LA FANTAISIE DE DANS SES CONTES

by

Michele Ruble

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research -McGill University in partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

.Department of French Language and Literature McGill University Montreal December 1974 ,,Master of Arts 0 Department of French Language and Literature McGill University

LA FANTAISIE DE VOLTAIRE DANS SES CONTES

by

Michele Ruble

RESUME

En prenant le mot "fantaisie11 dans son sens le plus large, c'est-a-dire invention ou creation de !'imagination pure, et en l'appliquant aux Contes, cette etude a degage des structures conscientes et inconscientes dans la fantaisie de Voltaire.

Au niveau de l'inconscient, la fantaisie cree trois visions du monde qui reproduisent en gros les divisions du temps: passe, present et futur. Ces mondes imaginaires sont renforces par la creation de mythes, d'images et de symboles issus de l'imaginaire voltairien. On observe aussi une evolution dans la fantaisie qui suit de pres l'evo­ lution de la pensee et de la vie de Voltaire.

Au niveau de la creation consciente, Voltaire invente dans ses "contes philosophiques" une forme et un style parti­ culiers qui tendent vers la schematisation du recit et l'humour; le role de la fantaisie se limite alors a procurer au lecteur un divertissement ou une evasion par le rire.

En somme, la fantaisie est toujours au service de la raison dans les Contes, et c'est sous le voile de la fantaisie que Voltaire exprime son ideologie. Master of Arts Department of French 0 Language and Literature McGill University

LA FANTAISIE DE VOLTAIRE DANS SES CONTES

by

Michele Ruble

ABSTRACT

If studied in its broadest sense, that is, as the invention or creation of pure imagination, the fantasy in the Philosophic Tales of Voltaire reveals two structures, one unconscious and one conscious.

On the unconscious level, fantasy creates three visions of the world which approximately reproduce the divisions of time: past, present, and future. The framework of these imaginary worlds is strengthened by the creation of myths, images, and symbols which all pertain to a voltarian imagery. In addition, there is an evolution of fantasy which follows closely the evolution of the author's life and thought.

On the conscious level, Voltaire uses many stylistic and narrative devices which give the story schematization and humor; the role of fantasy is therefore limited to provide the reader with entertainment and evasion of reality through laughter.

Fantasy, then, is always subjected to reason in the Tales, a.nd it is under the cover of fantasy that Voltaire expresses his of life. 0

0 0

TABLE DES MATIERES

Page

INTRODUCTION. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 1

CHAPITRE I: LES ELEMENTS CONSTANTS DE LA FANTAISIE. • . . . 8 A. Le monde enfantin. • • . . . 10 Les mythes • • • • • • • • • • • . . . . 13 la schematisation. • • • • • 15 Autres caracteristiques ••••• . . . . 19 B. Le monde imaginaire...... 24 Le pays ideal. • • • ...... 24 L'Orient ••••••••• . . . 28 Le monde du mystere. • • • • . . 31 Le voyage intersideral • • • . . . . 34 Le voyage celeste. • • • . . 36 C. Le monde absurde ...... 39 Le non-sens •••••••••• 41 Le ridicule. • • • • • • • . . . 46 Themes particuliers •••••• • • • • • 49

CHAPITRE II: L 1 EVOLUTION DE LA FANTAISIE. 55

A. La forme • • • • • ...... 56 Evolution chronologique. • • • . . . . . 56 Les fluctuations • • • • • • • . . . . . 61

ii 0 Page B. Les themes •••.•• 63

Les femmes, l'amour et le mariage. 64 Le heros voyageur. • • • • 70 Le retour ••• . . . 76 Les animaux. • • • • • • • • • • • • • • 77 La chute • • • • • • • • • • • • . • • • 79 Le pere ••• ...... 84

CHAPITRE Ill: LES STRUCTURES NARRATIVES...... 90 A. Lee images 91

Les images fixes • • • • • • • • 91 Les images a valeur variable . . . . 98 B. Le style • ...... 105 c. Le conte philosophique . . . . . 123 Les sources du conte philosophique • 128 Les deux plans du conte. . • • • 132 Le role de la fantaisie. • • • • • • • • 136

CONCLUSION. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 142

BIBLIOGRAPHIE • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 148

iii 0

INTRODUCTION

"Les critiques fran<;;ais oublient que l'imagination a des lois propres, auxquelles la raison ne peut nine doit toucher". Goethe.

Les Contes,l plus qu'un art de vivre, offrent l'image

du trajet parcouru par Voltaire pour atteindre au bonheur.

sa qu~t~ s'accomplit en deux temps: c'est d'abord la recher-

che d'un equilibre psychologique au sein d'une existence

troublee qui se termine a , avec l'installation de

Voltaire a Ferney, et qui sera suivie d'une periode de calme

et de bonheur relatif, marquee par une effervescence litte-

raire, pendant laquelle l'auteur, rejetant toutes les con-

traintes qu'il s'etait imposees jusque-la, va donner libre

cours a sa fantaisie.

lNote preliminaire: tous les renvois aux Contes de Voltaire indiquent la page de Contes et Romans, Garnier freres edition illustree, Paris, 1960. 0 2

0 Notre but sera d'analyser et d'interpreter les jeux

de la fantaisie et de !'esprit de Voltaire dans les Contes,

pour arriver a une meilleure comprehension du Moi voltairien.

Nous avons limite notre enqu~te a trois domaines precis: les

elements constants de la fantaisie, !'evolution de la fan-

taisie dans la forme et les themes des contes, et les

structures du style et du recit~ On remarquera que cette

division correspond dans ses grandes !ignes a la definition

que nous allons donner de la "fantaisie".

C'est a Voltaire que nous empruntons les elements

principaux de cette definition: voici ce que l'auteur du

11 Dictionnaire Philosophique ecrit a !'article "Fantaisie :

Fantaisie signifiait autrefois !'imagination, et on ne se servait ,guere de ce mot que pour exprimer cette faculte de l'ame qui re9oit les objets sensibles.

(c'est-a-dire !'imagination representatrice qui n'est pas

creatrice d'images.)

Fantais veut dire aujourd'hui un desir singulier, un goat passager: il a eu la fantaisie d'aller a la Chine: la fantai­ sie du jeu, du bal, lui a passe. Un peintre fait un portrait de fantaisie, qui n'est d'apres aucun modele. Avoir des fantaisies, c'est avoir des goats extra­ ordinaires qui ne sont pas de duree.l

loeuvres Completes de Voltaire, Paris, Garnier freres, 1879, t.l9, p. 88. 0 3 En constatant que le mot a evolue, Voltaire elargit son sens:

la fantaisie se situe dans le domaine de !'imagination pure,

creatrice d'images. Dans cette definition, nous pouvons

interpreter ce que Voltaire nomme "un desir singulier"

comme un desir qui echappe a la raison et qui pourtant cons­

titue un des traits du caract~re, une des constantes du Moi,

que nous etudierons au premier chapitre. En outre, "un go'O.t

passager" ne sera qu'une tendance impulsive et representera

les humeurs passag~res du Moi, que nous verrons au second

chapitre.

Ajoutons encore que, si Voltaire insiste sur le

caract~re irraisonne et fugace de ces "go'O.ts'', c'est bien

parce qu'il les assimile aux r~ves et a ce que nous appel­

lerions aujourd'hui l'inconscient. On peut done dire que la

fantaisie est une imagination en liberte, jouant en marge du

reel et creatrice d'images. Cependant, la fantaisie ne perd

pas tout contact avec le reel, mais permet plutOt a Voltaire

de se menager l'ecart suffisant pour transformer la realite.

Notre etude de la fantaisie, sous cet angle, va permettre de

donner une nouvelle dimension au conte voltairien, car les

critiques, s'ils s•accordent a souligner 1? fantaisie de

Voltaire dans ses Contes, ne cherchent pas a approfondir la 4

question pour savoir ce que cette fantaisie represente, et

en quoi elle consiste. En general, on s'en tient A remar-

quer, comme le fait Yvon Belaval, que la fantaisie a pour but

de divertir et que 11 l'esprit de Voltaire obeit ••• A l'obser- 1 vation d'une regle mondaine: ne pas ennuyer". Et le mepris

que Voltaire a affiche pour les oeuvres de fiction, semble

offrir !'argument majeur A ceux qui soutiennent que la fan-

taisie de Voltaire a pour but unique le divertissement du

lecteur. M. Torrey rapporte que notre auteur,

as a rule ••• disliked novels, considering them frivolous, and made exceptions only for the short oriental tale provided with a philosophical background.2

Pourtant, comment concilier ce mepris de la fiction avec le

temoignage de l'homme qui a passe des annees aupres de

Voltaire? et qui ecrit:

Lorsque mmn ma1tre etait triste ou souffrant. il me disait: 'Allez-moi chercher un volume de l'Arioste, ou bien ma Jeanne [la Pucelle]' •3

11 11 lyvon Belaval, L'esprit de Voltaire , Studies on Voltaire, XXIV, Geneve, 1963, p. 141.

2Norman L. Torrey, The Spirit of Voltaire, Columbia University Press, 1938, p. 106. 3 Longchamp, Wagniere, Memoires sur Vo1taire, T. I, Paris, Aime Andre, 1826, p. 25. 0 5 Il faut done conclure que le mepris de la fiction ne

s'applique qu'aux oeuvres ou !'imagination cherche A corn-

bler le vide de la pensee.

C'est pour mieux comprendre le rOle particulier que

Voltaire donne A la fantaisie, dans ses oeuvres legeres, que

nous avons tenu A relever les euphemismes, les images, les

symboles que l'on rencontre dans les Contes et qui, tout

autant que le style, sont le propre de l'homme parce qu'ils

montrent sous le voile de la fantaisie ses aspirations et ses

frustrations.

Il est indeniable qu'on a trop longtemps minimise

le rOle joue par !'imagination pure dans l'oeuvre de Voltaire.

M. Rene Pomeau declare que notre auteur possede une intelli-

gence "non-creatrice" et qu'il est "esclave de l'imitation": 1

et Andre Le Breton ajoute que Voltaire n'a pas !'imagination 2 creatrice, mais de la "fantaisie d•esprit". Il revient,

1 _. Rene Pomeau 1 Voltaire par lui-m~me, Paris, Seuil, 1955, p. 60. 2 A. Le Breton, Le Roman au l8eme siecle, 4e edition, Paris, 1898, p. 213. 0 c 6 ~n somme, A la definition de la fantaisie, imagination repre-

sentatrice, trop etroite A notre avis car elle prive la

fantaisie de son caractere spontane et original.

S'en tenir, comme la critique a parfois tente de le

faire, exclusivement aux sources materielles de l'inspiration,

c'est encore negliger, ou nier, tout un cOte esthetique de

l'oeuvre: la creation artistique. En effet, on peut affir-

mer que ce n'est que parce qu'il possedait ce que G.

Choptrayanov appelle une "fantaisie d'esprit qui est une

sorte d'imagination constructive", 1 que Voltaire a pu creer

des heres tels que ou candide.

Dans les Contes, nous avons la preuve d'un art

particulier, d'une creation "en marge" des autres oeuvres de

Voltaire. comme le souligne encore G. Choptrayanov, si

Voltaire n'est pas le createur du roman philosophique "il

est considere comme tel, car il est le premier qui ait donne

A ce genre une forme que personne n'a surpassee jusqu'A ce . 2 JOUr".

1 Georges Choptrayanov, Essai sur Candide, Paris, Nizet, 1969, p. 79. 2 0 Ibid., p. 18. 7

Il nous semble que c'est la la preuve essentielle

du genie createur de Voltaire, et le fait qu'il n'ait reussi

cet exploit que pour les oeuvres legeres, en particulier

les Contes, prouve que c•est dans la fantaisie que l'on doit

chercher l'art et l'orginalite de Voltaire. Ajoutons que,

comme le Moi de l'auteur se dissimule sous le voile de la

fantaisie, l'oeuvre nous seduit encore, en depit des siecles

qui nous en separent.

c 0

CHAPITRE I

LES ELEMENTS CONSTANTS DE LA FANTAISIE

"un desir singulier .....

Les Contes de Voltaire offrent tous un caract~re

general qui va & l'encontre des contes rnerveilleux. La

qu@te entreprise par le heres se terrnine habituellernent par

un echec1 celui-ci devra renoncer, & la suite d'une serie

d'experiences facheuses, au bonheur ideal qu'il cherchait

au depart, et se contenter du demi-bonheur que lui procure

une existence mediocre. Ainsi, Zadig, Candide, Scarmentado

et l'Ingenu peuvent, tour A tour, illustrer la morale de

Babouc:

Si tout n'est pas bien, tout est passable.1

~oltaire, Romans et Contes, p. 80. 0 8 9 0 Pour remedier a cette mediocrite, Voltaire va creer dans ses contes une atmosphere a la fois rassurante et divertissante. Il presente tour a tour, ou simultanement

trois mondes de fantaisie. Ces trois visions du monde,

que nous verrons se reproduire a chaque chapitre de cette

etude, semblent constituer les constantes de la fantaisie

et l'on peut dire qu'elles representant les structures prin­

cipales de l'imaginaire voltairien. La premiere constante,

que nous appelons le monde enfantin, va illustrer les r@ves

et les chimeres de l'enfance et, de ce fait, se rattacher au

passe de l'auteur. Une autre constante, le monde absurde,

exprimera le cauchemar de la realite actuelle du present.

Enfin, une troisieme constante, le monde imaginaire, sera

la projection de l'espoir dans l'avenir.

Pour l'auteur, il ne s'agit pas de rendre ces trois

mondes vraisemblables, mais plutOt d'operer, par sa fantaisie,

un glissement de la realite a une realite autre, ou surrea­

lite. Pourtant, la logique n'est pas non plus absente du

recit: elle va en constituer !'armature et, comme le

remarque G. Choptrayanov, le canevas sur lequel !'imagination

pourra broder tout a son aise: 0 10

Dans les romans de Voltaire se melent les 0 evenements de la fable, des contes de fees, du roman d'aventures, de la satire, de la polemique et du roman didactique et realiste. Bien que la fiction et la fantaisie y predo­ minent, ce qui etonne, c'est qu'ils laissent l'impression de la realite. Il en est ainsi parce qu'une meme idee nous guide a tra~ers ce monde imaginaire et fantaisiste.1

A. Le monde enfantin

L'element enfantin n'est pas, a proprement parler,

un des caracteres originaux du conte voltairien. On peut

en effet, cornrne Jacques Barchilon, dans son etude sur les

contes de fees au 18e siecle, constater que:

The generation of writers who were to attain their middle years in the forties and fifties of the century was raised in an atmosphere in which the fairy tale was popular in the usual oral way but also widespread in the printed form. Caylus, born in the same decade as Voltaire, revealingly writes: 'les contes de fees ont ete long-temps a la mode, et dans ma jeunesse on ne lisait guere que cela dans le monde.' (Cadichon et Jeannette,Preface, 1760.)

et Barchilon ajoute: "Voltaire himself, in the concluding

lines of •••ce qui pla!t aux Dames (1764) exclaims nostal-

gically:

0 l'heureux temps que celui de ces fables Des bons demons, des esprits familiers,

1 0 Choptrayanov, Essai sur Candide, p. 18. 11

Des farfadets, aux mortels secourablesl on ecoutait tous ces faits admirables Dans son chateau pres d'un large foyerl 1

Nous voyons dans ce passage s'exprimer l'image du foyer, a

laquelle nous ferons allusion par la suite. Mais, ce qu'il

est surtout interessant de noter, c'est le ton nostalgique

de Voltaire qui contraste avec la date; a soixante-dix ans,

celui-ci semble avoir conserve dans sa memoire un souvenir

intact de cette epoque heureuse qu'est l'enfance. Il serait

d'ailleurs fort probable que Voltaire ait confondu, dans un

meme elan, les annees de Cirey avec celles de son enfance,

puisque ce n'est que durant ces annees-la qu'il a vraiment

connu le bonheur. Dans le poeme du Mondain, Voltaire a tente

d'immortaliser ce bonheur epicurien qu'il n•a eprouve qu•a

Cirey, aupres d'Emilie. Quanta l'enfance de Fran~ois-Marie

Arouet, on n'en trouve pas de traces dans ses oeuvres, et

si l'on s'en tient aux faits biographiques, elle ne semble pas avoir ete tres heureuse. On sait que Voltaire, souf-

frant des sa naissance, a perdu sa mere a l'age de sept ans,

que ses annees d'enfance et d'adolescence se sont passees en pension, chez les Jesuites, et que les seules distractions

1Jacques Barchilon, "Uses of the fairy tale in the 11 18th century , in Studies on Voltaire, t. XXIV, Geneve, 1963, p. 112. 0 12 du jeune Arouet ont ete des divertissements d'adulte, avec

un arriere-goQt de libertinage, dans la societe du Temple.

Il est facile de deduire que Voltaire, sevre d'affection tres

tOt et depourvu d'un milieu familial stable, a dQ reporter

dans l'amitie toute !'affection et la tendresse qu'il n'a

pas reques et qu'il n'a pas pu donner etant jeune. Les

lettres A d'Argental, a Richelieu, aux D'Argenson, et a bien

d'autres, sont empreintes d'une sensibilite debordante qui

exteriorise le besoin d'affection de Voltaire. C'est, nous

dit M. Micha, "un homme possede par un perpetual besoin

d'affection ••• il aime aimer, il aime @tre aime, il aime 1 @tre plaint".

C'est, sans doute, parce qu'il a ete "prive d'en-

fance" que Voltaire pour compenser va presenter dans ses

contes un monde mythique, schematique, exagere et tout en

contrastes qui est propre a la psychologie enfantine ou,

suivant les psychologues, caracteristique d'un temperament

primaire.

lHugues Micha, Voltaire d'ap~es sa correspondance avec Mme Denis, Paris, Nizet, 1972, p.l47~ 0 c 13 Les mythes

Il se cree un premier mythe: la peur du noir, cou-

leur malefique, qui est symbolise par Ebene, dans le Blanc

et le Noir. Le noir est lie dans l'esprit de Voltaire a la

religion et, il faut bien le dire, les idees de notre auteur,

a ce.sujet, ne sent pas tres nettes. Comme le note M.

Pomeau, son "antichristianisme ••• comporte des aspects

passionnels qui releveraient de la psychanalyse".1 De

plus, cet antichristianisme reflete des terreurs de son en-

fance et on pourrait penser avec M. Aubery que la demarche

critique de la Bible par Voltaire "tentait de conjurer

l'obsession du dieu terrible et celle du pr~tre cruel qui

hanta notre auteur des sa jeunesse et le poursuivra toute 2 sa vie".

Un autre mythe s•exprime encore dans le conte vol-

tairien: la crainte du feu, symbolisee pas !'Inquisition,

qui montre une autre hantise de Voltaire dent il ne pourra

pas se defaire non plus puisque Wagniere rapporte que "la

1 Rene Pomeau, La Politigue de Voltaire, Paris, A. Colin, 1963, p. 37. 2 Pierre Aubery, "Voltaire et les Juifs", in Studies c on Voltaire, Geneve, 1963, vol. XXIV, pp. 67-68. 14 c crainte de !'Inquisition est ce qui l'a toujours emp~che de 1 voyager en Italie, quoiqu'il en eQt la plus grande envie".

Enfin, le cachet, que Voltaire a connu dans sa

jeunesse, va laisser une autre marque indelebile dans sa

memoire. L'idee de la mise au cachet provoque chez Voltaire

une peur concrete qui pourra parfois le mener au seuil de la

folie. Le conseiller Fran~ois Tronchin nous apprend que

Voltaire, mis au courant de la publicat~on clandestine de

la Pucelle par ses ennemis, "craignait qu'on ne vint l'enle-

11 ver aux Delices pour le mettre a la Bastille , et il ajoute:

Apres que je lui eus represente l'absurdite de sa cra±nte--que la France ne vtnt, pour une imprudence, saisir un vieillard sur un territoire etranger pour l'enfermer a la Bastille--je finis par m'etonner qu'une t~te organisee comme la sienne se derangeat au point ou je la voyais. En se couvrant les yeux de ses poings et fondant en larmes: 'Eh bien! oui, mo~ ami, je suis foul • fut sa seule reponse.

Toutes ces peurs infantiles, le pr~tre cruel,

!'Inquisition, la mise au cachet, sont exprimees dans les

1 Longchamp, Wagniere, Memoires sur Voltaire, p.27. 2 Henry Tronchin, Le conseiller Fran~ois Tronchin et ses amis: Voltaire, Diderot, Grimm, Paris, Plon, 1895, PP· 87-88. 0 15 c Contes et representent des obstacles au bonheur du heros.

Mais Voltaire, pour tenter de les exorciser, nous les raconte

d'une plume legere et moqueuse qui les prive de tout carac-

tere dramatique.

La schematisation

Elle se fait a plusieurs niveaux et tient peut-~tre

a la rapidite du recit, au fait que Voltaire ne veut pas

perdre son temps a composer une histoire vraisemblable.

Dans les Contes, nous remarquons que parfois les evenements

s'encha!nent d'une maniere tres personnelle et fantaisiste.

Pour illustrer ce trait, au lieu de citer un passage des

Contes qui serait trop long, nous rappellerons cette his-

toire de voleurs improvisee par Voltaire: "il y avait un 1 jour un fermier general ••• Ma foi, j'ai oublie le reste."

comme on le voit, l'auteur ne s'arrate guere a

decrire, il va droit au but qu'il s'est fixe. C'est pourquoi

1 Longchamp, Wagniere, Memoires sur Voltaire, pp.287- -288. A propos de 1' accumulation des evenements, nous pouvons preciser que c•est une des techniques du conte de fee que J. Barchilon (cf. n. 1 p. 11) souligne p. 128: "Borrowing from the fairy tale the imaginative technique of crowding one event after another according to the whim of his fancy, he creates a mosaic of reality more unbelievable than any c conte de fees." 16

0 le conte voltairien donne quelquefois !'impression du "dessin

anime" ou du western, ou les regles de vraisemblance sont

negligees par un accord tacite entre le public et l'auteur.

Dans les Contes, il y a une schematisation tres

nette du personnage dans sa psychologie, ses gestes et ses

attitudes. Nous ne nous arr~terons guere a la schematisa-

tion des gestes qui imprime au recit son mouvement saccade,

comme le montre tres clairement le passage suivant:

Toute la troupe se mettait a genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, etendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, etait 1 en extase.

Pour la schematisation des attitudes, on constate qu'elle

part toujours de l'exageration,ou de la demesure, dans les

sentiments des personnages$

Je vole au logis de la Clive-Hart. J'apprends que son mari vient de mourir ••• Ecrase par tant de coups si rapides et si multiplies, l'esprit bouleverse par des soup9ons horri­ bles que je chassais et qui revenaient, je me tratne dans la maison de la mourante ••• Ace mot, j'avoue ~u'un torrent de larmes coula de mes yeux.

et qu'elle aboutit parfois au contraste violent et a un

1 voltaire, Romans et Contes, p. 120. 2 0 Ibid., p. 515. 17

retournement complet dans l'attitude du personnage. C'est ce

que l'on peut noter dans l'Histoire de Jenni, lorsque, ~ la

suite d'un long debat entre l'athee (Birton) et le sage

(Freind), Voltaire ecrit:

Birton et ses amis ne purent tenir davan­ tage: ils se jet~rent aux genoux de Freind. •oui, dit Birton, je crois en Dieu et en vous' •1

La schematisation du personnage est, semble-t-il, la plus

interessante A etudier du point de vue psychologique. Elle

part de l'idee generale que le monde peut se diviser en deux

clans: les Bons et les Mechants. Des l'abord, le person-

nage est presente sous l'etiquette choisie, et son caractere

ne varie plus. Les attributs classiques du bon heros sont

la purete physique et morale: le teint blanc, la blondeur,

la nai~ete et la candeur.. Par centre, le mechant est afflige

d'un teint jaune ou brun, il est laid au physique comme au

moral, il convotte le bien d'autrui et peut parfois s'en

emparer. Pour centre-balancer la puissance du mechant,

Voltaire va doter le bon heros du courage inconscient de

l'enfance. Malgre l'intrepidite de ses actes, nous verrons

1voltaire, Romans et Contes, p. 548. c 18

qu'il n'agit pas par bravoure, mais parce qu'il ne se rend

pas tres bien compte du danger. Lorsque Candida est atta-

que par le juif Issachar:

Il tire son epee, quoiqu'il eQt les moeurs fort douces, et vous etend l'israelite roide mort sur le carreau ••• 1 C'est alors qu'arrive le Grand Inquisiteur, et Voltaire

ecrit:

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'ame de Candida ••• il est mon rival; je suis en train de tuer; il n'y a pas a balancer ••• et, sans donner le temps a l'inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d'outre en outre, et le jette a cOte du juif.2

On remarque encore ce trait chez l'Ingenu:

Les Anglais debarquent; il court a eux, il en tue trois de sa main, il blesse mame l'amiral, qui s'etait moque de lui. sa valeur anime le courage de toute la milice; les Anglais se rembarquent.3

Ce courage inconscient, nous le retrouvons aussi chez

Voltaire, non pas dans les combats armes, mais dans les

paroles imprudentes. Les anecdotes, a ce sujet, ne manquent

lvoltaire, Romans et Contes, p. 155.

2rbid.

3Ibid., P• 242. 0 19

pas: nous n'en rapporterons qu•une. Voltaire, A vingt-quatre

ans, sort de la Bastille, et dit au Regent,qui vient de lui

offrir une pension: 11 Je remercie votre Altesse Royale de

ce qu'elle veut bien se charger de ma nourriture, mais je la

prie de ne plus se charger demon logement."1

Nous remarquons aussi, dans les Contes, une tendance

a la categorisation du personnage, que l'on retrouve, par

ailleurs, dans la Correspondance de Voltaire. Cela peut se

faire soit par un seul qualificatif qui illustre un trait

de caractere: ltl'envieux1t, ltle raisonneur", 11 la belle

11 capricieuse , soit par la nationalite du personnage. La

nationalite joue un rOle important dans la division des bons

et des mechants: le Juif est voleur, l'Italien et l'Espagnol:

fanatiques, le Noir: non civilise, l'Anglais: tolerant et

l'Oriental: sage.

Autres caracteristiques

Les Contes presentent encore deux caracteristiques du

monde enfantin: le souci du detail et la morale de l'histoire.

1 charles Oulmont, Voltaire en robe de chambre, Paris, Calmann-Levy, 1936, p. 75. c 20

0 Ces deux traits permettent de faire un rapprochement entre le

conte voltairien et le conte enfantin ou moralisateur. Ils

illustrent aussi les tendances humanistes de Voltaire et

une de ses manies: la meticulosite.

Le souci de la precision dans le detail se trouve

soit sous forme de parentheses, comme dans le passage suivant:

Melinade (c'est le nom de la dame, que j'ai eu mes raisons pour ne pas dire jusqu'ici, parce qu'il n'etait pas encore fait) avan- 9a1"t ••• 1

soit sous forme de notes, en bas de page ou dans le texte,

ou Voltaire precise sa pensee, souvent avec une pointe

d'humour, comme dans l'exemple ci-dessus.

Il y a aussi la repetition du detail qui sert ~

renforcer la logique apparente de l'histoire. Dans ce but,

Voltaire dote son heros d'un attribut, animal ou objet, au-

quel il fera allusion en plusieurs points du recit. L'Ingenu

possede 11 Un fusil ~deux coups"; candide utilise pendant la

moitie de ses voyages les 11 Chevaux andalous" qu'il a trouves

devant la maison de Cunegonde, ~ Lisbonne, et qui apparte-

naient vraisemblablament au Grand Inquisiteur et au Juif c lvoltaire, Romans et Contes, p. 604. c 21 Issachar. Il y en a trois au debut; un premier sera vendu

11 pour achever le voyage 11 et les deux autres embarques pour

Buenos~Aires. Quand Candide, menace, doit quitter cette

ville, il selle 11 au plus vi te les deux chevaux andalous'',

mais les perd a l'arrivee au camp des jesuites: "on se

11 saisit de leurs deux chevaux andalous • Enfin, reconnus par

le frere de Cunegonde qui se trouve etre a la tete du camp,

candide recupere les chevaux et prendra de nouveau la

fuite, apres la querelle qu'il a eue avec le jesuite, pour

11 1 "s'enfoncer avec les chevaux andalous dans un pays inconnu •

Voltaire a grand soin de regrouper tous ses person-

nages a la fin du recit; c'est ce qu'on constate dans

Candide, et aussi dans Zadig:

Zadig laissa la belle capricieuse Missouf courir le monde. Il envoya chercher le brigand Arbogad, auquel il donna un grade honorable dans son armee ••• Setoc fut appele du fond de l'Arabie avec la belle Almona, pour etre a la tete du commerce de Babylone. Cador fut place et cheri selon ses services .•• Le petit muet ne fut pas oublie. On donna une belle maison au pecheur. Orcan fut condamne

1 . Volta1re, Romans et Contes, pp. 155, 156, 157, 166, c 1671 168, 171. 22

A lui payer une grosse somme, et A lui rendre sa femme ••• Ni la belle Semire ne se consolait d'avoir cru que Zadig serait borgne, ni Azora ne cessait de pleurer d'avoir voulu lui couper le nez. Il adoucit leurs douleurs par des presents. L'envieux mourut de rage et de honte. 1

C'est dans ce genre de denouement que Voltaire va donner

une moralite A l'histoire; ou bien, il s'en tiendra A un

precepte ou A une maxime generale. En outre, il va aussi

emailler son recit de proverbes forges par sa fantaisie:

L'amour-propre est un ballon gonfle de vent, dont il sort des tempetes quand on lui fait une piqure.2

Le bonheur n•est pas dans la vanite. 3

Oublions les reves des grands hommes, et souvenons-nous des verites qu•ils nous ont enseignees.4

Dans le monde enfantin, selon la formule de P. Albouy,

...1. esthetique du contraste violent et du renversement

1 , Romans et Contes, p. 59. 2 Ibid., p. 3.

3 Ibid. I P• 136.

4Ibid. I p. 524. c 0 23 foudroyant est peu favorable a l'analyse psychologique nuan­

cee".1 Il est evident que dans les Contes, on trouve peu de

nuances psychologiques dans la peinture des caracteres et

des sentiments. Cependant, Voltaire ne veut pas dans son

oeuvre se poser en peintre du coeur humain, son objet est

surtout hurnaniste et moralisateur, et c•est ce que M. Lanson

a souligne dans le jugement qu'il donne ace sujet:

C'est un lieu cornmun de dire qu'il n'y a pas de psychologie dans Voltaire. On a raison si par psychologie on entend l'invention de Racine ou de Marivaux. Voltaire, comme Lesage, est moraliste plus que psychologue. Il utilise la psychologie faite pour construire des bonshornrnes composes de sentiments moyens ou possedes de manies intenses dont ses theses ont besoin.2

La creation esthetique d'un monde enfantin montre,

chez Voltaire, le desir de plaire a un auditoire leger et

frivole, mais cela exprime aussi, a partir de la reactiva-

tion des habitudes et des hantises de l'enfance, les peurs

cachees de l'auteur et son besoin de 11 recuperer" le passe

idyllique de sa jeunesse. En effet, les psychologues voient

1Pierre Albouy, La creation mythologique chez Victor Hugo, Paris, Corti, 1963, p. 496.

2Gustave Lanson, Voltaire, Paris, Hacbette, 1906, p. 152. 0 24 dans l'esthetique du contraste et de l'antithese, une com­

pensation de l'imaginaire devant la fuite du temps et la

peur de la mort.

B. Le monde imaginaire

Contrairement au monde enfantin qui partait d'un

fond vrai pour exprimer des reves de compensation, ce monde,

purement fictif, est cree de toutes pieces par Voltaire pour

le divertissement du lecteur. Sous la fantaisie se dissimu­

lent les illusions de l'auteur: illusion du bonheur perdu

de son passe et du bonheur a venir. Voltaire va donner dans

les Contes !'impression qu'il existe un monde meilleur ou le

bonheur ne sera plus illusion mais realite. La vision du

monde ideal se decompose en plusieurs unites que l'on peut

isoler les unes des autres.

Le pays ideal

C'est le "meilleur des mondes" que Candide cherche

vainement et qu'il finira par decouvrir en Amerique. Au

pays d'Eldorado, tout est presente comme la perfection et

cela exprime le desir trop humain mais universe! d'un retour c a l'age d'Or. Que candide n'y veuille pas vivre, cela peut c 25 surprendre. C'est comme a regret que Voltaire, conscient de

l'irrealite d•un tel monde, doit l'annuler en prophetisant

l'ennui. En fait, cela ne correspond pas a l 1 epicurisme du

Mondain ou il declarait, en 1734, "Le paradis terrestre est 1 ou je suis.u Il semble done evident que, du moins a cette

epoque, le monde ideal etait realite pour Voltaire et que

Dans le pays imaginaire d'Eldorado, il y a des

resonnances du "paradis terrestre" du Mondain. Celui-ci

declarait:

J'aime le luxe et meme la mollesse, Tous les plaisirs, les Arts de toute espece, La proprete, le gout, les ornemens, Tout honnete homme a de tels sentiments.2

Ce luxe, ces plaisirs, ces ornements font partie de la vie

courante a Eldorado~ Voltaire nous dit que:

Le pays etait cultive pour le plaisir comme pour le besoin~ partout l'utile etait agreable. Les chemins etaient couverts ou plutot ornes de voitures d'une forme et d'une matiere brillante, portant des hommes et des femmes d'une beaute singuliere ••• la pre­ miere maison du village ••• etait batie comme

1 Andre.; Mor~ze,' L I apo1 og~e• d u Luxe au 18"erne s~ec• ._ 1 e et de Voltaire, Geneve, Slatkine reprints, 1970, c p. 139. 2 Ibid. I p. 133. c 26 un palais d'Europe ••• une musique tres agreable se faisait entendre et une odeur delicieuse de cuisine se faisait sentir ••• 1

Et Voltaire ajoute que ce pays semble a Candide nle pays oil

tout va bien: car il faut absolument qu'il yen ait un de

cette espece."2

L'idee de !'existence d'un monde ideal se trouve

deja exprimee par Micromegas, lorsqu'il arrive sur Terre:

'Je n'ai vu nulle part le vra~ bonheur', dit-il, 'mais il est ici sans doute.'

Et, il semble bien que Voltaire, en depit de la realite, se

raccroche inconsciemment a !'illusion qu'il doit exister,

quelque part, un monde meilleur: ce sera le pays des

Gangarides (Zadig, Princesse de Babylone), ou le pays de

Tahiti (les Oreilles du Comte de Chesterfield).4

Ce monde ideal, que la fantaisie ne peut rendre pos-

sible que pendant un court instant, est immediatement detruit

lvoltaire, Romans et Contes, pp. 175-176.

2 Ibid., p. 177.

3Ibid., p. 109.

4 Ibid., pp. 29, 358, 561. c 27

par la vision d'un monde reel et dur. Remarquons cependant

que, comme le souligne V. Propp ~ propos du conte merveil-

leux, ce passage brutal de !'illusion a la realite constitue,

en general, la structure initiale du recit:

L'image offerte par la situation initiale, c'est !'image d'un bonheur particulier, quelquefois fortement souligne ••• ce bonheur sert evidemment de fond contrastant pour faire ressortir le malheur qui va sui­ vre.l

Mais, dans les Contes, de telles fluctuations se rencontrent

aussi a l'interieur du recit; Voltaire nous fait passer de

l'euphorie la plus complete a l'abattement le plus noir, par

une technique que D. McGhee appelle le "suspense par anti-

The first production in the genre, le Monde comme il va, offers a device which its author uses frequently in succeeding Contes, that of suspense by antithesis. From chapter to chapter the reader is led through a series of fortunate and unfortunate circumstances, in which the protagonist experiences now defeat, now success and is alternatively optimistic and downcast .•• 2

lvladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, collection .. poetiquen, 1970, pp. 37-38.

2norothy McGhee, Voltairian narrative devices, as considered in the Author's Contes Philosophiques, Menasha, Wisconsin, George Banta Publishing Co., 1933, p. 49. 0 28

Le monde utopique detruit ou renvoye au domaine de la chi-

mere, Voltaire s'attaque a un monde tout aussi captivant et

merveilleux: celui de !'Orient.

L'Orient

L'Orient de fantaisie, que Voltaire n•a connu que

par des recits de voyageurs ou par des etudes historiques,

est aussi factice que le royaume d'El Dorado. Souvent

fleurant la Bible, toujours colore et passionne, cet orien-

talisme donne peut-etre l'impression d'avoir ete fabrique

de toutes pieces par !'imagination debordante de l 1 auteur,

a partir de souvenirs deformes et d'elements tires, pure-

ment et simplement, de !'experience personnelle. comme il

fallait offrir au lecteur une certaine dose de "depaysement11

pour combattre !'impression de "deja vu .. , Voltaire ajoute

liberalement toutes sortes de personnages classiques du conte

11 oriental, et nous assistons a un defile de "muphtis , de

11 11 11 11 "mages et "demi-mages", de satrapes , de "cadis et autres,

qui se trouvent meles a l'aventure. En outre, la magie de-

vient un element ordinaire dans !'action et l'on ne doit

point s•etonner de prodiges tels que l'apparition d'un ange c (Zadig, Memnon, Blanc et Noir), ou d'entendre parler des c 29 animaux {Princesse de Babylone, Taureau Blanc), ou encore de

voir un pont surgir sur une riviere et une montagne s'ou­

vrir (Blanc et Noir).

Ce monde oriental qui est, comme on l'a dit, fabrique

a partir de realites, souvent d'evenements vecus par

Voltaire, veut illustrer l'implacabilite du destin et la

fragilite de l'homme: c'est ae que prouve si succinctement

Memnon. Toutefois, cela represente aussi le monde du reve,

ou la fantaisie prend le dessus et, supprimant toute logi­

que, s'exprime par des inventions merveilleuses, des images

colorees, et pittoresques, qui n'ont cependant aucune valeur

pratique. Ce sont les "moutons rouges 11 de Candide, le "grand

ane raye" du Blanc et Noir, le "phenix11 de la Princesse de

Babylone, ou encore le 11 taureau blanc11 du conte de ce titre.

Certains des Contes, que Voltaire conclut en admettant

que c'etait un reve, sont typiques de cet etat d'esprit

(Crocheteur borgne, Blanc et Noir, Songe de Platen). Dans

Zadig, le reve du heros est annonciateur de ce qui va sui­

vre, et s'apparente au cauchernar. Nous signalerons, en

passant, que, de tous les personnages des Contes, Zadig est

celui qui se rapproche le plus de Voltaire dans sa psycho­ c logie et dans ses aventures, surtout dans ses aventures 0 30 amoureuses. Il concentre en lui tout l'ideal voltairien,

si bien que l'histoire de Zadig est une projection de ce que

la vie reserve a Voltaire, et la dimension du reve s'elargit,

pour devenir prophetie ou voyance.

Comme le souligne N. Torrey, il y a dans le carac-

tere de Voltaire une tendance au mysticisme que l'on remarque

a propos des "reveries cosmiques" que constituent des contes

tels que Micromegas ou Le Songe de Platen. On sait que,

pendant la periode de Cirey, Voltaire s'est livre a la con- - templation des etoiles en compagnie d'Emilie, et, plus tard,

a Ferney, il aimera a "revasser", comme il dit, c'est-a-dire

a contempler la nature dans la solitude. Zadig herite de ce

penchant au mysticisme puisqu'il croit au reve premonitoire 1 et se demande: 11 quel sera. le serpent?" et qu' il contemple,

lui aussi, les etoiles:

Zadig dirigeait sa route sur les etoiles ••• Il admirait ces vastes globes de lumiere qui ne paraissent que de faibles etincelles a nos yeux, tandis que la terre, qui n'est en effet qu'un point imperceptible dans la nature, parait a notre cupidite quelque chose de si grand et de si noble. Il se figurait alors

1 c Vo 1 ta1re, . Romans et Contes, p. 19 • c 31 les hommes tels qu'ils sont en effet, des insectes se devorant les uns les autres sur un petit atome de boue. Cette image vraie semblait aneantir ses malheurs, en lui retra~ant le neant de son etre et celui de Babylone. Son ame s'elan~ait jusque dans l'infini, et contemplait, detachee de ses sens, l'ordre immuable de l'univers.l

Ce monde de3 bons genies, des anges et des reves

exprime les phantasmes de !'imagination et de la sensibilite

de Voltaire, et, par contre-coup, devoile une peur cachee:

la hantise de l'avenir.

Tres proche de ce monde oriental, cree pour depayser

le lecteur, Voltaire invente un monde de mystere, monde du

"suspense", fait pour capter !'attention du lecteur en lui

presentant des situations apparemment deroutantes, mais qui

seront resolues par la suite avec clarte.

Le monde du mystere

C'est dans Zadig, qui semble par excellence le conte

a 11 suspense" de Voltaire, que nous trouverons de nombreux

exemples de mystification. Il y a d'abord !'episode du

chien et du cheval de la reine que Zadig decrit sans les c lvoltaire, Romans et Contes, p. 23. 32

avoir vus; puis l'attitude deroutante de l'ermite qui

vole les bens, donne aux avares et commet un meurtre; c•est

encore l'impasse devant laquelle se trouve le roi pour

choisir une epouse et un tresorier honnates; enfin, ce

sent les enigmes que l'on presente aux chevaliers.

Remarquons toutefois que, si les exemples abondent

dans Zadig, cette technique est aussi utilisee dans d'autres

contes (le Monde comme il va, Micromegas, Candide).

Cette mystification se fait A la fois pour le heres

et pour le lecteur. Pour le heres, Voltaire le met dans la

situation de l'etranger et note ses reactions parfois ridi-

cules. Dans les Voyages de Scarmentado, le heres raconte

ainsi sa mesaventure galante:

Une nuit, dans les deux transports de son amour, elle s•ecria en m'embrassant: Alla, Illa, Alla: ce sont les paroles sacramen­ tales des Turcs,: je crus que c 'etaient celles de l'amour; je m'ecriai aussi fort tendrement: 'Alla, Illa, Alla ~ -Ab! me dit-elle, le Dieu misecordieux soit loue! vous ates Turc•. Le matin l'iman vint pour me circoncire, ••• le ca1i du quartier me proposa de m•empaler ••• c 1Vo 1 ta1re, . Romans et Contes, p. 93. 0 33 Quant au lecteur, Voltaire le place en face d'une illusion,

ou d'un mirage, qui semble de prime abord deroutant, mais

s'explique par la suite. c•est le cas du poeme qui cause

l'emprisonnement de Zadig:

Par les plus grands forfaits Sur le trone affermi, Dans la publique paix c•est le seul ennemi. 1

Et il s•avere ensuite que cela ne represente que la moitie

du poeme ecrit par Zadig, dont voici le texte complet:

Par les plus grands forfaits j'ai vu troubler la terre. Sur le trone affermi le roi sait tout dompter. Dans la publique paix l'amour seul fait la guerre: c•est le seul ennemi qui soit a redouter.2

c•est a cette sorte de jeux gratuits que l'imagina-

tion de Voltaire va encore se livrer pour creer deux sortes

de voyages fantaisistes dans la ·tradition du voyage imagi-

naire. L'auteur va permettre a son heres de "voler11 de sphere en sphere (Micromegas) ou d'un lieu a l'autre

(Candide, la Princesse de Babylone).

lvoltaire, Romans et Contes, p. 12. 2 Ibid. I p. 13. 0 34 Le voyage intersideral

Micromegas represente un cas unique de creation

pseudo-scientifique dans le domaine de la science-fiction.

Voltaire brode sur des donnees scientifiques et imagine

des moyens de transport fantaisistes pour amener finalement

son heros sur terre, sans grand souci de vraisemblance:

ils sauterent d'abord sur l'anneau [de Saturne] •.• de la ils allerent de lune en lune. Une comete passait tout aupres de la derniere: ils s'elancerent sur elle avec leurs domestiques et leurs instruments Ils passerent sur la queue de la comete, et, trouvant une aurore boreale toute prete, ils se mirent dedans, et arriverent a terre ••• 1

Micromegas est un modele de creation fantaisiste en tous

genres: cela tient au manque de vraisemblance et de logique

que l'on constate dans certains passages. Comment, pourrait-

on se demander, le Sirien et le Saturnien peuvent-ils aper-

cevoir les hommes? puisque comme le dit Voltaire:

Le microscope, qui faisait a peine dis­ cerner une baleine et un vaisseau, n'avait point de prise sur un etre aussi imper­ ceptible que les hommes.2

1 voltaire, Romans et Contes, pp. 101-102.

2 Ibid., pp. 105-106. c 35 Tout simplement, parce que l'auteur n'explique pas le pro-

dige, il le constate:

Quelle adresse merveilleuse ne fallut-il done pas a notre philosophe de pour apercevoir les atomes dont je viens de parler?l

Il faut remarquer que dans ce passage, tout comme dans celui

de Candide ou Voltaire decrit le palais du roi d'El

Dorado, 2 l'imagination se trouve en quelque sorte a bout

d'images ou d'arguments, et le vide est comble, dans les

deux cas, par des exclamations:

Quel plaisir sentit Micromegas en voyant remuer ces petites machines ••• comme il s'ecria! comme il mit avec joie un de ses microscopes dans les mains de son compagnon de voyaget 3

On retrouve ce meme illogisme de la fantaisie lorsque

Voltaire dit que ses deux heros "mangerent a dejeuner deux

montagnes, que leurs gens leur appreterent assez proprement",4

et ajoute plus loin que ces montagnes ne sont que des grains

lvoltaire, Romans et contes, PP• 105-106.

2 Ibid., P· 179.

3Ibid. I P· 106. c 4Ibid. I p. 102. 36 . 1 c pointus qui ont necorche les piedsn du Saturn1en. Et le

cornet acoustique de Micromegas nous semble encore plus

invraisemblable, car, si l'on suit !'explication que

donne Voltaire, il est bien evident qu'un ongle enroule et

place dans l'oreille ne formera jamais cette ngrande

trompette parlante", a moins que Micromegas ne soit dote

d'ongles disproportionnes.

Micromegas confirme au plus haut point la definition

que nous avons donnee de la fantaisie: une imagination en

liberte, jouant en marge du reel, sans souci de logique et

de vraisemblance; on peut dire que c'est de la fantaisie a

l'etat pur. Cependant, si Micromegas est unique dans sa

conception de voyage intersideral, il ne l'est pas dans

celui de la tradition du voyage imaginaire.

Le voyage celeste

L'elaboration de machines volantes semble avoir

fascine Voltaire; laissant la les tapis volants, trop uses,

du conte oriental, il invente un sopha volant pour transpor-

ter la princesse de Babylone au pays du bel Amazan, et une c lvoltaire, Romans et Contes, pp. 103-104. 37

machine volante de taille respectable pour transporter

Candide et Cacaffibo, avec leur equipage, par-dessus les mon­

tagnes gigantesques qui entourent le pays d'El Dorado.

L'envol semble representer,pour Voltaire, un desir

d'ascension vers un au-dela ideal~ c'est le propre des

anges, comrne Jesrad, de prendre leur "vol vers la dixieme

sphere", 1 alors que l'homrne, lui, doit accepter son destin

sur terre.

Dans les Contes, le monde ideal, ce n'est pas la

terre, c'est plutot le ciel. Le ciel est peuple d'habi­

tants, c'est un univers rassurant ou vivent les anges, les

bons genies ou des personnages fantastiques cornrne le nain de

Saturne et le geant de Sirius. La description du genre de

vie que l'on mene la-haut, donnee par le bon genie de

Memnon, tout en etant de pure fantaisie, denote une croyance

a un monde surnaturel, cosmique, ou les desirs sont annules,

et ou la matiere n'existe plus. Or, si l'on en croit

Einstein, c•est la "reverie cosmique" qui est le propre du

genie et du mysticisme. Et l'on peut voir que, malgre sa c lvoltaire, Romans et Contes, p. 57. c 38 lutte acharnee pour "ecraser l'inf:3.me", et en depit d'une

religion purement naturelle fondee sur le deisme, Voltaire

ne peut se debarrasser de ce fond chretien, acquis des l'en-

fance chez les Jesuites, qui revient a la surface dans les

moments difficiles de son existence: periodes de terreur,

de maladie, craintes de la mort.

A cote de cette 11 reverie cosmique" qui tend a idea-

liser l'existence dans les spheres superieures, il nous faut

remarquer comhien la vie qu'on mene sur Sirius, ou sur

Saturne, ressemhle etrangement a celle de notre planete et, plus encore, a la vie menee par Voltaire. On voit, par

exemple, que Micromegas:

etudiait, selon la coutume, au college des jesuites de sa planete ••• il composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires ••• le muphti fit condamner le livre ••• et l'auteur ~ut ordre de ne paraitre a la cour de huit cents annees.l

Le monde imaginaire cree par Voltaire represente,

par consequent, des experiences personnelles transposees par

la fantaisie, des inventions venues de !'imagination pure, c 1voltaire, Romans et Contes, p. 97. c 39 et des hantises devant l'avenir incertain et la mort. Mais

il exprime surtout les illusions de l'auteur, a la recherche

d'un monde idealise ou le temps et le mal n'existent plus.

Ce monde ideal, leger et frivole, ou l'on s'amuse, est

identique a celui que Voltaire a connu durant ses annees

parisiennes a la cour et dans les ch~teaux.

nepassant le monde imaginaire dans l'invraisemblance,

Voltaire cree un monde absurde, monde du non-sens, ou la

realite ne sera plus deformee, comme dans le monde enfantin,

ou transformee, comme dans le monde imaginaire, mais inex-

istante ou tournee en ridicule.

c. Le monde absurde

En pla9ant !'action des Contes dans un univers

absurde, ou regne le non-sens, Vo1taire nous met encore en

face de la fragilite et de la futilite de l'homme. candide,

nous dit Jean Orieux, 11 c'est l'insurpassable perfection d'une

frivolite supreme, celle qui nait en l'homme qui a tout corn-

pris de sa misere et qui a surtout compris qu'il ne la

surmonte que par sa legerete.; ' .; .. 1 Volta1re. a pressent1" 1 a

1 Jean 0 r1eux,. Vo 1 ta1re. ou 1 a royau t~e d e 1' espr1't , c Paris, Flammarion, 1966, p. 515. c 40 decadence ~ venir et il nous montre, dans la vision de Babouc,

toute cette civilisation qui est sur le point de sombrer dans

l'anarchie et le chaos. On peut aussi ajouter que, le monde

absurde denonce par Camus, nous le trouvons dej~ esquisse

dans les Contes: un univers en proie aux fleaux, domine par

la folie et la barbarie des hommes, et ou la survie n'est

due qu•au hasard. Cette vision du monde serait teintee d'un

pessimisme tres noir si elle n'etait combinee aux visions

plus optimistes que nous avons soulignees dans les mondes

enfantin et imaginaire.

Dans les Contes, Scarmentado represente le summum de

l'absurdite et l'acceptation, en quelque sorte passive, de

cet etat de chases:

J'avais vu tout ce qu'il y a de beau, de bon et d 1 admirable sur terre: je resolus de ne plus voir que mes penates. Je me mariai chez moi: je fus cocu, et je vis que c'etait l'etat le plus deux de la vie. 1

candide, lui, essaie de comprendre, pour sauvegarder son opti-

misme naturel, mais il n'y parvient pas:

Croyez-vous, dit Candide, que les hommes se scient toujours mutuellement massacres comme

1 c voltaire, Romans et Contes, p. 95. 0 41 ils le font aujourd'hui? qu'ils aient tou- jours ete menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, laches, envieux, gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, san­ guinaires, calomniateurs, debauches, fanatiques, hypocrites et sots? _croyez-vous, dit Martin, que les eperviers aient toujours mange des pigeons quand ils en ont trouve? _Oui, sans doute, dit Candide. Eh bienl dit Martin, si les eper­ viers ont toujours eu le meme caractere, pourquoi voulez-vous que les hommes aient change le leur?l

Dans quelle mesure, la fantaisie va-t-elle s'exprimer

devant les realites absurdes de !'existence? Par le grossis-

sement et la surenchere. La fantaisie ajoutera le non-sens

et le ridicule a l'absurdite que constate la raison, et cela

aboutira a la negation de la realite dent on pourra alors se

moquer. C'est par ce reflexe de la fantaisie que Voltaire

parviendra a conserver un ton optimiste meme dans ses contes

les plus desabuses.

Le non-sens

Pour aboutir au non-sens, Voltaire utilise plusieurs

moyens qui tendent vers la deformation et la negation de la

realite historique et geographique.

1 . c Volta1re, Romans et Contes, pp. 189-190. 0 42 Nous constatons d'abord que la realite historique

est 11 biaisee", meme au prix d'anachronismes evidents.

L'Ingenu est a cheval sur deux periodes de l'Histoire: l'une

qui se rapporte a la revocation de l'Edit de Nantes, sous

Louis XIV, l'autre qui reflete l'histoire contemporaine,

avec l'affaire La Chalotais, la figure du ministre d'Etat

St Florentin, devenu Pouange, et les intrigues de la cour de

Louis XV. Dans Candide, des evenements historiques, separes

dans la duree, sont juxtaposes et intervertis: le tremble­

ment de terre de Lisbonne (ler novembre 1755) est suivi d'un

auto-da-fe (20 juin 1756) et d'un nouveau tremblement de

terre (21 decemhre 1755).

Le degre maximum de manipulation de l'Histoire est

!'invention pure et simple: dans l'Ingenu, Voltaire fait

allusion a une expedition fictive "centre les Hurons, en 1 1669"; dans le Taureau Blanc, il suppose que la prediction

qui preceda la folie de Nabuchodonosor a ete realisee.

En plus des faits historiques, les dates montrent

!'insouciance de l'auteur vis-a-vis du temps; dans les c lvoltaire, Romans et Contes, p. 229. c 43 Contes, le temps n'a jamais de valeur reelle dans la duree.

Ainsi, Micromegas passe, en quelques lignes, une annee

entiere dans Jupiter. En outre, dans le meme conte et

aussi dans la Princesse de Babylone et le Blanc et le Noir,

les personnages (Micromegas, le Saturnien et sa maitresse)

et les oiseaux (le phenix, le perroquet) sont affubles d'ages

respectables et fantaisistes.

D'ailleurs, comme la notion du temps ecoule n'agit

plus, la date est donnee par pure fantaisie et ne correspond

~ rien: l'epitre dedicatoire de Zadig est datee du 10 du

mois de Schewal, l'an 837 de l'hegire. Dans un autre conte

(Lettres d'Amabed), le non-sens des dates est souligne par le

heres:

Ce qui m'a surpris le plus, c'est qu'ils comptent les temps depuis la creation de leur monde tout autrement que nous. Mon docteur european m'a montre un de ses almanachs sacres, par lequel ses compatriotes sont a present dans l'annee de leur creation 5552, ou dans l'annee 6244, ou bien dans l'an­ nee 6940, comme on voudra. Cette bizarrerie m'a surpris. Je lui ai demande comment on pouvait avoir trois epoques differentes de la meme aventure.l

1 . c Volta1re, Romans et Contes, p. 427. c 44 En ridiculisant la notion de date precise dans le temps,

Voltaire domine des evenements qui pourraient tout aussi

bien etre intervertis, augmentes ou retranches, sans pertur­

ber l'histoire.

Par contre, a l'autre extreme, une date precise ne

correspond a rien, en raison de l'invraisemblance des eve­

nements presentes. Dans Micromegas, la date du 5 juillet

1737, choisie evidemment pour faire plus vrai, perd toute

valeur a cause des evenements incroyables que Voltaire y

place: decouverte du vaisseau de l'expedition Maupertuis

par des habitants celestes, dialogue entre eux et les hommes,

etc •••

De meme que le temps, Voltaire annule la distance.

Les heros peuvent se vehiculer d'un lieu a l'autre sans

prendre garde, souvent, que ces lieux sont en realite fort

eloignes. Pour soigner Zadig, "on envoya jusqu•a Memphis

chercher le grand medecin Hermes" ••• or, il se trouve que

cette ville, la capitale de l'Egypte, est a une grande dis­

tance de Babylone. Pour se rendre du pays des Gangarides

(Indes}, a Cambalu (Pekin), il ne faudra que huit jours a la princesse de Babylone, mais il lui en faut autant pour passer c de Hollande en Angleterre. 0 45 On remarque aussi que cette annulation de la distance

peut se faire par assimilation d'un lieu a un autre:

Constantinople et la Protontide evoquent les bords du lac

de Geneve, Paris devient Persepolis dans le Monde comme il

~, et dans Zadig la cour de Versailles se transporte a

Baby lone.

Poussant encore plus loin dans le non-sens, Voltaire

fait revenir a la surface, au moment le plus inattendu, des

personnages qu'on croyait morts ou perdus. Dans Candide,

par le plus grand des hasards, Cunegonde, son frere, Pangloss,

et meme Paquette, tous portes morts, au moins une fois, res-

suscitent d'une maniere ou d'une autre, et reprennent leur

place dans !'action; et Candide remarque, avec philosophie,

qu'une chose le console, c'est de voir "qu'on retrouve souvent

les gens qu'on ne croyait jamais retrouver." 1

Un dernier element, qui renforce cette impression de

non-sens, ou d'absurde, et qui est forge par la fantaisie,

c'est le sous-titre donne aux contes. Notons, par exemple:

1 1 . c Vo ta~re, Romans et Contes, p. 203. c 46 Candide, traduit de l'allemand, de Mr. le docteur Ralph, avec les additions qu'on a trouvees dans la poche du docteur, lorsqu'il mourut a Minden, l'an de grace 1759.

ou: Le Taureau Blanc, traduit du syriaque par M. Mamaki, interprete du roi d'Angleterre pour les langues orientales.

A eux seuls, ces sous-titres revelent la facilite avec

laquelle Voltaire use de l'absurdite des le debut de l'his-

toire, et sans la moindre vergogne, puisque ni les noms

cites, ni les faits, ne sont vrais.

Le ridicule

De meme qu'il denature l'histoire et la geographie,

en annulant la distance et la duree, Voltaire ridiculise,

par ses fantaisies, la religion, les coutumes et les systemes.

Sa technique consiste a saisir le ridicule d'une situation,

et a !'exploiter. Cela s'applique principalement a la reli-

gion, comme le prouve l'anecdote suivante, tiree de l'Ingenut

Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l'ep1tre de saint Jacques le Mineur, ces roots qui font tant de peine aux heretiques: Confessez vos peches les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa a un recollet. Quand il eut fini, il tira le recollet du confessionnal, et, saisissant son homme d'un bras vigoureux, il se mit a sa place, et le fit mettre a genoux devant lui: 'Allons, mon ami, c il est dit: Confessez-vous les uns aux autres: 0 47 je t'ai conte mes peches, tu ne sortiras ras d'ici que tu ne m'aies conte les tiens.'

Quelquefois, pour ridiculiser les coutumes et les systemes,

il suffit a Voltaire d'en donner le mot-a-mot; cela a ete

remarque par M. Torrey:

One of his favorite methods was to quote, word for word, some of the most absurd theological discussions of the age. No comment was necessary; the fact that Voltaire was ~uoting them gave them all the intended effect.

Nous trouvons un emploi presque constant de cette technique

dans les Contes, lorsque Voltaire s'applique a "conter inge-

11 nument le fait ; comme les exemples abondent, nous nous

contenterons d'en signaler un, tire de Zadig:

Il y avait une grande querelle a Babylone qui partageait l'empire en deux sectes opi­ niatres: l'une pretendait qu'il ne fallait jamais entrer dans le temple de Mithra que du pied gauche; l'autre avait cette coutume en abomination, et n'entrait jamais que du pied droit ••• Zadig entra dans le temple en sau­ tant a pieds joints.3

Cet exemple montre aussi que Voltaire, en plus du

mot-a-mot, doit parfois forger des preuves pour combattre

1 voltaire, Romans et Contes, p. 232.

2Torrey, The Spirit of Voltaire, p. 126. c 3voltaire, Romans et Contes, p. 17. c 48 l'absurdite, puisqu'il ajoute la solution du bon sens: "Zadig

entra ••• en sautant a pieds joints." Cette technique part.:i:-

culiere nous est expliquee par M. Toldo:

lorsque 1 1 auteur veut appliquer une maxime ou resoudre une these, il a recours a des preuves qu'il forge lui-meme; plus la these est exageree, voire meme absurde, plus les preuves, oeuvres de sa fantaisie, se multi­ pliant et s•enchevetrent au gre de l 1 auteur et defiant toute logique.1

Nous pouvons constater, en effet, que l 1 argument de Voltaire

consiste parfois a opposer a l'absurdite, une absurdite

encore plus enorme. Dans ce passage de Candide, le "mais

nous avont ete bien venges" de Pangloss, ajoute l'absurdite

de 1 1 homme a celle de sa barbarie:

elle [cunegonde] a ete eventree par des soldats bulgares, apres avoir ete violee au·tant qu• on peut l 1 etre; ils ont casse la tete a monsieur le baron, qui voulait la defendre; madame la baronne a ete coupee en morceaux; mon pauvre pupille, traite precisement comme sa soeur; et quant au chateau, il n'est pas reste pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons ete bien venges, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait a un seigneur bulgare.2

lpietro Toldo, 11 Voltaire conteur et romancier", in Zeitschrift f~r franzdsiche Sprache und Litteratur, 1t\~~' '# j •• c 2voltaire, Romans et Contes, p. 144. 0 49 En somme, par le ridicule, Voltaire s'acharne a prouver

l'absurdite des hommes, en general, et des choses qu'il

condamne, en particulier. Certains themes recurrents, pour

demontrer l'absurdite des hommes, du monde et de l'exis­

tence, seront developpes: la guerre, la justice, la

verole, le fanatisme et les fleaux naturels. A cote de

ces themes .classiques du monde absurde, Voltaire ajoute des

themes qui lui sont particuliers et qui montrent des "fixa­

tions" de sa fantaisie.

Themes particuliers

La, l'imagination joue un role restreint, et fournit

peu d'images: mais, la repetition de ces images finit par

creer une sorte de 11 reverie 11 de la fantaisie: reverie sur

la torture, l'anthropophagie et le depe~age ou nous pourrions

voir des tendances "sadiques", et reverie sur l'animal qui

11 serait plutot a tendance "sexuelle •

La reverie sur la barbarie des hommes, quelle

qu'elle soit, part d'une these que Voltaire veut prouver,

surtout apres les affaires Calas, Sirven et de la Barre, que

le chatiment ne doit pas exceder le delit. Cela est tres c louable au depart: cependant, il nous semble que l'auteur 50

se complait a decrire les traitements horribles infliges a

l'homme par ses semblables. Dans le passage ci-dessus, ou

Pangloss decrit les horreurs de la guerre, et dans bien d'au-

tres des Contes, les atrocites que Voltaire depeint sont

issues de la fantaisie puisqu'il n'a jamais assiste, et

encore moins participe, a un combat, de toute sa vie. Ce

sont done des images forgees par la fantaisie morbide a par-

tir de lectures ou de reveries sur la douleur.

Il y a une manie, chez Voltaire, de faire "bruler les

gens a petit feu" dans les Contes; a cela s'ajoute le decou-

page: on perd les yeux, le nez, on coupe les 11 fesses 11 ou

les 11 prepuces", les bras et les jambes; enfin, les chati-

ments se repetent: pour les femmes, le viol, et pour les

hommes, les coups sur le dos ou la plante des pieds. Une

torture originale, que Voltaire utilise a deux reprises,

est "d'arracher le coeur et d'en battre les joues de la

victime"; c'est la version personnelle que l'auteur donne

a un chatiment qui a ete pratique au moyen age et qui con-

sistait a arracher le coeur d'un ennemi pour le manger.

Quanta l'anthropophagie, cela represente le comble c de l'absurdite et de la barbarie des hommes. -0 51 La reverie sur !'animal part encore d'une these a

prouver, essentiellement c'est une arme de combat centre

l'anthropocentrisme. Mais pour notre auteur, cela va plus

loin. Il assimile l'homme a !'animal, et !'animal a l'homme,

ce qui revient a dire, qu'il "humanise11 !'animal, et "bes-

tialise" l'homme. C'est le point de depart de la reverie

sexuelle, ou l'homme est egal a !'animal pour ses besoins,

comme on le voit dans candide, puisque les filles ont des

singes pour amants. Cette animalisation de l'homme se pour-

suit dans l'anthropophagie, et le symbolisme animal repre-

sente, en plus des besoins, les travers, ou les defauts de

l'homme. On note cette tendance dans la Correspondance de

Voltaire; il parlait de Mme Denis comme d'un "gros cochon",

et !'anecdote de Wagniere semble confirmer ce trait:

Il [Voltaire] avait aux Delices un grand singe qui, parfois, attaquait et mordait amis et ennemis. Il avait nomme cet animal Luc; et dans la conversation avec des amis particuliers, ou dans les lettres qu'il leur ecrivait, entre autres dans celles a M. d'Alembert, il designait aussi quelquefois le roi de Prusse par ce meme nom de Luc; parce que, disait-il, Frederic fait comme mon singe, qui mord quoiqu'on le caresse.l

1 Longchamp et Wagniere, Memoires sur Voltaire, c p. 34. 52

Si l'homme ne gagne rien, ou tres peu, a etre compare a

!'animal, il est flatteur, en revanche, pour celui-ci d'etre

mis sur le pied d'egalite avec l'homme. Cette "bonification"

de !'animal est sensible surtout pendant la periode de

Ferney, alors que Voltaire se rapproche de la nature. Dans

ce domaine, deux contes en particulier retiennent !'atten­

tion: le Taureau Blanc et la Princesse de Babylone. Dans

chacune de ces fantaisies, le role de !'animal est identique

a celui d'un personnage: le phenix agit et pense cornme un

homme, le taureau inspire une passion amoureuse a la princesse

et les animaux parlent. A un degre moindre, on peut dire que

les animaux sont traites avec respect: le perroquet a sauve

la vie a Zadig et celui-ci le remercie. Enfin, Voltaire

attache une importance speciale aux animaux de transport tels

que les chevaux andalous, les chameaux, les licornes ou les moutons rouges.

Nous pouvons dire que Voltaire utilise !'animal d'une

fa9on fantaisiste qui depasse les limites du conte. En effet,

si le conte merveilleux accepte !'animal comme auxiliaire du heros, ce n'est que dans la mesure ou il fournit au heros le mqyen d'accomplir sa quete. Mais Voltaire donne une valeur c 53 independante a l'animal; il constitue parfois un detail

gratuit mais important aux yeux de l'auteur.

En nous mettant en face de l'absurdite des hommes

et des choses, Voltaire tente de nous enseigner le bon sens.

Toutefois, la creation d'un monde absurde dans les Contes,

peut aussi etre la marque de l'amertume de l'auteur devant

ses echecs et ses desillusions. Le pessimisme qui emplit le

recit, ne fait que refleter l'humeur de l'homme de9u par la

vie, par ses concitoyens et par ses experiences personnelles.

S'il detruit ou defigure ses heres, c'est bien pour se punir

lui-meme de ses illusions.

Le seul moyen pour Voltaire de combattre l'absurdite

et le non-sens qui regnent dans le monde, c'est justement de

ramener l'univers a des dimensions infimes, par l'histoire et

la geographie fantaisistes, pour pouvoir en mepriser la

petitesse et en mesurer les ridicules.

Pour conclure cette premiere enquete, nous pouvons

dire qu'elle nous a permis de degager les elements principaux c de la fantaisie. Dans les trois domaines explores, ou la 0 54 fantaisie s'exprime de maniere constante, nous avons constate

en gros les fluctuations de l'humeur voltairienne, avec ses

hauts: l'ideal et le reve, et ses bas: la peur et la de­

pression.

En outre, il faut preciser que !•action de la fantai­

sie se situe toujours hors des limites de la realite, que ce

soit par deformation, par grossissement ou par negation du

vrai. Cette fantaisie, nous 1 1 avons vu, a pour point de

depart la peur, inconsciente peut-etre, de 1•avenir et de la

mort, et pour objet l'annulation ou l'oubli de la fuite du

temps, par l•imaginaire, pour atteindre au bonheur.

Si les Contes ne representent pas la realite telle

que la logique la congoit, ils contiennent une autre realite

qui est le Moi inconscient de Voltaire.

c c

'CHAPITRE II

L'EVOLUTION DE LA FANTAISIE

"un gout passager 11

Dans les Contes, certains themes ont subi une evo­

lution, et nous allons voir qu'ils montrent le "retentisse­

ment" d'evenements exterieurs sur la vie de l'auteur. Ces

themes constituent des variables ou la fantaisie joue le

role de "gout passager" qui "n'est pas de duree". Nous

somrnes forces de faire deux grandes divisions dans l'evo­

lution de la fantaisie: voir d'abord en quoi cela consiste

dans la forme et la structure generale du recit, puis s'atta­

cher a la definir dans des themes particuliers. c 55 0 56 A. La forme

Il n'y aura d'evolution dans la forme que pour les

contes qui vent du Songe de Platen A l'Ingenu. Pour le

reste, on ne pourra vraiment parler de changement dans l'hu­

meur ou la vie de Voltaire puisqu'il se trouvera a Ferney,

dans une situation "sedentaire", lors de leur composition,

et que ceux-ci revetiront un caractere pamphletaire et

statique.

Evolution chronologique

La fantaisie evolue en proportion inverse des idees

exprimees. Dans un premier temps, celui de l'optimisme

modere que represent~nt des contes tels que Micromegas,

le Monde comme il va et Zadig, la fiction n'est pas creee

a partir de !'imagination pure, mais se fonde sur des faits

que l'auteur a etudies. Micromegas nous renvoie aux Elements

de la Philosophie de Newton, A Fontenelle et a Maupertuis,

que Voltaire frequentait alors. Le Songe de Platen exprime

certaines interrogations de Voltaire, a la suite des etudes

platoniciennes entreprises avec Mme du Ch~telet, a Cirey • .c Le Monde comme il va, dans son atmosphere biblique, reflete c 57 les souvenirs que Voltaire a conserves de ses lectures de la

Bible, et du sejour qu'il fit a Paris, vers cette epoque.

Zadig parte l'empreinte des optimistes telles

celles pronees par Leibniz, Pope ou Clarke, et adoptees

alors par Voltaire. Nous voyons done que ce premier groupe

de contes ne fait que repeter, d'une maniere legere, des

faits ou des convictions acquises par !'etude. La fantaisie

est bridee par !'intellect et ne joue qu•un role secondaire

dans la demonstration.

Une deuxieme etape s'ebauche avec Memnon pour se ter­

miner a Candide. Cette etape represente le pessimisme de

Voltaire. La fantaisie s'y exerce pour combattre l'amertume

et la rage que l'auteur eprouve devant les desillusions de la

vie. Memnon souligne les caprices du destin. Apres Memnon,

Scarmentado nous plonge au degre le plus bas de cette crise

ou Voltaire se voit assailli par des malheurs et des diffi­

cultes de tout ordre. La fantaisie avec laquelle Voltaire

nous presente son histoire est le seul remede possible pour

combattre le monde horrible de la realite. Enfin, Candide,

a un degre moindre, suit la meme inclinaisqn vers le pes­

simisme et les desillusions de Voltaire. c c 58 Il est interessant de remarquer le rOle preponderant

de !'imagination pure dans les contes ou l'auteur a perdu

toute illusion sur le monde et les realites de l'exis-

tence. La fantaisie est le seul ressort qui permet, dans

un sens, au lecteur et a Voltaire d'echapper a l'abattement

et de continuer ainsi la tradition du conte philosophique, a

savoir divertir en instruisant.

Apres candide, Voltaire n•ecrit plus de contes pen-

dant une periode assez longue. Par contre, sa production

dans le genre leger et frivole augmente: ce sont les Faceties

qu'il va publier sans relache pour faire echec aux ennemis

des Philosophes et qu'il dirige aussi, avec un esprit sati-

rique genial, contre ses ennemis particuliers comme Berthier,

Fleury, Le Franc·.~de- Pompignan. C1 est peut-etre a cette epoque

que Voltaire a realise pleinement les avantages de ces genres

mineurs, et aussi, dans une certaine mesure, sa facilite et

son talent pour de telles compositions. En tout cas, avec

le recul des siecles, cela correspond au jugement de la

posterite, car c'est essentiellement dans les oeuvres mineures

qu'on juge de son genie: c'est ce que remarque D. Guiragossian:

It has often been observed that Voltaire's originality and naturalness increased in 0 59 inverse proportion to the importance of the genre treated, that in great genres be it in poetry or in prose, where he was bound to obey rigid rules, he tended to become stilted, solemn and heavy, whereas in the minor ones, which offered him relatively complete freedom, he could give free rein to his lively imagina­ tion and be his own inimitable self, witty, elegant, light and full of fantasy.l

Cette lutte ouverte, par le seul moyen possible: la

rapidite de la pointe, l'ironie et le sarcasme, annonce la

technique que Voltaire va desormais utiliser dans les Contes.

Les contes, que Voltaire publie sur la fin de sa vie, seront

empreints des memes caracteristiques que les Faceties. En

se faisant un instrument de lutte et de propagande, le conte

perd une partie de son originalite primitive. Au niveau des

idees, Voltaire ne fait que repeter ce qu'il a deja dit par

ailleurs:

J'ai deja parle de tout cela dans une de mes diatribes (Dr Akakia], ecrit-il dans l 1 Homme aux Quarante Ecus, pour instruire l'univers tr~s attentif a ces grandes chases. Je suis bien vieux~ j'aime quelquefois a repeter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tete des petits gargons pour lesque1s je tra­ vail1e depuis si longtemps.2

1oiana Guiragossian, Voltaire's Faceties, Geneve, Droz, 1963, pp. 107-108. 2 <:: vo1taire, Romans et Contes, p. 310. 0 60 Ce n'est qu'au niveau de !'imagination que le conte

obtiendra de la valeur. Voltaire s'acharne a divertir a

tout prix pour etre entendu. Toute cette production portera

la marque d'une fantaisie debridee, d'une imagination eche­

velee, que !'intellect n'essaie meme plus de rendre accep­

table et nous pouvons, dans des contes tels que la Princesse

de Babylone, le Taureau Blanc, le Blanc et le Noir et les

Oreilles du Comte de Chesterfield, prendre la mesure des

jeux de !'imagination et de la fantaisie de Voltaire.

En outre, on remarquera que cette evolution dans

!'exploitation de la fantaisie par Voltaire reproduit le

schema initial des trois mondes crees par !'imagination: le

premier groupe des contes, ou la fantaisie fait une appari­

tion timide, represente ce monde des illusions enfantines

qui tend a idealiser le vrai; alors que le deuxieme groupe,

ou la fantaisie masque le pessimisme, peut etre assimile au

monde imaginaire, ou les desillusions, les hantises person­

nelles et la realite sont combattues par l'espoir de la

chimere et de l'utopie; enfin, le dernier groupe, ou la fan­

taisie echappe a tout controle, est representatif du monde

absurde, ou les lignes de demarcation entre le reel et l'irreel c- sont abolies, et ou la raison ne joue plus qu'un role minime. c 61 Les fluctuations

Il existe aussi une echelle dans l'humeur des Contes,

le degre zero peut se situer a l'Histoire des voyages de

Scarmentado, et le degre maximum a Micromegas. Entre ces

deux extremes, on remarque des fluctuations nettement carac-

terisees par !'influence d'evenements exterieurs sur la pensee

et la vie de l'auteur. Comme le souligne N. Torrey:

Voltaire's tales have a way of summing up certain periods of his existence and certain problems with which he was faced. 1

Il y a ce que nous pouvons appeler un personnage "negatif",

et un personnage "positif", qui se correspondent, et qui

marquent clairement les periodes euphorisantes et les de-

pressions dans l'humeur de Voltaire. Places en antithese, se

trouvent:

Zadig et Memnon, Scarmentado et Babouc, Candide et Micromegas.

Zadig, le vrai sage, n'etablit pas de plan de vie et laisse

au destin la conduite de son existence. Sa perspicacite l'e-

loigne du mirage d'un systeme philosophique pre-etabli et

rigide. Il pourra done vivre heureux. Memnon, lui, commet c 1Torrey, The Spirit of Voltaire, p. 50. c 62 la faute de l'a-priorisme, il veut avoir reponse a tout. Sa

punition sera de perdre un oeil et sa fortune. Il vivra

done dans la solitude et la misere.

Comme nous le voyons, nous sommes en presence de

deux sages qui s'opposent: l'un a un systeme, !'autre n'en

a pasi l'un perd l'oeil, !'autre le garde; l'un est malheu­

reux, !'autre heureux. Pour Scarmentado et Babouc, le con­

traste est sensible dans les experiences des deux voyageurs.

Partout ou il passe, Scarmentado trouve du mal et des abus,

alors que Babouc voit d'abord le mal, mais doit finalement

conclure que les abus qu'il constate, cachent un plus grand

bien. Il est, en somme, assez satisfait de son voyage, et

rentre chez lui avec un arriere-gout du Mondain qui s'est

bien amuse. Pour Scarmentado, le retour n'est pas brillant,

il doit se resoudre, pour subsister, a accepter une vie

mediocre: "il fut cocu, il trouva que cet etat etait le

plus doux 11 Alors que Babouc rapporte a l'ange Ituriel

un message d'espoir, Scarmentado ne rapporte de ses voyages

que l'amertume et le plus profond desespoir. Enfin,

Micromegas et candide, en moins marque que pour les person­

nages precedents, offrent les memes contrastes. Le voyage c couvre plus d'espace que celui de Babouc, ou de Scarmentado, 0 63 et le developpement est plus systematique. En outre, ces

deux heros se trouvent flanques d'un mentor, le nain de

Saturne pour Micromegas, et Pangloss pour Candide, que nos

deux voyageurs precedents n'avaient pas.

Cette mise en equation des personnages principaux

des premiers contes montre les fluctuations de l'humeur vol­

tairienne et denote aussi, de la part de l'auteur, uncertain

manque d'imagination, puisqu'il ne fait que reprendre, en

antithese, un personnage deja existant. Il nous semble que

la fantaisie s'exprime ici par le fait que Voltaire joue a

creer un anti-herosi partant de l'idee du jeu enfantin du

"comme si", il veut voir jusqu'ou ira l'histoire, en sens

inverse. Il ne s'agit, bien sur, que d'une hypothese de

notre part, et nous ne pretendrons pas avoir trouve la "raison

suffisante" des Contes.

B. Les themes

De meme qu'il existe une structure identique entre

les personnages, puisqu'ils semblent aller par paire, l'un

etant le negatif ou le double de l'autre, de meme dans le c recit se trouve un schema identique qui se repete dans les 0 64 th~mes que l'on pourrait appeler les "fixations11 de Voltaire.

D~s le Songe de Platon, nous trouvons exprimees toutes les

idees-clef de l'auteur. Une evolution se fera dans l'opti­

que, mais aucun des th~mes ne sera vraiment abandonne. Ces

th~mes principaux s~nt developpes a divers degres jusqu•au

bout, et le dernier conte, les Oreilles du Comte de

Chesterfield, les reprend una un, minutieusement. Ace

niveau-la, la fantaisie n'opere plus, puisque Voltaire ne

fait plus preuve d'un goQt passager, mais continu, et ce

n'est que dans la forme que ces th~mes seront renouveles par

!'imagination. Signalons encore que ces th~mes statiques, que

l'on retrouve dans la majorite des Contes, sont: la guerre,

la verole, les questions sur l'origine de l'univers et de

l'homme, la religion et la justice. Il y a, en plus des

themes statiques, des th~mes qui vont evoluer et qui refle­

tent un changement dans l'humeur ou l'optique de Voltaire.

Ces themes particuliers, ce sont: les femmes, !'amour et

le mariage, le heros voyageur, le retour, les animaux, la

chute, le pere.

Les femmes, !'amour et le mariage

Les personnages feminins que Voltaire met en sc~ne c sont taus stereotypes et etrangement ressemblants. Le 0 65 portrait-robot serait facile ~ etablir; dans la majorite,

les femmes sont frivoles, peu portees a l'etude et leurs

capacites intellectuelles sont nettement au-dessous de la

moyenne. Cependant, elles sont presque toujours, au debut

du moins, un objet de charme, de beaute et de plaisir.

A cote de cette femme typique, l'optique feminine

peut varier. Dans Zadig, Voltaire exprime au plus haut

degre sa misogynie; Zadig, de9u par les femmes, les fuit

de meme que Voltaire qui a toujours semble craindre les

femmes et leurs infidelites. Rappelons l'echec de la pre-

miere passion du jeune Arouet, que Wagniere rapporte dans

ses Memoires:

En 1713, il fut confie par son pere en qualite de page, a M. le marquis de Chateauneuf, am­ bassadeur a la Haie. Ce ministre le fit mettre aux arrets a !'occasion de mademoiselle Du Noyer, depuis Madame de Winterfeld, qui fut la premiere passion de M. de Voltaire.l

Comme on le sait, cette premiere aventure s'est terminee en

catastrophe, quand, de retour force a Paris, le jeune amoureux

apprit le mariage de sa belle. Et toute sa vie sera une

longue serie d'echecs amoureux: Mme du Chatelet le trompe, c lLongchamp et Wagniere, Memoires sur Voltaire, p. 21. c 66 puis c'est le tour de Mme Denis... Comme nous avons affaire

a un sage, la le~on de Scarmentado ne doit pas surprendre,

et Voltaire, tout comme son heros, a du accepter la condi­

tion d'etre cocu, bien qu'il ne soit pas evident qu'il y

ait trouve le bonheur, comme le dit l'histoire.

Dans Candide, la passion a ete balayee avec toutes

les autres illusions, et Voltaire s'en tient a des conside­

rations pratiques: CUnegonde est bonne patissiere. Avec

l'Ingenu, nous faisons un retour en arriere pour retomber

encore dans !'illusion de la passion, mais sans vraiment y

parvenir puisque !'heroine meurt. Il semble que, dans ce

roman, Voltaire ne rapporte que les faits saillants de sa

liaison avec Mme du Chatelet: les premiers moments heureux

et l'infidelite qui a coute la vie a Emilie. Dans la fic­

tion, l'infidelite de Mlle de Saint-Yves s'annule par la

mort.

Apres l'Ingenu, on constate une amelioration dans le

traitement de la femme; elle se 11 libere11 et agit avec sang­

froid (Princesse de Babylone, Taureau Blanc}. On lui reconnait

meme une certaine utilite dans la societe: l'Homme aux c Quarante ecus declare nettement: c 67 Allez, allez, monsieur, je vous jure que mes filles ne seront jamais religieuses. Elles apprendront a filer, a coudre, a faire de la dentelle, a broder, a se rendre utiles. 1

Voila le progres pour Voltaire, qui jusque-la ne voyait dans

les femmes qu'un ornement, elles dont la seule utilite etait

de posseder assez de charmes pour tirer d'affaire un mari ou

un amant. Notons a ce sujet que la belle Teone, dans le

Monde comme il va, possede une qualite que Voltaire a reel-

lement admiree dans la societe: c'est une femme du monde.

Pour resumer, dans un premier temps, surtout dans

Zadig, la femme est presentee comme frivole et infidelei

puis, elle represente un objet de passion et peut quelque-

fois decevoir ou attrister le heros (Candide, Ingenu)i et

il y a enfin recuperation de la femme, qui devient la corn-

pagne de l'homme et presque son egale (Lettres d'Amabed,

l'Homme aux Quarante ecus, Histoire de Jenni, la Princesse

de Babylone). Cette evolution reproduit les stages de la

liaison avec Mme du chatelet: l'amante passionnee, l'intel-

lectuelle, l'infidele, dans un ordre different.

1 c Voltaire, Romans et Contes, p. 320. 0 68 En ce qui concerne l'amour, Vmltaire ne s'attarde

pas a donner des nuances psychologiques aux passions qui

animent les personnages. Il s'en tient plutet a des amours

platoniques du genre courtois et chevaleresque qui convien­

nent mieux a !'action; le heros part a la recherche de sa

belle comme c'est le cas pour candide, pour Zadig, et pour

Rustan (Blanc et Noir}. Par contre, dans la Princesse de

Babylone et dans l'Ingenu, le mouvement s'accomplit en sens

inverse, c'est la belle qui part en quete du heros.

A cette vision desuette, et meme romanesque, de la

passion, Voltaire oppose, en antithese, une vision tres

realiste, et meme brutale, de l'amour; l'acte sexuel. Cela

permet aux femmes d'obtenir des faveurs (Cosi-Sancta,

l'Ingenu} et au heros d'assouvir des besoins naturels (in­

fidelite de candide, et d'Amadis dans la Princesse de

Babylone). Enfin, l'acte sexuel, en soi, ne doit pas chequer,

puisqu'il represente une fonction necessaire, et l'on doit

accepter que les filles fassent l'amour avec des singes

(Candide), et que l'Ingenu veuille consommer son mariage

avant la ceremonie, ou encore que l'acte sexuel soit la reli­

gion de Tahiti (Oreilles du Comte de Chesterfield). c c 69 Quant au mariage, Voltaire le traite, dirons-nous,

du point de vue d'un celibataire; ce qui revient ~ dire que

le mariage, dans la plupart des cas, echoue (l'Ingenu,

candide: la vieille) ou ne represente pas le bonheur espere

et devient un chatiment (mariage de candide, de Scarrnentado).

Nous ferons exception du mariage de Jenni et du second mariage

de Zadig. C'est ~ propos du premier mariage de Zadig, que

Voltaire va donner son opinion sur le mariage, en general:

Zadig eprouva que le premier mois du mariage, cornme il est ecrit dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est la lune de !'absinthe. Il fut quelque temps apres oblige de repudier Azora, qui etait devenue trop difficile ~ vivre, et il chercha son bon­ heur dans l'etude de la nature.l

Dans ce passage, l'auteur nous montre que le mariage ne peut

offrir a l'homme qu'un bonheur passager, et que cela cree

finalement beaucoup d'ennuis. Dans les Contes, il va done

refuser le mariage a ses heros comme il l'a fait pour lui-

rnerne,ou alors il va l'annuler en tuant la passion de l'epoux.

En somme, Voltaire presente les femmes, l'amour et le

rnariage selon son humeur et ses gouts personnels et si sa

1 c voltaire, Romans et Contes, pp. 6-7. c 70 fantaisie lui permet quelquefois de broder sur la realite,

elle exteriorise aussi des tendances particulieres de son

Moi.

Le heros voyageur

Au depart, Voltaire place son heros dans la situation

de l'etranger pour pouvoir faire les observations necessaires

a la these qu'il veut prouver. Micromegas est une surenchere

sur le theme de l'etranger puisque le heros est a la fois un

personnage celeste, et un geant. Cette technique de grossis­

sement permet a Voltaire d'observer a la loupe, ou a l'aide

d'un diamant de fantaisie, la Terre et l'Humanite dans leur

ensemble. C'est une vision de haut, non detaillee, sur des

questions generales. Cela reproduit, en plus etendu, le

schema du songe de Platon, qui nous exposait de fagon succinte

et coloree les origines de l'Univers.

Puis le theme de l'etranger-observateur s'affirme:

il va constater alors, d'une fagon plus terre-a-terre et plus

restreinte, quelques abus qui sevissent en un point du globe.

Ainsi, partant d'une experience limitee, Voltaire generalise

aux dimensions universelles. Avec Zadig, l'etranger perd c son pouvoir perceptif, il n'est plus en mission d'observation, 0 71 mais en fuite, et annonce les aventures de Scarmentado.

Memnon constitue !'exception: il n'est pas etranger, mais

se conduit comme tel, et son univers se restreint a sa cham­

bre. Pour Scarmentado, !'observation tient lieu de journal

de bord, et ce n'est plus parce qu'il veut voir du pays

qu'il voyage, mais parce qu'il doit s'enfuir d'un pays a

l'autre pour sauver sa vie. Le voyage prend l'allure d'un

sauve-qui-peut, et perd tout agrement.

Enfin, Candide nous permet d'observer, par les yeux

naifs du heros, des coutumes et des travers typiques de cer­

tains pays. La fuite est moins rapide et plus developpee

sur le theme du voyage que dans Scarmentado. candide peut

se permettre d'observer en touriste, a son retour, l'Europe

et le Moyen-Orient. Il utilise au maximum ses qualites

d'observateur, et il s'informe a chaque coup des coutumes du

pays traverse. Il exerce ainsi deux talents de Voltaire: la

vivacite du regard et la curiosite. De meme que candide,

l'Ingenu sera pourvu des qualites primordiales de l'etran­

ger: la naivete, le regard et la perspicacite.

Dans le caractere du heros, il y aura une evolution c qui se fera vers la naivete et la jeunesse. Tout d'abord, c 72 le heros fait preuve de sagesse et de rnaturite d'esprit, il

est meme empreint d'un petit air blase comme il convient aux

gens d'experience: Micromegas se permet un sourire devant

la taille des habitants de Saturne, et Babouc ne se laissera

pas prendre, malgre tout, aux charrnes de Teone. Quant a

Zadig, il a acquis une grande experience du monde et de la

cour, et cette assurance va lui permettre de ne pas s'etonner

de ce qu'il voit et de reagir avec sang-froid. Zadig est

par excellence un homme d'action, comrne Voltaire, et il ne

perd pas inutilement son temps.

Ce n'est qu'a partir de Memnon que le heros s'enri-

chira d'une qualite nouvelle: la naivete, ou comme le dit

J. van den Heuvel, la candeur:

Le personnage de Memnon est le premier a se trouver affecte d'une caracteristique qui va jouer un grand role dans les Contes: la candeur, avec ce qu'elle cornporte de derisoire mais aussi d'emouvant.l

Cependant, Voltaire se rend bien compte que ses heros na1fs

ne peuvent pas subsister par eux-memes et qu'ils doivent

etre eclaires par les conseils d 1 un sage. Candide sera

1Jacques van den Heuvel, Voltaire dans ses contes, c Paris, A. Colin, p. 212. 0 73 done seconde par la vieille, Cacambo et Martin. L'Ingenu ne

pourra plus se separer du vieux Gordon. Dans l'Homme aux

Quarante ecus, M. Andre viendra demander conseil a plusieurs

sages, et puis il aura recours a un personnage anonyme, a

un uje" qui represente Voltaire, pour arriver a resoudre ses

problemes et a former un jugement raisonnable. La Princesse

de Babylone ouvre une voie nouvelle en presentant le sage

sous forme d'oiseau, le phenix. Dans l'Histoire de Jenni et

dans les Lettres d'Amabed, ce sera le pere qui representera

la sagesse, et qui fera la le~on a ses enfants.

Par consequent, Voltaire doit mettre en presence

deux forces: un heros jeune et naif qui decouvre candidement

les abus, et un homme d'experience, blase et sage, qui permet

au jeune heros d' at·teindre a un bonheur viable. Il est cer­

tain que cette presentation en antithese permet une schemati­

sation plus complete des caracteres, et la these y gagnera

en puissance.

On remarque aussi le "vieillissement" du personnage

central, ou agissant, des contes; son age va suivre de plus

pres l'age de l'auteur. Dans l'Histoire de Jenni, le premier

role n'est pas attribue a Jenni, mais a Freind, son pere. 0 74 Dans la Princesse de Babylone et dans les Lettres d'Amabed,

le heros ne raisonne plus, il suit les instructions que lui

donne un personnage secondaire, plus mur et plus experiment€

que lui. Notons encore que, apres l'Ingenu, le heros ne

souffre plus (a !•exception d'Amabed); il est mis en face

d'abus qu•il denonce pour permettre a la these de se deve­

lopper, parfois longuement (Histoire de Jenni, l'Homme aux

Quarante ecus) mais il n'a plus a jouer le r8le de la victime

comme ses predecesseurs candide et Scarmentado.

Pour resumer !'evolution du caractere du heros, nous

pouvons dire que, parti de la maturite, il devient naif mais

retrouve a la fin sa sagesse initiale. Quant au personnage

de l'etranger, curieux au debut, il devient sinon aveugle

du moins impermeable au monde exterieur, puis reprend de la

perspicacite avec candide et l'Ingenu pour finalement faire

du tourisme sans etre pour cela en proie aux abus et aux

souffrances.

Il faut aussi remarquer qu'il y a alternance de la

magie et du reel en ce qui concerne l'auxiliaire du heros.

Suivant le gre de son humeur, Voltaire donnera au heros un

auxiliaire magique ou surnaturel (ange, genie bienfaisant, 0 0 75 animal dote de pouvoirs merveilleux), ou bien il s'en tiendra

a un compagnon ordinaire. En passant en revue les contes

principaux, nous avons vu qu'il existait une alternance

reguliere entre le monde de la feerie et celui de la realite:

Songe de Platon, Micromegas, le Monde comme il va: pas d'auxiliaire magique.

Zadig, Memnon: l'ange Jesrad, le bon genie de Memnon.

Voyages de Scarmentado, Candide: pas d'auxiliaire magique.

Le Blanc et le Noir: Topaze et Ebene.

L'Ingenu, l'Homme aux Quarante ecus: pas d'auxiliaire magique.

La Princesse de Babylone: le phenix.

Lettres d'Amabed: pas d'auxiliaire magique.

Le Taureau Blanc: les animaux.

L'Histoire de Jenni, les Oreilles du comte de Chesterfield: pas d'auxiliaires magiques.

Cette alternance de la feerie et de la realite montre bien

que Voltaire eprouve toujours dans les Contes le besoin de

creer un monde chimerique qui reproduit le schema des contes

de fees de son enfance et exteriorise sa nostalgie pour ce

temps passe et idyllique, tout en refrenant ces productions

de sa fantaisie par la vision plus rati~nnelle du monde c reel. 0 76 Le retour

On peut noter une evolution dans le denouement des

contes qui reflete la situation de Voltaire, en tant qu'exile

de son pays, et ses desirs de retour. Dans un premier temps,

celui ou Voltaire vit en France, la question ne se pose meme

pas et le heros rentre au bercail apres avoir sUbi certaines

experiences facheuses; c'est le cas pour Micromegas, Zadig,

Babouc et Scarmentado. Memnon annonce dej~ l'exil, le non-

retour, puisqu'il est chasse de sa maison. Et Candide se

demande:

Ou aller? Si je vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y egorgent tout: si je retourne en Portugal, j'y suis brule: si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons a tout moment d'etre mis en broche.1

Comme pour Voltaire ~ cette epoque, toutes les issues sem-

blent fermees et le heros devra s'accommoder de la "petite

metairie". Pour l'Ingenu, ce sera aussi l'exil, mais qui

correspond a un desir ardent de Voltaire, celui de vivre en France, et a Paris en particulier.

Les contes suivants ne porteront pas la marque de

l'exil car Voltaire ne se sent plus exile: il est installe c lvoltaire, Romans et Contes, p. 174. 0 77 au pays de Gex et considere qu'il fait partie de ce pays en

tant que seigneur du village.

Cette evolution suit de tres pres les diverses epo­

ques de !'existence de Voltairei d'abord stable et voyageur,

il se voit ensuite chasse de son pays et des pays voisins,

il doit alors elire domicile sur un territoire neutre et,

enfin fixe, il se dit satisfait dans la mesure du possible

par son etablissement.

Les animaux

Comme nous avons deja fait allusion a ce theme animal

dans le monde absurde, nous y reviendrons tres rapidement

cette fois pour signaler l'evolution de la pensee de Voltaire

a ce sujet. Micromegas faisait la critique de l'anthropo­

centrisme et demontrait aux hommes qu'ils n•etaient, apres

tout, que des animaux infimes. Au fil des annees, ce juge­

ment va changer et l'animal sera arrache a sa condition

d'etre inferieur et hausse au niveau humain. La question des

origines de l'homme semble avoir particulierement tourmente

notre auteur. Dans les Contes, cette question revient souvent

sur le tapis mais Voltaire avoue ne rien y comprendre. Il c va emettre des hypotheses sur les especes et leur evolution c 78 et il ne rejette pas categoriquement l'idee que l'homme

pourrait etre issu de !'animal. C'est pourquoi il ne juge

pas severement les deux filles sauvages dans Candide. Cette

position est encore plus nette dans la Princesse de Babylone

et dans le Taureau Blanc, puisque les animaux seront traites

en personnes humaines.

L'indifference et le mepris de Voltaire a l'egard des

animaux semble de courte duree si l'on considere que

Micromegas en est le seul exemple. Par la suite, Voltaire

parait attacher un interet tout particulier aux betes, il

leur attribue de bonnes actions (le perroquet a sauve la vie

a Zadig) et il les fait participer a l'action comme nous

l'avons deja remarque apropos des "chevaux andalousn de

Candide, auxquels on peut encore ajouter les "moutons rou­

11 ges", !'"tine raye , le serpent, etc ••• Il faut croire que

Voltaire, en se rapprochant de la nature a Ferney, a pu

observer les betes de plus preset qu'il a imagine a partir

de ses observations des animaux humanises qui parlent et qui

raisonnent. Le mythe des animaux qui parlent, qui a ete

maintes fois exploite dans les contes et legendes depuis

l'antiquite jusqu'a nos jours, marque une inclination au c merveilleux, au naif et au primitif. On retrouvera dans les c 79 contes de Voltaire certains de ces animaux fabuleux des le­

gendes antiques: licornes, griffons, phenix, a cOte de

creations plus fantaisistes: moutons rouges et ~ne raye,

qui s'apparentent au merveilleux enfantin de tous les ~ges

et que nous retrouvons meme a notre epoque dans des produc­

tions de Walt Disney telles que Mickey mouse ou Donald duck.

La chute

Le theme de la chute est d'un interet primordial dans

Zadig, le Monde comme il va, Memnon, les Voyages de Scarmentado

et Candide. C'est pour montrer les hasards du destin que

Voltaire doit faire subir a tous ces heros une serie de chu­

tes successives. Dans Zadig, la chute n'est qu'esquissee et

le heros pourra se relever a force de sagesse; mis en pre­

sence de l'absurdite, lorsque l'ermite tue le jeune gar9on,

Zadig accepte !'explication avec un "mais" en suspend et il

continue sa route. Les hauts et les bas sont plus marques

pour Babouc qui passe de la depression la plus grande a

l'euphorie mitigee, mais l'histoire se termine sur la possi­

bilite d'une elevation a venir: le Bien pourra centre­

balancer le Mal et eventuellement en venir a bout. A partir c de la, la chute va s'accentuer et la remontee sera difficile. 0 80 11 Rien ne pourra convaincre Memnon que ntout est bien , a

moins de lui rendre l'oeil, le bien et la maison qu'il a per-

dus. candide, c'est l'image de la chute de l'homme devant

le Mal et la defaite totale du Bien. Le heros "deniaise"

arrivera a survivre par un seul moyen: le travail. Il

s'agit la d'un pis-aller, car c'est essentiellement a cause

de l'effort physique qu'il devra fournir pour subvenir a ses

besoins et a ceux de 11 la petite troupe", qu'il ne pourra

plus s'appesantir sur la question du Mal. Pour Scarmentado,

la chute est totale et irremediable. Il ne s'agit plus de

constater !'existence du Mal, mais de l'apprivoiser pour

donner le moins de prise possible. Ce n'est que !'instinct

de conservation qui permettra a Scarmentado, "le desole", de

rester en vie. Voltaire developpera plus longuement cette

idee, dans candide:

Je voulus cent fois me tuer [dit la vieille] mais j'aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-etre un de nos penchants les plus funestes: car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter a terre? d'avoir son etre en horreur, et de tenir a son etre? Enfin, de caresser le serpent qui nous devore jusqu'a ce qu'il nous ait mange le coeur?1

lvoltaire, Romans et Contes, p. 163. c 81 La chute n'est done combattue que par cet instinct de con-

servation qui, cornrne chez !'animal, represente un des ins­

tincts les plus surs de l'espece. Voltaire donne a ses

personnages une puissance de survie enorrne, chose qu'il

n'est pas certain de posseder lui-merne. Les malades sont

sur pied, et a meme de reprendre leur role dans !'action, en

quelques jours (Candide, Zadig}, gr&ce aux remedes fantai­

sistes que l'auteur leur fait absorber, ce qui n'est guere

vrai dans la realite de son existence. Mais en "euphemisant"

!'experience personnelle, le fantaisie joue un role grossis­

sant pour rendre encore plus invraisemblables les aventures,

merne si cela part d'un fond reel.

Apres Candide, la chute prend des aspects encore plus

irreels, puisqu'elle ne part pas d'un fond vrai cornrne les

aventures en quelque sorte "vecues" de Scarrnentado, de Candide

ou de Zadig. Dans l'Ingenu, la chute va perrnettre la subli­

mation du personnage: Mlle de St Yves a perdu sa vertu a contre-coeur, et elle en meurt. C'est grace a cette mort

que l'Ingenu deviendra "un philosophe intrepiden, que Pouange

deviendra meilleur et que le vieux Gordon pourra oublier ses

superstitions. Par la suite, la chute sera encore representee c sous forme de "mise au cachot11 (Lettres d'Arnabed). 0 82 A c5te de cette chute purement exterieure, et,

dirons-nous, en surface, de l'homme pris au piege du Mal,

Voltaire exprime une autre sorte de decheance, interieure

cette fois, qui s'exprime par les besoins du corps. Il faut

y voir deux tendances. L'une, qui serait negative, permet

de ramener 1' homme A sa condition animale, par ses instinc·ts;

c'est ainsi que l'acte sexuel peut etre demande, et meme

exige, en retour d'une faveur, par des personnages peu scru-

puleux (Cosi-Sancta, l 1 Ingenu). A cela s'ajoute l'acte brutal,

le viol, qui est a la fois horrible pour la victime, et degra-

dant pour l'homme (Candide, Lettres d'Amabed).

L'autre tendance, positive cette fois, est d'exalter

les besoins du corps, en soulignant leur realite concrete,

pour essayer d'annuler les 11 tabous" qui existent a ce propos.

11 11 Le "cul", dans Candide, et l'excrement , dans les Oreilles

du comte de Chesterfield, feront l'objet d'une "mise au

point", et d'un retour aux realites physiques de l'homme.

Voltaire repetera volontiers que l'homme est forme "dans 1 une petite poche ••• entre la vessie et l'intestin rectum" c 1 Vo 1 ta1re, . Romans et Contes, p. 311. 0 83 et qu'il est "cache dans une membrane puante entre de l'urine

11 1 et des excrements •

Par consequent, si l'homme n'est pas tout a fait un

animal, il s•en rapproche, et les metaphysiciens, comme Pascal,

11 qui voient dans l'homme un "ange dechu , oublient trop souvent

les vicissitudes du corps humain. Voltaire est realiste; il

ne veut pas tomber dans les extremes des systemes carte-

siens, platoniciens ou athees; il s'en tient finalement au

juste milieu exprime negativement par Pascal: "11 homme n'est

ni ange, ni bete".

La chute, qui a ete vraiment le theme majeur jusqu'a

Candide, reste inoperante apres cela. Nous pensons qu'il

s'agit d'une reaction de Voltaire, qui, ayant perdu toutes

ses illusions, fait volte-face, et part du bas pour arriver

en haut. En effet, dans Candide et, par la suite, l'image

des besoins du corps humain servira a Voltaire pour montrer

la voie a suivre: tolerance et moderation. Tout l'art de

vivre de Voltaire repose sur cette morale a fondement physique.

"CUltiver son jardin", c'est prendre de l'exercice, soigner

1 c Voltaire, Romans et Contes, p. 556. 0 84 son corps et ne pas faire trop travailler son esprit.

Voltaire, a cette epoque, met cet art de vivre en pratique,

il se transforme en "gentleman-farmer", et il prend soin de

sa terre et de son corps. Il faut aussi ajouter que, pour

Voltaire, plus que pour quiconque, les vicissitudes du corps

font partie de la realite quotidienne, et depuis longtemps,

pourrait-on dire, puisque deja dans sa jeunesse, il se dit:

Patient dans mes maux, et gai dans mes boutades Me moquant de tout sot orgueil Toujours un pied dans le cercueil De l'autre faisant des gambades.1

Le pere

Il n'y a que tres peu d'allusions au pere dans les

premiers contes, et cela montre surtout !'indifference de

Voltaire a ce propos. Dans Candide, toutes les vieilles

rancunes de Voltaire a l'egard de son pere s'exhalent. Il y

a une satire violente, non seulement du pere Arouet, sous

les traits du baron, mais du frere Armand, sous le masque du

jesuite fanatique: tous deux, representent !'intolerance et

le snobisme de la famille Arouet et l'on peut dire qu'ils

possedent, en un mot, l'art du "Blason", comme les parents

lEcrit a Thierot, deux ans apres son retour d'Angle­ c terre, cite par Torrey, The Spirit of Voltaire, p. 66. c 85 de Jeannot (Jeannot et Colin). Apres cet eclat, de courte

duree, Voltaire revient a !'indifference du debut. Les

parents de l'Ingenu sont morts, et celui-ci avoue qu'il s'en

passe fort bien.

A la suite de cette periode d'indifference, coupee

d'un eclat de haine, Voltaire, plus age, commence a jouer

activement dans sa vie, le role du pere; il est devenu, a

Ferney, le protecteur d'une petite communaute de jeunes

gens. Les Contes porteront la marque de ce revirement; on

y trouve le personnage du bon pere, et, dans les Lettres

d'Amabed ou dans l'Histoire de Jenni, il y a une sublimation

tres nette du personnage. C'est le pere qui dirigera les

jeunes esprits, c'est a lui que l'on viendra demander con­

seil.

De fa~on plus fantaisiste, le phenix, dans la Prin­

cesse de Babylone, et le sage Mambres, dans le Taureau Blanc,

jouent ce role d'agent protecteur, de sage, d'ange-gardien,

role tenu dans la vie de Voltaire par les D'Argental, qu'il

11 nomme volontiers "ses anges , dans la Correspondance. On

peut voir aussi a cette epoque que l'interet de Voltaire c s'est porte vers la nouvelle generation: les enfants et les 0 86 liens qui les unissent a leurs parents, themes que l'on

trouve principalement developpes dans l'Homme aux Quarante

ecus.

Il y a chez Voltaire, tout au moins pendant sa

retraite, un besoin evident de se creer une famille, trait

qui n'est que rarement souligne, comme le remarque N. Torrey:

His fondness for the simplicity of family life and for the presence of children which such 1 life entails, has very rarely been mentioned.

Dans la realite, cela est confirme par des faits et des

temoignages contemporains. Nous savons, par exemple, que

Voltaire appelait Mme Denis "maman" dans la vie courante et

dans les lettres aux amis:

On ne peut vous etre plus tendrement devoues, ecrit-il a Fran9ois Tronchin, le 22 jui~let 1764, que nous le sommes, maman et moi.

Nous savons aussi qu'il tenait, a Ferney, table ouverte a

toute heure du jour et qu'il y avait toujours une "compagnie"

au diner. Nous rapporterons brievement le mot d'esprit de

Voltaire, a un invite qui semblait profiter trop ouvertement

de cet etat de choses, qu'a la difference de Don Quichotte,

lTorrey, The Spirit of Voltaire, p. 151.

2Henry Tronchin, Le conseiller Fran9ois Tronchin et c ses amis, p. 177. 0 87 qui prenait toutes les auberges pour des moulins-a-vent,

celui-ci prenait taus les chateaux pour des auberges.

Dans les Contes, les amis tiennent lieu de famille

au herosi il n'est jamais seuli il est toujours entoure de

!'affection et du devouement de ses compagnons (Candide,

Jenni, l'Ingenu). Notons encore qu'il est toujours pourvu

du necessaire: bagages, domestiques, argent ou monnaie

d'echange, et nourriture. Nous insisterons sur ce dernier

point, car il semble que la nourriture sert a relever le

heros apres sa chute, et montre le souci de l'auteur de

reparer le mal moral ou physique, par les plaisirs de la

table. 1

En somme, Voltaire, en tant que fils d'un pere auto-

ritaire, a detruit l'image paternelle par la satire ou

!'indifference; puis, ayant assume lui-meme ce role en

vieillissant, il va en souligner les qualites. En outre,

l'image du pere que nous offre Voltaire, dans les Contes

et dans la realite, est celle d'un pere despotique qui entend

lNous avons releve de nombreux exemples qui sont caracteristiques. Voltaire, Romans et Contes, pp. 81, 148, c 150, 171, 176, 201, 220, 368, 428, 521, 589. 0 88 regler la vie de ses enfants, ou soit-disant tels. On

remarquera que, chez lui, le sentiment paternel est etroi­

tement lie a la passion, puisque c'est a la fois en pere

et en amant qu'il s'est presente a Emilie et a Mme Denis:

11 il les appellera toutes deux "chere enfant , et fera remar­

quer a Emilie qu'il l'avait fait sauter sur ses genoux

lorsqu'elle etait petite fille. Que l'amant, de~u par la

passion, se soit refugie dans un sentiment beaucoup plus

stable, comme !'affection, cela est tres probable. Ajoutons

que s'il "aime a aimer", comme le disait Mme du Chatelet,

il aime encore plus a etre aime, c'est pourquoi, estimant

ses prouesses amoureuses a leur juste valeur, il a prefere

s'attacher !'affection des siens, par la reconnaissance qu'ils

doivent a sa protection.

L'evolution que nous avons remarquee dans les gran­

des lignes, et dans les themes particuliers, represente 11 Un

gout11 ou "un desir passager" dans la fantaisie. Il est

possible que cette evolution se soit accomplie presque

inconsciemment pour Voltaire. En tout cas, dans les Contes,

nous avons constate que cela suit presque toujours d'assez c 0 89 pres des evenements et des changements precis dans la vie

de l'auteur. On peut dire que !'imagination et la fantai­

sie expriment le retentissement de ces faits sur l'humeur

voltairienne. Il s'agit d'une decouverte, de la mise a

nu d'une tendance inconsciente que notre auteur exprime

sous le couvert de la fiction. En effet, c'est toujours

Voltaire qui se cache sous l'invraisemblable de la fable

pour s'exprimer et aussi pour nous divertir.

c CHAPITRE III

LES STRUCTURES NARRATIVES

Dans les deux chapitres precedents, nous avons vu que la fantaisie representait une tendance inconsciente ou une exteriorisation de l'humeur voltairienne; cependant, le role de la fantaisie ne s'arrete pas a l'expression du

Moi de l'auteur. Il y a, en effet, dans les Contes, un effort et une recherche constante de Voltaire pour provoquer chez son lecteur deux reactions opposees: le rire et la reflexion.

C'est dans ce but que Voltaire a mele dans la forme et le style du conte philosophique la fantaisie de l'humour et la logique de l'idee, en un mot, c'est pour cela qu'il y a deverse tout son 11 esprit". Nous verrons, dans ce dernier chapitre, comment la forme et le style que Voltaire a donnes

9D 0 91 a ses contes philosophiques se pretent admirablement a ce

double objet, et dans quelle mesure la fantaisie lui a servi

a forger des images et un style pour renouveler le genre du

conte merveilleux sous forme de conte philosophique. -

A. Les images

Dans plusieurs contes, on remarque que certaines

images sont reprises pour exprimer les hauts et les bas de

1 1 humeur voltairienne. Ces images, qui ont pour but de

creer une atmosphere particuliere dans le recit, sont fixes

et n•evoluent pas. Une image, en particulier, retiendra

l•attention puisqu•elle concentre en elle tout 1 1 art de

vivre de Voltaire, c•est l 1 image du jardin. Ajoutons que

d 1 autres images apparaissent encore dans les Contes et,

comme elles se pretent a diverses interpretations, nous les

avons classees sous le titre 11 images a valeur variable ...

Les images fixes

Voltaire cree une mythologie qui s•exprime au niveau

du style par la reprise de deux images: 1 1 image du bonheur

et 1•image du malheur. L 1 image du bonheur combine plusieurs c elements: le jardin, l 1 eau, la musique, la maison et la benne 0 92 chere. On remarque en outre que cette image du bonheur

ideal, qui rappelle vaguement le mythe de l'Age d'Or, est

toujours localisee dans des contrees lointaines et par con-

sequent fabuleuses: !'Orient et l'Amerique.

Dans candide, l'Eldorado contient toutes les carac-

teristiques du pays ideal:

Le pays etait cultive pour le plaisir comme pour le besoin ••• ils approcherent de la premiere maison du village; elle etait b~tie comme un palais d'Europe ••• une musique tres agreable se faisait entendre, et une odeur delicieuse de cuisine se faisait sentir •.• l

Nous avons ici quatre des elements signales: le jardin (le

pays etait cultive), la maison, la musique et la benne chere;

et Voltaire ajoute:

on leur fit voir la ville, ••• les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueur de canne de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pa­ vees ••• 2

voici done le cinquieme element de l'image du bonheur: l'eau.

On retrouve ces memes elements dans la Princesse de Babylone,

une premiere fois pour decrire le palais:

lvoltaire, Romans et Contes, pp. 175, 176. c 2rbid., p. 1ao. 0 93 Au milieu des jardins, entre deux cascades, s'elevait un salon ovale ••• Cent mille flarnbeaux enferrnes dans des cylindres de crystal de roche eclairaient les dehors et l'interieur de la salle a manger. Un buffet en gradins portait vingt mille vases ou plats d'or; et vis-~-vis le buffet d'autres gra­ dins etaient remplis de musiciens. 1

Puis, lorsque la princesse aborde au beau rivage d'Eden,

dans l'Arabie Heureuse:

C'est cet Eden dont les jardins furent si renornrnes qu'on en fit depuis la demeure des justes; ils furent le modele des Champs Elysees, des jardins des Hesperides, et ceux des Iles Fortunees: car, dans ces climats chauds, les hornrnes n'imaginerent point de plus grande beatitude que les ombrages et les mur­ mures des eaux. Vivre eternellement dans les cieux avec l'Etre supreme, ou aller se promener dans le jardin, dans le paradis, fut la merne chose pour les hornrnes.2

On retrouve encore ces elements dans le Blanc et le Noir:

[Rustan] entre dans une prairie emaillee de fleurs et bordee de ruisseaux: et au bout de la prairie ce sont des allees d'arbres a perte de vue; et au bout de ces allees, une riviere~ le long de laquelle sent mille maisons de plai­ sance, avec des jardins delicieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments ••• 3

Et enfin, dans les Oreilles du Comte de Chesterfield, nous

1voltaire, Romans et Contes, p. 354.

2 Ibid., p. 366. c 3Ibid., pp. 121-122. 0 94 trouvons encore cette image, en plus concis:

C'est dans Otaiti que la nature habite la nature l'a favorisee d'un sol plus fertile; elle lui a donne l'arbre a pain, present aussi utile qu'admirable, qu'elle n'a fait qu'a quelques iles de la mer du Sud.l

A cote de cet age heureux, .l'age de la barbarie,

reprasente par le depe~age, l'anthropophagie et la torture,

projette l'image du malheur et de la desolation. Ces images

sont si frequentes que nous nous dispenserons d'en donner

des exemples. Par contre, il est important de souligner

l'image que Voltaire utilise a plusieurs reprises pour sym-

boliser l'obstacle au bonheur. Il y a d'abord le symbole

classique du serpent qui represente, nous dit G. Durand,

"l'obstacle que le destin doit franchir, l'enigme que le des­ 2 tin doit resoudre". Dans le songe de Zadig, ce symbole est

utilise dans son sens le plus complet, puisque Zadig devra,

par la suite, surmonter des obstacles et resoudre des enigmes

pour suivre son destin et parvenir au bonheur. L'image du

1voltaire, Romans et Contes, p. 561.

2Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de c l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 369. 0 95 serpent "qui nous devore le coeur" est rappelee par la

vieille dans Candide. Dans le Taureau Blanc, le serpent

represente encore 1 1 obstacle a franchir pour parvenir au

bonheur. En outre, dans certains contes, le serpent doit

etre assimile a la femme, en tant que figure tentatrice

d 1 Eve, et c'est elle qui jouera ce role nefaste d 1 obstacle

au bonheur. Rappelons que !'image est utilisee dans candide:

le heros est chasse du Paradis terrestre par la faute de

Cunegonde. Et c•est encore par la faute d'une femme

qu'Amazan (Princesse de Babylone) perdra sa vertu, et que

Rustan (Blanc et Noir) perdra symboliquement la vie. Le role

malefique est done attribue a la fois au serpent et a la

femme, qui representent symboliquement !'agent tentateur qui

fait obstacle au bonheur.

En revanche, on remarquera aussi dans les Contes

que le symbolisme de 1 1 envol denote le degre de purete du

heros. Les heros 11 privilegies 11 a qui Voltaire donnera la

puissance de voler, ce sont:

- Micromegas, au moyen des etoiles et des rayons: - Candide, au moyen d'une machine volante; - la Princesse de Babylone, au moyen d'un sofa porte par deux griffons. c 0 96 On peut voir que ces heros sont purs dans la mesure ou

ils se montrent incorruptibles:

- sur le chapitre de la metaphysique: Micromegas ne se laisse pas convaincre;

- sur le chapitre des biens materiels: candide ne se laisse pas tenter;

- sur le chapitre de l'amour: Formosante ne fait pas d'infidelite.

Il faut done conclure que ces trois heros pourront atteindre

a un degre plus eleve de bonheur, a un genre de bonheur

immateriel qui se trouve au-dela des realites physiques.

Nous voyons done que, dans les Contes, il existe des

obstacles a franchir pour parvenir au bonheur materiel, et

des moyens particuliers pour aller au-dela de ce bonheur et

atteindre a la purete.

Le contraste offert par les deux images, bonheur et

malheur, et leur frequence dans les Contes, montrent claire-

ment les deux extremes de la psychologie voltairienne et ses

fantaisies sur l'ideal et l'absurde. On pourra objecter que

Voltaire ne presente ces images que pour les condamner ou s'en

moquer. Cela est vrai au niveau de la raison, mais pour la

~antaisie, nous croyons que la reactivation de mythes est c la marque de leur acceptation inconsciente. En effet, comme c 97 l'a remarque D. McGhee, il y a parfois chez notre auteur

11 ecriture inconscienten:

The speed of composition reported for several of the Contes necessarily implies unconscious­ ness of many of the devices used by their author. 1

Si nous ne pouvons affirmer qu'il y a eu ecriture incons-

ciente pour des contes tels que Micromegas, Zadig, ou Candide,

parce que la date de publication est assez eloignee de la

date de composition et ne permet pas d'assumer qu'il n'y a

pas eu de remaniements de la version originale, par centre

des contes tels que l'Ingenu, la Princesse de Babylone, le

Taureau Blanc, et toutes les productions de l'epoque de

Ferney, qui ont ete publiees presque immediatement apres

leur composition, peuvent illustrer le caractere spontane

et inconscient de l'ecriture. Dans ces oeuvres, il est evi-

dent que la fantaisie de Voltaire echappe souvent a la raison

et quelquefois la fantaisie va primer sur la th~se dans le

recit (Princesse de Babylone, le Taureau Blanc, le Blanc et

le Noir).

1 norothy McGhee, Voltairian Narrative devices as considered in the author's Contes Philosophiques, p. 9. c 0 98 Les images a valeur variable

Il y a dans les Contes deux images, l'oeil et la

barbe, qui peuvent varier suivant !'interpretation que

Voltaire leur donne. Voltaire possede cette faculte de

!'imagination qui permet de creer des images et de leur

attribuer une valeur personnelle et symbolique, et Ira 0.

Wade precise que:

a voltairian inclination toward allegorical and/or symbolical invention is clearly perceptible in as early a work as the and has its roots deep in his psychology, his literary training and his philosophic orientation.l

On sait a quel point l'oeil represente pour Voltaire la

faculte primordiale qui, allant de pair avec !'esprit,

permet a l'homme de trouver le bonheur. Dans la corres-

pondance avec Mme Denis, M. Micha note que:

le verbe voir revient a satiete ••• il n'a pas le sens affaibli de "faire visite", mais 11 le sens concret de "avoir sous les yeux : 'Mes deux yeux •.• voudraient bien vous voir' (aout 1745, premier billet en italien), •Je

1Ira 0 Wade, 11 Voltaire and Mme du Chateletn, in Voltaire, a collection of critical essays, ed. W.F. c Bottiglia, Prentice-Hall Inc., 1968, p. 104. 0 99 voudrais vous voir taus les jours' (novernbre 1745), 'Je vous verrai' (18 decembre 1745).1

L'image de l'oeil appara1tra dans quatre contes: le

Crocheteur Borgne, Zadig, Memnon, candide. Pour Mesrour, le

crocheteur, il n'y a pas eu perte reelle de l'oeil car

11 Voltaire precise qu'il etait "borgne de naissance • L'oeil

unique, dans ce cas, est la marque du bonheur puisque comme

le dit l 1 auteur "Mesrour n'avait point l'oeil qui voit le

mauvais cete des chases". Il faut voir dans cette remarque

plus qu•une boutade ou qu•un mat d'esprit facile, mais une

reprise par Voltaire, sur le mode badin, de l'image conven-

tionnelle de la toute-puissance et de la voyance des borgnes,

image que l'on retrouve dans de nombreuses legendes indo-

europeennes. Cette valeur particuliere et euphorisante de

l'oeil unique ne sera pas reprise par Voltaire dans les au-

tres contes. Au contraire, la perte de l'oeil equivaut, par

la suite, a la perte de !'intelligence et, par extension, a

la perte du bonheur.

Il y a, dans Zadig, un premier avertissement: le

heros est menace de perdre l'oeil mais recouvre la vue, et ce

1 M1cha,• Volta1re• d I apres~ sa correspon d ance avec c Mme Denis, p. 23. 0 lOO n'est qu'a force de sagesse qu'il parviendra a etre heureux.

Pour Memnon, la perte de l'oeil represente le chatiment de

ce soit-disant "philosophe" qui, ayant voulu trop prevoir,

ne verra desormais que le mauvais cote des chases et finira

miserablement sa vie. De meme, un autre "pseudo­

philosophe", Pangloss, sera puni sur-le-champ de sa betise

et de sa vanite; celui-ci avait voulu penetrer trop a fond

la "raison suffisante" des chases, et de Paquette en parti­

culier. Voltaire met done en evidence la betise et la

vanite des metaphysiciens en les privant a demi de cette

faculte primordiale pour lui: la vue. Il y aurait peut­

etre des rapprochements a faire ici entre l'oeil, organe

de la vue, et l'oeil, miroir de l'amei cependant, vu

l'energie deployee par Voltaire pour nier !'existence de

l'ame, nous nous en tiendrons simplement a cette explication

qui convient mieux aux idees exprimees par l'auteur.

Il faut souligner que ces trois personnages ont

perdu, ou failli perdre l'oeil, dans des circonstances ana­

logues. Zadig avait re~u une blessure a l'oeil en defendant

l'infidele Semire et en l'arrachant aux mains de ses ravis­

~eurs. Memnon a voulu consoler une fille qu'il avait vue c pleurer de sa fenetre, cet acte charitable va provoquer une 0 101 serie d'evenements facheux et aboutira a· la perte de l'oeil.

Enfin, Pangloss perdra l'oeil par suite de la verole, maladie

que lui a communique Paquette. C'est done la femme, sous

les traits d'Eve tentatrice, qui va de nouveau faire obstacle

au bonheur du heros et causer sa chute.

Voltaire va ensuite abandonner dans les contes l'image

de l'oeil pour celle de la barbe. La valeur de cette image

est plus difficile a nuancer que la precedente. Dans candide,

ce n'est que vers la fin du recit que l'image de la barbe

apparait, lorsque nos trois heros, candide, Pangloss et

Martin, se trouvent dans la maison du vieux Turc: 11 les deux

filles de ce bon musulman", ecrit Voltaire, "parfurnerent les 1 barbes de Candide, Pangloss et Martin ... On doit done pen­

ser que Voltaire, en dotant ses heros de barbe seulement a

la fin du recit, veut donner a l'image une valeur positive:

sagesse et bonheur. Cependant, on se demande jusqu'a quel

point on doit attribuer de la sagesse a Pangloss, puisqu'il

en avait ete prive precedemment en perdant l'oeil. Peut-etre

a-t-il finalement appris a se taire, ou a eviter de "philo­

sopher" avec les femmes! c lvoltaire, Romans et Contes, p. 220. 0 102 Dans l'Ingenu, le heros constate la superiorite et

le raffinement des peuples europeens et s'interroge:

l'espece de ce continent-ci me parait supe­ rieure a celle de l'autre. Elle a augmente son etre depuis des siecles par les arts et par les connaissances. Est-ce parce qu'elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refuse la barbe aux Americains? 1

On peut dire que Voltaire a considere qu'il existait, en

gros, deux especes d'ho~es: les hommes a barbe, et les

autres. Si la barbe denote la sagesse de certains peuples,

il faut toutefois faire une exception pour les Asiatiques

qui, depourvus de barbe, n'en possedent pas moins la sagesse

des peuples civilises. Et l'Ingenu termine ainsi sa remar- 2 que: "je vois que les Chinois n'ont presque pas de barbe, et

qu'ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille annees".

Voltaire va done classer a part les Asiatiques, et

il doit renverser la valeur symbolique de la barbe en ce qui

les concerne: la barbe a leurs yeux sera repoussante parce

qu'elle fait ressembler l'homme a l'animali c'est la l'opi-

11 11 nion d'Amabed qui note apropos des europeans : "leurs

1 voltaire, Romans et Contes, p. 253. 2 c Ihid. 0 103 poitrines sent velues. Ils portent de longues barbes", et 1 cela fait apparemment nfremir la nature indienne".

Pour les peuples d'Europe, Voltaire s'en tient ~ la

valeur particuliere qu'il attribuait deja a la barbe dans

l'Ingenu: une barbe bien taillee est signe de raffinement et,

par extension, de culture; c'est done la marque physique de

la civilisation, par opposition a la barbarie primitive

representee par la barbe hirsute. On trouvera aussi des

allusions aux uhommes sans barbe" qui ont ete volontairement

mutiles pour devenir sopranos, et Voltaire donne toujours a

ces chanteurs une meme patrie: l'Italie. Dans la Princesse

de Babylone, il y a ce dialogue curieux entre le heros,

Amazan, et des 11 chantres depourvus de leur virilite":

Ahl monsignor, quel charmant soprano vous auriezl Ab! si ••• _comment, si? Que pretendez-vous dire? -Ahl monsignorl .•• -Eh bien? -Si vous n•aviez point de barbe12

On voit done que la barbe peut avoir une double signi-

fication: lorsqu'elle represente la sagesse, la virilite et

le raffinement, 1 1 image de la barbe a une valeur positive;

1voltaire, Romans et Contes, p. 428. 2 c Ibid. I P• 388. 0 104 quand il s'agit de montrer la brutalite et la barbarie des

hommes, l'image devient negative.

Toutes les images que l'on trouve dans les contes

montrent a des degres differents des creations de la fan­

taisie, chez Voltaire. Deux de ces images, le jardin et la

maison, sont tellement importantes que nous devrons y revenir

dans notre conclusion pour en extraire tout le contenu sym­

bolique, ce qui permettra d'elucider le role tenu par la

fantaisie dans les Contes de Voltaire. En effet, ce n'est

que lorsque Voltaire a donne libre cours a sa fantaisie qu'il

a pu creer ces images inconscientes dans lesquelles il a

exprime toute sa philosophie.

Le reflet du Moi, dans les Contes, ne concorde pas

toujours avec l'image laissee par l'homme de lettres a la pos­

terite. Cette image, trop austere, ne correspond pas

d'ailleurs aux temoignages contemporains. ce qui a surtout

frappe l'entourage de Voltaire, c'etait son esprit, son

humour et son imagination etonnante, toujours en eveil. En

sorte que Voltaire, s'il vivait de nos jours, ferait figure

d'original au meme titre que Picasso ou Charlie Chaplin, dans 0 0 105 la mesure ou son imagination lui a permis de creer un style

nouveau et particulier dans le domaine de l'esthetique.

B. Le style

Si les images representaient l'ecriture inconsciente

et une creation spontanee de la fantaisie, le style, au

niveau plus concret de la technique, porte encore la marque

de la fantaisie. Les techniques du style, dans les Contes,

sont particulieres a Voltaire et si diverses qu'elles echap-

pent a toute classification generale. C'est un art qui tient

plus du langage parle par sa clarte, sa nettete, sa rapidite,

sa diversite, et de la musique par sa sonorite et sa fluidite,

que de la prose ecrite:

Nul n'a mieux connu l'art de tourner la raison en plaisanterie, nous dit La Harpe. Il converse avec ses lecteurs, et leur fait accroire qu'ils ont tous !'esprit qu'il leur donne, tant les idees qu'il jette en foule se presentent sous un jour clair et sous un as­ pect agreablel Il a quelquefois dans les petites choses, le ton serieusement ironique et la sorte de persiflage que l'on aime dans Hamilton, auteur qui lui ressemble dans son genre comme une conversation spirituelle ressemble a un bon livre.l

lLa Harpe, Cours de Litterature, ed. 1825, XVI, 299, cite dans Moland, XXI, avertissement, p. iii. 0 0 106 Et D. McGhee ajoute que:

It is doubtless the simplicity and natural­ ness of Voltaire in this assumed conversation with his rrader that makes for his universality of appeal.

On peut voir, en effet, qu'il y a conversation fie-

tive avec le lecteur chaque fois que l'auteur intervient

directement pour commenter l'histoire, soit dans le texte

meme, soit en notes explicatives. Et cette conversation a

deux, entre l'auteur et un interlocuteur suppose, est

particulierement active dans Micromegas.

L'art de Voltaire dans son style a toujours provoque

les louanges unanimes de la critique, et les admirateurs

comme les detracteurs de Voltaire s'accordent a souligner le

bon gout et l'esprit de l'ecrivain. Y. Belaval declare nette-

ment que 11 C'est l'esprit, non le genie, qui lui a donne 2 l'immortalite". Pour G. Lanson, le style de Voltaire dans

ses contes "est leste, effronte souvent, jamais debraille,

toujours elegant" et il ajoute que:

1McGhee, Voltairian narrative devices, p. 116.

2yvon Belaval, "L'esprit de Voltairen, Studies on c Voltaire, XXIV, p. 139. 0 107 on se tromperait en ne donnant [a Voltaire] que !'esprit, au sens fran9ais, le jeu des rapports imprevus d'idees: il a de l'humour, cet esprit de !'imagination qui se joue des formes et deformations de la realite; il a aussi une sorte d'esprit musical qui amuse l'oreille du caprice des entrelacements sonores.l

Enfin, pour R. Naves, l'esprit de Voltaire c'est "!'elegance

de l'ironie et la fantaisie du rire".2

Comme nous ne pretendons pas repeter ce qui a ete

deja dit par ailleurs sur le style de Voltaire et sur les

diverses techniques qu'il utilise dans les Contes, il suffira

de voir en quoi peut consister cette 11 fantaisie du rire" et

comment elle va s'exprimer dans le style.

L'etude des constantes de la fantaisie avait degage

trois structures essentielles de la creation artistique par

l'imaginaire; nous allons voir que ces memes structures se

reproduisent dans l'ecriture. Voltaire, consciemment ou non,

manipule deux plans: le reel et l'invraisemblable. Le

resultat obtenu par cette manipulation est presque toujours

1~ rire provoque par l'humour.

lLanson, Vo1taire, pp. 156, 160. c 2Raymond Naves, Vo1taire, Paris, "Connaissance des Lettres",Hatier, 1966, p. 19. 0 108 Il y a trois caracteristiques dans le style des

Contes:

1) l'antithese, ou le reel va s'opposer ~ l'imaginaire pour

creer les hauts et les bas que nous avons appeles les

"fluctuations" de l'humeur voltairienne, va etre caracte-

ristique du monde enfantin.

2) L'harmonisation des contraires, ou euphemisme, qui con-

siste a ~ettre sur le meme plan reel et imaginaire et a

11 les reunir pour donner a l'image sa "surrealite , permettra

de creer !'illusion du monde imaginaire.

3) L'antiphrase, ou les deux plans sont confondus en un seul

pour creer le non-sens, reproduira le schema du monde

absurde.

Dans le style, Voltaire va utiliser au maximum cette

faculte de son genie: l'esprit, qu'il definit ainsi dans son

Dictionnaire Philosophique:

Ce qu'on appelle esprit est tantot une comparaison nouvelle, tantot une allusion fine: ici l'abus d'un mot qu'on presente dans un sens, et qu'on laisse entendre dans un autre; la un rapport delicat entre deux idees peu communes~ c'est une metaphore singuliere; c'est une recherche de ce qu'un c objet ne presente pas d'abord, mais de ce qui 0 109 est en effet dans lui1 c'est l'art ou de reunir deux chases eloignees, ou de diviser deux chases qui paraissent se joindre, ou de les opposer une a l'autre; c'est celui de ne dire qu'a moitie sa pensee pour la laisser deviner ••• 1

Il est curieux de constater que Voltaire reprend

dans cette definition les trois caracteristiques du style de

la fantaisie que nous avons deja signalees: l'antithese

(opposer), !'harmonisation des contraires (reunir) et l'anti-

phrase (un mat qu'on presente dans un sens et qu'on laisse

entendre dans un autre).

On peut prendre comme point de depart, dans !'analyse

du style, le mat ou l'expression. Par la manipulation des

roots, l'auteur fait subir au sens plusieurs contraintes qui

tendent a deformer sa structure originale: il y a "abus du

mot", et nous pouvons meme preciser "du petit mat", pour

reprendre l'expression de R. Flowers, que Voltaire s'approprie

pour transformer a sa fantaisie:

Voltaire attains his satire exclusively by 'small things', by single small words strategically placed in short, swift, simple sentences, which by their position, their c 1voltaire, Oeuvres Completes, ed. cit., XIX, p. 3. 0 110 incongruity, their form and order, surprise the reader and cause him to give a backward glance over the whole passage, at which time the whole ironical meaning appears and strikes deeply, like an epigram.l

Le premier abus du mot tient dans la repetition de

termes identiques dans des contextes differents: ces mots,

prives de leur sens propre,deviennent rapidement passe-

partout, ou cliches non descriptifs. C'est le cas de tout

l'arsenal oriental des "mages", "muphti", "demi-mages",

11 11 cadis", "vice-rois", "vice-dieux , ou "oracles" que Voltaire

met en batterie dans les contes pour representer l'autorite

civile, religieuse, ou militaire. Ainsi, le mot vide de

signification personnelle et pourvu d'un sens tres general

renforce !'atmosphere du non-sens et de l'absurdite qui

regne deja dans les contes.

Une autre maniere d'abus du mot est le lapsus volon-

taire; cela consiste a deformer le signe pour lui enlever sa valeur et a le "voltairiser" en y ajoutant l'humour ou le

ridicule par de nouvelles sonorites: "Illa, alla, illa" au

1Ruth Cave Flowers, Voltaire's stylistic transforma­ tion of Rabelaisian satirical devices, Washington, D.c., c Catholic University Press, 1951, pp. 63-64. 0 111 11 11 11 lieu de La ilah illallah , Mulei-Ismaeln au lieu de

11 nMoulay-Ismail", "Pual" pour npaul , ou encore "Roumen pour

"Romen, etc •••

Une troisieme fa~on d'abuser du mot est l'inversioni

cela consiste a donner au mot une place differente de celle

11 qu'il occupe ordinairement: "une chetive demeure , des

"in times amis".

Nous voyons que Voltaire, par l'abus du mot,le prive

de signification, lui enleve toute valeur, et le reduit a

un 11 cliche". Une autre technique que nous trouvons appliquee

au mot, tend vers l'autre extreme: l'elargissement du sens.

Au moyen de 1 1 invention, Voltaire forge des mots nou­

11 11 11 11 veaux: sous-brigandll., sous-berger , je me debaptise", "je

11 revole , "antropokaies", etc ••• Les noms de fantaisie qu•il

donne aux personnages sont souvent descriptifs du caractere

du heres et de l'histoire qu'il va raconter: Zadig, le sage~

Memnon, qui se rappelle; Micromegas, tension entre le micron

et le megan; Scarmentado, le desenchante. D'autres noms

tendent surtout a faire rire, soit par le sens, soit par les

sonorites: milord What-then, M. Qu•importe; Pere Fa Tutto, c qui fait tout. St Pouange, a la fois pou et ange; Pere c 112 Tout-a-tous, explicite en soii quant aux sonorites, elles

peuvent etre enfantines: Abacaba; ou lestes: Cacambo, plus

ou mains beau caca; ou encore barbares: baron de Thunder-

ten-tronckh. Enfin, signalons que pour Voltaire le "W" a

un sens special; il ecrit, en 1774, a un academicien de ses

amis:

J'emploie le double V pour les Welches; il faut etre barbare avec eux.l

Ainsi, il ajoute un sens autre, ou nouveau, a un signe connu,

pour le rendre encore plus descriptif de l'idee qu'il doit

illustrer.

Voltaire elargit encore le vocabulaire des Contes en

y introduisant des roots ou des phrases etrangeres: "Cazzo-

11 cazzo", "preferment.. , "How dye do , etc ••• Pour l'auteur,

l'italien represente essentiellement le langage de l'amour

erotique; c'est dans cette langue qu'il ecrira la plupart

des billets passionnes adresses a Mme Denis. Cette tech-

nique permet de donner plus de vraisernblance au recit, en y

ajoutant de la couleur locale, et souvent par la traduction

1 c cite par Guiragossian, Voltaire's Faceties, p. 92. ~ 113

fantaisiste: "How dye do", Comment faites-vous faire?,

Voltaire peut augmenter la dose d'humour.

Enfin, Voltaire opere un renversement du sens clas­

sique du mot. En le pla~ant en antithese, ou en reunissant

deux termes generalement opposes, il peut faire devier le

sens, ou preter une double interpretation qui mystifiera le

lecteur: "piller loyalement", "bravement depouillern,

11 "saints espions , etc •••

Par les trois techniques utilisees au niveau du mot,

ou de !'expression, Voltaire atteint le but qu'il s'est fixe:

faire rire son auditoire, ou son lecteur, par !'humour qui

s'ajoute au sens, et le mot leste de "voltairisme" devient,

dans chacun des cas, la propriete de l'auteur.

Au niveau de la phrase, et suivant les techniques

deja enoncees, Voltaire, tour a tour, confisque, elargit ou

ajoute une dimension nouvelle au recit. Il s'attaque d'abord

au jeu de mots, qu'il transforme en pillant le sens initial:

11 malheur est bon a quelque chose", au lieu de: UA quelque

chose malheur est bon": ou bien auquel il conserve son

sens mais deforme la forme usuelle: ntous les bossus furent 0 0 114 heureuxn, generalisation de: "Heureux comme un bossun, et

encore 11 Vous etes Turcl Je lui dis que je benissais [Dieu]

11 de m•en avoir donne la force , qui est une variante du theme:

"Fort comme un Turc".

A cote de cela, Voltaire fabrique lui-meme ses

jeux de roots: 11 Il aurait fallu etre aveugle pour ne pas

voir que Mesrour etait borgne",l ou bien "comme ils pas­

saient pres d'un chateau assez fort ..... , 2 ou encore "pour

11 3 envoyer Zadig chercher des basilics dans l'autre monde •

Ensuite, par la repetition de phrases identiques,

Voltaire va permettre au lecteur de placer tout un contexte,

sans avoir a donner d'explications, et d'etablir des liens

entre les Contes, en depit des differences de situations. Ces

repetitions representent ce qu•on a appele les "scies" de

Voltaire: juger philosophiquement "des effets et des causes",

chercher nla raison suffisante" des choses, se former

"!'esprit et le coeur". Plus frequemment, c'est par simple

1voltaire, Romans et Contes, p. 603.

2Ibid., p. 36. c 3rbid., p. 48. 115

0 repetition d 1 une conjonction que 1 1 humour est atteint:

quoique vous soyez dans le printemps de votre vie, quoique tous les plaisirs vous cherchent, quoique vous soyez belle et que vos talents ajoutent a votre beaute; quoi­ qu•on vous loue du soir au matin, et que par toutes ces raisons vous soyez en droit 1 de n•avoir pas le sens commun, cependant 2 prec1s"' . d e 1 a controverse d es Ma1s; .

car enfin si vous n•aviez pas ete chasse d 1 un beau chateau ••• si vous n•aviez pas ete mis a l 1 Inquisition, si vous n•aviez pas couru l 1 Amerique a pied, si vous n•aviez pas donne un coup d 1 epee au baron, si vous n•aviez pas perdu tous vos moutons •.• vous ne mangeriez pas ••• 3

comme on le voit dans le premier et le dernier exemple,

11 11 11 c•est surtout la chute ( cependant , vous ne mangeriez

11 pas ••• ) qui provoque le rire.

Il faut encore signaler 1•enumeration qui fait poids

et qui donne un aspect recapitulatif au recit, mais ou il

se glisse un element disparat~ qui declenche le rire:

Les bossus, les financiers, les bonzes et les brunes, remplirent le royaume de leurs plaintes.4

lvoltaire, Romans et Contes, p. 1.

2 Ibid., pp. 499-506.

3Ibid. I P· 221. 0 4Ibid. I p. 64. c 116 l'antichambre etait remplie de dames de tout etage, de mages de toutes couleurs, de ju~es, de marchands, d'officiers, de pedants •••

Enfin, le contenu, ou le ton du recit, rappelle les

trois categories primitives: l 1 absurde, l'utopie et le

pueril. Le discours absurde est obtenu par le ton burlesque,

cornrne le discours du bachelier dans l'Histoire de Jenni:

Il est de foi, dis-je, que St Pierre etait a Rome une certaine anneei car il date une de ses lettres de Babylone; car, puisque Babylone est visiblement l'anagrarnrne de Rome ••• 2

Le ton absurde est encore obtenu par la generalisation ca4

dans les Contes, tous les allernands, taus les hollandais,

toutes les anglaises ont les memes caracteristiques.

Le discours utopique est obtenu par le ton du badi-

nage qui presente le reve cornrne une realite, et le fantasti-

que cornrne ordinaire; dans la Princesse de Babylone, le

phenix dit tout naturellernent:

Il y a dans l'Arabie Heureuse deux griffons, mes arnis intimes, qui ne demeurent qu'a cin­ quante milles d'ici: je vais leur ecrire par la poste aux pigeons ••• 3

1voltaire, Romans et Contes, p. 78. 2 Ibid., p. 500. c 3Ibid., p. 367. 0 117 Pour Voltaire, les moyens de faire parvenir les missives

font encore l'objet d'une invention de fantaisie, dans le

Taureau Blanc:

Il fit quatre duplicata de cette lettre, de crainte d'accidents, et les enferma dans des etuis de bois d'ebene le plus dur. Puis appelant a lui quatre courriers qu'il desti­ nait a ce message (c'etaient l'anesse, le chien, le corbeau et le pigeon) il dit ••• 1

Le discours enfantin procede de la technique du

"comme si11 et il est obtenu par le ton de la parodie.

Voltaire parodie le style du roman galant:

Alors Astarte et Zadig se dirent tout ce que des sentiments longtemps retenus, tout ce que leurs malheurs et leurs amours pouvaient inspirer aux coeurs les plus nobles et les plus passionnes; et les genies qui president a !'amour porterent leurs paroles jusqu•a la sphere de Venus ••• 2

Il parodie le roman d'aventures:

Zadig pour reponse tira son epeei son valet qui avait du courage, en fit autant. Ils renverserent morts les premiers Arabes qui mirent la main sur eux; le nombre redoubla: ils ne s•etonnerent pas et resolurent de perir en combattant. On voyait deux hommes se defendre contre une multitude.3

1voltaire, Romans et Contes, p. 586.

2 Ibid., p. 47. c 3rbid., p. 36. 0 118 ou le style oriental:

Birmah, entends mes cris, vois mes pleurs, sauve mon cher epouxl Brarna, fils de Birrnah, porte ma douleur et ma crainte a ton perel Genereux Shastasid, plus sage que nous, tu avais prevu nos malheurs 1

Et enfin, le style biblique:

Il se jeta a genoux devant Astarte, et il attacha son front a la poussiere de ses pieds. La reine de Babylone le releve, et le fait asseoir aupres d'elle sur le bord de ce ruis­ seau.2

Le discours enfantin est encore obtenu par la presentation

des elements merveilleux du conte oriental et du conte de

fees: et aussi, cornrne nous l'avons deja vu, par la suren-

chere et l'exageration:

Par consequent, ceux qui ont avance que tout est bien ont dit une sottise: il fallait dire que tout est au mieux.3

Enfin, le redoublernent donne encore le ton enfantin, puisqu'il

fait penser a un caprice ou a un jeu: "mangeons du jesuitel

~angeons du jesuitel .. , "Vive l'Ingenu! Vive l'Ingenul",

"ecoutez-le, ecoutez-le11 .4

1voltaire, Romans et contes, p. 431. 2Ibid., p. 43.

3Ibid. I p. 138.

4Ibid., nous avons releve plusieurs exernples, pp. 122, 172, 173, 198, 213, 227, 441, 455, 494, 509. 0 119 En outre, il faut signaler en passant que l'on trouve

aussi dans les Contes taus ces elements constants et caracte-

ristiques du style voltairien qui sont: la rapidite, la

clarte et la simplicite de la forme. Comme le remarque

G. Lanson d'une maniere assez pittoresque:

Ses petites phrases trottent, courent les unes apres les autres, detachees. Voltaire rejette toutes ces lourdes fa~ons d'exprimer les dependances logiques et de materialiser, par des mats-crampons, les rapports des idees.l

En somme, le conte voltairien est un recit a la fois drama-

tique et rythme, sautillant parfois d'un fait a l'autre

sans souci de vraisemblance, et c'est ce "decousu" apparent

qui donne a l 1 histoire un fond fantaisiste.

L'element de decousu que Voltaire emprunte aux con-

tes merveilleux, ou les regles de la vraisemblance peuvent

etre abandonnees sans explication prealable, permet a

l'auteur de passer du coq a l'ane, de negliger les liaisons

logiques et de donner des conclusions en queue de poisson,

dans ses contes philosophiques.

1Gustave Lanson, L'Art de la prose, Paris, 1908, c p. 155. 0 120 Les contes sent faits pour divertir !'esprit, pour

amuser l'oreille, pour mystifier, pour aller au plus vite au

but souhaite. C'est la essentiellement la mesure de la fan­

taisie dans le style. Un art qui ne veut jamais ennuyer ou

languir, mais tenir en eveil, et meme tenir en haleine,

l'auditoire jusqu•au point final, ecourtant parfois le recit

pour permettre a !'imagination de chacun d'y ajouter sa

part personnelle (le livre blanc, dans Micromegas, ou le

perroquet de Mlle Vade, dans le Blanc et le Noir).

Du grain de fantaisie, le met, au developpement bur­

lesque, Voltaire ne cesse de briller dans son oeuvre. Il a

accepte la gageure de divertir, et il gagne a chaque coup.

Il espere ainsi nous faire entrer dans son jeu, et accepter

des principes moralisateurs assez durs a avaler de prime

abord, mais qu'il accommode a la sauce la plus piquante.

S'il n•a pas trouve, vraiment, la recette du parfait

bonheur, il est parvenu, et cela dure toujours, a amuser et

a donner une parcelle de joie. Il force a rire, de tout,

comme il le fait lui-meme. Le rire est un remede aux

malheurs. 11 Vivez gaiement, moquez-vous de tout. c•est un c 0 121 tres bon parti que j'ai pris depuis longtempsn, 1 ecrit-il

a Frangois Tronchin, le 12 avril 1768. Et a M. Gaillard,

le 12 mars 1769, il ecrit encore: •Heureux les philosophes

qui peuvent rire et meme faire riretu2

Le style de Voltaire, dans les Contes, peut se resu-

mer en un mot: faire rire, a gorge deployee ou sourire ou

rire jaune, comme Voltaire a du parfois le faire lui-meme,

mais toujours rire au lieu de pleurer. Le rire de Voltaire

est un des remedes les plus efficaces qui soient devant le

Mal, et il est !'expression vivante de la fantaisie.

Son rire est d'ailleurs passe a la posterite, mais

souvent deforme1 il s'agit du 11 hideux sourire", ou du rire

moqueur et sardonique. S'il a ete parfois crispe, ce rire

n'en est pas moins un rire de tout l'etre1 c'est l'image

vivante et toujours changeante de l'homme et de l'oeuvre.

Cornme l'ecrit c. Oulmont:

Il est banal de noter qu'un trait physique donne a la physionomie voltairienne son

1Tronchin, Le conseiller F. Tronchin et ses amis, p. 371. 2 0 cite par Guiragossian, Voltaire's Faceties, p. 32. 0 122 unite, tout au long de sa vie: le double sourire des yeux et de la bouche precise­ ment, qui reflete son malicieux esprit.1

et il ajoute categoriquement: "Enlevez-lui son sourire, vous

ne trouvez plus dans son oeuvre que Merope et Zaire."2

On peut dire que Voltaire dans son style est tou-

jours vivant, souriant, gambadant et actif. Unique exemple

d'une activite incessante jamais ralentie au cours d'une

existence doublement penible a cause de sa sante fragile,

Voltaire nous legue l'image d'un etre qui a utilise au plus

haut degre le besoin de vivre, l'ardeur du plaisir chaque

fois renouvele de l'existence. Gr~ce a cette fureur de

vivre, par ce mouvement continual et incessant, nous voyons

que le temps s'annule: Voltaire "ressuscite" chaque fois

plus neuf et plus anime, dans ses ecrits.

Dans les Contes, l'oeuvre litteraire perd sa valeur

au profit de l'homme: c'est Voltaire qui rit et qui se

demene pour nous faire rire et nous enchanter par sa fan-

taisie. Et l'on torobe d'accord avec Y Belaval, lorsqu'il ecrit:

1oulmont, Voltaire en robe de chambre, p. 5. c 2 Ibid., P• 9. 0 123 Si jamais ce fut le cas de dire: Fle style, c'est l'homme', a coup snr c'est bien avec Voltaire. qui habite son oeuvre par une presence quasi physique, y installe son temps, ses luttes, ses 'affaires' .1

C'est bien par la fantaisie, par cette imagination en

liberte, que Voltaire echappe au vide des siecles. Son

oeuvre n'est pas figee dans une epoque, dans des roots,

elle est mouvante, diverse, elle change avec les ~ges et

les humeurs du public, elle se transforme, se renouvelle,

mais toujours, comme son auteur, elle nous echappe.

c. Le conte philosophique

Avant de clore cette etude de la forme, nous devons

voir plus en detail ce que represente le conte philosophique

en tant que genre litteraire, et comment la fantaisie peut

evoluer a l'interieur de ce genre. Si le style est, comme on

l'a dit, le propre de Voltaire, le genre qu'il exploite, le

conte, ne l'est pas. Mais l'auteur insiste sur le fait que

ses contes sont des "histoires philosophiques" et nous allons

voir dans quelle mesure ces 11 histoires 11 suivent le schema

classique du conte et dans quelle mesure elles en different.

1 11 0 Belaval, uL'esprit de Voltaire , p. 144. 0 124 Qu'est-ce qu'un conte philosophique?

M. Choptrayanov en donne la definition suivante:

En somme, le conte philosophique est avant tout un conte pour divertir, compose d'eve­ nements bien agences et bien imagines, factices ou reels, dans lesquels on developpe une ou plusieurs theses, tout en esquissant certains caracteres ou en decrivant certaines coutumes. Qu'il narre des faits reels ou imagines, le conte philosophique doit presenter des evenements qui s'enchainent d'apres une certaine logique, qui aient au mains un sernblant de vraisemblance afin qu'ils puissent passer dans le domaine du possible et du reel.l

Le conte philosophique est done un conte "a these".

Si l'on compare le conte philosophique au conte mer-

veilleux, on constate que les elements principaux sont

identiques. M. Propp, dans son etude consacree au conte

merveilleux, degage comme donnees constantes du conte: la

fuite, ou la quete du heros, et il precise que "en tout etat

de cause", la structure du conte veut "que le heros parte de

chez lui";2 en outre, le heros possede toujours un, ou des

auxiliaires, magiques ou non, qui seront, suivant le cas,

des personnes, des animaux ou des objets; et finalement, le

lchoptrayanov, Essai sur candide, p. 17. 0 2Propp, Morphologie du conte, p. 49. 0 125 heros devra venir a bout d'adversaires ou d'obstacles places

sur sa route, pour reussir dans sa quete, ou revenir a son

point de depart.

En gros, nous trouvons dans le conte voltairien tous

les elements classiques du conte merveilleux. Cependant, le

but du conte merveilleux n'est pas celui du conte philoso-

phique. Le conte merveilleux part d'un besoin psychologique

de forger des mythes ou des legendes, ou d'en reactiver. Il

s'agit la d'une entreprise d'un peuple, ou d'un groupe, pour

se donner ou conserver une identite. Dans son elaboration,

ecrit M. Propp,

le conte merveilleux subit !'influence de la realite historique contemporaine, de la poesie epique des peuples voisins, de la litterature aussi, et de la religion qu'il s'agisse des dogmes chretiens ou des croyances populaires locales. Le conte conserve des traces du paganisme le plus ancien, des coutumes et des rites de l'antiquite.l

c•est done l'objet et la motivation qui different, car le

conte voltairien tend plutot a detruire des legendes et des

superstitions religieuses qui encombrent !'esprit. Cependant,

1 Propp, Morphologie du conte, p. 107. 0 0 126 Voltaire conserve au conte son cote didactique et moralisa-

teur, mais en y introduisant ses idees personnelles. La

forme tres libre du conte est parfaitement adaptee a l'usage

que Voltaire veut en faire: libere des contraintes trop

severes des grands genres, il peut plaire au lecteur par sa

fantaisie. Il s'agit done d'un exercice d'imagination

plutot que d'une oeuvre d'art. Le conte, chez Voltaire,

est l'aboutissement logique des Geuvres legeres qu'il a

composees dans sa jeunesse (la Pucelle, le Mondain) mais

qu'il a du desavouer par vanite d'auteur et pour des ques-

tions de gout et de bienseance. Deux lettres de Voltaire,

ecrites a deux epoques differentes, montrent l'evolution de

son gout en matiere litteraire. La premiere marque le con-

flit entre le mepris de l'auteur et son gout pour les oeuvres

de fantaisie. La seconde fait l'apologie de la spontaneite

et de l'imagination.

1) Lettre a Formont, 27 juin 1734, sur la Pucelle:

J'ai voulu voir ce que produirait mon imagi­ nation, lorsque je lui donnerais un essor libre, et que la crainte du petit esprit critique qui regne en France ne me retiendrait pas. Je suis. honteux d • a voir tant avance un ouvrage si frivole, et qui n'est point fait pour voir le jour; mais apres tout, on peut c 0 U7 encore plus mal employer son temps. Je veux que cet ouvrage serve quelquefois a divertir mes am1s. ••• 1

2) Lettre a Fran9ois Tronchin, ler decernbre 1771:

Je n'ai jarnais reussi dans les arts que j'ai cultives que quand je me suis ecoute moi-meme ••• C'est un crime de mettre des entraves au genie. Ce n'est pas pour rien qu'on le represente avec des ailes: il doit voler ou il veut et cornrne il veut.2

On ne pourrait etre plus explicite que ne l'est Voltaire

pour justifier la fantaisie des contes.

On peut distinguer deux periodes dans !'evolution

du gout de Voltaire, en matiere litteraire. La premiere est

soumise aux contraintes de l'ideal classique, et l'auteur ne

doit pas perrnettre a son imagination de s'exprimer librement

par respect pour la bienseance, et par peur de la critique.

La deuxieme tend vers la libre expression, et l'auteur se

laisse guider par sa fantaisie tout en conservant le bon gout

et !'elegance de la forme classique.

lvoltaire, eorrespondance, in Oeuvres completes, ed. T. Besterrnan, vol. 87, p. 43.

2cite par Rayrnond Naves, Le gout de voltaire, Paris, 0 Garnier freres, 1938, p. 291. 0 128 Les sources du conte philosophique

Voltaire puisera la matiere de ses contes dans tous

les domaines accessibles, et G. Lanson remarque a ce propos

qu'il "rassemble et filtre toutes les traditions et les

formes du conte philosophique, social, satirique, allegori­

que, oriental et feerique fran~ais ou anglais. 111 Voltaire

considere l'Arioste comme le maitre de l'art, le conteur par

excellence; et pourtant, au debut de sa carriere, il avait

meprise cette oeuvre, tout comme celle de Rabelais d'ailleurs.

Mais plus tard il avouera son gout pour les "histoires a dor-

mir debout11 de l'Arioste, et la saine franchise de Rabelais.

C'est a Rabelais, surtout, qu'il empruntera des tours

satiriques dans les th~mes et le style.2 Pour les arguments

et les exemples qui doivent illustrer la these, Voltaire se

contente de puiser dans ses propres ouvrages philosophiques

ou historiques. Et les inexactitudes que l'on a relevees ~

propos des lieux geographiques, des dates et des faits his-

toriques, ne proviennent en aucun cas d'un manque d'erudition

lLanson, Voltaire, p. 149.

2Nous rappelons a ce propos l'etude de Flowers, Voltaire's stylistic transformation of Rabelaisian satirical c devices. 0 129 ou d'un defaut de memoire. Si les faits sont denatures

c'est bien consciemment, et N. Torrey precise:

He was often guilty of literary exaggerationr but that was usually after, not before, he had seriously collected the facts. The impression of superficiality that some readers have got from his works is therefore much more apparent than real and is derived from the brightness of the style and from the bantering tone more than from any lack of knowledge. 1

Ajoutons que, si le style varie dans le conte, les idees res-

tent les memes, comme on l'a note dans l'Homme aux Quarante

11 ecus: "je suis bien vieux, j'aime a repeter mes contes ••• •

On peut meme dire que toute !'erudition de Voltaire a ete

acquise avant et pendant la periode de cirey, et par la suite,

ses opinions varient tres peu, ou pas du tout. 2 C'est pour

cela que ses adversaires ant pu !'accuser a juste titre de

11 "ressasser toujours les memes choses •

Une des influences qui a ete tres peu remarquee par la critique, 3 et qui est pourtant sensible dans les Contes,

lTarrey, The Spirit of Voltaire, p. 279. 2oans Voltaire, a collection of critical essays, Ira 0. Wade note dans son article intitule "Voltaire and Mme du Ch~telet", p. 68: "It is significant that by 1749, at the age of 55, Voltaire had completed his education".

3oorothy McGhee, dans Voltairian Narrative Devices • • • I note une ressemblance entre le conte et le Fabliau, qui ne 0 nous parait pas aussi nette que celle que nous soulignons. 0 130 est celle des ecrits du Moyen Age. Voltaire n'ecrit pas pour

etre lu, mais pour etre ndittt, et il reprend a son compte la

tradition orale des jongleurs. Il aime distraire un auditoire

par les sonorites, quelquefois bouffones, des phrases et des

mots, et G. Lanson remarque:

Pour Voltaire les exemples sent innombrables de sa delicatesse d'oreille et de sa sensi­ bilite aux proprietes senores des mots ••• Il a seme a pleines mains, a travers son oeuvre immense, les noms de fantaisie, extravagants, baroques, qui emplissent la bouche, en ecorchant l'oreille, et rejouissent par le seul son de leurs syllabes. 1

Voltaire emprunte aussi a la technique des jongleurs !'image

du heros invincible avec ses attributs: !'epee symbolique,

l'objet-talisman, la joute, les epreuves. Il adopte aussi,

comme on l'a signale, la notion de l'amour courtois du Moyen

Age: amour unique et platonique. Cette vision de la passion

sous un angle courtois permet a l'auteur d'amuser son lecteur

avec detachement, sans risquer lui-meme le ridicule. Voltaire

n'est pas, on le sait, un homme d'experience dans ce domaine,

et R. Naves precise que:

L'amour n'a pas joue un tres grand rele chez lui, meme dans sa jeunesse ••• Le poete

0 lLanson, L'Art de la prose, pp. 152-153. c 131 n'etait d'ailleurs pas un homme a passions; a vingt-cinq ans il ecrit: 'L'amitie est d'un prix plus estimable mille fois que l'amour. Il me semble que je ne suis point du tout fait pour les passions. J7 trouve.~u'il y a en moi du ridicule a a~mer •••

Enfin, le caractere episodique des aventures du heros permet

a l'auteur une refonte de l'histoire, dans laquelle il pourra

inserer a volonte de nouveaux evenements. c•est la une ma-

niere particuliere que Voltaire a utilisee pour composer ses

oeuvres: il fait l'ebauche assez rapidement, et corrige par

la suite. R. Naves explique que:

Avec Voltaire, chaque oeuvre est un essai, trop tot mis a jour, une ebauche que l'on parfera ou que l'on quittera pour une autre plus nouvelle et plus seduisante ••• l'ebauche est faite en quelques jours, les retouches se prolongeront plusieurs mois, plusieurs annees, parfois toute la vie.2

En somme, Voltaire es·t un conteur-ne, et son intuition

lui permet de retrouver et de s'approprier les techniques les

plus anciennes du genre. Il convient encore de souligner que

l'art du conteur vient de la fa~on particuliere dont il traite

1Naves, Le gout de Voltaire, p. 156.

2Ibid., pp. 455, 466. 0 0 132 la forme du conte. On distingue deux niveaux, celui du

divertissement, ou du jeu, qui est le plan de la fantaisie,

et celui de l'idee, qui est le plan de la realite.

Les deux plans du conte

On trouve dans les Contes, comme le dit G. Lanson,

"un melange unique de folie et de raison, de fantaisie

effrenee et de verite fine".l Cela semble correspondre a

cette double personnalite que R. Naves prete a Voltaire:

Voltaire est fait de deux natures harmonieusement conjuguees: une spontaneite tres vive d'ou jaillissent les a priori rapides et les impro­ visations: une patience et une perseverance a toute epreuve qui permettent les longs efforts et accumulent les documents.2

En faisant un conte a deux dimensions, Voltaire peut s'expri-

mer tout entier, et l'on peut dire que les Contes "tiennent

aux fibres les plus profondes de [sa] sensibilite".3 A

plusieurs reprises, il soulignera le double objet de ces fan-

taisies, qui pour lui representent un divertissement

lLanson, Voltaire, p. 156.

2Naves, Voltaire, p. 27. 0 3van den Heuvel, Voltaire dans ses contes, p. 142. 133

intellectuel. Dans la presentation de Zadig, Sadi ecrit:

Je vous offre la traduction d'un livre d'un ancien sage qui, ayant le bonheur de n'avoir rien a faire, eut celui de s'amuser a ecrire l'histoire de Zadig, ouvrage qui en dit plus qu'il ne semble dire.l

Et dans le Taureau Blanc, Voltaire precise sa pensee:

Je veux qu•un conte soit fonde sur la vraisemblance et qu'il ne ressemble pas toujours a un reve. Je desire qu'il n'ait rien de trivial ni d'extravagant. Je voudrais surtout que, sous le voile de la fable, il laissa entrevoir aux yeux exerces, quelque verite fine qui echappe au vulgaire.2

Si l'auteur admet que la fantaisie fait le charme de la

fable, il limite toutefois son role a celui d'un ornement

qui doit recouvrir la these developpee. C'est pourquoi

Voltaire combat la fiction gratuite, ou la fantaisie ne

sert qu•a masquer le vide de la pensee, et qui ne peut pro-

curer au lecteur que de l'ennui. C'est ce qui se passe

dans la Princesse de Babylone:

Illa lisait, le Phenix disait son avis et la princesse ne trouvait rien dans La Paysanne Parvenue, ni dans le Sopha, ni dans les Quatre Facardins, qui eut le moindre rapport

l Vo l ta1re, . Romans et Contes, p. l • 0 2rbid., p. 594. c 134 a ses aventures; elle interrompait a tout moment la lecture pour demander de quel cote venait le vent.l

Voltaire condamne le romanesque, le merveilleux et la fiction,

tout en les exploitant lui-meme dans ses contes. Il opere une

demystification de la fable, et il parvient a faire eclater

la verite au moyen de la fiction. Il mele tour a tour

illusion et realite, vrai et faux, pour parvenir au but

qu'il s'est fixe. P.-G. castex remarque que dans les Contes:

nous sommes dans le domaine de la fantaisie quant aux circonstances du recit, mais d'une fantaisie ou la logique interne ne doit jamais faiblir parce qu'elle est la regle du jeu.2

Voltaire ne fait aucun effort pour rendre ses fables vrai-

semblables. Il joue sur deux tableaux, celui de !'imagination

pure, et celui du bon sens, et la rapidite et l'art avec

lesquels l'auteur nous fait passer de l'un a !'autre, tend

a creer une atmosphere particulierement deroutante pour le

lecteur. Et M. Bottiglia souligne cette qualite:

He was one of the world's supreme masters of literary prose, especially in genres of brief length which display the personality of the author and call for two dimensional fantasy rather than three dimensional

lvoltaire, Romans et Contes, p. 381.

2 P.-G. castex, Voltaire: Micromegas, candide, l'Ingenu, 0 Paris, les Cours de Sorbonne, C.D.U., 1959, P• 29. C· 135 imagination. His genius in this domain is exemplified in his philosophic tales which also show him to be a consumate story-teller. 1

On peut voir que, grace a la liberte des regles du

conte, l'auteur ne doit pas contrOler sa fantaisie, et il

peut laisser percer dans les contes ses preoccupations et

ses go~ts personnels. La forme s'enrichit d'un cOte

humain, du Moi de l'ecrivain, et, liberee des regles trop

strictes du classicisme, elle tend vers le romantisme.

Voltaire est par choix un moderne et par go~t un classique.

Il est reste classique dans sa forme puisqu'il possede cornrne

le dit J. van den Heuvel, "une imagination gracieuse et

plaisante, une qualite de fantaisie qui s'apparente d'une 2 maniere toute classique a la naivete ••• et a l'agrement".

Mais ses preoccupations sont modernes puisqu'au centre de

ces fantaisies se trouve toujours la m@me question: comment

creer une societe du bien-@tre, un monde moderne equilibre

et sain?

1w.F. Bottiglia, "Candide's Garden", Voltaire, a collection of critical essays, p. 16.

2van den Heuvel, Voltaire dans ses Contes, p. 22. 0 0 136 Le role de la fantaisie

La question est de savoir jusqu'a quel point Voltaire

mene la confusion du reel et de l 1 illusion, et, en quelque

sorte, jusqu'a quel point sa fantaisie affecte sa raison.

Si l'on pouvait mesurer concretement la fantaisie dans les

contes, et etablir une comparaison avec les verites qui s'y

trouvent, il serait evident que, du moins quantitativement,

la fantaisie l'emporterait sur la raison. Et pourtant, a la

lecture, ce n'est pas la fantaisie qui frappe d'abord !'ima­

gination, mais les verites exprimees. Si de nos jours nous

pouvons encore tirer parti des enseignements de candide et

de Zadig, nous ne sommes toutefois plus fascines par l'incroya­

ble voyage de Micromegas dans l'espace. Voltaire, en refusant

a ses contes toute vraisemblance, neglige ce cote de la

fiction qui veut tromper le lecteur en faisant appel a son

imagination: de plus, Voltaire evite l'ecueil du romanesque

effrene qui tombe vite dans l'oubli.

Par une technique particuliere qui consiste a grossir

ce qui ne devrait paraitre que vraisemblable, et a changer le

vrai en faux, l'auteur aboutit a une telle manipulation, et a c l'enchevetrement de genres si divers, qu'il parvient a creer 137

une autre dimension dans l 1 irrealite. Et cela peut quel-

quefois le conduire jusqu·~ la negation de la realite tout

entiere, sans que la logique du lecteur soit choquee.

comme on l'a vu, la fantaisie reflete l'humeur de

Voltaire, et l'emploi du terme, dans les Contes, montre les

variantes possibles. Dans Micromegas, cela correspond a la

definition donnee dans le Dictionnaire Philosophique, nun

desir spontane et illogique":

Il prit aussitot fantaisie au Sirien et au Saturnien d'interroger ces atomes pensants, pour savoir des chases dont ils convena~ent. 1

Dans; le contexte, le mot "fantaisie11 serait tres proche

d'absurde, car il est evident, vu la taille des personnages,

que les atomes n'auront rien a repondre. Il faut aussi

noter que cette fantaisie represente un acte gratuit de la

part de Micromegas et de son compagnon, et, pour ainsi dire,

une perte de temps.

Dans le Monde comme il va, la fantaisie est presentee

comme un caprice ou un travers humain:

c•est la fantaisie des hommes qui met le prix a ces chases frivoles; c'est cette

0 lvoltaire, Romans et Contes, p. 110. 138

fantaisie qui fait vivre cent ouvriers que j'emploie: c'est elle qui me donne une belle maison, un char commode, des chevaux: c'est elle qui excite l'industrie, qui entre- tient le gent, la circulation, et l'abondance. 1

Voltaire qui, dans ce passage, fait l'apologie de la fantaisie,

a deja presente ses avantages economiques dans le Mondain.

Ici, le theme est repris dans le meme sens, et annule d'une

certaine maniere la gratuite et l'absurdite qui s'attachaient

d'abord ~ la notion de fantaisie.

Dans Candide, Voltaire presente un autre aspect de

la fantaisie:

Un jour, dit Pangloss, il me prit la fantaisie d'entrer dans une mosquee ••• 2

La suite prouve que cette fantaisie etait nuisible au destin

de Pangloss, puisqu'elle le fera echouer dans une galere.

Voltaire donne done trois aspects a la fantaisie:

elle peut etre source de bienfaits ou de malheurs, et aussi

perte de temps.

Pour conclure, on peut dire que la forme du conte et

la libre expression de la fantaisie n'ont ete vraiment

lvoltaire, Romans et Contes, p. 73. 0 2Ibid., p. 216. 139

0 exploitees par Voltaire que lorsqu'il s'est senti materiel-

lement et physiquement independant. C'est ce qu'il confie

a Mme du Deffand, dans une lettre ecrite de Ferney, le 17

septembre 1759:

Je me suis fait une petite destinee a part ••• Je me suis avise de devenir entierement libre.l

Dans un premier temps, comme nous l'avons vu, l'au-

teur a eu tendance a considerer la fiction comme une perte

de temps, et comme un mode de divertissement gratuit. Mais

son opinion a evolue, et dans ses Contes, il ajoute aux

plaisirs de la fable et du merveilleux, l'enseignement de sa

philosophie et du bon sens. Le conte et !'exploitation de

la fantaisie acquierent ainsi une valeur concrete sur le plan

philosophique et litteraire en perdant leur gratuite.

Cependant, il semble que les Contes de Voltaire

n'ont pas suivi une courbe reguliere dans sa production litte-

raire, et si l'on accepte les dates de composition qui ont

ete avancees, ce n'est qu'a intervalles irreguliers que les

Contes ont ete ecrits. Ils representent done une production

1Lettre citee par Naves, Vo1taire, p. 151. 0 c 140 intermittente, bien que continue, dans l'oeuvre. Ce qui

parte a croire que Voltaire n'y a pas attache trap d'im­

portance, et que dans son esprit les contes ne representent

qu'un divertissement litteraire, un delassement, par rapport

aux oeuvres serieuses. On peut supposer que les contes ont

ete composes dans les moments "creux" de !'existence de

Voltaire, pour remplir un temps mort par une activite a la

fois agreable et utile: en voyage, en visite ou pour se

detendre !'esprit. Les contes ne sont parfois que des impro­

visations (Cosi-Sancta, le Crocheteur Borgne, Zadig) pour un

auditoire et l'on constate que l'activite de la fantaisie de

Voltaire ne s'est jamais ralentie dans le domaine de !'improvi­

sation, puisque quelques mois avant sa mort, lors de son

dernier voyage a Paris, Wagniere nous dit que son maitre "tantot s'amusait a raisonner ••• tantot a faire des contes a mourir de rire".l

Il est done probable que Voltaire a compose ses

contes spontanement pour se distraire, ou pour distraire

1Longchamp, Wagniere, Memoires sur Voltaire, 0 p. 122. c 141 son entourage, et que, son histoire racontee, si elle a

ete jugee suffisarnment interessante, il la mettra par

ecrit en y introduisant peut-~tre quelques modifications,

et c'est ainsi 11 qu'on ecrira l'histoire".

0 c

CONCLUSION

L'etude des Contes de Voltaire nous a montre qu'il

existait des structures tres nettes dans la fantaisie de

l'auteur. Certaines, les "desirs singuliers", que l'on a

trouvees dans presque tous les contes, representent les

constantes de !'imagination pure, creatrice des trois visions

du monde. o•autres ont subi une transformation et rnarquent

les etapes de la fantaisie: ce sont des "goilts passagers"

qui exprirnent le 11 retentissernent11 d 1 evenernents exterieurs sur

l'affectivite de Voltaire. En outre, il a ete possible d'eta­

blir des rapports etroits entre les structures, constantes

et variables, qui forment le fond du recit et les formes du

style. Nous avons vu de rnemes images se reproduire pour

exprirner les reflexes de la fantaisie dans l'ecriture incons­

ciente. Enfin, nous avons souligne l 1 effort conscient et c:J 142 c 143 constant de Voltaire pour animer le recit des jeux de son

humour et de son esprit. Et il semble que cette nouvelle

dimension, que nous voulions donner au conte voltairien,

s'est degagee ~ partir de l'etude de la fantaisie.

Au depart, le probleme qui se posait ~ Voltaire

etait de resoudre une impossibilite et de concilier deux

termes inconciliables: la realite et l'ideal. Pour lui,

la realite c'etait l'existence materielle avec tout ce

qu'elle comporte de malheurs, de peines et de souffrances

et surtout l'idee de la mort. Et son ideal representait

exactement le contraire de la realite puisqu'il le pla~ait

dans le bonheur et l'idee de l'eternite. Par l'imaginaire,

Voltaire a trouve un moyen terme pour concilier ces deux

extremes: l'oubli et l'espoir. Dans les Contes, l'oubli

de la realite sera figure par l'invraisemblance du monde

absurde et la schematisation du monde enfantin; pour

Voltaire l'oubli sera possible grace au repli sur soi et

au confort materiel. Quant a l'espoir, il sera figure dans

les Contes par le monde imaginaire et dans la vie de Voltaire

par l'idee que la realite pourra un jour coincider avec ce

monde ideal gr~ce au progres. 0 c 144 Ainsi, nous avons pu retracer, etape par etape, le

trajet imaginaire que Voltaire a parcouru pour arriver au

bonheur. Nous pouvons dresser l'itineraire de sa fantaisie

dans les Contes, avec en marge les solutions que l'auteur

adoptera pour lui-meme.

-De Micromegas a Zadig, on voit que la peur du destin est

combattue par le mouvement avec une predominance de la

remontee sur la chute. La solution, pour Voltaire, se

trouve dans le travail et l'activite incessante; il vit

a pleines journees, intensement.

-De Memnon a candide: la chute semble l'emporter sur la

remontee et la peur du destin est attenuee par le repli sur

soi. La solution pour Voltaire, ce sera la stabilite, c'est­

a-dire !'acquisition d'une maison et la creation d'une

11 11 famille •

-Apres candide, la chute s'est stabilisee, Voltaire est libere

de toute contrainte, materielle ou autre, et la peur du des­

tin s'annule presque totalement gr~ce a l'equilibre atteint

psychologiquement. L'espoir renait: il y a possibilite

d'un bonheur a venir dans le progres. Voltaire a acquis 0 c 145 cette assurance en se rapprochant de la nature qui lui

offre, dans le cycle des saisons, l'image d'un eternel

renouveau.

L'evolution psychologique de Voltaire se trouve

exprimee dans les Contes sous forme d'images; ces images

sont peu nombreuses et l'auteur y revient souvent. L'image

du jardin a vraiment joue le role d'agent consolateur pour

Voltaire, et elle se double de l'image de la maison.

M. Torrey declare que:

The conclusion of candide's philosophy was a recurrent theme with which Voltaire soothed the troubled waters of his stormy life ••• It was a very real thing ••• and not a mere figure of speech.l

Dans l'oeuvre, et dans la vie de Voltaire, l'image

du jardin est si importante et si complexe que nous devons

nous y arreter une derniere fois. Le jardin est a la fois

l'image de la realite et de l'ideal, de l'oubli et de

l'espoir. Il represente d'abord la conquete sur le Temps,

par la repetition du cycle des saisons, qui est prefiguree

dans le mythe de l'Eternel Retour. Ensuite, il se double

1Torrey, The Spirit of Voltaire, pp. 56-57. 0 c 146 de l'idee du travail, qui est l'image du progres. M. P.-G.

Castex, a la fin de son etude sur Candide, note que:

Le travail apparait en definitive comme le seul remede efficace aux malheurs de la condition humaine, en occupant !'esprit, en 1•arrachant a ses fantomes, a ses nuees, a ses chimeres et en lui apportant au fil des jours, des satisfactions modestes sans doute, mais reelles, et qui entretiennent le gout de vivre.l

Pratiquement, l'idee du travail est liee a l'image du

jardin, mais la morale du jardinier illustre encore un

ideal de Voltaire, celui du bien-etre et de l'egalite de

l'homme par l'industrie.

L'image du jardin, qui est le point central des

Contes, est renforcee par celle de la maison ou du foyer,

qui, comme nous l'avons vu, s'est developpee par la suite.

La maison est etroi tement liee au ja·rdin puisqu • elle corn-

plete l'idee du bonheur: c'est 1 1 image du confort douillet,

du luxe et de l'intimite dent Voltaire s'est entoure a

Ferney. La maison est rassurante dans la mesure ou elle

offre l'image d'un univers restreint, familier, et d•un

refuge. Elle represente aussi pour Voltaire la liberte

1castex, Voltaire: Micromegas, candide, l'Ingenu, 0 p. 89. c 147 d'action, puisque ce n'est que lorsqu'il sera devenu

proprietaire terrien qu'il sera hors d'atteinte et qu'il

pourra entreprendre ouvertement la lutte centre nl'Infamen.

Ces deux images permettent a Voltaire de combattre

la depression, et de ne point sombrer dans le pessimisme1 la

maison, parce qu'elle offre un abri sur et par extension

!'affection de la famille1 le jardin, parce qu'il offre

l'otibli dans le travail et l'espoir de l'eternite.

Un autre agent consolateur, plus superficiel cette

fois, mais propre a Voltaire, c'est le rire, provoque par

les contes 11 a dormir debout11 de l'Arioste, et ce rire mo-

queur, nous l'avons vu, s'exprime dans la fantaisie du style

des contes.

Nous pouvons conclure en disant que Voltaire a trouve le bonheur dans le travail et la liberte d'action. L'art de vivre qu'il nous offre a partir de candide et qu'il repetera maintes fois par la suite, est a la fois progressiste et do-

mestique. c•est !'ideal de Voltaire qui est contenu tout

entier dans la morale de Candide:

Il faut cultiver (progres) notre jardin (bien fancier). 0 0

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