Cahiers de Narratologie Analyse et théorie narratives

36 | 2019 Rhétorique et représentations de la culture mafieuse. Images, rituels, mythes et symboles

Manuela Bertone, Antonio Nicaso et Donato Santeramo (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/narratologie/9582 DOI : 10.4000/narratologie.9582 ISSN : 1765-307X

Éditeur LIRCES

Référence électronique Manuela Bertone, Antonio Nicaso et Donato Santeramo (dir.), Cahiers de Narratologie, 36 | 2019, « Rhétorique et représentations de la culture mafeuse. Images, rituels, mythes et symboles » [En ligne], mis en ligne le 20 décembre 2019, consulté le 23 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/narratologie/9582 ; DOI : https://doi.org/10.4000/narratologie.9582

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SOMMAIRE

Discours mafieux, culture mafieuse Manuela Bertone, Antonio Nicaso et Donato Santeramo

Au long de l’histoire du mystère : la mafia s’épanchant en mythe Laurent Lombard

Les : genèse d'un mythe Francesco Valerio Tumbarello

Mafieux ou héros ? Mythes et motifs tragiques dans Le Parrain et Le Parrain II de Francis Ford Coppola Rosario Giovanni Scalia

Ré-visions de la trilogie du Parrain : anatomie d'un mythe à l'époque des séries télévisées Andrea Meccia

Don Raffaè de De André/Bubola/Pagani : représentation exemplaire du mafieux généreux aimé par le petit peuple Walter Zidarič

Il : une réprésentation polémique de Totò Riina Charlotte Moge

Procès fictionnels et imaginaires périphériques : la série Gomorra dans la réception active des rappeurs français Céline Masoni

L’imaginaire de la Google generation criminelle : les profils Facebook des jeunes de la Marcello Ravveduto

Ritualisme, religion, codes symboliques des associations criminelles en milieu pénitentiaire Marco Soddu

Sémiotique judiciaire : crime et signe Marcel Danesi

Varias

Pour une poétique de la mise en intrigue Une lecture de l'ouvrage de Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, coll. « Érudition », 2017. Ilias Yocaris

Les rouages d’un débat. Réponse à Ilias Yocaris Raphaël Baroni

« De la force d’attraction des récits de fiction ». Entretien avec Vincent Jouve À propos de Pouvoirs de la fiction. Pourquoi aime-t-on les histoires ?, Paris, Armand Colin, 2019, « La Lettre et l’Idée »Propos recueillis par Frank Wagner Frank Wagner

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Discours mafieux, culture mafieuse

Manuela Bertone, Antonio Nicaso and Donato Santeramo

1 Il existe depuis toujours une sorte de mélange entre le crime (plus ou moins) organisé et ses représentations. Cet amalgame, qui créé une sorte d'écran fantasmatique sur lequel on peut projeter ses anxiétés, a gagné en vigueur et consistance à partir des années 1830 lorsque dans la presse ont commencé à apparaître des colonnes consacrées aux faits-divers, mais aussi des feuilletons et de véritables chroniques judiciaires1. La fondation en 1825 du quotidien La Gazette des Tribunaux, journal de jurisprudence et des débats judiciaires marque un véritable tournant dans ce domaine : Journal quotidien, « La Gazette » se consacre exclusivement aux matières de droit, aux audiences des tribunaux, aux nouvelles judiciaires, c’est-à-dire à tout ce qui se rattache à l’étude ou à la pratique de la jurisprudence. On y trouve régulièrement des articles de fond sur des questions de droit ou des problématiques juridiques nouvelles : questions électorales, liberté de la presse, délits d'opinion, abolition de la peine de mort, amélioration des bagnes, régime des prisons, réforme du code pénal et du système pénitentiaire2.

2 Les histoires des « coquins » et des « bagnards » qui ravagent la France de la Monarchie de Juillet sont dès lors connues et commentées par le plus grand nombre. Les écrivains profitent à leur tour de cette manne d'informations : avec le Londres dickensien, Paris devient rapidement la capitale où se concentrent toutes les misères et la laideur du monde, grâce à la vitalité inépuisable d'auteurs comme Balzac, Sue ou Féval.

3 C'est justement un roman de Paul Féval, Les Habits Noirs (paru chez Hachette en 1863) qui démontre à quel point la transposition symbolique façonne et influence la compréhension de la réalité, car c'est bien à leur tenue que l'on « reconnaît » les membres d'une mystérieuse organisation criminelle secrète, capables de vols et trafics en tout genre, sans jamais être inculpés. Ce processus inconscient consistant à attribuer à un objet le sens d'un autre, jusqu'à ce qu'il le représente et le remplace complètement, s'avère également décisif pour l'enracinement de la Main Noire dans l'imaginaire populaire. « The Black Hand » n'est autre qu'une construction médiatique et sociale qui s'impose au Canada, aux États-Unis et en Australie à la fin du XIXe siècle, transformant une technique d'extorsion somme toute banale, utilisée par des criminels d'origines diverses, en une organisation criminelle structurée (la « Mano Nera ») aux ramifications internationales, rattachée à la mafia sicilienne. La source de cette

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transformation se trouve dans un procès tenu en 1884 en Espagne, au cours duquel l'expression « mano negra » est utilisée en référence à une présumée organisation secrète d'anarchistes. L'affaire sert alors au gouvernement libéral de Práxedes Mateo Sagasta pour étouffer les revendications du prolétariat agricole d'Andalousie en lutte contre les propriétaires terriens. Lors du procès, de fausses preuves sont fabriquées pour envoyer sept paysans à l'échafaud (huit autres seront condamnés à des peines de prison). Les nouvelles du procès font à l'époque le tour du monde.

4 Dans la première moitié du XIXe siècle, il existe en Italie de nombreuses organisations criminelles qui ont les mêmes caractéristiques que les bandes françaises des coquins. À , on appelle « còca » un gang de criminels qui agissent de concert avec d'anciens fonctionnaires de police. À , les jeunes réunis dans la « compagnia della tèpa » se distinguent par le port d'un pull-over plumé et un chapeau tricorne. En Romagne sévit la bande à Stefano Pelloni, dit le « Passatore ». Et dans le Sud de la Péninsule surgissent et se déploient nombreux groupuscules sans nom. Seule la Camorra a une identité affirmée, puisqu'elle prend le nom de l'activité d'extorsion qui lui est propre : « fare camorra » [faire camorra] signifie en effet extorquer de l’argent (ou autre chose). Le premier à en raconter les faits et gestes est Alexandre Dumas, dans le cadre d'une série d'articles rédigés au printemps 1862, lors de son séjour à Naples. L'attention de l'écrivain se focalise sur les « classes dangereuses », dont les occupations ne sont que dépravation morale et criminelle, et qui sont tout à fait distinctes de ce que l'on appelle les « classes laborieuses », auxquelles appartiennent les ouvriers et les artisans, à savoir des gens honnêtes. Dotés d'une force d'évocation hors pair, ses textes3 finiront par influencer l'ensemble des récits à venir.

5 C'est un autre auteur français, le géographe Élisée Reclus qui, en 1865, allé à la rencontre des mystères de Palerme, découvre la « maffia », une sorte de camorra sicilienne, semblable à celle qu'a décrite Dumas4. Cette même « maffia » qui, deux ans auparavant, avait tiré son nom d'une œuvre théâtrale, Li mafiusi di la Vicaria, écrite par un comédien et directeur artistique, Giuseppe Rizzotto, avec l'aide d'un instituteur, Gaspare Mosca. C'est l'histoire d'un délinquant d'extraction populaire, arrogant et vulgaire, appartenant à une confrérie créée sur le modèle de la Camorra napolitaine. Rizzotto et Mosca s'inspirent de la description des prisons que donne Benedetto Naselli dans son ouvrage de 1852, I misteri di . Naselli décrit des détenus forcés de payer une sorte de taxe pour obtenir une meilleure couchette ou un petit espace de vie où ils ne seraient pas continuellement harcelés : une forme d'extorsion présentée comme une offre spontanée servant à alimenter l'huile d'une lampe votive5.

6 Même la 'Ndrangheta – aujourd'hui l'organisation criminelle la plus riche et la plus puissante – est dès le départ tributaire de la littérature. Son mythe fondateur s'inspire en effet d'un roman populaire paru en France en 1845, Les mystères de l'inquisition et autres sociétés secrètes d'Espagne, dont l'auteur, l'écrivaine-voyageuse allemande Irène de Suberwick, se cache derrière le pseudonyme Victor de Féréal6. Dans ce feuilleton à succès, là où il est question de la fantomatique Garduña, l'organisation espagnole qui serait à l'origine de la 'Ndrangheta, est narrée l'histoire de trois chevaliers qui, risquant leur vie, promettent de libérer une fille enlevée pour satisfaire les envies brutales de l'inquisiteur. Osso, Mastrosso et Carcagnosso, dans le mythe fondateur de la 'Ndrangheta, sont ces trois chevaliers qui, dans l'Espagne du XVe siècle, se débarrassent d'un petit tyran afin de sauver l'honneur d'une jeune fille vulnérable. Contraints de fuir l'Espagne, ces trois braves se réfugient à Favignana, une des îles Egadi, au cœur de la

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Méditerranée. D'après la légende, c'est là qu'ils créent une organisation dont le but serait de protéger les faibles et les démunis contre les malversations des riches et des puissants. Osso décide de rester en Sicile, où il fonde la Mafia ; Mastrosso se rend en Calabre, où il fonde la 'Ndrangheta ; et Carcagnosso s'installe à Naples, où il fonde la Camorra7.

7 Qu'il s'agisse des romans fleuves, de récits de voyage ou de pièces de théâtre, les criminels évoluent dans une sphère à part et sont l'indice d'une faiblesse de la société, mais aussi des individus organisés en associations criminelles soutenues et légitimées par le pouvoir en place, qui s'en sert à de fins politiques. En Sicile comme du reste en Calabre et en Campanie, les mafias sont le bras armé du pouvoir et par moments finissent par assurer l'ordre public, agissant sur le modèle de la haute police napoléonienne (on sait que des ministres de l'intérieur de l'empereur tels que Fouché et Savary engageaient des criminels pour combattre d'autres criminels)8. En 1860, le boss calabrais Raffaele Morgante est nommé chef de la garde municipale, tandis que le boss de la Camorra de Naples, Salvatore De Crescenzo, devient chef de la garde nationale. D'ailleurs, ces méthodes avaient été testées à l'époque des Bourbons, notamment lorsque le chef de la police Salvatore Maniscalco utilisait des malfaiteurs pour pourchasser des bandits, en Sicile. La littérature accompagne et représente ce phénomène : songeons encore à Balzac, à sa Comédie Humaine, où le personnage de Vautrin doit beaucoup à la personne d'Eugène-François Vidocq, l'ancien forçat devenu fondateur et premier directeur de la brigade de sûreté de Paris. La représentation littéraire des « classes dangereuses » établit solidement une idée simplifiée des mafias. Par ailleurs, elle contribue à raffermir l'identité de l'organisation criminelle en lui offrant la matière qui lui permet d'inventer sa propre tradition9.

8 Cependant, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi les organisations criminelles perdurent malgré les imposantes ressources humaines et financières déployées pour les combattre. Qu'est-ce qui distingue le crime organisé des nombreuses bandes de malfaiteurs qui errent dans les villes, les banlieues et les villages du monde ? Qu'est-ce qui fait que ces associations de malfaiteurs soient pour l'heure invincibles ? Dans quelle mesure les autorités politiques, sociales et civiles sont-elles responsables de l'échec des différentes stratégies de lutte contre ce phénomène criminel ?

9 Rappelons tout d'abord que les mafias ont survécu à toutes les mutations sociales, en partie parce qu'elles sont parvenues à s'y adapter, mais surtout parce qu'elles ont su se présenter comme de véritables garants du passé, des traditions religieuses, des valeurs morales et sociales ponctuellement menacées par le changement, tout en intégrant et en exploitant les innovations qui ont vu le jour au fil du temps. C'est sans doute cette capacité à se positionner dans la modernité sans négliger les coutumes ancestrales, et toujours en tant que protecteurs des faibles, qui leur permet de s'enraciner partout, y compris loin de leur territoire d'origine.

10 L'invention du nom de l'organisation ou de ses chefs n'est qu'un début. Il est ensuite indispensable de créer une culture ou plutôt une « culture parallèle »10 qui permette aux personnes impliquées d'avoir un statut social, un statut de haut rang s'entend, qui sera confirmé par la noblesses des gestes accomplis. Il faut donc échafauder un lien avec un passé prestigieux, non seulement pour justifier l'existence de l'organisation, mais aussi (ou surtout) pour qu'elle soit perçue comme une coterie bienveillante, capable de protéger des gens ordinaires contre toute sorte d'abus. C'est par cette image édifiante que l'on construit la légitimité de l'organisation et de ses membres : c'est tout

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l'intérêt de se doter d'un mythe fondateur d'envergure qui, concrètement, justifie toute action entreprise.

11 Le mythe, pour reprendre la définition de Giambattista Vico, est « vera narratio », à savoir un récit vrai. Il s'agit de la narration d'une histoire dépourvue d'attaches avec la pensée spéculative ou rationnelle et malgré cela, puisqu'appliquée à la structure de l'existant, porteuse d'une forme de vérité et perçue comme « vraie ». Le mythe joue donc un rôle fondamental dans la formulation de la cosmologie, de l'eschatologie et de la phénoménologie de l'univers, d'une nation, d'un peuple. Et aussi d'une organisation criminelle. Ce qui rend le mythe efficace, c'est qu'il n'est pas l'expression d'une chose ou d'un fait : il est la chose, il est le fait, en termes absolus. Autrement dit, à travers le mythe, c'est l'essence même d'une idée qui est offerte.

12 Quasiment toutes les organisations criminelles du monde utilisent des mythes fondateurs en rapport avec les grands récits qui sont à la base de la création d'empires et de nations. À ce propos, on peut citer Ab Urbe Condita de Tite-Live et l’Énéide de Virgile, deux ouvrages écrits quelques siècles après les événements qu'ils relatent, où la réalité côtoie la fiction et les traditions grecque et latine s'unissent pour construire et valoriser les nobles racines des lignées des Romains illustres. Les mythes plus récents exercent également une certaine fascination auprès des mafieux. Songeons par exemple à celui de la frontière américaine, de l'Occident extrême, dont la conquête assoit la suprématie des hommes blancs sur des régions sauvages et des populations sauvages : un mythe créé dans le but d'occulter la véritable histoire des colons et surtout le génocide organisé contre les autochtones. Ou à celui des Beati Paoli, qui charme, de nos jours encore, les mafieux siciliens, qui s'imaginent être les héritiers des membres de la société secrète du même nom, qui aurait été créée à Palerme au moyen- âge pour défendre les droits des gens pauvres et des opprimés, persécutés aussi bien par l'Église que par l'État11. Sans oublier les Triades chinoises, qui prétendent que leurs origines remontent à un groupe de moines bouddhistes patriotes ayant lutté, au XVIIe siècle, pour libérer le pays d'un despote étranger. Ou le réseau japonais des Yakuza, qui retracent leurs origines à un groupe de samouraïs rebelles qui, au début du XVIIe siècle, auraient défendu le peuple de l'empereur et son armée.

13 Même si le mythe ne pose et ne se pose pas la question de la distinction entre fiction et réalité, entre pensée intuitive et pensée rationnelle, sa fonction consiste justement à combler le manque de plénitude existentielle qu'engendre l'ordre des choses. C'est pourquoi il permet aux organisations criminelles de « justifier » non seulement leur existence mais aussi les actions de ceux qui s'y identifient. Sa puissance évocatrice est renforcée par l'usage systématique de rituels et de symboles qui servent aussi à satisfaire l'appétit d'images sacrées et de gestes solennels qu'éprouvent les adeptes des organisations criminelles. La participation à des cérémonies de type religieux ou pseudo-religieux permet d'incarner le mythe, d'effacer complètement la ligne de démarcation qui sépare la fiction de la réalité, les héros de la mythologie des malfaiteurs en chair et en os et, par conséquent, d'assurer une autorité soi-disant spirituelle aux organisations criminelles. Le rite d'initiation est l'indicateur anthropologique qui marque l'entrée de l'individu dans la sphère vécue du mythe : accepté dans un groupe, dans une société, il sort de l'adolescence, devient adulte, renaît pour commencer une nouvelle vie. Chez les mafieux, l'initiation implique aussi que l'on renonce au passé, à sa vie précédente. L'organisation criminelle est comparable à un ordre religieux : c'est une société de vie consacrée, où l'on prête serment, on s'adonne à

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des pratiques symboliques variées, on suit des règles de comportement, on accepte des punitions, bref, on évolue dans la contrainte assumée.

14 En fait, ce sont l'appropriation et le détournement de mythes des origines, symboles et rituels qui, au moins autant que l'argent et le pouvoir conquis, permettent aux mafias de perdurer, puisque la transmission de la « tradition » de génération en génération ne fait que la consolider et, partant, justifier et soutenir l'action de ceux qui se reconnaissent en elle. Les mafias en sont conscientes qui n'abandonnent ni récits ni mises en scène. Bien au contraire, elles se consacrent même à la modernisation et à l'actualisation des histoires qui les concernent, tout en préservant leurs qualités légendaires, par exemple en utilisant des groupes musicaux, souvent directement rémunérés par des chefs mafieux, pour décrire et célébrer la violence des clans. On est loin des mélodies d'autrefois qui racontaient la vie de brigands et autres malfaiteurs, sans toutefois en faire l'éloge ou en vanter les crimes. Aujourd'hui, dans le monde entier, il est question de « promotion » de la criminalité par la chanson, de « publicité » pour les bonnes actions des boss mafieux en faveur des quartiers dont ils auraient amélioré le niveau de vie (suivi par des millions de followers, le Movimiento Alterado mexicain-américain, avec ses narcocorridos qui racontent le quotidien des trafiquants de drogue, est l'un des plus performants)12.

15 Dans ce numéro des Cahiers de narratologie, nous avons souhaité réunir les contributions de plusieurs spécialistes de l'étude et du décryptage de ce phénomène criminel très particulier que sont les mafias, en nous focalisant, dans un souci de clarté et de cohérence, sur les trois principales mafias italiennes : Cosa Nostra, 'Ndrangheta, Camorra. Des organisations criminelles nées dans des régions de la Péninsule (la Sicile, la Calabre, la Campanie), mais dont les réseaux émaillent la planète entière, nous obligeant ainsi à questionner notre propre capacité à saisir et interpréter les messages de plus en plus nombreux et diversifiées qu'elles diffusent par nouveaux médias interposés. Sémioticiens, historiens, experts auprès de ministères ou de tribunaux, criminologues, critiques littéraires, spécialistes de l'information, du renseignement et de la communication, ils ont accepté de travailler ensemble sur un sujet qui correspond aux orientations actuelles de la recherche, un sujet proche de leurs intérêts personnels et de leur profession, qui s'inscrit aussi plus largement dans les préoccupations sociales et politiques de notre temps.

16 La rhétorique du discours mafieux et les représentations de la culture mafieuse, au cœur de ce volume monographique, seront examinées en prêtant une attention particulière aux images, rituels, mythes et symboles que les associations de malfaiteurs utilisent pour communiquer non seulement entre elles, mais avec le monde extérieur. Tirant parti d'un imaginaire partagé, les mafias ont exploité et exploitent des pratiques anciennes et d'anciens langages afin de construire et de transmettre des récits autoréférentiels qui se valident d'eux-mêmes. Souvent hybrides, c'est-à-dire basées sur la contamination de traditions, de codes et de genres différents, les histoires élaborées par les mafias ont fini par influencer nos propres représentations de la pègre. Qui plus est, et cela frôle le paradoxe, en consacrant une partie de notre production culturelle au monde du crime, nous avons nous-mêmes nourri le désir d'autoreprésentation des mafieux, impactant l'image que le milieu veut donner de lui-même ainsi que son propre storytelling.

17 De cet écheveau de récits, de contre-narrations et de co-narrations, désormais très dense et complexe, grâce aux contributions réunies ici, nous avons tenté de trouver le

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fil conducteur ou, du moins, de démêler la masse, en abordant une série de questions spécifiques dont la teneur peut être synthétisée sous deux rubriques : a) la construction sémiotique mafieuse ; b) les productions culturelles dérivées de cette pratique.

18 S'agissant de construction sémiotique, on a d'abord pu vérifier que la mafia s'est appropriée de mythes et rites anciens afin de construire sa propre image sur des bases édifiantes ou tout au moins prestigieuses, car il s'avère que l'éthique chevaleresque et l'éthique maçonnique sont les véritables mères nourricières de l'éthique mafieuse. Dans une course incessante à l'émulation, des rôles et des modèles édifiants sont détournés et adaptés : les paladins de France, les chevaliers templiers, les patriotes carbonari, les frères francs-maçons, sont autant de personnifications éblouissantes que les mafieux exploitent pour se donner une aura de solide respectabilité voire de charme envoûtant. De ce fait, la religion n'est pas non plus exclue du giron mafieux. Franchissant sans complexes la ligne qui sépare l'attraction de l'usurpation, la sphère profane de la sphère sacrée, les mafias s'emparent de pratiques rituelles consolidées pour en utiliser les aspects solennels et les transformer en mystères d'un cérémonial personnalisé d'initiation de novices, de confirmation et d'onction d'adeptes, s'assurant qu'ésotérisme et exotérisme, entrelacés, préservent et en même temps suscitent l'envie de percer l'énigme de la doctrine criminelle.

19 Quant aux productions culturelles, si on sait que la représentation du crime a depuis des décennies la part belle au cinéma comme à la télévision et, plus récemment, en streaming et dans les séries diffusées en ligne, on ne réfléchit peut-être pas encore assez au fait que les mafias, elles, répondent bien volontiers aux suggestions des fictions qui les mettent en scène, en se plaçant sans complexes dans la dynamique de spectacularisation du crime initiée par les créateurs d'images. La mafia se donne désormais en spectacle en exploitant une vaste palette de moyens et de support de communication : l'art mural (graffiti, tag) ou l'art urbain, l'art corporel (tatouage, peinture, scarification) et les réseaux sociaux, la chanson neomelodica et le Darknet, dans une course à la diffusion de signes et signaux dont nous avons essayé d'identifier les émetteurs et les destinataires, de cerner les origines et les objectifs.

20 Face à une telle masse de signes et de discours (souvent obliques), la question de l'interprétation s'est posée à nous qui avons réuni ces contributions en même temps que celle de notre responsabilité. L'exégèse, on le sait, légitime son objet. Et le crime organisé, on le sait aussi, bénéficie d'une rente d'image inestimable grâce au surplus de visibilité qu'on lui confère en l'exposant comme objet de création ou en exhibant sa créativité13. Comment éviter de contribuer au renforcement du mythe et de tous les stéréotypes qui forgent la narratio mafieuse, dès lors que l'on se focalise sur ses aspects inventifs et romanesques, même si ce n'est pas pour attiser la curiosité du public ? Tout d'abord en offrant à nos lecteurs une réflexion qui procède systématiquement à la démythification des performances inventives de l'organisation mafieuse : déconstruire ses artifices narratifs, démasquer ses faux symboles, décortiquer ses constructions rituelles, révéler ainsi la brutalité primaire de sa manière et de sa raison d'être, la gravité fondamentale, absolue, des événements dont les mafias sont les protagonistes. Ensuite en refusant et réfutant avec soin les représentations schématiques des contextes dans lesquels agissent les mafias. Il est sans doute plus « rassurant » de parler des actions mortifères des mafieux en montrant qu'il existe autour du crime une société criminogène, où la corruption est omniprésente et dépasse les frontières des organisations mafieuses, mais nous estimons que l'on déforme lourdement la réalité

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lorsqu'on prétend (comme le font pléthore d'auteurs et de médias) que la vie des institutions, de la politique, des citoyens n'est pas nécessairement plus propre et saine que la vie criminelle14. Si leur capacité à maîtriser le territoire, leur relative stabilité, s'inscrivent en Italie dans une histoire nationale indéniablement marquée par l'instabilité et l'incertitude, il ne faudra pas oublier que l'emprise et le succès des organisations criminelles sur le territoire de la Péninsule et au-delà sont en partie liés à des simplifications pernicieuses. Ces simplifications qui, finalement, convertissent en légende ce qui n'est au sens figuré comme au sens propre, qu'une manière inauthentique d'exister.

NOTES

1. Cf. Francesco Benigno, La mala setta. Alle origini di mafia e camorra 1859-1878, Einaudi, Torino, 2015 2. Site de l'ENAP, Ecole Nationale de l'Administration Pénitentiaire. Lien URL : https:// www.enap.justice.fr/histoire/la-gazette-des-tribunaux-1825-1832. 3. Cf. Alexandre Dumas, La Camorra et autres récits de brigandage, texte établi, présenté et annoté par Claude Schopp, Librairie Vuibert, Paris, 2011. 4. Cf. Élisée Reclus, La Sicile et l’éruption de l’Etna en 1865 : récit de voyage (éd. 1866), Hachette-BNF, Paris 2016. Le récit a été initialement publié dans Le Tour du Monde, Nouveau Journal des Voyages, VII, n. 338, 1866. 5. Cf. Benedetto Naselli, I misteri di Palermo, I buoni cugini, Palermo, 2017 (édition originale F. Abbate, Palermo, 1852). 6. Victor de Féréal, Mystères de l'inquisition et autres sociétés secrètes d'Espagne, Boizard, Paris, 1845. La première traduction italienne, I Misteri dell’Inquisizione e altre società segrete di Spagna, est publiée à Paris dès 1847. À ce propos, cf. Nicola Gratteri – Antonio Nicaso, Dire e non dire. I dieci comandamenti della 'ndrangheta nelle parole degli affiliati, Mondadori, Milano, 2012. 7. Cf. Nicola Gratteri – Antonio Nicaso, Fratelli di sangue, Mondadori, Milano, 2008. 8. Cf. Hélène L'Heuillet, Basse politique, haute police. Une approche historique et philosophique de la police, Fayard, Paris, 2001. 9. Sur la question de « l'invention de la tradition » dans l'univers mafieux, voir Marcello Ravveduto, Lo spettacolo della mafia. Storia di un immaginario tra realtà e finzione, Edizioni Gruppo Abele, Torino, 2019. 10. Cf. Fernand Dumont, « Pour situer les cultures parallèles », in Dumont, Fernand (dir.), Les Cultures parallèles, Montréal, et Québec, Leméac et Institut québécois de recherche sur la culture, coll. « Questions de culture », 3, 1982, p. 15-34. 11. Pour d'amples approfondissements, voir l'article de Francesco Valerio Tumbarello, « Les Beati Paoli : genèse d'un mythe », dans ce numéro des Cahiers de narratologie. 12. Cf. Claude Chastagner, « Les narcocorridos du Movimiento Alterado : une poésie de la rue ? », Les Cahiers de Framespa [en ligne], 21, 2016. Lien URL : http://journals.openedition.org/framespa/ 3908 13. Cf. Nicola Gratteri – Antonio Nicaso, L'inganno della mafia. Quando i criminali diventano eroi, Rai- Eri, Roma, 2017.

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14. Cf. Nicola Gratteri – Antonio Nicaso, Padrini e padroni. Come la 'ndrangheta è diventata classe dirigente, Mondadori, Milano 2016.

AUTHORS

MANUELA BERTONE

Manuela Bertone, ancienne élève de Harvard University (AM 87, PhD 90), est professeur des universités en études italiennes à l'Université Côte d'Azur de Nice. Ses travaux scientifiques sont consacrés à Carlo Emilio Gadda, dont elle a publié I Littoriali del lavoro e altri scritti giornalistici 1932-1941, au roman et à l'histoire culturelle de l'Italie moderne et contemporaine. Elle a récemment contribué à l'ouvrage L'autre front/Il fronte interno. Art, culture et propagande dans les villes italiennes de l'arrière 1915-1918, qu'elle a codirigé (2018), et au numéro monographique de la revue « Europe » (2019) intitulé Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Elle est associée au projet de recherche Noicontrolemafie, dirigé par Antonio Nicaso.

ANTONIO NICASO

Antonio Nicaso, journaliste, historien des organisations criminelles, est un expert mondialement connu du phénomène mafieux, notamment de la 'Ndrangheta, et travaille comme consultant des forces de police de nombreux pays. Il enseigne l'histoire sociale du crime organisé à la Queen's University de Kingston et est Associate Director du programme d'études italiennes à Middlebury College. Avec le juge Nicola Gratteri (actuel procureur de la République de Catanzaro), il est l'auteur de nombreux bestsellers consacrés aux mafias, traduits en plusieurs langues. Parmi les plus récents, on peut citer Oro bianco (2015), Fiumi d'oro (2017), L'inganno delle mafie (2017), La rete degli invisibili (2019). Son Business or Blood (2015) a inspiré la série Bad Blood, diffusée sur Netflix.

DONATO SANTERAMO

Donato Santeramo, après une laurea à l'Université de Rome La Sapienza, a obtenu un PhD à l'Université de Toronto. Professeur de littérature théâtrale, cinéma et Cultural Studies, il dirige le Department of Languages, Literatures and Cultures à la Queen’s University de Kingston. Parmi ses ouvrages, on peut citer Luigi Pirandello: la parola, la scena e il mito (2007) et Il laboratorio teatrale pubblico di Edward Gordon Craig (2019). Auteur théâtral et metteur en scène, il a produit plusieurs pièces au Canada et aux États-Unis. Avec David Cronenberg, il a participé à la réalisation d'expositions et à la création de textes pour le cinéma. Il est associé au projet de recherche Noicontrolemafie, dirigé par Antonio Nicaso.

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Au long de l’histoire du mystère : la mafia s’épanchant en mythe

Laurent Lombard

1 Rarement, du début du XXe siècle à nos jours, un phénomène aura été aussi présent dans le débat et l’imaginaire collectifs (nationaux, européens, mondiaux soient-il), tout en étant mal connu, que celui des mafias. A telle enseigne que, au-delà de la scabreuse et sinistre actualité, donc de la réalité, qui nous parvient parfois, entre ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, entre ce qui se dit et ce qui s’invente, s’est formée une véritable mythologie de la mafia ; il ne serait d’ailleurs pas abusif d’alléguer que la mafia est devenue une sorte de mythe moderne1. En ce sens qu’on se fait d’elle une représentation souvent fausse, parfois idéalisée, qui alimente l’imagination. En ce sens encore où elle suscite des légendes : l’évocation de certains faits, idées, ou personnes ayant trait à la mafia peut être transformée en légende de la force, du pouvoir, et du coup, donnant confiance, incite à une identification et, pour certains, à en rejoindre les rangs. En ce sens enfin où la mafia n’est ni une idéologie ni un concept, mais plutôt un système d’actions et de communications, un message, avec ses propres signes, signifiants et signifiés, ce qui correspond quelque peu à la définition que Roland Barthes a donné du mythe2.

2 Quel est le rapport exact que l’on peut établir entre mafia, mythe et communication ? Si le mythe est parole, toujours selon Barthes, et si la mafia est silence, selon l’image qu’on s’en fait, on comprend dès lors que ce rapport va s’établir entre parole et silence, outre à ce qui unit la parole et le silence, en l’occurrence ici, le secret, qui instaure le sacré (ce n’est pas un hasard si les deux termes possèdent une racine commune). Autrement dit, ce qui est central dans le rapport mafia-mythe et communication, c’est le mystère, dont la racine grecque μύω (muô) « se taire » est commune avec « muet », mais également « mythe ». Du mystère, la mafia en a même fait son emblème et son étendard, à savoir son moyen de communication. C’est bien là effectivement le point nodal qui conduit les mafias à s’épancher stratégiquement en mythe, suivant les traces de certaines traditions longues. Il faut dès lors accepter que les organisations criminelles mafieuses se placent sous la figure d’Harpocrate, d’Horus, fils d’Isis et d’Osiris, appelant à la discrétion initiatique les adeptes des cultes à mystères, si l’on en

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croit du moins les poètes classiques, dont Catulle par exemple, qui n’hésitent pas pour certains à le rapprocher d’Apollon et de Dionysos, le dieu des Mystères précisément, qui a par ailleurs aussi affinité avec les puissances démoniaques (ce qui est, on peut le dire, une caractéristique de la mafia). Il faut accepter que les mafias entretiennent un lien avec les traditions de l’Antiquité qui savaient que, par définition, il n’est point de mystes, d’initiés, sans aptitude au secret et au silence. C’est en grande partie sur cette propriété fondamentale que les mafias basent leur système de communication. Le mystère (englobant secret et silence) qui paraît à première vue équivaloir à une absence de communication, est en effet investi d’une dimension communicationnelle intra et extra communautaire. Intra, car le mystère a une fonction cohésive au sein du groupe et devient fédérateur en engendrant un sentiment de connivence, de complicité et de confiance mutuelle entre les membres qui le conservent3. Extra, car la pratique du mystère s’inscrit dans une stratégie de communication avec l’extérieur afin de happer de futurs initiés. En ce cas, il fonctionne comme technique de pouvoir qui produit des effets de discrimination mais aussi, notamment chez les plus jeunes, comme nous le verrons, d’identification. Ainsi l’aura de mystère qui entoure les organisations mafieuses peut leur offrir une puissance performative stratégique, laquelle ne sera pas étrangère à la mythisation de telles sociétés secrètes. Au fond, le coup de génie en matière de communication de ces organisations, c’est que, en dépit de nos sociétés qui ont évolué vers un tout-communicationnel, vers l’avènement et la tyrannie du bruit4 et de la transparence5 à tout crin, elles restent proches de certaines grandes traditions, qui en demeurant dans l’ombre du mystère et du secret, rendaient banal ce qui était discret pour ne pas être dévoilé, tout en créant une fascination et/ou une répulsion naturelle : réactions normales dues à la méconnaissance de ce que les mafias sont véritablement.

3 Cette communication de l’incommunicable fabrique de l’interprétation – tout mythe n’est-il pas origine et effet d’une interprétation ? –, donc fait parler. D’autant plus lorsque le langage de ces organisations est un langage « trouble et prudent, presque codé »6 qui nécessite doublement une herméneutique 7. Le mythe est parole (il fait parler), disait justement Barthes, la mafia l’est aussi. Le mythe est message, la mafia également. Et ainsi que le précisait le juge Giovanni Falcone : « l’interprétation des signes, des messages constitue l’une des principales activités des hommes d’honneur »8.

4 Cette expression d’« hommes d’honneur », ainsi qu’on appelle et que s’appellent généralement les affiliés des organisations mafieuses, pourrait paraître paradoxale puisqu’elle définit des hommes vertueux, intègres qui ne transigent nullement avec les lois les plus strictes de la morale. Mais il s’agit d’un parfait exemple de message communicationnel visant à enjoliver et à brouiller, pour la vitrine, l’image de la réalité violente et criminelle de ces organisations9. Cette expression « homme d’honneur », si simple et qui est devenue une évidence presque à la mode, permet ainsi aux mafias de s’inscrire avantageusement dans la suite des grandes traditions et légendes où courage, exploits, bravoure et honneur étaient les maîtres mots, et de se parer d’une image mythico-héroïque ; celle-là même qui deviendra pour certains objet de désir. Car la communication mafieuse, comme nous le verrons, joue savamment entre frustration sociale et désir d’identification héroïque. Quête éternelle de l’argent et du pouvoir. Comme deux piliers massifs ayant pour chapiteaux des scènes légendaires, et qui soutiennent des arcs obscurs qui enjambent d’incroyables vides, où va se justifier le choix de la criminalité comme mode de vie honorable. Paradoxe s’il en est, certes, mais la communication des mafias se construit sur une représentation inadéquate qui

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remplit cependant une fonction nécessaire. Ainsi, par exemple, le mot « honneur » est passablement détourné de son sens mais prend une valeur centrale, à la mesure de ce qu’en écrivait le romancier Octave Feuillet : « L’honneur, dans son caractère indéfini, est quelque chose de supérieur à la loi et à la morale : on ne le raisonne pas, on le sent. C’est une religion »10. Aussi, derrière l’expression « homme d’honneur », il faut également entendre une invitation à l’obéissance, à la fidélité11 afin de créer un lien (religion), une alliance, tout autant qu’à tenir sa parole. Tenir sa parole, n’est-ce pas avant tout garder le silence ? L’honneur est à tel point important que forfaire à la valeur de l’honneur implique bien souvent une vengeance létale12 qui est elle-même d’ailleurs communication13.

5 Outre cette communication ingénieuse intra et extra communautaire, ce qui semble fonder la mythologie mafieuse ou tout du moins donner aux sociétés secrètes dites mafieuses un halo mythologique, c’est bien l’opacité, le mystère de leur fonctionnement et, partant, le silence de leurs affiliés. La loi du silence s’impose et s’expose. Mais au fond, qu'est-ce à dire cette loi du silence ? N’est-elle pas elle aussi une (ré)appropriation communicationnelle ? Cette expression est devenue elle aussi d’un usage fort répandu pour indiquer généralement ce qui doit être tenu secret par une ou plusieurs personnes. Mais quelle est son histoire, entendons : qui l’a instaurée pour la première fois ? Est-elle une création de la modernité ? Que signifie-t-elle ? Pour le dictionnaire, c’est « l’interdiction de donner, notamment à la police, des renseignements confidentiels »14. Définition pour le moins vaste sinon vague. Il serait alors plus juste, sans doute, pour ce qui concerne les mafias, de parler de « conspiration du silence » dont la définition est : « pacte d’honneur par lequel un ensemble de personnes s’engage à ne pas divulguer ce qui doit être tenu secret »15. Or s’est imposée l’expression « loi du silence ». Cela n’a-t-il pas profité aux mafias d’ailleurs, et/ou n’en sont-elles pas à l’origine, car le mot « loi » demeure dans la sphère de la connotation positive voire du sacré16, à l’inverse du terme « conspiration ». Quelle valeur donc accorder à cette expression ? Car peut-on empêcher la parole de circuler ? Peut-on vraiment dire l’ineffable ? Cela étant, l’Homme est-il capable de silence, c’est-à-dire de ne pas parler, de ne pas faire de bruit, pour quelque cause que ce soit ? L’humain sait retenir le Verbe17, les informations, mais ne ressent-il pas le besoin de les divulguer à un moment ou à un autre ? Est-ce que le dire n’est pas la source d’un quelconque pouvoir ? Je sais, donc j’ai un avantage sur autrui. Celui de dire, ou de ne pas dire. Surtout, dans nos sociétés où l’essor des systèmes technologiques et informatiques, de communication, de réseaux sociaux a apparemment considérablement ouvert à ce qui pouvait être secret ou à ce qui doit/devait être « tenu secret », la loi du silence s’impose-t-elle et s’expose-t-elle encore ou bien n’est-elle devenue qu’un symbole, relégué à un simple rôle d’élément de rites anciens ?18

6 En définitive, ce qui doit nous intéresser dans cette expression, c’est la façon dont elle est devenue en quelque sorte synonymique du terme mafia. C’est que la mafia et la loi du silence ont été en tout temps et en tout lieu placées sous l’idée d’un rite. Sémiologiquement la mafia est un système de signes, quelque iconiques ou symboliques qu’ils soient. Nombre de ces signes sont peu ou prou ceux de la loi du silence.

7 Plus précisément, la mafia est sémiologiquement parlant un système de signes mixte : elle comporte des signes linguistiques oraux et des signe symboliques et/ou iconiques (type d’actions, mimique de reconnaissance, gestes et façons de tuer laissant apparaître une éventuelle symbolique de vengeance…). Le silence peut être lui aussi,

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sémiologiquement parlant, un système de signes iconiques et/ou symboliques où les gestes et les mimiques, isolés de phonèmes, de la parole, prennent toute leur valeur. Cela impose au préalable qu’une parole, qu’un discours aient été dits, qui doivent être tenus secrets. Donc on peut en déduire que pour le silence aussi, il s’agit d’un système de signes mixte (oraux et iconiques).

8 La sémiologie de la mafia comme celle de la loi du silence impliquent donc des codes, un comportement, qui ne sont pas privés de la conscience de leur propre ritualité. Une sémiologie qui est au principe de tous les rituels à mystères et qui fait qu’on pourrait même parler d’une « ritualité naturelle ».

9 La force des rites à mystères est qu’ils ont su évoluer, s’adapter à toutes les situations historiques. Il en va ainsi par exemple des rites religieux, chrétiens en l’occurrence19, ou des rites maçonniques20, pour ne citer que des familles de rites avec lesquels parfois on a cru observer des convergences avec les rites mafieux, par la place qu’y tenait le silence, par la connivence qu’on pouvait déceler entre le sacré et le secret.

10 Si étrange que cela puisse paraître, un mot simple semble relier ces rites : l’humilité. Si l’on part en effet de l’une des étymologies possibles du mot « omertà », par lequel on a fini par désigner en Italie la loi du silence liée aux associations criminelles, et qui viendrait de omo « homme » et umirtà, contraction de umiltà « humilité »21, on devine alors une allusion au Christ, le plus humble de tous ; cette même allusion qui est reprise dans une citation du rituel maçonnique au 18e degré du Rites Ecossais Ancien et Accepté22. Cette « humilitas », à l’enseigne du mot « honneur », comme on l’a vu précédemment, implique historiquement et rituellement à la fois une discrétion, une obéissance et une fidélité, une foi en somme23 vis-à-vis d’une personne, d’une idée, d’une valeur, d’une organisation… On la retrouve, par exemple, tant dans les rites chevaleresques (par lesquels les mafias veulent parfois se valoriser), que dans les rites maçonniques. Si elle est clairement exprimée dans certains Hauts Grades, notamment au 18e degré ainsi que nous l’avons cité précédemment, elle est, d’une façon plus générale, au cœur des rituels des francs-maçons avec la symbolique majeure que représente la quête de la Parole perdue et, après le meurtre d’Hiram, la mise en scène de l’exécution des mauvais compagnons qui, par manque d’humilité, et donc d’allégeance au respect du secret et des règles, ont tué le Maître24.

11 Toutefois, si le terme « humilitas » rapproche implicitement ces rites, le sens des rituels mafieux se distinguent à l’évidence du rite religieux et maçonnique en ce que l’action réelle des mafias est étrangère à une quelconque idée de quête métaphysique, culturelle ou personnelle, à toute idée d’apocalypse au sens de révélation, de dévoilement. En effet, les rites à mystères tels que ceux du christianisme et de la franc- maçonnerie, impliquent un mouvement ascensionnel, une montée de connaissance en connaissance, une « gnose jusqu’à une épignose », dirait Saint Paul25. Le silence, le secret, le mystère, dans ce contexte, deviennent donc Connaissance, tropologique sinon anagogique, qui doit mener aux bonnes œuvres, au discernement, à une vie morale. Connaissance comme expression d’une foi vivante en relation avec la charité fraternelle, l’agapè. Alors, bien que d’aucuns aient voulu voir un rapprochement entre ces institutions et la mafia, bien que les mafias, notamment italiennes, tentent de valoriser leur image à travers une communication directe ou indirecte sur un soi-disant ésotérisme et, comme on l’a vu, une appartenance à une tradition longue, afin de s’auto-auréoler d’une image mythique, on est loin en ce qui les concerne de tout mouvement spirituel ascensionnel, de toute dimension anagogique de la connaissance.

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Les mafias ne créent pas de théologie, tout au plus de la doxa à visée communicationnelle. Pour celles-ci, il s’agit plutôt du monde tel qu’il est vraiment, et de la façon dont il faut y prospérer. Même si tout cela est placé sous le signe du mal, du crime, de la méchanceté. On pourrait d’ailleurs certainement parler pour la mafia d’un « rite du méchant ». La sacralité n’y est plus liée à la morale, mais à l’immorale. Entre sacralité et immoralité, se déploie un aspect de la communication des mafias qui, comme nous l’avons évoqué, joue savamment entre frustration sociale et désir d’identification héroïque. La violence y est utilitaire et fonctionnelle. Cependant, les mafias justifient, légitiment leur propre violence au nom d’une cause si prosaïque qu’elle soit. Dès lors, elles s’inscrivent (volontairement ou non) dans une histoire longue puisque cet apparent paradoxe de la violence et du sacré26 a toujours existé, quelles que soient les époques et les civilisations : les récits des mythes anciens fonctionnent entre ces deux pôles, comme nombre de textes religieux fondateurs, dont la Bible bien évidemment. L’idée du sacré, même dans la violence, est donc nécessaire aux mafias car c’est le sacré qui donne à l’homme, même criminel, son identité, sa dignité, qui le conduit à sacrifier sa propre vie (ou plutôt celle des autres !). Car, à travers le sacré et la violence, il vit cette pulsion duelle propre à chaque existence selon Freud, qu’est la pulsion de vie et la pulsion de mort. On observera, en passant, que le terrorisme politico-religieux est la forme ultime de ce phénomène.

12 L’attraction des contraires est selon nous essentielle pour comprendre ce que l’on pourrait appeler le « désir de mafia » des impétrants. Sans doute que les mafias, de façon plus ou moins consciente, ont compris que pulsion de vie et pulsion de mort ne sont pas antithétiques mais complémentaires, qu’elles sont prises dans un mouvement d’unification et de désunification permanente qui crée justement le désir, la pulsion. Il en va de même pour la violence et le sacré. Nous serions même tenté de dire, pour mieux comprendre, que violence et sacré se trouvent unis et désunis comme les deux principes antithétiques qui, selon le philosophe Empédocle, président à l’agencement du monde : Φιλία « philia » (ordre) et Νείκος « neikos » (désordre, lutte) dans lesquels Freud avait justement trouvé une équivalence à nos pulsions. Les mafias, loin du point de vue cosmogonique d’Empédocle, entre leur volonté de valorisation par une pseudo appartenance à des traditions anciennes et le but de leur organisation, semblent toutefois fonctionner elles aussi sur cet agencement entre philia et neikos27, qui se trouve être sans nul doute le ressort de tous les récits anciens aux origines des mythes. Le mythe, au sens général du terme, pourrait donc bien se situer dans l’identification pulsionnelle entre philia et neikos. Le mythe est parole, le mythe est message mais il est aussi désir. Le mythe comme désir et le désir de mythe sont présents à toutes les époques, puisque le mythe est, bien que fondé sur une représentation apparemment faussée de la réalité d’ici bas, le reflet de nos pulsions individuelles et collectives. Nous pouvons donc penser que le désir de mafia participe de ce même schéma. C’est toute la communication et toute la sémiologie mafieuse qui répercutent ce sentiment de désir, entre violence et sacré. Les mafias criminelles modernes, nées rappelons-le à l’époque de l’avènement d’un certain capitalisme, ont certainement bien compris, avant même que le monde de la production et de la consommation de masse fasse que tout devienne objet de désir (et de frustration), qu’il fallait créer le désir. Le désir est une force agissante (tout autant qu’une force de communication) qui inspire à de nombreux jeunes marginalisés de rendre témoignage de leur foi envers une organisation criminelle. Un certain pouvoir de la mafia, qui outre à la main mise sur des territoires, se situe là : faire en sorte que la population sous contrôle soit emplie de désir, non pas

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de connaissance ni de culture, mais de désir. Les habitants (notamment les plus jeunes), souvent issus de quartiers défavorisés et pris dans une spirale de ressentiment et de colère, doivent croître dans un désir de mafia, par ce même désir d’une mafia grâce à laquelle ils espèrent réussir socialement. La mafia est vue comme un moyen pour s’en sortir, pour se démarginaliser, en tout cas d’épancher sa colère.

13 Comme le mythe, comme la globalisation, la mafia est une machine à désir, de ce désir qui sonne bien souvent comme un désir de puissance (et l’on retrouve ici l’héroïsme ou le désir d’identification héroïque), créé à partir de tout un imaginaire, de toute une série de représentations (à valeur communicationnelle). Le problème reste que les représentations ne correspondant pas de façon adéquate aux réalités, souvent certains « se trouvent entraînés à des jugements fautifs et, obéissant à la force des choses qu’on croit dominer, finissent par réaliser le contraire du désirable et à se retrouver en état d’impuissance »28. Ce désir de mafia est donc une expression inadéquate du désir de puissance qui s’appuie sur un fantasme, un objet imaginaire29 ou pour le moins trompeur.

14 Il n’en demeure pas moins que par cette économie et cette politique du désir, les mafias, outre à créer des phénomènes de communication, accomplissent (qu’on le veuille ou non) un rôle social. Le désir, engendré par les représentations et les messages, par la doxa propagée par les mafias, est bel et bien utilisé comme une technique sociologique et une forme de l’action30. Le rite du méchant, tel que nous l’avons nommé plus haut, est donc un rite social – ici réside toute l’ambiguïté de la prolifération des organisations mafieuses dans nos sociétés, touchant principalement les classes les plus pauvres. Cette dernière caractéristique se retrouve d’ailleurs dans l’étymologie même du terme méchant qui vient du verbe « mécheoir » signifiant « celui qui a mauvaise chance ». Tout autant que dans celle de mafia qui viendrait du toscan où il avait pour sens « misère ». On ne peut pas dire que l’action violente, criminelle et cruelle des organisations mafieuses, soit privée d’un aspect social puisqu’elle supplée à la fois un État absent pour aider les plus démunis et opère une fascination sur les plus pauvres, sur ceux qui se considèrent des malchanceux socialement, lesquels sont attirés par une expérience sinon de réussite, de puissance, en tout cas d’existence, sociale justement.

15 En Italie, où l’absence d’un État-nation vigoureux et accompli crée un espace pour l’implantation et la diffusion des sociétés criminelles, en particulier dans certaines zones comme Scampia, banlieue de Naples, la mafia est celle qui donne des réponses immédiates, notamment à ceux qu’on appelle, en territoire ultramontain, les « baby criminali » qui sont aujourd’hui en quête d’une identité, d’une existence, d’une réussite que la société n’offre pas, ainsi qu’en témoigne Davide Cerullo dans son livre Diario di un buono a nulla31. La mafia réussit en quelque sorte à se donner une image empreinte de justice contre les lois iniques de ceux qui écrasent les plus faibles. Voilà comment le mafieux, bien qu’assassin, est devenu par nécessité, par construction et stratégie communicationnelles, un défenseur du peuple, presque un héros donc, imprégnant l’ensemble du corps social, lequel peuple baptise justement le mafieux d’homme d’honneur. Là où manquent les réponses aux exigences d’une vie réussie, le mafieux offre ce que l’ordre social devrait pouvoir offrir. De nos jours, cette figure nécessaire d’homme qui « aide » les pauvres gens a pour certains une valeur absolue, centrale. En effet, pour nombre de jeunes qui vivent dans des familles à problèmes multiples, qui vivent plongés dans une sous-culture de la violence, le criminel devient une figure

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mythique à laquelle il est possible de s’identifier. Cette identification se fait notamment grâce à cette culture proliférante, presque une religion, de l’honneur, de l’homme d’honneur. La coupe de cheveux, les tatouages, une certaine façon de s’habiller sont un véritable langage qui indique une façon d’être comme les mafieux, gagnants et forts, dont il faut avoir peur et qu’il est préférable de respecter. Il s’agit d’un langage véhiculé par une esthétique de la violence. A Naples, à Scampia, on peut ainsi voir dans les rues de jeunes enfants, mais également de jeunes adultes, cheveux rasés, tatoués, portant un t-shirt avec une inscription, un pistolet et un nom : Pablo Escobar. Le criminel devenu légende, mythe. Toujours, à Naples, à Scampia, il y eut une période, celle de la guerre des clans en 2006, où les hommes et surtout les femmes32 se faisaient tatouer sur la partie postérieure du cou, une couronne, signe de pouvoir et de contrôle sur autrui. Esthétique de la violence qui se fait langage. Celle-là même que l’on retrouve dans le commerce florissant des films33, des séries télévisées à succès qui traitent du phénomène mafieux. En Italie, par exemple, , L’onore e il rispetto, et plus récemment Gomorra – La serie. L’esthétique cinématographique de la violence vient y rencontrer la violence réelle, ce qui devient un support supplémentaire pour une auto- identification. Il en résulte un effet inattendu : ceux que les fictions représentent comme commettant des injustices, des crimes, deviennent de véritables héros faisant pulser de désir un certain public. Aussi, derrière l’apparente dénonciation du système mafieux qu’on pourrait éventuellement déceler dans ces films ou séries télévisées, comme par ailleurs dans le florilège des romans populaires sur le thème, Gomorra et autres polars, ces fictions deviennent une composante décisive de la force mafieuse, puisqu’elles participent à rendre mythique, peut-être à leur insu, l’image du mafieux34. Au fond, le cas Saviano en Italie est probant en ce sens, car dans ses livres censés dénoncer la criminalité organisée, l’auteur ne déconstruit pas l’imaginaire sur lequel se fonde le désir de mafia dans une partie de la population, mais le rend vivant35. C’est là toute sa limite qui, aux yeux de certains sceptiques, révoque en doute la spectacularisation de sa tête mise à prix.

16 Les images des personnages criminels dans les fictions, les photos de mafieux arrêtés relayées en boucle par les médias participent d’un langage contenant quelque chose qui semble bien implanté dans l’esprit des jeunes (et pas seulement). La mafia en tire son avantage : la représenter, donne force et vigueur à ses membres ; la représenter lui confère une certaine aura. Les fictions, en ne parvenant pas à détruire l’imaginaire du mythe du plus fort, de l’homme d’honneur, le renforcent, voire lui donnent la légitimité de l’œuvre d’art. N’est-ce pas le même procédé qui a lieu avec la chanson populaire ? Notamment dans ce phénomène italien des « neomelodici », comme Tommy Riccio dont les textes incitent à la culture de l’honneur ? Ces voix du sud, des quartiers les plus pauvres, sont en effet devenues un véritable business auquel les mafieux ont prêté main forte de différentes manières, en devenant paroliers36, attachés de presse ou patrons de labels. Outre les nombreux scandales récents37, certains chanteurs de ce genre musical ont explicitement glorifié la mafia, comme l’a souligné Jamie Mackay38. Encore une fois, la popularité d’une telle musique vient de ce qu’elle intègre tous les ingrédients nécessaires à créer un désir de mafia, puisque paroles et concepts dans ces chansons sont épongés ou intériorisés dans l’imaginaire collectif, dans l’ensemble du corps social.

17 Le rite social mafieux se transforme ainsi en véritable business de la douleur et du traumatisme qui vient alimenter l’imaginaire et que l’imaginaire alimente après coup. Sans doute que tout le langage, que tout le système sémiologique mafieux se rapporte à

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cette pure fonction : créer un imaginaire identificatoire. Les signes (rites, chansons, photos dans les journaux, langue proprement dite même codée) sont la matière qui servira au mythe du mafieux et à son identification populaire. C’est ainsi que la mafia qui est un désir, une réalité, s’épanchant en mythe, en mythologie, est un moment de nos sociétés, un moment de l’histoire, d’une sale histoire.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Cette assertion vaut certainement pour les différentes mafias qui se sont développées, chacune avec ses caractéristiques, dans l’histoire des pays. Dans notre article, quelques considérations seront d’ordre général, mais pour l’essentiel l‘utilisation du terme mafia, au singulier ou au pluriel, renvoie à la situation italienne. 2. Barthes 1957, p. 219.

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3. C’est ce que note en particulier Wolfgang Kaiser à propos du secret : « […] la garantie de garder le secret ouvre, voire crée un espace de communication à l’intérieur d’un groupe de personnes qui sont “dans le secret” », in Kaiser 2004, p. 7. 4. Cf. Le Breton 1997. 5. Cf. Zarka 2006. 6. Selon les mots du juge Ferdinando Imposimato, in Cretin 1997, p. 127. 7. De l’herméneutique à Hermès, dieu des échanges, de la communication (et des voleurs) mais aussi de l’initiation et du secret. 8. Cretin 1997, p. 128. 9. Dans une autre mesure, il en va de même pour le rituel d’initiation pratiqué par les mafias en référence plus ou moins avérée à l’ésotérisme. Soulignons le fait que depuis quelques années maintenant certaines vidéos de ces rites sont en ligne sur Internet, cf. par exemple https:// www.youtube.com/watch?v=OhVZqPlhr5c. Cela constitue certes une violation du mystère, mais parce que ces instants (volés) sont mis en ligne, telle une fiction, cela peut créer sans aucun doute un effet de désir, comme nous le verrons. On peut dès maintenant supposer que les mafias contrôlent aussi leur image et leur communication à travers les nouveaux systèmes de médiatisation, comme Internet. 10. Feuillet 1976 [1858], p. 264. 11. Voilà comment l’honneur est dès lors placé sous le patronage de Fides, qui veille par définition à la foi jurée et à la foi promise, ainsi qu’au secret des paroles confiées dans l'ombre. 12. Cette double polarité d’honneur et de vengeance se retrouve dans le terme grec ancien τιμή, timê : à la fois honneur et respect et dans un sens négatif : peine, châtiment, vengeance. Ce mot pouvait également s’utiliser pour indiquer la marque d’« honneur » envers une autorité, et le moyen de l’honorer. N’est-ce pas le principe de tout affilié envers son supérieur dans les structures hiérarchiques mafieuses ? Là encore, on note donc comment le terme honneur se réfère à un modèle plus ancien que moderne. Ajoutons que la structure hiérarchique joue aussi son rôle dans la sacralisation des sociétés secrètes, dans la mesure où le terme « hiérarchie » renvoie étymologiquement au sacré. 13. La violence et la façon de l’exercer est, pour de nombreuses mafias, un message à l’adresse des forces de l’ordre, du pouvoir et des affiliés. Ainsi, par exemple, l’utilisation de la lupara indique-t-elle la trahison du clan et l’expression lupara bianca, un crime avec disparition du cadavre (cf. Saubaber 2011) ; ou bien les signes laissés sur un cadavre : « une main coupée sur le cadavre : cela voulait dire que le mort avait volé, en sachant qu’il ne devait pas voler dans cette zone-là ou bien ne pas voler la victime protégée par la mafia ; les yeux arrachés et fermés dans une main, ça signifiait que le mort avait tué quelqu’un en lien avec la mafia ; une raquette de figuier de barbarie sur la poitrine que le mort s’était emparé d’argent qui ne lui revenait pas. Ou bien encore : un mouchoir ou un caillou dans la bouche signifiaient que l’homme aurait dû se taire ; les organes génitaux autour du cou qu’il avait harcelé des femmes de mafieux incarcérés. Tandis que la “lettera di scrocco”, le pétrole sur les fruits, les animaux étranglés étaient des invitations pressantes à payer le “”. La tête d’un animal près d’une habitation, un cœur en métal troué, un cercueil vide, un oiseau mort étaient quant à eux des avertissements à une mort promise », in Greco 2011 (nous traduisons). On pourrait également citer le phénomène de la « jambisation » tel qu’il se pratique désormais en France. 14. https://www.cnrtl.fr/definition/silence 15. Idem. 16. Dans la religion, on parle ainsi de Loi ancienne, de Loi nouvelle, des Tables de la Loi. 17. Au sens du Verbum, traduction du Logos par Saint-Jérôme, avec une connotation active, d’action. 18. Il nous faut bien sûr établir des distinctions à propos de cette loi du silence. Ainsi par exemple, il va de soi que le secret militaire est légitimé par le fait qu’est en jeu la survie d’une

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Nation. Le devoir de réserve dans certaines professions est quant à lui lié à une déontologie protégeant les individus. Le secret d’État engage les intérêts supérieurs de la Nation. En revanche, dans les sociétés dites secrètes, ou plutôt, dans les faits, discrètes, comme la franc- maçonnerie, la loi du silence demeure comme valeur culturelle et rituelle, emprunt d’un fort et ancien traditionalisme symbolique. 19. Sur cette question, nous renvoyons notamment aux ouvrages de Charles Guignebert qui analyse le christianisme comme mystère indicible et notamment le mystère du Christ dans les Epîtres et les Actes des Apôtres, donc dans la tradition paulinienne. 20. Comme on le sait, souvent inspirés de la Bible. 21. Cf. Susini et Champeyrache 2019. 22. Rite initiatique fondé en 1801, composé de 33 degrés. On distingue les loges des trois premiers degrés des hauts grades (du 4e au 33e degré). 23. Une foi qui n’implique pas nécessairement de croire mais de suivre. Cette idée rejoint d’ailleurs l’autre étymologie possible du mot omertà qui serait issue de l'arabe el amr wa't'ta'a, signifiant « l'ordre et l'obéissance ». 24. C’est par cette mort que la Parole est perdue. Bien évidemment, les (mes)aventures de la Loge P2 n’ont pas manqué, en Italie notamment, de susciter à ce sujet de nombreux commentaires, plus ou moins autorisés. 25. 1 Cor. 13 : 12. 26. Sur la question de la violence qui suscite ou engendre de la violence et sur la violence qui produit du sacré, nous renvoyons aux ouvrages de René Girard. 27. Dans ce cas, la philia est l’alliance à un groupe, le neikos l’action criminelle. Il ne pourrait y avoir de clan familial, par exemple sans l’idée, même détournée, de philia. 28. Dumoulié 2019, p. 105. 29. N’est-il pas de meilleure communication verbale et non verbale que celle qui peut agir sur le pouvoir de l’imagination ? Si la communication mafieuse se joue entre action et silence, entre violence et sacré, c’est un imaginaire où l’esprit va chercher à satisfaire un besoin d’identification et de puissance. 30. Nous rejoignons par là le sociologue allemand Georg Simmel et l’une de ses thèses sur la « fonction sociale » du secret qui « n’est pas de l’ordre de l’avoir ni de l’être mais de l’agir », in Simmel 1998, p. 367. Cette forme de « l’agir », de l’action nous renvoie au Verbum comme forme de l’action justement (cf. note 15). 31. Cerullo 2016. 32. Les femmes jouent dans la Camorra un rôle central. Elles commandent, ordonnent des assassinats, tuent, élèvent leurs enfants avec le lait de la pègre et leur demandent, quand le père est en prison, de garder haut l’honneur de la famille. 33. Parmi les innombrables films, il nous faut citer Le Parrain de Francis Ford Coppola, sans doute l’un des premiers grands succès internationaux sur le thème. Ce film nous intéresse particulièrement car il montre bien, par le choix de représenter le parrain mafieux sous les traits d’un des plus beaux acteurs de l’histoire du cinéma, Marlon Brando, par quoi passe l’esthétique de la violence et la violence dans l’esthétique. L’identification avec la beauté esthétique du criminel – que l’on retrouve dans de nombreux films policiers (et l’on songe aussi à Alain Delon) – participe à un désir d’identification. 34. Indicatif à ce propos le boom des « mafia tour » ou des « padrino tour », ces circuits touristiques sur les lieux les plus emblématiques de l’histoire mafieuse mais également sur les lieux ayant servi de décors à des films. 35. C’est notamment ce qui fait dire à Davide Cerullo : « Si je pense à la Napoli qu’avait vue Pasolini, celle de Saviano est comme embouteillée dans une boule de verre : tu la mets à l’envers et la neige tombe, souvenir pour touristes. Saviano est tout le contraire de Pasolini : il est limité, manque d’humilité, il est apparence. », in Cerullo 2016, p. 98 (nous traduisons).

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36. Cf. Banet 2012. 37. Cf. notamment le récent débat suscité par les propos sur la Rai de Leonardo Zappalà et Niko Pandetta au sujet de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. 38. « Certains neomelodici ont explicitement glorifié la mafia. Il mio amico camorrista de Lisa Castaldi en est un parfait exemple : « Mon ami le truand » chante t-elle, « risque sa vie et sa liberté / Mais pour les gens de la rue, il n'y a pas d'autre loi ». La chanson 'O capo clan de Nello Liberti est une apologie similaire de la loi mafieuse : « Le boss est un homme sérieux, il ne souhaite pas le mal / S'il a fauté c'était par nécessité et en accord avec la volonté de Dieu ». En 2015, Umberto Accurso – un de ces boss qui purge actuellement une peine de dix ans de prison – a écrit une chanson pour son fils, intitulée À la liberté, détaillant la peine qu'on ressent lorsqu’on est séparé de ses êtres chers. Elle a été chantée à la télévision locale par Anthony, un des plus célèbres neomelodici de Naples », in Mackay 2016.

ABSTRACTS

Cet article vise à s'interroger sur la façon dont les mafias se construisent et s'enracinent dans le tissu socio-culturel en se fondant avec et dans le mythologique, et à montrer comment la mythologie mafieuse ou le halo mythologique des mafias sont profondément inscrits dans leur processus communicationnel, jusqu'à créer un « désir de mafia ».

Questo studio esamina le modalità messe in opera dalle mafie per costruirsi e radicarsi nel tessuto socio-culturale fondendosi col e nel mitologico. Analizza inoltre la mitologia mafiosa e l’aura mitologica elaborate dalle mafie nell'ambito dei loro processi comunicativi, tanto da generare un vero e proprio « desiderio di mafia ».

INDEX

Mots-clés: mythe, loi du silence, hommes d'honneur, silence et sacré, sémiologie

AUTHOR

LAURENT LOMBARD

Laurent Lombard est maître de conférences (habilité à diriger des recherches) en littérature italienne contemporaine à l'Université d'Avignon. Il a traduit en français près de 80 ouvrages, parmi lesquels on peut citer des romans d'Antonio Moresco, Massimo Carlotto et Igort. Récemment, il a développé le concept de « traducteur polytrope » pour pallier les manques et les défauts de la traductologie.

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Les Beati Paoli : genèse d'un mythe

Francesco Valerio Tumbarello Translation : Manuela Bertone (de l’italien)

Introduction

1 On dit que dans la première moitié du XVIIIe siècle, une secte de justiciers, les Beati Paoli, a été fondée à Palerme pour défendre les plus faibles face aux abus des puissants. Dans le quartier du Capo, dans une grotte souterraine, se trouve leur tribunal. La mémoire populaire s'en souvient en ces termes : le jour, pour mieux comprendre ce qui se passait, ils s'habillaient comme les moines de Saint François de Paule et se tenaient dans les églises pour (faire semblant de) prier le chapelet : la nuit, ils se réunissaient et discutaient de ce qu'ils avaient vu et appris, et ils décidaient des vengeances1.

2 Cette secte a été décrite par l'écrivain palermitain Luigi Natoli qui, en 1909-1910, sous le pseudonyme de William Galt, publie dans le « Giornale di Sicilia » un feuilleton en 239 épisodes intitulé I Beati Paoli2. Conçu lors des mobilisations pour la défense de la respectabilité de l'île, suite au procès pour le meurtre d'Emanuele Notarbartolo, l'ancien maire de Palerme et directeur du Banco di Sicilia, qui avait eu lieu en 1893, et la création du comité Pro-Sicilia (1902)3, dont Natoli fut l'un des promoteurs, ce roman est un véritable « exutoire du libéralisme sicilien »4 contre l'opinion dominante en Italie selon laquelle la mafia est une coutume propre à la Sicile. Comme tous les romans populaires, I Beati Paoli est plutôt réconfortant que révolutionnaire, et part du principe que « s'il y a des contradictions sociales, il y a des forces qui peuvent y remédier »5. L'auteur a souvent été accusé « d'avoir alimenté en termes apologétiques ce que Pitrè appelait le sentiment mafieux »6, parce qu'il a donné « à la mafia une aura de légitimité ancrée dans l'imaginaire populaire »7. En effet, grâce à Natoli, la mystérieuse société des Beati Paoli, « dont on parlait avec terreur et respect et dont les jugements étaient exécutés sans faille par une main que personne ne voyait »8, s'affirme comme « prototype de la mafia »9, une société tout aussi secrète, fondée à son tour sur la terreur et le respect. La mise en scène scrupuleuse de la réalité sociale et topographique de la capitale sicilienne au XVIIIe siècle ainsi que le savant mélange de

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personnages réels et inventés, génèrent une superposition entre vérité et fiction qui, dans l'imaginaire collectif, acquiert une cohérence historique incontestable. Pour des générations de lecteurs, qui en font un succès durable, toutes classes sociales confondues, le roman est bel est bien un « document ». Autrefois, il était lu par le « pater familias [...] dans les longues soirées d'hiver [...] d'une voix voilée d'émotion [...] aux parents et aux voisins qui l'entouraient et l'écoutaient dans un silence religieux »10. Aujourd'hui encore, les réimpressions sont vite épuisées. Jean-Noël Schifano, dans une critique de la traduction française, en parle comme du « cinquième monument historique de la littérature italienne contemporaine »11. Les Beati Paoli, forts de leur consécration littéraire, sont ainsi devenus un emblème de l'histoire sicilienne.

Les déclarations des Beati

3 Le sociologue Diego Gambetta se souvient qu'on lui avait conseillé de lire I Beati Paoli et la suite, Coriolano della Floresta (1914) s'il voulait comprendre Palerme 12. Les anthropologues américains Peter et Jane Schneider rapportent une expérience similaire : « Au milieu des années 60, dans une ville rurale de la Sicile intérieure, un mafieux local nous a recommandé de lire le livre I Beati Paoli si nous voulions vraiment saisir “l'esprit de la mafia” »13. Dans les mêmes années, on s'arrachait les romans de Natoli même dans la prison palermitaine de l'Ucciardone14. Bien que semi-analphabète, le chef de Cosa Nostra connaissait par cœur les faits et gestes des Beati Paoli. En 1963, lorsqu'il partage sa cellule avec Gaspare Mutolo, il lui en recommande la lecture. Ce dernier, devenu collaborateur de justice, déclare devant la commission parlementaire anti-mafia avoir trouvé dans le roman I Beati Paoli les anciennes valeurs de la mafia de son adolescence, capable de sagesse et discernement, bien différente de la mafia impitoyable des Corléonais15. L'avocat américain de , lors du procès « Pizza Connection », utilise à son tour la légende des justiciers mythiques lorsqu'il prétend que son client n'a rien à voir avec la mafia de la drogue que dirige Riina, car il appartient à la mafia issue de « l'ancienne tradition Beati Paoli »16. , le boss mafieux qui, en 1984, a révélé au juge Giovanni Falcone l'organigramme de la mafia, relate que lors de sa détention à l'Ucciardone, il y avait un détenu qui connaissait par cœur les deux romans de Natoli et qui en proposait une excellente mise en scène : « Le soir, quand les cellules étaient fermées, on l'emmenait à l'infirmerie, où les chefs de la mafia étaient installés dans le confort dû à leur rang, et il était censé les divertir avec son spectacle »17. Quand il a fini de purger sa peine, les chefs mafieux se sont opposés à sa libération, exigeant qu'il reste pour les amuser. Sa libération a effectivement été reportée de quelques jours pour lui permettre de terminer l'histoire.

4 Le mafieux palermitain , connu pour son talent et son courage, était surnommé « Coriolano della Floresta »18. Le collaborateur de justice Salvatore Cucuzza se souvient des préceptes que l'on inculquait aux néophytes, au nom des Beati Paoli : « respecter les membres du clan, les femmes et les enfants, autrement dit protéger quiconque était en état de faiblesse »19. Buscetta aussi se souvient de l'enseignement reçu : « Les anciens, les vieux mafieux qui m'ont éduqué et expliqué les traditions de Cosa Nostra quand j'avais moins de vingt ans, m'ont dit qu'elle était née pour défendre les faibles des abus des puissants »20. En traçant la lignée généalogique de l'organisation, il ajoute : « La mafia n'est pas née maintenant : elle vient du passé.

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D'abord il y a eu les Beati Paoli qui ont combattu avec les pauvres contre les riches, puis les Carbonari : nous avons le même serment, les mêmes devoirs »21. La mafia de Catane est également convaincue que les hommes d'honneur sont les descendants des Beati Paoli. D'après le collaborateur de justice , Cosa Nostra est « née au temps des Vêpres siciliennes : le peuple s'est rebellé et les Beati Paoli sont nés aussi. Les hommes d'honneur font référence aux Beati Paoli, à partir des émeutes de Palerme »22. Leonardo Vitale, l'un des premiers « repentis » de Cosa Nostra, a décrit en 1973 le cérémonial de son affiliation à la famille Altarello de Baida : devant les autres affiliés, le zio lui avait piqué l'index avec une épine d'oranger amer et avait brûlé une image pieuse, lui faisant répéter « le rite sacré des Beati Paoli »23. On peut enfin rappeler que lors du procès de Cosa Nostra, Salvatore Riina et Gaspare Mutolo, confrontés, s'accusent mutuellement en citant des faits et des personnages tirés de l'œuvre de Natoli. Riina menace implicitement Mutolo en l'accusant d'être un nouveau Matteo Lo Vecchio (à savoir le policier exécuté par les Beati Paoli puisque coupable de trahison), tandis que Mutolo reproche à Riina et à sa famille d'avoir trahi l'esprit authentique et traditionnel des Beati Paoli24.

5 Ces renvois répétés aux symboles, aux rites et aux objectifs des Beati Paoli pourraient constituer une preuve de la continuité historique qui lie cette secte légendaire et la mafia ; mais ils pourraient aussi prouver qu'afin de « renforcer et légitimer sa propre identité »25, la mafia a sciemment construit sa propre tradition en exploitant le chevauchement qui s'est créé entre la représentation sociale de la mafia et la légende de la secte des justiciers. Cette invention de la tradition est une pratique partagée par les institutions et les groupes sociaux. Comme l'a souligné Eric Hobsbawm, elle remplit trois fonctions importantes : «celle d’établir ou symboliser la cohésion sociale ou l’appartenance à des groupes ; celle de légitimer des institutions, des statuts ou des relations d’autorité ; celle d’inculquer des croyances, des systèmes de valeur et des codes de conduite »26. S'auto-identifiant dans la secte mythique des Beati Paoli, la mafia s'est dotée d'un passé glorieux, fondant sa genèse sur une filiation historique fictive.

Les origines des Beati Paoli

6 Depuis deux siècles, les érudits recherchent des preuves de l'existence des Beati Paoli, mais à ce jour personne n'a de certitudes. La seule source documentaire est constituée par quelques pages manuscrites du marquis de Villabianca, historien palermitain, datant de 1790, que l'on considère comme la pierre angulaire de toute reconstruction historique concernant la secte. En attendant que d'autres documents soient repérés, l'historien Francesco Renda a précisé qu'il est nécessaire de déterminer à quel moment et de quelle manière cette « imposante tradition orale et écrite »27 a pu être construite. Renda lui-même a fait connaître tout le matériel qu'il a accumulé en étudiant l'évolution de la tradition de la légende des Beati Paoli et a pu identifier quatre étapes fondamentales : 1790, année de publication du troisième volume de la traduction (signée de Scasso Borrello) du livret du marquis de Villabianca et du journal de voyage de Friedrich Münter ; 1836 : année de publication de la nouvelle I Beati Paoli de Vincenzo Linares et des Lettere de l'officier Quattromani ; 1873-75 : années au cours desquelles, d'une part, le conseil municipal de Palerme dédie aux Beati Paoli la rue et la place où l'on supposait qu'ils s'étaient réunis, et d'autre part, Bruno Arcaro, dans un essai paru dans l'hebdomadaire palermitain « Libertà e Diritto », retrace la légende des Beati Paoli

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sous un jour autonomiste, élevant ainsi les membres de la secte au rang de champions de la lutte politique, tandis que Giuseppe Pitrè publie les versions orales de la légende racontées par Francesca Campo ; 1909-1910, années de publication du feuilleton I Beati Paoli de Luigi Natoli.

7 Pionnier de la recherche sur les Beati Paoli, Francesco Paolo Castiglione en voit les premières traces dans les révoltes siciliennes de la première moitié du XVIe siècle et relie la secte à la confrérie impériale des Sept Anges, « la plus importante et la plus mystérieuse des confréries de la Sicile au XVIe siècle »28, composée de marchands pisans installés en Sicile qui, avec l'appui des minimes de Saint François de Paule, allaient consolider leur pouvoir politique à Palerme au cours des siècles suivants. C'est précisément de cet ordre religieux que dériverait le nom de Beati Paoli, « en tant que déformation de l'expression Biat'i Paula, c'est-à-dire le Bienheureux de Paola », le nom utilisé pour désigner François de Paule « entre sa mort et sa canonisation »29. L'association des Beati Paoli ne serait donc pas née dans le but de protéger le peuple mais, au contraire, avec l'objectif politique de veiller aux intérêts des classes dirigeantes. Fidèle à l'enseignement et aux recherches érudites de Salvatore Salomone Marino, Castiglione s'inspire du récit oral de Francesca Buscemi de Palerme (recueilli et publié en 1876 par Salomone Marino) : victime de la famine, le peuple rebelle parvint à reprendre possession du blé que juges et puissants avaient caché ; une fois la révolte terminée, les juges en colère prirent au piège une vingtaine de personnes et les massacrèrent ; lorsqu'il apprit la nouvelle, le peuple en colère obligea les juges à fuir à Messine pour se mettre sous la protection du vice-roi, mais près d'une église deux Beati Paoli, déguisés en mendiants avec le chapelet à la main, tuèrent les juges et vengèrent ainsi le peuple.

8 Castiglione indique qu'à la base de cette histoire, que « pendant des siècles, le peuple avait transmise oralement »30, il y a l'expulsion du vice-roi Moncada (1516) et la révolte de Squarcialupo (1517). D'après Castiglione, la formule « se ne diedero più che i Beati Paoli » [ils se rouèrent de coups pire que les Beati Paoli] contenue dans les Ragionamenti (1534-1536) de Pierre Arétin, est une preuve irréfutable de l'existence de la secte : cette expression aurait été inventée après l'épilogue tragique de la révolte menée par le gentilhomme Gian Luca Squarcialupo le 8 septembre 1517 dans l'église de l'Annunziata à Palerme, où un groupe d'individus « en robe de bure et capuche »31, proches de l'oligarchie locale, avait éliminé ce même Squarcialupo et ses compagnons. Selon Salomone Marino aussi, la présence de la phrase chez l'Arétin montre « que la tradition des Beati Paoli était également très connue sur le continent, à tel point qu'elle était devenue proverbiale »32 et qu'il faudrait donc la faire remonter à une époque antérieure à celle qu'avait retenue Villabianca. « Dare i beati paoli » [filer les beati paoli] voulait dire « infliger une correction solennelle, abominable, terrible, maltraiter horriblement, y compris au sens moral »33.

9 La secte est brièvement mentionnée dans l'œuvre monumentale de Carmelo Trasselli, qui avance l'hypothèse que les Beati Paoli sont des descendants des Cirauli, les enchanteurs de serpents « aux pouvoirs mystérieux et occultes d'après le petit peuple, dont l'occultisme dégénère ensuite au XVIIIe siècle et les transforme en une une mystérieuse secte des vengeurs et d'assassins»34. Selon cet historien sicilien l'évocation des Beati Paoli chez l'Arétin « constituerait la trace la plus ancienne du nom d'une secte clandestine ayant évolué à Palerme au XVIIIe siècle »35.

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10 L'historien vénitien Marino Berengo a signalé qu'à Venise l'expression « c' ne è anche per i Beati Paoli » [il y en a même pour les Beati Paoli] est utilisée « en servant un plat pour en indiquer l'abondance et rassurer ainsi les convives, qui ne manqueront pas de nourriture » 36. À partir de la lecture du récit de Francesca Campo, Berengo estime qu'à l'origine de l'expression vénitienne il pourrait justement y avoir la fantomatique secte palermitaine.

11 La présence d'une expression similaire en langue parlée dialectale a été observée en Corse. Pendant l'occupation française, les disciples de Pasquale Paoli avaient formé une organisation patriotique et contre-maçonnique, et l'avaient appelée Beati Paoli, d'après l'association « formée à Palerme au milieu du XVIIIe siècle, qui regroupait des défenseurs zélés de la foi, inquiets des progrès du rationalisme »37. Son nom ne dériverait donc pas du nom de famille du patriote corse, mais de la « société sicilienne des Vengeurs, car les liens entre les sociétés de ces deux îles sont l'une des clés de leurs histoires secrètes respectives »38. En Corse, « si l’on en croit la mémoire populaire [la société est] apparue plus tard, lors de la révolte de la Crucetta »39, à savoir en 1798. La mémoire populaire, vivace dans la langue parlée, se rappelle que « les Beati Paoli devaient être extrêmement nombreux puisque aujourd’hui encore, dans la Castagniccia, on dit pour parler d’une multitude de gens: “Sô quant’e i Beati Paoli !” [ils sont aussi nombreux que les Beati Paoli] »40.

12 Mais relier l'expression « Beati Paoli » à la secte palermitaine du même nom signifie entamer une analyse ex post, à partir de la description des Beati Paoli fournie par le Marquis de Villabianca. En nous concentrant sur le caractère performatif et métaphorique du langage et sur sa capacité à structurer et façonner la réalité, nous souhaitons au contraire procéder ex ante, en examinant les significations de l'expression Beati Paoli au cours des siècles, afin de vérifier si la tradition a pu se former à partir d'une expression préexistante.

Au-delà de la signification traditionnelle

13 L'expression « Beati Paoli » n'est autre qu'un est un latinisme liturgique, l'un des nombreux latinismes présents dans les langues vernaculaires de l'Italie41. Elle est dérivée du génitif singulier Beatus Paulus que l'on répète lors de la lecture liturgique des Épîtres de Saint Paul : Lectio epistolae Beati Pauli Apostoli42. Ignorant la valeur grammaticale du génitif latin, les locuteurs ont interprété l'expression Beati Pauli comme une forme de pluralité et, par conséquent, l'ont associée à l'idée d'abondance. Comme beaucoup de latinismes liturgiques, cette locution a perdu sa valeur sacrée originelle pour acquérir de nouveaux contenus sémantiques, se transformant en expression idiomatique. Les expressions idiomatiques étant des « expressions polylexicales qui combinent un signifiant fixe avec une signification conventionnelle typiquement non littérale »43. « Beati Paoli », en tant qu'expression idiomatique, a les caractéristiques suivantes : elle est figée, c'est-à-dire dénuée de flexibilité syntaxique sans pour autant perdre son sens conventionnel ; elle n'est pas ambiguë car elle n'admet que de sens figuré ; elle n'est pas compositionnelle car le sens figuré ne peut être dérivé du sens propre des termes qui la composent ; elle est opaque car, à partir du sens littéral, elle ne permet pas de remonter facilement au sens idiomatique. Quant à sa motivation, c'est-à-dire l'histoire qui l'a générée44, elle n'est pas univoque, car, si on peut la considérer comme étant intertextuelle, puisque tirée de lectures liturgiques en

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latin, elle est aussi symbolique, puisque sa signification figurée pourrait dériver du symbolisme de Saint Paul en tant que dispensateur de dons. Une ancienne croyance populaire attribue au 25 janvier, jour de la conversion de Saint Paul, le pouvoir de prédire le résultat de la moisson de l'année qui commence, et l'appelle San Paolo dei segni [Saint Paul des signes ]45.

14 Si en Sicile l'expression « Beati Paoli » renvoie à la secte secrète, une analyse diatopique nous a permis de constater que dans de nombreuses régions italiennes il s'agit d'une locution indiquant l'abondance ou une grande quantité. Par ailleurs, l'analyse diachronique de nombreuses œuvres (à partir du XVIe siècle) appartenant à différents genres littéraires, pour la plupart en langue vernaculaire, nous a permis d'établir que la plus ancienne source de l'expression idiomatique « Beati Paoli » au sens d'« abondance » remonte effectivement à 1534 (ce sont les Ragionamenti de l'Aretin déjà évoqués ci-dessus). Le traité linguistique de Benedetto Varchi, L'Ercolano (1570), qui énumère plusieurs formes argotiques et idiomatiques, lui attribue la même signification : « chi favella sine fine dicentes, dice più cose che non sono i beati Pauli »46 [celui qui parle sans fin, dit tout plein de choses]. L'expression est présente dans le poème burlesque Il Malmantile Racquistato (1676) de Lorenzo Lippi, qui contient une longue série de proverbes et d'expressions populaires florentines : la reine Celidora, occupée à regagner son royaume, se retrouve « in un campo pien di cavoli / n’affettò tanti che Beati Pavoli »47 [dans un champ plein de choux où elle en trancha une énorme quantité]. À Naples tout comme à Florence, l'expression signifie « abondance », comme en témoigne la première églogue de Le Muse napoletane (1635) où Giambattista Basile décrit deux frimeurs qui finissent par se disputer et se menacer mutuellement : « si te mecco sse mmano / a duosso, ne averai / pe le beate Paole !»48 [si je te frappe, je t'en mettrai tout plein]. En Sicile aussi, l'expression idiomatique « Beati Paoli » signifie « abondance » : dans un recueil poétique de Girolamo D'Avila, Canzoni amorosi (première moitié du XVIe siècle), on remarque un commentaire ironique à la pénurie alimentaire dont souffrent les moines dans un couvent : « Su ricchi l’hurtulani; a li pignati / ndanzanu quanto li beati Pauli »49 [les légumes/les moines sont riches et dans les cocottes ils dansent en abondance]. Tout au long du XVIIe siècle aussi, l'expression Beati Paoli apparaît dans des contextes narratifs qui font allusion aux coups. Le peintre et poète syracusain Girolamo Comes (1527-1591), dans Lu bravazzu, le poème où il raconte les exploits du protagoniste aux prises avec quarante soldats, écrit : « Nd’happiru quantu li beati pauli »50 [il ont pris une sacrée raclée]. Dans Gli amorosi inganni (Paris, 1609) de Vincenzo Belando, Catonzo, le protagoniste, raconte ses aventures de jeunesse, notamment une expérience professionnelle en tant que confiseur qui a tourné court car il mangeait les dragées au lieu d'en produire : « lu mastru chi sind’adunau, e pigliatu un bastuni mindi dunau quanti li beati pauli »51 [le chef s'en aperçut, il prit un bâton et m'asséna un tas de coups]. Le poète Giuseppe Scimeca (disparu en 1645), auteur de sonnets recueillis et publiés à titre posthume par Giuseppe Galeano, l’utilise dans cette locution : « Amicu miu si troppu mi dunniju / Iu nd’havirò di li beati Pauli, / Li griddi in testa, à quantu cosi viju / Mi vannu sbardi sbardi comu ciauli »52 [mon ami, si j'écris trop, j'aurai des ennuis en quantité, dans ma tête je vois tant de choses, et des grillons qui cancanent comme des corbeaux]. Enfin, dans La Cuccagna conquistata (1640) du Palermitain Giuseppe Della Montagna, Nino, le protagoniste, tue Cola Cutiddazzu qui harcèle sa femme Betta, parvient à s'échapper et, avec l'aide de Zoroastro, part pour l'île d'abondance et s'exclame : « Iamu in Cuccagna; ma si semu visti, / ‘Nd’havemu quantu li biati pauli »53 [Allons au pays de cocagne ; mais si on nous voit, on nous colle une grosse castagne].

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15 Essentiellement, tout au long du XVIIe siècle, l'expression idiomatique « Beati Paoli » apparaît dans des contextes narratifs où sa signification (et par conséquent son interprétation) n'est autre que « abondance de coups ». Le lien conceptuel entre l'expression « Beati Paoli » et les « coups » qu'elle sous-entend a donc imposé la spécification « abondance de coups ». Cela est confirmé par le Dizionario siciliano e italiano (deuxième moitié du XVIIe siècle) dont l'auteur est le philologue palermitain Placido Spatafora, où l'entrée « Pauli » renvoyant au dicton « cinni detti di li biati Pauli, o quantu li biati Pauli » est expliquée comme suit : « dari una sugghiata di vastunati »54 [donner une bonne raclée]. Cette spécification est encore plus évidente dans des œuvres siciliennes de la première moitié du XVIIIe siècle, comme par exemple dans les vers de Vincenzo Gagliano « E sempri dissi sintennu li ciauli, / Già mi darrannu li biati Pauli » 55 [et je dis toujours en entendant les corbeaux, qu'il me donneront un tas de coups].

16 Une signification similaire se dégage des vers de Biagio Minaci (1744) : « Appuntu fannu comu li Cirauli / Ch’a tutti ciarmanu cu lu so chiamu / Pri darici poi biati pauli »56 [Justement, ils font comme les Cirauli, qui attirent les gens avec leur chant, et ensuite leur donnent un tas de coups]. Dans les deux cas, la locution « Biati Pauli » se réfère à l'abondance de coups, mais, à la différence de ce qui se produit dans les textes du XVIIe siècle, elle n'est pas introduite par « di » ou « quantu » : elle n'est plus complément indirect mais complément d'objet direct, et peut être utilisée en guise de synonyme de « coups abondants ». Cette transformation, due à une resemantisation contextuelle57, a entraîné un rétrécissement sémantique58 de la locution ainsi qu'une ré-motivation de type métonymique. Comme chacun sait, la métonymie n'est autre qu'un processus de substitution à l'intérieur d'un même domaine, où une expression est utilisée pour désigner une deuxième entité à laquelle elle est étroitement lié ou contiguë. En l'espèce, l'élément « Beati Paoli » est utilisé pour indiquer aussi la deuxième entité, les « coups ». Par conséquent, le binôme « Beati Paoli », désormais autonome, est entifié. Il ne représente plus une entité abstraite telle que l'abondance, mais une entité concrète : les coups en grande quantité.

Les voyageurs du Grand Tour

17 À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Sicile, jusqu'alors considérée comme une terre lointaine et dangereuse59, est incluse dans l'itinéraire du Grand Tour en vogue parmi les élites européennes, et elle devient étape obligée de la redécouverte du monde grec. Dans un court essai de 1759 consacré aux temples d'Agrigente, Johann Joachim Winckelmann60 attire l'attention sur l'architecture dorique de l'île. Le voyage en Sicile, qu'il avait planifié à plusieurs reprises sans jamais le réaliser, fut effectué en 1767 par son élève Johann Hermann von Riedesel, auteur d'un journal à succès publié en allemand en 1771 et immédiatement traduit en français et en anglais. Ouvrage de référence de la littérature odeporique, ce texte contient tous le topoi destinés à façonner l'idée de la Sicile dans l'imaginaire culturel européen entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Von Riedesel s'attarde également sur les coutumes, les traditions et le caractère des autochtones. C'est sans doute à qu'il entend parler des péripéties d'une mystérieuse confrérie de Saint Paul, née au XVIe siècle, du temps de l'empereur Charles Quint, qu'il présente en ces termes : Voici un exemple qui vous prouvera jusqu’à quel point les Siciliens sont portés à la vengeance, & les traces profondes qu’a laissées chez eux l’ancien esprit républicain.

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Du temps de l’empereur Charles V, il se forma à Trapani une confrairie sous le nom de confraternita di San Paolo, dont l’institution & le vœu consistoient à prononcer des jugemens sur les actions & la conduite de leurs magistrats, de leurs concitoyens & de chaque habitant de la ville ; quiconque avoit été condamné par toute l’assemblée étoit perdu sans ressource, & celui des membres de la confrairie que l’on chargeoit de l’exécrable fonction d’assasin, étoit obligé d’obéir sans replique, & d’expédier en cachette cet homme ainsi condamné secrettement par cet abominable tribunal61.

18 À l'origine de ce récit, dont il n'existe aucune trace dans l'histoire de Trapani ou de la Sicile, il y a probablement l'une des nombreuses histoires siciliennes de brigands ou de révolte populaire qui circulaient à l'époque et que les gardes racontaient aux voyageurs illustres qu'ils accompagnaient durant leurs déplacements. Comme le rappelle Patrick Brydone, les gardes voulaient les impressionner en leur parlant du chemin parcouru : « ils nous montroient à chaque mille l’endroit où un homme avoit été volé, & plus loin, le chemin où un autre avoit été assassiné [...] pour se donner un air d’importance & obtenir de nous une plus grande somme d’argent »62. ÀTrapani, à cette époque, on se souvient encore des prouesses du bandit originaire de Antonio Catinella (1675-1706) surnommé Sata li viti [saute les vignes] pour son agilité : « il recherchait les gens riches et [...] il faisait beaucoup de bien aux pauvres ; sans jamais les agresser, il les secourait »63. Après un siècle environ, à Mazara del Vallo, la tradition locale en parle encore comme d'un homme bon et généreux qui « protégeait les veuves et les enfants ; vengeait les torts infligés aux faibles par les puissants » en exerçant « cette justice privée qui, parfois, est justifiée et rendue quasiment nécessaire par la faiblesse des lois »64. Les deux histoires expriment une même idée de justice, tout en présentant des personnages et des époques différentes. Il est possible que von Riedesel se soit inspiré des révoltes qui ont caractérisé l'histoire de la Sicile sous Charles Quint, racontées par l'historien Thomas Fazello, ce qui expliquerait à la fois l'importance accordée au caractère républicain des Siciliens et le choix de faire évoluer la compagnie de Saint Paul sous l'empereur espagnol. Étant donné qu'en Sicile les actes de violence pouvaient être indiqués par l'expression « Beati Pauli », on peut supposer que, parmi les nombreuses histoires entendues par von Riedesel, plusieurs aient repris cette expression qui, par son caractère atypique, a pu attirer son attention. Comme beaucoup de voyageurs de son temps, von Riedesel était francophone. Il est très probable que son accompagnateur-informateur, traduisant « Beati Pauli » ait utilisé l'expression raccourcie « Saints Pauls » au lieu de la traduction littérale, « Bienheureux Pauls ». Von Riedesel a bien évidemment entendu l'expression « Saints Pauls » au singulier (Saint Paul) et c'est ainsi qu'il l'a interprétée, en imaginant un groupe de personnes réunies dans une fraternité paulinienne, comme il l'écrit dans la première édition allemande de son journal : « Brüderschaft vereiniget, welche sich di St. Paolo nannte »65. Quelle que soit l'histoire qui a influencé von Riedesel, il a bien saisi la nuance violente inhérente à l'expression « Beati Pauli » et a introduit une généralisation, en mettant les actions violentes sur le compte de la nature vindicative des Siciliens, de leur esprit républicain, comme c'est du reste le cas dans toutes les représentations de la Sicile de la même époque. Après avoir éliminé les personnages secondaires, von Riedesel décontextualise l'histoire et, dans les pages de son journal, il utilise le nom de confrérie de Saint Paul. Ainsi, pour la première fois, se matérialise l'image d'une association, d'une confrérie : l'expression « Beati Paoli », atypique et obscure, se met de côté et cède la place à sa propre représentation sociale. À ce jour, von Riedesel est la première source historique où les Beati Paoli, la Confrérie de Saint Paul, sont décrits comme une secte.

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19 Produites par deux processus cognitifs, l'ancrage et l'objectivation, les représentations sociales répondent au besoin humain fondamental de faire face à la nouveauté et de rendre familier ce qui paraît inconnu, anormal et étranger66. En rendant habituel ce qui est inhabituel, le premier processus transfère le nouvel élément dans les catégories cognitives du sujet, où il peut être comparé et interprété, tandis que le second processus le reproduit parmi les choses familières, où il peut être domestiqué et ensuite géré et contrôlé. C'est ainsi que von Riedesel, en utilisant le terme allemand « Brüderschaft » transforme des actions violentes, conventionnellement appelées « Beati Pauli », en une communion d'intention. Ensuite, liant cette confrérie à la nature vindicative et à l'ancien esprit républicain des Siciliens, il en objective les pratiques dans le noyau figuratif d'une cour de justice qu'il définit « abominable ». Ontologisant la locution, von Riedesel rompt avec le lexique sicilien, pour proposer un nouveau schéma conceptuel dans le cadre duquel il la reconfigure et la déchiffre. Le signe linguistique devient ainsi figure et symbole d'une congrégation à laquelle il associe la métaphore du jugement et de la condamnation, qu'il naturalise et classe sous la rubrique institutionnelle du tribunal.

20 Il sera également traité de la sorte par d'autres voyageurs étrangers qui, dans leurs journaux, conservent inaltéré le noyau central de la représentation, même s'ils en donnent des interprétations différentes. Songeons, par exemple, au journal de l'économiste français Roland de La Platière, qui s'est rendu en Sicile en 1776 et qui mentionne l'histoire de la confrérie de Saint Paul de von Riedesel. Il critique l'auteur allemand pour ses réflexions sur la nature des Siciliens en s'efforçant de justifier l'action de la confrérie dans le cadre d'un contexte socio-économique qu'il essaie de restituer. À une époque où « la noblesse possède tout ; elle gouverne presque ; elle a le peuple à ses gages »67, la condamnation à mort d'un individu qu'une assemblée a jugé indigne de faire partie de la société est le seul moyen dont disposent ceux qui n'ont aucun pouvoir, même si « ne falloit-il pas confondre l’amour de la liberté avec l’abominable rage de détruire sourdement son semblable »68.

21 L'histoire de von Riedesel suscite beaucoup d'intérêt en Europe, surtout en France, à tel point qu'elle est publiée en annexe à la traduction française du journal de voyage de Patrick Brydone en Sicile, sous la direction du comte Jean-Nicolas Démeunier (1775)69, une édition largement diffusée et encore plus influente que la version anglaise, publiée à Londres 1773. Bien que dans ses lettres de Sicile Brydone ne mentionne pas l'histoire de von Riedesel, l'anecdote circule grâce à la traduction française du journal et devient célèbre à tel point qu'on la retrouve dans l'œuvre monumentale de l'abbé Joseph de La Porte, qui rassemble les descriptions les plus significatives de monuments, coutumes et anecdotes de pays lointains, tirées des meilleurs journaux de voyage de l'époque70. Son écho se répand également en Angleterre et en Allemagne, grâce aux journaux intimes des nombreux voyageurs qui se rendent en Sicile. Le théologien danois Friedrich Münter, qui, à l'automne 1785, y effectue un voyage politique et culturel, décrit dans son journal la « Confrérie de Saint Paul » et donne quelques détails nouveaux, précisant que le but de cette association consiste à « juger la conduite des autorités et des citoyens, mais surtout à protéger et venger les veuves, les orphelins et autres opprimés »71. Il estime qu'il s'agit d'un vestige nuisible du passé, le résultat du despotisme espagnol, probablement répandu dans la Sicile tout entière, car « à Palerme on pouvait encore voir sous une haute voûte souterraine, l'endroit où avaient lieu ses réunions »72. S'agissant des Beati Paoli en tant que tribunal, il évoque la Sainte-Vehme,

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la société secrète médiévale allemande, tristement célèbre pour ses jugements, remise en vogue par Goethe avec le drame Götz von Berlichingen (1773) et devenue l'un des piliers de l'imaginaire culturel et de la littérature gothique de la fin du XVIIIe siècle73.

22 La comparaison entre les Beati Paoli et la Sainte-Vehme est proposée par d'autres voyageurs, tels le poète allemand Stolberg, qui visite la Sicile en 179274 ou le chevalier de Mayer, qui, suite à son voyage de 1791, décrit la confrérie de Saint Paul comme un prolongement de la Sainte-Vehme, une véritable « inquisition secrète » légitimée par l'autorité impériale : Cette association était déjà en vigueur dans l’Allemagne: avait pour but d’arretter les progrès des Sectes, et l’esprit de révolte: on frapait en secret les victimes signalées ; parcequ’on n’avait pas assés d’autorité pour punir juridiquement : on ne voulait même pas laisser soupçonner qu’il éxistait des germes de rebellion dans les esprits75.

23 Bouleversé par la Révolution française, de Mayer n'oublie pas d'ajouter des remarques réactionnaires contre les différentes formes de rébellion qui, surtout après 1789, se propagent progressivement : « Tels sont le résultats des sectes, de l’anarchie, du fanatisme d’opinion, et du fanatisme de l’indépendance : le crime qui les produit est étouffé par des crimes »76.

24 La représentation sociale forgée par von Riedesel et véhiculée par des voyageurs étrangers allait fournir aux intellectuels palermitains un schéma figuratif leur permettant de reconnaître dans l'expression « Beati Paoli » la trace linguistique d'une réalité préexistante dont il fallait rechercher les origines. Par ailleurs, la présence de la marque du masculin pluriel (Beati Paoli) portait à penser à une pluralité d'individus, en l'espèce des individus incarnant la violence. Le caractère performatif de la représentation, la subjectivité plurielle présente dans le sens littéral de la locution, ainsi que le sens figuré se rapportant à l'action violente, porteraient finalement à croire qu'une association de malfaiteurs était à l'origine de l'expression elle-même.

La construction de l'imaginaire palermitain

25 Tandis que les voyageurs étrangers consacrent plusieurs pages à l'ancienne Confrérie de Saint Paul, les érudits siciliens s'adonnent à la revalorisation du Moyen Âge et font réapparaître la mystérieuse secte normande des Vendicosi. Giovanni Battista Caruso en donne une première description dans son Memorie istoriche di quanto è accaduto in Sicilia (1737), où il examine deux codex médiévaux, Chronicon Fossae Novae et Breve chronicon, précédemment publiés dans son Bibliotheca historica regni Siciliae77. Influencé par les études de théologie et d'histoire sacrée, il en fait une secte d'hérétiques : « À la fin de l'année 1186 [...] une secte mortifère de plusieurs hérétiques fut découverte parmi les vassaux du roi Guillaume, qui avait le nom de Vendicosi ou Vendicativi, dont le chef était un certain Adinulfo de Pontecorvo [...] à la faveur des ténèbres, ils se réunissaient pendant la nuit pour satisfaire de manière étrange tous leurs désirs »78. Née dans « la Province au-delà du Phare », c'est-à-dire au delà du détroit de Méssine, la secte « put facilement se répandre en Sicile »79. Il convient de noter que dans les deux textes médiévaux, écrits par des auteurs originaires de Ceccano et de Cassino, il est question de faits, lieux et personnages de l'actuelle province de Frosinone, appartenant alors au Royaume de Sicile, mais aucune référence n'est faite à une éventuelle propagation de la secte en Sicile. Cependant, la corrélation entre les Vendicosi et la Sicile sera partagée

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par tous les écrivains siciliens. En 1769, elle réapparaît chez l'archevêque de Monreale Francesco Testa, qui mentionne comme lieu d'origine Latium de la secte ainsi que sa propagation ultérieure en Sicile80. Évoluant dans un climat culturel où l'hérésie n'est plus un souci obsédant, il détache les Vendicosi du cadre religieux propre à Caruso et les présente dans une perspective laïque : « Au Royaume de Sicile, on découvre une secte de fauteurs de trouble, appelée des Vindicativi »81. Pour en expliquer le nom, il ajoute un nouvel élément : « ainsi nommés, car sous prétexte de venger les offenses d'autrui, ils commettaient toutes sortes d'iniquités »82.

26 La version de Testa, dont l'autorité est alors indiscutable, sera acceptée et partagée par les intellectuels palermitains, parmi lesquels Mariano Scasso Borrello, un érudit qui a travaillé pendant des années à la traduction italienne de l'Histoire générale de Sicile de Jean Levesque de Burigny (1745). Dans le troisième volume (1790), lorsqu'il commente les codex médiévaux que Burigny s'était contenté de citer, il précise entre parenthèses et en italiques que les Vendicosi légitimaient leurs crimes « sous prétexte de réparer les torts des autres »83. Il ajoute également en bas de page une note dans laquelle il met en corrélation la vengeance médiévale avec la célèbre expression « Beati Paoli », désormais « personnifiée » par la représentation sociale des voyageurs étrangers et connue dans tous les salons intellectuels de Palerme : « Il est notoire auprès du Peuple que cette Société secrète de vengeurs cachés, communément appelés les Beati Paoli, a été renouvelée à plusieurs reprises en Sicile et ailleurs »84. Scasso Borrello attribue ainsi aux « vengeurs » de Palerme des images inhérentes à la représentation littéraire des « Vendicosi » du Moyen Âge : « ils allèrent jusqu'à les féliciter pour leur œuvre scélérate, comme si la tâche arbitraire de tuer qui bon leur semble, sous prétexte de venger les offenses subies par autrui, et de s'adonner avec davantage de force à l'administration de la justice, pouvait servir de justification à un délinquant, dans une Société bien réglée »85. La traduction libre et les commentaires personnels de Scasso Borrello ouvrent la voie à la représentation sociale des Beati Paoli proposée par Villabianca. Et, contrairement à ce qu'affirme Renda, ils ne confirment pas l'existence « en Sicile d'une légende populaire orale concernant les Beati Paoli »86. Bien au contraire, ils confirment l'influence exercée par von Riedesel sur les intellectuels de Palerme, puisque ces derniers associent l'expression « Beati Paoli » à des entités violentes très spécifiques, précisément après la publication de son journal.

27 Avec Wittgenstein, on pourrait dire que « une image les tenait captifs. Et ils ne pouvaient lui échapper, car elle se trouvait dans leur langage qui semblait la leur répéter inexorablement »87. L'image qui les tenait captifs était celle qui donnait une cohérence ontologique au Beati Paoli : ils n'étaient plus une expression figurative, mais un sujet pluriel (suite à la représentation de la confrérie de Saint Paul), une image spéculaire de celle des Vendicosi esquissée par Testa.

28 Désormais, personne n'allait se demander ce que Beati Paoli voulait dire, mais qui ils étaient ou avaient été dans le passé. Il fallait donc leur donner un visage, les matérialiser, les fixer une fois pour toutes dans un lieu et un temps précis, mais toujours loin, à distance, comme pour en éloigner la cruauté.

29 C'est Francesco Maria Emanuele Gaetani, marquis de Villabianca (1720-1802), qui mettra noir sur blanc la base de la future légende des Beati Paoli, en mélangeant et harmonisant les éléments de différentes sources. Dans ses célèbres Diari (commencés en 1743, relatant plus de cinquante ans d'histoire palermitaine) il ne mentionne jamais les Beati Paoli. Ce n'est qu'en 1790, après la traduction italienne de l'œuvre de Burigny par

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Scasso Borrello, qu'il publie un court essai intitulé I Beati Paoli che successero agli antichi vendicosi88. La corrélation entre Beati Paoli et Vendicosi étant acquise, il évoque d'emblée la note de Scasso Borrello qui lui rappelle des souvenirs d'enfance : « Ces Beati Paoli sont des malfaiteurs, il me semble, d'après la tradition dont, enfant, j'ai entendu parler ; il ne sont pas très anciens et ils ont fait parler d'eux dans la ville de Palerme sans doute plus qu'ailleurs »89. Les traces mémorielles de l'ancienne expression « Beati Paoli » sont désormais incarnées dans les justiciers-vengeurs d'une secte, et acquièrent en outre une matérialité historique, car ils correspondent à Giuseppe Amatore, pendu le 17 décembre 1704, et Girolamo Ammirata, pendu le 27 avril 1723. Sans oublier « le célèbre cocher de Palerme surnommé Vituzzu »90, connu pendant l'enfance, « le dernier des délinquants de la Compagnie [...] des Beati Paoli »91, rescapé au gibet parce qu'il s'était repenti et réfugié dans l'église de San Matteo. Lorsqu'il présente les objectifs de la secte, il rappelle que les puissants, notamment les Baroni (les grands propriétaires terriens), avaient l'habitude, à l'époque, de s'entourer de sbires et de faire la loi, tandis que les « gens modestes [...] dans l'impossibilité de rémunérer des hommes de main, s'enorgueillissaient de se défendre tout seuls, de leurs propres mains »92. Dans le sillage de Caruso, qui, faisant le lien entre les Vendicosi et les Cathares, les appelait des hérétiques libidineux, Villabianca fait remonter les origines intellectuelles et religieuses des Beati Paoli aux Fraticelli franciscains qui, accusés d'hérésie, se réfugièrent en Sicile au XIVe siècle. De ces illustres prédécesseurs, le Beati Paoli auraient hérité les vertus pieuses et les mœurs chastes. Se questionnant sur l'étymologie du nom « Beati Paoli », il tente de remonter à l'origine de la secte. N'ayant malheureusement pas trouvé de sources historiques fiables, il suppose que le nom vient de Paul, au singulier, le prénom ou le surnom de l'ancien chef. Dans ce second cas, la référence aurait été précisément Saint Paul « qui, avant de devenir un vase d'élection, était un soldat »93. Fier d'être comme Saint Paul, le chef « décida de l'imiter en faisant preuve de sainteté aussi, mais il voulut être les deux, à moitié : la journée, il était un homme pieux, allant à l'église, le chapelet à la main, ce pour quoi on l'appela Beato Paolo ; la nuit, il était le chef des sbires, comme l'avait été Saint Paul lorsqu'il persécutait les Chrétiens »94. Villabianca ne s'arrête pas là : après avoir donné une véritable consistance à la « congrégation infernale », il présente l'endroit où elle se réunit avec force détails : de la maison du juriste Giovan Battista Baldi « qui se trouve en Saint Côme dans la ruelle de Santa Maruzza, quartier du Capo », l'on accédait à une grotte souterraine où autrefois « les membres de cette secte se rassemblaient et tenaient leurs réunions [...] après minuit [...] pour que tout soit fait à la lumière de la bougie »95.

30 La description des lieux sombres et des activités criminelles de la secte, semblables à celles du tribunal secret de la Sainte-Vehme, et de son objectif (la vengeance), qui est au cœur des descriptions des confréries de Saint Paul et des Vendicosi, font des pages de Villabianca un point de rencontre qui fera fonction de point de départ dans la représentation sociale des Beati Paoli à Palerme. Née dans le milieu intellectuel palermitain du XVIIIe siècle, cette représentation a immédiatement animé les conversations dans les salons, comme le confirme une page du journal de Léon Dufourny, architecte français vivant alors à Palerme, datée du 31 janvier 1791 : « déjeuner chez Lioy, avec l'abbé Di Giovanni et Don Felice Visconti, architecte du duc de Monteleone. Nous avons parlé [...] de la Société des Beati Paoli, etc... »96. C'est bien cette représentation sociale qui, rapidement, allait remplacer pour toujours, chez les

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locuteurs palermitains, la simple signification idiomatique d'une locution locale, jusqu'à devenir un mythe.

Conclusion

31 Après Villabianca, dont l'autorité scientifique sanctionne l'existence des Beati Paoli, d'autres auteurs commencent à écrire sur la secte, la considérant unanimement comme une réalité historique. Ainsi, par exemple, si en 1776 le prêtre palermitain Gaetano Alessi, dans sa collection manuscrite d'anecdotes siciliennes, s'était borné à reprendre l'histoire des Vendicosi telle qu'elle avait été racontée par l'archevêque Testa97, dans un recueil de 1803 il la développe en mettant en corrélation les Vendicosi et les Beati Paoli de Palerme, ce prouve l'influence du texte de Villabianca : « Vers la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, c'est-à-dire depuis 1700, il était à Palerme une secte d'hommes dangereux, assassins, tueurs à gages, que le peuple nommait les Biati Pauli » 98. Alessi identifie également le lieu de leurs réunions « dans une grotte souterraine située dans une maison en face du couvent de Saint Côme, appelée la Cuncuma »99. D'après un manuscrit anonyme du XVIIe siècle, dans le quartier du Capo, en descendant de l'église de Saint Côme vers celle de Saint Jean à la Guilla, « il y avait un jardin appelé la Cuncuma, où il y avait une grande auberge où se donnait rendez-vous la pègre de Palerme, d'où l'expression “il est de la Cuncuma” pour désigner un homme sournois » 100. C'est peut-être cela qui a conduit Villabianca à situer le tribunal secret au Capo. Quel meilleur lieu de réunion qu'un ancien puits thermique101 dans le jardin de la Cuncuma ? C'est ainsi qu'il devient, dans l'imaginaire collectif, la grotte souterraine où se déroulent les réunions des juges assassins, avec ses grillages, ses entrées secrètes, ses autels et ses tables où l'on rend de terribles jugements. Et d'ailleurs, un siècle plus tard, le mot « cùncuma », en dialecte palermitain, désignera le lieu « de réunion occulte, où l'on décide crimes et séditions », tandis que le mot « cuncùmiu » indiquera un rassemblement d'individus, surtout en vue de « unions secrètes et mystérieuses »102. Les environs aussi deviendront célèbres et seront utilisés comme des preuves incontestables de l'existence de la secte. De nos jours encore, les guides aidant, les touristes en raffolent.

32 Dans son guide de la ville publié en 1816, Gaspare Palermo, décrivait l'histoire de l'église Santa Maria del Gesù et soulignait la popularité de la ruelle adjacente, dite ruelle des Beati Pauli, où selon la tradition, « une association de tueurs et de malfaiteurs appelés Beati Pauli avait un réduit où tenir ses réunions, où on décidait à qui donner la mort »103. Cette ruelle, que Villabianca appelle de Santa Maruzza, puisqu'elle se trouve à côté de l'église du même nom, s'appelait ruelle des Orphelins depuis que le Sénat de Palerme, au début du XVIIe siècle, avait octroyé l'église aux orphelins de Saint Roch, qui s'étaient installés dans les maisons adjacentes104. Manifestement, le récit de Villabianca a dû frapper les esprits des habitants du quartier du Capo, puisqu'ils en sont venus à re-nommer la ruelle de Santa Maruzza. Autrement dit, son récit a quitté les salons pour aller vers les quartiers populaires et s'installer dans la mémoire des lieux. Parallèlement, la représentation des Beati Paoli se propage et occupe une place de choix dans les pages des écrivains siciliens. En 1836, Vincenzo Linares publie une nouvelle consacrée au Beati Paoli dans le n° 35 du journal Il Vapore et, dans le numéro suivant, un résumé des mémoires de Villabianca, en précisant que si la nouvelle était une fiction, « ceci est de l'histoire »105. Et il termine son article en

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invitant les lecteurs à visiter les lieux de réunion de la secte, puisque la tradition était bien préservée par les habitants du quartier, à tel point que « chacun pourra vous indiquer, avec frayeur, ces endroits secrets »106. En 1840, Linares reprendra l'histoire des Beati Paoli pour l'augmenter et l'inclure dans ses Racconti popolari, en ajoutant une transcription partielle et infidèle du livret de Villabianca107. Peu importe : la représentation de la secte est ainsi étoffée d'éléments nouveaux qui vont enrichir la tradition orale palermitaine : la journée, les Beati Paoli se promenaient en robe de bure, comme des moines, pour recueillir les rumeurs, les confidences, les secrets de la ville ; sur le coup de minuit, enveloppés d'un manteau noir, ils se rassemblaient dans la grotte de la Cuncuma pour désigner les coupables, planifier les vengeances, prononcer les condamnation à mort et gérér ainsi la justice à Palerme. Lors des réunions de ce tribunal secret « le magistrat corrompu, le noble arrogant, l'employé vénal, étaient mis en examen et jugés »108. Les plaintes et les dénonciations étaient examinées, les injustices et les abus étaient sanctionnés : « Leurs jugements étaient brefs, pour la plupart approuvés par l'opinion, les votes étaient libres, les peines rapides et féroces. La voix du peuple est la voix de Dieux, disaient-il, et, tout comme Dieu, ils ne rendaient aucun compte à personne »109. Le peuple avait trouvé en eux une autorité fiable, à l'écoute, capable de le défendre et d'appliquer la loi là où elle n'avait pas été respectée.

33 Le regard porté sur les Beati Paoli, encore résolument critique chez Linares, changera progressivement, au fil du temps, jusqu'à devenir bienveillant lors des luttes politique féroces qui déchirent la Sicile pendant les années qui suivent l'Unification italienne. Dans un territoire hâtivement perçu et classé comme mafieux, le mythe des Paoli Beati se lève pour défendre la dignité du peuple sicilien, pour devenir l'emblème de la lutte contre l'oppresseur et l'étranger.

34 Les liens entre la mafia, placée au centre du débat politique, et le mythe, investi de fortes connotations politiques, n'échappe pas à la Commission d'enquête parlementaire sur les conditions de la Sicile, qui, en 1875, voit précisément dans l'ancien tribunal des Beati Paoli les origines de la mafia : Peut-être n'aurait-on pas tort de chercher les premières traces de la mafia dans cette secte des ou Beati Paoli, dont on se souvient jusqu'au début du XVIIIe siècle ; une secte obscure, qui nuitamment, comme la Sainte Wehme, jugeait à Palerme les nobles insolents et les magistrats corrompus et qui sans doute, elle- même corrompue, transforma en offensive organisée cette forme défensive que les populations utilisaient autrefois contre la violence de ceux qui les gouvernaient110.

35 Il n'est donc pas surprenant que les mafieux, désormais associés aux anciens vengeurs du peuple, aient décidé de s'auto-identifier comme les descendants de ces juges féroces et de prendre possession de leur légendaire siège historique : environ un mois avant la publication par Natoli du premier épisode du feuilleton I Beati Paoli (6 mai 1909), un rapport de police daté du 11 avril 1909, indiquait que la puissante organisation criminelle de la Mano Nera [main noire] organisait habituellement ses réunions dans une maison adjacente à l'église de Santa Maruzza, au « coin de la ruelle des Orphelins » 111.

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NOTES

1. Pitrè 1875, p. 58. Sauf précision contraire, les citations en langue étrangère sont livrées en version française par la traductrice de cet article. 2. Sur Natoli et son œuvre, cf. Montemagno 2017. 3. Cf. Renda 1972, pp. 377-419. 4. Ganci 1978, p. 180 5. Eco, 1971, p. XXII. Pour une analyse approfondie du roman, cf. Zappalà 1981. 6. Ciuni 1978, p. 379. 7. Renda 1997, p. 188. 8. Natoli 1971, p. 100. 9. Renda 1997, p. 188. 10. La Duca 1971, p. XXVIII. 11. Le Bâtard de Palerme, Paris, Métailié,1990. Schifano 1990, p. 38. 12. Gambetta 1992, p. 184. 13. Schneider – Schneider 1994, p. 241. 14. Bolzoni – D’Avanzo 1993 p. 69. 15. Atti parlamentari 1993, p. 1222. 16. Schneider – Schneider, 1994, p. 242. 17. Grasso 2012, p. 32. 18. Galluzzo – La Licata – Lodato 1986, p. 86. 19. Dino 2008, p. 63. 20. Arlacchi 1994, p. 11. 21. Biagi 1986, p. 200. 22. Arlacchi 1992, p. 56. 23. Tribunale di Palermo 1985, p. 717. 24. Idem, pp. 12568-12570. 25. Benigno 2015, p. 379. 26. Hobsbawm 1995, p. 183. 27. Renda 1999, p. 36. 28. Castiglione 1987, p. 72. 29. Castiglione 1999, p. 56. 30. Idem, p. 146. 31. Idem, p. 149 32. Idem, p. 190. 33. Idem, p. 191. 34. Trasselli 1982, p. 716, n. 243. 35. Idem, p. 715. 36. Cf. Renda 1999, p. 10. 37. Marchetti 2003, p. 64. 38. Angelini 1977, p. 229. 39. Marchetti 2003, p. 64. Cf. aussi Nicolaï 1988. 40. Angelini 1977, p. 229. 41. Cf. Beccaria 1999. 42. Cf. Migliorini 1968 et Sartor Cciliot 1995.

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43. Casadei 1996, p. 13. 44. Cf. Dobrovol’skij et Piirainen 2005 e 2010. 45. Cf. Coltro1994, pp. 68-69. 46. Varchi 1995, p. 442. 47. Lippi 1688, p. 25. 48. Idem, p. 459. 49. D’Avila s.d., ff. 322. 50. Gomes 1618, p. 12. 51. Belando 1609, p. 23-24. 52. Galeano 1651, p. 143. Les poèmes de Scimeca sont réunis par Di Maria 1978, pp. 170-213. 53. Della Montagna 1640, p. 19. 54. Spatafora s.d., ff. 290v. 55. La storia di li fantasimi sunnati, s.d., p. 12. 56. Minaci 1744, p. 5. 57. Cf. Violi 1997, p. 150. 58. Cf. Ullman 1962 et Traugott - Dasher 2002. 59. Cf. Tuzet 1955. 60. Cf. Cometa 1999. 61. von Riedesel 1773, p. 21-22. 62. Brydone 1775, p. 54. 63. Mongitore 1871, p. 32. 64. Castelli 1882, pp. 261-262. 65. von Riedesel 1771, p. 21, souligné par nous. 66. Cf. Moscovici 1984. 67. La Platière 1780, p. 353. 68. Idem, p. 399. 69. Brydone 1775, p. 385-386, note A. 70. La Porte 1782, pp. 173-174. 71. Münter 1790, p. 229. 72. Idem, p. 230. 73. Cf. Bridgwater 2013. 74. Stolberg 1794, p. 349. 75. M[ayer] 1796, p. 138. 76. Ibidem 77. Cf. Caruso 1723, pp. 57-83 et pp. 503-523. 78. Caruso 1737, p. 203. 79. Ibidem 80. Testa 1769. 81. Idem, p. 294 82. Ibidem 83. Burigny 1790, p. 318. 84. Ibidem, n. 88. 85. Ibidem 86. Renda 1999, p. 50. 87. Wittgenstein 2004, p. 85. 88. Villabianca 1790, ff. 47r- 49r. 89. Idem, ff. 47v. 90. Idem, ff. 48r. 91. Villabianca 1790, ff. 48r. 92. Idem, ff. 47v.

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93. Idem, ff. 49r. 94. Ibidem. 95. Idem, ff. 48v. 96. Dufourny 1991, pp. 263-364. 97. Alessi 1776, ff. 129r, n. 125. 98. Alessi 1803, ff. 10r, n. 68. 99. Ibidem. 100. Cf. Pollaci 1877, p. 245. 101. A propos des « camere dello scirocco », les puits thermiques où on se réfugiait lors des fortes chaleurs, cf. Todaro 1998. 102. Salomone Marino 1873, p. 277. 103. Palermo 1816, p. 65. 104. Idem, p. 64. 105. Linares 1836, p. 294. 106. Idem, p. 295. 107. Linares 1840, pp. 193-197. 108. Idem, p. 166. 109. Ibidem. 110. Carbone et Grispo 1969, p. 1139. 111. Volpes 1972, p. 140.

ABSTRACTS

D'après plusieurs collaborateurs de justice, les origines de la mafia sont à rechercher dans la secte des Beati Paoli, dont les mafieux prétendent être les descendants. Selon la tradition, elle avait pour but de venger les populations des torts infligés par les puissants. Cependant, si en Sicile l'expression « Beati Paoli » renvoie effectivement à cette secte, dans d'autres régions italiennes elle est utilisée en référence à l'abondance ou à une grande quantité. À travers l'analyse de documents d'archives, à partir de textes remontant au XVIe siècle, cet article s'attache à rétablir le sens originaire de cette expression et à vérifier s'il existe un lien entre l'expression et le mythe palermitain des justiciers. Par ailleurs, en retraçant la genèse du mythe, il permet de vérifier si le noyau de la légende populaire provient d'une tradition orale séculaire ou s'il est le résultat du remaniement de divers éléments qui, sédimentés au fil du temps, ont contribué à le structurer.

Secondo vari collaboratori di giustizia le origini della mafia vanno ricercate nella setta dei Beati Paoli, di cui i mafiosi si dichiarano discendenti. Secondo la tradizione, la setta aveva lo scopo di vendicare il popolo per i torti subiti dai potenti. Tuttavia, se in Sicilia l'espressione Beati Paoli si fa riferimento alla setta, in altre regioni italiane è un modo di dire che indica abbondanza o grande quantità. Attraverso analisi d’archivio, a partire da testi cinque-settecenteschi, questo articolo desidera stabilire il più antico significato dell'espressione e verificare se vi sia un legame fra l'espressione e il mito palermitano dei giustizieri. Inoltre, nel tracciare la genesi del mito cerca di appurare se il nucleo della leggenda popolare derivi da da una plurisecolare tradizione orale o se sia il frutto del rimaneggiamento di vari elementi che, sedimentati nel tempo, lo hanno strutturato.

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INDEX

Mots-clés: Beati Paoli, secte, Vendicosi, justiciers, confrérie, mafia, mythe Keywords: Beati Paoli, sect, Vendicosi, avengers, confraterniy, mafia, myth

AUTHORS

FRANCESCO VALERIO TUMBARELLO

Francesco Valerio Tumbarello a obtenu une laurea en psychologie clinique à l'Université de Padoue, avec une thèse intitulée Alle origini della mafia. I Beati Paoli fra psicolinguistica e rappresentazioni sociali. Ses recherchent actuelles sont consacrées au crime organisé, notamment aux sociétés criminelles siciliennes au XIXe siècle.

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Mafieux ou héros ? Mythes et motifs tragiques dans Le Parrain et Le Parrain II de Francis Ford Coppola

Rosario Giovanni Scalia

Préambule

Francis Ford Coppola a déclaré à plusieurs reprises que Le Parrain est l’histoire d’un roi qui a trois enfants, et non un film sur la mafia1. Dans cette déclaration, la critique a vu une allusion à King Lear de Shakespeare, la grande tragédie sur le pouvoir, plus particulièrement sur une querelle de succession2. À partir des suggestions de Coppola, le parallèle entre la trilogie du Parrain et le genre tragique a connu un certain succès auprès des interprètes de la saga3. Cela étant, il nous paraît essentiel de montrer que ce parallèle dépasse les simples analogies thématiques ou les renvois textuels explicites, pour atteindre la structure narrative profonde et les aspects formels du récit, notamment par l'usage récurrent de tópoi éminemment tragiques. L’analyse de ces choix permettra de comprendre les raisons qui ont amené à l’inclusion de la saga de la famille dans le panthéon des œuvres fondatrices de la mythologie mafieuse. Tous les thèmes qui jouent un rôle décisif dans Le Parrain s'avèrent être de dérivation tragique. Songeons aux contrastes dialectiques entre liberté et nécessité ou entre clan familial et État, aux archétypes du sacrifice de l’innocent, de la passion incestueuse, de la transmission héréditaire de la souillure, de la violence maternelle à l’égard des enfants. Autant de tópoi qui parlent une langue universelle et préverbale, susceptible d'émouvoir ou d'impressionner le public avant même de frapper son esprit et de solliciter son jugement. Le caractère fortement pathétique et émotionnel de la narration cinématographique « tragique » de Coppola a donc donné lieu à une réception instinctive et pré-culturelle

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des faits représentés, une réception qui précède et conditionne l’interprétation critique rationnelle. La caractérisation tragique des personnages de la saga a quant à elle suscité des élans d'admiration sincère, bien qu’inavouables en tant que tels, plutôt que l’exécration et le blâme. Les protagonistes du Parrain sont ainsi entrés de plein droit dans cette galerie de héros tragiques qui, avant même d'appartenir à des récits spécifiques, incarnent des archétypes, des expressions symboliques ancrées dans l’inconscient collectif. La représentation filmique, en superposant la dimension noble du héros tragique au prototype du chef de clan mafieux, a fini par entourer le monde de la criminalité organisée d’une aura mythique amplifiée par la représentation des Corleone en tant que famille patriarcale traditionnelle, à une époque où ce modèle est fortement remis en cause par les mouvements contestataires, les groupes féministes et la nouvelle culture hippie4. Dans le climat culturel des années 1970, le conservatisme et le patriarcat archaïque des Corleone représentent aux yeux du public, un hommage nostalgique et poétique à un monde glorieux en voie de disparition, un Götterdämmerung vécu avec rigueur et dignité et dont le charme contribue de manière décisive au succès du film. Ce n’est pas un hasard si, dès le début, l'emblème de la trilogie est le personnage le plus conservateur, autoritaire, machiste et homophobe : Don Vito Corleone, le patriarche hiératique rendu immortel par l'interprétation de Marlon Brando5. Solidaire avec ce patriarche, le public est fatalement poussé à étendre sa sympathie aux valeurs de la famille mafieuse, arrivant à croire qu'il existe une « bonne mafia » avec laquelle, somme toute, on peut sympathiser. Le Parrain a joué un rôle fondamental dans la diffusion du mythe de la « bonne mafia » ainsi que d’autres mythes mafieux : son succès planétaire en a fait la principale source d’information sur le phénomène mafieux pour une grande partie de l’opinion. L'imposant Don Vito Corleone, sa voix rauque, son visage boursouflé, sont à ce jour omniprésents, en Sicile, dans toute une série de marchandises répondant aux attentes des touristes venus à la recherche du frisson de la rencontre rapprochée avec cette Arcadie sauvage et primitive peuplée de mafiosi, dont le film de Coppola a offert une représentation suggestive6. Mais le destin commercial et pop du Parrain-Marlon Brando est allé bien au-delà de la simple exploitation marchande et a vécu d'autres vies inattendues : au théâtre, dans la parodie cinématographique, dans la publicité, même dans les dessins animés et les jeux vidéo, donnant à la mafia le visage sévère, mais aussi affable et captivant de Don Vito Corleone7. La bande sonore du film composée par Nino Rota rivalise à son tour avec la renommée internationale de Brando-Corleone. Les thèmes musicaux de Rota ont désormais une valeur iconique et une vie souvent décontextualisée du récit filmique, bien que toujours liée à la sémantique de la mythologie mafieuse. Parmi les Leitmotiven les plus joués dans la Sicile du tourisme, dans les librairies, les boutiques de souvenirs, les restaurants, ils sont le véritable cheval de bataille des musiciens itinérants et le fond sonore obsessionnel du pèlerinage vers les lieux qui ont servi de décor aux longs-métrages de Coppola. La mafia elle-même s'est emparée des mythes et des icônes du Parrain. Après une lutte acharnée contre Paramount, menée par le chef mafieux Joe Colombo et l’association qu’il a créée à cet effet, la Italian-American Civil Rights League, il y a eu des négociations entre la société de production et la mafia8. Cosa Nostra a vite compris que l’image

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romantique et légendaire de la mafia donnée par les auteurs du Parrain était opératoire pour le mythe d’une société de gentlemen, fidèles aux valeurs familiales, vengeurs des opprimés, parcimonieux quant à l’usage de la violence, sages et équitables dans l’administration de la justice, ennemis jurés des affaires « sales » telles que le trafic de drogue, héroïques dans leur posture tragique9. La saga est donc devenue, à bien des égards, une source d’inspiration pour les milieux mafieux, au niveau de la construction mystifiante du mythe de la « bonne mafia » et du développement de certaines stratégies criminelles, mais aussi, plus simplement, lors de l’utilisation de la bande sonore du film comme accompagnement musical aux hommages rendus aux chefs des clans mafieux, sous leurs balcons, lors des processions des statues de saints et de la Vierge10.

Liberté et nécessité : une famille maudite ?

D'après Goethe, le sentiment du tragique provient d’un conflit inconciliable entre liberté et nécessité11. Inhérent à l’âme humaine, ce sentiment découle de la prise de conscience de la fragilité de la liberté individuelle face aux nécessités de la vie. La tragédie nous apprend que la tentative de l’homme de transformer sa liberté en action n'a pas lieu dans un environnement neutre ou favorable, mais au contact de forces hostiles et fatales, dans un ciel sans dieux. Le sentiment du tragique brise ainsi la confiance optimiste, d'origine humaniste, dans les possibilités de l’homme en tant que faber fortunae suae ou, au sens plus moderne, en tant que self . Dans la tragédie classique, l’un des facteurs qui limite et anéantit le plus souvent la liberté du héros est son héritage familial. Le héros tragique est responsable de ses propres fautes, mais il hérite également de la malédiction qui frappe sa famille en vertu de la faute primordiale (hýbris) commise par le fondateur ; une faute qui a produit une modification du kósmos, l’ordre universel du monde. Or, la transmission de la souillure est sans doute le principal moteur narratif du Parrain. Les deux protagonistes de la saga, Don Vito et son fils Michael, sont des hommes de pouvoir dont la force ne fait que s'accroître. Leur existence est pourtant limitée, dès la naissance, par des contraintes incontournables, héritées de leur passé familial. Les Corleone sont une famille maudite car contaminée par une hýbris néfaste : au début du XXe siècle, à Corleone, en Sicile, le père de Vito Andolini a osé se rebeller contre le pouvoir absolu de Don Ciccio, qui règne en maître. Puni par la mort et par l’extermination de toute sa famille, le père de Vito n’a pas pour autant épuisé sa culpabilité, qui constitue le lourd héritage de son seul fils survivant, le futur Vito Corleone, dont l'existence sera à jamais marquée par l’acte de hýbris de son père : à l’âge de dix ans, il est déjà seul au monde et, agité par de vagues désirs de revanche, il se dirige vers l'Amérique, à savoir vers l’inconnu, comme tant d'émigrants italiens à la même époque. La parabole tragique de la nécessité familiale sera répétée à l'identique par Michael, qui devient, malgré lui, l’héritier de son père en tant que chef mafieux. La liberté dont il croit jouir, sa tentative de se délester du fardeau de ses origines en servant son pays pendant la guerre et en fréquentant une jeune fille américaine de bonne famille, l’illusion de pouvoir être différent des siens et même la volonté de son père de le tenir à l’écart des affaires, seront fatalement vouées à l’échec. Quand Michael sera à son tour appelé à sauver la vie de son père blessé dans une embuscade et à le venger, le lien

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étouffant et impérieux de la malédiction familiale prendra le dessus : le sang et l’instinct s'imposent avant même que la raison et le calcul entrent en ligne de compte. Cette malédiction, comme le veut la tradition tragique, marquera le destin des Corleone de génération en génération, jusqu’à l'extinction de leur sang, qui survient lorsque Kay se fait avorter dans Le Parrain II, puis avec la mort de Michael et de sa fille Mary à la fin du Parrain III.

Vito et Michael Corleone : gangsters ou héros tragiques ?

Le conflit entre liberté et nécessité est d’autant plus frappant qu’un homme riche, puissant et astucieux, donc potentiellement libre de tout conditionnement, en paie le prix. L’élévation du héros, que le théâtre antique soulignait visuellement par l’utilisation des cothurnes portées par les acteurs, sert à souligner la teneur tragique de sa chute. Vito Corleone possède tous les attributs du héros tragique. Conditionné, comme nous l'avons dit, par un lourd passé, il a fondé son existence sur une éthique simple et irréprochable qui, dans le monde clos de la communauté italo-américaine new-yorkaise où il fait ses premiers pas, lui permet de survivre et le protège de tout excès. Reconnaissant envers ses bienfaiteurs, fidèle et attentionné vis-à-vis de sa femme et des siens, généreux avec ses amis, mais également inflexible face à l'arrogance ou à l'injustice, Vito semble reproduire les schémas mentaux de son père. Les spectateurs, eux, sont largement familiarisés avec l’éthique élémentaire de Vito : une éthique fondée sur la lex talionis (« œil pour œil, dent pour dent »), déjà présente dans les westerns, à savoir des récits filmiques également caractérisés par des suggestions épiques et tragiques, peuplés de justiciers solitaires et de héros courageux et impitoyables, obligés de vivre dans un monde sauvage et sans lois. Le transfert du système de valeurs du monde chevaleresque du western à l'univers criminel de la mafia a en partie contribué à forger des sentiments de sympathie et d’approbation à l'égard de ce dernier, et à créer une version mafieuse du mythe de la frontière, l'un des mythes fondateurs de l'imaginaire nord-américain. Comme chacun sait, dans la tragédie classique l’ascension du protagoniste commence par une entreprise héroïque. Voilà donc que, comme Œdipe avait libéré Thèbes du Sphinx, Don Vito libère le quartier italien de Brooklyn de son tyran, Don Fanucci. La scène où Vito tue Don Fanucci est ponctuée d’éléments fortement archétypaux et rituels, qui confèrent au récit une tonalité épique. Après avoir commis le meurtre, Vito rentre chez lui en vainqueur et sa femme, qui l’attend sur le seuil, lui montre un nourrisson, qui n'est autre que le petit Michael12. Cette scène permet de saisir la gravité de l'instant de la prise du pouvoir, de la succession dynastique, indissociable de la malédiction familiale destinée à se perpétuer. Comme tout héros tragique, Vito connait une ascension glorieuse, de sorte que sa chute puisse paraître plus dramatique et impressionnante. Dans la scène d’ouverture du Parrain, il est représenté à l’apogée de son pouvoir : sans bouger de son bureau plongé dans l’obscurité, il est en mesure de déterminer le destin de ses amis et de ses ennemis. Ses succès, de plus en plus retentissants et impressionnants, seront à la mesure de la force de ceux contre qui il se bat : songeons à la séquence où il est question de Woltz,

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riche et puissant producteur hollywoodien, condamné à un réveil macabre dans un lit ensanglanté, la tête coupée de son cheval préféré à ses côtés13. En l'espèce, la brutalité et la vulgarité dont une organisation mafieuse est responsable sont de toute évidence anoblies. Suivant la convention selon laquelle le héros tragique doit avoir des origines aristocratiques, la puissance des Corleone s'inscrit dans la sphère de la royauté, comme en témoigne l’attention que Don Vito accorde aux aspects représentatifs et symboliques de son pouvoir. Dans la scène d'ouverture du film, en vrai monarque, il montre sa répugnance envers l’argent que lui offre Amerigo Bonasera, venu demander son aide, qui s'imagine pouvoir acheter les services du parrain moyennant ses dollars. Tout en méprisant l’argent, Don Vito accorde la plus grande importance au rituel : on s'adresse à lui en utilisant le surnom de « parrain », on lui rend l’hommage féodal du baisemain, on évoque la supériorité de sa justice par rapport à celle de l’État. Reste que, comme le veut la tragédie, la toute-puissance n’appartient pas aux humains, et Vito Corleone, qui prétend l'atteindre, commet un acte de hýbris destiné à une sanction inévitable. Ainsi, les coups de revolver de ses rivaux et le temps qui passe lui ôtent la santé puis la vie, mettant fin à sa liberté illimitée. Ayant atteint pour les autres des objectifs qui semblaient irréalisables, il se découvre impuissant au moment de réaliser son propre rêve : libérer sa famille des stigmates du crime. Dans les dernières scènes où il campe en protagoniste, peu avant sa mort, Don Vito n'est que l'ombre du chef qu'il a été : comme Créon, Richard III, Macbeth ou le fantôme du père de Hamlet, il connaît le déclin de son pouvoir. Errant sans but, frappé à mort, il revoit la séquence des horreurs culminant dans le massacre de Sonny, son aîné, par ses rivaux. Sa voix rauque, qui autrefois semait la terreur chez ses ennemis, est éteinte, sa barbe est négligée, ses cheveux sont ternes : la robe de chambre a remplacé le costume ; dans sa main, pour la première fois, il tient un verre de whisky. Alors qu’il accompagne le corps de son fils au funérarium, il ressent le poids de la solitude et de la vieillesse. À l’instar du vieux Priam désemparé qui, dans l’Iliade, réclame le cadavre sanglant de son fils Hector, Don Corleone veille à enterrer dignement son fils, effaçant de son corps, autant que possible, les signes des blessures infligées par ses bourreaux. C’est un roi qui a perdu sa couronne et qui célèbre dans l’obscurité de son palais le triste rite de l’abdication en faveur de son talentueux successeur, son plus jeune fils Michael. Lors du dernier face-à-face, dans le bureau de Vito, la salle du trône de la famille, lorsque le vieux parrain se lève de son fauteuil, la caméra ne le suit plus et reste centrée sur Michael. La succession a eu lieu. Mais jusqu’à la fin, Don Vito garde son sang-froid et la maîtrise de soi qui sont l'héritage de sa fierté sicilienne et qu’il a cultivés toute sa vie. Ces caractéristiques correspondent à sa stature tragique : le calme et l’intensité du geste, la force tranquille de la voix et des mots, la détermination, le mépris envers ceux qui sont incapables d’endurance virile et qui pleurent « like a woman », la dignité dans le deuil, la force dont il fait preuve en renonçant à la vengeance pour ouvrir une nouvelle ère de paix entre familles mafieuses. La représentation de la mort de Don Vito, sous un jour tragique, a lieu dans une scène au lyrisme délicat. Son corps sans vie s’effondre, à l’abri des draps blancs étendus dans le jardin, au souffle d’un vent léger : ce n’est pas à la mort d’un criminel que l'on assiste, mais à un dernier hommage rendu au héros14.

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La séquence finale du Parrain, en trois tableaux, développe un symbolisme royal évident : les funérailles somptueuses du vieux monarque permettant à la famille d'étaler son pouvoir et de renforcer ses alliances, sont suivies par le couronnement du nouveau roi, rythmé par le montage alterné du rite baptismal du fils de Connie, la sœur de Michael, et du massacre simultané des ennemis voulu par le jeune parrain. La solennité à la fois sacrée et sinistre15 est frappante : Michael devient en même temps parrain de l’enfant que l'on baptise, parrain de la famille mafieuse et « père omnipotent » en tant qu'implacable justicier. On assiste enfin à l’hommage rendu par les vassaux qui s’inclinent et baisent la main du nouveau roi assis sur le trône, le fauteuil du bureau de feu son père. Les premières images du Parrain II établissent une continuité : on voit justement un baisemain et un gros plan du visage de Michael, dont la moitié seulement est éclairée, ce qui met l'accent sur l’ambiguïté de son pouvoir et sur la division tragique de sa personnalité16. Le nouveau monarque est maintenant prêt, comme l'avait été son père, à gérer son pouvoir et à défaire ses ennemis. A vrai dire, Michael apparaît sous un jour héroïque dès sa première apparition, lors du mariage de Connie, au tout début du Parrain, puisqu'il se distingue dans la foule des invités grâce à son uniforme et aux décorations qui signalent sa vaillance guerrière. Pour le meilleur et pour le pire, comme tout héros tragique, Michael est un prédestiné 17. La clé de voûte de sa vie, nous l’avons vu, est l'instant où il se sent appelé à venger son père. Le meurtre du rival Sollozzo constitue en fait son initiation, son entrée dans la famille mafieuse. Comme nous l'avons précisé, les signes de sa prédestination sont toutefois évidents dès sa naissance, et sa condition d’héritier est implicitement signalée par la prédilection de son père, qui le chérit depuis sa plus tendre enfance. Cette prédilection se révélera être une malédiction, une mauvaise fortune. L'accès au pouvoir de Michael est préparé par un long séjour en Sicile, où il a fui pour se mettre à l'abri d'éventuelles poursuites ou rétorsions, après avoir perpétré la vengeance de son père. Dans le récit, les scènes siciliennes ont tout d’abord une forte valeur symbolique et initiatique. Avant d'accéder au pouvoir, le héros doit subir une période de purification et de mise à l'épreuve, et doit s'abreuver aux sources d’où ce pouvoir est issu. La Sicile symbolise donc le retour aux origines, le lieu mystique où l’ascension du nouveau parrain peut commencer. Dans une scène emblématique, Michael refuse d'emprunter la voiture pour monter à pied, tel un pèlerin, vers le village perché de Corleone. De même qu’Œdipe se rend chez l’oracle de Delphes pour connaître ses origines, ainsi Michael achève son pèlerinage à la recherche des racines sur lesquelles il va pouvoir se greffer, nouvelle pousse issue d’une plante ancienne. En ce sens, même sa rencontre avec Apollonia, sa future épouse, dont la vraisemblance sur le plan narratif peut sembler faible, se prête à une lecture symbolique. Comme Béatrice pour Dante, Apollonia est la femme angélique destinée à guider Michael sur le chemin de la pureté, avant de disparaître à jamais. La chaste étreinte qui suit leur mariage renvoie à l’étreinte entre Michael et ses racines18. Peu après, la mort de cette jeune épouse représente de toute évidence l’archétype tragique du sacrifice propitiatoire de l'innocent. De même que le sacrifice de la vierge Iphigénie fut nécessaire pour permettre le départ de la flotte achéenne vers Troie, ainsi la mort d’Apollonia rendra aisé le double voyage, réel et allégorique, de Michael : son retour en Amérique et son accession au pouvoir en tant que nouveau chef de la famille mafieuse.

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Malgré la diversité des personnalités, des époques et des circonstances, l'existence de Michael s'inscrit dans le sillage de celle de son père, y compris dans la phase de son déclin. Après avoir atteint des sommets plus élevés que Don Vito, Michael va à son tour connaître les limites de l'expérience : la trahison de son frère Fredo et la rébellion de sa femme Kay. Poussée au désespoir par son mari, celle-ci décide de se fait avorter, devenant in fine la réplique de Médée19, après avoir lutté pour préserver la liberté des enfants qu'elle a déjà mis au monde et pour tenter d'arrêter le tourbillon de la souillure qui pourrit leur sang. Autant dire un revers fatal pour le nouveau parrain. Le Parrain II s’achève avec la représentation d’un roi puissant mais dramatiquement seul, tourmenté par les fantômes du passé, en proie à ses remords20.

La famille et les familles : la logique du ghénos

Parmi les conflits qui caractérisent la tragédie classique, ceux qui éclatent au sein de la famille occupent une place de choix. En tant que forme primitive de la communauté humaine, la famille permet à la tragédie de saisir les relations interpersonnelles, les tensions et les conflits, dans leur phase embryonnaire, à un stade de spontanéité instinctive et émotionnelle que des formes plus complexes de regroupement social ne peuvent posséder. La famille est à la fois le lieu et l’emblème des liens ancestraux et indissolubles, inscrits dans l’intimité génétique de chacun de ses membres. Elle est la cause première et inévitable de tout comportement individuel, selon le principe évoqué plus haut, de la responsabilité collective et de la transmission héréditaire des fautes. Enfin, la famille est un ghénos, un clan, un groupe social autonome et autorégulé, qui naît et grandit selon des règles, des contraintes et des lois endogènes qui finissent inévitablement par entrer en conflit avec l’éthique de la pólis, c’est-à-dire avec le système politique et juridique de la communauté élargie dont elle fait partie. Or, le traitement tragique du thème de la famille, avec le corollaire de l’enquête sur les conflits familiaux, sont les moteurs de la saga du Parrain. Dans le code éthique de Vito et Michael Corleone, les valeurs familiales jouent un rôle fondamental et ont une primauté incontestée. Comme nous l’avons vu, l’existence de Michael est marquée par l’appel ancestral de la loi du sang lors de l’attentat subi par son père. Cet événement éveille son instinct naturel primordial, la phýsis, contre laquelle rien ne peuvent les interdits opposés par la culture et la société (nómos), que Michael a tout de même assimilés pendant sa période d'intégration à la société américaine, en tant qu’étudiant, soldat et fiancé. C’est précisément la primauté incontestée que la famille et ses règles occupent dans l’horizon mental des Corleone qui détermine, au sein du Parrain, la prépondérance absolue du ghénos par rapport aux valeurs de la pólis. Aucun des membres de la famille Corleone, en effet, ne reconnaît à la pólis cette fonction d’arbitrage et de médiation ou cette stature éthique que le contrat social et le droit sont censés lui conférer. L’État est perçu comme un interlocuteur complaisant qu’il faut corrompre ou bien un ennemi à abattre ou encore une institution à infiltrer. Le conflit entre ghénos et pólis avait pu émouvoir Michael lorsque, jeune et idéaliste, il avait décidé de s'engager et de se battre pour son pays, en dépit des remarques de son frère Sonny lui rappelant que la famille vient avant la patrie. Ce conflit n'est plus d'actualité pour le boss cynique et désabusé que Michael finit par devenir.

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Plusieurs autres conflits familiaux sont au cœur de la saga des Corleone : le conflit au sein de famille biologique, déchirée entre le modèle patriarcal traditionnel et le modèle nucléaire émergent ; le conflit qui oppose la dynamique et les intérêts de la famille biologique à ceux de la famille mafieuse ; le conflit qui oppose, au sein de la famille mafieuse, deux conceptions de la mafia. Le premier surgit lorsque le modèle familial patriarcal, que Don Vito a transplanté dans le Nouveau Monde en y fondant sa famille, entre en crise sous la pression des nouvelles exigences sociales qui traversent la société américaine. Tandis que Don Vito avait été le chef incontesté de sa famille, capable de plier à son pouvoir la volonté de sa femme et de ses enfants, la situation change radicalement lorsque Michael prend les rênes de la famille. Pendant son voyage en Sicile, ce dernier a pu connaître les dynamiques profondes de la société patriarcale : grâce à un montage habile, s'alternent à l'écran son immersion dans les rituels de la famille sicilienne traditionnelle (la demande en mariage auprès du père d'Apollonia, sa cour discrète sous les yeux attentifs de la famille de sa fiancée, la chasteté préservée jusqu'à la nuit de noces) et les excès libertins de son frère Sonny, qui épuise les énergies de la famille dans ses visites clandestines à Lucy, sa maîtresse, ainsi que les tromperies et les violences de Carlo, leur beau-frère, à l'encontre de Connie, leur sœur. L'équilibre de la famille sicilienne traditionnelle est donc miné, y compris chez les Corleone, par la dégénérescence pathologique et les dysfonctionnements dus au contexte social américain. Dans ce tableau affligeant, Michael est le seul à rester fidèle à la loi du père : il ne trompe pas sa femme, il refuse les soirées et les prostituées que son frère Fredo veut lui procurer, il ne cède jamais aux tentations du vice. A la différence de son père, cependant, Michael ne peut éviter d'être confronté aux nouvelles exigences de la famille nucléaire américaine, ni aux revendications que l’émancipation féminine a mises à l'ordre du jour et dont Kay sera la courageuse porte-parole, parvenant au bout du compte à briser le lien conjugal qui la contraignait. Dans sa dernière conversation avec sa mère, peu avant la mort de celle-ci, Michael est forcé d’admettre que les temps ont profondément changé et qu’il a perdu la maîtrise de sa famille, ce qui était impossible dans le monde tel que Madame Corleone l'a connu. Cette perte est rendue visible dans les dernières scènes du Parrain, où la reconstitution nostalgique d’une fête d’anniversaire du patriarche Don Vito, célébrée par toute la famille, s'oppose à la solitude désespérée à laquelle Michael est forcé, repoussé par sa femme et loin de ses enfants, dont les jouets gisent abandonnés dans le jardin couvert de neige glacée21. L’incapacité de préserver sa famille est la véritable tragédie du jeune parrain, qui, au plus fort de son succès en tant qu’homme de pouvoir, est forcé de subir un échec en tant que mari et père. Le Parrain III ne fera que reprendre le récit de l’échec de Michael pour en montrer les conséquences extrêmes sur son pouvoir et sur son existence. Le conflit entre la famille biologique et la famille mafieuse impose également des choix tragiques à Michael. Demeuré latent sous Don Vito, qui savait séparer les deux univers (Connie le rappelle à Sonny : « Papa never talked business at the table, and in front of the kids »), ce conflit éclate dans toute sa puissance dévastatrice sous Michael, jusqu'à l'issue fatale de la trahison de Fredo.

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Ayant découvert que son frère l'a trahi, Michael doit décider si sa réaction doit être celle du chef de la famille Corleone ou celle du chef d’une famille mafieuse. Une fois de plus, selon les règles de la tragédie, il va privilégier la responsabilité plutôt que la consanguinité. Il ordonne l'assassinat de Fredo non pas pour éliminer un frère déloyal, mais pour supprimer un élément perturbateur et potentiellement dangereux pour le clan mafieux. Dans le contexte élargi de la grande famille mafieuse new-yorkaise, les Corleone se trouvent également face à un choix tragique. Don Vito et Michael croient fermement qu’en tant qu’émanation de la famille biologique patriarcale, la famille mafieuse ne peut qu’hériter de sa structure verticale et de ses valeurs, à savoir la loyauté mutuelle et absolue des membres, le respect des hiérarchies, la défense de l’honneur. Leur idéal se heurte à une nouvelle conception entrepreneuriale de la gestion de l’association mafieuse, où la maximisation du profit l’emporte sur la loyauté et l’honneur. Tandis que le chef de la famille Sollozzo, incarnation du nouveau chef d'entreprise, après avoir attenté à plusieurs reprises à la vie de Don Corleone, sollicite un rendez-vous avec Michael croyant pouvoir faire des affaires avec lui, Michael, pour sa part, considère qu’il est impossible de traiter avec l'homme qui a menacé à la fois la vie de son père et l’honneur de sa famille, et ne peut envisager cette rencontre que comme un duel au dernier sang, afin de regagner l’honneur perdu. Fidèle à une éthique chevaleresque désormais en déclin, Michael finira par rester le seul paladin de l'honneur des Corleone, tandis que l’ancien monde de son père s’effrite. Le sens de l'honneur qui survit en Sicile, a été oublié ou trahi aux Etats-Unis. Même un ancien et fidèle collaborateur des Corleone, Frank Pentangeli, est prêt à coopérer avec la justice afin de se venger de Michael. Ce n'est pas un hasard si Pentangeli changera d'avis après avoir croisé au tribunal son frère, Don Vincenzo, arrivé spécialement de Sicile pour le rappeler à l’honneur familial, qui aurait été fatalement compromis par ses aveux. Don Vincenzo ne s'attardera pas en Amérique : son départ immédiat indique clairement que l'orthodoxie sicilienne condamne sans appel l’hérésie américaine.

Modulations tragiques du récit

Comme les héros de la tragédie classique, les protagonistes du Parrain évoluent dans un monde à part, à l'écart du commun des mortels, dont ils ne partagent ni l'existence ni la « normalité ». Cet écart est d’abord chronologique, puisque l’histoire représentée à l’écran précède d'une bonne vingtaine d'année l'époque de la sortie du film en salle, mais surtout parce que la narration s'attarde de manière spectaculaire sur le passé mythique des Corleone en lui attribuant une importance démesurée, qu'il est essentiel de saisir si tant est que l'on souhaite parvenir à une compréhension globale de la saga : l’arcanum imperii de la famille, c’est-à-dire l’origine mystérieuse de son pouvoir, doit en effet être recherché loin dans le temps et dans l’espace, à savoir dans la Sicile du début du XXe siècle. La Sicile semble d'ailleurs se situer à une distance sidérale du présent, tant du point de vue psychologique que du point de vue anthropologique, mais l'héritage de ce monde lointain est toujours pleinement opérationnel au sein de la famille Corleone, présentée comme un groupe social se situant au carrefour de plusieurs langues et cultures. Le scénario nous rappelle constamment cette spécificité, par exemple en insistant sur la polyvalence linguistique de chacun : capables de s'exprimer en anglais, italien, italo-

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américain et en dialecte sicilien, les personnages sont les locuteurs d'un mystérieux idiome qui, à défaut de correspondre à un code connu ou répertorié, sert à certifier l'altérité autant que la solennité de leurs échanges, en produisant un effet d'exotisme destiné à impressionner et charmer les spectateurs. Entourés d'une aura de mystère dès leurs premiers échanges, les Corleone et leur entourage mènent leurs affaires dans le respect des traditions de la grande histoire. Une scène emblématique, celle le rencontre en prison entre le mafieux Frank Pentangeli et Tom Hagen, l'avocat de la famille Corleone, permet de percevoir la transfiguration du présent grâce à l'évocation de l'histoire ancienne, notamment de l'antiquité romaine. L’objet de la conversation, l'injonction brutale faite au traître Pentangeli pour qu’il se suicide, est suivie de l’évocation nostalgique par Pentangeli de la grandeur passée de la famille Corleone, qui n'est autre qu'un renvoi à l'histoire de Rome : « the Corleone Family was like the Roman Empire ». La réplique de Tom Hagen est à son tour placée dans le contexte prestigieux suggéré par son interlocuteur : l'ordre péremptoire se pare de l'habit élégant de la culture, dès lors que Tom mentionne l’usage romain selon lequel le suicide volontaire du traître épargnait à sa famille toutes représailles de la part de l’Empereur. Ayant bien compris les instructions recelées dans les mots de Hagen, Frank Pentangeli se suicidera en se saignant dans une baignoire, comme Sénèque et Lucain avant lui, soupçonnés de trahison par Néron, s’étaient volontairement donné la mort. Pour un instant, le public peut oublier la différence abyssale entre les activités criminelles de Pentangeli et les raisons idéales des grands intellectuels romains. C'est du moins l'effet recherché par le récit filmique dès lors qu'il superpose le suicide du truand et la destinée noblement tragique de Sénèque et Lucain. De son côté Michael, aussi impitoyable et puissant que Néron, attendra dans son palais la nouvelle de la mort des conspirateurs, qui une fois de plus est consommée presque simultanément : dans la prison de haute sécurité (Pentangeli), à l’aéroport (Hyman Roth), sur la surface calme du lac Tahoe (Fredo). Comme dans la tragédie classique, dans Le Parrain aussi les métaphores et les symboles jouent un rôle très important. C'est du moins ce que semble suggérer le réalisateur lorsqu'il introduit dans la séquence de la procession religieuse à Little , un spectacle de marionnettes siciliennes (les célèbres pupi). Il s'agit là d'une allusion au choix d'une réalité complexe où le niveau visible – le jeu des marionnettes sur scène – n'a de sens que par l'existence d’un niveau sous-jacent, invisible au regard, celui où se situent les marionnettistes. Et d'ailleurs, rappelons au passage que le logo du film n'est autre qu'une main stylisée tenant d'invisibles marionnettes, dont on aperçoit juste les fils. La lecture symbolique est également encouragée par la fréquence de différents tópoi : la présence de rites religieux, l’apparition récurrente d'oranges, la ritualité sacrificielle de certains meurtres. Le Parrain reprend également de la tragédie l’utilisation paradoxale de l’ironie, de telle sorte que les actions du héros n'aboutissent pas au résultat escompté et mènent à sa perte plutôt qu’à son salut. En ce sens, on pourrait dire que la saga tout entière est tragiquement ironique, puisque chacun s'emploie à maintenir l’unité familiale, mais au bout du compte Michael actera la dissolution des Corleone. Le choix des scénaristes et du réalisateur consistant à créer un « long long-métrage » (très long, compte tenu des usages de l’époque22) correspond également aux critères de la tragédie grecque, où la « longueur » permettait justement de suivre l’évolution d'une

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malédiction familiale au fil des générations, comme c'est le cas par exemple dans les trilogies d'Eschyle consacrées aux familles maudites des Atrides et des Labdacides. Une intention narrative similaire est signalée par la division en cinq actes (au lieu de trois) des tragédies shakespeariennes, ou par la tétralogie wagnérienne. Une structure aussi articulée offre l’opportunité de tisser une toile dense de références et de renvois, organisés autour d'analogies et d'antiphrases qui donnent une forte unité à l'ensemble du récit. Enfin, la complexité du Parrain est inspirée de la tragédie dans la mesure où la saga des Corleone est à son tour un spectacle total. Depuis ses origines, la tragédie a attribué un rôle essentiel à la musique et au chant, ainsi qu’aux chorégraphies du chœur, aux masques et aux costumes, à la scénographie et même à de rudimentaires effets spéciaux. De ce point de vue, le cinéma, en raison de la variété et de la puissance de ses moyens, est le seul lieu d'art susceptible de recueillir et amplifier l’héritage du spectacle tragique. Les auteurs du Parrain, conscients du potentiel disponible, ont donc construit un spectacle à fort impact visuel, où tous les éléments non verbaux jouent un rôle fondamental et sont déployés afin de maintenir le public dans un état de « séquestration émotionnelle »23.

Conclusion

Le caractérisation tragique qu'ont choisie les auteurs du Parrain pour construire leur saga a fortement conditionné le public dans ses jugements sur les événements représentés et a contribué à nourrir le mythe de la mafia, à la fois au niveau ésotérique (la mafia ennoblie aux yeux de ses propres membres) et au niveau exotérique (la mafia « promue » et entourée d'une aura prestigieuse auprès de l'opinion)24. On peut notamment préciser que si la stature tragique conférée aux protagonistes en fait des personnages héroïques, dotés d’un courage et d’une audace extraordinaires, capables d’exploits légendaires, en même temps elle les place forcément au-dessus des lois auxquelles le commun des mortels fait référence. Or, si cette idée nourrit l’orgueil des associés, elle rend aussi la perspective de l'affiliation attrayante pour d'éventuels aspirants. Par ailleurs, en suscitant la peur, le respect ou l’admiration, la prétendue exceptionnalité héroïque de l'expérience mafieuse fait que le public renonce à évaluer les actes criminels représentés sur scène selon les principes de l'éthique courante. Qui plus est, la fonction d’arbitrage dans la résolution des conflits exercée par le parrain, accrédite l'idée selon laquelle la mafia serait une dispensatrice de justice. Cette justice apparaît, certes, primitive, sommaire et impitoyable, et néanmoins elle est d'une efficacité qui fait défaut à l’État, représenté dans ses lenteurs comme étant injuste. Ce n'est pas un hasard si le premier « verdict » de Don Vito est prononcé en faveur d’une jeune femme violée, à qui l’État n’a pas rendu justice25. La défense acharnée, quoique vaine, des valeurs familiales mise en place par Don Vito et son fils Michael suggère qu'il existe une « mafia traditionnelle », fidèle aux valeurs du ghénos qui, malgré la dégénérescence de la société actuelle, exalte l’unité du foyer, la fidélité conjugale, le respect des hiérarchies et des aînés. Paladins de ce modèle familial, les Corleone incarnent un paradoxe servi au public sans ménagement : truands, les voilà promus à censores morum, détracteurs attitrés d’une modernité qui a oublié et trahi la tradition.

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L'État corrompu et inefficace et ceux qui l'incarnent ou le défendent ne sont que des hypocrites méprisables aux yeux du public : sensibles à la flatterie de l’argent, proies faciles de toute sorte de chantages, bref, paladins d'une moralité douteuse, ils ne font pas le poids face à Don Vito et Michael qui, eux, incarnent le respect des valeurs. Insistant sur la question de l’honneur, les auteurs mettent en avant le lien entre la mafia, l’éthique chevaleresque et les codes de comportement les plus anciens de la tradition occidentale, auxquels remonte le principe « honneur ou mort », ce qui finit par suggérer l’assimilation des chefs mafieux, les soi-disant hommes d’honneur, aux héros de l'antiquité ou aux chevaliers sans peur et sans reproche de la chanson de geste. Sans oublier que l'utilisation d'un langage essentiellement allégorique, la place consacrée à des aspects symboliques et rituels semblables à ceux qui caractérisent les sectes et les cultes mystiques, ne font que renforcer le charme et le mystère de l'organisation criminelle. Par ailleurs, la lutte acharnée que les Corleone mènent contre les familles mafieuses rivales, qui trahissent les valeurs du sang et de l’honneur au nom de la logique du profit, accrédite l’existence d’une « bonne mafia », qui ne gère que des trafics véniels tels que le jeu, la contrebande ou le proxénétisme. Le refus catégorique opposé par Don Vito, au péril de sa vie, à l'exploitation du narcotrafic par les familles mafieuses nord- américaines, accentue dans la fiction le côté vertueux de cette « bonne mafia » animée de scrupules éthiques et armée d'une conscience morale dont, dans la vie réelle, on n'a jamais vu la trace et, dans la chronique judiciaire, le témoignage. Les scènes siciliennes du film et les flash-backs consacrés aux origines des Corleone conduisent à croire que les « bons mafieux » sont issus des classes populaires et que la « bonne mafia » est née jadis en réaction aux abus de pouvoir subis par le bon peuple à cause d'oppresseurs tels Don Ciccio et Don Fanucci, que Don Vito se chargera d'éliminer. Cette vision édifiante et idyllique est largement démentie par les travaux des historiens, qui ont bien montré que le phénomène mafieux est le fait des classes dirigeantes26. Les prototypes du chef mafieux, de la famille mafieuse, du comportement mafieux construits dans le long-métrage ont contribué à la construction d'une image mythique fictive de la mafia qui a eu un impact certain sur la véritable mafia elle-même, dont on sait qu'elle a notamment adopté des postures non-verbales propres du langage corporel mafieux scénarisés par Coppola. Pour mesurer l'impact du Parrain on pourrait emprunter à Jean Baudrillard la notion de « simulacre », à savoir une copie à l'identique d'un objet original n'ayant jamais existé ou, si l'on préfère, un « mythe » qui, dépourvu de réalité, conditionne pourtant la réalité et la dépasse de par sa capacité à être reconnu auprès d'une communauté, devenant ainsi une hyper-réalité27. Reste que sans la caractérisation tragique du Parrain dont nous avons explicité les lignes essentielles, un tel transfert de la fiction à la réalité n’aurait sans doute jamais pu avoir lieu.

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BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. A propos du roman de Mario Puzo, duquel il s'est inspiré pour son film, Coppola a précisé : « Upon that second reading, much of the book fell away in my mind, revealing a story that was a metaphor for American Capitalism in the tale of a great king with three sons: the oldest was given his passion and aggressiveness ; the second his sweet nature and childlike qualities; and the third, his intelligence, cunning and coldness », Coppola 2016, pp. xx-xxiv. Par ailleurs, aux

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critiques qui lui reprochent d’avoir donné une image romantique de la mafia américaine, il répond : « It is a mistake to think I was making a film about the Mafia. Godfather I is a romance about a king with three sons. It is a film about power » (in Phillips - Hill 2004, p. 19). Coppola ajoute des détails dans un autre entretien : « But, as I’ve said, this movie was never about a Mafia family. I think it was about a classic noble family. It could be about kings in ancient Greece or in the Middle Ages. It could just as well be about the Kennedys or the Rothschilds, about a dynasty that transcends even one’s obligations to one’s country. It is about power and the succession of power » (in Lebo 1997, p. 216). Les déclarations de Coppola semblent exagérées, car à l'origine du Parrain il y a un sujet de Mario Puzo, dont le titre original était bel et bien Mafia. A cause des pressions exercées par le chef mafieux Joe Colombo par l'intermédiaire de son Italian-American Civil Rights League les mots « mafia » et « Cosa Nostra » ne seront pas utilisés dans le scénario (cf. Lebo 1997). 2. Cf. Dainotto 2015. 3. Cf. Szigeti 2009, Poon 2006 et Citron 2004. Sur la relation entre mafia et tragédie au cinéma, cf. Schwanebeck 2010. 4. Coppola dit avoir été obligé d’antidater l'histoire aux années quarante (le récit de Puzo se situe dans années 1970), car un contraste trop marqué aurait opposé la culture patriarcale des Corleone à celle des hippies (in Phillips – Hill 2004, p. 172). A ce propos, l’un des scénaristes du film, Robert Towne, ajoute : « In the seventies, when we felt families were disintegrating, and our national family, led by the family in the White House, was full of backstabbing, here was this role model of a family who stuck together, who’d die for one another. The real appeal of the movie was showing family ties in a setting of power. It was really kind of reactionary in that sense – a perverse expression of a desirable and lost cultural tradition, filling people with longing for a family like that, a father who not only knew what was best but, if a guy was giving you a hard time, could have someone kill him » (in Phillips – Hill 2004, pp. 181-182). 5. Lors du choix des acteurs, Coppola et son directeur du casting Fred Roos étaient bien conscients des aspects charismatiques du personnage de Don Vito Corleone : « We couldn’t find a real Italian actor with the charisma he needed to have. There’s a lot of talk about the Don in this movie; he permeates the movie even when he’s not onscreen… » (in Phillips – Hill 2004, p. 173). En revenant sur le casting, Coppola ajoute : « It became apparent that the role called for an actor of such magnetism, such charisma, just walking into a room had to be an event » (Id., p. 20). 6. Cf. Cristaldi 2016, pp. 42-45. 7. A ce propos, voir l'article d'Andrea Meccia, dans ce n° 36 des Cahiers de Narratologie. 8. Au mois de juillet 1970, l'association créée par Joe Colombo organise un rassemblement au Madison Square Garden où une somme d'environ 600.000$ est recueillie afin de bloquer le tournage du film. Cette mobilisation officielle a été suivie de menaces téléphoniques, fausses alertes à la bombe, etc. (cf. Lebo 1997, pp. 41-44). Dans un entretien paru dans Playboy en 1975 Coppola déclare que Puzo lui avait suggéré d’éviter tout contact avec les mafieux, mais qu’il savait qu'il avait eu plusieurs rencontres entre Al Ruddy, producteur de Paramount, et des représentants de la mafia (cf. Phillips – Hill 2004, pp. 29-30). Sur les rencontres et les accords entre la société de production et Cosa Nostra, voir Lebo 1997, pp. 90-93. 9. À propos du rapport entre la mafia et Le Parrain cfr. Dainotto 2015, où il est question de la satisfaction que montrait , boss de la mafia sicilienne, lorsqu’on l'appelait « Le Parrain », ainsi que de son admiration pour la bande sonore du film, qu'il a choisie comme musique de son mariage. 10. A Paternò, en 2015, lors de la fête de la Sainte-Barbe, l’un des gros cierges en bois qui suivaient la statue portée en procession s’est arrêté sous le balcon d’un chef mafieux local pour lui rendre hommage, tandis que la fanfare jouait le thème du Parrain (cf. Corriere della Sera, 3 décembre 2015). Ce même thème musical a été utilisé lors de funérailles de mafieux (cf. notamment l'enquête de Giovanni Bianconi, parue dans Corriere della sera le 17 juillet 2018, à

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propos des funérailles du boss Vittorio Casamonica ainsi que l'article d'Andrea Meccia dans ce n° 36 des Cahiers de Narratologie). 11. Cf. J. W. Von Goethe, Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche, éd. Ernst Beutler, XXIV vols., Zürich, Artemis, 1948–1954, XXIII, pp. 348-349. Cf. aussi Szondi 2003 et Boyle 2010. 12. Robert Towne définit cette scène « one of the most chilling, heartrending sequences in movies », puisque « at the very instant in his life when he moves to save the lives of his children, he damns himself and, as we’ll see, them » (in Phillips – Hill 2004, p. 182). 13. Il s’agit de la longue séquence où Tom Hagen, émissaire du parrain, se rend en Californie pour demander à Woltz de « choisir » Johnny Fontane, protégé du parrain, comme protagoniste de son prochain film. L’entrée de Hagen, minuscule silhouette, dans les gigantesques studios hollywoodiens du producteur, filmée en plan large, sert à montrer la puissance de Woltz. Mais cet étalage de grandeur sert surtout à impressionner le public en vue de la victoire du parrain, capable de prendre le dessus même sur le plus fort des ennemis. Dans la dernière scène de la séquence, la caméra s’éloigne de la villa de Woltz au moment où on entend un cri effrayant : après avoir frappé celui qui a osé s’opposer au parrain, ses « soldats » se replient, laissant derrière eux le sang et le désespoir de son adversaire. 14. À propos de la scène qui précède la mort du parrain, où celui-ci joue avec son petit-fils, Coppola a commenté l’idée de Marlon Brando de gonfler ses joues pour amuser le petit, en ces termes : « Of course ! The Godfather dies as a monster ! ». Mais l’analyse filmique de la scène, loin de détecter une telle monstruosité, semble plutôt suggérer la hiératique dignité du protagoniste (cf. Phillips – Hill 2004). 15. Sur le montage et la complexité technique de cette scène, cf. Id., pp. 179-180. 16. L'alternance lumière/obscurité est toujours significative : les évènements qui ont lieu en pleine lumière sont le résultat des décisions prises dans l’obscurité du bureau du parrain (cf. Id., pp. 175-176). 17. Coppola le dit lui-même : « Michael Corleone is doomed » (in Id., p. 27). 18. Le prénom choisi pour la jeune fille n'est pas le fruit du hasard. Selon la tradition, Sainte Apolline (ou Apollonie), vierge et martyre, se jeta dans le feu pour ne pas abjurer sa foi. De la même manière, la femme de Michael, tuée dans l’explosion de sa voiture, gardera à jamais sa pureté, loin des risques de la corruption américaine (cf. Solomon 2015, pp. 376-377). 19. Le rapprochement entre Kay et Médée est implicitement confirmé par Coppola, qui définit l’avortement volontaire de Kay « a symbolic statement of power » (in Phillips – Hill 2004, p. 32). Rappelons au passage que Médée tue ses fils pour se venger de son mari Jason et affirmer son pouvoir sur lui. 20. Le Parrain II aurait dû être le volet ultime de la saga des Corleone. Le Parrain III est en fait une production tardive, réalisée suite aux pressions exercées par Paramount sur Puzo et Coppola (cf. Schumacher 1999, pp. 411-434). 21. La scène en question est celle du retour de Michael, après longtemps et en plein hiver, dans sa villa du lac Tahoe. Dans une des chambres, Michael aperçoit Kay, assise à la machine à coudre (Coppola a dit s'être inspiré de Pénélope, cf. Solomon 2015, p. 376). 22. À propos du soutien de Paramount à Coppola en vue de la réalisation d'un si long film, cf. Phillips – Hill 2004, pp. 180-181. 23. Sur la notion de « séquestration émotionnelle » (emotional hijacking), qui indique un état psychologique transitoire où l’on est possédé par ses propres émotions au point que l’approche rationnelle à la réalité est affaiblie, voire impossible, cf. Goleman 1996, I.2. 24. Sur les mythes mafieux ésotériques et exotériques cf. Nicaso - Scalia 2019, pp. 197-209. 25. Cette image délétère de la justice se trouve aussi dans d'autres textes fondateurs de la mythologie mafieuse. Songeons notamment à I Beati Paoli et à la légende des Vendicosi (les vengeurs), où se mélangent l'archétype de l'ombre et celui du chevalier noir, le justicier implacable (personnifié par Robin des Bois, par exemple). Beati Paoli est le nom d’une société

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sécrète dont l’histoire fut redécouverte lors de la publication du roman homonyme de William Galt (pseudonyme de Luigi Natoli) en 1909. Les Vendicosi sont une société secrète de justiciers dont les traces se trouvent déjà dans des manuscrits du XIIe siècle. Beati Paoli et Vendicosi sont rangés par les mafieux au nombre de leurs ancêtres (voir à ce propos Nicaso – Danesi 2013). 26. Cf. le bilan historiographique dressé in Nicaso 2016. 27. Cf. Nicaso et Danesi 2013.

ABSTRACTS

Le Parrain et Le Parrain II de Francis Ford Coppola constituent l’une des principales sources d’information sur la mafia dont disposent les spectateurs du monde entier. La caractérisation tragique attribuée aux personnages de la saga des Corleone et aux événements dont ils sont les protagonistes ont contribué à rendre iconique et légendaire le stéréotype du chef mafieux et à consolider le mythe d’une « bonne mafia » exprimant les valeurs traditionnelles de la famille patriarcale et dotée d’un sens aigu de la justice et de l’honneur. Cet article souhaite expliciter les principaux motifs tragiques de la saga et les relier aux stéréotypes sur la mafia largement répandus auprès du public. On soulignera notamment que Cosa Nostra elle-même a fini par s'approprier l’image de la mafia proposée dans les films de Coppola, en la considérant opératoire pour la mythologie ésotérique et exotérique de l’organisation.

Il Padrino e Il Padrino II di Francis Ford Coppola costituiscono tutt’oggi una delle principali fonti d’informazione sulla mafia per il pubblico mondiale. La caratterizzazione tragica conferita ai personaggi della saga dei Corleone e alle vicende di cui sono protagonisti hanno contribuito a rendere iconica e leggendaria la figura del capomafia e a consolidare il mito di una « mafia buona », espressione dei valori tradizionali della famiglia patriarcale e dotata di un acuto senso della giustizia e dell’onore. Questo saggio si ripropone di esplicitarne i principali motivi tragici e di metterli in relazione con gli stereotipi sulla mafia diffusi presso gli spettatori. In particolare si sottolineerà come la stessa Cosa Nostra abbia finito per impadronirsi dell’immagine della mafia proposta dai film di Coppola, considerandola funzionale alla mitologia esoterica ed essoterica dell’organizzazione.

INDEX

Chronological index: XXe siècle Mots-clés: mythe mafieux, Cosa Nostra, représentation de la mafia, Le Parrain, Le Parrain II Geographical index: États-Unis, Italie

AUTHOR

ROSARIO GIOVANNI SCALIA

Rosario Giovanni Scalia est professeur de latin et grec dans les lycées. En 2002, il a obtenu un doctorat en philosophie et histoire des idées à l'Université de Catane et, depuis 2016, il est également professeur associé de latin dans la même université. En 2018-2019, il a été boursier

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postdoctoral à la faculté de philosophie de l’Universidade Federal de São Paulo. Depuis 2016, il poursuit également des études en vue d'un deuxième doctorat, en études littéraires, à Middlebury College. Parmi ses publications récentes, on peut citer : « Mafia e mito : un rapporto dialettico », in The representation of the Mediterranean World by Insiders and Outsiders, A. C. Vitti & A. J. Tamburri (dir.), New York, Bordighera Press 2018 ; « La mafia e il mito » (avec Antonio Nicaso), in Mai più nell’ombra, A.Giorgi (dir.), Milan, FrancoAngeli 2019.

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Ré-visions de la trilogie du Parrain : anatomie d'un mythe à l'époque des séries télévisées

Andrea Meccia Translation : Manuela Bertone (de l’italien)

Le cinéma est l'arme la plus puissante de l'ère moderne. Et c'est d'autant plus vrai si l'on considère qu'il est destiné à changer radicalement dans les années à venir. Il est destiné à devenir électronique, numérique, et à créer les rêves et les hallucinations de l'avenir. Francis Ford Coppola, 1979

Réunion de famille

1 En avril 2017, quarante-cinq ans après la sortie en salles du Parrain [The Godfather] de Francis Ford Coppola - l'œuvre qui, en trois volets (1972, 1974, 1990), raconte l'épopée criminelle de la famille Corleone - le Tribeca Film Festival a célébré les personnages de la dynastie sicilo-américaine en les rassemblant pour une soirée de gala1 et un binge watching2 du film. Le lieu choisi pour l'occasion est le Radio City Music Hall, déjà exploité lors du tournage pour mettre en scène l'histoire d'amour entre deux protagonistes du film, Michael Corleone (Al Pacino) et Kay Adams (Diane Keaton). 377 minutes de visionnage : telle est la durée de la projection des deux premières parties de la plus célèbre saga mafieuse de l'histoire du cinéma.

2 Né de la plume de l'écrivain italo-américain Mario Puzo, le roman The Godfather, publié en 1969 par la maison d'édition new-yorkaise G.P. Putnam's Sons, s'est vendu à 9 millions d'exemplaires en deux ans. L'idée d'écrire une œuvre destinée à « s'imposer comme modèle parfait du best-seller mondial, transformé au fil du temps en une pépinière de divertissement multimédia et même en label idéal pour les offices du tourisme »3, naît en 1966, dans le sillage des confessions de Joe Valachi, le gangster

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« traître » qui, en 1964, devant la commission d'enquête présidée par le sénateur McClellan, avait utilisé pour la première fois l'expression « la cosa nostra » pour « révéler [...] le nom, utilisé par les initiés eux-mêmes, d'une société secrète dans laquelle on entrait suite à un rituel et en prêtant serment »4. Quelques années plus tard, en 1971, Gay Talese, le pionnier du new journalism, suite à la sanglante Banana War, publie Honor Thy Father [Ton père honoreras] une sorte de biographie autorisée des Bonanno, une des cinq familles de la mafia new-yorkaise. Talese, lui aussi d'origine italienne, décrit Bill, le fils aîné de Joseph Bonanno, aux prises avec le roman de Puzo : Il avait passé la moitié de la nuit à lire le livre qu'il tenait à la main, Le Parrain, roman sur la mafia, qui lui plaisait beaucoup. Arrivé à peu près à la moitié, il était certain que l'auteur, Mario Puzo, était fort bien renseigné sur cette société secrète. Le personnage principal du roman, Don Vito Corleone, lui paraissait vraisemblable. Il se demandait si son nom ne dérivait pas en partie de « Don Vito » Genovese. Quant à l'agglomération de Corleone, elle existe et se trouve à quelque distance de la côté, en Sicile occidentale, au sud-est de Castellammare. Bill trouvait que son propre père possédait bien des qualités attribuées par l'écrivain à Vito Corleone, surtout le calme et la subtilité. Mais d'autres traits de caractère lui rappelaient feu Thomas Lucchese. Comme Don Vito Corleone, Lucchese avait des amis influents parmi les dirigeants du Parti démocrate à New York pendant les années 1950, des gens qui, paraît-il, rendaient des services exceptionnels à ceux qui finançaient généreusement leur campagne électorale. [...] Les Siciliens décrits dans Le Parrain – non seulement Don Vito Corleone et son fils Michael, qui était passé par l'université et avec qui Bill s'identifiait, mais aussi d'autres personnages – étaient doués d'un courage et d'un sens de l'honneur impressionnant, caractéristique qui n'avait pas résisté à l'érosion des temps nouveaux. L'action du roman se déroulait peu après la Seconde Guerre mondiale ; peut-être la mafia était-elle alors telle que la peignait l'auteur. Tout en continuant de lire, Bill regretta une période qu'il n'avait d'ailleurs pas connue personnellement5.

3 Quelques mois plus tard, en 1972 (l'année de début de l'affaire Watergate), The Godfather, grande fresque d'une Amérique se dirigeant vers les tranchées imaginaires de la guerre froide, vit la première d'une longue série de média-morphoses : transformé en long-métrage par Paramount6, il est répertorié comme œuvre cinématographique appartenant au genre « drama », au sous-genre « gangster, with songs »7. D'après Jack Shadoian Le Parrain constitue une épopée domestique [...] sur les conséquences du capitalisme américain dans la vie familiale. La colère morale des films des années 1950 consacrés à la mafia et au crime organisé n'est plus d'actualité [...]. Les gangsters et les non gangsters sont les uns comme les autres paralysés dans le vide laissé par l'impossibilité du rêve américain dans une société post-Vietnam, post-Watergate [...]. Michael est un monstre, certes, mais nous comprenons et acceptons les raisons de sa monstruosité. [...] Les spectateurs comprennent et regrettent l'inéluctabilité de sa situation, car leurs propres vies se sont également endurcies après la disparition des rêves de la fin des années soixante8.

4 Du point de vue commercial, Le Parrain est une « opération [...] parfaitement adaptée à la vague des nouvelles grandes productions » de l'industrie culturelle des Etats-Unis : bien plus qu'un simple film, c'est « une holding, une entreprise planétaire, une opération bancaire, un séisme financier »9. Du point de vue de la distribution, comme le rappelle Gian Piero Brunetta, on inaugure avec Le Parrain « cette politique de saturation [saturation selling] qui, pour les films les plus coûteux, consiste à augmenter vertigineusement le nombre de copies distribuées [...] de manière à récupérer rapidement les capitaux investis »10. Les chiffres sont stupéfiants. Pendant les vingt-

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cinq premiers jours de programmation, le film rapporte 26 millions de dollars. Fin 1972, il atteint le record de 43 millions. En une année d'exploitation, il atteint les 81 millions. « Paramount dépensait environ un million de dollars par semaine en publicité et promotion, et gravait [...] un grand nombre de copies [...] après l'attribution de l'Oscar à Coppola, ils en ajoutèrent plus de 1000 »11.

5 La trajectoire artistique et commerciale du Parrain s'inscrit dans le contexte du renouveau de New Hollywood et d'une société aux prises avec les horreurs de la guerre du Vietnam. Inaugurant « le gangster movie du cinéma moderne », Le Parrain se prépare « à occuper une place d'honneur dans la culture de masse et dans la mémoire collective des générations à venir »12. Dans ses images grandiloquentes et mythopoïétiques se concentre sa capacité à saisir l'esprit du temps, à offrir à l'industrie des médias de nouveaux schémas narratifs, à (ré)inventer l'univers communicatif (verbal et non verbal) de la mafia sans même que le mot « mafia » ou l'expression « Cosa Nostra » ne soient utilisés dans le scénario, où en revanche, le registre de l'apologie est sollicité à plusieurs reprises13.

Les filleuls de « Don Francis »

6 Dès 1972, « profitant de la campagne publicitaire mise en place autour du film sur le “Parrain” [...] pour utiliser une tendance manifestement rentable »14, les épigones de Coppola commencent à investir les grands écrans italiens. De Hong Kong, pas moins de trois longs-métrages consacrés à la criminalité organisée : Il padrino di Hong Kong (Tieng Peng, 1973 ; titre original : The Godfather of Hong Kong), en 1977 Il padrino cinese e gli ultimi giorni di Bruce Lee (Lai Chien, 1974 ; titre original : Chinese Godfather) et Il padrino di Chinatown (Chang Cheh, 1977).

7 Don Vito Corleone en personne refait son apparition grâce à Nardo Bonomi, auteur de La mano lunga del Padrino et à Frank Agrama, réalisateur de L'amico del Padrino, « un produit dérivé de mauvaise qualité »15 qui surfe sur la vague de Puzo. En 1973, s'inspirant du premier chapitre de la saga, Vittorio Schiraldi réalise le policier Baciamo le mani. Mariano Laurenti, réalisateur prolifique de films musicaux, de comédies et de comédies sexy, tourne la parodie Il figlioccio del Padrino [le filleul du Parrain], inspiré du premier épisode de la trilogie, sans toutefois en respecter l'intrigue et les rôles. Il s'agit en effet de la reprise du voyage de Michael Corleone en Sicile, dans le village natal de son père. Cette fois-ci, le personnage s'appelle Oronzo Musumeci (interprété par l'acteur comique Franco Franchi), il est le filleul du boss mafieux italo-américain Don Vincenzo Russo (Maurizio Arena à l'écran), accueilli en Sicile par un autre mafieux, Don Salvatore Trizzino (Saro Urzì)16, père de la jeune Apollonia, qui a déjà perdu quatre maris morts assassinés et qui épousera Oronzo. Quant au toponyme « Corleone », il semble s'imposer également comme label spatial exploitable dès le titre : Corleone (1978) est en effet un film de Pasquale Squitieri se déroulant dans la Sicile des luttes syndicales paysannes des années 50, et Da Corleone a Brooklyn (1979) un policier italo-américain d'Umberto Lenzi. Au fil des décennies, Corleone devient une étape obligée du tourisme cinématographique. Les scènes siciliennes du Parrain et du Parrain II, tournées par Coppola dans la Sicile orientale, à Savoca et Forza d’Agrò, à quelques kilomètres de Taormina, on fait de ces villages des sites incontournables pour les touristes visitant l'île. Coppola a reconstruit « un monde pas si différent du monde primitif dont est issue la famille de la fiction. Et il n'y avait pas de différence entre le monde sicilien cruel où

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Vito était né et celui que Michael connaît [...] des années plus tard »17. Le fait d'avoir accueilli l'équipe du tournage et d'incarner une Sicile prétendument éternelle et immuable, est désormais partie intégrante de l'identité du village de Savoca. On a érigé un monument représentant Coppola derrière une caméra à quelques mètres du bar Vitelli, où Michael rencontre le père d'Apollonia18. Comme l'a souligné Fred Gardaphé, « dans Le Parrain, la Sicile devient pour Don Corleone ce que Krypton était pour Superman, un lieu d'origine légendaire : celui qui en fait l'expérience est élevé au rang de héros, sinon de dieu »19.

8 Par ailleurs, il est intéressant de rappeler que grâce à ce long-métrage, placé par l'American Film Institute au deuxième rang du classement des meilleurs films américains de l'histoire du cinéma20, un curieux réseau en celluloïd se crée, fait de voix et de visages qui se croisent entre l'Italie et les Etats-Unis. Ainsi, par exemple, Corrado Gaipa, l'acteur qui a prêté sa voix au Prince de Salina en doublant Burt Lancaster dans Le Guépard [Il Gattopardo] de Luchino Visconti (1963) et à Don Mariano Arena, interprété par Lee J. Cobb dans La Mafia fait la loi [Il giorno della civetta] de Damiano Damiani (1968), joue avec Coppola dans le rôle de Don Tommasino. La même année, il est le protagoniste de Le boss [Il boss] de Fernando Di Leo, avec Richard Conte, qui a joué le rôle de Don Barzini dans Le Parrain. Conte devient l'incontournable du cinéma policier italien : il est à nouveau à l'écran dans Salut les pourris [Il poliziotto è marcio] également de Di Leo (1974), Tony Arzenta de Duccio Tessari (1973), Anastasia mio fratello... de Steno (1973), Rue de la violence [Milano trema − La polizia vuole giustizia] de Sergio Martino (1973). Gastone Moschin, protagoniste culte du film noir Milan calibre 9 [Milano calibro 9] de Di Leo (1972), sera Don Fanucci dans Le Parrain II. Parmi les gardes du corps de Michael Corleone en Sicile on retrouve Franco Citti, l'acteur fétiche de Pier Paolo Pasolini, et Angelo Infanti, qui la même année sera Lucky Luciano dans Cosa Nostra [Joe Valachi − I segreti di Cosa Nostra] de Terence Young, précédant de peu Gian Maria Volonté, l'icône du cinéma politique italien, qui jouera le rôle-titre dans Lucky Luciano de Francesco Rosi (1973).

9 Voici comment Rosi explique son choix : Coppola avait présenté l'image de la mafia. Il était entré dans ses comportements les plus authentiques, ceux de la famille : une nouveauté. Même si je dois dire que l'idée de la montrer de l'intérieur, de cette façon, semble traduire un regard un peu léger sur les crimes et les aberrations de la pègre. Alors moi, je me suis dit que j'allais raconter le vrai parrain né en Italie et ensuite parti au-delà de l'océan. [...] J'en ai parlé à Cristaldi [Franco Cristaldi, le producteur, ndt]. Et Franco espérait certainement profiter du succès du Parrain21.

10 Il est tout aussi important de mentionner L'altra faccia del Padrino de Franco Prosperi (1973) et La grande bouffe [La grande abbuffata] de Marco Ferreri (1973). Dans le film de Prosperi, c'est à Alighiero Noschese, imitateur versatile et talentueux, qu'est confié le rôle du boss Don Vito Monreale (dont le nom est un toponyme sicilien). Avec son « visage construit, malléable, docile au maquillage, au coiffage, capable de disparaître en tant qu'homme et de ressusciter en tant que masque »22, Noschese livre l'une de ses meilleures interprétations, imitant les mouvements et les gestes de Don Vito Corleone ainsi que la voix (italienne) que Giuseppe Rinaldi avait prêtée à Marlon Brando.

11 Même dans le film de Ferreri, qui met en scène des adieux à la vie déchirants et grotesques, interprétés par Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Michel Piccoli et Ugo Tognazzi, une petite place est faite à une citation du Parrain. C'est Tognazzi, dans l'un

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de ses grands rôles satiriques, qui parodie Brando-Corleone, se déguisant en Parrain lors de ce dernier dîner raffiné et hyperbolique.

12 Du Parrain se dégage somme toute une force narrative tragique semblable à celle du Macbeth shakespearien : « Macbeth et Le Parrain entraînent le spectateur dans le monde du péché : les protagonistes évoluent dans la guerre, dans les vapeurs du sang ; la trahison mine les racines de la confiance, de l'amitié et de l'amour ; dans les deux ouvrages, le sujet principal est le péché accablant des meurtres que l'on a commis »23.

13 Le style classique, grandiloquent, fait de lenteurs et de rebondissements, dont Coppola se sert pour raconter l'épopée de la famille Corleone, captive et colonise l'imaginaire collectif et crée un réseau de symboles, d'icônes, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'univers mafieux, comme dans un inextricable jeu de miroirs.

Connaissez-vous Corleone ?

14 Aborder l'histoire de la mafia italienne de la deuxième moitié du XXe siècle, c'est aussi être accompagné par le toponyme Corleone, par l'adjectif « corléonais », par la parabole criminelle de ceux que la chronique et l'histoire ont appelés « les golpistes de Cosa Nostra », des truands tels que Luciano Liggio24, Salvatore Riina, , tous nés à Corleone, village perché situé dans la zone géographique de Palerme. Ils sont partis de ce village, dans l'après-guerre, pour aller à la conquête de Palerme, la capitale sicilienne où, comme l'a écrit Giuseppe Fava, « la mort [était] différente. Plus profonde, plus mystérieuse et fatale »25.

15 A partir des années 50 et avec une virulence particulière entre les années 70 et le début des années 90, les médias italiens seront tristement envahis par les prouesses de la faction qu'ils représentent, la « Nazimafia », qui a longuement bercé le projet totalitaire de « faire coïncider l'État [...] avec Cosa Nostra et Cosa Nostra avec la société »26. À la manière des terroristes, ils avaient pour objectif d'éliminer en série des serviteurs de l'État, des pans entiers de la société civile, des familles rivales. L'un des premiers reportages de la Rai (la télévision publique) sur la mafia, réalisé en 1962 par Gianni Bisiach, avait justement pour titre Rapporto da Corleone [compte rendu depuis Corleone]27.

16 Comme l'a noté l'historien anglais John Dickie, « lorsque l'auteur du Parrain, Mario Puzo choisit un lieu de naissance pour son héros, Don Vito Corleone (né Andolini), il tomba par un pur hasard sur la ville qui a donné au monde les hommes d'honneur les plus redoutés et puissants de Cosa Nostra »28. Et, au sujet de Liggio/Leggio, arrêté en 1974 à Milan, il a précisé : Les photos les plus connues de datent de sa comparution devant le tribunal de Palerme en 1974. En les voyant, on ne peut s'empêcher de penser qu'il avait résolu pour l'occasion d'imiter Marlon Brando en Don Corleone. Avec son cigare, la lourde mâchoire et son air arrogant, la ressemblance est assez bonne. Mais le visage de Leggio était déjà tristement célèbre bien avant la sortie du Parrain. Le rapport de la Commission antimafia sur Leggio, publié l'année même de la sortie du film, n'est pas un document à se soucier de frivoles apparences. Il témoigne pourtant de la fascination des juges pour « sa grosse figure ronde et froide », pour son air « de mépris ironique ». Si le parrain du film était tel que la Mafia aime à se voir – plein de sagesse et soucieux avant tout de sa famille - les traits de Luciano Leggio évoquaient en revanche l'instabilité et la terreur. Si les lourdes paupières de

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Brando donnaient à son personnage une sorte de noble réserve, les yeux fixes de Leggio laissaient penser qu'il était aussi versatile que malveillant29.

17 Auprès de l'opinion publique, le sens du mot « Corleone » est brièvement resté en suspens, pouvant indiquer un nom de famille d'origine littéraire et un lieu réellement existant ; puis il est rapidement devenu une « métaphore des racines siciliennes de la mafia italo-américaine », un sombre « mélange de terreur et de sens chaleureux de la famille »30. Pendant ce temps, Le Parrain s'installe fermement dans le code culturel mafieux, au point de constituer un élément de l'identité des clans, des boss et de leurs affiliés.

Les Casamonica et les Greco

18 En inversant l'ordre chronologique, prenons deux exemples où réalité et fiction sont incroyablement imbriquées : d'abord les Casamonica, famille d'origine tsigane installée depuis des décennies à Rome, définie « association de malfaiteurs de type mafieux » par la Cour de Cassation italienne en 2019 ; ensuite les Greco, famille de l'aristocratie criminelle au passé pluriséculaire, ayant prospéré à l'ombre des plantations d'agrumes de la Conca d'Oro palermitaine.

19 Rome, août 2015, quartier Cinecittà, secteur sud-est de la ville. Une scène de foule est tournée dans la basilique Saint-Jean Bosco, un lieu sacré déjà immortalisé par Federico Fellini dans La Dolce Vita (1960) et par Pier Paolo Pasolini dans Mamma Roma (1962) 31. Quelques mois plus tôt, en décembre 2014, éclatait le scandale dit « Mafia capitale », suite à l'enquête « Mondo di mezzo ». Tout au long des années précédentes, les faits et gestes de la pègre romaine alimentent une production romanesque foisonnante. Protagonistes d'une épopée nostalgique sans précédent, les criminels seront pratiquement « adoptés » par la ville, qui façonne et actualise son image au gré des effets de la transposition multimédia de Romanzo criminale, le polar noir vite devenu un long-métrage puis une série télévisée. Sorti en 2002 de la plume d'un magistrat, Giancarlo De Cataldo, ce roman épique32 est inspiré de l'histoire de la , une holding politico-criminelle qui a dominé Rome entre les années 70 et les années 80, en synergie avec la Mafia, la Camorra et L'ndrangheta (les trois organisations mafieuses « traditionnelles ») et qui a également été impliquée dans les très nombreux mystères politiques auxquels l'Italie républicaine de l'époque a été confrontée. Romanzo Criminale sera suivi en 2013 d'un autre roman, Suburra, qui revisite et met à jour les mêmes événements33.

20 Revenons à Saint-Jean Bosco. Pendant qu'un corbillard tiré par six chevaux noirs approche de la basilique, un hélicoptère lance des pétales de rose sur la foule tandis qu'une fanfare joue les thèmes musicaux du Parrain. Cette fois-ci, on n'est pas sur le tournage de Suburra, même si la réalité ressemble étrangement à la fiction34. Il s'agit des funérailles de Vittorio Casamonica, chef du clan homonyme, le « roi de Rome » d'après les affiches qui en annoncent le décès.

21 Les médias, unanimes, considèrent que cette mise en scène est à la mesure de l'impact du Parrain sur l'imaginaire criminel. Des comparaisons sont faites avec d'autres cérémonies célèbres de l'histoire des organisations mafieuses. Plusieurs sites d'information partagent de vieilles images des actualités cinématographiques du 2 février 1962 consacrées aux funérailles de Lucky Luciano, qui ont eu lieu à Naples le 29 janvier 1962. Sur le web résonne la voix de stentor héritée des années de la propagande

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fasciste : « La cérémonie religieuse a lieu dans l'église de la Trinité. Puis le cortège funèbre se dirige vers le cimetière anglais. Le frère de Lucky Luciano suit le corbillard tiré par huit chevaux »35.

22 Parallèlement, sur les réseaux sociaux, les utilisateurs cinéphiles affichent les scènes métaphysiques d'un cortège funèbre qui traverse les faubourgs d'une Palerme postmoderne et apocalyptique. Il s'agit d'une séquence tirée de L'Oncle de Brooklyn [Lo zio di Brooklyn] de Daniele Ciprì et Franco Maresco, tourné en 199536. Des membres de la famille Casamonica accordent des interviews, passent à la télé, ouvrent les portes de leurs maisons et de vieux albums de famille pour montrer leur visage naturel, humble et modeste. L'hebdomadaire Oggi obtient en exclusivité et publie deux photos des funérailles avec corbillard à chevaux du père (1967) et de la mère (1977) de Vittorio Casamonica37. Ces photos sont de toute évidence une « démonstration de puissance, d'impunité et de mauvais goût », et en même temps elle constituent « un [...] élément nouveau dans la stratégie de construction du consensus social [...] pour se renforcer et effacer l'image de "parents pauvres" de la pègre romaine »38. Largement reprises par les médias en ligne, elles dépassent vite les frontières italiennes. Les mélodies de Nino Rota, l'ombre de Don Vito Corleone, la proximité géographique des studios prestigieux de Cinecittà, le souvenir de Fellini et de Pasolini, sont un patrimoine iconographique facile à investir sur le marché mondial de l'information.

23 La Direction nationale antimafia a effectivement constaté que « le rite funèbre spectaculaire et extravagant organisé par les représentants du clan historique des Casamonica [...] pour célébrer la mort du chef de famille, Vittorio, a ravivé l'intérêt de la presse, y compris à l'international »39.

24 De son côté, le monde de l'information et de la communication frôle souvent le voyeurisme à l'égard des Casamonica40. A tel point que Vera Casamonica, fille de Vittorio, est invitée sur le plateau de Porta a porta, l'une des émissions phare de Rai Uno, où elle s'exclame : « Là-haut, il est heureux parce qu'on a fait les funérailles qu'il aimait. [...] Pour nous, c'était un roi. C'était un bon père, il ressemblait au bon Pape, c'était Wojtila ». La légitimité d'une telle intervention sur une chaîne du service public a été immédiatement questionnée : « Ce fut le triomphe de l'iconographie Casamonica, représentée à l'écran par des invités très sûrs de leur fait [...] madame [en français dans le texte, ndt] Vera a parlé de la bonté de son papa, Vittorio, de son excellent sens des affaires [...]. Un affront au bon sens et à l'image de la Rai dans son ensemble »41.

25 A rebours, allons maintenant du côté de Palerme, dans les années 80. Ce sont les années enflammées du « maxi-procès » contre Cosa Nostra (1986-1987), qui parviendra à détruire le mythe de l'invulnérabilité de la mafia et à rétablir la souveraineté de l'État. Les Italiens voient défiler dans la salle d'audience-bunker du tribunal de Palerme des centaines d'accusés filmés par les caméras de la Rai, grâce à « une impressionnante machine de production [...] capable d'enregistrer les audiences intégralement et en exclusivité, à la demande aussi du ministère de la Justice »42. Parmi eux, une place de choix a été réservée à Michele Greco, le « Pape » de Cosa Nostra, confronté au « soldat mafieux » et témoin coopératif Salvatore Contorno, dans le but de décrédibiliser sa déposition mettant en cause un avocat de Palerme (Salvatore Chiaracane) qu'il accusait d'être associé à un clan43. Greco a développé un discours suivant deux axes destinés à converger : d'un côté, l'éthique mafieuse, de l'autre, le cinéma comme agent de l'histoire, capable de « structurer les comportements, promouvoir les passions, les choix collectifs »44. Greco s'adresse en ces termes au juge Giordano : « La ruine de

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l'humanité, ce sont certains films. Les films violents, les films pornographiques, voilà la ruine de l'humanité. Car si, au lieu du Parrain, Contorno avait vu Moïse, il n'aurait pas calomnié l'avocat Chiaracane. Sûr et certain »45.

26 L'ironie de l'histoire, c'est que le fils de Michele Greco, Giuseppe, « avait trouvé dans le cinéma son obscur objet du désir. Et en 1981, avec l'argent de son père, il avait pu produire un film qui, dès son titre, rappelle les comédies des années 70 : Crema, cioccolata e pa... prika »46. Des années plus tard, sous le pseudonyme Giorgio Castellani, il réalise deux longs métrages : Vite perdute (1992), remake mafia-phile du film culte Ragazzi fuori de Marco Risi (1990) et I Grimaldi (1997), « portrait indirect de son père, joué par une sorte d'imitateur du Brando du Parrain »47.

27 Dans la pénombre de son bureau, savamment créée par le directeur de la photographie Gordon Willis48, Don Vito Corleone a l'air d'un homme paisible, dont la richesse est fondée sur ses relations avec des journalistes, des politiciens, des juges, des showmen ; un homme ne voulant surtout pas se lancer dans le trafic de drogue, un bon père de famille, un grand-père tendre, un parrain accueillant, bienveillant, capable de rendre la justice à ceux qui en sont privés, sans pour autant mépriser le rêve américain.

28 Comme l'affirment Nicola Gratteri et Antonio Nicaso : [Le Parrain], dont la production est d'abord contestée par Joe Colombo, un boss de Cosa Nostra [...], devient la parfaite autoreprésentation de la mafia, gardienne des valeurs anciennes, telles que la famille, la justice, l'honneur [...]. Un enquêteur nous a dit que dans ces années-là, dans toute maison perquisitionnée dans le cadre d'une enquête, le FBI trouvait presque toujours des cassettes VHS du film de Coppola49.

29 Et voici un passage significatif du roman de Mario Puzo : Don Vito Corleone était un homme à qui tout le monde venait demander aide et assistance et qui jamais ne décevait ceux qui s'adressaient à lui. Jamais il ne faisait de vaines promesses ; jamais il ne cherchait à se dérober en alléguant qu'il existait dans le monde des puissances supérieures qui lui liaient les mains ; il eût tenu cette excuse pour lâcheté. Il n'était pas nécessaire qu'il fût personnellement votre ami ; il importait peu que vous fussiez ou non en mesure de le payer de retour. Il n'avait qu'une exigence : que vous vous déclariez vous-même son ami. Dès lors, que son solliciteur fût obscur ou puissant, riche ou pauvre, Don Corleone partageait son souci [...] Quelle récompense en attendait-il ? Une amitié, l'honneur de s'entendre respectueusement appeler « Don » Corleone et quelquefois, plus affectueusement : padrino. Et peut-être aussi, mais seulement comme un gage de reconnaissance – jamais comme un salaire, un modeste cadeau : un gallon de vin fait à la maison ou un panier de tamales spécialement préparés pour orner la table de la famille Corleone à la Noël. Par ces petits hommages, il était tacitement entendu que vous vous reconnaissiez comme l'obligé de Don Corleone, lequel pouvait à tout moment invoquer la dette que vous aviez contractée envers lui pour vous demander de lui rendre, en retour, quelque petit service50.

30 Ce n'est pas un hasard si Michele Greco, au cours d'un interrogatoire devant les juges, déclare : « La violence est étrangère à ma dignité. [...] Ma vie, c'est une vie rangée »51.

31 Le storytelling des Casamonica et la stratégie défensive de Michele Greco démontrent que, pour être forte, « une organisation mafieuse doit [...] exploiter le patrimoine de la culture populaire afin d'obtenir le consensus des couches marginales de la société et renforcer l'image d'une mafia enracinée dans le passé, fondée sur des principes solides, peu sensibles à la modernisation, de manière à écarter le risque d'une mobilisation citoyenne adverse »52.

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Le home movie des Coppola

32 L'inspiration clanique et familiale du Parrain, si proche – au point d'être indissociable – du code des organisations criminelles, expose de fait les spectateurs et les chercheurs à une expérience culturelle très particulière. D'ailleurs, en 1972, les associations représentatives de la communauté italo-américaine ont protesté et formé des piquets de grève devant les cinémas, contre les traîtres Coppola et Puzo. (Quelques années plus tard, le Order of Sons of Italy accusera Scorsese, De et toute la troupe des Soprano de complicité dans un soi-disant « holocauste » italien). Le Parrain n'a certainement pas été le premier livre et film ayant comme protagonistes des criminels italiens, mais il a été le premier fait par des Italiens et centré sur les spécificités de la culture des communautés italiennes d'Amérique. [...] L'italianité avait-elle fait l'objet d'une stigmatisation négative et criminelle ? Et bien, il fallait donc revendiquer cette stigmatisation comme le signe d'une histoire de souffrance collective, transformée en épopée faisant partie du grand récit américain, toujours basé sur le système ou simplement sur le rêve de la mobilité sociale53.

33 A distance de plusieurs décennies, en parcourant le press book du film 54 donné aux journalistes italiens, lorsqu'on s'arrête sur la distribution technique et artistique de la trilogie, on a immédiatement le sentiment d'être confronté à une œuvre intégralement italo-américaine, où l'expérience de la migration du Vieux continent vers l'Amérique du Nord a joué un rôle essentiel tant au niveau de la création qu'au niveau de la production. En effet, Coppola « utilise son héritage culturel (méditerranéen) et, du grand réservoir de la tradition méridionale, puise une posture non manichéenne : le bien et le mal sont imbriqués et indissociables »55. Mario Puzo et Coppola sont italo- américains, Al Pacino et Robert De Niro sont d'origine italienne, Nino Rota, l'auteur de la musique, est italien. La saga met en scène les campagnes et les villages de Sicile, le centre monumental de Palerme et Rome, à l'ombre du Vatican. Le Parrain n'est pas seulement un film tragique sur le pouvoir, la mafia, la trahison, l'Amérique des années 197056 dans la vie d'une famille imaginaire, il est bel et bien une œuvre ethno- anthropologique très personnelle, fondée sur le vécu des émigrés, des ancêtres de Coppola, une sorte de home movie mélancolique, à faire pleurer dans les chaumières.

34 D'après John Yates, Coppola « présente son univers avec ce que Pauline Kael appelle une caméra ouverte : tout est montré, le détail est absolument convaincant ; et c'est convaincant parce que le spectateur peut tout assimiler naturellement, sans commentaires du réalisateur »57.

35 Lorsque le spectateur rencontre le soldat décoré Michael Corleone, dont l'héroïsme fait la fierté des siens (Clemenza, le bras droit de Don Vito, le dira explicitement), il le voit habillé de l'uniforme de l'armée américaine, accompagné d'une élégante beauté anglo- saxonne, Kay Adams (un personnage qui n'assimilera jamais complètement l'esprit de la famille et qui sera toujours marginalisé ou plutôt, frappé d'une sorte d'exclusion « ethnique »). Écoutons à ce propos la femme de Coppola, Eleanor Jessie Nail : « Il semblerait que [Francis] y ait mis beaucoup de sa vie personnelle... de ses expériences en famille... [...] les gens me disent qu'il y a quelque chose en moi de Kay [...]. Diane m'a dit [...] qu'elle s'est inspirée de moi pour jouer son rôle. Je suis toujours un peu perplexe à l'idée qu'il y ait tant de ressemblance »58.

36 Pour le rôle de Constanzia « Connie » Corleone, Coppola a choisi sa propre sœur, Talia Shire. Dans les scènes chorales du mariage de Connie avec Carlo Rizzi (Gianni Russo)59,

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parmi les invités au bal, la mère du réalisateur fait son apparition. Une partie des musiques populaires que l'on entend à plusieurs reprises et qui constituent une « métaphore de la fidélité à la culture d'origine »60, ont été éditées par son père, Carmine Coppola, qui, tout comme sa femme, est aussi l'un des figurants lors du mariage sicilien de Michael et Apollonia.

37 Sofia Coppola, la fille du réalisateur, est présente dans les trois parties. Née en mai 1971, âgée d'à peine trois semaines, elle joue le bébé dans la scène du baptême de Michael Rizzi. Dans la deuxième partie, elle joue une petite fille qui voyage dans le paquebot qui emmène Vito-De Niro aux États-Unis. Dans la dernière, elle est destinée à une mort violente en tant que Mary Corleone, la fille de Michael. Talia Shire l'a dit franchement : « Le Parrain avait le goût et le parfum des souvenirs de notre famille »61.

Un mélodrame télévisé

38 Aujourd'hui, à l'ère de la Complex TV62, il est utile de poursuivre la réflexion à partir d'une définition du Parrain proposée en 1973 par John Gabree : somme toute, dit-il, ce film est conçu et réalisé comme un « un mélodrame télévisuel »63.

39 En effet, Le Parrain a connu un sort semblable à celui de tant de produits à succès : il est passé du grand au petit écran et s'est finalement imposé, par le bais de la sérialisation, en tant que visual novel. En novembre 1977 déjà, la National Broadcasting Company (NBC) avait réuni les deux premiers volets de la saga dans Mario Puzo's The Godfather: the Complete Novel for Television, diffusé en quatre soirées. L'épopée des Corleone s'est donc invitée chez les Américains avec neuf nouvelles scènes, précédemment coupées au montage : une heure de spectacle supplémentaire pour une intrigue chronologiquement différente, car les chapitres ayant pour protagoniste Robert De Niro ont été montrés au début. Manifestement, le modèle de référence étaient « les séries télévisées, qui font tourner la machine de la production en exploitant le succès de l'un de leurs films pilote »64.

40 La sérialisation télévisuelle – surtout dans sa forme actuelle – reste une adaptation, mais il s'agit aussi d'une réélaboration susceptible de restituer au spectateur les rythmes puissants et impétueux des œuvres littéraires qui l'ont inspirée. « Les séries » en effet « ressemblent au roman d'apprentissage du XIXe siècle, qui accorde une grande place à tous les personnages, qui est choral et met en scène un grand nombre de conflits »65.

41 Ce « regard a posteriori » permet de mieux interpréter la dynamique des transformations narratives qui ont investi Le Parrain – produit global, brand, écosystème narratif – et de la sérialité télévisuelle italienne contemporaine, qui a connu son apogée avec l'adaptation de trois œuvres littéraires appartenant au genre crime story : Romanzo criminale et Suburra, dont nous avons déjà parlé, et Gomorra de Roberto Saviano66.

42 Luca Bandirali et Enrico Terrone caractérisent ainsi cette solution narrative : Le roman d'apprentissage en tant que lutte de succession est une structure récurrente dans les sagas criminelles, comme le montre le cas paradigmatique du Parrain [...]. Mais le roman d'apprentissage en tant que lutte de succession est aussi un thème crucial de la sérialité contemporaine. En ce sens, Gomorra - La Série est très proche de ses précurseurs cinématographiques, mais surtout des séries de son époque : Game of Thrones, [...] Alias, 24, Homeland, Mad Men ou encore Breaking Bad [...].

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Pourquoi le conflit générationnel est si important dans les séries contemporaines ? [...] D'abord, parce la série est un récit long qui permet de montrer le vieillissement des pères et le mûrissement des enfants avec une précision normalement impossible au cinéma. Ensuite, parce que la série traite d'une anomalie propre à la civilisation occidentale contemporaine : l'absence de renouvellement générationnel, la réticence des pères à céder la place à leurs enfants. Enfin, s'agissant de conflit des générations, la série parle aussi d'elle-même, de sa relation avec son propre père, le cinéma67.

43 La relation entre Les Soprano, produite par la chaîne payante HBO, et Le Parrain est tantôt hostile, tantôt respectueuse, souvent ampoulée. Reste que, dans l'univers américain de la Complex TV, c'est bien cette série de David Chase, diffusée entre 1999 et 2007, qui incarne pleinement l'esprit narratif du Parrain. D'après Chase, si Les Affranchis [Goodfellas] de Martin Scorses est « le préquel implicite des Soprano, Le Parrain [...] est le modèle archaïque à suivre pour façonner les personnages de la saga, une sorte de Bible qui dicte les lois comportementales du crime organisé »68.

44 Tom Santopietro a écrit : La trace du Parrain est omniprésente dans Les Soprano, qui se présente comme une version moins noble, moins italienne, plus profondément américaine de l'épopée de Puzo. Dans l'univers des Soprano, respecter Le Parrain signifie avoir du caractère. Dans l'esprit de Tony Soprano, Le Parrain présente une image noble du passé de la pègre, auquel il rend hommage y compris à travers le nom de son propre club de strip-tease/quartier général, le Bada Bing. (Amusé, Sonny Corleone refuse l'offre de son frère Michael de venger le meurtre de son père en ces termes : « You gotta get close like this and Badabing! You brought their brains all over your nice Ivy League suit ! »69.

45 A mi-chemin entre un film de gangsters et un drame familial traditionnels, caractérisé par l'hyper-citation (contexte post-moderne oblige), Les Soprano est peuplé de personnages construits exprès pour mettre en scène le « gangster italo-américain névrosé »70.

46 Dans l'imaginaire de la société américaine post-11 septembre, où le mythe de la mafia continue d'exister, une telle démarche narrative conduit à croire que cette série est plutôt un métadiscours sur la mafia, une œuvre de « méta-mafia »71 où les mafieux – déprimés, accablés de crises de panique, entre deux séances chez le psy – déplorent l'époque contemporaine. Incapables de lire entre les lignes du présent ou d'imaginer un avenir, ils s'abandonnent au regret mélancolique du temps jadis et songent à un âge d'or qui n'est plus, à la bonne nourriture des repas d'antan. Grâce aux Soprano, nous avons compris que même la mafia peut être nostalgique d'elle-même.

A table avec Don Vito : une offre que l'on pourra refuser

47 A l'ère de l'homo dieteticus72, la dyade « mafia-Parrain » – entre épique et folklore, entre conscience et irresponsabilité – a connu une curieuse triangulation avec le secteur œnograstronomique, au point d'attirer l'attention de la Cour de Justice de l'Union européenne.

48 En mars 2018, le Tribunal de l'UE diffuse un communiqué de presse intitulé « La marque “La Mafia se sienta a la mesa” est contraire à l’ordre public », sous-titré : « L’Italie

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demande avec succès la nullité de l’enregistrement de cette marque en tant que marque de l’Union européenne »73. 49 Que s'était-il passé ? En 2006, la société espagnole « La Honorable Hermandad », à laquelle a succédé « La Mafia Franchises », avait déposé auprès de l'Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) une demande d'enregistrement de la marque « La mafia se sienta a la mesa », une chaîne de restaurants italiens décorés en « style mafieux » et présents en Espagne depuis 2002. La marque, sur fond noir, était composée d'une rose rouge inclinée de la droite vers le centre pour s'approcher, sans la chevaucher, de l'inscription en grandes lettres « La Mafia », qui occupait l'espace au centre-gauche. Au dessous, sous une ligne de démarcation blanche, campait l'inscription « se sienta a la mesa » : Les deux créateurs espagnols de ces restaurants, plus que par la culture sicilienne et la cuisine méditerranéenne, semblent avoir été influencés par la mafia et la culture mafieuse, à tel point que pour la décoration des locaux, ils se sont inspirés du film Le Parrain. Chaque petit détail de l'ameublement et de l'image de cette marque est conçu pour pousser à croire que la mafia et la culture culinaire italienne ne font qu'un74. 50 En 2015, l’Italie a déposé une demande auprès de l’EUIPO visant à faire déclarer nulle cette marque, au motif qu’elle était contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Cette demande a été accueillie par l’EUIPO. En effet, l’EUIPO a considéré, d’une part, que la marque « La Mafia se sienta a la mesa » promouvait de façon manifeste l’organisation criminelle connue sous le nom de Mafia et, d’autre part, que l’ensemble des éléments verbaux de cette marque traduisait un message de convivialité et de banalisation de l’élément verbal « la mafia », déformant ainsi la gravité véhiculée par celui-ci75.

51 Suite à cela, « Insatisfaite de la décision de l’EUIPO, “La Mafia Franchises” a saisi le Tribunal de l’Union européenne pour en demander l’annulation », niant que la marque avait un « caractère offensant, car dans son intention la marque s'inspire des valeurs familiales et de convivialité véhiculées par la saga Le Parrain »76.

52 Mais le Tribunal de l'UE considère d’abord, que l’intention de La Mafia Franchises d’enregistrer la marque « La Mafia se sienta a la mesa » en vue d’évoquer la saga cinématographique Le Parrain, et non de choquer ou d’offenser, est sans incidence sur la perception négative de cette marque par le public. Il précise également que la réputation acquise par la marque de la société espagnole ainsi que son concept de restaurants à thème liés aux films de la saga Le Parrain sont dépourvus de pertinence aux fins d’apprécier si la marque est contraire à l’ordre public77. 53 Le Ministère italien des affaires étrangères diffuse à son tour un communiqué avec une déclaration du ministre Angelino Alfano : L'image de notre Pays et des Italiens dans le monde est un patrimoine [...] à promouvoir et à protéger. [...] Cette entreprise, en utilisant le nom d'une des organisations criminelles les plus dangereuses qui existent, porte atteinte à l'image de l'Italie, notamment à la réputation extrêmement positive de la cuisine italienne, et surtout offense de manière inacceptable la sensibilité des victimes78.

54 Clairement, quels que soient les points de vue et les perspectives, la Mafia est toujours une question d'image.

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Le Parrain, une allégorie de politique étrangère

55 Il nous semble opportun de conclure par quelques remarques concernant les implications politiques du Parrain. Les brèves déclarations d'Henry Kissinger et de Barack Obama mises à part79, on peut évoquer un ouvrage fort efficace de deux politologues, John C. Hulsman et A. Wess Mitchell, The Godfather Doctrine: A Foreign Policy Parable (2011). Il s'agit d'un pamphlet qui propose une lecture métaphorique du scénario global de l'après-11 septembre. Les personnages de la trilogie de Coppola (notamment Don Vito, Tom, Sonny, Michael) sont décryptés du point de vue de la science politique. Ainsi Don Vito, désormais âgé, victime de l'embuscade des hommes du « turc » Sollozzo, serait « le symbole de la puissance américaine pendant la guerre froide. [...] Soudainement et violemment frappé par une force qu'il n'avait pas prévue et n'arrive pas à comprendre, comme ce fut le cas en Amérique le 11 septembre », tandis que ses trois possibles héritiers seraient la représentation des « trois grands courants de la politique étrangère américaine »80 du début du XXIe siècle.

56 Tom Hagen, le fils adoptif-conseiller d'origine germano-irlandaise, promoteur raffiné d'accords et d'alliances, « est le produit d'une vision du monde juridico-diplomatique qui partage un certain nombre d'analogies philosophiques avec le liberal institutionalism »81. Sa phrase préférée, en quelque sorte son identifiant politique : « Nous devrions leur parler ». Santino-Sonny, le fils aîné, l'héritier, est « l'archétype cinématographique du néoconservateur extrémiste »82. D'après lui, les problèmes auxquels les Corleone doivent faire face après l'attaque contre le chef de famille peuvent être résolus par « une action militaire, une recette politique unique pour mener une guerre “juste” contre le reste du monde mafieux ingrat »83. « Tire d'abord, tu réfléchiras ensuite », c'est sa devise. Et pour terminer, il y a le héros de guerre, le cadet, le moins expérimenté, le personnage qui, aux yeux de Coppola, incarne « un intellectuel conscient de sa propre tragédie », capable en même temps d'élaborer « la stratégie qui préserve les Corleone du danger » auquel ils sont exposés dans ce monde multipolaire84. Michael le réaliste sait alterner « puissance douce et puissance dure [...] la carotte et le bâton », utiliser tantôt l'esprit réparateur de Tom tantôt le désir de représailles de Sonny. Michael vit de tactique, en gardant à l'esprit l'objectif stratégique fondamental : « la survie et le bien-être de la famille »85.

57 D'après l'historien David W. Ellwood, il est des films qui « font l'histoire, d'autres qui la réécrivent et d'autres encore qui l'inventent de toutes pièces »86. Trinitaire, la saga de Coppola semble véritablement incarner toutes ces possibilités. C'est pourquoi on peut supposer que l'évolution méta-discursive de cet extraordinaire outil de communication qu'est Le Parrain ne s'arrêtera pas de sitôt87.

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NOTES

1. Etaient présents : Francis Ford Coppola, Al Pacino, James Caan, Robert Duvall, Diane Keaton, Talia Shire et Robert De Niro. La soirée était animée par le réalisateur et producteur Taylor Hackford, https://www.tribecafilm.com/filmguide/archive/godfather-the-godfather-part- ii-2017.

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2. Dans son analyse des modes de consommation des séries télévisées, James Poniewozik, décrit le binge watching comme suit : « Regarder une série en streaming, c'est comme lire un livre [...] mais aussi comme jouer à un jeu vidéo. Le binge watching est immersif et contrôlé par l'utilisateur. Il crée une dynamique que j'appelle “l'aspiration” : un sentiment narcotique d'abandon qui fait qu'on se laisse emporter dans un spectacle qui vous absorbe pendant des heures. Vous appuyez sur “Regardez le prochain épisode”, c'est tellement simple. Et ça peut même engendrer des compétitions. Vos amis affichent leurs progrès, heure par heure, sur les médias sociaux. [...]. Chaque épisode devient un palier à atteindre » (Poniewozik 2015). Sauf précision contraire, les citations en langue étrangère sont livrées en version française par la traductrice de cet article. 3. Cantone 2019. 4. Lupo 2002, p. 24 5. Talese 2015, pp. 388-389. 6. Engagé sur un projet de film noir de coût moyen (2,5 millions de dollars), le réalisateur a pu obtenir un budget plus important (6 millions) grâce à l'intervention in extremis de la compagnie pétrolière Gulf & Western (cf. http://www.cinematik.it/2015/03/il-film-del-giorno-in-tv-il- padrino.) 7. Cf. AFI Catalog - American Film Institute, https://catalog.afi.com/Catalog/moviedetails/54023. 8. Shadoian 1980, pp. 406-408. 9. Cit. in Zagarrio 1980, p. 80. 10. Brunetta 2003, p. 306. 11. Contaldo et Fanelli 2017, p. 215. 12. Careddu 2018. 13. Umberto Santino, fondateur du « Centro siciliano di documentazione Giuseppe Impastato » de Palerme, a précisé : «Il n'y a pas de doute que Coppola est un grand réalisateur et Marlon Brando un grand acteur, et le film sera un chef-d'œuvre, mais il est explicitement apologétique, c'est un véritable hymne à la mafia en tant que tutrice des valeurs anciennes : famille, justice, honneur etc., dans une société comme l'Amérique contemporaine, métaphore de l'univers, en pleine crise des valeurs et des repères » (cit. in Meccia 2014, p. 16). 14. A.D. « I fantasmi del “Cabaret” », La Stampa, 3 septembre 1972. 15. Cf. https://www.cinematografo.it/cinedatabase/film/lamico-del-padrino/20989/. 16. Notons au passage que ce même Saro Urzì (comédien de qualité, souvent présent dans les films de Pietro Germi) avait joué le rôle du père d'Apollonia dans Le Parrin de Coppola. 17. Yates 1975, p. 159. 18. Gambino 2016. 19. Gardaphé 2003, p. 60. 20. Cf. https://www.afi.com/100years/movies10.aspx 21. Rosi - Tornatore 2014, pp. 303-304. 22. Sansonna 2016, p. 8. 23. Szigeti 2009, pp. 25-26. 24. Luciano Leggio à l'état civil, il a été présenté au parquet en tant que « Liggio » lors de sa première comparution. Au fil du temps, on a utilisé les deux noms. Ce boss était aussi connu sous son surnom, « le Mouron rouge de Corleone » [La Primula rossa di Corleone], faisant référence au héros-justicier du feuilleton anglais du début du XXe siècle, The Scarlet Pimpernel de la baronne Orczy, dont on a tiré un film à succès et plusieurs séries télévisées. 25. Giuseppe Fava, journaliste et écrivain, a été assassiné par la mafia, à Catane, en 1984. Cf. http://www.fondazionefava.it/sito/i-siciliani/i-cento-padroni-di-palermo/ 26. Marino 2006, p. 282. 27. Reportage diffusé dans l'émission Rotocalco televisivo [magazine télévisé], animée par Enzo Biagi. Cf. http://www.teche.rai.it/2016/08/enzo-biagi-rotocalco-televisivo-1962/ 28. Dickie 2007, p. 358.

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29. Ibid. 30. Deaglio 2010, p. 144. 31. Cf. Crespi 2018, p. 241. 32. De Cataldo 2002. De ce roman sont tirés le film Romanzo criminale de Michele Placido (2005) et la série télévisée Romanzo criminale (2008-2010, 2 saisons, Sky). 33. Bonini - De Cataldo 2013. De ce roman sont tirés le film Suburra de Stefano Sollima (2015) et la série télévisée Suburra (2017-2019, 2 saisons, Netflix). 34. Voici la description, dans Suburra, de l'enterrement de Cesare Adami, version fictive de Vittorio Casamonica : « Tirée par un quadrige d'étalons bais Haflinger qu'on avait fait venir du Tyrol, la chose en mouvement ressemblait au carrosse de Cendrillon. Mais c'était le corbillard de Cesare Adami [...]. Les bêtes, bardées de panaches noirs, avaient des parures en cuivre [...] Placé sur un immense coussin de roses rouges et blanches, le cercueil d'acajou occupait toute la longueur du carrosse laqué de noir [...]. Le trafic avait été bloqué par des patrouilles zélées de la police municipale, et la foule qui gonflait à son passage s'agrégea spontanément derrière le cercueil. Décidée à être là, mais surtout tenant à se faire voir. [...] Les boutiques avaient baissé leur rideau de fer. Le lieutenant Gaudino était fasciné. – Des funérailles comme celles-là, je n'en avais vu qu'à Forcella et dans les Quartiers Espagnols. La camorra a fait école », Bonini - De Cataldo 2016, pp. 316-317. 35. https://www.youtube.com/watch?v=R9AKAjJ-Z9Y 36. https://www.youtube.com/watch?v=t7o43plAA1w 37. Aprile 2015. 38. Chirico 2015. 39. Cf. Relazione annuale sulle attività svolte dal Procuratore nazionale e dalla Direzione nazionale antimafia e antiterrorismo, nonché sulle dinamiche e strategie della criminalità organizzata di tipo mafioso, février 2016, https://www.publicpolicy.it/wp-content/uploads/2016/03/Relazione- Franco-Roberti-Dna.pdf, p. 907. 40. « Une de leurs spécificités est que presque tous les mariages ont lieu au sein du clan, ce qui crée des liens de parenté qui unissent, du côté maternel ou du côté paternel, quasiment tous les foyers ; ce qui rend par ailleurs difficile l'identification des individus car ils portent souvent les mêmes prénoms », Ibidem. 41. Bocca 2015. 42. S. Cusimano, La Rai al tempo dell’emergenza. Venticinque anni in prima linea, in Cusimano - Costa 2009, p. 194. 43. Tribunale di Palermo 1982 44. G. De Luna, Le nuove frontiere della storia. Il cinema come documento storico, in Cortini 2013, p. 40. 45. Blu Notte – La Mattanza, 25 juin 2003, https://www.raiplay.it/video-ssi.html?/video/2018/02/ Blu-notte---La-mattanza-bd900965-5d5c-4d8b-9bbd-d8617882efee-ssi.html 46. « È morto il regista Giuseppe Greco » 2011. 47. Morreale 2007, p. 51. 48. En 1970, au New York Film Festival, Coppola assiste à une projection du Conformiste de Bernardo Bertolucci, dont le directeur de la photographie avait été Vittorio Storaro. Déjà aux prises avec le scénario du Parrain, Coppola dit à Gordon Willis : « Je veux une photo comme celle- là !», cf. Crespi 2018, pp. 266-267. 49. Gratteri et Nicaso 2017, pp. 72-73. 50. Puzo 1970, p. 16. 51. Lodato 2005, p. 194. 52. M. Ravveduto, « “Il Male è tra noi”. L’immaginario collettivo della camorra », in Melorio - Ravveduto 2015, pp. 11-12. 53. S. Lupo, « La mafia americana. A partire da Il Padrino di Mario Puzo », in A.D. 2018, pp. 195-196.

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54. Disponible à la consultation près la bibliothèque Luigi Chiarini du “Centro sperimentale di cinematografia” de Rome. 55. Zagarrio 1980, p. 82. 56. Présent à la première projection du film, le secrétaire d'état Henri Kissinger remarque : « C'est un film qui parle à tout le monde : ce n'est pas très différent de ce que je vois tous les jours à Washington » (Monda 2008). En 2016, le président Barack Obama dit : « Le Parrain II est peut- être mon film préféré », https://www.cnsnews.com/news/article/cnsnewscom-staff/obama- godfather-ii-maybe-my-favorite-movie 57. Yates 1975, p. 158 58. Werner 1990. 59. Cf. Russo 2019, où le comédien raconte ses rapports avec des mafieux notoires et des célébrités du star system. 60. Marcucci 2018. 61. Werner, 1990. 62. Cf. Mittell 2015. 63. Gabree 1973 p. 122. 64. Zagarrio 1980, p. 93. 65. De Cataldo 2016, p. 61. 66. Du roman de Roberto Saviano, sorti en Italie en 2006, on a tiré le film Gomorra réalisé par Matteo Garrone (2008) et la série du même nom, en 4 saisons (2014, 2016, 2017 et 2019). 67. L. Bandirali - E. Terrone, Tele-Machia, in Guerra - Martin - Rimini 2018, pp. 24-25. 68. S. Martin, The Sopranos, alla ricerca di un cambiamento in-compiuto. Viaggio tra gli eroi archetipi di Francis Ford Coppola e quelli moderni di Martin Scorsese, in Caccia - Gerosa, 2013, p. 120. 69. Santopietro 2012, pp. 272-273. Cf. aussi https://www.youtube.com/watch?v=-EaR5x3Mh6M 70. Armstrong 2019. 71. Grasso 2019. 72. Cfr. Niola 2015. 73. Tribunal de l'Union européenne 2018. 74. Fossati 2018. 75. Tribunal de l'Union européenne 2018. 76. http://www.dirittoegiustizia.it/news/17/0000088408/ La_Mafia_se_sienta_a_la_mesa_stereotipo_che_offende_l_Italia_e_l_UE_il_marchio_e_nullo.html? coc=4 77. Tribunal de l'Union européenne 2018. 78. Annullamento marchio ristoranti 2018 (publié sur le site du Ministère italien des affaires étrangères). 79. Cf. note 53. 80. Hulsman et Mitchell 2011, p. 26. 81. Id., p. 27. 82. Id., p. 33. 83. Id., p 32. 84. Id., p. 37. 85. Id., p. 38. 86. D.W. Ellwood, Cinema e didattica della storia oggi: una breve riflessione e un esempio, in Cortini 2013, p. 45. 87. L'univers des jeux vidéos a d'ailleurs offert de nouvelles opportunités à la fois esthétiques et structurelles à cette histoire. Voici quelques titres : Mafia, Mafia II, Il Padrino, MafiaShoot, Scarface, Mafia Wars II. Cf. notamment G. Rizzo 2013 ; Z. Gaiaschi et S. Troglio, Realtà digitali. La mafia è solo un gioco, in Chirico - Carta 2017, pp. 239-250 ; Michetti 2017.

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ABSTRACTS

Libro, film, visual novel, videogioco, allegoria politica: la saga della famiglia Corleone è tutto questo nell'immaginario collettivo mondiale da oltre mezzo secolo. Questo articolo torna sul percorso de Il padrino [ The Godfather], il romanzo di Mario Puzo, e, esaminandone le trasformazioni mediatiche, ne valuta la capacità di tratteggiare, nella realtà postmoderna, un nuovo immaginario dell'universo mafioso, tanto all'interno quanto all'esterno delle associazioni criminali.

Livre, film, visual novel, jeu vidéo, allégorie politique : voilà ce qu'est la saga de la famille Corleone dans l'imaginaire collectif mondial depuis plus d'un demi-siècle. Cet article retrace le parcours du roman de Mario Puzo Le Parrain [The Godfather] et analyse ses transformations médiatiques ainsi que sa capacité à dessiner, dans la réalité postmoderne, un nouvel imaginaire du monde mafieux, à l'extérieur comme à l'intérieur des associations criminelles.

AUTHORS

ANDREA MECCIA

Andrea Meccia, journaliste, est directeur de la revue Questione Giustizia. Membre de l'association anti-mafia daSud, il est l'auteur de MediaMafia. Cosa nostra tra cinema e TV (2015) ainsi que co- auteur de Strozzateci tutti (2010), une anthologie sur les mafias italiennes (Aliberti 2010), et de Novantadue. L'anno che cambiò l'Italia (ouvrage dirigé par Marcello Ravveduto, Castelvecchi 2012). Il a participé aux documentaires Ezio Tarantelli. La forza delle idee (Monica Repetto e Luca Tarantelli, Derivafilm 2010) et Voi siete qui (Francesco Matera, 2011, présenté au Festival de Venise 2011), en tant que responsable de production. Il a travaillé au service de presse de l'association Magistratura Democratica.

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Don Raffaè de De André/Bubola/ Pagani : représentation exemplaire du mafieux généreux aimé par le petit peuple

Walter Zidarič

1 La chanson Don Raffaè est publiée par Fabrizio De André en 1990 dans son album Le Nuvole (les nuages), le douzième de sa carrière. La musique est l’œuvre de Mauro Pagani alors que le texte est écrit à quatre mains par De André lui-même et Massimo Bubola. Aucun des deux n'est Napolitain : pourtant, Don Raffaè est désormais un grand classique de la chanson parthénopéenne1. Pagani a expliqué en ces termes la genèse de cet album qui mettait fin à six années de silence après Crêuza de mä (1984) : Lorsque nous avons commencé à travailler sur le nouveau disque, nous nous sommes rendu compte, en fait, qu’avec le temps qui s’était écoulé notre relation était devenue plus profonde, que nos connaissances s’entrelaçaient de plus en plus et s’influençaient mutuellement. Ainsi, cette fois-ci, tout a véritablement pris forme et identité en bavardant, en inventant, en faisant et en refaisant à nouveau à quatre mains. Surtout, en regardant autour de nous, avec une attention vers le monde totalement différente de celle qui avait inspiré le disque génois […] Tout ce que nous avions de nouveau entre les mains trouvait son poids et sa place : à partir des riches athéniens d’Aristophane, si semblables à ceux d’aujourd’hui, à l’indolence d’Oblomov, de l’enchantement mélancolique de Tchaikovsky à la sagesse quelque peu misérablement clownesque et atemporelle du geôlier Pasquale Cafiero2.

2 L’une des dernières interprétations réussies de Don Raffaè, cinématographique cette fois-ci, se trouve dans le film Passione de John Turturro, présenté hors concours lors de la 67ème édition de la Mostra de Venise, le 4 septembre 2010. Le travail de Turturro est une sorte d’hybridation entre la fiction cinématographique, le vidéoclip et le documentaire musical, avec parfois l’insertion d’images d’archives sonores. S’il manque une véritable trame à la diégèse du film, qui ambitionne de représenter la ville de Naples à travers la musique et la chanson, notamment pour le public américain (et plus généralement anglophone), on pourrait cependant définir le résultat final comme une

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sorte de rapsodie, au sens étymologique du terme, car il s’agit d’un recueil fort sélectif, eu égard de l’abondance du répertoire napolitain, de morceaux et de réflexions de différents auteurs et interprètes ordonnés de manière à former un ensemble unitaire. Un véritable patchwork, « assemblé » par les interventions rapides du réalisateur/ narrateur, nouveau rapsode de la culture musicale et de la chanson napolitaines.

3 Des vingt scènes ou numéros dont le film est constitué, c'est Don Raffaè qui occupe à mon sens une position centrale et donc stratégique, la numéro 9, délibérément établie par le réalisateur. Ce dernier nous présente une version cinématographique de la chanson entre le comique et la farce : le geôlier est interprété par Max Casella, qui force les traits de la caricature en courant dans tous les sens dans les escaliers du Castel dell’Ovo, la prison, pour porter des tasses de café, comme dans un bar ; le personnage de Pasquale Cafiero est incarné physiquement et vocalement par Peppe Barra aux côtés du boss mafieux, en cellule, endimanché selon la tradition cinématographique des boss affiliés à Cosa Nostra.

4 Voici le texte intégral de la chanson3 et la traduction simplifiée que j’en propose, avec en italiques certains éléments sur lesquels on reviendra par la suite :

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5 Le texte est donc composé de quatre blocs de strophes, chacun comprenant une séquence double d’une strophe de 8 vers (ottava doppia) à laquelle, dans les 2ème et 3ème blocs, vient s’ajouter un refrain ‘double’ de 10 vers, tandis que le 1er bloc comprend 21 vers – avec un refrain ‘simple’ de 5 vers – et que le dernier bloc n’a pas de refrain. Il s’agit bien d’une structure régulière de base, 16 vers – ottava doppia justement – dans laquelle on insère strophe après strophe certaines variantes au niveau du refrain, qui disparaît finalement en clôture de chanson.

6 Cette régularité se repère également dans la scansion métrique puisque, si on analyse les blocs de 16 vers (64 vers au total) des 8 strophes (pour plus de facilité indiquées par des chiffres romains entre parenthèses), l’on retrouve en fin de compte une nette majorité de décasyllabes – 25 (I : 8 ; II : 7; III : 6 ; IV : 4) – et de vers de 11 pieds (endecasillabi) – 19 (I : 6; II : 7; III : 2 ; IV : 4), auxquels s’ajoutent 8 vers de 9 pieds (novenari) (I : 2 ; II : 1 III : 3 ; IV : 2), 5 vers de 13 pieds (III : 2 ; IV : 3), 4 vers de 12 pieds (dodecasillabi) (II : 1 ; III : 2 ; IV : 1) et 3 vers de 8 pieds (ottonari) (III : 1 ; IV : 2). Le refrain a lui aussi une structure régulière selon le schéma 6, 9, 10, 6, avec à chaque fois 5 vers dans les 3 premières strophes. La régularité de la scansion métrique est associée à la scansion rythmique, tout aussi régulière – typique de la tarentelle – et aussi aux nombreuses rimes, embrassées (concorsi/ricorsi), internes (fatiscienti/fetienti) et croisées (me/papale/giornale/Raffaè).

7 Tout en abordant plusieurs thèmes, le texte met en exergue le personnage qui donne le titre à la chanson, c’est-à-dire le boss mafieux, qui jouit, comme nous allons le voir, d’une aura sacralisée.

8 Dans la première strophe, on assiste à la présentation que le brigadier Pasquale Cafiero fait de lui-même, en racontant la dure routine qui est la sienne au quotidien, dans la prison napolitaine de Poggioreale où, au milieu d’une faune carcérale infâme, s’élève, pour ainsi dire, la silhouette d’un personnage d’exception : Don Raffaè.

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9 Dans la deuxième strophe, à travers la lecture régulière du journal, le brigadier relate tout d’abord l’état de la situation politique et sociale italienne, sans y comprendre grand-chose : il bénéficie par chance des explications « éclairées » du boss. Il passe ensuite à un exemple concret de mauvaise gestion des biens publics, à travers le cas d’un père de famille qui vit dans le besoin, avec ses six enfants, et qui a demandé un logement à la mairie (il s’agit en réalité d’une roulotte) ; sa demande a été rejetée car l’adjoint préposé aux logements, un ignoble profiteur, s’est tout simplement attribué la roulotte pour y faire de l’élevage de visons.

10 Dans la troisième strophe, Cafiero passe aux commentaires sur la situation économique générale et évoque ensuite sa situation à lui : avec son maigre salaire, il doit pourvoir aux noces de sa fille qui veut absolument se marier bien que lui n'ait rien d’élégant à se mettre pour l’occasion et ne puisse se permettre d’acheter quoi que ce soit.

11 Voici donc surgir sa première requête au mafieux : que don Raffaè lui prête le manteau qu’il portait lors du « maxi-procès » tenu contre la mafia, afin de pouvoir faire bonne figure lors de la cérémonie de mariage.

12 Dans la dernière strophe, le brigadier passe en revue la terrible situation des prisons en Italie, en livrant sans détours sa vision politique des choses (sans doute après avoir pris l'avis de Don Raffaè), sur un ton populiste à peine voilé qui propose une image du monde à l’envers, grâce à l’intervention de l’homme providentiel : ceux qui sont incarcérés devraient être libres, car ils sont en train de payer pour ceux qui sont réellement responsables de la situation et qui, eux, sont libres et continuent de profiter de la vie grâce à l’immunité (parlementaire).

13 Dans la vision du brigadier, l’organisation criminelle de type mafieux a définitivement remplacé l’État. Il est lui-même désormais passé de l’autre côté, comme le démontre d'ailleurs sa déférence vis-à-vis de Don Raffaè, que l'on pourrait qualifier d’« ascendante », puisqu’il le définit une première fois comme « homme génial » (I, 8), puis comme « homme très raffiné et immense » (II, 7) et enfin, lorsqu’il s’adresse directement à lui, dans la troisième strophe, comme « (votre) Excellence » (III, 13). Il finit par lui déclarer ouvertement qu’il serait bel et bien « un saint » (IV, 6)4, ce qui mène tout droit au dernier terme choisi pour s’adresser au mafieux : « (votre) éminence » (IV, 14).

14 C’est la deuxième fois, à la fin seulement, que Cafiero demande à nouveau un service au boss : trouver une situation pour son frère, au chômage depuis quinze ans, qui vit toujours à sa charge et à celle de sa mère.

15 Don Raffaè est donc une chanson de dénonciation, mais sur un ton finement ironique. Outre la politique, l’économie, les combines mafieuses, la situation des prisons et une certaine culture comportementale italienne (et pas seulement napolitaine), le texte et la musique font également allusion à d’autres éléments qui en enrichissent la polysémie.

16 Songeons en premier lieu à la musique et au personnage traditionnel de Cicerenella (c’est l’orthographe exacte de ce prénom), qui est évoqué dans le refrain avec une variante graphique qui comporte trois « i » de suite, redoublant ainsi la syllabe initiale, Ciccirinella, un diminutif dialectal napolitain qui signifie en réalité « petit pois chiche », dérivation étymologique directe du latin cĭcĕr. Par ailleurs, Cicerenella est aussi le titre d’une chanson populaire napolitaine remontant au XVIIIe siècle5, qui est une tarentelle du point de vue musical, accompagnée comme cela arrive souvent dans la

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musique du folklore napolitain par les castagnettes et les tambourins, et qui s’est répandue au cours du XIXe siècle sous le titre de Tarantella di Posillipo6. Soulignons tout de même que Cicerenella est une (jeune) femme, alors que Ciccirinella dans Don Raffaè est un détenu de la prison de Poggioreale ; la variante graphique du nom indique aussi une transformation sexuelle du personnage qui a son importance, comme nous allons le voir.

17 De plus, on ne peut passer sous silence le rite du café, rite païen et prosaïque qui contient pourtant un caractère quasiment « sacré » : il s'agit d'un rite incontournable dans la culture napolitaine, bien qu’il puisse prendre des sens et des connotations différents selon les contextes, comme par exemple dans la pièce Questi fantasmi d’Eduardo De Filippo (pensons au monologue initial de Pasquale à l’acte II)7 ou bien dans la chanson Na tazzulella ’e café de Pino Daniele8. Dans le cadre de Don Raffaè, le café est sublimé par Ciccirinella car placé sur le même plan que l’autre « autorité » suprême, c’est-à-dire la mamma, dont le prisonnier reproduit la recette exacte, infaillible. Toutefois, le texte semble faire allusion à une certaine ambiguïté, grâce justement à la position de l’adjectif preciso (précis) dans les blocs de strophes II et III, qui pourrait bien avoir une valeur d’attribut épithète pour le café autant que pour celui qui le prépare. Dans ce cas, cela finirait par superposer Ciccirinella à la figure maternelle, à en faire un ersatz de la mamma, avec tout ce que cela comporterait, dans une cellule de prison. Enfin, le refrain renvoie, tant du point de vue musical que du point de vue textuel, à un autre morceau célèbre de Riccardo Pazzaglia (pour le texte) et Domenico Modugno (pour la musique), interprété par ce dernier en 1958, ’O café, dont le refrain est le suivant : « Ah ! Che bello ’o café ! / Sulo a Napule ’o sanno fà » (Ah qu’il est bon ce café ! / Il n’y a qu’à Naples qu’on sait le faire)9.

18 Cependant, étant donné le caractère polysémique du texte, l’élément du café en prison peut faire allusion, à n'en pas douter, à l’affaire Sindona, en raison aussi du scandale soulevé à l’époque. Michele Sindona (1920-1987), banquier véreux de la mafia10 avait en effet été condamné à perpétuité le 18 mars 1986 en tant que commanditaire de l’homicide de l’avocat Giorgio Ambrosoli11 et il était mort empoisonné deux jours après pour avoir bu un café au cyanure de potassium dans la prison super sécurisée de Voghera, en Lombardie. Il faut donc faire attention au lieu où l’on boit un café, c’est évident, mais aussi aux gens avec qui on le boit, et la chanson Don Raffaè nous propose une image oléographique du « bon » mafieux, cordial, disponible avec les gens humbles qui l’admirent et sur lesquels il veille comme un (saint) père.

19 Concernant la genèse du personnage de Don Raffaè et sa possible ressemblance avec le chef de la Camorra Raffele Cutolo, dont De André et Bubola évoquent le nom, le journaliste Mario Luzzato-Fegiz, rapporte les mots de l’auteur génois pendant que ce dernier s’apprête à monter sur scène pour la répétition générale de son concert : Pour la deuxième fois en quelques mois un fait divers nous rappelle l’une de ses chansons. Dans un premier temps c’était la « professionnelle » de l’amour chassée par les femmes d’un village (comme dans Bocca di Rosa), maintenant il est question de la connivence mafieuse du chef adjoint des agents pénitentiaires d’une célèbre prison, exactement comme ce qui est raconté dans la chanson Don Raffaè. « Ben oui, je suis un prophète, comme Jérémie, comme Isaïe – plaisante De André –. Il n’en fallait pas beaucoup pour imaginer qu’un chef de la camorra eût à sa solde quelqu’un de la prison. Avec les salaires misérables que l’État donne aux gardiens de prison et la forte personnalité de certains chefs de la camorra et de la mafia, il ne faut pas s’étonner si des connivences et des liens profonds se créent. La chanson Don Raffaè faisait allusion à Raffaele Cutolo, mais bien évidemment ni Massimo

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Bubola, co-auteur du morceau, ni moi-même disposions de nouvelles de première main sur sa détention. Imaginez ma surprise lorsque j’ai reçu une lettre de Cutolo qui se félicitait avec moi pour la chanson et qui ajoutait : « Je ne comprends pas comment vous avez fait pour comprendre ma personnalité et ma situation en prison sans m’avoir jamais rencontré ». Il ne s’était pas vexé et il avait aimé le vers « Don Raffaè, vous, politiquement, je vous le jure, vous seriez un saint », et aussi celui où le brigadier lui demande de trouver un emploi à quelqu’un de sa famille. Cutolo avait joint à sa lettre un livre contenant ses propres poésies ; deux d’entre elles, au moins, vraiment remarquables. Je lui ai répondu pour le remercier. Récemment […] il m’a écrit à nouveau ; mais cette fois-ci je ne lui ai pas répondu. Une correspondance avec Cutolo ne semble pas être la meilleure chose : il suffit de beaucoup moins pour finir en prison12.

20 À d’autres occasions, De André est revenu sur la genèse du personnage et sur la langue utilisée dans le texte, comme le rappelle Doriano Fasoli : J’ai utilité exprès un dialecte napolitain de cuisine […] La clé m’a été fournie par Gli Alunni del sole de Marotta, où il y a un certain don Vito Cacace qui est l’intellectuel du quartier et qui tous les soirs réunit tout le monde et leur lit le journal en expliquant ce qui se passe. Puis, à d’autres endroits, il y a aussi l’attaque contre l’État : l’État s’indigne, s’engage. Ce sont les mots de Spadolini [qui fut premier ministre], lorsqu’il se précipita à Palerme à l’occasion d’un des nombreux massacres mafieux : « Je suis consterné, je suis indigné et je m’engage… »13.

21 Soulignons juste que De André commet un lapsus, quant au titre du roman de Giuseppe Marotta, car il ne s’agit pas de Gli Alunni del sole (1952) mais de Gli Alunni del tempo (1960) du même auteur, où don Vito Cacace est un veilleur de nuit qui discute tous les soirs avec ses voisins des nouvelles parues dans le journal, qu’il est le seul à acheter.

22 Toutefois, le personnage de Don Raffaè semble bien s’inspirer du protagoniste de la pièce Il sindaco del rione Sanità d’Eduardo De Filippo, écrite et montée pour la première fois en 1960 au Teatro Quirino de Rome, où le boss s’appelle Antonio Barracano et partage avec le personnage de la chanson tout le paternalisme mafieux à l’égard des faibles et de ceux qui sont exploités par les institutions et qui lui demandent justice.

23 Comme l’a raconté Eduardo lui-même, le protagoniste de sa pièce avait été inspiré de la vie réelle : Il s’appelait Campolungo. C’était un homme brun costaud. Il maintenait l’ordre dans son quartier. On allait le voir pour lui demander son avis sur la façon dont on devait régler les différends dans le quartier de la Sanità. […] Ces Campolungo n’étaient pas des mafieux, ils vivaient de leur métier, c’était des fabricants de meubles. […] Il venait toujours à toutes les premières dans ma loge. « Est-ce que je vous dérange ? », demandait-il. Il s’asseyait, les mains toujours sur sa canne. « Voulez- vous une tasse de café ? ». Il répondait « Volontiers ». Puis il partait14.

24 Avec Don Raffaè, De André s’insère donc de plein droit dans la tradition de la chanson napolitaine qui présente la figure du boss sous une lumière positive, populiste et aussi pour certains aspects populaires, qui avait commencé sans doute en 1914, avec Guapparia de Libero Bovio et Rodolfo Falvo.

25 Cette veine se poursuit, cependant, de nos jours, sur un autre versant : celui de la musique neomelodica, véritable phénomène de société dont le nom qui le caractérise a été utilisé pour la première fois en 1997 par Peppe Aiello et qui, comme le rappelle Mimmo Gianneri : explose littéralement, médiatiquement parlant, vers la fin des années 1980. Cela se produit en même temps que la naissance de nombreuses chaînes de télévision commerciales qui, contre d’importantes compensations financières, diffusent les

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vidéos des chanteurs qui se font eux-mêmes de la publicité en inscrivant leur numéro de téléphone à l’écran pour se faire appeler par le public15.

26 Mais qui sont ces neomelodici ? En fait, ils proviennent de la même classe sociale que leurs fans, les « petites gens des quartiers », dont ils chantent les valeurs et les sentiments. Etant donné que les histoires s’inspirent des vicissitudes des personnages des Quartiers-État, on ne doit pas s’étonner si la camorra apparaît dans les chansons comme un élément naturel avec lequel il faut se confronter tous les jours. […] ils n’écrivent pas pour exporter une image de la ville, mais pour décrire la partie de Naples qui se sent différente, voire même à l’opposé, du reste de la société italienne16.

27 Puisqu’il semblerait qu’une belle voix et un excellent réseau d’amis et de relations familiales suffisent pour pénétrer dans le business des cérémonies civiles et religieuses à Naples et dans sa région – mariages, baptêmes, fêtes de quartier, etc. –, ce mélange permet aux interprètes neomelodici d’entrer en contact avec la camorra. Au début, sans doute, pour gagner de l’argent de manière « honnête » – en chantant – pour produire un premier disque, pour se faire un nom. Toutefois, comme cela a été souligné par l’avocate Sabrina Vitiello, « le temps passant, on a sous-estimé le substrat pourri de la chanson neomelodica ». En réalité, au lieu de se contenter de caricaturer ce genre populaire, ce phénomène sociétal, ces interprètes, bref, tout ce qui fait partie de cet univers atypique (ce qui a longtemps empêché qu'une sérieuse réflexion critique sur de sérieuses bases socio-culturelles voie le jour), il est essentiel de rappeler, comme le fait Mme Vitiello, que « l’exaltation de la chanson neomelodica équivaut à une exaltation du crime organisé napolitain »17.

28 Et cette exaltation du crime continue à plein rythme de nos jours, avec des textes s'inscrivant à plein titre dans la mouvance neomelodica tels que Nu latitante de Tommy Riccio (1993), O Killer (1996) de Gino Del Miro (1996) 18 et Il mio amico camorrista de Alberto Selly et Tommaso D’Angelo (2006)19, que Roberto Saviano a définis une « inquiétante trilogie »20. A ceux-là on pourrait ajouter aussi ’O capoclan (2004), dont le texte a été signé par A. Alfieri et C. Nocerino. Contrairement à la tradition précédente dans laquelle s’inscrit Don Raffaè, ces chansons neomelodiche ont perdu le côté sentimental ou ironique et mordant, au second degré en quelque sorte, pour rendre un piètre hommage à des vrais criminels et provoquant, malgré tout, un phénomène d’identification décidément inquiétant.

BIBLIOGRAPHY

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De Filippo, Eduardo (1961), Il sindaco del rione Sanità, Torino, Einaudi.

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Fasoli, Doriano (2001), Fabrizio De André: passaggi di tempo: da « Carlo Martello » a « Princesa », Roma, Edizioni Associate.

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Luzzato-Fegiz, Mario (1997), « De André: io fui facile profeta, me lo confermò Cutolo », Corriere della Sera, 12 février, p. 11

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Marotta, Giuseppe (1960), Gli alunni del tempo, Milano, Bompiani.

Pagani, Mauro (2006), Il sentiero delle parole, in Vasta 2006, pp. 245-252.

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Vacalebre, Federico – Murolo, Roberto – Ranieri, Massimo (2002), De André e Napoli : storia d'amore e d'anarchia, Milano, Sperling & Kupfer.

Vasta, Giorgio, éd. (2006), Deandreide. Storie e personaggi di Fabrizio De André in quattordici racconti di scrittori italiani, Milano, Rizzoli (coll. BUR).

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https://corrieredelmezzogiorno.corriere.it/napoli/notizie/cronaca/2011/17-gennaio-2011/ amico-camorrista-neomelodica-se-conosci-boss-non-giudichi-181274657827.shtml https://www.peacelink.it/sociale/a/31498.html https://www.controcampus.it/2014/02/neomelodici-significato-e-storia-il-fenomeno- neomelodici-e-la-camorra/ https://www.rockit.it/articolo/neomelodici-tutto-quello-che-ce-sapere

NOTES

1. La chanson a été enregistrée avec Roberto Murolo, qui l’a insérée dans son album de duos Ottantavoglia di cantare de 1992. Murolo et De André l’ont en outre chantée ensemble en 1992, durant le traditionnel concert du 1er mai. Toutes les traductions ici présentes sont le fait de l'auteur. 2. Pagani 2006, p. 251. 3. Vasta 2006, pp. 201-204. 4. Pour ma part, je suis convaincu qu’il s’agit ici d’un emprunt à la pièce Filumena Marturano d’Eduardo De Filippo, notamment au dernier acte, lorsque Rosalia, en parlant de l’ancienne prostituée, dit à Domenico : « Na santa, vi pigliate, na santa » (C’est une sainte que vous épousez, une sainte), cf. De Filippo 1985, p. 202. 5. Pour texte intégral de la chanson, voir https://www.angolotesti.it/N/ testi_canzoni_nccp_nuova_compagnia_di_canto_popolare_7965/ testo_canzone_cicerenella_290287.html 6. Voir https://www.portanapoli.com/Ita/Teatro/cicerenella.html 7. Cf. De Filippo 1985, pp. 104-105. 8. Pour le texte, voir http://testicanzoni.mtv.it/testi-Pino-Daniele_8912/testo-%27Na-tazzulella- %27e-caf%C3%A9-37160031 9. Voir https://www.rockol.it/testi/44769848/domenico-modugno-o-cafe 10. Voir https://www.monde-diplomatique.fr/mav/130/LEMOINE/51560 11. Voir https://ricerca.repubblica.it/repubblica/archivio/repubblica/1985/11/08/uccisi- ambrosoli-su-ordine-di-sindona-cosi.html) 12. Luzzato-Fegiz 1997. 13. Fasoli 2001, p. 68. 14. Giammusso 1993, p. 284. 15. https://www.rockit.it/articolo/neomelodici-tutto-quello-che-ce-sapere 16. https://www.controcampus.it/2014/02/neomelodici-significato-e-storia-il-fenomeno- neomelodici-e-la-camorra/ 17. ibidem 18. Voir http://testicanzoni.mtv.it/testi-Gianni-Vezzosi_13870924/testo-%27O-killer-10441512 19. Voir https://corrieredelmezzogiorno.corriere.it/napoli/notizie/cronaca/2011/17- gennaio-2011/amico-camorrista-neomelodica-se-conosci-boss-non-giudichi-181274657827.shtml 20. https://www.peacelink.it/sociale/a/31498.html

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ABSTRACTS

Don Raffaè (1990) de De André/Bubola/Pagani, désormais un grand classique de la chanson napolitaine, décrit la société italienne des années 1990 à travers le regard du geôlier Pasquale Cafiero et de sa relation privilégiée, en prison, avec un boss mafieux, homme providentiel et magnanime, seul capable d’arranger les choses et d’aider les petites gens dans une société gangrenée par la corruption et l’individualisme.

Don Raffaè (1990) di De André/Bubola/Pagani, ormai un classico della canzone napoletana, descrive la società italiana degli anni 1990 attraverso lo sguardo del secondino Pasquale Cafiero e della relazione privilegiata che costui ha in prigione con un boss mafioso, uomo magnanimo e provvidenziale, unico in grado di sistemare le cose e d’aiutare il popolino in una società corrotta e malata d’individualismo.

INDEX

Chronological index: XXe siècle Mots-clés: chanson napolitaine, Don Raffaè, De André, café, Ciccirinella, mafia, camorra Geographical index: Italie

AUTHOR

WALTER ZIDARIČ Walter Zidarič est Professeur des universités en Littérature et Civilisation italiennes à l’Université de Nantes. IL est l'auteur de plusieurs ouvrages, en italien et en français, parmi lesquels on peut citer : L’univers dramatique d’Amilcare Ponchielli (Paris 2010), Fonti e influenze italiane per libretti d’opera del '900 e oltre (Lucca 2013), Tutto il teatro di Ercole Luigi Morselli (Roma 2017). Il codirige la collection Studi d'italianistica nel mondo éditée par les Presses universitaires de Louvain (PUL). Il est aussi librettiste : son Lars Cleen: lo straniero, tiré de la nouvelle Lontano de Luigi Pirandello, pour la musique de Paolo Rosato, a été représenté au Théâtre Metropolia de Helsinki en 2015. Son Orione (2018) pour la musique de Simone Fermani, tiré du drame homonyme de Ercole Luigi Morselli, sera mis en scène courant 2020. Il est l'auteur d'une pièce (ebook) Io, da qui, non me ne vado (2019), inspirée de la vie et des œuvres de Ercole Luigi Morselli.

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Il capo dei capi : une réprésentation polémique de Totò Riina

Charlotte Moge

1 Salvatore (alias Totò) Riina, né en 1930, débute sa carrière criminelle dans l’après- guerre. Originaire de Corleone, petit village de la province de Palerme, ce fils de paysan fait ses classes avec ses amis et Bernardo (alias Binnu) Provenzano auprès de Luciano Liggio. Ensemble, ils assassinent le chef mafieux de Corleone en 1958 et une grande partie de ses hommes, prenant ainsi le pouvoir sur le territoire. Les Corléonais entrent ensuite dans les affaires de Palerme par la petite porte puis conquièrent la ville au terme d’une guerre terrible faisant un millier de morts au début des années 19801. Dès lors, il en est fini de la gouvernance collégiale des grandes familles mafieuses, toutes décimées : Totò Riina devient le Capo dei capi (le parrain des parrains, le chef absolu) et gouverne Cosa nostra de manière unilatérale avec Bernardo Provenzano. En 1992, il commandite les massacres de Capaci et de via d’Amelio qui coûtent la vie aux juges Giovanni Falcone, Francesca Morvillo et Paolo Borsellino ainsi qu’à leurs escortes. En cavale depuis juillet 1969, il est finalement arrêté en janvier 1993 à Palerme2.

2 Attilio Bolzoni et Giuseppe D’Avanzo décident alors de retracer l’ascension criminelle des Corléonais et de Totò Riina en écrivant sa première biographie, Il capo dei capi. Vita e carriera criminale di Totò Riina qui est devenue depuis un ouvrage de référence. Spécialistes des questions mafieuses, ces deux journalistes ont opté pour un récit proche du roman, mais revendiquent dès l’introduction que tous les faits, dialogues et situations présentés sont « rigoureusement tirés des déclarations des témoins ou des actes judiciaires »3. Ce statut hybride de la narration, où réel et fiction s’entremêlent, confère une force certaine à la reconstruction proposée et l’histoire est adaptée en fiction télévisée pour Canale 5 en 20074. Outre le sérieux de la biographie originale, la participation de Claudio Fava5 à l’écriture du scénario garantit a priori une représentation désacralisante de la figure de Totò Riina. Pourtant, si la biographie véhicule l’image d’un chef mafieux impitoyable et sanguinaire, fidèle à son surnom « la bête », la série atténue cet aspect, tout en racontant pratiquement les mêmes faits et en reprenant parfois les mêmes dialogues. Il convient dès lors de s’interroger sur les

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ressorts de cette représentation car l’image du personnage forge également sa mémoire auprès du public, a fortiori dans le cas d’une série télévisée qui, comme le Capo dei capi, rencontre un large succès, y compris à l’étranger. Ce pouvoir de façonner la mémoire nous impose d’étudier non seulement la représentation en soi et le message véhiculé mais également la réception de la série lors de sa diffusion. Nous analyserons donc la sédimentation des différentes facettes du personnage de Totò Riina afin de comprendre pourquoi il s’agit d’une représentation problématique et mythifiante, dont le succès a déclenché de vives polémiques.

La sédimentation des différentes facettes du personnage

Le « viddano » de Corleone

3 Comme la biographie, la série commence le récit de la vie de Totò Riina par un événement tragique déterminant. En septembre 1943, son jeune frère Francesco et son père meurent en manipulant une bombe alliée dont ils voulaient extraire la poudre pour la revendre. « Ce n’est pas la bombe qui a tué mon père, c’est la faim6 » dit le personnage de Riina dès le début. Sortir de la misère devient le moteur de l’ambition dévorante du jeune Totò qui ne fera qu’une bouchée de ses ennemis. Ainsi, le début des manœuvres pour s’émanciper de la tutelle des Palermitains est symboliquement représenté par un gros plan sur la bouche de Riina qui mange un quartier d’orange. De même, au moment de lancer l’offensive contre les familles palermitaines, il fait de cet appétit le ciment de la , la famille mafieuse des Corléonais : « Notre force, c’est la faim ! À Palerme, ils ne savent même pas ce que c’est. Mais moi je l’ai ressentie. Et une fois que tu l’as ressentie, tu la gardes chevillée au corps toute ta vie »7.

4 Attilio Bolzoni et Giuseppe D’Avanzo ont estimé au terme de leur biographie que Riina a tiré sa force de « chef de meute8 » de sa condition de paysan, au point d’en faire une marque de fabrique : Les Corléonais descendirent de leurs collines et entrèrent timidement en ville avec leurs vêtements en tissu noir ou en velours à larges côtes, leurs chaussures crottées de boue, leur béret sur la tête. Ils avaient le visage hâlé par le soleil et les mains calleuses. Ils étaient humbles, respectueux, parfois même serviles. Les vice-rois9 les regardaient et se payaient leur tête, ceux qui venaient de la campagne étaient des péquenauds10.

5 La série est fidèle à cette clé d’interprétation et montre bien que cette image de viddani (péquenauds) a été le véritable cheval de Troie des Corléonais pour infiltrer les familles palermitaines sans que celles-ci ne prennent la mesure du danger. La différence entre les mafieux de la ville et ceux de la province s’incarne dans les tenues vestimentaires car le style campagnard des Corléonais est loin de l’élégance des Palermitains. Au fil des épisodes, plus il assoit son statut de chef, plus Totò Riina – incarné par Claudio Gioè – prend de l’embonpoint et se mimétise en véritable paysan. À partir de l’épisode 3, on le voit jardiner, ramasser des oranges, prendre soin des tomates tandis qu’au début du dernier épisode, il va nourrir ses poules en intimant à Ignazio Salvo11 – qui lui promet que le verdict du maxi-procès12 sera annulé en Cassation – de le suivre dans le poulailler (« Entre ! Tu as peur d’un peu de boue ? »13). La différence de tenue vestimentaire – Riina revêt des bottes en caoutchouc et un gilet en grosse laine tandis que Salvo est en costume et chaussures de ville – montre un Riina qui n’a pas peur de se salir les mains

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et donc de mettre ses menaces à exécution si ses appuis politiques ne maintiennent pas leurs promesses. Cette image rustique est renforcée par la langue, un italien teinté d’expressions dialectales souvent utilisées pour donner des ordres ou pour nier son statut de chef mafieux et se présenter comme un simple paysan lorsqu’il est arrêté : « Ma io un viddano sono. Uno con i peri incritati » (« Mais moi je suis un péquenaud qui a les pieds crottés »14).

Le stratège

6 Cette image de campagnard humble et servile est évidemment un leurre et fait partie de la stratégie mise en place par Totò Riina pour s’emparer de Cosa nostra. La série met bien en évidence ce double jeu et fait remonter sa passion pour la tactique à sa première incarcération, lorsque Gaspare Mutolo15 lui apprend à jouer aux dames. Les parties de dames sont la métaphore des rapports de forces qui se modifient au sein de Cosa nostra. Alors qu’il joue avec Provenzano, Riina le met en garde : « Binnu, avant de bouger ton pion, tu dois penser à ce que moi j’ai en tête. Si tu ne penses qu’à ton jeu, je te nique. Comme les Palermitains16 ». Les épisodes 2, 3 et 4, consacrés à la prise de pouvoir des Corléonais sur les familles palermitaines, construisent l’image d’un Riina rusé et habile. Sa stratégie de conquête consiste à accumuler les soutiens des hommes de main, les picciotti de toutes les cosche de Palerme afin de recueillir des informations pour semer ensuite la zizanie entre les chefs. Riina se montre donc proche des plus petits, en les soudoyant ou en leur promettant des postes de commandement (« Ceux qui ont trimé n’oublient pas ceux qui sont en bas de l’échelle »17). Le recours à une métaphore botanique pour expliquer sa stratégie à Provenzano (« La graine a germé. Et si tu ne l’arroses pas, elle va mourir. Nous on va la faire grandir et ensuite on va prendre toute la plante »18) montre que c’est grâce à la conjonction de ces deux dimensions que Riina, le campagnard-stratège, réussit à berner les Palermitains.

7 Les scènes des summit, les réunions des principaux chefs mafieux, contribuent activement à la construction de cette dimension du personnage. Au début, Riina écoute à l’écart et n’intervient que pour se montrer serviable et dévoué. Dès que les Corléonais sont mis en cause19, il nie leur implication en dénonçant l’action de familles « qui viennent de l’extérieur »20. Dans l’épisode 3, , chef mafieux de , avertit les boss palermitains qu’il a « découvert » que les familles des provinces estiment que les responsables sont les Corléonais. Riina prend alors la parole : Je respecte Giuseppe Di Cristina, je suis sûr qu’il parle en toute bonne foi. On peut découvrir beaucoup de choses. Christophe Colomb, par exemple, a découvert l’Amérique. Elle existe, elle est là, c’est un fait. Mais l’Amérique c’est une chose, la rumeur, ça en est une autre. Si quelqu’un ne découvre que des on-dit et des rumeurs, dites-moi de quel genre de découverte s’agit-il ? Disons que je me promène et qu’on me dit que Di Cristina est énervé contre moi parce que j’ai récupéré des appels d’offres de Cavataio qu’il pensait récupérer pour lui. Je peux pas venir vous voir en vous disant que j’ai découvert que Di Cristina dit ce qu’il dit parce qu’il veut ma perte et prendre ces appels d’offres. Ça, je ne peux pas vous le dire, parce que ce n’est pas une découverte. Ce ne sont que des on-dit et des rumeurs. Des on-dit et des rumeurs qui peuvent nous amener à faire une guerre inutile entre amis. Les amis en revanche doivent être tranquilles et avoir confiance21.

8 Cette scène, créée pour les besoins de la fiction, est cruciale dans la construction de l’image du personnage car on voit apparaître un Riina sournois et beau parleur, qui

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arrive à retourner l’assemblée. Son discours est si convainquant que Tommaso Buscetta propose que les Corléonais intègrent la Cupola. Riina veut ensuite embrasser Di Cristina : « On exagère tous parfois avec les mots. Mais qu’est-ce que c’est, les mots ? De l’air. Et faire de l’air ça veut dire qu’on est vivant. Et ça c’est bien. » Cette magnanimité feinte lui permet de donner un véritable baiser de la mort à Di Cristina, qu’il fait tuer peu après. La représentation filmique montre le stratège décomplexé et impitoyable qu’était Riina, qualifié de « serpent » par le repenti Antonino Calderone pour avoir prononcé un éloge funèbre à la mémoire de son frère après l’avoir fait assassiner22.

9 La série insiste également sur les effets délétères de la stratégie de Riina sur les Palermitains une fois qu’ils comprennent qu’ils ont été bernés. Stefano Bontate, initialement calme et pondéré, invoquant toujours le respect des règles, perd son sang- froid et, aveuglé par la haine, veut tuer Riina de ses propres mains, mais celui-ci est introuvable. Buscetta le met en garde avant de s’exiler au Brésil : « Il a pris possession de ton âme et d’ici peu il prendra ton corps »23. Un des picciotti soudoyés rend compte de la situation à Riina : « les Palermitains deviennent fous, ils vous cherchent comme le chat traque la souris ». Riina lève les yeux, menaçant : « et la souris, ce serait moi ? Tout ce travail pour être la souris ? [...] La souris en a marre, et elle veut devenir le chat »24. Par cette métaphore, Riina lance les hostilités contre les Palermitains en faisant exécuter Bontate, puis Inzerillo. L’épisode se conclut sur la venue de Johnny Gambino, boss des familles new-yorkaises, qui rencontre Totò Riina et reconnaît son statut de chef absolu.

Du capo famiglia au capo dei capi

10 L’hégémonie du personnage de Riina s’affirme tout au long de la représentation de sa carrière criminelle. Dès le premier épisode, le jeune Totò commence à s’imposer en partageant le butin, à l’époque constitué de viande, de fromage, de farine et d’un peu d’argent. À l’épisode suivant, Liggio avait promis à Riina que Luciano Maino25, un de leurs complices qui avait décidé de collaborer avec la justice, ne témoignerait pas au procès de Bari. Après son témoignage devant les juges, Riina prend le leadership sur Liggio en lui disant : « Maintenant, on fait à ma façon »26. Les juges reçoivent alors une lettre anonyme de menaces, dont le contenu est lu par la voix off de Riina, et le procès se conclut par un acquittement général. Dans le troisième épisode, Riina explique à Provenzano qu’ils doivent s’émanciper de l’autorité de Liggio et organiser des enlèvements27. Même s’il réside Milan, Liggio reste le chef des Corléonais et est membre de la Cupola de Cosa nostra, mais Riina le remplace souvent. La concurrence entre les deux hommes augmente et Liggio est arrêté en 1974. Les chefs palermitains soupçonnent d’emblée Riina de s’être débarrassé de Liggio en dénonçant sa présence à Milan. Dès lors, il devient le véritable capo famiglia des Corléonais.

11 Nous l’avons vu, la consolidation du statut de chef de Riina s’accompagne du renforcement de son image de paysan. Ainsi, les nombreuses séquences où il cultive la terre sont fonctionnelles à l’économie du récit car les montages parallèles montrent ses picciotti exécutant ses ordres. La représentation déséquilibrée du binôme Riina- Provenzano, avec un Provenzano qui doute de la réussite du plan élaboré par Riina ou qui semble ne pas en comprendre d’emblée la portée, renforce la suprématie de Riina et relègue Provenzano au rôle d’homme de main puis de conseiller28. Après la mattanza29, Riina affirme son statut de chef absolu auprès de John Gambino, justifiant l’élimination

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des autres familles : « Il y avait trop de têtes qui commandaient. Maintenant, il n’y en a plus qu’une »30. L’épisode suivant s’ouvre sur une scène où Riina s’adresse à ses hommes et revendique ce nouveau mode de fonctionnement dictatorial : Voilà ce qu’est la démocratie, mes amis. Des bavardages, des bavardages qui font perdre du temps et de l’argent. [...] Vous ne savez pas que Cosa nostra aussi devenait une démocratie ? Et moi je me suis dit : « Totò, là il faut régler cette situation ». Parce que certaines affaires compliquées ne peuvent pas se régler en démocratie. Quand il faut prendre une décision, il faut quelqu’un qui soit capable de la prendre pour tout le monde. [...] Il faut qu’on change nos habitudes. Le temps des bavardages est terminé. Et celui qui ne veut pas le comprendre devient mon ennemi. Et donc il meurt31.

12 La mise en scène vient appuyer le discours puisque Riina est le seul debout et il se déplace au milieu des autres mafieux qui, eux, sont assis et immobiles. L’alternance des plans d’ensemble sur l’auditoire et des gros plans sur Riina vise à montrer l’acceptation du discours et donc de la suprématie du chef. Le plan final de Riina en contre-plongée assoit définitivement sa domination absolue sur Cosa nostra, basée sur la terreur.

13 La série insiste sur la transformation de Riina en leader tyrannique de plus en plus solitaire et nerveux, comme en témoignent ses brûlures d’estomac. Dans les deux derniers épisodes, il devient irascible et paranoïaque, soupçonnant même son épouse d’essayer de lui soutirer des informations sur ses intentions pour le compte de son frère ou de Provenzano. L’isolement du chef est renforcé par la représentation de la rupture progressive avec Provenzano, qui le met en garde contre les avancées des forces de l’ordre et contre sa gestion totalitaire de Cosa nostra : « Tu changes. On se connaît depuis une éternité et je te dis que tu n’écoutes plus »32. Les scènes de tension entre les deux hommes augmentent, notamment après la confirmation du verdict du maxi- procès par la Cour de Cassation33. Riina commence alors à se méfier de Provenzano, comme en témoigne cet échange avec son chauffeur Balduccio Di Maggio : TR : Je te semble différent ? BDM : Non. TR : Et Binnu ? BDM : Je le vois un peu plus nerveux. TR : J’ai confiance en lui, tu le sais. On a grandi ensemble. Même pain, même faim. C’est juste que de temps en temps j’ai l’impression qu’il veut me doubler. BDM : Binnu est fidèle, zu34 Totò. TR : Ce sont les chiens qui sont fidèles. Je me fais vieux et avec la vieillesse, je me fais du mauvais sang35.

14 Ces doutes sur la loyauté de Provenzano vont pousser Riina à s’enferrer dans une stratégie de la violence et à décréter les assassinats des juges Falcone36 et Borsellino. Cet isolement décisionnel, représenté dans une scène où Riina joue désormais seul aux dames, est le fruit d’un désaccord stratégique entre les deux hommes37. Lorsque des carabiniers tentent de négocier l’arrêt des massacres par l’intermédiaire de Vito Ciancimino38, pendant la période dite la trattativa (la négociation), Riina, en proie à un délire de toute-puissance, s'adresse à Provenzano en ces termes : « Ils doivent négocier avec moi. Ici, l’État c’est moi »39. Il s’agit de la dernière scène où ils apparaissent ensemble. La violence de l’échange ainsi que l’alternance des gros plans sur les regards de défi que les deux hommes se lancent mutuellement montrent que la rupture est consommée. Le Capo dei capi, désormais totalement seul aux commandes, apparaît inéluctablement sur le déclin et de fait, il sera arrêté peu après.

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Une représentation mythifiante et problématique

Irréalisme de l’antimafia

15 Si la représentation de la carrière criminelle de Totò Riina est assez réaliste, il n’en va pas de même pour les activités de l’antimafia. Afin d’équilibrer la représentation et de laisser une place à l’antimafia comme c’est le cas dans la biographie, les scénaristes de la série ont choisi d’inventer un antagoniste à Riina, Biagio Schirò. Ami d’enfance de Riina, Provenzano et Bagarella, Schirò commence à travailler lui aussi pour Luciano Liggio. Il quitte le groupe lorsqu’il comprend que ses amis sont responsables de la mort de Placido Rizzotto, le syndicaliste tué en 1948, puis fait des études pour devenir policier. Il consacre ensuite sa vie à traquer Riina. Le personnage de Schirò est censé incarner tous ceux qui ont dédié leur vie à lutter contre la mafia mais cette personnification de l’antimafia chorale se révèle paradoxale et problématique à bien des effets.

16 L’intention de montrer la cohérence de l’action antimafia menée sur plusieurs décennies par plusieurs acteurs qui ont tous connu un destin funeste ne fonctionne pas car presque toutes les intuitions novatrices sont attribuées à Schirò (c'est par exemple lui qui suggère à Giovanni Falcone d'interroger Tommaso Buscetta), ce qui rend la représentation de l’antimafia complètement irréelle. Sa connaissance parfaite des Corléonais lui vaut d’être qualifié de « phénomène » et d’« archive vivante » par les commissaires Ninni Cassarà et Beppe Montana40. Schirò est un être hors norme qui éclipse les autres acteurs de la lutte contre la mafia. Sa crédibilité d’enquêteur qui se méfie de tout et de tous est construite au détriment des véritables protagonistes de l’antimafia, comme en témoignent les entrevues avec le procureur Gaetano Costa41 ou la rencontre avec Giovanni Falcone, dont il met en doute des compétences : BS : Vous êtes l’un de ces gentlemen qui ont refusé de signer les mandats d’arrêt42 ? GF : Je travaille sur le procès Bontate. BS : C’est bizarre, je ne vous ai jamais vu. GF : Je viens d’être transféré. BS : Nous voilà dans de beaux draps, on confie l’affaire au dernier arrivé43.

17 Schirò incarne le pessimisme de la lutte contre la mafia, mais sa lucidité et son insatisfaction permanente donnent à voir un état d’esprit opposé à celui des acteurs de l’époque, dont tous les témoignages soulignent combien ils croyaient en leur combat et étaient conscients que chaque petite avancée était une victoire44. De plus, la création d’une personnalité hégémonique de l’antimafia ternit l’image des véritables acteurs de la lutte contre la mafia : leurs choix semblent moins courageux car suggérés par Schirò (c’est lui qui pousse Gaetano Costa à signer des mandats d’arrêts), et ils apparaissent tantôt soumis à la hiérarchie (dans le cas de Boris Giuliano45), tantôt utopistes (dans le cas de Giovanni Falcone, qui essaie de lui « redonner le sourire » en lui montrant la liste de tous les mandats d’arrêts émis46). Schirò paye cher son engagement puisqu’il voit ses collègues mourir les uns après les autres. Au dernier épisode, il se définit comme « le gardien d’un cimetière » et refuse que son fils Antonio suive son chemin car « c’est une vie de merde47 ». Cette affirmation semble donner raison à Riina puisqu’elle fait écho à ses propos lorsqu’il décide d’épargner Schirò à la fin de l’épisode 3 : « Toi, pour moi, tu es comme la télévision. Je te regarde et, en voyant ta vie, je me dis que j’ai bien fait de choisir la mienne48 ». Une telle représentation de l’antimafia s’avère risquée car elle inverse les perspectives : le modèle vainqueur est celui de Riina.

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18 Pourtant, dans les premiers épisodes, la création d’un antagoniste équilibre en effet le récit. Les montages parallèles opposent un modèle positif, celui de la vie, à un modèle négatif, celui de la violence et de la mort : tandis que le fils de Biagio voit le jour, Calogero Bagarella meurt dans le massacre de viale Lazio49. Toutefois, cette dynamique s’inverse rapidement : alors que la femme de Riina accouche de leur troisième enfant, celle de Biagio fait une fausse couche à cause du stress et décide ensuite de quitter Palerme avec son fils pour aller vivre à Rome. Ainsi, pendant que Totò Riina vit une cavale heureuse avec femme et enfants, Biagio Schirò est seul à Palerme. La tentative de personnifier le martyrologe de la lutte contre la mafia fournit certes la stabilité d’une figure positive mais la fiction se conclut sur la représentation d’un homme fatigué et boiteux (il avait été blessé par les Corléonais à la fin de l'épisode 5), qui incarne l’image d’un État considérablement affaibli par la lutte contre la mafia. Le face-à-face entre les deux hommes qui ouvre et clôt la série après l’arrestation de Riina laisse un goût amer. La représentation irréelle de l’antimafia ne permet donc pas de prendre la mesure de la victoire que constitue l’arrestation du capo dei capi et contribue ainsi à mythifier la figure de Riina.

Mythification de Riina

19 L'histoire de l’ascension criminelle de Riina, suivant la sédimentation des figures que nous avons analysée plus haut, est le récit d’une success story qui héroïse d'abord, puis mythifie la figure du chef mafieux. L’enfant de la misère qui devient le chef absolu de la mafia véhicule le modèle problématique de la carrière mafieuse comme ascenseur social. Gagner seul contre tous fait de lui un héros tandis que ses qualités de chef et de stratège en font une figure mythique. Claudio Gioè, qui interprète Riina, semble conscient de ce risque : Au début, en expliquant que Riina a souffert de la faim pendant son enfance, il peut y avoir le risque que le personnage plaise. En tant que Siciliens, on sait combien la mafia peut être sournoise et charmante. Dans les épisodes suivants, sa férocité et celle des autres émerge50.

20 Toutefois, cette férocité est plus sous-entendue que représentée explicitement. Certes, au début on le voit exécuter des homicides, mais la représentation ne suffit pas à restituer l’image d’une bête sanguinaire51. La focalisation sur la stratégie mise en place pour prendre le pouvoir au sein de Cosa nostra porte le spectateur à considérer les meurtres comme des étapes inévitables de son ascension et comme l’expression d’un plan issu d’un esprit brillant, posant ainsi un double problème éthique. Le personnage de Riina n’éprouve évidemment aucun remords, mais ce manque d’empathie apparaît comme une qualité nécessaire pour s’imposer. Même si les assassinats représentés sont nombreux, la série ne peut pas être définie comme violente, le sang ne coulant pas à flots.

21 À partir de l’épisode 3, Riina ne se salit plus les mains lui-même et commandite les assassinats en une phrase. Le plus souvent, ses ordres sont insérés dans des discussions ou des situations du quotidien. En créant le contraste, le parti pris des auteurs est de montrer la cruauté du personnage pour qui cette violence est banale. Il ordonne par exemple l’homicide de en jouant au foot avec son fils52 ou encore la torture d’un mafieux alors qu’il emmène ses enfants acheter des jouets. Ensuite, tandis qu’il monte une balançoire avec Provenzano, il commandite les assassinats des enfants de Tommaso Buscetta : « Faites-lui savoir que son sang ne vieillira pas »53. Les montages

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parallèles le montrant en famille pendant que les picciotti exécutent ses ordres servent à insister sur son inhumanité. Cette séquence où s’alternent les plans montrant ses enfants qui s’amusent sur la balançoire et ceux représentant l’enlèvement, l’assassinat et la dissolution dans l’acide des enfants de Buscetta est certainement la plus suggestive. La figure négative du chef mafieux se télescope ainsi avec celle, positive, du père de famille. Cependant, malgré l’horreur de la situation, le fait qu’il n’agisse pas lui- même et qu’il soit longuement représenté dans son quotidien de père aimant tout au long de la série déséquilibre la représentation. Sa monstruosité est en quelque sorte atténuée par son humanité. La complexité de sa personnalité, revendiquée par les auteurs (« Il est impensable que les méchants ne soient que méchants »54), n’entache pas le mythe mais, bien au contraire, l’alimente.

La série en question ?

22 Dès lors, c’est bien le format utilisé qui pose question. La série ne favorise-t-elle pas encore davantage la mythification ? Composée de six épisodes d’une heure et demie chacun, soit une durée totale de plus de neuf heures, la fiction est très longue. Cette longueur est d’autant plus problématique que les diverses productions cinématographiques réalisées précédemment sur les figures de l’antimafia sont soit des films55 soit des mini-séries en deux épisodes 56. Ce déséquilibre participe là aussi de la mythification de la figure de Riina, à qui l'on consacré trois fois plus de temps. Pietro Grasso, procureur national antimafia lors de la diffusion de la série sur Canale 5, critique la fiction justement sur ce point : Si elle a un défaut, c’est d’avoir été diffusée en épisodes et dans quelques-uns le côté fascinant du personnage pourrait ressortir. Si, en revanche, elle avait été ramassée en deux heures, on serait arrivé tout de suite à la morale qui, selon moi, est plus éducative que tout le reste de la fiction57.

23 La division en épisodes crée naturellement un suspense et une évolution du personnage auquel, malgré ses actions criminelles, le spectateur s’attache. L’utilisation des surnoms dans les dialogues crée un effet de proximité et de familiarité auprès du public. La représentation du quotidien du bon père de famille contribue à créer une identification tandis que la succession des différents acteurs de l’antimafia (qu’il fait éliminer) ainsi que l’isolement de Schirò renforcent son prestige criminel, donnant l’impression qu’il est toujours vainqueur. Le destin des criminels étant généralement la mort ou la prison, son arrestation n’est que la conclusion logique de son parcours. La morale, certes positive, pèse ainsi bien moins lourd que le modèle véhiculé, ce qui n’a pas manqué de déclencher de vives polémiques.

Succès et polémiques

L'accueil du public

24 Lors de sa diffusion, la fiction connait d’emblée un franc succès. Le premier épisode est suivi par environ 7 146 000 téléspectateurs et arrive en tête des audiences (plus de 27%58). Le succès ne se dément pas jusqu’au dernier épisode, qui recueille près de 8 millions de téléspectateurs et près de 28% des parts d’audience, juste derrière la retransmission en direct du spectacle de Roberto Benigni consacré à la lecture de la Divine Comédie59. La fiction a fait couler beaucoup d’encre. De nombreuses voix, dont

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celle de Clemente Mastella alors ministre de la Justice, dénoncent la mythification de la figure de Riina et mettent en garde contre les dangers pour les jeunes générations de s’identifier au personnage. Ces critiques véhiculées par la presse sont discutées dans des forums sur internet. Le blog palermitain Rosalio.it ouvre une section de débat « Il capo dei capi : pour ou contre ? »60, où les Palermitains postent 95 commentaires : une majorité réfute le risque d’émulation et apprécie la série, qui a le grand mérite de montrer les dynamiques criminelles internes à la mafia. Tous s'accordent pour dire que représenter la mafia est un moyen de briser l’omerta, mais plusieurs dénoncent la représentation irréaliste de l’antimafia (en particulier de Boris Giuliano)61 et l’invention de la figure de Biagio Schirò ainsi que le choix du titre qui participe de l’héroïsation du personnage de Riina, jugeant que « La belva », en référence à son surnom, aurait été plus approprié.

25 Au-delà du personnage de Totò Riina, la représentation de la mafia proposée dans Il capo dei capi génère la même fascination qui est à l’origine du succès des films de gangsters italo-américains. Le spectateur cinéphile retrouve quelques analogies avec des scènes cultes de films d’anthologie comme Le Parrain de Francis Ford Coppola (1972) et Les Affranchis de Martin Scorsese (1990)62. La représentation d’un Riina à la fois père de famille et chef mafieux rappelle également Don Vito Corleone. Le film de Coppola, tiré du roman éponyme de Mario Puzo publié en 1969, est sorti bien avant que les Corléonais ne prennent le pouvoir sur les autres familles mafieuses, mais le nom du personnage principal a donné une résonnance internationale au village de Corleone. Cette célébrité a certainement conduit le choix des distributeurs français à changer le titre de la série en « Corleone ». L’association du mythe cinématographique et du récit de la success story de Totò Riina ont permis à la version française de la série de connaître un très large succès63, en particulier dans les milieux de la petite et moyenne délinquance. Nous avons personnellement constaté la popularité de la série auprès de jeunes des quartiers difficiles ayant maille à partir avec la justice et avons également eu connaissance du succès de la série dans une prison française, où les détenus suivant des cours d’italien souhaitaient continuellement parler de Totò Riina. Ces expériences nous ont permis de vérifier le pouvoir de mythification de la série puisque pour ces jeunes, Totò Riina est un modèle de ruse et de réussite.

L’intérêt des mafieux

26 Il capo dei capi a également suscité l’intérêt de Totò Riina. Au lendemain de la diffusion du premier épisode, un article de La Repubblica consacré aux audiences record et au boss devant l'écran dans sa cellule, explique que Riina « a renoncé à son habitude maniaque d’aller se coucher à dix heures » : Pendant deux heures, il est resté immobile devant sa vie qui défilait dans le petit écran […]. Riina est resté impassible quand il s’est revu enfant dans le Corleone de l’après-guerre. […] Lui, le vrai parrain, n’a montré aucune émotion pour la scène de sa première rencontre avec Luciano Liggio64.

27 L’attention que le journaliste porte aux habitudes et aux réactions de Riina – qui lui ont certainement été rapportées par les gardiens – montre combien la réception de la série par le premier intéressé suscite la curiosité. La diffusion de la série est un tel événement médiatique que sa réception le devient aussi. Riina n’ayant jamais montré une quelconque émotion lors de ses procès – si ce n’est du mépris envers les mafieux repentis – il eût été étrange qu’il le fasse en regardant la télévision, se sachant soumis à

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un contrôle très strict. Mais le fait même de scruter ses réactions témoigne de l’envie de percer le mystère du personnage. La représentation de la mafia peut fasciner, mais la réception de cette représentation intrigue encore plus. L’auteur de l'article, spécialiste de la mafia, s’est également informé sur la réaction de Bernardo Provenzano, qui s'avère être opposée à celle de Riina : Pour un soir, Riina a renoncé à sa passion pour les émissions de sport. Provenzano, en revanche, a suivi les dernières nouvelles des journaux télévisés et à neuf heures, ponctuel, il s’est couché65.

28 Signaler le désintérêt de Provenzano sert à souligner la curiosité de Riina qui, selon son avocat, s’inquiétait de voir « comment seraient racontés (sa) femme et surtout (ses) enfants. L’affaire judiciaire est une chose, la vie privée en est une autre »66. Riina s’est ensuite plaint auprès de son avocat non pas du récit de ses activités criminelles – qu’il a pourtant toujours niées – mais de la représentation de sa femme Ninetta (« Qu’est-ce que ma femme a à voir avec tous ces mensonges ? »67).

29 Il est impossible de mesurer l’impact de la représentation de Il Capo dei capi sans réaliser une enquête approfondie, mais on peut signaler qu’elle suscite l’intérêt de quelques mafieux comme Michele Catalano qui, comme le rapporte la presse, a été arrêté alors qu’il regardait le dernier épisode à la télévision68. Comme le précise le magistrat Antonio Ingroia : L’homogénéisation des cultures et des langues, favorisée par la télévision, frappe également l’univers mafieux. Bien loin d’être un symptôme du déclin fatidique de la mafia, c’est en revanche l’indice d’une nouvelle façon d’être des mafieux, de moins en moins différents des autres, de plus en plus intégrés dans la société69.

30 L’intérêt des mafieux pour la représentation de leur univers et de leurs personnalités et la porosité entre les imaginaires relèvent donc d’une intégration des mafieux à la culture de masse.

31 Si la représentation du chef mafieux proposée dans la trilogie du Parrain a fortement structuré l’imaginaire collectif sur la mafia, alimentant les stéréotypes et le mythe qui l’entoure70, nous n’avons pas trouvé la trace d’une influence de ces films dans les témoignages de mafieux siciliens repentis. Il n’en va pas de même pour la Camorra puisque, comme le révèle Roberto Saviano dans Gomorra71, le boss Walter Schiavone s'est fait construire à Casal di Principe une villa identique à celle du personnage de Tony Montana interprété par Al Pacino dans Scarface de Brian De Palma (1983). Particulièrement perméable aux représentations cinématographiques, la Camorra est un cas à part puisque, en son sein, l'imitation de personnages mafieux devient une manière d’asseoir sa légitimité, comme si le chef pouvait récupérer le prestige de l’œuvre de fiction et s’inscrire dans un modèle vainqueur qui marque les esprits72. On remarque toutefois des constantes, quelle que soit l’œuvre cinématographique, notamment la persistance du luxe, en particulier des intérieurs. Dans Il capo dei capi, lorsque Riina va chez Stefano Bontate, il remarque une Ferrari qui trône dans la cour et des robinets en or73. Il critique ce luxe, mais lorsqu’il fait construire sa villa à Corleone, dans le dernier épisode, il demande que tous les sols soient en marbre de Carrare. L’ostentation de richesse sert à asseoir le statut social du chef et ce stéréotype nourrit également l’imaginaire mafieux. De ce point de vue, la série Gomorra est exemplaire, car pour les scènes où apparaît la maison de Pietro Savastano (saison 1), où les sanitaires sont en or massif, on a utilisé un bien immobilier confisqué à un boss de la Camorra74.

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Une représentation de la mafia sans mythification est-elle possible ?

32 Depuis sa diffusion en 2014, la série Gomorra75 n’a pas manqué de soulever des polémiques médiatiques similaires à celles suscitées par Il capo dei capi. Leurs détracteurs les accusent de mythifier l’univers mafieux et de véhiculer une mauvaise image du territoire ainsi qu’un modèle dangereux pour les nouvelles générations76. Nous avons vu les aspects mythifiants et problématiques de Il capo dei capi, à savoir une représentation de la vie privée et familiale qui humanise le personnage de Riina, associée à une représentation de la violence somme toute feutrée. Le parti pris réaliste des scénaristes de Gomorra débouche en revanche sur une représentation crue du mal qui s’inscrit dans la même veine que The Wire, la série sur la criminalité à Baltimore, créée par David Simon et diffusée de 2002 à 2008. La noirceur des lieux, des intrigues et des personnages ultra violents rend toute la négativité de l’univers mafieux. Ainsi, le fait que deux productions cinématographiques si différentes essuient les mêmes critiques interroge : peut-on représenter la mafia sans la mythifier ?

33 Comme nous l'avons dit, dès la diffusion des premiers épisodes du Capo dei capi, les polémiques éclatent, notamment suite à la condamnation du ministre de la Justice de l'époque. Les réalisateurs et les acteurs défendent la fiction, estimant qu’ils brisent l’omerta et dépassent les clichés du territoire dans une sorte de « catharsis collective » 77. Pour Daniele Liotti, qui incarne Biagio Schirò à l’écran : « Il capo dei capi raconte la mafia du côté du mal mais le message qu’on laisse est clair : battons la mafia tous ensemble »78. Toutefois, force est de constater que ce message n’est pas passé de manière univoque : tandis que certains jeunes jouent à s’identifier aux mafieux après la diffusion des premiers épisodes la fiction79, d’autres à Corleone organisent une marche pour affirmer que « les Corléonais ne sont pas tous pareils »80. Antonio Ingroia estime que toute représentation de la mafia est périlleuse et mythifiante : Le spectateur moyen perçoit et apprécie le cinéma en tant que fiction, une fiction qui engendre des mythes et des événements romanesques qui, bien qu’inspirés de la réalité la plus crue, provoquent la fascination. C’est pour cette raison que [...] certaines représentations finissent par diffuser, au-delà des meilleures intentions de leurs auteurs, le charme négatif du héros du mal81.

34 Michele Serra, quant à lui, défend la qualité de la représentation et le choix d’une focalisation sur la figure de Riina car « le problème n’est pas de raconter le mal mais de ne pas l’avoir assez raconté » : Qu’est-ce qui influence le plus les consciences, qu’est-ce qui change la culture et la mentalité des individus et des communautés, une rhétorique simpliste qui relègue le crime à sa seule horreur ou une définition véridique, difficile, intelligente de la puissance mafieuse ?82

35 Ces deux opinions montrent clairement la complexité de la question de la représentation de la mafia et de son impact sur les spectateurs. Au vu de l’âpreté et des similitudes des polémiques déclenchées par Il capo dei capi et plus tard par Gomorra, le problème semble apparemment insoluble car l’émulation et la mythification sont des risques inhérents à la représentation et à sa diffusion dans les médias. Toutefois, malgré les nombreuses différences entre les deux séries, l’irréalisme – dans le cas de Il capo dei capi – et l’inexistence – dans Gomorra – de l’antimafia (exception faite du magistrat qui apparaît sporadiquement dans la saison 4) semblent être de puissants vecteurs de mythification puisque le chef jouit d’une (relative) impunité qui forge son

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image d’invincible dans l’imaginaire collectif. On pourrait être tenté de penser qu’une représentation plus équilibrée des valeurs de l’État de droit face à celles de la criminalité serait la solution, puisque des séries comme La Piovra (dix saisons, entre 1984 et 2001) ou plus récemment Narcos (en partie consacrée à la lutte des agents de la DEA contre Pablo Escobar et le cartel de Medellin), construites sur le point de vue des enquêteurs, ont été globalement perçues comme salutaires pour déconstruire le mythe.

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Filmographie

Les Affranchis (Goodfellas), scénario Nicholas Pilesti et Martin Scorsese, réalisation Martin Scorsese, 145', USA, 1990.

Il capo dei capi (6 épisodes), série écrite par Claudio Fava, Stefano Bises et Domenico Starnone, réalisation Enzo Monteleone et Alexis Sweet, production Taodue, Italie, 2007.

I cento passi, réalisation Marco Tullio Giordana, 114', Italie, 2000.

Il generale dalla Chiesa, série, réalisation Giorgio Capitani, 198', 2007.

Giovanni Falcone, scénario et réalisation Giuseppe Ferrara, 124', Italie, 1993.

Giovanni Falcone. L’uomo che sfidò Cosa nostra, par Antonio et Andrea Frazzi, Italie, 2006

Gomorra – La serie, série écrite par Giovanni Bianconi, Stefano Bises, Leonardo Fasoli, Ludovica Rampoldi, Roberto Saviano ; réalisation Stefano Sollima et Claudio Cupellini, Italie, 2014-2019.

Le Parrain (The Godfather), scénario Francis Ford Coppola et Mario Puzo, réalisation Francis Ford Coppola, 175', USA, 1972.

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La Piovra, dix mini-séries, Italie, 1984-2010.

Narcos, série écrite par Chris Brancato, Carlo Bernard et Doug Miro, réalisation José Padilha, USA, 2015-2017.

Paolo Borsellino, minisérie écrite par Giancarlo De Cataldo, Leonardo Fasoli et Mimmo Rafele, réalisation Gianluca Maria Tavarelli, 183', Italie, 2004.

Scarface, scénario Oliver Stone, réalisation Brian De Palma, 170', USA, 1983.

NOTES

1. En parallèle (1977-1983), les Corléonais se lancent dans une guerre ouverte contre l’État en assassinant des représentants politiques, des membres des forces de l’ordre, des magistrats et même le préfet de Palerme. Certains assassinats sont décidés par la Cupola (commission régionale, organe décisionnel de Cosa nostra, la mafia sicilienne) et exécutés par les hommes de Riina, mais il en décide d’autres de son propre chef. 2. Il est décédé en novembre 2017 après 24 ans passés en détention à l’isolement, selon les règles du régime carcéral 41 bis (cf. à ce propos l'article de Marcello Soddu dans ce n° 36 des Cahiers de Narratologie). Voir https://www.repubblica.it/cronaca/2017/11/17/news/ e_morto_il_boss_toto_riina_da_24_anni_era_al_41_bis-181309472/ (consulté le 18 juin 2019) 3. Bolzoni et D'Avanzo 2007, p. 8. La 1ère édition, remontant à 1993, est réédité en 2007, à l’occasion de la diffusion de la fiction à la télévision. Toutes les citations de cet article sont traduites par nos soins. 4. Série en 6 épisodes. Épisode 1 : 1943-1962 ; épisode 2 : 1963-1969 ; épisode 3 : 1969-1978 ; épisode 4 : 1978-1981 ; épisode 5 : 1982-1992 ; épisode 6 : 1992-1993. 5. Fils de Giuseppe Fava, journaliste assassiné par la mafia en janvier 1985 à Catane, Claudio Fava est un homme politique engagé à gauche, à l'époque membre du parti des Democratici di Sinistra. 6. Il capo dei capi, 2007, épisode 1. 7. Il capo dei capi, épisode 4. 8. Bolzoni et D’Avanzo 2007, p. 7. 9. En référence aux mafieux des cosche palermitaines. 10. Bolzoni et D’Avanzo 2007, p. 49-50. 11. Percepteur des impôts de Palerme, il faisait le lien avec les membres de la Démocratie Chrétienne proches de Cosa nostra comme Salvo Lima. 12. Jugement rendu en 1987. Il s’agit de la première victoire judiciaire de l’État italien contre Cosa nostra, dont les principaux chefs sont condamnés à la prison à vie. 13. Il capo dei capi, épisode 6. 14. Ibidem. 15. Gaspare Mutolo rencontre Riina en prison dans les années 1960 et devient l’un de ses plus fidèles soldats. Après son arrestation, Mutolo décide de collaborer avec la justice en 1992. Cf. Mutolo et Vinci 2013. 16. Il capo dei capi, épisode 4. 17. Riina s’adressant à Beppe, homme de confiance de (cosca de Santa Maria del Gesù). Il capo dei capi, épisode 4. 18. Il capo dei capi, épisode 4. 19. Pour le kidnapping du jeune Antonio Caruso, le massacre de Viale Lazio (exécution du boss commandité par Badalamenti dans la série, mais dans les faits le commanditaire est Bontate) et l’assassinat du procureur Scaglione (1971). 20. Il capo dei capi, épisode 2.

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21. Il capo dei capi, épisode 3. 22. Bolzoni - D’Avanzo 2007, p. 128. Scène représentée dans l’épisode 3. 23. Il capo dei capi, épisode 4. 24. Ibidem. 25. Il s’agit en fait de Luciano Raia, dont le nom a été changé dans la fiction. L’épisode est scrupuleusement repris de la biographie (voir Bolzoni - D’Avanzo 2007, p. 68-78). Déclaré fou, Luciano Raia est enfermé dans un asile, où il meurt quelques temps plus tard. Dans la série, le personnage de Maino se suicide après la fin du procès. 26. Il capo dei capi, épisode 2. 27. Cette activité criminelle, interdite en Sicile par les chefs mafieux pour ne pas attirer l’attention des forces de l’ordre, était en revanche pratiquée ailleurs, en particulier par la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta. Grâce aux enlèvements, les Corléonais amassent les fonds nécessaires pour investir dans le trafic de drogue et le secteur de la construction. 28. Ce déséquilibre ne reflète pas la réalité. Il est plus juste de parler d’un duumvirat (cf. Oliva et Palazzolo 2006). 29. Signifiant « le massacre », ce terme faisant référence à la tradition de la pêche aux thons est utilisé pour évoquer la seconde guerre de mafia, qui a conduit à l'élimination des familles palermitaines sans que celles-ci ne réussissent à répliquer. 30. Il capo dei capi, épisode 4 (dernière scène). 31. Il capo dei capi, épisode 5. 32. Il capo dei capi, épisode 5. 33. Provenzano dit à Riina, à propos des référents politiques : « Peut-être que tu as eu tort de leur faire confiance. Moi je n’ai jamais eu confiance en certaines personnes. Ceux qui ont le cul bien au chaud à Rome, qu’est-ce qu’ils en ont à foutre de nos procès ? C’était mieux quand on réglait nos problèmes tout seuls », Il capo dei capi, épisode 6. 34. Forme sicilienne de zio (oncle), cet appellatif est une marque de respect et précède souvent le prénom ou diminutif du chef mafieux. 35. Il capo dei capi, épisode 6. 36. Lorsque Giovanni Brusca – exécutant de l’attentat – lui demande ce qu’en pense Provenzano, Riina répond : « Binnu est toujours d’accord avec moi », Il capo dei capi, épisode 6. 37. La famille de Provenzano revient s’installer à Corleone en avril 1992, un mois avant le massacre de Capaci, ce qui témoigne d’une rupture en interne. 38. Cf. Torrealta 2010 ainsi que Ciancimino – La Licata 2010. 39. Il capo dei capi, épisode 6. 40. Ces deux policiers ont mené les enquêtes avec les juges Falcone et Borsellino. Ils sont assassinés à une semaine d’intervalle en 1985. Voir Il capo dei capi, épisode 5. 41. Ces entrevues ont lieu dans l’ascenseur ou hors du Palais de Justice car Schirò est convaincu qu’il y a une taupe mais le procureur sous-entend qu’il est paranoïaque. 42. Le procureur Costa vient d’être assassiné, après avoir signé seul des mandats d’arrêt (1980). 43. Il capo dei capi, épisode 4. 44. Les références sont nombreuses, mais voir par exemple Viviano et Ziniti 2012. 45. Il capo dei capi, épisode 4. 46. Il capo dei capi, épisode 5. 47. Il capo dei capi, épisode 6. 48. Il capo dei capi, épisode 3. 49. Il capo dei capi, épisode 3. 50. Fumarola 2007. 51. Riina et Provenzano étaient surnommés le belve, les bêtes féroces, par les autres chefs mafieux car ils tuaient à tour de bras. 52. Il capo dei capi, épisode 5.

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53. Il capo dei capi, épisode 5. 54. Fumarola 2007. 55. Giovanni Falcone, de Giuseppe Ferrara, 1993 ; I cento passi, de Marco Tullio Giordana, 2000. 56. Paolo Borsellino, de Gianluca Maria Tavarelli, 2004 ; Giovanni Falcone. L’uomo che sfidò Cosa nostra, d’Antonio et Andrea Frazzi, 2006 ; Il generale dalla Chiesa, de Giorgio Capitani, 2007. 57. « Fiction su Riina, Grasso : “A scuola se ne discuta” » 2007. 58. Palazzolo 2007. 59. « Oltre dieci milioni per Benigni. Quasi otto per Il capo dei capi » 2007. 60. https://www.rosalio.it/2007/11/30/il-capo-dei-capi-pro-o-contro/ 61. La veuve de ce policier, assassiné le 21 juillet 1979, a violemment critiqué la série, estimant que son mari « n’avait pas besoin d’un inexistant Schirò qui le pousse à combattre la mafia » (« Totò Riina : “Il capo dei capi” fra realtà, critica e fantasia » 2009). 62. Dans l'épisode 3, la scène du mariage de Totò Riina évoque la scène d’ouverture du Parrain. Dans l'épisode 4, la scène où Luchino Bagarella rit pendant que Totò Riina parle et ce dernier fait semblant de s'énerver pour lui faire peur, rappelle celle des Affranchis où Joe Pesci fait semblant de s’énerver contre Ray Liotta. 63. Les épisodes complets, disponibles sur YouTube, ont entre 177 000 et 475 000 vues. 64. Palazzolo 2007. 65. Ibidem. 66. Ibidem. 67. « La moglie di Riina all’attacco: danneggiata nella fiction » 2007. La plainte porte sur un montage parallèle de l’épisode 3 montrant, d’une part, Ninetta se défendant au tribunal dans le cadre d’une procédure d’assignation à résidence loin de Corleone et d’autre part, l’enlèvement de la femme et du fils de Schirò, dont la libération est conditionnée à la décision du tribunal. Le préjudice d’atteinte à l’image dénoncé a fait l’objet d’une demande de compensation mais nous n’avons pu trouver les suites judiciaires de la procédure. 68. Cf. Traversa 2007. 69. Ingroia 2007. 70. Cf. Ravveduto 2019. 71. Saviano 2006. Voir en particulier le chapitre « Hollywood », consacré aux connexions et aux contaminations entre les imaginaires mafieux réels et leurs représentations dans le cinéma, majoritairement américain. 72. L’instabilité de la Camorra, due à sa structure horizontale, est certainement l’une des clés permettant de comprendre cette urgence de vouloir s’imposer au niveau des apparences et l’ostentation de la richesse, en utilisant les représentations cinématographiques pour nourrir son imaginaire. 73. Il capo dei capi, épisode 4. 74. Avant que ce bien ne soit confisqué, le manager de la production a payé le pizzo au clan de Torre Annunziata pour tournage les premiers épisodes (cf. « Gomorra, “pizzo” per la casa del boss. Condannato il location manager » 2018). 75. Avec près de 700 000 téléspectateurs pour chaque épisode de la première saison, elle bat des records d’audience malgré sa diffusion sur une chaîne payante (Sky TV). La version française sur Canal+ rassemble également près d’un million de téléspectateurs et on compte 130 millions de fans à travers le monde. Voir https://www.lastampa.it/cronaca/2014/07/17/news/la-serie-tv- gomorra-pagava-il-pizzo-1.35734342 et https://www.huffingtonpost.fr/entry/serie-gomorra- glorifie-t-elle-la-mafia_fr_5c9cccf1e4b072a7f60611a1 (consultés le 10 juillet 2019). 76. Cf. « Polemiche su serie tv su Totò Riina Capo dei capi » 2007. Pour l’analyse détaillée des polémiques médiatiques sur les représentations de la criminalité organisée et plus particulièrement sur la série Gomorra, voir Cianciabella 2017. 77. Fumarola 2007.

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78. Viviano 2007. 79. « Au bar A Maronnuzza, depuis quelques jours les jeunes s’appellent “Binnu”, “Totò u curtu”, “Lucianeddu”. Il y en a même un qui boîte en s’appuyant sur un bâton pour imiter la démarche de Luciano Leggio », Ziniti 2007. 80. Viviano 2007. 81. Ingroia 2007. 82. Serra 2007.

ABSTRACTS

La fiction Il capo dei capi réalisée en 2007 est une représentation de Totò Riina qui fait débat. Il convient dès lors de s’interroger sur les ressorts de cette représentation car l’image du personnage forge également sa mémoire auprès du public, a fortiori dans le cas d’une série télévisée qui, comme Il Capo dei capi, rencontre un large succès y compris à l’étranger. Ce pouvoir de façonner la mémoire dans l’imaginaire collectif nous impose d’étudier non seulement la représentation en soi et le message qu’elle fait passer mais également la réception de la série lors de sa diffusion. Cet article analyse donc la sédimentation des différentes facettes du personnage de Totò Riina afin de comprendre pourquoi il s’agit d’une représentation problématique et mythifiante dont le succès a déclenché de vives polémiques.

La fiction Il capo dei capi realizzata nel 2007 è una rappresentazione di Totò Riina che fa discutere. Bisogna quindi interrogarsi sulle peculiarità di tale rappresentazione perché l’immagine del personaggio costruisce anche la sua memoria presso il pubblico, a maggior ragione nel caso di una serie televisiva come Il Capo dei capi, che ha avuto un grande successo anche all’estero. Questo potere di dar forma alla memoria nell’immaginario collettivo impone di studiare non solo la rappresentazione in sé e il messaggio che essa veicola, ma anche la ricezione della serie al momento della diffusione. L'articolo esamina la sedimentazione delle varie sfaccettature del personaggio di Riina per capire perché ne è stata data una rappresentazione problematica e mitizzante, il cui successo ha scatenato aspre polemiche.

INDEX

Mots-clés: mafia, représentation, Totò Riina, fiction télévisée, Capo dei capis

AUTHOR

CHARLOTTE MOGE

Charlotte Moge, agrégée d’italien et docteure en histoire contemporaine, est maître de conférences en Études italiennes à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et membre de l’UMR Triangle 5206. Ses recherches portent sur le mouvement antimafia, la mémoire des victimes de la lutte contre la mafia et sur la criminalité mafieuse en Italie. Parmi ses publications récentes : C. Moge, G. Panvini & P. Picco (dir.), « Sans recourir à la violence » : la société italienne face aux

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terrorismes et aux mafias, Laboratoire italien (2019) ; « Eroe, uomo, santo ? Il paradosso della memoria di Giovanni Falcone » in T. Caliò & L. Ceci (dir.), L’immaginario devoto tra mafie e antimafia. Riti, culti e santi (2017); « La mobilisation antimafia de 1992 », Rivista di Studi e ricerche sulla criminalità organizzata (2016) ; « Parler de mafia. La classe politique face à la violence mafieuse de 1963 à 1992 », in R. Descendre & J.-L. Fournel (dir.), Langages, politique, histoire avec Jean-Claude Zancarini (2015).

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Procès fictionnels et imaginaires périphériques : la série Gomorra dans la réception active des rappeurs français

Céline Masoni

1 Des procès fictionnels croisés libèrent et entravent la circulation des représentations de la culture mafieuse. Nous entendons comme procès fictionnels : la mise en intrigue et en sens d’éléments narratifs, symboliques, iconiques, audiovisuels, médiatiques et critiques, pris isolément ou en différentes compositions, et qui produisent des synthèses narratives et discursives plus ou moins abouties sur un thème ou un motif choisi.

2 Nous nous intéresserons originairement au procès fictionnel qu’initie l’auteur Roberto Saviano, du roman de non fiction Gomorra vers la série éponyme, un procès qu’animent aussi des producteurs et diffuseurs de contenus en France, en l’occurrence Canal Plus, qui propose des émissions d’accompagnement et de promotion de la série, et les formes de réception actives, créatives des rappeurs français. Le dispositif énonciatif qu’instaure la chaîne Canal Plus et les appropriations des rappeurs français produisent des contenus narratifs et discursifs, qui alimentent le procès fictionnel initial d’un « auteur ».

3 La convergence de ces procès fictionnels nous invite à définir ou redéfinir la culture populaire, où ne sont plus considérés comme populaires des produits culturels tels la série télévisée ou le rap, mais leurs « déchiffrements contrastés » (Ginzburg 1980). Enfin et de manière plus générale, la dimension herméneutique des procès fictionnels permet de réinvestir différentes interrogations sur l’argument anti-mimétique (Schaeffer 1999), le conflit des représentations, les effets de la fiction, ou les atteintes portées au pacte fictionnel (Eco 1996), toutes liées à une interrogation sur la porosité ou les va-et-vient entre la réalité et la fiction.

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4 Quelles relations au texte sont-elles traduites par les différentes appropriations culturelles de la violence et des stéréotypes ou des symboles de la culture mafieuse ? Quelles représentations de la violence, entendues comme autant d’effets de la fiction sont-elles promues dans les discours dominants et dans les déchiffrements alternatifs des rappeurs ? Nous émettons l’hypothèse que ces lectures individuelles singulières ne sont pas un obstacle, mais un outil de la saisie de l’appropriation culturelle de la violence, qui prend plaisir aux actions violentes représentées et à l’évolution des personnages les promulguant. Une esthétique de la violence expose et affronte la réalité du quotidien des camorristi et la brutalité du pouvoir. Une esthétique de la violence a aussi une fonction émancipatrice. Ainsi, le plaisir peut être défini en tant que plaisir esthétique, en ce qu’il qui permet la transfiguration de la violence et la mise à distance des actions et des personnages violents. Afin d’interroger la singularité de ces expériences fictionnelles, nous revisiterons le concept d’usages idiosyncrasiques de l’activité mimétique (Schaeffer 1999). Nous démontrerons ainsi que, loin de faire valoir le travail de synthèse, d’achèvement du procès du sens, la multiplicité vivante, contrastée de ces appropriations ressortissant d’énonciations singulières trahit l’incertitude d’un procès ouvert, qui n’en révèle pas moins un besoin (ou un effet) de mise à distance esthétique et critique corrélatif, voire interdépendant du besoin de fiction.

La contamination fictionnelle du réel

5 Depuis les années 1970, le roman de Mario Puzo, Le Parrain (The Godfather, 1969) et le succès des adaptations cinématographiques de Francis Ford Coppola (1972, 1974, 1990) ont influencé la manière dont les publics se représentent la mafia. La mafia italo- américaine est et se comporte de la manière dont elle est représentée dans ces œuvres de fiction (Paoli, 2003). Cette vision idéalisée de la mafia supplante l’organisation criminelle elle-même (Renga 2011)1. Si la veine commerciale et narrative des films de mafia ne s’est pas tarie, les influences se sont diversifiées vers d’autres organisations criminelles, dans les cinémas japonais ou hongkongais, offrant de nouvelles représentations s’entremêlant aux constructions imaginaires de différents publics. Les choix des éléments narratifs et visuels ont aussi évolué. L’écriture sérielle participe de ce renouvellement du genre et des imaginaires associés. The Sopranos (HBO, 1999-2007) nous fait partager les crises existentielles d’un boss du New Jersey, Tony Soprano. Plus largement, le crime organisé autour du marché de la drogue s’avère une inépuisable ressource narrative, où le réalisme ou des éléments de non-fiction inscrivent l’ouverture de l’écriture sérielle à la réalité sociale. On peut citer la série télévisée The Wire (Sur écoute, 2002-2008) créée et documentée par le journaliste David Simon sur la criminalité de Baltimore, ou Narcos (2015-2017), la série originale de Netflix et sa série dérivée Narcos Mexico, où les images documentaires sont partie intégrante de la narration. Ainsi, la série Gomorra (2014-en production) créée par le journaliste et romancier Roberto Saviano, à partir de son roman éponyme en forme d’enquête sur la camorra napolitaine (2007) revendique-t-elle cette exigence d’authenticité, voire de réalisme. Plus avant, Saviano, lors d’une interview qu’il a accordée à Mouloud Achour, dans l’émission Clique (mars 2019), sur Canal Plus, avoue en substance qu’en écrivant ces histoires, il accentue la vérité. La fiction de Saviano documente et dénonce. Sans revenir sur les questions logiques et ontologiques de la vérité de la fiction, le

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journaliste-romancier promeut la fonction politique de l’esthétique, comme effet de mise en visibilité par l’art, ou comme fiction de la réalité.

6 Dans le dispositif de promotion de la série Gomorra en France, le diffuseur Canal Plus encadre les discours sur la série, ou selon la formulation de Dominique Maingueneau : « délimite[nt] l’exercice de la fonction énonciative » (Maingueneau, 1993). Considéré comme une des voix prépondérantes de la “culture urbaine”, Mouloud Achour reçoit Roberto Saviano (Clique, mars 2019) et les deux acteurs phares de la série Salvatore Esposito et Marco D’Amore, jouant respectivement les rôles de Gennaro Savastano et Ciro Di Marzio. Le présentateur tient à faire valoir, avec insistance, le positionnement et la lecture du groupe de rap PNL des réalités urbaines périphériques, par-delà le clip vidéo tourné à Scampia, sur les lieux mêmes du tournage de la série et de la zone des trafics (Le monde ou rien, 2015). Roberto Saviano, par l’intermédiaire de Mouloud Achour a d’ailleurs rencontré le groupe de rap. Il fait un parallèle entre la syntaxe qu’il utilise dans ses écrits et cette réinvention de la langue à laquelle se livrent ceux qui racontent les banlieues. Il avance que le rap est écouté car il raconte le monde de manière authentique. L’interview des deux protagonistes principaux de la série donne encore le ton ; un clip de PNL (À l’ammoniaque, 2018) introduit l’émission, qui sera encore illustrée des clips de PNL et de SCH tournés à Scampia. La complicité des deux acteurs, qui a su aussi révéler le ressort dramatique principal de la série et leur proximité avec Saviano, s'exprime. Deux perspectives croisées de leurs discours nous intéressent : le réalisme et la porosité entre réalité et fiction. Ils reviennent ainsi sur l’ambition d’authenticité de la série et de son créateur, précisant que Gomorra a su faire tomber le mur de succès et de beauté que le cinéma américain avait construit. Marco d’Amore, qui est aussi producteur, scénariste et réalisateur a réalisé deux épisodes de la dernière saison de Gomorra et prépare une préquelle cinématographique de la série basée sur l’enfance de Ciro Di Marzio : L’Immortale. Il avance qu’il est intéressant de jouer avec les codes des plus grands, ceux qu’ont utilisés les grands réalisateurs italo-américains, d’en casser certains stéréotypes, de faire évoluer l’écriture et la narration. L’enquête de Saviano, l’écriture des dialogues basée sur des conversations enregistrées de criminels, le travail sur leurs personnages, font voir la réalité et, précise Marco d’Amore, « pas la mise en scène ». Le tournage dans le quartier de Secondigliano, leur présence et les liens que la production et les acteurs nouent avec la population locale soutiennent ce qu’ils qualifient comme étant leur responsabilité. Tous deux originaires de Campanie, diplômés d’écoles de cinéma ou d’art dramatique, ils s’attachent à expliquer aux jeunes qu’ils rencontrent qu’il n’y a pas de confusion entre qui ils sont et la manière dont ils se comportent et leurs personnages. En un sens, ils engagent, par une attitude posée et l’utilisation du dialecte local, une forme de pédagogie de proximité, en vue de « briser la continuité avec la fiction ». Cette mise à distance de la réalité est encore un des effets de la fiction. Salvatore Esposito nuance et précise ce que signifie être confronté à des personnages qui représentent le mal. Il met en avant la dimension de l’affect, d’émotions ou de sentiments forts qui nous touchent, mais avec lesquels on prend nécessairement de la distance. Les personnages mauvais, les nuances du mal dans la littérature sont plus riches que les nuances du bien et exercent une fascination. Pour autant, on peut selon lui, distinguer la fascination de la mythification, et voir un méchant tuer quelqu’un ne signifie pas que le spectateur va imiter ce comportement et passer à l’acte. L’entretien prend un ton plus politique. Selon Salvatore Esposito la beauté de la ville de Naples et de sa langue est un prétexte pour raconter les problèmes de toutes les autres villes du monde. Si Gomorra est une métaphore de la criminalité

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internationale, elle est aussi une métaphore des banlieues, qui en raconte les dynamiques communes : l’amour fraternel, les relations conflictuelles père / fils, la violence pour obtenir le pouvoir. Dans la droite ligne de Saviano, il s’agit de montrer les vrais problèmes de ces zones abandonnées par l’État.

7 Du point de vue sociologique, de nombreuses études ont mis l’accent sur l’influence des films de gangsters sur une catégorie sociale spécifique : les jeunes hommes des quartiers populaires. La mythologie de Tony Montana, petit malfrat d’origine cubaine à l’ascension fulgurante dans le film Scarface (1983) de Brian de Palma en est exemplaire et occupe toujours, plus de trente ans après la sortie du film, comme le signale Fardi Rahmani, « une place singulière dans la culture populaire juvénile »2. Nous ne nous attardons pas sur les différentes analogies que les jeunes gens interviewés par Rahmani tissent entre la fiction filmique et leur réalité quotidienne : violence, drogue, réussite financière, armes, loyauté, sur leurs manières de citer des répliques du film, d’en débattre, ou sur leurs processus d’identification au héros et à sa réussite. C’est encore au personnage de Scarface que rêvent les jeunes mafieux, Marco et Ciro dans l’adaptation cinématographique de Gomorra de Matteo Garrone (2008) et c’est cette même représentation idéalisée que ce réalisateur déconstruit, en confrontant la vision mythologique des grands films hollywoodiens à une réalité crue, brutale. Dans la culture rap, la figure de Scarface reste prééminente. Une dernière référence forte, sur laquelle se construisent les imaginaires périphériques de la culture rap et peut se déployer la production de contenus créatifs est le film La Cité de Dieu (2003) de Fernando Meirelles, adapté du roman éponyme Cidade de Deus (1997) de Paulo Lins. Buscapé, jeune enfant d’une banlieue pauvre de Rio de Janeiro, qui rêve de devenir photographe raconte et documente sa favela, livrée aux trafics, à la violence et à la corruption, et les destins croisés de ses amis d’enfance Béné et Zé Pequeno, qui devient le caïd du quartier, se livrant à une guerre des gangs contre un de ses principaux rivaux : Manu le Coq.

8 Cette attraction du pouvoir et de la réussite dans un contexte inéluctablement violent, qui enchanterait l’imaginaire des périphéries est fortement décriée dans les discours institutionnels dominants. Chaque nouvelle saison de Gomorra donne lieu à un déchaînement dans la presse des édiles, juges anti-mafia, présidents de tribunaux, qui tous dénoncent l’influence néfaste de la violence promue dans la série sur la jeunesse napolitaine ; la diffusion de chaque nouvel épisode étant accusée d’être directement liée à un déferlement de violence dans les quartiers périphériques de la cité parthénopéenne3. Accusée de trop humaniser les personnages, de se méprendre sur les mutations de l’organisation et surtout de faire prendre pour vraie cette fausse réalité représentée à l‘écran, la fiction sérielle crée une émulation par la violence et génère une imitation des actes criminels et violents des personnages, par un public jugé défavorisé.

9 On devine, dans ce zèle pour condamner les effets mimétiques de la fiction, que les dominants, ceux dont la parole est légitime ne peuvent, si ce n’est comprendre la fonction de la fiction, envisager que certains publics puissent reconnaître comme tel le dispositif fictionnel, que partagent l’auteur et les lecteurs ou spectateurs, comme si la culture légitime, voire la position sociale permettaient seules de passer un pacte fictionnel avec un auteur (Eco, 1994). Les discours des dominants refusent ainsi aux minorités qu’elles puissent « élaborer des représentations fictionnelles » ou « mettre en scène [leurs] affects sur le mode du « comme si », qu’elles puissent « accéder à l’état

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d’immersion fictionnelle »4. Or, la fiction, confie encore Schaeffer n’est jamais une identification aveugle.

10 Nous choisissons de nous abstenir de poser une homologie entre la violence inhérente à un milieu social, la manière dont elle est vécue et la manière dont elle est saisie par l’imagination ou expérimentée d’un point de vue fictionnel, pour ne retenir que la présence d’éléments culturels épars, de mimèmes ou d’unités d’imitation (Schaeffer, 1999) souvent partagés entre pairs et/ou dans le cadre d’une transmission sociale, et qui seront réactivés, réutilisés, qu’ils fassent ou non l’objet d’une mésinterprétation. Il est en effet discutable d’affirmer que des jeunes hommes issus de quartiers paupérisés s’identifient invariablement à un personnage qui était laissé pour compte et qui a réussi. Ce type d’homologie sociale ne peut valoir comme principe, plus finement, on ne peut anticiper si et quel type d’identification peut être associé aux appropriations culturelles dites populaires ; en témoigne la polémique autour des deux personnages principaux de la série Gomorra dans les rangs des rappeurs français et de leurs publics, où Ciro di Marzio le jeune délinquant qui veut conquérir le pouvoir est majoritairement perçu comme un traître à la famille « régnante », les Savastano.

Lectures contrastées : « una prosopografia del basso » 5

11 En nous rapprochant de la « microstoria» [micro histoire] italienne énoncée et pratiquée par Carlo Ginzburg et Giovanni Levi, nous pouvons réaffirmer, à la suite de Hoggart (1970) et de ses travaux sur les usages de la culture des ouvriers, une déconstruction de l’opposition entre culture savante et culture populaire, qui implique l’analyse de pratiques plus individuelles. L’approche biographique de l’histoire expose l’appropriation de matériaux d’origines éparses (Ginzburg 1980), comme la lecture analogique et disloquée de Menocchio le meunier frioulan, qui représente une des figures de la relation populaire au texte (Chartier 2000). À travers l’histoire biographique d’un individu, son récit de vie se dit, se raconte notre culture : À distance de la monographie traditionnelle, chaque micro-récit entend reconstruire, à partir de l’observation d’une situation particulière, la manière dont les individus, par leurs alliances et leurs affrontements, à travers les dépendances qui les lient et les conflits qui les opposent, produisent le monde social6.

12 Nous saisissons qu’il ne s’agit plus de qualifier de populaires des objets de la culture, mais des manières de se les approprier. Nous saisissons aussi que ce type d’observation s’appuie sur les affects individuels, les dépendances et les conflits. Différents systèmes de pensées s’opposent et se rencontrent au sein d’une culture, d’un collectif ou d’un individu. Plus avant, les représentations ne peuvent être réduites à des significations partagées par un groupe, et l’on peut difficilement considérer que la culture cultivée impose un corpus de textes ou un ensemble de conduites à l’interprétation et à l’imitation des individus qui composent une société. Des pratiques de lecture ou d’interprétation singulières actives, créatrices circulent, faites d’écarts, de reformulations.

13 Nous saisissons enfin qu’une approche biographique reste partielle et partiale. Étymologiquement, la prosopographie est basée sur la racine grecque prosopon, prós (« près ») et ốps (« œil ») : la face, la figure et par extension le personnage. Les figures que nous tentons d’approcher sont l’auteur Roberto Saviano et les acteurs Marco

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D’Amore et Salvatore Esposito pour les personnages qu’ils construisent dans et pour la série Gomorra. Ce sont encore les personnages que créent les rappeurs français, en réponse à l’univers narratif et au dispositif médiatique dans lequel toutes ces figures évoluent, où l’identité de la personne rencontre le ou les personnages publics et fictionnels qu’ils façonnent. Dans ces écritures hyper contemporaines, la scission entre la réalité et la fiction s’efface. L’identité d’un auteur s’évanouit. Le procès fictionnel de l’œuvre et de soi transcende le texte, l’identité et ses multiples représentations.

14 La réception active de la série Gomorra se fonde sur l’analyse de la relation au texte et à soi dans les déchiffrements contrastés des rappeurs français.

15 La multiplication des références à la série, depuis sa diffusion télévisée (2014), dans les textes des rappeurs diffuse la reconnaissance de symboles signifiants, partagés et/ou créant une polémique, dans les lignes interprétatives que déploient les rappeurs et leurs publics. Notre ambition prosopographique s’attache à la fragmentation énonciative (Masoni 2019) d’auteurs interprètes, qui se déploie dans leurs opus (morceaux musicaux et clips vidéos), et dans leurs adresses à leurs publics et leurs fans sur les réseaux sociaux ou leurs chaînes You Tube. Leurs usages différenciés de la fiction et leurs identités auctoriales, artistiques et sociales fragmentées traduisent ou masquent la tension de leurs appropriations culturelles et de la place qu’ils revendiquent au sein du système médiatique, comme au sein du système social. Trois artistes ou groupes, aux positions énonciatives et interprétatives contrastées appuient cette étude, , SCH et PNL. Plutôt que de représenter des types de relation au texte (ici sériel) ou des figures de la lecture populaire d’une œuvre, ces artistes combinent différents éléments narratifs, visuels ou symboliques, qui semblent traduire une multiplicité de processus d’apprentissage et d’appropriation culturelle ouverts, c’est-à- dire dont on ne peut extraire de régularité, voire de cohérence, et qui, s’ils amorcent un processus cognitif et/ou émancipatoire de construction de sens ne semblent jamais s’y engager totalement ni l’achever.

16 Si l’on reprend les termes de Ginzburg, en quel sens ces dépendances qui lient et ces conflits qui opposent peuvent-ils produire du sens pour le quotidien des individus et leur inscription dans un collectif ? Il s’agit bien de donner du sens au monde social et à notre inscription dans celui-ci, et pour nous d’analyser de quelle manière sont saisies et utilisées ces différentes références fictionnelles afin d’engager ou non ce processus.

17 L’appréciation que nous offrent les normes sociales dominantes peut nous faire appréhender comme signifiants différents éléments biographiques, que l’on trouve disséminés sur le Web. Les lieux où les rappeurs ont grandi sont respectivement pour JUL (Julien Mari, 1990), SCH (Julien Schwarzer, 1993) et PNL (Tarik et Nabil Andrieu, 1986 et 1989) : Marseille et la cité Louis-Loucheur du quartier de Saint-Jean-du-Désert, Marseille puis Aubagne, et la cité des Tarterêts à Corbeil-Essonne, avec un passage dans le sud ouest de la France pendant leurs études. JUL est renvoyé avant de passer un BEP, SCH échoue au BEP, pour les deux frères du groupe PNL : BEP et Baccalauréat pour l’aîné, Baccalauréat et quelques années d’études supérieures interrompues pour le plus jeune.

18 Sans misérabilisme social, ils sont issus de milieux populaires, avec, hormis SCH, des problèmes judiciaires, pour leurs pères, pour eux ou les deux. Ils ont tous commencé à rapper très jeunes, évitent les médias traditionnels mainstream, où l’incompréhension flirte souvent avec le mépris7, et choisissent d’être les artisans de leur propre image et de leur communication vers leurs fans. JUL affiche la Team JUL, sa communauté de fans,

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SCH communique sur les réseaux sociaux et PNL ont une ambition créative plus affirmée, sur leur chaîne You Tube. En septembre 2016, ils lancent ce qui deviendra une série de quatre courts métrages : Naha, Part. 1, 8 minutes, 92 millions de vues ; Onizuka, Part. 2, 13 minutes 28, 47 millions de vues ; Béné, Part. 3, 16 minutes 08, 31 millions de vues ; et Jusqu’au dernier gramme, Part. finale, 29 minutes 47, 20 millions de vues, réalisée par Mess et Kamehamera, dans un circuit indépendant. Cette saga retrace le quotidien de trois frères dans une cité : trafic de drogue, argent, guerre de gangs, violence, interventions de la police… Plus avant, la question qui se pose est de savoir ce que signifie la famille, un Leitmotiv fort de l’œuvre de PNL (#QueLaFamille). Naha, le frère aîné avait un ami depuis l’enfance, Macha, qui l’a trahi. Devenus adultes, ils gèrent des gangs rivaux de trafic de drogue dans la cité. Naha interdit à ses frères d’entrer dans le trafic. Macha dénonce Naha, qui se retrouve en prison. Onizuka le frère cadet de Naha reprend le trafic et blessé, se retrouve à l’hôpital. Le plus jeune frère Béné, interprété par le jeune frère de Tarik et Nabil, s’y engage à son tour jusqu’à ramener dans la cité Macha, qui avait fui à l’étranger, afin de le tuer. On entend le cri de sa mère et le coup de feu, Naha sort de prison et Onizuka du coma.

19 Les amitiés brisées et/ou la trahison et la vengeance (Tony et Manny dans Scarface, Zé Pequeno, Buscapé et Béné dans La Cité de Dieu, Gennaro et Ciro dans Gomorra) représentent de puissants ressorts narratifs et l’élément clé de la construction imaginaire des jeunes adultes. La dimension fraternelle de ces amitiés donne de la profondeur aux personnages et peut nous y attacher plus intensément, comme nous touchera alors plus profondément leur rupture. Or, PNL n’invoquent pas la dimension fictionnelle de la famille, mais construisent leur œuvre et leur identité artistique et sociale sur cette famille qu’ils exposent voire revendiquent comme ce qui seul compte. Est-ce à comprendre que le repli sur l’entre soi, sur la famille, tient à l’écart de la brutalité sociale ? Mais encore, en quel sens cette revendication semblant confondre la dimension affective et sa mise à distance dans la fiction influence-t-elle durablement l’appropriation culturelle et la relation au texte de PNL ? Comment peuvent-ils en extraire des éléments signifiants et socialement signifiants pour leur vie quotidienne et leurs interactions sociales réelles ? Cette interrogation a-t-elle encore de la pertinence ?

Fonction mimétique et idiosyncrasie

20 Les déchiffrements contrastés des rappeurs, les différents éléments symboliques et culturels qu’ils convoquent et réutilisent dans leur travail de création sont autant de traces des « possibilités latentes »8 de la culture que Ginzburg évoquait.

21 On pourrait dresser la liste, non exhaustive, des rappeurs français faisant référence à la série Gomorra dans leurs textes, qu’ils désirent s’inventer un personnage de mafieux et jouer sur leur image, ou mettre en garde la jeunesse contre la violence de ce milieu, ou simplement se saisir de références partagées : Lacrim, , YL, , , Soprano, DTF, Melan, , Jok’Air, Sinik, L’Algérino, , Ixzo, Jeff le Nerf, etc.

22 Notre corpus, restreint mais singulièrement représentatif nous recentre sur trois figures de la relation au texte et de la capacité fictionnelle : l’attachement affectif pour JUL, la lecture cultivée pour SCH, et la résonnance d’un univers fictionnel propre pour PNL, dans des relectures produites et rendues publiques à l’issue de la diffusion de la saison 1 de Gomorra en France.

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Ciro, aux flics tu voulais raconter Ciro, coup monté avec le Conté Ciro, Savastano tu veux affronter ? Ciro, t'es qu'un traître tu fous la honte.

23 Dans le morceau intitulé Ciro (2015), JUL montre son attachement aux personnages et à leurs actions dans la série. Relatant différentes scènes des deux premières saisons, il condamne ainsi le comportement de Ciro, surnommé l’Immortel qui, au service du clan Savastano, dirigé par Don Pietro et dont il est le soldat, trahit son ami Gennaro Savastano, le fils de Don Pietro et Donna Imma, et entraîne la mort de Daniele, un jeune garçon qu’il implique dans le trafic et transforme en meurtrier, dans la guerre qu’il livre pour le pouvoir. Il précise que Donna Imma anticipait sa trahison. Il s’avoue « choqué comme jamais », car Ciro ne respecte pas la loi (de la famille) et tue sa propre femme. Il comprend son appétit pour l’argent, le juge insensible, mais n’accepte pas qu’il trahisse la confiance de la famille, en s’alliant avec Conte, leur rival, qui se méfie d’ailleurs de lui et teste sa loyauté dans la scène devenue culte de la roulette « espagnole ». JUL multipliera les références aux deux personnages de la série, allant jusqu’à s’identifier à Gennaro et insistant sur la traitrise de Ciro. Cette relation affective au texte semble enfermer JUL dans l’œuvre de fiction, trahissant une immersion sans mise à distance fictionnelle9. L’immersion fictionnelle de JUL ne peut être confondue avec une identification trompeuse, sans mise à distance critique du personnage de Ciro. On ne peut nier que JUL accède à cet état d’immersion fictionnelle ; submergé par ses émotions, choqué, déçu, il s’agit bien pour lui de faire « comme si » ce personnage symbolisant la traitrise pouvait se retrouver parmi ses proches, et d’illustrer ainsi à tous, ce que peut-être la trahison en amitié. JUL se livre à une des multiples lectures possibles du personnage de Ciro et de ses actions, dans la perspective de l’infinité d’interprétations possibles d’un texte, où une interprétation singulière ne peut être discriminée10. Quelle que soit la dimension que Roberto Saviano a donné au personnage de Ciro di Marzio et à la relation d’amitié fraternelle qui le lie à Gennaro Savastano, on ne peut parler de bonne ou de mauvaise interprétation de la part d’un lecteur. La circulation des textes et des contenus fluidifie les relations aux textes, et des interprétations prennent sens à un moment donné sur un public donné. La lecture de JUL a un impact indéniable sur les lectures des publics de la série11 et de son rap. Sur la scène du rap français, une réelle scission s’établit entre les partisans d’une vision de Ciro en tant que traître, ou de Ciro en tant qu’affranchi. Affects, jugements, interprétations se diffusent et se diffractent. Plus que la qualité des contenus échangés, la circulation de ceux-ci gagne à être étudiée, comme modalité ouverte de la construction sociale de sens.

24 Deux morceaux de SCH retiennent notre intérêt, la piste instrumentale intitulée Genny et Ciro (2015), dont la version studio non censurée reprenait un extrait audio de la série, qui n’a pu figurer dans l’album (A7, 2015) eu égard à la législation sur les droits d’auteur, et qui sert d’introduction au morceau Gomorra. SCH choisit de citer le texte même de la série comme incipit à son propre travail créatif. Dans une interview qu’il a accordée à LCI12, il précise que son équipe et lui-même ont beaucoup regardé la série et se sont imprégnés des lieux afin de tourner le clip vidéo dans le quartier même de Scampia, dans la banlieue de Naples. Sa lecture fine de la série apparaît comme une évidence, et l’on se prend à apprécier la coïncidence résonnante entre l’extrait qu’il a justement choisi (Gomorra, saison 1, épisode 12) et cette même réplique que cite l’acteur Salvatore Esposito, quand le présentateur de Clique (Canal Plus, mars 2019) lui demande

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quelle phrase de la série lui évoque immédiatement le personnage qu’il incarne. L’acteur principal de la série et le rappeur avancent : « Mais Dieu seul peut savoir à l’avance comment les choses finissent… ». On peut remarquer que la référence culturelle à Dieu est peu ou pas utilisée par les autres rappeurs du corpus, alors que cet élément culturel est prégnant dans La Cité de Dieu (qui ne pourrait plus protéger ses enfants) et dans Gomorra, où l’importance de la religion catholique, des rituels et des célébrations religieuses dans la vie quotidienne des criminels est affirmée. Plus spécifiquement, alors que les pratiques religieuses que s’inflige le personnage Salvatore Conte, et plus encore le parcours et la construction de la mythologie du personnage de Ciro di Marzio, au cours des trois premières saisons, de la criminalité violente, vers la culpabilité puis la rédemption créent la tension dramatique de la série. Ici, la réplique prononcée par Gennaro et citée par SCH, où il est question de l’omniscience de Dieu semble exprimer l’impuissance des hommes, dont ceux qui accèdent ou exercent le pouvoir, et la fatalité de leur destin.

25 Si l’on revient à la dimension cultivée de la lecture de SCH, on peut avancer qu’il pratique l’intertextualité, cite et prend sa propre distance créative par rapport à l’œuvre originale. Il saisit les nœuds narratifs qui construisent les personnages et joue les thématiques de l’œuvre sur sa propre partition : l’argent, le risque, le respect et l’honneur, la volonté de réussir, le crime… Par rapport aux personnages de la série, il évoque plus précisément la mort du jeune Daniele, dont ils ont pris la vie « pour le chiffre » et la crainte, teintée chez lui d’admiration, que suscite Pietro Savastano. Le bruit du Beretta précède l'épilogue Bang bang, bang bang, bang bang Y'aura du sang sur les métaux, ça sera la fin d'l'épisode Bang bang

26 SCH est le seul artiste du corpus qui n’omet pas que la seule issue possible, la fin de l’épisode, est la mort.

27 Le clip vidéo produit par DJ et réalisé par Charly Clodion, qui sort six mois après le son, est très travaillé. Par-delà quelques stéréotypes gestuels et visuels, SCH, suivant en cela l’ambition de Saviano et la lecture qu’en avaient fait ses acteurs, met en parallèle la ville de Marseille et la ville de Naples et le destin commun de leurs périphéries. La tension visuelle et symbolique entre l’architecture spécifique des Vele [voiles] à Scampia et les paysages maritimes méditerranéens écrasés de soleil signe une esthétique de la décrépitude et de la grandeur, où la banalité du quotidien est froide et la liberté ne peut être une échappatoire.

28 Le discours sur les périphéries se diffuse. Les accointances se nouent. Les acteurs de la série Gomorra rendent hommage à la musique de SCH. Salvatore Esposito (@SalvioEspo, 3-11-2015, 16.36), en promotion pour la saison 2 de la série, le cite et se voit remercié en italien par l’intéressé (@Sch_Mathafack, 5-11-2015, 14.38). De même son travail est-il relayé par Vincenzo Fabricino, qui interprète le rôle de Pitbull dans la série, et joue aussi dans le clip de SCH.

29 En 2015, PNL tourne aussi un clip à Scampia : Le Monde ou rien (plus de 107 millions de vues), extrait de l’album Le Monde Chico. Les Vele y servent de décor à une bande de jeunes hommes aux comportements assez stéréotypés : affichage ostentatoire de marques de sport ou de luxe, de fumée de cannabis. Si dans le texte, la référence à Scarface est explicite, reprenant une réplique culte de Tony Montana, qui veut posséder ce qui lui revient : « Le monde, Chico. Et tout ce qu’il y a dedans », la référence à

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Gomorra paraît plus superficielle : « Et rien n’change comme le bruit du gyro’, j’suis plus Savastano que Ciro ». Le tournage à Scampia a fait exploser la renommée du groupe, alors que la référence à Gomorra ne semble illustrer qu’une volonté d’affichage. PNL se contente d’une répétition du choix d’un protagoniste contre un autre, comme dans PTQS (Plus Tony Que Sosa), issu de l’album précédent Que La Famille (QLF 2015), mais une répétition qui ne mesure pas ce que peut signifier de choisir le fils, qui a besoin de s’endurcir d’une famille régnante contre un soldat, parti de rien et qui engage une lutte féroce pour le pouvoir.

30 Les thèmes principaux de l’écriture de PNL, la misère, la haine (ici « l’ascenseur est en panne au paradis »), la réussite, la drogue et l’argent, et encore la famille, sont repris, l’année suivante, dans la série de courts métrages évoquée infra, avec une écriture beaucoup plus innovante, des points de vue visuels et narratifs. Cette autre forme de répétition peut être entendue dans le sens d’Umberto Eco (1994) d’une répétition- variation, au principe même de la création de l’écriture sérielle.

31 L’appropriation et la réutilisation de certains éléments de la culture mafieuse nourrit l’ambition créative de PNL, qui génèrent une voix singulière, indépendante, où aucun jugement moral n’entrave la liberté ou la fuite en avant des personnages, qui évoluent dans la violence des périphéries urbaines.

32 Le procès fictionnel qu’initie Roberto Saviano s’appuie sur l’exigence d’authenticité, sur ce que tout ce qui est montré dans la fiction doit être réellement arrivé dans le monde criminel. À la suite de son roman de non-fiction et du film réalisé par Matteo Garrone (2008), Saviano confie à L’Express (« Gomorra : la Mafia crève l’écran », 19 janvier 2015), qu’il avait : « envie de développer les histoires sacrifiées dans le film ».

33 Derrière la saga familiale et la relation d’amour et de haine qui lie les deux personnages principaux, Saviano met au jour les évolutions de l’organisation criminelle, en ne racontant pas seulement la vie d’un ghetto, mais bien le cœur puissant de l’économie de l’Europe. Dans un entretien télévisé, Saviano avance que le travail de mise en visibilité de la réalité par la mise en intrigue fictionnelle ne doit pas donner « de réponse clairement fausse par rapport au réel » (Clique, mars 2019). Il suggère ainsi une nuance à l’authenticité qui fonde et justifie, selon lui, son écriture par rapport à l’écriture du rap, alors que Mouloud Achour l’interroge sur PNL.

34 La réception active des rappeurs français partage l’ambition d’offrir aux publics une parole authentique de leur réalité vécue.

35 Leur pratique artistique se saisit d’éléments culturels épars, détourne le jeu de règles de l’écriture de fiction, se livre à des rapprochements analogiques, tout en se construisant aussi dans la différence par rapport aux personnages ou à l’univers représentés, propose des combinaisons inédites. Ces pratiques singulières qualifient des fonctionnements imaginaires périphériques, à la fois à la marge des normes et des symboles qu’un groupe social dominant impose au collectif, à une époque donnée, et à la marge d’une société repliée sur son appréhension de l’autre, de ce qui lui est étranger, ou de ce qui lui est dissimulé.

36 La fiction est une relation au monde, un « genre de la réalité »13 où le vrai et le fictif ne sont définitivement plus opposés. Les expériences fictionnelles des différents individus « modélisent différents aspects de la réalité »14, des manières d’appréhender et de connaître le monde.

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37 Si un procès fictionnel s’avère ainsi être un procès de construction de sens, de la relation au monde, à l’autre, à la vie, à la mort, les manières d’initier et de suivre ce procès diffèrent.

38 Les discours de Saviano et de ses acteurs principaux mènent une synthèse narrative et discursive de la mise en sens du réel à son terme : celle de la dénonciation d’une réalité oblitérée par le secret des organisations criminelles et la non-intervention de l’État et des institutions.

39 La fragmentation médiatique et énonciative des discours des rappeurs, qui ne cloisonnent pas la production de récits et de récits de soi, effectue des passages entre les différents plans de temporalité ou du récit, de la temporalité réelle à la temporalité fictionnelle, de ce que l’individu vit à ce que son personnage raconte. Ce glissement métaleptique (Genette 1983) qui franchit les différents niveaux mimétiques se déplace du récit vers le réel et du réel vers le récit et mobilise l’imaginaire des spectateurs. Cette circulation de contenus narratifs, visuels, biographiques, critiques n’engage pas un procès fermé de mise en sens, pour le moins un procès qui trouverait un point final et pourrait satisfaire les publics de sa complétude. Le travail de fiction des différents rappeurs, dans leurs textes, leurs sons, leurs clips vidéos, leurs différentes formes d’adresses à leurs fans produit ce que nous pouvons qualifier de micro synthèses narratives, soutenues et amplifiées par les dimensions audiovisuelles et médiatiques. S’il s’agit bien de raconter une histoire, tout se passe comme si les rappeurs refusaient la contrainte de la mise en sens. Ces micro synthèses narratives, où les auteurs racontent la réalité de leur quotidien et peuvent s’isoler de tout jugement sur la réalité exposée, ouvrent leurs œuvres de fiction à l’interprétation et l’appropriation de leurs « lecteurs ». Ces stratégies fictionnelles ouvertes semblent menacer le procès du sens. En refusant l’imposition autoritaire d’une synthèse perceptive et cognitive, ou la clôture de leurs récits, l’activité fictionnelle créative des rappeurs s’oppose à la normalisation mimétique des comportements sociaux, laissant ouverte, sans pour autant déterminer cette ouverture comme un élément signifiant de leur discours, la multiplicité des interprétations qui pourraient accompagner les relations aux textes et au monde, à la réalité et à la fiction, de leurs publics.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Cf. à ce propos l'article d'Andrea Meccia dans ce n° 36 des « Cahiers de Narratologie ». 2. Rahmani 2009, p. 94. 3. De la presse italienne (cf. La Repubblica Napoli, « Manifesti contro la serie Gomorra » ) à l’affichage public : « Nuove scritte anti-Saviano ‘Non vogliamo Gomorra 2’ » ou à la presse française (cf. Les Inrocks, par exemple, qui épluche les polémiques ) les mises en accusation fleurissent avec redondance. 4. Schaeffer 1999, pp. 323-324. 5. Une prosopographie de l’ordinaire. Jacques Revel, dans sa présentation de l’ouvrage de Giovanni Levi (Levi 1989) parle d'« histoire au ras du sol ». 6. Ginzburg 1980, p. 71. 7. L’artiste de rap français le plus écouté sur les plateformes, JUL voit son orthographe régulièrement moquée, et les critiques artistiques de ses albums sont souvent négatives. SCH, qui fréquente beaucoup plus les médias que les autres rappeurs de ce panel, à la sortie de son album Anarchie (2016) a été déclaré un anarchiste de salon par Libération (13 juillet 2016). 8. Ginzburg 1980, p. 16.

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9. Cf. Schaeffer 1999. 10. Ces relations au texte et au sens, qui réévaluent la question de l’interprétation agitent l’œuvre d’Umberto Eco, de Lector in Fabula (1985) aux Limites de l’interprétation (1992). 11. On peut à ce sujet et à titre d’exemple, consulter un des forums en ligne du site jeuxvideos.com où les publics se déchaînent contre le personnage de Ciro di Marzio . 12. Consultable en ligne : URL < https://www.lci.fr/musique/le-rappeur-sch-la-violence-la- bouteille-la-came-jai-vu-tout-ca-1500278.html>. 13. Schaeffer 1999, p. 212. 14. Idem, p. 242.

ABSTRACTS

Creating a serial and narrative universe, producing and broadcasting informative and creative contents in a changing media environment is part of a fictional process where composition of narrative, symbolic, iconic, audiovisual, biographical, and critical elements lead to more or less achieved narrative and discursive synthesis. We shall focus on French rappers' reception of the television series Gomorra (2014), on their appropriation of the cultural symbols and stereotypes of the Mob and on their “contrasting deciphering” of the serial text. We shall also show that these particular enunciations, develop peripheral imaginaries, inside and below mainstream culture, that can inhibit achieving meaning. Media and enunciative fragmentation of rappers’ discourses, metaleptic shifts between different levels of narration and temporality, produce open micro synthesis that could contest not only meaning and narrative closure, but also mimetic normalization of social behaviors.

Dans un environnement médiatique en constante évolution, la création d’un univers narratif sériel et la production et la diffusion de contenus informatifs et créatifs engagent des procès fictionnels, où la composition d’éléments narratifs, symboliques, iconiques, audiovisuels, biographiques et critiques engendrent des synthèses narratives et discursives plus ou moins achevées. Nous nous intéresserons à la réception active des rappeurs français de la série Gomorra (2014), à leur appropriation culturelle des symboles et des stéréotypes de la culture mafieuse, à leurs « déchiffrements contrastés » du texte sériel. Nous démontrerons que ces énonciations singulières, développant des imaginaires périphériques dans et en deçà de la culture dominante peuvent omettre de se plier au travail de synthèse ou d’achèvement du sens. La fragmentation médiatique et énonciative des discours des rappeurs, les glissements métaleptiques qu’ils opèrent entre les différents plans de la temporalité et du récit produisent des micro synthèses narratives ouvertes, contestant la clôture du récit et du sens, voire la normalisation mimétique des comportements sociaux.

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INDEX

Keywords: Gomorra, fictional process, peripheral imagination, French rappers, narrative micro synthesis Mots-clés: Gomorra, procès fictionnel, imaginaire périphérique, rappeurs français, micro synthèse narrative

AUTHOR

CÉLINE MASONI

Céline Masoni est Maître de conférence en Sciences de la communication, membre du LIRCES (Laboratoire Interdisciplinaire Récits, Cultures et Sociétés – EA 3159) de l’Université Côte d’Azur. Croisant analyse du récit et analyse de discours, elle interroge les pratiques littéraciennes de l’hypermodernité, principalement au travers des mutations de la figure d’auteur et de la circulation de textes et d’images dans un environnement médiatique et culturel multi-sémiotisé. Premier et second écran, webdocumentaire, jeux et transmédialité, écritures sérielles et faniques, storytelling d’auteur dans la culture rap représentent ses thématiques de recherche et d’enseignement.

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L’imaginaire de la Google generation criminelle : les profils Facebook des jeunes de la Camorra

Marcello Ravveduto Translation : Manuela Bertone (de l’italien)

1 Les camorristi utilisent-ils les réseaux sociaux ? Et si oui, comment ? Pour répondre à ces deux questions, il faut considérer deux aspects préliminaires. D'abord, un aspect méthodologique. Serge Gruzinski propose de réagir à la nature fugace du contemporain en développant « une compréhension et une mise en forme du présent à travers les sens, mais d'un présent avec des touches de passé et des pointes de futur »1. Et il donne comme exemple une photo de l'arc romain de Tazoult, en Algérie. L'image de l'artefact, devenu la cage d'un terrain de football improvisé, restitue la profondeur du passé en l'éloignant du caractère fragmentaire du présent : « Réduit depuis longtemps à l'état de ruine, l'arc remplace la cage de but, sans doute trop onéreuse ou trop compliquée à installer. Relique oubliée d'un passé révolu, il a donc été recyclé dans un sport devenu l'un des fleurons sportifs les plus spectaculaires et les plus rentables de la mondialisation »2. L'arc est une sorte de portail multidimensionnel « puisqu'il fait le lien entre la mondialisation contemporaine et les temps d'une romanité triomphante, lointaine ébauche de ce qui se met en place aujourd'hui »3. C'est un symbole qui évoque une série ininterrompue d'invasions, de conquêtes et de révoltes d'une Afrique passée par la colonisation et la décolonisation au cours de sa longue histoire : Le ballon de football qui s'écrase sur la pierre traverse de multiples mémoires qui résonnent de siècle en siècle. Locale et nationale, antique et contemporaine, coloniale et impériale, africaine et méditerranéenne, païenne, chrétienne et musulmane, la trame sur laquelle vient se greffer cette petite scène “sans histoire” est infiniment plus riche que la banalité du sujet ne le laissait augurer4.

2 Gruzinski nous invite à réfléchir sur la possibilité d'interpréter le présent « avec les fragments [du passé] que le temps [...] a préservés », afin d'identifier et de contextualiser les différentes « couches » qui constituent un instant ou une scène ; pour retracer « les espaces et les temps qui convergent en un même lieu, décrypter le hors-

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champ, s'ouvrir aux réminiscences qu'inspire l'image »5. Il s'agit de savoir « invoquer » le présent avec un « regard historique », ou, si l'on veut, avec le regard de l'historien capable de relier des connaissances lointaines et proches « en jouant sur des échelles multiples »6. Dans cette perspective, la sphère du numérique devient une unité prismatique dans laquelle les images du passé sont réfléchies, décomposées et recomposées.

3 Le deuxième aspect est de nature structurelle. Le rapport Digital 2018 a montré que le nombre d'utilisateurs connectés à Internet dans le monde dépasse les 4 milliards ; plus de la moitié de la population mondiale est en ligne. L'utilisation des médias sociaux croît en même temps que les utilisateurs connectés, en hausse de 13% par rapport à 2017 : il y a plus de 3 milliards d'utilisateurs actifs dans le monde, 9 sur 10 via des appareils mobiles. « En Italie, 73% de la population est connectée (43 millions de personnes) [...]. Au cours de l'année 2017, il y a eu une augmentation de 4 millions de personnes connectées à Internet (+10% par rapport à l'année précédente) et une augmentation de 3 millions d'utilisateurs de médias sociaux (+10% par rapport à l'année précédente) »7. Les Italiens passent sur Internet environ 6 heures par jour (presque deux fois plus longtemps que devant la télévision) : pendant 2 de ces 6 heures ils utilisent une plateforme de médias sociaux. La part du lion revient à Facebook qui, avec plus de 34 millions d'utilisateurs, fédère 57% de la population italienne8. Ainsi, soit les mafieux font partie des 43% restants soit ils sont intégrés dans cette majorité s'élevant à 57%. Comme l'a écrit Tonino Cantelmi : on parle de révolution numérique parce que la technologie est devenue un environnement à habiter, une extension de l'esprit humain, un monde entrelacé avec le monde réel et qui détermine de véritables restructurations cognitives, émotionnelles et sociales de l'expérience, un monde pouvant redéfinir la construction de l'identité et des relations, ainsi que le vécu des individus9.

4 Par conséquent, si le virtuel est un prolongement de la vie réelle, l'expérience criminelle fait aussi partie intégrante de l'écosystème numérique. Le loubard, le délinquant, le mafieux cherchent dans les social networks un horizon culturel, une Weltanschauung criminelle à partager par le biais de contenus multimédia.

5 Le passage de la civilisation industrielle à la civilisation informatique est en train de restructurer les processus cognitifs : l'alphabétisation numérique se fait par induction et auto-apprentissage. Ceux qui se servent de Google, Facebook, YouTube ou de tout autre outil sur le Net utilisent leur intuition et leur capacité d'émulation, c'est-à-dire des compétences et des talents indépendants du niveau scolaire individuel. Même ceux qui n'ont pas atteint un niveau suffisant d'éducation analogique peuvent se sentir à l'aise dans l'expérience virtuelle ; ils peuvent faire entendre leur voix et prendre la parole sans avoir à passer par les canaux de la scolarisation, du mérite, des connaissances, du professionnalisme ou des compétences techniques et scientifiques. Ce qui compte, ce n'est pas le « savoir », mais le « savoir-faire » ou « méta-technologie » (Wright 2000), une pratique qui permet l'assimilation de l'usage individuel et social d'une nouvelle technologie, et qui marque une rupture avec le passé : le transfert de technologie, en effet, est le partage dans le présent d'une innovation qui devient habituelle dans un contexte relationnel. La métatechnologie fait partie de la formation empirique des nouvelles générations. La diffusion de la téléphonie mobile, par exemple, a transformé la communication par l'utilisation massive de messages de texte.

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6 D'abord les SMS, puis les applications de messagerie instantanée (App) ont transformé le langage en une sorte d'« oralité écrite » (Minnini 2010) dont la structure est asymptotique et souvent agrammatique : « les SMS comprennent des formes linguistiques particulières qui visent à compenser l'absence de codes communicatifs, gestuels, expressifs et proxémiques »10. Ceux qui ne participent pas au « jeu » risquent de tomber dans l'abîme de la fracture numérique, où la technologie perd son sens et devient un problème, plutôt qu'une opportunité. Même si, comme l'explique le psychologue Giuseppe Riva, ce n'est pas la date de naissance qui identifie les « digital natives »11 mais leur capacité à utiliser la technologie de manière intuitive, il n'en reste pas moins que ce sont principalement les générations des personnes nées entre le milieu des années 70 et le début des années 2000 qui ont diffusé mondialement, grâce à l'utilisation de smartphones, le partage de contenus publics et privés sur les réseaux sociaux : La facilité d'utilisation de ces appareils a éliminé la barrière de la langue qui a longtemps été la principale exigence de base pour accéder au potentiel des nouveaux médias. Aujourd'hui, il n'est plus nécessaire de savoir lire ou écrire pour pouvoir utiliser les smartphones et les tablettes, il suffit de savoir contrôler ses doigts12.

7 L'apparition simultanée des mobile devices et des réseaux sociaux (2007) a décrété la naissance d'un nouvel espace social qui a été défini « l'inter-réalité », un espace dans lequel les réseaux numériques en ligne et les réseaux sociaux hors ligne fusionnent : « Ce qui caractérise l'inter-réalité est l'échange entre les différentes dimensions : le monde numérique influence le réel et vice versa ; la dimension publique influence la sphère privée et vice versa »13.

8 Dans ce jeu de miroirs, la personnalité de l'individu, et donc sa vie quotidienne, devient la somme des actions concrètes pratiquées dans le monde réel et du partage de contenus mis en ligne : la perception du moi dépend de la représentation construite à travers les différentes connexions. Si cela est vrai pour les utilisateurs de Facebook, cela est encore plus vrai pour les affiliés à la mafia. En fait, on oublie souvent qu'entre les organisations criminelles et les médias sociaux, il y a un point de contact : le réseau.

9 Un réseau matériel et immatériel, qui définit le « positionnement social » (Harre- Moghaddam 2003) dans la correspondance entre réel et virtuel : dès lors que l'utilisateur interagit dans la réalité au sein d'une « communauté de pratiques » (Wenger 2006) où les expériences, la culture et la langue sont partagées, il construit un profil numérique qui promeut la pratique mafieuse au plan inter-réel.

10 Comme l'a remarqué Riccardo Scadellari, expert en marketing numérique, « notre identité numérique doit être aussi proche que possible de notre véritable identité. Construire un personal branding ne signifie pas créer un personnage faux et éphémère » 14. Par conséquent, si l'identité mafieuse réelle prévaut, elle prendra le dessus dans la gestion du personal branding numérique : la crédibilité et l'autorité du profil social découlent de la réputation criminelle de la personne réelle qui conquiert le statut de mafieux inter-réel.

11 Pourtant, à chaque fois que l'actualité a abordé le thème « mafias et Facebook », elle a pris des tons alarmistes en diabolisant l'utilisation du réseau social comme instrument de la « mondialisation mafiogène »15. La panique diffusée par les médias révèle la ténacité dans l'imaginaire collectif du « stéréotype progressiste » selon lequel la technologie, produisant des améliorations sociales, culturelles, économiques et civiles,

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avec un parcours linéaire ascendant, marginaliserait les phénomènes de sous- développement comme la mafia, un anachronisme irrationnel incompatible avec l'affirmation d'un contexte dominé par la logique des algorithmes.

12 En fait, comme tout autre utilisateur, les camorristi sont passés par trois phases d'apprentissage méta-technologique, expérimentant à la fois les limites et le potentiel du web participatif. Dans une première période (2007-2012)16, ils sont entrés dans le web de manière ludique pour se joindre à la cohorte des gens influençables17, mais n'étant pas encore très habiles, ils ont mis en danger la règle d'or de l'omertà. Un certain nombre de fugitifs qui ne connaissaient pas bien la pratique de la géolocalisation ont été arrêtés : la publication de photos personnelles a permis à la police postale de les localiser18. Mais une première ébauche d'imaginaire « social mafieux » s'est répandue : dans cette phase, des groupes, des fan pages et des profils fake ont été créés qui, d'une part, rendent hommage aux exploits de grands chefs de clans du passé et, d'autre part, exaltent la puissance des organisations criminelles du présent19.

13 Cela conduit à une deuxième phase de consolidation (2012-2016), avec la mise en place d'une rhétorique mafieuse spécifique. Les jeunes camorristi apprennent notamment à exploiter le socialcasting, un cadre « où le processus de distribution fait référence à une communauté de personnes qui décident en toute autonomie d'accroître la circulation de contenus grâce aux possibilités de partage offertes par les nouvelles plateformes technologiques »20.

14 L'inter-réalité de la Camorra est maintenant consolidée, avec ses messages textuels et ses fragments audiovisuels explicites21, et se manifeste concrètement à travers le court- circuit réel-virtuel.

15 Le 16 octobre 2014, Fabio Orefice est blessé lors d'un règlement de comptes entre les clans du quartier Traiano à Naples. Pas du tout intimidé, il défie ses agresseurs et affiche sur Facebook des phrases sans équivoque : « le lion est blessé mais pas mort, je suis déjà debout. Ouvrez bien les yeux ; pour les fermer il suffit d'un rien. Avita muriiii22 ». Le message est accompagné de photos montrant les parties du corps où il a été blessé. Il ajoute également des images d'armes et de munitions. Six jours plus tard, deux inconnus, à bord d'une grosse moto, tirent des rafales de kalachnikov sur le portail de son domicile23. Autrement dit, le clan rival, follower du profil d'Orefice, réagit réellement à ses menaces virtuelles. Le vécu du camorrista conditionne son identité numérique, qui à son tour est soumise à l'influence de la réalité criminelle. L'inter- réalité mafieuse conjugue donc le réel et le virtuel, et créé une nouvelle dimension spatiale et temporelle de la criminalité organisée.

16 C'est là que s'ouvre la troisième phase, la phase actuelle, dominée par la « Google generation criminelle »24, la génération numérique de ceux qui sont nés au milieu des années 1990 et qui savent exploiter le potentiel des réseaux sociaux de manière intuitive et sans effort. Ce sont des jeunes qui vivent dans le liquide amniotique de l'inter-réel, mélangeant les expériences déviantes et les exploits des villains du cinéma, de la télévision ou des jeux vidéo. Ils vivent un processus d'acculturation criminelle méta-technologique basé sur le partage en ligne de façons de parler et de s'habiller, de postures corporelles à tenir, d'armes à utiliser, d'objets cultes à posséder, de phrases à retenir, de photos à partager, de dialogues à transmettre, de clips à regarder. Ce sont les prosommateurs25 de l'épique mafieuse, dont la perception de l'expérience est renversée par le va-et-vient continu entre réel et imaginaire. Il a été noté que « les

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jeunes camorristi sont fous de Facebook », qu'ils sont « les parrains de la Camorra 2.0 » et qu'ils utilisent « les réseaux sociaux comme une arme » pour transmettre « des messages mafieux et des déclarations d'intention »26.

17 À vrai dire, comme tous ceux de la génération numérique, ils tirent le meilleur parti du potentiel du média, en exploitant des modes d'utilisation inconnus des générations précédentes. Il arrive donc que les mafieux plus âgés demandent aux jeunes recrues de contrôler les mouvements de leurs ennemis en suivant les profils Facebook ou en utilisant la transmission en direct pour communiquer avec le réseau des « amis »27.

18 Pour répondre aux questions initiales, il faudra donc entrer dans les méandres de ce monde numérique qui reflète le réel. Nous avons effectué une recherche en activant un faux profil sur Facebook avec une stratégie spécifique de impression management28 afin d'interagir avec des protagonistes de la saison dite des stese29. 80 profils de jeunes déviants ou borderline âgés de 14 à 24 ans ont été examinés. Le réseau de contacts a été développé à partir de 5 noms parus dans des articles de journaux locaux en 2017 en lien avec des événements criminels d'ordre mafieux30. Le réseau relationnel est le premier aspect pertinent : les amis numériques sont choisis sur la base d'une orientation cognitive de nature affective qui influence la composante évaluative. Essentiellement, des liens sont établis entre des personnes réelles qui partagent des émotions et des valeurs dans une communauté fermée de type local (parochial) et parental qui reproduit la dynamique du contexte criminel31. La stratégie d'identification est imprégnée de « culture du narcissisme » (Lasch, 1992), exaltée par la pratique du selfie. Ils montrent leurs visages et leurs corps dans des attitudes glamour en utilisant un langage fait de clichés (tirés de films, de fictions, de chansons, de livres, de maximes de personnages célèbres, etc.), copiés sur le web et resémantisés par le couplage d'images et de mots. Songeons par exemple à Francesco, visage d'adolescent, qui se montre sur le seuil de sa maison. Mettant en évidence sa tenue, il écrit : « Tire-moi dessus mais ne te trompe pas car si c'est à moi, je vous ferai mal », ce qui est la version détournée d'un couplet de la chanson Sparami32 du rappeur Baby K : « Tire-moi dessus mais ne te trompe pas / si c'était à moi, je te ferais mal ». Il va de soi que cette phrase, postée sur le profil d'un affilié au clan Fraulella de Ponticelli, a une valeur complètement différente du texte original, qui exprime la rébellion d'une femme contre le machisme. Dans 90% des cas, ces jeunes hommes portent des vêtements coûteux d'une marque spécifique (Dsquared2) affichée comme élément qualifiant. On pense d'abord qu'ils veulent démontrer leur réussite personnelle (déviante/criminelle) par l'étalage de vêtements exclusifs, en ce sens que ceux qui ne les portent pas n'appartiennent pas à leur monde. Mais là n'est qu'une partie du processus d'identification sociale. Si l'on regarde de plus près, on remarque que dans les informations de profil, à la rubrique « profession », paraissent les mots « travaille chez Dsquared2 » ou « manager chez Dsquared2 ». Qu'est-ce que cela est censé signifier ? Vraisemblablement, que le brand commercial symbolise métaphoriquement l'appartenance à un brand social. On se pavane avec un vêtement réservé à une élite pour souligner son appartenance à une organisation sélective, à laquelle seul un petit nombre peut adhérer. Qui plus est, on impose une hiérarchie nette entre ceux qui se contentent de « travailler » et ceux qui ont le rôle de « manager ». Les narcotrafiquants mexicains utilisent également des vêtements et certaines marques pour indiquer leur affiliation à un cartel33. Sans oublier que le style mafieux a conquis une place de choix sur le marché du luxe34. Cependant, en enquêtant sur le présent numérique, l'historien ne peut qu'observer que cette autoreprésentation renvoie à une supériorité morale découlant de l'appartenance à une organisation

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criminelle élitiste. Le camorrista (ou toute personne proche du clan) n'est pas un criminel ordinaire. Au début du XXe siècle déjà, Ferdinando Russo et Ernesto Serao écrivaient : « Les camorristi ont eu, dans le passé, des vêtements et des styles d'habillement particuliers, afin de se reconnaître facilement entre eux »35. Il s'agit donc d'une pratique de reconnaissance mutuelle dans la dimension inter-réelle, qui utilise des critères d'identification traditionnels dans un environnement numérique.

19 Une autre pratique est restée inchangée dans la transition du réel au virtuel : l'affichage de tatouages. Tandis que dans la réalité la peau dessinée n'est visible qu'aux membres de son groupe, sur Facebook elle devient une attestation publique d'identité, un marqueur gravé directement sur la peau. Il en va de même avec les t-shirts : les jeunes d'un clan du quartier Sanità de Naples exhibent sur leur poitrine le mot LOVE, où la première lettre est un pistolet, la deuxième une grenade, la troisième un rasoir ouvert, la quatrième une kalachnikov. Aujourd'hui encore, comme par le passé (De Blasio 1897), la pratique consistant à graver les noms d'amis décédés ou des images pieuses est très répandue, mais à cela on ajoute des personnages inattendus comme le Joker ou Benito Mussolini. Dans le premier cas, il s'agit de signaler explicitement la place que l'on occupe dans la société : conscients de jouer un rôle négatif, ces jeunes affiliés se moquent de ceux qui sont de l'autre côté de la barrière ; dans le second cas, il n'y a pas de référence idéologique : le duce incarne la capacité à commander, à maintenir l'ordre par la violence. Dans cette optique, le dictateur est perçu comme un « grand boss » du passé qui a su conquérir le pouvoir en vainquant ses ennemis. En effet, les maximes mussoliniennes que l'on trouve sur la page de Ciro Marfé36, que celui- ci partage sous forme de mèmes37, sont dénuées de sens politique mais représentent autant de messages d'avertissement adressés aux clans rivaux. Le 26 août 2015, Marfé publie une photo, avec une phrase superposée : « Si le destin est contre nous, tant pis pour lui » ; le 11 avril 2016, il ajoute l'image d'une plaque où est gravé un aphorisme du dictateur: « Nous ne voulons pas la guerre, mais nous ne la craignons pas »38. Le 7 février 2016, Walter Mallo, jeune chef émergent du quartier de Miano, lui oppose un mème de Fidel Castro : « ¡ Patria o Muerte, Venceremos ! »39.

20 L'affichage de la violence comme métaphore du pouvoir est au centre de la construction de l'imaginaire social de la Camorra. Dans les photos de profils que nous avons examinées on trouve soit des boss ayant existé soit des duplications médiales, mais également des images allégoriques : la lionne, le feu, les armes et des personnages imaginaires. Dans quelques cas (18 profils sur 80), les contenus les plus explicites sont partagés avec des profils fake : « Enrico Escobar (El Chapo) » ; « El Padron Del Mal (Not- Rivals) » ; « Tony Escobar (Cosa Nostra) » ; « Loco Escobar ». On aura compris quel impact a pu avoir la série télévisée à succès Narcos et combien le mythe de Tony Montana joué par Al Pacino dans le film Scarface (1983) est encore important, après plus de trente ans.

21 Les utilisateurs déviants composent un imaginaire fragmenté mais organique : dans le web, ils puisent des images de nature différente (cinéma, télévision, blogs, sites, réseaux sociaux) et les rassemblent en les adaptant à leur propre personal branding, avec un impression management à caractère criminel. Il peut donc arriver qu'avec Totò Riina, Raffaele Cutolo, Michele Zagaria et Pablo Escobar, on trouve Tony Montana, Jenni Savastano, 'O Trac (un des personnages de la série Gomorra), Michael Corleone, Ben Laden et Abu Bakr al-Baghdadi.

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22 Un scénario globalisé dans lequel la réalité et l'imagination, la Camorra et le terrorisme se confondent pour produire un message violent original qui peut être partagé sur le net. La référence au terrorisme n'est pas non plus nouvelle. Dans un jugement du Tribunal de Naples, au début des années 1980, on peut lire : la Nouvelle Camorra Organisée (c'est-à-dire les clans dirigés par Raffaele Cutolo) est le « terrorisme de notre sous-prolétariat qui, se livrant à un qualunquismo politique absolu, retrouve son identité en tant que masse »40. Sans oublier que déjà après l'Unification, la Camorra a été identifiée comme une « secte » issue des « classes dangereuses », « criminelle et subversive »41. La référence actuelle à Daech signale l'assimilation de l'imaginaire globalisé et contribue, avec l'utilisation sans pudeur et sans limites d'images terrifiantes, au renforcement numérique du storytelling camorriste. Voici un exemple : le 17 octobre 2016, Diego Otavimenna est arrêté par les carabiniers, dans un village de l'arrière-pays napolitain, pour incitation au crime, avec la circonstance aggravante d'apologie du terrorisme. Responsable d'une quincaillerie, trentenaire, Otavimenna a affiché sur son profil Facebook une vidéo montrant la décapitation d'un prisonnier de Daech, accompagnée de quelques phrases de soutien à la Camorra42.

23 L'exemple le plus approprié, en ce sens, concerne le clan des Barbudos du quartier Sanità. Ce nom semble inspiré des trafiquants de drogue sud-américains, mais dans leurs attitudes et leurs annonces, les affiliés font référence aux djihadistes. Sur leurs profils Facebook, ils montrent des tatouages en arabe, se présentent avec des noms de bataille qui rappellent ceux des miliciens et postent des citations du genre « Je suis le dernier élu », ou bien ils écrivent : « Je suis comme Daech, eux, ils avancent en tenant la kalachnikov, moi, un simple couteau, eux, ils tirent dans la tête, moi, je ne donne qu'un coup de couteau dans la gorge »43.

24 Est-il possible que les jeunes de la Camorra, en surfant sur le web, se soient identifiés aux extrémistes islamiques, transformant la marginalisation sociale en une sorte de fondamentalisme criminel ? Songeons par exemple à Emanuele Sibillo, chef de la paranza des enfants44, assassiné le 2 juillet 2015 dans une embuscade, à l'âge de 19 ans. Entre 2014 et 2015, il a dirigé la faction qui s'opposait aux anciens clans du centre historique de Naples, à partir du quartier Forcella. Emanuele utilise Facebook pour diffuser sa propagande armée : le réseau de ses contacts reproduit le réseau criminel. Sur son profil, il affiche des pensées et des contenus multimédia sans crainte d'être géolocalisé. Tous les affiliés de la paranza ont tatoué sur leur bras gauche le chiffre 17 entouré de flammes, S étant la dix-septième lettre de l'alphabet italien : S comme Sibillo. Sur les murs du quartier apparaissent les initiales FS (Famille Sibillo) pour marquer le territoire. Il répète souvent à sa mère qu'il n'atteindra pas l'âge de 20 ans, mais qu'il n'a pas peur de la mort45. Il est le leader d'une « guerre sainte » dont l'objectif est moral, dans une logique de profit : « récupérer » le quartier pour contrôler le marché. On se bat pour conquérir une allée, un immeuble, une place. Le conflit exige que l'on ait une identité particulière afin de radicaliser la diversité de l'adversaire. Il faut écraser, soumettre et humilier l'ennemi pour affirmer sa supériorité. S'enclenche ainsi un mécanisme d'action et de réaction, donnant lieu à une chaîne infinie de meurtres où, chacun à son tour, on prend le dessus. La lutte se transforme en guérilla urbaine permanente, un conflit sans règles qui bouleverse la ville et fait nombre de victimes innocentes. Entre vie réelle et vie virtuelle, Emanuele construit le mythe du boss inter-réel et fait son entrée dans la culture de masse, par le biais de la presse bien sûr, mais aussi grâce à la littérature et au cinéma : l'histoire de la paranza des enfants a

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inspiré jusqu'ici trois romans, un documentaire et un film46. Mais ce n'est pas tout. Sibillo devient aussi un personnage de l'imaginaire populaire. Dans une photo prise lors du Carnaval de 2016, un enfant âgé d'une dizaine d'années porte un costume croisé rayé et une fausse barbe aussi longue que celle d'Emanuele. Il pose à côté de l'image de Saint-Janvier, devant laquelle on peut remarquer deux compositions florales en forme de 17 et de FS. Or, associer Saint-Janvier, l'enfant gangster barbu et les codes chiffrés de la paranza revient à superposer le saint patron de la ville et Emanuele Sibillo. Le petit boss, du haut des cieux, protège le quartier de Forcella. La photo en question a été postée sur un faux profil au nom de Fortunato Di Venanzio, âgé de quinze ans, frère d'un mafieux en cavale, Rodolfo, personnage de la série télévisée L'onore e il rispetto. En parcourant l'album photo du profil, on voit se suivre les images d'Emanuele « élevé au rang d'ange gardien vers qui on peut se tourner en utilisant le réseau social »47. L'exemple de Sibillo démontre d'une part que la violence crée le lien entre le réel et l'imaginaire, et d'autre part que le sentiment de fraternité est utilisé pour défendre la communauté familiale-criminelle : Quand on est frère de sang, impossible de revenir en arrière. Les destins s'unissent aux règles. On vit et on meurt suivant sa capacité à rester dans le cadre de ces règles. La 'Ndrangheta a toujours opposé le frère de sang au frère de péché, c'est-à- dire le frère que la mère vous donne en péchant avec votre père. Le frère qu'on se choisit, qui n'a rien à voir avec la biologie, qui ne naît pas d'un utérus, ne vient pas d'un spermatozoïde. Celui qui naît du sang48.

25 Ce lien est reproduit sur Facebook grâce à la publication de photos qui correspondent au pacte : un baiser sur la bouche associé à l'emoji49 représentant une seringue avec une goutte de sang. C'est la métaphore de la transfusion qui génère un partage des affects et des valeurs extra-familiales au sein de la communauté restreinte à laquelle on appartient. De l'image unie au texte se dégage une intonation typique de l'oralité, une qualification conceptuelle qui renforce l'empathie collective au sein du réseau relationnel. En plus de la seringue qui saigne, les symboles les plus couramment utilisés sont : la bombe qui explose, le pistolet, le couteau, le poing (ou le poing américain), le missile, l'ange, la croix, la tête de mort, le fantôme, la feuille de marijuana, les trois singes, les icônes TOP 100 et plusieurs autres souvent associés à l'image du cœur. Chaque image a une signification différente selon le destinataire du post. On peut utiliser les mêmes symboles mais la signification du message change en fonction de l'interlocuteur : l'ami, l'ennemi, le traître, le sournois, le lâche, le gentil, le garçon comme il faut, le gang, la fiancée, la maîtresse, etc. De plus, la fréquence de certains symboles entraîne une re-sémantisation numérique du jargon mafieux : les émoji représentant des armes (bombes, pistolets, couteaux, missiles, etc.) appartiennent à l'iconographie des jeux vidéo ; les références à la fraternité (poing, sang, feuille de marijuana, etc.) proviennent de la sphère du hip hop ; d'autres viennent de la tradition populaire (tête de mort, fantôme, trois singes) ou du symbolisme catholique (ange, croix). L'ensemble des images, avec l'ajout du texte, modifie les intentions du message qui, la plupart du temps, est banal, stéréotypé et copié d'autres profils. Un amas d'objets et de concepts qui confère à la séquence symbolique le caractère de communication de type criminel. Les symboles du clavier acquièrent ainsi une fonction polysémique qui renvoie tant à la mentalité individuelle qu'à celle de la communauté de référence : l'hybridation des mots et des signes est une pratique innovante par rapport à l'ancienne pratique criminelle du jargon ; une innovation propre à la Google generation, qui utilise l'emoji pour tracer les frontières virtuelles de l'éthique mafieuse. Les symboles sont des outils de contextualisation à forte résonance empathique : ils

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soulignent les émotions de l'écrivant en simulant un geste, une expression faciale, une inflexion de la voix ou une posture du corps qui ne peuvent être ignorés. Par conséquent, le langage non verbal est essentiel dans le symbolisme de la mafia numérique. On peut aller jusqu'à affirmer qu'elle se renouvelle grâce à la simultanéité, l'efficacité et l'exemplarité de symboles qui transmettent des sensations difficiles à exprimer avec des mots. Les emojis sont au centre d'un système de communication bidirectionnel : ils « parlent » au groupe des jeunes affiliés ou borderline (niveau intra- communicatif) et envoient des messages de menace au monde extérieur (niveau extra- communicatif). En ce sens, ils font fonction de médiateurs entre la mentalité de la Camorra et la culture locale et nationale.

26 La fraternité est donc au cœur de la rhétorique symbolique et textuelle des camorristi numériques. En publiant le baiser, ils relient le réel au virtuel en dessinant l'image d'un groupe criminel inter-réel que chacun doit connaître. Celui avec qui on partage la dangerosité du « métier », est un compagnon dans les deux mondes : on l'appelle bro', à savoir brother, qui a une signification plus forte que le traditionnel compare [partenaire]. La Google generation de la Camorra ressent l'urgence de montrer au public connecté à quoi ressemble la vie damnée des niggers italiens, ou plutôt des jeunes violents prêts à partager, au même titre que les « frères américains », la violence de rue, le contrôle du territoire, le trafic de drogue, la fierté du clan, la mort précoce et même la passion du hip hop. Ce n'est pas un hasard si, sur leurs profils, le partage de chansons napolitaines « mélodiques » est en baisse tandis que la diffusion de morceaux de rap ou de trap50, accompagnés de photos de Tupac Skahur ou de gangs urbains, est en hausse.

27 Sur l'un des profils fake consacrés à Michele Zagaria, chef du clan des casalesi, par exemple, on a publié la photo d'un jeune noir, un pistolet à la main droite, tenant un Évangile de la main gauche. Cela signifie que la « main du travail », la droite, peut tirer, tandis que la « main du cœur », la gauche, est consacrée à la prière. La version originale51 de cette photo fait partie du répertoire du site www.artcoup.com, qui contient, parmi tant de scènes de la vie réelle, celles où paraissent les gangs jamaïcains de Kingston52. Cette synthèse iconographique, re-postée sur ce profil fake, change complètement de sens : d'une part, elle force à associer mentalement la traditionnelle compatibilité entre Camorra, religion et violence ; d'autre part, elle montre une réelle volonté d'auto-représentation de son identité personnelle dans le cadre d'un récit social où l'image du jeune camorrista est assimilée à celle du criminel ethniquement typé. D'ailleurs, tout comme les noirs des ghettos, ces adolescents transforment la langue en slang, à partir du clavier Qwerty, en faisant fusionner l'identité criminelle avec l'identité territoriale. Leur langue n'est pas le napolitain de Salvatore Di Giacomo ou d'Eduardo De Filippo, ni la langue vernaculaire de l'ancienne capitale du Royaume des Deux-Siciles, ni le dialecte créolisé de Raffaele La Capria53. Il s'agit plutôt d'un idiome glocal qui unit le territoire urbain, la communauté locale et la mentalité criminelle à la sphère des new media (tout en intégrant l'imaginaire des old media). Si on voulait mieux définir cette langue de la Google generation, on pourrait dire qu'elle relève du napolitanisme plus que d'un parler authentiquement napolitain. L'imaginaire et le jargon de ces jeunes violents est la manifestation plastique d'un fondamentalisme culturel fermé à la confrontation entre identité locale et dimension nationale, mais en même temps ouvert aux influences de la mondialisation numérique. Ils sont enfermés dans une ville de Naples étriquée, écrasée entre les ruelles de Forcella et les forts de

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Ponticelli et San Giovanni. L'Italie, quant à elle, est une terre étrangère, haïe, qui emprisonne et dénature les « frères » les plus faibles, incapables de se frayer un chemin dans la métropole tentaculaire.

28 Qu'est-ce le napolitanisme ? C'est un fondamentalisme qui trace une frontière nette entre le « dedans » et le « dehors », qui lie l'identité territoriale à l'identité marginale ou déviante, transformant le complexe victimaire du Sud de l'Italie si mal aimé après l'Unification en fierté criminelle inscrite à plein titre dans la mondialisation. Dans la dimension inter-réelle où évoluent les jeunes camorristi, la modernité de la mondialisation coexiste avec la structure anthropologique et psychologique classique de la mafia : les membres de l'organisation restent fidèles, malgré tout, à leur identité sociale qui justifie la coercition et l'usage brutal de la violence comme instrument de pouvoir54. Cette obsession confirme l'existence d'une identité qui se forme dans une « pensée déjà pensée », d'une identité structurée par la longue sédimentation du contexte camorriste.

29 Sur Facebook se dessine la dichotomie entre une perception « primitive » qui sépare le « nous social » (l'ennemi) du « nous familial » (l'ami). La Google generation reproduit le modèle de l'obéissance a priori et diffuse des pratiques de soumission psychique qui n'admettent aucune pensée divergente, ambivalente, critique ou réfléchie. Ce faisant, elle réaffirme les dynamiques inclusives et absolutistes du militantisme mafieux – un militantisme similaire, de par ses caractéristiques psycho-sociales, aux fondamentalismes religieux ou politiques55. Au niveau de l'imaginaire collectif, on brandit ainsi l'idée d'un terrorisme criminel, qui trouve sa justification dans l'idée stéréotypée d'une rédemption sociale violente s'efforçant d'unir la grandeur de Naples (meurtrie par la perte de son statut prestigieux de ville capitale) au pouvoir de la Camorra.

30 L'analyse des profils Facebook permet de constater que le réseau social, en tant que média, préserve, réplique et communique, tel un amplificateur transgénérationnel, la mémoire culturelle de la Camorra. En l'espèce, on peut parvenir au même constat proposé par Marco Santoro à propos de Cosa Nostra : Il n'y a aucune raison de croire que les mécanismes psychosociaux, cognitifs et institutionnels qui régissent la formation et la transmission de la « mémoire culturelle » ne s'appliquent pas à la mafia. […] Mais surtout, en tant que culture statutaire, la mafia est constituée par un système de signes rituels et de structures symboliques qui la représentent comme une entité distincte et identifiable […] Comme tous les êtres humains, les mafieux ne sont pas de simples créatures matérielles mais des producteurs, des utilisateurs et, naturellement, des manipulateurs de symboles. Et cette production symbolique n'est pas nécessairement une création individuelle ou intentionnelle ; au contraire, elle est le plus souvent collective et non réfléchie. […] Les termes d'honneur, de loyauté, de trahison, d'amitié, de même que la violence dans ses différents modes d'expression – qui sont essentiels au lexique et à l'univers culturel mafieux – font référence à cette structure symbolique qui organise le monde et à la perception qu'en a le mafieux : une structure symbolique qui accorde une place à la créativité sociale ainsi qu'aux idiosyncrasies individuelles56.

31 L'aspect glamour de la Camorra et la répétition de certaines icônes restituent une image de l'organisation criminelle en tant que communauté esthétique et affective : le partage de vêtements, d'accessoires, d'objets, rituels et symboles rappelle l'adhésion aux valeurs de la communauté qui caractérise son identité de façon esthétique. En d'autres termes, on établit une correspondance symbolique entre des biens de nature

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économique ou commerciale et des liens de nature morale et esthétique. Une correspondance qui, au sein de la communauté déviante elle-même, génère « une série de significations sociales et personnelles qui sont directement liées aux domaines du sentiment, de la représentation de soi et de l'image morale, de sorte que la distinction entre un bon produit et un mauvais produit n'est pas strictement régie par des valeurs monétaires ni même par la concurrence, mais par d'autres éléments fortement conditionnés par une identité culturelle commune »57. Cette identité est le pivot autour duquel tourne la rébellion esthétique qui transforme la honte de la stigmatisation sociale en fierté criminelle : Comme les ghettos ethniques et raciaux, ces communautés représentent un paradis d'autodéfense et le lieu où l'individu déviant peut prétendre ouvertement être au bas de l'échelle comme tout le monde. En outre, les déviants sociaux ont souvent la certitude d'être non seulement comme les gens normaux, mais même meilleurs, et que la vie qu'ils mènent est bien meilleure que la vie à laquelle ils étaient prédestinés. De plus, les déviants sociaux offrent des modèles de vie aux normaux insatisfaits, parvenant ainsi à attirer leur sympathie, mais aussi à faire les prosélytes58.

32 Cette attitude est manifeste dans l'agressivité du profil de Lello, rejeton d'une importante famille de la Camorra59. Bien qu'assigné à résidence, il reste en contact avec son réseau et écrit : « La défense doit toujours être légitime : voilà notre CODE ! ». Il ajoute la photo d'un collier avec un pendentif en forme de pistolet60. Après avoir annoncé la fin de l'assignation à résidence – « Bonjour tout le monde, libre à nouveau, n'en déplaise à toutes les putes et à tous les cocus qui me voulaient du mal, à moi et aux miens »61 – il publie une photo de ses derniers achats : des chaussures, des pantalons et des t-shirts de la célèbre marque, en quantité disproportionnée62. Deux jours plus tard, revenu à la routine, il partage la phrase suivante : « Comme c'est agréable de se sentir maître de soi, aimé par tant d'amis et respecté avec respect mutuel par ceux qui méritent que je les salue, mais le mieux, c'est de voir tant de chiens de berger baisser les yeux en croisant mes yeux »63. Un message sans équivoque pour réaffirmer son rôle de leader, souligné par l'ajout de deux emoji en forme de pistolet et de cinq bras en tension musculaire. Les mots et les images forment un récit dans lequel ses semblables peuvent se reconnaître, en parcourant un chemin symbolique préétabli : la Camorra impose les stigmates du pouvoir, mais le commandement est aussi une question de style.

33 En guise de conclusion, on peut observer que le « regard historique » porté sur le présent numérique a permis de repérer une identité collective non éphémère, établie grâce à l'activation d'une mémoire culturelle qui réagit à la stigmatisation sociale avec la fierté de la diversité. En même temps, ce regard a permis de constater que l'activisme social implique une conversion au conformisme de masse : ces jeunes, comme tout autre internaute, sont attirés par la logique des réseaux sociaux qui a transformé les utilisateurs en biens à vendre sur le marché : Ils sont à la fois les marchands et les marchandises dont ils font la promotion. Ils sont la camelote et le camelot […]. Tous, quelle que soit la catégorie dans laquelle les compilateurs de statistiques les placent, vivent dans le même espace social qu'on appelle le marché […] l'activité à laquelle ils se consacrent est le marketing. Le test qu'ils doivent passer pour aspirer à la reconnaissance sociale qu'ils désirent les force à se transformer en marchandises, en produits d'appel susceptibles de générer une demande et d'attirer les clients64.

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34 Suivant les traces de l'imaginaire numérique, on peut en somme affirmer que la Google generation criminelle utilise Facebook sans renier son passé. Bien au contraire, elle le réaffirme en construisant une mémoire culturelle inter-réelle mondialisée, qui suit la voie du marketing des médias sociaux.

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NOTES

1. Gruzinski 2015, p. 18. 2. Ivi, p. 20. 3. Idem. 4. Ivi, pp. 23-24. 5. Ivi, p. 24. 6. Idem. 7. Cf. https://bit.ly/2siZC7m, consulté le 30 novembre 2018. Sauf précision contraire, toutes les citations en langue étrangère sont livrées en version française par la traductrice de ce texte. 8. Cf. https://bit.ly/2vxwpXI, consulté le 30 novembre 2018. 9. T. Cantelmi, « Educare nell’era digitale e tecnoliquida », https://bit.ly/2F3ppWD, p.1, consulté le 30 novembre 2018. 10. Riva 2012, pp. 22-23. 11. M. Prensky, « Digital Natives, Digital Immigrants », https://bit.ly/2BR4LEU, consulté le 30 novembre 2018. 12. Riva 2014, p. 62. 13. Id., p. 60. 14. Scandellari 2014, p. 32. 15. U. Santino, Modello mafioso e globalizzazione, https://bit.ly/2TpKo9e, consulté le 30 novembre 2018. 16. C'est la période du développement de Facebook en Italie : on passe de 200.000 à plus de 20 millions d'utilisateurs. 17. Cf. « La camorra di Pomigliano cerca adepti : Gruppo su Facebook fondato da giovani », Corriere del Mezzogiorno, 28 septembre 2009. 18. Ravveduto 2015, p. 195. 19. A. Meccia, « Ipse dixit. L'abbecedario di Totò Riina », 9 septembre 2010, https://bit.ly/ 2F3jSPW, consulté le 30 novembre 2018. 20. Bennato 2011, p. 6. 21. E. Ciaccio, « Camorra, il boss grida vendetta su Facebook », 17 août 2012, https://bit.ly/ 2As15JY, consulté le 30 novembre 2018; S. Di Meo, « Baby-camorrista, sparò a una volante della polizia. In posa su Facebook con fucile e coltello », 13 janvier 2014, https://bit.ly/2R3SG9S, consulté le 30 novembre 2018; A. Balestra, « Camorra. Il boss torna libero in permesso premio, sfida tutti su Facebook », 8 mars 2015, https://bit.ly/2QitXti, consulté le 30 novembre 2018. 22. Dialecte napolitain : « Vous devez crever » (NdT). 23. « Camorra, lo feriscono : lui li minaccia e li sfida su Fb. Loro tornano a sparargli », La Repubblica, 23 octobre 2014, https://bit.ly/2RnlGZR, consulté le 30 novembre 2018; F. Feo, « Camorra, la “posta” dei clan », 19 novembre 2017, https://bit.ly/2s9eT7S, consulté le 30 novembre 2018.

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24. M. Ravveduto, « La paranza dei bambini. La Google Generation di Gomorra », Questione Giustizia, 14 gennaio 2017, https://bit.ly/2shofyt, consulté le 30 novembre 2018. 25. Prosommateur est un néologisme issu de la contraction de producteur/professionnel et consommateur (de l'anglais prosumer : producer/professional + consumer). 26. C. Caprio, « Perché i giovani camorristi vanno pazzi per Facebook », Vice, 10 août 2016, https://bit.ly/2RuDNwV, consulté le 2 décembre 2018 ; C. Zagaria, « I giovani padrini della camorra 2.0 : social usati come un'arma » La Repubblica, 6 mai 2016, https://bit.ly/2VuJZnR, consulté le 2 décembre 2018 ; G. Longo, « Camorristi di quarta generazione : kalashnikov, tatuaggi e Facebook », La Stampa, 7 septembre 2015, https://bit.ly/2BZvHT9, consulté le 2 décembre 2018. 27. D. Del Porto, « I boss : “Cerca i nomi su Facebook”. Caccia ai nemici da colpire sui profili Social », La Repubblica, 28 juin 2016, https://bit.ly/2BXVvPv, consulté le 2 décembre 2018; « Camorra, l’ex boss pentito in diretta Facebook: “Chi è contro di noi deve schiattare” », Corriere del Mezzogiorno, 10 octobre 2018, https://bit.ly/2s6V3tK, consulté le 2 décembre 2018. 28. J. Rosenberg - N. Egbert, « Online Impression Management : Personality Traits and Concerns for Secondary Goals as Predictors of Self-Presentation Tactics on Facebook », Journal of Computer- Mediated Communication, 17, 2011, https://bit.ly/2sic3gH, consulté le 2 décembre 2018. La stratégie d'impression management d'un profil fake s'organise autour du partage de photos, de vidéos, de post de film et de fictions sur les mafias ou sur la vie de chefs mafieux. Le partage comprend aussi des chansons napolitaines melodiche, des images pieuses, des photos : de l'équipe de football de Naples, d'armes, de vêtements à la mode, de voitures et de moto de sport, d'objets de luxe. 29. La stesa est une pratique utilisée par les jeunes de la Camorra pour semer la terreur dans les quartiers de Naples. Lancés à toute vitesse sur des scooters, ils tirent des balles en l'air ou contre des sièges d'entreprises pour répandre la terreur et défier les clans rivaux sur leur territoire. La réaction qui suit ce genre de raids est donc la stesa, une sorte de pavage humain : les passants sont obligés de s'allonger au sol pour éviter de se retrouver dans la ligne de mire des criminels ou d'être touchés par des balles perdues. Cf. notamment R. Saviano, « La paranza dei bambini nella guerra di Napoli », La Repubblica, 8 septembre 2015, https://bit.ly/2H56T1Z, consulté le 2 décembre 2018. 30. Notre recherche a débuté en septembre 2017 : s'agissant d'une cover research, nous ne pouvons fournir ni les noms ni les URL rattachés aux profils Facebook cités. 31. Ceccarini 2015, pp. 66-68. 32. « Tire-moi dessus », NdT. 33. Cf. https://bit.ly/2skuIZd, consulté le 2 décembre 2018. 34. Cf. https://labellamafiaclothing.com/. Il s'agit d'un site de e-commerce brésilien dont le siège est à Miami. Spécialisé dans la vente de vêtements de sport, d'accessoires et de cosmétiques, il utilise les slogans suivants : « Laissez le luxe venir à vous » ; « LabellaMafia est plus qu'une marque, c'est un style de vie », consulté le 2 décembre 2018. Voir aussi l'entreprise Barabas de Los Angeles, qui présente ses chemises portées par El Chapo Guzman, https://bit.ly/2RATUZV, consulté le 2 décembre 2018. 35. Russo - Serao 1907, p. 21. 36. L'identité Facebook de Ciro Marfé peut être dévoilée car il a été assassiné en août 2016, dans une embuscade. La presse a utilisé les posts de son profil pour décrire son activité criminelle. Cf. M. Chiapparino, « Camorra, duplice omicidio a Napoli: “Dopo il raid fuochi d'artificio” », Il Mattino, 4 août 2016. 37. https://bit.ly/2VGZRDS, consulté le 2 décembre 2018. 38. https://bit.ly/2BqsX1D, consulté le 2 décembre 2018. 39. Nous pouvons nommer Walter Mallo car il a été arrêté en mai 2016. Cf. L. Del Gaudio, « Napoli. Preso il boss di Facebook Mallo. Lo sfogo delle mamme al telefono: “Stanno facendo tarantelle grosse...” », Il Mattino, 6 mai 2016.

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40. Ordonnance-Arrêt Abbagnale Agostino + 711, Tribunal de Naples, 1983, p. 87. Le terme qualunquismo (au départ associé à un mouvement politique prônant l'anti-politique, né après la guerre, dans les années 1940) désigne désormais la méfiance et la prise de distance méprisante vis-à-vis des institutions démocratiques, de l'État, des partis traditionnels. 41. Benigno 2015, pp. 33-128. 42. Cf. https://bit.ly/2HVqamQ, consulté le 5 décembre 2018 et https://bit.ly/2UEWN9G, consulté le 5 décembre 2018. 43. Cf. R. Russo, « Il rampollo del boss di camorra e i suoi 5mila amici su Facebook », Corriere del Mezzogiorno, 20 avril 2016, et M. Ravveduto, « La mafia è una jihad o la jihad è una mafia? », Fanpage, 28 juillet 2016. 44. La paranza dei bambini, littéralement « le clan des enfants », est le titre d'un ouvrage de Roberto Saviano (2016) consacré aux bandes formées de gamins (trad. fr. Piranhas, Paris, Gallimard, 2016). 45. https://bit.ly/2WiQKsz, consulté le 20 novembre 2016. 46. Du roman La paranza dei bambini (cf. note 44), Claudio Giovannesi a tiré le film homonyme, sorti en salle en 2019. Cf. aussi R. Saviano, Bacio feroce, Milan, Feltrinelli, 2017 et S. Di Meo, Gotham city. Viaggio segreto nella camorra dei bambini, Piemme, Milano, 2017, ainsi que le film documentaire de 2018 ES17, en cinq épisodes, écrit par D. Ligorio et C. Sannino, basé sur des textes de R. Saviano. 47. N. Falco, « Camorra, il ragazzino che imita sul web il babyboss », Il Mattino, 3 avril 2016. 48. Saviano 2016, trad. française 2018, p. 188. 49. Cfr. https://bit.ly/2RDd0P8, consulté le 5 décembre 2018. 50. M. Ravveduto, « Spaccio, omicidi, violenza: alla scoperta della musica “Trap” in terra di camorra », Fanpage, 1er février 2017, https://bit.ly/2D01eWD, consulté le 5 décembre 2018. 51. Cfr. https://bit.ly/2MRqZvD, consulté le 5 décembre 2018. 52. Cfr. https://bit.ly/2GqcP3E, consulté le 5 décembre 2018. 53. Ravveduto 2007, pp. 30-35. 54. Cf. Lo Verso 2013. 55. Cf. Fiore 1997; G. Lo Verso 1998 ; Lo Verso 2013. 56. Santoro 2007, pp. 44-45, traduit par nous. 57. M. Caiafa, « “E si nun canto moro”. L’industria della musica neomelodica a Napoli », in Pesce & Stazio 2013, p. 459. 58. Goffman 2010, p. 178. 59. A l'heure actuelle, le profil de Lello n'est plus visible pour des raisons de confidentialité. 60. Post publié le 25 juillet 2017 à 2h24, sans géolocalisation. 61. Post publié le 4 août à 11h30, sans géolocalisation. 62. Post publié le 6 août à 22h24, géo-localisé à Naples. 63. Post publié le 8 août 2017 à 06h00, géo-localisé à Naples. 64. Bauman et Lyon 2013, pp. 17-18.

ABSTRACTS

Cette contribution présente une recherche consacrée à l'utilisation des réseaux sociaux par de jeunes affiliés aux clans de la Camorra ou plus généralement par des jeunes borderline influencés

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par l'imaginaire mafieux. A travers l'analyse qualitative de messages, d'images et du partage de contenus numériques, il retrace l'activisme social de la première Google generation criminelle. Entre vêtements et tatouages, selfies et mèmes, usage argotique de l'emoji ou du hashtag et du live streaming, d'images religieuses et de musique underground (neomelodica-rap-trap), se construit un mush up sous-culturel dans lequel tant les objets que les concepts donnent lieu à une séquence symbolique originale, qui raconte la fierté de la diversité criminelle. Les mots et les symboles acquièrent une fonction polysémantique et parlent autant de la mentalité des individus que de celle de la communauté à laquelle ils appartiennent. L'analyse des profils Facebook montre que la sémantique de la violence reste au centre du code symbolique de la mafia. Ou plutôt, le code est renouvelé grâce à la simultanéité, à l'efficacité et à l'exemplarité de l'information, qui transmet un spectre émotionnel complexe au lieu de concepts empathiques trop difficiles à exprimer avec des mots (surtout pour ceux qui ont un faible niveau d'éducation mais une bonne prédisposition aux « métiers » du numérique). La pratique du sharing est la plaque tournante d'un système de communication bidirectionnel : elle « parle » au groupe des jeunes affiliés ou borderline (intra- communicative) et envoie des messages de menace au monde extérieur (extra-communicative). En ce sens, elle fait fonction de médiateur entre l'imaginaire criminel mondialisé et la mentalité mafieuse locale et nationale, établissant un lien entre deux contextes apparemment distants.

Il saggio presenta una ricerca sull’uso dei social network da parte dei giovani affiliati ai clan di camorra o più generalmente di ragazzi borderline suggestionati dall’immaginario mafioso. Attraverso l’analisi qualitativa dei post, delle fotografie e dello sharing di contenuti digitali si ricostruisce l’attivismo social della prima Google generation criminale. Dall’abbigliamento ai tatuaggi, dai selfie ai meme, dall’uso gergale di emoji e hashtag alle dirette streaming, dalle immagini religiose alla musica underground (neomelodica-rap-trap) emerge un mush up subculturale in cui oggetti e concetti danno luogo a una sequenza simbolica originale che racconta l’orgoglio della diversità criminale. Parole e icone acquistano una funzione polisemantica che racconta sia la mentalità individuale, sia quella della comunità di appartenenza. Dall’analisi dei profili Facebook si può notare come la semantica della violenza rimanga centrale nel codice simbolico mafioso. Anzi, il codice si rinnova grazie alla simultaneità, all’efficacia e all’esemplificazione di informazioni che trasmettono un complesso spettro emozionale in luogo di concetti empatici troppo difficili da esprimere con le sole parole (soprattutto per chi ha un basso grado di scolarizzazione ma una buona predisposizione al “mestiere” digitale). La pratica dello sharing è lo snodo di un sistema di comunicazione bidirezionale: « parla » al gruppo di giovani affiliati e ragazzi borderline (intra-comunicativo) e invia messaggi minacciosi al mondo esterno (extra-comunicativo). In tal senso svolge una funzione di mediazione tra l’immaginario criminale globalizzato e la mentalità mafiosa locale e nazionale, gettando un ponte tra due contesti solo apparentemente distanti.

INDEX

Mots-clés: Camorra, Facebook, jeunes criminels, jeunes borderline, imaginaire criminel, imaginaire numérique Keywords: Camorra, Facebook, young criminals, borderline youth, criminal imagination, digital imagination

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AUTHORS

MARCELLO RAVVEDUTO

Marcello Ravveduto est enseignant-chercheur en Digital Public History à l'Université de Salerne et à l'Université de Modena et Reggio Emilia. Il est membre du bureau de l'Association italienne de Public History ainsi que du comité scientifique de la revue Narcomafie et de la Biblioteca digitale sulla camorra e sulla cultura della legalità [bibliothèque numérique sur la camorra et la culture de la légalité] près l’Université "Federico II" de Naples. Parmi ses travaux, on peut citer : Napoli… Serenata calibro 9. Storia e immagini della camorra tra cinema sceneggiata e neomelodici (2007) ; Il sindaco gentile. Gli appalti, la camorra e un uomo onesto. La storia di Marcello Torre (2016) ; La nazione del miracolo. L'Italia e gli italiani tra storia, memoria e immaginario (2018). Ainsi que les anthologies : Strozzateci Tutti (2010), Novantadue. L’anno che cambiò l’Italia (Castelvecchi 2012) et Dialoghi sulle mafie (2015). Il a également participé aux ouvrages collectifs L’Atlante delle mafie (2012 et 2015) et Riformismo mancato. Società, consumi e politica nell’Italia del miracolo (2014).

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Ritualisme, religion, codes symboliques des associations criminelles en milieu pénitentiaire

Marco Soddu Translation : Manuela Bertone (de l’italien)

Introduction

1 Notre contribution fournit une évaluation détaillée d'actions criminelles spécifiques (définies par l'article 416 bis du Code pénal italien, consacré au délit d’association mafieuse) qui permettent au groupe criminel mafieux de communiquer au sein des lieux privatifs de liberté – mais également avec l'extérieur – sur des questions opératoires pour ses activités illicites et, partant, de développer des stratégies criminelles et de les appliquer.

2 Notre recherche découle d'une exigence fondamentale : la connaissance du phénomène mafieux, qui sans être une fin en soi, impose d'en analyser toutes les caractéristiques afin de mettre en place une action de prévention efficace et, au besoin, une action de répression systématique de tous les comportements illégaux planifiés, ordonnés et actés pendant la période de détention.

3 Compte tenu des limites tant spatiales que temporelles imposées à la communication carcérale, que la mafia doit contourner, notre objectif principal consiste à examiner les formes rituelles, symboliques et mythiques utilisées précisément dans le but de satisfaire les besoins primaires de la communication et de la diffusion d'informations. À ce propos, il convient de préciser que les échanges d'informations verbales de nature criminelle seront au cœur de notre analyse, et non les interactions quotidiennes normales (et par conséquent, anodines) entre détenus.

4 Nous ferons référence essentiellement aux coutumes carcérales de la 'Ndrangheta, la mafia calabraise, et de la (SCU), une sorte de dérivation de la mafia

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calabraise délimitée territorialement aux Pouilles, en particulier aux régions du Salento et de Brindisi.

5 Il est très important de noter que la SCU est née à l'intérieur d'un centre de détention, à l'initiative de Giuseppe Rogoli, entre le 24 et le 25 décembre 1981. Membre éminent du clan de la 'Ndrangheta Bellocco de Rosarno (Calabre), sous l'égide du capobastone1 Umberto Bellocco, Rogoli a créé la première ndrina des Pouilles dans la prison de Trani, où il était incarcéré. Rogoli est actuellement détenu : il purge trois peines d'emprisonnement à perpétuité.

6 Voici le serment de la SCU : Je jure sur cette pointe de poignard baignée de sang d'être toujours fidèle à ce corps de société d'hommes libres, actifs et affirmant appartenir à la Sacra Corona Unita et de représenter partout son fondateur, Giuseppe Rogoli.

7 Et le serment de la ‘Ndrangheta : Bonsoir et une sainte soirée aux santisti ! Justement, en cette sainte soirée, dans le silence de la nuit et sous la lumière des étoiles et la splendeur de la Lune, je forme la chaîne sacrée ! Au nom de Garibaldi, de Mazzini et de La Marmora, par des mots humbles, je forme la Sainte Société.

L'affiliation en milieu pénitentiaire

8 On peut certainement considérer la pratique de l'affiliation mafieuse comme le premier élément digne d'être signalé car il caractérise une pratique sédimentée et « institutionnalisée » au sein du contexte criminel. Le besoin constant d'agir clandestinement (même si diverses nuances et exceptions sont possibles) et de faire profil bas implique la nécessité d'un protocole communicatif basé essentiellement sur le langage non verbal, avec de forts éléments symboliques et rituels, associés à des connotations rappelant la dynamique religieuse.

9 Dans ce cadre, présentent un intérêt particulier les spécificités propres au contexte de la détention dans des établissements pénitentiaires où s'appliquent des régimes de haute sécurité (AS3 et 41 bis)2 et de surveillance conduisant à une limitation supplémentaire des possibilités de communication à connotation personnelle directe.

10 Avant l'affiliation au sein d'un centre de détention (rappelons qu'il s'agit toujours d'un contexte extrêmement contrôlé, où les systèmes de surveillance sont particulièrement efficaces), se met en place un curieux manège devant rester aussi secret que possible et que l'on peut considérer comme une sorte de manière mafieuse de faire sa cour.

11 Il est des individus spécialement attrayants, surtout aux yeux de la 'Ndrangheta et de sa consœur-dérivée la Sacra Corona Unita, généralement sous-estimée, non pas au niveau des enquêtes, des mises en examen et des condamnations, mais dans l'imaginaire collectif, et ce en dépit de la force dévastatrice dont cette dernière a fait preuve à certaines périodes, surtout dans les années 1980 et 1990.

12 Dans le passé récent, avant que ne s'affirme le quasi-monopole des clans calabrais sur la drogue venant de Colombie, le marché de l'héroïne d'abord, le marché de la cocaïne ensuite, ont eu besoin d'individus fort charismatiques, si possible déjà en possession de « contacts » utiles en vue de l'approvisionnement. Or, la prison a souvent été le lieu idéal où des individus non liés aux clans locaux, mais en possession desdits contacts, ont pu être repérés et recrutés. Pour les mafieux, la question s'est posée de savoir comment traiter avec ces individus afin d'exploiter leurs « connaissances » et d'accéder

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au « canal ». Suite à une demande directe de partage avec l'individu faisant fonction de référent sur une fourniture de drogue et en cas de refus de collaboration de la part de ce dernier, des pratiques modérées d'intimidation ont été mises en place, visant à le faire apparaître comme un « infâme » aux yeux de toute la population carcérale. En cas de non coopération, on a pu aller jusqu'au meurtre. L'expression typique utilisée pour signaler négativement l'individu réticent est toujours la même : « lui, il n'est pas bien, c'est un espion ! ».

13 N'oublions pas que la vidéosurveillance à l'intérieur des structures carcérales est relativement récente et que l'histoire pénale foisonne de cas de meurtres à l'intérieur des prisons : songeons par exemple aux révoltes dans les établissements de détention, qui ont vu l'émergence des soi-disant killers des prisons.

14 Les prisons ont toujours été le principal lieu d'affiliation, à tous les niveaux. Le rituel d'affiliation se déroulait généralement dans la cour réservée à la promenade et quasiment jamais dans la cellule : le signe évident de cette pratique est à ce jour l'allumage simultané de cigarettes par des individus regroupés en un cercle où même les non fumeurs allument une cigarette. La cigarette est utilisée pour brûler l'image pieuse du saint (partie spécifique du rituel) et aussi pour transmettre un signal très clair aux individus étrangers au rituel afin qu'ils ne s'approchent pas. Un autre message est également envoyé dans ce cadre : il y a un nouvel affilié, à qui on doit désormais s'adresser en l'appelant compare (compagnon) et qui, à son tour, s'adressera à chacun en utilisant ce même mot.

15 Mais comment peut-on devenir un affilié ? Fondamentalement, deux cas de figure sont possibles. Dans le premier, un boss détenu exprime sa volonté de recruter un individu qu'il désigne en utilisant l'expression « c'est un type bien ! », en raison d'antécédents criminels notoires et/ou de capacités avérées, parfois sans qu'une « mise à l'épreuve » soit nécessaire. Rappelons que, pour la bonne forme, la dote (la dot, c'est-à-dire l'adhésion au clan mafieux, avec un grade dans la hiérarchie) doit être demandée directement par le futur affilié et non par des membres déjà rattachés à l'association, même si concrètement la demande peut être formulée de manière « indirecte », avec l'intercession de tierces personnes. Si – cas rarissime – un individu refuse l'affiliation, la sentence prononcée par le boss est sans appel : « dehors, tu ne pourras plus rien faire ! ». Aux mots s'ajoutent les pratiques d'intimidation que nous avons déjà évoquées et qui peuvent aller jusqu'à la mise à mort du rétif.

16 Généralement, c'est un détenu qui se présente au chef mafieux pour lui soumettre sa demande d'affiliation au clan. Dans ce cas, l'individu peut être soumis à une procédure d'« évaluation sur le terrain » : sur ordre du boss, on lui demande d'exercer un acte de violence permettant de vérifier ses capacités et son niveau de soumission (que l'on veut total) en tant qu' « apprenti affilié ».

Affiliation et religion : deux pratiques en regard

17 Le rituel d'affiliation a lieu uniquement et exclusivement le samedi, qui est aussi le jour réservé au « partage des spartenze », à savoir les cigarettes que l'on distribue aux membres du groupe criminel. Le samedi est communément considéré un jour saint et c'est justement en ce jour saint que se noue le lien entre un parrain et un nouvel affilié. Le renvoi à la sphère religieuse et à l'univers maçonnique est constant et manifeste (il est évident dans le texte du serment, que nous avons présenté ci-dessus). Le jeudi

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(supposé être le jeudi saint issu de la pratique religieuse) est le jour où « l'on transmet la nouvelle » d'une cellule à l'autre, c'est-à-dire où l'on annonce officiellement l'identité des nouveaux affiliés du samedi précédent, que tous les membres de l'association mafieuse devront obligatoirement saluer et embrasser.

18 Une autre référence à la religion est visible dans le rituel dit « baptême » des locaux de rétention. Il s'agit de lieux institutionnels considérés comme « impurs » (autant que les casernes des carabiniers et, de manière générale, l'ensemble du dispositif policier), des lieux qu'il faut donc soumettre à un rite de « purification » pouvant les priver de leur signification première, de leur destination naturelle et, en langage mafieux, les « rendre honorables ». Cette procédure est fortement révélatrice de la conception mafieuse de l'anti-État, du rejet total des institutions nationales et de la volonté de créer un état mafieux dans l'État de droit (un État que l'on voudrait rayer de la carte, même si on en admet l'existence sur un plan formel).

19 L'aspect religieux, nous l'avons dit, est constamment présent dans les pratiques rituelles, dans l'usage d'images pieuses, dans le choix des jours consacrés aux affiliations. Il convient de préciser que la possession d'images pieuses est permise dans les prisons italiennes, car une éventuelle interdiction porterait atteinte au droit à la pratique religieuse reconnu à tout détenu. De toute évidence, la tradition, en particulier la tradition religieuse, fait l'objet d'un détournement à la fois à des fins rituelles et en tant que moyen d'auto-légitimation. Il est indéniable que l'exhibition surfaite du rituel usurpé, la mystification des aspects mythiques du fait religieux sont utilisées pour « régulariser » les pratiques illicites et, partant, l'association mafieuse elle-même.

20 Notons enfin que dans le cadre du serment, qui concerne le niveau le moins élevée de la hiérarchie, la santa, comme les plus hauts niveaux, on utilise également un comprimé (élément terrestre, certes, mais riche en connotations sacrificielles), symbolisant le cyanure (non disponible dans les prisons) que l'affilié pourrait être amené à avaler un jour pour éviter de trahir les siens, sous la menace policière par exemple.

Éléments symboliques

21 Le symbole est également un élément fondamental de la communication mafieuse. Mélangés aux aspects rituels, les éléments symboliques se manifestent dans les circonstances en apparence les plus simples, qui, si l'on regarde de près, s'avèrent être plutôt complexes. Songeons à l'échange de salutations : la poignée de main, avec le positionnement du pouce à l'intérieur de la main du récepteur identifie un sgarro (niveau intermédiaire des sphères mineures) ; le sourcil caressé indique que l'on est en présence d'un trequartino (niveau intermédiaire des hautes sphères) ; le menton frotté signifie que l'on a affaire à une santa.

22 Au sein d'une structure de détention, la possibilité de se procurer des objets interdits, notamment des armes, a toujours été, par la force des choses, absolument capitale pour les membres des groupes mafieux. Les symboles jouent un rôle essentiel dès lors qu'il s'agit de remplacer les armes par des objets légaux et d'usage quotidien : une simple fourchette représente un pistolet, un coupe-ongles ouvert fait fonction de poignard, tandis qu'une aiguille symbolise le couteau classique qui permet de piquer et de faire gicler le sang pendant le processus d'affiliation.

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23 Une analyse similaire peut être faite pour les cartes, qui ont toujours été primordiales dans le rituel en raison de leur pouvoir symbolique. Ainsi, l'as de cœurs représente l'« infâme », l'as de piques le capobastone (souvent tatoué avec ce même symbole) et l'as de carreaux un affilié. Les cartes basses (généralement les 3, 4 et 5) symbolisent les hommes de main ; la dame symbolise le soldat sans grade et le valet, le « caporal ».

24 Tout cela constitue de ce qu'on appelle la smazzettata, une pratique typique de la plus haute importance et digne de notre attention, puisqu'elle est gérée et mise à exécution par un sgarro ou une santa. L'individu préposé au jeu de cartes peut aussi utiliser une carte pour se présenter sans prononcer un seul mot : avec un as de piques il signale être le capo della società (chef de la confrérie), avec un sept de carreaux il se présente comme santista, avec le trois de piques, comme sgarrista. Montrer un quatre de cœur sert à signaler la présence d'un « infâme » et à transmettre tacitement un message clair pour tous les affiliés : l'infâme doit être « vidé », à savoir battu (parfois à mort), pour qu'on l'évacue vers un autre secteur de détention.

25 S'agissant d'actions violentes et de règlements de comptes, on peut remarquer que les agressions menées à travers les barreaux blindés des portes des cellules sont désormais très rares depuis qu'un un boss battu par un autre boss justement à travers les barreaux de sa cellule a décrété qu'il s'agissait là d'une « mauvaise chose ».

Tatouages et marques sur la peau

26 Le tatouage de l'as de piques utilisé pour identifier un capobastone était autrefois accompagné du tatouage d'une rose sous l'aisselle gauche. Depuis quelques années, la rose est tombée en désuétude : trop courante, elle avait perdu sa fonction initiale consistant à établir immédiatement l'appartenance d'un individu à l'organisation criminelle ainsi que son grade.

27 Le tatouage sur le dos représentant saint Michel archange, le patron de la 'Ndrangheta, est très répandu, tout comme l'image stylisée de la prison de Favignana qui, selon une légende, rappelle l'épopée des trois chevaliers venus d'Espagne après avoir commis un crime d'honneur, qui ont ensuite fondé en Sicile, en Campanie et en Calabre les trois mafias « historiques ». À l'instar de l'élément religieux, le mythe, le symbole et le tatouage sont parfois présents dans une seule et même image.

28 Parmi les motifs récurrents dans les dessins tatoués, on remarque les deux lions liés par une chaîne de vingt-quatre anneaux avec un anneau supplémentaire décroché du reste, qui génèrent le chiffre vingt-cinq, symbolisant la Noël, à savoir un élément foncièrement religieux rappelant la naissance de Jésus-Christ.

29 Les squelettes stylisés, empoignant un poignard de la main droite, un cercueil placé à côté des pieds, sont également fréquents : devant le cercueil, on trouve habituellement un livre où sont dessinés une étoile et un fer de cheval et où sont gravés trois poignards croisés pouvant être accompagnés d'un calice et d'un crâne sur lequel est posée une bougie allumée.

30 Le livre représente l'histoire et la tradition de la 'Ndrangheta, afin de souligner la durée séculaire de cette organisation criminelle, tandis que les tatouages relatifs à des événements sanglants relatent les épisodes ayant entraîné la mort auxquels l'individu tatoué a pu être associé. Les tatouages sans références à la violence relèvent du pur symbolisme et des mythes abstraits propres de la 'Ndrangheta.

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31 L'étoile tatouée représente la copiata, c'est-à-dire la réunion des cinq personnes ayant participé au rituel baptismal nécessaire à l'affiliation. Le fer de cheval est le symbole de la confrérie et fait référence au groupe qui assiste au rituel d'initiation mafieux.

32 Le cercle a une double signification. D'une part, la protection accordée aux personnes appartenant au groupe criminel, de l'autre, une sorte d'encerclement et de contrôle sans solution de continuité, prémonitoire de ce qui pourrait arriver à ceux qui trahissent et du fait qu'il n'y aura pas d'issue.

33 Parmi les signes corporels ayant survécu au fil du temps, on trouve les croix gravées dans le dos à l'aide de couteaux ou de lames de rasoir. Il s'agit d'une sorte de marque ayant pour but d'identifier différents niveaux et grades au sein de l'organisation criminelle : trois croix identifient un diritto ; deux croix, un trequartino ; une croix, un vangelo. Les croix peuvent aussi être gravées les unes sur les autres. En revanche, lorsqu'elle est tatouée sur le pouce de la main, la croix appartient à un sgarro. Un point tatoué sur l'index fait référence au grade de picciotto-camorrista.

Langage verbal et langage non verbal

34 Une réflexion s'impose sur le fait que la pratique mafieuse, commune à toutes les associations, interdit formellement de montrer son appartenance, tandis que dans la pratique quotidienne il en va tout autrement. Dans le cadre d'un affrontement physique entre deux affiliés, par exemple, la « déclaration » précède l'assaut : chacun déclare à quel groupe il appartient et fait état de son rang ; et cela, souvent, en présence de l'ensemble de la population carcérale.

35 En revanche, lorsqu'un individu extérieur à l'association mafieuse commet une action digne de punition, s'il est connu d'un membre de l'organisation, il pourra être racheté par ce dernier, qui intervient pour son propre intérêt ou dans l'intérêt de l'association elle-même, et qui s'engage à le punir personnellement (généralement en le frappant en public). Le membre de l'organisation devient de ce fait responsable en cas de récidive, sachant que la récidive n'est absolument pas acceptée.

36 Concrètement, un mafieux se trouve toujours en équilibre précaire entre l'impératif de l'anonymat et la nécessité de faire connaître son rang pour mener des activités criminelles. À l'intérieur d'un établissement de détention, le silence total ne permettrait d'exercer aucun pouvoir, puisqu'un boss ni connu ni reconnu ne pourrait recréer en milieu carcéral l'habitat criminel dont il dispose à l'extérieur pour ses activités illicites, sachant que la situation de détention constitue déjà en elle-même une entrave de taille.

37 Le rituel du primo ingresso (première entrée) en cellule est révélateur. Le dialogue est structuré comme suit : - « Puis-je entrer ? » - « Allez-y, entrez ! » - « Allez-y, entrez : c'est ce qu'on dit aux chevaux. Pour la première, la deuxième et la troisième fois, je ne vois ni de porte d'entrée, ni de fenêtre de sortie et je vous demande, puis-je entrer ? » - « Je vous en prie, installez-vous ! »

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38 Lorsqu'on lui répond « installez-vous », l'affilié peut franchir le seuil et prendre possession de sa couchette : les détenus présents, s'ils sont de rang inférieur, sont chargés de faire son lit et d'aider le nouveau venu dans son installation.

39 En cas de malentendu lors de la prise de possession des lieux, l'affilié entrant appelle le « chef de détention », c'est-à-dire l'affilié qui, en prison, exerce notoirement un rôle de coordination et de médiation, et qui assure immédiatement la gestion de l'entrée et de l'ordre dans la cellule.

40 Ce rituel n'est évidemment pas une fin en soi, mais il a été codifié puisque, pour le membre d'une association criminelle, la prison n'est autre qu'un « accident de parcours » qui peut arriver à tous les affiliés et qui, par conséquent, doit être réglementé.

41 Avant le renforcement des contrôles au sein des centres de détention, mis en place suite à l'entrée en vigueur de la loi dite « 41 bis » (qui s'applique aux chefs mafieux), aucun escamotage particulier n'était nécessaire pour communiquer avec l'extérieur et à l'intérieur des prisons. Après l'entrée en vigueur de cette mesure, la communication non verbale et symbolique a certainement augmenté, surtout en raison des dispositions suivantes (Cassation pénale italienne, vol. 2015, nº 4) :

42 - Isolement : aucun contact avec d'autres détenus. Le détenu est placé dans une cellule individuelle et n'a pas accès aux parties communes de l'établissement. - Le temps de promenade est limité, par rapport aux détenus de droit commun, à deux heures par jour et s'effectue en régime d'isolement. - Le détenu est constamment surveillé par une unité spéciale de la police pénitentiaire (GOM – Gruppo Operativo Mobile) qui, à son tour, n'entre pas en contact avec d'autres agents de la police pénitentiaire. - Les visites au parloir de membres de la famille sont limitées, tant au niveau quantitatif (une visite d'une heure par mois maximum) qu'au niveau qualitatif (une haute cloison vitrée empêche tout contact physique). Une conversation téléphonique mensuelle d'une durée maximale de dix minutes avec des membres de la famille et des conjoints peut être autorisée, par décision motivée du directeur de d'établissement, uniquement pour les détenus qui n'ont pas bénéficié de visites. - Les entretiens du détenu avec l'avocat assurant sa défense ne sont limités ni en nombre ni en durée. - Tout courrier entrant et sortant ne peut être acheminé sans avoir obtenu un « visa » de contrôle. - Limitation des sommes d'argent et des objets en possession du détenu dans sa cellule (stylos, cahiers, bouteilles, etc.) ainsi que des objets pouvant lui parvenir de l'extérieur. - Exclusion des instances de représentation des détenus et des internés.

Conclusion

43 Les pratiques que nous avons examinées, à commencer par le serment (riche en éléments maçonniques), en particulier dans l'univers de la 'Ndrangheta, sont caractérisées par d'indiscutables éléments rituels, symboliques et religieux. L'origine de ces pratiques est ancienne. Désormais, elles sont surtout transmises sous forme orale, mais des textes codés consacrés aux rituels d'affiliation à la 'Ndrangheta existent qui ont récemment été découverts par les forces de police et versés dans des dossiers

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d'enquête. Il apparaît que ces textes ont été modifiés et adaptés à cause des interdictions prévues par les Règles pénitentiaires italiennes que nous avons évoquées à plusieurs reprises (Loi n° 354 du 26 juillet 1975). Qui plus est, la modernisation des systèmes de vidéosurveillance, visibles et connus de tous en prison, a poussé les détenus à privilégier la communication discrète. À l'extérieur des établissements pénitentiaires, la crainte d'être interceptés et décryptés, a conduit les chefs mafieux à adopter des stratégies de communication semblables à celles que l'on pratique dans les centres de détention. Autrement dit, dans la communication verbale entre individus non placés en détention, on remarque des caractéristiques de la communication non verbale typique du milieu pénitentiaire. Les prisons, quant à elles, sont en passe de devenir des sortes de « laboratoires linguistiques » où l'on développe et l'on teste l'interaction criminelle codifiée, dans le but d'en assurer aussi le rayonnement à l'extérieur.

44 Comme nous l'avons précisé dans l'introduction, l'objectif de notre recherche est de fournir une série d'indications et d'informations permettant de mieux contrôler la communication criminelle et, surtout, d'éviter qu'elle puisse avoir lieu à l'intérieur comme à l'extérieur des prisons, y compris lorsque les détenus sont soumis au contrôle direct de l'État. De toute évidence, il est souhaitable de limiter encore plus la communication et surtout de restreindre davantage les activités partagées, en cellule, lors de la promenade et en général dans tous les espaces communs.

45 En outre, il est opportun de réfléchir sur les influences réciproques entre associations mafieuses : si les détenus étaient divisés par groupes d'appartenance mafieuse, ils pourraient communiquer plus simplement, mais cela limiterait l'acquisition de nouveaux contacts criminels dans la section de détention ; en revanche, si les détenus condamnés pour association mafieuse étaient répartis selon un critère d'hétérogénéité criminelle, cela conduirait à l'acquisition de nouvelles perspectives criminelles (y compris en termes de diversification et d'opportunité criminelle), mais aurait pour effet externe positif la diminution du potentiel organisationnel et opérationnel de chaque clan.

46 L'hypothèse de créer des circuits « mixtes », partagés entre détenus mafieux et détenus de droit commun, doit être résolument écartée, puisque le passé nous a montré sans équivoque à quel point le mélange n'a fait que conduire à l'augmentation exponentielle des affiliations de détenus de droit commun.

47 L'élimination totale des échanges mafieux, bien sûr, n'est pas du tout facile à réaliser (surtout à court terme), étant donné que, comme nous l'avons dit, il existe toute une série de « consignes » criminelles qui, pratiquement, sont données sans prononcer un seul mot.

48 Dans ce domaine, il serait utile de mettre en place un échange permanent d'informations entre appareils de l'État, surtout par le biais de la rédaction de « fiches » relatives aux contacts noués par les mafieux en prison, en particulier avec les représentants d'autres groupes criminels. Il faudrait ensuite se focaliser, au terme de la période d'incarcération, sur la mise en place de contrôles ciblés ayant pour objet leurs éventuelles activités illicites ultérieures. Cela permettrait, par ailleurs, de se procurer des renseignements, y compris préventifs, concernant leurs projets et mouvements criminels, vraisemblablement conçus dans le cadre de nouvelles alliances nouées en prison.

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49 De nombreux résultats encourageants ont été obtenus grâce à l'application du régime de détention 41 bis et on pourrait souhaiter que des points spécifiques de cette norme s'appliquent également aux AS3, mais il est indéniable que la stratégie de prévention et de défense n'est pas parmi les plus simples à programmer et à appliquer, étant donné l'énorme complexité (non seulement juridique, mais aussi historique, culturelle et sociale) de la matière en objet.

NOTES

1. Au sein de la 'Ndrangheta, capobastone est le nom donné à celui qui dirige une ndrina, à savoir un groupuscule local généralement formé autour d'une famille (NdT). 2. « AS » (Alta Sicurezza) correspond à la section de haute sécurité, le niveau AS3 étant réservé aux détenus mafieux ayant dirigé un trafic de drogue. L'article 41 bis du Code de procédure pénale italien prévoit un régime carcéral spécial pour les chefs de la mafia (NdT).

ABSTRACTS

L'articolo nasce dall’esigenza di comprendere le peculiarità del fenomeno mafioso, con un interesse specifico rivolto alle dinamiche di matrice comunicativa. Si analizzano i ritualismi, vagliando l'insieme di pratiche che consentono una modalità comunicativa all’interno di luoghi dove l’interazione è rigidamente controllata, come gli Istituti Penitenziari. Lo scambio informativo all’interno di strutture a connotazione protetta è infatti un focus imprescindibile, visto il continuo passaggio di informazioni che avviene attraverso l'utilizzo di rituali, simboli e miti. Nelle carceri si costituisce quindi un simil-nucleo sociale che, con le dovute proporzioni, ritrae quello presente all’esterno, fatte salve le limitazioni colloquiali da aggirare. Infatti, nonostante i severi divieti imposti, le mafie sono riuscite a elaborare validi succedanei dei loro abituali processi esterni che hanno reso possibile, in ambito intramurario, l’implementazione di pratiche apparentemente impensabili (affiliazioni, estorsioni, omicidi e spaccio di droga). I modelli osservabili delle fattezze comunicative di riferimento sono eterogenei : si va dall’affiliazione, con connotazioni cavalleresche, massoniche e carbonare, alla cultura definibile come mafiosa, rintracciabile nei social media, nel cinema, nella musica e anche nel ruolo simbolico che hanno i murales e ancora di più i tatuaggi.

Cet article répond à la nécessité de comprendre les spécificités du phénomène mafieux et se consacre en particulier aux dynamiques de la communication. Les rituels sont analysés ainsi que l'ensemble des pratiques qui permettent de communiquer dans des lieux où l'interaction est strictement contrôlée, c'est-à-dire les établissements pénitentiaires. Il est essentiel de se focaliser sur l'échange d'informations au sein de ces structures protégées, puisqu'un réseau continu d’interactions y est activé par l'utilisation de rituels, mythes et symboles. Bien qu'il faille

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contourner un certain nombre d'obstacles communicatifs, une sorte de tissu social se forme dans les prisons, qui, toutes proportions gardées, reproduit la structure sociale existante à l'extérieur. En effet, malgré les sévères interdictions imposées par la loi, les mafias ont réussi à créer des ersatz valables de leurs procédés habituels, mettant ainsi en place des pratiques normalement impensables en milieu carcéral (affiliations, extorsions, homicides, trafic de drogue). S'agissant de communication, les modèles de référence que l'on peut observer sont hétérogènes : de l'affiliation, renvoyant aux pratiques chevaleresques, maçonniques ou des carbonari, à la culture à proprement parler mafieuse, que l'on peut repérer dans les médias sociaux, au cinéma, dans la musique autant que dans le rôle symbolique joué par les graffitis et plus encore par les tatouages.

INDEX

Chronological index: XXe siècle, XXIe siècle, années 1970 Mots-clés: affiliation, tatouages, symboles, rituels, codes, franc-maçonnerie, communication, régime carcéral Geographical index: Italie

AUTHORS

MARCO SODDU

Marco Soddu est expert criminologue auprès du ministère italien de la Justice. Il a obtenu un Ph.D. en History & Archives à l'University College Dublin suite à un Master en criminologie et une Laurea en sciences politiques à l'Université de Cagliari. Il a été Visiting Researcher auprès du John Jay College of Criminal Justice de New York, de la JFK Library (Boston), de Toronto University, Corvinus University (Budapest) et University College Dublin. Ses recherches et ses activités professionnelles sont consacrées notamment au terrorisme international, au profilage criminel, à la cybercriminalité, à la cybersécurité, à l'évaluation des risques de récidive et à la prévention situationnelle des crimes. Parmi ses publications récentes, on peut citer l'ouvrage Terrorismo, pericolosità sociale e recidiva (2016) et les articles parus dans Brainfactor : « Il profilo del riconvertito in ambito detentivo – Criticità e prospettive di intervento » (2018), « L’Imam e la pratica Islamica in ambito carcerario. Una proposta operativa contro la radicalizzazione » (2018), « Prisonizzazione e reclutamento terroristico » (2017).

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Sémiotique judiciaire : crime et signe

Marcel Danesi Translation : Manuela Bertone (de l’anglais)

Introduction

La criminologie en tant que science judiciaire s'est diffusée en Angleterre à peu près en même temps que la littérature gothique et policière, à la fin du XIXe siècle1. Même si les autopsies et autres techniques d'enquête remontent à la Chine médiévale et à l'Angleterre du XIIe siècle, c'est la création du Bureau du Coroner, chargé de tenir les dossiers sur toutes les affaires pénales et de mener des enquêtes sur des meurtres et décès suspects, qui marque un tournant. Les colons britanniques exportent le système du Coroner en Amérique, au Massachusetts où, à partir de 1877, il devient le Bureau du Médecin légiste. À la même époque, de nouvelles techniques de résolution d'affaires criminelles font leur apparition en Europe et aux Etats-Unis, permettant aux enquêtes d'être de plus en plus encadrées par la science. En 1829 déjà, le Metropolitan Police Act (loi sur la police métropolitaine) inaugure un service de détectives à Scotland Yard chargé d'enquêter sur les crimes à l'aide de techniques nouvelles comme la prise d'empreintes digitales. Vers la fin du XIXe siècle, l'étude de l'esprit criminel fait également son apparition, qui préfigure la psychologie judiciaire. En 1876, par exemple, le médecin italien Cesare Lombroso examine la morphologie de criminels connus, en classant notamment les traits d'expression faciale, la taille du crâne et la structure de l'œil : il arrive à la conclusion que les criminels se différencient du reste de la population par des traits spécifiques. Bien que les idées de Lombroso soient aujourd'hui largement contestées, son approche a jeté les bases de la science moderne du profilage criminel, qui repose sur le principe que, si les criminels ne se ressemblent pas, ils sont susceptibles d'agir et de se comporter de la même manière. Comme nous l'avons dit, ces développements vont de pair avec l'essor et la diffusion de la littérature gothique et de la littérature policière. Bon nombre des techniques, des idées et des pratiques utilisées dans les enquêtes criminelles du XIXe siècle s'inspirent

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en fait des démarches propres aux détectives fictifs comme C. Auguste Dupin (créé par Edgar Allan Poe) et Sherlock Holmes (créé par Arthur Conan Doyle). Comme Ronald Thomas l'a soutenu et abondamment illustré2, les premières méthodes et les premiers appareils de la criminologie (tels le polygraphe, la photo d'identité, les empreintes digitales ou l'analyse photographique) dérivent de la fiction policière3. Réciproquement, de nouvelles techniques médico-légales sont rapidement adoptées et adaptées par les auteurs de fiction afin de rendre les histoires plus passionnantes, plus réalistes et conformes au scientisme culturel ambiant. L'interaction entre science médico-légale et roman policier nourrit une fascination pour le crime en tant que tel, qui persiste toujours, comme en témoigne le grand nombre de récits criminels au cinéma, à la télévision et dans d'autres médias. Au moment où la science médico-légale et le roman policier tissent ces premiers liens, s'affirme la sémiotique de Peirce4, fondée sur un substrat intellectuel similaire. Peirce saisit en effet l'importance de la fiction policière comme modèle pour l'analyse sémiotique et pour la compréhension de la cognition humaine. Élucider un meurtre, par exemple, revient à déchiffrer les signes associés à sa perpétration et, partant, leur lien avec l'esprit de l'auteur et le milieu culturel dans lequel le crime a été commis. Dans des travaux récents, nous avons appelé sémiotique judiciaire l'étude de ce lien5 et mis en évidence la continuité historique entre la fiction policière, les sciences judiciaires et la sémiotique de Peirce. Notre article part du principe que la sémiotique judiciaire est opératoire pour tous les aspects de l'étude de la criminalité. L'objectif est de montrer et démontrer tant aux sémioticiens qu'aux médecins légistes que le crime est un terrain fertile pour l'analyse sémiotique. Celle-ci peut fournir des informations clés non seulement sur les dimensions culturelles du délit, mais également sur le type de sémiose qui caractérise les actes criminels et, par voie de conséquence, sur la présence du crime dans les sociétés humaines. Nous considérons que la sémiotique judiciaire serait en mesure d'améliorer et d'élargir considérablement le domaine de la recherche médico-légale et de la criminologie.

La sémiotique et le roman policier

Dans un ouvrage bien connu désormais, Dupin, Holmes, Peirce : The Sign of Three, édité par Umberto Eco et Thomas A. Sebeok6, la criminologie moderne et la médicine légale sont associées, à la fois implicitement et explicitement, aux romans policiers d'Edgar Allan Poe et d'Arthur Conan Doyle. D'une certaine manière, il s'agit là du texte fondateur de ce que nous avons appelé la sémiotique judiciaire. Les historiens de la littérature considèrent trois récits de Poe, Double assassinat dans la rue Morgue (1841), Le Mystère de Marie Roget (1842) et La Lettre volée (1844) comme les premiers exemples de polar moderne. Dans ces récits, Poe crée le personnage du détective protagoniste, C. Auguste Dupin, héros intellectuel qui résout les crimes en faisant preuve d'un brillant raisonnement et d'une habile analyse sémiotique. Peirce a été intrigué par l'adresse de Dupin – qui fait preuve de fulgurantes intuitions en interprétant les indices laissés par le criminel – au point de la qualifier d'abduction, comme chacun sait. En fait, Dupin utilise différents types de raisonnement à diverses étapes de ses enquêtes. Il applique le raisonnement déductif pour l'organisation des indices, un peu comme les pièces d'un puzzle ; il utilise le raisonnement inductif pour obtenir une

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évaluation de l'image qui se dessine et utilise enfin l'abduction pour interpréter cette image, révélant en fin de compte la véritable histoire qui se cache derrière le crime. Holmes, le successeur de Dupin, emploie exactement le même genre de raisonnement tripartite. Dans la première histoire de Holmes, Une étude en rouge (1867), son assistant le docteur Watson, compare le grand détective à Dupin, rendant ainsi un hommage indirect à Poe, le père fondateur du roman policier. Ce dernier se dessine en un certain sens comme une comédie de mœurs moderne. Le mal doit être identifié et vaincu, non pas avec la violence ou manu militari, mais par le truchement des stratégies de la pensée. À l'époque médiévale, le mal était vaincu par les forces spirituelles ; aujourd'hui, il est vaincu par un détective ou un super-héros qui se bat contre le crime en utilisant les pouvoirs de la raison. Dramatisant des événements bibliques, la comédie de mœurs fleurit au XVe et au XVIe siècle. Les histoires présentent généralement de grands thèmes de réflexion tels les Sept péchés capitaux, la Vertu, le Vice, la Richesse, la Pauvreté, la Connaissance, l'Ignorance ou la Grâce. Chaque comédie s'articule autour d'une figure allégorique appelée l'Homme, représentant les gens du peuple et leur âme. Son antagoniste est le Vice, qui apparaît souvent comme le Diable, capable de ruses et de déguisements. L'Homme est facilement trompé par le Vice, qu'il doit vaincre afin d'atteindre le salut. Les comédies de mœurs sont extrêmement populaires. On peut faire valoir que le roman policier en est un dérivé thématique, l'Homme étant remplacé par le grand détective et le Vice par le méchant meurtrier. Comme dans les comédies, le tueur moderne engendre un état chaotique d'incertitude tandis que le héros détective vient restaurer l'équilibre moral non seulement en arrêtant le meurtrier, mais aussi en expliquant le crime psychologiquement et socialement, dans le sillage des admonestations théologiques médiévales. Le roman policier a considérablement évolué depuis Poe et Conan Doyle, mais il conserve un sous-texte moralisateur : ou le crime est vaincu ou le chaos moral s'impose. Les magazines de romans feuilletons comme Black Mask, Dime Detective et Detective Fiction Weekly deviennent très populaires entre les années 1920 et le début des années 1940 en présentant des détectives endurcis qui combattent le crime dans les rues des villes modernes, véritables enfers sur terre, où seule une intelligence surhumaine peut rééquilibrer les choses. Dans ses multiples versions, le sous-texte du roman policier vise à rétablir l'ordre moral grâce aux pouvoirs de l'intellect. À moins que l'histoire ne prenne une tournure postmoderne, comme dans certains récits d'Alfred Hitchcock, le détective a des qualités surhumaines symétriques aux compétences sinistres du tueur « diabolique » des temps modernes, qui se cache dans l'obscurité et dont l'identité reste inconnue jusqu'à ce que le détective la dévoile. L'importance du crime en tant que métaphore de la morale commune est bien visible dans le film Blow-Up (1966) de Michelangelo Antonioni. Un photographe à succès dans la ville de Londres, dont le quotidien s'organise autour de la mode, du jazz, de la drogue, du tabac et du sexe, réalise un jour que sa vie est ennuyeuse, mécanique et dénuée de sens. Tout change après sa rencontre avec une belle jeune femme mystérieuse qui le charme. Il la prend en photo sans cesse. À un moment donné, il remarque quelque chose d'effrayant à l'arrière-plan d'une des photos prises dans un parc. Après avoir étudié l'agrandissement (blow-up, en anglais) de ce cliché, il voit la silhouette d'un cadavre et note des détails qui lui font penser qu'un meurtre a eu lieu. Il se rend sur la scène du crime, mais le corps a disparu. Confus, il commence à le chercher ou du moins à essayer de comprendre la raison de sa disparition. Le tout, en vain. À la fin, il regarde

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un match de tennis (probablement dans un rêve) joué avec des balles imaginaires. La scène du match de tennis s'estompe lentement, au point qu'il ne reste que l'herbe où le corps avait été photographié. Le crime non résolu laisse le protagoniste et le spectateur dans un état de suspension morale. Il s'agit là d'une métaphore de notre incapacité à résoudre les dilemmes de la vie. Quand nous ne parvenons pas à connaître la vérité que dissimule un crime, nous avons tendance à vivre dans une sorte d'angoisse existentielle, livrés que nous sommes à un état d'ambiguïté. Dupin et Holmes sont des sémioticiens de substitution, qui lisent les signes sur les lieux du crime et réfléchissent à rebours afin de bien comprendre ce que ces signes signifient. C'est influencé par ces deux détectives-sémioticiens fictifs que Peirce considère l'étude des signes comme équivalente à l'étude des indices trouvés sur les lieux d'un crime. Comme Thomas Sebeok et Jean Umiker-Sebeok l'ont fait valoir en 1980, la sémiotique de Peirce est de fait une science de la détection, Peirce une sorte d'expert détective et Holmes, quant à lui, un expert sémioticien. Bien que Holmes rappelle souvent qu'il ne devine jamais, Sebeok et Umiker-Sebeok ont montré qu'il se livre effectivement à des suppositions : « Tester une hypothèse concernant l'identité d'une personne en recueillant des indices à partir de son apparence physique, de ses schémas discursifs, etc., implique toujours un certain nombre de suppositions, raison pour laquelle Peirce appelle cela “induction par abduction” »7. La sémiotique de Peirce et la détection du crime sont, de fait, les deux faces d'un même paradigme intellectuel. Cette perspective a été brillamment reprise par Umberto Eco dans Le Nom de la rose (1983), le roman où il montre que la détection du crime et l'analyse sémiotique sont ontologiquement indissociables. L'intrigue se déroule au Moyen Âge dans une abbaye où des moines sont assassinés par un tueur en série qui vit parmi eux. Le héros qui enquête sur les crimes est un franciscain érudit, Guillaume de Baskerville – un nom qui fait allusion de façon évidente à un grand classique de Sherlock Holmes, Le Chien des Baskerville (1901-1902), et à son décor sombre et inquiétant. Le moine résout les crimes de la même manière et dans le même style que Holmes, interprétant les signes laissés par le tueur sur chaque scène de crime par le biais d'une brillante démonstration de raisonnement abductif, rassemblant les indices de manière à raconter l'histoire du crime et à dévoiler les intentions du tueur. En même temps, Eco utilise cette situation comme une métaphore du changement dans la mentalité médiévale, qui s'éloigne d'une vision du monde strictement religieuse pour s'orienter vers une vision de plus en plus laïque, qui donnera le jour progressivement à l'humanisme et à la Renaissance. Dans Une étude en rouge, Holmes explique qu'il parvient à la solution du crime grâce à la collecte intuitive d'indices, à un enchaînement de pensées qu'il arrive à canaliser dans un raisonnement coordonné. Lorsque Watson lui demande ce qu'il entend par là, dans une histoire subséquente, Le signe des quatre (1890), Holmes répond : « Ah, c'est de la chance. Je ne pouvais dire que ce qui me paraissait le plus probable. Je ne m'attendais pas du tout à être aussi exact »8. Ce qui est bel et bien une description de l'abduction (involontaire, bien sûr). De nos jours, même si nous disposons de puissants outils médico-légaux, comme l'analyse de l'ADN, la solution d'une affaire criminelle commence toujours par ce genre de collecte intuitive d'indices. Il est intéressant de noter que Conan Doyle, en 1877, était étudiant en médecine à l'Université d'Édimbourg, où l'un de ses professeurs, le Docteur Joseph Bell, était un pionnier de la médecine légale. Bell a appris à Conan Doyle à envisager l'enquête criminelle comme un mélange

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de science et d'art de l'inférence. Doyle est devenu l'assistant de Bell et a pu observer de près les compétences de son mentor en matière de détection. Bell faisait souvent des remarques sur l'importance de la démarche et des inflexions linguistiques des étrangers comme autant d'indices potentiels pour établir l'identité d'un criminel. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les intuitions de Bell étaient généralement justes. Conan Doyle en a été impressionné au point de prendre son mentor pour modèle lors de la création de son détective fictif. Comme le fera Holmes avec Watson, il semblerait que Bell ait souvent dit à son disciple que tout cela était « élémentaire ». Les histoires de Sherlock Holmes sont tout à la fois des essais de médecine légale, de criminologie, de méthode sémiotique et de psychologie de l'esprit humain9 ; Conan Doyle a certainement compris qu'il y a une dimension morale inhérente à la criminalité et que l'on peut saisir la nature même de la morale en examinant les crimes et leurs auteurs. Les romans de Sherlock Holmes sont devenus des piliers de la culture littéraire et médico-légale moderne. On pourrait dire, en fait, que Holmes a été le premier sémioticien judiciaire puisqu'il a utilisé la détection et l'identification des signes pour élucider des crimes. En somme, les auteurs de romans policiers ont toujours été très conscients du pouvoir des symboles dans les récits de détection. Crime et châtiment de Dostoïevski ou les histoires d'horreur de Poe sont en réalité des narrations fondées sur la sémiotique judiciaire car ils montrent les forces non rationnelles et, dans certains cas, irrationnelles, qui caractérisent le comportement criminel. Songeons que certains tueurs en série pratiquent la nécrophilie afin de revivre leurs crimes par procuration, grâce à la présence symbolique du corps qui réactive les échos et l'excitation associés au crime et à ses fonctions antirépressives. Autant d'instants de revitalisation qui répondent au besoin du tueur de réifier sa subjectivité. C'est là que la conscience de soi du tueur fait surface en tant que locus de contrôle. Les corps sont des trophées qui représentent des signes de la conscience de soi ; les lieux du crime deviennent des endroits où l'auto-construction peut se déployer. L'un des postulats fondamentaux de la sémiotique judiciaire est qu'il existe une continuité entre crimes fictifs et crimes réels10 – ils sont le reflet l'un de l'autre et s'influencent l'un l'autre. Pour un cas d'espèce, que l'on pense au phénomène des tueurs imitateurs11. La plupart de ceux ou celles qui imitent les crimes médiatisés ont un casier, de graves problèmes de santé mentale ou des antécédents de violence, ce qui laisse supposer que l'effet des médias est indirect. Mais il y a des cas qui montrent que des individus veulent simplement paraître sous les feux de la rampe en tant que tueurs en série. Le crime donne à certaines personnes un sentiment de puissance et une identité qu'elles désirent et qu'elles ne peuvent sans doute pas atteindre autrement.

Sémiotique judiciaire

L'expression sémiotique judiciaire a été utilisée en 2007 par William Buckland 12 pour désigner les styles d'écriture et les caractéristiques qui peuvent servir à identifier un auteur (longueur des phrases, modules lexicaux, fréquence des mots, etc.). La définition que nous avons proposée en 2013 de la sémiotique judiciaire comme branche à la fois de la sémiotique, de la criminologie et de la médecine légale, si elle permet de souligner à quel point Peirce admirait les récits de Poe et Conan Doyle, a surtout pour but

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d'appliquer la sémiotique à l'étude tant de la détection criminelle que de la question plus générale du rapport que le crime entretient avec le sens, la culture et l'histoire. De même que les significations de la sexualité et de la maladie mentale sont liées à l'expérience, au savoir et à l'histoire13, ainsi les significations d'un crime ne peuvent être déterminées dans l'absolu, mais uniquement en tenant compte des spécificités d'un contexte. À quelques exceptions près, tuer en temps de guerre n'est pas un meurtre ; mais si le même soldat tuait la même personne en dehors de la guerre, cela serait considéré comme un homicide. Le fait de qualifier tel ou tel acte comme un crime ou un meurtre, exige une interprétation qui tienne compte de tel ou tel environnement culturel. Plus les médecins légistes et les criminologues prendront conscience de la façon dont les signes manifestent le fonctionnement de l'esprit criminel, plus ils seront en mesure de comprendre le crime, comme le savaient certainement les premiers auteurs de romans policiers et comme Peirce l'a souligné à son tour. Deux manières directes d'exploiter la sémiotique sont possibles14. La première peut être appelée sémiotique judiciaire de premier niveau (SJ1). L'objectif de la SJ1 est d'appliquer la théorie des signes et les pratiques d'analyse des signes aux preuves recueillies par les experts médico- légaux. Elle peut surtout aider les enquêteurs à comprendre comment les expressions faciales, les gestes, le langage et d'autres systèmes de signes peuvent être utilisés pour déceler la tromperie et identifier les auteurs d'actes criminels (Bell, le mentor de Conan Doyle, l'avait bien compris). La deuxième manière doit permettre d'évaluer le lien entre la criminalité, les représentations fictives (et médiatiques) de la criminalité et les définitions et perceptions culturelles de la criminalité. L'étude de ce lien peut être qualifiée de sémiotique judiciaire de second niveau (SJ2). La SJ2 a commencé à intéresser bon nombre de criminologues, bien qu'elle ne soit pas toujours reconnue comme telle. Il existe une importante revue, Crime, Media, Culture, qui publie des recherches sur la relation entre la criminalité, la justice pénale, les médias et les tendances culturelles. L'un des phénomènes les plus remarquables qu'étudient les criminologues s'appelle effet multiplicateur du crime. Son nom fait référence à l'impact que, par le biais de l'exposition médiatique, des faits criminels réels peuvent avoir sur les perceptions et les comportements. La poursuite d'O.J. Simpson, télévisée en 1994 en temps réel, suivie du procès de O.J. Simpson, également transmis en direct, sont emblématiques de cette dynamique. Simpson étant lui-même une icône des médias, l'événement est devenu un spectacle qui a largement influencé l'opinion quant à sa culpabilité ou son innocence dans le meurtre de son ex-femme Nicole Simpson et de son ami Ronald Goldman. Par ailleurs, étant donné le sous-texte racialisé de l'affaire, le procès s'est transformé en un procès où la justice sociale était un enjeu. L'affaire Simpson a démontré que les procès médiatisés sont des représentations théâtrales qui influencent l'issue des procédures, en plus d'être des comédies de mœurs semblables aux classiques du genre15. A l'Université de Toronto, l'analyse sémiotico-judiciaire a été appliquée à une affaire de meurtre16, l'affaire non résolue de David Buller, un professeur assassiné dans son bureau, sur le campus, le 18 janvier 2001. Buller était un artiste visuel. Par conséquent, le point de départ pour résoudre l'affaire était son œuvre, qui permettait au sémioticien de donner du sens à sa vie et de vérifier si des signes présents dans ses travaux pouvaient se référer à une période, à une personne ou à un événement qui

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seraient éclairants pour l'enquête. L'affaire avait fait l'objet d'une enquête mais avait été classée et avait vite disparu des unes des journaux et de la mémoire du campus. Treize ans plus tard, j'ai été approché par une ancienne étudiante en sémiotique, Renée Willmon, qui estimait que je serais en mesure de faire la lumière sur cette affaire, étant donné que Buller avait laissé des tableaux susceptibles de conduire à la solution. Extrêmement sceptique et néanmoins intrigué, je ne savais rien de l'enquête policière et je n'avais aucun souvenir des détails de l'affaire. Essentiellement, on m'a demandé de donner une interprétation sémiotique des peintures de Buller pour vérifier si elles recelaient des indices sur le meurtre. Je suis allé à une exposition de Buller en juillet 2013 sans aucune information sur son passé ou sa vie privée, ni aucun détail sur la scène du crime. De toute évidence, les premières œuvres de Buller imitaient Andy Warhol et elles révélaient également son orientation sexuelle. Mais ses deux derniers tableaux étaient particulièrement significatifs. L'un semblait représenter ce que les experts médico-légaux appellent une scène d'éclaboussures de sang, avec un individu peint à l'arrière-plan, comme s'il jaillissait de l'esprit du peintre. Je ne savais pas à l'époque comment Buller était mort, mais j'ai demandé s'il avait été poignardé plusieurs fois et s'il y avait beaucoup de sang sur les lieux du crime. On a répondu par l'affirmative à mes deux questions. J'en ai conclu que le tableau préfigurait la mort de l'artiste. Il y avait aussi un côté clair-obscur dans cette œuvre où se juxtaposaient la peur profonde du peintre et ce monde plus lumineux qui caractérisait ses œuvres antérieures. La clarté a vite disparu de la vie de Buller. L'autre tableau était une sorte de mise en exergue définitive du sentiment de peur et de danger qu'il ressentait. La silhouette d'un homme n'a cessé d'apparaître dans l'œuvre peint de Buller, mais dans son dernier tableau elle a disparu dans l'obscurité. J'ai supposé qu'il s'agissait d'un amant éconduit dont Buller craignait qu'il puisse le tuer. J'ai présenté cette conclusion aux conservateurs du musée, qui étaient des amis du professeur assassiné, et ils m'ont informé que la police avait bien identifié cet homme comme l'auteur probable du crime, mais n'avait pas suffisamment de preuves pour l'arrêter. Ce qui leur a semblé particulièrement intéressant, c'est que j'étais parvenu à la même conclusion en utilisant la méthode sémiotique. Cette affaire a montré à quel point la sémiotique peut être utile dans le cadre d'une enquête et pour expliquer un crime. Dans les tableaux de David Buller, il y avait des indices clairs de son état d'esprit : il avait senti que sa fin était imminente. De toute évidence, les signes que Buller a laissés dans ses deux dernières œuvres sont susceptibles d'être utilisés rétroactivement par les enquêteurs. Il en va de même lorsqu'il s'agit de textes écrits ou oraux. J'ai pu vérifier cette hypothèse avec Michael Arntfield, criminologue et ancien policier : nous avons analysé les écrits et les déclarations de vrais meurtriers et ceux d'auteurs de romans policiers, les avons comparés pour voir si l'analyse sémiotique permettait d'obtenir des informations pertinentes sur l'esprit des criminels. Le résultat est une étude où nous avons montré comment les textes écrits donnent effectivement un aperçu de l'état d'esprit d'un criminel17. L'analyse de notes manuscrites, de déclarations et de souvenirs de meurtriers nous a permis de dresser un profil psycho-graphique global de chaque individu dans son contexte. Nous sommes même parvenus à identifier un tueur en série inconnu à l'époque. Les détails le concernant ont été rendus publics un an plus tard.

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Sémiotique et culture mafieuse

Le crime organisé est l'autre secteur d'enquête auquel j'ai appliqué la sémiotique judiciaire, en travaillant avec l'historien de la mafia Antonio Nicaso18. L'analyse des symboles et des rituels utilisés dans la culture mafieuse – ces symboles et ces rituels qui confèrent un sens d'autorité métaphysique à l'organisation criminelle – a été particulièrement utile à notre approche globale. Rejoindre la mafia, c'est comme rejoindre une sorte d'ordre religieux, avec ses serments, ses rites, ses pratiques symboliques, ses règles de comportement, ses châtiments, etc. L'omertà, à savoir le code d'honneur et de la virilité mafieuse, est en même temps un code religieux sur mesure et un code pseudo-chevaleresque. Ce lien avec la religion et la chevalerie paysanne (cavalleria rusticana) permet à la mafia de s'insérer sans accrocs dans le substrat culturel du sud de l'Italie. Nous avons découvert que ce sont les rituels et les symboles qui donnent à l'appartenance à la mafia sa stabilité et sa signification. Sans eux, l'organisation criminelle aurait plus de difficulté à maintenir les liens affectifs essentiels qui unissent ses membres. Les rituels marquent en effet les événements cruciaux et récurrents de la vie de l'individu et d'une communauté : la naissance, le mariage, la mort. L'une des cérémonies les plus importantes pour les groupes criminels est celle qui sert à initier au clan de nouveaux membres en les transformant en affiliés. L'initié sait très bien que pour devenir un homme nouveau, un affilié donc, il devra symboliquement rejeter son passé et sa vraie famille, en faisant allégeance exclusive au clan, qui devient alors sa seule famille. Comme chacun sait, on ne saisit pas la réalité directement, mais par le biais de signes (mots, symboles) qui permettent de l'évaluer. Nos signes et systèmes de signes sont fondamentalement fictifs, parce qu'ils ne racontent pas la véritable histoire de l'existence, mais seulement une version sélective et interprétative de celle-ci. Les organisations criminelles ont certainement compris ce principe de base de la sémiotique et ont manipulé les faits en utilisant la fiction afin de produire leur propre mystique19. En fait, une grande partie de la mystique de la mafia telle qu'on la voit à la fois dans les films et dans la vie réelle, est fondée sur des symboles associés au mysticisme rituel (symboles empruntés aux ordres religieux, aux sociétés secrètes et à d'autres groupes), à la mystification (fragments de langage isolés) et aux codes de présentation de soi. Il y a dans les rituels de la mafia, une mise en scène, une dramatisation, même si les cérémonies proprement dites sont dénuées de charme et plutôt ennuyeuses, vues de l'extérieur. Les groupes criminels sont ce qu'Emile Durkheim a appelé des sociétés segmentaires20, c'est-à-dire des sociétés organisées par composantes dont la survie dépend d'une solidarité mécanique, obtenue par la reproduction rituelle de formes culturelles existantes. Le rituel est un premier pas à accomplir pour accéder à la reproduction et obtenir ainsi le consensus des nouvelles recrues. Le rituel recrée ainsi l'identité de tout nouveau membre, la façonnant selon les attentes du groupe. L'objectif étant de donner aux nouvelles recrues un nouveau système de croyances et un nouveau rôle dans une nouvelle famille, mais aussi des consignes précises quant à la manière d'interagir avec autrui. Comme l'a remarqué John Dickie, « s'agissant de la mafia, le rituel d'initiation renforce spécialement les mythes relatifs à l'ancienneté de l'organisation. En réalité, celle-ci est aussi moderne que tout ce qui concerne la mafia »21. La première description

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d'un rituel d'allégeance se trouve dans un rapport de police rédigé en 1876 à Palerme, qui concerne le clan mafieux dirigé par Antonio Giammona, l'un des premiers chefs mafieux bien connus de l'Italie post-unitaire. À peu près à la même époque, la mafia décide de propager la mythologie de ses origines, qui remonteraient à de nobles chevaliers d'antan – un fabuleux récit qui intègre la bande criminelle dans un substrat culturel mythique. Les groupes criminels racontent invariablement des histoires faisant remonter leurs origines à un mythe ou à une fable, afin de véhiculer une impression de vérité historique et de légitimité. En réalité, la criminalité en Sicile est la conséquence d'un système féodal inscrit dans le temps long, socialement inégalitaire. Les nobles, oisifs et absents, avaient besoin d'hommes solides pour la gestion de leurs domaines, afin de préserver localement leur pouvoir et leur influence sans forcément se montrer très respectueux des lois. Les aristocrates engageaient des bandits comme gardes personnels (guardiani). La corruption était endémique. Beaucoup de juges achetaient leurs postes ; les greffiers étaient peu ou pas payés. N'ayant aucune confiance en la justice, la population locale a cherché d'autres moyens de se protéger. Le banditisme s'est très tôt imposé comme un racket de protection qui, au cours du XIXe siècle, s'est répandu dans toute la société sicilienne. Le ralliement des bandits pendant la rébellion de 1848 contre les Bourbon-Siciles relevait de l'opportunisme : la mafia a gagné en légitimité et en pouvoir puisque les combattants pour l'Unité italienne considéraient l'organisation leur alliée. C'est « la méfiance sicilienne traditionnelle envers les institutions de l'État qui a créé les conditions dans lesquelles la mafia a pu se développer »22. Que l'on se réfère au cas des trois mafias du sud de l'Italie (la Mafia sicilienne, la 'Ndrangheta calabraise et la Camorra napolitaine) : un mythe fondateur a été construit de toutes pièces pour les unir, la Garduña, un groupe créé dans les prisons d'Espagne et qui serait devenu une société criminelle clandestine dont la principale activité était le meurtre sur commande. Une légende calabraise raconte que trois frères de la Garduña ont quitté l'Espagne après avoir tué un noble qui avait agressé leur sœur. Après avoir fait naufrage sur l'île de Favignana, l'un d'entre eux s'est rendu à Naples, où il a fondé la Camorra, un deuxième en Calabre, où il a fondé la 'Ndrangheta, et un troisième en Sicile, où il a fondé la Mafia. Cette légende est un récit allégorique qui permet d'établir un lien entre les bandes criminelles et la culture de la piraterie de l'Empire espagnol. L'histoire a montré que la 'Ndrangheta, tout comme la Mafia, est apparue lorsque les intérêts de l'organisation criminelle coïncidaient avec ceux des grands propriétaires terriens et des notables pour contrôler les élections afin de maintenir le statu quo, mais le criminologue qui ne tiendrait pas compte des aspects mythologiques que nous venons d'évoquer délaisserait une des fonctions sémiotiques essentielles des récits historiques : celle qui permet de cerner la réalité culturelle. La stratégie mythologique est imbriquée avec l'intertextualité. C'est pourquoi des citations bibliques jalonnent tous les documents des bandes criminelles réquisitionnés par la police. Ces bribes de texte confèrent une aura religieuse aux activités criminelles. La Sacra Corona Unita, organisation basée dans la région des Pouilles, est allée jusqu'à prendre le nom d'un artefact religieux parmi les plus significatifs, la sacra corona (le chapelet sacré), dans le but de souder les membres du groupe comme dans une secte. Lors de perquisitions dans les maisons des mafieux, la police a découvert partout divers icônes et objets prouvant que les clans criminels utilisent systématiquement le lien

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avec la religiosité. La Mafia est considérée comme un gang honorable en partie en raison de sa fidélité aux pratiques traditionnelles et de son aversion pour les valeurs matérialistes du monde moderne, qu'elle considère vaines et contraires aux traditions et à l'histoire de l'Italie authentique. Comme nous l'avons dit, les rituels essentiels pour tout groupe criminel sont ceux qui amènent un nouveau membre dans le giron de l'organisation. Or, dans la Mafia, afin d'être éligible à l'initiation, le membre potentiel doit souvent participer à un meurtre – cela s'appelle farsi le ossa (littéralement : se faire les os). Le candidat attendra ensuite qu'on lui demande d'assister à une réunion spéciale du clan, avec des membres assis autour d'une table située à un endroit supposément sacré. Après avoir répondu aux questions du clan, l'initié intègre la véritable procédure d'entrée dans le rôle de chevalier mafieux. Le rituel consiste justement à tenir entre ses mains une image pieuse en flammes et à réciter un serment qui engage au secret et à l'obéissance. Le chef de clan prend alors un couteau et incise le doigt de la gâchette, l'index de l'impétrant. Le sang qui coule du doigt symbolise à la fois sa mort et celle de ceux qu'il pourrait devoir tuer. La mort de l'initié est envisagée au sens métaphorique (il abandonne sa vie antérieure pour renaître dans une nouvelle vie) et littéral, puisque pour tout manquement au serment il sera condamné à périr. La partie du rite marquée par les flammes renvoie également à la mort métaphorique. Le feu lie l'initié au clan pour la vie : L'initiation consistait en un serment de sang et en un serment d'obéissance. L'aspirant devait être présenté à l'initiation par au moins trois "hommes d'honneur" de la famille. Du sang était prélevé du doigt de l'initié et versé sur l'image d'un saint, que l'on brûlait et l'on passait de main en main pendant que l'initié jurait de respecter le code de Cosa Nostra, auquel il était uni pour la vie. Sa cosca était sa nouvelle famille et il ne pourrait changer d'obédience23. Dans certains clans, le feu est utilisé pour brûler des parties du corps afin de prouver la loyauté par le courage. Le feu représente la purification et l'acquisition de la sagesse. Ainsi purifié, l'initié est digne d'être appelé membre du clan. Mais le feu est aussi emblématique de la prise de risques, car on attend du mafieux, symboliquement et concrètement, qu'il fasse preuve de courage et de fidélité en supportant les flammes. En plus des rites d'initiation et de passage, il existe des rites (explicites ou implicites) qui régissent pratiquement tous les aspects de la vie clanique. Pour commémorer la mort d'un mafieux, par exemple, les femmes doivent s'habiller en noir et montrer leur chagrin aux funérailles en priant à haute voix et en pleurant sur le cercueil. Pendant ce temps-là, le capo ou un autre membre de rang élevé, va vers la mère ou l'épouse du défunt pour la serrer dans ses bras et la consoler. On s'attend cependant à ce qu'elle rejette son geste, en lui frappant la poitrine avec ses poings. Le mafieux doit néanmoins insister à la consoler ; elle, de son côté, doit enfin lui permettre de l'embrasser jusqu'à ce qu'elle cesse de sangloter et montre sa résignation. La femme signale ainsi qu'elle accepte le rôle de la mafia dans sa vie et reconnaît être soumise aux principes de l'omertà. Comme l'explique Lunde : Le vrai mafieux s'occupe de sa famille criminelle comme un père, servant souvent de parrain aux enfants de ses subalternes, assistant à leurs mariages et à leurs funérailles, et organisant des banquets fréquents, presque rituels, où la disposition des sièges correspond au statut que chacun occupe dans la famille24. La pertinence de la sémiotique judiciaire dans l'étude de la culture mafieuse réside dans sa capacité à identifier les pratiques symboliques qui deviennent intrinsèques à

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l'identité et à la cohésion du groupe. Comme nous l'avons vu plus haut, les rituels sans symboles n'auraient littéralement aucun sens. Ils donnent une dimension mémorable aux événements et n'exigent aucune science ou théorie explicative. Les symboles utilisés par la mafia, tels le sang, le feu, les mains, sont plutôt courants et renvoient à une sorte d'instinct symbolique. Le symbolisme des liens du sang dans la culture mafieuse est décrit comme suit par Lunde : Dans un monde où le pouvoir était arbitraire, la sécurité passait par la famille. Plus le groupe familial était grand et étendu, plus l'individu était protégé, surtout dans un système social de vendettas, où l'honneur exigeait qu'aucune offense ne soit laissée impunie. Une armée de frères et de cousins était la meilleure protection dans un monde injuste. Rien n'est plus important pour un Sicilien que les liens du sang25. D'après Reynolds : Une grande partie du glamour et de l'intrigue que les étrangers associent à Cosa Nostra provient de l'omertà, le code d'honneur scellé dans une cérémonie secrète d'initiation qui confère à ses membres le caractère sacré du code26. Ce n'est pas un hasard si le symbole de la mafia calabraise est d'origine biblique, à savoir l'arbre de la connaissance, composé d'un tronc (le chef de clan) exerçant le pouvoir sur ses appendices, les branches et les feuilles.

Penser comme Sherlock Holmes

Les modes d'analyse utilisés par Sherlock Holmes pour résoudre les crimes ne sont pas très différents de ceux utilisés aujourd'hui en médecine légale. Les deux sont inhérents au décodage logique et cohérent des signes de la criminalité. Dans Le Chien des Baskerville, le visage terrifié et déformé de la victime, Sir Charles Baskerville, est censé représenter la terreur ressentie en affrontant le chien fantôme dont parle la légende familiale. La lanterne est utilisée pour observer les empreintes de pas et leur signification. Holmes infère que les empreintes de pas de l'homme montrent qu'il courait, terrifié par un gros chien, qui à son tour a laissé des traces. Une scène qui semble correspondre à la légende selon laquelle un chien tue tous les héritiers Baskerville. À un moment donné, on trouve une lettre qui s'avère être un stratagème élaboré pour effrayer Baskerville, la victime désignée du chien fantôme. On saura par la suite que cette lettre a en fait été écrite par la femme du suspect principal, mais de manière à cacher qu'elle en est l'auteur. On découvre qu'elle ne voulait pas que son mari persiste dans son projet et qu'elle l'a donc écrite pour essayer de lui faire peur. Pour Holmes, l'arôme de White Jasmin qui se dégage de la lettre renvoie à la femme, qui en effet porte ce parfum. Malgré l'insistance de son mari, elle refuse de seconder ses projets criminels par conscience morale. L'échantillon de terre prélevé dans le van à chevaux vers la fin de l'histoire a un lien avec le suspect, parce que ce dernier a creusé des fossés dans la bruyère. La terre retrouvée dans le van, semblable à la terre de la bruyère, a été transportée de la bruyère jusqu'aux bottes du suspect puis au van. Le raisonnement utilisé par Holmes est vraiment impressionnant. Les traits déformés du visage sont d'abord considérés comme les symptômes d'une crise cardiaque, mais ensuite, Holmes a informé le médecin légiste que c'est la réaction à un chien de chasse monstrueux qui a provoqué la crise cardiaque, d'où l'expression terrifiée du visage.

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La lettre anonyme ne pouvait être écrite que par une personne cultivée, puisqu'elle a été composée avec des découpages de journal, tandis que l'écriture précaire qui figurait sur l'enveloppe (l'adresse était manuscrite) ne correspondait pas au style d'une personne capable de lire un journal. Holmes a déclaré qu'il s'agissait « évidemment » de la tentative d'une personne éduquée de faire croire qu'une personne sans éducation avait concocté ce courrier. Du papier se dégageait une senteur qui, comme nous l'avons vu, s'est avérée être du White Jasmin, l'essence du parfum que porte la femme du suspect. L'importance de Sherlock Holmes pour le développement de la criminologie moderne a été bien soulignée à la fois par Maria Konnikova et par James O’Brien27, mais aucun des deux n'a fait référence à Peirce ou à la sémiotique. Or, si on se réfère à Peirce, on comprend que ce qui nous attire vraiment, c'est la capacité de raisonnement de Holmes. Konnikova remarque en effet que celle-ci implique l'observation en plus de la détection. Konnikova distingue d'ailleurs le « système Watson », à savoir la tendance naturelle à croire ce que l'on entend et ce que l'on voit, du « système Holmes », qui fait intervenir le questionnement, l'observation et la présence d'esprit. Il s'agit d'une sorte de processus dialectique qui génère constamment des hypothèses et des inférences jusqu'à ce que celles-ci soient réduites à une seule conclusion, la seule qui puisse être liée à un crime donné. Et c'est précisément ainsi que fonctionne l'abduction. Les enquêtes sur les lieux d'un crime sont efficaces non seulement parce qu'elles font appel à une série de méthodes et de procédures scientifiques, mais également ou surtout parce qu'elles constituent une forme d'analyse sémiotique à la Sherlock Holmes. Tout indice a une pléthore de significations possibles, qui doivent être examinées dans le contexte de la scène du crime, à la lumière des connaissances culturelles et historiques pertinentes et des informations scientifiques disponibles, afin d'être correctement interprétées. Même si les premières hypothèses s'avèrent fausses, le positionnement de certains signes par rapport à d'autres signes présents sur les lieux peut conduire les enquêteurs vers un système logiquement connecté, qui peut être modifié ou même rejeté. Comme Holmes, les experts en sciences judiciaires résolvent des crimes déconcertants grâce à l'observation intelligente et à l'abduction.

Conclusion

Aujourd'hui, la police et les criminologues sont conscients du fait que pour comprendre l'étiologie du comportement criminel et des groupes du crime organisé, il faut prendre au sérieux les rituels, les symboles et les différentes pratiques fondés sur les signes. Certains services de police commencent à utiliser l'outil sémiotique dans les enquêtes criminelles. Songeons notamment au Center for Homicide Research de la Nouvelle- Orléans, qui a adopté des techniques sémiotiques pour enquêter sur les scènes de crime et pour décoder les symboles utilisés par les criminels et les gangs. Les tribunaux commencent également à utiliser la preuve sémiotique dans les procédures pénales. Dans la ville d'Edmonton, au Canada, par exemple, le tribunal vérifie si l'accusé utilise ou non un nom, un mot, un symbole ou une autre forme d'expression qui se réfère ou est associé à une organisation criminelle, afin de déterminer si l'accusé en fait partie. Un autre événement marquant a été, en 2015, le procès d'un Californien accusé d'avoir tenu un comptoir de marché noir en ligne. Au cours du procès, qui a eu lieu à New York, l'avocat de l'accusé a soulevé une objection suggérant qu'un élément de preuve

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essentiel avait été omis par l'accusation, à savoir un smiley. L'objection a été soulevée après la lecture par le procureur d'un message Internet écrit par l'accusé, sans mentionner l'émoji au visage heureux qui l'accompagnait. L'avocat prétendait que l'utilisation de cet émoji montrait que son client n'était pas sérieux, mais facétieux, et qu'il n'avait donc aucune intention criminelle. Le juge a demandé au jury de prendre en compte ce symbole. Autrement dit, un émoji a été accepté dans un tribunal en guise de preuve des intentions d'un individu, à savoir comme révélateur de son état d'esprit et comme support de ses déclarations ou de ses aveux. Il s'agit là d'une application indirecte de la sémiotique judiciaire, à partir d'un symbole visuel. La même année, la police de Pittsburgh a également présenté trois émojis utilisés dans un texto, comme preuve dans un procès pour double homicide. L'accusation a soutenu que les émojis serviraient à démontrer que l'expéditeur, qui avait été lui-même blessé lors d'un vol qualifié, était responsable du coup de feu mortel. L'expéditeur a passé cinq jours dans le coma avant de reprendre connaissance. L'accusation a affirmé que les émojis envoyés avant la fusillade montraient qu'il avait l'intention de participer au vol qui a mené aux meurtres. Les émojis représentaient un homme qui courait, une explosion et une arme à feu. Cette affaire montre de toute évidence que la sémiotique judiciaire est implicitement présente aux esprits et qu'il reste juste à en faire un usage explicite. Cet article, on l'aura compris, plaide en faveur d'un emploi concret et assumé de la sémiotique judiciaire. La criminalité est en train de se transformer en phénomène planétaire, dans le village global qui est le nôtre, ce qui rend les outils de la sémiotique encore plus pertinents pour la combattre. Tout, des attaques terroristes à la fraude ordinaire, est annoncé, planifié et présenté via des sites Internet. Y a-t-il une dynamique sémiotique qui unit la criminalité on-line et la criminalité off-line ? Ou bien la première est-elle devenue plus puissante ? La sémiotique judiciaire peut certainement enquêter sur la question, en examinant cette nouvelle réalité complexe à laquelle sont confrontés la police et les légistes. Internet a fait du mensonge, de la dissimulation et de la manipulation des modes communs d'interaction. Elle a permis au menteur pathologique ou compulsif de faire entendre sa voix et de la diffuser largement. La société médiévale avait des monstres mythiques et des démons imaginaires pour expliquer le mal ; nous avons de vrais tueurs. Comme Mikhaïl Bakhtine l'a souvent dit, les monstres mythiques sont nécessaires pour restaurer notre croyance dans le sacré moyennant un combat acharné contre ses adversaires28. Par conséquent, la relation entre le crime et les systèmes de signes, entre le crime et l'histoire gagne à être affrontée par le biais de l'analyse sémiotique.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Cf. Arntfield 2016. 2. Cf. Thomas 1999. 3. Cf. Danesi 2013 et Arntfield 2016. 4. Cf. Peirce 1931. 5. Cf. Danesi 2013 et Arntfield et Danesi 2016. 6. Cf. Eco et Sebeok 1983. 7. Sebeok et Umiker-Sebeok 1980, p. 63. Sauf précision contraire, toutes les citations en langue étrangère sont livrées en version française par la traductrice de ce texte. 8. La citation est tirée de la version française du roman disponible en ligne à l'adresse http:// www.crdp-strasbourg.fr/je_lis_libre/livres/CononDoyle_LeSigneDesQuatre.pdf (p. 12). 9. Cf. Konnikova 2013 et O'Brien 2013. 10. Cf. Arntfield et Danesi 2017. 11. Cf. Coleman 2004. 12. Cf. Buckland 2007. 13. Cf. Foucault 1969. 14. Cf. Danesi 2013. 15. Cf. Cotterill 2002. 16. Cf. Danesi 2014. 17. Cf. Arntfield et Danesi 2017. 18. Cf. Nicaso et Danesi 2013. 19. Cf. Smith 1975. 20. Cf. Durkheim 1912. 21. Cit. par Lunde 2004, p. 37. 22. Id., p. 55. 23. Id., p. 68. 24. Id., p. 55. 25. Ibid. 26. Reynolds 2006, p. 192. 27. Cf. Konnikova 2013 et O'Brien 2013. 28. Cf. Bakhtine 1978.

ABSTRACTS

The science of crime, or forensic science, crystallized at around the same time as gothic and detective literature in the latter part of the nineteenth century. A large portion of the early crime-detection techniques of the era were derived from, or modeled on, those employed by fictional detectives such as C. Auguste Dupin and Sherlock Holmes. Vice versa, new forensic techniques were incorporated by fiction writers so as to make their stories more realistic, and in

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line with the emerging cultural scientism of the era. The connection between forensic science and crime fiction continues to this day. This merger can be called forensic semiotics, which aims to study the connection between real crime, fictional crime, and the sign systems involved in both. The objective is to argue that crime is a fertile ground for semiotic analysis, since it can provide insights not only into the cultural dimensions of crime, but also into the type of mindset that characterizes criminal acts. It is claimed that forensic semiotics would greatly enhance and broaden the scientific terrains of both forensic science and criminology.

La science du crime, ou criminologie, s'est diffusée à peu près en même temps que la littérature gothique et policière, dans la dernière partie du XIXe siècle. Une grande partie des premières techniques de détection de l'époque provenaient ou s'inspiraient de celles employées par des détectives de fiction comme C. Auguste Dupin et Sherlock Holmes. Inversement, de nouvelles techniques médico-légales ont été utilisées par les écrivains afin de rendre leurs histoires plus réalistes et conformes au scientisme culturel émergent. Le lien entre la science médico-légale et le roman policier existe encore aujourd'hui. Cette « fusion » peut être appelée sémiotique médico-légale, qui vise à étudier le lien entre le crime réel, le crime fictif et les systèmes de signes impliqués dans les deux. L'objectif est de faire valoir que le crime est un terrain fertile pour l'analyse sémiotique, car il peut fournir des indications non seulement sur les dimensions culturelles du crime, mais aussi sur le type de mentalité qui caractérise les actes criminels. On estime que la sémiotique médico-légale améliorerait et élargirait considérablement le champ scientifique de la médecine légale et de la criminologie.

INDEX

Mots-clés: sémiotique, médecine légale, roman policier, représentations médiatiques, criminologie Keywords: semiotics, forensic science, crime stories, media representations, crime analysis

AUTHORS

MARCEL DANESI

Marcel Danesi, MSRC, est professeur de sémiotique et d'anthropologie à l'Université de Toronto (Victoria College), où il dirige les parcours de sémiotique et de théorie de la communication. Il est rédacteur en chef de Semiotica, revue de l'Association Internationale de Sémiotique. On peut citer parmi ses ouvrages récents : The Semiotics of Emoji: The Rise of Visual Language in the Age of the Internet (2016) ; Popular Culture : Introductory Perspectives, (2015, 3e édition) ; Signs of Crime : Introduction to Forensic Semiotics (2013) ; The History of the Kiss : The Birth of Popular Culture (2013) ; Discovery in Mathematics : An Interdisciplinary Approach (2013) ; avec Antonio Nicaso, Made Men : Mafia Culture and the Power of Symbols and Ritual (2013).

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Varias

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Pour une poétique de la mise en intrigue Une lecture de l'ouvrage de Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, coll. « Érudition », 2017.

Ilias Yocaris

1 Cet ouvrage (désormais RI) se situe dans la lignée d’une longue série d’études qui s’attachent toutes à analyser « [l]es dispositifs textuels qui servent à nouer ou à dénouer une intrigue » (RI, 15 ; cf. à titre indicatif Ricœur 1983, 1984, Phelan 1989, Brooks 1992, Sternberg 1993, Baroni 2007, Abbott 2007, Kukkonen 2014). La grande nouveauté du travail de Raphaël Baroni, c’est qu’il entreprend de décrire ces dispositifs en adoptant « une démarche intégrative » (RI, 182) : en effet, il met à profit pour mener à bien son projet des acquis théoriques issus de la narratologie classique (axée sur la structure des récits fictifs), la narratologie postclassique (axée sur l’articulation des structures narratives avec le contexte historique, les significations visées, la dynamique de la narration, le rôle du récepteur etc.), la linguistique textuelle et énonciative, la psycholinguistique, la poétique des mondes possibles, la didactique de la littérature etc. Malgré certaines imperfections de détail liées à des partis pris théoriques qui seront questionnés plus loin, cette démonstration constitue une avancée importante dans le domaine de la théorie littéraire, et ce pour deux raisons. D’une part elle permet d’esquisser « une véritable stylistique de la dynamique narrative » (RI, 82), dont les contours restent toutefois à préciser. D’autre part, elle fournit des schémas d’analyse assez souples pour analyser le processus de mise en intrigue « en contexte », dans le cadre de genres narratifs et d’agencements énonciatifs très variés.

2 Raphaël Baroni a choisi de diviser son livre en trois parties. Dans la première, intitulée « Définir l’intrigue et ses fonctions » (RI, 23-62), il se fixe un double objectif. Dans le chapitre 1 (RI, 25-45), il tente de cerner plus nettement les contours du concept d’« intrigue », qui sont assez flous. Comme il le montre, ce concept a pu être utilisé pour désigner :

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3 (1) Une séquence événementielle (désignée également, au gré des terminologies utilisées, par les termes fabula ou histoire), autrement dit « à la trame de l’histoire dans ses dimensions chronologique et causale » (RI, 31).

4 (2) Une séquence textuelle (également désignée par les termes sujet, récit ou discours), en d’autres termes « à la manière dont les informations concernant l’histoire sont effectivement présentées dans le récit » (ibid.).

5 (3) Un dispositif textuel « dont la fonction est d’inscrire les événements racontés dans une totalité intelligible et de leur conférer un sens » (ibid.).

6 (4) Un dispositif textuel « dont la fonction est d’intriguer le lecteur » (ibid.).

7 Baroni propose de restreindre le sens du vocable « intrigue », en l’utilisant exclusivement pour désigner l’acception (4) et en le dissociant notamment de (3) (acception pour laquelle il propose d’utiliser le terme configuration). Ainsi définie, l’intrigue apparaît à la base « comme une matrice de possibilités dont la fonction est de susciter un désir cognitif » (RI, 39). Les stratégies discursives visant à multiplier ces possibilités pour intriguer le lecteur correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler le « nœud de l’intrigue ». Cette définition (RI, 40-41) peut à bon droit sembler trop vague, mais sera précisée plus loin dans le texte : elle permet d’envisager les récits à intrigue comme des « suite[s] orientée[s] de virtualités qui s’articulent les unes aux autres, à la manière d’un arbre horizontal » (RI, 42).

8 Le chapitre 2 (RI, 47-62) se propose de « [r]éhabiliter la lecture pour l’intrigue » (RI, 47). On tente d’y montrer que l’étude des procédés discursifs mis en œuvre pour intriguer le lecteur a des prolongements didactiques très importants, dans la mesure où elle permet de revaloriser la « lecture naïve » des textes littéraires qui est celle du grand public et des élèves du secondaire peu attirés par la littérature en général. En effet, les dispositifs textuels utilisés pour intriguer le lecteur contribuent par définition à instaurer une relation personnelle au texte reposant sur un large éventail d’affects de toutes sortes (l’émotion, le plaisir, l’admiration, la curiosité, le suspense…). Pour tout dire, ils sont à l’origine d’une « expérience immersive » (RI, 52) puisqu’ils permettent à un lecteur donné, fût-il peu compétent sur le plan technique, de reconstituer mentalement le monde possible esquissé dans le récit qu’il a sous les yeux et de s’y plonger en se mettant à la place des personnages. Une telle démarche est fort avantageuse d’un point de vue éducatif, d’autant que son apport est multiple : elle remplit à la fois une fonction cognitive, une fonction adaptative et même une fonction éthique, puisqu’elle accroît par définition « notre capacité à nous intéresser au sort des autres » (RI, 59), le fameux care cher aux philosophes anglo-saxons.

9 La deuxième partie de l’ouvrage (pp. 63-137) est intitulée « les rouages de l’intrigue », et concentre l’essentiel de la démonstration proposée : on y étudie successivement les modalités de déploiement de l’intrigue, les paramètres proprement narratologiques liés à ces modalités et les processus langagiers permettant de moduler la tension narrative. Le chap. 3 (pp. 65-80) aborde dans un premier temps la structuration séquentielle des textes mis en intrigue, en montrant que ceux-ci comportent de façon prototypique deux phases : le nouement, qui génère « une tension susceptible d’emporter le lecteur dans sa progression textuelle comme un fleuve » (RI, 69), et le dénouement, qui permet d’évacuer cette tension. R. Baroni insiste sur le fait que le dénouement « est optionnel et ne constitue que l’une des virtualités de l’histoire » (RI, 67), un récit pouvant fort bien se terminer après le nouement de l’intrigue. Il entreprend ensuite l’étude des

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dispositifs textuels permettant de générer de la tension narrative en impliquant le lecteur dans le déroulement du récit : comme il l’explique, ces dispositifs jouent essentiellement sur la curiosité et le suspense.

10 Le chap. 4 (pp. 81-115), fort consistant, propose une reconfiguration des approches narratologiques héritées de la tradition structuraliste, afin de « décrire les structures narratives en les reliant aux fonctions qu’elles sont susceptibles de remplir dans l’interaction entre le texte et le lecteur » (RI, 81). L’objectif affiché est de montrer qu’il existe des affinités entre certains types de formes narratives et certains types de fonctions, afin de faire ressortir l’inépuisable variété des processus langagiers mis en œuvre pour générer de la tension narrative. Dans cette perspective, on étudie successivement les fonctions dévolues à la caractérisation des personnages, la situation temporelle du narrateur par rapport à l’histoire qu’il raconte, la construction textuelle du point de vue, l’agencement temporel des événements par le discours et la segmentation des récits fictifs en épisodes ou en chapitres.

11 Dans le chap. 5 (pp. 117-137), R. Baroni s’attache à étudier dans le détail le support langagier de la mise en intrigue : comme il l’explique, il existe à la base (mis à part le cas des récits au futur simple) trois modes narratifs différenciés, articulés respectivement autour du passé simple, du passé composé et du présent. Après avoir détaillé les implications stylistiques liées à l’utilisation de ces « temps pivot[s] » (RI, 120), il s’attarde sur les différentes fonctions de l’imparfait, les « récits virtuels » (RI, 130) enchâssés dans la trame narrative qui esquissent autant de possibles fictionnels non réalisés et l’incarnation (embodiment) du lecteur dans le monde raconté, fruit d’un « décentrement déictique » (RI, 132) typique des récits mimétiques en général.

12 Moins dense et moins homogène, la troisième et dernière partie des Rouages de l’intrigue (pp. 139-179), intitulée « L’intrigue dans le texte », permet de tester le dispositif théorique élaboré dans les pages précédentes, en l’utilisant pour analyser trois récits fictifs : Derborence de Charles-Ferdinand Ramuz (1934), Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet (1953) et Le Roi Cophetua de Julien Gracq (1970). L’étude de Derborence (chap. 6, pp. 141-156) permet de mettre en évidence « la fonction esthétique remplie par la mise en intrigue » (RI, 155), mais aussi l’intrication entre le parcours biographique de Ramuz, la réception de son œuvre et les techniques narratives qu’il met en place pour intriguer le lecteur. Les développements consacrés au Roi Cophetua (chap. 7, pp. 157-166) montrent en substance que l’intrigue gracquienne est avant tout la manifestation stylisée « d’un regard posé sur le monde » (RI, 158), comme en témoignent notamment le choix des caractérisants, la restriction du volume des informations livrées sur la « servante- maîtresse » et les invariants isotopiques observables dans les passages où elle est évoquée (attente, impatience, incertitude etc.) : l’effet cumulatif de tous ces procédés est une érotisation de l’intrigue, tension narrative et désir sexuel apparaissant en somme comme les deux faces d’une même pièce. Enfin, l’analyse des Gommes (chap. 8, pp. 167-179) met au jour les procédés liés à la déconstruction des stéréotypes du roman policier et du roman d’espionnage, dans le cadre d’une esthétique de la dissonance qui repose sur « un mélange subtil de répétition et d’innovation » (RI, 178).

13 Voici donc dans ses grandes lignes la démonstration entreprise par R. Baroni. Quel est le bilan que l’on peut en dresser quand on l’examine de façon critique ? L’apport global de son ouvrage est plus que conséquent : en effet, il réussit à n’en point douter le tour de force de renouveler la narratologie classique en repensant les schémas théoriques qui la sous-tendent et en l’articulant pour la première fois avec la pragma-stylistique

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contemporaine. Or, cette avancée méthodologique est d’une importance décisive parce qu’elle permet de créer des outils d’analyse technique très efficaces, dont certains peuvent être utilisés pour analyser non seulement les fictions littéraires mais aussi les fictions filmiques. Par ailleurs, l’étude des procédés utilisés pour générer de la tension narrative ouvre des perspectives théoriques nouvelles, dans la mesure où elle projette un éclairage bienvenu sur un objet d’étude délaissé à ce jour (cf. Yocaris 2016 : 65, 372) par la stylistique littéraire : l’impact proprement esthétique des œuvres d’art verbales.

14 Il n’y a pas lieu de cacher toutefois que Les Rouages de l’intrigue suscitent aussi un certain nombre de réserves, qui, sans remettre fondamentalement en question la validité de l’ouvrage, laissent tout de même le lecteur assez perplexe par moments. En quoi consistent ces réserves ? Force est de constater que l’approche intégrative des récits fictifs mise en œuvre par R. Baroni reste malgré tout incomplète, puisque, comme il le reconnaît lui-même, il est « loin d’avoir épuisé tous les outils que la linguistique, l’analyse du discours, la narratologie, la sémiologie ou la sociologie ont à offrir à l’analyse textuelle de la tension narrative » (RI, 137). Baroni souligne ainsi qu’il aurait pu aborder dans cette optique des processus langagiers comme l’utilisation d’adverbes temporels, la structuration isotopique des textes mis en intrigue, le recours à une syntaxe expressive ou l’usage de pronoms personnels, ce à quoi on peut ajouter, en vrac, le choix et la disposition des figures de style, l’emploi du discours implicite, la mise en place de dispositifs narratifs polyphoniques etc. Or, cette incomplétude n’est pas due uniquement à une volonté d’alléger l’ouvrage en s’en tenant à l’essentiel de la démonstration proposée : elle a également partie liée avec l’angle d’approche théorique adopté par R. Baroni, qui limite indûment (à notre sens) la portée de sa méthode d’analyse textuelle et génère des distorsions théoriques assez regrettables.

15 D’où vient la difficulté en l’occurrence ? Le couplage de la narratologie et de la didactique mis en œuvre dans Les Rouages de l’intrigue permet certes de mener une réflexion approfondie portant à la fois sur l’analyse et l’enseignement du fait littéraire, acquis considérable s’il en est. Il y a cependant un prix à payer pour cet acquis, et il nous paraît à vrai dire assez élevé : l’ouvrage se voit ainsi plombé par un cortège assez invraisemblable d’approximations, de contre-vérités et d’affirmations discutables à l’emporte-pièce qui renvoient aux pires poncifs du pédagogisme scolaire1. Il n’y a pas lieu de lister ici ces poncifs un par un, on retiendra simplement qu’ils sont tous articulés autour de la fameuse maxime stipulant que « l’élève doit être au centre du système éducatif ». En effet, et c’est tout sauf un hasard, l’approche de la mise en intrigue défendue par Baroni est intégralement axée sur la réception des récits fictifs, en faisant fi de leur (contexte de) production et en circonscrivant de surcroît la réception dans le milieu scolaire2, domaine de prédilection des didacticiens toutes tendances confondues. Or, une méthode d’analyse ainsi paramétrée comporte nécessairement des aspects réducteurs…

16 Tout d’abord, elle empêche forcément de mettre en place une stylistique de la tension narrative pleinement intégrative, puisque cette opération requiert par définition des compétences techniques et des repérages langagiers inaccessibles à des non- spécialistes — et a fortiori des apprenants. Ensuite, elle minore par définition l’importance des paramètres liés à la stratégie discursive auctoriale dont la mise en intrigue est le fruit : le repérage de ces paramètres nécessitant une lecture « experte » censée détourner les élèves du discours littéraire3, on choisit tout bonnement de les ignorer ! Ainsi, force est de constater par exemple que l’étude de la mise en intrigue

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dans Les Gommes reste très superficielle : exclusivement focalisé sur la réception du texte et son impact émotionnel immédiat, R. Baroni se borne à lister les procédés visant en somme à susciter l’intérêt du lecteur et à lui procurer du plaisir. Or, le déploiement du récit robbe-grilletien est constitutivement déterminé par des paramètres tout autres, liés (pour l’essentiel) au projet littéraire néo-romanesque qui le sous-tend. Ainsi, la déconstruction des stéréotypes liés au roman policier et les références parodiques au mythe d’Œdipe s’inscrivent dans un projet conceptuel plus vaste visant à affaiblir la « coupure dualiste » entre observant et observé qui constituait un des fondements du roman réaliste du XIXe siècle (honni par les Nouveaux Romanciers), puisqu’elle légitimait la tentative de « décrire le monde comme il est » : dans Les Gommes comme dans Œdipe roi, la ligne de démarcation entre « observant » (l’enquêteur menant des investigations sur un crime) et « observé » (le criminel qu’il tente de débusquer) disparaît, puisque l’enquêteur commet lui-même le crime qu’il doit élucider... Pour tout dire, donc, un tel agencement narratif permet in fine de déconstruire « l’image d’un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable » (Robbe-Grillet 1963 : 31), autrement dit la vision du monde « vernienne » qui nous a été léguée par le rationalisme positiviste du XIXe siècle. Les choix narratifs liés à la mise en intrigue dans Les Gommes visent donc avant tout à suggérer au lecteur qu’une telle vision du monde est devenue périmée et que le discours romanesque doit nécessairement en tenir compte : si, pour quelque raison que ce soit, on ne prend pas ce paramètre en considération, il devient tout simplement impossible de décrire de façon adéquate le fonctionnement du texte robbe-grilletien.

17 On pourrait certes affirmer que de telles objections portent au fond sur la manière dont R. Baroni envisage l’étude des textes littéraires, et non pas la mise en intrigue considérée en soi comme objet d’étude. Est-ce vraiment le cas ? Nous n’en sommes pas persuadé. En effet, il y a tout lieu de soupçonner que le parti pris pédagogique adopté par Baroni engendre aussi des distorsions théoriques portant sur la manière dont il définit le concept même d’intrigue : on s’en souvient, l’intrigue est à ses yeux un dispositif textuel visant à intriguer le lecteur, définition axée (encore et toujours) sur la réception des récits fictifs. Or, ce choix méthodologique peut à bon droit sembler contestable, parce qu’il permet d’évacuer subrepticement une conception plus globalisante et plus synthétique de l’intrigue, celle qui se trouve — comme par hasard — au cœur de la production des fictions littéraires et filmiques : qu’est-ce à dire ? Comme on l’a vu, Baroni écarte l’idée que l’intrigue stricto sensu soit un « dynamisme intégrateur qui tire une histoire une et complète d’un divers d’incidents, autant dire transforme ce divers en une histoire une et complète » (Ricœur 1984 : 18 ; italiques de Ricœur) et évoque à ce sujet un simple processus de « configuration » : de la sorte, il a tout loisir d’étudier les procédés liés à la mise en intrigue en les dissociant artificiellement de la stratégie discursive dont ils sont par définition le fruit…

18 À ces considérations méthodologiques on peut également ajouter certaines réserves purement techniques, portant sur les rapports entre régulation de la tension narrative et construction textuelle du point de vue : dans Les Rouages de l’intrigue, la question est envisagée en utilisant comme base de travail la théorie genettienne des focalisations, choix qui est certes naturel de la part d’un narratologue mais n’en soulève pas moins des problèmes insolubles. Prenant judicieusement acte des critiques formulées par A. Rabatel (1997, 1998) vis-à-vis du modèle genettien, R. Baroni propose en définitive une reconfiguration complète de ce modèle, axée sur la trichotomie [récit focalisé] vs [récit à focalisation restreinte] vs [récit à focalisation élargie ou non focalisé] (cf. RI, 101 et

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passim). Il se trouve toutefois qu’une telle trichotomie n’est pas vraiment satisfaisante, puisqu’elle apparaît comme un compromis bancal entre l’approche genettienne (que l’on se refuse manifestement à abandonner tout à fait) et l’approche rabatélienne (que l’on ne parvient pas dès lors à exploiter pleinement). En effet, comme l’explique Baroni, la « focalisation restreinte » n’est rien d’autre qu’un avatar de la « focalisation externe » genettienne, la « focalisation élargie » venant se substituer, elle, à la « focalisation zéro ». Or, il est utile de rappeler qu’Alain Rabatel remet radicalement en question les concepts même de « focalisation zéro » et de « focalisation externe », sur la base de critères strictement linguistiques dont il semble impossible de faire l’économie — du moins jusqu’à la preuve du contraire4. Dès lors, il appert que le dispositif théorique élaboré par R. Baroni devra sûrement faire l’objet d’une reconfiguration appropriée sur ce point précis. Ainsi, il faudra sans doute évacuer à terme les catégorisations genettiennes, tout en intégrant (cf. Rabatel 1998) les concepts rabatéliens de « profondeur », de « volume » et de « vision » : ces derniers sont effectivement liés à des paramètres discursifs de toutes sortes qui jouent un rôle crucial dans la modulation de la tension narrative.

BIBLIOGRAPHY

Références bibliographiques

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NOTES

1. L’analyste un tant soit peu familiarisé avec la praxis du commentaire stylistique universitaire et les réalités de l’enseignement scolaire découvre non sans amusement un certain nombre de stéréotypes qui confinent à ce qu’on pourrait appeler le folklore pédagogique. Ainsi par exemple, à en croire certains didacticiens derrière lesquels R. Baroni s’abrite avec une prudence tout à fait louable, la « lecture disciplinée et dépassionnée » (RI, 49) censée être privilégiée par « l’institution scolaire » (ibid.), autrement dit une lecture critique des textes littéraires envisagés comme des sommes d’artefacts formels, n’aurait d’autre effet que de détourner les élèves du discours littéraire : « Il ne s’agit pas simplement d’apprendre à lire un roman, mais il s’agit de lire autre chose et autrement : cesser de lire des livres faciles de manière frivole pour analyser sérieusement des œuvres difficiles. On nous apprend à découvrir les classiques et à les décortiquer, à les soumettre à la question, à sortir de l’illusion du monde raconté pour prendre en considération la matérialité de l’écriture et pour admirer le style inimitable des grands écrivains. On apprend, pour gagner de la distinction, à désirer des romans austères, forcément dénués de suspense ou de rebondissements, à glorifier la soi-disant négation de l’intrigue, ce rejet que l’on croit reconnaître à chaque coin de page dans les chefs-d’œuvre du siècle passé » (ibid. ; italiques du texte). Mieux encore, cette lecture « savante » ou « experte » des récits fictifs s’opposerait à la lecture « ordinaire », en fonction d’une série de couples oppositionnels du plus bel effet : « le dévoilement contre la duperie ; la saisie contre la passivité ; la pénétration virile contre l’accueil féminin » (David 2012 ; cité in RI, 48-49). Enfin, dernière pièce du puzzle, la lecture ordinaire aurait été « imposée à l’expérience esthétique par l’Église, l’École ou la bienséance, lorsque les femmes, les enfants ou les pauvres se sont mis à lire » (David 2012 ; italiques du texte ; cité in RI, 49). Bien entendu, de telles affirmations ne résistent pas une seule seconde à l’analyse… Tout d’abord, l’expérience du terrain montre hélas que l’enseignement secondaire en France se trouve actuellement à des années-lumière de toute approche formaliste des œuvres littéraires : on privilégie au contraire un thématisme des plus réducteurs qui ne prend nullement en considération des paramètres comme « la matérialité de l’écriture » ou le « style inimitable des grands écrivains ». Ainsi, l’enseignement du fait littéraire se limite de plus en plus dans les faits à l’étude paraphrastique d’œuvres intégrales ou de groupements de textes isolés de leur contexte littéraire et historique et abordés sous un angle essentiellement lexical, l’énonciation, les figures de style, la métrique (dans les textes versifiés) et la syntaxe étant souvent réduites à la portion congrue : dès lors, la perspective s’inverse, et il appert qu’il faut surtout réhabiliter les approches formalistes, qui risquent sinon de devenir une espèce en voie de disparition… Quant aux « romans austères, forcément dénués de suspense ou de rebondissements » censés être l’ordinaire des élèves du secondaire, ceux-ci tendent à être peu à peu évacués des programmes, sans autre forme de procès : quand on interroge par exemple les étudiants titulaires d’un baccalauréat littéraire qui ont opté pour la filière Lettres à l’université, on constate régulièrement que la plupart d’entre eux n’ont jamais travaillé à l’école sur des œuvres comme Du côté de chez Swann, La Jalousie ou même L’Éducation sentimentale, voire ignorent à peu près tout de leur contenu ! Pour ce qui est maintenant des élucubrations sur l’opposition entre « lecture experte » et « lecture ordinaire », celles-ci sont, au mieux, dépourvues de fondement… Ainsi, on ne voit pas en vertu de quoi (sinon d’une équivalence fantasmée entre

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pénétration intellectuelle et pénétration érotique) la lecture « experte » serait par définition viriliste et « genrée », d’autant qu’elle est tout aussi bien pratiquée dans le domaine de la narratologie par des femmes dont les travaux ont fait date (comme Mieke Bal ou Dorrit Cohn) : poussera-t-on le ridicule jusqu’à affirmer que celles-ci auraient intériorisé un modus operandi typiquement masculin ? Et comment expliquer dès lors le fait que le recours non critique à la « lecture ordinaire » suscite toujours de très fortes réserves méthodologiques au sein du milieu universitaire, en dépit de la féminisation massive des effectifs dans les facultés de Lettres qui aurait dû engendrer de nouvelles normes comportementales et méthodologiques ? Par ailleurs, on passe commodément sous silence la fonction émancipatrice de la « lecture experte », qui permet justement, quand ses principes ont été bien assimilés, de remettre en question la bienséance ou encore l’autorité de l’Église et de l’École, ce qui n’est nullement le cas de la « lecture ordinaire » ! Enfin, faire de la lecture ordinaire l’apanage des femmes, des enfants et des pauvres est une pure vue de l’esprit, infondée sur le plan scientifique et témoignant qui plus est d’un mépris insondable à l’égard des « classes dominées ». De telles affirmations auraient dû être étayées par des études montrant qu’il existe une corrélation directe entre le sexe ou le niveau des revenus et le type de lecture (« experte » ou « ordinaire ») privilégié par un individu donné : quelles sont les études en question ? On aimerait bien le savoir. De plus, l’expérience du terrain montre que la lecture « experte » est accessible à tous les élèves, pour peu qu’on dispose des moyens requis (et des compétences adéquates) pour les former correctement et que le contexte s’y prête : c’est parce que ces conditions sont rarement réunies désormais dans la pratique que la lecture « experte » a périclité (n’en déplaise à certains pédagogues) dans l’enseignement secondaire, et non pas parce qu’elle serait intrinsèquement élitiste… 2. C’est tout sauf un hasard si l’on évoque les récits fictifs lus « en classe » (RI, 83)… 3. Cf. supra, n. 1. 4. Rabatel pose plus précisément deux questions vouées (sans doute) à rester sans réponse : (a) Qui perçoit en définitive le référent fictionnel dans le cadre d’une séquence narrative en focalisation zéro ? Genette affirme que dans les séquences de ce genre il y a en réalité « partage entre focalisation variable [= juxtaposition de focalisations internes axées sur plusieurs personnages différents] et non focalisation [= focalisation zéro stricto sensu, absence de tout foyer de perspective] » (Genette 1972 : 208). D’où l’équivalence proposée dans Nouveau discours du récit : « focalisation zéro = focalisation variable, et parfois zéro » (Genette 1983 : 49). Or, Rabatel a beau jeu de montrer : (i) qu’on ne voit pas très bien la différence entre un « récit en focalisation interne variable » et un « récit en focalisation zéro reposant sur des focalisations internes variables »… (ii) qu’on ne saurait concevoir un récit « non focalisé », puisque toute description d’un référent fictionnel quelconque donne lieu par définition à la projection d’un point de vue (quel qu’il soit) sur ce référent, y compris dans les textes narrés à la troisième personne par un narrateur prétendument « impersonnel » censé adopter « le fameux "point de vue de Dieu" ou de Sirius » (Genette 1983 : 49). (b) Où se situe le foyer perceptionnel dans une focalisation externe ? Rabatel nie l’existence même de la focalisation externe, en démontrant : (i) que ce concept découle d’une confusion entre positionnement du focalisateur (le focalisateur est censé être se situer « hors de tout personnage », Genette 1983 : 50) et modalités de description du focalisé (le référent qui fait l’objet d’une focalisation externe est vu de l’extérieur) ; (ii) qu’il n’a aucun fondement linguistique, puisque, dans les récits littéraires, il ne peut y avoir de « foyer » de la perspective distinct à la fois des personnages et du narrateur, seules instances énonciatrices susceptibles de constituer un centre de perspective. En toute logique, donc, Rabatel conclut que le point de vue narratif censé correspondre à une focalisation externe n’est en réalité qu’une vision externe d’un focalisé donné.

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AUTHOR

ILIAS YOCARIS

Université Côte d'Azur - LIRCES (EA 3159)

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Les rouages d’un débat. Réponse à Ilias Yocaris

Raphaël Baroni

Critiques et résistances constructives

1 J’espère que l’on me croira sincère si j’affirme que j’ai été très stimulé par la lecture que propose Ilias Yocaris de mon dernier livre. Si les critiques favorables offrent le sentiment confortable de se voir récompensé de ses efforts, celles qui sont nuancées, voire plus nettement négatives (c’est-à-dire les critiques réellement critiques), sont indéniablement les plus fécondes pour faire avancer la pensée, pour prendre conscience des angles-morts de son argumentation et des efforts supplémentaires qu’il s’agit de fournir pour surmonter d’éventuels malentendus. C’est donc la seconde partie du compte-rendu d’Ilias Yocaris qui retiendra surtout mon attention et je suis également reconnaissant à la rédaction des Cahiers de narratologie de me donner un droit de réponse, de manière à apporter quelques éclaircissements, cette extension n’étant pas dépourvue, on le verra, de repentirs.

Pour un dépassement des dichotomies

2 Je commencerai par tenter de répondre aux critiques formulées à l’encontre du deuxième chapitre, qui visait à réhabiliter la lecture pour l’intrigue, ou plus exactement à justifier l’intérêt qu’il peut y avoir à essayer d’en démonter les mécanismes textuels, en classe ou ailleurs. À cet endroit, le commentaire de mon lecteur, jusque-là plutôt bienveillant, se fait plus tranchant, voire même franchement sarcastique. Ilias Yocaris affirme en effet que l’ouvrage se voit soudain « plombé par un cortège assez invraisemblable d’approximations, de contre-vérités et d’affirmations discutables à l’emporte-pièce qui renvoient aux pires poncifs du pédagogisme scolaire ».

3 Il me faut reconnaître que cette partie pose problème si elle est lue comme la mise en cause de pratiques liées à l’enseignement de la littérature, qui doivent être à peu près

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aussi diverses qu’il y a d’enseignant·e·s sur cette planète. À me relire, j’avoue que certains passages (notamment en page 49) pourraient en effet laisser croire que je cible les études littéraires sur la base de stéréotypes discutables. Dans cette partie, j’ai probablement tort de rappeler que Daniel Pennac dépeignait l’institution scolaire comme une école du « désenchantement ». Il est possible que ce soit l’expérience vécue par cet écrivain, mais rien ne permet d’affirmer que les cours de littérature s’apparentent toujours à une telle désillusion, et encore moins que ce problème soit lié à l’usage de paradigmes formalistes, ainsi que le suggère par exemple Todorov (2007). À vrai dire, si je me fonde sur mon propre vécu, je n’ai que des souvenirs positifs de mes cours de français, que ce soit au collège (je me souviendrai toujours des cours extraordinaires du regretté Jean-Luc Sahy), au lycée (où je me suis réorienté des sciences vers les humanités) ou à l’Université, ce qui explique mon orientation professionnelle actuelle. Mentionner Pennac visait surtout à rappeler que dans le contexte actuel, marqué par une crise des études littéraires1, il est essentiel de réfléchir aux moyens de redonner goût à cette discipline, notamment en réfléchissant à ses objectifs et à ses moyens de formation.

4 En ce qui concerne la réalité du terrain, à part le contexte académique lausannois, dans lequel j’évolue professionnellement depuis une quinzaine d’années (puisque les chercheurs enseignent également et, dans mon cas, à des lecteurs alloglottes de différents niveaux), je ne peux que confesser une ignorance à peu près totale de la diversité des contextes liés à l’école obligatoire et post-obligatoire en France, ou même ailleurs en Suisse romande. Tout au plus puis-je renvoyer à quelques études récentes (Gabathuler 2016 ; Ronveaux et al. 2019), qui dressent d’ailleurs un tableau beaucoup plus nuancé de la manière dont les valeurs éthiques et esthétiques des textes sont discutées en classes et s’intègrent dans les activités de commentaire des œuvres.

5 Connaître la place que tient aujourd’hui la théorie du récit dans les différents niveaux de la scolarité, et la manière dont elle est incorporée (ou non) à des lectures concrètes et contextualisées, sont en soi des questions passionnantes, mais auxquelles il est pour le moment difficile de répondre. Il me semble néanmoins réducteur d’affirmer, à l’instar d’Ilias Yocaris, que « l’expérience du terrain montre hélas que l’enseignement secondaire en France se trouve actuellement à des années-lumière de toute approche formaliste des œuvres littéraires : on privilégie au contraire un thématisme des plus réducteurs ». Si Yocaris se fonde sur une expérience documentée, je serais heureux d’en connaître les sources. Et j’ajouterais que certaines approches thématiques peuvent être parfaitement valables si elles constituent un point de départ pour discuter les enjeux éthiques liés aux intrigues littéraires.

6 En attendant, pour y voir plus clair, je suis en train de préparer une demande de financement auprès du Fonds national suisse pour la recherche scientifique dans le but de constituer une équipe dont l’objectif serait précisément d’investiguer sur le terrain, à l’aide de questionnaires et d’entretiens, les difficultés auxquelles sont confrontés les enseignant·e·s, ainsi que les solutions qu’ils ou elles ont élaborées pour les surmonter. La lecture des plans d’étude romands et les premiers questionnaires qui nous ont été retournés montrent que l’apprentissage de compétences théoriques demeure un objectif central et une pratique courante dans le secondaire I et II en Suisse romande, ce qui est évidemment réjouissant. Mon objectif, en tant que narratologue, n’a évidemment jamais été de rejeter les approches formalistes, mais bien d’en remotiver l’usage en offrant de nouveaux leviers pour l’interprétation des textes. Le fait même

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que je doive expliquer cela me semble assez incroyable, mais la lecture que propose Ilias Yocaris de mon deuxième chapitre m’y contraint.

7 Le problème n’est pas la théorie, mais son figement dans un paradigme structuraliste, présenté comme la seule approche praticable pour l’analyse textuelle. Catégoriser un narrateur d’extra-hétérodiégétique et reconstruire le schéma quinaire d’une œuvre me semblent des activités relativement pauvres si on ne s’intéresse pas à la manière dont ces paramètres influent sur l’intérêt de l’histoire, sur son sens ou son interprétation. Si l’on accepte de ne pas considérer la narratologie comme un simple moment de l’histoire littéraire, mais comme une discipline évolutive et traversée par des paradigmes concurrents, il me semble que cette approche, qui intègre forcément une certaine dose de formalisme, a beaucoup mieux à offrir que les quelques outils figés par les ouvrages de synthèse et par les manuels scolaires que j’ai pu consulter (voir Baroni 2020). Cette théorie du récit contemporaine a notamment été largement enrichie par l’apport de la stylistique, de la linguistique textuelle (Adam 2005 ; Rabatel 2009) et de l’analyse du discours (Maingueneau 2004), mais aussi par la rhétorique et les approches cognitivistes, ainsi que je ne cesse de le répéter depuis de nombreuses années.

8 Quoi qu’il en soit, pour revenir sur ces « stéréotypes », qu’Ilias Yocaris rattache fort justement « à ce qu’on pourrait appeler le folklore pédagogique », j’aimerais ajouter à son crédit que dans son compte-rendu, Bertrand Daunay formule lui aussi une critique de ces représentations dichotomiques de la lecture : Peut-être pourrait-on aussi s’interroger sur le choix de reprendre au début du chapitre 2 (sous le titre « Premier et second degrés de la lecture ») les dichotomies classiques avancées pour classer les modalités (scolaires ou non) de lecture. Que ces dichotomies aient été et soient encore reprises par des didacticiens (dont certains sont cités ici), n’empêche pas qu’elles reposent sur une fable – que j’avais, sans grand succès, tenté de déconstruire il y a vingt ans (Daunay 1999), non pour laisser accroire que ces modalités « se rejoignent dans une conception “postmoderne” de la littérature » (pour reprendre les termes de Baroni, p. 50), mais tout simplement pour faire apparaitre leur inconsistance théorique. (Daunay 2019 : §9)

9 Si ce chapitre pose quelques problèmes dans la mesure où il semble créditer de telles oppositions caricaturales, il me semble malgré tout utile de clarifier sa visée argumentative. La mention de ces dichotomies n’avait pas pour but de critiquer les pratiques de lecture savantes, et encore moins de mettre en cause les pratiques interprétatives encouragées par le contexte scolaire. Il s’agissait plutôt d’exposer ces « stéréotypes » pour montrer que de telles représentations ont conduit à un désintérêt pour les questions relatives à l’intrigue et à l’immersion fictionnelle, surtout du côté des théoriciens du récit. Si la distinction entre le premier et le second degré de la lecture est largement illusoire, elle n’en demeure donc pas moins constitutive de nombreuses représentations qui ont longtemps servi à dévaloriser certains rapports au texte pour en privilégier d’autres.

10 De toute évidence, Ilias Yocaris n’a pas saisi l’ironie des propos de Jérôme David, qui n’a jamais prétendu que la lecture au premier degré ne serait que « l’apanage des femmes, des enfants et des pauvres ». Il affirme au contraire que tout le monde, femmes et hommes, enfants et adultes, lecteurs occasionnels et lecteurs professionnels, lit au premier et au second degré. Mais la généralisation de l’accès à la lecture que l’on observe au cours du XIXe siècle a conduit à des différenciations symboliques construisant des rapports aux textes jugés plus ou moins légitimes ou illégitimes. Son propos visait à montrer que certaines institutions de l’époque ont créé et véhiculé des

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représentations stigmatisant certains types de lecteurs (ou de lectrices) et certains modes d’appréhension des textes. Il s’agissait de créer des distinctions artificielles de manière à reléguer la lecture en immersion dans les limbes du bovarysme, un peu comme aujourd’hui certains considèrent les jeunes passionnés par les jeux vidéo comme des mass murderer en puissance.

11 Le fondement de ces dichotomies trompeuses se laisse facilement deviner : il réside dans l’opposition naturalisée entre l’art et l’argent, entre les procédés esthétiques et commerciaux, entre la littérature jugée « véritable » et la littérature « à vapeur », dont Bourdieu (1971) a montré qu’elle polarise le champ artistique depuis la marchandisation de la culture et son entrée dans l’ère médiatique et la production de masse. Pour ne mentionner que le domaine que je connais le mieux, on peut expliquer sur cette base le peu d’intérêt manifesté par les narratologues de la période structuraliste pour les questions relatives au suspense ou à l’immersion, car la plupart d’entre eux considéraient ces mécanismes comme relevant exclusivement de la paralittérature et comme menant à une aliénation du lecteur. Il a fallu attendre, entre autres, les travaux de Jean-Marie Schaeffer (1989) sur l’immersion fictionnelle, puis ceux de Vincent Jouve (1992) sur le personnage, pour observer un timide rééquilibrage des valeurs dans les discours dominants.

12 L’objectif de cette première partie de mon livre visait donc à clarifier ma définition de l’intrigue – à la fois pour en préciser la nature et pour en élargir la portée à n’importe quelle œuvre susceptible d’intriguer son lecteur, même Les Gommes d’Alain Robbe- Grillet2 ou Le Roi Cophetua de Julien Gracq. Il s’agissait ensuite de poursuivre dans la voie ouverte par Schaeffer et par Jouve en insistant sur l’importance anthropologique des phénomènes esthétiques fondés sur l’immersion et la consistance mimétique du monde et des personnages. Je voulais aussi montrer l’importance adaptative et éthique des intérêts liés au développement de l’intrigue et à la tension narrative. Une telle mise au point me semblait nécessaire car les travaux des narratologues « classiques », qui restent la base de la plupart des manuels et ouvrages de synthèse, avaient tendance à reléguer ces aspects au rang d’épiphénomènes caractéristiques de la littérature populaire ou commerciale, alors qu’ils sont au cœur de la fonction anthropologique que l’on peut associer aux récits que j’ai appelé mimétiques, c’est-à-dire les formes narratives immersives et intrigantes, qui constituent la grande majorité des récits de fiction.

13 Il n’y a donc aucun mépris ou aucune condescendance dans les propos de Jérôme David concernant les jeunes ou les femmes, ni dans les miens j’espère, puisque l’objectif était de dépasser ces oppositions réductrices. Dans ce chapitre, je pensais avoir été assez explicite sur ce point, puisque je commençais par rappeler que « nous assistons dans le champ de la didactique à un rééquilibrage entre différentes formes d’appropriation du texte littéraire » (Baroni 2017a : 51) et que je poursuivais en insistant sur « la nécessité de décloisonner les lectures de plaisir et les lectures critiques » (Baroni 2017a : 54). Je citais en particulier ma collègue Chiara Bemporad qui, sur la base de témoignages de lecteurs, a insisté sur l’importance de réviser ce qu’elle définit comme les « manières traditionnelles » de considérer la lecture (cité dans Baroni 2017a : 50). Elle insiste en particulier sur le fait que : le plaisir joue un rôle clé pour briser ces oppositions. Une telle approche permet un décloisonnement des représentations, attitudes et actions qui ne peut être que bénéfique pour la didactique de la littérature (Bemporad 2007 : 80)

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14 Évidemment, il ne faut pas en rester au simple constat que la lecture scolaire devrait prendre en considération le plaisir esthétique. Chiara Bemporad rappelle ainsi que « valoriser différents modes de lecture » passe aussi par un élargissement des horizons esthétiques, ce qui passe en particulier par l’introduction d’outils d’analyse : Parallèlement, l’enseignant devrait continuer de fournir aux lecteurs en formation des outils d’analyse pour qu’ils puissent avoir accès aux sens de textes de plus en plus complexes. C’est ainsi qu’en construisant de nouvelles compétences, on permettra de diversifier les modes de lecture, pour élargir la gamme des plaisirs littéraires. (Bemporad 2014 : 81)

15 Un autre point crucial consiste à comprendre que la réhabilitation de la lecture immersive et intriguée que je défends ne vise nullement à se cantonner à un rapport spontané et intuitif au texte. De manière tout à fait explicite, j’affirme privilégier la voie d’une théorisation de la littérature qui permette de traiter ces aspects qui ont été longtemps négligés, et non de m’appuyer sur une expérience immédiate des lecteurs intrigués, que l’on pourrait par exemple saisir par le biais de journaux ou de témoignages spontanés. Je précise qu’il s’agit donc bien de développer des outils permettant de mieux comprendre le fonctionnement textuel de l’intrigue, et je terminais ce chapitre en affirmant d’ailleurs qu’il s’agissait : de dépasser un rapport purement émotionnel ou subjectif au texte, tout en fournissant des arguments pour discuter de la valeur cognitive ou éthique des récits immersifs et intrigants. Même au bout de la lecture, ou dans ces intervalles critiques qui peuvent constituer les étapes intermédiaires d’une lecture suivie en classe, analyser comment le récit est parvenu à nous séduire répond alors à l’ambition légitime d’acquérir une plus grande autonomie face aux textes narratifs. (Baroni 2017a : 54).

Une approche « intégralement axée sur la réception » ?

16 Le point que je viens d’évoquer mérite d’être développé, car il répond à une autre critique, très générale celle-là, et qui me semble cette fois-ci largement infondée. Yocaris affirme en effet que « l’approche de la mise en intrigue défendue par Baroni est intégralement axée sur la réception des récits fictifs, en faisant fi de leur (contexte de) production ». Il en conclut que mon approche « minore par définition l’importance des paramètres liés à la stratégie discursive auctoriale dont la mise en intrigue est le fruit ».

17 J’ai été très surpris par cette affirmation, car l’approche que je propose dans ce livre diffère du modèle théorique développé dans La Tension narrative (2007) précisément par le souci de mettre l’accent sur les mécanismes textuels et les rouages narratifs de l’intrigue (d’où le titre de l’ouvrage). Ainsi que je le déclare dès l’introduction, il s’agissait d’aborder le phénomène sous un angle non pas cognitif, mais résolument rhétorique, c’est-à-dire de fournir des moyens pour une analyse formelle des dispositifs littéraires qui visent à intriguer le lecteur. Je vois mal comment on pourrait saisir cette « stratégie discursive auctoriale » autrement qu’en prêtant attention aux différents facteurs formels et linguistiques que je passe en revue dans la partie 2. Si cet inventaire est insuffisant aux yeux de Yocaris, je ne peux que l’encourager à le compléter lui-même, ainsi d’ailleurs que j’encourage à le faire l’ensemble de mes lecteurs qui travaillent dans le domaine de la théorisation de la littérature.

18 J’ai donc du mal à comprendre d’où peut venir l’affirmation selon laquelle mon approche serait « intégralement axée sur la réception » ? Certes, j’insiste sur le fait qu’il

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me semble essentiel de définir le nœud de l’intrigue non sur la base d’une analyse strictement interne et thématique – p. ex. le personnage rencontre une complication qui vient perturber une situation initiale – mais sur la base d’une analyse fonctionnelle du discours narratif : la complication que rencontre un personnage devient l’un des moyens (parmi de nombreux autres) qui permettent à l’auteur de nouer une intrigue en induisant du suspense dans la progression narrative. Toutefois, ainsi que je l’explique au début de la partie 2, ce passage du formalisme au fonctionnalisme ne vise nullement à faire l’impasse sur le premier aspect, mais il consiste à lier forme et fonction, ce qui exige simplement d’enrichir l’analyse traditionnelle de l’intrigue, fondée sur une lecture chronologique et thématique du parcours du protagoniste, en reconnaissant qu’il existe de nombreux moyens (thématiques, mais aussi textuels, stylistiques, etc.) pour créer ou renforcer la tension nouée par l’intrigue jusqu’à son éventuel dénouement.

19 L’idée n’était donc pas de prendre comme point de départ une appréhension intuitive ou subjective du texte, par exemple en se fondant sur des intuitions ou des témoignages de lecteurs, mais de se donner les moyens d’analyser les dispositifs textuels et stylistiques que les auteurs peuvent mobiliser pour nouer et dénouer leurs intrigues, c’est-à-dire pour créer des « arcs narratifs », au sens que l’on donne à cette expression dans les discours sur la scénarisation des films ou des séries. Pour rendre compte de la dynamique de l’intrigue, l’analyse thématique doit être complétée par celle de la configuration temporelle du discours narratif, de la voix et du mode utilisés pour raconter les événements, et d’autres aspects plus directement linguistiques, comme le passage d’un imparfait à un passé simple, l’usage d’un adverbe temporel tel que « soudain », ou l’utilisation d’hyperonymes aux référents provisoirement ambigus.

20 C’est là toute la difficulté de l’entreprise, qui justifie cette deuxième partie très longue et assez touffue : réconcilier l’analyse fonctionnelle de l’intrigue avec l’usage des typologies structuralistes et de l’analyse du discours littéraire, de manière à rendre possible un étayage aussi précis que possible de l’interprétation. L’intérêt éventuel de l’analyse des rouages de l’intrigue dépend donc de l’efficacité des outils qui peuvent être déployés dans le commentaire, et je reconnais volontiers, à l’instar d’Ilias Yocaris, que cette « approche intégrative des récits fictifs [...] reste malgré tout incomplète ». Toutefois, l’analyse de Derborence que je propose dans la partie 3 montre que l’étude formelle de la dynamique de l’intrigue n’est pas incompatible avec une réflexion contextuelle liée à la biographie de l’écrivain ou au contexte culturel dans lequel il écrit ses romans. Ce n’est simplement pas l’aspect sur lequel j’ai mis l’accent, ma perspective se situant davantage dans une perspective orientée sur les structures narratives.

21 Je reconnais cependant que l’on peut considérer comme regrettable de ne pas avoir intégré une analyse plus détaillée de la généricité des textes, de la scénographie ou du narrateur non fiable (au sens de Wayne C. Booth), dont dépendent souvent des effets de curiosité ou de surprise. J’aurais aussi pu développer davantage l’analyse du cadre de l’action (décors, monde narratif) et celle du rôle que l’on peut attribuer aux séquences descriptives, dont dépend la représentation d’un tel cadre. En revanche, j’assume pleinement le choix de ne pas avoir introduit l’analyse de la polyphonie, évoquée par Yocaris, car cela aurait apporté beaucoup de complexité au modèle, pour un rendement que je pense au final assez faible si l’on tente en l’occurrence de saisir la dynamique de la mise en intrigue. J’ai souvent abordé la question de la polyphonie et ses effets sur le lecteur, notamment dans L’œuvre du temps (voir les chapitres : « Ce que l’auteur fait à

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son lecteur (que son texte ne fait pas tout seul) », « La Fiction peut-elle mentir ? », « Regarder le monde en face ? ») et dans plusieurs articles ultérieurs consacrés aux romans de Houellebecq (voir entre autres Baroni 2017b ; 2016 ; 2014 ; Baroni et Langevin 2016).

22 Si je produis un jour un ouvrage de synthèse plus général sur l’analyse des récits, nul doute que cet aspect, qui relève de la critique polyphonique, deviendra l’un des éléments centraux de la théorie, car il détermine dans une large mesure l’intérêt éthique et aléthique des fictions littéraires, tout en ouvrant l’analyse à la pluralité interprétative. En revanche, dans le périmètre plus restreint de mon dernier ouvrage, il me semblait que l’analyse de la polyphonie restait relativement neutre si l’on considère son effet direct sur la dynamique de l’intrigue, et qu’ouvrir cette boîte de Pandore aurait nui à l’objectif principal, qui était d’offrir un répertoire de concepts facilement mobilisables pour mettre en lumière les principales stratégies discursives présidant à la mise en intrigue.

23 Ilias Yocaris affirme que « l’expérience du terrain montre que la lecture “experte” est accessible à tous les élèves, pour peu qu’on dispose des moyens requis (et des compétences adéquates) pour les former correctement et que le contexte s’y prête ». Cela me réjouit, puisque c’est exactement ce genre de lecture que j’espère encourager avec les quelques outils que je passe en revue dons mon livre. Mais Yocaris ajoute ensuite une affirmation qui me semble contradictoire avec la précédente, puisqu’il soutient qu’il est impossible « de mettre en place une stylistique de la tension narrative pleinement intégrative, puisque cette opération requiert par définition des compétences techniques et des repérages langagiers inaccessibles à des non- spécialistes – et a fortiori des apprenants ».

24 Peut-on ou ne peut-on pas démonter les rouages de l’intrigue dans un contexte scolaire ? S’agit-il d’une approche réservée aux happy few de la critique académique ? Je n’arrive pas à comprendre la position de mon contradicteur. Pour ma part, je suis un optimiste. Ma propre expérience de terrain, dans un cours d’introduction à la littérature qui réunit des apprenant·e·s allophones de niveau B1 et B2 aux parcours scolaires marqués par une forte hétérogénéité, me pousse à croire que c’est la première affirmation qui est la plus proche de la vérité. Lorsque je leur demande de réfléchir aux éléments qui renforcent la tension d’une scène dans une nouvelle de Maupassant, mon expérience montre que de nombreux apprenant·e·s sont capables de repérer des indices textuels pertinents, pour autant que l’on ait au préalable attiré leur attention sur le rythme du récit, les jeux de focalisation, la construction textuelle du point de vue ou l’effet de prolepses suggestives ou d’analepses ambiguës.

L’intrigue comme « dynamisme intégrateur » ?

25 Un autre aspect, qui me semble absolument devoir être défendu mais qui rencontrera certainement de nombreuses résistances, concerne l’extension du concept d’intrigue. Yocaris affirme en effet que : l’intrigue est à ses yeux un dispositif textuel visant à intriguer le lecteur, définition axée (encore et toujours) sur la réception des récits fictifs. Or, ce choix méthodologique peut à bon droit sembler contestable, parce qu’il permet d’évacuer subrepticement une conception plus globalisante et plus synthétique de l’intrigue.

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26 Ici encore, je suis très surpris par cette affirmation : je n’ai rien évacué « subrepticement », mais au contraire très ouvertement, aussi ouvertement que possible. Ainsi que je l’ai déjà rappelé, l’analyse que je propose est pleinement rhétorique , elle ne vise donc nullement à dissocier la stratégie discursive de l’effet visé, mais à envisager l’effet possible du texte à partir d’une stratégie discursive qui s’oppose à d’autres types d’usage des formes narratives, dans d’autres contextes discursifs.

27 Sur la question de l’arrière-fond historique et biographique d’une telle stratégie, que je n’évoque sérieusement que dans la partie 3, je reste assez satisfait du chapitre consacré à Ramuz, qui résulte d’un long travail antérieur fourni à l’occasion de la publication de ses œuvres complètes aux éditions Slatkine. Étant responsable de l’édition critique de Derborence, qui demeure l’une des œuvres les plus célèbres de l’auteur romand, j’ai eu l’occasion de consulter non seulement les archives de l’écrivain, sa correspondance et ses mémoires, mais également le dossier complet de sa réception critique. Cela m’a permis de contextualiser le travail sur les rouages de l’intrigue en rattachant ces procédés autant au vécu de l’écrivain et à ses conceptions esthétiques qu’à la manière dont le roman a été reçu par les critiques au moment de sa parution. Derborence reste l’un des plus grands succès commerciaux et critiques de Ramuz, et d’après tous les indices que j’ai pu réunir, on ne peut pas soutenir que c’est en dépit de son intrigue, mais plutôt grâce à celle-ci. L’occasion était belle cependant de montrer comment les préjugés sur l’intrigue (qui reposent sur ces dichotomies que j’ai tenté de déconstruire dans le chapitre 2) ont fini par affecter la lucidité de ses commentateurs, prompts à dépeindre Ramuz comme un champion de l’anti-romanesque et de l’imagination lyrique, comme s’il était incapable d’inventer des intrigues efficaces.

28 Reste que ce que Yocaris critique en réalité, au-delà de ce qu’il perçoit à tort comme une approche axée « sur la réception », c’est plutôt la dissociation que je propose d’introduire entre l’intrigue comme dispositif intrigant et l’intrigue comme dispositif configurant, au sens de Paul Ricœur – ou plus exactement au sens du Paul Ricœur du premier tome de Temps et récit (1983). Ce que Yocaris peine à saisir, c’est que la différence entre nos deux approches n’est pas liée au fait que l’une, la mienne, serait fondée sur une analyse des effets, et l’autre, celle de Ricœur, sur une analyse du travail de configuration de l’auteur. Dans un cas comme dans l’autre, l’intrigue-intrigante et l’intrigue-configurante sont saisies dans la dynamique herméneutique d’un triple horizon : l’horizon intentionnel de l’auteur, l’horizon textuel de l’œuvre configurée, et l’horizon esthétique d’un lecteur confronté à ce texte. J’ai expliqué ailleurs (Baroni 2010 ; 2018) que la confusion entre intrigue et configuration – autrefois utile quand il s’agissait, dans un contexte constructiviste, de critiquer la fausse transparence des textes scientifiques – a fini par engendrer de nombreux problèmes et est devenue contre-productive, car elle ne rend pas justice à la spécificité de la mise en forme de l’expérience opérée par les récits que j’appelle mimétiques pour éviter de restreindre cette opération aux seuls récits fictionnels.

29 À la suite du philosophe américain Hayden White, Ricœur opère le rapprochement entre intrigue et configuration pour affirmer que les récits historiques et les fictions littéraires auraient pour fonction fondamentale de mettre en forme une expérience temporelle qu’il désigne, au début de sa longue méditation, comme « confuse, informe et, à la limite, muette » (1983 : 12). Comme j’ai essayé de le montrer à plusieurs reprises (Baroni 2009 ; 2010 ; 2018), Ricœur lui-même, dans la suite de sa réflexion, et notamment dans le tome 3 de Temps et récit (1985), finit par rejeter cette

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indifférenciation de principe entre la configuration du discours historiographique, qui vise à réinscrire le temps vécu dans le temps collectif des calendriers et des archives, et celle du discours fictionnel. Il affirme en effet que la fiction serait en fin de compte le lieu où l’expérience – qui serait déjà, à l’origine, concordante-discordante – pourrait être ressaisie dans sa complexité originelle, de sorte que seraient révélées les apories des solutions philosophiques au problème du temps. Il écrit en effet que : [C]’est dans la littérature de fiction principalement que sont explorées les innombrables manières dont l’intentio et la distentio se combattent et s’accordent. En cela, cette littérature est l’instrument irremplaçable d’exploration de la concordance discordante que constitue la cohésion d’une vie. (1985 : 248-249)

30 Je trouve que ces différents états de la thèse de Ricœur sont certes passionnants d’un point de vue philosophique et herméneutique, mais leur champ d’application dans différents secteurs des sciences humaines, et en particulier dans l’analyse littéraire, a contribué à masquer une différence profonde entre des stratégies discursives et des styles narratifs qui apparaissent en définitive pratiquement opposés. On emploie aujourd’hui de manière indifférenciée cette idée d’une mise en intrigue comme « dynamisme intégrateur » (pour reprendre les termes de Yocaris) pour se référer à la structuration d’un article de presse, d’un reportage immersif, d’une biographie, d’un ouvrage historique, d’un roman de Robbe-Grillet ou de l’intrigue d’une série policière. Pour le dire aussi simplement que possible, s’il y a effectivement des représentations narratives dans lesquelles la visée du discours correspond à un objectif de mise en forme du réel – dans le but de rendre les événements plus compréhensibles, d’en augmenter la lisibilité ou la signifiance –, il me semble qu’il existe par ailleurs des mises en intrigue qui reposent sur une stratégie pratiquement opposée, et pour lesquelles la planification ou l’achèvement du discours ne joue pas un rôle central, ce qui explique que les intrigues prolifèrent dans les environnements sériels autant, voire même davantage, que dans les œuvres marquées par une forte unité.

31 Pour les récits mimétiques, le recours à la mise en intrigue viserait donc plutôt à replonger le destinataire au cœur de l’expérience racontée (qu’elle soit réelle ou fictive), ce qui contribue certes à établir une forme de compréhension profonde des événements, mais cette profondeur repose davantage sur des effets d’empathie, sur des dilemmes moraux inextricables et une complexification des perspectives que sur le dynamisme intégrateur d’un discours. On comprendra donc que c’est précisément parce que j’adopte une approche tenant compte des « paramètres liés à la stratégie discursive » qui président à la mise en forme des récits que cette distinction entre configuration et mise en intrigue devient centrale3.

Focalisation et point de vue

32 Je terminerai ce rapide tour d’horizon des critiques dont j’ai fait l’objet pour revenir sur une proposition qui nécessite probablement quelques clarifications et développements ultérieurs. Ilias Yocaris affirme que ma proposition d’utiliser conjointement l’analyse de la focalisation (qui fait l’objet d’une mise à jour terminologique et conceptuelle dans mon dernier livre) et l’analyse de la construction textuelle du point de vue apparaît comme un compromis bancal entre l’approche genettienne (que l’on se refuse manifestement à abandonner tout à fait) et l’approche rabatélienne (que l’on ne parvient pas dès lors à exploiter pleinement). En effet, comme l’explique Baroni, la

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« focalisation restreinte » n’est rien d’autre qu’un avatar de la « focalisation externe » genettienne, la « focalisation élargie » venant se substituer, elle, à la « focalisation zéro ». Or, il est utile de rappeler qu’Alain Rabatel remet radicalement en question les concepts même de « focalisation zéro » et de « focalisation externe », sur la base de critères strictement linguistiques dont il semble impossible de faire l’économie – du moins jusqu’à la preuve du contraire.

33 Certes, j’ai bien conscience que les quelques pages que je consacre à la focalisation et à la théorie de Rabatel sur le point de vue représenté mériteraient des développements supplémentaires. J’ai commencé à m’y mettre et deux articles paraîtront prochainement sur ce sujet, l’un dans une perspective didactique (2020), et l’autre dans le sillage du colloque d’hommage à Genette, qui m’a permis de revenir sur ces questions. Je reconnais bien volontiers l’importance majeure de cette longue filiation des modèles alternatifs à la focalisation genettienne, dont le but est de définir de manière beaucoup plus précise la construction des effets de subjectivité dans le récit. Cette tradition critique débute avec Mieke Bal (1977 ; 1985) et se prolonge, entre autres, dans les travaux de Shlommith Rimmon-Kenan (1983), de François Jost (1989) ou de Manfred Jahn (1996), avant de trouver en France un aboutissement mieux ancré linguistiquement dans les travaux d’Alain Rabatel (voir notamment 1998 ; 2009).

34 Personnellement, je suis absolument convaincu que l’approche de Rabatel apporte des outils devenus incontournables pour étudier la manière dont le narrateur peut, occasionnellement, opérer un débrayage énonciatif (complet ou partiel) de sa perspective pour adopter (ou feindre d’adopter) le point de vue subjectif de tel ou tel personnage. Cette question du débrayage énonciatif est évidemment fondamentale, autant pour la dynamique de l’intrigue que pour l’étude de nombreux autres phénomènes, tels que les effets de polyphonie et l’orientation axiologique du discours. Je suis le premier à enseigner ces outils, qui remédient de manière bienvenue au manque d’ancrage linguistique de la plupart des approches narratologiques classiques.

35 Je crois toutefois nécessaire, lorsqu’on se penche sur les perspectives narratives, de distinguer clairement les questions relatives à la subjectivité représentée de celles que l’on pourrait qualifier de cybernétiques, c’est-à-dire qui renvoient strictement à la quantité d’information transmise au lecteur. Le désaccord profond entre Genette et les théories formelles de la subjectivité qui, depuis Mieke Bal jusqu’à Rabatel, s’intéressent aux personnages focalisateurs, repose sur cette distinction exposée par Burkhardt Niederhof, que je me permets de citer à nouveau, car il met le doigt sur un point fondamental : Il y a de la place pour les deux [concepts] parce que chacun met en évidence un aspect différent d'un phénomène complexe et difficile à saisir. Le point de vue semble être la métaphore la plus efficace pour les récits qui tentent de rendre l’expérience subjective d’un personnage. [...] La focalisation est un terme plus approprié lorsqu’on analyse la sélection des informations narratives qui ne servent pas à restituer l’expérience subjective d’un personnage mais à créer d’autres effets, tels que le suspense, le mystère, la perplexité, etc. (Niederhoff 2011 : §18, m.t.)

36 Cela fait déjà plus de vingt ans que mon collègue stylisticien Gilles Philippe avait cerné le problème lorsqu’il affirmait que la « question fondamentale de la gestion de l’information dans le texte romanesque est généralement abordée à l’aide d’éclairantes mais encombrantes métaphores visuelles : point de vue, vision, focalisation, restriction de champ… » (1996 : 81). Face au risque de confusion engendré par ces métaphores, Gilles Philippe insistait notamment sur la nécessité de distinguer clairement les paramètres textuels qui définissent la quantité de l’information de ceux qui concernent la

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qualité de l’information, où s’opposent les « textes à direction objective (accent mis sur le perçu) et les textes à direction subjective (accent mis sur le percevant) » (1996 : 82).

37 La nécessité de distinguer quantité et qualité de l’information m’a toujours parue évidente du fait mes collaborations interdisciplinaires – au sein du GrEBD4 ou du NaTrans5 – avec des membres de la section de cinéma de l’Université de Lausanne. Cela fait de nombreuses années que mon collègue Alain Boillat m’a rendu attentif au fait qu’à la suite des travaux de François Jost sur l’ocularisation et l’auricularisation (Jost 1987 ; Jost et Gaudreault 1990) les études filmiques considèrent comme banal de différencier l’ancrage subjectif de la représentation audio-visuelle de la question plus générale de la gestion des savoirs transmis aux spectateurs, ce dernier aspect déterminant la dynamique de l’intrigue, ainsi que le soulignent les travaux de David Bordwell6. Cela ne veut pas dire que ces deux manières d’aborder la question des perspectives narratives seraient sans rapports l’une avec l’autre, mais il s’agit de deux aspects différents renvoyant à un phénomène complexe. L’innovation que je propose dans mon dernier livre est donc toute relative si l’on se place dans une perspective transmédiale, puisqu’elle fait écho à des approches bien établies dans d’autres disciplines (cf. Baroni 2017c).

38 D’ailleurs, je mentionne le cas de la scène d’ouverture des Dents de la mer (1975) dans laquelle le récit est focalisé sur une baigneuse qui se fera dévorer par un requin. L’usage de la caméra subjective, qui montre la baigneuse en contre-plongée (c’est le cas de le dire) du point de vue sous-marin du prédateur, est un moyen de signaler la présence du requin et de renforcer le suspense. L’ocularisation interne produit donc une focalisation élargie plutôt qu’elle ne débouche sur une restriction de champ : le public tremble pour la baigneuse insouciante, parce qu’il en sait davantage que cette dernière, qui ignore le danger imminent qui la menace. Si l’on ne distingue pas point de vue et focalisation, on déboucherait ainsi sur une contradiction, puisqu’une focalisation « interne » (point de vue du requin) serait en même temps une focalisation « zéro » (le réalisateur nous en montre plus que ce que peut connaître le personnage). J’ajouterai que l’analyse de l’ocularisation au cinéma – qui est très proche, dans son principe sinon dans ses moyens formels, de l’analyse de la construction textuelle du point de vue – est un élément clé pour l’analyse de la dynamique de l’intrigue, mais que son interprétation passe par la prise en compte d’une autre dimension : celle de l’analyse des savoirs mis en scène par la représentation, où la mesure passe par la comparaison entre les connaissances du public et ce que savent les personnages focalisés par le récit.

39 Pour expliciter la chose, je prendrai un autre exemple, littéraire cette fois, tiré d’une nouvelle de Maupassant. L’Auberge raconte l’histoire d’Ulrich Kunzi, qui s’occupe du gardiennage hivernal d’une auberge de montagne avec son compagnon Gaspard Hari et leur chien Sam. Après la disparition et la mort probable de Gaspard pendant une nuit de tempête, la culpabilité, la solitude et l’excès d’alcool font tomber Ulrich dans la folie, et il finit par s’imaginer entendre les cris de son ami disparu, comme s’il revenait le hanter. Au moment du climax de ce court récit (dont la nature conclusive est signalée par l’expression « une nuit enfin »), Ulrich ouvre la porte de l’auberge pour confronter le spectre : Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur la porte et l’ouvrit, pour voir celui qui l’appelait et pour le forcer à se taire. Il reçut en plein visage un souffle d’air froid qui le glaça jusqu’aux os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que Sam s’était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu pour se chauffer ; mais soudain il tressaillit,

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quelqu’un grattait le mur en pleurant. Il cria éperdu : « Va-t’en. » Une plainte lui répondit, longue et douloureuse. Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il répétait « Va- t’en » en tournant sur lui-même pour trouver un coin où se cacher. L’autre, pleurant toujours, passait le long de la maison en se frottant contre le mur. (Maupassant 1880 : 136)

40 On constate dans ce passage que de nombreux indices textuels nous informent sur l’état émotionnel d’Ulrich, sur ses perceptions et ses pensées. Le texte n’est pas intégralement en point de vue interne, mais il adopte majoritairement cette perspective subjective pour renforcer le pathos de la scène et nous faire ressentir la terreur éprouvée par le protagoniste. En même temps, le narrateur nous en dit plus que ce que sait le personnage, puisqu’il nous signale qu’Ulrich ne remarque pas que « Sam s’était élancé dehors ». Cette information cruciale nous permet de comprendre que ce sont les efforts du chien pour rejoindre son maître qui sont à l’origine de la terreur éprouvée par Ulrich, ce qui renforce non seulement le suspense mais aussi l’ironie tragique de la situation. On voudrait apostropher Ulrich et lui faire reprendre ses esprits, lui dire d’ouvrir la porte pour sauver son chien et recouvrer sa raison, tout comme on aurait aimé crier à la nageuse de rejoindre le rivage. Mais le processus de folie est trop avancé, ainsi que nous en informe le narrateur, qui nous place, jusqu’à la fin de la séquence, dans le point de vue du personnage. Dans cette perspective bornée, le chien n’est jamais identifiable en tant que tel, le texte nous le désigne comme « quelqu’un », « Une plainte », « l’autre ».

41 Dans ce cas, comme dans la scène des Dents de la mer, l’approche genettienne classique déboucherait sur une contradiction entre focalisation « interne » et focalisation « zéro ». Le paradoxe pourrait être résolu en recourant au bricolage conceptuel que constitue ce que Genette appelait une altération du mode, qui renverrait en l’occurrence à la figure de la paralepse. À mes yeux, il n’y a pas d’altération du mode : le narrateur (ou l’auteur) nous dit strictement ce qu’il veut, il est libre d’adopter occasionnellement le point de vue du personnage ou de s’en écarter quand cela s’avère nécessaire pour produire tel ou tel effet. Parler alors de focalisation « zéro » ou « variable » me semble trop vague et ne rend pas justice à la complexité du dispositif. Il vaut mieux, alors, recourir à la perspective offerte par Alain Rabatel pour montrer les éléments textuels qui nous placent dans le point de vue interne du personnage, tout en expliquant que la focalisation est, à cet endroit, stratégiquement élargie, de manière à renforcer le suspense de la scène. Le dispositif repose ainsi sur la combinaison entre un rapport empathique avec le personnage et un savoir augmenté par rapport à sa perspective cognitive limitée.

42 Il reste certainement de nombreuses précisions à apporter à cette reformulation de la focalisation et il faudrait mieux articuler cette dernière avec la théorie linguistique du point de vue, mais je suis convaincu qu’elle règle de nombreux problèmes inhérents à la théorie de la focalisation telle qu’elle est enseignée depuis des décennies. Depuis que j’explique en classe la différence entre point de vue et focalisation, et comment combiner ces deux approches pour interpréter la dynamique des textes littéraires (ou celle des planches de bande dessinée), la très grande majorité des étudiant·e·s appréhendent ces outils avec aisance et les mobilisent sans difficulté pour étayer leurs interprétations. Quand je compare cela avec les définitions incroyablement floues de la focalisation que l’on trouve, encore aujourd’hui, dans différents ouvrages de synthèse7, je me dis qu’il y a vraiment un gain heuristique à procéder de la sorte.

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43 Certes, s’il fallait vraiment ne garder qu’un seul modèle, je pencherais pour l’approche de Rabatel, qui a l’avantage de cerner de manière beaucoup plus précise le fonctionnement des « textes à orientation subjective ». Mais je trouverais regrettable de ne plus pouvoir recourir à des concepts supplémentaires permettant de s’interroger sur l’alternance de différents foyers narratifs (le personnage focalisé par le récit n’étant pas nécessairement saisi de l’intérieur8) ou sur des cas marqués où l’auteur joue sur une restriction ou un élargissement du champ de savoirs auxquels les lecteurs peuvent accéder.

44 Quant à cette démonstration évoquée par Ilias Yocaris, dans laquelle Rabatel (1997) exclut l’existence de la focalisation externe, elle résulte selon moi d’un malentendu, même si je reconnais que son origine est largement imputable à Genette. Comme j’ai essayé de l’expliquer, il ne s’agit pas de prouver que Rabatel a tort ou que Genette a raison. Quand on se place dans une interprétation de la focalisation sous l’angle la qualité de l’information, Rabatel a certainement raison d’affirmer que l’origine d’un énoncé ne peut être rattachée qu’à deux instances possibles : le narrateur9 ou le personnage. Mais, si la définition de la focalisation repose strictement sur une approche quantitative, qui consiste à comparer ce que savent lecteurs à ce que savent personnages, alors la question est complètement différente, et il faut bien tenir compte de trois possibilités : l’égalité, la supériorité ou l’infériorité.

45 Je disais que le malentendu est imputable à Genette, car cette orientation strictement quantitative n’est pas toujours très claire dans les définitions qu’il donne de la focalisation, qui oscillent entre des considérations sur la subjectivité et d’autres sur la restriction de champ. La conception cybernétique apparaît plus clairement dans l’une des sources dont s’inspire Genette : Tzvetan Todorov (1966 : 141-142) représente ces rapports par des symboles mathématiques (=, <, >) au lieu de recourir aux étiquettes interne, externe et zéro. L’usage des termes restreint et élargi vise simplement à retrouver ce modèle quantitatif fondé sur une comparaison entre des valeurs sans devoir nécessairement poser à chaque fois le comparant (ce que sait le lecteur) et le comparé (ce que sait le personnage focalisé).

46 Genette a probablement pris conscience du problème assez tardivement, lorsqu’il se voit reprocher de ne pas avoir tenu compte du personnage comme focalisateur potentiel du récit10. Dans Nouveau discours du récit, il précise : Par focalisation, j’entends donc bien une restriction de « champ », c’est-à-dire en fait une sélection de l’information narrative par rapport à ce que la tradition nommait l’omniscience. (Genette 2007 : 348)

47 Et il ajoute : Pour moi, il n’y a pas de personnage focalisant ou focalisé : focalisé ne peut s’appliquer qu’au récit lui-même, et focalisateur, s’il s’appliquait à quelqu’un, ce ne pourrait être qu’à celui qui focalise le récit, c’est-à-dire le narrateur – ou, si l’on veut sortir des conventions de la fiction, l’auteur lui-même, qui délègue (ou non) au narrateur son pouvoir de focaliser, ou non. (Genette 2007 : 347)

48 Genette affirmait que la recherche n’est « qu’une série de questions » et il ajoutait que l’essentiel était « de ne pas se tromper de question » (2007 : 350). Il me semble que les antagonistes auraient pu se réconcilier s’ils s’étaient accordés sur le fait que leurs réponses divergentes ne portent tout simplement pas sur les mêmes questions. Rabatel a raison d’affirmer que le point de vue ne peut être orienté que selon deux axes : celui du narrateur ou celui du personnage, et Genette a eu tort de parler de focalisation

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« interne » ou « externe ». Mais l’approche genettienne (et avec lui, celles de Todorov, Pouillon, Blain, Lubbock et quelques autres) qui consiste à s’intéresser à la sélection de l’information narrative par rapport à ce que la tradition nommait l’omniscience demeure certainement une piste valide, ou du moins utile, car elle éclaire certains paramètres fondamentaux pour la dynamique de l’intrigue.

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NOTES

1. Sur le caractère cyclique de cette crise et sur son contexte actuel, je renvoie au premier numéro de la revue Transpositio : http://www.transpositio.org/ 2. Je ne reviens pas sur la critique de Yocaris concernant ma lecture des Gommes de Robbe-Grillet. Il est évident que l’approche proposée dans la partie 3 visait avant tout à montrer que des mécanismes présidant au nouement et au dénouement d’une intrigue restent parfaitement lisibles dans la plupart des chefs-d’œuvre de la modernité du siècle passé, ce qui explique la surprise de ce « bonheur de lecture » qui découle « de l'emprise fascinante exercée par un univers fictionnel d'une remarquable densité » qu’évoque Frank Wagner lors de sa première réception des Gommes (Wagner 2011). Il ne s’agissait donc pas d’expliquer l’esthétique du Nouveau Roman par le biais d’un commentaire sur l’intrigue, mais de montrer que cette révolution esthétique ne remet pas complètement en cause la dynamique intrigante, puisqu’elle détourne autant qu’elle exploite les stéréotypes du roman policier et d’espionnage. À nouveau, il s’agissait de dépasser l’opposition traditionnelle entre commercialité et valeur esthétique, de manière à mettre en question l’affirmation péremptoire que les grandes œuvres de la modernité seraient nécessairement dépourvues d’intrigue. Pour une approche plus compréhensive de cette œuvre très riche, je renvoie à d’autres ouvrages plus complets, par exemple (Wagner & Dugast- Portes 2010). 3. L’analyse comparée du traitement journalistique des attentats du 13 novembre 2015 que j’ai récemment publiée dans la revue Questions de communication (Baroni 2018) permet de saisir l’importance, également dans le domaine de l’infocom, de distinguer un journalisme immersif, qui se plie aux contraintes de la mise en intrigue, d’un journalisme d’information, qui vise au contraire à inscrire les événements traumatiques dans une configuration qui en rend l’interprétation possible. Le choix journalistique de la mise en intrigue, qui devient de plus en plus banal avec le développement du journalisme narratif et de l’infotainment, possède ses risques et ses vertus, mais on ne peut le comprendre que si on l’oppose à une autre manière de raconter les événements de l’actualité. Voir également Merminod (2019) et Vanoost (2016). 4. Groupe d’étude sur la bande dessinée : http://wp.unil.ch/grebd/

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5. Pôle de narratologie transmédiale : https://wp.unil.ch/narratologie/natrans/ 6. Il faut noter que Bordwell (1985) s’inspire des travaux de Meir Sternberg (1978) sur les intérêts narratifs. 7. Sur cette question, voir Baroni (2020). Voir notamment la dernière édition de l’ouvrage d’Yves Reuter (2016), dont l’indécision entre les approches de Genette et de Rabatel pour définir la focalisation rend l’appréhension de cette dernière totalement obscure. 8. Certes, Rabatel (2009) parle alors de point de vue « embryonnaire », mais l’absence de marques formelles pour déterminer de tels foyers, en dehors de la quantité des informations accumulées, me semble s’écarter de la perspective proprement linguistique qui est la sienne. 9. Ici, je modalise quand même, car d’autres approches linguistiques, dans lesquelles Sylvie Patron (2009) s’inscrit, mettent en cause, avec des arguments très convaincants, la présence nécessaire d’un narrateur pour le récit de fiction. Il faudrait donc tenir compte de cas où le récit n’est orienté ni par le personnage, ni par la figure d’un narrateur optionnel, ce qui a été thématisé par l’idée d’un centre déictique vide. 10. Notons également que Genette, à cette époque, a pris connaissance des travaux de François Jost, et il affirme ceci : « Sur la différence entre focalisation et “ocularisation” (information et perception), et sur l’intérêt de cette distinction pour la technique du film et celle du Nouveau Roman, voir Jost, 1983a et 1983b chap. III (“La mobilité narrative”). Remontant de ces cas limites vers le régime ordinaire du récit, le travail de Jost me semble la contribution la plus pertinente au débat sur la focalisation, et à l’affinement nécessaire de cette notion » (Genette 2007 : 348).

AUTHOR

RAPHAËL BARONI

Université de Lausanne

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« De la force d’attraction des récits de fiction ». Entretien avec Vincent Jouve À propos de Pouvoirs de la fiction. Pourquoi aime-t-on les histoires ?, Paris, Armand Colin, 2019, « La Lettre et l’Idée » Propos recueillis par Frank Wagner

Frank Wagner

1 1°) Frank Wagner : Vincent Jouve, dans l’introduction de votre dernier ouvrage en date, Pouvoirs de la fiction, après avoir pris acte du considérable succès public que rencontrent aujourd’hui les récits de fiction, tous médias confondus, vous vous fixez comme objectif de « comprendre d’où vient cette force d’attraction du narratif » (p. 7). À l’échelle de votre bibliographie, on peut donc éprouver l’impression que vous êtes graduellement passé du « comment ? », à l’époque de La Poétique du roman (Armand Colin, 1997) ou de Poétique des valeurs (PUF, 2001) par exemple, au « pourquoi ? », dès Pourquoi étudier la littérature ? (Armand Colin, 2010). Quel regard portez-vous personnellement sur cette évolution, qui paraît en phase avec celle de nombre de recherches en poétique du récit ?

2 Vincent Jouve : La question du « comment ? » (fondamentale) suppose résolue la question du « pourquoi ? ». Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous sommes, comme vous le savez, dans une crise de légitimité des études littéraires. Après m’être interrogé sur ce que peut apporter l’enseignement des lettres dans Pourquoi étudier la littérature ?, j’en suis logiquement venu à me pencher sur les raisons qui nous poussent à consommer des textes littéraires et, plus généralement, des fictions. Comme le font remarquer les tenants du « darwinisme littéraire » (un courant théorique qui tente de replacer le fait littéraire et artistique dans le schéma de l’évolution), il est tout de même étrange que l’être humain ait consacré autant de temps à inventer et raconter des histoires au lieu de chasser et de se reproduire. Pourquoi avons-nous besoin de récits imaginaires ? Que nous apportent les textes de fiction ? L’espoir, c’est, qu’une fois

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ces questions résolues, on puisse en revenir à l’analyse des textes. Mais à une analyse « enrichie », qui prendrait en compte leur mode d’action sur le lecteur.

3 2°) FW : Cet infléchissement engage bien évidemment une forme d’aggiornamento épistémologique. Sans pour autant renier en rien vos travaux antérieurs de poétique et/ ou de théorie de la lecture, vous soulignez vous-même la nécessité, pour tenter de répondre aux questions que vous vous posez désormais, d’associer diverses « méthodes » (p. 8). Vous serait-il possible de revenir brièvement sur ces options méthodologiques comme sur leurs enjeux ?

4 VJ : A partir du moment où on ne parle plus seulement des textes mais du fait littéraire ou du fait fictionnel, on est face à une donnée anthropologique qui ne peut être cernée qu’en mobilisant l’ensemble des sciences humaines. Notre besoin de fiction tient à des raisons psychologiques, culturelles, sociales, mais peut-être aussi biologiques. Pour répondre à la question « pourquoi ne quitte-t-on pas la salle en courant quand on a peur au cinéma ? », on ne peut pas se contenter de dégager la structure du film, voire les procédés qui suscitent la peur. Il faut aussi réfléchir sur la différence entre la peur ressentie dans la réalité et la peur suscitée par une œuvre de fiction, et – surtout – expliquer pourquoi un certain nombre de spectateurs aiment avoir peur. L’esthétique ne nous dit pas grand-chose sur ces questions. En revanche, l’anthropologie, les sciences cognitives, voire les théories de l’évolution, nous donnent un certain nombre d’instruments.

5 3°) FW : En termes de méthode(s) toujours, à l’instar du Raphaël Baroni de Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires (Slatkine, 2017), vous vous déclarez « convaincu qu’une bonne théorie se juge à son application » (p. 9). Pourriez-vous élucider cette « conviction », que tous les théoriciens ne partagent pas nécessairement, et qui, dans votre cas, se révèle d’autant plus importante qu’elle conditionne l’existence même du dernier chapitre de votre livre (« 5. Applications ») ?

6 VJ : Même si l’évolution de mes questionnements m’a conduit à sortir du strict champ de ma discipline, je reste fondamentalement un professeur de littérature. Dès lors, une théorie ne m’intéresse que si elle peut, in fine, me donner de nouveaux outils pour l’analyse des textes. Sinon, on en reste à des modèles très généraux qui peuvent intéresser la philosophie et les sciences humaines mais dont, en tant que littéraires, on ne sait pas trop quoi faire. Pendant mes études, on m’enseignait les grands modèles théoriques des années 1970 : ceux du groupe Tel Quel, de Kristeva, de Sollers. C’étaient des machines intellectuelles fascinantes, mais dès qu’on se demandait comment les appliquer aux textes, on était un peu perdu. C’était pour moi une grande frustration. J’en ai gardé la conviction qu’on pouvait (devait) théoriser, mais sans jamais perdre de vue l’objectif final pour nous, littéraires : renouveler notre regard sur les textes. C’est ce que j’ai tenté de faire.

7 4°) FW : Puisqu’il vient d’être question de l’architecture de votre ouvrage, on peut, sans dommage pour sa lecture, je crois, préciser que vous y abordez successivement les problématiques de l’intérêt, de l’émotion et du sentiment esthétique, avant de vous intéresser aux gratifications à plus long terme que lecteurs et lectrices peuvent retirer de leur activité. Ce plan repose pour partie sur une dissociation de l’intérêt et de l’émotion, ou si l’on préfère du cognitif et de l’affectif, ce qui vous conduit notamment à souligner la dimension épistémique de la surprise, du suspense et de la curiosité, qu’à la suite de Meir Sternberg, Raphaël Baroni présente pour sa part (dans La Tension

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narrative, Seuil, 2007) comme autant de « fonctions thymiques ». Vous serait-il possible de justifier ce réajustement ?

8 VJ : C’est un des points de mon essai que je considère comme les plus importants. Pour rendre à César ce qui revient à César, c’est un psychologue cognitiviste, J.-L. Dessalles, qui travaille sur les conversations quotidiennes, qui a attiré mon attention sur ce point. Quand on aime discuter avec quelqu’un, ce n’est pas forcément parce que ses propos nous touchent ; ce peut être, plus banalement, parce qu’il réussit à susciter notre intérêt. Il me semble qu’on peut élargir cette distinction à la pratique de la lecture. Un récit peut m’émouvoir mais aussi, tout simplement, m’intéresser. C’est quelque chose que R. Baroni a très bien vu en soulignant l’importance de la curiosité, du suspense et de la surprise, qui ont une dimension fortement épistémique. Mais lorsqu’on a repris sa distinction, on a souvent parlé d’« émotions » narratives (j’ai moi-même dû le faire dans le passé). Ce n’est qu’une question de terminologie ; mais, comme l’intérêt d’un récit ne repose pas sur les mêmes ressorts que son impact en termes d’émotion (ce que je me suis efforcé de montrer), il m’a semblé préférable d’utiliser des mots différents.

9 5°) FW : En outre, vous montrez clairement que l’intérêt narratif est dans la plupart des cas fonction de l’inattendu à quoi lecteurs et lectrices se trouvent confrontés ; ce qui, de prime abord, paraît relever du bon sens. Toutefois, vous insistez également sur le fait que cette question de l’inattendu et de l’intérêt subséquent ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes dans les récits fictionnels et factuels ; soulignez la nécessité de distinguer inattendu diégétique et esthétique ; enfin pointez les « limites de l’analyse en termes d’inattendu » (p. 41 sq.). Cela fait trois questions en une, j’en ai peur, mais pourriez-vous évoquer succinctement ces divers points ?

10 VJ : L’inattendu est en effet au fondement de la séduction narrative. Rien de pire qu’un récit entièrement prévisible ! Mais, dans le récit de fiction, l’inattendu ne concerne pas uniquement l’enchaînement des faits ; il peut aussi porter sur la façon d’écrire. Quand un romancier (ou un cinéaste) invente une nouvelle technique, une nouvelle façon de raconter, il provoque la plupart du temps un sentiment de surprise, qui peut aller jusqu’à l’émerveillement : « on ne m’avait jamais raconté une histoire comme ça ! », se réjouit le lecteur. Cela peut suffire à donner envie de lire la suite. Maintenant, qu’il s’agisse du contenu ou de l’écriture, tout ne se ramène pas à l’inattendu dans un récit. L’intérêt peut aussi tenir à la complexité. Une situation complexe n’est pas forcément une situation inattendue : c’est une situation qu’on ne sait pas très bien comment interpréter, qui est susceptible de différentes lectures. Alors que l’inattendu est ponctuel et se trouve en général expliqué dans le cours du récit, le sentiment de complexité peut fort bien demeurer après la lecture. Quand le bossu de Féval révèle qu’il est Lagardère, c’est inattendu sur le moment ; mais le lecteur est assez vite capable de restituer la suite des événements qui ont conduit à ce coup de théâtre. En revanche, je ne sais toujours pas (ou, du moins, pas avec certitude) pourquoi Swann a failli mourir pour une femme qui, de son propre aveu, n’était pas son genre.

11 6°) FW : Même si les travaux de Michel Picard (La Lecture comme jeu, Minuit, 1986) et les vôtres (L’Effet-personnage dans le roman, PUF, 1992 ; La Lecture, Hachette, 1993) nous ont enseigné que la lecture littéraire est loin de se limiter à la mise en œuvre des seules facultés cérébrales, il n’empêche que lire, sur le plan cognitif, c’est tout de même interpréter, ou tenter de le faire. Précisément, certaines de vos analyses, fondées sur les recherches en sciences cognitives, portent sur « l’intérêt herméneutique » (p. 44 sq.), appréhendé en termes de « complexité » (id.). Vous serait-il dès lors possible de nous

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donner un aperçu de la façon dont, à la lecture d’un récit de fiction, s’articulent selon vous « complexité » et « accessibilité » ?

12 VJ : Le problème, avec la complexité, c’est qu’elle peut fasciner mais aussi rebuter le lecteur si elle dépasse un certain seuil. Si un récit est trop complexe, le risque, c’est que je finisse par le trouver opaque, voire franchement hermétique et qu’en conséquence la communication ne fonctionne plus. Pour « intéresser », la complexité doit donc toujours être accessible. Il ne faut jamais oublier que le consommateur de fiction recherche avant tout le plaisir : il ne faut donc pas exiger de lui trop d’efforts. Si j’annonce que j’ai trouvé un lithodes santolla (crabe royal de Patagonie) de couleur brune, la plupart des gens ne comprendront pas l’intérêt de cette découverte tout simplement parce qu’ils ignorent tout du lithodes santolla (et, en particulier, qu’il est réputé pour sa couleur rouge vif). En termes de plaisir de lecture, une situation complexe ne peut dégager toute sa puissance que si le lecteur n’a aucun mal à se la représenter. Si « Un amour de Swann » est si célèbre, c’est parce que personne n’a de mal à se représenter une histoire de passion amoureuse. En d’autres termes, pour que la fiction fonctionne comme fiction, il faut éviter que la complexité nuise à l’immersion ; l’histoire doit toujours demeurer accessible.

13 7°) FW : Après avoir traité ces épineuses questions, vous soulignez que « avec l’intérêt, l’émotion est l’autre grand moteur de la séduction narrative » (p. 61), ce qui ne paraît guère souffrir de contestation - surtout compte tenu du « tournant affectif » que d’aucuns identifient à l’heure actuelle dans les études littéraires. Mais l’« évidence » de ce paramètre n’est là encore qu’illusoire. Ainsi, après avoir rappelé à quel point il peut être délicat de définir les différents types d’émotions, vous soulignez la spécificité de celles que dispense la fiction, et vous attachez enfin plus particulièrement au repérage des facteurs susceptibles d’entraîner des variations de l’intensité émotionnelle (p. 80 sq.) dans le cadre de l’activité de lecture. Pourriez-vous dès lors brièvement expliquer en quoi l’on peut considérer que la lecture de récits de fiction dispense des émotions spécifiques ? Et préciser comment les paramètres de la proximité, de l’improbabilité et de la gradualité influent sur l’intensité émotionnelle dont lecteurs/lectrices font l’expérience ?

14 VJ : En vérité, la fiction ne dispense pas d’émotions spécifiques. Quand on est triste pour un personnage, on est vraiment triste ; et, quand on est content, on est vraiment content. Comme l’a montré Schaeffer, c’est dans le traitement que nous faisons des émotions que réside la différence. Dans la vie réelle, les émotions nous conduisent à adopter tel ou tel comportement. Mais, dans le cadre de la fiction, on se contente de les ressentir (Thénardier est un sale type, mais, comme je ne peux rien faire pour sauver Cosette, je me contente de tourner les pages des Misérables). C’est justement là le point important : à la lecture, je peux « vibrer », autrement dit vivre plus intensément, en toute sécurité, sans craindre que ce flux d’émotions me conduise à des comportements inadaptés (si l’on excepte le cas, pathologique, des lecteurs confondant fiction et réalité). Bref, j’ai le « bon » côté des émotions sans les « mauvais ». L’émotion est essentiellement liée à la situation représentée (ces malheureux passagers du Titanic qui sont en train de se noyer !), mais les récits – et, ici, on retrouve l’analyse textuelle – peuvent, par une série de procédés, « intensifier » ces émotions : on sera d’autant plus facilement ému par une situation qu’elle concerne des personnages que le récit nous a rendus « proches », qu’elle nous apparaît comme injuste (elle n’aurait pas dû se

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produire) et qu’elle a franchi un certain seuil (perdre dix euros au jeu, ce n’est pas très grave ; mais perdre ses économies, sa voiture, sa maison…).

15 8°) FW : À vous suivre, en matière de récit de fiction, le 3ème facteur décisif de séduction réside dans sa capacité de produire de l’intérêt esthétique – ce qui paraît difficilement contestable. L’intérêt majeur de ce chapitre réside selon moi dans la distinction qu’à partir des réflexions de Jean-Marie Schaeffer (Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, 1996), vous opérez entre plaisir esthétique et plaisir fictionnel, ainsi – et à vrai dire surtout – que dans votre hypothèse d’une tension entre immersion fictionnelle et satisfaction esthétique. Pourriez-vous en éclairer les modalités, et dire deux mots des enseignements qu’il paraît possible d’en tirer ?

16 VJ : Quand je propose cette distinction, j’emploie le mot « esthétique » dans son sens classique de « plaisir suscité par la dimension artistique d’un objet d’art » (texte bien écrit, film bien construit, etc.). Or, le récit de fiction est aussi un objet d’art. Il suscite donc, lorsqu’il est réussi, deux plaisirs assez différents : le plaisir de s’immerger dans une histoire (je m’intéresse à ce qui arrive aux personnages, aux événements qui se produisent) et le plaisir de « consommer » un objet agréable dont les phrases sonnent bien, dont le style est fluide, qui éventuellement peut me surprendre par des innovations formelles. Le problème est que ces deux dimensions peuvent entrer en conflit : l’immersion dans l’histoire suppose que j’oublie momentanément que j’ai affaire à un texte alors que le travail sur l’écriture, s’il est trop visible, me rappelle que j’ai affaire à un texte. Le risque, si c’est trop bien écrit, c’est qu’on n’y croie plus ! Barthes disait : j’ai une maladie, je vois le langage. Je ne sais pas si on peut en tirer des enseignements. Disons qu’en tant qu’écrivain, il faut savoir quelle est sa priorité : écrire un « beau » texte ou raconter une histoire prenante. Mais les « très grands » auteurs arrivent à concilier les deux, comme, par exemple, Flaubert dans Madame Bovary.

17 9°) FW : Votre 4ème chapitre, « Les vertus de la fiction » (p. 111 sq.) peut paraître déterminant, dans la mesure où vous y abordez frontalement ces pouvoirs évoqués dans le titre de votre ouvrage. C’est en effet une fois parvenu à ce stade de votre raisonnement que, dans le sillage d’un Ricœur (Le Conflit des interprétations, Seuil, 1969) réfléchissant à la « signification » conçue comme moment de la reprise du sens par le lecteur, de son effectuation dans l’existence réelle, vous scrutez les bénéfices que lecteurs et lectrices peuvent retirer de leur activité. Vous serait-il dès lors possible de donner un aperçu de ces somme toute nombreux pouvoirs du récit de fiction ?

18 VJ : Il me semble peu contestable que le récit de fiction ait de nombreux « pouvoirs », ou « effets », si l’on préfère. Outre sa fonction compensatrice évidente (il nous permet de réaliser imaginairement toute une palette de désirs), il nous permet d’expérimenter les situations les plus diverses (au moins sur le plan émotionnel) en nous évitant les écueils d’un apprentissage dans le monde réel. Il nous permet ainsi de découvrir des dimensions de nous-mêmes que, sans le relais de la fiction, nous n’aurions jamais eu l’occasion d’actualiser. La fiction permet aussi de se mettre dans la peau de personnages qui ne nous ressemblent pas, ce qui est très formateur en termes d’ouverture à l’altérité. De ce point de vue, on peut dire que la lecture de fiction participe au renforcement du lien social.

19 10°) FW : En conclusion de ce chapitre essentiel, analysant, en matière de développement cognitif, le poids relatif du texte et du travail interprétatif que lecteurs/lectrices effectuent sur lui, vous prenez la précaution de souligner l’importance de la qualité de l’objet sur lequel se porte le regard. Dans la mesure où votre position prend le contrepied

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de celle qui tend bien souvent à prévaloir de nos jours dans le champ des études culturelles, comment justifieriez-vous votre insistance sur la qualité ou la valeur esthétique du corpus ?

20 VJ : Avec le développement des études culturelles (qui me paraît positif en lui-même : on a tout intérêt à savoir comment fonctionnent les objets culturels que nous consommons massivement), la tendance est de considérer que tous les objets culturels se valent (leur hiérarchie en termes de qualité relevant, nous dit-on, d’un point de vue subjectif et culturel). L’important, affirment les culturalistes (dont certains sont excellents), c’est le regard que l’on porte sur l’objet : un angle d’approche approfondi peut rendre n’importe quel objet intéressant. Je pense que non. On peut certes dire des choses passionnantes sur le steak frites (voyez Barthes dans Mythologies) ; mais on tourne très vite en rond. Alors que, lisant Hamlet ou Don Quichotte, on peut, quasiment à chaque lecture, découvrir de nouveaux sens ou centres d’intérêt. Ce « constat » (ou ce que je considère comme tel) est pour moi fondamental : c’est lui qui justifie la spécificité des études littéraires. Ce qui n’implique en aucun cas qu’on ne doive pas pratiquer par ailleurs des études culturelles. Ce qui me semble dangereux, c’est la dissolution des premières dans les secondes.

21 11°) FW : En matière de valeur esthétique, les textes auxquels vous consacrez les études empiriques de détail constituant votre 5ème et dernier chapitre (La Fortune des Rougon de Zola, Albertine disparue de Proust, Le Vice-consul de Duras) devraient sans trop de peine pouvoir faire l’objet d’un consensus… Dans la mesure où vous les avez visiblement sélectionnés afin de vous confronter à des « échantillons » esthétiquement variés, vous serait-il possible de synthétiser les « pouvoirs » (partagés, ou, à l’inverse, singuliers) qu’ils vous ont paru manifester ?

22 VJ : J’ai volontairement choisi des « classiques » de la littérature pour montrer que la force des classiques est précisément dans ce pouvoir qu’ils ont de continuer à nous parler. Comme je vous l’ai dit, je ne crois pas que tous les objets aient la même valeur. De façon un peu mécanique (dans un souci didactique, on ne se refait pas !), j’ai appliqué aux trois extraits la même méthode pour voir ce qu’elle pouvait donner sur des textes de factures très différentes. L’exercice comporte à la fois une dimension poéticienne (par quels procédés tel passage suscite-t-il de l’intérêt et de l’émotion ?) et une dimension inévitablement plus personnelle puisque les « effets » produits par un texte sont en grande partie fonction de l’équation propre à chaque lecteur. J’ai donc pris mes réactions à titre d’exemple. Elles n’ont pas de valeur générale : mon objectif était de montrer comment, dans la lecture, le récit se mêle à la texture intime de chacun. Mais ce peut être une façon d’attirer vers les textes un public qui a tendance à s’en éloigner : si on veut (re)donner l’envie de lire aux adolescents, leur montrer comment, à partir de procédés objectifs, le texte suscite une expérience singulière qui les concerne au plus profond n’est sans doute pas la plus mauvaise des stratégies.

23 12°) FW : À la faveur d’un ultime clin d’œil à l’œuvre de Proust, vous concluez votre ouvrage par une forme d’hommage à ce que, « faute d’un terme plus adéquat », écrivez- vous (p. 188 et dernière), vous qualifiez de richesse « intérieure » (idem) « alimentée » par les récits – par-delà le plaisir, aussi intense soit-il, suscité par leur apparence. Pourriez-vous quelque peu préciser ce que peut être cette « richesse intérieure » que la fréquentation de certains récits de fiction nous permettrait d’accroître ?

24 VJ : Le récit doit d’abord séduire sur le plan formel. C’est la condition préalable pour que nous acceptions de continuer l’aventure et de vivre des expériences plus

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profondes, c’est-à-dire qui nous touchent « intérieurement », dans ce que nous pensons ou ressentons. C’est un peu ce que dit Proust pour la rencontre amoureuse : Marcel remarque les yeux d’Albertine (qui n’est, pour l’heure, qu’une cycliste croisée sur la plage). Mais il explique que si ce regard le retient, ce n’est pas seulement parce que c’est un beau regard – un regard lumineux –, mais parce qu’il ouvre sur la richesse intérieure de la jeune femme, sentiment qui lui donne envie de la connaître plus avant.

25 13°) FW : Vincent Jouve, pour clore cet entretien, permettez-moi une ultime question. Les « pouvoirs » de la littérature, et en son sein du récit de fiction, sont fréquemment abordés dans une perspective non pas anthropologique, comme la vôtre, mais disons « socioculturelle ». La question est alors de savoir ce que peut le récit fictionnel à une échelle supra-individuelle. Telle n’était bien sûr pas votre perspective dans le cadre de cet ouvrage, mais à titre de prolongement, et peut-être de complément, que pensez-vous de ces autres (?) pouvoirs de la fiction ?

26 VJ : Je n’ai pas abordé la dimension socioculturelle dans cet essai car je voulais réfléchir sur le fait narratif en tant que tel. On consomme des récits dans toutes les cultures et depuis un temps immémorial, sans doute depuis les débuts de l’humanité. Je me suis donc situé sur un plan forcément très général. Mais il est évident que les principes généraux de la séduction narrative se déclinent en termes sociologiques et culturels. C’est pour cela qu’il y a une histoire de la littérature et du récit. Il me semble toutefois que l’intérêt du corpus littéraire est dans cette capacité qu’il a de nous arracher à nos repères (historiques, culturels, sociologiques) pour nous ouvrir à de nouvelles façons de voir et de penser. On peut certes faire étudier aux adolescents d’aujourd’hui des produits qu’ils consomment déjà et qui correspondent parfaitement à leurs attentes (films à grand spectacle, séries télévisées, bandes dessinées). Comme je l’ai dit, cela présente l’intérêt de les conduire à adopter un regard réflexif sur leurs propres pratiques. Mais il me semble que leur faire aimer des textes qui traitent de questions qu’ils ne se posaient pas forcément, et dans des termes qu’ils n’imaginaient pas forcément, est infiniment plus enrichissant.

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