Études rurales

185 | 2010 Proliférantes natures

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9014 DOI : 10.4000/etudesrurales.9014 ISSN : 1777-537X

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2010

Référence électronique Études rurales, 185 | 2010, « Proliférantes natures » [En ligne], mis en ligne le , consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9014 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ etudesrurales.9014

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SOMMAIRE

PROLIFÉRANTES NATURES INTRODUCTION Cécilia Claeys et Olivier Sirost

Taxonomies

REWEAVING NARRATIVES ABOUT HUMANS AND INVASIVE SPECIES Brendon M.H. Larson

De la validité d'une invasion biologique Prunis serotina en forêt de Compiègne Aurélie Javelle, Bernard Kalaora et Guillaume Decocq

Comment catégoriser les espèces exotiques envahissantes Marie-Jo Menozzi

L’incroyable expansion d'un lapin casanier Catherine Mougenot et Lucienne Strivay

Vie et mort de la manne blanche des riverains de la Saône Nicolas Césard

Controverses

Les « bonnes » et les « mauvaises » proliférantes Controverses camarguaises Cécilia Claeys

Comment gérer une prolifération Peut-on composer avec les criquets pèlerins ? Antoine Doré

Les goélands leucophée sont-ils trop nombreux ? L’émergence d’un problème public Christelle Gramaglia

Governing and Man Political Strategies to Manage Demands for Spraying Rolf Lidskog

Mythologies

Cultural Representation of Problem in National Geographic Linda Kalof et Ramona Fruja Amthor

Les natures apocryphes de la Seine L’envasement des plages du Calvados Olivier Sirost

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The Myth of Plant-Invaded Gardens and Landscapes Gert Gröning et Joachim Wolschke-Bulmahn

À propos des introductions d’espèces Écologie et idéologies Christian Lévêque, Jean-Claude Mounolou, Alain Pavé et Claudine Schmidt-Lainé

Chronique

ENJEUX FONCIERS. DEUXIÈME PARTIE : AMÉRIQUE LATINE, MÉDITERRANÉE, RUSSIE Gérard Chouquer

Comptes rendus

Annie Antoine et Julian Mischi eds., Sociabilité et politique en milieu rural Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Histoire »), 2008, 472 p. Fabien Gaveau

Maguelone Nouvel, Frédéric Le Play. Une réforme sociale sous le Second Empire Paris, Economica (« Économies et sociétés contemporaines »), 2009, 265 p. Fabien Gaveau

Marie-Thérèse Lacombe, Pionnières ! Les femmes dans la modernisation des campagnes de l’Aveyron, de 1945 à nos jours Rodez, Les Éditions du Rouergue, 2009, 192 p. et 24 reproductions hors texte. Fabien Gaveau

Nicolas Poirier, Un espace rural à la loupe. Paysage, peuplement et territoires en Berry, de la préhistoire à nos jours Tours, Presses universitaires François Rabelais (« Perspectives historiques »), 2010, 232 p. Magali Watteaux

Florent Quellier et Georges Provost eds., Du ciel à la terre. Clergé et agriculture, XVIe-XIXe siècle Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 365 p. Yann Raison du Cleuziou

Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon Limoges, Lambert-Lucas, 2009, 600 p. Cécile Leguy

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PROLIFÉRANTES NATURES INTRODUCTION

Cécilia Claeys et Olivier Sirost

1 PARADOXE DU TEMPS : à l’heure où l’image d’une nature menacée par l’homme ne cesse de se démocratiser, une nature menaçante contre-attaque. Espaces balnéaires envahis par les algues ou la vase, écoles fermées pour cause d’invasion d’insectes, milieux eutrophiques devenus infréquentables, cultures ravagées : les exemples sont légion.

2 Ces proliférations bousculent les ordonnancements dichotomiques et unidirectionnels du rapport de l’homme à la nature. Les préoccupations environnementales sont en effet nées de la dénonciation de la raréfaction du vivant, alertant décideurs et grand public sur les espèces en voie de disparition et les seuils d’irréversibilité. Ces préoccupations rencontrent aujourd’hui un « nouveau » problème, dont elles sont en même temps porteuses, et que nous nous proposons d’appeler « proliférantes natures ».

3 Ce phénomène désigne un ensemble non circonscrit de pullulements, également qualifiés d’« invasions biologiques » par les sciences de la vie. Le concept d’« espèces envahissantes » ou « espèces invasives » trouve, depuis les années 1980, un écho particulier au sein de la communauté scientifique. À côté de la liste des espèces protégées a été publiée une liste d’espèces invasives (émanant de l’International Union for Conservation of Nature), liste qui traduit un nouveau risque écologique majeur. Le concept d’ « espèces invasives », dû à l’écologue C.S. Elton dès 1958, puise ses fondements chez Darwin, qui, dans ses écrits, faisait déjà état de ces processus. La notion d’« invasion biologique » désigne la prolifération d’espèces animales ou végétales, généralement exotiques (allochtones), qui réduit la biodiversité en occupant les niches écologiques des espèces locales (autochtones). En 1992, la déclaration de Rio dénonce les invasions biologiques comme l’une des premières causes de perte de la biodiversité.

4 Cette notion d’invasion biologique est loin de faire l’unanimité. Les débats au sein des sciences de la vie, mais aussi entre sciences de la vie et sciences de l’homme, ont rapidement échappé à la seule communauté scientifique. particulièrement investie par l’écologie de la conservation et, en conséquence, par les gestionnaires des espaces protégés, cette notion et ses controverses se sont diffusées parmi les acteurs impliqués

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dans la gestion de la nature : usagers, propriétaires, résidents, institutions, producteurs, consommateurs... Les usages sociaux du concept d’invasion biologique apportent un éclairage nouveau sur les relations entre l’homme et la nature. La nature (re)devient fluctuante, rare ici, proliférante là, aujourd’hui ou demain. Menacée ou menaçante, elle est tour à tour proie ou prédateur.

5 Les discussions taxonomiques (première partie de ce numéro) et les controverses socio- techniques relatives aux invasions biologiques (deuxième partie) posent des questions fondamentales sur le rapport entre « savant » et « profane », « protection » et « production », « anthropique » et « naturel », « autochtone » et « allochtone ». Plus encore, la notion d’invasion biologique ravive et réinterroge les grands mythes de nos sociétés occidentales (troisième partie du numéro), oscillant entre radicalisation de la modernité [Giddens 2002] et postmodernité [Beck 2001], où la nature est simultanément objet de peurs et d’idéalisation. Que l’on songe aux plaies d’Égypte, à l’Odyssée ou encore au joueur de flûte de Hamelin... La gestion contemporaine de la nature est largement fondée sur ces résurgences mythiques.

6 Ce volume vise à appréhender les invasions biologiques en tant que processus socio- techniques contribuant à l’activation et à la redéfinition d’une cosmogonie puisant sa source dans les mythes fondateurs, sans cesse revisités à la lumière des mutations culturelles. Cette introduction offre une mise en contexte sociohistorique de l’émergence de la notion d’invasion biologique, entre raréfaction et prolifération.

Entre peurs de la nature et peurs pour la nature

7 L’enquête sur l’écologie des invasions que C.S. Elton publie en 1958 s’enracine dans un passé constitutif de l’Occident [2000]. Il y évoque successivement le déclin et la chute de l’Empire romain, le déluge et l’arche de Noé, les utopies d’H.G. Wells et l’énigme que constitue ce qu’on a découvert sur l’Île de Pâques. Pour Elton, ce passé mythique éclaire largement les concepts de « balance » et de « barrière » composant le socle d’une écologie des invasions végétales et animales. Derrière ces taxonomies se rejouent les cosmogonies relatant la formation des continents, la dynamique des eaux et des peuplements, les chaînes alimentaires. À sa manière, l’écologue des invasions réinterprète le mythe du jardin d’Éden, sur fond de nucléaire, de colonialisme et d’industrialisation.

Du prolifique au proliférant

8 Le thème de la prolifération véhicule des imaginaires qui alimentent nos peurs. Le pullulement et l’intrusion s’inscrivent dans le mythe de la métamorphose. La croissance et l’avatar disent, de manière plus positive, la puissance magique de la nature et la curiosité qu’elle génère.

9 La métamorphose renvoie aux tentatives de dégager les énigmes de la nature en en étudiant les déviations. Ovide en propose une première synthèse à travers 246 fables choisies dans les répertoires grecs et romains. La théologie et la morale s’en emparent aussi, comme en témoignent les écrits de Dante et de Machiavel. L’utilisation du bestiaire fait de la classification de la nature un outil moral de traitement des péchés capitaux. En s’essayant à une description de l’enfer, Machiavel décline les qualités réversibles du lion (magnanime), de l’ours (violent), du loup (insatiable), du bouc

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(indolent) et du porc (luxurieux). Dans les fables, des animaux tels que le lion, la louve ou le léopard sont là pour signaler à l’homme ses excès. Ils entourent Dante lorsqu’il entre dans la forêt, porte d’accès aux enfers. Au-delà du sentiment d’oppression que renvoie ce milieu sombre et tortueux, le vestibule menant aux cercles de l’enfer est infesté de mouches, de guêpes et de vers chargés de tourmenter les voyageurs. Le grouillement de larves et d’insectes évoque ainsi plus que la vie en décomposition : il évoque une nature à la fois vengeresse et rédemptrice. Dans les différents cercles des enfers, les éléments naturels voient leurs qualités se muer en supplices. La boue, la pluie, la grêle, les bourrasques, la neige, la glace, les marais, les sables arides incarnent un dérèglement climatique rédempteur. Dans la Divine Comédie, les suicidés, transformés en buissons épineux et en racines noueuses dévorés par les harpies, tapissent le septième cercle de l’enfer.

10 Certes, les peurs contemporaines liées aux dérèglements de la nature s’expriment le plus souvent dans le registre scientifique (biologie, climatologie) sans être pour autant exemptes de connotations morales ou hygiénistes. Les classifications ont remplacé les bestiaires, mais le recensement des espèces invasives correspond, à sa manière, à un inventaire infernal.

11 L’essentiel des discours et des imaginaires cristallisant l’idée d’une nature proliférante trouvent, à partir du Moyen Âge, un point d’articulation dans la mise en scène du monstrueux. Avec l’invention du diable au XIe siècle, le paradis a une puissante antithèse. Dans ce nouveau dialogue, le paganisme va remettre en perspective les inventaires naturalistes fixistes placés sous tutelle de l’Église, et le monstre va devenir une figure critique du religieux. Dans ces déviations et ce monstrueux, les croyances populaires trouvent matière à contester la moralisation de la société par la chrétienté. Les artistes de la Renaissance profitent de cette représentation pour revisiter la théologie et l’histoire naturelle. L’élite artistique joue d’ailleurs un rôle prépondérant dans la diffusion des idées relatives aux métamorphoses de la nature, jetant un pont entre l’Antiquité tardive et la prémodernité. Son pouvoir d’invention la situe dans une position créatrice qui se substitue au religieux et à l’engendrement. Sa capacité à « faire surgir des formes insolites » [Guédron 2009 : 16] alimente le débat sur les inventaires naturalistes. Ses œuvres mettent en scène des combats contre des races étrangères figurées par des êtres mi-homme mi- et renforcent la peur de l’animalisation et du caractère insolite de l’humain, qui peut abriter un parasite. Cette période annonce le merveilleux et le fantastique du Romantisme. Le monstre, appelé « curiosité », « prodige » ou « phénomène », combine le social et le biologique.

12 Dans le contexte romantique des philosophies de la nature, la métamorphose mêle nature et ressentiment. La botanique de Goethe et sa quête de la plante primitive s’appuie sur l’idée selon laquelle, derrière la diversité des formes, il y aurait une plante primordiale. Le regard porté alors sur le vivant est empreint de morale chrétienne. Pour Hegel, la métamorphose incarne avant tout un principe de culpabilité, où le spirituel se réincarne dans le naturel : Un rocher, un animal, une fleur, une source ou une fontaine, est interprété comme représentant une existence spirituelle déchue ou punie [1964 : 154].

13 La redéfinition scientifique des métamorphoses ne les affranchit pas de leur cadre moral. La biologie romantique de Lorenz Oken et Alexander von Humboldt s’appuie d’ailleurs sur la métaphore poétique et les œuvres picturales. L’idée d’une explication archétypale de l’évolution des espèces y est communément admise et va jusqu’à

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influencer Darwin lui-même. Sans parler de globalisation de la nature, le romantisme peut toutefois être lu comme une globalisation du « sentiment de nature » derrière lequel se niche le sens profond de « prolifération ».

14 Longtemps, la nature a été perçue comme inépuisable jusqu’à ce qu’on remette en cause cette idée, en particulier dans le contexte de la Réforme en Angleterre. Le jardin de la nature devient alors un espace à préserver [Thomas 1985]. Le «pullulement» renvoie à l’abondance désordonnée caractéristique de certaines espèces : le criquet, huitième plaie d’Égypte, ou, à l’opposé, l’abeille nourricière.

15 Dépassant les thèses de l’éthologie, on s’accorde désormais sur le fait que la culture est d’inspiration animale : le pullulement est mis en regard avec le désordre des sociétés humaines, le grouillement de la foule. Le malthusianisme social développé au XIXe siècle procède de cette idée, qui annonce un avenir inquiétant. Face à l’augmentation de la population des grandes métropoles, les ressources risquent de ne plus suffire. La théologie des ressources marines inépuisables, qui s’appuie sur la rhétorique d’une manne divine, est remise en cause. Le darwinisme social puis l’eugénisme proposent une sélection des populations à aider, des populations à éliminer ou encore un non- interventionnisme laissant opérer la sélection naturelle. La foule des grandes villes et ses dérèglements hygiénistes renvoie, par analogie, à ce pullulement, qui, à son tour, est associé à la peur de la criminalité et des vagabonds. La danse macabre des larves et le foisonnement des insectes expriment la pestilence de la ville. Les corps en décomposition à ciel ouvert tout comme l’atmosphère putride des rues renforcent l’imaginaire hygiéniste. L’activité industrielle naissante est souvent comparée à une ruche où fourmillent les classes populaires. L’urbaphobie émergente incite à se retirer de cette jungle pour retrouver un équilibre intérieur et extérieur dans des cures de nature. Face au proliférant, l’homme choisit la stabilité rassurante et ordonnée de l’éden thérapeutique.

Les figures de l’etrangeite

16 Les inventaires du vivant sont indissociables du contexte exploratoire et colonial qui les a engendrés. Les listes issues des herbiers tout comme l’aménagement des jardins ornementaux et potagers témoignent de la longue histoire de l’introduction des espèces. Le pouvoir symbolique tiré des conquêtes animalières et des trophées de chasse est à mettre au compte d’une politique de conservation de la nature. Derrière ces mises en scène organisées se joue une définition permanente de l’autochtone et de l’allochtone. Jusqu’au XIXe siècle, la valeur religieuse des espèces contribue à différencier la bonne et la mauvaise irruption du vivant. Linné va même jusqu’à exiger que chaque plante soit identifiée à partir de son sol natal, jetant ainsi les bases d’une migration des espèces. Les naturalistes vont rapidement privilégier le localisme et son emprise sur le vivant. Le mouvement germanique est, de ce point de vue, emblématique, qui fait de ces espèces le terreau de l’âme du peuple.

17 Les espèces exotiques invasives, à l’instar de l’étranger envahissant le territoire de l’autre, ne sont pas sans raviver les vieux débats anthropologiques sur l’ethnicité. Comme le montre G. Simmel, en période de tension sociale, les critères de race, de sol et de nationalité deviennent vite des éléments discriminants [1995]. C’est en tout cas la leçon que nous rappelle l’écofascisme. Assurer la survie de l’homme par un retour à une agriculture archaïque, au malthusianisme et à l’eugénisme, est la voie radicale de

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renoncement aux technologies et aux proliférations biologiques. Les débats sur l’incarcération d’une nature sauvage [Birch 1995] et sur l’anthropocentrisme procèdent de cette logique.

18 Le mythe d’un jardin d’Éden menacé se diffuse lentement à travers les réformes de l’Église protestante et les relectures de l’Évangile. Le panromantisme allemand contribue à réduire la nature à un âge d’or révolu, ouvrant sur la nostalgie d’une biodiversité désormais épuisée. Au cours du XVIIIe siècle, une sensibilité nouvelle affleure : n’étant plus destinée à satisfaire les caprices de l’homme, la nature devient un milieu fragile. S’ensuivent un ensemble de mesures visant à la protéger. En 1765, des réserves forestières sont créées à Tobago et, à la fin du XIXe siècle, Humboldt propose pour l’Inde une réglementation des forêts. Les travaux de Darwin sur L’Origine des espèces en 1859 impulsent les lois de 1860-1870 qui protègent les espèces menacées. En Angleterre, en 1824, puis en Allemagne, en 1838, émergent les premières sociétés de protection des animaux. Mais une vision protectionniste, marquée par l’idéal de la création, demeure. En 1822, Karl Vogt publie sa Leçon sur les animaux utiles et nuisibles, dont l’esprit hante encore notre gestion de la nature. Paradoxalement, la conquête de la nature entreprise par l’impérialisme semble être l’élément déclencheur de ces réflexes.

19 La Société d’acclimatation, devenue Société nationale de protection de la nature, a joué un rôle important dans la diffusion de la biodiversité auprès du grand public. Rappelons-en les grandes lignes. Lorsque Geoffroy Saint-Hilaire fonde, en 1854, la Société impériale zoologique d’acclimatation, l’idée est de réfléchir à l’introduction d’espèces utilitaires ou ornementales.

20 Dans un premier temps, en période de conquête et d’expansion coloniale, de fortes analogies sont faites entre l’homme et l’animal, la nature et la culture. Ainsi, le Jardin d’acclimatation, inauguré également en 1854 et qui comptera jusqu’à 100 000 animaux, sera tour à tour transformé en espace d’exhibition humaine (en particulier dans le cadre de l’exposition coloniale de 1931) et en parc récréatif (à partir de 1952). Ce simple exemple montre comment la nature devient source de curiosité, interrogeant les hommes sur leurs origines et leur culture. La diversité étant source d’enrichissement, l’introduction d’espèces nouvelles ne peut être que bien perçue. Parallèlement, avec les Réveils protestants en France au XIXe siècle se développent les sociétés de protection de la nature, opposées à l’exploitation commerciale de l’environnement et du vivant. Dans cette relecture de l’Évangile, l’homme est un prédateur qui ne respecte pas sa place dans l’ordre naturel.

21 En ce début du XXe siècle, Edmond Perrier (président de la Société d’acclimatation de 1901 à 1921) met l’accent sur la préservation des ressources naturelles. De la même manière, la géographie humaine de Jean Brunhes promeut la protection des diversités culturelles dans le cadre des archives de la planète. Germe alors l’idée d’une nature préservée, sans l’homme (réserves naturelles), et de sociétés préservées de l’homme. Ce sont là les prémisses de l’idéologie contemporaine de la protection de la nature, dont la date de naissance est, en France, symboliquement associée aux événements de mai 1968 et, plus largement dans le monde occidental, aux « nouveaux mouvements sociaux ».

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La gestion contemporaine de la nature

22 Pour survivre, suggère Max Scheler [1951], l’homme est condamné à transformer la nature en dispositifs techniques et, en conséquence, à se transformer lui-même. Ainsi en est-il de l’appétit de l’homme, qu’il convient de rationaliser. L’histoire environnementale de l’humanité serait, de ce point de vue, ponctuée de soubresauts et d’accélérations, allant de la survie à la surexploitation. L’historicité [Touraine 1984] est la prise de conscience d’un tel glissement et la volonté de l’infléchir peu ou prou.

L’environnement, levier critique contre la modernité

23 Héritées des sociétés savantes du XIXe siècle et diffusées par les « nouveaux mouvements sociaux » nés dans les années 1960-1970, les préoccupations environnementales contemporaines sont porteuses d’une profonde critique de la modernité.

24 Que l’on adhère ou non à la thèse de R.F. Inglehart [1977 et 2008] selon laquelle les préoccupations relatives à la qualité de vie émergent lorsque les besoins de base des populations sont satisfaits, il n’en demeure pas moins que l’assurance des Trente Glorieuses puis leur remise en cause sont les moteurs de ce que Mendras [1988] n’hésite pas à appeler « la seconde révolution française ». Et, paradoxalement, ce sont les « enfants gâtés de la modernité prospère », nourris au sein de la consommation de masse, des médias et des loisirs, qui, les premiers, dénoncent les maux de la croissance économique, insufflant un sentiment de culpabilité à une société occidentale en manque de repères. Pour les pionniers de cette contestation, le basculement est radical. Ainsi la science, qui, hier encore, était au service de la modernité, est, aujourd’hui, porteuse d’un sinistre message : oiseaux englués dans le pétrole, forêts dévastées, baleines ensanglantées, autant d’images propices à la surenchère médiatique. Et ce que l’œil ne peut percevoir, l’image numérique et la modélisation le montrent : le trou dans la couche d’ozone, la fonte de la calotte glacière, le changement climatique...

25 Les sciences de la vie jouent un rôle tout particulier dans cette grande mutation environnementale. L’histoire naturelle, autrefois suppôt du pouvoir central et de l’impérialisme, inféodée à l’homme, devient aujourd’hui science de la vie, prônant une vision écosystémique du monde, dénonçant l’héritage anthropocentrique de l’Occident et exhortant à une prise de conscience biocentrique. L’anthropocentrisme radical de la modernité est ainsi remplacé par un biocentrisme non moins prononcé, où l’homme est réduit à son statut de perturbateur de la nature.

26 L’ambiguïté entre écologie scientifique et écologie politique [Fabiani 1985] n’en a pas moins permis une pénétration de la critique environnementale au sein du pouvoir. Les argumentaires qui ont donné lieu à la création du ministère de l’Environnement [Charvolin 1993], l’oscillation entre le pouvoir et le militantisme écologique [Lascoumes 1994 ; Claeys et Jacqué 2008] infléchissent les politiques environnementales.

27 Dans ce contexte, les politiques de gestion de la nature ont évacué l’homme du partenariat que, au XIXe siècle, Frédéric Le Play appelait de ses vœux, lui qui voyait un homme derrière chaque arbre de la forêt, et une famille derrière une communauté végétale. La rupture entre nature et culture, dessinée par la modernité, est consommée. Seul l’ordre de préférence s’inverse : la culture l’emporte sur la nature, puis la nature

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l’emporte sur la culture. L’homme serait devenu néfaste pour la nature : il conviendrait donc de redresser la situation.

28 Ainsi, portés par des savoirs scientifiques revisités à la lumière du paradigme biocentrique, les « lanceurs d’alerte » réalisent une entreprise de moralisation du rapport de l’homme à la nature. Les campagnes abandonnées par l’agriculture moderne sont redéfinies comme espaces à protéger, lieu de recréation d’une nature idéalisée et de récréation d’un homme fuyant les maux de l’urbanité. Des terres lointaines ces « lanceurs d’alerte » rapportent des images de déforestation et d’espèces en voix d’extinction, rompant en cela avec l’image coloniale d’une nature foisonnante. « Place à la nature grâce à la reconquête des anciennes terres agricoles abandonnées, des friches urbaines », crient les naturalistes. Ces derniers ont toutefois un schéma très ordonné de ce que serait un « bon » retour à la nature, explicite lorsqu’ils se réfèrent au climax, ou implicite lorsqu’ils tentent de s’en détacher.

Serons-nous jamais postmodernes ?

29 Visant à redéfinir l’ancienne cosmologie, le biocentrisme se heurte inlassablement à plusieurs obstacles d’autant moins franchissables qu’ils lui sont inhérents. Le nihilisme antihumaniste de la deep ecology en est la forme la plus radicale. Mais le biocentrisme peut-il être modéré ? Les réserves naturelles intégrales produisent une spécialisation de l’espace, protégé, d’un côté, donné en pâture à l’exploitation, de l’autre, tandis que le principe de la protection intégrée, et son étendard, le développement durable, permet un compromis provisoire et fragile entre « développement » et « protection » – à moins que ce ne soit là qu’une compromission au service d’un système économique qui reste dominant [Vivien 2005]. La « seconde révolution [notamment] française » a bien eu lieu, porteuse des grandes mutations culturelles de la société contemporaine, infléchissant visiblement quelques pans de la sphère économique sans être toutefois à ce jour parvenue à ébranler les bases de notre société capitaliste. Les frémissements postindustriels [Touraine et al. 1980], postmatérialistes [Inglehart 1977 et 2008] et postmodernes [Beck 2001 ; Giddens 2002] sont perceptibles et persistants, mais l’ homo economicus demeure indélogeable. En premier lieu, le champ économique est encore celui qui l’emporte, sinon systématiquement, du moins de façon récurrente, à l’instar de l’incapacité des grandes conférences internationales qui constituent des avancées symboliques plus que politiques et économiques, depuis la déclaration de Rio (1992) jusqu’à la très controversée conférence de Copenhague (2009).

30 Les tenants même des préoccupations environnementales n’échappent pas tout à fait au statut d’homo economicus. Les grandes enquêtes nationales et internationales [Bozonnet 2001 ; Roy 2007] vont dans ce sens. L’adhésion à cette cause, particulièrement caractéristique des couches moyennes, a touché, au cours des dernières décennies, une part accrue de la population. Cependant les décalages entre discours et pratiques perdurent : on peut à la fois se déclarer « écolo » et être un automobiliste assidu [Ami et al. 2009]. En outre, des pratiques se voulant environnementales peuvent, en se démocratisant, produire des effets pervers pour les écosystèmes. La surfréquentation des espaces naturels en est un exemple éloquent : les naturalistes sont de plus en plus pris au piège de leurs propres exhortations urbanophobes. Le « sauvage aménagé », décrié par certains puristes mais souhaité par quantité d’usagers [Claeys-Mekdade et Jacqué 2000 ; Kalaora 2001], devient

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incontournable. Les gestionnaires d’espaces ne sont pas seulement les gardiens d’une nature qui « reprend ses droits » : ils œuvrent aussi à son ordonnancement.

31 La nature protégée serait-elle une illusion d’espace de liberté, où tous les êtres humains et non humains sont en fait sous surveillance, où les raréfactions sont tout aussi craintes que les proliférations ?

Taxonomies, controverses, mythologies

32 L’objet de ce numéro est de comprendre la dynamique des processus et des figures qui composent ces « proliférantes natures ». Les invasions biologiques redéfinissent notre rapport à la science, à la société et, plus largement, au monde alors que leurs manifestations sont souvent souterraines ou microscopiques. Elles permettent de rediscuter nos frontières (nature/culture, sauvage/domestique, rural/urbain), notre gestion de l’environnement et les logiques de la biodiversité.

33 L’ouvrage se décline autour de trois thèmes. Les taxonomies, d’abord, ces ordonnancements d’êtres humains et non humains, aussi indispensables que discutables, offrent un premier éclairage sur ces « proliférantes natures ». Catégorisés, classés, hiérarchisés, les éléments naturels se soumettent autant qu’ils résistent à ces exercices auxquels s’adonnent « le savant et le vulgaire » pour mieux appréhender le monde. Les controverses, ensuite, qui se révèlent quasiment inéluctables. Ces débats et conflits mettent en scène la pluralité des taxonomies qui prend corps dans la concrétude des rapports de force sociaux, politiques et économiques. Et leur aboutissement, quand il a lieu, scelle compromis, hybridations ou arrangements : autant d’équilibres instables. Les mythologies, enfin, explorent les limbes de la protection ainsi que la peur de la nature proliférante. Les taxonomies se font bestiaires, la science se fait religion, la peur flirte avec le désir...

Taxonomies

34 Qu’elle soit formalisée ou empirique, savante ou vulgaire, la taxonomie est tantôt science, tantôt art, tantôt technique. Œuvrant à la mise en adéquation entre la structuration des contenants et la définition des contenus, elle est sans cesse confrontée aux questions de seuil, de perméabilité des frontières, d’équivoque des statuts et de pluralité sémiotique. Lorsque de nouvelles catégories apparaissent, elles peuvent soit s’agréger aux catégories anciennes qui demeurent inchangées, soit, à l’inverse, détruire l’architecture préexistante et s’y substituer. De la préhistoire à nos jours, la nature apparaît comme une source d’inspiration intarissable pour les taxonomistes savants ou vernaculaires.

35 L’émergence récente de la notion d’espèces envahissantes ou invasives s’inscrit dans un paysage taxonomique déjà dense. D’un point de vue strictement sémantique, cette notion rompt avec les discours naturalistes construits sur la dénonciation de la raréfaction du vivant (espèces en voie de disparition, espèces rares, espèces menacées). Mais au lieu d’être en opposition avec cette rhétorique de la raréfaction, le nouveau champ lexical de l’invasion prolonge cette rhétorique. Le vivant est désormais appréhendé quantitativement (biomasse) et qualitativement, confortant et précisant la notion de biodiversité, qui se développe de façon concomitante dès la fin des années 1980.

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36 Depuis, la littérature sur le sujet se multiplie : Biological Invasions, une revue créée en 1999 lui est entièrement consacrée. Les milieux naturalistes contribuent à la diffusion de cette question de l’invasion en activant des réseaux d’acteurs en prise directe avec la gestion du territoire [Dalla Bernardina 1999 ; Charpentier et Claeys-Mekdade 2006]. Au même moment, cette nouvelle terminologie fait l’objet de polémiques, critiquée avec virulence par certains acteurs, notamment extérieurs à la communauté naturaliste. Dans son article, Brendon Larson souligne la connotation militaire de ce vocabulaire. Aux questions relatives à la forme (dramatisation abusive, métaphores grossières) s’ajoutent des considérations relatives au fond, relevant d’un propos « xénophobe » lié à la protection de la nature.

37 Ces considérations restent néanmoins centrées sur des échanges de points de vue entre experts, prenant la forme de publications scientifiques et militantes se répondant les unes aux autres ou pratiquant la surenchère. M. sagoff lance une des premières attaques avec son texte « What’s Wrong with Exotic species ? » [1999]. B. Subramaniam y introduit une dimension féministe [2001] alors que D. Simberloff se fait l’avocat de la notion d’espèce exotique envahissante et appelle à lutter contre les invasions biologiques [2003].

38 Au-delà de ces agitations taxonomiques savantes se pose la question de la diffusion de ce nouveau champ lexical parmi les gestionnaires et, plus largement, parmi les acteurs sociaux. À propos de la prolifération de Prunus serotina en forêt de Compiègne, Aurélie Javelle, Bernard Kalaora et Guillaume Decocq s’intéressent à la manière dont les usagers et gestionnaires du site perçoivent et qualifient le phénomène. Et force est de constater que les taxonomies guerrières ne trouvent pas nécessairement preneur, pas même chez les forestiers.

39 Les inquiétudes naturalistes ne trouvent en effet pas toujours d’alliances cognitives et lexicales auprès des acteurs sociaux, même lorsque le processus invasif est très spectaculaire, comme dans le cas de la jussie, cette plante aquatique particulièrement envahissante. C’est ce qu’étudie Marie-Jo Menozzi, qui met en regard les taxonomies savantes et populaires, dont le questionnement ébranle la hiérarchie traditionnelle des savoirs.

40 La récente et rapide montée en puissance de la notion d’espèce exotique envahissante, accompagnée d’une médiatisation forcenée (Caulerpa taxifolia, l’algue tueuse [Dalla Bernardina 1999]) ne doit pas occulter l’ancienneté du processus de prolifération du vivant. En suivant les tribulations du lapin à travers les siècles, Catherine Mougenot et Lucienne Strivay nous permettent de prendre un recul historique des plus instructifs, attestant de va-et-vient entre raréfaction et prolifération, domestication et (ré)ensauvagement, protection et éradication.

41 Nicolas Césard rappelle, quant à lui, que certains pullulements sont perçus de façon très positive. S’intéressant aux chutes des éphémères sur les rives de la Saône, il montre comment une prolifération, de surcroît entomologique, peut être qualifiée de « manne » dans tous les sens du terme (biblique et économique).

Controverses

42 G. Simmel considère que le conflit est une forme spécifique de socialisation [1995]. M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe estiment que la controverse, qu’ils qualifient de sociotechnique, est une forme spécifique de conflit [2001]. B. Latour ajoute que cette

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controverse prend corps dans un contexte de crise de l’objectivation [1999]. Dans ce cadre, les taxonomies mouvantes et contestées sont porteuses de conflits.

43 La Camargue, issue de plusieurs siècles d’anthropisation et symbole international de nature [Picon 1978], acquiert ici le statut d’un véritable laboratoire socionaturel [Claeys-Mekdade 2003]. Ce haut-lieu de « nature », qui est aussi un haut-lieu de « controverse », est le théâtre de multiples débats où les proliférations (herbe de la pampa, séneçon en arbre, moustiques, ragondins) sont condamnées par certains et vivement souhaitées par d’autres (Cécilia Claeys).

44 Incontestablement mouvantes, les taxonomies sont, de ce fait, conflictuelles. C’est ainsi qu’une punition divine, le criquet pèlerin, ce « soldat de Dieu », requalifiée de catastrophe naturelle, peut devenir une controverse sociotechnique au cœur d’un système gestionnaire en mutation. Antoine Doré décrit une science qui, à travers sa lutte contre cette invasion, dévoile ses incertitudes.

45 Le goéland leucophée, lui, ne fait pas l’unanimité quant à son statut d’« invasif ». Dans ce cas, la controverse ne porte pas seulement sur l’efficacité de la lutte mais surtout sur son bien-fondé. Christelle Gramaglia revient ici sur la genèse des savoirs relatifs à cette espèce jusqu’alors protégée et sur les tentatives d’éradication d’un oiseau qui, pour les riverains, est aproblématique mais surtout emblématique des lieux.

46 Ailleurs, des habitants réclament que l’on contrôle la prolifération de certaines espèces invasives. Ainsi Rolf Lidskog étudie un épidoptère très urticant, la chenille processionnaire du pin nordique, présente sur l’île de Gotland, au sud-est de la Suède. La _ute contre pinivora se fait attendre, les divers intervenants ayant du mal à prendre leurs responsabilités.

Mythologies

47 Les peurs ancestrales viennent alimenter les angoisses contemporaines que provoque le dérèglement des éléments naturels. La prolifération véhicule des imaginaires qui conditionnent les politiques de gestion de l’environnement. Elle se charge d’une connotation péjorative dans laquelle interviennent au moins quatre figures de la nature : 1) le pullulement, qui renvoie à l’abondance désordonnée des espèces et est associé au désordre des sociétés humaines et au grouillement de la foule ; 2) le parasite, qui renvoie à l’idée selon laquelle un organisme vit aux dépens d’un organisme hôte ; 3) l’« invasif », telles ces espèces allochtones qui occupent la niche écologique des espèces autochtones ; 4) l’hybride, qui renvoie au croisement naturel ou artificiel de deux espèces à la faveur de la rencontre des technologies issues de la révolution industrielle et du monde rural.

48 La très célèbre revue National Geographic a largement contribué à diffuser et démocratiser ces figures de la nature, leurs redéfinitions et requalifications au cours du temps. Partant de ce constat, Linda Kalof et Ramona Fruja Amthor développent une analyse sémiologique d’un riche corpus photographique des représentations animales, couvrant un siècle de publication.

49 Cette médiatisation dissimule cependant de secrètes proliférations. Dans cet esprit, Olivier Sirost décrit l’envasement de l’estuaire de la Seine, où l’imaginaire puise dans le romantisme et appelle à un réenchantement de la nature.

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50 Gert Gröning et Joachim Wolschke-.Bulmahn proposent, à travers une histoire des jardins et des paysages germaniques, une analyse critique de ces différentes figures « invasives ». Quand les compromis entre science et politique deviennent compromission, certains botanistes se perdent dans l’obscurantisme du IIIe Reich.

51 Pour conclure, s’attaquant aux mythes fondateurs de l’écologie scientifique et à ses relations avec le militantisme écologiste, Christian Lévêque, Jean-Claude Mounolou, Alain Pavé et Claudine Schmidt-Lainé portent un regard introspectif sur leur propre discipline. Ce faisant, ils soulignent qu’il ne suffit pas de veiller à la neutralité de la science pour l’affranchir de ses dérives idéologiques, tant la césure entre ces deux champs est vaine.

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NOTES

Voir aussi EORG (European Opinion Research Group), « Les attitudes environnementales des Euro-péens », Eurobaromètre 58.0. (2002).

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Taxonomies

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REWEAVING NARRATIVES ABOUT HUMANS AND INVASIVE SPECIES

Brendon M.H. Larson

1 WE NEED A NEW STORY about invasive species. We will have to learn to live with them, for many are here to stay [Soulé 1990]. The trends suggest that they will continue to increase in numbers and that we will at most be able to restrict the spread of the more problematic ones. If the only model we have is one that opposes these changes, we will be limited in our potential responses and in our capacity to accept when we need to do so. We will be constantly frustrated by the way the world is. I am not suggesting that we should take a laissez-faire attitude towards these species, but instead that we need to reconsider how we relate to them in order to wend a path between the extremes of apathy and antipathy. We will not accept them all the time, but perhaps we need to accept them more often. A new narrative based on new metaphors can guide us in deciding when and where. It will also assist our children in their encounter with a world that contains many non-native species. If we teach them that non-native species are bad, will we effectively teach them that the natural world is bad, or even that humans are bad and guilty? What would be the consequences of this narrative?

2 Here, I will offer a number of ways of characterizing these species to promote the challenging, but essential task of reframing our image of them [Keulartz and van der Weele 2008]. D.A. Schön argued: The essential difficulties in social policy have more to do with problem setting than with problem solving, more to do with ways in which we frame the purposes to be achieved than with the selection of optimal means for achieving them [1979: 255].

3 This applies to invasive species in that we limit ourselves by thinking of them the way that we do. The phrase activates a particular frame of thought, one that has begun to seem self-evident and inexorable because it has been repeated so often. This is all the more reason to interrogate it, particularly since its repetition is conducive to an implicit belief that it is the right view.

4 I will limit use of the phrase “invasive species,” for it only reinforces our tendency to think of this phenomenon in a certain way. Instead, I will use the acronym “IS.” While its referent is unlikely to drop from our lexicon anytime soon, we will obtain

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perspective through exploration of alternative possibilities. To avoid the prevailing connotation that “invasive species are our enemies,” I cannot just promote the alternative that “invasive species are our friends.” Notice that they are still invasive species, which still activates our associations about invaders, even if unconsciously – which is where cognitive scientists tell us that most cognition happens anyway [Lakoff and Johnson 1999].

5 This paper assumes that there is no single nature, but only a “diversity of contested natures” [Macnaughten and Urry 1998]. This does not deny that there is a nature “out there.” Instead, it assumes that we cannot avoid human interpretation: the same landscape, with or without Is, can be perceived in markedly different ways. In his book Infinite Nature, for example, R.B. Hull [2006] reviews how nature can be seen primarily as anthropogenic, evolving, ecological, (in)finite, economic, healthy, fair, spiritual, human, rightful, aesthetic, or moral. These alternative views of nature remind us that questions about accepting or rejecting Is must take place within the context of social decision-making about the type of world we want to live in. Without linking scientific knowledge about Is with an understanding of the diverse social values at stake, management is unlikely to be successful [Woods and Moriarty 2001; Bardsley and Edwards-Jones 2006; Stokes et al. 2006; Evans et al. 2008]. This paper seeks to open the “problem space” about Is in order to weave richer narratives about their place in the world.

6 The following ways of looking are sketches rather than fully-developed alternatives. They are neither mutually exclusive nor applicable to every Is, but at least a few of them probably apply to a given Is (even though most of the examples are North American ones with which I am most familiar). They are meant to challenge some of our foundational assumptions about these species to promote creative approaches to them rather than to provide a final solution. They are potential components of a new narrative and way of relating to Is. some of them may be familiar.

Invaders

7 This is an obvious place to begin since invasion is now both conceptually and semantically at the root of how we think about this phenomenon. Why might this be? some claim that C.S. Elton [1958] used militaristic metaphors to draw attention to biological invasion as a reflection of his worries about invasion of England by the Nazis [Davis et al. 2001]. This accords with an historian’s view: The whole field is influenced by its origin in the concept of invasion from political geography [Moore 2006: 106].

8 Whether or not this is the case, we continue to refer to these species as “invasive species.” The notion of invasion works here because of the way we exist in the world and an associated cognitive structure known as the container image schema [Larson 2008 and 2010]. This schema allows us to invoke a boundary that is crossed from an “outside” into an “inside.” With IS, we project this embodied boundary outward to encompass biogeographic regions and even nations. It has been argued that part of the reason humans defend nations so strongly is that we conceptualize them as our own body. Similarly, some of our concerns about IS may derive from related fears about the invasion of our body by disease and of our nation by invading peoples.

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9 While the invasion narrative seems like a self-evident way to describe IS, this intimates that it is overly entrenched, too unexamined. There are always alternatives. These species are not really invaders, as they are not intentionally invading and we have often introduced them ourselves unlike diseases or immigrants. Furthermore, the boundaries that we perceive are shifting in the sense that biogeographic boundaries have never been stable. Finally, we are concerned about these species out of a sense that resources and space are limited, just as we do not want foreign invaders to ransack us. But what if ecosystems are not as “full” as we might assume? It is challenging to think outside the box of invasive species, yet here I wish to question that box and open up creative approaches.

10 After framing this phenomenon as one of invasion, which derives from entangled biological, cultural and linguistic sources, we perceive these invaders as enemies and it becomes somewhat natural to be “at war” with them [Larson 2008]. This in part reflects the prevalence of militarism in contemporary culture, as G.A. Fine and L. Christoforides [1991] demonstrate for the war against the “English Sparrow.” Although it is certainly sometimes appropriate to eradicate or remove IS, a militaristic approach in general is problematic because (1) it leads to an inaccurate perception of them; (2) it contributes to social misunderstanding, charges of xenophobia, and loss of scientific credibility; and (3) it reinforces militaristic thought that is counterproductive for conservation [Larson 2005]. Together, the concept of invasion and the approach of militarism form a compelling and consistent narrative, one that originates in how we conceptualize these species in the first place.

11 We also need to continuously ask whether how we regard IS leads to misinterpretation, which is a risk of seeing them predominantly in one way. J.E. Houlahan and C.S. Findlay [2004], for example, surveyed 58 Ontario wetlands and found that exotic (including purple loosestrife) and native species were equally likely to negatively affect native plant communities. If we are focused on the exotic/ native distinction, however, we might overlook the possibility that “the key to conservation of inland wetland biodiversity is to discourage the spread of community dominants, regardless of geographical origin.” [Ibid.: 1132] Other authors have also shown that native and non- native species may be more similar than we often think [Thomsen et al. 2006; Meiners 2007]. Elsewhere, A. Ricciardi and J. Cohen [2007] argue that the term “invasion” is misleading because it conflates “spread” with “impact,” when preliminary data suggests that species that spread are no more likely to have a high impact than those that don’t.

12 While some will counter that the joint invasion-militarism frame aptly draws public attention to the problem of IS [Simberloff 2006], there are two assumptions here. First, that we need to dupe people into thinking there is a problem rather than having open dialogue about it. Second, that such language will effect change. By questioning these assumptions, we seek more inclusive and productive frames with the objective of a long-term, sustainable relation between humans and the planet [Gobster 2005; Larson 2005]. The following ways of looking aim to break the stranglehold of one particular way of relating: IS are bad, they are an enemy to be destroyed, we are at war against them.

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Opportunists

13 IS piggy-back on human beings and our habits in order to arrive in new locations. This is comparable to phoresy, the process by which animals move around in association with one another. A classic example is provided by the phoretic mites that move around on the bodies of various beetles and which depend on them for their dispersal. IS similarly rely on us to move them around [Bright 1999]. Though they may move on their own without our assistance, we often speed up this process. We travel the seas, emptying bilge water. We bring home souvenirs, on purpose or unknowingly. We order seeds from foreign lands to grow plants that we desire. Even conservation biologists insist on traveling the world. In each case we increase the probability of introducing organisms that would not have made it here otherwise. Like the beetles that transmit phoretic mites, we are essential to their dispersal and there is no way to imagine these species without us. otherwise, they would be “natural;” it is only by excluding ourselves and our intentions from nature that they are not.

14 We not only transport these species, but also provide them with homes. once they arrive, they typically do well in places that we have created for them, particularly disturbed habitats. We can choose to malign their resourcefulness or to appreciate it. C. Jenkins and S. Pimm [2003] concluded that about 23% of the world’s ice-free land area is disturbed, forming a “global weed patch” favorable for IS. We have changed global climate and nitrogen deposition patterns and created eutrophic wetlands. We have certainly contributed to the capacity for IS to “survive and thrive” in new places. They are symbionts of ours. They are a consequence of how we live on the earth.

15 An emerging body of literature confirms that IS may not be so much a cause as a consequence. In the garry oak (Quercus garryana) savanna of British Columbia, for example, A.S. MacDougall and R. Turkington [2005] attempted to tease apart whether IS “drive” ecological change or, rather, just respond (as “passengers”) to prior and ongoing ecological change [Didham et al. 2005]. While the presence of IS has often been associated with the decline of native species, implying that they are the primary cause, an alternative possibility is that human disturbance is at least a coequal causal agent. A.S. MacDougall and R. Turkington [2005] found that the passenger model better explains the success of exotic species since removal of two dominant exotic grasses, Kentucky bluegrass (Poa pratensis) and orchard grass (Dactylis glomerata), did not generally lead to recovery of native species, probably because the latter were recruitment-limited. In northern Wisconsin and Michigan, S. Wiegmann and D. Waller [2006] reached a similar conclusion. They resurveyed 62 upland forests that had been initially inventoried around 1950 and found that 21 “loser” species declined in frequency whereas 21 “winner” species increased. Perhaps surprisingly, only five of the winners were exotic species, whereas the remainder were common, native ones. The losers were mostly rare animal-dependent forbs that were sensitive to desiccation and disturbance, but overall they suggest that the “key driver” of their decline was grazing by white-tailed deer (Odocoileus virginiana). Studies such as these raise questions about whether IS are too often scapegoats; they may be as much a result of landscape changes we have caused as the cause of such changes themselves [Larson 2007]. Perhaps IS even necessitate that we replace our emphasis on human versus non-human causality with a focus on human/non-human codependence.

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Spawn

16 We could look at these opportunistic symbionts of ours neutrally, but if we wish to lament them we could consider them as our spawn rather than as invaders for which we have no responsibility. Their occurrence outside their historical distribution results from our actions, from the choices we have made as a species (and as individuals), and from our habits: our consumption, our travel, our never-ending search for greater efficiency, productivity and speed. It is in part because of these patterns that IS are out of control.

17 It is our actions that have created these species. In his history of weed control in the Canadian Prairies, C.L. Evans notes how the main legacy of agricultural bureaucracy and legislation was to “help preserve the ecologically unsound, weed-friendly style of farming that persists on the Prairies to this day. They did so by reinforcing the popular notion that weeds were the ’enemy’; by diverting attention away from the fact that the true enemy was the extensive system of grain farming practiced by the farmers themselves.” [2002] Similar accounts have been told in the southern United States for both the rise of tamarisk (Tamarix spp.) in response to how we have changed the hydrological regime [Rodman 1993] and for the spread of fire ants because of the “bulldozer revolution” [Buhs 2002]. Some of our efforts at control merely intensify the problem or create additional ones, including errant biological control efforts, unintended consequences of pesticide spraying, and recolonization by non-native species after extermination of an IS [Smith et al. 2006]. We have created IS. They are our progeny. We would have to remove ourselves – the greatest IS of them all – to get rid of them.

Mirrors

18 It is too convenient to see IS as predominately a biological problem, as one of species moving around and causing harm, but our everyday actions are tied up in their spread as described above. Consequently, we may dislike IS because we observe something in their behavior that we dislike about our own. We observe them spreading, expanding, and going into the wrong places. In the process they reflect our own behavior: 1) in the United States of America, human population size and years of statehood account for 75% of the variation in non-native plant species richness among states, with the former being the best single predictor [Mckinney 2001]; 2) higher real estate values are correlated with more alien species [Taylor and Irwin 2004]; and 3) in nature reserves, IS presence increases with human visitation rates [Lonsdale 1999]. These results emphasize how interwoven we are with the spread of IS.

19 In his book, Faces of the Enemy, S. Keen observes: In the image of the enemy we will find the mirror in which we may see our own faces most clearly [1987: 11].

20 We characterize IS as amoral in terms of numerous traits – aggressiveness and lack of control, in particular – that “represent forbidden sides of human nature” [Eser 1998] and that contrast with a more harmonious nature itself. B. Subramaniam [2001] demonstrates how our rhetoric about IS reflects that about foreign immigrants, including claims that they are “taking over everything” and “silently growing,” and

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that they have “uncontrollable fertility and reproduction.” Accordingly, J. Rodman concludes: When we look at [... ] tamarisk invasion, we look as if in a mirror and realize that restoring the balance must, in large part, come from within [1993: 152].

21 As a mirror for our actions, these species are also like the proverbial canary in the gold mine. They are alerting us to our effects on the planet.

22 There is yet another way in which IS serve as a mirror for ourselves. N. Evernden provides an interesting twist on being an IS when he observes: It is not just the biotic community that is puzzled by the arrival of the exotic; so too is the creature itself. Figuratively speaking, just as the environment does not know how to cope with the new creature, neither does the exotic know what it ought to do [1993: 109].

23 Whether or not we ascribe too much personification to this view of organisms, he proposes that we might emphathize with this aspect of exotics because we are exotics too – our placelessness, our technologies, and our minds have set us adrift in the world. Non-indigenous species – especially IS – may serve as a stark reminder of our lack of an existential niche.

Providers

24 Non-native species comprise most of the plants that humans grow for food. They are our lifeblood. Yet from the perspective of the land, they are just as harmful as IS. I think one of the great ironies of invasion biology is that as the settlers moved westward in North America, they despised wilderness and eradicated it and its denizens to replace it with non-native species to supply their food. As C.L. Evans observes: Between 1800 and the 1860s [in Ontario], settlers waged a relentless war against forest species: plants out of place in the eyes of farmers [2002: 70].

25 We once killed off native species to make way for our introduced ones, yet now we revere wilderness and eradicate non-native species (especially invasive ones) to recover those earlier species.

26 It is intriguing to reflect on what this story tells us about our values. Why is it that we accept some non-native species but not others? We accept non-native plants that we cultivate, but not the weeds among them. We do not accept non-native plants that we introduce for particular reasons, including garlic mustard and purple loosestrife, once they escape. We accept native plants when they are in their place, but not non-native species that affect them. It appears that what bothers us is “nature out of place” [Milton 2000], nature that disrupts our plans, whether the gardens we maintain for food or the gardens in which we try to conserve biodiversity. We support those species that continue to encourage our own invasive spread, producing more IS as we do. Just as history suggests that we cannot have crops without weeds, we may not be able to set landscapes apart without IS. So, by acknowledging the importance of tamed invaders to our lives, we gain yet another perspective on the fine line between non-native and native, invasive or not, and its dependence on our desires and preferences.

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Hybrids

27 IS also represent hybrids of nature and culture [Latour 1993; Haila 2000]. While we tend to think in neat categories of natural entities versus human creations, IS contain inextricable elements of both. They are “natural” in that they are species like any other. They are “cultural” in that they have been brought somewhere new by humans, whether intentionally or not. While we might wish to classify a species at one end or the other of the nature-culture pole, both will ultimately be unsatisfactory. If we treat them as “natural,” perhaps by just ignoring them and letting them expand, we may have to contend with greater effects than we wish. If we treat them as merely “cultural,” wishing to control them, we will soon be faced with their “natural” abilities, their evolutionary capacities. As an example, consider the dramatic increase in forest cover in much of the northeastern United States and adjacent Canada over the past few decades. These forests have diverged from “presettlement” ones, however, not least because they are so “disturbed” that they now represent nature-culture hybrids – regardless of the extent to which their species are native or not.

28 P. Robbins [2001] provides an informative case study of the hybridity of our landscapes. In Rajasthan, India, people formerly harvested food, medicines, and other products from local woodlands and incorporated fallow land into their agropastoral production. over the past few decades, governmental policies have segregated these woodlands as wilderness reserves, in contrast with intensified use of fallow lands and the planting of non-native fast-growing trees (especially mesquite, Prosopis juliflora) to provide fuelwood plantations. That is, they have applied a bureaucratic classification scheme to the land that derives from a partitioning between what is “natural” and what is “social.” Unfortunately, this effort has backfired since the invasive mesquite has created a hybrid “quasiforest” that is a “nuisance to farmers, a crisis for locals, and a novel ecology that has proven impossible to control or quarantine.” [Ibid.: 639] It comprised most of the 50% increase in forest cover observed between 1986 and 1999. This growth is a complex consequence of the biological properties of mesquite (drought and browse resistance, nitrogen fixing ability, and allelopathy), its popularity among foresters, and the recent shift in disturbance regime caused by government policies. Robbins concludes: The more we attempt to partition and measure the land in discrete modern packages, the more unexpected [... ] crosses, mixes, and effects are evident [id.].

29 This may be the way the world is, with our boundaries being only transient fixes against the flux.

Tricksters

30 In the cultural traditions of many Native American tribes, the coyote is the trickster who disobeys normal rules of conduct and creates problems for human beings by upsetting their plans. Sometimes he playfully mocks the control that people seek, their attempt to figure everything out and to keep it in place. IS may play an analogous role for us as they serve as a reminder – even if we would prefer not to listen – that life is outside our control. We continue to seek control, however, even while IS (and many other features of the world) undermine it. As historian M. Fiege states: Unwanted living things [...] could be counted among life’s few certainties [1999: 77].

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31 We may now perceive the spread of mesquite in Rajasthan in a different light, as a trickster that has disrupted our rationalized approach to landscapes. Or, as D. Ehrenfeld asserts with regard to North Americans’ wish to rid their lawns and lives of European dandelions (Taraxacum officinale): Dandelions are the supreme symbol of the failure of human control [1993: 100].

32 The trickster reminds us of our place in the cosmos. We live in an era of great faith in science and its rationalism, and we extend this faith to our approach to IS, thinking that some day, with sufficient border control, rapid detection, and efficient extermination, we can overcome this problem. And we can defend this faith, especially at times of success such as the “rapid response” to eradicate the alga Caulerpa taxifolia when it was detected in California [Anderson 2005]. Nonetheless, this view runs the risk of becoming soteriological, a source of ultimate salvation that is based on the success of scientific prediction and control. However, it lacks the exploration of meaning inherent in traditional religious soteriology. It also lacks in humility.

Matrices

33 In many cases, IS have established themselves to such an extent that they have become components of a habitat matrix that we have no choice but to accept. Sometimes this matrix may appear dysfunctional, but this often remains to be seen. As an example, non-indigenous tree species play a critical role in the regeneration of forested landscapes on Puerto Rico, beginning as monocultures but later contributing to the colonization of native tree species and giving rise to unique mixocommunities after 60-80 years [Lugo 2004]. Similarly, D. Wilkinson [2004] describes how “terra-forming” by the introduction of diverse plant species has transformed Green Mountain on Ascension Island in the south Atlantic Ocean. In 1836, Darwin complained that it was an “island entirely devoid of trees,” whereas now there is a cloud forest. Although it is composed almost entirely of non-native species, Wilkinson argues that it provides an example of how humans can create complex systems simply by removing dispersal barriers, potentially even overcoming a lack of coevolutionary history. Systems such as this may not be beneficial for endemic species, but they could serve other roles. Furthermore, if you try to remove dominant IS such as these, new ones may simply arrive to replace them [Zavaleta et al. 2001]. For related reasons, the matrix formed by IS often plays a critical role in restoration projects [Ewel and Putz 2004].

34 Occasionally, habitat dominated by an IS supports rare species that we care about. In California, the endangered southwestern willow flycatcher (Empidonax traillii extimus) nests in tamarisk, the rapidly-declining tricolored blackbird (Agelaius tricolor) nests preferentially in Himalayan blackberry (Rubus armeniacus), and monarch butterflies (Danaus plexippus) over-winter in Eucalyptus (Eucalyptus sp.) groves. A.S. MacDougall and R. Turkington [2005] suggest that dominant exotic grasses help maintain the open structure of garry oak savanna by preventing succession to exotic woodland in the absence of fire. These and other examples demonstrate how IS have already become a component of functioning biological systems – notwithstanding that in many cases they are radically changing their form.

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Transients

35 Invasion happens. Species come and go, they always have, and they always will [Brown and Sax 2004; Vermeij 2005]. We will never be able to capture them and thereby trap communities in a particular state. Ash trees (Fraxinus spp.) in southern ontario are currently being eliminated by emerald ash borer (Agrilus planipennis), and there is no doubt that this has tremendous aesthetic, ecological, and economic implications [Poland and McCullough 2006]. Nonetheless, any argument in terms of the loss of “native” forest is weak, since the forest has already lost American chestnut (Castanea dentata) and American elm trees (Ulmus americana), the former dominants, to earlier “waves of invaders.” IS remind us that life is characterized by change, and that our concerns derive from trying to keep things as we know them.

36 IS are also transient in terms of our changing perceptions of them, which provides another impetus to stretch our conceptual flexibility. For example, kudzu (Pueraria montana var. lobata) was originally promoted as a beneficial “miracle vine” in the southeastern United States [Alderman 2004]. North American black cherry trees (Prunus serotina) were once planted in Europe as a timber tree and later seen as a weedy pest, but now they are to a large extent accepted as part of the flora [Starfinger et al. 2003]. We know we will have to accept some of these species, but we need to bring this realization even to our interactions with those species that we really do not want.

Founts

37 We think of IS as forces of death and destruction, yet we could alternatively think of them as long-term forces of life and creation. By introducing species to new locations, we are creating new evolutionary possibilities. of course, introduced species will not always evolve, especially on short time scales, but one would expect they will eventually. They will encounter new, evolving competitors, herbivores and predators as well as slightly different climatic regimes. They will gradually develop new interactions with other species, in some cases causing reciprocal adaptive change in the preexisting flora and fauna [Strauss et al. 2006a]. Over time, they may evolve to be distinct from their place of origin, perhaps even becoming new species. For example, D. Schwarz et al. [2005] documented hybrid speciation of a fruit fly, the Lonicera fly (Rhagoletis sp.), in a host shift to invasive honeysuckle (Lonicera sp.) in the northeastern United States. While we may be a greater factor in the origin of such species, they can in the long-run be seen in this light as a process of creation rather than destruction. I agree with P. Cassey et al. that “The fact that we can look forward to ecological systems recovering from these assaults in the next ten million years or so is not [... ] a great consolation” [2005: 479], yet we nonetheless must acknowledge that many of these changes are happening whether we like them or not. We cannot recover the past.

38 We may also view IS as a fount of future communities more broadly. R. Hobbs et al. [2006] review the character of “novel ecosystems” around the world, including those mentioned in the “matrices section” above. Many of them contain IS at the expense of endemics, which prompted one reviewer of their paper to declare: It is hard to make lemonade out of these lemons [2006: 5].

39 They countered:

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We are heading towards a situation where there are more lemons than lemonade, and we need to recognize this and determine what to do with the lemons [id.: 5].

40 These ecosystems may not serve all of our needs or requirements, but that may not be the only reason for their existence.

41 IS may also help to create new habitats that are more species-rich by certain definitions and at certain scales. At a global scale, the loss of some endemics to IS is more than offset by gains in local species richness due to non-native species [Sax and Gaines 2003]. Nonetheless, it is crucial to recognize that we are losing local endemic species. Claims that IS increase diversity thus prioritize the richness component of diversity over evenness, and there may also be a lag before the full effect of these species are revealed. Nonetheless, diversity may also increase in a more subtle sense: S.Y. Strauss et al. [2006b], for example, demonstrate that invasive grass species in California are less closely related (phylogenetically) to native grass species than are non-invasive non- native ones. Though this perspective may be optimistic and oriented to long time scales, IS may contribute to novelty at all levels of biological organization.

Teachers

42 IS are teachers in the sense that they encourage us to recognize some of our deepest assumptions about the natural world and our relationship to it. This process may be an emotional and even painful experience, so we may learn more by paying attention to our response to IS than from other humans who share our assumptions about nature. If nature is supposed to behave, we might be frustrated at the economic costs of IS and how they force us to reckon with our ideals for continued growth. If nature is supposed to obey, we might be upset that we cannot control many IS. If nature is supposed to be a particular kind of functioning system to support us, we might be afraid that IS will cause the system to fail. If nature is supposed to be diverse and heterogeneous, we might be terrified at how IS might contribute to the continued loss of endemic species and perhaps to a more homogeneous landscape. or, if society is supposed to listen to scientists, we might be angry at “the system” or “the naïve public” who will not listen to the image of IS that we paint.

43 I have seldom heard discussion of the emotional undertones of invasion biology. For the most part, we merely label these species, in one way or another, as “bad.” But this substitutes for a range of emotions we may experience: anger and loathing because of how they are changing “nature,” fear of their potential effects, frustration that we can only do so much about it, sorrow for our losses, regret for the choices made by previous individuals (and even by our species), and maybe even guilt that we too are an IS. To avoid feeling the weight of this and related issues, we may choose apathy or denial, or retrench to objective problem-solving. Instead, we may need to acknowledge and discuss these responses. In this way, IS can help us grow in humanity and in wisdom.

Concluding Thoughts

44 Having considered these diverse ways of looking at IS, we may now have a better sense of why these species are not solely “invaders.” While some people will still harbor a fairly negative perspective of their character, this exercise will hopefully encourage greater openness to alternatives and thereby assist us in articulating our values and in

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restorying our landscapes together. My intent has not been to condone IS, but to emphasize that our conceptualization of them needs to be more complex than one based in dualities of good/ bad, insider/outsider, natural/unnatural. Many of us will still feel antipathy towards them, either because of their economic impact or their effects on familiar species and communities, yet we must communicate our concerns to those who have different perspectives on the issue. Furthermore, these alternatives highlight that different IS require different responses that need to be evaluated in context.

45 “Invasive species” has negative connotations, so most of us quickly skip to “How do we get rid of them?” “IS,” instead, allowed a brief pause. When I used this shorthand in the paper, did you have a tendency to translate it into “invasive species” rather than to accept what IS? The acronym conveniently reminds us that we may relate to IS as what is. We may thus reconsider the “is-ness” of IS. By considering IS in the context of what is, we may be less driven by blame and regret about how we have reached this point, based on past actions, or by fears about the shape of the future. “Is” not only leads to greater acceptance of our place in the cosmos, but also to a better source of action. “To be” is one of the most basic and powerful verbs. We normally take it for granted, yet it is a pointer to the question “Why is there something rather than nothing?,” an ontological mystery we have not answered [Heidegger 1962; Evernden 1993]. And by asking this question, we must confront whether we are as in control of what is – or of IS – as we might think.

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RÉSUMÉS

Résumé Au cours des dernières décennies, les espèces invasives sont devenues un thème majeur des sciences environnementales. En général, elles sont perçues de façon négative mais, comme beaucoup d’entre elles sont appelées à durer, nous nous devons d’adopter à leur égard une attitude plus souple, qui tienne compte des perspectives et des valeurs des différentes parties en présence. Aussi devons-nous mettre en évidence le rôle que joue l’être humain dans leur apparition et leur diffusion. Nous présentons ici diverses manières d’appréhender ces espèces dans l’espoir d’enrichir la discussion portant sur l’amélioration de la coexistence entre les humains et les espèces invasives dans les paysages hybrides de demain.

Abstract Invasive species have become a key theme in environmental science over the past several decades, with our usual conception of them being quite oppositional. Since many of them are here to stay, however, we require a more flexible and evolving conception that can respond to diverse stakeholder perspectives and values. It must also highlight the role of humans in their creation and spread. Here, I present a variety of ways of looking at these species in the hope that they will contribute to more rich discussion about how we might better weave together the presence of humans and invasive species on hybrid landscapes of the future.

INDEX

Mots-clés : mise en contexte, biologie de l’invasion, dichotomie nature-culture, valeurs Keywords : framing, invasion biology, nature-culture dichotomy, values

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De la validité d'une invasion biologique Prunis serotina en forêt de Compiègne

Aurélie Javelle, Bernard Kalaora et Guillaume Decocq

1 DANS LE CADRE DU PROGRAMME « Invabio II », le département de botanique de l’Université de Picardie Jules-Verne a choisi comme objet de réflexion l’invasion de la forêt domaniale de Compiègne par Prunus serotina, un arbre originaire d’Amérique du Nord. Cette essence menace en effet les espèces autochtones par sa vigoureuse prolifération. Ce projet pluridisciplinaire a regroupé écologues, géographes, mathématiciens, sociologues, ethnologues et gestionnaires pour mieux saisir la dynamique invasive de cet arbre en système forestier tempéré [Decocq 2007].

2 Parce que notre monde contemporain est le produit d’interactions complexes entre les processus naturels et anthropiques, les sciences humaines sont de plus en plus souvent convoquées dans l’analyse de questions qui, jusque-là, étaient limitées aux sciences biologiques. Parmi elles, l’ethnologie a été sollicitée dans le projet pour comprendre les conditions sociales du développement de l’arbre allochtone en forêt de Compiègne, la façon dont il a été perçu et la façon dont les informations ont circulé auprès du public et auprès des professionnels de la filière « forêt ».

3 L’objectif ici est d’étudier la place que les espèces envahissantes et, plus précisément, Prunus serotina, occupe dans l’information relative aux changements écologiques. Ce travail a permis de soulever des questions sur l’usage social qui est fait des données des sciences de la nature concernant les invasions biologiques. Nous verrons comment les acteurs locaux se représentent Prunus serotina avant de questionner plus généralement la représentation de certaines espèces qui semblent devenir des boucs émissaires. Nous chercherons à savoir ce qui fonde l’idée que, face à la prolifération d’une espèce allochtone, il faut tout faire pour l’éradiquer. L’invasion biologique a également été mise en question dans le contexte des mutations profondes qui affectent la forêt. Il s’agit d’apprécier les cadres cognitifs et pratiques dont disposent les forestiers pour agir, dans un univers incertain, face aux changements « globaux ». La forêt est alors

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envisagée comme une construction mentale permanente, à l’interface de la nature et de la société.

4 Dans ce travail – et parce que la définition d’une invasion biologique n’est pas encore unanime bien que vulgarisée [Pascal et al. 2006 : 12] – nous nous appuierons sur la définition donnée par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) selon laquelle une espèce invasive est une espèce établie dans un nouveau domaine où elle est agent de perturbation et où elle nuit à la diversité biologique. En outre, nous considérons ici, en nous appuyant toujours sur l’UICN, que son origine est anthropique.

Une apparition progressive dans la vie forestière locale

5 Prunus serotina Ehrh., aussi appelé American black cherry ou cerisier tardif, est de la famille des Rosaceae. Il est originaire d’Amérique du Nord, où il s’étend à l’est d’une région qui va des Grands Lacs jusqu’au Golfe du Mexique [Hough et Forbes 1943]. Il aime les climats humides, frais et tempérés, mais s’adapte à de nombreuses situations écologiques. Son nom vient du fait que sa floraison est très tardive par rapport aux autres espèces du genre, notamment Prunus padus (cerisier à grappes), espèce autochtone dans notre terrain d’étude.

6 À Compiègne, il aurait été introduit au XIXe siècle dans le jardin du château, puis dans les jardins privés « à l’anglaise » jouxtant la forêt, d’où il s’est échappé pour la coloniser. L’espèce apparemment domestiquée serait alors (re)devenue sauvage et indomptable, quoique très discrète puisque c’est seulement dans les années 1970-1980 que les forestiers prennent conscience de son extension sur plus du tiers de la superficie de la forêt. Aujourd’hui, il couvre plus de 80 % de celle-ci, certaines placettes étant uniquement composées de Prunus serotina, et il commence à pénétrer les forêts alentour. Il pousse beaucoup plus rapidement que le chêne ou le hêtre, espèces dites « objectif », valorisées par l’ONF et par les forestiers privés. Il représente donc une forte concurrence, les supplantant aisément alors que la piètre qualité de son bois le rend inexploitable.

7 Prunus serotina se serait largement installé à Compiègne, dans les années 1960-1980, du fait des méthodes utilisées par l’ONF. Celui-ci aurait pratiqué un travail du sol très agressif, favorable aux espèces qui, comme Prunus, se développent dans les sols perturbés, et aurait pratiqué des coupes à blanc laissant pénétrer la lumière nécessaire aux plantules « dormantes » disséminées dans la forêt depuis son introduction. Ces pratiques anthropiques, en rupture avec un écosystème considéré comme équilibré, sont soupçonnées de créer une situation propice au développement de l’espèce exogène.

8 Par sa simple présence, Prunus mettrait en relief des faiblesses de l’écosystème dues à des traitements humains. Il n’est pas le seul dans ce cas puisque d’autres espèces dites invasives, comme la renouée du Japon ou la jussie des marais, témoignent des actions de l’homme sur les espaces concernés. Dans l’ouest de la France, la jussie devient « un révélateur de cette histoire des zones humides lors du siècle passé : abandon des marais par les agriculteurs, aboutissant à la déshérence des espaces, et les acteurs locaux observent leur fermeture par les saules, les roseaux, les ronces... et la jussie. Des évolutions conduisant à la disparition de ces marais, à leur assèchement pour faire des

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cultures productivistes chargées de nitrates et autres produits de l’agriculture intensive [... ] que la jussie semble apprécier pour se développer » [Menozzi 2007 : 22].

9 Afin de faire oublier des procédés fort contestés à l’heure actuelle, l’ONF préfère ne pas raviver le souvenir douloureux de ces pratiques aujourd’hui regardées avec plus de circonspection et encore très critiquées par la population locale. Le silence qui entoure l’introduction et le développement de Prunus serotina reste donc presque total.

10 Il est intéressant de noter que la découverte de Prunus serotina en tant qu’envahisseur biologique est progressive et relativement récente puisqu’elle se produit, fortuitement, à l’occasion d’une tentative de régénération de hêtres en 1968. On découvre alors qu’un arbre est la cause de l’échec de cette tentative : il se révélera être Prunus serotina après que celui-ci ait été identifié en 1971 par un botaniste, les agents de l’ONF le confondant jusque-là avec une espèce autochtone. Cet universitaire n’ajoutera aucun autre commentaire, encore moins une mise en garde contre ce qui, aujourd’hui, serait considéré comme une mise en danger de l’équilibre de l’écosystème forestier. De la même façon, les informations collectées alors par un agent auprès du CTBA (Centre technique du bois et de l’ameublement) ne feront état d’aucun risque écologique mais souligneront en revanche la valeur élevée du bois exploité dans son aire d’indigénat [Benoît 1997]. De même, dans les années 1975-1980, une association s’intéressant au fonctionnement et à la vie des forêts de la région remarquera la présence de cet arbre inconnu mais ne prendra aucune mesure contre lui malgré les informations que lui aura fournies l’ONF quant aux problèmes de régénération. À cette époque, les invasions biologiques ne sont toujours pas dans l’air du temps.

11 Il faut attendre 1992 pour qu’au niveau international la question des invasions biologiques soit largement diffusée, notamment par le biais de la « convention sur la diversité biologique ». Ce thème se médiatise et, dans les années 1990, paraissent les premiers textes dans des revues ciblant chercheurs, naturalistes et forestiers. Progressivement, le sujet devient grand public. À partir des années 2000, on assiste à une multiplication d’articles dans la presse. Le type d’information dépend du public ciblé. Plus on s’approche du grand public, plus l’information est partielle et orientée vers les aspects économiques et sanitaires, jugés plus proches des préoccupations des lecteurs. Les revues d’environnement et d’écologie traitent, quant à elles, véritablement le sujet. Les espèces invasives sont présentées sous l’angle des risques qu’elles constituent, les plantes les plus fréquentes sont listées par région, et les mesures à prendre sont décrites. Les programmes « Invabio » puis « Invabio II » du ministère de l’Écologie et du Développement durable sont lancés au début des années 2000. C’est dans ce cadre que Prunus serotina sera vu comme une espèce invasive.

12 L’évolution de Prunus serotina vers le statut d’envahisseur biologique traduit la surimposition progressive de nouvelles notions environnementales sur un modèle sylvicole classique.

Une acceptation sociale versus une intolérance naturaliste

13 Les acteurs interrogés ont été initialement répartis en 14 catégories selon leur lien avec la forêt de Compiègne. Ces groupes ont été éclatés puis remodelés à la suite du travail de terrain et se divisent entre « ceux qui connaissent » et « ceux qui ne connaissent

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pas » Prunus serotina. Le premier groupe a été à son tour divisé en deux sous-catégories : « ceux qui ont une formation scientifique ou naturaliste » et « ceux qui n’ont pas cette formation ».

14 Lorsqu’on interroge ces divers acteurs, on constate la multiplicité des identités prêtées à Prunus serotina en l’absence d’une opinion partagée. En dehors de quelques individus qui ont une formation ou un intérêt naturaliste et qui possèdent des connaissances relativement approfondies sur les enjeux écologiques, la majorité ignore que Prunus peut être considéré comme un envahisseur biologique. On constate un gradient étroit entre le degré de connaissance de Prunus serotina en tant qu’envahisseur biologique et la proximité de la personne avec le monde scientifique. Ce gradient est lui-même en lien avec l’affirmation de la nécessité d’éradiquer le nuisible.

15 À l’opposé des réactions de ces quelques individus du milieu naturaliste ou scientifique, Prunus serotina s’est intégré dans la vie des usagers de la forêt qui ont su le remarquer. Certains marchands de bois pouvaient le vendre jusqu’à récemment en le faisant passer pour du merisier. Des randonneurs ont élaboré, pour l’automne, un itinéraire particulier de manière à traverser, pour admirer son feuillage doré, des zones où il est abondant. Les cavaliers aiment le croiser pour en manger quelques fruits au cours de leur balade. Des personnes viennent déterrer des plants de Prunus pour les réimplanter dans leur jardin afin d’admirer sa floraison tardive et son feuillage automnal. Enfin, des riverains utilisent ses fruits pour en faire des confitures, qui entrent rapidement dans le rituel familial. Ce nouveau rituel prend en quelques années un vernis de tradition séculaire, les habitants incorporant ce nouveau produit à ceux, plus anciens, issus de « leur » forêt (champignons, gibier, etc.).

16 Parmi ceux qui ont simplement « remarqué » Prunus serotina, il reste celui qu’on a du mal à nommer : pour en parler, les promeneurs ont recours à une périphrase : « l’arbre qui est partout », « l’arbre qu’on trouve partout ». Certains usagers savent reconnaître Prunus serotina mais, pour eux, il reste non identifié et sans identité. A contrario, d’autres connaissent Prunus serotina mais ne le reconnaissent pas forcément. Ainsi est-il surprenant de constater que nombre de professionnels de la forêt, qui déclarent (bien) connaître Prunus serotina, le confondent avec d’autres espèces, comme Prunus padus ou Prunus mahaleb, voire avec d’autres essences exotiques ne lui ressemblant absolument pas (comme Betula lutea ou bouleau jaune, appelé « merisier » par les Québécois). L’absence de nom vernaculaire, ou l’utilisation d’un nom vernaculaire erroné, est assez évocatrice du flou sémantique qui entoure sa définition, contrairement à des essences fédératrices que sont le chêne et le hêtre. Mais, en même temps, la diversité des appellations entre les différents groupes sociaux traduit une certaine appropriation de l’arbre qui exclut le besoin d’une uniformisation dans les représentations ou d’un aval intellectuel pour accepter cette présence non patrimoniale. À la complexité des fonctionnements écologiques s’ajoute l’accroissement du nombre des domaines et acteurs impliqués, aboutissant à une hétérogénéité de représentations de plus en plus individualisées, qui se chevauchent, s’ignorent ou s’opposent pour faire éclater les cadres conceptuels quotidiens.

17 Face au constat d’invasion et aux préconisations d’éradication qui lui sont associées et que personne ne semble questionner localement, des responsabilités sont mises en évidence : les naturalistes accusent les gestionnaires (notamment forestiers) de ne rien faire ; à leur tour les gestionnaires rejettent la responsabilité sur les particuliers et les pépiniéristes, lesquels « se renvoient la balle » avant de se décharger sur l’État qui ne

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légifère pas. Les élus se réfugient derrière l’absence de procédure. « Qui fait quoi ? », se demandent-ils. P. Marsal [2002 : 107] note le caractère récurrent de ce type d’attitude. L’absence de législation, c’est-à-dire de décision politique, est en partie due à l’absence de pression du grand public, pour qui l’invasion biologique est invisible. Les élus disent attendre de toute façon les résultats des recherches sur Prunus serotina avant de réfléchir aux moyens d’agir, et ce en concertation avec les associations naturalistes ou autres organismes régionaux professionnels ou « grand public ». Ces organismes, quant à eux, sont déroutés, notamment par le manque de moyens financiers ou humains à leur disposition, mais également par le manque de coordination dans ce domaine. Il n’y a pas de vision intégratrice en mesure de déboucher sur une véritable stratégie d’action. Chaque catégorie de population reste centrée sur ses propres préoccupations, sur des enjeux corporatistes. L’absence d’arrière-plan cognitif fait qu’on se rabat sur les savoirs usuels et les procédures routinières. Dans cette perspective, seules des initiatives personnelles sont entreprises, mais, coupées de tout réseau institutionnel et de tout soutien, elles aboutissent difficilement. Toutes les tentatives ayant eu lieu pour lutter contre des plantes invasives en Picardie sont indépendantes les unes des autres, non concertées et donc hétéroclites. En outre, il n’existe ni processus étalonné ni schéma narratif du phénomène, donc pas de prise de relais des quelques essais effectués qui puisse favoriser la reconnaissance de Prunus serotina et mobiliser les acteurs, qu’ils soient experts, gestionnaires ou profanes.

18 Il est significatif que les quelques tentatives de lutte contre cette espèce invasive soient dues à la volonté d’une poignée d’individus « éclairés », sensibilisés à cette question par leur parcours professionnel et/ou personnel : ils sont de formation naturaliste et/ou membres d’associations du même type ; ils opèrent seuls ou en impliquant un organisme auquel ils sont liés ; ils se réapproprient les savoirs scientifiques avec lesquels ils sont en contact par leur activité, et les retranscrivent, selon leurs convictions, dans le sens d’une protection de l’intégrité du patrimoine représenté par cette forêt royale. Face à des acteurs qui n’ont pas de lien avec le monde scientifique ou qui sont peu sensibilisés à la question des invasions biologiques, ils se retrouvent dans la situation d’experts qui relaient une information incertaine et confuse et qui, momentanément, parviennent à circonscrire les dangers de ce qu’ils présentent comme une menace diffuse. Ils insistent sur le fait que la production sylvicole se trouve contrariée et, surtout, qu’un patrimoine séculaire se trouve mis à mal par une espèce exotique bouleversant la biodiversité autochtone. Les experts soulignent également les conséquences de ces changements sur la diversité faunistique, dont le biotope est modifié.

19 Ce qu’il faudrait, c’est s’assurer de la qualité des arguments et de l’ouverture du débat à la société civile. Faute de quoi, chacun s’en remet aux experts, pour le meilleur et pour le pire, et ces derniers deviennent porteurs d’une mission socialement valorisée : contribuer à la conservation de la biodiversité. À Compiègne, la catégorie des experts se confond, dans ses actes, avec celle des « lanceurs d’alerte » [Chateauraynaud et Torny 1999]. Ces derniers sont au nombre de deux : un écologue, à l’origine d’un programme intitulé « Alerte et lutte contre les espèces invasives » de la mission « Environnement » du Conseil régional, et un expert forestier privé, membre de Prosilva. Ce combat se fait au nom de la biodiversité, du patrimoine, c’est-à-dire de notions associées à un paysage intellectualisé, distancié, que ne partage pas forcément le grand public et qui donne peu de prise à l’appropriation du problème et à sa construction partagée.

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Faire de la science dans un contexte d’incertitude

20 Alors que certaines espèces invasives peuvent prêter le flanc à une controverse unanime du fait qu’elles ont des répercussions sanitaires (comme la berce du Caucase ou l’ambroisie de la région Rhône-Alpes), Prunus serotina ne représente pas une menace pour la santé. Le danger porte alors sur des aspects plus difficiles à appréhender par les non-initiés : bien que le terme « biodiversité » soit de plus en plus utilisé, les enjeux écologiques restent relativement abstraits pour les acteurs extérieurs à la problématique. La scientificité extrême utilisée par les « lanceurs d’alerte » – qui raisonnent sur le temps long pour envisager les fonctionnements écosystémiques dont ils intègrent la complexité – les fait sortir des cadres cognitifs de la plupart des acteurs non naturalistes, ce qui interdit toute unanimité sur les dangers que repésente Prunus. Prunus n’existe pas en tant que représentation collective. Face à ces divergences d’opinion, on peut questionner la légitimité des actions d’éradication prescrites par quelques individus.

21 En effet, la situation créée par Prunus serotina en forêt de Compiègne peut être envisagée dans des termes proches de ceux de l’hospitalité : il est question de la place accordée à l’altérité. Chronologiquement, Prunus serotina est passé d’une présence autorisée – car reçu en tant qu’invité dans le jardin du château comme trophée de voyage de savants-àune présence illégale – quoique encore discrète pendant plusieurs décennies, sous la forme de plantules de quelques centimètres – avant de s’imposer en arbre omniprésent sur des placettes dédiées aux espèces patrimoniales d’une forêt royale.

22 On peut ainsi comparer la forêt de Compiègne à une cité car, même si, dans notre société, la forêt a de tout temps été l’espace hors la loi où se réfugiaient ceux qui voulaient échapper aux règles de la cité, il s’agit de regarder ici la forêt sous l’angle de la représentation patrimoniale d’un héritage royal, artificialisé, aménagé, structuré, donc « civilisé ». Nous pouvons alors reprendre à notre compte la distinction émise par Kant à propos de l’hospitalité acceptable par les membres d’une cité, notamment face aux mouvements coloniaux. Le philosophe précise que les citoyens peuvent accorder le droit de visite mais pas celui d’installation [Schérer 1997 : 64]. Adapté à notre contexte, on peut dire que, tant que Prunus restait ou donnait l’impression de rester dans la « relation imparfaite et inachevée, terrain de négociation entre le commun et le différent, le prévu et l’imprévu » [Gotman 1997 : 13] qu’est l’hospitalité, il était acceptable. « Du jour où il passe cette frontière en apparaissant en masse en lieu et place d’espèces autochtones à fort symbole, d’hôte il devient hostile car il ne respecte pas la distance qui lui incombe » [ibid. : 7]. Il n’est en outre pas passé par l’étape de « l’examen d’honorabilité » de la cité grecque [Schérer 1997 : 62] ou, selon le terme usité aujourd’hui, par l’étape de la « naturalisation » (quel terme serait d’ailleurs mieux adapté à un arbre ?). Prunus est d’autant moins « naturalisé » – dans tous les sens du terme – qu’il se développe grâce à des caractéristiques biologiques allochtones qui le différencient des espèces autochtones [Decocq 2007] et qui l’amènent à les supplanter. Il empiète alors sur le territoire, « se répand de manière abusive », selon les termes du Larousse, et devient ainsi un « envahisseur » au sens étymologique.

23 Il est intéressant de noter que, loin de ces considérations, au quotidien Prunus peut ne pas être perçu comme invasif par les individus qui trouvent un intérêt financier,

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esthétique ou social à sa présence. Dans ce cas, l’hospitalité en tant que « mode résolutoire des conflits de migration » a réussi [Gotman 1997 : 10].

24 L’origine de ces divergences de perception, c’est la surimposition d’échelles de représentation (individuelle, locale, nationale) qui, par leur rencontre, complexifient le rapport à l’arbre. Les préconisations réglementaires européennes, nationales, départementales ou régionales, les expériences de terrain, l’histoire locale, les connaissances se combinent, s’entrecroisent, se contredisent ou se renforcent. Chacun se les approprie selon les enjeux du moment, les valeurs, les normes. En outre, la progression de l’arbre suit un mouvement de « normalité rampante » [Diamond 2006 : 486] qui le rend familier aux usagers de la forêt. Cette façon de progresser fait évoluer, graduellement et discrètement, les repères fondamentaux de la normalité. C’est ce qui fait dire à ceux qui l’ont remarqué qu’ils l’ont « toujours vu là ».

25 Bien que rapide à l’échelle de la dynamique des écosystèmes forestiers, l’invasion biologique est encore trop lente pour être perçue par les usagers de la forêt. Or, parmi ceux qui parviennent à différencier Prunus serotina d’autres espèces, ceux qui voient cet arbre comme inquiétant ne sont-ils pas victimes de ce sentiment d’« inquiétante étrangeté » décrit par Freud, sentiment correspondant à la peur que l’on ressent face à des choses familières qui, subitement, deviennent angoissantes ? Il s’agirait de quelque chose de refoulé qui réapparaît [1919 : 23]. Cette peur refoulée ne serait-elle pas celle de l’invasion de masse, de la perte d’identité ? Le « familier » devient soudain « envahisseur ». Dans ce cas, l’angoisse diffuse est canalisée et traduite dans des termes rationnels et scientifiques valorisés par notre société : « menace pour la biodiversité », « rupture de l’équilibre de l’écosystème ». À l’inverse, si l’on sait que « l’inquiétante étrangeté » relève de « la toute-puissance des pensées » et nous ramène à une conception animiste d’un monde peuplé d’esprits et de forces magiques qui peuvent agir au quotidien [ibid. : 22], on peut se demander si les individus qui acceptent Prunus sans autres manières, et qui sont en même temps les moins influencés par des savoirs rationnels, n’acceptent pas mieux l’inconnu et la part de magie du quotidien.

26 Dans ce cadre, vouloir éradiquer une espèce pourrait signifier vouloir faire la loi chez soi afin de protéger la territorialité des naturalistes, experts et « lanceurs d’alerte » locaux. On peut cependant s’interroger sur les arguments sociaux opposables aux « vagabondages » des espèces décrits par G. Clément [2002]. En effet, il s’agit de relativiser les injonctions qui s’appuient sur des données scientifiques. Rappelons que divers auteurs – U. Starfinger et ses collègues [2003] pour Prunus serotina et L. van Sittert [2002] pour Opuntia ficusindica – ont montré la variabilité des représentations d’une même espèce au cours du temps, représentations portées par divers organismes officiels, au gré des besoins et des modes [Lambert 1999]. Au début du XXe siècle, Prunus a ainsi été vu comme une essence précieuse, un améliorateur de la litière sous résineux et comme pare-feu. Même la prestigieuse Société botanique de France prônait son introduction dans nos forêts [Starfinger et al. 2003 : 324]. Il s’agit aussi de ne pas oublier qu’une partie non négligeable de la flore, considérée aujourd’hui comme autochtone, fut initialement allochtone. Dans le même ordre d’idées, Y.-M. Allain souligne les fluctuations du regard au gré des modes, qui voit le végétal tantôt comme ornement tantôt comme espèce à éradiquer [2001].

27 Le doute sur l’universalité et l’intemporalité de cette clé de lecture doit être posé, et ce malgré la valeur intrinsèque que notre société accorde aux données scientifiques. On ne peut pas faire l’impasse sur le caractère subjectif et affectif des valeurs dont la science

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elle-même ne peut se départir. Cécilia Claeys-Mekdade montre que, dans certains argumentaires de chercheurs en faveur de l’éradication des espèces invasives, « les émotions ont tendance à avoir plus de poids que les discussions scientifiques » [2005 : 212 ; notre traduction]. En outre, les démarches interdisciplinaires relatives aux questionnements environnementaux, de plus en plus plébiscitées, notamment dans le cas des invasions biologiques, sont influencées par la personnalité des chercheurs, loin de l’objectivité idéalisée [Morlon 1999 : 38]. É. Brun et ses collègues [2007 : 178] montrent que la façon d’être du scientifique dépend de sa propre histoire. De même, la maturation de ses idées dépend le plus souvent de ses rapports avec les autres chercheurs. Ainsi, toute décision prise concernant les invasions, et ce au nom de la biodiversité, risque d’être influencée par des croyances personnelles. C’est pour cette raison qu’il faut rester vigilant lorsque des termes comme « natif », « invasion », « autochtone », « allochtone », qui ont des implications culturelles et politiques [Claeys- Mekdade 2005 : 211], sont utilisés pour justifier les campagnes d’éradication.

28 Outre ces questionnements sur l’objectivité des arguments scientifiques, on peut réfléchir à la place qu’occupe le naturaliste mis en situation de prendre des décisions au sujet des invasions biologiques. Dans le cas de Prunus serotina, les préconisations d’éradication sont, d’abord, le fait de scientifiques qui prennent une posture d’experts, avec toutes les ambiguïtés que celle-ci comporte [Roqueplo 1998 : 190]. Ces mêmes préconisations sont également le fait de personnes en lien avec le monde scientifique (associations naturalistes par exemple) mais mues par des idéologies ou une volonté d’action militante. Dans ces deux cas, les orientations affirmées sont surdéterminées par des considérations subjectives. Les arguments d’éradication se fondent, enfin, sur des données scientifiques simplifiées, et ce pour répondre aux exigences du terrain. Malgré ces lacunes, de telles démarches restent cautionnées par la valeur accordée aux données scientifiques, placées au sommet d’une hiérarchie incontestée.

29 Face à cela, on ne peut que constater le caractère limité et insuffisant des données scientifiques lorsqu’elles sont confrontées à des problèmes complexes où les attachements, les affects, les valeurs et les savoirs populaires font partie des facteurs à prendre en compte [Latour 2005]. Des arguments basés sur une approche sensible de notre environnement ne devraient-ils pas compter autant dans les discussions ? Ces arguments ont, en outre, le mérite d’intégrer les incertitudes, voire l’ignorance décrite par J. Ravetz [1998 : 91] et dont notre culture scientiste a tellement peur alors que, précisément, il s’agit d’intégrer l’inconnu dans la science. En effet, admettre l’imperfection des connaissances n’est pas ouvrir la voie au scepticisme mais au contraire reconnaître les caractères complémentaires du savoir et de l’ignorance dans un monde incertain. La vigilance doit porter aussi sur les raisons réelles de la volonté d’éradication d’une espèce et sur sa légitimité scientifique : anthropocentrisme ou médiatisation moralisante, qui cherche à se donner bonne conscience en protégeant la nature au nom des générations futures de manière à corriger les excès de notre civilisation. Certaines espèces deviennent des boucs émissaires. Il s’agit donc, comme le fait J.-B. Renard [1990], de réfléchir aux usages sociaux des données scientifiques et aux contextes qui les produisent.

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Conclusion

30 Sans mise en ordre du discours l’invasion biologique n’existe pas en tant que représentation collective. Le problème ne peut, au mieux, être interprété que dans les cadres cognitifs et pratiques usuels dont disposent les différents acteurs. Outre cet immobilisme, la cohabitation entre l’être humain et les espèces invasives reste fortement dépendante d’un regard anthropocentrique qui oblige les espèces à ne pas « prendre toute la place » [Menozzi 2007 : 21]. Se justifiant par des arguments écologiques, les naturalistes et scientistes font valoir leur point de vue. Ces arguments, qui se réclament de la science au lieu de s’inscrire dans l’espace public, vont à l’encontre du vécu. Ils peuvent même se mettre « hors-la-loi » des orientations environnementalistes dominantes, qui restent très généralistes. C’est ainsi que les agents de l’ONF se voient agressés par des promeneurs lorsqu’ils détruisent du Prunus, lequel représente, pour le grand public, « l’environnement à protéger ». Ces agents doivent justifier leur geste par des arguments favorables à la biodiversité. De condamnable, leur acte devient respectable, et ce grâce à la scientificité de leur propos.

31 Partant de ce constat, la cohabitation avec les espèces invasives devrait plutôt nous inciter à réfléchir à la hiérarchie verticale des savoirs qu’a adoptée notre société, hiérarchie reposant sur une toute-puissance des savoirs liés à la biodiversité, terme lui- même politiquement valorisé depuis la « convention sur la diversité biologique ».

32 C’est en se confrontant à l’ensemble des acteurs sociaux que les chercheurs doivent produire de la connaissance, et non plus dans le confinement étroit de leur cercle. Cette remise en question devrait aller de pair avec un questionnement sur les liens que nous entretenons avec l’environnement. En effet, ces liens ne sont actuellement que peu questionnés, et ce par des concepts suffisamment imprécis (tel le développement durable) pour que se perpétuent les mêmes pratiques et représentations. Dans le cas de Prunus serotina en forêt de Compiègne, « l’étranger » qu’incarne cet arbre nous met face à la capacité qu’a chaque acteur d’accepter à la fois ce qui est différent et ce qui ne suit pas les règles dominantes. Ce qui nous amène à repenser notre rapport à la nature..

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NOTES

Programme de recherche lancé par le Comité interministériel de la recherche scientifique et technique. Par convention, une espèce exotique introduite avant 1500 est appelée « archéophyte », donc considérée comme naturalisée, alors que si l’introduction est intervenue plus tard on parle de « néophyte », et l’espèce peut être considérée comme invasive. Pour ce faire, les données écologiques collectées au cours de ce travail pluridisciplinaire ont été confrontées aux réactions des acteurs locaux afin d’illustrer les enjeux, les intérêts et les interférences. L’enquête ethnologique a été réalisée à partir d’entretiens semi-directifs et d’observations in situ et à partir d’articles de presse : revues scientifiques, presse nationale, quotidiens régionaux, revues de jardinage ou des professionnels des espaces naturels. Organisation de plus de 1 000 membres, gouvernementaux et non gouvernementaux, qui participent à la recherche scientifique et à des projets respectueux de l’environnement. Terme forestier qui désigne les espèces favorisées par les agents de l’ONF dans leurs objectifs de production. Situation paradoxale puisque, dans son aire d’origine, Prunus serotina est recherché pour la valeur de son bois. À Compiègne, les grumes sont très souvent tarées, chancreuses et de diamètre moyen. Prunus serotina présente une stratégie de régénération particulière puisque les graines, après une dormance de1à3 ans, germent pour donner des plantules. En sous-bois, elles stoppent leur croissance à environ 30 centimètres et passent en état de quiescence. Des âges record de 70 ans ont été relevés. Ce comportement est baptisé «syndrome d’Oskar» par J.W. Silvertown [1982]. Terme technique forestier qui désigne l’ensemble des processus naturels spontanés et des stratégies et techniques sylvicoles de restauration d’un couvert forestier. En Picardie, une brochure liste, en fonction du milieu, jussie, éodée, Mmriophille du Brésil, aster lancéolée, cerisier tardif, ailanthe glanduleux, renouée du Japon, buddléa, solidage glabre, avec les problèmes écologiques, économiques et de santé publique qui leur sont associés et les moyens de lutte nécessaires. À savoir ONF, exploitants forestiers, propriétaires forestiers privés, experts forestiers, scientifiques, associations naturalistes, associations politiques, autres associations, randonneurs, cavaliers, VTTistes, grand public, chasseurs, pêcheurs. Association de forestiers promouvant une sylviculture irrégulière continue, proche de la nature. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Sylviculture Nul ne peut prédire comment va évoluer la population de Prunus serotina en forêt de Compiègne sur plusieurs décennies. Elle peut décroître d’elle-même. Mais le gestionnaire ne peut se contenter d’incertitudes et a besoin de solutions rapides et pragmatiques.

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RÉSUMÉS

Résumé En Europe occidentale, la forêt primaire a depuis longtemps cédé la place à une forêt secondaire aménagée et gérée par l’homme. Aux cycles sylvigénétiques naturels se sont substitués des cycles sylviculturaux. En forêt de Compiègne, une espèce introduite, Prunus serotina, originaire d’Amérique du Sud, est en train de devenir l’élément dominant du paysage. Pourtant, cette situation d’invasion semble ne pas être perçue par les différents usagers locaux, jusqu’aux forestiers eux-mêmes. Considérant la forêt comme une construction mentale propre aux divers acteurs impliqués, nous étudierons les cadres cognitifs et pratiques dont disposent les forestiers pour agir en univers incertain face aux changements « globaux ». Cette posture questionnera, dans ce contexte, la redéfinition actuelle des liens que nous entretenons avec notre environnement.

Abstract In Western Europe, primary forests were long ago replaced with secondary woodlands worked and managed by human beings. “Sylvicultural cycles” have taken the place of natural “sylvigenetic cycles». Prunus serotina, a species introduced from South America, is becoming dominant in the Compiègne forest landscape. However locals and even foresters do not seem to perceive of this situation as an invasion. By taking the forest to be a mental construct specific to stakeholders, the cognitive framework and practices available to foresters are studied as they work in an uncertain world in the throes of “global” changes. This approach raises questions about how our relations with our environment are now being redefined.

INDEX

Keywords : biological invasion, Compiègne Forest, context of uncertainty, hierarchy of knowledge, hospitality/hostility, Prunus serotina, France Mots-clés : invasion biologique, Prunus serotina, forêt de Compiègne, hospitalité/hostilité, hiérarchie des savoirs, contexte d’incertitude, France

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Comment catégoriser les espèces exotiques envahissantes How to Categorize Exotic Invasive Species

Marie-Jo Menozzi

1 EN FRANCE, les « espèces invasives » ou « espèces exotiques envahissantes », comme la jussie, le ragondin et le baccharis (séneçon en arbre), posent problème du fait des nuisances écologiques et socio-économiques qu’elles provoquent. La position des acteurs chargés de la gestion des espaces colonisés consiste le plus souvent à éradiquer les espèces qui n’ont rien à faire là où elles sont, ou à les gérer de manière à minimiser les dommages qu’elles occasionnent. L’élimination de ces espèces aux conséquences néfastes semble donc être une évidence. Pourtant la définition des écologues et biologistes, d’un côté, et les représentations que s’en font les populations, de l’autre, sont loin d’être définitives. C’est pourquoi il nous apparaît pertinent d’approfondir les différents discours et points de vue sur la question.

2 Lors d’investigations portant sur la jussie , une plante considérée comme « invasive », la lecture d’articles scientifiques et d’articles de vulgarisation nous a révélé un fait troublant : les uns cherchent à caractériser les invasions biologiques en produisant des définitions et en mobilisant un certain nombre de critères tandis que les autres cherchent à donner du sens à la prolifération d’une plante jusque-là inconnue et perçue comme nuisible dans un territoire donné. Dans les deux cas, on relève des incertitudes quant aux modalités de catégorisation des espèces. Il convient donc de se demander en quoi diffèrent les points de vue des scientifiques et des profanes.

3 Notre analyse est basée sur deux corpus de discours.

4 Le premier est constitué d’articles scientifiques relevant de la biologie des invasions et dans lesquels les auteurs évoquent les critères retenus pour définir une espèce invasive. Nous avons consulté une vingtaine d’articles et documents de recherche, mais aussi quelques publications destinées à la gestion, et ce à l’occasion de notre travail sur la jussie et d’une réflexion sur la relation scientifiques/ gestionnaires menée dans le cadre d’un projet d’ingénierie écologique (CNRS-Cemagref, 2008). Les travaux sur l’écologie des invasions étant très nombreux, notre exploration ne vise pas l’exhaustivité mais

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vise à restituer la diversité des regards. Une partie de ces écrits nous a été communiquée par des écologues ; l’autre a été recueillie sur Internet. Le terme « scientifiques » englobe à la fois des personnes tournées vers la seule production de connaissances et d’autres qui, à cette activité de recherche, allient une implication dans la gestion. Nous verrons comment ces experts débattent de la définition de l’espèce invasive et en quoi leur action peut influer sur le contenu de leurs échanges.

5 Le second corpus résulte d’une enquête sur la jussie, effectuée dans les marais de Vilaine en Bretagne. Cette enquête s’appuie sur des observations de terrain et sur une trentaine d’entretiens menés auprès de différentes catégories d’acteurs locaux, à savoir les usagers (pêcheurs, chasseurs, agriculteurs et promeneurs), les élus, les gestionnaires de territoire et autres personnes concernées par la prolifération de la jussie.

6 Nous allons, dans un premier temps, questionner la définition ou, plutôt, les définitions que les scientifiques donnent des espèces invasives, et les mettre en perspective avec la manière dont les acteurs locaux appréhendent la jussie. Dans un second temps, nous analyserons deux des critères utilisés pour définir l’espèce invasive : le critère lié à l’origine de l’espèce et le critère lié à son impact. L’objectif n’est pas d’apporter des arguments biologiques ou écologiques – ce pour quoi nous ne sommes pas compétente – mais de présenter les controverses et discussions inhérentes à la constitution d’une catégorie d’espèce particulière.

7 Nous nous inspirons, dans cette démarche, du sociologue M. Callon, qui préconise d’intégrer comme principe méthodologique le fait que l’identité des espèces est sans cesse redéfinie par les acteurs : [Le chercheur] accepte de considérer que l’inventaire des catégories utilisées, des entités mobilisées et des relations dans lesquelles elles entrent, est en permanence discuté par les acteurs. Au lieu d’imposer à ces derniers une grille d’analyse préétablie, il les suit pour repérer comment ils définissent et associent, parfois en les négociant, les différents éléments dont ils composent leur monde, qu’il soit social ou naturel [1986 : 177].

8 Nous verrons dans quelle mesure ces recommandations s’appliquent à la fois aux scientifiques et aux profanes.

Des espèces envahissantes aux espèces invasives

9 Il existe plusieurs espèces de jussie. Deux sont particulièrement présentes en France et particulièrement problématiques : Ludwigia peploides subsp. Montevidensis et Ludwigia grandiflora subsp. Hexapetala. Cette plante , une onagracée, est originaire d’Amérique du Sud. Elle est apparue au XIXe siècle en France, d’abord à Montpellier [Dandelot 2004]. Elle aurait été introduite pour l’ornementation des aquariums et des étangs et, jusqu’en 2007, était encore vendue dans les jardineries. Elle avait déjà été signalée à proximité de Bayonne, dans une flore éditée en 1893, mais les effets de son expansion ne sont devenus vraiment apparents que dans les années 1980, en Aquitaine [Dutartre 2004]. Puis elle a progressivement remonté la façade atlantique. En Bretagne, son caractère nuisible a été attesté dans les années 1990. Elle a été interdite à la vente par un décret de 2007.

10 La jussie ne se plaît qu’en eau douce. Elle recherche le soleil plutôt que l’ombre. Elle apprécie tout particulièrement les eaux stagnantes ou à faible courant et d’une

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profondeur inférieureà2mètres. Lorsque toutes ces conditions sont réunies, elle se développe très rapidement grâce à ses grandes capacités de reproduction (elle peut aussi se reproduire par le transport de ses graines).

11 La jussie se retrouve en de nombreux endroits des marais de Redon et de Vilaine, vastes zones humides situées en grande partie dans le bassin versant de la Vilaine, sur une surface d’environ 10 000 hectares. Elle prolifère dans les biotopes propices à son développement (marais, prairies humides, affluents de la Vilaine...).

12 Capable de recouvrir un lac, un étang ou une rivière (comme ce fut le cas sur le Don), la jussie finit par devenir très visible dans le paysage. Un ancien agriculteur des marais de Vilaine rapporte : Justement, avec la jussie, on voit de la butte. On dévisage le lac de Murin : on ne voit pas sa couleur bleu clair, on ne la voit plus. On voit la jussie vert clair à la place de l’eau.

13 Ce phénomène est perçu comme une « invasion » par la plupart des usagers, et ce terme, tout comme celui de « prolifération », revient souvent dans le discours. Un pêcheur déclare : Elle envahit, prolifère [...] La jussie est une plante aquatique qui s’en va dans tous les sens.

14 Ce que confirme le maire : La jussie n’est pas une herbe comme une autre. C’est une herbe nuisible et envahissante, à éradiquer au même titre que le ragondin.

15 Un loueur de canoës et président d’une fédération de chasse reconnaît : C’est vrai qu’il faut évoluer, accepter les nouveautés, mais celle-là est trop encombrante.

16 Cette idée d’invasion s’exprime notamment quand la plante porte préjudice aux usages. Dans certains cas, les gestionnaires des milieux ont eu recours à des experts pour expliquer le phénomène. Ils ont ainsi pu identifier l’espèce source des nuisances, la jussie, et découvrir qu’il s’agissait d’une espèce exotique envahissante.

17 Dans nombre de communications francophones, scientifiques et de vulgarisation, on retrouve la définition des biologistes Q.C. Cronk et J.L. Füller : Sont considérées comme invasives sur ce territoire [les espèces] qui, par leur prolifération dans des milieux naturels ou semi-naturels, y produisent des changements significatifs, de composition de structure et/ou de fonctionnement des écosystèmes [cités par Müller ed. 2004 : 8].

18 Dans une communication, F. Breton et ses collègues précisent que l’homme n’est pas toujours responsable du phénomène « invasif », même si de plus en plus d’invasions lui sont imputables [1997]. M. Williamson propose une définition générale. Pour lui, le processus d’invasion biologique est « un accroissement durable de l’aire de répartition d’un taxon » [cité par Barbault 2007], définition peu éloignée de celle que donnent M. Pascal et ses collègues dans le rapport qu’ils ont remis au ministère de l’Écologie et du Développement durable : Une invasion biologique est caractérisée par l’augmentation de répartition d’une espèce au cours d’une période donnée [2003 : 14].

19 La jussie répond pleinement à ces définitions. Elle prolifère dans certains types de milieux. Elle a un fort potentiel de reproduction et a, au cours du XXe siècle, considérablement accru son aire de répartition, notamment en France.

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20 Ces « espèces invasives » constituent une catégorie « relativement » bien identifiée par les spécialistes, définie à partir de quelques critères, « relativement » parce que la définition de ce qu’est une espèce invasive n’est pas stabilisée dans la communauté scientifique. La notion d’« invasion biologique » a été introduite par les scientifiques et est reprise par les gestionnaires. En revanche, les usagers parlent plus volontiers d’« espèce envahissante » ou « proliférante ».

21 Les définitions données aux « invasions biologiques » ou « bio-invasions » sont nombreuses [Genton 2005]. La provenance et l’impact sont deux critères essentiels pour la communauté scientifique et pour les profanes.

Des espèces invasives, sources d’impacts ?

22 La jussie a marqué les esprits à partir du moment où elle a représenté une nuisance pour les usages et où elle a entravé un certain nombre d’activités : les canoës ne pouvaient plus passer, les pêcheurs ne trouvaient plus d’espace pour lancer leurs lignes, les chasseurs ne voyaient plus les canards se poser et l’eau s’écoulait difficilement à cause des grands herbiers.

23 L’impact sur le paysage, les usages et l’équilibre du milieu est essentiel pour classer la jussie. Un « point de vue humain », pour reprendre l’expression de J.R. Harlan [1987] à propos des « mauvaises herbes », intervient pour que les acteurs locaux qualifient cette plante d’« envahissante ».

24 Chez les scientifiques, la prise en compte, pour définir les invasions biologiques, des impacts négatifs sur l’environnement est source de controverses. Certains auteurs préconisent d’intégrer ce critère [Davis et Thompson 2001] tandis que d’autres le considèrent comme trop subjectif [Daehler 2001]. Selon L. Valéry, H. Fitz, J.-C. Lefeuvre et D. Simberloff [2008], la caractérisation du phénomène « invasif » doit porter sur l’élément lui-même et non sur ses conséquences, qui ne peuvent être que circonstancielles.

25 Si certains scientifiques parlent des modifications écologiques et socioéconomiques que génère la jussie, les usagers, quant à eux, appréhendent tous cette question en termes d’équilibre entre les différents éléments en présence. Ils voient cette plante comme un prédateur. Un « animateur nature » nous en brosse ce portrait ambivalent : Parce qu’elle est tapie, c’est vraiment un prédateur quelque part : elle est tapie et elle attend qu’un truc, c’est qu’il y ait tout ce qu’il lui faut pour pouvoir s’éclater [...] Il n’y a plus rien dessous. Ça tue tout ce qu’il y a dessous.

26 Aux dires d’une ingénieure : La jussie mange tout ce qu’il y a à sa proximité, les autres plantes, mais aussi l’oxygène.

27 La prise en compte de la notion d’impact pour définir une espèce comme « invasive » complique la tâche des gestionnaires en ce qu’il faudrait attendre qu’une espèce produise des nuisances pour la penser comme telle et intervenir. Ce qui va à l’encontre du principe de précaution. Pour les usagers, seule la réduction des nuisances justifie le choix des zones à traiter.

28 Toutefois les écologues jugent plus pertinent de traiter les zones délaissées par les usages et qui fournissent de véritables « réservoirs à jussie ». Ces deux façons de voir

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peuvent être source d’incompréhension lorsqu’il faut prendre des décisions. Une technicienne du Comité des marais précise : Il faudrait une vigilance dans les endroits où ilyadepetits herbiers avant que ça devienne de gros herbiers de jussie, et resserrer l’étau sur les grosses tâches. Mais les gens, si on met des sommes considérables pour arracher de petits herbiers de jussie là où il n’y a pas de nuisance et où ça ne se voit pas, ils diraient que ce n’est pas légitime alors que, techniquement, ça l’est.

29 L’arrachage de la jussie organisé à proximité du Don a été effectué par des bénévoles. À l’issue de cette campagne, les usagers ont considéré que « le problème était réglé » et ne se sont pas mobilisés l’année suivante, ce qu’ont regretté les organisateurs, pour qui le problème était loin d’être réglé.

30 L’impact sur la biodiversité justifie que soient gérées ces espèces soupçonnées de menacer les espèces dites patrimoniales. Là encore, un certain nombre de controverses existent au sein de la communauté des chercheurs. Les écrits destinés aux gestionnaires, mais aussi certains textes scientifiques, nous informent que les espèces invasives seraient la deuxième cause de perte de biodiversité dans le monde. Ce qui n’est pas avéré et n’est que la généralisation d’observations faites dans des milieux insulaires : Du point de vue écologique, la majeure partie des extinctions imputées aux phénomènes d’invasion biologique se localisent en milieu insulaire. Les choses sont bien moins évidentes quand on se tourne vers les faunes et les flores continentales [Barbault 2007 : 3].

31 Pourtant, on manque d’études scientifiques fiables pour confirmer ou infirmer ces dires. À propos des populations de vertébrés sur le territoire français, M. Pascal et ses collègues constatent : L’impact écologique et socioéconomique des populations allochtones de 115 espèces, soit 75 % de l’ensemble, n’est pas documenté. Quant à l’impact écologique, stricto sensu, il n’est documenté, la plupart du temps de façon fragmentaire, que pour les populations de 24 espèces, soit 16 % des 153 espèces actuellement représentées en France par une ou des populations allochtones [cités par Barbault 2007].

32 Cette assertion est, malgré tout, largement diffusée dans des documents ayant trait à la gestion de ces espèces. Dans l’appel à proposition de recherche du programme « Invabio », on peut lire : Les introductions d’espèces animales et végétales sont désormais considérées comme la deuxième cause d’appauvrissement de la biodiversité, juste après la destruction des habitats. Elles provoquent souvent des nuisances multiples pour certaines activités humaines et peuvent également se traduire par un préjudice économique et financier considérable .

33 Précisons que, du moins en France, les scientifiques qui travaillent sur la jussie sont avant tout des experts. Ils sont donc très concernés par la question des impacts. Selon A. Dutartre [2004], une espèce comme la jussie est invasive dans la mesure où elle a des répercussions socioéconomiques. Pour lui, ce facteur fait partie intégrante de la définition d’une espèce invasive. Il relativise toutefois l’aspect négatif de la plante, lequel varie en fonction de l’échelle d’observation : celui-ci est clairement lié à la perception de l’homme, et la gestion qui s’ensuit est motivée par des raisons sociales et non écologiques. Cette gestion réside, selon A. Dutartre et L. Anras, dans des échelles de temps incompatibles entre elles :

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Rappelons que les nuisances sont au départ des appréciations subjectives des gênes causées aux usages développés dans les milieux et que l’on peut éventuellement rassembler, sous ce terme, des perturbations causées à la biodiversité, aux ressources dites « naturelles » ou au « patrimoine ». Ces espèces exotiques font elles-mêmes partie du patrimoine naturel à l’échelle planétaire, et les perturbations qu’elles causent seront, dans la plupart des cas, réversibles à une échelle de temps qui n’est, certes, pas celle des humains mais sans doute celle du fonctionnement de la biosphère [2005 : 13].

Le critère de l’origine

34 L’idée qu’une espèce invasive est exogène à son lieu d’invasion est devenue un lieu commun pour une partie de la communauté scientifique et des gestionnaires. Pourtant, ce critère suscite un certain nombre de controverses.

35 Certains auteurs définissent les espèces invasives comme clairement exotiques [Richardson et al. 2000]. Cette définition, basée sur un critère biogéographique, est la plus couramment admise, autant dans la communauté scientifique qu’à l’extérieur de cette communauté, notamment par les gestionnaires des milieux naturels : il s’agit d’espèces introduites et naturalisées. Cette perspective exclut toute assimilation avec le phénomène de prolifération d’une espèce locale.

36 En France, C. Gourié préconise d’utiliser le terme « invasif » pour qualifier la prolifération d’une espèce exotique, et le terme « envahissant » pour qualifier la prolifération d’une espèce locale [2004]. Selon cette biologiste, le débat persiste, notamment chez les linguistes pour qui « invasif » est un anglicisme qu’il convient d’éviter (invasive plants, invasive species). Les scientifiques français parlent plus volontiers d’« espèce exotique envahissante » pour désigner la jussie, qui colonise les zones humides d’eau douce.

37 Définir une espèce comme invasive à partir d’un critère biogéographique implique de la distinguer selon son origine, la notion d’« espèce introduite » ou d’« espèce naturalisée » pouvant être discriminante. Mais ces catégorisations sont loin d’être évidentes [Breton et al. 1997 ; Lambinon 1998] et peuvent varier en fonction de l’échelle temporelle ou géographique définie, complexifiant davantage la distinction entre « espèce exotique » et « espèce locale ». Pour le botaniste J. Lambinon : La distinction entre plante indigène et naturalisée est donc bien plus difficile à cerner qu’il n’y paraît à première vue [1998 : 8].

38 Tous les chercheurs ne sont pas d’accord pour opérer une classification à partir de l’origine. M.A. Davis considère qu’il ne faut pas distinguer la prolifération des espèces allogènes de la prolifération des espèces indigènes [Davis et Thompson 2001]. Cette position est également celle de L. Valéry et de ses collègues [2008], qui remettent en cause la distinction entre « espèce exotique » et « espèce locale » en lien avec les modifications des écosystèmes. Selon eux, l’origine biogéographique n’est pas un critère pertinent. Dans le même ordre d’idées, K. Thompson et ses collègues avaient montré des années plus tôt que de grandes différences existaient entre espèces invasives et espèces non invasives, indépendamment toutefois du statut d’espèce native ou non [1995].

39 Si la jussie n’était pas envahissante, les acteurs locaux se préoccuperaient-ils de son origine ? Rien n’est moins sûr et, pour nombre d’entre eux, ce caractère d’étrangéité

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n’est pas le plus marquant. Peu importe l’origine tant que la plante n’est ni envahissante ni encombrante.

40 Roger, ancien pêcheur des marais de Vilaine, assimile volontiers la jussie, exotique, à l’algue verte (Ulva sp.), autre espèce proliférante, mais d’origine locale : [Des plantes], il n’y en a pas beaucoup qui soient aussi mauvaises que la jussie. Je n’en connais même pas, d’ailleurs. Comme en ce moment, là, sur la mer, les algues vertes et compagnie. C’est une comparaison : l’eau douce par rapport à l’eau de mer.

41 Pour lui, d’ailleurs, la jussie est une plante locale puisqu’elle pousse spontanément sur place : Les algues vertes sont locales, mais la jussie aussi est locale puisqu’elle est sur le Don, la Chère, un peu dans la Vilaine. Donc c’est local puisqu’elle s’y met toute seule.

42 Pour ce représentant d’une société de chasse, des espèces comme le sanglier ou le renard peuvent constituer une « invasion » au même titre que des espèces exotiques, comme le ragondin ou la jussie : On régulerait pas le renard, ce serait comme le ragondin. Les sangliers vont dans les poubelles [...] C’est une invasion, ça aussi.

43 La jussie est incriminée tout comme le sont des espèces locales tels le roseau ou le saule dans la fermeture des paysages ouverts des marais. S. Dalla Bernardina [2002] observe, lui aussi, que l’origine n’est pas discriminante et il met en parallèle la perception populaire de la Caulerpe (Caulerpa taxifolia), algue exotique envahissant la Méditerranée, et des algues vertes (Ulva sp.) qui prolifèrent dans les eaux littorales bretonnes. Pour les gestionnaires du Don, il est regrettable que la jussie soit si envahissante, car sa présence en petits herbiers permet d’accroître la biodiversité : S’il reste quelques herbiers de temps en temps, c’est pas gênant, au contraire. Sur le Don, on n’a pas beaucoup de plantes aquatiques.

44 Cependant, pour les gestionnaires d’espaces naturels qui s’inscrivent dans une approche patrimoniale du site, l’origine exotique de la plante peut être gênante. Un technicien de l’EPTB chargé de gérer la jussie sur la Vilaine estime qu’on ne peut pas comparer une espèce envahissante indigène et une espèce envahissante exotique.

45 Les usagers classent la jussie dans la catégorie des espèces envahissantes en raison des impacts qu’ils observent et non de sa qualité d’allochtone. Le point de vue sur cette plante changerait d’ailleurs très probablement si on lui trouvait une quelconque utilité, comme ce fut le cas pour le sandre. Si pour cet employé du Conseil général la jussie est moins « naturelle » que les autres espèces parce qu’elle n’est pas originaire de la région, ce trait exotique n’est activé que par le caractère envahissant de la plante : Au début, quand il y a eu du sandre, personne n’aimait. Maintenant, tout le monde en veut parce qu’on trouve ça bon. Si au moins la jussie était comestible [... ] Si on pouvait la manger, ça irait encore.

46 Les uns et les autres s’interrogent sur l’usage qu’on pourrait en faire. On ne peut en faire ni de la litière ni de la nourriture pour animaux – certains disent même qu’elle est toxique -, et elle n’est pas non plus consommable par l’homme. Pour l’instant, les seules qualités qu’on lui connaît sont ses qualités mellifères, loin néanmoins d’être valorisées. Certains lui cherchent des débouchés du côté des engrais et des médicaments. D’autres préconisent de l’utiliser pour dépolluer les sites puisqu’elle est capable d’absorber les

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nitrates, etc. Les propos controversés de G. Clément ne seraient-ils pas alors confirmés ? Le vagabondage devient envahissement sous prétexte que l’espèce se développe avec un certain bonheur. Si on lui trouve une utilité (engrais, cosmétique, fourrage, etc.), elle disparaît des chroniques. On ne parle plus de pestes végétales mais de plantes utiles [2002 : 173-174].

47 La jussie illustre bien ce cas de figure puisque, au-delà des effets qu’elle produit, elle ne constitue pas une espèce particulière. Une fois le problème réglé, qui continuera à se soucier d’elle ? Pour les usagers de la rivière Don, une classification « utile/nuisible » est beaucoup plus pertinente que celle qui repose sur l’origine. Le caractère exotique de la plante apparaît comme secondaire aux yeux des personnes interrogées. Mais d’un autre côté, cette plante fait l’objet d’une sémantique guerrière qui semble être le propre des espèces invasives, et ce tant de la part des scientifiques que de la part des gestionnaires et des profanes [Larson 2005]. L’objectif affiché est de débarrasser le territoire de cette plante, comme nous l’explique le maire d’une commune : En tout état de cause, je traite le problème de la jussie comme une campagne militaire. On est partis en guerre contre quelque chose. Et il faut essayer de l’éradiquer.

48 C’est dans la presse qu’on trouve les termes les plus forts pour qualifier la jussie : « envahisseuse », « colonisatrice », « espèce à abattre ». Elle y est le plus souvent présentée comme une « colonisation », une « invasion » contre laquelle il faut partir en guerre. Dans le Ouest France du 1 er juillet 2001, on peut lire : « Pêcheurs et Conseil général : un combat commun contre la jussie ». Le même journal titre le 2 juillet 2002 : « Un plan de bataille contre la jussie ». Dans l’hebdomadaire Les infos du Pays de Redon (18-24 septembre 2002), les membres du réseau d’observateurs de la plante sont baptisés « casques verts », et il est question d’« identifier l’ennemi avant de lui déclarer la guerre ».

49 Des anthropologues anglo-saxons s’interrogent sur la dimension raciste et xénophobe qui imprègne le discours sur les espèces invasives. Ainsi, pour A. Tsing [citée par Simberloff 2003], la peur de l’abeille africaine qui envahit les États-Unis est d’origine raciste. Mais D. Simberloff [2003] considère que cela n’est pas prouvé et que l’attitude envers les espèces invasives est avant tout pragmatique : si on souhaite éliminer ces espèces, c’est surtout parce qu’elles causent des nuisances. Ce constat s’applique de fait à la jussie.

50 Les usagers des marais de Vilaine s’interrogent sur sa provenance tout en sachant qu’elle vient d’Amérique. Même si on entend dire parfois « encore un truc qui nous vient d’Amérique », le discours n’est pas xénophobe pour autant. Ce n’est pas parce quelle est exotique que la plante est gênante mais c’est parce qu’elle est envahissante et encombrante.

51 D’autres branches de l’écologie mettent partiellement en question cette catégorisation des espèces à partir de l’origine. Les scientifiques travaillant sur le changement climatique sont en effet plus enclins à distinguer les espèces dites généralistes des espèces dites spécialistes, les premières pouvant posséder des caractères prêtés aux espèces envahissantes, qu’elles soient locales ou exotiques [Didham et al. 2005 ; Teyssèdre et Barbault 2009]. À titre d’hypothèse, ces espèces sont alors envisagées comme étant non pas les causes des perturbations observées mais les conséquences de la dégradation des habitats, faisant d’elles des « passagères » plutôt que des

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« conductrices ». Ce type de questionnement rejoint celui des usagers des marais de la Vilaine qui se demandent dans quelle mesure le développement de la jussie est lié aux changements intervenus ces dernières décennies dans la relation entre l’homme et le milieu naturel. Ils perçoivent la jussie de manière négative parce qu’elle fait disparaître un paysage local dans lequel s’inscrit une histoire sociale et collective, mais aussi une histoire individuelle. C’est ce qu’explique ce loueur de canoës : Personnellement, c’est mon territoire qui s’efface un peu, et, professionnellement, ça me gêne.

52 Le cas de la jussie permet de tenir un discours sur les changements intervenus dans les zones humides, lesquels changements sont dus en réalité à une évolution des pratiques et des usages. Cette espèce exotique envahissante s’inscrit ainsi dans une problématique plus large liée aux marais : culture intensive du maïs conduisant à la fermeture de ces milieux ouverts, mais aussi protection de ces espaces, notamment à travers le programme Natura 2000, du fait de la menace qu’elle fait peser sur la biodiversité. La jussie fait partie de l’histoire des marais, qui ont subi de profondes transformations depuis les années 1960. Dans cette histoire, elle est envisagée comme une conséquence plus que comme une cause.

Du sens des catégories

53 Les catégorisations opérées peuvent avoir différents effets qui dépassent largement la communauté des scientifiques. L’analyse de ces catégorisations permet de s’interroger sur quatre aspects en particulier : la neutralité des chercheurs, en lien avec le vocabulaire utilisé ; la création d’un champ disciplinaire spécifique aux espèces invasives du fait de la distinction par l’origine ; les relations entre les scientifiques et la société à partir de la prise en compte ou non des impacts dans la définition desdites espèces ; la relation à la nature que traduit notre relation aux espèces invasives à travers la sémantique utilisée.

54 Les discussions sur les espèces invasives posent la question de l’objectivité des scientifiques. Des termes relevant de la théorie de l’invasion écologique, tel le mot « inva-sif », sont sujets à interprétation [Colautti et MacIsaac 2004]. D.M. Richardson et ses collègues soulignent dans un article [2000] que le terme « invasion » peut être perçu comme anthropocentrique du fait de sa connotation guerrière. Pour P. Marsal, il n’est pas neutre de dire « invasion » plutôt que « dissémination ». Selon lui, « on sous-entend ainsi qu’une espèce envahissante (»invasive») est nuisible » [2002]. Il est toutefois difficile de ne pas recourir à ces termes connotés et de trouver d’autres alternatives [Pascal 2003].

55 Des distinctions telles que celles portant sur l’origine des espèces peuvent générer des réifications, ce que L.B. Slobodkin [2001] décrit comme la transformation d’hypothèses de travail en « vérités » qu’on ne cherche pas à vérifier. Penser implicitement les espèces invasives comme « mauvaises » illustre selon lui ce processus, l’espèce invasive finissant par être considérée comme préjudiciable aux espèces locales, qui, elles, sont implicitement perçues comme « bonnes ».

56 Les chercheurs impliqués dans la gestion de ces espèces s’interrogent sur les jugements de valeur négatifs dont celles-ci font en général l’objet. Eux-mêmes portent un double regard sur cette question. D’un point de vue biologique, elles ne sont pour eux ni

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bonnes ni mauvaises. Mais, du point de vue de l’expert, l’impact négatif est un facteur déterminant, comme l’exprime ce biologiste gestionnaire à propos de la jussie : À terme, son devenir, c’est s’intégrer dans la flore locale. Et les phases de prolifération sont théoriquement, d’après ce qu’on connaît, des phases relativement transitoires, mais ça peut être un transitoire de quelques années, voire de plusieurs dizaines d’années. C’est ce qu’on a connu avec l’élodé du Canada. Mais, socialement, on ne peut pas accepter des proliférations pendant des dizaines d’années !

57 On voit là s’effacer les limites entre science et action puisque le gestionnaire doit constamment effectuer des allers-retours entre l’expertise et la prise de décision [Mougenot 1998].

58 Cependant des travaux récents s’interrogent sur les impacts positifs de ces espèces. « Les points de vue traditionnels de l’écologie envisagent les plantes et les animaux exotiques comme nuisibles aux espèces natives. Mais l’idée que les “espèces exotiques sont diaboliques” pourrait être erronée », peut-on lire dans un article du dossier « Science »du New York Times du 20 septembre 2008 intitulé « Invasive Plants and Animals May Aid Diversity in the Long Run ». Un article du Courrier de la Nature de janvier- février 2008, intitulé « Vers un autre regard sur les invasions biologiques », pose la même question.

59 La neutralité qu’on attend des chercheurs induit des contradictions difficilement surmontables au regard des valeurs dont ils sont porteurs. Est-il seulement possible pour ces scientifiques de s’extraire du point de vue humain ? Pour Brendon Larson [2007], cela semble encore plus difficile s’agissant des invasions biologiques, et ce dans la mesure où cela implique une politique de non-action incompatible avec le conservationnisme de nombreux biologistes. Ce qui montre combien le monde de la recherche et celui de l’action et de la gestion sont étroitement liés. Pour lui, l’étude des invasions biologiques permet de faire progresser les connaissances en écologie et celles qui ont trait aux processus d’évolution. Elle fournit aussi un certain nombre d’informations sur la société.

60 Distinguer les espèces selon l’origine a donné lieu à la création d’une branche spécifique de l’écologie, ce que certains chercheurs remettent en cause. Ils préconisent que celle-ci soit intégrée au reste de la discipline [Davis et Thompson 2002]. A. Teyssèdre et R. Barbault [2009] signalent que des écologues reconnus comme L.B. Slobodkin et D. Simberloff sont allés jusqu’à dénoncer la biologie des invasions comme une pseudoscience. D’autres s’interrogent sur les facteurs sociaux qui sont intervenus dans la constitution de cette branche spécifique : cela permettait-il à des chercheurs de bâtir une carrière ou encore de publier ou valoriser leurs travaux ?

61 La question des définitions ne concerne pas les seuls scientifiques mais a aussi une portée en termes politiques et de gestion. L’intégration ou non du critère que sont les impacts dans une définition est fonction des relations entre scientifiques et gestionnaires. Les chercheurs favorables à l’intégration de ce critère justifient leur position par le fait qu’il est judicieux de proposer une définition qui leur soit commune [Davis et Thompson 2001] et avancent également des raisons pratiques, à savoir qu’en dehors de l’écologie les espèces invasives sont en général définies à partir des impacts observés. D’autres chercheurs, a contrario, pensent que le fait que scientifiques et profanes ne partagent pas la même définition n’est pas de leur responsabilité et ne constitue pas un problème en soi [Daehler 2001].

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62 Dans les définitions reprises dans les documents officiels, tels ceux de l’International Union of Conservation of Nature (IUCN) [Shine, William et Gubdling 2000], une espèce invasive est une espèce exotique envahissante causant des dommages écologiques ou socio-économiques. Deux des critères en discussion dans la communauté scientifique, l’exotisme et les nuisances, sont à la base de cette définition. Dans un document sur les espèces invasives, l’IUCN précise que les espèces locales peuvent, elles aussi, être invasives, notamment dans les milieux fortement perturbés qu’elles colonisent. Il est stipulé que ces deux types d’espèces se comportent souvent de la même manière. Cependant, les espèces locales sont considérées comme foncièrement différentes des espèces exotiques d’un point de vue juridique, appelant d’autres mesures de prévention et de gestion. Cette distinction, pas forcément justifiée d’un point de vue scientifique, l’est en revanche du point de vue de la gestion.

63 La définition des espèces invasives est-elle biologique ou politique ? Pour D.M. Lodge, la pertinence d’une telle classification est plus politique que biologique : des jugements de valeur sont en jeu dans le fait de décider si une espèce est invasive ou non [Lodge et Shrader-Frechette 2003]. Cela nous amène à nous questionner sur les modalités sociales de cette catégorisation et sur les représentations de la nature qu’elle véhicule. N’est- elle pas l’expression, tant chez les scientifiques que chez les profanes, d’une volonté de maîtrise de la nature, laquelle est remise en cause quand les espèces invasives se mettent à proliférer ?

64 La notion de contrôle est très présente dans la définition de ce qu’est une espèce invasive pour certains gestionnaires. Pour ce technicien d’EPTB, une espèce invasive est un problème de « non-maîtrise » par l’homme. Et, pour cet ingénieur d’espaces verts, « une plante est invasive à partir du moment où on ne la contrôle plus ». Cette volonté de domination est manifeste dans la sémantique guerrière, utilisée pour la jussie en particulier et pour les espèces invasives en général. Elle s’exprime aussi dans la notion d’équilibre qui est mobilisée par les acteurs locaux pour décrire les effets de la jussie, qui met en péril l’équilibre des zones humides envisagées comme des zones de « nature », produit d’une interaction constante entre l’homme et le milieu naturel. Dans le fait de « lutter » contre les espèces invasives, n’est-il pas aussi question de « défendre la “bonne” nature, à savoir la biodiversité locale, contre la “mauvaise” nature symbolisée par les espèces exotiques », comme le constate J.-C. Génot [2008] ?

Conclusion

65 On constate que les représentations que les profanes se font de la jussie ne sont guère plus stabilisées que les définitions que les scientifiques donnent des invasions biologiques. Le critère de l’origine n’est que partiellement pertinent et pour les acteurs locaux et pour les scientifiques. C’est pour les gestionnaires des milieux naturels, patrimonialistes, que ce critère semble avoir le plus de sens. La notion d’espèces envahissantes est essentiellement définie par les usagers à partir des impacts produits et des déséquilibres induits dans les territoires, point de vue qui suscite la controverse chez les scientifiques en raison de sa subjectivité et du fait que les effets sur la biodiversité ne sont guère renseignés.

66 La difficulté à stabiliser la définition d’une espèce dite invasive n’est pas propre à la jussie, le même constat s’appliquant au ragondin. Catherine Mougenot observe la diversité des représentations de cet animal qui, tel « le héros d’une fable postmoderne

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[...], nous parle de nos difficultés à construire des catégories stables pour la réflexion autant que pour l’action » [2006 : 31]. Cependant une certaine stabilisation apparaît à travers la référence très fréquente à la définition de l’UICN. La très large diffusion de cette définition ainsi que l’assertion selon laquelle les espèces invasives sont parmi les principales responsables de la perte de biodiversité donnent à voir un processus de naturalisation de cette catégorie : [... ] on dira d’un statut, d’une catégorie, qu’ils sont comme « naturalisés » quand, preuve de leur acceptation sociale réussie, ils apparaissent aux yeux du plus grand nombre comme revêtus d’un tel caractère d’évidence que l’idée même de leur mise en débat est proprement impensable [Micoud et Bobbé 2006 : 33].

67 Il semble cependant que c’est surtout dans le milieu des gestionnaires d’espaces que cette naturalisation est la plus manifeste. Ce que confirme la mise en place de groupes de travail axés spécifiquement sur la connaissance et la gestion des espèces exotiques envahissantes, à l’échelle de la région (le Pays de la Loire), à une échelle plus large (le bassin Loire-Bretagne), ou encore à un niveau national pour les espèces des milieux aquatiques.

68 Il convient de mettre en parallèle cette dynamique avec le constat, fait par P. Marsal, d’un renversement des valeurs dû à une appréhension négative des espèces introduites : Introduire de nouvelles plantes, de nouveaux animaux d’outre-mer en Europe, ou dans le sens inverse, fut considéré depuis trois ou quatre siècles comme œuvre utile, comme action civilisatrice : il s’agissait en quelque sorte, en acclimatant des espèces exotiques, de reconstituer sur la terre la diversité du mythique jardin d’Éden. D’où la vogue des jardins botaniques et des jardins d’acclimatation. Loin de constituer un appauvrissement de la diversité biologique, pareilles actions pouvaient au contraire passer pour un enrichissement. Observons d’ailleurs que la quasi-totalité des plantes alimentaires cultivées chez nous ne sont pas d’origine autochtone. On assiste donc en ce domaine à un renversement des valeurs et des objectifs [2002].

69 N’observe-t-on pas de fait un changement de paradigme qui se traduit pas une dévalorisation des espèces exotiques et une valorisation des espèces autochtones ?

70 Une autre question émerge quant aux catégorisations opérées. La compréhension des regards portés sur les espèces invasives ne passe que partiellement par la distinction entre le discours scientifique et le discours profane. D’autres approches et catégorisations semblent plus pertinentes pour saisir le phénomène, tels les modalités de représentation de la nature et les critères mobilisés pour appréhender ces espèces.

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NOTES

Effectuées entre 2002 et 2005, à l’initiative du ministère de l’Écologie. Bien que l’on ait affaire à deux plantes, pour des commodités d’écriture nous utiliserons le singulier et parlerons de « la jussie ».

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MEDDAT (Ministère de l’écologie, du développement durable, de l’aménagement du territoire). Extrait du rapport du colloque de restitution, 17-19 octobre 2006, p. 9. Établissement public territorial de bassin. Notre traduction.

RÉSUMÉS

Résumé Une « espèce exotique envahissante », la jussie, proliférant dans les marais de la Vilaine, est appréhendée au regard des deux critères utilisés pour qualifier ces espèces dites invasives : son origine et les impacts qu’elle produit sur les écosystèmes et les usages. Le premier critère est discuté non seulement par les scientifiques mais aussi par les usagers des sites colonisés. Le second critère, jugé trop subjectif par une partie des chercheurs, est en revanche essentiel pour les profanes. La définition d’une espèce invasive n’est stabilisée ni dans la communauté scientifique ni dans la population locale. Pourtant, différentes actions sont entreprises au titre de la gestion des espèces relevant de cette catégorie. Le cas de la jussie permet de s’interroger plus largement sur les processus d’institutionnalisation d’une telle catégorie.

Abstract The large-flower primrose-willow (Ludwigia grandiflora), an “exotic invasive species», is proliferating in the wetlands of the Vilaine river in Brittany, France. This perception is based on two criteria for qualifying a species as invasive: its origin and its impact on ecosystems and human practices. The first criterion is discussed not just in scientific circles but also among people dwelling or working in infested areas. Although some scientists deem the second criterion to be lacking in objectivity, it is essential when the general public decides to call a species invasive. Even though the definition of an invasive species is not stable, neither in scientific circles nor among local people, actions are undertaken to manage the species placed in this category. The case of Ludwigia grandiflora serves to inquire into the processes for institutionalizing such a category.

INDEX

Mots-clés : espèce invasive, jussie, impacts écologiques et socio-économiques, classification, critère de l’origine, nuisances, scientifiques/gestionnaires/usagers Keywords : classification, Ludwigia Grandiflora, ecological and socioeconomic effects, invasive species, nuisances, scientists/managers/users

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L’incroyable expansion d'un lapin casanier

Catherine Mougenot et Lucienne Strivay

1 VIEILLES HISTOIRES, nouveaux problèmes1. Les déplacements d’espèces dans des milieux où elles n’auraient, dit-on, jamais dû se trouver ont toujours existé, mais aujourd’hui ce sont leur ampleur, leur intensité et leur fréquence qui réclament mesures et précautions. Le concept d’« espèce envahissante » a récemment apporté son supplément d’inquiétude quant à la possibilité de conserver des mondes riches en animaux et en plantes plutôt que débordés par une et une seule forme de vie. En revanche, la formulation générale de cette catégorie (incluant toutes les espèces) et les modes d’action auxquels elle conduit (de la production de connaissances à l’élaboration de méthodes d’éradication ou, à tout le moins, de contrôle) lui confèrent une forme d’assurance fondée sur ce que G. Deleuze appelle « le sens commun » et « le bon sens » [1969]. Le « sens commun » identifie, il collecte des entités et situations multiples en ramenant leur diversité à une seule catégorie ; le « bon sens » oriente dans le temps, il désigne une direction unique qu’il convient de choisir et ensuite de tenir. or, c’est précisément à l’égard de cette assurance que nous voulons entretenir une certaine circonspection et suggérer une forme de prudence à laquelle invite le récit des tribulations, dans l’espace et dans le temps, de notre « Jeannot Lapin », dont la fécondité est légendaire.

2 Oryctolagus cuniculus est prolifique, profiteur et exigeant vis-à-vis de son milieu. Cela dit, tous les auteurs sont formels : notre lapin est casanier, il a peur de l’eau, craint l’humidité et se trouve totalement perdu à quelques centaines de mètres à peine de son terrier. En clair, il bouge peu. Pourtant : Sa diffusion constitue la plus importante migration naturelle holocène (i.e. des 10 000 dernières années) d’animaux sauvages en Europe occidentale, à partir d’une zone d’indigénat circonscrite à la Péninsule ibérique [Callou 2003 : 9].

3 Introduit sur tous les continents, à l’exception de l’Antarctique, et dans 800 îles ou groupes d’îles [Lees et Bell 2008], sa progression est remarquable par son ampleur et par son caractère tardif, intimement lié à l’intervention humaine.

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4 En suivant les aventures du lapin, nous verrons que la prolifération des espèces a partie liée avec l’assistance et la récalcitrance humaine et non humaine. Des péripéties mettant en scène une nature entreprenante, mais aussi déplacée, gérée, manipulée, contrôlée, éradiquée... Une nature surprise dans des « captures », confrontée à des « rencontres » le plus souvent improbables et soumise à des « bifurcations ». En cherchant à identifier cette trilogie d’événements à partir de divers champs d’études, principalement l’histoire et les sciences de la vie, nous avons repéré plusieurs séquences qui expriment autant de modes d’existence du lapin, autant de manières d’être qui s’ébauchent en permanence. Chantier sans architecte, l’incroyable expansion de ce lapin casanier découvre des histoires dont nous voulons montrer et la spécificité et les liens inattendus.

Vous avez dit « lapin de garenne » ?

5 Aujourd’hui, la dénomination « lapin de garenne » renvoie à « lapin sauvage ». La garenne désigne les landes, garrigues et forêts, ces terres au sol pauvre privilégiées par Oryctolagus cuniculus pour établir le réseau de ses terriers.

6 Ce sens moderne du mot a tendance à faire oublier que les garennes ont d’abord représenté un mode d’élevage en semi-liberté permettant le prélèvement rapide, facile et peu coûteux d’animaux de petite taille [Lebas 2004]. Les garennes étaient conçues selon des formes très variées [Delort 1984]. Certaines étaient ouvertes, limitées seulement par des bornes ; d’autres fermées par des murailles, des haies, des fossés. Et si le lieu ne pouvait assurer la nourriture des animaux qui étaient confinés, il était planté d’arbustes ou cultivé de légumes et de céréales suffisamment goûteuses. On y procédait parfois à des aménagements complémentaires qui renforçaient encore la volonté de domestication : en pratiquant des ouvertures de taille réduite, on maintenait les gros lapins, mâles et femelles, dans des clapiers, et seuls les jeunes pouvaient aller et venir dans la garenne et conserver ainsi leur nature « sauvage ».

7 Ce mode de gestion, probablement instauré par les Romains, a été largement développé au Moyen Âge, à partir du sud de la France. Les garennes relevant, à l’époque, du droit féodal, il était interdit d’en créer ou même d’agrandir celles qui existaient déjà. Elles étaient la propriété des seigneurs et des moines, qui les avaient obtenues par donation, et leur aménagement illustre la primauté qu’ils accordent au lapin sur les autres animaux et même sur les autres gens [Duceppe-Lamarre 2006].

8 Mais les garennes ne seront jamais hermétiques. Le lapin s’échappe en permanence, ce qui génère immanquablement des conflits. Et voilà notre « Jeannot » pris dans un solide clivage social. Car le lapin, gibier des nobles, suscite des pratiques compensatoires de braconnage, qui vont bien au-delà de la ressource matérielle. En effet, le faible rapport de ces expéditions les justifie moins que le plaisir qu’on y prend et la bravade qu’on y marque [Delort 1984]. Tracer une limite donne envie de la franchir. En assignant le lapin « à résidence », les garennes l’installent de façon durable entre deux façons d’être : sauvage et domestique. Et, paradoxalement, la multiplication de ces élevages va définitivement favoriser la propagation d’une espèce singulièrement casanière.

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Une expansion lourdement assistée

9 Les soldats se déplacent avec leurs armes, mais aussi avec leurs bagages. Ainsi l’introduction du lapin en Grande-Bretagne doit vraisemblablement être attribuée aux conquérants normands ; sa présence y est avérée à partir du XIIe siècle [Blackbourn 2004]. Cette entreprise sera pourtant menée avec de grandes difficultés car le climat humide convient mal à « Jeannot », qui résiste en se reproduisant peu et en mourant prématurément. Ce n’est qu’au prix d’une assistance obstinée qu’il s’acclimate finalement en se dotant d’une fourrure plus épaisse.

10 [Image non convertie] Géants des Flandres, une des 60 races issues d’Oryctolagus cuniculus (cliché Dominique Schmit, 2007)

11 Outre-Manche, le droit de chasser et de tuer est, comme sur le continent, un privilège. Accordées par le roi, les implantations des garennes sont consignées dans des chartes et jalousement gardées par leurs propriétaires. En revanche, elles vont rapidement y dépasser l’intérêt strictement cynégétique qu’on leur porte. Alors que l’élevage du lapin était tout à fait improbable en Grande-Bretagne, il « bifurque » et devient du rabitting2, c’est-à-dire une activité très lucrative qui restera florissante jusqu’à la fin du Moyen Âge. Dans des zones marginales, au sud-est, par exemple, la proximité des ports va permettre une production de viande et de fourrure en prise directe avec un vaste marché, de nouveaux profits que l’on peut, sans ambiguïté, qualifier de préindustriels [Bailey 1998].

12 Cette exploitation commerciale des garennes exige des aménagements accrus et surtout une gestion attentive. Les warreners 3, payés par les propriétaires, inaugurent un nouveau métier fait de solitude et de marginalité. Protégeant les lapins, les nourrissant en hiver, ils piègent leurs prédateurs naturels (renards, chats sauvages, putois, belettes) et pourchassent les braconniers. En automne, les warreners collectent les peaux et, dans ce but, élèvent des furets. Certains d’entre eux se lancent aussi dans la sélection, difficile car la fixation des couleurs nécessite un élevage en clapier. En dépit de ces soins, les lapins ne manquent toujours pas de s’échapper, si bien que les paysans riverains, les artisans locaux et même les membres du clergé se constituent en véritables gangs, n’hésitant pas à s’introduire, lourdement armés, dans les garennes implantées dans des lieux écartés.

13 Le rabitting crée une forme d’interdépendance surprenante. Entre « sauvage » et « domestique », il devient cet élevage intensif d’une espèce « exotique » protégée au prix de l’éradication de ses prédateurs « indigènes ». Conduit au détriment des acteurs locaux, il leur fournit néanmoins l’occasion d’un revenu régulier, et ce en dépit de la sanction des tribunaux. C’est une partie où nul n’hésite à piper les dés. Hommes contre chats sauvages, belettes et renards ; paysans contre seigneurs ; furets contre lapins ; piégés et piégeurs dans des alliances inédites. En somme, tout le monde triche.

De la garenne à la cuniculture

14 La cuniculture désigne l’art d’élever le lapin. Cette pratique a été facilitée par la sédentarité de l’espèce. Elle est apparue avec les garennes, à moins qu’il ne faille la rattacher aux premières sélections (il existe actuellement une soixantaine de races), aux débuts de l’élevage en clapier ou encore à la collecte, au XIXe siècle, de données

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systématiques sur la filière [Colin et Lebas 1995]. La cuniculture connaît aujourd’hui une évolution clairement marquée par l’industrialisation. Une tendance corrélée au développement d’une médecine vétérinaire longtemps atrophiée en raison du rapport coûts-bénéfices, à la recherche biotechnologique et à l’existence des abattoirs indispensables au conditionnement de plusieurs milliers d’animaux par jour. L’élevage est actuellement destiné à la production de viande fraîche ou congelée (la Chine en fournissant, à elle seule, 40 000 tonnes par an), mais la production de fourrure et de poils pour la confection de manteaux et chapeaux est également importante.

15 L’expérimentation constitue par ailleurs un volet en pleine expansion (au Japon, en Allemagne et aux États-Unis, 300 000 « Jeannots » sont produits chaque année pour les laboratoires). Et, depuis plusieurs dizaines d’années, la recherche médicale utilise le lapin comme modèle d’étude pour les maladies humaines. Des animaux génétiquement modifiés sont considérés comme référence pertinente pour la recherche sur l’artériosclérose, le sida, la mucoviscidose, chaque spécimen pouvant valoir plusieurs dizaines de milliers d’euros [Boucher 2004]. Enfin, le lapin est aussi, et de manière remarquable, élevé comme animal de compagnie ou de concours (les États-Unis et l’Allemagne comptant respectivement 200 000 élevages hobbyistes), ce qui lui confère un capital de sympathie et une force de proximité étonnante. Toutes ces formes de présence signalent de nouvelles modalités d’existence, que les humains inventent, que les lapins supportent.

16 La cuniculture est dominante en Europe : l’Italie est le premier pays consommateur et producteur au monde, suivie par d’autres pays d’Europe occidentale et les États-Unis. À l’est, la domestication du lapin a été précoce et reste importante, surtout pour sa fourrure. Ailleurs, et en dépit de la crainte proverbiale des marins à l’égard du lapin (il grignote les cordages), l’élevage accompagne les missionnaires et les colons. Témoin de leurs bonnes intentions, il apporte de nouvelles ressources alimentaires aux populations locales et, dans la foulée, il satisfait aussi les demandes des Européens partout dans le monde. Et les migrants également vont mêler des cages d’animaux à leurs valises. Ainsi s’explique la vigueur des élevages d’Amérique du Nord et du Sud, implantés essentiellement par les communautés italiennes.

17 De ce bref tour d’horizon on retiendra surtout que même la nature domestiquée nous réserve d’évidents débordements. Songeons à ces tonnes de viande congelée, à ces centaines de milliers de lapins produits pour la recherche. L’élevage du lapin peut être hyperdéveloppé ou, à l’inverse, anecdotique, conduit de façon traditionnelle, ce qui le rend difficile à répertorier de façon comptable. En réalité, la cuniculture comme élevage rationnel ne peut échapper à la diversité, elle y conduit même. Et l’on voudrait se consacrer à l’étude de ces nombreux pays qui ont accepté l’introduction du lapin domestique ou lui ont résisté, non pour des motifs climatiques, technologiques ou culturels pris séparément, mais en raison de la compatibilité d’une série de liens au sein d’une totalité [Descola 1994]. Ainsi, la disponibilité de l’animal ne conduit pas forcément à sa domestication ; le cas échéant, elle révèle des lignes de force, des formes de prolifération qui n’ont rien de naturel.

De la garenne à la nature cultivée

18 Cependant, la proximité reste grande entre le lapin sauvage et le lapin domestique, d’autant que l’élevage extensif, concurrencé par la vente de peaux plus prestigieuses ou

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par de nouvelles modes vestimentaires, est mis en compétition avec d’autres marchés ouverts en Europe de l’Est. Une tendance qui sonne le glas des garennes. À partir de la fin du XVIe siècle, l’espèce devient férale, c’est-à-dire que les lapins sont relâchés dans des milieux qui ne leur étaient a priori pas favorables mais où ils trouvent néanmoins gîte et nourriture. Ils rencontrent des paysages travaillés par la déforestation, l’extension de l’agriculture et, plus tard, la création de parcs d’agrément et de terrains de sport.

19 Dès le début du XIXe siècle, la majorité des territoires de l’Europe de l’Ouest est «infestée ». De nombreux dégâts (surpâturage, destruction des cultures, érosion) sont attribués au lapin, assimilé désormais aux « pestes ». Son succès écologique lui fait perdre son statut [van Dam 2001] : il rejoint les rangs de ceux qui se multiplient indûment, en dehors de toute planification humaine. En France, à la fin du XVIIIe siècle, il entre dans la catégorie des « nuisibles », ce qui donne lieu aux premières indemnisations liées aux dégâts qu’il cause ainsi qu’à l’obligation de le détruire dans les forêts du roi. Les garennes ouvertes sont légalement abolies [Rivé 1981]. Dès lors, le piégeage clandestin devient une chasse véritablement populaire dont le succès ira croissant. Et le lapin, jusque-là réservé aux nobles, devient un mets ordinaire.

20 En Angleterre, en 1880, le Ground Game Act attribue aux fermiers le droit inaliénable de tuer et vendre les lapins, signant ainsi la fin des garennes commerciales [Sheail 1971]. Dans les années 1930, la suppression du gin trap (piège tuant) sera vécue comme de la dynamite politique : un clivage corrosif entre agriculteurs et forestiers, d’une part, chasseurs, consommateurs et associations de protection des animaux, d’autre part [Sheail 1991].

21 L’échiquier change de configuration. Suivre la trace du lapin, c’est découvrir des groupes sociaux qui se créent ou se restructurent, de nouvelles alliances ou oppositions qui s’expriment, notamment à travers les nombreux conflits émergeant sur les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre lui.

Suite des tribulations de « Jeannot Lapin » à travers le monde

22 Entre-temps, le lapin de garenne continue de voguer sur les vagues de la colonisation. La carte de sa répartition à travers le monde [Chapman et Flux 1990] montre que l’Océanie est le continent le plus touché par son invasion. Les colons anglais, méprisant la faune qu’ils y découvrent (kangourous, émeus et, dans la foulée, aborigènes), veulent « leurs » animaux pour s’adonner à un hobby dont le droit a été récemment acquis. Et ils entendent se distinguer des aborigènes, qui ne chassent « que pour subsister » [Olsen 2001]. Une fois encore, plusieurs tentatives d’introduction sont nécessaires. En 1859, Thomas Austin importe en Australie douze couples de lapins qui font de leur mieux pour s’adapter à leur nouvel environnement et deviennent les ancêtres de plusieurs centaines de millions d’individus. En Nouvelle-Zélande également, il s’agit d’une introduction fortement assistée [Flux 1997]. Puis, dans les deux pays, l’histoire s’accélère. Oryctolagus cuniculus profite du manque de concurrents, de l’abattage des forêts et de la récente mise en culture de très vastes espaces pour coloniser le territoire à une vitesse inhabituelle [Callou 2003]. Aussitôt arrivé, aussitôt pourchassé. Mais les

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chats, les renards, les furets, les hermines et les belettes, introduits à sa (pour)suite, n’en viennent pas à bout.

23 Cet épisode souligne à quel point on a toujours ignoré la manière dont les populations autochtones, si puissamment liées aux paysages, à la flore et à la faune locales, réagissaient face aux espèces introduites [Trigger 2008]. Les rares enquêtes menées à ce jour en Australie par des ethnologues attestent que les populations aborigènes ont pris conscience de la menace que représentaient les espèces « whitefella4 », celles qui sont identifiées à la compagnie des Blancs et ont accompagné toutes les plaies de la colonisation. Mais on sait aussi que certains de ces animaux ont été intégrés au régime cosmologique autochtone. Ainsi le buffle, dans l’ouest et le nord (Terre d’Arnhem), est- il cité comme un animal indigène. Il a été nommé, fondu dans l’univers intellectuel, spirituel et social des êtres qui constituent la terre ; ses oreilles et ses cornes figurent dans les représentations sur écorce d’un « Dreaming 5 » particulier [Trigger 2008]. Cet exemple montre les réponses généreuses, complexes et créatives de reconfiguration du monde « naturel » qui ont parfois été données aux espèces introduites. Un espace culturel de reconnaissance peut leur être alloué, qui les imbrique dans d’autres projets. Comme si la prolifération des « Dreamings » s’accordait aux proliférations héritées de l’histoire coloniale. Mais ce domaine appelle une autre enquête.

24 Pour revenir au lapin, en moins de trente ans, il est devenu, pour les pâtures et les cultures, une nuisance que ne peuvent contrer ni le piège ni le poison. Au début du xxe siècle, en Australie et en Nouvelle-Zélande, un nouveau mode de défense apparaît avec la construction d’une immense barrière érigée entre les terres cultivées et le bush. Plusieurs centaines de chevaux, d’hommes enrôlés malgré eux et une administration complète sont nécessaires pour accomplir cette entreprise aussi difficile qu’arrogante : en Australie, la barrière s’étend sur plus de 1 000 kilomètres. Et, pour assurer les travaux les plus lourds, des dromadaires importés d’Inde, d’Afghanistan et de Turquie sont à leur tour mobilisés (aujourd’hui, leurs innombrables descendants sont redevenus sauvages et, poussés par la soif, ils assiègent des petites communautés rurales, ce qui appelle des mesures radicales 6). En dépit de tous ces efforts, la barrière est ruinée par le sol souvent instable, les termites et les pénuries liées à la Première Guerre mondiale. Le lapin a trouvé de nouveaux alliés pour démontrer l’invalidité de cette clôture perçue d’emblée comme une réponse très inappropriée à la menace qu’il représente. De fait, tous les moyens de lutte mis en œuvre contre lui dans ces pays sont l’occasion, pour l’Occident, d’affirmer sa suprématie. À moins que ce ne soit aussi pour les colons une façon de conjurer la peur d’un espace apparemment vide et incontrôlable [Olsen 2001].

La myxomatose ou la première guerre universelle faite au lapin

25 Le myxome de Sanarelli est un poxvirus originaire d’Amérique du Sud, identifié à la fin du XIXe siècle, dont les porteurs sains sont respectivement Sylvilagus brasiliensis et Sylvilagus floridanus [Boucher 2004], les cousins de notre « Jeannot ». Sans doute leurs trajectoires n’auraient-elles jamais dû se croiser, mais c’était sans compter avec les aléas de l’immigration. Une rencontre qui s’avèrera mortelle pour le lapin européen, ce qui ne manquera pas de réveiller ses ennemis. En effet, les ravages de la myxomatose s’expliquent avant tout par la grosse colère des agriculteurs et des forestiers occidentaux : ils veulent en découdre définitivement avec le lapin, ce qui les conduit

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tout droit à la lutte biologique. Et, alors que les premiers tests n’ont pas encore abouti, le virus sera introduit au début des années 1950 en Australie, où il provoquera une mortalité quasi totale au sein des populations de lapins.

26 En France, le pédiatre Paul Armand-Delille, membre de l’Académie de médecine, use de son statut d’homme de science pour obtenir une souche contaminée du virus et l’introduire dans sa propriété. Mais, franchissant les murs de son domaine, la propagation se révèle « foudroyante », se développant selon des facteurs « mal déterminés » [Rivé 1981]. Reconnu responsable de la contamination sur le territoire français, Armand-Delille sera condamné à l’issue d’un procès fameux. Cela ne l’empêchera pas d’être couronné en 1956 par le ministère de l’Agriculture et médaillé par les « Sylviculture et Agriculture reconnaissantes ». Très vite, l’Institut Pasteur mettra au point un vaccin afin de protéger les animaux d’élevage. Et, en France comme en Italie, on cherchera à remplacer un « Jeannot » bien mal en point par une espèce exotique, le choix se portant sur Sylvilagus floridanus, insensible à la maladie [Bialdi et Le Gall 1993]. Introduite dès 1953, Sylvilagus floridanus s’adaptera difficilement et se reproduira peu. Ce qui n’empêchera pas qu’en 1985 le Conseil de l’Europe juge nécessaire d’édicter une recommandation visant à interdire l’introduction de toute espèce de lapin non indigène et à éradiquer les lapins exotiques là où ils sont déjà présents.

27 Suite à l’introduction clandestine du virus en Angleterre, le gouvernement prétendra que le périmètre de contamination est sécurisé et que la situation est sous contrôle. Pourtant, les actions publiques révèleront le contraire. Pour tenter d’enrayer le trafic d’animaux malades, les pratiques de diffusion volontaire du virus seront passibles d’une condamnation. Et, par ailleurs, espérant profiter de la situation pour se débarrasser définitivement des populations de lapins, le ministère de l’Agriculture intensifiera la lutte par le biais d’incitations financières [Sheail 1991].

28 Très vite, la forme suraiguë de la maladie s’atténue. En 1956, le célèbre quotidien The Times note dans ses colonnes : Le lapin a gagné. Le mieux que l’on puisse espérer est que ses populations restent basses [... ] un certain temps [cité par Bartrip 2007 : 13].

29 En Europe, cette affaire déclenche véritablement un tollé. Un fossé se creuse entre, d’un côté, les agriculteurs et les forestiers et, de l’autre, les countrymen, les chasseurs, tous les acteurs impliqués dans le commerce des peaux et de la viande, et les populations urbaines. Familiarisées avec le lapin de petit élevage, ces dernières ne peuvent tolérer la destruction massive d’un animal qui n’est que gentillesse. Un débat passionné s’ouvre sur la manière dont on peut infliger une mort « humaine » au lapin : est-il plus cruel de le capturer au moyen d’un piège tuant que de lui imposer une maladie rappelant douloureusement à certains la guerre nucléaire ? [Kean 2002]

30 L’émotion est telle qu’aujourd’hui encore la myxomatose est regardée comme un véritable fléau. Car, au-delà des faits, cet épisode marque une importante « bifurcation » : la requalification du virus comme instrument de lutte. Mais ce qui frappe, c’est la rapidité et la divergence des réactions : tandis que les défenseurs de l’agriculture déplacent les lapins malades, les partisans de l’animal diffusent ceux qui, progressivement, ont acquis une immunité contre le virus. Et à l’époque, mais cela semble être toujours le cas aujourd’hui, les pouvoirs publics se montrent ambivalents dans leurs prises de position face à la prolifération du vivant. Si leur volonté d’éviter la répétition de ce scénario calamiteux est évidente, ils restent démunis pour concevoir

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des actions de prévention, tout se passant comme si l’arsenal juridique ne pouvait finalement être revu qu’après coup.

Le RHD-VHD : une réplique de la myxomatose ?

31 En Australie (comme ailleurs, au demeurant) le virus de la myxomatose a rapidement perdu de sa virulence. Afin d’assurer un nouveau vecteur à la maladie, une « innovation » est apportée en 1968 par l’introduction de la puce du lapin : Sylopsyllus cuniculi [Cooke 2008]. Mais l’insecte, originaire des régions tempérées, échoue à coloniser les zones les plus arides de l’île. on se tourne alors vers Xenopsylla cunicularis, issue du sud de l’Espagne. Cependant son impact ne peut être évalué en raison de l’apparition d’un nouvel agent pathogène : le Rabbit Haemorrhagic Disease. Quand les changements d’appellation sont aussi synonymes de « bifurcation » : d’abord appelé RHD, il sera significativement rebaptisé VHD (Viral Haemorrhagic Disease) pour en neutraliser la représentation [Landström 2001].

32 Ce nouveau virus, qui va provoquer une mortalité foudroyante au sein des populations de lapins européens dans le courant des années 1990, avait été identifié en 1984 en Chine. D’emblée, les chercheurs avaient été frappés par sa proximité avec l’EBHS (hépatite du lièvre brun européen) [Le Gall-Reculé 2003]. Une hypothèse qui impliquait le saut d’une espèce à l’autre mais qui est, aujourd’hui, réfutée. Très vite, son impact s’est avéré inégal selon les territoires car, cette fois encore, les animaux résistent. Mais la ressemblance avec la myxomatose s’arrête là. D’abord parce que les modes de propagation de ces deux virus diffèrent et que l’origine du VHD reste inconnue. Ensuite parce que l’affaire s’engage très différemment en Europe et en Océanie. En Europe, il semble que seule une diffusion passive du virus soit responsable de sa propagation. Les chercheurs se hâtent de produire un vaccin. Toutefois ses effets ne sont que provisoires, et il est difficile à appliquer aux lapins sauvages malgré l’enrôlement volontaire des chasseurs. En Australie, en revanche, alors que le virus est l’objet d’un programme d’expérimentation en milieu confiné, des animaux infectés sont retrouvés à une grande distance de ces lieux [Landström 2001]. Le gouvernement reconnaît alors le virus comme un instrument légal, utile à combiner aux autres moyens de lutte (piégeage, fumigation, empoisonnement, tir, destruction des terriers par bulldozer ou explosion...).

33 Avec l’apparition du VHD, la Nouvelle-Zélande va connaître une histoire particulière, qui mérite toute notre attention. Les agriculteurs, excédés par les dégâts, dégoûtés par les coûts de la lutte, demandent à plusieurs reprises l’autorisation de répandre la myxomatose. Ils essuient à chaque fois un refus. Au début des années 1990, ils sollicitent des Conseils régionaux la possibilité d’utiliser le VHD comme instrument de lutte biologique [Flux 1997]. À notre connaissance, il s’agit là du seul cas où une telle requête a fait l’objet d’une procédure démocratique. La décision, précédée d’une consultation publique, provoquera un débat houleux [O’Hara 2006]. Les citoyens, frappés par les incertitudes scientifiques et par l’irréversibilité du procédé, se prononcent contre l’introduction du virus. Pourtant, au même moment, des animaux malades sont découverts un peu partout, ce qui ne laisse aucun doute sur le fait que les agriculteurs avaient anticipé cette décision négative. Pragmatique, le gouvernement néo-zélandais suspend les poursuites à l’encontre des responsables.

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34 Résolus à régler eux-mêmes leurs problèmes, les fermiers néo-zélandais doivent-ils être considérés comme des bio-terroristes ou comme un groupe d’acteurs lâchés par leurs représentants et incompris par leurs concitoyens ? La réponse à cette question n’est pas simple : sauf à dire que la décision d’homo sapiens d’utiliser la prolifération du vivant comme instrument de lutte contre la prolifération du vivant n’est assurément pas une mince affaire.

Le destin paradoxal de « Jeannot »

Il est ironique de penser qu’aujourd’hui nous serions simultanément incapables de conserver des espèces dans les milieux dont elles sont natives et incapables de les éliminer des milieux où nous les avons introduites. Cela, alors même que nous savons tout sur leur biologie et leur histoire naturelle [Simberloff cité par Lees et Bell 2008 : 314].

35 Ce risque avait déjà été identifié au XIIIe siècle par Albert le Grand [Delort 1984], et, de ce cas de figure, « Jeannot Lapin » nous paraît aussi être un champion.

36 Car il y a un phénomène dont on parle peu mais qui est néanmoins certain : les populations de lapins connaissent un devenir très inégal en Europe. Régulièrement incriminées dans les zones de grande culture, les aéroports, les jardins publics, elles sont pourtant en déclin en raison du démembrement des paysages ruraux, notamment dans l’ouest de la France et en Espagne. Cette diminution est source d’inquiétude pour les écologues quand ils observent que ces proies, vitales pour des animaux menacés comme le lynx ou l’aigle de Bonelli, leur font défaut. Ils regrettent aussi que les lapins soient de moins en moins nombreux à pâturer des écosystèmes dont ils entretiennent le caractère typique et ce, non seulement en région méditerranéenne mais jusqu’au nord des Îles britanniques où ils ont pourtant été introduits [Lees et Bell 2008]. « Jeannot » manque également à tous ceux qui avaient fait de la chasse au « chien courant » un plaisir ordinaire, une petite fête. Aujourd’hui, c’est à grands frais que des centaines de milliers de lapins sont relâchés chaque année, accompagnés par les méthodes scientifiques modernes (balises et suivis génétiques), avec toujours cette question : pourquoi ces animaux se réinstallent-ils si difficilement là où ils ont toujours été ? [Letty et al. 2005]

37 En revanche, en Australie et en Nouvelle-Zélande, la guerre reste totale. Des recherches récentes étudient la possibilité de mettre au point un virus génétiquement modifié, dérivé de la myxomatose, pour stériliser les lapins. Un nouveau seuil est franchi. Parallèlement, en Europe, le même virus sélectionné sous une forme atténuée pourrait être modifié dans le but d’immuniser les animaux contre le VHD. D’un côté, l’encouragement de la pathologie ; de l’autre, le vaccin.

38 Face à de tels défis, un appel est lancé aux chercheurs afin qu’ils unissent leurs forces et proposent des solutions basées sur une « large science » [Cooke 2008]. Mais un concert harmonieux est-il seulement possible ? Certains privilégient la piste de nouvelles introductions assistées par les biotechnologies. Face aux incertitudes que celles-ci comportent, les réponses devront impliquer plus de science encore, notamment pour évaluer les risques qu’induisent les luttes biologiques sur les espèces natives : ainsi en est-il en Australie du wombat au nez poilu dont il ne reste plus que 115 individus, et, en Nouvelle-Zélande, de certaines variétés de kiwis menacées. Mais l’attention des chercheurs se porte aussi dans des directions très différentes. En anticipant le fait que

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l’introduction ou l’éradication d’une espèce, même envahissante, peut occasionner des problèmes inattendus, la priorité est d’évaluer toute modification qui, en cascade, pourrait influer sur l’ensemble des chaînes trophiques [Lees et Bell 2008]. Dans cette perspective, les écosystèmes sont vus comme des assemblages de bric et de broc, mais qui peuvent néanmoins compter sur le « travail » accompli par chacun, principalement sur les interactions entre les prédateurs (même introduits) et leurs proies [Flux 1997].

39 Depuis plus d’un siècle, la fabrique de la science s’est saisie de la destinée de l’homme et de celle de l’animal. Aujourd’hui, le devenir de « Jeannot Lapin » se décline selon les réseaux de chercheurs, et leurs questions se différencient par leurs styles, leurs performances, mais aussi leurs silences.

L’échiquier des tricheurs

40 « Captures », « rencontres », « bifurcations » : les histoires du lapin en sont pleines. Elles nous ont amenées à identifier et à relier des séquences dans lesquelles cet animal d’une fécondité débordante est saisi, piégé, encagé, déporté. Mais, avec lui, ce sont aussi toutes les espèces qui lui sont liées, virus ou prédateurs, ou encore son cousin américain, dont on espérait qu’il pourrait compenser le déclin dû à la diffusion de la myxomatose. Des déplacements contraints qui croisent ou accompagnent ceux des humains. Et libèrent des forces vitales en provoquant de nouvelles « rencontres », qui se démultiplient comme au travers d’un kaléidoscope.

41 « Jeannot » doit affronter de nouveaux paysages, de nouveaux climats, de nouvelles espèces animales dont rien ne laissait prévoir que leurs destins soient un jour imbriqués. Nouvelles maladies, prédateurs réintroduits, moyens de lutte diversifiés. Ce sont aussi des confrontations avec les humains, dont les conditions de vie se modifient, modifient les alliances ou les conflits. Les intérêts et les savoirs se recomposent, et, dès lors, les « bifurcations » sont au rendez-vous de chacune de ces histoires. Le lapin change de statut : il devient « domestique », « peste » et, dans certaines zones d’Europe occidentale, « patrimoine ». Sélectionné pour certaines de ses qualités, modifié génétiquement, il reste capable d’évoluer spontanément. Car, tandis que certains virus perdent leur identité d’« espèce envahissante » pour devenir des « instruments », le lapin résiste, s’immunise et refuse finalement de se réinstaller là où il a longtemps prospéré.

42 Il n’y a pas de développement linéaire dans ces histoires. Pas de certitudes qui viennent mettre un terme aux hésitations. Rien n’est supprimé : les choses coexistent, se cumulent. Ce sont des proliférations qui appartiennent à la nature, mais également aux techniques, aux actions, aux rumeurs, qui se relancent mutuellement et dont les mises en débat public ne sont que les formes les plus visibles. Depuis les premières condamnations du braconnage jusqu’aux rares débats démocratiques récents sur la lutte biologique, ces proliférations expriment des situations ambivalentes, des rapports exacerbés. Alors que l’État assure contrôler les situations, il les entérine plus qu’il ne les anticipe. Et la science, de son côté, ne cesse d’accumuler des résultats en forme de mosaïque, des avancées toujours à relier à de nouvelles incertitudes.

43 Ce qui prolifère change de nature. En suivant l’histoire du lapin, il apparaît que la vision classique selon laquelle des acteurs partageraient une époque, un territoire et des ressources suivant certaines règles connaissables est remise en cause. Ici, l’ordonnance du monde est débordée par des trajectoires inattendues. Entre invention

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et destruction, elles nous donnent à voir les tribulations de « Jeannot » sous la forme d’un « échiquier de tricheurs ». Considérons un échiquier d’espaces et de temps assemblés de façon incongrue. Espaces et temps pliés, damier disparate d’histoires traversées par des flux ponctués de seuils. Et considérons des joueurs qui trichent, qui tentent d’imposer leurs propres règles. Leur « sens commun », catégories partagées, et leur « bon sens », orientations évidentes, supposent une partition de l’échiquier toujours particulière. Jeux sans bornes, dont les joueurs se multiplient et où personne ne gagne vraiment.

44 Le lapin est un animal modeste qui accompagne cependant l’homme occidental dans ses conquêtes territoriales. Ses tribulations laissent régulièrement derrière lui des marques de pouvoir. Elles soulignent les manières qu’ont certains de s’imposer et d’imposer leur monde en mobilisant les animaux. Mais tandis que les puissants assignent au lapin une identité et une résidence, celui-ci change de statut, se propage dans des lieux où il n’aurait jamais dû se trouver, ou suscite des rencontres imprévues, inopportunes. Car cet animal sans prétention semble doté d’un pouvoir qu’on ne maîtrise pas : il ne pose pas les règles, il ne les suit pas ; il les transforme. Et s’il est loin d’exprimer une force structurante comme d’autres espèces animales, capables d’agencer les paysages autant que de nourrir les villes, il est comme un signal feutré mais récurrent d’une histoire humaine qu’il figure dans la multiplicité de ses formes et de ses usages, et dont il fait activement partie. Le lapin trace le social mais s’invite aussi dans des jeux où il n’est pas attendu. Jeux que les habituelles catégories sociales ou naturelles ne suffisent plus à expliquer.

45 Empêtré dans une pluralité de devenirs, tantôt dépourvu de toute initiative, tantôt facteur de désordre, tantôt animal de compagnie, spécimen de laboratoire, tantôt gibier sauvage ou espèce envahissante, le lapin connaît manifestement différentes modalités d’existence, de la plus faible à la plus intense. Cette histoire se clôt sous la forme d’un début : elle découvre la nécessité d’une perception renouvelée de l’identité, comme une chose jamais achevée, s’ébauchant en permanence. Une invitation à regarder chaque mode en soi comme un art d’exister, qui peut concerner symétriquement les humains et les non-humains [Souriau ed. 2009 ; Stengers et Latour 2009]. Et c’est ainsi que nous voudrions poursuivre le puzzle proliférant de ces relations, qui surviennent sans prévenir ou s’évanouissent comme par enchantement.

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NOTES

1. Merci à Bernard Charlier, Isabelle Mauz, Marc Mormont et Danièle Prégardien pour la finesse de leurs remarques. 2. Littéralement : « faire du lapin ». On reconnaît bien là le pragmatisme anglais. 3. Littéralement : « hommes de la garenne ». 4. La forme « whitefella », dérivée de « white fellow », appartient au pidgin pratiqué par les groupes aborigènes. 5. Les termes « Dream-Time »et « Dreaming » désignent les lois et règles morales que les groupes aborigènes disent avoir reçues au temps lointain de l’institution du monde par les Êtres ancestraux. Le glissement de sens contenu dans « Dreaming » montre que les êtres créateurs sont des principes actifs qui continuent d’agir sur le présent en perpétuel mouvement plus que de simples ancêtres mythiques. Le mot désigne également les récits rituels, les danses et les motifs qui sont associés à la responsabilité de chaque individu et le dotent à la fois de droits et de devoirs [Glowczewski 1989]. 6. Voir La Libre Belgique, 17 août 2009 et Le Monde, 26 novembre 2009.

RÉSUMÉS

Résumé Le lapin européen est une espèce dont la prolificité légendaire pourrait suffire à expliquer la formidable expansion à travers le monde. Pourtant, on dit rarement qu’Oryctolagus cuniculus est également sédentaire au dernier degré. Si on peut, sans nul doute, en certains lieux, classer le lapin parmi les espèces envahissantes, cela n’est dû qu’à l assistance obstinée des humains. Les

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tribulations du lapin sont marquées de « captures », « rencontres » et « bifurcations », une collection d épisodes pris entre invention et violence destructrice qu’une logique linéaire ne permet pas de décrire. Elles sont pour nous un exemple type de ces proliférations qui s’échappent des multiples nœuds de relations hommes-techniques-nature et qui expriment la pluralité des modes d existence du vivant.

Abstract The European rabbit’s legendary proliferation might suffice to explain its incredible expansion around the world. What is seldom pointed out however is that Oryctolagus cuniculus is the ultimate homebody. If this sedentary being can be classified as an invasive species in some areas, it is due to obstinate assistance from human beings. The rabbit’s story is marked with “captures», “meetings” and “bifurcations», a series of episodes between invention and destructive violence that a linear logic cannot describe. This is a typical example of a proliferation stemming from the many relations between people, techniques and nature. It is an expression of the plurality of the modes of existence of living beings.

INDEX

Mots-clés : lapin de garenne , espèce invasive, lutte biologique, introduction d espèce Keywords : rabbit, biological control, invasive species, species introduction

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Vie et mort de la manne blanche des riverains de la Saône

Nicolas Césard

1 LES INSECTES, lorsqu’ils sont en nombre, effraient, et sont le plus souvent perçus comme des nuisances incontrôlables . Si la chaleur influence directement l’activité de certaines espèces – celles en quête d’humidité pour éclore ou en quête de végétaux à consommer -, les insectes les plus gênants – ceux qui piquent ou sont attirés par la lumière – incommodent les hommes en premier lieu. Les températures élevées bénéficiant aux insectes les plus prolifiques, ces derniers (hannetons, doryphores, cochenilles, insectes xylophages) menacent également, par leur voracité, les récoltes et les forêts.

2 Des chercheurs de l’INRA ont montré que le réchauffement climatique tend à se traduire par une augmentation des invasions biologiques par accroissement de la répartition géographique d une espèce ou par la conquête de nouvelles aires. Les fortes chaleurs de l été, en particulier, contribuent à la migration des insectes « tropicaux » vers des latitudes plus froides, à l exemple de la chenille processionnaire du pin (Thaumetopea pityocampa) ou du criquet italien (Calliptamus italicus) : ainsi, en Bretagne, on a pu observer des chenilles défoliatrices, connues pour leurs poils urticants et leurs pullulations très fortes ;de même, les médias ont récemment relaté, à la suite de conditions météorologiques favorables, la « remontée » de criquets venus du Sud.

3 Hormis l aspect spectaculaire, peu d invasions animales sont regardées ou anticipées avec bonheur par ceux qui les observent ou les subissent. Pourtant, les chutes abondantes d éphémères ont pris, dans le langage populaire, l appellation positive de « manne » ,du nom du phénomène « céleste » mentionné dans la Bible (Exode 16, 13-36). Les éphémères ne sont toutefois pas les seuls insectes qui, par leur nombre, peuvent passer du statut de « nuisible » à celui d’« utile ».

4 Certaines espèces néfastes à l’homme et à ses activités sont, en période d’émergence, également consommées. C’est le cas, en Afrique, de certains criquets ravageurs, dont une infime partie est détournée à des fins alimentaires par les populations qui en subissent les assauts. Les apports nutritifs des insectes les plus prolifiques sont connus de longue date (5 000 ans) : les restes d’environ 5 millions de criquets consommés ont

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ainsi été trouvés dans une grotte en Utah (États-Unis). En Amérique, en Afrique et en Asie, les essaimages de fourmis et de termites ailés sont souvent attendus ; au Mexique comme en Colombie, des torches enflammées sont passées au-dessus des nids d’Atta sp. pour en faire tomber les femelles, riches en protéines. Les éphémères, de même, étaient récoltés comme aliments en Thaïlande, au Vietnam et au Laos, et, en quantités immenses, en Chine [Bergier 1941]. En Chine, ces derniers étaient frits ou pilés dans des mortiers avant d’être mélangés à du miel et conditionnés dans des « petits tonneaux de porcelaine » .

5 La prolifération entomologique peut, pour les hommes, être synonyme tant de nuisance que d’abondance. Face aux phytophages ravageurs qui se multiplient lorsque leur plante-hôte est cultivée à grande échelle, les agriculteurs recourent à des insectes auxiliaires, prédateurs (carabes, staphylins, coccinelles) ou parasites, parfois aussi nombreux que les nuisibles qu’ils combattent. D’ailleurs, n’est-ce pas l’activité pollinisatrice d’un grand nombre d’abeilles qui donne sa valeur à une production aussi recherchée que le miel ?

6 À travers l’éphémère et son écologie, il s’agira de comprendre comment des famillles riveraines de la Saône en sont venues à s’intéresser à un insecte à l’existence brève mais invasive ; et de voir, une fois la prolifération passée, ce que nous apprennent leurs témoignages sur les différents changements qui accompagnent l’histoire récente du fleuve.

Les mannes d’éphémères

7 Trois espèces d’éphémères présentes en France sont concernées par l’appellation, régionale ou corporative, de « manne ». Une espèce principale est plus particulièrement désignée comme telle : il s’agit d’Ephoron virgo (Ephemeroptera : Polymitarcyidae, connue précédemment sous le nom de Polymitarcys virgo), dénommée, selon les régions, « éphémère vierge » ou « manne blanche » .

8 Principalement associée aux grandes rivières de plaine et aux fleuves, Ephoron virgo se caractérise par des émergences massives d adultes, sur une période courte, généralement le soir et pendant quelques jours d’été (en juillet ou en août selon les régions). La ponte des femelles suit l accouplement, et les adultes meurent très rapidement à l issue du cycle biologique, créant ainsi des tapis d insectes qui peuvent dériver au fil de l eau et constituer en surface une couche épaisse de plusieurs centimètres. Chaque cours d eau fréquenté par cette espèce connaît chaque année une émergence massive, suivie d une rapide décroissance les jours suivants. Des observateurs attentifs constatent des fluctuations dans la densité des émergences selon les années [Réaumur 2001 (1742) : 363-364]. Une autre espèce qui peut être concernée par l appellation est Oligoneuriella rhenana, un éphémère des grandes rivières à courant soutenu (Tarn, Dordogne, gaves pyrénéens), dont l émergence lors des belles soirées d été, entre juin et juillet, rappelle celle d Ephoron virgo, mais à des degrés souvent bien moindres.

9 Enfin, dans les régions ne connaissant pas ou peu les deux espèces précédentes, seuls les pêcheurs appellent « manne » les espèces du genre Ephemera, principalement Ephemera danica (ou « mouche verte »), dont les émergences, de mai à septembre, peuvent connaître, certaines années, des épisodes massifs. Si pour les entomologistes, Ephemera danica désigne la vraie « mouche de mai », les pêcheurs identifient souvent à

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cette appellation une dizaine de vocables [Brulin 2008 : 16], dont Ephemera vulgata ou « mouche brune » [Boisset 1942 : 20]. Tous les éphémères désignés collectivement comme manne comptent parmi les plus grands des éphémères français, ce qui les rend visibles à différents prédateurs. Les émergences font la joie des poissons et des pêcheurs à la mouche, qui peuvent alors les capturer. Les gobages sont observés avec attention [Brulin 2008]. Le soir généralement, les poissons, gavés par la manne, ne prélèvent plus que les insectes agonisant à la surface de l eau. C est ce frémissement à peine perceptible des ailes de l animal flottant sur l eau que le pêcheur essaie d imiter à l aide de mouches artificielles lors des fameux « coups du soir » [de Boisset 1942 : 145]. En effet, hors émergences massives, les pêcheurs utilisent des leurres d insectes ou d alevins. La confection de ces mouches « sèches », « véritable science » selon M. Ryvez [1927], s’inspire des différentes métamorphoses de la nymphe en adulte complet .

10 Expliquer le phénomène de la manne et son écologie, c est comprendre le cycle vital de l éphémère, de la larve aquatique (ou nymphe) à l’adulte ailé (subimago : préadulte et imago : adulte). Parlons d abord des nymphes. Les larves fouisseuses, comme celles d’ Ephoron virgo, sont de tailles variées. Toutes possèdent des mandibules dont le long prolongement antérieur équivaut ou dépasse l avant du corps, une tête petite mais large, et une première paire de pattes puissantes et robustes [Verrier 1956 : 153]. Leur corps cylindrique, tout comme leurs branchies recourbées sur l abdomen, facilite la progression dans les sédiments [Brulin 2008].

11 L’habitat d une même espèce est variable : les formes fouisseuses « typiques », qui creusent des galeries dans des fonds argileux, peuvent être abondantes sur des fonds de sable ou de fin gravier, voire sous les pierres de certains torrents [Verrier 1956]. Dans les rivières de plaine comme la Saône, celles-ci demeurent aussi bien au milieu du fleuve que près des berges ou en bordure des îles, s y nourrissant de débris organiques végétaux et de particules limoneuses. Le comportement de l insecte au stade nymphal est conditionné par l état physiologique de l individu à l approche de sa transformation en subimago et par les caractères du milieu (oxygène dissous et autres facteurs physicochimiques, mais aussi par la densité de la lumière, selon M.-L.Verrier [1956]).

12 Le cycle larvaire du genre Ephoron est univoltin et s étend sur une année avec une rapide croissance printanière. Après plusieurs mues, l insecte passe par le stade de subimago (préadulte) : la nymphe monte à la surface de l eau et effectue une mue en donnant naissance à un insecte ailé . Les émergences sont rapides. Les éphémères mâles sortent les premiers, avant la nuit ; les femelles, à la nuit tombée, parfois plus tard [Denis, Paris et Pillon 1936]. Très semblable à l’adulte complet mais incapable de se reproduire, le subimago quitte alors la surface de l eau. Sur un support végétal de la rive, parfois même en vol, il effectue rapidement une seconde mue imaginale, donnant naissance à l imago sexuellement mature.

13 Les observateurs notent la concordance entre l émergence et les dépressions barométriques (temps chaud et couvert, sans pluie ni vent). Les accouplements suivent de près les émergences. Les imagos mâles se regroupent en essaims (la manne « grise » ou « plumes » des riverains de la Saône) et partent, le long du fleuve, à la recherche des femelles. Le vol nuptial a lieu au-dessus de l eau, et la copulation est rapide. Les mâles tombent à l eau et meurent [ibid.].

14 La ponte est spectaculaire : les femelles fécondées libèrent, à la surface de l eau, les œufs réunis en deux longs cylindres, leur abdomen s ouvrant largement, voire éclatant au-dessus de l eau. Si les riverains décrivent les femelles phototropiques comme

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« montant à la lune » la nuit, des essaims entiers d individus n ayant pas pondu (la simple « manne » ou la « manne blanche » à cause de la couleur laiteuse des ailes) sont attirés vers les lumières des habitations des quais ou par les lumières disposées par les ramasseurs de manne pour les détourner du fleuve. L activité des insectes se ralentit progressivement jusqu à minuit.

Des nuées de papillons à la tempête

15 Les éphéméroptères sont les premiers animaux à avoir volé il y a 280 à 350 millions d années ; ils sont encore aujourd hui les plus anciens animaux ailés. Les premiers observateurs ont mentionné la brièveté de leur existence adulte avant d en décrire les principaux caractères morphologiques. L activité principale de l éphémère adulte étant la reproduction, sa durée de vie après l accouplement peut varier de quelques minutes à 1 ou 2 jours selon les espèces. Cette courte existence terrestre a donné lieu à différentes dénominations ayant une étymologie commune.

16 Aristote, Pline, Élien et d’autres ont désigné ces insectes des noms d’Ephemeron, Hemerobion et Monomeros, termes que les naturalistes modernes ont rapportés par la suite au genre « éphémère » (du mot grec « ephêmeros » : « qui dure un jour »). Aristote observe sur le Bosphore « un insecte ailé qui, vieillissant à mesure que le soleil baisse, meurt dès que cet astre est couché », mais se trompe sur le nombre de leurs pattes puisqu’il ne lui en attribue que quatre (Traité des parties, livre 3, chapitre 5). Un chercheur tchèque a récemment découvert que les éphémères étaient déjà mentionnés par les Sumériens, qui les nommaient «locustes d’eau» [Soldân 1997].

17 La fragilité des éphémères est soulignée, tant pour ce qui est de la brièveté de leur vie que pour ce qui est de leur forme adulte et aérienne. Leurs téguments offrant peu de résistance, il est admis que ce sont leurs œufs qui donnent son apparence et sa consistance à l insecte volant, mais aussi, lors des essaimages, son intérêt écologique et commercial. Leur vol médiocre devient, dès lors qu’ils sont nombreux, un phénomène naturel spectaculaire voire merveilleux : Chaque individu décrit des sortes de spires [... ] [Le vol est] tellement rapide qu’on a la sensation de rubans d individus [Denis et al. 1936 : 102].

18 Certains auteurs cèdent à la contemplation des émergences, les comparant même à des « danses féeriques » [de Boisset 1942 : 138]. Caractéristique de certaines espèces, le vol « pendulaire », c est-à-dire le comportement d essaimage au cours duquel un groupe d insectes maintient une position stationnaire par rapport à un élément du paysage, est propice à l imagination. Pêcheur naturaliste, L. de Boisset le compare à un ballet dont les premiers bénéficiaires sont les poissons [ibid. : 139]. Les émergences massives de millions d individus voltigeant à la surface des rivières et des étangs sont signalées par des naturalistes comme J. Swammerdam aux Pays-Bas [1681] et Réaumur en France [2001]. Probablement surpris par la pullulation des insectes, le premier parle de la « mouche » qui ne vit que cinq heures. Sans la décrire de façon aussi précise que Réaumur, il note des émergences sur plusieurs jours [Swammerdam 1681 : 41]. Guidé sur les bords de Marne par un pêcheur, Réaumur, quant à lui, rapporte avec acuité, dans son ouvrage de 1742, une émergence d’Ephoron virgo observée les 19 et 20 août 1738.

19 Lorsqu elles sont massives, les émergences surpassent les prédations habituelles et prennent, pour les hommes, un caractère invasif. Si certains désignent alors les

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éphémères comme des « mouches », leur aspect soyeux, leur attrait pour la lumière, et leur vol maladroit les identifient le plus souvent à des « papillons » . C’est d’ailleurs le nom que les riverains de la Saône leur donnent, même s’ils n’en ignorent pas le genre scientifique. L’imprévisibilité des émergences et l’abondance des chutes contribuent toutefois à en faire des nuisances attendues.

20 Réaumur observe une apparition d’abord progressive des insectes en début de soirée, puis rapidement, dans l’air, des vols « aussi fourni[s] qu’il l’est de flocons de neige lorsqu’elle tombe en grande abondance » [2001: 344]. Ces tournoiements de millions de « papillons » aux ailes blanchâtres, « une véritable pluie de petits insectes blancs » selon l’abbé A. -L. Letacq [1898: 88], évoquent encore, pour beaucoup, une tempête de neige. Sur la berge, les contacts avec les insectes incommodent le riverain , qui, pour s’en prémunir, doit fuir l’essaim, éteindre les lumières ou s’en éloigner. En effet, le phototropisme des femelles d’Ephoron virgo, s’il est exploité par les ramasseurs de manne, est aussi la principale cause de nuisance pour les habitants des bords du fleuve. Réaumur s étonne d’ailleurs qu’un animal qui ne vit et ne vole que la nuit ait « un amour aussi marqué pour ce qui est lumineux » [2001: 341].

21 Aux observations naturalistes succèdent les constats plus pragmatiques des riverains. Quand les vents ne poussent pas la manne vers l’intérieur des terres [Verrier 1943], les maisons et les quais éclairés sont les premiers exposés aux insectes. Les becs des réverbères attirent les femelles en nombre. Celles-ci tournent autour de la lumière, puis, épuisées, tombent au sol et pondent leurs sacs d’œufs, formant, avant de mourir, une masse frémissante.

22 Au petit matin, « des danses de la veille, il ne reste, sur les routes et à la porte des maisons, que les cadavres que les riverains s’efforcent de balayer » [Letacq 1898: 88] ou, parfois, d’enlever avec une pelle à neige . Le temps presse. Outre l’odeur de poisson des chutes en décomposition, certaines personnes asthmatiques ou allergiques sont sensibles aux particules aériennes laissées par les corps.

23 Les conséquences des émergences dans certaines régions peuvent être multiples. Aux États-Unis, les essaimages massifs du lac Érié dans l’Illinois sont tenus pour responsables de pannes électriques et de la dispersion de certains feux [Jones, Fager et Stone 2007]. Sur la Grande Saône, il arrivait fréquemment qu’à la fête patronale de la Saint-Philibert, les services de la ville de Tournus éteignent les quais et avancent l heure de fermeture des manèges face à l’abondance des chutes. Dans certaines villes, les chaussées, les trottoirs et les ponts, en raison de l éclairage public, des phares des automobiles ou de la brillance des revêtements des rues, se couvrent d’insectes Ces derniers rendant la chaussée glissante, les problèmes de circulation sont alors fréquents [Verrier 1956: 57].

24 Certaines émergences spectaculaires font ainsi les titres de la presse régionale et marquent durablement les esprits, comme la brève fermeture du pont de Tournus par les pompiers dans les années 1960. Plusieurs auteurs ont été intrigués par ces pontes, parfois qualifiées d’« aberrantes » [de Boisset 1942], sur les routes ou sur le toit des voitures à proximité des sites où les éphémères émergent. L. de Boisset note le piège que constitue la surface des routes par temps de pluie [ibid.: 38]. M. -L. Verrier, s’appuyant sur plusieurs observations, explique l attrait des insectes par l apparence luisante, mais aussi la chaleur dégagée par le goudron [1943: 171], une dernière hypothèse que ne confirme pas une étude récente [Kriska, Horvâth et Andrikovics 1998].

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25 Les émergences massives ne sont pas des nuisances pour tous: certains s adaptent à la prolifération en la mettant à profit. On a vu que les mannes représentaient une source de nourriture importante pour les poissons (truites, ombres, etc. ), mais également pour différents animaux comme les oiseaux, les amphibiens et les insectes. Du nuisible à l utile, il n y a alors qu’un pas. Si les émergences sur le lac Érié peuvent dissuader le tourisme pendant quelques semaines, la nuisance est temporaire et vite comblée par les bénéfices de la pêche commerciale et sportive qui lui succède. Les chutes d’éphémères y sont exploitées de façon occasionnelle ou permanente: certains riverains du lac ramassent ainsi les éphémères et les compostent avec des végétaux pour les utiliser comme fertilisant dans leurs jardins [Jones et al. 2007].

L’exploitation économique d’une prolifération

26 Alors que, pour la majorité des riverains des régions de grands fleuves, les émergences représentaient jusqu’à récemment des incursions intempestives dans le quotidien, plusieurs familles de la Grande Saône ont su très tôt tirer parti, en saison, de l abondance des chutes d’éphémères. À Saint-Jean-de-Losne, par exemple, les pêcheurs allumaient des torches de papier au milieu des essaims pour en faire tomber les insectes, qui leur servaient d appâts [Denis et al. 1936]. Les pêcheurs de la région ramassent encore cette manne si prisée des poissons et qui, une fois séchée, est utilisée comme amorce pour la pêche aux poissons blancs (gardons, brèmes, etc. ). D autres se sont servi, à des fins économiques, de l attrait des insectes pour la lumière. Initiée par des commerçants de la région, cette exploitation de la manne a, des années 1930 aux années 1980, donné lieu, sur les bords de Saône, à une « véritable petite industrie » [ibid. : 102]. La manne, et les œufs d’éphémères dont celle-ci était principalement composée, était alors traitée et conditionnée comme nourriture destinée aux oiseaux d’élevage insectivores.

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Ramassage des chutes d’éphèmères (Port d Ormes, 1965) Collection famille Leduc © Yves Debraine

Chutes d éphémères à Bujaraloz (Espagne) © Isidro Martinez, 2009

27 S’il est aujourd’hui difficile de reconstituer les débuts de ce commerce relativement discret, il semble que l’idée de son exploitation ait découlé de l’observation d’un négociant en graines : de passage dans le village d’Allerey, celui-ci aurait vu des fermiers vanner la manne pour nourrir leurs volailles. Les premiers ramassages

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auraient débuté à l’initiative d’une maison spécialisée dans la préparation de pâtées pour oiseaux : la maison Duquesne [Girard 1984]. Dans les années 1930, la récolte de la manne s’est étendue sur le cours de la Grande Saône, de Verdun-surle-Doubs à Lyon. À Port Guillot, au sud de Chalon-sur-Saône, on ramassait en 1935 plus de 1 000 kilos de manne sèche, et plus de 10 tonnes pouvaient être ramassées annuellement de Verdun à Chalon [Denis et al. 1936]. À partir des années 1950, et à l’initiative des différents grainetiers, les récoltes se sont étendues plus au sud sur une cinquantaine de kilomètres, notamment en amont de la ville de Tournus et à sa périphérie, les ramassages restant toutefois limités aux riverains les plus proches du fleuve.

28 L’exploitation des chutes d’éphémères dans la région de Tournus-Cuisery connaît son apogée au début des années 1960. Pendant plusieurs décennies, les badauds des bords de Saône pouvaient voir, dès les premières émergences, et ce chaque soir durant trois semaines, des familles de riverains disposer, sur les berges, des pièges lumineux. Par petits groupes et à bonne distance les uns des autres, les collecteurs y étendaient des bâches, voire des draps, surmontés de lampes ou de phares de voiture. Avec le temps, les lampes à carbure ont été progressivement remplacées par des phares ronds de véhicules (de tractions ou de 2CV), à la lumière tout aussi blanche, montés sur des trépieds en bois et alimentés par des batteries.

29 Certains riverains, plus chanceux, comme à Ouroux ou Gergy, branchaient directement leur installation sur le compteur de leur maison ou sur les poteaux électriques des quais. Les puissants faisceaux des phares étaient alors dirigés de la rive vers le milieu du fleuve pour couvrir la plus grande surface possible. Attirée par la lumière, la manne arrivait sur la berge, puis, redirigée par des ampoules peu puissantes, s’échouait sur les bâches placées autour. Beaucoup d’insectes piégés et tombés à l’eau pondaient sur les bords avant d’être repoussés vers le fleuve par le batillage des bateaux.

30 Pour ne pas être pris dans l’essaim, les ramasseurs s’activaient à l’abri des faisceaux. Si quelques-uns se souviennent avoir attiré la manne après avoir été vivement éclairés par le passage d’un bateau-citerne, d’autres n’hésitaient pas à aller en fourquette (barque à fond plat) « chercher le nuage », les émergences ayant lieu en différents endroits du fleuve : au Port d’Ormes, par exemple, un ramasseur, dont le bateau était équipé d’un phare et de réflecteurs de toile blanche, rentrait dans l’essaim puis le ramenait vers son installation située sur la berge.

31 Les familles ramassaient la manne au fur et à mesure qu’elle tombait sur les bâches. Les éphémères continuant de battre des ailes une à deux heures durant, les collecteurs plaçaient la masse frémissante dans des panières en osier en la remontant délicatement avec les mains. La température augmentait rapidement (« on ne pouvait pas garder les mains dedans ») ; il fallait donc ne pas trop remplir les panières pour aérer la manne et la « refroidir ». Vers 23 heures, les collecteurs se préparaient à sécher leur récolte. Jusque tard dans la nuit, la masse fragile était sortie et étalée en couches de quelques centimètres sur des cadres de bois grillagés et entoilés. Le tassement des chutes accélérant la dégradation, les personnes qui disposaient d’abris près des lieux de collecte étaient les mieux placées pour la traiter convenablement.

32 En effet, la manne, pour ne pas fermenter, nécessitait, le lendemain, du soleil et une bonne aération. Les récoltants devaient la brasser plusieurs fois au cours de la journée, la rentrer dès que le ciel se couvrait et chasser les nombreux oiseaux qui venaient s’en nourrir. Une fois sèche, les ramasseurs « frottaient » délicatement la manne pour en détacher les ailes, les pattes et les corps, puis la passaient lentement dans un tarare

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(vannoir à ventilation) pour enlever les poussières. Seul restait un amas jaunâtre d’œufs. Sèche, la manne perdait quatre cinquièmes de son poids. Le ramassage, commencé après les foins, autour de la Saint-Jean, s’achevait quelques semaines plus tard, au début de la moisson.

33 La manne sèche était conditionnée dans des sacs de jute avant d’être collectée par des courtiers ou apportée à des grainetiers de la région. Si, certaines années, des familles bien organisées ramassaient exceptionnellement 3 à 5 tonnes de manne sèche, la plupart ramassaient entre 500 kilos et 1 tonne. La manne étant rachetée à un prix élevé par les maisons de commerce spécialisées dans l’exportation de millet en grappes (le panic), les gains étaient importants pour les ramasseurs. Les grainetiers et leurs intermédiaires n’étaient toutefois pas en reste. Rémunérés au kilo, les courtiers allaient chaque nouvelle saison passer commande auprès des ramasseurs. Une fois vannés et apportés aux grainetiers, les œufs étaient conditionnés pour être revendus bien plus cher sous le nom approximatif d’« éphémères » ou de « manne » [Girard 1984]. Achetée principalement par des fabricants étrangers, allemands et anglais surtout, la manne entrait alors dans la composition de pâtées pour oiseaux, généralement en petite quantité.

34 L’exploitation de la manne est liée à la demande des grainetiers, à la disponibilité de la ressource et à la concurrence des ramasseurs. À la fin des années 1960, les chutes sur la Grande Saône deviennent moins abondantes. Devant les faibles récoltes, certains ramasseurs se découragent et abandonnent l’exploitation. La manne réapparaît pourtant au milieu des années 1970, relançant le ramassage. Au bout de quelques années, les chutes deviennent une nouvelle fois irrégulières. Certains collecteurs continuent de ramasser la manne, mais les récoltes aléatoires et l’apparition, en oisellerie et dans les élevages, d’autres insectes séchés (daphnies russes, musca : diptères mexicains), plus accessibles, rendent son commerce moins lucratif pour les riverains comme pour les grainetiers [Girard 1984]. À quelques rares exceptions près, les ramassages s’interrompent au milieu des années 1980.

Explications d’une « disparition »

35 Ce passage du « prolifique » au « rare », venu, pour certains, avec le déclin puis la fin du commerce, interroge les riverains. Comme d’autres phénomènes naturels, les émergences d’éphémères ont toujours été irrégulières d’une année sur l’autre, et leur arrivée difficile à prévoir . Si, comme à Ouroux, la floraison des joncs précédait d’une dizaine de jours la manne, celle-ci ne présageait en rien son intensité. De même, les émergences sur un site variaient d’un soir à l’autre, voire d’une heure à l’autre. Constitutive de la manne, cette imprédictibilité des chutes exigeait des ramasseurs une présence quotidienne. Dès lors, chaque année, la participation des familles au ramassage dépendait des résultats de l’année précédente et de l’abondance des premières chutes. Certaines familles laissaient passer une année puis reprenaient l’exploitation lorsque la manne revenait.

36 À la prolifération passée succède aujourd’hui la « disparition » de la manne. Les riverains n’expliquent ni l’un ni l’autre de ces phénomènes. La fin des émergences massives ne marque toutefois pas celle des éphémères : les insectes sont là, mais ils ne « montent » plus. Seuls les anciens récoltants, qui ont connu les années fastes, mettent en cause les transformations des sites précédemment exploités, et aussi, plus largement

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et de manière plus vague, les conséquences de l’aménagement du lit du fleuve sur l’environnement immédiat.

37 En effet, chaque été, les familles riveraines de la Saône constatent une diminution des chutes d’éphémères sur la portion de fleuve qui les concerne et l’associent à la dégradation visible des berges ; seuls les plus naturalistes des pêcheurs font le lien entre la baisse d’intensité des émergences, les faibles prises de poissons et les pollutions en tout genre . De façon générale, peu de riverains connaissent l’habitat et l’écologie de l’insecte au stade larvaire : les émergences sont attendues, mais les avis divergent sur les lieux de « sortie » : la manne vient-elle des bords ou du chenal ?

38 Autant les différences d’émergence d’une année sur l’autre ne surprennent plus personne, autant la diminution des chutes depuis le début de leur exploitation suscite des inquiétudes sérieuses. À partir de constats empiriques, certains avancent des hypothèses. S’il est dit que la manne apparaît plus tardivement lorsque l’on descend le cours de la Saône, les émergences, quelle que soit la commune où elles apparaissent, sont moins intenses et aussi plus tardives que par le passé. De Verdun-sur-le-Doubs à Tournus, les chutes, lorsqu’elles se remarquent, ne commencent plus mi-juillet mais début août, et ne connaissent plus leur ampleur maximale fin juillet mais mi-août, pour se prolonger plus tard dans le mois.

39 La température élevée du fleuve étant favorable à la manne, toujours selon les riverains, faut-il y voir la conséquence d’un bouleversement climatique, comme certains le suggèrent, ou celle d’un réchauffement tardif de l’eau de la Saône en été, lui- même conséquence de l’élévation du niveau d’étiage par des ouvrages récents destinés à faciliter la navigation toute l’année ? Une part de mystère entoure les conditions d’émergence de la manne et, plus particulièrement, son développement dans le fleuve.

40 Sur terre comme sur l’eau, les récoltants se souviennent des lieux propices à la manne et constatent une dégradation des milieux prospectés. Sur plus d’un siècle, la morphologie du fleuve a en effet considérablement changé. L’équilibre naturel entre une rivière, peu profonde à l’origine, et des berges, autrefois basses, s’est trouvé fortement perturbé par différents aménagements .

41 Les processus naturels d’échange au sein du fleuve sont désormais limités par la disparition des platis (milieux de faible profondeur caractérisés par un courant lent, un substrat meuble et une grande richesse faunique et floristique). La plupart de ces zones en contrebas des berges ont ainsi disparu par glissement après dragage du fond, ou ont donné des hauts-fonds noyés et d’autres définitivement exondés [Astrade 1995 : 155]. De même, la végétation densifiée (arbres et arbustes) sur certaines portions du fleuve contribue à l’instabilité des berges et favorise localement les processus d’érosion, générant ainsi de nouvelles zones de dépôt. Les riverains constatent la disparition des joncs et l’envasement des bords. Les berges ne sont plus aussi propres : « l’eau s’est troublée » ; « de nouvelles algues sont apparues », couvrant de vase le sable des bords, autrefois propice à la baignade. Revêtues de structures artificielles, les rives sont devenues, elles-mêmes, imperméables aux échanges [id.] : l’endiguement élevé a isolé et transformé les prairies alluviales du lit majeur, milieu connexe du fleuve qui, autrefois soumis à des crues régulières, apportait une quantité importante d’alluvions et de limon.

42 Si « la manne vient de là où c’est propre » , les pêcheurs et ceux qui, autrefois, allaient la chercher en barque au milieu du fleuve constatent également l’envasement du chenal depuis la fin des années 1980 et l’arrêt des dragages. La pente très faible

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favorisant les dépôts, le lit principal de la Grande Saône était exploité pour ses granulats, une activité économique importante et indispensable au maintien de la navigation dans le chenal.

43 Les observations des riverains soulignent, de manière indirecte, l’importance des fonds sableux pour les émergences : si plusieurs ramasseurs s’installaient près des gravières, cela montrait que les lieux les plus prisés pour les ramassages nocturnes étaient ceux dont le fond avait été récemment dragué. Or, si les dragages furent bénéfiques par certains aspects, il est possible que la suppression des bancs de gravier, voire le surcreusement du lit, ait mis à mal l’habitat principal des éphémères et privé le fleuve, restreint désormais au seul chenal d’écoulement, de mécanismes biologiques d’échange essentiels. À cela s’ajoutent la mise en suspension des différentes particules pendant les exploitations et le colmatage des berges par le batillage d’un fleuve rendu navigable, dans sa partie aval, aux gabarits Freycinet et européens.

Du riverain exploitant au riverain responsable

44 Le destin de la manne blanche révèle la place ambivalente des insectes dans notre société. Généralement ignorées, les émergences deviennent de véritables nuisances dès lors qu’elles sont massives et invasives. Mais, pour autant qu’elle soit régulière et utile, l’abondance d’une même espèce, aussi petite soit-elle, peut susciter un intérêt économique et modifier en partie le regard que portent sur elle ceux qui l’exploitent. Localisées, les activités autour de la manne restent toutefois liées à la disponibilité de la ressource : elles suivent l’activité biologique des insectes et s’arrêtent avec elle.

45 Les riverains sont les premiers à constater un dérèglement dans le passage de la prolifération à la raréfaction de la manne, qui leur semblait, il y a peu, intarissable. Du riverain exploitant les ressources du fleuve au riverain responsable de l’avenir de celui- ci, une nouvelle figure se dessine autour des espèces halieutiques autrefois les plus présentes localement. Sur la Saône, les insectes ont toujours joué le rôle d’indicateur : sensible au discours environnemental et à l’évolution de son cadre de vie, le riverain s’inquiète désormais et fait preuve d’une volonté de comprendre les changements en cours.

46 Lorsqu’ils regardent en arrière, ceux qui sont engagés dans l’exploitation de la manne voient, dans les ramassages, des marqueurs du temps qui passe. Si ceux-ci méconnaissent la fonction « sentinelle » que la science attribue aux éphémères, l’intensité des émergences leur donne chaque année des indices sur la dégradation des habitats. Si, cependant, les ramasseurs rattachent les aléas de la ressource et de son exploitation à l’actualité la plus récente, il semble que, faute d’une perspective d’ensemble des transformations qui affectent la Saône, ils en viennent à s’interroger sur l’impact des ponctions passées et sur leur propre rôle dans l’écologie du fleuve.

47 Dans les discours, les changements écologiques et l’évolution des modes de vie sont renvoyés dos à dos. Si certains idéalisent une nature qui n’est plus ce qu’elle était, plusieurs regrettent le temps où l’on vivait encore du fleuve et évoquent avec nostalgie les soirées d’été au cours desquelles les générations se retrouvaient pour attendre les insectes. Alors que les émergences marquaient l’activité économique, avec la fin de la manne et de son commerce, c’est une partie de la vie rurale qui disparaît. Pour beaucoup, les activités autour de la manne appartiennent déjà à une autre époque.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

Ce travail a été mené dans le cadre de l antenne « Ressources des terroirs » de l’unité de recherche écoanthropologie du MNHN et du CNRS. Il a bénéficié d’une subvention de la Société des amis du MNHN et du Jardin des Plantes. « Ravageurs et maladies dans un contexte de réchauffement climatique : résultats de recherche ». Voir http://www.inra.fr/la_science_et_vous/ La variété des dommages causés aux plantes par les insectes qui s’en nourrissent croît lorsque la température augmente. [Currano et al. 2008]. Voir « Sud Aveyron. Vorace criquet italien », La Dépêche du Midi, 21 juillet 2005. Voir aussi « En France, le climat a favorisé la pullulation des criquets italiens », Le Monde, 5 août 2006. Outre la douceur de l hiver, les nuages de criquets s expliquent par la mise en jachère de prairies qui, faute d être pâturées, favorisent la reproduction de certains criquets. Voir également M.A. Quinn et D.D. Walgenbach [1990]. La manne biblique (de l’hébreu « man ») est généralement identifiée au jus de saccharine exsudé par les tiges de différents arbres saccharifères, nourriture « céleste » produite sous l action de la piqûre d une cochenille (Coccus manniparus). Plusieurs exsudations végétales empruntent au livre sacré leur parenté. Produit par le frêne à fleurs (Fraxinus ornus), la manne de Sicile, comme celle de Calabre avant elle, était récoltée et vendue pour ses propriétés laxatives [Ponzio 2002]. En France, la manne de Briançon, qui se « déposait » les nuits d’août sur les feuilles des mélèzes (Pinus larix), était appelée « miel de l air » ou « céleste rosée » [Marchenay 1988 ; Rivière-Sestier 2000]. É. Bergier [1941 : 105] cite Sir Henry Berthoud : « Les éphémères frits rappellent un peu le goût légèrement acidulé de beignets aux pommes ; pilés, on les prendrait pour d excellentes confitures de groseilles. » (1860) La France compte 149 espèces d éphémères, regroupées en 37 genres [Thomas et Masselot 1996]. Voir aussi A. Thomas et G. Masselot [1996] pour la distribution d’Ephoron virgo en France. M. Ryvez [1927 : 28] cite l’exemple d’un amateur ayant conçu six modèles pour la même espèce (mâles et femelles subimago, imago et en fin de vie). À noter également l utilisation de mouches « noyées », c est-à-dire imitant les larves ou les nymphes âgées, mais aussi l utilisation, par les pêcheurs « au toc », de nymphes de trichoptères, de perlides et d éphémères (la « petite bête ») comme appâts vivant dans les courants. Cette transformation rend les insectes très vulnérables aux prédateurs. Les nymphes sont alors poursuivies par les poissons lors de leur remontée en surface mais, également, lors de leur transformation en subimago, immobile dans le courant. Les œufs coulent et se collent au substrat. L’éclosion suit la ponte de quelques semaines.

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Les chutes de Palingenia longicauda sur le fleuve Tisza leur ont donné le nom de « fleur d eau » en serbe. Voir, à ce propos, le reportage de J.L. Szentpéteri dans le National Geographic américain de mai 2003 (203, no 5 : 72-85). « Ce sont de très jolies mouches, qui doivent être rangées parmi celles que l’on nomme papilionacées. Car tous ceux qui n’ont pas assez examiné les insectes [... ] prennent pour des papillons les éphémères qu’ils voient pour la première fois. » [Réaumur 2001: 335] Les ramasseurs se souviennent des battements des insectes sous leur chemise, de leur contact humide et froid, mais aussi des œufs collés sur la peau. « Plusieurs fois je fus obligé d abandonner ma place [... ], ne pouvant plus soutenir cette pluie d éphémères qui, ne tombant pas ou aussi perpendiculairement qu’une pluie ordinaire, ou avec une obliquité aussi constante, frappait sans discontinuation et d une manière très incommode toutes les parties de mon visage. Des éphémères rentraient dans mes yeux, dans ma bouche, dans mon nez. » [Réaumur 2001: 341] Voir notamment « Swarms of Mayflies on Wing over Lake Erie », Pittsburgh Post-Gazette, 26 juillet 1999. Dans les secteurs touchés, des lampes au sodium sont de plus en plus utilisées pour éclairer les routes. Leur éclairage jaunâtre assure une bonne visibilité aux véhicules tout en attirant moins les éphémères. Selon É. Bergier, « la grande presse du 19 août 1938 signalait qu’à Ratisbonne [en Bavière, près du Danube] des phémères de grandeur exceptionnelle s’abattirent en couches si abondantes dans les rues de la ville et des environs que la circulation devint impossible » [1941 : 104]. Le prix variait d’un courtier à l’autre. La manne était payée environ 150 francs au milieu des années 1950 à Ouroux. L’entreprise Girard l’achetait entre 18 et 20 francs le kilo en 1960, 22 francs au début des années 1980 « Aussi les saisons des différentes récoltes ne sont pas mieux connues des laboureurs que le temps où les éphémères doivent paraître sur une rivière [ne] l’est pour les pêcheurs. » [Réaumur 2001 : 337] Les risques découlent principalement des techniques d’amendement du sol et des substances (nitrates et pesticides) solubles utilisées en agriculture. Au moment de notre enquête, un arrêté préfectoral daté du 16 février 2009 interdisait la consommation de certains poissons « de fond » prélevés en Saône en raison du taux de contamination élevé en PCB. Un phénomène observé ailleurs, notamment sur l’Aisne [Brulin ; communication personnelle]. Propice aux transports, la Saône a été aménagée en axe fluvial afin de permettre le passage des embarcations lors des périodes estivales. À la création d’épis (1835) ont succédé le dragage du chenal central et la construction de barrages-écluses (1870) [Astrade 1995 : 155]. Sensibles aux modifications de la qualité de l’eau et de la nature du substrat, les éphémères potamophiles, comme d’autres macro-invertébrés benthiques, sont des indicateurs très fiables du milieu aquatique.

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RÉSUMÉS

Résumé Alors qu’avec les grandes chaleurs les invasions d’espèces allochtones se multiplient, des invertébrés emblématiques des fleuves de plaine, connus pour leur prolifération, disparaissent sans que l’on puisse en déterminer précisément la cause. L’observation des émergences massives d’éphémères, tout comme leur exploitation, témoigne de l’intérêt qu’on leur porte : essaimages spectaculaires pour les uns, aberrants ou envahissants pour les autres. L’émergence des insectes aquatiques en une multitude d’adultes ailés est désignée du nom de « manne blanche », phénomène bien connu des pêcheurs et des riverains de la Grande Saône, qui, en saison, en exploitaient les chutes à des fins économiques. Attendue, bien qu’irrégulière et espacée dans le temps, la manne, dès lors qu’elle est absente, interpelle les acteurs sur les aménagements de la Saône et leurs conséquences écologiques.

Abstract While allochthonous species of multiply and become invasive during hot spells, the invertebrates associated with river plains are vanishing that are known for their proliferation. Little is known about the causes. The uses of these ephemera and the observation of their swarming period are evidence of the interest shown in them: these swarms can be seen as spectacular, aberrant or invasive. The metamorphosis of water insects into a multitude of winged adults is called a manne blanche, a phenomenon with which fishers and the people who work the Grande Saône for economic reasons, are familiar. This proliferation is expected but occurs at irregular intervals. When it does not occur, it forces people to raise questions about developing the Saône River and the environmental impact of their actions.

INDEX

Mots-clés : éphémères, collecte, Grande Saône, émergence, commerce, manne blanche Keywords : collection, commerce, ecology, emergence, ephemerid, The Saône river

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Controverses

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Les « bonnes » et les « mauvaises » proliférantes Controverses camarguaises

Cécilia Claeys

1 LE DELTA DU RHÔNE est un système socio-naturel fait d’hybridations, de compromis et d’arrangements. Les hybridations mélangent eaux salées et eaux douces productrices d’une grande richesse biologique ; les compromis allient production et protection ; les arrangements font de ce polder artificiel, issu de plusieurs siècles d’anthropisation, un symbole international d’une nature sauvage protégée. Ce triptyque camarguais – « hybridations », « compromis », « arrangements » -est un équilibre instable, l’aboutissement de conflits successifs entre des acteurs aux intérêts divergents, mais qui ont su, avec le temps, dans une conception très simmelienne du conflit – en tant que forme spécifique de socialisation [Simmel 1995] -, accorder peu ou prou leurs praxis. Cet équilibre instable expose la Camargue aux assauts de tout genre, de « toute nature ». Selon les époques, certains de ces assauts donnent lieu à des « crises » environnementales et/ou socioéconomiques (inondations, chute des cours des denrées agricoles...); d’autres, plus subreptices, résultent de l’arrivée de nouveaux acteurs socioéconomiques (professionnels du tourisme, rurbains... ) et de leurs intérêts respectifs, ou encore de l’introduction de nouveaux acteurs biologiques – ou « êtres non humains », selon la terminologie latourienne [Latour 1999].

2 Cet article se propose d’appréhender l’intrusion de certains de ces nouveaux acteurs biologiques, qualifiés, par les spécialistes, d’espèces exotiques « envahissantes » ou « invasives ». L’analyse sociologique, basée sur un corpus principalement qualitatif, portera sur les discours et pratiques des acteurs en prise avec une ou plusieurs espèces proliférantes camarguaises, depuis les acteurs locaux jusqu’aux acteurs nationaux et internationaux influençant, directement ou de façon plus diffuse, le territoire observé. Dans un premier temps, nous évoquerons les controverses taxonomiques qui animent la communauté scientifique au sens large du terme, incluant les scientifiques et les gestionnaires d’espaces « naturels » (généralement diplômés en sciences de la vie) que nous regroupons sous l’appellation « naturalistes ». Dans un deuxième temps, nous évoquerons l’ouverture de ces controverses à la société locale, dont les discours et

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pratiques hétérogènes contribuent à définir des proliférations « légitimes » ou « illégitimes ». Enfin, la question des « proliférantes natures » permettra de revisiter les paradoxes de la (re)création de la nature, où, tour à tour, s’opposent ou s’allient, « protecteurs », « producteurs » et « prédateurs ».

Proliférantes taxonomies et frontières perméables

3 Les débats qui animent la communauté scientifique tiennent tout particulièrement à des questions de définition. Qu’est-ce qu’une espèce invasive ? Est-elle forcément exotique ? Qu’est-ce, dès lors, qu’une espèce exotique (allochtone), et une espèce qui ne l’est pas (autochtone) ?

4 De ces joutes taxonomiques se dégagent quelques assertions, sinon consensuelles du moins partagées par le plus grand nombre. En premier lieu, une invasion biologique désigne « l’accroissement durable de l’aire de répartition d’un taxon » [Pascal et al. 2000 : 24]. Il n’y a plus de consensus dès l’instant où il s’agit de préciser si ces invasions sont spécifiquement d’origine anthropique ou si elles peuvent être « naturelles ». La littérature consultée et les entretiens réalisés vont dans le sens d’une origine exclusivement anthropique de ce processus, sorte de rousseauisme biocentrique (« la nature est naturellement bonne : c’est l’homme qui l’a pervertie »), illusion d’un athéisme naturaliste qui fait sienne la culpabilité judéo-chrétienne, avatar du péché originel et du paradis perdu.

5 Le témoignage rapporté par un gestionnaire d’espaces protégés, écologue de formation, en est une illustration. Participant à une campagne de capture menée sur le littoral camarguais par des universitaires, il raconte comment l’équipe de scientifiques a observé in vivo l’arrivée massive d’une espèce exotique : Et il en arrivait, et il en arrivait. Ça venait en volant d’Afrique, dans la nuit, c’était long comme ça, rien, d’une fragilité ce truc-là, et ça venait de se taper des milliers de kilomètres et ça arrivait. Donc, tu vois, c’est aussi un phénomène naturel. Si ça fait ça depuis des milliers d’années, ça a bien dû, il y en a quelques-uns qui ont bien dû marcher et on les a oubliés.

6 Admiratif de l’exploit réalisé par ces fragiles papillons exotiques, ce naturaliste distingue clairement ce phénomène naturel des introductions d’origine anthropique qu’il dénoncera plus loin dans son propos.

7 Que l’invasion biologique soit d’origine anthropique ou naturelle, elle résulte dans tous les cas d’une transgression de frontières spatiales et temporelles. Définir une espèce comme allochtone ou autochtone, c’est pouvoir répondre à deux questions au moins : estelle d’ici ou d’ailleurs ; et depuis quand ? Dans la littérature comme dans les entretiens, les naturalistes soulignent la difficulté de l’exercice, le manque de données et l’impossibilité de définir un point zéro.

8 Par-delà leur diversité relative, les réponses convergent vers une même « acrobatie taxinomique » [Boltanski 1979], glissant de «l’histoire naturelle » à « l’histoire des civilisations humaines ». La découverte de l’Amérique, qui symbolise les grandes colonisations, serait le temps t1 de l’aire des invasions biologiques ; la révolution industrielle et ses grands travaux d’aménagement serait le temps t2 ; la période contemporaine et la mondialisation des échanges serait le temps t3. Ces trois temps sont considérés comme autant de seuils d’accélération des introductions d’espèces et donc des risques d’invasion biologique. L’argument de l’augmentation, rapide à partir

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du XVe siècle puis exponentielle à partir du XIXe siècle, de la circulation des biens, des personnes et des espèces s’appuie sur des observations solides et des faits bien réels. Toutefois, un seuil contient aussi toujours une part d’arbitraire, qui n’annule pas totalement sa légitimité scientifique mais lui associe des dimensions sociales, culturelles et/ou économiques. Le choix du XVe siècle est associé explicitement, par nos interlocuteurs, à la découverte de l’Amérique et au début des grands voyages d’exploration et de colonisation. Et le XIXe siècle est associé à l’essor de la modernité. Le regard que pose l’intellectuel occidental contemporain sur ces périodes est tout à la fois empreint d’admiration et de culpabilité. Et l’image des caravelles de Christophe Colomb, apprise très tôt sur les bancs de l’école, appartient aux mythes fondateurs de la « civilisation » occidentale, prémices de sa gloire et de ses perversions. Ces trois phases de montée en puissance de la civilisation occidentale – colonisation, industrialisation, mondialisation – sont ainsi mises en regard avec trois niveaux de gravité d’invasions biologiques, dénonçant en cela les méfaits de la culture sur la nature.

9 Dans leur histoire romancée intitulée La fabuleuse odyssée des plantes, L. Allorge et O. Ikor partagent cette idée commune de « l’explosion [qui] eut lieu à la fin du XVe siècle ». Les auteurs soulignent toutefois : L’aventure des botanistes voyageurs n’a pas commencé avec le XVIIIe siècle, celui des Lumières, loin s’en faut. Sans remonter au soldat inconnu de l’armée d’Alexandre qui rapporta, dans sa giberne, de la vallée de l’Indus, deux ou trois plants de canne à sucre qu’il alla planter quelque part en Palestine ou en Égypte, ni au paisible conquérant arabe arrosant, sur quelques arpents andalous, une armée d’orangers venus de Chine ; sans évoquer non plus le moine du Moyen Âge qui, « au nom de la rose », dorlotait, dans le jardin des simples de son couvent, des plantes médicinales venues des « Indes » et dotées de toutes les vertus, on peut dire que, depuis la nuit des temps, hommes et plantes ont toujours voyagé de conserve, à la recherche d’un coin de terre où s’enraciner ensemble [2003 : 14].

10 Plus loin, les auteurs introduisent une nuance supplémentaire, signifiant peut-être, à qui veut l’entendre, que le seuil du XVe siècle ne s’appuie pas uniquement sur des considérations matérielles relatives à l’augmentation des déplacements, mais aussi sur des dimensions idéologiques, caractéristiques du Moyen Âge : Ces marchands voyageurs, pour la plupart vénitiens, furent sans doute bien plus nombreux à atteindre l’Inde, voire la Chine, que leurs rares témoignages ne le laissent supposer. Principale raison à ce silence : il leur paraissait inutile de dévoiler aux concurrents, aux ennemis génois, les secrets des Routes de la soie et des épices. En même temps, il pouvait être fort dangereux de raconter, sous la surveillance d’une papauté sourcilleuse, l’évidente supériorité de la civilisation chinoise, la considérable extension de l’islam à l’est et sa puissance marchande jusqu’au port de Hangzhou, le plus grand du monde, ou encore l’inexistence du prêtre Jean [ibid. : 29].

11 Ainsi, les données manquent, et les naturalistes doivent dès lors s’appuyer sur l’ancienne conception événementielle de l’histoire des hommes pour définir des critères biologiques.

12 Ce glissement taxonomique de l’histoire naturelle vers l’histoire humaine jette le doute sur la robustesse de la dichotomie nature/ culture. Cette dernière devient bel et bien paradoxale en ce qui concerne la Camargue. La mise en visibilité de ce paradoxe camarguais est au cœur de l’analyse sociohistorique pionnière développée par B. Picon dès 1978 [2008] et que nous proposons de revisiter à travers les notions d’« hybridation », de « compromis » et d’« arrangement » [Boltanski et Thévenot 1991].

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13 La réserve naturelle, considérée comme le joyau de la biodiversité actuelle des marais camarguais, est le fruit, bien involontaire au départ (un « effet pervers positif », dirait R. Boudon [1977]), d’un conflit d’usages entre une agriculture capitaliste-moderniste et une industrie salinière. La rencontre des eaux douces d’irrigation de la première et de l’eau salée de la seconde produit en effet un milieu saumâtre propice au développement d’espèces faunistiques et floristiques remarquables. Ainsi donc, ce qui est devenu la réserve naturelle de Camargue en 1927 résulte de l’interaction entre deux activités anthropiques nées de la modernité triomphante des XIXe et XXe siècles. Ce contentieux, et sa résolution, constitue une phase fondamentale du triptyque camarguais. L’hybridation (entre eau douce et eau salée) a donné lieu à un conflit dont l’issue a pris la forme d’un compromis (maintien de facto d’une zone tampon saumâtre) basé sur un arrangement (entre culture et nature). Dans ce cas, des activités anthropiques sont à l’origine de la « bonne santé » d’un écosystème, désormais protégé.

14 C’est ainsi que certains naturalistes s’inquiètent aujourd’hui du déclin de l’activité salinière camarguaise, voyant dans la fermeture annoncée de cette industrie la disparition possible d’un immense espace ouvert, producteur de sel, certes, mais devenu aussi l’habitat privilégié d’espèces protégées. Les salins dédiés à la production industrielle sont en effet propices au développement des colonies de flamants roses au point de contribuer à la sédentarisation de ce grand migrateur, pour le plus grand plaisir des touristes friands de cette espèce emblématique placée sous la surveillance bienveillante des naturalistes locaux. Mais quel peut être, dès lors, le statut de cette espèce migratrice sédentarisée ? Allochtone ou autochtone ? Sa sédentarisation peut- elle être la première étape d’une prolifération ? Et, plus largement, dans ce polder artificialisé par près de 500 kilomètres de canaux, entouré par plus de 200 kilomètres de digues, pris entre les deux bras du Rhône et la mer Méditerranée, quelles sont les espèces autochtones et allochtones ? Quelles frontières spatiotemporelles doivent-elles respecter pour acquérir le statut de « camarguaises » ? Qu’en est-il de ces espèces dites naturalisées, comme la bien-nommée Canne de Provence, plante asiatique introduite aux alentours du XVe siècle [Picon 2008], qui pousse en abondance sans, à ce jour, susciter d’inquiétude chez les naturalistes ?

15 L’idée qui sous-tend la notion d’espèces naturalisées est qu’il y aurait de « bonnes » exotiques. Deux critères principaux conditionnent cette qualification positive : son intégration non problématique à l’écosystème local ; son utilité auprès de l’espèce humaine, nourricière en premier lieu. « On fait la part des choses », explique cette botaniste. Une autre interlocutrice, qui fut en charge d’un guide sur les Plantes envahissantes de la région méditerranéenne , précise : Il y a une proportion, qui est vraiment de l’ordre de l’approximation, qui s’appelle la règle des 3 fois 10 % : il y aurait 10 % des espèces qu’on introduit sur le territoire qui se maintiennent ; 10 % qui arrivent à se naturaliser, c’est-à-dire qui se reproduisent toutes seules et mènent leur vie sans l’influence de l’homme [... ] ; et il y a 10 % de ces espèces, qui arrivent à se maintenir seules et qui deviennent envahissantes. Ça fait une proportion, enfin un ordre de grandeur, d’1 espèce envahissante pour 1 000 espèces introduites. Donc la majorité, la grande majorité des espèces exotiques introduites sont bénéfiques. C’est le cas de la tomate, de la fraise, de nombreux fruits. Inversement, l’espèce exotique aggrave son cas si, en plus d’affecter les écosystèmes chers aux naturalistes, elle perturbe les activités humaines et, plus encore, la santé, telle l’ambroisie, plante particulièrement allergisante.

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16 Ce dualisme implicite, distinguant les bonnes et les mauvaises exotiques, procède d’un va-et-vient entre un référent à la nature (bonne/mauvaise pour l’écosystème) et à la culture (bonne/mauvaise pour les activités humaines). Ce dualisme naturaliste n’est pas sans rappeler les dichotomies explicites du jardinier et de l’agriculteur opposant les bonnes aux mauvaises herbes et les espèces utiles aux espèces nuisibles. Le maintien de cette même binarité, par-delà le passage de taxonomies anthropocentriques à des taxonomies biocentriques, ne procède cependant pas d’une systématique inversion des statuts. Cette inversion s’observe chez certaines espèces particulièrement emblématiques, comme le loup et l’ours, hier nuisibles, aujourd’hui protégés [Micoud 1993]. Toutefois, selon les espèces, les systèmes classificatoires anthropocentriques et biocentriques peuvent s’opposer ou, au contraire, se renforcer mutuellement. Dans leur rôle de « lanceurs d’alerte » [Chateauraynaud et Torny 1999], les naturalistes n’hésitent pas à mobiliser des argumentaires anthropocentriques pour étayer leurs propos biocentriques. Cette logique argumentative s’observe dans la littérature internationale [Simberloff 2003] comme sur le terrain.

17 En Camargue, le ragondin se prête particulièrement bien à ces imbroglios anthropo/ biocentriques [Mougenot et Roussel 2006 ; Mougenot et Mormont 2009]. L’animal, au corps de castor et à la queue de rat, est introduit, puis élevé en France au cours du XIXe siècle pour sa fourrure. Ne rencontrant pas le succès escompté (pas assez noble, pas assez rentable), les ragondins ou myocastors sont relâchés. Ces derniers investissent leur milieu de prédilection : les zones humides et les cours d’eau. La Camargue, avec ses canaux et ses digues, est propice à leur installation et leur prolifération. Le myocastor y creuse des galeries de plusieurs mètres de long. L’atlas des espèces envahissantes établi en 2005 par le Parc naturel régional de Camargue (PNRC) dresse la liste des raisons pour lesquelles « la prolifération de cette espèce menace notre écosystème ». Sur les 7 points retenus, 3 appartiennent au registre biocentrique (biodiversité, dynamique hydraulique et habitat) et 4 au registre anthropocentrique (ouvrages, production agricole, santé animale, santé humaine). Indiquant que le ragondin est classé, par le juriste, dans les espèces nuisibles (4 arrêtés nationaux), l’atlas du PNRC exhorte les chasseurs à prendre fusil et arc pour l’éliminer au moment même où les touristes découvrent avec plaisir cet animal peu farouche, à la frimousse sympathique. Ce que déplore ce naturaliste : Actuellement la Camargue, c’est les ragondins. Combien de gens vont revenir de Camargue, bon, les flamants roses d’accord. Mais, au bord des routes, ils s’arrêtent pour observer les ragondins. Et ils vont garder ces souvenirs-là.

Proliférations légitimes et illégitimes

18 Face aux controverses taxonomiques internes à la communauté scientifique, les différents acteurs socioéconomiques répondent avec une assurance parfois déconcertante. Des oppositions émergent ici, tandis que des alliances se créent là où on ne les attend pas. Le cas de deux espèces végétales ornementales considérées comme invasives par les naturalistes, l’herbe de la pampa et le séneçon en arbre, est propice à de tels jeux d’acteurs. Introduites comme plantes ornementales dans les jardins pour leurs qualités esthétiques et leur rusticité, ces deux espèces sont aussi utilisées par les collectivités territoriales pour l’aménagement des routes et des ronds-points. Les entretiens semi-directifs réalisés en Camargue révèlent que les qualificatifs « invasif »

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ou « envahissant » attribués à ces plantes par les naturalistes ne sont pas ou très peu partagés par les autochtones ayant l’une ou l’autre de ces espèces dans leur jardin, ainsi que par les employés des collectivités territoriales en charge des espaces plantés de ces espèces. Certains n’hésitent pas à dénigrer le point de vue des scientifiques, le tournant en dérision ou s’y opposant radicalement. D’autres acceptent ce qualificatif, parfois nouveau pour eux, tout en relativisant ce problème bien secondaire. Même cette habitante qui se dit prête à enlever l’herbe de la pampa de son jardin si le Parc le lui demandait accueille de prime abord l’information avec amusement : Ben, euh... je dis que c’est un problème effectivement [elle rit en montrant son jardin]. Ça y est, je suis envahie là, hein [rires].

19 Un voisin moins conciliant rétorque : Envahissante ? Pas du tout. Ça s’arrache comme un rien. Ça peut pas envahir, ça...

20 Franchement agacé par ces questions sur l’herbe de la pampa qui lui paraissent saugrenues, cet autre habitant s’emporte : Moi, je pense que des mecs comme Bush et compagnie font beaucoup plus de mal que cette p... de plante. Donc c’est bon, quoi. On va pas se mobiliser contre l’herbe de la pampa !

21 Ces réticences vernaculaires à la notion d’espèce envahissante sont renforcées par l’idée que ces plantes semblent être camarguaises et même le sont. Ce qui est tout particulièrement visible pour l’herbe de la pampa. Malgré son nom dévoilant sans détour son origine géographique, celle-ci est choisie par les jardiniers amateurs et professionnels pour son statut supposé d’allochtone. Au service des Espaces verts de la ville d’Arles, le responsable indique : Moi, j’en ai mis pas mal au rond-point des Saintes parce que ça faisait un peu transition Camargue-joncs, donc j’en ai apporté pas mal. J’avais mis aussi là-bas du laurier, un triplex, tout ce qui est vraiment un avant-goût de ce qu’on va rencontrer plus loin en Camargue, des tamaris, des trucs comme ça...

22 La propension de l’herbe de la pampa à proliférer n’est pas considérée ici comme problématique : elle est même appréciée, considérée comme une espèce végétale locale ou couleur locale. Jusqu’à cet habitant qui se félicite d’avoir vu pousser au milieu de son gazon des pieds d’herbe de la pampa qu’il n’avait pas lui-même plantés.

23 Ces plantes sont cependant appréciées tant qu’elles ne gênent pas nos interlocuteurs dans leurs activités de loisir. Les chasseurs et pêcheurs tiennent en effet un autre discours. Le séneçon en arbre est tout particulièrement montré du doigt. Interrogé sur l’esthétique de cet arbuste au feuillage vert vif et à la floraison cotonneuse, ce chasseur, par ailleurs jardinier passionné, répond : Oui, il est beau, mais j’ai appris à le haïr.

24 Appréciant les sols humides, le séneçon en arbre investit les rives des canaux et les marais temporaires, lieux de prédilection pour la pêche et la chasse, transformant ces milieux ouverts en milieux fermés. Concrètement, les chasseurs sont les plus affectés par ce processus : en certains endroits, l’accès à leurs terrains de chasse est très réduit par le couvert épais des séneçons, qui, en outre, rebute le gibier d’eau, qui ne peut y déployer ses ailes. Cet autre chasseur explique : Ça modifie le milieu. Ça veut dire qu’à moyen, peut-être long terme, les espèces qui y vivent maintenant, qui se reproduisent, que nous chassons, à la limite, si ça se trouve, elles n’y seront plus. Voilà pourquoi nous on veut garder le marais tel que nos ancêtres nous l’ont légué, tel que la nature nous l’a donné, et puis le faire vivre et puis le maintenir dans le milieu.

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25 Les pêcheurs ne sont pas moins mécontents, qui voient dans le développement du séneçon un ennemi de la même veine que la jussie, cette plante aquatique qui obstrue les plans d’eau et les canaux. Le regard que ces usagers portent sur cette plante est directement corrélé à la gêne qu’elle cause à deux activités déjà contraintes par des réglementations qui en limitent la pratique dans le temps et dans l’espace. L’argumentaire déployé ici procède d’une démarche désormais classique de patrimonialisation et d’écologisation de la chasse et de la pêche [Fabiani 1984 ; Barthélémy 2006]. Chasseurs et pêcheurs souscrivent sans hésitation aux taxonomies naturalistes (« autochtone » versus « allochtone »), développant des stratégies de lutte contre ces deux espèces, avec le soutien scientifique et technique des gestionnaires d’espaces naturels : le PNRC et la Tour du Valat (réserve dotée d’un centre de recherche privé). L’union presque classique en Camargue de frères ennemis autour d’une cause commune [Claeys-Mekdade 2003b] s’observe de nouveau ici, « prédateurs » et « protecteurs » s’alliant face à un même adversaire venu d’ailleurs, renforçant de ce fait hybridations, compromis et arrangements locaux. L’hybridation procède, dans ce cas, d’une patrimonialisation entrelaçant « nature » et « culture », frayant un compromis entre « protecteurs » et « prédateurs », dont les successives ententes et mésententes sont autant d’arrangements.

26 D’autres espèces, en revanche, résistent à la fougue taxonomique de l’être humain et de sa communauté scientifique. Que dire notamment de ces abondants moustiques, autochtones millénaires, maillons premiers de la chaîne alimentaire au sein des écosystèmes et non moins vecteurs de pathologies touchant des espèces animales, sauvages et domestiques, ainsi que l’être humain ? Est-ce une « bonne » ou une « mauvaise » espèce ? Ce frêle mais agressif insecte fait l’objet de complexes échafaudages taxonomiques. Les moustiques des villes (Culex pipiens principalement) sont considérés, par les spécialistes eux-mêmes, comme de peu d’intérêt écologique, espèces animales perverties, investissant les miasmes de l’urbanité (égouts, fosses septiques, caves inondées). Les moustiques des champs cultivés (les différents aedes principalement) appartiennent peu ou prou au passé révolu d’une agriculture exempte d’insecticides. Tandis que les moustiques des espaces naturels (les mêmes aedes en fait) retrouvent avec délectation tout le confort de zones humides protégées par un ensemble d’outils juridiques, nationaux et internationaux, s’y multipliant à foison.

27 Partant de cet agencement taxonomique spatialisé, les naturalistes concèdent sans difficulté que le moustique des villes soit traité par des insecticides mais s’opposent toutefois à une démoustication des espaces naturels. Dans ce cas, et malgré les apparences conflictuelles que soulève cette question, les Camarguais partagent peu ou prou le même point de vue que les naturalistes car, s’ils souhaitent majoritairement une démoustication des espaces habités, ils reconnaissent aussi majoritairement le rôle des moustiques au sein des espaces dits naturels, pour lesquels les demandes de démoustication sont de ce fait nettement moindres [Claeys-Mekdade et Morales 2002].

28 Cependant, ce commode agencement spatial trouve ses limites dans l’aptitude qu’ont ces créatures ailées à se laisser porter par les vents, sur plusieurs kilomètres parfois, mettant à mal les frontières entre l’urbain, le rural et le « naturel ». Le « bon » moustique à la prolifération légitime en espaces dits naturels sort ainsi de sa zone d’assignation, venant s’associer aux méfaits anthropophiles du « mauvais » moustique des villes à la condamnable prolifération [Claeys-Mekdade 2003a ; Claeys-Mekdade et Nicolas 2002 et 2009 ; Claeys-Mekdade et Sérandour 2009]. La légitimité, toute mesurée,

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octroyée aux proliférants moustiques des espaces naturels camarguais repose sur une conception biocentrique du monde, qui tend à se diffuser à l’ensemble des populations [Dunlap et al. 2000], mais est aussi un prétexte culturel et politique : Le Camarguais, le vrai, ne craint pas les moustiques et sait vivre avec.

29 Support identitaire, le moustique proliférant est aussi considéré comme un garde- frontière tenant à bonne distance les « étrangers », ces citadins et touristes qui investissent (envahissent ?) la Camargue en période estivale, le temps d’un week-end ou plus.

30 Cette « tentation xénophobe » [Claeys-Mekdade 2003b] n’est pas une dérive secondaire : elle est inhérente au principe même de protection de la nature, comme l’ont souligné, à partir du terrain français, P. Alphandéry, P. Bitoun et Y. Dupont [1991] au sujet de ce qu’ils ont nommé « l’équivoque écologique », ou comme l’a également souligné M.-H. Mandrillon [1993] au sujet des revendications naturalistes au sein de l’ex-bloc soviétique. Lorsque les catégories scientifiques opposent explicitement autochtones à allochtones, l’équivoque se renforce. Lorsque, en outre, les taxonomies convoquent explicitement ou implicitement le dualisme « bonne » versus « mauvaise » espèce, la morale s’en mêle, opérant un nouveau glissement, cette fois d’un naturalisme rousseauiste vers un anthropomorphisme inavoué, voire inavouable. Certains auteurs, témoins du développement exponentiel de ce que J.H. Peretti [1998] appelle « the biological nativism », en dénoncent les dérives et en rappellent les traces laissées dans l’histoire. Gert Gröning et Joachim Wolschke-Bulmahn détaillent, dans ce numéro, l’attachement du IIIe Reich à l’éradication des plantes exotiques dans les jardins germaniques. M. Sagoff établit un parallèle dérangeant entre le vocabulaire relatif aux invasions biologiques et celui manié par les tenants d’une certaine vision des politiques d’immigration : Leurs caractéristiques indésirables incluent la vigueur sexuelle, l’absence de contrôle des naissances, la faible implication parentale, la tolérance pour les milieux « insalubres », l’agressivité et la prédation [1999 : 18 ; traduction de l’auteur].

31 Ce que fait également B. Subramaniam dans son article « The Aliens Have Landed ! Reflections on the Rhetoric of Biological Invasions » [2001]. Les mots ne sont pas neutres, pas même ceux nommant des concepts scientifiques. Les sciences de la vie prêtent tout particulièrement le flanc à ces inextricables ambiguïtés lexicales, usant abondamment, sinon abusivement, de l’analogie dans un contexte d’« émeute terminologique » [Lévêque 2001]. Ainsi naissent les controverses, contestant les taxonomies, bousculant leurs frontières. Tirant plus ou moins les leçons de ces joutes discursives particulièrement exacerbées outre-Atlantique, les naturalistes locaux ont fait le choix de la modération des formules et de la concertation. Au niveau régional, l’Agence méditerranéenne de l’environnement a dressé un catalogue des plantes envahissantes (2003), invitant, autour de la table, des naturalistes, des représentants des collectivités territoriales mais aussi des professionnels de la filière horticole. Ce guide limite les discours dénonciateurs au profit des propositions, invitant le lecteur à découvrir des espèces allochtones aux propriétés esthétiques et horticoles proches des différentes espèces invasives présentées. De même, l’atlas des espèces invasives (2005) établi pour le PNRC a une formulation moins guerrière que celles utilisées dans les années 1990 par les milieux naturalistes anglo-saxons publiant, sur Internet, des « listes noires » d’espèces exotiques. Mais si la formulation est plus douce, les dualismes sous-

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jacents n’en sont pas pour autant modifiés, et, on l’a vu avec le ragondin, la lutte peut être « armée ».

Interventionnisme naturaliste contre libéralisme horticole

32 Face à l’assaut de ces êtres biologiques affectant « l’équilibre naturel » des écosystèmes camarguais, naturalistes, chasseurs et pêcheurs constituent un front uni et se lancent dans une lutte acharnée. Arrachées, tronçonnées ou brûlées, traquées, piégées ou abattues, les belligérantes végétales et animales résistent et contre-attaquent. Au nom de la protection, le naturaliste fait alors alliance avec des ennemis qu’il a pourtant maintes fois combattus, à savoir les produits pudiquement qualifiés de phytosanitaires ou, plus prosaïquement, de chimiques.

33 Décrits par le naturaliste comme le recours ultime, les traitements chimiques sont effectués en collaboration avec la Fédération départementale de lutte contre les organismes nuisibles, principale instance habilitée à manier ces produits actifs, et bénéficient, du même coup, des subventions traditionnellement accordées au monde agricole dans sa lutte contre les espèces nuisibles au sens anthropocentrique du terme. L’obtention de ces subventions est une opération comptable astucieuse.

34 Pourtant, la compréhension doit dépasser ici le seul domaine de la rationalité économique. Il s’agit là d’une mise en pratique du réagencement biocentrique de l’ancien dualisme utile/nuisible. La collaboration technique entre les naturalistes et la Fédération départementale confère en effet des vertus biocentriques à un dispositif hérité de l’anthropocentrisme traditionnel puis moderniste de l’agriculture d’hier et d’aujourd’hui. Les mêmes dispositifs phytosanitaires sont de ce fait déployés tour à tour pour lutter contre des espèces considérées comme nuisibles, pour différentes raisons. La lutte anthropocentrique s’attaquerait aux nuisibles d’origine sauvage affectant l’activité humaine tandis que la lutte biocentrique s’attaquerait aux nuisibles d’origine anthropique affectant l’écosystème. Dichotomie abstraite cependant, qui, dans la pratique, est trahie par des luttes ambiguës concernant des espèces « nuisibles » d’un point de vue à la fois anthropocentrique et biocentrique. Plus largement encore, les luttes mécaniques et chimiques contre les espèces invasives menées au nom de la défense des écosystèmes exacerbent l’un des premiers paradoxes de la protection de la nature. Paradoxe qui conduit les tenants du biocentrisme à un interventionnisme accru. La protection de la nature devient création, voire recréation , sur la base d’un climax fantasmé [Drouin 1991]. Ce gestionnaire d’espace naturel décrit ainsi sa démarche : Moi, je suis vraiment dans une démarche « plan de gestion ». Parce que c’est assez rationnel. On a un milieu naturel, on regarde ce qu’il y a dedans [...] À côté, généralement, on met toutes les contraintes et facteurs qui peuvent avoir un intérêt ou un impact [... ] Et, en fonction de ça, on essaie d’avoir une vision un peu utopique, de vers quoi on veut [... ] Donc, qu’est-ce qu’il faut faire dans les cinq ans qui sont donnés ? Par exemple pour les espèces invasives [...], ça sera de surveiller l’occupation, la colonisation, l’objectif, ça sera de quantifier cette espèce-là. Les opérations, ça sera de cartographier, de mesurer, tous les deux ans. Puis de trouver de nouveaux moyens de lutte pour ces espèces.

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35 Un autre gestionnaire, plus critique, souligne, avec colère mais fatalisme, ce paradoxe de la gestion/(re)création de la « nature » qu’il vit au quotidien : Dans des endroits comme ça, on est obligé d’avoir des coin-coin, et on est obligé d’avoir des coin-coin quand il y a des visiteurs, et les visiteurs ils ne viennent qu’à la bonne saison.

36 Ainsi, pour attirer les canards, ce gestionnaire met en eau des marais en période estivale, période naturellement propice à leur assèchement et, ce faisant, contribue au développement d’une espèce exotique invasive – la jussie – mais contribue aussi au développement d’une espèce allochtone dérangeante : le moustique. L’écologue- gestionnaire découvre le cercle vicieux de l’interventionnisme. La main invisible qu’il souhaite poser sur la nature pour soigner les blessures que sa propre espèce a causées l’entraîne dans une artificialisation paradoxale à laquelle il semble ne pas pouvoir échapper. La gestion des espèces envahissantes exacerbe cette spirale de l’interventionnisme naturaliste. Cette spirale serait, à la gestion de la nature, ce que la spirale de l’innovation a été à l’agriculture moderne [Mendras et Forsé 1983] : une introduction en chaîne de procédés, culturaux ou gestionnaires, qui dépasse les seules implications techniques pour se faire moteur ou, tout au moins, courroie de transmission de changements plus larges, pas forcément désirés, pas forcément désirables. L’intervention naturaliste en appelle une deuxième, puis une autre...

37 Des tentatives de rupture de cette spirale infernale ont été menées çà et là. Dans le delta du Rhône, les gestionnaires des Marais du Vigueirat (spécialisés dans les visites naturalistes et l’éducation à l’environnement) ont mené, sur l’un des canaux de leur réseau hydraulique, une expérience allant dans ce sens. En prise avec des proliférations de jussie, ces derniers ont mis un terme à leurs pratiques d’arrachage et ont laissé la plante se développer. Après un emballement de la prolifération, un seuil de saturation semble avoir été atteint, la plante subissant, par eutrophisation, les méfaits de sa propre invasion, libérant dès lors l’espace qu’elle avait conquis au détriment des autres espèces. Rapportant cette expérience, un gestionnaire fait part des sentiments qui l’ont traversé, de ses inquiétudes, de ses doutes, puis de sa satisfaction. Il souligne toutefois la difficulté, sinon le risque, qu’il y a à mettre en œuvre, à grande échelle, cette gestion libérale (laisser-faire, laissezpasser) des espaces protégés . La plus grande difficulté que le gestionnaire doit affronter ici semble être l’inadéquation entre les échelles de temps : le temps long de la nature, dont l’illusoire immuabilité rend insoutenable, à nos yeux d’humains, la soudaineté des changements, se trouve en inadéquation avec le temps anthropique et ses exigences politiques et économiques.

38 Alors que les « lanceurs d’alerte » se livrent à une lutte parfois éreintante contre ces exotiques qu’ils considèrent comme envahissantes, les catalogues et sites Internet des grandes enseignes de l’horticulture vantent les mérites de certaines de ces espèces. L’herbe de la pampa en particulier fut très à la mode au cours des années 1980, comme l’indiquent nos interlocuteurs de la filière horticole, pour qui elle est aujourd’hui un classique. Leur argumentaire est avant tout marchand : Tant qu’elle sera demandée sur le marché, je continuerai à la faire [... ] Moi, je trouve ça moche, après il y en a qui trouvent ça joli.

39 Questionné sur le statut des plantes autochtones et allochtones, un représentant régional et national de la filière horticole répond : Mais aujourd’hui, si vous voulez, la plante est devenue mondiale. Elle voyage partout. Une petite plante, quand vous l’achetez, si elle pouvait vous dire le trajet

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qu’elle a fait, vous seriez fort surprise. Elle est peut-être partie de Sicile pour aller en Hollande, pour revenir à Paris et, ensuite, vous être redistribuée à Marseille. C’est tout à fait possible. Les plantes voyagent partout.

40 L’autochtonie des plantes est prise en compte lorsqu’elle peut être mobilisée comme argument de vente. Les horticulteurs et les gestionnaires d’espaces verts rencontrés évoquent la mode actuelle des jardins méditerranéens. Les premiers y voient un atout commercial ; les seconds des avantages techniques appréciables, comme l’indique ce technicien municipal : En ce moment, c’est la mode : il y a beaucoup de plantes méditerranéennes, donc, qu’on utilise sur les ronds-points, même dans les quartiers. Ça ne demande pas beaucoup d’entretien, ce n’est pas inesthétique, c’est vraiment de la région, donc je ne vois pas pourquoi on y mettrait du gazon anglais.

41 Toutefois, l’ennemi des plantes exotiques envahissantes ne pourra pas trop vite crier victoire. Car, si les appellations « jardin provençal » ou « jardin méditerranéen » évoquent, pour lui, une liste circonscrite d’espèces locales, elles sont, en revanche, synonymes de rêve et d’imaginaire pour le professionnel et sa clientèle, qui s’affranchissent aisément des lois de la botanique, comme le déplore cette naturaliste : Il y a un flou artistique entre plantes méditerranéennes, c’est-à-dire plantes des régions méditerranéennes, plantes supportant le climat méditerranéen, plantes tropicales supportant des conditions méditerranéennes. Quand on vous dit « plante méditerranéenne », c’est, au sens large, une plante qui n’est peut-être pas du tout méditerranéenne, qui va supporter des conditions méditerranéennes : il y a un flou artistique. Et c’est vrai que, du coup, pour les gens, il y a plein de gens qui s’imaginent que ces plantes-là sont natives.

42 Si les naturalistes dénoncent « la méconnaissance et le mercantilisme » des professionnels de l’horticulture et de la gestion des jardins et espaces verts, ils doivent aussi faire avec un autre type d’acteurs à l’argumentaire parfois acéré. Certains paysagistes avant-gardistes s’opposent en effet ouvertement à la lutte menée contre les espèces exotiques envahissantes. Les années 2000 sont particulièrement marquées par cette mouvance paysagiste contestant les anciennes frontières entre « naturel » et « domestique », « herbes utiles » et « mauvaises herbes », et prônant un « laisserfaire, laissez-passer » du végétal. Le XIIe Festival international des Jardins (Chaumontsur- Loire), qui a donné lieu à un ouvrage [Pigeat et Paye-Moissinac 2003], affiche une volonté explicite de requalification des mauvaises herbes, tout comme l’ouvrage de L. Deschamps et A. Maroussy [2004], Mauvaises herbes utilitaires du jardin. P. Vignes, pour sa part, dédie son ouvrage à la « splendeur et harmonie des plantes libres » : [... ] les plantes vivant en liberté, les unes sauvages, les autres échappées des cultures pour vivre leur vie sans assistance, mais aussi sans contrainte [2004 : 11].

43 Les attaques les plus vives sont certainement celles de G. Clément. Dans son Éloge des vagabondes, il dénonce : Quelle grille technocratique appliquer aux débordements de la nature, à sa violence ? [... ] La science vient à la rescousse : l’écologie, otage de ses propres intégristes, sert d’argument. Ici naît l’imposture : les calculs statistiques, la levée des recensements conduisent à un génocide tranquille, planétaire et légal. En même temps se dessine une imposture plus vaste : frapper de patrimoine le moindre caractère identitaire – un site, un paysage, un écosystème – afin de pouvoir en chasser tout ce qui ne vient pas le conforter [... ] Pour commencer, on s’en prend aux êtres qui n’ont rien à faire ici. Surtout s’ils sont heureux. D’abord éliminer, après on verra. Régler, comptabiliser, fixer les normes d’un paysage, les quotas d’existence. Déclarer ennemis, pestes, menaces, les êtres osant franchir ces limites.

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Instruire un procès, définir un protocole d’action : partir en guerre. Cet ouvrage s’oppose à une attitude aveuglément conservatrice [2002 : 9-11].

44 Ainsi, au moment où le jardinier et le paysagiste s’affranchissent d’une longue tradition « à la française » en acceptant de ne plus tout contrôler dans le jardin, en laissant entrer les « mauvaises herbes » et en permettant au végétal de s’approprier des bouts d’espace comme il l’entend, l’écologue-gestionnaire se fait jardinier de la nature : –Pour moi, un bel espace c’est quelque chose qui fonctionne le plus naturellement possible [... ] Mais ce qu’il y a, c’est qu’on n’a pas le recul. –C’est peut-être une question de patience ? –Oui, mais bon, en tant que gestionnaires, on est aussi payés, enfin, c’est notre métier, quoi. Tous les conservateurs de réserve naturelle et tout, ils sont évalués aussi sur leur capacité à sauver ou à maintenir de la biodiversité, qui est de plus en plus menacée non seulement par les espèces invasives mais d’autres trucs. –Pour un gestionnaire, c’est difficile de dire : je laisse faire et ça va se régler tout seul ? –Voilà : moi, j’arrive pas.

45 Écologues et jardiniers-paysagistes ont peut-être plus de points communs qu’ils ne le croient. F. Dubost s’interroge : Sauvegarder le sauvage, cultiver le sauvage : retour du naturel ou comble de l’artifice ? Étape ultime dans l’entreprise de domestication de la nature ou règles du jeu nouvelles qui préservent la liberté du vivant? [1997 : 23]

46 Les mésententes les plus rudes sont souvent celles qui opposent des acteurs ayant des centres d’intérêt proches. Écologuesgestionnaires et jardiniers-paysagistes ont en effet en commun la volonté de sublimer la nature. Ils ont en commun l’héritage des sociétés savantes d’acclimatation des siècles passés. La communauté scientifique d’où sont aujourd’hui issus les « lanceurs d’alerte » était hier un acteur central du développement des introductions volontaires. L’exemple de la Société nationale de protection de la nature (SNPN), notamment en charge de la réserve naturelle de Camargue, est, à ce titre, révélateur. Il y a encore quelques décennies, la SNPN s’appelait « Société d’acclimatation et de protection de la nature ». Baptisée à l’origine « Société impériale zoologique d’acclimatation », elle a été fondée en 1854 par Geoffroy Saint-Hilaire, professeur au Muséum national d’histoire naturelle. Le Muséum a toujours tenu un rôle important dans « la maîtrise de la nature exotique » [Kury 2001 : 6]. L. Kury, chercheure brésilienne, porte un regard instructif sur l’histoire de cette institution, centrale dans la compréhension de l’évolution des sciences de la vie : Depuis la fin de l’Ancien Régime jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle, la maîtrise de la nature par la science devient une activité fondamentale pour l’exercice du pouvoir [ibid. : 5].

47 Pour certains biologistes, cet héritage est une erreur de jeunesse de leurs prédécesseurs, qu’ils tentent de corriger (de racheter ?) en luttant contre la prolifération des exotiques. Pour certains paysagistes, cet héritage représente au contraire les prémices du « jardin planétaire» [Clément 1997 et 1999], élargissant la palette végétale mise à la disposition de leurs créations (débridées ?).

Conclusion

48 Une fois encore, la Camargue remplit son rôle de laboratoire socionaturel qui nous renseigne, à sa façon, sur les relations entre l’homme et la nature. En définissant une

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espèce comme étant d’ici ou d’ailleurs, d’hier ou d’aujourd’hui, l’être humain, qu’il soit scientifique ou simple résident, se livre à un exercice taxonomique, tout aussi indispensable à sa compréhension du monde que vain dans son exactitude, tant les objets se montrent récalcitrants et les frontières perméables. Les arrangements spatiotemporels observés ici s’appuient sur d’incessants glissements du biologique au social, et du social au biologique. Qu’ils luttent pour ou contre les espèces envahissantes, au nom de considérations biocentriques ou anthropocentriques, les différents acteurs rencontrés semblent en fait participer à une étrange dramaturgie au sein de laquelle ils se disputent l’interprétation d’un même rôle : celui de jardinier de la nature.

49 La Camargue est bien le théâtre d’une nature mise en scène par et pour l’homme. Le naturaliste cède au panoptisme , révélant que le biocentrisme proclamé n’est à ce jour parvenu qu’à instituer une autre forme d’anthropocentrisme. Peut-il toutefois en être autrement ? Les plus radicaux classent l’être humain au sommet des espèces invasives, ravivant, pour l’occasion, de vieilles théories eugénistes. D’autres, en revanche, concèdent une trêve dans les dénonciations culpabilisatrices de l’être humain. Les plus hardis, comme M. Rosenzweig [2003], qui propose une « Win-Win Ecology », ont fait le choix de prendre au sérieux la nature dans la ville. Nouveau paradoxe ou réconciliation entre nature et culture ?

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NOTES

La notion d’hybridation est particulièrement développée dans la sociologie de la traduction [Callon et Rip 1992 ; Latour 1999]. Elle est aussi reprise dans Les économies de

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la grandeur [Boltanski et Thévenot 1991] et mise en regard avec d’autres formes de résolution des conflits que sont le compromis et l’arrangement. Cet article s’appuie sur deux corpus principaux. Le premier corpus, relatif aux espèces végétales (herbe de la pampa et séneçon en arbre), est constitué de 43 entretiens semi- directifs réalisés auprès d’autochtones, de naturalistes, de gestionnaires d’espaces verts, de professionnels du paysage et de l’horticulture. Il comprend également une revue de littérature naturaliste (académique et militante) ainsi que des observations participantes effectuées lors de manifestations publiques relatives à la nature en Camargue. Cette recherche a été réalisée dans le cadre du programme « Invabio » financé par le ministère de l’Écologie [Charpentier et Claeys-Mekdade 2006]. Le deuxième corpus, relatif aux moustiques, est le fruit de plusieurs campagnes d’enquêtes qualitatives et quantitatives menées depuis 1995, successivement financées par le PUCA, le PNRC, l’EID-Méditerranée, le programme européen Life et le Conseil général des Bouches-du- Rhône [Claeys et al. 2009 ; Claeys-Mekdade t al 2002 et 2007]. Édité par l’Agence méditerranéenne de l’Environnement et l’Agence régionale pour l’Environnement Provence-Alpes-Côte d’Azur, 2003. Les points de vue sont partagés : en effet le ragondin a la tête et le corps du castor, mais il a la queue du rat. Voir notamment le programme de recherche « Recréer la nature » du ministère de l’Écologie (2007), consultable sur www.ecologie.gouv.fr Propos recueillis dans le cadre du travail d’observation participante Ce panoptisme, au sens foucaldien du terme [Foucault 2004], ici naturaliste, serait à l’écosystème ce que la médecine est au corps : un dispositif de contrôle de l’homme sur le vivant comme forme spécifique d’exercice du pouvoir, nommée « biopolitique ».

RÉSUMÉS

Résumé Cet article propose une approche territorialisée des controverses relatives aux espèces dites invasives ou proliférantes. Sur le sol de Camargue – symbole international d’une nature sauvage mais néanmoins issue de plusieurs siècles d’aménagement – les débats semblent exacerbés, rendant le dualisme anthropocentrisme versus biocentrisme plus frontal et plus paradoxal. Tandis que le naturaliste, au nom de considérations biocentriques, s’implique dans un interventionnisme en chaîne, s’alliant pour ce faire avec ses frères ennemis que sont les chasseurs et les pêcheurs, à l’extrême inverse, le paysagiste avant-gardiste, au nom de considérations esthétiques anthropocentriques, invite les jardiniers du dimanche à laisser les espèces cultivées et sauvages s’entremêler librement.

Abstract A territorialized approach is taken to controversies about so-called invasive or proliferating species. Camargue in France is an international symbol of a “wilderness” even though it has come out of several centuries of human toil. The controversy there about these species has exacerbated to the point of making the anthropocentrism/biocentrism dualism sharper and paradoxical.

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Whereas, for biocentric reasons, naturalists have taken part in a chain of interventions and thus become allies with their “natural” enemies – hunters and fishers – the avant-garde of landscape- developers are, for anthropocentric and aesthetic reasons, urging amateur gardeners to allow wild and domestic species to mix freely.

INDEX

Mots-clés : Camargue, espèces proliférantes, anthropocentrisme/biocentrisme, sociologie de l’environnement, France Keywords : anthropo-centrism/biocentrism, Camargue, proliferating species, sociology of the environment, France

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Comment gérer une prolifération Peut-on composer avec les criquets pèlerins ? Managing Proliferation. Can we make an arrangement with migratory locusts?

Antoine Doré

1 LES CRIQUETS PÈLERINS ont cette particularité de disparaître (ou presque) et de se faire oublier pour resurgir brusquement, quelques années plus tard, en immenses essaims . La faible fréquence des invasions et la très grande amplitude du phénomène invitent à s’interroger sur la capacité qu’ont les personnes affectées à réagir face à ces spectaculaires nuées d’insectes qui provoquent des dommages importants aux cultures et aux pâturages, dommages pouvant conduire à des perturbations socioéconomiques graves, qualifiées souvent de « catastrophes naturelles ». Même si ces acridiens sont parfois considérés comme une ressource alimentaire pour les humains [Touber 1977] ou pour le bétail, ils n’en sont pas moins présentés comme l’une des « pestes agricoles » les plus dangereuses de l’histoire [Delort 1982 ; Bodson 1991]. La spécificité des invasions des criquets pèlerins impose aujourd’hui une gouvernance et une gestion mettant en jeu des modes d’organisation bilatérale, régionale et internationale. La FAO joue un rôle clé dans la coordination de la lutte contre les essaims en période d’invasion et dans la surveillance des aires de distribution mondiale en période de rémission.

2 Dans la lignée des travaux portant sur la constitution des problèmes publics [Gusfield 1981 ; Cefaï 1996 ; Gilbert et Henry eds. 2009], nous proposons ici une lecture descriptive des actions collectives de lutte et de veille antiacridienne qui concourent à la problématisation d’un phénomène de bio-invasion en tant qu’événement à gérer. Au- delà des enseignements centrés sur la caractérisation des dynamiques biologiques de prolifération et compte tenu des retours d’expérience sur les risques collectifs et les situations de crise [Borraz, Gilbert et Joly eds. 2004], il convient d’adopter une perspective plus large en appréhendant les agencements problématiques et incertains de connaissances, de dispositifs, de pratiques et de discours qui constituent la figure composite des proliférations acridiennes. une telle approche nous conduit à questionner conjointement les modalités d’identification et de mise en existence de faits de nature et de faits de société [Latour 1991]. Nous souhaitons donc décrire et analyser les dispositifs de gestion des invasions de criquets pèlerins en tant

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qu’instruments d’enchâssement ou d’accommodement entre ces deux régimes de réalité [Barbier 2006].

3 Cet article s’appuie sur un travail d’observation participante mené au sein du Centre national de lutte antiacridienne de Mauritanie (CNLA) en 2003-2005, période de la dernière grande invasion. On reviendra, dans un premier temps, sur la mise en forme scientifique et technique de la menace acridienne qui participe à l’élaboration d’une stratégie de lutte préventive. À partir d’une analyse diachronique nous montrerons, dans un deuxième temps, les limites d’une conception technoscientifique de la lutte antiacridienne. Nous reconsidèrerons la gestion des proliférations de criquets pèlerins dans un contexte d’action plus large, et ce afin de rendre compte de la diversité des registres de traduction et des formes de coordination dont elle fait l’objet. En conclusion, nous tenterons de réinterroger la « mise en risque » [Gilbert 2003] des invasions acridiennes au regard d’une gestion plurielle, dont les conditions d’efficacité restent à inventer.

Mise en forme scientifique et technique de la menace acridienne

4 Les invasions de criquets pèlerins sont un fléau bien connu des temps anciens. Elles sont décrites, dans la Bible, comme la huitième plaie d’Égypte, et le naturaliste Pline l’Ancien faisait déjà mention de pullulations acridiennes en Cyrénaïque et en Tunisie. Au cours de ces époques reculées, et jusqu’au XXe siècle, l’espèce « criquet pèlerin » n’est identifiée comme telle que sous sa forme grégaire. Les « sauterelles » tombent littéralement du ciel, et toute invasion est impossible à anticiper.

5 Il faut attendre 1921 et la découverte du polymorphisme phasaire chez certaines espèces de criquets pour prendre conscience de la capacité des criquets pèlerins à passer de l’état solitaire à l’état grégaire [Uvarov 1921]. Des insectes d’apparences diverses, considérés jusqu’alors comme distincts, s’avèrent appartenir à une seule et même espèce, capable de développer des formes différentes et réversibles, tant sur le plan morphologique que sur les plans éthologique et physiologique. Les acridologues distinguent différentes phases de développement invasif : les phases de « rémission » durant lesquelles les populations solitaires de criquets pèlerins sont dispersées en très faibles effectifs dans les zones désertiques, loin des principales régions de culture ; les phases successives de « résurgence », « recrudescence » et « invasion » caractérisant un passage progressif de l’état solitaire à l’état grégaire, s’accompagnant d’une extension de l’aire de répartition des populations grégaires aux régions semi-arides (sub- sahariennes et méditerranéennes).

6 À la fin des années 1930, S.B. Uvarov [1937] souligne la nécessité de contrôler les populations de criquets pèlerins en surveillant les aires d’origine des invasions (aires « grégarigènes »). Il jette alors les bases d’une stratégie de lutte préventive [Lecoq 2001] qui s’imposera progressivement avec la mise en évidence des facteurs écologiques qui concourent à l’activation des mécanismes physiologiques de transformation phasaire. Mais il faudra attendre les années 1960 et l’important travail d’identification et de caractérisation des aires grégarigènes pour qu’apparaisse un véritable dispositif de gestion préventive, soutenu par la FAO et mis en œuvre par des unités de contrôle nationales et régionales.

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7 En précisant et en complexifiant l’explication de l’émergence des essaims, les acridologues construisent la figure d’un Schistocerca gegaria qui ne tombe pas du ciel, mettant ainsi à mal l’image apocalyptique de l’acridien perçu comme châtiment divin. Ils ouvrent les possibilités d’une maîtrise en multipliant les prises le long d’un gradient biologique de prolifération de l’insecte. Il devient dès lors possible de s’affranchir un peu plus du caractère aléatoire et spontané des émergences d’essaims grâce à la surveillance régulière et modérée de petits groupes de criquets au lieu de guerres imprévisibles et démesurées contre des essaims émergeant de nulle part. On passe alors d’une pratique de gestion de crise à la définition progressive d’une stratégie de surveillance d’un ennemi quasiment invisible, disséminé, retranché dans les zones les plus désertiques du globe. Tous les efforts de gestion se concentrent sur le moment particulier de transition entre le « rare » et le « prolifique ». Le gradient de prolifération devient le principal appui conventionnel [Dodier 1993] de la « mise en risque » des proliférations acridiennes. Il s’agit donc de se mesurer aux capacités qu’ont les criquets à grégariser pour éviter, autant que possible, d’avoir à affronter la forme invasive de ces insectes constitués en essaims difficilement maîtrisables.

L’épreuve pratique des débordements

8 La lutte préventive s’est donc imposée, mobilisant d’importants moyens financiers, techniques et humains. Mais cela n’a pas permis d’éviter la plus grande invasion des quinze dernières années, celle qui a touché toute l’Afrique du Nord entre 2003 et 2005. Cet événement constitue une véritable mise à l’épreuve du dispositif de gestion, mettant en évidence les limites d’une lutte centrée essentiellement sur une mise en forme scientifique et technique. L’enquête que nous avons menée au sein du CNLA permet d’esquisser une lecture diachronique du processus de gestion de cette invasion et d’identifier les principales contraintes qui pèsent sur l’organisation de la lutte préventive.

9 Au début de l’été 2003, des précipitations exceptionnelles arrosent toute la zone sahélienne – de la Mauritanie au Soudan -, créant les conditions écologiques favorables à la recrudescence des populations de criquets pèlerins. Dès le mois de janvier 2004, le CNLA commence à lancer, dans son bulletin d’information décadaire, des signaux d’alerte. La situation acridienne s’aggrave, et les moyens d’y faire face s’annoncent insuffisants. En février 2004, en raison de la rupture totale de ses stocks de pesticides, le CNLA déclare l’arrêt des opérations de traitement. Les zones infestées continuent de s’étendre sans que les équipes puissent intervenir. Ce n’est qu’à ce moment-là que, par des communiqués de presse, la FAO fait état de l’urgence de la situation. Malgré les alertes lancées dès l’hiver par les organismes de surveillance et relayées par la FAO, les promesses d’aide internationale n’arrivent vraiment qu’à l’été 2004 [Doré et al. 2008]. Faute d’avoir pu réagir à temps pour contenir les premières recrudescences détectées, des opérations de lutte à grande échelle deviennent très vite nécessaires. Au final, 13 millions d’hectares font l’objet de traitements chimiques par voie terrestre et aérienne. Le coût total des opérations est estimé à 500 millions de dollars [Belayneh 2005].

10 Le manque de réactivité de la communauté internationale est très souvent considéré comme le point névralgique de la lutte préventive. Un tel constat n’étonnera pas le lecteur familier des projets de développement. Néanmoins, il convient ici de s’attarder sur les modalités d’implication de l’assistance internationale en tentant de les

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reconsidérer dans un contexte d’action propre aux proliférations acridiennes. L’enquête que nous avons menée au sein du CNLA permet d’identifier deux facteurs importants pouvant expliquer en partie l’intervention tardive des bailleurs de fonds.

11 D’abord, la corrélation entre le pic de communication médiatique de la FAO et celui des montants débloqués pointe les effets pervers d’une assistance calculatrice qui prendrait de la valeur avec l’aggravation de la situation. Ces enjeux de visibilité sont ressentis et exprimés par un certain nombre de fonctionnaires expatriés des pays bailleurs de fonds. Ce qui transparaît par exemple dans le témoignage de cet agent de la Coopération française déplorant la mutualisation des aides de l’Union européenne, qui tend à gommer les efforts d’assistance spécifiques de chacun des pays membres donateurs : Ça n’a pas tellement plu à nos autorités, en particulier notre ambassadeur [... ] On a donné 5 millions [d’euros] et personne ne s’est aperçu de rien. On dit actuellement : « Pourquoi la France n’a rien fait pour aider la Mauritanie dans la lutte antiacridienne ? » [...] Ça, c’est un problème, le problème de visibilité. On a beau dire qu’on est européen, on aime bien quand même mettre en avant la France. Parce que la Mauritanie est un pays francophone. Donc, c’est un peu normal qu’on fasse apparaître nos liens privilégiés avec ce pays. Enfin, ça, c’était une parenthèse mais ça pollue pas mal de situations [... ] C’est le problème des diplomates, c’est pas mon problème. N’empêche qu’on le ressent quand même, ça, on le ressent.

12 Ensuite, si les représentants des pays donateurs reconnaissent volontiers être intervenus trop tardivement, ils tiennent également la FAO et les experts nationaux pour responsables de l’implication tardive des institutions donatrices. Les compétences de coordination de la FAO sont mises en cause, ce qu’illustrent les propos de ce représentant de la coopération espagnole à Nouakchott : Ce qu’on avait dit à la FAO à l’époque, avant que l’invasion ne se déclenche, c’était de faire une demande officielle auprès de la représentation espagnole là-bas, à Rome, au siège de la FAO [...] Mais la FAO n’a pas fait cette démarche, et alors on s’est retrouvé en août-septembre, et la crise était arrivée. Je veux dire que les sauterelles étaient partout. Tout a été ravagé et il n’y avait pas un financement de la coopération espagnole à ce moment-là [...] ni d’aucun bailleur. On a réagi tous très en retard. Même si on avait pu réagir avant, si la FAO avait fait son travail...

13 Par ailleurs, eu égard à la faible fréquence des invasions et à la complexité du phénomène de prolifération acridienne, la plupart des représentants des bailleurs de fonds en charge des projets d’assistance dans les pays affectés ne disposent pas de l’expérience requise pour être réactifs. Leurs actions dépendent alors largement de l’appui direct des experts sur place : On a commencé à recevoir les gens de la FAO et les gens du gouvernement qui nous disaient qu’on allait souffrir d’une invasion acridienne. Bon, on ne savait pas de quoi il s’agissait exactement. On s’est renseigné : il y avait les informations de l’autre invasion acridienne des années 1980, et bon [...] Là, j’ai commencé à apprendre beaucoup de choses sur le criquet parce qu’on a trouvé que le Centre de lutte antiacridienne n’était pas capable de nous dire exactement ce qu’il fallait faire et comment il fallait le faire. Qu’est-ce qu’il fallait embaucher, acheter ? [...] Ils étaient un peu débordés, ou beaucoup débordés lorsque la crise était très forte. Et les ressources humaines là-bas [au CNLA] sont très faibles [... ] On ne trouvait pas un leadership suffisant.

14 Les responsables des services nationaux de lutte antiacridienne sont dépassés par les événements et par les multiples sollicitations émanant des bailleurs de fonds. Le problème de la lutte contre cet insecte ravageur n’est plus seulement scientifique ou

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technique. La complexité des modes de structuration et de gouvernance des systèmes d’acteurs multiniveaux, constitutifs de la gestion des risques liés aux criquets pèlerins, vient se superposer à la complexité de la dynamique des populations de l’insecte et de son milieu.

Incertitudes et controverses au cœur de la lutte antiacridienne

15 Les points névralgiques que nous venons de souligner au sujet de l’implication tardive de l’aide internationale ne doivent pas donner l’impression d’un système dont les défaillances seraient strictement d’ordre logistique et organisationnel. Ce serait négliger l’ensemble des incertitudes et des controverses qui sous-tendent la gestion des proliférations acridiennes et participent des réticences de la communauté internationale à intervenir rapidement. Si la FAO et les pays affectés reconnaissent la lutte préventive comme étant « la seule solution réaliste au problème posé par le criquet pèlerin » [Martini et al. 1998], la dernière invasion de 2003-2005 tend à relancer le débat sur l’efficacité, la faisabilité et le coût d’une stratégie de veille et de lutte dont les résultats sont souvent difficiles à apprécier. Les doutes augmentent notamment chez les bailleurs de fonds dont dépend pleinement la gestion actuelle des invasions. Les désaccords qui animent les débats d’experts concernent trois grandes questions qui mettent en jeu la définition d’agencements sociotechniques au regard d’une dynamique de prolifération complexe.

16 La controverse porte d’abord sur l’évaluation des effets réels des invasions. Dans quelle mesure le criquet pèlerin a-t-il un impact significatif sur la production alimentaire ou sur l’activité économique des territoires touchés ? Il n’existe pas de données autorisant une évaluation satisfaisante de l’impact des invasions, et la définition des enjeux réels justifiant les efforts de surveillance et de lutte est l’objet d’interprétations diverses et contradictoires [Krall 1994 ; Joffe 1998 ; Hardeweg 2001]. En outre, les effets des opérations de lutte sur les dynamiques d’invasion sont difficilement mesurables. Ce qui fait d’autant plus douter de la pertinence des stratégies adoptées. La grande invasion de 2003-2005 en Afrique de l’Ouest a ravivé les interrogations quant à l’efficacité du dispositif de lutte préventive et aux capacités réelles à faire face à une situation d’invasion dans la région [Symmons 2009]. Enfin, de telles incertitudes poussent à replacer la gestion préventive dans un contexte plus large de choix stratégiques défendus par des experts de la lutte antiacridienne. Alors que de nombreux acridologues mettent l’accent sur le succès indéniable de la lutte préventive [Magor, Lecoq et Hunter 2008], deux autres « options » émergent de la littérature : la première consiste à laisser faire les invasions et à concentrer les efforts de gestion du risque sur la maîtrise des vulnérabilités par le développement de moyens compensatoires (assurance et aide alimentaire [Krall 1994 ; Hardeweg 2001]) ; la seconde consiste à définir des plans d’urgence et à attendre que les essaims soient relativement bien formés pour diminuer les charges liées à des opérations de surveillance jugées peu efficaces [Krall 1994 ; Hardeweg 2001].

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Les registres d’identification des invasions

17 Au-delà des défaillances logistiques et organisationnelles, d’une part, et des débats d’experts qui sous-tendent la définition des choix stratégiques de gestion, d’autre part, la problématisation des invasions acridiennes en tant qu’événement à gérer semble reposer sur des connaissances de la dynamique biologique de l’insecte « sûres et sans débat » [Latour 2004]. Mais si de telles connaissances permettent aux services nationaux de lutte antiacridienne de mener à bien les opérations de surveillance et de lancer à temps les alertes, elles ne suffisent pas à créer les conditions d’une prévention efficace, laquelle dépend de formes de coordination de l’action plus larges. Il convient alors de s’interroger sur la manière dont les différentes parties prenantes de la lutte antiacridienne identifient un phénomène aussi complexe. L’analyse des entretiens conduits auprès d’un panel élargi d’acteurs met en évidence l’hétérogénéité des figures employées pour identifier, dans un ensemble organisé, les entités qui structurent le dispositif de la lutte antiacridienne. Ces figures hétérogènes sont associées à des registres de traduction qui transparaissent dans les discours gestionnaires. En concentrant le regard sur l’entité « criquet pèlerin », on distingue nettement trois grands registres de traduction à l’origine de trois figures principales de l’insecte.

Traduction scientifique et technique

18 L’insecte porte le nom latin « Schistocerca gregaria », ce qui lui donne une signification taxonomique précise. Ce registre scientifique et technique domine très largement dans les services nationaux et internationaux chargés de la surveillance des invasions. Les bulletins d’information que ces services publient périodiquement en donnent un aperçu : La situation acridienne est caractérisée par la formation des bandes larvaires de

stades échelonnés, avec une dominance des stades avancés L4,L5, et la présence de groupes de jeunes ailés gris et roses et quelques ailés matures dans la majeure partie des zones de culture du sud, centre et nord de l’Adrar (19°23 et 19°29 N/13°39 et 15°34 W).

19 Toute rencontre entre les experts et les insectes donne lieu à une « signalisation ». L’ensemble de ces données techniques est alors consigné afin de cartographier et de suivre à la trace la progression géographique des populations et leur évolution biologique. Dans ce registre, il est rare d’évoquer le criquet pèlerin sans apporter de précieuses précisions sur le stade de développement biologique (œuf, larve, imago), l’état phasaire (solitaire, transiens, grégaire), la densité des populations ou encore les coordonnées géographiques des insectes détectés.

20 En fonction de ces informations et de leur mode de traitement, la signalisation déterminera le type d’intervention à pratiquer.

Traduction populaire

21 Le caractère massif et spectaculaire du phénomène, qui sévit jusque dans les capitales des pays affectés, est omniprésent dans le registre populaire : On a eu des essaims à Nouakchott, c’était spectaculaire [...] Il n’y avait plus une feuille dans le jardin derrière. Ils passent leur temps à bouffer, et quand ils n’ont plus rien, ils bouffent le bois et le plastique et, même, ils se bouffent entre eux !

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22 L’image du « criquet dévorateur » se combine souvent avec le motif religieux qui fait de ces insectes de véritables « soldats de Dieu » : Cette année d’ailleurs, il y a quelque chose que j’ai constaté : il y a eu une éclipse lunaire. Bon, généralement, les gens disent qu’une éclipse lunaire annonce une calamité. Juste quelque temps après, on a vu les criquets envahir le ciel. Est-ce que tout ça, ça n’a pas une certaine relation ?

23 Il est question d’une « calamité » dont « l’apparition » est plus ou moins liée à des phénomènes mystiques ou astrologiques. Les criquets « envahissent soudain de ciel » et suscitent des prévisions plus ou moins alarmistes : D’autres générations beaucoup plus coriaces, beaucoup plus affamées, vont venir.

24 Soit ils ne laissent rien sur leur passage, soit ils laissent présager une année d’abondance : C’est un bon signe [... ] une fois qu’il y a eu une invasion. C’est un signe précurseur ou annonciateur d’une année favorable.

25 En bref, ces pullulations sont tantôt une plaie, tantôt une bénédiction.

Traduction politico-administrative

26 Ici, « le criquet pèlerin est un fléau contre le développement rural de manière générale ». Dans ce registre, il est question avant tout des dégâts provoqués sur les richesses agropastorales du pays et de l’importance économique des invasions. On qualifie le criquet de « fléau national et international », et on le compare à d’autres : La lutte antiacridienne, c’est aussi important que la lutte contre le sida ou contre les armes. C’est une priorité pour les Nations Unies.

27 On évoque les problèmes de sécurité alimentaire qui en résultent et les campagnes de grande envergure qu’il est alors nécessaire d’engager. Il est rare d’aborder le sujet des invasions acridiennes sans évoquer les importantes sommes que fournit l’aide internationale et les diverses difficultés de gestion qui s’ensuivent : Et voilà, on a retiré notre système d’appui au développement rural petit à petit, et puis, au moment où il ne reste personne, paf ! catastrophe, les criquets arrivent. Et là, on a à gérer plus de fric qu’on n’en a jamais eu [...] On se trouve avec des sommes considérables qu’on n’a jamais eu à gérer, et il n’y a plus de dispositif d’assistance technique.

28 Les responsables politiques sont parfois soupçonnés d’instrumentaliser les campagnes de lutte pour leur caractère démonstratif et d’« escamoter les vrais problèmes » qui menacent les populations : C’est une situation alimentaire extrêmement grave pour une raison très simple, c’est que cette histoire de criquets a escamoté un autre problème : le problème de l’insuffisance des précipitations pluviométriques. Ça a caché un problème de sécheresse.

29 Le criquet pèlerin se retrouve alors au centre de polémiques sur la répartition de l’aide internationale au développement.

30 L’étude iconographique des archives de la lutte antiacridienne fait également ressortir ces trois grands registres de traduction. Les dessins illustrant la lettre d’information d’un ancien réseau international relatif aux acridiens sont éloquents à cet égard. On y reconnaît les différents registres d’identification décrits plus haut sur la base des entretiens que nous avons menés. De l’icône de la création à l’ennemi digne de la

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« guerre des étoiles » en passant par la tour de contrôle ultramoderne, le dessinateur n’a nul besoin de représenter une myriade de criquets pour activer le pouvoir évocateur de la pullulation (ill. ci-contre).

31 Il est également possible d’analyser l’hétérogénéité des modes d’identification des criquets pèlerins par leurs positionnements respectifs dans le discours, et ce à travers l’inventaire des antagonismes et des concordances dont font état les personnes interviewées, qu’elles voient les criquets comme des « alliés » ou comme des « détracteurs » des différentes entités humaines, organisationnelles et techniques, constitutives du dispositif de lutte antiacridenne.

32 Cette mise à plat révèle les agencements qui caractérisent la dimension contingente et équivoque des modes d’identification de la réalité acridienne. Ces mêmes registres de traduction peuvent s’appliquer à d’autres entités que nous avons suivies au cours de nos entretiens. On constate alors la place ambiguë des populations locales dans le dispositif de gestion des invasions. Au sein des services de lutte antiacridienne, celles-ci sont considérées comme des parties prenantes importantes du dispositif de surveillance. Le chef du CNLA estime par exemple que « 50 % de l’information acridienne provient des nomades et des paysans ». Les discours gestionnaires d’ordre politico-administratif présentent ces populations comme, d’un côté, des acteurs dont la vulnérabilité justifie tous les efforts et, d’un autre côté, des acteurs passifs, voire résignés. La figure du fatalisme est alors prégnante, comme le montre ce témoignage d’un fonctionnaire de la Coopération algérienne en Mauritanie : Les Maures sont fatalistes. Ici, ils disent que c’est le dieu qui amène les criquets. Ils disent que le criquet revigore les plantes [...] mais ça, c’est une logique de berger. C’est pour ça qu’ici l’enjeu est minimisé.

Sélection iconographique issue des lettres acridiennes SAS (Surveillance des acridiens au Sahel) publiées entre 1986 et 1992 par le CIRAD, Montpellier, France

33 Les représentants des associations agrosylvo-pastorales, quant à eux, se posent en victimes. Mais plutôt que d’insister sur la menace acridienne proprement dite, ce qu’ils montrent du doigt c’est plutôt les opérations de lutte, dénonçant notamment l’impact des traitements chimiques : La lutte antiacridienne a un impact négatif sur les populations et sur leur bétail. Nous considérons que les insecticides sont la cause de beaucoup d’avortements chez les animaux et de beaucoup de nausées et de rhumes chez les éleveurs, et même

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chez les animaux quelquefois [... ] Si, par exemple, la lutte antiacridienne était en commun accord avec nous, avec tous les acteurs, on pourrait éviter beaucoup d’avortements, beaucoup de machins...

34 Comme pour la gestion d’autres risques naturels [Adant et Mormont 1998], on pointe ici les enjeux importants mais peu visibles dont fait l’objet l’implication des populations locales à des stratégies de prévention élaborées dans une perspective technoscientifique.

35 La schématisation des modalités d’identification et de mise en existence des entités de ce dispositif traduit en fait l’existence d’une gestion plurielle des risques liés aux criquets pèlerins, portée par les traductions multiples des acteurs ancrés dans des cadres interprétatifs hétérogènes. Si les registres de traduction mobilisés peuvent être attribués de manière privilégiée à tel ou tel type d’acteurs, on constate néanmoins qu’une grande partie d’entre eux n’hésitent pas à passer d’un registre à l’autre en fonction du contexte d’énonciation dans lequel ils se trouvent.

36 Alors que le dispositif tend à se constituer essentiellement sur les bases d’une rationalité de type scientifique et technique, deux enseignements majeurs peuvent être tirés de l’analyse du discours gestionnaire. D’une part, d’autres valeurs et rationalités sont à l’œuvre et structurent les modes de fonctionnement du dispositif. D’autre part, les registres de traduction de l’entité « criquet pèlerin » révèlent la manière dont les acteurs se saisissent ou non d’une conception de la lutte antiacridienne fondée sur la connaissance du gradient biologique de prolifération des criquets. On remarque alors qu’en dehors d’un cercle restreint d’initiés, la menace acridienne n’est souvent identifiée que lorsqu’elle « tombe du ciel » ou lorsque les dégâts sont significatifs. La prise en compte des stades intermédiaires de prolifération, dont dépend pleinement la stratégie de lutte préventive, semble être circonscrite à un registre de traduction scientifique et technique relativement confidentiel au vu de l’ensemble des acteurs de la gestion des invasions.

Conclusion

37 La lutte organisée contre les invasions acridiennes s’est largement structurée au fil des avancées scientifiques et techniques qui ont accompagné l’émergence d’une rationalisation bureaucratique des problèmes. Pourtant, les sciences de la nature et, plus particulièrement, l’acridologie, qui nourrissaient tous les espoirs d’une victoire contre ce fléau, montrent leurs limites. Elles ne parviennent pas à répondre à toutes les questions qui se posent, et l’accroissement des connaissances écologiques ne semble plus corrélé à une meilleure efficacité de la lutte [Lecoq 2005]. L’implication des acteurs dans le monde unique et commun que ces sciences construisent relève d’une certaine utopie, et les scientifiques se voient contraints de composer avec les systèmes d’attachement multiples et complexes qui se nouent autour de cet insecte.

38 La stratégie de lutte préventive nécessite une maîtrise partagée des périodes de rémission. C’est dans ces longues périodes de calme et d’attente que se situent les points névralgiques d’un dispositif d’hommes et d’objets qui peinent à tenir ensemble sans criquet grégaire. L’efficacité du dispositif procède alors du maintien d’une vigilance commune face à une menace silencieuse.

39 Il apparaît donc important, au-delà de la communauté des acridologues, d’inventer les manières d’élargir les relations d’attachement et d’intérêt pour les « criquets

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solitaires » et pour leur « potentiel proliférant » sans pour autant imposer l’éviction d’un registre de traduction par un autre. Il convient alors d’adopter une approche pluraliste de la gestion et de « répartir l’unicité et la multiplicité tout autrement qu’en respectant la multiplicité parce qu’on sait de science sûre et sans débat ce qu’il en est de l’unité » [Latour 2004]. Une « diplomatie » [Stengers 2006] des registres de traduction pourrait ainsi être constitutive de l’efficacité d’un dispositif où, par exemple, des acridologues seraient prêts à composer avec les « soldats de Dieu » tout en offrant cette figure du Schistocerca gregaria qu’ils construisent.

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NOTES

Cet article doit beaucoup à Marc Barbier, qui m’a guidé tout au long de cette recherche. Je remercie également l’unité de recherche « Écologie et maîtrise des populations d’acridiens » du CIRAD et, tout particulièrement, son responsable, Michel Lecoq, sans qui cette enquête n’aurait pu être menée. Enfin, mes remerciements vont à Mohamed Abdallahi Ould Babah pour son accueil au Centre national de lutte antiacridienne (CNLA) de Mauritanie ainsi qu’à Céline Granjou, Marc Mormont et Catherine Mougenot pour leurs commentaires et leurs suggestions. Voir « Projet de valorisation acridienne dans la région du Vakinankaratra, Antananarivo », réalisé par les ONG CINS et ILO en 1998. L’ensemble des criquets qui peuvent se présenter sous deux formes (solitaire et grégaire) compose le groupe des locustes. Les criquets pèlerins sont les plus connus d’entre eux avec les criquets migrateurs (Locusta migratoria) dont l’étude a permis à

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l’entomologiste Sir Boris Uvarov de découvrir le phénomène de la transformation phasaire. Voir « Atelier sur les plans d’action prévisionnels pour la lutte contre le criquet pèlerin, Nouakchott », FAO/DLCC, 2004. Les entretiens ont été conduits notamment auprès d’ingénieurs et techniciens du CNLA, d’éleveurs, de représentants des bailleurs de fonds, des ONG, et de l’administration mauritanienne. Les discours gestionnaires sont conçus ici à la fois comme des outils de description et comme des outils de construction du dispositif de gestion. Ils sont l’énonciation d’agencements performatifs qui imputent au dispositif une cohérence ou une logique réflexive [Law 1994].

RÉSUMÉS

Résumé Les criquets pèlerins ont cette particularité de disparaître (ou presque) et de se faire oublier pour resurgir brusquement, quelques années plus tard, en immenses essaims. La faible fréquence des invasions, et la très grande amplitude du phénomène, invite à s’interroger sur la capacité des personnes affectées à réagir face à ces recrudescences spectaculaires qualifiées souvent de « catastrophes naturelles ». Cet article s’intéresse à la gestion des invasions de criquets pèlerins, et ce à partir d’un travail d’observation participante effectué au sein du Centre national de lutte antiacridienne de Mauritanie au cours de la dernière grande invasion de 2003-2005. Après avoir décrit la difficile « mise en risque » des proliférations acridiennes et mis en évidence l’existence d’une gestion plurielle de ces phénomènes, nous réinterrogeons l’efficacité de la lutte antiacridienne menée par les différents acteurs concernés.

Abstract Migratory locusts vanish (or nearly so) and then are forgotten only to suddenly swarm back a few years later. Given the low frequency and very wide amplitude of these invasions, are the affected human populations able to react to the spectacular recrudescence of these insects? How to manage a locust invasion, which is often said to be a “natural catastrophe”? Information is presented from a stint of participant observation at the Centre national de lutte antiacridienne in Mauritania during the last major invasion in 2003-2005. After describing the jeopardies related to the proliferation of locusts and the plural management of this phenomenon, the effectiveness of the fight against the locusts is brought under review.

INDEX

Mots-clés : criquet pèlerin, invasions massives, lutte préventive, Mauritanie, mise en risque, gestion plurielle Keywords : jeopardize, massive invasions, Mauritania, migratory locusts, preventive actions, plural management

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Les goélands leucophée sont-ils trop nombreux ? L’émergence d’un problème public

Christelle Gramaglia

1 LE GOÉLAND LEUCOPHÉE (Larus cachinnans michahellis) est un oiseau marin très répandu sur les côtes occidentales de la Méditerranée . Un comptage réalisé à la fin des années 1990 a permis d’estimer que 32 000 couples environ y nichaient. Les plus grosses concentrations d’oiseaux se situent dans le Var, les Bouches-du-Rhône, le Gard et l’Hérault [Beaubrun 1995]. Cette aire littorale compte en effet de nombreux sites protégés, à savoir des îlots, étangs et lagunes propices à la vie sauvage. Elle est également très urbanisée, et, selon l’INSEE, sa population est supérieure à la moyenne nationale. Cette densité d’occupation est génératrice de tensions : elle donne lieu à des conflits qui, sur ces territoires, opposent des populations d’oiseaux croissantes à des riverains et usagers, humains ou non humains [Callon, Lascoumes et Barthe 2001]. La presse locale s’en fait régulièrement l’écho avec des articles qui qualifient les goélands d’« envahisseurs » et osent la question de savoir comment s’en débarrasser. La réponse est malaisée car l’animal est protégé, du moins partiellement. Il est par ailleurs doté de qualités exceptionnelles qui le rendent difficilement contrôlable.

2 Le goéland leucophée, gros oiseau de la famille des laridés, est en effet omnivore. Sa grande capacité d’adaptation a favorisé sa multiplication. Opportuniste, il a diversifié son régime alimentaire et largement profité des ressources à sa disposition. Ainsi, le taux annuel de croissance des populations atteindrait aujourd’hui 10 %, avec un taux de survie des oiseaux adultes de 90 % [Lebreton 1995]. Cette « explosion démographique », pour reprendre l’expression des naturalistes, conduirait à une extension géographique des colonies et menacerait d’autres espèces et milieux naturels protégés. Ces craintes sont renforcées par l’échec relatif des mesures de limitation expérimentées jusqu’alors pour réguler des populations d’oiseaux jugées « surabondantes » [Vidal, Médail et Tatoni 1998].

3 Les termes qui disent cette prolifération sont variés. Ils ne sont toutefois pas tous équivalents. Les naturalistes refusent, par exemple, de parler de « nuisibles » [Micoud 1993] parce que le qualificatif est beaucoup trop normatif. Ils ne parlent pas non plus

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d’« espèce invasive » à propos des goélands. C’est que cet oiseau, bien qu’originaire des côtes atlantiques, fait, en Méditerranée, partie, depuis un siècle au moins, des écosystèmes, des paysages et même des sociétés. Ce n’est pas sa présence qui pose problème, mais ses effectifs.

4 Cet article est issu de deux enquêtes qualitatives menées successivement en Languedoc- Roussillon et dans la région de Marseille entre 1999 et 2001, enquêtes réactualisées en 2009. Ce qui nous permet de revenir, dix ans plus tard, sur l’élaboration des savoirs scientifiques sur les goélands et sur l’émergence récente de préoccupations sociales les concernant. Comment les chercheurs, ornithologues et naturalistes de terrain, en sont- ils venus à dire qu’il y avait trop de goélands ? Existet-il un seuil à partir duquel ces oiseaux se font trop nombreux ? Les impressions sont-elles les mêmes pour tous les acteurs en présence ? Comment, par exemple, les citadins et les industriels qui subissent des nuisances se sont-ils exprimés sur ce sujet ? En quoi leurs plaintes sont- elles spécifiques ? Comment, enfin, les pouvoirs publics ont-ils traité ces problèmes de cohabitation d’un genre nouveau ?

5 Nous discuterons des savoirs naturalistes relatifs aux goélands leucophée avant d’évoquer l’extension actuelle de la controverse portant sur leur démographie, et ce dans une perspective de sociologie des sciences et des problèmes publics [Gusfield 1981 ; Latour 1999].

Alertes scientifiques relatives à la prolifération des goélands

6 Les ornithologues sont intimement liés aux populations d’oiseaux qu’ils observent, comptent et baguent tout au long de l’année. Ainsi, ceux que nous avons interrogés en Languedoc-Roussillon travaillaient sur les goélands depuis de nombreuses années. Le responsable du projet de recherche en Provence-Alpes-Côte d’Azur était lui-même un spécialiste des laridés. Il les étudiait en même temps qu’il organisait la mise en place de mesures de conservation en Camargue. Plusieurs autres naturalistes participant au projet contribuaient également, depuis longtemps, à la conservation des îles de Riou et du Frioul, situées dans la rade de Marseille. Ils y jouent encore un rôle de gardiens de la biodiversité, définie comme bien collectif. Ils tendent donc à y exercer une fonction d’arbitre, non plus seulement pour préserver, des atteintes humaines, les ressources naturelles mais aussi pour limiter les dommages causés par la compétition entre des espèces dont la théorie darwinienne pousse à penser qu’elles sont inégalement qualifiées pour la survie.

7 Depuis les premières observations faites en Camargue dans les années 1950, les craintes des ornithologues à propos des goélands leucophée se sont précisées. Plusieurs programmes d’étude spécifiques ont été mis en place. Ces goélands, appartenant à une espèce en partie protégée jusque-là, seraient progressivement devenus trop nombreux. Comment d’indices épars sommes-nous passés, en quelques années, à un phénomène scientifiquement reconnu ?

8 Notre analyse prendra appui sur les textes du corpus que nous avons réuni, empruntant à l’ornithologie et à l’écologie appliquées. Elle se nourrira aussi d’interviews réalisées auprès de naturalistes, aussi bien universitaires que gestionnaires d’espaces protégés.

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9 Le premier article que nous avons retenu est un texte écrit en 1963 par un ornithologue de renom faisant figure de précurseur. Régulièrement cité dans les bibliographies, il traite des perturbations générées par l’augmentation des populations de goélands dans la région camarguaise et fait date dans la communauté des ornithologues liés aux principaux centres de recherche de Montpellier et de Marseille. Son auteur a été, semble-t-il, le premier à remarquer que l’augmentation des populations de goélands, « loin d’être naturelle, [était] une conséquence plus ou moins directe des activités humaines dont la pression [était] de plus en plus forte partout ». Il ajoutait : L’augmentation spectaculaire et artificielle du goéland argenté a causé en maints endroits une rupture d’équilibre dont les conséquences fâcheuses pour certaines populations d’oiseaux de mer ou de rivage n’ont pas tardé à se faire sentir et à susciter de graves problèmes [Blondel 1963 : 302].

10 Ce texte insiste particulièrement sur les conséquences désastreuses de la prédation. L’auteur s’inquiète de la menace que représentent les goélands pour les populations de tadornes, colverts, vanneaux, souchets et avocettes. Il note qu’en 1949 déjà, un de ses collègues lui avait signalé que des goélands s’attaquaient aux petits flamants, espèce emblématique de la Camargue s’il en est. Il nous alerte aussi sur les conséquences prévisibles de l’installation des goélands en milieu urbain. Il propose enfin que des mesures soient prises pour limiter les effectifs de goélands : [Car cet oiseau] a une place justifiable et un rôle écologique à jouer dans la bio.cénose camarguaise. Mais il doit pouvoir le faire sans devenir une menace pour les autres espèces [id.].

11 Il souhaite que des quotas stricts soient définis afin que « le goéland argenté (encore nommé indistinctement à l’époque comme son homologue nord européen) “plafonne” à un certain palier que nous lui interdirons de dépasser » [ibid. : 311].

12 L’article rend également compte des campagnes d’éradication expérimentales menées en Camargue au début des années 1960 pour rétablir un équilibre numéraire entre les différentes populations d’oiseaux. L’Office national de la chasse (ONC) et les fédérations locales ont été associées aux actions entreprises. Des appâts empoisonnés ont été déposés dans les nids, puis les dépouilles des goélands ont été ramassées. Outre le coût de ces opérations de grande ampleur et le temps passé, ces mesures se sont révélées moins efficaces qu’on ne l’avait espéré. Les premières années, 3 ou 4 colonies avaient été traitées, et les résultats avaient été insuffisants. Les années suivantes, les oiseaux s’étant dispersés, il aurait fallu viser 100 à 150 colonies pour un même résultat. De 1963 à 1994, 18 000 goélands de Camargue ont ainsi été exterminés sans que les populations en soient véritablement affectées. En effet ces oiseaux se sont montrés plus récalcitrants que les chercheurs ne l’avaient pensé : ils adaptent leur comportement et résistent ; ils tendent à se reproduire plus jeunes et pondent davantage. Dès lors, ces tentatives de limitation ont presque toutes été abandonnées, du moins à grande échelle.

13 Bien que les phénomènes de prédation ne soient pas systématiques et soient isolés, les naturalistes restent inquiets. Ils ont observé que les goélands colonisaient les sites les plus favorables à la nidification, forçant à l’exil et à la précarité d’autres espèces plus fragiles. Ils ont donc choisi de cibler leur action. Ils essayent aujourd’hui de préserver l’habitat des espèces précitées, exerçant une véritable fonction d’arbitrage territorial : On continue, même si les objectifs ont changé. On s’est aperçu après dix ou vingt ans d’action que le résultat était quasi nul. On ne pouvait pas tenir, d’abord en termes logistiques [... ] Dès qu’on s’arrête, ça remonte [... ] Il y a une très forte

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immigration d’oiseaux qui viennent d’ailleurs [... ] C’est un flux continu [... ] Notre but, aujourd’hui, ça va être d’essayer de vider quelques îlots parce que le problème numéro 1 identifié en Camargue, c’est la préemption des sites de nidification. Alors on va avoir une action précise : libérer des îlots où nichaient auparavant des colonies de sternes et de mouettes pour favoriser leur retour [...] À l’heure actuelle, tous les bons îlots sont occupés par les goélands, et les autres espèces à forte valeur patrimoniale n’ont plus d’autre choix que de quitter la Camargue ou de nicher sur des sites où le succès de reproduction est mauvais (entretien avec un ornithologue).

14 Leurs méthodes, moins ambitieuses mais plus ciblées, sont une manière de « rappeler à l’ordre » les goélands, sans espérer de changements majeurs. Les ornithologues ont pris conscience qu’ils pouvaient limiter certains dommages mais non maîtriser les processus biologiques. Leurs objectifs visent à réduire les nuisances en conjuguant plusieurs méthodes, à savoir la mise en place de dispositifs techniques plus ou moins bricolés pour empêcher la nidification sur des sites naturels sensibles, et ce via le dérangement ou l’empoisonnement des adultes et la stérilisation des œufs. Afin de faire de la place à d’autres espèces, comme sur les étangs palavasiens où, en 2008, 269 goélands leucophée ont été empoisonnés, soit environ 50 % des adultes recensés, au profit des lari-limicoles et des sternes.

15 Dans le corpus, une autre série d’articles aborde plus spécifiquement les conséquences écologiques de cette croissance, proposant un bilan de l’ensemble des nuisances générées. Les oiseaux y sont d’emblée présentés comme un problème. Ces articles ont été écrits par des naturalistes formés aux questions environnementales et non plus seulement à l’ornithologie. Ils traitent des îles de Marseille (Jarre, Plane et Maire, pour les principales), où nicheraient jusqu’à 17 000 couples (environ 68 % de la totalité des goélands recensés en PACA). Moins productives sur le plan biologique que la Camargue du fait de leur substrat rocailleux aride, ces îles possèdent toutefois des spécificités faunistiques et floristiques rares dont la vulnérabilité a servi d’indicateur pour évaluer l’impact environnemental des goélands leucophée. Elles représentent aujourd’hui de véritables microcosmes, « sites d’expérimentation de la nature elle-même » permettant d’étudier et d’envisager les conséquences immédiates de la prolifération des goélands à défaut de pouvoir définir un seuil démographique pertinent [Kohler 2002].

16 La problématique est claire. Il est question d’« une espèce d’oiseau surabondante ayant un impact sur la faune et la flore » [Vidal et al. 1997 et 1998], et même sur les « milieux naturels provençaux » dans leur ensemble. Parce qu’ils entrent en compétition territoriale avec d’autres espèces, qu’ils dérangent ou tuent à l’occasion pour se nourrir, mais également parce que leur seule présence dégrade les sites, les goélands apparaissent comme une menace sérieuse pour la biodiversité. Au-delà de la prédation de puffins ou de petits lézards, ces oiseaux, en raison de leur nombre et de leur densité sur une surface réduite, provoquent des perturbations d’ordre physique et chimique qui, selon les scientifiques, « dénaturent les archipels ». Les sols se gorgent d’azote et la végétation s’appauvrit sous l’effet du piétinement, de l’accumulation des fientes et des matériaux rapportés de l’extérieur. Ainsi, des végétaux autochtones disparaissent au profit d’une friche uniforme. La spécificité des écosystèmes insulaires de Riou et du Frioul, de même que leurs limites spatiales, permet d’évaluer précisément l’ampleur du phénomène. Impuissants, les naturalistes, qu’il s’agisse de chercheurs ou de gestionnaires du site, ne peuvent que constater les dégâts. Ils ont recours à quelques techniques d’atténuation des dommages comme en Camargue, principalement la stérilisation des œufs de goélands. Ils sont cependant très prudents parce qu’ils

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craignent que leurs interventions n’entraînent un accroissement de la colonisation dans les villes, où les risques sont différents et leur capacité d’action réduite.

Les causes de la prolifération des goélands

17 Les inquiétudes des ornithologues se sont amplifiées du fait de l’existence d’un précédent relaté dans la littérature scientifique et qui donnait une idée des risques encourus. En effet, sur les côtes bretonnes, un autre laridé, le goéland argenté, posait déjà, depuis quelques années, de nombreux problèmes. S’agissant de cet oiseau, les densités sont bien plus fortes que celles du goéland leucophée et laissent penser que l’expansion des populations méditerranéennes n’a, pour le moment, aucune raison de faiblir. Cet exemple a été particulièrement mobilisateur. Il a donné aux naturalistes des motifs d’inquiétude supplémentaires car la force d’une alerte repose en grande partie sur la possibilité de faire référence à des précédents [Chateauraynaud et Torny 1999].

18 La mise en série d’événements et de phénomènes comparables permet ainsi de construire des scénarios et des espaces de calcul. Avec l’exemple des goélands argentés, ces naturalistes ont trouvé de quoi lancer une véritable alerte au-delà de leurs cercles professionnels, usant pour ce faire d’un argumentaire qui insiste sur les origines du phénomène.

19 Identifier les causes de la prolifération des goélands est d’ailleurs l’objet du dernier ensemble d’articles étudiés. Celles-ci sont multiples. Si les goélands prolifèrent, c’est, selon les naturalistes, parce que nous leur donnons les moyens de le faire [Duhem 2000]. Le développement des rizières, l’intensification de la pêche côtière et la stabilisation du niveau de l’eau en Camargue ont favorisé les goélands au détriment d’autres espèces. L’extension des décharges à ciel ouvert en divers endroits du territoire a considérablement accéléré le phénomène. Les goélands ont trouvé en ces lieux des ressources alimentaires abondantes et variées tout au long de l’année, notamment à proximité des grandes agglomérations côtières comme Marseille. Ces problèmes dépassent largement le champ de compétence des scientifiques et mettent directement en cause le fonctionnement de nos sociétés : Le problème « goélands » est lié au problème des décharges, qui est un facteur extérieur aux sites dont on s’occupe [... ] Tant que le problème n’est pas réglé au niveau des décharges, tout ce qu’on pourra faire, ça restera une goutte d’eau (entretien avec un ornithologue).

20 Comme les naturalistes ne pouvaient agir seuls, ils ont cherché à intéresser à leurs études un certain nombre d’acteurs extérieurs, insistant d’abord sur les conséquences prévisibles de la fermeture des décharges, qui contraindrait les goélands leucophée à se rabattre sur d’autres sources de nourriture, probablement des espèces plus vulnérables, mais certainement aussi l’agriculture. C’est donc à un véritable travail d’enrôlement qu’ils se sont livrés, et ce afin de faire converger leurs préoccupations avec celles d’un public plus large [Latour 1989]. Ils ont notamment montré que l’augmentation des populations de goélands aurait un impact sur les villes, où, prévoyaient-ils, les nuisances allaient s’intensifier. Souhaitant attirer l’attention des autorités et du public, ils ont initié une importante enquête portant sur le régime alimentaire de ces oiseaux, décidés à montrer du doigt les causes anthropiques de leur expansion et aussi à pointer les responsabilités.

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21 Les ornithologues et les naturalistes gestionnaires d’espaces ont trouvé des preuves de ce régime alimentaire dans les pelotes de régurgitation de différentes populations de goélands leucophée. Ainsi ont-ils pu comparer le taux de reproduction des oiseaux se nourrissant principalement sur les décharges avec celui d’autres oiseaux, nichant plus loin et ayant des habitudes alimentaires diversifiées [Duhem et al. 2002]. Les résultats confirment leurs premières suppositions : non seulement les goélands des îles de Marseille se nourrissent majoritairement sur les décharges mais ils les fréquentent avec encore plus d’assiduité en période de nidification. De plus, les couvées des oiseaux nourris de nos déchets sont plus nombreuses, leurs œufs sont plus gros et leurs poussins ont de meilleures chances de survie que les autres. Les naturalistes en ont conclu que les goélands profitaient largement des conditions de vie améliorées que nous contribuons, bien malgré nous, à leur offrir. Ce recadrage orienté vers les causes sociales d’un phénomène antérieurement pensé comme essentiellement « naturel » et circonscrit à des territoires particuliers a été un moyen de « déconfiner » la controverse et d’intéresser un nombre croissant d’acteurs.

22 Ces observations bouleversent cependant les savoirs et habitudes de travail des naturalistes. Les goélands vivant dans une très grande proximité avec les humains ont- ils encore quelque chose à voir avec les espèces qu’ils connaissaient et dont ils pensaient connaître le comportement ? Comment contenir ou même contraindre ces oiseaux, de quelque manière que ce soit, alors qu’ils sont capables de faire 40 kilomètres par jour pour se nourrir ? Comment éviter que les mesures prises dans un lieu n’aient pas de répercussions dommageables dans un autre ? Les problèmes qui se posent sur des sites définis, comme la Camargue ou les archipels de Riou et du Frioul, ne sont pas isolables. Leurs causes sont en partie extérieures et ne peuvent aisément être solutionnées en un lieu précis. Que l’on chasse les goélands d’un département, ils iront s’installer dans un autre. Ils trouveront de nouvelles ressources alimentaires ailleurs. Les goélands bousculent littéralement les découpages géographiques et disciplinaires. Ils forcent les naturalistes à sortir de leurs espaces réservés pour remettre en question des processus socionaturels.

L’élargissement du cercle des plaignants, des industriels aux citadins

23 Les naturalistes se sont focalisés sur les nuisances que les goélands pouvaient causer dans d’autres domaines. Ils y ont été obligés parce que les phénomènes qu’ils voulaient maîtriser prenaient naissance en d’autres lieux, impliquant des acteurs qu’ils n’avaient pas l’habitude de côtoyer. En outre, ils savaient qu’en s’adjoignant un certain nombre d’alliés, au-delà de leurs collègues scientifiques, ils auraient plus de chances d’être écoutés et d’obtenir les moyens nécessaires à leurs études. La recherche de soutien s’est donc poursuivie, tant sur le plan pratique que politique, non seulement parce que les naturalistes avaient besoin d’aides concrètes mais aussi parce que la recevabilité de leurs doléances, comme pour tous les autres acteurs, était soumise à des règles d’énonciation [Boltanski 1990].

24 Parmi les conditions de réussite d’une alerte ou d’une critique figure en effet la capacité, pour le dénonciateur, d’imputer son malaise à un tiers et celle de désingulariser ses griefs afin de montrer qu’il ne s’agit pas d’un cas personnel. Empruntant cette trajectoire, la controverse sur la prolifération des goélands

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leucophée a pu s’étendre jusqu’à devenir un problème public, c’est-à-dire que sa mise en visibilité a permis d’obtenir un début de reconnaissance institutionnelle. Le travail de recadrage des naturalistes a transformé leurs premières alertes portant sur « les menaces que ces oiseaux faisaient peser sur les milieux naturels » en une plainte collective à partir de la mise en relation de toutes les nuisances inventoriées, celle-ci ne pouvant plus alors être ignorée par les autorités [Cefaï 1996].

25 La tâche fut cependant ardue, nécessitant un important travail de problématisation, de dramatisation et d’intéressement, d’abord en direction des industriels du bassin de l’étang de Berre, où se sont installés de nombreux goélands leucophée. À Lavéra notamment, ils ont élu domicile entre les tuyaux et sur les plates-formes des cuves de stockage d’une raffinerie de carburant : Ils se mettent là, un peu partout entre les tuyaux [...] Bon, ça fait des saletés mais ce n’est pas trop grave. Ce qui pose problème, c’est là-haut sur les cuves, quand les gars montent contrôler. Les goélands leur tombent dessus en piqué. C’est quand ils ont les petits [... ] Même s’ils n’attaquent pas vraiment, on peut dire que ça fait drôle, avec le vide. On a eu des plaintes des ouvriers qui sont remontées par les syndicats. Ce qu’on fait maintenant, c’est qu’on fait venir des fauconniers. Les oiseaux partent mais ils reviennent [... ] Le problème n’est pas réglé pour autant, mais ce n’est pas prioritaire (entretien avec un pompier de la raffinerie).

26 Les industriels sont directement concernés par le problème, mais, comme le dit cet employé, responsable de la sécurité du site, la question des goélands n’est pas prioritaire. Les risques sont limités et ponctuels. La solution qui a été trouvée est un compromis. À la fin des années 1990, la Direction départementale des Bouches-du- Rhône s’était saisie du dossier et avait organisé des campagnes de limitation, y compris sur le territoire de la raffinerie. Mais depuis que le dossier a été mis en suspens, la direction de la raffinerie se contente de payer des fauconniers pour effaroucher les goélands et les empêcher de venir nicher plus nombreux. L’objectif n’est pas d’expulser les oiseaux hors de l’enceinte de l’usine mais de faire quelque chose, ne serait-ce que pour apaiser les ouvriers. La Direction suit le dossier et se tient au courant de l’avancée des travaux des naturalistes sur le sujet. Elle sait très bien que les mesures locales n’auront pas d’effet significatif. Sur place, nous avons constaté que plusieurs œufs avaient été écrasés dans les nids posés à même le sol : Ça, on ne peut pas l’empêcher. On sait que l’espèce est protégée, mais que voulez- vous ? C’est sans doute des gars un peu énervés qui ont lancé une opération punitive (idem).

27 Le partage d’un problème ne suffit pas à intéresser des alliés potentiels et à les tenir alignés [Callon 1986]. Il faut convaincre les interlocuteurs de l’urgence mais, surtout, de la possibilité technique d’apporter une solution. Dans le cas des goélands, les incertitudes sont encore trop grandes et les industriels préfèrent ne pas engager de frais supplémentaires. Sans nier l’importance du problème, ils préfèrent attendre et trouver des arrangements locaux, plus ou moins efficaces. Il s’est finalement avéré plus facile pour les naturalistes de trouver des soutiens dans les villes. Sur la base des nuisances observées en Bretagne par leurs collègues, ils ont prévu que les problèmes iraient croissant sur les côtes méditerranéennes et deviendraient plus visibles. À Marseille, ils ont rapidement eu connaissance de l’existence de plaintes. Il leur est même arrivé d’être directement sollicités par des citadins désemparés.

28 En milieu urbain, le terrain semblait a priori favorable sauf que les rapports entre les humains et les oiseaux y sont plutôt ambivalents. La ville est un espace artificiel à

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vocation essentiellement humaine. La nature n’y subsiste que sous forme résiduelle. Les animaux de compagnie qui y vivent appartiennent à des espèces domestiquées. Sinon, ils sont considérés comme des parasites, tels les rats, les blattes ou même les chats ensauvagés, et sont exterminés quand ils ne peuvent être resocialisés [Philo et Wilbert eds. 2000].

29 Les oiseaux sauvages sont peut-être les seuls urbains non humains libres d’aller et venir. Pour A. Micoud, ils suscitent la sympathie principalement du fait de leur apparence gracieuse [1993]. Une association nationale d’environ 35 000 membres, la Ligue de protection des oiseaux, est d’ailleurs chargée de les défendre. Ainsi une enquête portant sur les relations urbains-oiseaux, menée à Rennes, révèle que, pour les citadins, les oiseaux participent pleinement à l’environnement habité [Clergeau et al. 1996 ; Clergeau ed. 1997]. Ils font partie de l’univers familier. Ils évoquent la nature et une certaine idée de l’authenticité parce qu’ils vivent au rythme des saisons. Dans certaines conditions, ils peuvent même être perçus comme des indicateurs de la qualité environnementale. Cependant, cette enquête souligne que leur nombre modifie les réactions, qui peuvent rapidement devenir négatives. Les goélands, en particulier, sont des oiseaux de grande taille. Ils sont relativement bruyants et peuvent effrayer les citadins. Introduisant du désordre dans un lieu entièrement dévolu aux activités et à l’habitat des humains, ils apparaissent comme des perturbateurs.

30 Tous les citadins ne sont pas hostiles à la présence des goélands en ville, loin de là. Les plaintes sont peu nombreuses mais attestent toutefois un véritable trouble. Au regard de la population, seul un petit nombre de personnes semble subir des nuisances à chaque printemps. Un sentiment général d’exaspération se dégage cependant de la vingtaine de plaintes que nous avons recueillies auprès des services municipaux de Marseille. Ces plaintes émanent des quartiers du Vieux-Port, des environs de l’hôpital La Timone, et du Prado. Nous avons contacté certaines des personnes qui ont officiellement protesté. Selon elles, depuis plusieurs printemps au moins, deux couples de goélands en moyenne nichent sur leur toit. Nous nous sommes rendue dans plusieurs immeubles où nous avons constaté que le ressenti variait d’un étage à l’autre : la plupart des plaignants vivent au dernier étage, le plus souvent dans un immeuble dont le toit plat facilite l’installation de nids de goélands, faits de brindilles et de gravier. Ils souffrent directement du bruit que font ces oiseaux. Ils doivent également supporter leur agressivité et leurs salissures : Nous sommes depuis des années envahis par des goélands qui nichent sur nos toits. Ils ne cessent de crier et leurs voix rauques nous empêchent de dormir [... ] Pour protéger leur progéniture, ils n’hésitent pas à attaquer. Nous ne pouvons plus profiter de notre terrasse où les débris qu’ils laissent attirent aussi les fourmis et les mouches (lettre no 8, 6e ardt.).

31 L’agressivité des oiseaux intensifie l’exaspération. Les citadins vivent mal ces intimidations : ils feraient les frais de conflits d’espèces et de territoires d’un type nouveau.

32 Les plaintes sont à partie égale le fait d’individus, de syndics ou de collectifs du centre- ouest de la ville, plutôt aisé. La première plainte date de 1995. Son expéditeur réside dans le 2e arrondissement. C’est un inactif, comme la plupart de ceux qui ont pris la peine de formuler leurs griefs par écrit. Une pétition ayant circulé dans les 5e et 6 e arrondissements a également été adressée à la mairie de Marseille. On observe que les plaignants, auxquels les services municipaux ont, la première année, répondu qu’il était trop tard pour agir, ont tendance, les années suivantes, à prendre les devants et à écrire

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avant la saison de nidification. C’est bien la preuve que ce sont, chaque fois, les mêmes qui vivent ces nuisances. Ces plaignants sont, dans l’ensemble, très critiques vis-à-vis des réponses toutes faites qu’ils reçoivent. Ils estiment être mal informés et livrés à eux-mêmes : Ne sachant que faire, j’ai téléphoné à « Allô Mairie » pour avoir un soutien. Il m’a été répondu que c’est une espèce protégée et que peu d’action était permise [... ] Et nous, ne sommes-nous pas une espèce à protéger ? Il serait utile, sinon indispensable, de prendre les décisions qui s’imposent avant que l’on ne soit dépassé par cette espèce sans cesse croissante, qui peut devenir soit agressive soit porteuse de maladies [...] Je ne pense pas qu’il faille les exterminer mais au moins ne pas les laisser proliférer (lettre no 11, 5e ardt.).

33 Il en est de même pour les syndics d’immeubles : Ces goélands continuent à hanter le quartier. Ils recommenceront à nidifier dès avril [... ] Ainsi la colonie doit fatalement se multiplier au fil des saisons, créant des problèmes toujours plus graves si aucune mesure n’est prise (lettre no 10, 6e ardt.).

34 Même si les goélands sont appréciés, comme en témoignent les pratiques de nourrissage dénoncées dans les lettres, leur nombre génère un véritable malaise, voire un sentiment de peur. Les citadins se demandent s’ils sont encore chez eux : Nous ne pouvons plus étendre notre linge ni bronzer sur la terrasse. Les mouettes nous attaquent [... ] Elles ne sont même plus farouches. Elles nous narguent et nous font comprendre que ce n’est plus notre territoire (lettre no 16, 5e ardt.).

35 La question d’une possible cohabitation entre humains et oiseaux est clairement posée. Les goélands leucophée ne sont pas rejetés en tant que tels mais bien parce qu’ils prolifèrent et s’installent à demeure. Beaucoup de plaignants font d’ailleurs référence à des articles de presse qui mentionnent les décharges. Les oiseaux, en ce qu’ils prolifèrent et se nourrissent de déchets, sont perçus comme dénaturés et parfois dangereux, vecteurs de microbes. Le nourrissage, nous l’avons dit, est critiqué : À cause de gens égoïstes ou ignorants, ces oiseaux deviennent dépendants de ceux qui les assistent en leur fournissant leur nourriture régulière. Les goélands perdent leur dignité et ne retournent plus chasser et nicher dans leur milieu naturel (pétition).

36 Ni complètement sauvages (ils vivent au cœur des villes, en contact permanent avec les humains) ni complètement domestiqués (c’est-à-dire invités dans les maisons), les goélands donnent une désagréable impression de meute, renforcée par le fait qu’ils échappent à tout contrôle. Ils fascinent et effrayent en même temps. Ils ne sont pas condamnés pour ce qu’ils sont mais bel et bien parce qu’ils se sont largement approprié la ville au détriment d’autres résidents et qu’ils ne respectent aucune règle de civilité.

37 Ceux qui n’ont pas à pâtir, dans l’intimité de leur habitation, des nuisances générées par les goélands considèrent, dans l’ensemble, qu’ils font partie du décor. Les goélands sont volontiers associés au port et aux îles de la rade de Marseille. Les visiteurs des îles du Frioul ont, eux aussi, un grand respect pour les goélands. Nous sommes allée enquêter auprès des commerçants du village et, à l’embarcadère, auprès des visiteurs de retour de promenade. Nous avons choisi le mois de mai pour être sûre que des oiseaux y nicheraient en grand nombre et ne manqueraient pas de manifester leur présence. Nous n’avons cependant enregistré aucune réaction négative. Les oiseaux figurent en bonne place sur les cartes postales et, dans les vitrines des boutiques, sous forme de bibelots. De même qu’ils sont représentés sur plusieurs plaquettes d’information distribuées par les gestionnaires du site. Parmi la vingtaine d’entretiens

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que nous avons pu enregistrer, seule une personne en visite sur l’île du Frioul les a trouvés un peu menaçants alors qu’elle s’était aventurée hors des sentiers. Les touristes semblent toutefois beaucoup plus enthousiastes à leur égard que ne le sont les locaux. Pour eux, la présence des goélands est normale, agréable et même propice au dépaysement, à quelques encablures seulement d’une très grande ville.

38 Contrairement aux zones urbaines, qui rejettent les goélands parce qu’ils envahissent l’espace domestique, sur les îles, les oiseaux sont « chez eux » et les visiteurs les acceptent volontiers. Ils évitent, en se promenant, de déranger les oiseaux qui nichent.

39 Le problème se pose donc différemment selon l’espace considéré.

La délicate prise en charge d’un problème orphelin

40 La plupart des municipalités ne savent pas très bien comment traiter le dossier. Elles hésitent. En sont chargés, souvent par défaut, tantôt les élus à l’environnement, tantôt les élus responsables de l’hygiène et de la sécurité. Tous semblent désarmés. Son statut d’espèce protégée confère au goéland leucophée une certaine impunité. Les responsables politiques se trouvent confrontés à un problème qu’ils connaissent mal et pour lequel ils ne disposent pas des moyens de lutte adéquats. S’il s’était agi de chiens errants, de rats ou, à la rigueur, de pigeons, ils auraient su quoi faire. Mais les goélands n’appartiennent ni à la catégorie des indésirables, comme les rats, ni à celle des animaux devenus familiers et que l’on déloge quand ils gênent, comme les pigeons. Voisins nomades, bruyants et transgressifs, pour les uns, oiseaux sauvages et gracieux, pour les autres, ils échappent à toute classification. On les chasse : ils reviennent. On les menace : ils répliquent avec agressivité. On anéantit leur couvée : ils pondent de plus belle. On les affame : ils trouvent de nouvelles ressources dans nos innombrables déchets.

41 Par leur comportement, les goélands leucophée bousculent l’organisation compartimentée des services municipaux, tout comme ils annoncent la fin des découpages territoriaux entre espaces naturels et espaces urbains ou industriels ainsi que l’obsolescence des frontières disciplinaires. Ils échappent aux catégories classiques qui font qu’un problème peut être identifié, mesuré et traité par les services compétents selon des procédures routinières.

42 À Marseille, les services se renvoient la balle, arguant qu’ils n’ont aucun moyen d’agir. Seul un naturaliste de la Direction des espaces verts a, quelques années durant, pris sur son temps pour aller chez des plaignants détruire des nids, comme cela se faisait à Sète [Gramaglia 2002]. Il a, depuis, renoncé à ces interventions en marge de la légalité, même s’il continue, de son propre chef, à compiler des données sur les goélands leucophée de sa ville. Le responsable des services de l’hygiène, quant à lui, nous a fait savoir qu’il avait « d’autres risques collectifs plus importants et des problèmes de santé publique plus urgents, comme la question des habitations insalubres, ou même le bruit », et que « sans volonté politique de sa hiérarchie » rien ne serait fait puisque : [De toute façon] on ne peut rien faire, et tout ce qu’on sait faire n’a qu’un impact très limité (entretien avec un employé du service municipal).

43 Marseille est la deuxième ville de France en superficie, et les problèmes urbains ne manquent pas. La présence des goélands, bien que de plus en plus forte, n’y a pas la même visibilité que dans des villes de moindre importance comme Martigues. Cette

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dernière a été une des seules à commander à des ornithologues et des naturalistes un recensement de ses goélands. Un rapport d’expertise a été rendu. Les naturalistes ont obtenu l’autorisation de monter sur quelques toits pour observer les oiseaux. Ils ont compté 82 nids de goélands leucophée. Peu familiers des sites urbains, ils affirment cependant que ce chiffre pourrait être revu à la hausse. Ils soulignent que le problème ne se règlera pas facilement. Ils rappellent que l’oiseau est partiellement protégé et que des autorisations sont nécessaires avant toute entreprise de limitation des populations, soit par extermination soit par stérilisation des œufs, au cas où la municipalité prévoierait d’agir comme au Grau-du-Roi où, depuis 1999, des campagnes de stérilisation sont menées sur les bâtiments publics.

44 À notre connaissance, à ce jour, aucune action de ce type n’a été entreprise à Martigues.

Conclusion

45 La proximité avec les humains a transformé les goélands. Leur régime alimentaire a changé. Leurs habitudes se sont modifiées. Plus nombreux, ils sont devenus semi- sédentarisés, moins craintifs et, pour certains, plus agressifs. Au-delà des changements comportementaux, c’est une partie de la biologie du goéland qui a évolué. Non seulement ces oiseaux se sont implantés sur les côtes méditerranéennes de façon durable, s’imposant comme des résidents à part entière, mais, en outre, les œufs de ceux qui se nourrissent sur nos décharges sont devenus plus gros et les pontes plus importantes [Duhem 2000]. Les goélands ont évolué, non seulement parce que nos savoirs ont évolué mais aussi parce qu’ils ont une histoire faite d’apprentissages à la mesure des environnements dans lesquels ils vivent et qui, eux aussi, se sont modifiés.

46 L’exemple des goélands leucophée montre que sont requises de nouvelles façons d’étudier et de penser les animaux ainsi que leurs relations avec les humains. De même qu’est requise une nouvelle approche des questions territoriales. La disparition des espaces naturels pousse en effet de nombreuses espèces à se rabattre sur les espaces urbanisés. L’arrivée des goélands, mais aussi celle des étourneaux, dont on sait qu’ils sont désormais plus nombreux dans les villes que dans les campagnes, les incursions répétées des renards dans les villes, celles des ours qui se nourrissent aujourd’hui dans les poubelles du Nord canadien, posent des problèmes de cohabitation, notamment lorsque leur comportement se révèle incompatible avec le nôtre. Les goélands ne sont pas réellement dangereux ; ils causent des nuisances plus ou moins supportables mais, surtout, inaugurent une nouvelle ère : celle des espaces partagés et des communautés hybrides, voulues ou subies.

47 Or, aucune science, aucune discipline n’a pour objet l’étude de ces nouvelles communautés urbaines grandissantes, encore moins la complexité et la multitude des interfaces possibles entre les humains et les non-humains [Philo et Wilbert eds. 2000 ; Whatmore 2002]. Même s’il est souhaitable de réguler la démographie des espèces qui prolifèrent, nous n’en avons pas les moyens. Toute mesure hâtive ou strictement locale pourrait générer davantage de désagréments que de bienfaits.

48 Reste encore à développer les savoirs – eux-mêmes hybrides – qui nous permettront de composer en bonne intelligence avec les autres espèces domestiques, sauvages ou ensauvagées, avec lesquelles nous devons cohabiter [Stengers 1997 ; Thompson 2002].

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49 L’émergence du problème public, à travers le travail de dramatisation qui l’accompagne et les rencontres inédites qu’il provoque, est en tout cas une bonne occasion de réfléchir à ces problématiques.

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NOTES

Ce projet a bénéficié d’un financement national et régional. Il a pu être mené à bien grâce au soutien de l’équipe du Laboratoire DESMID (CNRS) d’Arles. Voir Marseille L’Hebdo, no 146, 2003 ; La Provence du 15 avril 2007. Notre étude ne porte que sur le goéland leucophée et non sur le goéland argenté, qui pose d’autres problèmes sur les côtes nord atlantiques. Notons que si Darwin estimait que les organismes avaient une capacité naturelle à croître et à occuper tout le territoire si aucun obstacle ne se dressait devant eux, il pensait aussi qu’une régulation par le milieu empêchait la saturation de tout l’espace par une seule espèce proliférante (voir à ce propos la présentation du « darwinisme » par Patrick Tort dans le Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, PUF, 1999). Les spécialistes estiment que le goéland leucophée est en train de terminer sa spéciation, c’est-à-dire qu’il peut être considéré comme une espèce à part, distincte du goéland argenté du fait de la dispersion géographique des différentes populations et de leur moindre interfécondité. Ainsi, la souche « leucophée » méditerranéenne présente désormais des caractéristiques qui lui sont propres et dont on peut penser qu’elles sont d’origine phénotypique. Cela confère à l’oiseau, quelles que soient ses origines, une appartenance territoriale.

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Quadrillage des îlots de Camargue avec des fils ne laissant que les plus petits oiseaux s’installer, ou alors effarouchement à l’aide d’un épouvantail électrique. Source : Conservatoire des espaces naturels du Languedoc-Roussillon. L’ouvrage Jonathan Livingstone, le goéland du célèbre Richard Bach en témoigne. Notons qu’un citadin marseillais, lassé des réponses de la mairie, a entrepris de tendre des câbles sur son toit. Il a ainsi réglé lui-même son problème domestique : aucun couple d’oiseaux n’est plus jamais venu nicher sur son immeuble.

RÉSUMÉS

Résumé Cet article revient sur la genèse des savoirs et des controverses ayant trait à la prolifération des goélands leucophée. Il présente le travail qu’ont effectué les naturalistes pour évaluer leur nombre et leur impact sur l’environnement. Il montre comment, avec l’expansion territoriale de ces oiseaux, s’est peu à peu élargie la controverse. En ville, comme dans certains espaces naturels sensibles, les goélands provoquent des nuisances : non seulement ils sont bruyants et salissants, mais ils sont en outre agressifs. Ce qui pose problème, c’est moins leur nombre que leur comportement transgressif dans l’espace domestique. Les différentes mesures qui ont été prises n’ont fait qu’atténuer localement les dommages. Les solutions manquent encore pour promouvoir des modes de cohabitation plus harmonieux avec ces animaux.

Abstract The state of knowledge and controversies related to the proliferation of yellow-legged seagulls is described, along with the work done by naturalists to assess this population and its environmental impact. The controversy has gradually grown as these gulls have expanded their territory. In the city as well as certain natural sites, these gulls are causing a nuisance. They are noisy, dirty and, in addition, aggressive. The problem has less to do with the number of these birds than with their transgressive behavior. The measures adopted have at best alleviated the nuisance locally. No solutions have yet been found for improving our cohabitation with this species.

INDEX

Keywords : environmental controversies, Mediterranean area, naturalists, nuisance, proliferating species, yellow-legged seagulls, Languedoc-Roussillon, Marseille Mots-clés : goéland leucophée, naturalistes, controverses environnementales, espèce proliférante, région méditerranéenne, nuisances, Languedoc-Roussillon, Marseille

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Governing Moth and Man Political Strategies to Manage Demands for Spraying

Rolf Lidskog

1 WE ARE CONSTANTLY HEARING OF a wounded planet in need of urgent human action. Through our patterns of production and consumption, we are facing problems such as resource depletion, climate change, deforestation, and desertification. The challenge is to create ecologically sustainable development for all regions of the world and for future generations, and this should be a type of development that does not threaten the survival of non-human species.

2 Parallel to this discursive understanding of the human-nature relationship, there is an understanding that nature sometimes gets out of balance and that people must correct it. If it were possible, geophysical disasters (e.g., volcanic eruptions, tsunamis, and hurricanes) would be prevented and pandemics and other diseases eliminated. However, the discourse of a nature that threatens people does not necessarily concern issues of life and death. Often enough, this discourse concerns a threat to industrial development, people’s wellbeing, or a valuable landscape, making nature (or part of it) into an enemy to be managed. Thus, there may be a need to control, regulate, and protect nature, sometimes in the name of a landscape or habitat, at other times in the name of a locality or commercial activity.

3 This paper analyses a case of insect outbreak in a limited geographical area, an outbreak causing human allergic reactions. Through an interview study of key actors in the political process, the considerations and handling of the issue are analysed, including the actors’ conceptualizations of the problem and proposed remedies. Particular attention is paid to the strategies the responsible agencies developed for managing the local residents’ calls for spraying.

4 The paper consists of six sections, including this introduction. The next section presents the theoretical approach in detail, emphasizing the performative aspects of regulation (i.e., that regulation invents not only rules but also objects); it also presents information about the method used. The third section presents the empirical case while the fourth presents the two main definitions of the problem, one advocated by authorities and another by local residents. The fifth section analyzes the

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conceptualizations, strategies, and actions of key actors in the political process. In particular, it focuses on how the authorities managed the residents’ requests for spraying. The concluding section states that the responsible agencies tried to render not only the , but the people, governable. By inventing complexity and enacting uncertainty, these agencies succeeded in constructing a regulatory object poorly designed for human intervention. However, this regulatory object is not immutable, so local residents – supported by new allies – may reconfigure it in the future.

Regulation: Inventing Rules and Objects

5 Politics concerns the power to influence society, to direct it by restricting certain activities and enabling others. This is largely done by developing regulation. However, regulation not only governs specific objects, but is also deeply involved in constructing them. Explicitly or implicitly, regulation creates demarcations and draws boundaries that make objects appear hazardous or harmless, risky or safe, natural or unnatural, important or unimportant. Regulatory processes concern the construction of who and what deserve protection, and why and how. Regulation is thus performative, encompassing the invention of both rules and regulatory objects.

6 In this sense, regulation should be understood as discursively constituted [Rose 1999; Fischer 2003; Hajer and Wagenaar 2003], implying that the analysis of regulatory processes should focus on how actors struggle to promote their preferred definitions of reality. Issues are made governable by actors influencing the construction of reality and ascribing meaning to specific issues. Hence, regulation is directed not only towards regulatory objects, but also towards organizations and people [Power 2007].

7 This paper examines how actors tried to render a complex and ambiguous issue governable. The empirical material of the study comprises 21 interviews with key actors in the political process. Respondents were selected from three settings: the people most often interviewed in two local daily newspapers between August 2004 and September 2006; participants in a group of decision-makers and local stakeholders organized by the County Administrative Board (CAB) from 2004 onwards; and local politicians responsible for the issue from 2004 onwards. This selection means that the respondents consist of local politicians, local and regional civil servants, and local stakeholders and residents. Three interview studies were carried out: before and after the 2006 outbreak and before the 2008 outbreak. Besides this empirical material, public records at the municipal and county levels as well as the content of the two local dailies were also analysed. These public records and newspaper articles, however, served only as background material.

8 Individual semi-structured interviews were performed. A funnelling technique was used. First, fairly open-ended questions were posed in order to ascertain the respondents’ own definitions of the situation; thereafter, narrower, more specific questions were asked about the interviewees’ viewpoints (including risks associated with various proposals for handling the situation), their evaluation of the process, the various actors involved and their strategies, and the possible future development of the issue [Smith and Osborn 2003]. The interviews, which were 30-60 minutes long, were tape-recorded and transcribed verbatim. A qualitative analysis of the interview transcriptions was conducted to reconstruct the respondents’ views of the problem,

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their proposed solutions to it, how they evaluated other viewpoints, and how they acted to advance their own proposal.

9 The empirical material is used in two ways. In the fourth section, the actors’ various problem definitions are presented, definitions based on what the actors explicitly said in interview, and quotations are used to illustrate their ways of reasoning. In the fifth section, attention is turned to the mechanisms – discursive strategies – brought into play by the responsible agencies to manage the local residents’ call for spraying. These mechanisms are not necessarily consciously developed and used by the respondents, but are constructed by analysing the respondents’ way of reasoning.

10 Studying a conflict or controversy means the researcher faces a situation with at least two camps, each including actors representing a heterogeneous interest [Melucci 1989]. Local opposition – as well as governmental agencies and political organizations – comprises a coalition of interests with very different purposes. This study, however, does not focus on the variations between individuals in a category, but instead on the shared problem definition. Notably, the respondents consisted of elites, in the sense of spokespeople for wider groups of people or representatives of organizations. This implies that the respondents were used to being interviewed and to formulating statements and standpoints in public. Accordingly, the interviewer always had to keep in mind that the interview might be used strategically by the respondents to frame the issue in a way they believed would favour their struggle [Berry 2002; Odendahl and Shaw 2002; Desmond 2004]. As an interviewer, I handled this by preparing the interviews carefully [Richards 1996], not least by trying to grasp the issue thoroughly by reading public records, the two local dailies, and scientific investigations of the northern processionary moth.

The Problem: An Insect Outbreak

11 The northern pine processionary moth (NPPM), Thaumetopoea pinivora, occurs in pine forests on poor soils where the larvae feed on pine needles. Larvae of the moth release urticating hairs that can cause severe allergic reactions in people [Fagrell et al. 2008]. The moth has a two-year development cycle on Gotland, with high larval densities in even years. The outbreak is concentrated in a small, 4,000 ha area of southern Gotland, an island located in the Baltic Sea off the southeast coast of Sweden. The moth has been present on Gotland for at least several decades, but has never occurred in such high numbers as in recent years. It is unknown why the population has recently reached such a high density and why the distribution is limited to the area in question. Accurate predictions concerning the moth populations are impossible, though entomologists feel the insect density in the area will likely remain very high, at least in the near future, implying great nuisance for those living in or visiting the area [Aimi et al. 2008].

12 Local medical institutions on Gotland have reported patients suffering serious allergic reactions. In highly infested areas, owners of summerhouses were reported to have left their properties and residents with outdoor jobs were unable to perform their daily tasks. In 2004, demands were made that the political system should deal with the problem by substantially suppressing or eradicating the insect population.

13 At the same time, there are concerns that using insecticide against the NPPM population may have side effects on other organisms, as southern Gotland has unusually high biodiversity with several rare butterflies and moths, including red-

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listed ones. Gotland is a very attractive place to be in summer, so the exposed group comprises not only farmers and other year-round residents, but also summer cottagers and tourists. The summer cottagers possess considerable resources and have been very active in pressing the public agencies to act. Many summer cottages are located near the pine forest, implying high exposure to NPPM. Besides this spatial aspect, there is also a temporal one: whereas other residents of the affected areas (except for farmers) may go elsewhere on holiday, the summer cottagers live here precisely when the urticating hair is shed by NPPM.

Political Response to the Problem

14 In fall 2004, a preliminary meeting was held between stakeholders and authorities, including CAB representatives, the CAB chair, and the municipal environmental health committee. Local stakeholders (representatives of local industry, farmers, and residents) also attended the meeting, constituting a group that has met repeatedly since 2004. At the meeting, the possibility of pesticide spraying was discussed but no concrete measures were decided on. It was agreed that the CAB would coordinate upcoming efforts to improve its knowledge of the severity, scope, and trajectory of the NPPM problem. The CAB and municipality engaged ecological researchers from a university to gain knowledge of the NPPM population. In the report they produced, four action scenarios were discussed: i) wait and see, and let natural predators handle the NPPM; ii) clearing pine trees adjacent to roads and houses; iii) clearing and limited control with the microbial insecticide Bacillus thuringiensis (Btk); and iv) full-scale spraying with Btk, leading to reduction but not extermination of the NPPM.

15 Demands for concrete control efforts on the part of authorities were repeated and reinforced by local stakeholders. The CAB reply was that no NPPM control efforts would be made in 2005, and that the NPPM population might be regulated by natural predators. The CAB granted € 14,000 to study NPPM ecology, building the knowledge base for formulating future action decisions.

16 The municipal central administrative office responded to repeated demands for control efforts by stating that the problem was not perceived as a general municipal matter, so the municipality would not take part in any spraying with biocides. Furthermore, it was stated that no control with biocides should take place at all, a standpoint justified by the precautionary principle set forth in the Swedish Environmental Code.

17 Local stakeholders were dissatisfied with these responses and made further demands for full-scale intervention, and they framed the NPPM problem as a truly political problem. Instead of communicating via civil servants, the demands were directed to the politicians on the municipal board. In April, the municipal board accommodated the local stakeholders by deciding to grant € 14,000 for limited spraying. In the decision, the municipal board stipulated that the local stakeholders must organize the control intervention themselves and assume responsibility for executing the work. The Swedish Chemicals Agency gave permission for a test spraying [Uggla 2010], and in May, the stakeholders conducted the spraying using a tractor-pulled unit. The evaluation report concluded that the spraying produced surprisingly low mortality rates among the NPPM larvae [Larsson 2006].

18 In summer 2006, local media reported that the problems caused by the NPPM larvae were considerable and that the concentration was even higher than in 2004. In an

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opinion piece in a local daily, the CAB chair and the chair of the municipal board stated that more knowledge of the NPPM problem was needed before any action could be taken.

19 In spring 2008, local residents made new demands concerning spraying to limit a possible outbreak in summer 2008. The municipality decided not to spray, and the outbreak turned out to be less severe than in 2004 and 2006. However, there were no scientific grounds to believe this represented the start of an ongoing population decline; instead, it was believed to have been caused by specific climate conditions in spring 2008 that limited population growth. In summer 2009, there were more larvae than forecast and the current prognosis is that 2010 will have an outbreak.

Different Understandings of the Problem

20 Analysis of the interview material indicates two main definitions of the problem, one advocated by “local residents” and one by “local politicians and civil servants”. In the following, these competing understandings with their associated claims are presented.

21 The “local residents” had a very clear problem definition: NPPM was a severe nuisance and had to be controlled. There is a microbial insecticide (i.e., Btk) appropriate for the task, which is much more specific than synthetic insecticides and has been used elsewhere in similar cases. The government bodies should be responsible for controlling NPPM. This problem definition is conveyed by two residents of the affected area: We think it’s a problem for everyone – for tourists and others – everyone visiting the area. It’s not just those of us who live here and our guests, but there are masses of people – school trips throughout the spring, and the like (a farmer representing The Local Farmers Association, 14 May 2008). There are two aspects to what I remember. First, there was of course the agony itself. And we had no real, had no real idea of when it would stop, or to what extent it would continue [... ] That was one aspect. The other aspect was the trouble it could create for business. There were, after all, two groups. Then, of course, for tourism and the tourism companies. But if you can’t be here on vacation, then you won’t use our resources or the services we offer tourists. And then it was the farmers who turned out to have, to have great trouble (a local resident representing Local Business and Trade, 28 April 2008).

22 The “political representatives and civil servants” had a broader and vaguer definition of the problem. They pondered what kind of problem it was, and how to respond to it. For them, NPPM was not only a nuisance (causing allergic reactions) that could easily be resolved through spraying or other abatements. To them, the issue invoked several other considerations: should it be seen as a private matter for which individuals were responsible, or a public concern calling for political intervention? How important was it compared with other issues and, if it was a severe problem calling for public action, what should be done? As they put it: And then we realized quite soon that this was not a simple problem, that there were no simple measures to deal with this problem [... ] and there was in fact little knowledge of it (former head of the agricultural division, CAB, 22 May 2008). Yes, there is conflict between people who are crying out for help and the government functions that exist and do not really know what to do. Since there are no methods to eradicate or control this in a good way. So there is conflict between the population and the municipality (head of the local environmental health committee, 7 May 2008).

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This is a new problem and it is not linked to the economy – that is to say, that with x amount of money we can solve the problem – but it is at a completely different level and it’s not easy to grasp, not easy to solve (local politician, Social Democratic Party, former chairman of the health and medical board, 29 April 2008).

23 The local residents felt that the municipality and CAB were avoiding taking responsibility for the situation, that they did not understand the seriousness of the problem and instead put the responsibility for action on the local residents or local landowners: The response we received from both the municipality and county was that this was not a social problem, but that it was our problem. They did not say so openly, but it could be read between the lines [... ] In this situation, the county administrative board pushed it away, and in its response said that it was the landowners and possibly the municipality that were responsible. Then we wrote to the municipality and asked if now they could do the spraying, and we told them what areas should be tackled [... ] Then we got back the answer that it was not the municipality’s responsibility. We felt like we had contacted the municipality about having a hornet’s nest in the toilet, that this was not a public problem, but a problem we should actually take care of ourselves. But it was not that kind of problem, and we did not like the situation (a local resident representing Local Business and Trade, 22 May 2006). All he [a local politician] basically said was that they had nothing to do with this at all. To do anything on their part they needed notification that someone had problems with this, and in that case, they maybe should consider going and looking at the area. And if it then was deemed a problem, in principle they should be able to inform landowners that they would fix it in accordance with legislation. But it was an issue of opinion. But he, he didn’t think it was an emergency that he should keep on top of. So he didn’t consider doing anything (a farmer representing The Local Farmers Association, 14 May 2008).

24 Furthermore, the CAB and municipal representatives were not convinced that Btk was the proper remedy, and emphasized uncertainty concerning its consequences, in terms of both effects on NPPM and side effects on non-target species: You cannot do whatever you want. There are a lot of other beneficial insects and other creatures that should be taken into account [... ] Southern Gotland, if you look at it from an environmental and nature conservation point of view, is one of the most valuable in the country [... ] And this means that such an abatement measure affects not only the pine processionary moth, but also other butterfly larvae that happen to be there at the time. So there are an awful lot of factors to consider before coming to such a drastic decision (former head of the agricultural division, CAB, 22 May 2008). I have some competence in ecology. I have studied environment management, so I suspect that when we humans try to intervene and fix something, it is not certain that it has the intended effect or perhaps it is found that the effects it has on the species or the area are not desirable. That is, spraying can indeed destroy the population of other species and especially those who may be red-listed (local politician, 29 April 2008).

25 At the same time as governmental bodies were pondering how to define the issue, these bodies were receiving claims from the affected people. These claims exerted pressure on them, and were also seen by them as a part of the problem: Down on south Gotland there are strong interest organizations. It is partly the local population who lives down there, but here there are a fair number of summer residents. Some of them have been very prominent in public life, are experienced, and can make their voices heard and express claims in a way that puts the authorities to a rather tough test. And they, the interest groups, have been very

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clear. They are people with links to, among others, political life, both nationally and regionally [... ] Yes, so this strong group wants us to “do something.” And, indeed, the trouble for us is that we do not have any instruments to do anything with. And so it becomes one-sided, in that they easily drive us, both the municipal and county administrations, in front of them and say: “Now you have to do something.” [But] we have no instruments to do anything with (head of the agricultural division, CAB, 8 May 2008).

26 However, this asymmetry – a strong pressure group of affected people, and a rather nonplussed group of politicians and civil servants – did not work in favour of the local claims. As one local resident put it: We’ve argued then, and it’s my personal opinion, that it would be extremely easy if the municipality and county administrative board had their own small group. They do not need to meet every month, maybe once a year or so, to keep the issue warm. And together they should draw up a strategy that includes “the worst case.” But I can’t understand why they don’t do that. I don’t understand it – I think it would be so easy. I mean, of course you make strategies for everything else. And this is nothing – they’ve had plenty of time to do it (local resident and representative of Local Business and Trade, 28 April 2008).

27 Thus, there is reason to ask why the local residents have not succeeded in garnering support for their claims, which is the focus of the next section.

Mechanisms for Managing Opposing Claims

28 Based on an analysis of the interviews, four different mechanisms were identified that served to frame the issue in a way that enabled local and regional authorities to decide to not spray, despite strong local claims and social mobilization in favour of spraying. These mechanisms were constructed in the analysis of the respondents’ way of reasoning, and not necessarily consciously used by them.

Emphasizing Scientific Uncertainty

29 To make vague and multifarious phenomena manageable, their complexity must be reduced and the uncertainties associated with them dispelled or at least made manageable [Irwin and Michael 2003; Lidskog 2008; Renn 2008]. In many cases, science and expert knowledge are associated with the potential to reduce complexity, thereby making issues manageable. As a way to make this issue manageable, ecological experts were enrolled by the CAB to identify the options for reducing the insect population. As stated above, four action strategies were presented: wait and see, clearing pine trees, restricted spraying, and full-scale spraying. They were all presented as associated with uncertainties concerning their effectiveness and unforeseen consequences.

30 Spraying appeared to be the strategy that those affected – or at least those who were active in the public and political debate – advocated most strongly. However, this option was problematized by the responsible agencies. In particular, three objections to spraying were articulated.

31 First, the unintended side effects of spraying were cited. Even though the biological control agent Btk is much more specific than synthetic insecticides, it is not completely specific to one particular insect species. This means that Btk may kill a range of moth and butterfly larvae that are actively feeding at the time of application. on south

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Gotland, several rare species of moths and butterflies might be threatened by large- scale aerial spraying of Btk against NPPM.

32 Second, the effectiveness of spraying with Btk was questioned. Even though it had been used successfully in other settings and for other insects, its effects on NPPM were unclear. The test spraying was unsuccessful, having very limited effect on the mortality of NPPM larvae [Larsson 2006]. The ecological expert stated that this could be due to climatic conditions specific to spring 2008, which prevented the NPPM larvae from feeding at the time Btk was sprayed. Most importantly, however, spraying with Btk was not seen as a straightforward way to reduce the NPPM population.

33 Third, the need for human intervention was questioned. NPPM is not a problem for nature, and in the long run, nature will probably regulate the NPPM population (e.g., by natural predators and disease). Thus, spraying is unnecessary from a long-term perspective, and maybe even from a short-term one. There were no ecological explanations for the dramatic growth in NPPM population, which could just as suddenly and inexplicably decrease.

34 In this case, the enrolled scientific expertise did not function to reduce the complexity and uncertainty of the issue. Instead, the expertise was actively used to fuel the uncertainty associated with spraying with regard to its side effects, effectiveness, and necessity.

Constructing Spatial Identity

35 In a world of territorially organized politics, issues must be territorially anchored to be manageable [Lidskog et al. 2009]. Actors vie to bind issues to specific spatial identities, creating incentives for certain types of political action or inaction and placing expectations regarding accountability on certain actors. In this case, the NPPM problem was primarily perceived by the CAB and municipality as a sub-local problem, only relevant to a spatially delimited group. In a written document, the municipal administrative office responded to repeated demands for control efforts by stating that the problem was not perceived as a general municipal matter, so the municipality would not decide on any spraying in the area.

36 Although local residents claimed that this was a municipal problem, they did not succeed in creating and spreading a broader spatial identity for the issue. This may be because both residents and authorities shared a problem definition in which the issue was associated with a limited area. NPPM are largely immobile, only being able to move some hundreds of metres during their two-year lifecycle. NPPM could, for example, have been framed as threatening tourism not only in the immediately affected area, but on Gotland in general. Such arguments, however, were absent in the interview material and in the local newspaper.

37 Thus, the NPPM problem was framed by the authorities as a truly sub-local one, and as such had to compete with issues of broader spatial identity and relevance, not least that of biodiversity.

Dissolving Political Responsibility

38 As emphasized above, the construction of spatial identity implies the ascription of political responsibility. However, to construct a spatial identity it is necessary but not

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sufficient to attribute political responsibility. There is also a need to identify what actors are best suited to take action and be responsible for developing and implementing rules [Winter ed. 2006]. As seen above, reducing the complexity of and constructing a spatial identity for an issue involves drawing boundaries and making demarcations. These boundaries influence what tasks, mandates, responsibilities, and identities are ascribed to various actors, resulting in certain actors being seen as central to the regulatory work, while others are seen as peripheral.

39 Politicians raised questions of whether this issue was a public or private matter. Some of them perceived the issue as similar to that of annoying bees – something for citizens to cope with as private persons – whereas others saw it as a public matter concerning public health and general welfare. However, even those who framed the issue in public terms pondered who should be responsible – the landowners, municipality, or CAB.

40 Thus, a situation of “organized irresponsibility” was constructed [Beck 1995], in which no clear political responsibility for the issue was established, and politicians and civil servants could present themselves as powerless or at least as possessing circumscribed power because of the issue’s complexity.

Distributing Economic Responsibility

41 Both proposed abatement strategies – clearing or spraying with Btk – needed funding to be implemented. As in many other regulatory areas, it is often insufficient simply to construct and assign political responsibility for an issue (Who should decide?), if no attention is also paid to assigning economic responsibility (Who should pay?) for a regulation [Gunningham and Grabosky 1998; Braithwaite 2002].

42 The large number of landowners in the area made it hard to propose large-scale pine clearing as an option. Restricted clearing of the area was deemed likely to be ineffective, because it would only result in NPPM flying to other nearby pines. There would be a need to negotiate with all the landowners if pine clearing were chosen as an efficient way to eliminate NPPM from populated places. However, politicians and civil servants made no concerted effort to encourage landowners to fell their pines, possibly because it was seen as a fruitless enterprise: not all landowners were summer cottagers, and absentee landowners had few incentives to clear infested trees. Neither was there any discussion of economic compensation to landowners, meaning that no incentive structure was constructed to encourage clearing; instead, land ownership was framed as an obstacle to this abatement strategy.

43 Spraying might have made clearing unnecessary. However, in the political process, nobody would take responsibility for the economic cost of spraying. Whereas the cost of test spraying was partly covered by the municipality (a municipal grant of € 14,000) and partly by the landowners (organizing and conducting the spraying), the cost of full- scale spraying was not discussed at all. By not allocating public resources for spraying, or not even discussing how to finance it, the land ownership structures became part of the problem of how to arrange spraying.

44 Thus, by not making any preparations for how to cover abatement costs, an additional obstacle to spraying was constructed. Even if spraying had been permitted, it could well have been hard to persuade landowners to allocate resources for it.

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Inventing Complexity, Enacting Uncertainty

45 This paper concerns how actors tried to render an issue governable. I have argued that regulatory objects are neither immutable nor complete entities. Adopting this perspective means paying attention to how actors shape regulatory entities. Actors can ascribe an issue certain characteristics, such as being local or global in scope, calculable or indeterminate, curable or incurable, and robust or vulnerable. In doing so, they also make assumptions about appropriate remedies, relevant knowledge, and how to distribute responsibilities.

46 Despite strong mobilization and claim-making activities, local residents failed to garner support for their problem definition and suggested remedy. This occurred because public agencies and political representatives developed an alternative understanding of the issue, and framed it so that uncertainties concerning the need, side effects, and effectiveness of spraying in combination with the complexity of how to arrange (decide on and fund) the spraying were put in the centre. No actors were constructed who were definitively ascribed responsibility for the issue and assigned the ability to act. In addition, the local population failed to assign a broader spatial identity to the issue or mobilize extralocal allies. By inventing complexity (concerning organization and responsibility) and enacting uncertainty (thereby favouring a specific standpoint), the CAB and municipality succeeded in slowing down the process and postponing decision- making, making it harder for the local population to continue mobilizing. Briefly stated, they constructed a regulatory object that was poorly equipped for political intervention, in contrast to the object that the local residents constructed and tried to spread.

47 Although the local population held a rather homogenous view of the CAB and municipality, there was actually a divergent understanding of the NPPM issue inside these bodies. If the local residents had been aware of this, they could have used the knowledge strategically to build a coalition with those civil servants and politicians whose understanding was close to theirs. In addition, as emphasized above, the local population failed to construct a broader spatial identity for the NPPM problem.

48 However, it is too early to state that the battle is over. Obviously, future developments are hard to predict and depend on factors such as the future development of the NPPM population, action taken by local residents, and media attention to the issue. Furthermore, a new ally of the local population may now enter the stage: medical expertise. In June 2009, an article was published in the Journal of the Swedish Medical Association [Holm et al. 2009] entitled “NPPM: a Great Health Problem in Southern Gotland.” Based on a postal survey conducted in summer 2006, the article reported that 18% of residents had symptoms on their skin and mucous membranes. In the most exposed community, almost 90% of respondents (80 of 92) stated that they had symptoms.

49 Whereas entomologists have nature as their field of competence, and mainly discuss the ecology of NPPM, medical science puts human beings at the centre. This epistemic shift in scientific understanding of the issue may change its framing, and human nuisance in the form of allergic reactions may become more important in future definitions of the problem. The constructed regulatory object is not immutable, but is open to negotiation and reconfiguration in the near future.

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50 The NPPM problem has only been temporarily alleviated. In spring 2010, residents may again mobilize to press for spraying, or at least demand that public bodies do something to limit the NPPM population.

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NOTES

I wish to thank Karin Gustafsson, Department of Sociology, Örebro University, for her constructive comments on an earlier version of the manuscript. The study was financed by the Swedish Research Council for Environment, Agricultural Sciences and Spatial Planning. See “Minnesanteckningar: Arbetsgrupp om tallprocessionsspinnaren.” Visby, County Administrative Board of Gotland, 22 March 2005. See “Skrivelse angående tallprocessionsspinnaren.” Visby, County Administrative Board of Gotland, 26 April 2005. See “Yttrande: Bekämpning av Tallprocessionspinnaren (TPS) på södra Gotland’ Dnr 2006/0080-44.” Gotlands Kommun, Ledningskontoret, 28 February 2006. See “Yttrande: Bekämpning av Tallprocessionspinnaren (TPS) på södra Gotland’ Dnr 2006/0080-44.” Gotlands Kommun, Ledningskontoret, 28 February 2006.

RÉSUMÉS

Résumé Ce texte analyse, dans la partie méridionale de l’île de Gotland, située sur la côte sud-est de la Suède, le traitement politique de l’invasion de la mite, un insecte provoquant des réactions allergiques chez l’homme. Compte tenu de cette nuisance et de ses effets possibles à terme sur le tourisme, la population affectée exigea l’aspersion de produits pour réduire et contrôler cet insecte. Cependant, on se prononça contre ce type de traitement, et ce en raison du manque de connaissances quant à ses répercussions écologiques, notamment sur la biodiversité. Des

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entretiens furent menés avec des acteurs de premier plan afin de comprendre comment ils appréhendaient ce problème et comment ils essayaient de le gérer. Le postulat de cette étude, c’est que la régulation ne porte pas seulement sur des objets spécifiques mais qu’elle contribue aussi largement à créer ces objets. L’approche empirique s’intéressera à la façon dont les acteurs perçoivent le problème et aux solutions qu’ils proposent. En dépit des demandes des résidents locaux pour que soient aspergés des insecticides, les instances publiques n’entreprirent aucune action particulière pour contrôler la population d’insectes mais choisirent délibérément de gérer les demandes formulées par la population locale. Le résultat en fut qu’on ne se contenta pas de gérer des mites mais qu’on géra aussi des hommes.

Abstract This paper analyses, in southern Gotland, an island located on the southeast coast of Sweden, the political process for handling the outbreak of an insect, the moth, causing human allergic reactions. Given the human nuisance and possible long-term damage to the tourist industry, the affected populace demanded spraying to reduce and control the insect population. However, there were warnings against such a treatment because of gaps in knowledge of its wider ecological consequences, not least its effects on biodiversity. Key actors were interviewed to investigate their understanding of the problem and how they tried to make it governable. The point of departure is that regulation not only governs specific objects, but is also deeply involved in their construction. The empirical analysis investigates involved actors’ conceptualizations of the problem and the proposed remedy. Despite local residents’ demands for spraying, public agencies took no substantial action to control the insect population, but instead deliberately acted to manage the local population’s claim-making. Thus, what took place was a process of governing not just moths, but men too.

INDEX

Mots-clés : mite processionnaire du pin, Île de Gotland (Suède), biodiversité, aspersion d’insecticides, gestion du risque, réglementation environnementale, intervention biologique Keywords : biological intervention, Gotland Island (Sweden), environmental regulation, pine processionary moth, risk, spraying, biodiversity

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Mythologies

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Cultural Representation of Problem Animals in National Geographic Représentations culturelles d'animaux problématiques dans National Geographic

Linda Kalof et Ramona Fruja Amthor

1 THE MULTILAYERED MEANINGS of animals are tethered to the historically-specific norms and values of the society in which they occur, and it is widely acknowledged that the shaping of the social world is accomplished in large part by cultural representations – those depictions, illustrations, likenesses, icons, and pictures that are produced by a culture [Kalof 2007]. Most research on animal representations is framed by the assumption that animal images convey human ways of thinking about the intersection of nature and culture, ideas always grounded in specific historical and cultural experiences. Among the wide range of cultural representations that circulate in Western culture, it is commonly accepted that the print and electronic media play a particularly critical role in how animals are socially constructed as problematic.

Background

2 Numerous scholars have studied contemporary media representations to identify thematic portrayals of animals and of human-animal relationships, and most have found that the problem (or nuisance) animal emerges as one of several dominant themes of animal representation. For example, a study of comic strips with human- companion animal portrayals found a theme of nuisance or stressful aspects of companion animal ownership (such as property destruction or barking) [Carmack 1997]. A study of British television examined the different portrayals of animals in children’s programs and found that wild animals were usually portrayed as “bad” (although they were also more likely to be main characters) [Paul 1996]. Another study of televised animal representations found that in prime-time television animals were portrayed much more often as villains, nuisances, and threats than were humans; this study documented a substantial amount of television time devoted to the depiction of

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violence by and against animals [Church 1996]. Finally, a study of the dominant messages about animals in a random sample of television commercials during the late 1990s found that one of the dominant themes was animals as nuisance, such as bugs bothering humans both indoors and outdoors, groundhogs disturbing suburban lawns, and house pets causing allergy attacks [Lerner and Kalof 1999]. Film and television have also been popular sites for research on animal representations in the popular media. In a study of companion animal films, one of the major themes that emerged was wild animals portrayed as dangerous and harmful and representing nature outside human control.

3 Problem animals in nature/culture debates has also been an important area of scholarly inquiry. In a study of pest pigeons in urban areas, C. Jerolmack argued that the construction of problem animals relies on a perspective promoted in the media that a specific animal represents a threat to the “ideal” social and cultural space, places where nature is subdued and under human control [2008]. For example, he found that, over a 155 year period, the New York Times constructed pigeons as filthy nuisances. In the extensive and repetitive representations of pigeons as vermin (even referring to them as rats with wings), the New York Times exacerbated public anxieties about a possible connection between the birds and public health.

4 Finally, any discussion of worrisome animals must include the pit bull dog, who is perhaps the most notorious problem animal in the United States today. While specific dog breeds have emerged as dangerous in every decade since the 1950s (in the 1960s the German shepherd was the “bad dog du jour” and in the 1970s, it was the Doberman Pinscher), since the 1980s it has been the pit bull [Armstrong, Tomasello and Hunter 2001]. It is now widely argued that: [So-called vicious or bully dog breeds] have been stereotyped, scrutinized, mystified and rigorously publicized in the newspapers and media [... ] Myths about them spread through the media and caused much of the general public to believe these fallacies as fact.

5 The role of the media in creating this aversion to pit bull dogs is indisputable. For example, in a review of news stories about pit bull dogs, J. Cohen and J. Richardson found that: The media have portrayed the pit bull as the archetype of canine evil, predators of the defenseless [... ] unpredictable companions that kill and maim without discretion [2002: 285].

6 The media not only commonly presents pit bulls as demonic, savage and unpredictable toward humans, but they also depict the dog breed as “an abomination or disturbance in the natural order.” [Twining, Arluk and Patronek 2000: 26]

7 Whether considered in urban, rural or natural areas, problem animals are those that disturb the “proper” boundary between culture and nature. Indeed, a common theme in the social construction of the problem animal is whether or not the species is useful to humans and/or believed to be destructive to human property, such as foxes, rats, seagulls, geese, deer, raccoons and rabbits [Jerolmack 2008]. Some of the most disparaged animals in Western history have been wild predators, such as wolves, foxes, and coyotes, who prey on farm animals and wild ungulates who are considered by humans to be a valuable hunting resource.

8 In the first half of the 20th century, the disdain for predators was so widespread in the United States that even animal advocates and nature writers derided specific species of

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animals as problems. For example, Ernest Thompson Seton claimed that wolves were ravenous, dangerous outlaws; William Hornaday wrote that the best falcon was a stuffed falcon, owls were robbers and murders, and wolves were cunning, cruel and cowardly; and in the 1920s the conservationist Aldo Leopold argued for the total elimination of large predators from New Mexico [Dunlap 1983].

9 The wholesale elimination of problem animals in the natural world, such as the mass slaughter of coyotes, often has a devastating effect on local ecologies, producing in some cases even more problem animals. For example, in 1927, millions of mice roamed unchecked in Kern County, California, because their natural predators (the local coyotes, hawks and owls) had all been killed by the Bureau of Biological Survey and farmers. It wasn’t until the 1950s that both public and scientific opinion began to challenge the predator eradication policy [ibid.].

10 Finally, nowhere has the story of the boundaries between culture and nature (and the worrisome animals that inhabit and pollute those boundaries) been told in more detail and with more photographic embellishments than in the pages of National Geographic magazine. National Geographic is considered “the professor of nature” with an influence over nature photography and natural history that has dominated the world of popular science since 1888 and serves as the gold standard for the representation of the natural world. Given the importance of the cultural construction of animals and nature, it is clear that a comprehensive study of National Geographic’s representation of problem animals is long overdue. Research on animal representations in popular science media is particularly relevant in the effort to situate historical constructions of animals in their cultural frameworks and to use those constructions to better understand contemporary animal representations [Brennen and Hardt 1999].

Method

11 Our project was a qualitative analysis of a random sample of animal photographs (including the captions and accompanying narratives surrounding the published photographs) published in National Geographic between 1900 and 2000. The photographs were archived on a rare CD collection of full issues of every issue of National Geographic published over the 20th century. one issue per year was randomly selected for inclusion in the study, and every photograph of an animal in each randomly selected issue was included in the sample. If a selected issue did not have a picture of an animal it was not included in the sample. The total sample of animal photographs for the years 1900-2000 was 2,146. Those photographs, including the captions and full feature articles, were secondarily archived with Endnote software using the Artwork function, so that the images and accompanying narratives were easily viewed on a computer.

12 We then examined the animal photographs, including the accompanying narratives (captions and text on the page surrounding the photographs) to identify all instances of representing animals as problems over the 100 year period. We included as problem animals all references to animals in derogatory ways, such as describing animals with words and phrases like “savage beasts, pirates, threatening, parasitic, remorseless, destructive, retrobates, joyful in worrying others, without pity, noisy, incorrigible.” Our final sample consisted of 152 instances of representing animals as problems published in National Geographic between 1900 and 2000. Since the unit of analysis was each occurrence of representing animals as problems in captioning or in the text

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surrounding the photographs, it was possible that one story (of giant squids or locusts, for example), was illustrated with multiple photographs, each with different captions and with different narrative embellishments on the specific species of animal as a problem. While some of the representations could reasonably fall into one or more thematic categories, there was always a major or primary theme that was used for coding. Thus our thematic categories are mutually exclusive.

Results

13 Three major themes emerged from the data: 1) Animals as dangerous and disruptive to humans and their property (35.6%); 2) Humans as dangerous and disruptive to the natural world (34.9%); and 3) Animals as dangerous and disruptive to the natural world (29.6%).

Animals as Dangerous and Disruptive to humans and their property

14 The theme of “Animals as dangerous and disruptive to humans and their property” was the primary theme found in the representation of problem animals in the magazine over the 20th century. There was a clear emphasis in the approaches taken in its representation, highlighting arduous confrontations among animals. very few of the references to animals as dangerous to humans appear prior to the 1940s, and this is consistent with the overall tone observed in many of the stories during the period, where the fascination with the natural world – and the implicit role of the magazine to draw audiences into this world -are apparent. While vivid descriptions of the explorers’ experiences are present, and the potential for danger in that close encounter with the “wild” is alluded to as part of the thrill, truly bothersome images of danger are not at all prevalent and such references as “destructive wild animals” who may attack the crew’s belongings seem purposefully vague.

15 Beginning in the 1940s, however, the specificity of danger emerges from much more detailed descriptions of the animals’ bodies and their potential to hurt humans and other animals. Readers are taken into a world of fish with spikes, “strong jaws and sharp teeth, capable of snapping flesh from an unwary hand,” (1941) and giant squids that are “a nightmare from the deep,” with “its ghastly eye stares, its round, rubbery body sags below, and its horrid arms dangle” (1941). We also read about strong turtles that put up a fight even against strong men (1943), bears that can claw and bite when suggested separation from them is not observed by tourists (1949), Spanish bulls that corner spectators in the streets on fiesta days (1954), big jellyfish whose tentacles carry “deadly stings” (1955), “vicious pyrrhania” with a close-up of a jarred, toothed mouth, to whom a man lost part of his foot (1958) and even buffalos, whose description conjures mythical creatures imbibed with the forces of nature: “Breath smoking from their nostrils, buffalo move through rump-deep snow. Terrifying must have been the sight for hunters caught in a stampede.” “Like a cyclone in its fury,” wrote Jones. “Irresistible as an avalanche,” said another, “fortunate enough to have survived the onslaught” (1958).

16 While such vivid description highlights the potential danger as well as continues an implicit fascination with the “wild” encounter, for the next four decades there seems to be a striking absence of references to animals as dangerous to humans (with the

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exception of a few brief mentions of sharks and the hippopotamus as one who injures and kills more humans than any other animal in Africa). It is not until the mid-1990s that the theme reemerges, but this time with a surprise variation – the animal is not potentially dangerous through what the animal body can violently do at impact, but indirectly, through its potential to act as “a carrier” of danger by hosting and transmitting dangerous viruses. Pigs, rats, monkeys, mosquitoes and raccoons are all explicitly linked to this kind of danger, with references to “potentially fatal fever,” “viruses that devastate humans hard to control,” and “lethal pandemics.”

17 Invasive animals emerge mostly in the form of references to pests – cockroaches, mice, mosquitoes, squirrels and barnacles. These references appear, at almost even intervals, about once a decade. While pest descriptions are consistent with what one might anticipate as typical representations, with descriptors such as “hordes,” “parasitic” and “plague,” an interesting subtext becomes apparent in the second half of the century. In a 1981 story on cockroaches, despite allusions to their getting “out of control” in unsanitary conditions, the readers are also reminded: With meticulous grooming, an American cockroach combs sensitive hairs covering its waterproof body [... ] The emphatic “ugh” that a roach usually evokes fails to pay tribute to its elegant design and remarkable capacity for survival.

18 In this sense, a reverence is maintained towards the intricacy of their creation and resilience – this kind of approach to the majesty of nature has become increasingly common in the second half of the 20th century representations of invasive animals, while its foreshadowing has been present from the beginning of the 1900s. A tension with humans is highlighted, reminding us that humans are also intrusive and dangerous: Though small rodents and birds prey on roaches, man remains their biggest – and most exasperated – foe.

19 This representation of animals encompasses not only references to peaceful encounters between the natural and the urban, but also an insistence on animals who, having once been on the brim of extinction, have been protected to the point that their numbers become problems to the urban area inhabitants. On many occasions National Geographic has demonstrated a fascination with the contrasts between the “old” and the “new,” the “historic” and the “modern,” the “natural” and the “developed.” Although we did not consider a simple contrast as part of our sample as “problem” animals in urban environments, several instances of giraffes or horses photographed against the looming skyline of a major city in South Africa or North America are indicative of these predilections and set the stage for the instances that were relevant to our study. Several of these are simply sheep disrupting car traffic, while another covers the story of a grizzly bear who, after having killed a few dogs near a gas station, found his own death from several of the men in the area.

20 Most representations of animals as disruptive to urban environments are found in the 1990s, with an emphasis on several species – “ravenous” deer with “voracious appetites” that enter people’s yards and feast on their plants, Canadian geese on a golf course in Connecticut, black bears, alligators, and turkeys that are “edging closer to civilization” as “the line between wilderness and civilization continues to blur.” The remarkable aspect about these representations is the attempt towards a balanced view of the situation – contrary to what one may expect from a story on intruder animals called “Bittersweet Success” (referring to the animals’ redemption from extinction and

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subsequent overpopulation into urban areas), the coverage not only shows the way people are inconvenienced or endangered by these intrusive animals, but also the reverse of the narrative. A wildlife officer mused: People complain that alligators have moved into their backyards when the opposite is true.

21 In fact, the tone of the alternative viewpoints suggests once again an allegiance to the conservation attempts highlighted by the theme of humans as invasive: In characterizing wild animals as pests, we do an injustice to their tenacity, intelligence and adaptability. Wildlifemanagement terms – “the resource,” “the harvest” – dull our appreciation of these superb creatures and skew our vision of their place in the world (1992).

Humans as Dangerous and Disruptive to the Natural World

22 This predominant theme that surprisingly comprises over a third of the entire sample (34.9%) begins early in the collection, with 1908 being the first mention of human activities that are detrimental to the natural world, specifically the development of animals and their offspring. These instances are sparse in the first half of the century, occurring about ten years apart until the late 1940s and mainly referring to previous or contemporary hunting of birds and animals that have considerably decreased their numbers, as well as the first mentions of “increasing civilization” intruding into their spaces and subsequent necessary protection laws (first mentioned in 1939). Nevertheless, this awareness of humans’ potentially harmful role in the natural world is not only captured early in the 20th century but also begins to counter preconceived ideas of the “wild,” foreshadowing what our data indicate to be one of the most persistent themes throughout the next nine decades: humans as the most problematic animal on earth. For example, here is one passage from an early article that derides the humanocentric notion of mastery over nature: Tales of savage beasts largely emanate from two classes, the commercial nature faker and the novice [... ] many of these (latter class) are wholly unacquainted with wild animal life and very often possess a vivid imagination, built up partly upon fear and partly upon a desire to report startling tales equal to the best that appear in the local press. True it is that the grizzly bear, badly wounded or defending its young, may occasionally show fight, but the old day, when this powerful animal voluntarily stood its ground, is gone forever. At least in every district where the repeating rifle has taught the lesson of man’s overpowering mastery, and today not a single experienced sportsman, naturalist, guide, or any reliable trapper will relate or underwrite any of these tales of perilous adventures with the wild and harassed animals of the American forests (June 1908, p. 420).

23 The idea of harassment, or at least mild intrusion into animal territory is often portrayed in the 1950s and 1960s, continuing a theme established early on in the life of the magazine – word choices seem to reveal a fascination with the “natural state” of the animal, with explorers, scientists and even photo-journalists seeking close encounters and presenting detailed accounts about the experience and feelings associated with it. Conversely, the animals are described, often in anthropomorphized adjectives, as “reserved” and “suspicious” – deer flee the noise of the photographer’s helicopter, or in describing a sea lion cub: “Soulful eyes appear to reproach the photographer for his intrusion.” In fact, variations of the word “intrusion” is a favorite

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in these descriptions, pointing to the mild manifestations of a range of human intervention in natural habitats.

24 Mild intrusion and disruption move across the spectrum towards a predominance of destructive practices in the second half of the 20th century, a time period that, in fact, contains the vast majority of these representations for the entire one hundred-year interval. This considerable increase parallels, on the one hand, the rise in technological development and the implicit exponential growth in the human ability to negatively impact the environment, and on the other hand, the heightened levels of awareness about the human impact on natural habitats coupled with efforts to stop and reverse some of those ill-effects. In this context, beginning with the 1970s, the predominant theme of humans as disruptive and dangerous becomes apparent through recurrent references to human advancement at the expense of natural habitats and vivid imagery of hunting, skinning and gutting animals (even if used for nourishment, such as the case of the Eskimo practices), hunting for leisure in the African natural parks or illegal poaching for animal body parts among the elephants and the rhinoceros.

25 The choice of images and words aim for a startling effect on the reader, as in the 1990 image of an American hunter in Botswana, photographed with his zebra trophy, already skinned, his red flesh exposed and skin piled nearby. Interestingly, the image is in fact used as an example of an attempt at conservation, as such hunter clients were required to be accompanied by licensed hunters who could only hunt according to a quota system. Although with a similar visual effect, such an image of conservation is set in contrast with the ravaging effects of illegal hunting and poaching for highly-prized animal parts on black markets: Tons of meat lie rotting on the plains – elephants stripped of their ivory, trunks hacked off. Efficient waste is the trademark of highly mobile poachers with automatic rifles-aproliferating species (1986).

26 This is only two years after the magazine ran a lengthy story entitled “They’re Killing Off the Rhino,” where the animal is called a “symbol of extinction” and images of armed guards in national parks are juxtaposed with photos of rotting carcasses of hornless rhinoceros.

27 In a similar vein, descriptions and images of destruction – along with conservation efforts -continue into the 1990s, and span continents: too much hunting has dwindled the numbers of crocodiles and hippopotamus in the Okavango Delta, while the New Zealand giant weta are likened to China’s panda bears and offer the country something “different” yet in need protection as human development and other recently introduced predators endanger them; crabs, birds, and plant life caught in oily tides on the Saudi Arabian coast were turned into “instant fossils,” while in North America fisheries and wild life law enforcement confiscate and accumulate numerous illicit trophies of animal body parts whose commerce violates the Endangered Species Act. The caption emphasizes: Many such laws exist throughout the world but the slaughter will stop only when all governments muster the will to enforce them.

28 The tone of this mid-1990s caption is indeed emblematic of the conservation efforts highlighted by National Geographic and their awareness-raising about the range of human interventions in the natural world with often deadly consequences.

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Animals as Dangerous and Disruptive to the natural world

29 This thematic category occurred in 29.6% of the sample. As anyone familiar with print and film media animal representations might attest, there is often a fascination with the tooth-and-claw combats among animals and indeed many instances in this second thematic category refer to such encounters. Early in the 20th century, readers learn some birds are “pirates” or others, despite their beauty, act as “savage and remorseless destroyers of the eggs and young of other birds” (1911). In the next decade, they meet a mutton fish bitten in two by a “hungry barracuda” (1922) and learn that the killer whale, “the wolf of the sea,” is a “scourge of the oceans [... ] feared by all living fish” (1922). The ferocious fights to live appear appealing to audiences and are highlighted through an emphasis on such survival acts as fish violently pushing each other from sourcesof food or young female eagles, “greedier, stronger sisters,” killing some of their brothers in infancy. of course, there were references to the infamous “vermin” of the early 20th century, particularly the wolf as “an animal that now threatens [the deer] with extinction” (1907), which was the caption for a photograph of an unfortunate timber wolf who was caught trapped on a deer runway.

30 While verbal representations of temperamental animals and their confrontations predominate in the first half of the century, the last three decades witness vivid imagery that complements powerful choices of words verging on the sensational – felines are carriers of “death on cat’s paws,” to baby giraffes, African wild dogs are “matted in blood” from devouring an impala kill, and “poisonous flesh doesn’t stop Greenland sharks from cannibalizing each other [... ] one was devoured up to its head” (1998). The double impact of verbal and photographic representations can be assumed to enhance the effect on the audience and it is made possible, towards the end of the century, by the drastic comparative improvements in the photographic technology – the detail of the combat in action and its consequences are captured with striking detail, in comparison to the black and white images that dominate the first decades and appear static in comparison.

31 A second sub-theme reveals a complex portrayal of animals as dangerous to natural spaces and at times even their own habitats and thus themselves. Locusts’ flight darken the sky, their excretions falling thick on the ground, while they destroy living plants in their path: They had no pity [on palm leaves], gnawing off the tenderer ends (1915).

32 While the sea urchins ravage their own habitat of giant kelp, they may end up endangering themselves, and the idea of self-endangerment is made more explicit in instances where animals become taxing on their environments through their numbers and activities. For example, in the case of elk at Yellowstone National Park, the absence of natural enemies leads to an increase in number in the late 1960s. However: To maintain proper balance with [other animals], rangers must occasionally reduce the elk herd so that lack of food does not endanger all (1967).

33 Similarly, twenty years later, the approach has not changed, as in a different national park, on a different continent, managers of wildlife need to “cull the herd” of elephants so that the habitat can sustain it. From a slightly different angle, we find the tension of the natural and the cultural in animals’ “self-endangerment” in the description of species who, having been raised in captivity, cannot function properly by themselves.

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orangutans that were once pets when young, are clumsy in climbing a tree and, in falling, one breaks an arm and needs medical attention.

34 It is thus the prevalence of the human rescuer that weaves in as a third sub-theme, intricately connected with the second, animals as dangerous to themselves. Once animals become dangerous to their environments and eventually to the survival of their own species, human intervention for their rescue becomes a prominent narrative. Human rescue is called for in natural disasters such as floods amid which animals get swept away, as well as the ironic instances in which animals need rescue from the negative and endangering circumstances brought upon the animals by humans themselves. Startling black and white images of a cow hanging in a tree or dogs stranded on roofs during a flood are accompanied by telling captions, referring to dogs, cattle, pigs, horses and mules as “dumb creatures that intelligent man, with boats, has taken from the floods” (1937). Then, an aspect that emerges, in fact, from the first predominant theme of the study – humans as dangerous to the natural world – highlights the perpetrator as subsequent rescuer: An orphaned black-faced spider monkey was raised as a pet by the logger who killed and ate its mother (1999).

35 It is in such intersections of roles and their representations that the complexity of this analysis becomes even clearer, defying simplistic categorizations and thus allowing for a richer, albeit more complicated, interpretation.

Discussion

36 Humans have always been fascinated by the spectacles of nature, and from the earliest times of our history we have been drawn to animal spectacles that highlight their violent and aggressive behavior as “animal nature.” [Kalof and Fitzgerald eds. 2007: 193] Indeed, some of the most popular contemporary spectacles of nature are not in the pages of magazines, but in live performances that pit humans against wild, aggressive animals, as in bullfighting, or that pit animals against other animals as in dogfighting or cockfighting. Bullfighting is a well-studied case of the struggle between nature and culture. In the bullfight, the human gradually wears down (domesticates) the wild animal, forcing the bull to lose his willful aggressiveness in a performance that most often ends with the taming (death) of the bull by the civilized human matador [Marvin 1994]. In the defeat of the barbaric and uncontrollable by the civilized and controlled, humans maintain a dominance over and a separation from nature. In the 1990s, the “Animals as dangerous to humans” had an interesting twist in the depiction of animals as problems in their ability to act as carriers of viruses dangerous to humans. The renewed and significantly narrowed focus on animals as carriers of less evident – yet an even more menacing and daunting danger -seems to reflect concerns in recent years with the increased variation in viruses and the ease with which these can be transmitted across the world.

37 Cultural representations in National Geographic, therefore, function as both mirrors and shapers of public opinion. Popular media is well known for its focus on animals as threats to human health: swine flu, avian flu, mad cow disease, and contemporary microbes such as H1N1 – all of which portray animals as dangerous to humans. But, as R. Malamud reminds us, the real problem is people who grind up animals to feed to other animals or tramp from farm to farm in China to deliver a vaccination against

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avian flu and in the process actually increase the risk of spreading the disease instead of controlling it [2007]. Indeed, invasive animals were primarily pests that emerge in unsanitary conditions. According to one scholar, this emergence is a process of mobility in which humans and animals invade each other’s space, uninvited and unwanted: Destructive movements of animals in “our space” enables us to tell when our fellow human beings descend into mobilities resembling “the animal.” Here we refer not to the cuddly animal seen as “pets” but the beast, the serpent, the bird and animal of prey whose presence bodes ill for our property or us, against which weapons designed for pests – any kinds of pests – must be deployed. The process of “becoming-animal,” where “all forms come undone,” is a dialogue between two opposites – what we see as the best in us (our humanity) and the worst in other living species (their animality) [cited in Mavhunga 2011: 10].

38 Cities and urban areas have historically been seen as human spaces “naturalized as just another part of the ecosystem [...] (where) in our apparent mastery of urban nature, we are seemingly protected from all nature’s dangers.” [Wolch 1998: 123] However, the alternative viewpoint on disruptive animals in urban environments suggests yet again an allegiance to conservation highlighted in the theme of humans as dangerous to the natural world. In the case of pest animals in urban areas, conservation could indeed embrace a “renaturalization” of cities, bringing animals into urban areas where they are largely absent and integrating people with animals and nature – a zoöpolis [ibid.: 124].

39 ”Humans as disruptive and dangerous to nature” was a prominent National Geographic narrative after 1950. This focus on how humans have exploited and endangered the natural world is not only consistent with the rise in technological development during the second half of the 20th century, but also highlights the advertised goal of National Geographic – to work toward environmental conservation. But more importantly, the notion that there is a pristine Nature (with a capital N) that is under threat from human intervention is an “after-Eden” story. After-Eden stories lament the loss of a “perfect Nature” because of human actions that have degraded the natural world, a narrative that emphasizes a “nostalgia for a perfect past or deep fears about continuing loss.” [Slater 1996: 116] Edenic narratives also frame stories of the human-animal relationship in Nature. For example, D.W. Curtin notes that the tale of Tarzan reconfigures the human-nature relationship into one in which “polluted” humans despoil the Garden of Eden (the local watering hole), forcing Tarzan to reluctantly abandon his Edenic home and lead his thirsty animal friends to a place not yet polluted by humans [2005].

40 ”Animals as dangerous and disruptive to the natural world” upholds the stereotyped depiction of nature as “red in tooth and claw” and corroborates S. Montgomery’s argument that National Geographic’s animal imagery is centered [in part] on “nature as the abode of death.” [1993: 31] He argues that the aesthetic that occurs most commonly in the pages of the magazine is one that continually invokes death so that it can be made beautiful in a lush, scenic landscape. Nature according to National Geographic is bound by the law of survival and instinct which is “overbrimming with destruction, animals slobbering and dying in the last dregs of mud [... ] Death, in fact, is harmony here; death is law and the law is beautiful, an inspiring subject.” [Ibid.: 30] Indeed, some experimental research in media psychology has found that photographs of

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victimization in news reports increased both reading time and comprehension of textual information [Zillmann, Knobloch and Yu 2001].

41 The magazine’s depictions of the wolf and coyote show the changing cultural representation of problem animals with the development of biological conservation and ecological narratives over the 20th century. In our random sample of photographs we were able to trace the unfolding of the perception of the wolf from a problem animal in the early 20th century to a critical link in the web of life in the late 20th century. Specifically, a 1907 photograph celebrated the entrapment of a timber wolf who threatened the local deer with extinction. By the 1960s the magazine was representing worrisome predators such as the wolf and coyote as part of the web of life, such as the 1967 photograph of a coyote with a caption noting that he is a “wary scavenger” who usually dines on small rodents, helping rid the local natural area of carrion. By 1985 the inherent value of wolves was a feature story on the ecological balance between wolves and moose on northern Michigan’s Isle Royale, and in 1988 the magazine published a story on how a few adventurous humans spent “intimate weeks” with a pack of arctic wolves on Ellesmere Island.

42 National Geographic’s representations of wolves and coyote over the 20th century chronicle the animals’ shifting status in different scientific, political and cultural contexts in the United States. The transition from exterminating wolves and other varmints at the beginning of the 20th century to reintroducing them back into the “web of life” at the end of the 20th century has been detailed by T. Dunlap [1988]. Between 1880 and 1910 the institutional and intellectual foundations for wildlife policy were established, creating agencies, programs and legislation that allowed government to protect wildlife. There was also a change in the science of biology, and by the 1920s principles of ecology were being applied to wildlife, with public interest in “vermin” stimulated by popular presentations of scientific research. The Bureau of Biological Survey’s program of poisoning predators came under attack in the 1920s, indicating a fundamental change in the value of wildlife among the public and some scientists – saving varmints (the wolf, coyote and bobcat) began to be seen as important as saving buffalo and birds, those animals who were part of America’s heritage or who were aesthetically pleasing [ibid.: 48]. In the 1930s, nature education flourished but the public also wanted “outdoor zoos” and a Senate special committee on wildlife promoted both ecological research on the natural balance of predators and prey and support of “the daily ’grizzly’s’ banquet” which was watched by 106,615 persons visiting the Grand Canyon in 1939 [ibid.: 81].

43 By the end of World War II the foundations for an active wildlife preservation program was solidly in place and the principles of animal ecology began to spread from the scientists to the public, reshaping nature narratives and public perceptions of nature and wildlife. Between 1945 and 1968 the public’s view of nature shifted; nature was no longer seen as an unlimited resource but rather a complex, fragile web in which animals were integral and easily destroyed by uncontrolled industrial development. The poisoning of predators continued, however, but there was growing opposition among the public. The introduction of Compound 1080 by the Fish and Wildlife Service after World War II (and the use of strychnine and cyanide) outraged scientists and the public – the frenzy to slaughter wolves by poisoning not only killed wolves but also dogs, children and the horses who ate the grass that the wolves had salivated on as they died [Wolch and Emel 1998: 98]. In 1972, poisoning for predator control was

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banned by federal law. The new appreciation of the value of ecosystems fueled numerous animal protection initiatives. Americans wanted to save all animals – the endangered species acts were passed in 1966, 1969 and 1973; an act to protect whales, seals and other marine mammals was passed in 1972; and the Convention on International Trade in Endangered Species of Wild Fauna and Flora (CITES) was signed in 1973 [Dunlap 1988: 142].

44 But political pressure by ranchers revived the predator poisoning program. Ronald Reagan (whose major base of support was the West) dismissed the idea that we were destroying nature and ecosystems, and in 1982 James Watt, the Secretary of the Interior, reversed the humane control mechanisms that had been put in place, reinstating predator extermination with poisoning, bait stations and denning. However, recent recognition of the critical role of predators in the food chain has resulted in the reintroduction of the wolf in many wilderness areas in the United States, and in 2007 scientists claimed that the wolf is back in the Northwest. But the pendulum swings again. As of May 4, 2009, the Gray Wolf was de-listed as an endangered species in the northern Rocky Mountains and upper Midwest, a move upheld by the obama administration that appears to have revived the antinature policies of the Reagan era. It remains to be seen how the wolf will fare without legal protection. Scientists argue that the legal status of the wolf is crucial to the survival of the species.

45 Bringing the animal from nature into culture, is also problematic. The theme “Animals as dangerous to nature” once again recalls the pristine natural world that is under threat from human intervention, in this case in the form of domesticated animals. J. Muir critiqued domesticated sheep in the Sierras, for example, referring to them as “woolly locusts” who trample leaves and flowers and blight the beauty of the Sierra wilderness [1911: 128]. Over the 20th century, domestication has often been associated with the debasement of animals who are considered “corrupt and inauthentic versions of their wild ancestors.” [Cassidy 2007: 8]

46 In conclusion, our analysis indicates overlaps between the thematic portrayals of problem animals in National Geographic. While the themes provide important and useful parameters for our analysis, it is equally important to recognize – as we have tried to do throughout – that often the rhetoric of animal representation is, in fact, polyvocal, with several, even competing, strands. We found stories with contested narratives: stories of cockroaches that present them as pests but also emphasize them as amazing creatures, or animals as intruders in urban spaces that reminds us that in fact it was humans who intruded initially, or a representation of the platypus as both a danger to humans but also threatened by humans, or multiple stories of humans as both destroyers and liberators of the natural world – these are the juxtapositions that reveal the complex narratives of the cultural representations of problem animals in National Geographic, depictions that are, after all, context-bound. It comes as no surprise that there are contested discourses of problem animals in the popular culture, just as there are multilayered discourses of concern for animals. There is a multiplicity of attitudes toward animals, some that support the notion of human domination over nature, some that oppose that traditional idea, and some that are multiple, overlapping orientations [Kalof 2000]. The cultural representation of the animal problem, then, is no exception.

47 It is clear that National Geographic imagery and narratives contribute to the cultural knowledge of animals and nature as noxious, alien, foreign and invasive, thus

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reinforcing historical fears of animal savagery and animality. On the other hand the finding that humans are animals particularly harmful to the natural world, corroborates and upholds contemporary efforts at global conservation, and indicates that these efforts have their roots early in the 20th century. This work adds to a growing literature that argues that our understandings of animals and nature are deeply embedded in their representations in the popular culture, and visual imagery has a particularly compelling role in helping to shape human values and beliefs about animals, nature and social order.

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NOTES

It is interesting to note that they also found that when animal suffering was portrayed, it was generally only condemned when a mammal was suffering; otherwise the suffering went without comment or judgment. It is important to note that many of the portrayals had multiple themes, indicating the varied, multilayered messages about animals in the visual culture and the different value and use categories that humans assign to See E.C. Hirschman and R.S. Clinton [1997]. This study categorized attitudes toward animals as polar opposites, i.e., wild animals as dangerous or friendly. See K.K. Collins: “Does Negative Media Cause Societies Dislike of Pit Bulls”, on http:// Clearinghouse. Missouriwestern.Edu/Manuscripts/835.Php. See also M. Iliopoulou and L. Kalof [2010]. Ten percent of the original animal photographs were duplicate pictures, and thus were eliminated from the analysis. References to gender, although beyond the focus of this paper, are another interesting facet in the cultural representations of problem animals, with both male and female representations and associations with stereotypical or problematic behaviors.

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It is interesting to note that the same pollution of Nature occurs in the Gilgamesh epic in which the wild beast-man Enkidu is no longer recognized by his animal companions after his seduction into culture and civilization by the prostitute Shamhat.

RÉSUMÉS

Résumé Les représentations des animaux et de la nature sont porteuses de sens, et nulle part ces représentations ne sont plus éloquentes que dans la revue National Geographic. Nous examinons ici les représentations d’animaux considérés comme dangereux et menaçants, une notion largement répandue dans nos sociétés, pour lesquelles le risque est une préoccupation majeure. L’analyse d’un échantillon aléatoire de photographies d’animaux dits problématiques, prises entre 1900 et 2000, permet de les classer en trois catégories : 1) les animaux dangereux et qui perturbent les hommes et leurs biens (35,6 %) ; 2) les humains dangereux et qui perturbent le milieu naturel (34,9 %) ; 3) les animaux dangereux et qui perturbent le milieu naturel (29,6 %). L’iconographie de National Geographic contribue ainsi à présenter les animaux comme nocifs et « invasifs » et à inclure, dans la catégorie des nuisibles, l’animal qu’est l’être humain.

Abstract Linda Kalof and Ramona Fruja Amthor, Cultural Representations of Problem Animals in National Geographic The cultural representations of animals and nature are important sources of meaning-making, and nowhere are those representations more pervasive than in National Geographic magazine. We examine the representation of animals as dangerous and threatening, a notion widespread in our risk-focused society. Analysis of a random sample of animal photographs published between 1900 and 2000 documents that animals depicted as problems fall into three categories: 1) Animals as dangerous and disruptive to humans and their property (35.6%); 2) Humans as dangerous and disruptive to the natural world (34.9%); 3) Animals as dangerous and disruptive to the natural world (29.6%). We conclude that National Geographic iconography contributes to a discourse of animality as noxious and invasive, a discourse that also includes human animals as harmful to the natural world.

INDEX

Mots-clés : animal, nature, culture, représentations, National Geographic Keywords : animals, culture, nature, representations, National Geographic

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Les natures apocryphes de la Seine L’envasement des plages du Calvados

Olivier Sirost

1 LA CONSTRUCTION du pont de normandie (inauguré en 1995) et le développement portuaire du havre (au début des années 1970) dû au projet d’extension industrielle baptisé « Port 2000 » ont accéléré les modifications morphologiques de l’estuaire de la Seine. Les experts, associations naturalistes, gestionnaires et scientifiques parlent davantage de fleuve tuyau, soumis au régime des marées et à différents degrés de salinité, que d’estuaire.

2 Entre 1995 et 2000, la partie aval de la Seine a fait l’objet de nombreux débats concernant son devenir. L’essentiel du questionnement a porté sur l’impact de l’homme sur le milieu naturel estuarien et sur les formes de réparation à consentir [Lecoquierre 1998]. Dans le cadre des discussions publiques qui ont eu lieu autour du projet « Port 2000 » (1997-2002), le Conseil général du Calvados a tiré un signal d’alarme à propos de l’envasement massif des plages du littoral et de la dégradation de l’industrie touristique locale. Plusieurs expertises sont alors entreprises, prolongées par des travaux en sédimentologie et hydrodynamique centrés sur le déplacement du bouchon vaseux, la diminution des surfaces des vasières dans l’estuaire, la préservation des marais et des zones humides et le suivi des sédiments en suspension dans l’eau. L’alerte d’envasement confond, dans sa problématique, zones naturelles spécifiques, données historiographiques d’aménagement du littoral et expansion industrialo-portuaire. Pourtant, si pour les élus du Calvados et les scientifiques spécialistes de l’estuaire de la Seine il y a bien risque d’invasion, pour les touristes ordinaires et usagers des plages il ne se passe rien.

Historiographie d’une invasion

3 Les anciens découpages administratifs et lieux-dits du littoral normand portent encore l’empreinte de la vase. Désormais jumelée avec Honneur, la commune de Vasouy est enfermée entre l’estuaire de la Seine et le marais de Pennedepie. Aux XIVe et XV e siècles, la communauté cistercienne aménage le paysage hydrologique du bassin de la

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Seine. Nombre de marais et zones humides sont asséchés à des fins agricoles. La route des abbayes qui longe le fleuve en aval témoigne de l’emprise de la religion sur la nature à une époque où vasières et marais étaient considérés par les commentateurs et illustrateurs de la Bible comme une manifestation terrestre des enfers [Bata et al. eds. 2002 ; Burnouf et Leveau 2004].

4 Pour l’auteur de la Divine Comédie, la vase et les zones humides sont des objets exemplaires du châtiment des damnés : les avares et les prodigues sont immergés dans la vase, les mélancoliques ensevelis sous la boue. Toute la géographie des enfers est vaseuse ou marécageuse. On accède au 1er royaume, où les indifférents et les lâches sont tourmentés par les vers, les mouches et les guêpes, pour aller progressivement vers le 9e cercle, où les traîtres sont condamnés au marais glacé de Cocyte.

5 L’unité romantique française qui touche les principaux écrivains de la Seine puise une partie de son inspiration chez les esprits persécutés que sont Homère, Dante, Milton, Camoens et Byron [Bénichou 2004]. Au VIe siècle, le Marais-vernier, ancien méandre situé sur la rive gauche de l’estuaire de la Seine, puis Sainte-Opportune, accueillant, au Moyen Âge, le plus grand étang naturel de Haute-Normandie, disent l’imprégnation symbolique des marais de l’estuaire. Ces images seront renforcées par la grande campagne d’assainissement entreprise par le médecin Le Prieur en 1832. La voyze normande comme le wasier breton attestent l’enracinement étymologique du phénomène. Une théologie combinant la matière, le peuple et la nature est à l’œuvre chez Victor Hugo, Michelet et Charles Nodier. Elle se prolonge dans les écrits champêtres d’écrivains familiers de la Seine comme Flaubert, Maupassant et Barbey d’Aurevilly. Les fées et démons du terroir surgissant des marais et des bords vaseux des fleuves racontent une histoire nouvelle de l’enfer et du paradis. Si les marais et vasières relèvent d’une représentation diabolique, la vase se range davantage du côté de la vie et de l’engendrement. Dans ce contexte normand, au caractère maléfique et dégoûtant des eaux stagnantes on oppose une matrice de vie.

Entre esthetique du sublime et geographie savante : la Seine de Nodier

6 Charles Nodier distingue l’immobilisme des marais de la dynamique des vases et de l’estran. Sous sa plume on devine une connaissance des mécanismes d’eutrophisation et de comblement naturel de l’estuaire. Cette science de la nature est confondue avec l’impact psychologique que la Seine produit sur les hommes. L’écrivain initiateur du préromantisme publie en 1836 La Seine et ses bords. Dans la zone géographique où a migré aujourd’hui le bouchon vaseux, Nodier fait prévaloir une esthétique des ruines, où la puissance de la nature le cède à la désolation : Cette presqu’île n’offre plus maintenant qu’une plaine marécageuse, presque à demi convertie en tourbière, et indigne d’être mentionnée si elle ne possédait les ruines de la magnifique abbaye de Jumièges [2005 : 76].

7 Nodier note que les vestiges religieux et les propriétés foncières ou agricoles n’ont pu domestiquer le fleuve en sa partie aval. À mi-chemin entre Rouen et Le Havre, la Seine et ses berges sont soumis aux marées, et ce de façon spectaculaire. À la vitesse d’un cheval au galop, la marée génère une vague qui engloutit tout sur son passage, ce qui confirme que la nature règne sur l’estuaire. Ce « mugissement » qui travaille les coteaux bordant la Seine sensibilise les populations locales. L’écume, la brume, les

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vagues, le courant, la marée, les plages et l’eau saline traduisent ce monde des ports de fond de vallée dont la vie fourmille encore dans le premier XIXe siècle. La vallée de Saint-Wandrille retient l’attention du voyageur, où les îles tantôt englouties par les eaux ressurgissent du passé comme par magie. Comme le rappelle Nodier : [À Caudebec on trouve] l’ermitage de Notre-Dame-de-Barre-y-Va, dont les murs sont surchargés de ces tableaux que le pilote a voués à la Vierge dans le fort de la tempête [2005 : 79].

8 Entre Caudebec-en-Caux et Villequier, on assiste au déferlement du mascaret. La vague puissante venant de la mer et remontant le fleuve jusqu’à Rouen est un motif de déplacement pour les Parisiens et les Normands. on y voit, jusqu’au début des années 1960, les spectateurs ébahis prendre la lame et se retrouver plaqués au sol sur le chemin de halage. Les plus malheureux sont aspirés et tombent à l’eau. Il est courant que, lors des fortes marées, les riverains trouvent du poisson dans leurs champs.

9 Pour Nodier, cependant, cette agitation du fleuve vivant renvoie à une spiritualisation de la matière. La marée agite souterrainement les vases, les sédiments et les sables, provoquant, chez les hommes de la Seine, une terreur divine ou un délicieux effroi. Entre Quillebeuf et Caudebec, la manifestation visible du flux de matière drainée par le fleuve décide de l’attribution des zones agricoles et de la fragilité des œuvres culturelles. La barre participe à la fabrique du monde des marais : Dans sa course, le phénomène dévastateur dégrade le rivage, enlève tout ce qu’il rencontre, et porte au loin sur les terres basses un gravier et un limon stériles ; il a successivement détruit les digues les mieux cimentées qu’on avait essayé de lui opposer. À l’extrémité de l’immense plaine marécageuse qui entoure Quillebeuf, et qu’on a plusieurs fois tenté vainement de dessécher, le fleuve baigne le village du Marais- Vernier [Nodier 2005 : 81].

10 Cette matière créatrice qu’est la vase explique pour partie la quête de Nodier cherchant à percer les mystères du peuple et de la nature. Les alluvions déposées par le fleuve forment, à l’embouchure, des bancs et des prairies humides. Ce génie primitif explique, selon l’écrivain, la théologie ordinaire des Normands : À l’embouchure de la Rille, les alluvions successives du fleuve ont formé un immense herbage, connu sous le nom du Banc-du-Nord. Cette propriété, qui a compté jusqu’à une lieue de diamètre, est réduite à présent à moins du dixième de sa grandeur primitive : la Seine s’est lassée de fuir ses bords, et chaque jour elle reprend ce qu’elle avait abandonné. Derrière le Banc-du-Nord s’étendent les prairies et les marais de Conteville [... ] Ce village n’a d’autre importance que d’être devenu, depuis 1812, par le déplacement des vases, la posée des navires qui descendaient au Havre ou, se dirigeant vers Rouen, viennent attendre là des vents favorables ou les marées de Syzygie [ibid. : 81-83].

11 Il est frappant de constater que la description la plus érudite de la partie aval de la Seine soit à mettre au crédit d’une théosophie de la nature. La fréquentation, par Nodier, des milieux illuministes conforte sa science du fleuve et de l’estuaire, « qui voit dans la mythologie comme dans la Bible une série d’allégories agraires » [Viatte 1979 : 152].

La nature matricielle : une vision des romantiques

12 En 1846, Victor Hugo dépeint les turbulences de l’estuaire comme suit : Les courants de la Manche s’appuient sur la grande falaise de Normandie, la battent, la minent, la dégradent perpétuellement ; cette colossale démolition tombe dans le

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flot, le flot s’en empare et l’emporte ; le courant de l’Océan longe la côte en charriant cette énorme quantité de matières, toute la ruine de la falaise [...]. Arrivé au cap de la Hève, le courant rencontre, quoi ? la Seine qui débouche dans la mer. Voilà deux forces en présence, le fleuve qui descend, la mer qui passe et qui monte. Comment ces deux forces vont-elles se comporter ? Une lutte s’engage ; la première chose que font ces deux courants qui luttent, c’est de déposer les fardeaux qu’ils apportent ; le fleuve dépose ses alluvions, le courant dépose les ruines de la côte [cité par Chirol 1985 : 169].

13 Dans le contexte romantique, les images de Victor Hugo montrent comment la boue et la vase constituent l’humus où se nichent le peuple et les gens de peu. Dans son roman Quatre-vingt-treize, la fange sociale que symbolise la terre ignoble est la source de la Révolution française. Michelet, quant à lui, souligne l’importance des mares et zones humides du bocage normand, tout comme il décrit ce « monde en démolition » qu’est le rivage de Haute-Normandie, où l’érosion des falaises et le languissement stérile des côtes sont remarquables [1886]. Pour l’historien, la mer infinie, que l’on trouve au-delà des côtes et que l’on devine dans le sang des Terra Neuva, est génératrice de vie dans ses noces avec la terre. Au-delà du « pouls » que constitue le régime des eaux et du ciel, il insiste, lui aussi, sur la matière en suspension dans l’eau et à la surface (mucus de la mer), et notamment sur celle qui s’apparente à des sédiments vaseux, qu’il considère comme une infinité d’atomes vivants. Racontant son passage au Mont Saint-Michel, il dit cette « équivoque » que représentent les zones sableuses et vaseuses, où, derrière la magie du paysage, se cache un abîme ensevelissant.

Invasion de touristes et terroir vaseux

14 En 1847, Flaubert descend la Seine jusqu’à la mer et raconte la société balnéaire qui se déverse sur le littoral du Calvados. Les promenades nocturnes lui permettent d’échapper à la bonne société, qui a métamorphosé les villages de pêcheurs en société maniérée de loisirs. Grâce à ses excursions hors des sentiers battus, Flaubert livre une description positive du littoral vaseux, tour à tour miroir de lumière ou lieu regorgeant de vie. Les zones humides sont un témoignage de résistance à l’envahissement touristique résultant de la vogue des bains de mer et des casinos. Dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier (1877), Flaubert rappelle l’attribut évangélique de la vase dans laquelle s’enfonce le terrible guerrier en compagnie des lépreux [1973]. Les zones humides ont un caractère sacré qu’illustrent l’omniprésence des abbayes des bords de Seine et les tentatives de conversion à la foi de Madame Bovary. À l’aval et à l’embouchure du fleuve les marais offrent aux chasseurs et aux pêcheurs un espace de loisir. À la différence des touristes endimanchés qui fréquentent le littoral, le terroir résonne en eux. N’oublions pas que Victor Hugo, lui-même, a été frappé au plus profond de son être par la noyade de sa fille Léopoldine enterrée à Villequier.

15 Au XIXe siècle, la terre humide, à la fois source de vie et lieu d’ensevelissement, reste vivace pour les habitants de l’estuaire de la Seine. Nous retrouvons là la dimension féminine du marécage et de la zone humide soulignée par J.-J. Bachofen [1996]. Ces lieux sont chacun une déclinaison de la terre mère, qui traduit le pouvoir mystique du féminin. L’œuvre de Maupassant s’inscrit dans cette filiation, où les salons littéraires et artistiques, les loisirs bourgeois de la chasse et du canotage montrent une distance entre la Normandie et Paris. Pour lui, les touristes ne comprennent guère la profondeur magique de la nature. Dans La légende du Mont Saint-Michel (1882), il oppose les terres

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sableuses infertiles du saint aux terres grasses et humides d’un terroir gagné sur l’eau et administré par le diable. Le terroir de l’eau de la Seine lui rappelle une Vénus rustique alors que sa pièce intitulée Au bord de l’eau (1876) évoque les amours d’une lavandière, où l’humidité des lieux renvoie à l’engendrement féminin [2004]. L’écrivain se remémore les plaisirs du bord de l’eau qui consistent à « faire le rapin » lors de parties de chasse et de pêche à pied. Voilà qui contraste avec le canotage élégant des Parisiens. D’ailleurs le littoral développe un canotage sportif plus que des rendez-vous amoureux sur l’eau, comme, en 1858, en témoignent A. Karr et L. Gatayes [1991].

L’effacement culturel de la vase

16 Le XIXe siècle est le siècle des marais pour les peintres romantiques. L’École de Barbizon en a fait un de ses thèmes privilégiés. Dans La Seine à Bezons (1851), La Vanne d’Optevoz (1859) ou Bords de l’Oise (1873), Charles Daubigny fait de la vase un élément important du paysage. Il sera suivi dans cette démarche par son élève, Antoine Guillemet, qui illustre à plusieurs reprises le littoral de la Côte fleurie et l’envasement de Villerville. Sur ses toiles, la marée basse, dévoilant des eaux noires, est à la fois nourricière et vecteur de lumière.

17 Si la zone vaseuse traduit un mouvement de retour à la campagne et prédispose à la vogue du plein air, il semble que le motif s’efface à la fin du XIXe siècle chez les impressionnistes, qui figent sur la toile le loisir nautique des bords de Seine et des plages de l’estuaire. Les œuvres d’Eugène Boudin sur le marais de Deauville, ses scènes de pêche à pied sur la Côte fleurie contrastent avec ses représentations des bains de mer [Manœuvre 1991]. Comment expliquer dès lors que la vase disparaisse ? Pour Bachelard [1947], l’esthétisation des matières molles passe, au cours du XIXe siècle, par la mise en valeur de la faune et de la flore qui en sont issues. L’analyse de la peinture de Claude Monet se révèle ici d’une aide précieuse. Les Nymphéas qui l’obsèdent indiquent de façon métaphorique que les fleurs naissent de la boue ou de la vase.

18 Ce n’est donc pas un dégoût du marécage qui explique cet effacement pictural mais plutôt une volonté de saisir l’éclosion de la vie tout en s’opposant au dictat de Napoléon III. Sa politique de construction de canaux et d’ouvrages en vue d’assécher marais et vasières (Landes, Marais poitevin, Seine) est emblématique des fastes de la haute société qui s’affiche dans les stations balnéaires. Le duc de Morny, demi-frère de l’empereur, entreprend, dès 1860, un drainage des ruisseaux, un assèchement des marais et un arasement des dunes pour bâtir la station de Deauville [Hébert 2004]. Dans le même temps, Napoléon III impose une peinture monumentale aux artistes prenant pour motifs le percement du canal de Suez et les conquêtes coloniales d’Orient.

19 Pour le groupe des impressionnistes, effacer les traces d’anthropisation dans le paysage c’est aussi s’émanciper de cette politique culturelle. Le jardin d’eau construit par Monet à Giverny vise le même objectif : le rendu d’une profusion végétale [Martinez 2009]. Monet puise son inspiration dans la mythologie des crues du Nil, figuration du déluge transformant les temples de Thèbes en marécages. Un grand lotus poussant de ces eaux originelles donna naissance au soleil. D’où l’obsession de Monet : La nymphéa est la vulve du monde.

20 Cette métamorphose de la matière (de la vase au végétal) éloigne le peintre de ses confrères encore adeptes du sublime se dévoilant dans les dépôts de sédiments de l’estuaire. En outre, la marche en avant des sports et des loisirs s’accompagne d’un

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traitement paysager des sites et des lieux. Le canotage, les bains, la régate, le déjeuner sur l’herbe, la guinguette ou la promenade au bord de l’eau focalisent les regards sur les expériences corporelles et les sensations physiques. La célèbre Grenouillère dit métaphoriquement que ce sont des batraciens d’une autre nature qui s’ébrouent désormais sur les berges et dans les eaux du fleuve [Noël et Hournon 2004].

Mise en place des savoirs savants sur l’estuaire

21 En 1828, le Muséum d’histoire naturelle de Rouen ouvre ses portes. Son conservateur, Félix Archimède Pouchet, entreprend les premiers inventaires botaniques et zoologiques de l’estuaire, qui restent incomplets et épars. Son successeur, Georges Pennetier, inaugure une nouvelle forme de présentation, les dioramas, qui mettent en scène les espèces dans leur milieu naturel. Si les collections restent largement tournées vers l’Europe et le colonialisme, Pennetier s’affirme comme un grand connaisseur de l’estuaire.

22 C’est à cette époque que paraît le bulletin des Actes du Muséum, qui fait une large place à l’ornithologie, aux mares et aux clos-masures. Pennetier publiera ainsi en 1898 une Ornithologie de la Seine inférieure. Ce qui intéresse ce médecin, investi dans une politique hygiéniste, c’est de percer les mystères de la vie. De ce point de vue, les zones humides ont une grande importance. Dans L’origine de la vie [1868], il affirme la primauté de la matière organique comme génératrice du vivant mais, aussi et surtout, comme organiciste. Derrière l’analyse scientifique on retrouve l’influence romantique.

23 Le deuxième tiers du XIXe siècle voit les sociétés savantes normandes s’intéresser plus aux processus géologiques qu’aux inventaires naturalistes. Il faudra attendre l’arrivée de Robert Régnier (conservateur entre 1924 et 1965) pour que soit créée « la salle de Normandie », se voulant une leçon vivante d’écologie régionale. Les prêts de livres et les leçons données aux écoles font les grandes heures du Muséum d’histoire naturelle. Il faut dire que la Seine n’est pas encore totalement aménagée et que la connaissance scientifique trouve un écho particulier auprès des habitants et des professionnels du fleuve et de son estuaire. La pêche, la chasse, les vocations naturalistes, mais aussi les bacs et passages d’eau trouvent des réponses à leurs interrogations vernaculaires.

24 Au Havre, le Muséum d’histoire naturelle ouvre ses portes en 1881. Son conservateur, Charles-Alexandre Lesueur, est un voyageur célèbre. À cette époque on assiste à un changement rapide et ininterrompu de l’estuaire : agrandissement du port du Havre et développement de l’industrialisation. Ces activités humaines ont pour effet d’éroder les falaises, mais aussi d’ensabler les ports et de désensabler certaines plages. La construction des industries portuaires et des digues modifie l’impact des marées et des courants sur le trait de côte, ce qui appelle d’urgence l’implantation d’épis sur le littoral. L’observation d’une telle dynamique pousse ce conservateur à se lancer dans des études géologiques en lien avec sa passion pour le cap de la Hève ou pour la plage de Sainte-Adresse.

25 Les successeurs de Lesueur apprécieront les effets de cette anthropisation sur l’estuaire. Ainsi, en 1885, Gustave Lennier publiera une somme intitulée L’estuaire de la Seine. Enrichi d’un atlas, l’ouvrage rend compte de vingt années d’observation. Après une analyse géologique et topographique, l’auteur accorde la plus grande attention aux phénomènes d’érosion et aux mouvements des sables et des alluvions (vaseux et tourbeux). Le scientifique constate – cartes anciennes et relevés de navigation à l’appui

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– le comblement des ports et des baies auquel les travaux de chenalisation et d’endiguement ne sont guère étrangers. Il est le premier à indiquer la mise en péril d’un écosystème, dont l’envasement est un symptôme révélateur.

Héritages en contexte d’alerte écologique

26 Les années 1970 sont celles d’une anthropisation désastreuse de l’écosystème. La prise de conscience est liée à une pollution visible des eaux (mousses, nappes, poissons morts) et à la mise en place de compensations. Cette décennie voit la thématique des zones humides et de l’hydro-sédimentologie monter en puissance (convention RAMSAR, 1971-1986). Le territoire de l’estuaire connaît un renouveau avec la création, en 1974, du Parc naturel régional des Boucles de la Seine normande (PNRBSN) et avec la création, en 1984, d’une zone d’intérêt communautaire pour les oiseaux (à l’origine de la Réserve naturelle de l’estuaire de la Seine, fondée en 1997).

27 À la fin des années 1980, une nouvelle équipe gravite autour du Muséum de Rouen, composée d’un des initiateurs de la problématique hydro-sédimentaire à l’Université de Rouen, du directeur de l’AREHN, du principal conseiller scientifique du PNRBSN et du fondateur du Centre de documentation sur les milieux naturels. En 1990, un projet de rapprochement du Muséum et du Jardin des Plantes n’est pas loin d’aboutir. On pense sérieusement à développer une muséographie de l’estuaire. Même si le projet avorte, les chercheurs présents dans ce contexte conservent une responsabilité scientifique auprès de la plupart des cellules qui suivent l’évolution de l’embouchure du fleuve. On a d’ailleurs conscience que la vase et les zones humides restent intimement liées à la mémoire du pays, aux métiers et aux usages traditionnels associés au fleuve. Ce groupe est aujourd’hui considéré comme la référence scientifique pour ce qui est de l’estuaire de la Seine et a été sollicité dans le cadre de scenarios d’envasement du littoral du Calvados. Il n’est pas étranger à l’élaboration du programme de recherche « Seine- Aval » et, notamment, aux thématiques privilégiées par le Groupement d’intérêt public.

Les programmes de surveillance de l’ eau

28 L’envasement est un phénomène qui concerne au premier chef les techniciens et aménageurs de l’estuaire, aujourd’hui regroupés dans différentes instances : programme « Seine Aval », cellule de suivi du littoral haut-normand, Maison de l’estuaire de la Seine, Grenelle de l’estuaire, Conservatoire du littoral...

29 Depuis les années 1960, la Seine et son estuaire font l’objet d’une surveillance accrue. Depuis le XIXe siècle jusqu’aux années 1950, la Seine a été un égout à ciel ouvert qui recueillait les déchets liés aux activités des Parisiens. L’image du marécage où se rencontrent les boues et les eaux usées marquera durablement les mémoires. Sur la partie qui s’étend de Poses au Havre, la chaleur de l’été 1955 couplée au bas débit du fleuve a engendré une forte mortalité des poissons. L’hécatombe a été relayée par la Fédération de pêche de Seine-Maritime, qui a porté plainte auprès des Ponts et Chaussées. L’émotion collective suscitée par l’incident a déclenché les premières campagnes systématiques d’analyse de la qualité de l’eau. Outre l’oxygène dissous, la température et la salinité de l’eau, ces premières campagnes s’intéressent à la quantité de matières solides en suspension. Dans les années 1980, ce sont 22 stations de mesure qui apprécient chaque année les « quelque 300 000 à 600 000 tonnes de matières

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solides » qui « transitent en basse Seine et vont enrichir en limons les vasières de l’estuaire où elles constituent un milieu nutritif pour de nombreux oiseaux migrateurs ou sédentaires. Elles se déposent aussi dans le chenal de navigation où il faut les draguer pour maintenir l’accès à Rouen ».

30 La perspective historique insiste sur le climat et, notamment, sur le caractère humide de la vallée de la Seine, qui en fait un paradis constamment renouvelé. Les sédiments vaseux participent pleinement de cette cosmogonie édénique.

Entre politiques alarmistes et scientifiques modérés

31 Cela fait bien longtemps que le déplacement du bouchon vaseux associé à la réduction de la surface des vasières et aux aménagements côtiers et fluviaux préoccupe les scientifiques. Ces derniers tentent d’en informer les collectivités territoriales et les élus locaux. Pour l’hydrogéologue, l’hyperindustrialisation de l’estuaire avec l’extension de « Port 2000 » a conduit au réveil de lieux déjà envasés, comme Vasouy, Pennedepie, Honfleur et Villerville. Cependant la déprise agricole touchant les zones humides a contribué à la surreprésentation d’une vision savante et technocratique de l’estuaire. Pour l’hydrogéologue, « un estuaire, c’est une station d’épuration ». C’est-à-dire que la vase joue un rôle d’absorption des contaminants déversés dans le fleuve (bactéries, biphényles polychlorés, hydrocarbures aromatiques polycycliques, produits pharmaceutiques...). La vase permet aux contaminants de se fixer sur la faune estuarienne, qui joue alors son rôle de grand nettoyeur. Les moules, les Saint-Jacques, autres coquillages et poissons sont des « amplificateurs de concentration » et disent le malaise et les inquiétudes des scientifiques.

32 L’alerte lancée a une double signification.

33 Premièrement, le déplacement du bouchon vaseux dans l’estuaire conduit à une défiguration du paysage balnéaire, avec des risques réels : blessure des chevaux de course, comblement de l’estuaire, dégradation de l’industrie touristique, sensation de s’enfoncer dans le sable, impact sur les zones de pêche. Le problème est d’autant plus crucial que, si on sait traiter l’ensablement et le désensablement, il n’y a guère de solution miracle face à la vase. Comme l’affirment ces sédimentologues : « on peut draguer la vase mais cela reste un déchet intraitable ! »

34 Le phénomène ne peut que s’amplifier à l’avenir en raison des projets de développement économique de l’estuaire. « Port Jérôme » et « Port 2000 » ont eu pour effet de réduire et déstabiliser les vasières. La vase, ne pouvant plus se fixer, va finir sur les plages par le jeu des courants et des marées, et ce du fait qu’il n’y a plus de vase dans l’estuaire à cause de l’effacement des zones de marais. La matière vaseuse s’accumule alors dans le fleuve et risque de venir s’échouer sur le sable du littoral.

35 Deuxièmement, les préleveurs du milieu (chasseurs, pêcheurs, jardiniers) et les sportifs risquent d’être contaminés par la chaîne trophique. La consommation de poissons et de coquillages fait aujourd’hui l’objet d’enquêtes épidémiologiques. Chaque commune en bordure de Seine possède un jardin collectif, nourrissant en moyenne 350 personnes. Régulièrement, on parle de commerce clandestin d’anguilles. La zone reliant Elbeuf à Tancarville est fréquentée par quelque 4 500 sportifs nautiques. Les plages du Calvados font partie du patrimoine touristique français et européen. Leur population est multipliée par 10 en période estivale.

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36 Si les vasières restent, pour les chercheurs, une matrice de vie, leur éclatement menace la santé publique. La mesure du stress des organismes filtreurs est particulièrement inquiétante : on voit même des poissons de l’estuaire changer de sexe. Ces « angoisses vaseuses » sont accentuées par l’insouciance de la société civile, qui continue à organiser des triathlons dans la Seine en dépit des bilans alarmants de l’Agence de l’eau, à prélever des poissons à proximité des stations d’épuration, à arroser les potagers avec l’eau de l’estuaire, à se baigner ou à consommer les coquillages du littoral.

37 La « descente du système vaseux vers l’aval » fait place à une petite cosmogonie de l’invasion. La prolifération de métaux, de substances chimiques et microbiologiques est une véritable prédation. Cet inventaire n’est pas sans rappeler celui que proposait déjà en son temps le théosophe Baader : Dans les trois règnes de la nature matérielle, écrit Baader en 1841, s’est introduite une nature apocryphe : celle des cryptogrammes, infusoires, insectes ; il y a même des métaux prédateurs [cité par Faivre 1996 : 41].

38 Comme le signale A. Faivre, l’erreur de nombre de commentateurs de Baader est d’avoir confondu cette nature apocryphe avec « l’autre nature ». La distinction entre « nature » et « matière » est pourtant ce qui continue aujourd’hui à créer une disjonction des discours relatifs à l’envasement des plages, confondant « construction paysagère » et « processus microphysique ». C’est ce que révèle ce conseiller scientifique du Conservatoire du littoral : Il y a une image du littoral de la Côte fleurie, avec les belles plages du débarquement. Vous ne pouvez pas enlever cette image-là. Et puis il y a toujours eu les touristes. Les bains de mer, c’est pas des bains de boue, c’est pas des bains de galets : c’est des bains de mer sur du sable.

39 Cette confusion amène nos experts à relativiser, sachant qu’en Mer du Nord les populations locales se baignent dans la vase sans que cela ne pose de problème particulier. La vase est exclue de notre idéal de vacances sans que son incidence sur le plan sanitaire soit démontrée. Nos experts s’interrogent sur la provenance de la vase, qui est à craindre si elle vient du Havre et ne l’est pas si elle vient directement du fleuve. Et, face à une telle inconnue, ils préconisent une logique de sanctuarisation et de sacrifice des espaces qui distingue les réserves nutritives des vasières réhabilitées par le génie écologique, d’une part, et les sédiments contaminés par l’industrie, d’autre part.

40 À l’occasion des débats publics, chasseurs, pêcheurs, coupeurs de roseaux et associations naturalistes ont su faire entendre leurs voix. Pour diverses associations, l’estuaire est avant tout anthropisé à tout-va : aménagement de la vallée de Rouen, extension de « Port Jérôme », construction du Pont de Normandie, mise en place de « Port 2000 »... Ce sont là les principaux responsables incriminés : « On joue aux apprentis sorciers avec la nature. » La réduction drastique de la surface des vasières, l’assèchement des zones humides et la modification des dynamiques estuariennes sont régulièrement montrés du doigt.

41 Le recours à l’arbitrage européen a favorisé une politique de mesures compensatoires. Toutefois, pour les naturalistes, le génie écologique a des limites et il ne remédiera jamais aux dégâts causés à l’estuaire. Les affaires se poursuivent aujourd’hui avec la mise en place des chartes paysagères, le projet de classement des boucles de la Seine au patrimoine mondial de l’UNESCo et le creusement d’un chenal dans la Réserve naturelle

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de l’estuaire. Une logique technicienne de création de nature, issue des aménageurs, tente de calmer la vision panthéiste des naturalistes. Des emblèmes des zones humides, comme le butor étoilé ou le râle des genêts, symbolisent ces affrontements. L’image d’une vase accumulant les pollutions industrielles et urbaines, et celle de zones vaseuses emportant avec elles un conservatoire de biodiversité, parcourt l’essentiel des brochures d’information. Ce ne sont donc pas directement les plages qui préoccupent ces défenseurs de la nature. De la même manière, le phénomène d’envasement se traduit par le déplacement des zones de pêche, comme le signifie le président du Comité régional des pêches maritimes.

42 Dans ce jeu d’acteurs, chacun tente de s’approprier l’estuaire. Ainsi les chasseurs au gibier d’eau – pour partie dockers au Port du Havre – se voient autorisés à pratiquer leur loisir en pleine réserve naturelle, ce qui donne lieu à des confrontations violentes avec des naturalistes et des scientifiques.

43 Face à ces groupes de pression, la gouvernance est difficile. Dans les années 2000, la Communauté de communes d’Honfleur dépose plusieurs plaintes contre l’activité industrielle du Havre. Des tuyaux de drague mal positionnés, des aménagements et endiguements trop rapides dus à la pression économique donnent le sentiment d’une avancée irrépressible de l’industrie. L’oubli du « contexte naturel » explique la catastrophe de l’envasement. Derrière l’idée selon laquelle c’est l’homme qui contamine l’homme se déploie tout un imaginaire de dérèglement de l’horloge du monde, qui puise son inspiration dans la littérature romantique, la peinture impressionniste et les mises en scène muséographiques du vivant.

44 Selon un employé du Port autonome du Havre, l’activité portuaire est incriminée souvent à tort : La dynamique du bouchon vaseux est surtout liée à ce qui se situe à l’amont, et à l’amont on ne fait rien [... ] Notre impact sur le bouchon vaseux est nul ou presque.

45 Le développement économique du territoire estuarien révèle une transformation irréversible qui conduit à la disparition progressive de l’estuaire naturel. Les fêtes de la nature ou visites pédagogiques, organisées par le Parc naturel régional et la Maison de l’estuaire, n’interpellent que peu de visiteurs (18 000 au total), dont les motivations sont surtout esthétiques et ludiques. Les tentatives de formation et d’éveil au milieu naturel ne touchent qu’un public limité, avant tout attiré par les possibilités de randonnées, les compositions paysagères, les activités sportives et le patrimoine historique. Implanté sur une zone humide à coté de l’abbaye millénaire du Valasse, le Parc écologique EANA, qui a ouvert en 2008, voit ses jardins pédagogiques défigurés par une végétation indigène qui repousse inlassablement. Lui-même est victime de l’envasement et des marées. Quant à sa vocation de formation au développement durable, elle s’efface au profit des spectacles « sons et lumières » évoquant les grandes heures de la Normandie (des Vikings au Débarquement) et au profit des séminaires d’entreprises.

46 Si, auprès du grand public, la communication scientifique reste malaisée, des dissonances apparaissent également pour ce qui est des plages et des loisirs. Les interdictions de baignade ou de pêche ne découragent guère les usagers du littoral. Un élu de Quillebeuf et une élue du Havre, qui eux-mêmes bravent régulièrement les interdictions, estiment que les autres exagèrent. Si, pour les scientifiques, le problème majeur est l’envasement, pour les élus et les plagistes, le problème est avant tout d’ordre esthétique et récréatif. Tous sont unanimes : l’eau est « couleur coca-cola », et

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on fait avec. Les plus préoccupés sont les responsables des plages. Depuis près d’un siècle, le premier souci, c’est la dynamique des sables qui réduit ou accroît la superficie des plages. Une rumeur court selon laquelle du sable serait volé pour prolonger la plage de Deauville au détriment de Blonville-sur-Mer et de Villerssur-Mer. Aussi, pour les élus de ces deux communes, il s’agit de protéger le territoire, à la fois de la mer, des riverains et des anthropisations industrielles. Comme le déclare le responsable des bains de Blonville-sur-Mer : Si on n’a plus de plage, on n’existe plus [... ] Toute la côte normande n’existe plus [...] La plage c’est notre vitrine.

47 Pourtant, l’envasement est rarement évoqué contrairement à la qualité des eaux de baignade, au rejet des eaux usées ou au phénomène d’effacement du trait de côte. Le Conseil municipal de Villers-sur-Mer précise que peu d’informations émanent directement des scientifiques. La connaissance du milieu repose avant tout sur la proximité entre élus et touristes et sur l’histoire locale du lieu. L’archiviste de Deauville nous explique que les stations balnéaires qui bordent la Côte fleurie résultent d’une vaste opération d’assèchement de marais et de zones humides et qu’il est normal de retrouver de la vase de temps à autre.

48 À Villerville, des gratte-plage pataugent joyeusement dans la vase pour satisfaire leur passion de la pêche à pied. Du côté du site des Vaches Noires, des formes argileuses flottent à la surface de l’eau près des baigneurs. Des sauveteurs parlent, en connaisseurs, de fonds vaseux où l’on peut glisser et s’enfoncer. Toutefois ces indices restent bien discrets comparés à la place qu’occupe l’aseptisation des plages. Cribleuses, camions de nettoyage et engins de pompage des eaux stagnantes travaillent quotidiennement à ce paysage que l’on veut propre. Les clubs de plage, commerçants, loueurs de vélos et autres offices de tourisme s’emploient à effacer toute trace qui contrevienne à cette image. Un plagiste et un loueur de cabines indiquent aux touristes les circuits leur permettant d’éviter toute rencontre avec la vase. Il y a donc un « faire avec », qui traduit combien les populations locales du bord de mer s’adaptent jour après jour.

Les populations balnéaires et l’envasement

49 Les touristes ne sont absolument pas sensibles au phénomène d’envasement, ce qui relativise le scénario catastrophe que présentent les experts et les élus. Près de 70 % des personnes rencontrées en juillet 2004 sur les plages de Villers-sur-Mer, Blonville-sur- Mer et Deauville affirment ne pas voir de vase sur la plage ; seuls 3 % en parlent spontanément. Les personnes interrogées ne font aucune différence entre une plage non envasée, comme Deauville, et des plages envasées, comme Villers-sur-Mer et Blonville-sur-Mer. Un tiers des plagistes continueraient à fréquenter les plages même en cas d’envasement massif. L’essentiel des baigneurs ne portent pas d’appréciation négative sur la qualité des plages. Ainsi l’envasement constaté de facto lors des campagnes hydrosédimentaires n’altère en aucun cas le jugement des populations balnéaires.

50 Ce constat relève de ce que nous pourrions appeler une esthétique fataliste : le fond marin est turbide, l’eau est coca-cola, le climat est vif, et l’estuaire subit une logique d’aménagement liée à l’essor portuaire et industriel. Les critiques portent davantage sur les déchets humains que sur la présence de vase. En effet, 63 % des personnes

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interrogées trouvent normale sa présence à marée basse. Et, pour 58 % d’entre elles, le dépôt de vase reste un phénomène naturel qui n’est pas lié à la pollution. on peut parler ici d’une véritable équivoque.

51 En revanche, dès que la vase entre dans un scénario d’anthropisation, les opinions s’avèrent plus tranchées. L’inquiétude liée à l’extension de « Port 2000 », aux dégazages intempestifs et aux rejets d’eaux usées inscrit l’élément vaseux dans une logique d’hybridation. Les sacs poubelles, bouteilles en plastique et autres rejets deviennent une agression visuelle. Les mères s’inquiètent de voir leurs enfants jouer sur un sable maculé de matières diverses. Les plaques d’argile à la surface de l’eau et les mousses deviennent ennemies.

52 À cette représentation hybride de la vase se superpose une représentation parasitaire. La vase devient alors le véhicule des déchets et contaminants. Association que font plus souvent les résidents que les touristes.

53 À cela s’ajoute une variable culturelle : les Hollandais, par exemple, sont beaucoup plus tolérants vis-à-vis de l’envasement des plages que les Normands et les Franciliens. La poldérisation influence clairement l’acceptation d’une nature envahissante.

54 À cela s’ajoute un autre paramètre : un racisme ordinaire à l’encontre des banlieusards de la Région parisienne qui viennent envahir un littoral bourgeois. Ce foisonnement populaire est ressenti comme une véritable pollution. Le dispositif de filtrage des populations s’aventurant à Deauville, sur les planches, traduit cette peur du marécage humain ancrée dans l’histoire hygiéniste des loisirs.

Une nature apocryphe ?

55 Ainsi l’envasement revêt-il la figure de l’hybridation, du pullulement, du parasite ou de l’intrusion. Il révèle surtout une ligne de partage entre experts et gestionnaires, d’un côté, et usagers ordinaires, de l’autre. Ce que montre aussi notre enquête, c’est la persistance d’un imaginaire social qui continue de s’abreuver aux sources d’une philosophie de la nature, largement influencée par la vague romantique mais aussi par les muséums d’histoire naturelle et les figurations impressionnistes.

56 La manière dont se déploie le savoir expert sur l’envasement du littoral normand s’inscrit clairement dans le cadre des natures apocryphes des romantiques. Un fossé se creuse entre la vision qui repose sur le mystère du vivant et la vision qui repose sur une dynamique paysagère. L’entretien des plages, qui exige que l’on efface toute trace de pollution, se fait dans la plus grande discrétion. Si le grand public se désintéresse des bulletins des plages, c’est sans doute par manque de confiance [Simmel 1991].

57 Cette étude permet de mieux saisir ce qui se joue dans ce territoire. Le mystère de la vase voit se reconfigurer les petites élites locales. Les experts et gestionnaires habitent rarement l’estuaire et font de l’éducation des populations une profession de foi. Comme dans la sublimation romantique, on joue à se faire peur pour mieux conforter sa position.

58 L’opportunisme écologique trouve ici une illustration supplémentaire. L’estuaire de la Seine, et ses constantes modifications, interroge la nature matricielle des proliférations. Cette préoccupation scientifique et sociale révèle en creux une saturation du regard culpabilisant que l’on porte sur l’environnement, qui laisse la place à un réenchantement des imaginaires.

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NOTES

Cette contribution s’inscrit dans la phase 3 du programme « Seine Aval ». Voir seine- aval.fr

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Cette enquête s’appuie sur 24 entretiens et 350 questionnaires adressés à des usagers et acteurs des plages de Blonville-sur-Mer, Villers-sur-Mer et Deauville. En outre, 30 entretiens plus approfondis ont été réalisés auprès d’experts de l’estuaire de la Seine et de résidents du littoral du Calvados entre mai et décembre 2004. Vagabonder sac au dos. Agence régionale de l’environnement de Haute-Normandie, en partie fondée à partir du Centre documentaire du Muséum d’histoire naturelle de Rouen. Le PNRBSN est constitué pour 20 % de prairies humides, dont le Marais-Vernier. En lapon : « terre nourricière ».

RÉSUMÉS

Résumé Au début des années 2000, les experts et élus du Calvados tirent le signal d’alarme à propos de l’envasement massif des plages du littoral et de la dégradation du tourisme dus à la construction du pont de Normandie et au développement portuaire du Havre. Derrière cette menace, on découvre une gestion plus sociale que savante du phénomène, qui puise ses origines dans la mythologie « vaseuse » construite par les romantiques, les impressionnistes et les naturalistes. Si pour le grand public la vase reste largement absente, pour les scientifiques elle entre dans le cadre du débat sur les proliférantes natures. L’envasement revêt, dans cette société balnéaire, la figure du pullulement et de l’intrusion. Ce décalage entre une vision technoscientifique et la vision des usagers met en avant une conception apocryphe de l’estuaire, dans laquelle la mystérieuse prolifération de la vase réenchante une vision culpabilisante de la nature.

Abstract At the start of the new millennium, experts and elected officials in Calvados Department, France, warned about the massive buildup of silt on beaches there and the poorer conditions for tourism owing to the construction of the Normandy Bridge and the development of the port in Le Havre. Underlying this warning, we discover a form of management that, social rather than scientific, has its origins in the “murky” mythology constructed by the proponents of Romanticism, Impressionism and Naturalism. Whereas silt is not a problem for the general public, it is, for scientists, an issue in the debate about proliferation in nature. In coastal areas, silted beaches provide the very image of proliferation and intrusion. This difference between a technoscientific viewpoint and that of users sheds light on an apocryphal conception of the Seine River’s estuary, whereby the mysterious proliferation of silt re-enchants a vision of nature that arouses guilt feelings.

INDEX

Mots-clés : envasement, estuaire de la Seine, matrice de vie/menace pour la santé, mythologie du vivant, intrusion, France, Calvados, plages Keywords : Calvados, health threat/source of life, intrusion, mythology of living beings, Seine river estuary, silting, France, beaches

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The Myth of Plant-Invaded Gardens and Landscapes

Gert Gröning et Joachim Wolschke-Bulmahn

1 IN RECENT DECADES, probably beginning after World War II, the notion of “invasive plants” gained momentum. However, much of the myth of plant-invaded gardens, parks, and even landscapes is a phenomenon of the late 20th and early 21st centuries. In terms of the existence of the earth this appears to be a fairly short period. So let us put this in frame. Is there any evidence that plants aquired invasiveness? Were they sent to kindergarten, school, college and university where they learned how to become invasive? Who were their teachers? Which books were they encouraged to read? Is it likely that plants were non-invasive before, say 1900, and then developed strategies for invasion?

2 Did the plant realm agree to have a ministry of defense or a subscription office for plants? Is there an army of plants whose generals develop strategies for the invasion of foreign territories? Did geneticists discover an invasive gene in plants?

3 It seems hard to believe that anyone would be inclined to answer only one of the above questions with “yes.” Yet there must be many people who do. In 2009 at a conference on landscape and urban horticulture in Bologna, Italy, a research project was presented which took so-called native species as indicators for “the ecological effects of horticultural history of urban parks with its high concentration of exotic species of flora.” [Butenschön and Säumel 2009: 164] Why has it become so meaningful to label plants as “invasive”? Why is there such a strong interest to create a myth of plant- invaded gardens and landscapes and to continue to manufacture “the demon of invasive species”? [Theodoropoulos 2003: 84]

4 In the course of world history plants came into existence long ago. They grew in certain locations, became extinct or grew again somewhat modified in new locations. If one were to look at plant distribution about 100,000 years ago, or even 1 million years ago would anybody expect the same distribution today? The historic glaciation of the earth seems common knowledge. How would one describe the reclamation of deglaciated land by plants? Would these plants in early 21st century ecologist language be called

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“invasive”? Would they have invaded a landscape where nobody even thought about landscape? Why should this be so?

5 Of the many 100,000 of years of the existence of the earth the last 200 years or so have seen a human interest to learn about the distribution of plants. Closer observation within the last century revealed that even plants are not as static as some would have it. Gardens and landscapes seem to be fairly recent elements of civilization, alas, even these territories are seen to be invaded by plants or “aliens” disguised as plants. These alien plants are seen “as rootless as the humans who invited them in.” [Leland 2005: 170] As humans most of us are probably happy to have no roots. As elsewhere so with plants “panta rhei. “ Why then has it become of interest to talk about plants that invade gardens and landscapes? We do not have a definite answer but will try to indicate why this may be so, from a German perspective, at least.

6 Early on in human history there was an interest in plants and gardens. The oldest ideas about gardens relate to the times of the Old Empire in Egypt some 2,500 years BCE. In all, knowledge about these gardens is fairly restricted. D. Hennebo [1955] contributed observations on old-Egyptian garden art. One year later he added a piece about dendrological excursions in early antiquity [Hennebo 1956] where he gave evidence of this human interest to cultivate in a garden plants which did not grow locally. The first profound study about Le jardin dans l’Égypte ancienne was published by .J.-C. Hugonot [1989]. In the gardens of the New Empire in Egypt, around 1,500 to 1,000 BCE, ornamentals and foreign species were cultivated supported by elaborate artificial water provision via water wheels and water buckets, sakije and shaduf in Arab [Wilkinson 1990]. The city of El Amarna seems to have been a garden city [Wilkinson 2001]. The valley of the Nile is an example for a landscape created by this century-old garden culture [Keimer 1924]. In antiquity Egypt was seen as the ideal garden landscape where a minimum of effort warranted a maximum of achievement: Except some acacias and the doum palm all other trees there have been introduced or did gain meaning for the image of the landscape through human intervention only. This holds true in the first instance for the date palm, the characteristic tree of the oasis landscapes of Northern Africa and Asia Minor. By cultivation it became the main tree of Egypt [Rikli and Rubel 1928: s.p.].

7 Several thousand miles north of Egypt in the Assyrian city of Ninive the king arranged his gardens like the Amanus mountains and had every tree of the Hatty land planted in them [Haas 1982].

8 During the times of Homer, roughly 750 to 700 BCE, the Greeks grew ornamentals in their “kepoi,” gardens in which plants were grown for decorative and aesthetic reasons only. The famous example in Homer’s Odyssey [Murray 1931] is the garden of Alcinous. For Plato the garden was the place of intellectual stimulation and spirited conversation. It is Plato who relates to a philosophical talk by Socrates and Phaedrus. In this talk Socrates delivers a clear statement that man only can voice an interest in nature. Plato describes the location where this talk takes place such: By Juno, a beautiful retreat! Here the platan spreads very widely its cooling boughs, and is superbly tall. The twilight beneath the low willows – how refreshing it is! – and the whole air is filled with their pleasant fragrance – a cheerful fountain of coolest water flows beneath the platan, which appears to be sacred to certain nymphs, from the statues of virgins that adorn it. Then, again, notice what a summer-like and agreeable singing resounds from the choir of katydids. But the sweetest sight of all is that of the grass so persuasively adapting itself to receive on its sloping velvet the reclining head [North 1858: 302].

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9 Here Plato has Socrates say: I’m a lover of learning, and trees and open country won’t teach me anything, whereas men in the town do [Hackforth 1972: 25].

10 As the Romans went to Egypt and occupied the territory for almost 700 years, from 58 BCE to 620, and to Greece, from 146 BCE to 330, they learned from the local garden cultures in these countries and brought some of that knowledge into their gardens in Rome and vicinity. An outstanding example is the villa of the Roman emperor Hadrian near Tivoli which was built from 118 to 134. It included “landscapes” from Egypt and Greece [Kahn 1995]. Is this sign of civilization an example of an “invasive” landscape?

Biased as this Eurocentric view may be there will most certainly be comparable results for early human history plant and garden culture if one were to address these issues for the Asian world, especially for China, Japan, Korea, India, and Indonesia. Human interest in plant cultivation is an early sign of civilization. ***

11 In Europe this interest became more focused as science developed in the course of the 19th century. Two names must suffice, Alexander von Humboldt (1769-1859), and Charles Darwin (1809-1882). In his Essai sur la géographie des plantes which he published together with Aimé Bonpland (1778-1859) in Paris in 1805 Alexander von Humboldt showed a cross section of the slopes at the Chimborazo volcano in Equador in which he grouped the plants and also marked borderlines for plant growth [Humboldt et Bonpland 1805]. Humboldt’s research proved that plant growth depended upon geographical conditions and his method became widely applied for plant research abroad and in Europe [Engler 1899]. Darwin, the founder of modern botany, published his seminal work On the Origin of Species in London just 150 years ago [1859], the year when Humboldt and Bonpland died. This rising interest in the knowledge of plant distribution is reflected in a colored lithograph “Gemälde der organischen Natur in ihrer Verbreitung auf der Erde” (Painting of Organic Nature in its Distribution on Earth) by Joseph Päringer, based on original work by Ferdinand August Maria Franz von Ritgen (1787-1867), a professor of medicine at Giessen University, and Johann Bernhard Wilbrand (1779-1846), director of the Botanic Garden at Giessen, which was published in Giessen in the year 1821 by C.G. Müller. The painting was dedicated to Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Alexander von Humboldt and anatomist as well as anthropologist Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), whose lectures had been attended by Humboldt.

12 In 1822, one year after “Painting of Organic Nature in its Distribution on Earth” had been published, the Association for the Promotion of Horticulture in the Royal Prussian States (Verein zur Beförderung des Gartenbaues in den Königlich-Preußischen Staaten) was licensed by the Prussian king Friedrich Wilhelm III [Gröning 1989]. The goal of this association was “the promotion of horticulture in the Prussian state, the cultivation of fruit-trees in all its branches, the growth of vegetable and commercial herbs, the cultivation of ornamental plants, of plant forcing, and of visual garden art.” The interest in visual garden art may be seen as a basis for the development of professional activities in this field a part of which included attempts to select plants on a scholarly basis [Fintelmann 1841].

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13 In 1851 for the first time in Germany a plant geographical compartment was laid out in the Botanical Garden of Breslau University [Engler 1886]. The fourteen plant geographical areas represented all continents but not a single flora from Germany. In 1889 the director of the Breslau Botanical Garden changed position to the Botanical Garden at Berlin-Schöneberg. There he enlarged the already existing plant geographical compartment for the northern moderate zone. In the “Northern and Middle-Europe” area a heath landscape was displayed for the first time. In correspondence to the other “landscapes” it was arranged according to geographical sequence in Middle Europe. Is this another example for “invasive” landscapes?

14 The growing interest to understand plant growth led Ernst Haeckel (1834-1919), a professor of comparative anatomy at Jena University who met Darwin several times and who popularized Darwin’s writings [Staufer 1957] to introduce the notion of ecology [Haeckel 1866a] into science. In his book Generelle Morphologie der Organismen. Allgemeine Grundzüge der organischen Formen-Wissenschaft, mechanisch begründet durch die von Charles Darwin reformierte Descendenz-Theorie (General Morphology of Organisms. General Basics of Organic Form-Science, Mechanically Established by the Reformed Descendence-Theory of Charles Darwin) which was published in 1866 in Berlin, he tried to determine “the character of the plant realm” in chemical, morphological and physiological respects.

15 In the second volume of the Generelle Morphologie der Organismen Haeckel pointed to “two special physiological disciplines which so far have been highly neglected [... ] the ecology and chorology of organisms.” [1866b: 286; our translation] Both notions he derived from the Greek words, oíχoς, for household, and χώρα, the place of living and place of growth [id.: footnote 2]. For Haeckel ecology was “the total science related to the connections of the organism to the surrounding outer world.” [1866b: 286; our translation] Chorology for him was “the total science of the spatial distribution of organisms, of their geographical and topographical extension on the surface of the earth.” [1866b: 287; our translation] Both, ecology and chorology, Haeckel meant to serve his monistic theory by which he wanted to support his view of the differentiation of species as “necessary consequences of mechanical causes.” [1866b: 289; our translation]

16 What began as an internationally oriented science in the early decades of the 19th century deteriorated into increasingly nationalist oriented tinkering with the results of scholarly studies during later decades of this century. Haeckel actively participated in this as he propagated a selective Darwinism which became known as Social Darwinism. The design for the new Botanical Garden at Dresden, Saxony, is evidence for that [Drude 1894]. Different floras of the earth were represented there. Additionally, however, German plant species, and especially those growing in Saxony and Thuringia were shown. Drude, the head of the Dresden Botanical Garden explained it thus: To respectably represent the native flora is the task of the botanical gardens; for botanical studies are rooted unshakenly in native flora [... ] Naturally German flora is favored [1894: 25].

17 This is an example how to manufacture a garden or a landscape for “invasion.”

18 Drude also believed in the vocation of botanical gardens to support garden art. This claim could be matched when the “Königliche Gärtnerlehranstalt,” the highest-ranking horticultural school in the German Empire was reopened together with a new botanical garden in 1903 in Berlin-Dahlem [Echtermeyer ed. 1913].

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19 For this botanical garden the botanist Paul Graebner designed a heath landscape. Graebner had presented the first scholarly study about the heath in North Germany with fairly differentiated results about heath formations. In a comprehensive list of some 2000 species and varieties he compiled plants which typically may be found in a heath and assembled them into heath groups and heath types [1895: 546627]. Nevertheless he pursued a patriotic goal. His study related to “our German fatherland.” Graebner developed a special interest in native flora and, obviously following the advice of his academic teacher Engler, explicitly related to political units in Germany: It was my highly respected teacher [... ] Engler who assigned me to a rewarding task, the description of a native formation based on thorough studies in nature [... ] The area encompasses the provinces of Hannover, Saxony, Brandenburg, Schleswig- Holstein, Posen, Pommerania, West- and East Prussia, as well as the duchies of Oldenburg and Mecklenburg [ibid.: 500-501; our translation].

20 This is another example how to manufacture a garden which then may be seen as needing to become defended against “invading” species.

21 The distinction between native and nonnative plants has a long history. It may be as old as concepts of nations and of native and foreign people. For example, in 1629 the Englishman John Parkinson published his book Paradisi in sole Paradisus Terrestris. Parkinson presented plants “that are called usually English flowers” and “outlandish flowers” in a remarkably unbiased way. He knew already that: Those flowers that have been usually planted in former times in Gardens of this Kingdom [... ] have by time and custome attained the name of English flowers, although the most of them were never natural of this our Land, but brought in from other countries at one time or other, by those that tooke pleasure in them where they first saw them [1629: 11].

22 A few years after Graebner had published his study about heath formations appeared landscape architect Willy Lange’s book Gartengestaltung der Neuzeit (Garden Design of Modern Times) [1912]. Lange was influenced by Haeckel and also by Darwin. In his book he suggested a “biological aesthetic,” where plants in a garden were planted according to ecological principles [Gröning and Wolschke-Bulmahn 1997]. In his view such biological aesthetic would be coined by a time “in which biological knowledge dominates the Weltanschauung and where biological harmonies of nature are perceived and valued aesthetically.” [Lange 1912: 50; our translation]

23 Lange’s “biological aesthetic” was modern in the sense that it applied science to design. However, from a social perspective it was reactionary. It promoted dubious ideas about the assumed relationship between the German people and nature. Additionally within particular groups of society it provoked hostility towards the “international” by the exclusion of foreign plants. Lange instrumentalized the emerging field of ecology and the idea of natural plant associations for his naturalistic trend in garden design. In 1895 the Danish Eugenius Warming (1841-1924) published the book Plantesamfund, grund traek afden oekologiske plantegeografi [1895]. This may have marked a starting point for ecology as “a definite science” as Rehmann remarked much later [1933: 239]. Warming’s book was subsequently translated into German as Lehrbuch der ökologischen Pflanzengeographie [1896] and into English as Ecology of Plants: An Introduction to the Study of Plant Communities [1909]. In the United States of America Henry Chandler Cowles (1869-1939) [Cassidy 2007] from the University of Chicago became so fascinated with Warming’s book that he learned Danish in order to be able to read the book in its original language. Cowles read German also. In 1898 he handed in his PhD thesis “The

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Ecological Relations of the Vegetation on the Sand Dunes of Lake Michigan” which subsequently became published in 1899 in the journal Botanical Gazette [Cowles 1899]. Nowadays Cowles is known as the first professional American ecologist.

24 Around 1900, the term “plant sociology” was coined, but this was most influentially developed by Josias Braun-Blanquet who published his book Plant Sociology. The Study of Plant Communities [1928]. Braun-Blanquet popularized the doctrine of plant sociology and defined its subject as follows: Every natural aggregation of plants is the product of definite conditions, present and past, and can exist only when these conditions are given. The whole structure of plant sociology rests upon this idea of sociological determination [1983: VIII].

25 Braun-Blanquet admitted that: [Sociology and plant sociology] have one important point of contact: they are concerned not with the expression of life of the individual organism as such but with groups or communities of organisms having more or less equivalent reactions, bound together in mutual dependence [1983: 1].

26 So here another element of the manufaction of a garden or a landscape emerges. The invention of a plant community and even a plant association. As if this were not enough an additional category of determination is introduced. Thus alluding that determination helps against invasion.

27 The ideology of “blood and soil” was taking hold in Germany in a context of increasing racism and nationalism in Europe, and in those years the doctrine of plant sociology fascinated many a landscape architect. As we shall see later, American landscape architects such as Jens Jensen also saw analogies between associations of plants and human society. For example Jensen believed that plants would communicate and associate like humans. In 1939 he wrote to his German colleague Camillo Schneider: Plants, like ourselves, group together and have their likes and dislikes [1939].

28 For the German landscape architect Willy Lange, a “nature garden” would have an informal rather than geometric or architectural design (Figures 1 and 2 on pages 198 and 199).

29 Native plants would be preferred to foreign ones. Moreover, the garden had to be subordinated to the surrounding landscape.

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Figure 1. Nature Garden Motif by Willy Lange: “Carpet of Sedum spurium” (Gartengestaltung der Neuzeit, Leipzig, 1928, pl. XIII)

Figure 2. Planting According to the Motif of Nature in Willy Lange’s Garden (Gartengestaltung der Neuzeit, Leipzig, 1913, pl. B)

30 This evokes the idea of a fortification where in case of an attack of an invader the gardens come to rescue the landscape. Lange considered the centuries-old art of topiary as evidence of human hegemony over nature – cutting trees, shrubs, and hedges was a form of anthropocentric dominance over nature, and an expression of the unnatural attitudes of other cultures. Instead, humans should follow and augment the so-called laws of nature spiritually, arranging nature artistically in the form of the

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“nature garden.” Given a “landscape” would become “invaded” we now learn that “nature gardens” only provide good troops for the defense of a landscape.

31 For a “true” German in those days culture could only be national culture [Gröning and Schneider 2001]. Consequently Lange saw garden art as a constituent of national culture. He strongly rejected the idea that “art could be international,” and proclaimed: Let us find the national style for our gardens, then we will have art, German garden art. As long as different nations exist, there must exist different national styles [1900: 364; our translation].

32 By ressorting to “national” gardens and landscapes as opposed to “international” ones another barrier becomes erected which seemingly allows to refute invasive intentions of plants.

33 Lange’s opposition to the architectural garden style as an expression of the anthropocentric and unnatural attitude of other cultures and of lower stages of cultural evolution culminated in his concept of a “nature garden.” Thus he added to the idea of nationality the idea of ranking. For him the superiority of the German people was part of their national identity. For Lange, the German people were rooted in the soil, and every German required and deserved an appropriate natural-spatial environment: Our feelings for our homeland should be rooted in the character of domestic landscapes; therefore it is German nature that must provide all ideas for the design of gardens. They can be heightened by artistic means, but we must not give up the German physiognomy. Thus, our gardens become German if the ideas for the design are German, especially if they are borrowed from the landscape in which the garden is situated [1907: 358; our translation].

34 Such a view was not only popular during the Imperial Reich in Germany but continued through the Weimar Republic and became part of the state doctrine during National Socialism.

35 Given the variety of what could become regarded as landscape in Germany, one might expect Lange to have suggested a matching number of natural garden designs. However, he believed three types of landscapes to be sufficient for natural garden design in Germany: a “mountain,” a “middle,” and a “plains,” landscape. The American landscape architect Frank A. Waugh, who had studied garden design with Lange in 1910 at the Gärtnerlehranstalt in Berlin-Dahlem, similarly distinguished for the United States just “four principle types of native landscapes: the sea landscape, the mountains, the plains and the forests.” [Waugh 1917: 37] As a result of this narrow range of recognised landscapes, nature garden advocates such as the German Alwin Seifert felt they had to work with a “fate-determined poverty of plants” [1937: 232] in a “nature garden.” In 1929 Seifert first used the term “rootedness in the soil” for his concept of a “natural garden” design. Such a garden should help to strengthen a nationally-oriented culture against modern and international tendencies in the arts. Seifert deliberately introduced the category of “rootedness in the soil” into the art of gardening because he wanted “to bring garden art into the struggle in all living spaces which has broken out in our days between ’rootedness in the soil’ and ’supra-nationality’.” [1930b: 166]

36 Later when Seifert became one of the leading landscape architects of National Socialism, he elaborated upon this struggle, as “a fight between two opposing Weltanschauungen: on one side the striving for supranationality, for levelling down of huge areas, and on the other the elaboration of the peculiarities of small living spaces, emphasizing that which is rooted in the soil.” [Seifert 1930a: 162; our translation]

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Seifert echoed Lange, who some years earlier had praised the “rediscovery of so-called folk art; the stressing of one’s own folk character – in opposition to the glorification of the international, in reality nonnational.” [Lange 1928: 18; our translation] Rootedness to the soil is far from mobility, another essential precondition for invasion.

37 During National Socialism, the subordination of the design to the dictates of what then were considered national landscapes and native plants turned into a doctrine. Racist, nationalistic, and “ecological” vocabulary served landscape architects in their attempts to eliminate foreign plants from German soil. For example, in 1936 the German landscape architect Albert Krämer argued that: [The Germans] still lack gardens that are race-specific, that have their origins in nationality and landscape, in blood and soil. Only our knowledge of the laws of the blood, and the spiritually inherited property, and our knowledge of the conditions of the home soil and its plant world (plant sociology) enable and oblige us to design blood-and-soil-rooted gardens [1936: 43; our translation].

38 Similarly, a team of Saxonian botanists militantly equated their fight against foreign plants with the fight of Nazi Germany against other nations, especially “against the plague of Bolshevism.” The team demanded “a war of extermination” against Impatiens parviflora, a little herb which grows in light shaded areas in forests. These professionals regarded Impatiens parviflora a stranger, which dared to spread and even compete with Impatiens noli tangere, a similar but larger species which was considered native. Presumably, the stranger endangered the purity of the German landscape, and in their final sentence the botanists extended their claim dramatically: As with the fight against Bolshevism, our entire occidental culture is at stake, so with the fight against this Mongolian invader, an essential element of this culture, namely, the beauty of our home forest [is at stake] [Gröning and Wolschke-Bulmahn 1992: 124].

39 The closeness of the interest to eliminate foreign plants to the interest of the National Socialist German Reich to eliminate Jews and other people considered subhumans is striking. More so, in this example plants become nationalized as “Mongolian” which must be seen as part of the interest to support the myth of plant-invaded gardens and landscapes.

40 In late 20th and early 21st centuries landscape architects have tended to avoid the use of plants that are believed to be “exotic” or “non-native.” Many professionals and lay people who are interested in nature, landscape, and gardens assume that what they believe are so-called indigenous or native plants are unquestionably better than those declared non-native or exotic.

41 Reinhard Witt, a German biologist and advocate of “nature gardens,” published an article entitled “Tear the Rhododendrons out.” [1986] Witt demanded the liberation of gardens in Germany from foreign trees and shrubs, especially rhododendrons. The “troops of the invaders” had begun to suppress the interests of the local association respectively population, i.e. vegetation. A few years later Leslie Sauer from the United States felt that only the North wood areas of Central Park in New York were “healthy” since they were without exotic plants. Other places in Central Park without native plants Sauer rated as “degraded areas.” [1993: 56] This hostility towards foreign plants appears to be a phenomenon in many countries around the world.

42 Although there are a few studies published in the late 20th century which oppose such hostile views [Gröning and Wolschke-Bulmahn 1992; Koller 1992; Hudson and Calkins

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1993], historical knowledge about how “foreign” plants became “native” seems to have faded. Stephen Jay Gould offered a fascinating discussion of the concept of “native plants”: This notion encompasses a remarkable mixture of sound biology, invalid ideas, false extensions, ethical implications, and political usages both intended and unanticipated [1997: 11] [...] Natives are only those organisms that first happened to gain and keep a footing [... ] In this context, the only conceivable rationale for the moral or practical superiority of “natives” (read first-comers) must lie in a romanticized notion that old inhabitants learn to live in ecological harmony with surroundings, while later interlopers tend to be exploiters. But this notion, however popular among “new agers,” must be dismissed as romantic drivel [ibid.: 17].

43 Those who doctrinarily plea for “native plants” often also condemn “foreign” or “exotic” plants as aggressive intruders, thus suggesting that native plants are peaceful and non-invasive. Numerous publications give evidence of this biased viewpoint. In an article “Wildflowers: The Case for Native Plants,” for example, it is stated that some non-native naturalized wildflower species in the United States exhibit “aggressive, weedy behavior.” [Diboll 1989: 2] Characterizations such as “invasive exotic weeds,” “non-indigenous invasive weeds,” “exotic species invasions,” and “foreign invaders” are common in relevant publications.

44 Advocates of native-plant use tend to ascribe high moral qualities to themselves and to their followers. An essential part of this realm of moral qualities is the idea of the nation. This idea developed in the Western world in the course of the 19th and 20th centuries at the same time as disciplines such as plant geography, plant ecology, and plant sociology were being established. ***

45 From the 17th century onwards in Germany, there was an interest, both scholarly and lay, to cultivate plants from other countries in parks and gardens. Man-made “invasion” into existing grounds was obviously encouraged. However, this interest faded in the early part of the 20th century. For example, since the early 19th century, many “foreign trees” had been planted in Herrenkrugwiesen, a park near Magdeburg, Germany, for scholarly rather than merely design interest. In the early 1900s, however, it was decided that the park should be changed to a meadow-park, and public pressure forced then the garden director, Wilhelm Lincke, to remove already planted “foreigners.” [Hoke 1991]

46 With regard to the actual design of parks and gardens in Germany, such public pressure was not predominant, but it can be seen as an aspect of a reactionary national ideology which was going to dominate German society.

47 Similar trends might be seen in other industrial countries in the late 19th and early 20th centuries, at the high point of imperialism. In England, for instance, William Robinson and others searched for the truly English garden. In France André Vera was looking for the truly French garden. In the United States, as we will see later, Jens Jensen, Wilhelm Miller and Frank E. Waugh tried to pull away from the garden design of the Old World and wanted to establish a genuinely American garden style clearly distinguished from the European. Only in Germany, however, this interest became part of a radical nationalistic movement which emerged in early 20th century. It was enforced when in January 1933 the National Socialist German Workers’ Party (NSDAP) came to power in Germany. Then nationalism, hate and dislike of anything foreign and

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un-German, which had been common in fractions of the society in Germany ever since, turned into a powerful public movement. It helped to promote the myth of plant- invaded gardens and landscapes.

48 In early 20th century contemporary German garden design followed trends in architecture and the arts. New ways of aesthetic expression as well as new forms of social life were being explored. Many people attempted to escape what were perceived as out-dated late 19th century customs. The new approach was associated with, for instance, Cubism, Expressionism and Functionalism which to some extent found their way into garden design [Wolschke-Bulmahn 1994, 1997]. In reaction to that modern aesthetic trend, others advocated the modern concepts of “natural” garden design, and claimed to apply the most recent scientific findings of ecology and plant sociology. Willy Lange represented such an approach in landscape architecture. In a statement shortly before World War I Lange claimed that scientific progress would influence garden design: Today we have a natural science that is based on the history of development. It teaches us, as far as the interrelations between creatures with their homeland and their fellow creatures are concerned, to understand the laws of life. Biology penetrates all previous knowledge, which was only superficial. Biology, applied to art, establishes a new, a biological aesthetic [1913: 29; our translation].

49 ***

50 As noted above, the concern for a “national” style of garden which emerged in Germany was also evident among some US landscape architects. They felt they should prefer native plants in their early 20th century American garden and landscape designs. Some even believed in the exclusive use of native plants. Such claims in the United States were made most emphatically by Jens Jensen, Wilhelm Miller, and Frank A. Waugh. Here we will discuss Miller and Jensen only.

51 In 1915 Wilhelm Miller published a booklet The Prairie Style of Landscape Gardening in which he outlined his idea of a regional garden style which he felt was representative of Midwestern landscapes. For him: The prairie style of landscape gardening is an American mode of design based upon the practical needs of the middle-western people and characterized by preservation of typical western scenery, by restoration of local color, and by repetition of the horizontal line of land or sky which is the strongest feature of prairie scenery [1915: 5].

52 The disciplines which should assist the design of this garden style were systematic botany, state and local history, and ecology. For Miller: [Ecology was] a new and fascinating branch of botany that deals with plant societies [ibid.: 18].

53 Thus not only science and history were incorporated into garden design, but also the sense of a region – the Midwest, not in fact a particularly well-defined geographical area, but certainly a large region relative to the size of some European states. With his proposal for a regional garden style for the Midwest, Miller reacted against the garden design which had become popular among wealthy garden owners in the North Eastern Atlantic Seaboard in the United States and which he feared would become the prevailing style. He complained, for instance, about “great excesses of artificiality, especially in the East, where rich men’s gardens are often loaded with globes, cones, pyramids, cubes, and columns of evergreen foliage.” [1915: 32] Miller wanted the design of gardens correspond to what he believed were the more modest means of the

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Midwest. This was along the lines of the subordination of the garden to the surrounding landscape, a landscape which would be able to defend itself against plant- invaders.

54 Like Miller, the American landscape architect Jens Jensen opposed the use of non- native plants in American parks and gardens and promoted the regional prairie style. To understand Jensen’s work, his plea for the use of native plants and his concept of garden design, one has to consider his ideas about the relationship between people, “races,” and nature. Jensen believed that ideas about nation, race, and the natural environment are closely interwoven. In an article about the art of landscaping in the German journal Gartenschönheit (Garden Beauty), Jensen drew a parallel between races and plant species: Perhaps it may be too restricted to design a landscape picture only by the means of simple indigenous plants. But please consider that it was them amongst whom we grew up, that they taught us a particular language, without interruption since the earliest days of our tribe, that they are interwoven with the soul of our race and, indeed, no art of landscape gardening will be called true art and will be able to reflect the soul of a tribal people, if it does not take its means of expression from the environment of these people [1923: 68; our translation].

55 Here Jensen evoked the idea of a mutual interest between humans and plants to go together to kindergarten and school and learn from each other.

56 In his 1939 book Siftings Jensen further developed this idea. In drawing a connection between race and landscape, Jensen wrote of “the soul of our native landscape. Nothing can take its place. It is given to us when we are born, and with it we live.” [Jensen 1990: 9] With respect to the art of garden design he ruled: Art must come from within, and the only source from which the art of landscaping can come is our native landscape. It cannot be imported from foreign shores and be our own [Jensen 1990: 63].

57 For Jensen: No plant is more refined than that which belongs. There is no comparison between native plants and those imported from foreign shores which are, and shall always remain so, novelties [1990: 4041].

58 The strong conservatism inherent in Jensen’s wish that foreign plants shall always remain so serves the interest to manufacture a permanent threat of invasive activities of such plants. The fact that Jensen himself was born in Denmark and had lived there for more than twenty years before he “invaded” the United States of America, yet could presume to develop the American “Prairie Style,” might cast some doubt on the idea of any congenital relationship of humans to particular landscapes.

59 In 1939, at the highpoint of National Socialist power in Germany, Jensen wrote a letter to his German colleague Camillo Schneider in Berlin in which he blamed Alwin Seifert, another German landscape architect, of permissiveness which must be seen as another inroad to plant invasion. As noted above, Seifert fully supported National Socialism, and was arguing that landscape architecture in Nazi-Germany must stand by the “fate- determined poverty of plants” in its landscape design [Gröning and Wolschke-Bulmahn 1987: 149]. But where Seifert still allowed a few less native plants in a garden, Jensen took a more uncompromising position: Seifert seems to distinguish between the garden inside an enclosure and the landscape – here he submits to compromise [... ] I cannot see how you can compromise on a difference between the garden and its surroundings, then the

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garden remains a stranger in its own land. To be true to yourself, I mean true to your native landscape is a very fundamental issue – it is to be, or not to be. In the garden you give assent to one idea and outside its boundary to another. Strange things, grotesque things, usually attractive to the novice will creep in and the purity of thoughts in garden making suffers. Freaks are freaks and often bastards – who wants a bastard in the garden, the out of door shrine of your home? [1939: s.p.; our translation]

60 Jensen’s idea of the garden as a stranger in its own land can be read as the garden as an invader of the landscape.

61 In his return letter, Schneider rejected Jensen’s view of the “native landscape” and wrote that if one would agree to Jensen’s point of view, “one would have to get rid of all English gardens and would have to switch off all joy in the ’foreign’” which “would mean a severe impoverishment.” [1939: s.p.] Schneider also believed it necessary “to clearly separate the notions of ’landscape’ and ’garden’ [... ] In a garden one consciously wants to create something completely different from what nature at home can offer which one can enjoy during car rides and hiking tours. Where else would one enjoy what beautiful things we happen to have received from foreign countries?” [ibid.: s.p.] But Jensen saw this as a failure of intellect: The garden is a fine barometer by which to judge the intellect of a people. If the garden which is a true expression of the life of a people will not consist of horticultural specimens, rather of a simple arrangement of plants in a harmonious whole – that is art. The other is science or decoration. It takes a higher intellect to create a garden out of a few plants than of many [1940-1941: 17-18].

62 This adds another dimension to the myth of plant-invaded gardens and landscapes. Now plant-invaded gardens and landscapes are signs for the lower intellect, i.e. the stupidity of the people who inhabit it. This comes close to the claim by Heinrich Friedrich Wiepking-Jürgensmann, another landscape architect and glowing supporter of National Socialism, who wrote in 1942 in his landscape primer: The landscape is always a form, an expression and a characteristic of the people [Volk] living within it. It can be gentle countenance of its spirit and soul, just as it can be the grimace of its soullessness [Ungeist] and of human and spiritual depravity. In any case, it is the infallible, distinctive mark of what a people feels, thinks, creates, and acts. It shows, with inexorable severity, whether a people is constructive and a part of the divine creative power or whether destructive forces must be ascribed to it [1942: 13; our translation].

63 In his 1937 article “Die ’Lichtung’” (”The ’Clearing’”), published in the German magazine Die Gartenkunst Jensen had clearly indicated how racism was an important motif in his plea for native plants: The gardens that I created myself shall [... ] be in harmony with their landscape environment and the racial characteristics of its inhabitants. They shall express the spirit of America and therefore shall be free of foreign character as far as possible [...] The Latin and the Oriental crept and creeps more and more over our land, coming from the South, which is settled by Latin people, and also from other centers of mixed masses of immigrants. The Germanic character of our race, of our cities and settlements was overgrown by foreign character. Latin spirit has spoiled a lot and still spoils things every day [1937: 177; our translation].

Such ideas about the alleged negative influence of so-called “Latin people” were clearly in line with the National Socialist agenda. But Jensen was forced to step back from further expression of his racist ideas by correspondence from Harold LeClaire Ickes

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(1874-1952), the American Secretary of the Interior from 1933 until 1946, who had learned about Jensen’s leanings toward anti-Semitism [Ickes 1941]. In any way Jensen brought forth another category for the myth of plant-invaded gardens and landscapes as he suggested to differentiate between Latin and Germanic race characters. This may lead to speculate if plants of supposed Germanic origin are entitled to invasion whereas plants of Latin origin are not. ***

64 In Germany as well as in the United States a critical discussion of the invasiveness of plants often provokes emotionally loaded responses. Two examples might illustrate this. The first one is a series of papers and letters published in the Landscape Journal that began in 1992 with our article “Some Notes on the Mania for Native Plants in Germany.” [Gröning and Wolschke-Bulmahn 1992] This article was the starting point for a heated debate in Landscape Journal, which lasted for several years. The title of one of the responses may indicate the trend: “Natives and Nazis: An Imaginary Conspiracy in Ecological Design.” The author, professor of natural systems in the School of Architecture and Planning at the University of New Mexico, began his response in the following way: Rhododendrons in the gas chambers! Kristallnacht against Kudzu! Gert Gröning and Joachim Wolschke-Bulmahn attempt to link native-plant advocates with Nazism [Sorvig 1993: 194].

65 The second example is the article “Against Nativism” by Michael Pollan in the New York Times Magazine. Pollan’s article became the target of highly emotional attacks. William R. Jordan III, for instance, opened his response, “The Nazi Connection,” with this complaint: Several times in the past few years I have been brought up short by the suggestion that ecological restoration is a form of nativism – the ecological version of the sort of racist policies espoused by the Nazis or the Ku Klux Klan. Like the Nazis and the Klan, restorationists espouse the exclusion and removal of immigrants, and even a program to ensure genetic purity of stock in order to protect the integrity of the native, the true-born, the Blut und Boden. Hence restoration offers a disturbing resemblance in the ecological sphere to policies of nativism, racism, and sexism in the social sphere – so the argument goes [1994: 113-114].

66 If there is a future to garden culture and garden design then new ideas, new concepts for gardens, new plants, and new materials are essential. The history of garden culture provides ample evidence for the multitude of connections between people, politics, design, and plants. Militant calls such as “foreigners out,” or more specifically, “Tear the Rhododendrons out,” seem not particularly well-considered solutions to what are called ecological problems. Such calls transmit reactionary ideas about nature, the design of gardens, parks, and other open spaces as well as about society. Rather a scholarly discussion about plants, trees, shrubs, their value and their significance for design should develop, and for that a look into history may be helpful. There is no need to glorify historical events. Professional development could profit from critical analyses of the works and the ideas of predecessors in biology, botany, garden and landscape design. Certainly there is no need for plant-invasion related mythology.

67 The Jewish writer Rudolf Borchardt who was persecuted by the National Socialists offered an important criticism of doctrinaire advocates of native plant use that is still relevant today. He wrote in 1938:

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If this kind of garden-owning barbarian became the rule, then neither a gillyflower nor a rosemary, neither a peach-tree nor a myrtle sampling nor a tea-rose would ever have crossed the Alps. Gardens connect people, time and latitudes. If these barbarians ruled, the great historic process of acclimatization would never have begun and today we would horticulturally still subsist on acorns [... ] The garden of humanity is a huge democracy. It is not the only democracy which such clumsy advocates threaten to dehumanize [1987: 240; our translation].

68 In the course of world history plants came into existence long ago. They grew in certain locations and became extinct and grew again somewhat modified in new locations. Of the many hundred thousands of years the last 200 have seen a human interest to learn about the distribution of plants. Closer observation within the last half century revealed that even plants are not as static as some would have it. As elsewhere so with plants “panta rhei.” Not myth but scholarly research and less martial language is desirable.

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NOTES

See J. Leland [2005]. The chapter “Misplaced Americans” has this as subline. Meaning “everything flows” in Greek. See A. Mangin [1883]. The book shows three related etchings: “Jardin d’un temple égyptien,” “Villa égyptienne,” and “Un oasis du Sahara.” See also M.L. Gothein [1926]. See a much later visualization of the “Jardin d’Alci-nous” in an etching in A. Mangin [1883: 48]. Meaning “cicadas” in Greek. The same is translated such by R. Hackforth: “Upon my word, a delightful resting place, with this tall, spreading plane, and a lovely shade from the high branches of the agnus: now that it’s in full flower, it will make the place ever so fragrant. And what a lovely stream under the plane-tree, and how cool to the feet! Judging by the statuettes and images I should say it’s consecrated to Acheolus and some of the Nymphs. And then too, isn’t the freshness of the air most welcome and pleasant: and the shrill summery music of the cicada-choir! And as crowning delight the grass, thick enough on a gentle slope to rest your head on most comfortably.” [1972: 24-25] See Statuten für den Verein zur Beförderung des Gartenbaues im Preußischen Staate, 1824, Berlin, p. 7. See the attached plan for the garden with the plant-geographical groups in A. Engler [1886]. The heath had been arranged in front of the prealpine and alpine formations. As with the alpine formations it was the intention to present a selection of the most important character plants and to create a picture of a heath formation. See table II in H. Potonie [1890]. See the overview “Zoologie oder Thierkunde” on page 238. The table includes “Relations-Physiologie der Thiere oder Physiologie der thierischen Beziehungs- Verrichtungen” and “Physiologie der Beziehungen des thierischen Organismus zur Aussenwelt (Oecologie und Geographie der Thiere).” See chapters VIII A: “Chemischer Character des Pflanzenreiches”, VIII B: “Morphologischer Character des Pflanzenreiches” and VIII C: “Physiologischer Character des Pflanzenreiches” in Haeckel’s book [1866a]. They were marked by colored signs: “Species from Saxony and Thuringia have been marked by a rectangular metal sign diagonally subdivided in green and white [the ’national’ colors of Saxony] and attached below the name.” [Drude 1894: 26; our translation] See Kuratorium der Gärtnerlehranstalt, “Die königliche Gärtner-Lehranstalt zu Dahlem bei Steglitz,” Die Gartenkunst 5 (10), pp. 177-179, 1903. Nevertheless, it has to be mentioned that Lange and other landscape architects who promoted ideas about natural garden design, created formal gardens also and often

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used foreign plants. In particular Lange recommended foreign plants, which he believed matched the native plant associations physiognomically, and which would highten the artistic effect of native plant associations. Although the friend is not named it is clear that Jensen responds to Camillo Schneider and his letter from 29 October 1939. 46 May 15, 1994.

RÉSUMÉS

Résumé Au cours des dernières décennies, la notion de « plantes envahissantes » s’est de plus en plus imposée. Cet article tente de comprendre pourquoi on cherche tant à créer un mythe de jardins et de paysages envahis par les plantes, lesquelles prennent la figure de démons. Les auteurs puisent leurs références dans l’histoire ancienne des plantes, des jardins et des paysages, et s’intéressent tout particulièrement aux développements qui sont intervenus après la publication de l’ouvrage Essai sur la Géographie des Plantes de Humboldt et Bonpland (1805) et de l’ouvrage Generelle Morphologie der Organismen de Haeckel (1866). Des exemples empruntés à des sources allemandes et américaines montrent que ce qui était une science reconnue de façon internationale au début du XIXe siècle est progressivement devenu une science nationaliste et réactionnaire allant jusqu’à manipuler les résultats des enquêtes académiques. Au début du XXIe siècle, ceux qui plaident en faveur des espèces « indigènes » sont ceux qui, dans le même temps, considèrent les plantes « étrangères » ou « exotiques » comme « intrusives ». Pour eux, les plantes indigènes sont pacifiques et non envahissantes. Ce qui prouve combien leur point de vue est biaisé.

Abstract In recent decades the notion of “invasive plants” gained momentum. This article tries to answer the question why there seems to be such a strong interest to create a myth of plant-invaded gardens and landscapes and to manufacture demons of invasive species. It refers to the interest in plants, gardens and landscapes in early human history and focusses upon the development after Humboldt’s and Bonpland’s Essai sur la Géographie des Plantes (1805) and Haeckel’s Generelle Morphologie der Organismen (1866). Examples from German and American sources indicate that what began as an internationally oriented science in early 19th century deteriorated into increasingly reactionary nationalist oriented tinkering with the results of scholarly studies. In early 21st century those who doctrinarily plea for “native” plants often also condemn “foreign” or “exotic” plants as aggressive intruders. They suggest that native plants are peaceful and non- invasive and thus give evidence of their biased viewpoint.

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INDEX

Mots-clés : esthétique, civilisation, écologie, histoire, horticulture, espèces envahissantes, architecture des paysages, géographie des plantes, sociologie des plantes Keywords : aesthetics, civilization, ecology, history, horticulture, invasive plants, landscape architecture, plant geography, plant sociology

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À propos des introductions d’espèces Écologie et idéologies

Christian Lévêque, Jean-Claude Mounolou, Alain Pavé et Claudine Schmidt-Lainé

1 L’ÉCOLOGIE, EN TANT QUE SCIENCE, s’était fixé comme objectif de rechercher un ordre dans la nature. Ce qui suppose implicitement que la nature est ordonnée, tout au moins au sens où l’entendent les sciences physiques. Et si nous nous étions trompés de concept fondateur ? Le monde vivant n’est-il pas d’abord le domaine du hasard, du conjoncturel, de l’opportunité, de l’aléatoire ? Ce que Darwin nous invitait déjà à examiner au XIXe siècle, même s’il éprouvait quelque difficulté avec ce concept et parlait plus fréquemment de « variations » que de « hasard », des effets plus que de la cause. Le rôle de ce hasard, caractéristique du fonctionnement du monde vivant à tous les niveaux de son organisation, des gènes aux écosystèmes, a probablement été marginalisé. Par nécessité ? Par idéologie ? Par incapacité intellectuelle à s’inscrire dans un monde en mouvement, non prédictible exactement ?

2 En battant en brèche le déterminisme qui rend plus aisée l’élaboration de prédictions et de programmes, le hasard gêne les institutionnels et les institutions. Il fait même peur alors qu’il ouvre, au contraire, des espaces de liberté et de créativité. Dans ce contexte, la question des espèces « invasives » qui se développent de manière inopinée sans que l’on puisse en cerner les causes bouscule nos représentations d’une nature ordonnée, ouvre le champ de l’incertitude, et dérange sans aucun doute.

3 Les scientifiques, à juste titre, dénoncent le créationnisme et le dessein intelligent. Ces idéologies ne sont, somme toute, que la persistance d’une idée bien ancrée dans les esprits aux XVIIe et XVIII e siècles, selon laquelle la nature, créée par Dieu, est nécessairement harmonieuse et immuable (le fameux « balance of nature » des Anglo- Saxons).

4 Lorsqu’on s’interroge sur les fondements historiques de l’écologie scientifique, on découvre que certains concepts, sous des formes nuancées, sont toujours porteurs de cette idéologie. Bien sûr, la science est affaire de société. Les connaissances construites

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l’ont été en réponse à des questions posées dans des contextes idéologiques évolutifs. Et les questions d’aujourd’hui, comme les démarches de recherche, sont nécessairement marquées du présent philosophique, social et économique. Néanmoins, l’idée d’une nature immuable, certes désacralisée, reste encore vivace. On continue à parler d’équilibre et de stabilité des écosystèmes ainsi que de climax avec, en contrepoint, l’idée que les perturbations d’origine anthropique créent des déséquilibres.

5 On rappelle en permanence la culpabilité de l’homme vis-à-vis de la nature, ce qui n’est pas sans évoquer le mythe du paradis perdu. Or, les recherches en écologie rétrospective nous ont appris, quant à elles, que les écosystèmes n’ont jamais cessé de se transformer et que la biodiversité est avant tout le produit du changement, non du statu quo [Lévêque 2008b]. L’écologie moderne met aussi l’accent sur le rôle de l’hétérogénéité et de la variabilité dans la dynamique des écosystèmes. Et on parle de plus en plus du rôle du hasard, tant en génétique qu’en écologie [Pavé 2007a].

6 On voit bien que les paradigmes évoluent. Mais les milieux médiatiques, politiques, associatifs et scientifiques ne se les approprient pas au même rythme. Dans la nébuleuse scientifique elle-même, des communautés structurées confrontent et conjuguent en permanence leurs regards épistémiques. Et le terrain des introductions d’espèces est particulièrement propice aux débats et aux confrontations intellectuelles car la revendication de préserver la nature « en l’état » y est exprimée avec une certaine véhémence par certains groupes sociaux. C’est dans ce contexte que nous nous inscrivons, en réaction à cette attitude « conservatrice ».

7 Les introductions d’espèces et leur prolifération ont en effet mauvaise réputation dans les milieux écologistes et conservationnistes. Que reproche-t-on à ces espèces « invasives » ? [D’être] des espèces [... ] qui bouleversent l’équilibre des milieux naturels, entrent en compétition avec les espèces autochtones et, parfois, les dominent jusqu’à les faire disparaître.

8 Selon le site web de l’ONF, les introductions d’espèces sont aujourd’hui considérées comme la deuxième cause mondiale de l’érosion de la biodiversité. De même peut-on lire sur le site « Plein Sud » de l’Université Paris-Sud 11 : Les invasions biologiques sont considérées comme la seconde plus importante menace pesant sur la biodiversité, juste après la perturbation des habitats.

9 Ces discours alarmistes sont repris de manière générale par presque toutes les ONG ou associations de conservation de la nature. Mais, depuis quelques années, plusieurs voix s’élèvent pour remettre en cause ce discours manichéen. Les travaux récents [Theodoropoulos 2003 ; Rémy et Beck 2008] montrent en effet que les représentations des scientifiques et du public dans le domaine de la biologie des invasions ne sont pas exemptes d’idéologie et reposent en partie sur des paradigmes écologiques discutables.

10 Néanmoins, la mise en accusation de l’homme, considéré comme perturbateur de l’ordre naturel, reste un moyen privilégié de communication des ONG de protection de la nature, et le message est largement repris par les médias, à l’exemple du scénario de la sixième extinction. La peur comme moyen de culpabilisation, et donc de manipulation, a longtemps été l’apanage des religions, du déluge aux péchés capitaux [Thomas 1985]. Mais, de nos jours, la peur trouve dans l’environnement un domaine profane à investir. La question des espèces invasives et celle des changements climatiques et de l’érosion de la biodiversité censés mettre en péril la survie de l’homme en sont quelques déclinaisons. Au demeurant, cette image de l’homme

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destructeur de la nature n’est pas dénuée de vérité – comme en témoignent la surexploitation des stocks de poissons marins [Cury et Miserey 2008] ou la destruction des forêts.

Confusion des termes « invasion », « prolifération », « pullulation »

11 Un peu de sémantique n’est jamais inutile. Car les définitions d’« invasions biologiques » ou d’« espèces invasives » sont nombreuses et peuvent différer les unes des autres. Celle de F. di Castri [1990] est assez généralement admise : Une espèce envahissante est une espèce végétale, animale ou microbienne qui colonise un nouvel environnement et y prolifère loin de son aire d’origine après avoir, la plupart du temps, été transportée par l’homme, intentionnellement ou non.

12 Mais il y a souvent un léger glissement sémantique qui conduit à des confusions. Nous vivons en effet, en Europe, dans un environnement où les espèces introduites et naturalisées sont nombreuses. La plupart restent discrètes et se font oublier, ou contribuent à agrémenter notre vie. Seules quelques-unes – tels des parasites d’huîtres ou de poissons, des vecteurs de maladies (moustiques), des espèces végétales (comme la renouée du Japon, la jacinthe d’eau), sans oublier le rat introduit partout dans le monde – se révèlent gênantes dans la mesure où elles se mettent à proliférer, suscitant des nuisances économiques, écologiques et sanitaires. Ce sont ces quelques espèces « invasives » qui nous dérangent, à juste titre, parmi l’ensemble des espèces dites exotiques.

13 Là où les choses se compliquent, c’est que le discours médiatique a tendance à confondre « prolifération d’espèces » et « espèces invasives » alors que ce phénomène n’est pas une spécificité des espèces exotiques. Il est largement partagé par les espèces autochtones qui peuvent être, elles aussi, des sources importantes de nuisance. On pense par exemple aux pullulations de criquets en Afrique sahélienne, à celles des petits campagnols ravageurs des cultures en Europe, ou encore aux pullulations de méduses qui se produisent régulièrement sur nos côtes et pour lesquelles les médias n’hésitent pas à parler, à tort, d’« invasion ». Une enquête sur les proliférations végétales dans les milieux aquatiques continentaux français a mis en évidence que les plantes les plus fréquemment citées sont aussi bien autochtones qu’allochtones. Ce qui renforce l’idée que « prolifération » ne rime pas nécessairement avec « exotique » [Peltre et al. 2008]. Il n’empêche que l’amalgame ainsi fait ne peut que renforcer les préventions contre les espèces exotiques.

Sus aux envahisseurs ?

14 Les espèces introduites et invasives dérangent. La preuve en est l’usage de termes à connotation négative (« envahisseurs », « pestes », « aliens », etc.) ou d’un langage très martial (« invasion », « lutte », « combat », « bataille », « éradication », « élimination », etc.). Ainsi, la Caulerpe en mer Méditerranée est souvent désignée comme « l’algue tueuse », tant par les médias que par les scientifiques [Dalla Bernardina 2003].

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15 Un paradigme central de la biologie de la conservation est en effet que les introductions d’espèces associées aux activités humaines, et les invasions biologiques qui en découlent, sont dangereuses, voire « néfastes » pour les écosystèmes d’accueil [Elton 1958 ; Simberloff 1981 ; Vitousek 1986].

16 D.I. Theodoropoulos résume ainsi ce paradigme : Il est clair d’après cette théorie que les communautés stables, « naturelles », sont envahies par des organismes qui n’ont rien à y faire, que les espèces sont soit natives, soit étrangères, que l’invasion est toujours préjudiciable, et que toute dispersion par l’homme est mauvaise, dommageable et antinaturelle [2003 ; notre traduction].

17 Et il cite quelques phrases recueillies dans la littérature scientifique : Toute introduction d’espèces vivantes par l’homme est antinaturelle et dangereuse [... ] ; les invasions menacent et détruisent nos espaces naturels [cité par Theodoropoulos 2003].

18 Ou encore : Les espèces invasives sont dangereuses pour les cultures humaines et pour notre santé psychologique [id.].

19 Derrière ces propos empreints d’une charge émotionnelle, on ne peut s’empêcher de percevoir un certain parallèle avec le discours que l’on tient sur les immigrés. Ce qui est d’ailleurs confirmé par de nombreuses analyses [Claeys-Mekdade 2005]. Selon M. Sagoff [1999], les biologistes qui luttent contre les espèces invasives utilisent les mêmes qualificatifs que ceux que les xénophobes utilisent à l’égard des immigrants : « fécondité incontrôlée », « agressivité », « comportement prédateur », « absence de contrôle parental », etc. Dans les deux cas – lutte contre les « invasifs » et xénophobie – c’est une notion d’appartenance territoriale qui sous-tend une réaction négative. Pour S. Trudgill [2008], la réaction par rapport aux espèces introduites s’explique par le fait qu’elles n’étaient pas là auparavant, et qu’elles viennent perturber l’ordre de la nature. La terminologie utilisée (« envahissante » ou « exotique ») traduit ainsi l’aspect indésirable et le besoin de contrôler, voire d’éradiquer, ces espèces.

20 Pour l’écologiste américain D. Simberloff [2006], les premières manifestations contre les espèces invasives aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle, s’inscriraient dans le courant nativiste. Pour C.R. Warren [2007], qui pousse la critique encore plus loin, la volonté de préserver les espèces natives serait une expression de patriotisme écologique avec, comme pour tout patriotisme, le risque de glisser vers du racisme.

21 É. Rémy et C. Beck [2008] n’ont pas manqué également de souligner les analogies verbales dans les discours sur les immigrés et les espèces introduites, tout en posant l’hypothèse que l’on assiste, dans un cas comme dans l’autre, à un rejet de l’autre, tant humain que non humain. Mettre le projecteur sur les espèces invasives, c’est formaliser l’opposition entre ce qui « est de chez nous » et ce qui « vient d’ailleurs ».

22 Certains écologistes se reconnaissent dans les propos tenus par leurs collègues américains [Patten et Erickson 2001] qui disaient : Pour dévaluer les exotiques, nous recommandons de séparer, dans les inventaires de flore et de faune, les espèces natives des espèces non natives. Toutes [ces exotiques] doivent être considérées comme des menaces, jusqu’à preuve du contraire.

23 Une position qui est loin d’être partagée. D’autres écologistes [Theodoropoulos 2003 ; Sax et al. 2005] proposent d’autres représentations scientifiques du phénomène. Ainsi,

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diverses études remettent en cause le principe érigé en dogme selon lequel les espèces introduites entrent en compétition avec les espèces en place et les éliminent.

Des concepts écologiques équivoques

24 De fait, la stigmatisation des introductions d’espèces s’enracine dans une vision de l’écologie fortement influencée par l’histoire de la pensée sur l’origine des espèces, et qui n’est pas sans rappeler une certaine forme de créationnisme.

25 De nombreux concepts fondateurs de l’écologie et de la protection de la nature s’appuient en effet sur le fameux principe de l’équilibre de la nature. Linné parlait à ce sujet d’« économie de la nature » pour traduire l’idée que chaque espèce est indispensable et a son rôle à jouer : La très sage disposition des Etres Naturels par le Souverain créateur, selon laquelle ceux-ci tendent à des fins communes et des fonctions réciproques [1972 : 57].

26 Le fonctionnement du monde naturel est nécessairement idéal et harmonieux puisque c’est l’œuvre de Dieu. Cette vision d’un monde naturel qui serait « bien » ou « bon » est largement liée au mythe de l’éden. Il n’est pas inutile de rappeler que Linné, l’inventeur de la taxinomie binominale qui est toujours en usage, croyait décrypter l’ordre divin en réalisant son travail d’inventaire des espèces.

27 Le discours actuel de l’écologie politique est largement entaché d’idées reçues, d’idéologies, d’affirmations non démontrées, de globalisations et de généralisations hâtives et peu fondées scientifiquement [Lévêque 2008b]. Ainsi, de nombreuses observations tendent à montrer que le schéma intellectuel largement partagé selon lequel les espèces envahissantes éliminent les espèces autochtones dans une relation de compétition et de cause à effet est un peu simpliste (voir, par exemple, le cas de la perche du Nil dans le lac Victoria [Lévêque et Paugy 2006]). Des travaux récents [Shea et Chesson 2002 ; Leprieur et al. 2008] proposent un autre scénario : les modifications de l’environnement fragilisent les espèces autochtones qui se mettent à régresser, tandis que des espèces exotiques trouvent dans cette évolution du milieu les conditions favorables à leur développement. Un problème de chaises musicales, en quelque sorte, arbitré par les modifications de l’habitat, dans lequel la compétition ne jouerait qu’un rôle marginal [Beisel et Lévêque 2010].

L’écosystème et la mécanisation de la nature

28 Le concept d’« écosystème » date de 1935. Il a été introduit par A.G. Tansley qui le présentait comme une création mentale, un ensemble construit fait des relations que les espèces entretiennent entre elles et avec leur habitat. En 1942, R. Lindeman se fait plus précis. Il propose une théorie du fonctionnement des écosystèmes basée sur les échanges énergétiques entre les éléments biologiques et physiques. L’écosystème est alors considéré comme une organisation fonctionnelle qui s’ordonne, se développe et évolue dans le temps grâce aux flux de matière et d’énergie qui le traversent. D. Worster [1998] souligne que l’écosystème de Tansley fournit un remarquable concept théorique aux visions agronomiques et industrielles de la nature, assimilée à un entrepôt de matières premières exploitables. L’écosystème fait écho à la mécanique et à la thermodynamique, sans préjuger de la part du déterminisme et de la stochasticité. Il était alors tentant de développer l’analogie formelle entre « écologie » et « physique ».

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29 Parmi d’autres, les travaux des frères E.P. Odum [1953] et H.T. Odum [1983] vont conforter cette conception mécaniste des écosystèmes. Ils cherchent à appliquer les théories énergétiques aux chaînes trophiques, ainsi que les principes de la cybernétique, qui prend comme référence l’équilibre régulé par des mécanismes de rétroaction (feedback). On fait également référence à la thermodynamique, avec la notion d’équilibre liée à la réversibilité des processus ou encore à l’équilibre dynamique maintenu par des forces opposées ou entretenu par des flux d’énergie [Lévêque 2001]. On parle alors de stabilité ou de « résilience » des écosystèmes, plus rarement, d’état stationnaire. La « résilience » a fait recette. Cette notion, issue de la résistance des matériaux, traduit la capacité de subir, dans certaines limites, des déformations et de revenir à un état proche de l’état initial. On imagine alors la mise en œuvre de réversibilités bien que l’on sache déjà que la réversibilité des phénomènes, chère à la mécanique classique, de Newton à Maxwell, n’est pas vérifiée en écologie. Il n’empêche que le terme « équilibre » et son contraire, « déséquilibre », sont très largement utilisés dans le langage de cette discipline. On évoque aussi dans la littérature scientifique le « dysfonctionnement des écosystèmes », et le terme « impact » a fait florès. Plus récemment, le concept de « bon état écologique », sur lequel nous allons revenir, a aussi été avancé. Cela supposerait-il qu’il y ait aussi un « bon fonctionnement » ? Reste à savoir selon quels critères objectifs on peut porter de tels jugements de valeur.

30 Dans les années 1960-1970 va également émerger l’hypothèse selon laquelle le maintien de ces équilibres dépendrait de la diversité des espèces composant les écosystèmes. En effet, un corollaire du concept de résilience est que, plus un système est « complexe » (plus il y a d’espèces et de relations d’interdépendance entre ces espèces) plus le système est « stable ». Une idée qui est encore bien ancrée chez de nombreux scientifiques et de gestionnaires alors qu’elle n’est pas vérifiée dans les faits [Lévêque 2008b].

31 La biologie, dans son ensemble, a été confrontée à l’analogie physique. On a ainsi pu croire que la « mécanisation » du vivant permettrait l’élaboration de modèles interprétatifs, voire prédictifs. Une perception organiciste de la nature, que l’on retrouvera ultérieurement dans la théorie Gaïa [Lovelock 2001] selon laquelle la Terre, à l’instar des organismes, autorégule sa chimie et sa température en vue de maintenir un état favorable à la vie de ses habitants. Il est souvent fait référence à Gaïa, soulignons-le, dans la littérature écologiste relevant de l’écologie politique. Pour l’écologie scientifique, on pensait qu’il serait ainsi plus facile de mettre en évidence les lois de fonctionnement des écosystèmes. Il apparaît que cet exercice s’est avéré délicat et qu’il n’y a pas en écologie de lois comparables à celles de la physique, comme l’a souligné J.H. Lawton [1999] et comme l’avait déjà, en son temps, écrit P.-P. Grassé [1966] pour la biologie. La contingence (la possibilité qu’une chose arrive ou n’arrive pas) a probablement joué un rôle important dans l’évolution [Gould 1989] et dans la mise en place des écosystèmes, ce qui ne cadre pas très bien avec l’idée de systèmes autorégulés.

Le climax et l’equilibre de la nature

32 La notion de « climax » fut élaborée en 1916 par le botaniste américain F.E. Clements. Selon lui, les écosystèmes non perturbés par l’homme tendraient vers un état

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d’équilibre, le climax, stade ultime et supposé idéal de leur évolution, dans lequel les ressources du milieu sont utilisées de manière optimale par les biocénoses en place : Le cours de la nature ne vagabonde pas de-ci de-là sans but précis, mais se dirige fermement vers un état de stabilité qui peut être déterminé avec précision par la science [Clements cité par Worster 1998 : 23].

33 On retrouve ici le concept d’équilibre de la nature. La notion de climax a donné lieu à des débats passionnés au début du XXe siècle [Blandin 2009]. Elle est contestée à juste titre par de nombreux scientifiques qui considèrent qu’il s’agit d’un concept périmé, lié à une vision statique de l’équilibre de la nature. C.S. Holling [1992] a ainsi proposé une approche plus dynamique des successions écologiques. Mais l’idée de climax continue de figurer régulièrement dans les ouvrages d’écologie, en France et ailleurs. E.P. Odum [cité par Génot 2006] a pu affirmer que la théorie de successions de communautés végétales dont le climax est le point d’orgue a été aussi importante pour l’écologie que les lois de Mendel pour les débuts de la génétique. D. Worster estime, quant à lui, avec une pointe de nostalgie : L’écologie du climax avait l’avantage de rappeler l’existence d’un monde idéal capable de servir de point de référence à la civilisation humaine [1998].

34 J.-M. Drouin [1991] reconnaît que le climax peut apparaître comme un état mythique, un équilibre improbable dont la conception relèverait de la nostalgie d’une nature inviolée. Il ajoute néanmoins que cette fiction théorique permet de construire un modèle intelligible de la réalité, auquel il suffit d’ajouter les « perturbations » pour retrouver les phénomènes observables. Il n’empêche que le concept de climax tend à faire perdurer l’idée que la nature sans l’homme, c’est beaucoup mieux.

35 Y. Gunnell qualifie le climax de « concept ébréché ». Il ajoute : La tendance à transformer la nature en musée et à vouloir figer ses états est une erreur [... ] ; l’écologie reste complice d’une vision qui structure notre compréhension de la nature autour du concept d’équilibre, cette dernière n’étant peut-être pas le concept le plus performant pour y mener des actions de préservation, de conservation ou de restauration [2009 : 111].

36 La biologie de la conservation puise en partie sa légitimité scientifique dans la notion de climax : laissons la nature agir elle-même et elle aboutira inéluctablement à un équilibre harmonieux où chaque espèce aura trouvé sa niche écologique. Il n’y a qu’un tout petit pas à franchir pour en déduire que le climax est l’écosystème idéal à préserver des agressions de l’homme et des espèces qu’il pourrait introduire. Dans un système où chacun occupe sa place (sa niche écologique) et où toutes les ressources sont utilisées, toute nouvelle espèce introduite sera considérée comme un agresseur devant entrer nécessairement en compétition avec une autre espèce pour se procurer les ressources qui lui sont nécessaires. Dans un tel contexte intellectuel, quoi de surprenant à ce que les invasions biologiques soient perçues comme des manifestations contre nature. Une espèce introduite, « ça va à l’encontre de l’ordre de la nature : c’est pas naturel ».

37 Par ailleurs, les recherches rétrospectives et la paléontologie font clairement apparaître que la diversité du vivant est en réalité le produit du changement, ce qu’avait déjà suggéré Darwin plus de cent ans auparavant.

38 Bref, on s’inscrit désormais dans la perspective d’une dynamique évolutive, sans retour en arrière, en refusant en même temps l’idée que l’évolution réponde à un dessein. La contingence et le hasard deviennent les principaux acteurs de la dynamique des

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communautés sur la durée [Gould 2006]. Dans ces conditions il devient anachronique de rechercher un ordre immuable de la nature, qui était le principe fondateur de l’écologie. Certes il demeure des évidences : à court terme, chaque espèce a des besoins spécifiques en matière d’environnement. Mais, à long terme, par les jeux combinés des hasards, de l’adaptation biologique et des modifications de l’environnement, les peuplements se modifient en permanence.

39 Le changement climatique que nous connaissons actuellement vient nous rappeler fort à propos que les écosystèmes ne sont en aucun cas des ensembles statiques. Et la paléontologie nous apprend aussi que la vie a été soumise à de grandes perturbations se traduisant par des variations impressionnantes de la biodiversité, où des grandes extinctions ont été suivies par de non moins grandes explosions de la biodiversité [Pavé et al. 2002]. Concrètement, les peuplements de poissons des fleuves et des lacs nord- européens qui étaient sous les glaces ilya15000anssont le résultat de recolonisations qui se sont faites à partir de zones refuges méridionales (bassin du Danube, sud de l’Italie et de l’Espagne) et grâce aux capacités de migration des espèces [Lévêque 2008a ; Beisel et Lévêque 2010].

40 « Hasard » et « conjoncture », « nécessité » et « adaptation » sont actuellement les mots clés de la science écologique.

Les écosystèmes sont-ils de nature déterministe ou aléatoire ?

41 Le débat sur la nature déterministe ou aléatoire des peuplements a été lancé au début du XXe siècle. Le botaniste américain H. Gleason [1926], s’insurgeant contre l’organicisme de F.E. Clements [1916], considérait que les communautés étaient de simples collections d’individus, rassemblés au hasard dans un même lieu. Dans les années 1970, le débat entre les tenants de ces deux conceptions se poursuit. D’une part, il y a ceux qui considèrent que les écosystèmes sont des collections aléatoires d’individus et de populations de diverses espèces qui trouvent, de manière opportuniste, des conditions d’existence suffisamment favorables pour qu’elles vivent et coexistent dans un milieu donné, à un moment donné (approche dite stochastique). D’autre part, il y a ceux qui estiment que les écosystèmes sont des entités structurées avec des interactions bien établies et contraignantes entre les espèces constituantes (approche déterministe).

42 Au-delà du discours théorique, il faut voir les implications pratiques. Si les systèmes sont déterministes, la disparition ou l’introduction d’espèces auront des conséquences importantes sur le fonctionnement des écosystèmes concernés. C’est ce que dit la théorie écologique classique, reprise par les conservationnistes, qui voient dans les introductions d’espèces une des causes principales de l’érosion de la biodiversité [Lévêque 2008b]. Si, au contraire, les écosystèmes sont des collections aléatoires d’individus et de populations d’espèces différentes, les modifications qui interviennent dans les peuplements peuvent être comprises comme un processus « normal » d’adaptation des communautés aux fluctuations de leur environnement. De plus, les processus stochastiques engendrés par les êtres vivants eux-mêmes jouent un rôle déterminant pour anticiper ces adaptations grâce aux variants qu’ils produisent [Pavé 2007a ; Lévêque 2008b]. On rejoint ainsi les réflexions qui ont été menées dans le domaine de la génétique, tant pour les mutations que pour la recombinaison et la

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réparation, la transgénèse et les transpositions, la fécondation, la sélection et la dérive génétique [Pavé 2007b].

Le retour feutré à une nature immuable : le bon état écologique ?

43 Le concept de « bon état écologique » des écosystèmes est un des derniers avatars introduits en 2000 dans la directive-cadre européenne sur l’eau, sans que les écologues ne s’en émeuvent dans un premier temps. Or, dans la directive-cadre, ce concept joue un rôle central. C’est sur la base d’une caractérisation de l’état écologique des eaux de surface que les gestionnaires évalueront si les efforts pour améliorer la qualité des eaux ont été fructueux, et décideront de pénalités éventuelles pour les mauvais élèves.

44 Toujours cette référence implicite à un ordre de la nature : s’il y a du bon, il y a aussi du mauvais. Le problème est que les scientifiques ont beaucoup de mal à définir et à caractériser ce « bon état ». Comment, alors, le rendre opérationnel auprès des gestionnaires autrement que par des affirmations qui relèvent de l’autosuggestion ? Empiriquement, on sait remodeler les écosystèmes, réduire la pollution et restaurer certains habitats. Autant d’activités anthropocentrées qui répondent à nos besoins de protection en matière de santé et d’alimentation, ainsi qu’à nos besoins d’activités ludiques ou de récréation. Mais on ne répond pas pour autant à la question : comment qualifier dans l’absolu le « bon état écologique » ?

45 Qui plus est, la mise en place d’une surveillance de l’état des systèmes aquatiques est basée sur l’utilisation d’indices biotiques, étalonnés par rapport à des « systèmes de référence ». Mais comment, une fois encore, définir ces systèmes de référence, supposés être des systèmes peu ou pas perturbés par l’homme ? On évite provisoirement cet écueil en choisissant des milieux peu anthropisés dont on suivra l’évolution en parallèle des écosystèmes sous surveillance. Mais la question n’est pas résolue pour autant.

46 Il n’est pas innocent de constater que, dans la caractérisation du « bon état écologique », la directive-cadre sur l’eau ignore les espèces introduites. Seules sont prises en compte les espèces autochtones, celles « de chez nous », comme le disent É. Rémy et C. Beck [2008]. Pourtant, ignorer le rôle que peut maintenant jouer la moule zébrée dans les écosystèmes aquatiques – pour ne citer qu’elle – relève de la caricature. Est-ce une position idéologique qui a conduit à la décision de ne pas prendre en compte les exotiques ? On pourrait le penser.

47 Il est aujourd’hui une voie qui pourrait permettre de progresser. Elle consisterait à ne pas se référer à un unique et hypothétique état d’équilibre (ce que suggère implicitement le vocable « bon état ») mais à se référer aux multiples états viables que peut connaître un écosystème. La multiplicité de ces états (et leur probabilité d’occurrence) dépend de la constitution et des contraintes auxquelles sont soumis les écosystèmes. Un corpus théorique (théories de la viabilité) permet d’appréhender les dynamiques, leurs déterminismes et leurs stochasticités. Pour un gestionnaire ou un opérateur, le « bon fonctionnement » serait alors l’ensemble des états qui permet le maintien de l’écosystème au prix d’un minimum d’interventions. À lui ensuite d’œuvrer et d’agir en fonction de ses impératifs culturels et de ses obligations sociales.

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Et le créationnisme ?

48 On ne peut passer sous silence le poids encore considérable de la pensée créationniste [Gould et Grimoult 2008]. Des sondages réalisés dans les universités du Proche-Orient et d’Amérique du Nord laissent perplexes. Un sondage de l’Institut Gallup réalisé aux États-Unis en novembre 2004 montre que 35 % des Américains pensent que l’homme s’est développé sur des millions d’années à partir de formes de vie moins avancées et que Dieu a guidé le processus ; 45 % affirment que Dieu a créé l’homme il y a moins de 10 000 ans a peu près tel qu’il est maintenant ; et seulement 13 % pensent que l’homme s’est developpé sur des millions d’années à partir de formes de vie moins avancées, sans intervention de Dieu.

49 Les créationnistes livrent également bataille pour discréditer la théorie de l’évolution, notamment aux États-Unis. La question des origines se retrouve au cœur de nombreuses polémiques actuelles [Lecourt 2008]. L’enseignement de cette théorie est parfois remis en cause, y compris en Europe. Ainsi, en Italie, le 19 février 2004, la ministre de l’Enseignement et de la Recherche a déposé une proposition en vue de supprimer, des programmes des écoles secondaires, la théorie de l’évolution. Sous la pression d’une pétition ayant recueilli plus de 50 000 signatures en quelques jours, la ministre a fait marche arrière [Suzanne 2004]. De manière plus subtile, les adeptes du dessein intelligent essaient d’accréditer l’idée que ce n’est qu’une théorie parmi d’autres et que le créationnisme doit être enseigné dans les écoles au titre de théorie alternative [Lecourt 2008].

50 Bien entendu, la grande majorité des scientifiques récusent le fait d’être créationnistes. Pourtant, la collusion entre science, politique et religion a marqué l’histoire de certains pays comme les États-Unis. Consciemment ou non, les idéologies ont sans aucun doute imprégné la pensée scientifique. Ainsi, il n’est guère surprenant que la biologie des invasions, avec son discours alarmiste, soit justement devenue une branche majeure des recherches écologiques aux États-Unis et que maintes grandes ONG de protection de la nature aient leur siège aux États-Unis, où le fondamentalisme religieux est bien implanté [Lévêque 2008b].

51 Une piste de recherche consisterait à analyser le rôle qu’a pu jouer la pensée religieuse dans l’évolution des idées en écologie chez les scientifiques américains et parmi les mouvements de conservation de la nature. Quand on sait que la plupart des grandes ONG ont leur siège aux États-Unis [Aubertin ed. 2005], qu’elles y travaillent en liaison étroite avec des scientifiques et que c’est là que l’on rencontre le plus de tenants de la « deep ecology », on est en droit de s’interroger sur la nature du discours scientifique qui est ainsi produit.

Une écologie soumise aux idéologies et au hasard

52 L’écologie scientifique met actuellement l’accent sur le rôle de la variabilité et de l’hétérogénéité dans la structuration des écosystèmes [Lévêque 2001]. Elle a montré précédemment que des systèmes écologiques pouvaient exister sous divers états. Il n’empêche que l’enseignement de l’écologie fait encore largement référence aux concepts « anciens » d’équilibre des écosystèmes et de compétition entre espèces, avec le climax comme point de mire.

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53 Il suffit de parcourir les manuels d’écologie pour s’en convaincre. Même si l’équilibre de la nature n’existe pas, nous aimons croire qu’il en va ainsi. Il est vrai que c’est aussi une question d’échelle et que, sur de courtes périodes, on peut avoir l’impression qu’il existe un (des) équilibre(s). Il est vrai également que nos outils et nos moyens d’analyse statistique sont bien adaptés à la notion de stationnarité alors que nous sommes assez démunis sur le plan des outils et des concepts pour prendre en compte la variabilité et le hasard. Ce n’est pas une raison pour éviter l’obstacle, et l’écologie des écosystèmes et de la biodiversité devrait désormais s’inscrire dans une perspective historique où sa dynamique serait marquée par un mélange de phénomènes de nature déterministe et aléatoire. C’est ce que suggère G. Clément dans son Éloge des vagabondes [2002].

54 Le fait que le hasard joue un rôle dans l’organisation et la structuration des écosystèmes signifie-t-il pour autant que l’on puisse tout se permettre ? C’est bien la crainte de certains scientifiques qui, « pour la bonne cause », estiment qu’il est dangereux de lancer de telles idées qui peuvent être interprétées comme une porte ouverte au laisser-faire. Est-ce au scientifique de se censurer ?

55 S’appuyant sur le concept d’équilibre, longtemps enseigné par l’écologie scientifique, des groupes sociaux ont tenté, pour des raisons idéologiques, de réhabiliter le mythe du paradis perdu en jouant sur le sentiment de culpabilité : l’homme est le grand perturbateur de l’équilibre de la nature, ce qui met en danger son existence sur terre. On nous invite à assister à la sixième grande extinction, en précisant que celle-ci sera encore plus catastrophique que les précédentes parce que plus rapide. Effet d’annonce s’il en est, car il faudrait, pour le démontrer, que l’on soit capable d’estimer la rapidité de ces extinctions, ce qui est loin d’être le cas. Pour en sortir, on nous propose l’heuristique de la peur envisagée comme force mobilisatrice [Jonas 1990], qui reprend la vieille idée selon laquelle la peur est le commencement de la sagesse.

56 En fonction de cette utopie d’un état idéal de la nature qui prévalait avant que l’homme ne bouscule les quilles, certains nous invitent à revenir à un état antérieur supposé « plus naturel », en restaurant les écosystèmes dégradés. Et cet état est, bien entendu, dépourvu d’espèces exotiques, considérées comme allant à l’encontre de l’ordre établi. Mais, dans le monde réel, il n’y a pas de retour sur image car les espèces naturalisées sont difficiles à éradiquer. Par ailleurs, les changements climatiques et les transformations des habitats favorisent l’arrivée de nouveaux immigrés. En matière de restauration, les conditions du passé ne peuvent donc être érigées en objectif à atteindre. La véritable question est de savoir, dans une démarche prospective, ce que nous voulons faire des écosystèmes que nous utilisons pour nos activités productives, et ce que nous voulons faire de la biodiversité qu’ils hébergent. « Quelles natures voulons- nous ? » [Lévêque et van der Leuuw 2003]

57 L’écologie ne constitue évidemment pas une science monolithique. À l’image d’autres sciences, on y trouve des « écoles », voire des « courants ». On peut donc s’interroger sur les raisons qui ont conduit certains scientifiques à se mobiliser contre les espèces introduites.

58 Pour cela, il faut rappeler que l’étude des invasions biologiques prit réellement son essor sous l’impulsion de C.S. Elton, un des fondateurs de l’écologie, qui s’y intéressa dès les années 1930. Son livre, The Ecology of Invasions by Animals and Plants [1958], est le premier ouvrage scientifique d’envergure traitant explicitement des invasions biologiques. Il est très engagé idéologiquement puisque C.S. Elton attire d’emblée l’attention sur les dommages importants que les espèces exotiques causent aux

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écosystèmes, à la santé humaine et aux activités économiques. L’auteur a largement contribué à diffuser l’idée que les introductions d’espèces comportent des risques et devraient être proscrites. Il a été suivi dans cette voie par des scientifiques de plus en plus nombreux à s’intéresser au phénomène.

59 Il est évident que le discours alarmiste et la psychose créée autour des espèces invasives sont de bons leviers pour accéder aux médias, dans un jeu de concurrence entre disciplines. Nous avons vu également que certains concepts écologiques prédisposaient à considérer les espèces invasives comme perturbatrices. Il est intéressant de souligner, comme le fait M. Sagoff [1999], que C.S. Elton a, dans son chapitre de conclusion portant sur les raisons de lutter contre les espèces exotiques, mis en avant des arguments de nature religieuse. Il cite notamment ce passage d’Esaie 15 : Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison, et qui joignent champ à champ, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace, et qu’ils habitent seuls au milieu du pays ! [1958 : 155]

60 Si la stigmatisation des espèces invasives par référence aux immigrés et le discours sécuritaire et alarmiste sur l’avenir de la planète relèvent du discours médiatique, encouragé par des groupes de pression, ce n’est pas celui tenu par tous les scientifiques et tous les citoyens. Dans le monde réel, nombre d’espèces introduites (la carpe), voire invasives (le mimosa), ont été bien intégrées et ont même acquis le statut d’espèces patrimoniales. Les citoyens sont par ailleurs demandeurs d’espèces nouvelles pour leur plaisir ou pour leur confort. Quant aux écologistes, ils restent divisés, parfois pour des raisons idéologiques, parfois parce que le changement de paradigme nécessite des réajustements méthodologiques difficiles.

61 Contrairement à la présomption qui conduit à figer ou interdire, la sagesse serait d’assumer collectivement, et dans la cohérence, l’acquisition de connaissances fondées sur des paradigmes constamment renouvelés par la recherche et portant sur des écosystèmes perpétuellement renouvelés, eux aussi, par le hasard, l’adaptation et l’évolution. Cette attitude peut donner au citoyen des outils lui permettant de prendre du recul par rapport aux pressions idéologiques et sociales qu’il subit. Certes, rien ne lui garantit que toutes ses attentes seront satisfaites, mais explorer le champ des possibles est une manière de préparer l’avenir.

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NOTES

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RÉSUMÉS

Résumé Nombre d’écologues tiennent le même discours alarmiste que les ONG de protection de la nature vis-à-vis des espèces introduites. Cet article rappelle que la science écologique, qui s’est développée autour des concepts d’« équilibre » et de « stabilité » des écosystèmes, a contribué à maintenir une vision statique de la nature. Elle reste encore imprégnée de cette idéologie d’essence créationniste, et n’a pas encore intégré le rôle du hasard et de la variabilité de l’environnement dans la mise en place des faunes et des flores.

Abstract Many environmentalists are as alarmist as the NGOs that seek to protect nature from introduced species. Having developed around the concepts of the “equilibrium” and “stability” of ecosystems, the science of ecology has reinforced a static view of nature. Still imbued with a creationistic ideology, it has not yet taken into account the role of hazard and variability on the introduction of plant- and wildlife in an environment.

INDEX

Mots-clés : écologie, créationnisme, équilibre de la nature, climax, hasard, bon état écologique Keywords : creationism, ecology, hazard, steady state, good ecological state, climax

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Chronique

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ENJEUX FONCIERS. DEUXIÈME PARTIE : AMÉRIQUE LATINE, MÉDITERRANÉE, RUSSIE

Gérard Chouquer

Monique Barrué-Pastor ed., Forêt et développement durable au Chili. Indianité mapuche et mondialisation. Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004, 288 p.

1 Ce livre est issu d’un programme de recherche franco-chilien portant sur la Région des Lacs, dans le sud du Chili, et, plus particulièrement, sur la commune de San Juan de la Costa de la région d’Osorno, comprenant 103 000 hectares de forêt originelle et 20 000 hectares de forêt reboisée. Cette région est occupée par une ethnie mapuche, les Huilliches, organisés en 62 communautés.

2 L’ouvrage s’intéresse à une ressource très convoitée et en même temps fortement identitaire : le bosque nativo (forêt primaire, originelle). Cette ressource est dépréciée et par l’agro-industrie régionale (pâte à papier) et par l’exploitation en bois de chauffage destinée à la population rurale et urbaine. L’étude pose comme attendu que la pauvreté rurale – laquelle a longtemps détenu des records en matière d’analphabétisme, de malnutrition et de mortalité infantile – est à la fois cause et conséquence d’un usage non durable de la ressource forestière dans les petites exploitations. Les auteurs émettent l’hypothèse qu’une société locale qui aurait la capacité d’organiser la gestion de sa ressource sur la base de ses valeurs et de ses traditions de travail pourrait contrer les effets dévastateurs de la mondialisation économique. Cette forme de gestion deviendrait ainsi une opportunité pour les territoires pauvres et périphériques.

3 Or cette forêt entre dans le cadre du débat international qui se tient depuis la conférence de Rio de 1992. À la mondialisation de l’agroindustrie forestière répond, en effet, la transformation des forêts en « patrimoine collectif » ou « patrimoine

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mondial ». L’objet du premier chapitre est de discuter le modèle du développement durable, à travers les concepts de « gestion intégrée », « médiation patrimoniale » et « ressource collective ». Ce modèle est mis en relation avec la situation socioéconomique propre au Chili, marquée par la déficience de l’État (d’où un accès non sécurisé à la terre et aux ressources), par la pauvreté et l’absence d’équipement, l’ouverture aux capitaux extérieurs et par un pouvoir au service du libéralisme économique.

4 À l’échelle nationale, l’État chilien a entrepris de cadastrer les espaces forestiers et a promulgué une loi sur la forêt originelle. Mais l’action des ONG internationales ne parvient pas à entraver la mentalité de « front pionnier » de la société chilienne, qui s’appuie sur l’idée d’une carence des « paysans-forestiers ». Cette idée, sous-entendant que le problème est principalement technique, débouche sur une proposition de gestion durable de la forêt, dans le but d’augmenter la productivité des petites exploitations. En considérant les paysans mapuches-huilliches comme de petits propriétaires privés, les politiques publiques jouent avec la réalité puisque ceux-ci n’ont aucun titre légal, ce qui les empêche de bénéficier des plans de gestion forestiers.

5 En soulignant le fait que le statut de la propriété foncière est un obstacle au développement, et en pointant le paradoxe de la réalisation des politiques de développement dans les sociétés indigènes, l’ouvrage contribue à la discussion critique de la notion de développement durable.

6 La terre occupe une place fondamentale dans la culture indigène, à la fois nature, territoire et ancêtre (Nuke Mapú). Cette conception explique que le droit de propriété, au sens du droit civil, y soit un interdit social. L’histoire foncière des Indiens Mapuches- Huilliches est traversée d’ambiguïtés et d’inversions de sens. Par exemple, lors de la première concession de titres (dits « titres de commissaires ») entre 1824 et 1832, les communautés n’ont pas réalisé qu’on leur donnait des titres portant sur l’usage matériel des terres. Elles ont persisté à penser que ces titres équivalaient à une reconnaissance légale de leurs droits sur le territoire. Autre exemple : à la suite des concessions forestières, les propriétaires n’occupent pas physiquement leurs propriétés alors que les Huilliches sont là en permanence. Le résultat est que les absents sont des propriétaires légaux et que les présents sont considérés comme des « occupants illégaux ».

7 Les lois récentes ont apporté un début de solution au problème de l’exploitation en transférant six grands domaines (fundos) sur neuf aux habitants, soit une superficie de 25 700 hectares. Le transfert s’est accompagné d’une remise de titres. Mais l’enquête réalisée par l’administration s’est révélée insuffisante et les attributions ont été constestées entre Mapuches-Huilliches eux-mêmes, aboutissant à de nouvelles tensions (tuerie de Choroy-Traiguen). Si les communautés sont à peu près bien protégées du fait de ces récentes lois, les propriétaires individuels – ceux qui, jadis, avaient les papiers nécessaires pour obtenir un titre -sont fragilisés par leur appauvrissement. Ils doivent vendre aux entreprises à des prix inférieurs à ceux du marché.

8 Ajoutons que, l’histoire s’étant montrée rude avec elles, les communautés huilliches ont du mal à abandonner une posture d’opposition systématique et à entrer dans la nouvelle culture fondée sur la reconnaissance constructive de leurs droits, au moment où des fonds importants de la Banque interaméricaine de développement et de l’État chilien sont débloqués.

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9 Comme le souligne Monique Barrué-Pastor, « la question foncière est au centre de l’opposition entre le légitime et le légal » (p. 35). Il s’agit de ne pas se contenter d’oppositions simples ou simplistes (propriété privée/ propriété commune ; propriété commune/ accès libre) et de ne pas penser que l’appropriation privée est la seule alternative. En matière forestière, les systèmes de règles édictées par le haut l’ont été sans annuler les dispositions antérieures et sans négocier avec les parties concernées. On constate donc un cumul sans précédent de titres, qui oblige à une mise à plat préalable et négociée des droits et des obligations de tous les acteurs. L’opposition entre le légitime et le légal recoupe celle qui existe entre le niveau local et le niveau national parce que les Mapuches-Huilliches ont une perception justifiée de la légitimité de leurs droits ancestraux tandis que l’État représente les droits légaux, concédés depuis le haut. Cette dualité génère une insécurité foncière multiforme. La voie à suivre serait donc davantage de sécuriser que de privatiser, et de chercher un consensus entre ces deux réalités. Cet objectif impose la décentralisation comme méthode, et la gestion locale comme nouveau principe de gouvernance. Quel sera alors le rôle des lois nationales (sur la forêt originelle, sur l’environnement) ? Quel sera le transfert éventuel des ressources au niveau local ?

10 Par ailleurs, peut-on assurer une décentralisation dans une situation de désengagement de l’État ? Celle-ci ne serait-elle pas meilleure avec plus d’État, avec un État de droit assumant ses fonctions ? L’affaiblissement administratif semble à chaque fois favoriser le court terme, se conjuguant avec l’absence généralisée de moyens. On aboutit donc quelquefois à l’inverse même de la durabilité.

11 La question de la gouvernance devient donc centrale. On sait que l’absence de négociation dans les politiques de conservation et de développement est « économiquement et écologiquement coûteuse, humainement dramatique » (p. 28). L’enjeu de la gestion locale se situe à la fois sur le plan éthique et écologique, et sur celui de l’efficacité. En effet, seuls les pouvoirs locaux ont la capacité de surveiller les forêts.

12 Cependant le niveau local est une notion assez abstraite en raison de sa complexité. D’abord, les intervenants sont très nombreux : collectivités territoriales ; institutions religieuses locales ; services administratifs ; organismes de développement gouvernementaux ; ONG de tous niveaux ; organisations paysannes ; communautés indigènes ; entreprises forestières ; « courtiers locaux du développement ». Ensuite, l’évaluation de la gestion locale pose problème : des ONG ont recours à des « paysans- leaders » dont on espère que l’action fera tâche d’huile après le départ de l’ONG. Enfin, la gestion locale est rendue difficile par la diversité des représentations : la forêt des uns n’est pas celle des autres. Comment dégager des règles communes ? Depuis peu, un nouvel opérateur intervient dans la zone : la Coalition pour la conservation de la cordillère de la Côte, créée en 2000 et affiliée au WWF. Cette Coalition est parvenue à réaliser une entente avec les communautés et leurs caciques et à faire inscrire la forêt de la cordillère de la Côte dans la liste des 25 écosystèmes uniques au monde.

13 La situation est pleine de paradoxes : accuser les Huilliches de dégradation de la forêt originelle alors qu’on leur refuse les moyens de la gérer, souvent faute de titres ; constater leur appauvrissement au fur et à mesure des projets de développement ; constater la contradiction existant entre économie et culture lorsque, par exemple, une famille doit vendre son outil de travail pour honorer une tradition funéraire et sous peine d’exclusion du groupe ; constater que, se concentrant sur l’apprentissage de

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l’espagnol, de nombreux Mapuches ne connaissent plus leur langue au moment où celle-ci fait l’objet d’une reconnaissance légale par la « loi indigène » de 1993.

14 Ces remarques disent la richesse et les limites de ce genre de livre. Où nous mène le constat, sans cesse plus affiné, des complexités, des pluralités inconciliables, des paradoxes, des impossibilités de synthèse ? Le fait qu’un des chapitres traite du modèle heuristique de recherche ne suffit pas car cela ne conduit pas à proposer un modèle d’action, et ce malgré les excellentes suggestions de l’ouvrage.

Xavier Arnauld de Sartre, Fronts pionniers d’Amazonie. Les dynamiques paysannes au Brésil. Paris, CNRS Éditions, 2006, 224 p.

15 Voici un livre de géographe, qui se situe à la frontière de la géographie et de la sociologie. Xavier Arnauld de Sartre étudie la société rurale d’un front pionnier, celui de la transamazonienne d’Amazonie orientale, entre Belém et Manaus, précisément entre les localités de Marabá, Altamira et Itaituba. La thèse de l’auteur est que le front pionnier amazonien est entré dans une nouvelle phase de son histoire, dans laquelle des éléments apparaissent, qui ne cadrent plus avec la théorie de la frontière et les logiques de colonisation initiales. Ces éléments, ce sont plusieurs changements sensibles qui, avec l’arrivée aux responsabilités d’une autre génération que celle des premiers colons des années 1964-1985, affectent la façon de travailler et de vivre, le choix des valeurs dominantes, les équilibres internes, familiaux et sociaux. On voit ainsi se dessiner une zone d’agriculture familiale où les transformations décrites montrent une évolution vers des formes plus classiques connues en Europe ou en Amérique du Nord.

16 La thèse est inattendue parce que la zone d’étude a émergé d’une politique coloniale diamétralement opposée et a vu s’installer un modèle agronomique et social très différent. Il est ici utile de faire un peu d’histoire afin de fixer les héritages. Le plus lointain d’entre eux, datant de l’époque de la colonisation portugaise et observé bien à l’est de la zone d’étude, réside dans le caractère seigneurial de l’attribution et de la gestion des terres et des hommes, qui aboutit à un système mélangeant curieusement des aspects féodaux et capitalistes. La colonisation s’engage alors dans une forme extensive et dévoreuse d’espace, que Martine Droulers qualifie de « géophagique ».

17 Cette logique ne change pas quand le Brésil acquiert son indépendance. La construction nationale passe par la maîtrise d’un territoire. Elle s’accompagne d’une idéologie de la terre vide, qui autorise la colonisation sur la base de la négation des territoires indigènes. Le modèle socio-agronomique reste le même, à savoir la promotion de la grande propriété. Dans ce modèle, les sans-terre et les agriculteurs familiaux n’ont pas de place ou seulement une place marginale.

18 C’est toujours ce modèle qui prévaut, dans les années de la dictature militaire, pour ce qui est de la colonisation de l’Amazonie. Parce qu’elle n’est pas intégrée au reste du territoire brésilien, l’Amazonie pourrait être une proie tentante, notamment pour les puissances occidentales. Si cette crainte manque de fondement, elle n’en est pas moins utilisée pour justifier la politique d’occupation : éviter l’internationalisation de l’Amazonie. Le slogan officiel de l’époque est : « Intégrer pour ne pas brader » (« Integrar para nao entregar »).

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19 Dans le même temps, les militaires ont à faire face à une demande de réforme agraire dans diverses régions alors qu’ils sont complètement hostiles à cette idée. La colonisation de l’Amazonie donnera le sentiment de répondre à cette demande sans pour autant mener, dans les régions en crise, la moindre réforme agraire. Les militaires pourront alors faire valoir le slogan, fallacieux car décalé, qui résume tous les héritages et toutes ces contraintes : « Donner des terres sans hommes à des hommes sans terres » (« Dar terras sem homens a homens sem terra »).

20 Assez vite, la colonisation dirigée par l’État fait place à une colonisation libre, l’État se contentant de légaliser les occupations du domaine public. Le rôle de l’Instituto Nacional de Colonização e Reforma Agrária (INCRA) se tranforme. Cet organisme se concentre désormais sur le développement des programmes d’appui à la colonisation tout en assurant la régulation foncière.

21 Ce modèle socio-agronomique explique la dynamique de la colonisation dans ces années violentes de la conquête et de l’installation d’une première génération de paysans-colons. L’occupation d’un lot se traduit par un acte de défriche-brûlis suivi d’une mise en culture. Mais, après deux ou trois brûlis d’une même parcelle, les agriculteurs devraient laisser les terres restaurer leur fertilité, ce qui prend des années. Or ce n’est pas ce qu’ils font : ils abandonnent la terre au pâturage, empêchant le reboisement et accélérant la dégradation des sols. Et ce à cause du marché foncier soumis à la pression des grands propriétaires à la recherche de terres pour l’élevage extensif. Ils trouvent préférables de revendre leurs terres plutôt que d’y pratiquer d’autres modes d’exploitation. Ayant revendu, ils migrent pour ouvrir, plus loin, un nouveau front de colonisation, où le même processus se répète.

22 On aurait donc ici une application des « logiques rationnelles en finalité » de Weber. Les agriculteurs familiaux ne devraient pas être considérés comme tels mais plutôt comme acteurs conscients et volontaires d’un système agraire prédateur et gaspilleur d’espace et d’hommes. On a aussi fait valoir que les comportements prédateurs des agriculteurs seraient la reproduction, en partie inconsciente, d’une idéologie ou éthos de la frontière, même au niveau familial.

23 L’enquête de Xavier Arnauld de Sartre intègre ces analyses dans son approche du fonctionnement socioculturel des familles paysannes. L’auteur propose une gamme de motifs et de logiques qui permettent de comprendre la construction de la territorialité dans cette immense région et de nuancer le schéma général rappelé plus haut. Il montre (page 38) que la migration ne peut pas être uniquement rapportée à une motivation économique : on migre aussi quelquefois pour sauvegarder « la reproduction de logiques paysannes ». La prise en compte de la génération des jeunes et des logiques de développement durable modifie la culture. Changer de référentiel technique, comme le veut le développement durable, c’est changer de rapport à la technique, donc de culture, et cela retentit aussi sur le rapport à l’espace.

24 Xavier Arnauld de Sartre traite les jeunes agriculteurs comme un « objet frontière ». L’idée est la suivante : la famille migre parce que son objectif d’installer tous les enfants comme agriculteurs se heurte au manque de terre. Dès lors, « prendre comme objet d’étude les jeunes agriculteurs est donc un moyen idéal pour saisir les tensions à l’œuvre au moment du changement de génération » (p. 43).

25 Le géographe-sociologue montre comment, derrière la notion d’agriculteurs familiaux, se cache une diversité de logiques sociales et donc d’évolution des fronts pionniers.

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L’étude détaillée de plusieurs travessões (bandes de colonisation) permet d’appréhender les différences de composition sociale selon l’ancienneté de la colonisation : on distingue les « agriculteurs occasionnels », premiers pionniers, caractérisés par une extrême mobilité, des agriculteurs plus stables, ceux précisément qui remplacent les « occasionnels » et développent une logique de reproduction sociale de type paysan. Dans cette dernière catégorie, l’auteur envisage des sous-types. Il montre ainsi que la mobilité peut être rattachée à des cycles générationnels propres à ces logiques paysannes de reproduction (départ des enfants) et non pas seulement ou principalement à la pression foncière des grands propriétaires et de l’économie.

26 Pour apprécier la « crise » du monde rural transamazonien, l’auteur s’intéresse à l’exode rural, notamment chez les jeunes. Le phénomène n’est pas massif, relevant parfois même de la volonté des parents. Toutefois il est battu en brèche par l’existence d’une catégorie de jeunes qui ont fortement intériorisé le modèle communautaire de leurs parents et s’emploient à le reproduire. Il y aurait donc, à l’œuvre, des logiques de stabilisation du front pionnier côtoyant des logiques de changement et d’extension.

27 Xavier Arnauld de Sartre pousse au plus loin l’analyse sociologique. C’est l’objet du chapitre 4, qui traite des bouleversements au sein de la famille paysanne (la redéfinition des rôles ; la renégociation de la place de l’épouse ; le recentrage sur le couple ; l’évolution du statut d’« enfant-patrimoine » à celui d’« enfantindividu »), et c’est aussi l’objet du chapitre 5, qui voit chez les jeunes agriculteurs des « sujets en émergence ».

28 L’ouvrage se conclut sur le constat original d’une ruralisation du front pionnier, qui met à mal le schéma de l’instabilité absolue et de l’exode rural provoqué par la ville. On assiste à un début de stabilisation des familles. L’auteur peut donc contester formellement le préalable selon lequel l’évolution de la société du front pionnier serait issue d’une « dépaysannisation » des agriculteurs familiaux. Ce qu’il montre, c’est autre chose, à savoir la transformation des anciens fronts en espaces ruraux, notamment dans le type de rapport à la ville, dans l’émergence des activités non agricoles, et dans la place grandissante qu’y occupe l’État à travers ses fonctionnaires et ses employés.

Mohamed Elloumi et Anne-Marie Jouve eds., Bouleversements fonciers en Méditerranée. Des agricultures sous le choc de l’urbanisation et des privatisations. Paris, Karthala-CIHEAM, 2003, 384 p.

29 Ce livre, issu d’une recherche en réseau, rassemble une quinzaine de contributions. Il affronte la difficile question, dans les pays du pourtour méditerranéen, du devenir de l’agriculture périurbaine soumise aux effets de l’urbanisation et de la privatisation. Alors que jusqu’aux années 1990 les politiques publiques agricoles agissaient le plus souvent sur les structures, favorisant notamment la concentration foncière, depuis, on s’en remet plus au marché et à la vérité des prix. En privatisant, en donnant au marché foncier plus de poids, on soumet les évolutions de structure aux impératifs de libéralisation des échanges. Au cœur de l’ouvrage, un article de modélisation « hédonistique » montre d’ailleurs que les acteurs les plus conscients des évolutions anticipent la constructibilité future de la terre agricole pour l’évaluer et adapter leurs choix (Ghislain Geniaux et Claude Napoleone).

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30 Les évolutions constatées renforcent l’opposition entre une agriculture dotée de structures productives et compétitives et une agriculture dotée de structures de type familial encore dominantes dans certaines régions. Alors que les pays disposant de la rente pétrolière peuvent s’engager dans une mise en œuvre très active des terres agricoles, d’autres pays voient la privatisation se traduire par le développement des petites exploitations (Albanie, Roumanie, par exemple). Certains pays ont radicalement changé de politique agraire, comme la Turquie, qui, après deux réformes visant à redistribuer des terres prises aux grands propriétaires (en 1945 et en 1973), encourage, par une loi de 1984, le retour des propriétaires expropriés.

31 Les secteurs périurbains sont particulièrement intéressants à étudier en raison de leur sensibilité à l’évolution foncière. Les éditeurs parlent d’un « front pionnier d’agriculture spéculative intensive en capital autour des villes » (p. 19). Malgré cela, cette forme d’agriculture n’est ni reconnue ni soutenue. Dans la tension périurbaine, c’est toujours la ville qui gagne du terrain. Ce qui permet de constater que ce n’est pas l’agriculture qui est au centre du processus d’évolution, mais bien le foncier. Les agricultures périurbaines sont placées sous la pression du prix de la terre et du coût des transports. Plusieurs articles abordent la façon dont, pour se maintenir, les entrepreneurs agricoles recourent à des stratégies de contournement du blocage foncier : soit en intensifiant une pratique déjà en place, soit en se spécialisant dans une production susceptible d’être vendue sur le marché urbain, soit en diversifiant les activités dans le but d’utiliser de façon optimale la main-d’œuvre familiale.

32 Les rapports de production ont été marqués par un développement de la propriété privée individuelle et par une reconquête de la terre par les propriétaires fonciers ou anciens propriétaires, au détriment des formes de tenure. En Égypte (M.H. Abdel Aal), en Albanie (Adrian Civici), en Roumanie (Laurence Amblard, Jean-Philippe Colin, Françoise Simon) et en Tunisie (A. Ben Saâd), le mouvement d’ensemble est le même, au-delà des spécificités régionales : par exemple en Tunisie, ce sont les espaces pastoraux qui sont concernés alors qu’en Albanie et en Roumanie, ce sont les anciens domaines collectifs de l’agriculture socialiste. Le tournant date souvent du début des années 1990. Il se traduit par une hausse du nombre des exploitations, qui peut être parfois spectaculaire. Ainsi, en Tunisie, entre 1962 et 1995, le nombre des petites exploitations de moins de 5 hectares s’est accru d’environ 89 %.

33 Mais le morcellement souvent extrême qui en a résulté, et sur lequel un livre précédent avait attiré l’attention, a rapidement posé problème. Bien que le modèle de l’agriculture individuelle ait été voulu par la population paysanne, c’est un modèle condamné. Il l’est car l’évolution de l’agriculture exige des formes plus mobiles et plus souples, susceptibles d’adaptations. Or, seules les régions à fort potentiel sont en mesure de faire face à des stratégies de spécialisation. L’échec de l’agriculture individuelle non spécialisée se lit dans un phénomène inquiétant que plusieurs articles dénoncent, à savoir une forme de désinvestissement dû au coût que représenterait une exploitation de type spéculatif (eau, intrants). Nombre de paysans ne luttent pas et se contentent d’une production limitée à l’auto-consommation. Aussi les politiques agraires récentes ont-elles essuyé un cuisant échec.

34 Les auteurs relèvent une ligne de fracture qui mériterait qu’on s’y arrête. Les exploitations consacrées à la culture intensive avec apport de capital, et dont le mode de faire-valoir est direct (arboriculture, viticulture, maraîchage sous serre), présenteraient un haut degré de sécurité foncière. En revanche, l’insécurité dominerait

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là où on pratique la culture annuelle moins exigeante en capital et en travail, parce que le mode serait le faire-valoir indirect, sur la base de contrats.

35 À cette tension fondamentale s’ajoute une dimension supplémentaire, au moins dans les pays développés : l’évolution de la gestion de la terre dans un sens patrimonial, laquelle ouvre une nouvelle voie avec le tourisme, l’entretien du paysage et les formes biologiques de production.

Birgit Marxer, Idéologie foncière en Russie, du XVIe siècle à aujourd’hui. Paris, L’Harmattan, 2003, 408 p.

36 Constatant que la propriété foncière privée ne s’est jamais vraiment imposée en Russie, l’auteure en recherche les raisons, s’attachant à décrire l’idéologie qui préside aux choix fonciers faits dans ce pays depuis cinq siècles. L’ouvrage offre ainsi un tableau historique très convaincant. Quelques idées majeures doivent être retenues.

37 Premièrement, le lien entre le contrôle de la terre et le travail servile ou non libre. Deuxièmement, le lien entre le foncier et la construction de la territorialité, par l’usage idéologique des procédures cadastrales. Troisièmement, une opposition duale, structurante et permanente, entre une vision ancienne et allogène, qui lie le peuple, la communauté coutumière, le droit foncier traditionnel et des conceptions fondamentalistes de la liberté personnelle et de la propriété, et une vision moderne et exogène, qui lie le développement de l’État, le droit formel avec emprunts aux droits étrangers (germanique, romain), l’émergence des élites et des conceptions formalistes de la liberté et de la propriété. À la première vision se rattachent des idéologies nationalistes et populistes ; à la seconde, des idéologies libérales. Birgit Marxer identifie trois périodes pendant lesquelles cette tension est particulièrement forte : le début du XXe siècle, avec les réformes lancées par le ministère de Stolypin ; la NEP de Lénine ; la période postsoviétique inaugurée en 1986. Selon l’auteure, la phase récente verrait même ressurgir un intérêt pour les débats du XIXe siècle, qu’atteste la réédition de certains auteurs. Mais ni l’époque de Nicolas II ni l’époque de la NEP ni l’époque actuelle (sa documentation s’arrêtant à 2000) ne posent convenablement le problème parce que l’instauration d’un régime de pleine propriété privée aurait nécessité la redéfinition globale des droits fonciers, ce qui n’a jamais été entrepris.

38 L’auteure rappelle qu’il faut différencier la question du servage de celle de l’attachement des paysans russes à la glèbe en ce que l’abolition du servage par l’acte de 1861 n’a pas mis fin à l’immobilité de ceux-ci. Elle rappelle aussi ce fait bien connu de l’histoire russe, à savoir le développement de la propriété noble de service (pomest’e) avant que celle-ci ne se dissolve au XVIIIe siècle et que les serfs ne passent du statut de serviteur à celui d’exploité, totalement remis à la disposition des propriétaires privés nobles.

39 L’histoire du foncier en Russie apparaît ainsi dominée par une conception fondamentale de la domanialité selon laquelle la terre appartient globalement au tsar avant d’être redistribuée aux nobles et aux paysans. Jusqu’au XVIIIe siècle, la propriété noble de service, qui récompense les services que le noble rend à l’État, et l’institution majeure du mir ont longtemps été les piliers de la société rurale. C’est la disparition de la propriété noble de service et l’évolution vers la propriété noble privée qui radicalisent encore plus les tensions en soumettant le serf aux possédants.

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40 Si la propriété noble privée a disparu avec la fin de l’Ancien Régime, la conception domaniale de la propriété étatique et l’institution paysanne communautaire connaissent une adaptation à travers les structures kolkhoziennes. On aurait d’ailleurs attendu une réflexion plus poussée sur la filiation entre le mir et le kolkhoze, malgré les différences très nettes d’apparence entre ces deux formes collectives. L’État soviétique reprend en effet à son compte le contrôle de la mobilité paysanne, la structuration communautaire de la société rurale, le pouvoir de redistribution des terres, la lutte contre les formes privatives de la propriété, limitant celles-ci à peu de chose. Or ces thèmes étaient déjà ceux qui animaient les populistes et les nationalistes au XIXe siècle, à travers l’idéalisation du mir et des relations foncières que cette institution implique. La différence tient au fait qu’au lieu de le faire sur fond de rural- populisme, le pouvoir soviétique le fait sur fond d’anti-agrarisme primaire.

41 L’un des intérêts du livre est de montrer que la netteté des clivages idéologiques ne va pas de pair avec des choix politiques clairs. De profondes ambiguïtés traversent l’histoire foncière russe et soviétique. Par exemple, durant la période stalinienne, la grande collectivisation aurait pu s’accompagner d’une réforme juridique en profondeur allant dans le sens de la politique menée. Or le code foncier de la RSFSR de 1922, qui prévoyait des formes de propriété privée paysanne, fut maintenu alors que l’exploitation individuelle paysanne avait disparu.

42 L’histoire des idées est donc au cœur de l’étude de Birgit Marxer. L’ouvrage comporte des chapitres éclairants sur l’apparition d’une véritable question agraire, au XIXe siècle principalement, et sur les débats qui l’ont entretenue. La Société libre d’Économie, fondée avec l’accord de Catherine II, puis la Société russe de Géographie ont ainsi exercé une influence considérable dans les discussions.

43 En attirant l’attention sur les tendances lourdes de l’histoire agraire de la Russie, le travail de Birgit Marxer livre des références importantes pour comprendre l’actualité foncière de ce pays. La mise en place d’un nouveau code foncier (2001), une loi sur les échanges de terres agricoles (2002-2003), l’existence d’un cadastre en bonne et due forme ne paraissent pas être des conditions suffisantes pour passer rapidement de formes collectives de tenure à des formes individuelles de propriété. La faible valeur du foncier agricole ne pousse pas les investisseurs à opter pour une pleine propriété de la terre ; ils préfèrent des formes de tenure partagée. En outre, les avancées sont limitées : par exemple, le nouveau code foncier n’autorise la privatisation et la vente de terres qu’en secteur non agricole, ce qui représente 2 % du foncier. De surcroît, les réformes en cours creusent les inégalités à l’intérieur même de la société rurale, provoquent des replis et s’accompagnent de phénomènes de corruption.

44 Ainsi on comprend mieux que les difficultés de la Russie actuelle ne viennent pas d’une prétendue libéralisation sauvage mais au contraire d’une transition qui ne se fait que très progressivement sur la base d’une tension entre une résistance à la privatisation, d’un côté, et la saisie de nouvelles opportunités, de l’autre, comme le prouve l’existence de 30 millions d’hectares de jachère sur les 220 millions d’hectares de superficie agricole.

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NOTES

Anne-Marie Jouve ed., Terres méditerranéennes. Le morcellement : richesse ou danger ? Paris, Karthala-CIHEAM, 2001, 264 p. Jean-Jacques Hervé, « La réforme foncière agricole de la Fédération de Russie. Contexte et enjeux pour le développement de l’agriculture russe », Économie rurale 280 : 96-105, 2004. Disponible sur http://www.persee.fr/ web/revues/home/prescript/article/ ecoru_0013-0559_ 2004_num_280_1_5475

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Comptes rendus

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Annie Antoine et Julian Mischi eds., Sociabilité et politique en milieu rural Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Histoire »), 2008, 472 p.

Fabien Gaveau

Annie Antoine et Julian Mischi eds., Sociabilité et politique en milieu rural. Actes du colloque organisé à l’Université Rennes 2 les 6, 7 et 8 juin 2005. Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Histoire »), 2008, 472 p.

1 L’ouvrage comprend 36 contributions issues d’un colloque. Après un bilan sur le concept de sociabilité, les auteurs saisissent comment, dans les mondes ruraux, le tissu des relations anime l’organisation des pouvoirs, produisant et renouvelant sans cesse les formes du politique dans les localités. L’ouvrage s’organise suivant 5 axes : la relation des campagnes à l’ordre politique national ; les structures des mobilisations collectives ; les stratégies et les luttes de pouvoir que déploient les élites rurales ; les solidarités à l’œuvre dans les campagnes ; les recompositions du temps présent.

2 Les contestations de l’ordre politique prennent sens dans le champ ordinaire des relations locales. Philippe Hamon, pour les Nu-pieds à la frontière de la Normandie et de la Bretagne en 1629, Serge Bianchi, pour la sans-culotterie rurale, et Rémi Dalisson, pour le statut de la fête comme expression du politique, invitent à revoir ces phénomènes au plus près des individus. De même, à partir du dessèchement des marais de la Brière dans la première moitié du XIXe siècle, Yannick Le Marec décrit la gamme des actions dont disposent les communes pour défendre leurs intérêts. Il s’agit tantôt de dégrader, parfois dans la discrétion de la nuit, les biens des adversaires, tantôt de provoquer des émeutes, tantôt encore d’en appeler à l’administration ou à la justice selon des stratégies victimaires multiples. À l’occasion, les chefs de file des luttes

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consolident leurs propres positions en s’appuyant sur les individus engagés avec eux dans les combats.

3 Dans l’espace germanique, rapporte Jean-Luc Le Cam, les communautés paysannes ont été incitées à s’alphabétiser lors des procès contre leurs seigneurs, ce qui leur a, par la suite, permis de comprendre des écrits, tels les discours révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, sans devoir faire appel à des intermédiaires. Jérôme Lafargue observe également que, au XIXe siècle, les ruraux sont à même de jouer avec les règles du droit, trop souvent perçues comme imposées « d’en haut ». L’Administration elle-même sait devoir faire régulièrement des compromis avec les populations : elle assouplit donc sa rigide application des textes, comme l’expose Alp Yücel Kaya.

4 Cela dit, François Ploux rappelle que les communautés rurales sont certes capables de fortes solidarités momentanées mais qu’elles font aussi, au quotidien, l’objet de nombreux clivages. Les formes de mobilisation collective apparaissent à ce stade dans une grande diversité, ce qu’Ana Cabana Iglesia observe dans la Galice franquiste. À une époque où toute opposition est farouchement réprimée, les campagnes savent comment déployer des formes discrètes de résistance à partir de leurs propres capacités d’action.

5 Au fond, les structures de sociabilité servent nombre de combats. Qu’il s’agisse des comices (réunions agricoles et démonstrations politiques) présentés par Yann Lagadec, de la coopération et du mutualisme étudiés par Éric Kocher-Marbeuf à partir de l’exemple poitevin, ou encore des CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole) analysées par Martine Cocaud, toutes ces organisations d’esprit associatif concourent aux progrès de l’agriculture et permettent à leurs dirigeants de mobiliser leurs adhérents tant pour une cause commune que pour leurs carrières personnelles. Les comices sont souvent tenus par des segments conservateurs ; les coopératives sont, elles, initialement animées d’un esprit d’entraide entre égaux. Martine Cocaud note l’importance de la JAC (Jeunesse catholique agricole) dans le développement des CUMA, au moins en Ille-et-Vilaine.

6 Toutefois, les sociabilités servent aussi un réel clientélisme, comme le note Fabien Nicolas à propos du barthisme, né autour d’Édouard Barthe (1882-1949). Spécialiste des questions viticoles, député puis sénateur de l’Hérault, Barthe fédère, au cours des années 1930, dans une organisation agrarienne, nombre d’acteurs du secteur, et ce par- delà les clivages de l’opinion. Les « petits » sont, à l’époque, la cible de nombreux mouvements. François Prigent éclaire ceux que diffuse La Charrue rouge, organe bimensuel de liaison des comités de défense des petits paysans menacés par les ventes- saisies en Trégorrois. Le ton, aux accents révolutionnaires et laïcs, marque durablement le socialisme rural breton. À l’opposé de l’échiquier politique, les groupes catholiques languedociens décrits par Philippe Secondy usent des mêmes stratégies de conquête de l’opinion que leurs adversaires mais excluent de l’animation du mouvement ceux que ces adversaires cherchent à rallier.

7 Des logiques similaires soutiennent le dorgérisme, mouvement d’essence corporatiste et populiste organisé en comités, qui accuse la République d’avoir trahi la petite paysannerie. David Bensoussan en explique le déclin rapide en Bretagne par la concurrence de la JAC, soutenue par un clergé hostile à l’esprit vindicatif et au disours excessif des dorgéristes. Les comités sont une structure courante pour articuler des mouvements ruraux. Fabien Conord les analyse à travers le Comité de Guéret (1953-1974), qui regroupe 18 fédérations départementales de la FNSEA en 1953.

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Défendant une petite exploitation en difficulté, le Comité est fragilisé par les dissensions politiques qui ne tardent guère à se manifester et par la faiblesse des propositions qu’il est en mesure de porter.

8 Au fond, toutes les contributions traduisent la diversité des logiques qui s’affrontent dans le monde rural. Lucien Faggion présente les processus de recomposition à l’œuvre dans la Terre ferme vénitienne de 1535 à 1629. Les positions économiques peuvent ici varier très vite du fait des opportunités d’enrichissement qu’offre Venise. Au sein des campagnes, les notaires ruraux participent cependant, par leurs fonctions, à la défense des hiérarchies maîtresses de la terre, quelles qu’elles soient. Loin de là, le suffrage universel introduit en France après 1848 permet aux ruraux de s’émanciper des notables. Nathalie Dompnier observe que les recommandations et les pressions dont sont victimes les électeurs sont de plus en plus couramment assimilées à des atteintes portées à la démocratie. Pourtant, Xavier Itçaina note, à partir de l’étude du Pays basque, que les maires ont toujours tendance à affirmer leur légitimité par leur efficacité gestionnaire afin de s’opposer à ceux qui voudraient les renverser par la voie des urnes. De fait, les gestions locales peuvent faire l’objet de débats et de tensions, surtout après la loi municipale de 1831, moment fort de politisation comme le rappelle Laurent Le Gall. Dans le Finistère, les structures de sociabilité sont encore si faibles qu’elles n’ont guère contribué à la politisation, comme cela a pu être observé dans le Var.

9 Avec le suffrage, une figure émerge et vient supplanter celle du notable : c’est « l’élu local », qu’étudie Gildas Tanguy. Dans la seconde moitié du XXe siècle, ces élus se plaisent à affirmer que leur légitimité tient moins à un engagement partisan – mettant alors un voile sur leur appartenance politique – qu’à leurs mérites et leur talent à gérer les communes. Derrière leurs discours demeurent des modèles notabiliaires que l’idéal démocratique aurait souhaité abattre. Jean-François Tanguy revient sur ces « hommes d’influence » qui savent capter les voix de leurs concitoyens selon des modalités que les notables de la première moitié du XIXe siècle savaient maîtriser. Ils apparaissent également à l’œuvre autour du maire de Dijon, Gaston Gérard, dans l’entre-deux- guerres. Selon Gilles Laferté, ils parviennent à construire un nouveau monde vitivinicole bourguignon contre les négociants beaunois, moins bien insérés dans les réseaux nationaux qui deviennent dominants.

10 Si des problèmes se présentent, les solidarités locales soutiennent les actions de défense. Ainsi, à l’époque moderne, sur les frontières du nord de la France, certaines communautés édifient des églises fortifiées et des souterrains-refuges selon les schémas que décrit Hugues C. Dewerdt. Ailleurs, et quelles que soient les tensions habituelles au sein des localités, l’attachement aux coutumes est une puissante source de rassemblement face à un tiers étranger au local. Jacques Péret décrit cette attitude à propos du littoral charentais sous le règne de Louis XIV. Selon Pierre-Jean Souriac, le même souci de leurs biens et de leurs lieux de vie pousse les habitants des campagnes toulousaines, pris dans les troubles religieux du dernier tiers du XVIe siècle, à faire front et acquérir des techniques militaires dont les gens de guerre usent d’ailleurs sous leurs yeux.

11 Quand les solidarités coutumières se fissurent, d’autres s’y substituent. C’est ce qu’illustre, pour le XXe siècle, Nicolas Renahy lorsqu’il étudie le paternalisme d’une famille de maîtres de forge de Lacanche, en Côted’Or, qui parvient à faire du lien salarial l’élément structurant des relations locales au profit du « patron », également

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maire. La politique sociale de l’entreprise tient lieu d’aides sociales communales. Après 1945, la perte d’influence des patrons n’empêche pas le maintien d’un système intériorisé par la population jusqu’à ce que les structures sociales publiques, moins liées à la commune, ne les fassent dépérir.

12 En revanche, les solidarités privées occupent une forte place dans les pays d’Europe du Sud, comme le Portugal, étudié par Laurence Loison. Une culture de la pauvreté y limite la stigmatisation de celui auquel les hasards de l’existence font perdre ses ressources. Dans les milieux ruraux et urbains, la conception familiale et paysanne de l’entraide et la longue influence de l’Église catholique, qui a historiquement exercé les principales fonctions d’assistance, pallient les insuffisances et les faiblesses des institutions publiques.

13 Au fond, les sociabilités demeurent de puissantes sources d’action collective, en dehors des institutions établies, contre elles parfois. Yann Raison du Cleuziou explique comment les associations de défense de la chasse en baie de Somme, nées à partir des années 1930 à l’initiative de grandes familles, débouchent, dans les années 1990, sur un mouvement protestataire, dans un contexte de refus systématique des directives européennes de protection des espèces, objet d’une chasse très localisée. À partir d’un passé associatif, des chasseurs décident d’agir dans l’espace politique national. Ils créent le mouvement « Chasse Pêche Nature », vite inscrit dans un traditionalisme rural revendiqué. En soutenant cette association, les ruraux dénoncent les politiques qui détruisent les modes de vie.

14 Cependant, ces recompositions n’éliminent pas le maintien de rituels électoraux hérités de la IIIe République, comme l’évoque Éric Treille. Un candidat doit parcourir la circonscription qu’il brigue, quitte à être suivi de militants qui feront nombre là où les réunions publiques risquent d’être désertées. Se soustraire à ces tournées serait mal perçu par l’électorat, mais les grands partis peinent à entrer grâce à elles dans le jeu des sociabilités qui organisent la vie publique dans les campagnes. D’ailleurs, Emmanuel Pierru et Sébastien Vignon notent la faiblesse des analyses consacrées aux votes ruraux. L’essor, après 2002, du vote d’extrême droite dans les campagnes de la Somme, résulte d’abord de leur recomposition sociologique à partir d’éléments urbains et de l’affaiblissement des anciennes sociabilités.

15 Sur le fond, le vote extrémiste ne tient ni à une xénophobie structurelle ni à un attrait particulier pour les mouvements autoritaires, et pas davantage à un quelconque conservatisme inhérent aux ruraux. Si ces poncifs sont parfois avancés dans de sérieux travaux, c’est que les dynamiques à l’œuvre dans les campagnes sont largement ignorées. Christophe Dinouard décrit ainsi ces nouveaux agriculteurs ayant fréquenté des associations étudiantes et des mouvements écologiques ou tiers-mondistes. Ils héritent de l’exploitation familiale mais adoptent un autre style de vie et leurs objectifs diffèrent de ceux de leurs parents. Dans les années 1990, des réseaux d’agriculteurs militent pour produire autrement, dans une logique de développement durable. Ils dénoncent un monde agricole autocentré et obsédé par le productivisme.

16 De même, des mouvements critiques à l’égard du syndicalisme agricole jaciste fortifient, dans les années 1970, une nouvelle gauche paysanne, dont Jean-Philippe Martin retrace les racines et le développement jusqu’à la Confédération paysanne. Yvan Bruneau en note les clivages, fondés sur des revendications qui prétendent faire, d’une paysannerie ancrée dans les terroirs, leur meilleur défenseur. De tels mouvements

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rallient d’abord des marges paysannes et des néoruraux, qui, au mieux, laissent perplexes des agriculteurs entrés dans la modernité productiviste.

17 Au terme de cette étude, Freddy Lalanne suggère, à partir de l’exemple du Gers, de se demander si « le bonheur est dans le pré ». Il expose comment l’installation de néoruraux transforme les relations politiques locales. Lors d’élections autres que municipales, l’interconnaissance compte moins pour un candidat que les grands partis nationaux qui s’engagent à ses côtés. Les nouveaux arrivants paraissent plus réceptifs à une nationalisation du débat public que les anciens résidents des communes, plus sensibles, eux, à des critères de proximité pour soutenir un candidat.

18 Les apports de l’ouvrage sont considérables et ne sauraient se réduire à ces seuls axes. Les sociabilités présentées mettent en évidence l’importance des réseaux dans le fonctionnement et dans la mobilisation des ruraux, ce qu’avaient mis en valeur les travaux initiés par Pierre et Sylvie Guillaume, de l’Université Bordeaux 3. De même, le concept semble pouvoir recouvrir des types d’organisation reposant à la fois sur l’interconnaissance et sur la capacité à séduire des segments de population sur une base professionnelle ou sur une identité collective déjà structurée, comme l’illustrent les mouvements contestataires en milieu rural.

19 Peut-être aurait-il été utile de déterminer de façon plus claire comment l’interconnaissance peut se transformer en une force d’action et jusqu’à quel point l’ambiguïté des buts que chacun poursuit fragilise, voire limite l’impact des actions entreprises. En outre, les auteurs considèrent souvent et de façon implicite la vie politique nationale comme une donnée, un « englobant » au sens où l’entendait Mendras à la fin des années 1960. Ne faudrait-il pas envisager cette vie politique comme la somme des questions souvent identiques qui se posent de commune en commune et fournissent un alphabet élémentaire autour duquel les tensions se déploient et autour duquel la politisation s’élabore ou se renouvelle ?

20 Sous cet angle, l’ouvrage donne parfois le sentiment de perpétuer, en réalisant un beau travail de mise à jour, d’approfondissement et de défrichement, des conceptions historiques déjà à l’œuvre dans les années 1990. Quoi qu’il en soit, l’approche permet de mieux considérer le rôle des individus et de relativiser les catégories heuristiques, telles les classes et les catégories socioprofessionnelles, pour saisir comment les campagnes, dans la diversité de leurs habitants, ont engendré des formes de mobilisation collective visibles sur la scène nationale. L’appel introductif à une « unification des sciences sociales », exprimé de longue date et qui peine manifestement à advenir, apparaît, en définitive, très riche d’enseignement quand la synergie entre chercheurs permet de lancer de tels axes de recherche et de débat.

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Maguelone Nouvel, Frédéric Le Play. Une réforme sociale sous le Second Empire Paris, Economica (« Économies et sociétés contemporaines »), 2009, 265 p.

Fabien Gaveau

Maguelone Nouvel, Frédéric Le Play. Une réforme sociale sous le Second Empire. Paris, Economica (« Économies et sociétés contemporaines »), 2009, 265 p.

1 Issu d’une thèse d’histoire soutenue devant l’Université Montpellier 3, l’ouvrage éclaire l’itinéraire intellectuel de Frédéric Le Play (1806-1882). Il expose comment et dans quel contexte s’est construite une pensée dont l’influence, durable en France, symbolise le conservatisme et le refus de la modernité sociale. Maguelone Nouvel se concentre sur les années qui vont de la Monarchie de Juillet à la fin du Second Empire, période qui donne à Le Play de solides positions, notamment grâce à l’appui, discret mais sûr, de l’empereur. Il élabore une méthode d’enquête de nature sociologique fondée sur l’observation des conditions de vie des ouvriers. Celle-ci permet de suggérer des réponses aux grandes questions d’un temps où se profilent, derrière de nouveaux groupes sociaux, de profondes inquiétudes.

2 L’évocation des années de formation de Frédéric Le Play permet de comprendre son regard et ses positions au moment où il produit ses deux œuvres principales, Les Ouvriers européens (1855) et La Réforme sociale en France (1864). Éduqué et instruit dans un milieu catholique normand, Le Play réalise un excellent parcours académique couronné par Polytechnique et l’École des Mines, dont il sort major. De ces années il garde de vraies amitiés, comme Jean Reynaud, futur sous-secrétaire d’État à l’Instruction sous la Seconde République, et des relations qui ne cesseront de le soutenir, comme Michel

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Chevalier. Ingénieur des Mines, haut-fonctionnaire, professeur à partir de 1840 et reconnu pour la qualité de son expertise industrielle et commerciale, Frédéric Le Play parcourt l’Europe, souvent pour des missions précises. Après l’Allemagne en 1829, viennent l’Espagne, la Belgique, le Luxembourg puis les Îles britanniques. Le comte Demidov l’appelle en Russie en 1837, puis à nouveau en 1844 et en 1853, ce qui lui assure une bonne connaissance de la société russe. Il se rend encore au Danemark, en Suède, en Norvège, en Autriche, en Hongrie et en Italie du Nord. Chaque séjour sera pour lui matière à observation et lui fournira le contenu de comptes rendus économiques.

3 Le terrain français ne lui est pas inconnu pour autant. Il réfléchit aux moyens de gérer les forêts dont les ressources sont indispensables à l’essor industriel. La demande en charbon de bois s’envole. Elle oblige à repenser l’usage des ressources forestières, y compris les prélèvements coutumiers des ruraux. En 1839, il enquête à ce sujet dans la Nièvre, où il compte de nombreux soutiens : maîtres de forge, grands propriétaires et personnalités de premier plan, comme le notable Charles Dupin, de Varzy. Toutefois la question ne lui semble pas essentielle.

4 Après 1848, par crainte des « rouges » et d’une république ouvrière, il milite pour la promotion d’une société fondée sur la morale chrétienne, seule garantie d’un ordre légitime. Tout d’abord critique à l’égard du coup d’État de 1851, il prête serment au nouveau pouvoir, demeurant ainsi ingénieur et professeur à l’École des Mines. Vient alors le temps des publications, largement diffusées mais aussi largement discutées. Michel Chevalier lui obtient le concours de l’Imprimerie impériale pour sa première grande réflexion, Les Ouvriers européens, ouvrage qui s’appuie sur l’exemple précis des budgets d’ouvriers afin de montrer combien le travail et la prévoyance sont les instruments du bonheur quotidien. La famille est présentée comme la cellule fondamentale de la société. Elle protège ses membres, qui, sans elle, seraient perdus. En outre, l’auteur soutient qu’aucune société ne saurait fonctionner sans patronage. Le corps social repose sur l’existence de structures hiérarchisées animées d’une même morale, celle que propose le catholicisme. L’État, pour sa part, doit se contenter de créer les conditions favorables à l’activité économique et à la sécurité. D’intéressants développements montrent alors combien Le Play est hostile à la « communauté », qui brise toute initiative et bloque tout progrès social.

5 Ainsi se dessine un libéralisme qui séduit jusqu’à l’empereur. Commissaire général de l’Exposition universelle de 1855, Frédéric Le Play acquiert de l’influence et, en 1856, il est nommé, au côté de Michel Chevalier, Conseiller d’État (section « Travaux publics, Agriculture et Commerce »). Mais la protection du régime et la tonalité chrétienne de ses propositions soulèvent des oppositions. À l’Académie des Sciences morales et politiques, certains lui reprochent de se faire le chantre d’une organisation sociale, imitation d’une Russie perçue comme archaïque. D’autres, à l’Académie des Sciences, reconnaissent l’intérêt de ses enquêtes sociales mais en regrettent les conclusions. Les ouvriers ne devraient pas avoir à choisir entre leur bien-être et leur liberté. À une société du patronage s’oppose la construction d’un espace où l’égalité fonderait la vie de chacun.

6 Enfin, Le Play milite activement pour que recule l’emprise de l’État. Considérant que l’obligation de partager les biens entre les héritiers permet à l’État d’affaiblir les familles, il prône la liberté testamentaire. Dans une France majoritairement acquise aux règles du Code civil, ce combat est difficile. Il en fait cependant un point essentiel

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de la réforme sociale qu’il appelle de ses vœux. Patronages et structures familiales s’articuleraient pour exercer l’essentiel de l’autorité sociale, reléguant l’État à quelques domaines clés, d’ordre strictement politique. Maguelone Nouvel note que les propositions leplaysiennes séduisent et inquiètent à la fois socialistes, monarchistes et libéraux. D’aucuns y lisent un excès de soumission à l’ordre chrétien, d’autres y voient trop de libéralisme, d’autres encore craignent le maintien d’un contrôle public. Au fond, « conservateur libéral », Le Play est au cœur du débat plus large qui anime la France des années 1860, à l’heure où est discutée la libéralisation du régime.

7 Parmi les apports de l’ouvrage figure l’analyse de concepts centraux portant sur les clivages politiques de la Troisième République, sur le rôle de la famille et celui du patronage dans la société. Des axes programmatiques conservateurs, voire réactionnaires, en feront d’ailleurs leurs choux gras en présentant souvent les sociétés rurales comme fonctionnant selon des schémas respectueux de ces figures. Pourtant, et à la différence de ces courants, Frédéric Le Play ne refuse, selon Maguelone Nouvel, ni l’ère industrielle ni la liberté d’entreprise, et pas non plus la libre initiative. Ainsi est nuancée l’idée selon laquelle il aurait préparé les arguments utiles aux ennemis de l’idée de progrès. En outre, ce travail nous éclaire sur la manière dont les notables pouvaient penser leur place dans la société alors que la poussée démocratique était en cours. Certes, l’auteur limite son approche aux milieux intellectuels qui discutent les pensées leplaysiennes. De même, un non-dit mériterait d’être précisé : comment, à partir d’une méthode d’enquête qui s’attache aux foyers ouvriers, Le Play en vient-il à construire une pensée qui s’applique à l’ensemble de la société ?

8 Nous aimerions savoir avec plus de clarté comment Le Play, si tel est le cas, articule l’émergence de formes sociales nouvelles, ouvrières et urbaines, avec la forte présence de sociétés rurales, encore très diverses dans leur fonctionnement et loin d’avoir été toutes soumises à un État central dont la construction est sans cesse en cours. Ces interrogations ne sont possibles que par la qualité des analyses qui sont proposées aux lecteurs que nous sommes.

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Marie-Thérèse Lacombe, Pionnières ! Les femmes dans la modernisation des campagnes de l’Aveyron, de 1945 à nos jours Rodez, Les Éditions du Rouergue, 2009, 192 p. et 24 reproductions hors texte.

Fabien Gaveau

Marie-Thérèse Lacombe, Pionnières ! Les femmes dans la modernisation des campagnes de l’Aveyron, de 1945 à nos jours. Rodez, Les Éditions du Rouergue, 2009, 192 p. et 24 reproductions hors texte.

1 Échappant à une approche disciplinaire, l’ouvrage de Marie-Thérèse Lacombe ne manquera pas de retenir l’attention. Militante de la JACF (Jeunesse agricole catholique féminine), l’auteure était l’épouse d’un important dirigeant syndical né dans le Ségala et devenu président de la FNSEA de 1986 à 1992 : Raymond Lacombe. Des témoignages recueillis auprès de plus d’une centaine de femmes et de quelques hommes fondent l’ouvrage. Des publications de mouvements ruraux de l’Aveyron et des rapports syndicaux ont pu être utilisés comme une seconde matière. Enfin, des documents d’une remarquable qualité illustrent les aspects des mutations du monde agricole jusque vers les années 1980, mais il aurait été utile de les dater. Que le lecteur ne s’attende pas à lire un texte soumis aux critères des travaux académiques.

2 Reflet d’un engagement, ce qui en fait un témoignage à part entière, le propos donne à voir ce qu’était la vie des filles et femmes d’exploitants au moment où la France connaissait une véritable croissance et une nouvelle urbanisation. L’image d’une France rurale immobile se voit ici sérieusement discréditée. Même à petite échelle, des décisions sans importance ont débouché sur de profondes mutations dans les fermes.

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Ainsi se trouvent interrogés le concept de « révolution agricole » et la contribution des femmes, chrétiennes en l’occurrence, aux changements qu’ont connus les exploitations.

3 La période, qui va de 1945 à nos jours, est traitée en 6 chapitres, couvrant notamment les années 1950-1970, période de croissance générale et d’optimisme social. En 1945, l’Aveyron rural rappelle celui des années 1900. L’autorité écrasante du père se lit dans la rareté des échanges au sein des familles. La religion y occupe une place centrale. Le travail règle l’existence. Les tâches féminines sont présentées par le menu, ce qui atteste la maigre autonomie dont les femmes disposent. De fait, en 1945, c’est là leur lot en de très nombreuses régions. L’Église catholique perçoit encore les femmes comme les garantes de la morale dans les foyers. Avec l’accord et l’appui de l’Église, certaines femmes trouvent également les moyens d’agir grâce à une vie associative. De leur côté, les garçons estiment qu’une fille de qualité doit « avoir de la religion sans être bigote ». Ils valorisent la pudeur, la discrétion, la joie et l’énergie autant que la réserve, l’obéissance et la capacité à « tenir un dedans » et à travailler avec ardeur. Or, les jeunes filles du début des années 1950 dénoncent le regard qui les enferme dans une position subalterne.

4 Dans ce contexte, la JACF porte et encadre les aspirations au changement. La description du conservatisme social des campagnes aveyronnaises de 1945 donne d’ailleurs plus de relief à l’engagement qui accompagne ce mouvement. Née dans le sillage de la Jeunesse agricole catholique (1929), la JACF se maintient sous Vichy, loin des interdits qui frappent d’autres mouvements. Après guerre, elle promeut une société chrétienne moderne. L’auteure ne dit rien ici du contraste entre ce projet et celui que défendent d’autres structures plus combatives, ce que le lecteur ne peut écarter.

5 D’ailleurs, si les campagnes de l’Aveyron se montrent de longue date craintives à l’égard des forces de gauche, l’idée de progrès n’en est pas pour autant absente. La JACF prépare ses adhérentes à œuvrer, en tant que mères et épouses, dans la vie du foyer et du village. Réunions, formations et congrès sont organisés. Des brochures sont diffusées. Les curés veillent à l’empreinte chrétienne. Les rassemblements des jeunes ruraux sont retentissants, comme le Congrès de la jeunesse rurale de Rodez, qui, en 1954, réunit 15 000 militants. L’État est sollicité pour rénover l’enseignement, les pratiques et les structures agricoles, mais aussi l’habitat rural. Beaucoup de militantes se heurtent cependant aux réticences de leur père et de curés inquiets d’activités qui perturbent l’ordre des choses. Au fond, dans une société pourtant très conservatrice, la JACF apprend aux femmes à prendre des responsabilités et à vivre une certaine autonomie.

6 De fait, dans les années 1950, hors l’enseignement ou l’aide rurale, peu de voies s’ouvrent aux femmes. Nombre d’entre elles gagnent Paris, Toulouse, Montpellier. Des pages intéressantes décrivent leur installation grâce aux réseaux aveyronnais. Celles qui restent au village reçoivent le soutien du Mouvement familial rural, fondé en 1946. Elles animent des associations familiales. Mieux formées, elles lisent Foyer rural, Clair Foyer, un mensuel féminin, et Le Rouergat, une publication locale. Les deux premiers magazines sont publiés par le Mouvement familial rural, le troisième est d’empreinte plus religieuse. Tous parlent du quotidien et de la famille : la mode, le jardinage, les arts ménagers, l’actualité. Toutefois, certains sujets demeurent tabou : la cohabitation des générations, la sexualité et la maternité. La sexualité et la maternité sont plus difficiles à traiter. Ouvert en 1963, le planning familial aveyronnais, animé par quelques femmes et quelques chrétiens progressistes, reste bien isolé et faible.

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7 Cela dit, sous la pression des femmes, les foyers deviennent plus confortables, à commencer par la cuisine et la salle de bains. Dans les cours des immeubles, on dissimule le fumier, on tient les animaux à l’écart, on plante. Même les villages se font propres et participent aux concours des villages fleuris. Dans la foulée, on restaure d’anciennes constructions. Attirer des vacanciers peut accroître les ressources d’un ménage. Les femmes militent pour ouvrir des chambres d’hôtes. À la différence de leur mère, elles conquièrent un espace d’indépendance et participent aux décisions qui engagent l’exploitation. Petit à petit et avec ténacité, les femmes obtiennent de réels changements et viennent à bout des réticences de leurs époux. Une discrète émulation accompagne cette transformation des foyers.

8 Dans les deux derniers chapitres de son ouvrage, Marie-Thérèse Lacombe note que les femmes de la JACF ont été favorables aux CUMA qui, en permettant d’outiller une exploitation, réduisent le travail physique des femmes : une remorque d’épandage pour le fumier élimine le travail pénible effectué avec une simple fourche. En 1966, la première CUMA française de femmes est constituée en Aveyron. Onze partenaires achètent un motoculteur, puis une machine à plumer les volailles, puis un hachoir électrique. L’esprit mutualiste est à l’œuvre. Ayant obtenu la reconnaissance des leurs, les femmes d’agriculteurs osent enfin revendiquer le statut d’agricultrice. Ce qui demandera de la patience.

9 L’un des éléments les plus stimulants pour la réflexion est la description, via les entretiens retranscrits, de ces multiples occasions d’agir, sans coup d’éclat, pour que changent les conditions de vie. C’est une forme d’engagement qui a coexisté avec d’autres, évoqués par l’auteure, et sur lesquels le lecteur aimerait avoir plus de détails, comme le militantisme qui naît autour de la question du Larzac à la fin des années 1960. Preuve d’un ouvrage intéressant, la dernière page ne se termine pas sur l’idée que tout est lu : demeurent des questions qui sont l’aiguillon du chercheur.

10 Fabien Gaveau

11 Francis Pomponi et Jean-Jacques Usciati, De Bastelica à Bastelicaccia. L’homme et l’espace en Corse du Sud. Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2006, 231 p.

12 Bousculant les cadres chronologiques académiques, les auteurs exposent, dans une étude microrégionale d’histoire rurale, comment une vallée côtière corse, celle du Prunelle et de la Gravone, proche d’Ajaccio, est restructurée, dans le temps long, par le dynamisme d’une communauté villageoise : Bastelica. La poussée qu’exercent ses exploitants vers le littoral, lieu de transhumance l’hiver et de céréaliculture l’été, fait naître une installation permanente, à savoir Bastelicaccia, lieu qui accède au statut de commune en septembre 1863. Ce mouvement suscite concurrences et tensions avec les autres communautés de la vallée et Ajaccio, cité génoise établie au XVe siècle. Par-delà l’exemple qu’illustre cette commune, l’ouvrage restitue des cheminements à l’œuvre ailleurs dans l’île. Il invite à réfléchir aux mécanismes d’appropriation de l’espace par des groupes humains, et invite à réfléchir aussi à la reconfiguration des territoires. De fait, l’idée se dessine que les autorités seigneuriales ou régaliennes, quelles qu’elles soient, ne sont pas seules à produire des territoires. Les actions quotidiennes contribuent largement à les façonner et à les faire accepter, au prix de rapports de force parfois douloureux.

13 Cette conquête est présentée sous la forme de 4 grands ensembles chronologiques : le premier concerne l’essor du village jusqu’au XVIIe siècle ; le deuxième, « la Guerra dei

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confini », concerne le XVIIIe siècle ; le troisième porte sur les mutations à l’œuvre au XIXe siècle ; et le dernier traite de l’érection en commune de Bastelicaccia, initialement une annexe de Bastelica. Des phénomènes complexes s’ajoutent pour expliquer les mutations de l’espace organisé par Bastelica. Si l’accent est mis sur les années qui vont de 1730 à 1870, c’est que la Corse connaît un long conflit, qui débute avec la révolte contre Gênes, et qui se poursuit avec sa difficile prise en main par la France. Ce contexte général est important pour comprendre comment les communautés d’exploitants se sont saisies de certaines occasions pour défendre leurs intérêts et étendre leur emprise.

14 La trame de l’étude s’appuie sur la géographie religieuse de la vallée au XVe siècle, afin de présenter la dynamique qui anime des exploitants organisés en petits groupes dans le cadre d’un habitat dispersé. Poussés à se rapprocher à partir du XVe siècle, ces quartiers demeurent constitutifs de fortes identités qui se mêlent aux solidarités nouvelles, matérialisées par l’émergence de vastes paroisses, telles Bastelica ou Cauro. Blotties sur les contreforts de la vallée, à distance de la plage, ces communautés exploitent en premier lieu des pâturages d’altitude dont la maîtrise assoit la puissance des éleveurs. La plaine côtière prend pourtant de l’importance en devenant une dépendance agricole, indispensable à une économie agraire désormais confrontée à une hausse démographique. Toutefois, les tensions entre les communautés et l’insécurité qui se développent au cours du XVIe siècle poussent les habitants de Bastelica à construire des habitats fortifiés pour garantir leur emprise sur les terrains de bord de mer. Ces lieux se transforment progressivement en habitats permanents, excroissances des communautés d’altitude.

15 La création du préside d’Ajaccio (place forte établie par Gênes pour asseoir sa domination sur la Corse), doté de terres côtières, induit une vive concurrence avec les habitants des villages de montagne. La défense des droits d’usage et des emprises foncières donne lieu à des conflits de plus en plus âpres. Les instances judiciaires, génoises puis françaises, ne parviennent pas à les résoudre. D’ailleurs, à partir du XVIIe siècle, les concessions privées de terres octroyées à des Ajacciens par les autorités coloniales se font aux dépens des groupes d’altitude. Le mouvement s’accompagne d’usurpations de terres que marquent de nouveaux enclos. Ainsi, dans ces régions, l’usage habituel d’exploitation des terres et le pacage hivernal des Bastelicais sont entravés.

16 Durant la guerre d’indépendance, qui débute en 1730, la question devient si problématique que les paysans s’en prennent aux possesseurs de terres d’Ajaccio, qu’ils soient originaires de Gênes ou de Corse. L’arrivée des Français après 1768 aggrave la situation. Les nouvelles autorités décident de lever la carte des communautés de l’île, de manière à ce que les revendications des habitants se limitent au seul ressort de leurs villages d’appartenance. De fait, en 1770, une ordonnance interdit le libre parcours, pour faciliter la culture dans les zones littorales les plus fertiles, près d’Ajaccio. Les cahiers de doléances de 1789 témoignent du profond rejet d’une évolution qui menace à ce point l’équilibre de l’activité pastorale.

17 Au sortir de l’Empire, le problème reste entier. Les préfets procèdent alors à la liquidation des biens communaux pour remplir les caisses de l’État. Aucun dédommagement n’est envisagé pour les habitants bénéficiaires des droits d’usage sur les terres ainsi mises en vente. La situation se fait encore plus dure en 1824, avec une tentative d’interdiction de la vaine pâture. N’atteignant pas son but, la mesure est

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obstinément affirmée jusqu’à la promulgation de la loi du 22 juin 1854. Dès lors, les communautés, comme celle de Bastelica, s’organisent contre la loi, qui sape un élément jugé indispensable à l’élevage. La résistance met en mouvement des réseaux d’intérêts et des clientèles parfois animés par l’esprit de clan.

18 Certes, une commune comme celle de Bastelica possède toujours les biens communaux de la montagne pour l’élevage. Toutefois, l’accroissement du troupeau ovin au XIXe siècle, lié à la croissance démographique, rend intenable cette seule ressource. La « faim » de pâturages conduit à de nouvelles transhumances d’où jaillissent de nouvelles tensions intercommunales. En outre, le communal est davantage perçu comme produisant les ressources pour assurer des dépenses d’équipement. Sous la pression préfectorale, des redevances sont établies sur le pacage dans les espaces communaux. De forts clivages naissent au sein des villages où des pâtures sont affermées au bénéfice d’un seul.

19 Enfin, la lutte de la communauté de Bastelica concerne la défense de ses forêts contre les Domaines, mouvement engagé dès les années 1830. Partout en Corse, c’est la « transaction Blondel » du milieu du siècle, qui définit quelle part de la forêt peut demeurer au service de la commune tout en cherchant à restreindre les droits d’usage, et quelle part doit être placée au service exclusif de l’administration supérieure. Quant aux dernières terres maîtrisées par Bastelica sur la côte, elles font l’objet d’un nouvel aménagement dans les années 1830. Après l’édification d’une chapelle au hameau de Bastelicaccia, les habitants s’organisent dans l’autonomie vis-à-vis du bourg origine. L’idée germe alors d’ériger en commune ce hameau. C’est l’œuvre des années 1850, en relation avec des travaux d’assainissement de la plaine côtière.

20 La présente étude éclaire donc les mécanismes impliqués dans les mutations des espaces collectifs en Corse. Les relations entre le statut, le mode d’appropriation et les modes de jouissance de la terre sont présentées avec beaucoup de finesse. Chacun pourra avoir une description rigoureuse de la manière dont les droits d’usage ont été redessinés sous la pression d’acteurs qui, parfois appuyés par les autorités supérieures, ont pensé leur intérêt aux dépens des communautés de montagne. En outre, une riche documentation illustre l’impact des mutations démographiques sur la gestion des terres à long terme.

21 Donnant à lire nombre de documents d’archives commentés dans leur contexte local, régional et national, l’ouvrage mérite d’être également salué pour la qualité de son appareil critique. Une cartographie signifiante appuie chaque étape de la démonstration, permettant au lecteur de saisir le processus qui se déploie sur plusieurs siècles. La bibliographie ajoute encore à l’intérêt de cette lecture. Il ne reste qu’à souhaiter que de tels travaux, appuyés sur le local, sans enfermement aucun, se multiplient pour renouveler l’approche d’une île que de très longs conflits ont façonnée.

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Nicolas Poirier, Un espace rural à la loupe. Paysage, peuplement et territoires en Berry, de la préhistoire à nos jours Tours, Presses universitaires François Rabelais (« Perspectives historiques »), 2010, 232 p.

Magali Watteaux

Nicolas Poirier, Un espace rural à la loupe. Paysage, peuplement et territoires en Berry, de la préhistoire à nos jours. Tours, Presses universitaires François Rabelais (« Perspectives historiques »), 2010, 232 p.

1 Ce livre est issu d’une thèse d’archéologie, soutenue en décembre 2007 sous la direction d’Elisabeth Zadora-Rio. L’auteur, archéologue et géomaticien, y expose de manière synthétique les résultats de ses recherches historiques et archéologiques sur l’évolution du peuplement, des pratiques agraires, des territoires et des réseaux viaires et parcellaires sur 3 communes du Cher (Berry) : Charentonnay, Sancergues et Saint- Martin-des-Champs. L’ouvrage constitue donc bien une monographie mais il ne s’enferme pas pour autant dans le genre local, préférant s’interroger sur les processus de longue durée et adoptant in fine une posture comparatiste afin de mettre les résultats en perspective.

2 Nicolas Poirier privilégie un plan très clair et efficace de 7 chapitres, qui composent en réalité 3 grandes parties. Dans un premier temps, il présente le « contexte scientifique de l’étude » (chapitre 1), disciplinaire et local, et les « sources et leur mise en œuvre » au sein d’un Système d’information géographique (chapitre 2). Dans un deuxième temps, il présente ses analyses : sur le peuplement et les ressources en fer, en bois et en eau (chapitre 3) ; sur le réseau viaire et la trame parcellaire (chapitre 4) ; sur les

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territoires paroissiaux, seigneuriaux et agraires (chapitre 5). Enfin, il argumente une « modélisation des dynamiques spatio-temporelles » (chapitre 6) où il tente de comprendre l’évolution de l’occupation du sol, dans la longue durée et sur le temps court ; dans un dernier chapitre (chapitre 7), intitulé « Variations d’échelles », il met en perspective ses données par le biais d’une comparaison avec d’autres microrégions et en les situant dans l’ensemble berrichon.

3 L’ouvrage se clôt sur une conclusion générale qui rappelle toutes les interprétations formulées par l’auteur, offrant un panorama synthétique fort utile à la lecture.

4 Saluons, pour commencer, la très belle mise en page, agréable et esthétique, qui associe avec justesse le texte et les images. On peut cependant regretter que ne soit pas fournie une table des cartes et des figures, alors que l’abondance de cette documentation (41 cartes et 59 figures) constitue un des points forts de la publication. Sur le fond, Nicolas Poirier se place dans la perspective de plusieurs disciplines – l’histoire rurale (p. 11) ; l’archéologie des espaces ruraux (p. 13) ; l’archéologie de l’espace (p. 14) ; l’archéologie du peuplement et l’archéologie du paysage (pp. 21-23) – mais sans expliquer quels sont ses propres fondements épistémologiques ; il ne se rattache à aucun corpus intellectuel de référence. L’historiographie succincte qu’il propose des études dans ce domaine ne concerne pourtant que l’archéologie du peuplement et du paysage et en élimine d’autres, pourtant aussi essentielles. On retrouve là une illustration du phénomène de dispersion et de recoupement des intitulés étudiant la sphère géohistorique ainsi que le refus d’une réflexion théorique, l’un et l’autre très classiques en archéologie.

5 L’auteur entame cependant le premier chapitre sous la forme d’un plaidoyer « pour une archéologie des espaces ruraux » dont l’objectif est de « restituer les étapes et les modalités de construction d’un espace rural par les sociétés de la Protohistoire à l’époque contemporaine » (pp. 13-14) et de « mettre en lumière les pratiques spatiales propres à chacune d’elles » (p. 14). Cette recherche est possible grâce à la documentation archéologique (prospections pédestres qu’il a lui-même organisées), historique (textes médiévaux et modernes ; plan terrier du XVIIIe siècle), à quelques données géochimiques et géophysiques mais aussi grâce au cadastre napoléonien car « l’espace rural sub-contemporain [est] un produit hérité de la succession des activités humaines et fruit de leurs aménagements » (p. 14).

6 Le choix de la fenêtre d’étude est justifié par la volonté de documenter un espace méconnu du point de vue archéologique, situé en marge de 2 grandes cités antiques (des Bituriges et des Éduens) et juxtaposant 3 types de paysages très différents (plateau de la Champagne berrichonne à l’ouest ; Val de Loire à l’est ; derniers vallons du Sancerrois au centre). Si le point de départ est donc cet espace d’environ 50 km2, l’auteur se livre à un véritable plaidoyer pour l’analyse multiscalaire en intégrant son secteur dans une fenêtre plus large lors de l’étude des réseaux routiers, en comparant ses résultats à ceux obtenus ailleurs et, enfin, en promouvant constamment la « diachronie », c’est-à-dire l’étude des phénomènes dans la longue durée (ici, du Ve siècle av. J.-C. à 1829). La combinaison entre le temps long et la micro-échelle lui permet alors de mieux repérer les ruptures et continuités dans l’occupation du sol. Ce qui fait le lien entre ces différentes époques et documentations, c’est le lieu étudié : « L’espace crée alors le lien, les ponts entre les différentes sources en même temps qu’il constitue l’objet d’étude. » (P. 12)

7 Il en ressort une analyse et une modélisation très intéressantes de la dynamique diachronique du peuplement et de l’exploitation agraire des terroirs qui s’inscrit dans

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la lignée des travaux d’archéologie spatiale et qui témoigne d’une utilisation intelligente du SIG, toujours assujetti aux questions du chercheur. Dans un premier temps, à l’aide des données de la prospection, Nicolas Poirier a pu restituer plusieurs épisodes de développement et de recul du tissu de peuplement. Il n’a pas exclu de sa réflexion le mobilier « hors site » dont il fait, au contraire, une matière à part entière renseignant sur l’exploitation agraire des terrains. On aurait cependant aimé qu’il justifie davantage son interprétation du mobilier hors site comme résidu d’anciennes fumures. Dans un second temps, l’étude des sources écrites et des plans lui a permis d’affiner à l’échelle séculaire les résultats issus de l’exploitation des données archéologiques et de proposer une modélisation qui confirme ou nuance le schéma général connu pour le Berry. On s’étonne cependant de ne pas trouver de références à la thèse d’Édith Peytremann sur l’évolution de l’habitat entre le IVe et le XIIe siècle et qu’il ne soit pas non plus fait mention des publications d’Anne Nissen Jaubert sur l’habitat et l’agriculture du haut Moyen Âge. L’analyse du peuplement pour cette longue période s’avère donc singulièrement insuffisante au regard de la riche bibliographie sur le sujet.

8 Si les développements sur l’occupation du sol et les territoires sont solides et témoignent d’une réelle maîtrise des méthodes et de la bibliographie, à nos yeux – plus familiers de morphologie planimétrique – ceux qui portent sur la planimétrie pêchent par leur faiblesse. Il semble que l’auteur ait traité plus rapidement ces questions et cela se ressent. En outre, l’impasse volontaire qui a été faite dans la bibliographie sur les archéogéographes depuis 2000 fait peut-être passer Nicolas Poirier à côté d’éléments qui lui auraient été utiles pour renforcer son travail. Ainsi, l’analyse des réseaux routiers souffre de quelques insuffisances (en particulier la distinction entre itinéraires, tracés et modelés) voire d’erreurs (la hiérarchisation d’Éric Vion pour l’étude régionale est reprise sans prendre en compte les documents adéquats ni l’échelle minimale de la fenêtre d’étude), et l’analyse du parcellaire manque de solidité et d’une vue d’ensemble qui donne du sens. Les grandes formes d’organisation du parcellaire ne sont pas recherchées, ni même les unités intermédiaires. Par ailleurs, Nicolas Poirier dit s’inspirer des préceptes de l’écologie du paysage mais ne cite pas les articles de Caroline Pinoteau et Francesca di Pietro, qui se sont justement intéressées au transfert des outils et des concepts de l’écologie du paysage en archéogéographie.

9 Malgré cela, le véritable problème qui se dégage de l’ensemble est l’absence d’objet historique, au sens large du terme « historique ». En effet, cette recherche, aussi minutieuse et intéressante soit-elle, n’aborde pas de problèmes de fond. Nicolas Poirier écrit en conclusion : « La micro-échelle n’est pas un choix. On ne choisit d’ailleurs que rarement l’échelle à laquelle on travaille. Ce que l’on choisit, c’est l’objet d’étude. » (P. 207) Or, un cadre spatial (3 communes en l’occurrence) ne suffit pas à constituer un objet d’étude ; c’est seulement un cadre de recherche, une échelle de démarrage (tout à fait légitime, évidemment).

10 Ainsi, après avoir lu cet ouvrage, on a envie de saluer l’effort louable consenti pour prendre en charge des aspects très divers de l’étude des espaces grâce à l’élaboration de techniques d’analyse statistique et spatiale performantes (malgré les imperfections inévitables dans tel ou tel domaine), effort qui permet un renouveau des connaissances sur ce secteur méconnu. Toutefois on est déçu de ne pas trouver, sur les objets, de réflexion de fond qui fasse bouger les lignes. Alors que des recherches récentes montrent la crise des objets géohistoriques et la nécessité de les repenser en même

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temps que d’en inventer d’autres, ce travail manifeste au contraire un désintérêt total pour ces questions car aucun objet n’est mis en question, aucun autre n’est défini. L’histoire de l’espace en ressort lisse et, finalement, asociale. C’est là, à notre avis, le principal handicap de cette enquête, sérieuse par ailleurs.

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Florent Quellier et Georges Provost eds., Du ciel à la terre. Clergé et agriculture, XVIe-XIXe siècle Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 365 p.

Yann Raison du Cleuziou

Florent Quellier et Georges Provost eds., Du ciel à la terre. Clergé et agriculture, XVIe-XIXe siècle. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 365 p.

1 Actes d’un colloque international tenu en septembre 2006 à l’Université de Rennes, Du ciel à la terre rassemble, sous la direction de Florent Quellier et Georges Provost, les contributions de 25 historiens sur les relations entre le clergé et l’agriculture à l’époque moderne (XVIe-XIXe siècle). Il serait donc vain d’y chercher des articles traitant du rôle capital de la JAC (Jeunesse agricole catholique) dans la modernisation de l’agriculture durant les Trente Glorieuses. Comment résumer cette somme de contributions érudites ?

2 L’ouvrage propose un parcours en quatre temps. Le premier porte sur le jardin dans l’univers matériel et spirituel des ecclésiastiques de l’Ancien Régime, principalement en Bretagne. Le deuxième prend pour axe un XVIIIe siècle européen « agromaniaque », où le clergé s’investit dans les progrès de l’agriculture. Le troisième temps s’intéresse aux dynamiques relationnelles entre le clergé et la terre, tant en France qu’en Angleterre ou au Liban. Le dernier temps, enfin, analyse les réactions des Églises chrétiennes en France et au Québec au moment où l’agriculture est repensée à travers la question sociale.

3 L’ouvrage débute par la description, que nous fait Clément Gurvil, des jardins des ecclésiastiques parisiens du XVIe siècle, époque où ces derniers ont de grandes compétences en matière d’horticulture et d’arboriculture. Ces religieux, s’ils embauchent des paysans pour les multiples travaux d’entretiens, n’en exercent pas

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moins une pointilleuse surveillance sur ces espaces privilégiés. Comme le note Florent Quellier, le jardin revêt alors de multiples fonctions : symbole de la résidence et de la stabilité d’une vie locale ; lieu de loisir décent ; espace de méditation, retiré du monde mais au cœur des villages. Le jardinage est alors un véritable habitus pour le clergé tridentin, qu’il soit régulier ou séculier. Georges Provost constate que le tracé du jardin, la netteté des bordures, la claire répartition des espaces récréatifs, médicinaux ou productifs, la dissémination opportune des oratoires créent un espace de pieux exercices dont l’ordonnancement soigné renvoie à la régularité, à la dignité et à la sobriété de l’Église voire, comme le précise la règle des ursulines de Vannes, « au soin amoureux dont nostre Seigneur prend de cultiver les âmes ». Reste que la pratique du jardinage demeure relative et qu’elle doit être nuancée, ce qu’Olivier Charles montre très bien pour ce qui concerne les chanoines bretons du XVIIIe siècle. Ces derniers, outre un intérêt variable pour le jardinage, ne se distinguent pas nécessairement du milieu aristocratique urbain auquel ils appartiennent. L’agronomie fait alors partie du bagage de l’homme cultivé, et le jardinage est un loisir distingué, non spécifique des seuls ecclésiastiques.

4 La deuxième partie de l’ouvrage est marquée par un net changement d’échelle et d’attitude. Guy Lemeunier décrit l’entreprise de colonisation agricole du Sud-Est espagnol menée par le cardinal Luis de Belluga y Moncada au XVIIIe siècle. Ces terres lui permettent de doter ses fondations religieuses de revenus stables et d’en soutenir l’essor. L’Église n’est plus alors la bénéficiaire passive du produit des récoltes : elle investit ses revenus dans la production et dans l’aménagement des terres. Danilo Gasparini, Jean-Michel Boelher et Alain Contis relatent également l’engagement des clercs dans les progrès de l’agriculture et dans la formation de la classe paysanne, à Venise, en Alsace ou en Aquitaine. L’investissement est certes philanthropique mais il peut aussi être ambigu quand il est mû par une quête de productivité, sans aucune autre justification que l’« agronomania », comme dans le cas du pasteur Schroeder. Cet investissement peut aussi se solder par un échec, ce que montre Alain Contis au sujet de l’Aquitaine. Toutefois l’agronomie s’affirme comme un élément important de la culture ecclésiastique au XVIIIe siècle. Exhumant des archives les journaux d’exil de prêtres normands réfractaires à la Constitution civile du clergé de 1790, Bernard Bodinier s’en fait le témoin. Ces prêtres ont profité de leur voyage forcé pour comparer les différents modes d’exploitation agricole des pays qu’ils traversaient.

5 Moins centrée sur des personnages et davantage sur des organisations religieuses, la troisième partie de l’ouvrage décrit l’extrême complexité du rapport que les Églises entretiennent avec la terre. Stéphane Gomis, pour les fraternités de prêtres sous l’Ancien Régime, et Frédéric Schwindt, pour les confréries, montrent comment celles-ci interviennent dans l’essor de l’agriculture locale, entre autres par les mécanismes de crédit qu’elles mettent en place. Ces structures en faveur de la paysannerie ont pour contrepartie une intégration plus étroite du clergé dans la vie de la société : il participe aux stratégies patrimoniales des familles, christianisant plus profondément encore la population. L’inverse existe aussi. Fabrice Poncet rappelle que, dans le diocèse de Bayeux, la perception de la dîme de l’herbe par le clergé suscite de fréquents conflits avec les paysans. Ce qui met un frein aux progrès de l’élevage et entraîne une certaine indifférence religieuse.

6 Jean Morin et John Broad consacrent leurs contributions au cas particulier du clergé anglais. Ce dernier, pris dans un processus de gentrification, se démarque

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progressivement de la société rurale et délaisse l’exploitation directe de ses terres pour se contenter d’une rente. La contribution de Mathieu Kalyntschuk porte ensuite sur les anabaptistes mennonites dans le pays de Montbéliard au XIXe siècle. Ces derniers, qui vivent en communauté isolée, développent une maîtrise performante des techniques de l’élevage qui n’est pas sans évoquer l’entrepreneur calviniste décrit par Max Weber. Toutefois la comparaison avec les agriculteurs catholiques relativise cet idéal-type. Cette contribution décrit par ailleurs de façon très intéressante les processus d’assimilation des anabaptistes mennonites à la société locale.

7 La troisième partie s’achève sur le rôle joué par les monastères dans la mise en valeur des terres agricoles de la montagne libanaise, entre le XVIIe et le XIXe siècle, et que rapporte Sabine Mohasseb Saliba. Il apparaît que les monastères bénéficiaient du soutien de personnalités locales, favorables à la prise en charge des terres par des communautés organisées et disciplinées. Les monastères spécialisés dans la culture du mûrier vont, grâce aux débouchés commerciaux importants de la soie, mener une solide politique d’acquisition de terres. Leurs exploitations souffriront de l’ouverture du canal de Suez, en 1869, qui permettra l’importation massive de soies japonaises et chinoises. Aujourd’hui encore, ces monastères sont les principaux exploitants des terres de la montagne libanaise.

8 La dernière partie de l’ouvrage est caractérisée par une grande unité chronologique : le XIXe siècle, intense période de modernisation de l’agriculture sur fond de transformation de la société rurale et d’essor du capitalisme. L’agromanie n’a pas quitté le clergé depuis le XVIIIe siècle, et bien des prêtres sont devenus d’efficaces praticiens, comme le montre Samuel Gicquel en évoquant Honoré Carré qui a mis en culture 200 hectares de landes. En Dordogne, rappelle Corinne Marache, le comice agricole de la Double invitera des trappistes à venir s’implanter pour soutenir l’assainissement et le désenclavement de son territoire. Cette agronomanie ecclésiastique prend des dimensions nouvelles : la modernisation de l’agriculture, écrit Serj Le Maléfan, est promue par des catholiques soucieux de la question sociale, et les clercs sont des relais indispensables pour transmettre leurs idées à la population. Les prêtres doivent devenir des militants actifs au service du bonheur terrestre de leurs ouailles. L’enseignement de l’agriculture et l’organisation des agriculteurs seront deux axes privilégiés de l’action ecclésiastique : Marcel Launay le montre avec les frères de l’Instruction chrétienne, Vincent Petit avec la création des caisses rurales en Franche- Comté. Ce catholicisme social émergent n’est encore que partiellement détaché du politique. Ainsi, rapporte Yann Lagadec, en Haute-Bretagne, la participation ou non du clergé aux comices agricoles dépend de la couleur politique de ceux qui les président. Si l’aristocratie terrienne traditionnelle en est écartée, les prêtres choisissent de dédaigner ces structures. Dans leurs contributions respectives, Normand Perron, Benoît Grenier et Jean Roy observent qu’au Québec l’engagement du clergé répond aux mêmes critères.

9 Les conclusions croisées de Régis Bertrand et Jean-Marc Moriceau soulignent la richesse des communications présentées lors du colloque. Le rôle du clergé dans l’agriculture apparaît plus complexe et nuancé qu’on aurait pu le croire de prime abord. Toutefois, pour apprécier ce rôle avec plus de finesse encore, il est nécessaire de pousser plus avant une comparaison entre le monde agricole et le reste de la société.

10 Dans une perspective de sociologie historique des religions attentive au processus de rationalisation de la religion mené par les clercs, il serait opportun d’étudier l’évolution

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de la relation du clergé rural aux rites et superstitions du monde paysan. Il aurait toutefois été intéressant d’avoir une contribution sur les usages, par le clergé, de cérémonies agrestes, comme les rogations ou certains pèlerinages très liés aux récoltes – le pardon du beurre de Saint-Herbot dans le Finistère par exemple. Peut-être pourrait-on y repérer des stratégies d’encadrement des croyances et de christianisation des pratiques propres au monde rural. Dans la même veine, il aurait été intéressant de comparer la mise en sens des calamités naturelles par le clergé à différentes époques. Les spécificités des curés de campagne, les contraintes et les ressources de leur fonction au sein du monde agricole restent encore en partie à explorer. En définitive, même si Du ciel à la terre enrichit l’étude de la relation du clergé avec le monde agricole, il ne fait qu’ouvrir une voie en ce qui concerne le rapport de la pratique religieuse à l’agriculture. Ce n’est pas un reproche car ce n’est déjà plus le même sujet : c’est un encouragement. On attend une suite...

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Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon Limoges, Lambert-Lucas, 2009, 600 p.

Cécile Leguy

Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon (3e édition, revue et corrigée). Limoges, Lambert-Lucas, 2009, 600 p.

1 Le célèbre livre de Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage, vient d’être réédité par les éditions Lambert-Lucas, spécialisées dans les publications sur les faits de langue et les pratiques langagières. L’ouvrage, épuisé depuis plusieurs années mais toujours régulièrement cité et conseillé aux étudiants, est resté un classique, non seulement en raison du rôle pionnier qu’il a joué lors de sa publication mais en raison aussi de la pertinence de son approche.

2 Depuis sa première édition, chez Gallimard en 1965, le paysage scientifique a beaucoup changé. Au milieu de ces années 1960 fortement marquées par le structuralisme, Ethnologie et langage n’avait véritablement été remarqué que des seuls spécialistes malgré sa publication dans une collection prestigieuse puisque, avec Les mots et les choses de Foucault et les Problèmes de linguistique générale de Benveniste, il inaugurait la Bibliothèque des Sciences humaines. Quand parut la première réédition du livre par l’Institut d’ethnologie, en 1987, l’ethnographie de la communication s’était développée aux États-Unis, et de plus en plus de chercheurs, anthropologues ou linguistes, prônaient l’interdisciplinarité. Sorti dans un contexte beaucoup plus favorable aux études sur la communication, l’ouvrage fut vite épuisé.

3 Outre une nouvelle préface de l’auteure, la troisième édition, qui nous est proposée ici, s’accompagne de la traduction française de la préface écrite par Dell Hymes pour l’édition américaine (1986), de l’appendice présentant quelques contes qui avaient été

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retirés de la deuxième édition française et de la postface rédigée par Geneviève Calame- Griaule elle-même pour la deuxième édition (1987).

4 Comme l’écrivait Dell Hymes dans sa préface à la traduction américaine, il s’agit là d’une ethnographie complète de la parole dans un contexte précis, d’« un modèle d’exhaustivité et d’exactitude » qui a su donner à l’anthropologie linguistique ses lettres de noblesse en France. Peu de travaux révèlent en effet un tel souci du détail et une telle finesse dans la compréhension des différents moments d’interlocution observables dans un contexte donné, même si Geneviève Calame-Griaule a su faire école, notamment en guidant les recherches des étudiants d’origine africaine dont elle a dirigé les thèses. La pertinence de son approche et sa sensibilité aux multiples aspects de la parole ont également séduit nombre de ses collègues qui, à sa suite, se sont réclamés de l’ethnolinguistique. Aujourd’hui, elle poursuit une retraite active, notamment comme directrice de la publication des Cahiers de littérature orale, revue qu’elle a fondée avec quelques spécialistes de l’oralité qui, comme elle, déploraient l’absence de revue scientifique française dans ce domaine.

5 Si les habitants de la falaise de Bandiagara ont bien changé depuis l’époque où ont été menées les enquêtes sur lesquelles repose cette étude de la parole, si certains se sont convertis au christianisme et, plus encore, à l’islam, présent dans la région depuis plusieurs siècles, si certains villages – notamment ceux où l’équipe de Marcel Griaule, puis plus tard sa fille, Geneviève, ont vécu et enquêté – reçoivent régulièrement la visite de touristes, de nombreux éléments abordés dans le livre sont encore suffisamment d’actualité pour nous aider à éviter les moments d’incompréhension inhérents à toute rencontre. Ainsi la parole, telle qu’elle est vécue par les Dogon et, plus largement, dans cette région d’Afrique de l’Ouest, est une force que l’on apprend à maîtriser, en particulier en usant d’images et autres euphémismes. Certains rituels observés dans les années 1960 ont aujourd’hui perdu une part de leur signification – par exemple le percement des oreilles des jeunes filles (exposé page 265 et suivantes), visant à les protéger des mauvaises paroles auxquelles, par leur sensibilité, elles sont plus exposées que ne le sont les garçons – mais les hommes continuent de bavarder sous le togu-na et les griots continuent de jouer leur rôle de médiateur.

6 Cette réédition est un document historique, et les jeunes Dogon eux-mêmes pourront y découvrir des éléments mythiques ou des rites anciens dont ils n’ont peut-être jamais eu connaissance. Mais cet ouvrage reste également une clé qui permet d’entrer dans cette société d’agriculteurs sédentaires que rêvent de découvrir tant d’esprits aventuriers, et ce dans la mesure où la parole demeure, pour les Dogon comme pour d’autres, au fondement de la vie sociale. La mise en garde que Dell Hymes formulait à l’égard des extrapolations involontaires de chercheurs occidentaux peu enclins à se remettre en question est toujours d’actualité et gagnerait à être entendue, en particulier des nombreux acteurs du développement et autres membres d’ONG bien intentionnés qui déplorent si souvent « ne pas être compris » sur le terrain, sans toujours prendre le temps d’en saisir les raisons. Ainsi, pour eux, comme pour les Américains dénoncés par Hymes, « la coopération est considérée comme le fondement intuitivement évident de toute parole, alors que, pour de nombreuses cultures, la première chose évidente à son sujet est son caractère dangereux » (p. XII). Cet aspect de la parole, dont nombre de sociétés rurales tiennent compte – pensons aux travaux de Jeanne Favret-Saada sur les campagnes mayennaises -, l’étude de Geneviève Calame- Griaule nous apprend à le comprendre dans sa globalité, à partir d’un contexte

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exemplaire mais guère éloigné d’autres contextes où l’on sait également combien, dans les relations sociales, compte le souci de la parole.

NOTES

Hangar sous lequel on peut se mettre à l’ombre pour discuter. Voir Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.

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