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Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (InaLF) [Les] morts qui parlent [Document électronique] / Eugène-Melchior de Vogüé PREMIERE PARTIE p1 chapitre premier. L' orateur : la parole est à M. Elzéar Bayonne. Le président Duputel jeta ces mots de la petite voix malicieuse et nonchalante, alliacée par un léger accent du Midi, qui rappelait, au dire de ses flatteurs, l' organe de son compatriote Adolphe Thiers. Il articula chaque syllabe, comme un régisseur de théâtre qui attend un effet certain du nom qu' il lance aux spectateurs. L' effet voulu se produisit aussitôt. Le bourdonnement des conversations particulières mourut sur les banquettes redevenues silencieuses. Les députés qui péroraient dans un groupe, au pied de la tribune, regagnèrent leurs sièges. L' injonction machinale : " à vos places, messieurs ! " prit dans la bouche des huissiers une intonation persuasive. p2 Par les deux tambours de droite et de gauche, les couloirs dégorgèrent dans l' hémicycle un flot de retardataires qui se hâtaient vers les sentiers ménagés entre les travées. Au banc du gouvernement, les figures lasses des ministres se relevèrent au-dessus des dossiers, avec le mouvement instinctif de taureaux harcelés dans l' arène, col rentré, cornes tendues pour repousser un nouvel assaut. Des secrétaires, des attachés de cabinet, des sénateurs en maraude au palais-bourbon se massèrent des deux côtés de la tribune, debout, obstruant le passage. Tandis que les gradins se couronnaient de longs cordons de têtes attentives, un tassement précipité se faisait au-dessus, dans les galeries du premier étage, dans les tribunes du second. Des journalistes rentraient en coup de vent, des femmes se penchaient aux premiers rangs, le buste en offrande. Dans le grand théâtre national subitement rempli, du parterre aux loges, des loges au poulailler, on vit passer sur toutes les physionomies l' air de recueillement voluptueux qu' elles prennent à l' opéra, au moment où le ténor entre en scène pour la romance attendue. L' homme qui concentrait sur lui tous ces regards gravit lentement les marches de la tribune. Il promena un coup d' oeil circulaire sur l' assemblée ; il s' installa dans sa forteresse d' acajou, sans se hâter, avec la tranquillité voulue de l' acrobate qui rassemble ses muscles sur une plate-forme du cirque avant de se risquer sur la corde raide. Durant ces p3 quelques secondes de préparation muette, il laissa le circuit magnétique s' établir entre son auditoire et sa personne. -vous aviez raison, ma chère, comme il est bien, cet affreux homme ! -murmura une provinciale à l' oreille de sa voisine. Le sentiment traduit par cette remarque se peignait sur les visages curieux de toutes les femmes qui achevaient l' examen rapide d' Elzéar Bayonne. Il était très bien, en vérité, le jeune chef du parti socialiste ; grand et dégagé, la taille élégamment prise dans une redingote aux revers de soie, le front rejeté en arrière sous la couronne des cheveux noirs, négligemment bouclés ; un large front tout rayonnant de pensée, foyer où l' on sentait couver la flamme qui jaillissait des beaux yeux, ardents et doux. Leur caresse atténuait ce qu' il y avait d' un peu dur dans la courbe du nez en bec d' aigle, dans la ligne mince des lèvres, retirées sous la moustache brune. -une tête de César, - disait un des séides fervents de Bayonne, le vieux Caucuse, mulâtre des Antilles, ancien délégué de la commune aux beaux-arts. -de César asiatique, - ajoutaient les envieux ; et, en effet, le masque pâle qui s' enlevait sur le front obscur du bureau présidentiel rappelait les faces de marbre des empereurs syriens. Dès les premiers mots, la voix de l' orateur consomma la prise de possession physique qui lui livrait cette assemblée. Voix au timbre grave, mordante et chaude comme la vibration d' une corde de violoncelle ; p4 stridente d' ironie, quand sa colère fouaillait un adversaire, elle redevenait, l' instant d' après, une musique de plainte profonde, alors que le défenseur des misérables disait leurs peines sourdes, leur soif de justice et de pitié. Le débat roulait sur une loi ouvrière. La commission rapportait un projet déposé depuis sept ans, voté une première fois durant la précédente législature, retenu ensuite au sénat pendant quelques années, renvoyé par la haute assemblée avec des modifications destructives du principe même de la loi. La commission avait péniblement reprisé cette toile de Pénélope ; mais, après trois jours de discussion, il ne restait plus rien du projet primitif, criblé d' amendements contradictoires. Les orateurs du centre avaient proposé et fait passer des restrictions qui annhilaient toutes les garanties données aux associations syndicales ; puis, changeant de tactique, ce même centre avait voté deux articles additionnels introduits par l' extrême gauche, et si gros de conséquences dangereuses qu' ils eussent rendu la loi inapplicable. Ces articles, habilement rédigés, revêtaient le caractère d' une manifestation sentimentale dont on ne pouvait laisser le bénéfice à des adversaires : ils fournissaient un excellent tremplin électoral. Au passage des urnes, le mot d' ordre accoutumé avait couru sur les bancs de la majorité : -blanc ! Blanc ! Votons blanc ! Le sénat ne votera jamais cela, la loi est enterrée ! Et vingt voix s' étaient aussitôt élevées : p5 -le renvoi de l' ensemble à la commission ! Le rapporteur demandait lui-même ce renvoi, du ton vexé et avec le découragement sincère d' un auteur dont la pièce est reçue à corrections. Le ministre combattait mollement la demande, avec le découragement feint d' un homme d' état qu' on empêche d' aboutir. On savait le ministre hostile à la loi : nul ne prenait le change sur la manoeuvre de l' adroit pilote, qui se plaignait de ramener le navire aux chantiers et se réjouissait en secret à l' idée de l' échouer dans les ensablements du port. Bayonne avait jugé la partie perdue, cette fois encore. Jetant par-dessus bord la loi mort-née, il revenait à son réquisitoire habituel contre l' ordre social, à ses amplifications oratoires où son talent se complaisait. -oui, disait-il, nous ne regrettons pas de vous voir refuser aux prolétaires jusqu' à ces médiocres palliatifs, qui leur donneraient peut-être l' illusion menteuse d' un effort pour les libérer. Nous avons défendu la loi en essayant de l' améliorer, nous l' eussions votée, parce que nous ne sommes pas des théoriciens intransigeants, parce que vous nous trouverez toujours prêts à faciliter l' éclosion de la plus humble fleur de justice sur le terreau décomposé de la société capitaliste. Vous venez l' arracher de vos propres mains, cette pâle fleur des ruines : faites, nous triompherons une fois de plus de votre aveu d' impuissance ; chacun de vos reculs marque pour nous un pas de plus vers l' avènement de l' ordre p6 nouveau, de l' ordre juste et rationnel. Ah ! Messieurs, vous ne voulez même pas qu' il passe un peu d' air et de lumière sous l' énorme pyramide, chaque jour plus haute, chaque jour plus lourde, qui pèse sur les multitudes écrasées. Tant mieux ! Ce peuple éternellement abusé se redressera plus tôt pour la renverser de fond en comble ; il sait, dans son admirable patience, que, plus cruelles sont les souffrances d' aujourd' hui, plus prochaine et plus complète sera leur récompense, sa victoire de demain. Merci, vous qui ouvrez de force les yeux que nous n' aurions pas encore réussi à dessiller ! Les applaudissements et les " très bien " partaient en fusées nourries des gradins de l' extrême gauche. Le centre écoutait silencieusement, comme on écoute du rivage le grondement des vagues irritées, avec un petit frisson de plaisir à les voir venir si hautes, avec la certitude tranquille qu' elles n' arriveront jamais jusqu' à la crête de la falaise où l' on jouit de leur bruit. Bayonne continuait : il refaisait pour la vingtième fois le tableau de la féodalité financière, il la juxtaposait traits pour traits à la féodalité militaire de jadis ; et, dans un élan de facile hardiesse, l' orateur socialiste rendait justice à cette dernière, qu' il proclamait plus humaine, plus élastique, moins étroitement fermée aux évasions possibles du serf. Des bancs de l' extrême droite, quelques applaudissements timides s' élevèrent, répondirent à ceux de la gauche. Ils redoublèrent, après une phrase sur p7 le pouvoir modérateur de l' ancienne royauté. Le petit vicomte Olivier De Félines battait frénétiquement des mains, comme bat des ailes une alouette attirée au miroir. -regardez qui vous applaudit ! Interrompit une voix au centre. Du regard et du geste, Bayonne fondit sur l' interrupteur. -M. Cornille-Lalouze m' invite à regarder qui m' applaudit. Cette interruption revient souvent ici : j' en admire toujours la beauté. En effet, m. Le vicomte de Félines et ses amis m' applaudissent. Ils ne partagent pas mes espérances démocratiques, et ils savent comment je considère l' aimable puérilité de leurs regrets monarchiques. Ils m' applaudissent pourtant, dans le moment que je dénonce vos fautes. Et après ? Quand M. Cornille-Lalouze parle à cette tribune, quand il y vient consolider le pouvoir de l' argent et les privilèges de ses détenteurs. M. Le vicomte de Félines et ses amis applaudissent l' opportuniste, l' anticlérical qui rassure momentanément leurs intérêts. C' est le jeu naturel de la politique ; et j' ai assez de philosophie pour ne jamais dire à l' honorable M. Cornille-Lalouze : regardez qui vous applaudit ! " un rire étouffé courut sur tous les bancs. M. Cornille-Lalouze n' avait jamais proféré une parole à la tribune. Cet homme gras et déplaisant, enrichi dans la fabrication des bicyclettes, envoyé à la chambre par une circonscription pauvre et sensible aux bienfaits, p8 était peu sympathique à ses collègues.