Anna De Noailles. Un Mystère En Pleine Lumière
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« BIOGRAPHIES SANS MASQUE » Collection dirigée par Laurent Laffont et Pierre Sipriot FRANÇOIS BROCHE ANNA DE NOAILLES Un mystère en pleine lumière ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS û Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1989 ISBN 2-221-05682-5 Pour Alice. Avant-propos UNE RACE EN VOIE DE DISPARITION La race des femmes d'esprit et de cœur, et, pour la plupart d'entre elles, de lettres, qui ne se contentaient pas de plaire ou de séduire, mais exerçaient une influence profonde sur leurs contempo- rains, est probablement en voie de disparition. Ce furent parfois des maîtresses, souvent des conseillères, toujours des inspiratrices, et il arrivait que, par commodité, on les désignât d'un mot auquel, depuis la plus haute antiquité, s'attache un parfum d'érotisme et de frivo- lité : égéries. Elles illuminèrent les grandes périodes de la civilisation occiden- tale - pour ne s'occuper que de celle-ci, mais les orientales n 'en furent pas moins prodigues. Immortelles, Marie de France, Christine de Pisan, Marguerite de Navarre, Louise Labé, Mme de La Fayette, Mlle de Scudéry, Mme de Sévigné, Mme du Deffand, Julie de Lespi- nasse, Mme de Staël, Marceline Desbordes-Valmore, George Sand, Louise Ackermann, Juliette Adam, Gérard d'Houville, Renée Vivien, Colette, Louise de Vilmorin, Louise Weiss et quelques autres. Immortelle aussi et surtout, Anna de Noailles, la plus brillante de toutes peut-être, la plus irritante aussi, sans nul doute la plus mysté- rieuse. Jamais, on le verra, le mot « génie » ne fut employé avec plus d'insistance à propos d'une femme. Mais quel mystère pourrait se qualifier d'un mot ? Anna de Noailles ne fut pas seulement un grand écrivain clas- sique (poète mais aussi prosateur de très grande qualité), une amou- reuse subtile (qui connut des aventures passionnées et malheureuses) ou encore une simple « égérie ». Ce qui frappe d'abord chez elle, c'est l'extraordinaire sensibilité, la puissance d'émotion, qui font d'elle la « sœur» de Barrés; c'est l'intelligence suraiguë du monde où elle vivait (qui lui fait pressentir le génie d'un Nijinski ou d'un Massine), une intelligence que l'on pourrait dire « du cœur », faite d'une curio- sité et d'une générosité dont le milieu des lettres donne si peu d'exemples. C'est l'obsession de la mort, mais une obsession « active », salutaire : la mort étant conçue comme partie intégrante de la vie, associée à chaque instant, dans l'attente nullement désespé- rée de l'inéluctable dénouement. Ce qui frappe encore, c'est le goût de la grandeur et de l'essen- tiel ; et aussi l'intuition de la modernité, qui, par exemple, la pousse à renoncer définitivement au sonnet ou à conserver la rime mais sans en être l'esclave. C'est l'amour fou de la nature et du paysage dans ce qu'il a de charnel, qui fait d'elle l'annonciatrice d'un Aragon; c'est cette ambition de « totalité » qui traverse toute son oeuvre : la poésie de la comtesse de Noailles fait appel aux cinq sens comme supports d'une évidence philosophique ; par là, elle procède de Ronsard, de Chénier, de Musset, de Baudelaire et précède Cocteau, Eluard, Clau- del, Valéry, Saint-John Perse, René Char. Ce qui frappe enfin, c'est cette quête incessante non d'une futile perfection, mais d'une connaissance toujours plus étendue, d'un per- pétuel renouvellement, source d'orgueil autant que d'insatisfaction qui nous la rend si proche : J'ai bien dit le plaisir, la peur, la soif, la faim Du cœur qu'un beau désir excède, Et l'ardente langueur lorsque tout l'être enfin Est comme une vasque d'eau tiède, Mais je veux maintenant des mots bien plus aigus Des sons soyeux comme une écharpe '... Démodée, Anna de Noailles? Sans doute, et c'est plutôt à son honneur. « A ujourd-'hui, personne ne lit plus la comtesse », constatait, sarcastique, Roger Nimier au début des années cinquante 2. Fut-elle pour autant surestimée ? La réponse est en demi-teinte : elle fut, de son vivant, ensevelie sous des tombereaux de fleurs ; Proust défaillait d'admiration à chacun de ses ouvrages. C'était excessif Elle fut éga- lement durement prise à partie, à tout le moins caricaturée ; c'était injuste. Plus de cinquante ans après sa mort, la comtesse de Noailles mérite un autre sort. Elle laisse une œuvre souvent superbe, deux ou trois recueils qui sont des chefs-d'œuvre (Poème de l'amour, Exacti- tudes, L'Honneur de souffrir) et surtout le souvenir d'un être qui s'apparente aux plus grands de ce siècle : « Elle éclatait en courts- circuits d'idées qui vous pinçaient le bulbe », remarquait Léon-Paul Fargue. Pour ce pincement délicieux, dévastateur, durable, elle mérite à son tour de revivre. Prologue Un jour de l'automne 1895, à Châtenay, près de Paris, un vieux poète attendait une jeune fille. Il avait accepté de la recevoir chez lui, mais elle n'était pas la bienvenue : malade, solitaire, il ne voyait presque plus personne. A cinquante-six ans, celui dont Anatole France avait un jour écrit : « On chercherait en vain [...] un meilleur ami », était un homme aigri, amer, abattu. Il se reprochait d'avoir accepté cette visite et il n'avait qu'une idée en tête : l'écourter à tout prix, bien décidé à ne faire aucuns frais à sa visiteuse. Depuis dix ans déjà, Sully Prudhomme avait renoncé à la forme poétique, bien qu'il préparât un Testament poétique, qui paraîtrait en 1900. Comment l'expliquer à la jeune prétentieuse venue lui montrer des vers non encore publiés ? A l'heure dite, celle-ci se pré- senta, émue comme on l'imagine, demandant d'une voix à peine audible que l'on annonçât « Mademoiselle Anna de Brancovan ». « Vous avez reçu le don terrible » (Sully Prudhomme) Il ne s'agissait pas d'une inconnue pour le vieux poète. Il l'avait aperçue quatre ans plus tôt chez ses parents, avenue Hoche, au cours d'une soirée où il avait fasciné l'auditoire réuni en son hon- neur en exposant avec brio les lois de la prosodie. Sa célébrité, en grande partie due à un Vase brisé qui lui assure une immortalité paradoxale, lui avait ouvert dix ans plus tôt les portes de l'Académie française. Il était alors l'une des autorités du Parnasse et sans doute le plus grand poète français vivant (« hélas ! ») après Hugo, mort en 1885, et Leconte de Lisle, qui mourra en 1894. A cette lointaine époque, il multipliait encore les recueils de poèmes de plus en plus philosophiques, persuadé qu'on pouvait confier au vers « outre tous les sentiments, presque toutes les idées ». La princesse de Brancovan lui ayant appris que sa fille aînée, alors âgée de quinze ans, s'essayait à la poésie, il avait félicité l'ado- lescente, en lui recommandant toutefois de ne jamais s'écarter du « chemin ardu, classique ». En 1891, il était apparu à Anna comme un poète vieillissant, en proie au doute sur le bien-fondé des commandements qu'il ne cessait d'édicter depuis les Stances et poèmes qui avaient enchanté Sainte-Beuve vingt-cinq ans plus aupa- ravant : Il n'était plus convaincu comme jadis que blasphémer et aimer consti- tuassent une mélodie satisfaisante, tandis que froid et effroi ne se devaient pas confronter. La querelle de l'hiatus, se rapportant à il y a et L'Iliade, l'un autorisé et l'autre interdit, perdait aussi de son impor- tance à ses yeux azurés de fleur de bourrache qui va se fanant '. Désireux d'en finir le plus vite possible, le maître de maison ne fit pas attendre l'importune. Il vit entrer une créature minuscule, avec de longs cheveux noirs et des yeux que l'on ne pouvait oublier : brillants, inquisiteurs, fascinants. Résistant à l'envie de se laisser séduire, il lui déclara : - Je ne professe pas l'art poétique et je n'aime guère à lire des vers inédits que l'on m'accuse trop souvent de piller par la suite... Enfin, puisque vous avez fait ce long voyage, donnez-moi votre manuscrit... Interloquée, Anna lui tendit le cahier où elle avait recopié ses poèmes qu'elle jugeait les plus réussis, parmi lesquels le plus récem- ment composé, un sonnet intitulé « Le Passé », daté du 10 novembre. Il se mit à lire en silence : J'ai peur des lendemains de fête et de plaisir Je ne suis pas de ceux qu'un souvenir enchante Et le bien dont mon cœur a dû se dessaisir Est un mort sans linceul dont le regard me hante 2. Soudain, elle le vit incliner la tête et soupirer profondément. Une larme tomba de ses yeux, glissant sur la barbe opulente : - Maître, demanda-t-elle, pourquoi pleurez-vous ? - Je pleure sur vous, répondit-il, parce que vous avez reçu le don terrible et vous en souffrirez... Dans un souffle, il ajouta : - Et je pleure aussi sur moi3 ! Quelques jours plus tôt, elle avait fait parvenir quelques poèmes au nouveau directeur de la Revue des Deux Mondes, Ferdi- nand Brunetière. Celui-ci lui avait aussitôt fait connaître sa réponse : il s'était montré critique, mais n'avait pas opposé de fin de non-recevoir. La lettre qu'il avait adressée à Mme Charles Buloz, la veuve de son prédécesseur, était très argumentée et, dans l'en- semble, plutôt favorable aux « vers de Mlle de Brancovan » : Je viens de les relire, expliquait-il, et je ne fais pas de difficulté de convenir [...] qu'ils sont d'un joli sentiment, un peu vague d'ailleurs, je ne veux pas dire un peu banal et d'un tour assez heureux ; si mainte- nant j'ajoutais que le défaut est de manquer un peu de précision, vous me répondriez sans doute, vous ou l'auteur, que justement c'en est le charme, et après tout je n'en disconviendrais pas.