est le passé » (p. 180). Roland Barthes, quant à lui, sémiologue et mythologue de la ville, observe au Japon une forme de modernité non occidentale à travers l’art de manger avec des baguettes, les rites de politesse mais aussi la gare, le pachinko, les émeutes étudiantes.

16 La seconde différence vient du fait que paradoxalement Barthes est plus ethnographe que Lévi-Strauss dans L’empire des signes qui est un recueil de notes, de croquis et d’images. « Le Japon », écrit-il, en parlant de lui à la troisième personne, « l’a mis en situation d’écriture » (p. 14), ce qui provoque des graphies multiples : ethnographie, calligraphie, photographie. Barthes se met à dessiner au pinceau. Il écrit à la verticale. Dans ce livre d’images, il ne devient pas Japonais, mais s’essaye à une écriture japonaise.

17 Le regard de Lévi-Strauss est un regard beaucoup plus distant mais qui ne peut dissimuler néanmoins son admiration pour la seule société dans laquelle, à ses yeux, l’hypermodernité de la technique, loin de détruire les traditions, les revivifie. Le cas – et l’exemple – japonais est à son avis unique dans le monde. Il vient contredire ce que n’a cessé d’affirmer Lévi-Strauss depuis ses observations effectuées chez les Bororo et les Nambikwara : la rencontre des civilisations est une catastrophe, l’intrusion de l’altérité occidentale est une menace d’altération des sociétés traditionnelles qui, si elles veulent continuer d’exister, doivent se protéger contre le mouvement de l’histoire. Lévi-Strauss réalise alors, à travers l’exception japonaise, qu’une société est susceptible de devenir autre que ce qu’elle était sans substituer pour autant une culture à une autre : « Entre la fidélité au passé et les transformations induites par la science et les techniques, seul peut-être de toutes les nations, le Japon a su jusqu’à présent trouver un équilibre » (p. 155).

18 C’est ce terme là, équilibre (entre les traditions et les innovations, entre l’homme et la nature dont il fait partie), qui revient à plusieurs reprises sous la plume de l’auteur qui craint néanmoins qu’il se trouve de jour en jour de plus en plus menacé. Ce qu’il perçoit comme un équilibre est en fait l’extrême flexibilité des comportements pouvant passer selon les circonstances et les situations de l’ébriété (la nuit) à la sobriété (le jour), du rock au zen, de la mini-jupe plus mini que partout ailleurs au kimono de soie raffiné brodé de fil d’or. Lévi-Strauss ne nie donc nullement les emprunts de la société japonaise à la Chine, à la Corée, à l’Europe (depuis l’ère Meiji) puis aux États-Unis, mais il estime qu’ils ont été « filtrés » (un terme qu’utilise aussi l’écrivain chinois Lao She pour parler de la Chine) afin de préserver une spécificité nippone qui, sous sa plume, me parait déshistoricisée et idéalisée.

19 Ce qui ne s’accorde pas du tout avec sa perception et son propos et s’impose à mon avis à la manière de ce que Bachelard appelait des « faits polémiques » est la réalité d’une société profondément hybride, métisse et mutante. Elle a quatre écritures, deux religions étroitement intriquées, des voies diversifiées à l’extrême de la connaissance et explore des possibles (le manga, la « japanimation », la culture kawaï,…) à partir d’apports venus du monde entier. Survalorisant les disjonctions au détriment des

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conjonctions, l’a priori de Lévi-Strauss ne me semble pas le plus pertinent pour comprendre une société dans laquelle les individus ne vivent nullement dans un dilemme (devenir occidental ou rester japonais) tant l’alternance du et l’emporte sur l’alternative du ou.

20 Certes la langue japonaise distingue clairement les deux notions de uchi et de soto. Uchi : le dedans, l’intérieur, la famille, l’entreprise et par extension la nation japonaise ; soto : le dehors, l’extérieur, les autres, les étrangers et même les Japonais partis à l’étranger et qui sont devenus des étrangers. Certes tout ce qui existe au Japon peut être désigné en termes de wa (nous) et de yô (les Occidentaux). Des gâteaux japonais, des vêtements japonais, du mobilier japonais, de la musique japonaise s’énonceront à l’aide du préfixe wa. Des gâteaux occidentaux, des vêtements occidentaux, du mobilier occidental, de la musique occidentale seront désignés à l’aide du préfixe yô. Seulement voila, les Japonais sont aussi des occidentaux. Ils se perçoivent comme tels et non comme des « asiatiques », comme le sont des Coréens et des Chinois. L’Occident n’est pas l’autre absolu du Japon, ni l’inverse. Le nous japonais a absolument besoin d’un autre, et le yô est cet autre du wa. Enfin le yô tend à devenir wa comme c’est le cas dans la musique techno, le rock japonais, le pop et le tango.

21 La réalité complexe de ces processus de transmutation, ce n’est pas que Lévi-Strauss les ignore, mais elle ne l’intéresse pas et surtout il la redoute. Il y a en revanche une caractéristique de la culture japonaise qui s’accorde bien avec la vision pessimiste et désabusée du monde de l’auteur. C’est le sens de l’impermanence de tout ce qui existe, le sentiment ou plutôt la sensation du mono no aware (la beauté des choses éphémères). La vie est mouvante, fluctuante, flottante, fugace, transitoire et éphémère et l’immense plaisir que l’on prend au Japon à déguster les sensations dans le moment présent est le revers du sentiment que l’on peut mourir à tout instant, en raison notamment de l’instabilité sismique de l’archipel.

22 Privilégiant une culture de la fragilité du végétal (en particulier du bambou) et non de la solidité et de la pérennité du minéral, la technologie, le commerce et le capitalisme lui-même se trouvent tempérés et adoucis par une inflexion animiste et une sensibilité pessimiste qui vient du bouddhisme. Or il y a bien quelque chose de bouddhiste – et pas du tout de monothéiste – dans la pensée de Lévi-Strauss qui, depuis Tristes tropiques, éprouve la plus grande sympathie pour les sociétés vivant dans la « solidarité avec la nature » et nous enseignent à renoncer aux illusions et aux vanités de l’anthropocentrisme ainsi qu’à sa violence potentiellement destructrice. Ces textes posthumes, au regard de la catastrophe de Fukushima, prennent un relief particulier. Ils sont une médiation sur le « caractère transitoire » de ce bref passage de l’humanité dans l’univers qui « continuera d’exister après ».

23 La voie empruntée par Lévi-Strauss pour approcher le Japon n’est pas éloignée des voies (do) japonaises qui sont celles du shodo (voie de l’écriture), du chado (voie du thé), de l’origami (l’art du pliage), de l’ikebana (art floral). L’anthropologue, ici, est comme Roland Barthes, davantage un écrivain qu’un logicien. C’est un écrivain qui effectue un retour au regard de son enfance découvrant des ukyo-é ainsi qu’à l’atelier de son père qui était peintre.

24 Ainsi L’autre face de la lune doit-il être lu comme le complément japonais indispensable du tout dernier ouvrage publié par Lévi-Strauss de son vivant (en 1993), Regarder, écouter, lire3, lequel n’est nullement une réflexion sur les structures de la pensée catégorielle et classificatoire mais une médiation (au sens bouddhiste et pas du tout

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cartésien) sur les formes sensibles de l’art. C’est donc « un Lévi-Strauss amoureux du Japon », ainsi que l’écrit Kawada dans sa préface (p. 10), qui concentre et affine sa pensée dans ce livre qui a une saveur d’algue et un goût de varech.

NOTES

1. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1995, p.454 2. Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Le Seuil, 2007 (1970), p.16. 3. Claude Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993.

AUTEURS

FRANÇOIS LAPLANTINE

Université Lumière Lyon 2, CREA

Parcours anthropologiques, 8 | 2012