Les Temps Modernes SOMMAIRE N°697

VENEZUELA 1998-2018 LE PAYS DES FRACTURES

Avant-propos 3

PAULA VÁSQUEZ LEZAMA Introduction 4

PAULA CADENAS Le , ce navire à la dérive... 11

MARGARITA LÓPEZ MAYA L’échec du chavisme 34 EDGARDO GARCÍA LARRALDE, PEDRO NIKKEN, EDGARDO LANDER La crise vénézuélienne : diagnostics et perspectives (entretiens) 62 ALEJANDRO MARTÍNEZ UBIEDA Le Parlement harcelé 91

LUIS GÓMEZ CALCAÑO Exister, est-ce résister ? « Société civile » et protestation 112

HÉCTOR TORRES Les sociétés malades produisent leurs propres anticorps 129

PAULA VÁSQUEZ LEZAMA La faim et le politique. Chavisme et pénurie alimentaire 134

RAFAEL SÁNCHEZ Les yeux de Chávez. Populisme et post-vérité 151

CANTAURA LA CRUZ Morts violentes, incertitudes et pénuries dans les terres d’Aragua 166

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 1 29/01/2018 17:20:39 2 LES TEMPS MODERNES

EMILIANO TERÁN MANTOVANI Une géographie des conflits écologiques 177

JOSÉ MANUEL PUENTE Histoire d’un désastre économique et social 197

FRÉDÉRIQUE LANGUE « Lève-toi, Simón, ce n’est pas l’heure de mourir ». La réinvention du Libérateur et l’histoire officielle au Venezuela 210

ANGELINA JAFFÉ CARBONELL De l’usage politique des commissions de vérité sous le chavisme 231

ANA TERESA TORRES Blessures symboliques : six moments de la Révolution bolivarienne 235

GISELA KOZAK-ROVERO Mémoires d’une universitaire rangée : les fantômes de Castro 243

ANNEXE 253

CHRONIQUES

ARNAUD DESPLECHIN Les Quatre Sœurs de Claude Lanzmann. Lumière, Edison 268

MICHELINE B. SERVIN Quel théâtre et pourquoi ? 275

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 2 29/01/2018 17:20:39 AVANT-PROPOS

Le temps des revues n’est pas celui de l’actualité à chaud, elles ne sont « sur » ce qu’il est convenu d’appeler « l’événement » que rare- ment et par un hasard propice ; leur format, les contraintes de leur fabrication et de leur diffusion les obligent au recul. Quand, au début de l’été 2016, est né le projet du numéro qu’on va lire, le Venezuela n’était pas encore un sujet d’actualité internationale et le manteau de silence qui le recouvrait ajoutait aux souffrances de ce pays fracturé. Une photo saisissante, reçue en juillet 2016, avait soudain pour nous incarné à la fois l’énigme et le scandale : celle du pont qui relie la frontière vénézuélienne — ouverte le temps d’un week-end — à Cúcuta, en Colombie, et par où transitait une marée humaine — 200 000 désespérés, à pied, en quête des denrées ou médicaments cruellement manquants sur leur sol national. À présent que les articles sont rassemblés, le pays, après les mobilisations massives et violentes qui l’ont secoué d’avril à la fin juillet 2017 et ont fait les unes de la presse, connaît à nouveau une éclipse médiatique au moins relative — même si les suppléments économiques des quoti- diens continuent à informer, sans passion, par exemple du défaut de paiement de PDVSA, la ­compagnie pétrolière de l’État, en novembre 2017 et d’une inflation de plus de 1000 % pour cette même année. Nous ­espérons avoir réussi, dans l’intervalle qui sépare ces deux silences, à constituer un dossier permettant d’éclairer et de faire parler la situation vénézuélienne autrement que ne le firent les repor- tages et analyses du printemps et de l’été derniers — autrement et sur un autre tempo, parce que de l’intérieur. Nous avons pu mesurer, au fil de ce travail et des conversations qui l’accompagnèrent — sans parler de la campagne présidentielle, durant laquelle la question vénézuélienne fut brandie comme une arme —, combien ce sujet divise aussi en France. Le lecteur jugera. Qu’il sache que plusieurs des contri­buteurs ici réunis sont des chavistes déçus, parfois même ayant occupé d’importantes fonctions officielles au sein du régime, et qu’ils parlent au nom d’une perspective de gauche. Nous remercions Paula Cadenas et Paula Vásquez Lezama, qui ont coordonné ce numéro, ainsi que Daniel Bourdon dont l’aide fut précieuse.

J.S. 15 décembre 2017

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 3 29/01/2018 17:20:39 Paula Vásquez Lezama

INTRODUCTION

L’effondrement du projet politique du défunt Hugo Chávez est devenu une tragédie sociale, politique, économique et humaine pour le Venezuela. Les changements structurels conduits par la Révolution bolivarienne, inaugurée en 1998, ont fini par donner des résultats désastreux pour la population, en particulier pour les classes moyennes et les moins favorisés. En 2014, les réussites des politiques sociales de Chávez ont commencé à s’estomper. Entre 2004 et 2008, les revenus pétroliers avaient atteint des niveaux très élevés, en raison de la hausse du prix des hydrocarbures sur les marchés mondiaux. Entre 1999 et 2011, les exportations pétrolières ont rapporté 608 milliards de dollars au Trésor vénézuélien. Rien qu’en 2012, grâce au cours du pétrole (103 dollars le baril), le pays a engrangé 92 milliards de dollars. Le prix du baril, entre 1999 et 2011, était passé de 16 à 101,06 dollars et, durant les douze années de la présidence de Chávez, son prix moyen a été de 49,3 dollars. Aucun autre président de l’histoire du Venezuela n’a bénéficié d’un boom d’une telle ampleur. Pourtant, les prix élevés du pétrole ont masqué une situation très grave : le déclin régulier de la production nationale, tant pétrolière que non pétrolière. En effet, d’une part, PDVSA (la compagnie pétrolière natio- nale) est devenu une entreprise déficitaire, incapable d’investir et possède, en 2017, un patrimoine industriel obsolète et dangereux (elle produit 1 million et demi de barils par jour de moins que ­lorsqu’Hugo Chávez est arrivé au pouvoir). PDVSA a été déclaré en cessation de paiements en 2017 ; suite à des conflits qui montrent

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 4 29/01/2018 17:20:39 INTRODUCTION 5 bien les déchirements internes affectant l’élite du gouvernement, Nicolás Maduro a nommé à la tête de l’entreprise, en novembre 2017, un général de la Garde nationale bolivarienne (corps militaire attaché à l’Armée de terre). D’autre part, la production nationale non pétrolière est complètement démantelée et la pénurie de nour- riture, de médicaments et de biens de consommation de base, ravage les secteurs de la population les plus vulnérables. Au cours des cinq dernières années, le Venezuela a connu l’inflation la plus élevée au monde. Et les prévisions ne sont guère plus optimistes. Comprendre comment le pays en est arrivé à cette situation constitue un véritable défi : la catastrophe déborde largement la capacité d’analyse et se prête à des raccourcis, des simplifications et des amalgames. Il faut d’abord préciser que la crise vénézuélienne ne peut pas être attribuée à la chute des prix des hydrocarbures, au contraire de ce qu’on lit souvent dans les analyses rapides des médias ­mainstream. Le Venezuela ne va donc pas améliorer sa situation de manière miraculeuse si le cours du pétrole remonte. La crise s’est amorcée en 2014, lorsque le prix du baril était encore assez élevé, autour de 88 dollars. La politique d’expropriation, la régulation des prix, la mise en place d’un contrôle des changes ont transformé l’État vénézuélien en une sorte de grande entreprise importatrice développant des mécanismes de corruption très sophistiqués qui annihilent la production nationale. À la fin 2016, le salaire minimum réel a été établi comme le plus bas du pays au cours des vingt-cinq dernières années et l’un des moindres d’Amérique latine, et ce sur le territoire ayant les plus grandes réserves de pétrole au monde. Il faut ensuite saisir les manières dont le chavisme a utilisé l’économie de rente pétrolière pour renforcer son projet de pouvoir. À partir de 2006, le projet « bolivarien » s’est fixé comme objectif de réaliser le « socialisme du xxie siècle » à travers un « État ­communal ». Il s’agit d’une radicalisation de la révolution qui, à bien des égards, contredit et même viole les principes de la Constitution, dite Bolivariana, qui fut approuvée en 1999. Il s’agis- sait en principe de l’instauration d’une démocratie participative. Cependant, dans la réalisation pratique de l’État communal, des organisations politiques essentiellement verticales et administrati- vement très opaques ont vu le jour. La loi organisant les « conseils communaux », approuvée en 2009, a jeté les bases de la création

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 5 29/01/2018 17:20:40 6 LES TEMPS MODERNES d’un nouvel État qui s’est avéré être une énorme machine clienté- liste. La démocratie participative, qui avait suscité tant d’espoir chez les intellectuels progressistes du monde entier, est restée de l’ordre du vœu pieux.

Libre de tout contre-pouvoir, les dirigeants du Parti socialiste unifié du Venezuela, le PSUV, ont affirmé arbitrairement leur légi- timité politique et électorale dans les institutions qu’ils contrôlaient entièrement. Des expropriations de terres, de banques, d’entre- prises et d’hôtels, ont souvent été effectuées par le Président Chávez lui-même lors de ses visites dans différentes régions du pays et elles étaient alors diffusées en direct à la radio et à la télévi- sion. Puis, les institutions étaient chargées de trouver des solutions rapides, souvent illégales, avec les propriétaires. Les entreprises et les exploitations agricoles étaient généralement livrées à des per- sonnes et à des groupes sans les compétences ou l’expérience nécessaires pour produire. Beaucoup de ces établissements, pro- ductifs auparavant, sont maintenant abandonnés. La nouvelle bureaucratie mise en place par le « socialisme du xxie siècle » est devenue un bras politique qui étend le contrôle direct du gouvernement et de son parti, le PSUV, non seulement sur l’opposition mais encore sur l’ensemble de la société. La dissi- dence chaviste a été ainsi invisibilisée, asphyxiée. Cette bureau- cratie entretient des liens profonds avec des cadres radicalisés dont sont issus maints cadres gouvernementaux avec leur définition idéologique de la culture nationale, du peuple, du populaire, et les grands dispositifs de propagande nationale et internationale qui accompagnent cette idéologie. La réduction de la pauvreté a toujours été le leitmotiv du cha- visme. Mais la politique de transfert des ressources par des subven- tions directes à la population la plus mal desservie n’a pas renforcé l’économie ni diminué les inégalités sociales à long terme, bien au contraire elle les a profondément creusées. L’apparente diminution de la pauvreté, créée par l’augmentation de la consommation, n’était qu’une illusion qui ne reposait sur rien de durable. Le nou- veau modèle économique non capitaliste a tragiquement échoué. Ainsi les fameuses « Missions », organismes d’aide sociale créés par Chávez, sont aujourd’hui des machines clientélistes qui n’ont plus que peu de ressources à distribuer. La plus emblématique d’entre elles, Barrio Adentro (À l’intérieur des quartiers), où ont

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 6 29/01/2018 17:20:40 INTRODUCTION 7 travaillé les médecins cubains pour fournir un système de santé de soins primaires, est maintenant presque inactive. Les médecins sont partis. Je l’ai constaté sur le terrain en 2015, 2016 et 2017 : les dispensaires de Barrio Adentro sont très souvent fermés, désertés, et les milieux populaires abandonnés à leur sort dans le domaine de la santé publique. C’est dans le contexte déjà dramatique de l’année 2015, qui réclamait des changements immédiats dans la politique écono- mique, que l’opposition vénézuélienne a gagné les élections le 6 décembre, dépassant largement les pronostics, ceux du gouver- nement mais aussi les siens propres. La première initiative des nouveaux élus de l’Assemblée nationale a été d’activer le pro- cessus de Référendum révocatoire prévu dans la Constitution de 1999, qui permet de questionner la légitimité du mandataire prési- dentiel. Cela n’était sans doute pas la meilleure des stratégies étant donné leur position politique avantageuse dans l’hémicycle : la déroute du chavisme face à la coalition de la Mesa de la Unidad Democrática (MUD, littéralement Table de l’unité démocratique) était fracassante. Un tel score n’aurait été possible si une partie de l’électorat traditionnellement chaviste ne s’était retournée contre le PSUV. La corruption extravagante des fonctionnaires chavistes et la cruelle inaction du gouvernement Maduro en matière écono- mique avaient généré une grande colère que reflète le vote. Deux ans plus tard, en 2017, tout a empiré. Bien que l’unité de l’opposition se soit consolidée, l’Assemblée nationale a été déclarée incompétente par deux jugements du Tribunal suprême de justice (TSJ) au début d’avril 2017 et les pleins pouvoirs ont été attribués à l’Exécutif. On découvrira dans les pages qui suivent les stratagèmes qui ont été utilisés pour contourner l’équilibre constitutionnel des pouvoirs. La figure la plus importante de la dissidence du chavisme, Luisa Ortega Díaz, procureure générale de la République boliva- rienne, a protesté et le TSJ est alors revenu sur l’habilitation totale attribuée à Maduro quant au Législatif. L’Assemblée nationale n’a néanmoins jamais récupéré ses pouvoirs. Les multiples façons utili- sées par un pouvoir judiciaire, contrôlé par le gouvernement Maduro qui n’a cessé de mettre des entraves au fonctionnement de l’Assemblée nationale, sont à l’origine de l’impasse de fin 2017. Après des mois de violentes manifestations de rue, le Président Nicolás Maduro a mis en place, le 4 août 2017, par un processus électoral contestable et contesté, une Assemblée constituante qui

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 7 29/01/2018 17:20:40 8 LES TEMPS MODERNES n’a pas, bizarrement, l’intention de rédiger une nouvelle Constitution, comme cela semblerait devoir être sa vocation, mais seulement de gouverner en accaparant tous les pouvoirs. Le but de cette Constituante n’était pas en vérité de refonder la nation ni les institutions, mais de destituer la procureure Luisa Ortega Díaz, devenue gênante pour le gouvernement.

Que reste-t-il aujourd’hui de l’héritage de Chávez ? Sur le plan géopolitique, pas grand-chose de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA). Du point de vue vénézuélien, les échanges ­commerciaux dans ce cadre ont été extrêmement nocifs pour l’éco- nomie nationale. Sur les étals des marchés populaires que je visite depuis 1999, j’ai vu disparaître progressivement les denrées pro- duites au Venezuela. L’économie nationale avait atteint une cer- taine autosuffisance dans la production de produits laitiers, de viande et de volaille. Aujourd’hui, les denrées alimentaires de base sont importées au prix fort. Tous ces produits sont, en outre, achetés avec majoration du coût par l’État vénézuélien qui s’est transformé en grande entreprise­ importatrice ayant le monopole sur le marché alimentaire. À l’heure actuelle, du fait de la faillite de l’État, ces produits mêmes sont très difficiles à trouver, et jamais sans devoir faire la queue pendant quatre heures en moyenne. Il ne reste pas grand-chose du programme ni des alliances géopoli- tiques, notamment avec Cuba, consolidées par les livraisons de pétrole vénézuélien (dons et prix préférentiels). En 2006, le Venezuela expédiait 110 000 barils par jour à Cuba. Il en expédie 50 000 aujourd’hui et le poids de la crise du pays se fait aussi sentir sur l’île alliée. La situation alimentaire et sanitaire est sans doute la plus inquiétante. La ministre en charge de ce domaine, Antonieta Caporale, a été destituée en mai 2017 pour avoir diffusé un rapport qui démontrait l’augmentation importante de la mortalité mater- nelle et infantile. De fait, au Venezuela, les chercheurs n’ont plus accès aux bulletins épidémiologiques, encore disponibles en 2014. Les chiffres en rapport avec ce sujet, comme par exemple celui des maladies à déclaration obligatoire, sont devenus des secrets d’État. Restent les communiqués officiels, non détaillés et non vérifiables par les épidémiologistes. Et il est même interdit aux médecins de déclarer certaines maladies diagnostiquées. C’est le cas pour la dengue, le zika et le chikungunya. Le gouvernement vénézuélien

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 8 29/01/2018 17:20:40 INTRODUCTION 9 ne se contente donc pas de cacher les données, il va jusqu’à nier la réalité des épidémies. Mais il existe des organismes qui, dans la mesure du possible, travaillent de façon indépendante. L’Institut de médecine tropicale de l’Université centrale du Venezuela a établi, par exemple, qu’en 1999, dans les débuts de la révolution, il y avait 22 000 cas de paludisme par an. En 2016, il y en a eu 350 000. Autre exemple : la diphtérie a refait son apparition après vingt-cinq ans sans cas enregistré, c’est ce qu’a révélé un réseau de médecins travaillant dans l’État Bolívar, au sud du Venezuela. Cela signifie que l’État vénézuélien n’a pas assuré le plan national de vaccination dit « pentavalent » des enfants (contre la diphtérie, la coqueluche, le tétanos, l’hépatite B et l’haemophilus influenzae de type B). Ce genre de situation épidémique en dit long sur les profonds dysfonctionnements des institutions vénézuéliennes. En ce qui concerne les maladies chroniques comme l’hypertension, le diabète, l’hémophilie, les problèmes rénaux, l’épilepsie, etc., la situation est catastrophique : les malades sont très souvent condamnés à cause de l’absence de médicaments sur le marché. Ne parlons pas des traitements antirétroviraux pour les malades du sida. Ces médicaments sont officiellement non disponibles depuis le mois de juin 2017. Ces malades vénézuéliens sont tout simple- ment condamnés à mourir. On comprend dès lors l’exacerbation du mécontentement des Vénézuéliens, qui les a fait descendre dans les rues depuis la fin du mois de mars 2017. Pour imaginer que des manifestations de cette ampleur puissent être le produit des sombres menées d’une droite radicalisée — elle existe certes, mais est bien incapable de provo- quer de tels phénomènes de masse — et de manipulations étran- gères, comme on l’entend parfois, il faut sous-estimer les énormes difficultés auxquelles est soumise la population vénézuélienne, voire les mépriser. La « guerre économique » et, depuis 2017, les « sanctions éco- nomiques » sont des arguments souvent invoqués par les gouver- nements de Chávez d’abord, de Maduro ensuite, pour se disculper de la débâcle de la nation. Mais en vérité la crise d’aujourd’hui trouve ses raisons dans des politiques économiques mises en place bien avant les sanctions américaines à l’égard des fonctionnaires du gouvernement de Maduro. Faire porter à celles-ci le poids de la situation actuelle, c’est oublier les endettements faramineux contractés en toute irresponsabilité entre 2007 et 2012, qui pèsent à

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 9 29/01/2018 17:20:40 10 LES TEMPS MODERNES présent lourdement sur toute la population. La compagnie natio- nale de pétrole et le gouvernement fournissaient des dollars bon marché que les investisseurs vénézuéliens achetaient en bolivars. C’était décourager l’investissement, inviter à la spéculation et à la création d’entreprises fantômes, notamment d’entreprises importa- trices. La « guerre économique » est l’alibi de l’imposture que constitue l’endettement spéculateur et consumériste conçu par le ministère des Finances et qui a servi à enrichir une nouvelle oli- garchie. En 2017, aucun scénario optimiste n’est en vue ; l’amélioration des conditions de vie de la population tardera de longues années, si tant est qu’elle se produise. Après dix-huit ans de Révolution bolivarienne et en ayant englouti plus de 900 milliards de dollars de revenus d’exportations pétrolières, la nation vénézuélienne est ruinée. Pour les plus confiants, les décennies qui viennent seront marquées par la reconstruction de l’économie et des systèmes de justice — au pluriel — qui viseront à retrouver le sens d’une socia- lisation commune, civique et fraternelle. Du moins espérons-nous que les voix vénézuéliennes ici rassemblées aideront le lecteur à dresser la carte de ce noir panorama : introduire ne fût-ce qu’un peu d’intelligibilité dans ce chaos, c’est un premier pas pour sortir de la désespérance.

Paula Vásquez Lezama

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 10 29/01/2018 17:20:40 Paula Cadenas

LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE...

Où est Caracas ?, vous demanderez-vous. Caracas n’existe plus ; mais ses cendres, ses monu- ments, la terre qui l’a portée, sont toujours res- plendissants de liberté ; et ils sont recouverts par la gloire du martyre. Cette consolation compense­ toutes les pertes, c’est la mienne en tout cas, et j’espère que c’est la vôtre aussi. Simón Bolívar 1

... Toujours sur le point d’appareiller vers de nouvelles desti- nées, vers la liberté et la gloire, ces terres promises, l’histoire de ce pays ressemble à celle d’un navire sans capitaine qui lève l’ancre, part, fait un tour et revient s’échouer. Et, à la barre, le Vénézuélien décrit par José Martí — tête de géant, cœur de héros dans un corps de fourmi folle. Volontés passionnées et démesurées qui ne nous ont autorisé ni pause ni réflexion. Mon exil a commencé par être volontaire, je ne sais pas quand il est devenu forcé, mais oui, je peux re-tricoter aujourd’hui tous les moments exacts où l’envie de quitter mon pays s’est faite de plus en plus criante. Les années ayant passé, l’idée du voyage de retour s’est déformée, glissant du désir à l’angoisse. L’exil permet de changer d’angle de vue, mais notre histoire est là, nous ne pou- vons pas la fuir. J’ai consacré ces trois dernières années à essayer de la comprendre. La littérature et l’histoire m’ont donné des clés

1. Lettre à son oncle Esteban Palacios, Cuzco, 10 juillet 1825.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 11 29/01/2018 17:20:40 12 LES TEMPS MODERNES pour lire le passé et essayer de m’y lire moi-même tout en m’en distanciant. L’exercice est risqué, bien sûr, mais il obéit à la dou- loureuse nécessité de comprendre et peut-être d’aider, comme le font tant de mes compatriotes aujourd’hui, à rendre à nos histoires un fil conducteur. Il est dur d’accepter l’idée que l’on vient d’un pays qui a échoué. Impossible de ne pas se sentir coupable d’avoir quitté le bateau avant le naufrage. Chaque matin, ou bien à la tombée de la nuit, dans mon « ici », les voix et les gestes de ceux qui se battent « là-bas » résonnent et cherchent à ancrer leur récit sur la terre ferme. Personne ne vient à leur secours. Rétrospectivement, il nous semble que nous aurions pu, que nous aurions dû saisir, déchiffrer les signes de ce qui s’ébauchait. Mais avions-nous suffisamment d’éléments pour comprendre ce qui se tramait ? À présent que nous en avons trop entre les mains, il nous est encore difficile d’attraper tous ces fils et de tisser un récit qui nous amènerait jusqu’à ce xxie siècle. Ce récit que je tente de construire est issu de ma vision d’un personnage. Un personnage, Hugo Chávez, qui a voulu s’imposer dans l’histoire de la nation, en faisant de nous tous ensemble et de chacun de nous, jeunes apolitiques, femmes, hommes et même enfants, survivants oubliés d’autres dictatures, les pions de son intrigue. Aucun de nous n’a échappé à cette sensation que l’his- toire de la nation et l’histoire personnelle n’en faisaient plus qu’une. Et, comme dans une pièce de théâtre bien montée, nous avons tous tenu sans le savoir un ou deux rôles. Souvent, au fil des chapitres, nous découvrions que nous avions obéi aux plans de cet étrange démiurge, alors même que nous croyions nous battre pour notre propre destin, individuel et collectif ; et même ceux qui croyaient rester en marge ont joué un rôle à leur insu. Une fois de plus, paradoxalement — mais comme dans toutes les révolu- tions —, la promesse d’une libération, d’un avenir meilleur et d’un futur glorieux, a fini par nous enfermer. Pour nous aider à com- prendre comment nous avons été pris dans cette représentation théâtrale en laquelle s’est changée la Révolution bolivarienne, je propose ici une relecture, en quelques séquences, du parcours ful- gurant de son leader.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 12 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 13

LA SCÈNE

Cela fait longtemps qu’au Venezuela on ne sait plus ce que c’est que sortir le soir. La vie se déroule portes closes. Avant mon départ, en 2010, le Venezuela faisait déjà partie des pays les plus dangereux de la planète, l’escalade de la violence l’a rapidement mené au sommet de cette lamentable liste. C’est une des premières raisons qui m’ont amenée à rêver de tout laisser. Chaque membre de ma famille, chacun de mes amis, a une histoire à raconter, courte ou longue, dramatique ou tragique. Nous avons tous subi de près ou de loin plus d’un épisode de violence, il y en a même qui vont jusqu’à nous faire rire ; les Vénézuéliens montrent souvent qu’ils rient aussi facilement qu’ils pleurent. Ainsi vont les vols, les kid- nappings et les assassinats, alimentant la mémoire de chaque foyer depuis plus de vingt ans. Et nous nous accordons tous pour dire que les choses vont de mal en pis. L’idée de pouvoir à nouveau marcher librement, en sécurité, la nuit comme le jour, était un besoin essentiel. À cela s’est ajouté un climat de radicalisation. Je fais référence à cette division, à cette fissure qui s’est démesurément agrandie entre les membres d’une même famille, entre collègues, entre amis. C’est par cette fissure que le bateau a commencé à prendre l’eau. Il est certain que de notre démocratie nous doutions depuis longtemps, mais l’effondre- ment souterrain des institutions progressait en silence. Le pays avançait vers la fin du siècle avec inertie, à peine encadré par un régime démocratique fragilisé par des promesses non tenues, les injustices et la corruption. La misère et les énormes inégalités ont été un terrain fertile au développement d’un discours qui finira par fracturer la société. Deux dates de la fin du xxe siècle vénézuélien nous le confir- ment : le 27 février 1989 et le 4 février 1992. La première est celle d’une explosion sociale dans les banlieues de Caracas que l’on a appelée le « Caracazo », la seconde se rapporte au coup d’État contre le Président Carlos Andrés Pérez. Ces deux événements d’une grande violence ont marqué l’imaginaire du pays et sont restés gravés dans ma mémoire d’adolescente. Aujourd’hui encore je me souviens avec netteté de l’atmosphère de ces ­journées-là. Plus tard, le récit de la Révolution bolivarienne associera étroite- ment ces deux événements. Le défunt auteur de ce récit national, et

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 13 29/01/2018 17:20:40 14 LES TEMPS MODERNES en même temps son principal protagoniste, le lieutenant-colonel­ Hugo Chávez Frías, s’est approprié le Caracazo en en faisant l’un des chapitres de sa biographie et de sa révolution. Il le revendiquera dix ans plus tard, en 1999, dans son premier discours de Président et ne cessera ensuite d’y faire référence. L’envahissante présence médiatique du personnage construira ce récit personnel, sa version de la nation du xxie siècle. Par tous les moyens, il construira et imposera le nouveau discours fondateur, lui, Chávez, le créateur de la Ve République ou de la République bolivarienne du Venezuela. Comment l’histoire d’un homme a-t-elle pu se substituer à celle de la nation ? Comment se fait-il qu’une partie de notre histoire ait pu être mise de côté ? Comment se fait-il que, lorsque je raconte mon histoire qui est aussi celle de beaucoup d’autres, cette histoire n’est ni audible, ni crue ? Pourquoi et comment les fragments de mémoire de ceux qui ne participaient pas au projet bolivarien se sont-ils retrouvés dévalorisés, invalidés, annulés ?

LE RÉVEIL

Née pendant le déclin du Grand Venezuela, je suis la fille de quarante années de démocratie. Mon enfance s’est passée sur un fond d’interminables conversations où étaient déplorées la corrup- tion des politiciens et les douloureuses manifestations de la misère. Cependant, ce ne sont ni le sentiment d’impuissance, ni les inces- santes plaintes de nos aînés qui nous ont réveillés. Pas plus que le chômage, les inégalités ou bien les injustices. Malheureusement, il en faut parfois beaucoup plus pour allumer l’étincelle politique chez un jeune. Mais maintenant que le pays ne ressemble même plus à un navire à la dérive mais plutôt à une immense fracture, maintenant donc que le spectacle de la révolution, semble-t-il, touche à sa fin et que l’on regarde en arrière, il nous faut reconnaître que c’est au début de l’année 1992 que la politique a ­commencé à nous inté- resser et que nous nous sommes réveillés. Les jeunes de ma généra- tion et ceux de la suivante doivent l’admettre. Ce 4 février, je m’en souviens, je m’étais levée tôt pour aller à l’Alliance française. Ce matin-là, le bus n’est pas arrivé. Il a fallu toute ma juvénile insouciance pour ne pas percevoir tout de suite le silence funèbre régnant aux alentours. Je n’avais jamais aupara- vant ressenti une telle atmosphère. La vie s’était arrêtée. Je suis

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 14 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 15 rentrée chez moi, j’ai trouvé mon père sur le canapé devant la télé- vision. « Je ne me suis pas rendu compte que tu étais sortie, tu n’aurais pas dû sortir, il y a eu un coup d’État. C’est dangereux », m’a-t-il dit. C’est à cet instant précis, je le sais à présent, qu’a commencé à pénétrer dans mon univers, malgré moi, une série de mots et une gestuelle d’une autre époque. Les yeux écarquillés et le visage décomposé de mon père furent les premiers avertisse- ments, ceux que l’instinct et la mémoire enregistrent sans que nous en ayons conscience. Lui, tout comme ses amis, était né dans les années 1930, sous la dictature de Juan Vicente Gómez, et plus tard jeune communiste, il avait lutté contre la dictature du général Marcos Pérez Jiménez dans les années 1950. C’est ainsi qu’il avait connu la prison, l’exil, mais surtout les caudillos et les gouverne- ments militaires.

UN ENVOYÉ, UN MESSAGE, UN OBJECTIF

Ce matin-là donc, le chef des parachutistes, le lieutenant-­ colonel Hugo Chávez, quitte l’intérieur du pays et se dirige vers la capitale. Il commande un groupe de militaires qui ne connaissent pas ses plans 2. Il arrive au musée d’Histoire militaire de la Planicie, au centre de Caracas, et là, il annonce qu’il prend la tête d’un sou- lèvement. D’autres chefs militaires investissent des lieux straté- giques dans plusieurs villes — Maracay, Valencia, Maracaibo. Un char essaie de pénétrer dans le Palais de la présidence. À l’autre bout de la capitale, des soldats encerclent la résidence du Président Carlos Andrés Pérez qui a pu s’échapper de justesse. Un autre chef rebelle, Francisco Árias Cárdenas, lui, a réussi à prendre le contrôle du principal État pétrolier du Venezuela, le Zulia. Et pourtant, malgré ce succès, le principal leader du soulèvement, Hugo Chávez, s’est finalement rendu. Cette série d’épisodes violents

2. À cela s’ajoute que le bilan « à la mi-journée de cette rébellion est de vingt morts, dont quatorze militaires, et des dizaines de blessés. Le fait que la majorité des soldats, qui ont participé à ce coup d’État, a été mani- pulée et amenée à combattre sur un mensonge subsiste comme une ombre au tableau ». Cristina Marcano et Alberto Barrera Tyszka, Hugo Chávez sin uniforme. Una historia personal, Editorial Debate (coll. Actualidad), Caracas, 2005, p. 127.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 15 29/01/2018 17:20:40 16 LES TEMPS MODERNES sera plus tard, dans la nouvelle version de l’histoire, désignée comme « l’audacieuse rébellion civico-militaire ». Au matin de ce 4 février, tous les Vénézuéliens voient pour la première fois à la télévision le visage de ce soulèvement. L’homme, en uniforme vert, coiffé d’un béret rouge, est jeune, mince, de type criollo, plutôt modeste et affligé d’un tic nerveux. Serein et bien campé, il nous adresse un court message :

Avant tout, je veux dire bonjour au peuple du Venezuela, ce message bolivarien est destiné aux courageux soldats [...]. Compagnons, malheureusement, pour l’instant (por ahora), les objectifs que nous nous sommes fixés n’ont pas été atteints dans la capitale. Cela veut dire que nous, ici à Caracas, nous n’avons pas réussi à prendre le pouvoir. Vous avez tous très bien fait ce qu’il fallait jusqu’ici, mais c’est maintenant le moment de réflé- chir, d’autres occasions se présenteront et le pays doit définitive- ment se diriger vers un avenir meilleur. Alors écoutez-moi. Écoutez donc le commandant Chávez qui vous adresse ce ­message pour que vous réfléchissiez et que vous déposiez les armes [...]. Moi, devant le pays et devant vous, j’assume la responsabilité de ce mouvement militaire bolivarien. Je vous remercie beaucoup 3. Écoutez-moi, des temps meilleurs viendront.

L’apparition du personnage sur les écrans vénézuéliens a un impact énorme. Il n’est pas un foyer où l’on ne parle pas de cette « apparition ». Les médias n’ont pas tardé à mesurer l’audimat. L’image est diffusée tout au long des jours qui suivent, la scène, irrésistible, s’inscrit dans l’imaginaire de tous et de chacun. Le caractère médiatique du personnage et la forme de son message sont tous deux saisissants. Après des nuits de veille, après l’échec d’une révolte armée qui a fait des victimes, l’homme au béret rouge a pris le temps de soigner son apparence vestimentaire et son discours — bizarrement, on le lui a permis. Face aux caméras, il dit « bonjour » au pays, comme s’il s’agissait d’une émission mati- nale, et il termine par un « je vous remercie beaucoup ». Il assume toute la responsabilité et appelle à la réflexion, chose rarissime dans la culture vénézuélienne, un pays encroûté dans la corruption, la pègre et l’impunité. Son message évoque le futur et comporte le mot destin, il parle donc au nom du pays. Il recourt à l’invocation,

3. Ibid., pp. 125 et 126.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 16 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 17 à la répétition, utilise l’impératif :« Alors écoutez-moi. Écoutez donc le commandant Chávez. » Il parle de lui-même à la troisième personne. Ce sont des phrases simples énoncées par un je qui se dépersonnalise et qui se change en un « sujet/pays », devenant lui-même l’un des récepteurs du message — 175 mots, moins de deux minutes qui vont changer le cap de la nation. L’envoyé s’adresse à un peuple qui voulait être entendu. Ensuite il prononce la prédiction : « des temps meilleurs viendront ». C’est l’espoir apporté par un jeune militaire d’origine modeste, la promesse d’un changement majeur. Pourtant, le jeune militaire le dit haut et fort : le véritable objectif de ce coup d’État, c’est de prendre le pouvoir. Mais pour cela, il faudra encore attendre un peu.

LA BOÎTE DE PANDORE OU LE DÉMON DU MILITARISME BOLIVARIEN

Le vice-amiral, chargé d’escorter le putschiste dans les heures qui ont suivi sa reddition, racontera plus tard qu*e, pendant qu’il l’observait calmer sa mère au téléphone, il se demandait comment une telle rébellion était encore « possible en plein xxe siècle. Cela ne collait pas avec le contexte 4 ». Sa surprise est révélatrice, car elle montre les contradictions au sein même des Forces armées vénézuéliennes ; des mentalités propres à différentes époques peuvent s’y côtoyer. L’armée était devenue une institution moderne, une armée du xxie siècle qui fonctionnait parallèlement à la société civile, qui possédait son organisation propre et beaucoup de pouvoir. L’idée de nation, de cette nation qu’elle avait mission de défendre, n’avait pas dans son imaginaire une configuration unique, ce que nous ignorions. On découvrit alors que dans cette corporation, au fonctionnement obscur pour les civils, existaient des conflits entre différents idéaux, les uns conservateurs, les autres néo-libéraux, mais encore des idéaux de gauche, à quoi s’ajoutait l’héritage du caudillisme du xixe siècle. Je pense aujourd’hui à ses pires incarnations, complexes et variées, dans l’histoire latino-américaine. Je pense au personnage du caudillo, machiste, autoritaire, sans scrupules et n’ayant que mépris pour les

4. Citation de Cristina Marcano et Alberto Barrera Tyszka, op.cit., p. 123.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 17 29/01/2018 17:20:40 18 LES TEMPS MODERNES formes démocratiques, personnage que la littérature latino-américaine­ a immortalisé à de nombreuses reprises. Le témoignage du vice- amiral illustre bien la chose : ce sont, dans une même corporation, deux générations qui ne partagent pas les mêmes idéaux. Il en ira de même dans les différents secteurs de la société. À l’aube du xxie siècle, sous le regard sceptique de nombre de leurs collègues,­ des militaires allaient construire un discours autour de la révolu- tion armée, dont les racines remontaient aux régimes autoritaires de la fin du xixe. Un jour, le journaliste Tulio Hernández m’a rapporté la conver- sation, ponctuée de silences, qu’il avait eue alors avec ­l’ex-Président Ramón José Velásquez 5 :

Regardez [...] Les démons se sont réveillés. Ils sont sortis dans les rues. Nous, nous avions réussi à les remettre sous clé, nous étions jeunes, nous avions moins de quarante ans alors, mais comment allez-vous réussir à faire, vous, aujourd’hui ?

Ramón José Velásquez faisait référence à la période de stabili- sation démocratique qui avait succédé à la dictature de Marcos Pérez Jiménez. Les démons étaient retournés dans leurs casernes. Et les Forces armées avaient été progressivement réinsérées dans un cadre institutionnel. À partir du 4 février 1992, l’atmosphère est devenue caracté- ristique d’un autre ordre, menaçant la fragile base démocratique. Les alertes lancées par les générations qui avaient lutté contre les régimes militaires n’avaient alors pas été entendues, sauf de quelques-uns. Mais les rumeurs, les fausses nouvelles, les ­complots ont contribué à allumer la mèche dans notre esprit où sommeillait une part embrigadée, militariste. Durant les jours et les mois qui ont suivi, et durant les années suivantes, nous allions tous entrer dans la logique de ce nouveau discours. Mais ce jour de février, tels des téléspectateurs fatigués, nous avons semblé réclamer à grands cris un rôle dans l’histoire. Somnolents et bien installés dans nos fauteuils, nous demandions de l’action. Tous,

5. Ramón J. Velásquez a été le successeur de Carlos Andrés Pérez — qui fut jugé et destitué pour une affaire de corruption — pendant sa brève période de présidence, laquelle a été postérieure à la série d’événe- ments qui se sont enchaînés à partir de 1992.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 18 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 19 nous attisions la flamme du changement, mais à la manière des spectateurs d’un film d’action, non comme des acteurs du tissu démocratique. Attendions-nous secrètement l’arrivée d’un sauveur qui viendrait secourir le pays à la dérive ? Nous ne savions pas alors à quel point il serait difficile de changer le scénario auquel nous étions tous en train de nous condamner ou auquel nous étions déjà tous condamnés depuis longtemps, nous, les enfants de Simón Bolívar.

LE CREDO

Le récit de l’histoire du Venezuela, on le sait, ne peut pas se comprendre sans la figure de Simón Bolívar, surtout dans la ver- sion, apprise à l’école, du glorieux chef militaire, le Libertador, le Père de la patrie. Il ne fut pas seulement l’un des principaux protagonistes de l’histoire des siècles derniers, mais aussi celui de l’histoire récente. L’utilisation politique de Simón Bolívar par les ­pouvoirs en place a été une pratique récurrente tout au long du xxe siècle. Sa figure fonctionne comme le portrait d’un père défunt, celui que l’on invoque à l’heure des repas pour mettre les enfants au pas. Son absence et sa présence sont gérées en fonc- tion des nécessités du moment. Pourtant, l’œuvre immense de ce génie romantique très complexe n’a jamais été vraiment bien ­étudiée. L’habitude a été plutôt d’utiliser, dans les médias et dans les manuels scolaires, des phrases décontextualisées. La réflexion critique a été exclue au profit de lectures univoques qui se sont faites en fonction des idéologies nationales au pouvoir, la règle étant alors de censurer, d’admirer et de se faire obéir sans ­discussion. Je me souviens aujourd’hui comment j’ai été exclue du lycée à seize ans parce que j’avais bavardé pendant que l’on chantait l’hymne national. Le Gloire au peuple brave qui a vaincu le joug s’était depuis longtemps imposé comme un credo, une forme de coercition qui formait un tout avec le cérémonial du « Notre Père ». Cette anecdote illustre à quel point les écoles et les casernes — cela sera confirmé plus tard — étaient déjà largement endoctrinées. Nombreux étaient alors les professeurs et les soldats qui se com- portaient en adorateurs vigilants du credo de la patrie. Et c’est pré- cisément durant mes années de collège qu’un soldat de l’Académie

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 19 29/01/2018 17:20:40 20 LES TEMPS MODERNES militaire, Hugo Chávez, s’est dit appelé à servir le dessein de Simón Bolívar. Est arrivé cet homme animé d’une grande énergie, de la volonté d’entrer dans l’histoire, et se prenant pour le fils désigné du Libertador. La Révolution bolivarienne, certes, viendra plus tard et on apprendra alors que l’histoire de ce personnage s’était tramée bien avant le coup d’État militaire du 4 février 1992. Néanmoins, c’est ce jour-là que son visage, ses gestes et sa façon de parler allaient se graver dans l’imaginaire vénézuélien. Moment de rup- ture, opportunité et espoir pour beaucoup, mais aussi continuité du traditionnel culte rendu aux héros militaires.

L’ÉLU

Quelques semaines après ce soulèvement raté, c’est le carnaval et le défilé des enfants. Certains déguisés en héros de télévision ou en héros plus classiques, d’autres en militaires au béret rouge. Séduits par le caractère du personnage, des intellectuels, des jour- nalistes, des professeurs et des étudiants rendent visite au putschiste incarcéré. On fait la queue à la prison de Yare pour lui parler, le voir, l’entendre. Pendant toute la durée de son emprisonnement, le jeune militaire aura le temps de modeler sa stratégie, de travailler ses attitudes et de se laisser conseiller. Nombreux sont ceux qui interviendront dans cette construction narrative 6. Il est libéré en mars 1994. Aussitôt, le por ahora du modeste soldat se transforme en slogan de campagne. Ses amis le convainquent de ranger l’uniforme, au moins pour un temps. Le jeune militaire se construit l’image d’un affable civil marié à une jeune journaliste de la classe moyenne. Face aux questions insis- tantes de la presse, il élude les questions sur ses tendances idéolo- giques. Il parle de changement, de réforme urgente de la démo- cratie. Il veille à ne pas mentionner ses liens avec la gauche radicale et les groupes rebelles latino-américains. Son projet est fondé sur la pensée de Bolívar, c’est là-dessus qu’il insistera pendant sa cam- pagne. Pour un pays habitué à écouter chaque jour l’hymne national et à voir la statue du Libertador sur toutes les places

6. Voir le livre de la journaliste Angela Zago, La Rebelión de los angeles, Caracas, Editorial Fuentes, 1992.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 20 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 21 publiques, qu’un programme de gouvernement du xxie siècle se réclame de la doctrine de Bolívar n’a rien d’anormal. Chávez rem- porte les élections présidentielles avec une large majorité.

L’INTRONISATION : DEUX JOURS ET TROIS MISES EN SCÈNE

Le 2 février 1999, les écrans sont accaparés par le nouveau Président. Je me souviens parfaitement de ce jour-là. Le son de la télé- vision montait en écho du premier au sixième étage de l’immeuble. De la fenêtre de ma chambre, je pouvais observer la boîte lumineuse qui se multipliait à l’infini, en enfilade, d’un bâtiment à l’autre. Dans les restaurants et les boulangeries aussi les téléviseurs devaient être allumés. Pour la première fois, une cérémonie politique réussissait à faire un audimat aussi élevé qu’un match de foot international,­ et beaucoup plus qu’un programme de « Sábado Sensacional 7 ». L’agenda est chargé : un discours d’investiture de deux heures, une visite au Panthéon pour y rendre un hommage à Simón Bolívar, un discours face au peuple sur la Grande Avenue. En moins de qua- rante-huit heures, ce personnage va faire trois discours importants, similaires en apparence, mais n’ayant ni les mêmes destinataires, ni le même décor, ni le même message… De ces trois moments je vais tenter d’extraire quelques clés de lecture de ce qui adviendra ensuite. Si l’on reconstitue les faits et les paroles, on découvre les éléments qui permettent de mieux comprendre­ le personnage, les discours, les cos- tumes et les décors. Ce sont ceux d’une mise en scène qui se répétera. Le premier discours est le discours d’investiture devant le Congrès de la République, où Hugo Chávez s’adressera durant

7. Ce programme de variétés a duré plusieurs dizaines d’années sur la chaîne Venevisión qui appartenait à Cisneros, l’un des magnats véné- zuéliens. Celui-ci a dénoncé, notamment à partir de 2002, les mesures prises par le Président Chávez. D’un côté, la majorité en place insinuait que les chaînes de télévision s’étaient octroyées des attributions poli- tiques. De l’autre, ce qui le moment venu allait former un bloc d’opposi- tion insinuait que face à la radicalisation du discours du chef d’État, à la fermeture des espaces d’expression, à la censure croissante, il n’y avait pas d’autre alternative que de défendre les médias qui jouaient un rôle de plus en plus politique.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 21 29/01/2018 17:20:40 22 LES TEMPS MODERNES deux heures aux leaders internationaux et politiques qui l’ont sou- tenu, ainsi qu’à ceux qui ont été ses adversaires. Le second, pro- noncé dans la rue, s’adressera au peuple, ce seront trente minutes exubérantes devant une foule exaltée. Le troisième, plus précau- tionneux, est destiné au corps militaire.

Pour la cérémonie d’investiture, l’ex-putschiste est en civil ; il a à ses côtés le Président Caldera, l’auteur de sa libération, et un nombre impressionnant de prestigieux invités internationaux, parmi lesquels on trouve, quasiment côte à côte, Fidel Castro et le prince des Asturies, l’héritier du trône d’Espagne. Au premier rang, on aperçoit les premières cibles de ses futures attaques : « les dirigeants corrompus ». Le très jeune président du Congrès, le député Henrique Capriles Radonski, l’un de ceux qu’il attaquera le plus lorsqu’ils seront devenus adversaires politiques, se tient près de lui. Le discours est long. Les formes sont relativement respec- tées. Le Président déroule son fil jusqu’à la conclusion. Mais au moment de la prestation de serment, au lieu de répéter la formule traditionnelle, il dit : « Je le jure sur cette Constitution mori- bonde. » Cette phrase restera dans l’histoire républicaine du pays, tout comme son por ahora. En outre, Chávez évoquera la mort tout au long de ces deux heures. « Le pays se trouve en état de putréfac- tion, c’est un trou qui comporte 80 % de miséreux. » Peu importe que les chiffres ne soient pas exacts (à cette époque-là, en effet, le taux de pauvreté était de l’ordre de 40 % 8). Il dira bien entendu à son public qu’il a là, sous la main, un dossier qui comporte quan- tité de données et de chiffres, mais il ajoute que ce qui l’intéresse, lui, c’est d’aller dans la rue voir la réalité. C’est un autre trait du personnage qui apparaît : le dédain de l’information véridique. Pas besoin de données, de chiffres, ni de raisonnement logique. Son domaine, c’est le récit. Un récit qu’il va faire et défaire selon son bon plaisir et toujours en direct. Dans ce discours-là, au fil des jours, des mois et des années, il alternera les idées, les bons mots, les blagues, les feintes, les anecdotes, les poèmes ou les chansons. Comme une sorte d’autobiographie, en direct au micro. Dans son allocution très inspirée, on trouve en revanche de nombreuses références à la littérature et à l’histoire. Nous sommes

8. Voir, pour plus de détails, dans ce numéro le texte de Margarita López Maya.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 22 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 23 comme dans un roman de Gabriel García Márquez, dit-il. Il prie le Libertador avec Pablo Neruda : « Père, toi qui te réveilles tous les cent ans lorsqu’un peuple se réveille », fait des mots de José Martí une prédiction : « Ce que Bolívar n’a pu faire, cela reste à faire. » Il cite Miguel Ángel Asturias : « Libertador, les hommes comme toi ne meurent pas, ils ferment les yeux et veillent. » Les héros de l’Indépendance, Miranda, Bolívar, sont invoqués aussi à chaque instant durant ces deux heures. Le nouveau Président efface toute distance entre la réalité et la représentation. Vérité et réalité, sou- mises au discours de la nouvelle autorité, sont peu à peu sacri- fiées. Et c’est, déjà, une stratégie hautement efficace que de se jouer ainsi des distances historiques. Sa voix déroule le récit fon- dateur et introduit le locuteur dans le récit de l’Histoire. Le leader entre et sort de la narration sans prendre aucune distance, tempo- relle, historique ou scientifique. Il conclut en appelant à l’unité nationale. Le même soir, il s’adresse au peuple pendant trente minutes et sort pour saluer une foule surexcitée. C’est le second discours. Fidel Castro est à ses côtés. Hugo Chávez remercie et promet de grands changements. Son langage dans cette scène est beaucoup moins prudent. Ce sont des phrases simples, il invoque les héros, manie les émotions et élabore une vision. Il promet qu’il donnera au peuple le pouvoir absolu, que pour ce faire le peuple devra le soutenir et annonce que la Constitution sera changée. Le futur aux rives duquel le pays aborde sera, dit-il, celui de l’inclusion. Une prétendue inclusion portée par un langage d’exclusion. Car déjà il n’y a plus de place pour l’autre. Dès ce jour et durant toute cette première période, sa cible sera l’oligarchie et les diri- geants corrompus. Mais en réalité, son véritable objectif, nous le savons à présent, c’était la conquête du pouvoir. Et la cible était la démocratie. Deux jours plus tard, sept ans exactement après sa tentative de coup d’État, il s’adresse aux militaires, C’est le troisième discours. En homme de caserne il sait que les codes de l’armée sont rigou- reux et qu’on doit les respecter. Ses paroles sont prudentes, il ne porte pas l’uniforme. Le nouveau Président élu n’est pas considéré alors d’un bon œil par une bonne partie de l’armée. Il aura plus tard l’occasion d’y faire une purge, comme d’ailleurs dans d’autres sec- teurs de la société. Mais pour l’instant, c’est un ex-putschiste dont la réputation est entachée — il a violé la Constitution. En bon

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 23 29/01/2018 17:20:40 24 LES TEMPS MODERNES stratège, il sait flatter pour gagner. Il a misé sur la transmission d’images inspirées par les batailles de l’Indépendance. Dans ce Venezuela héroïque qui est en train de naître, il désigne le firma- ment : les Forces armées de Bolívar, choisies pour mener à bien une nouvelle mission. En accordant à l’armée une aura charisma- tique, il cherche par tous les moyens à l’enjôler.

LA CONSOLIDATION

Il existera une période d’exaltation démocratique, au moins aux yeux des supporters de Chávez et de la presse. Les campagnes électorales se succéderont à un rythme vertigineux — il y aura environ quatorze élections tout au long du mandat. Le Venezuela passera de l’apathie à une participation électorale massive et à une effervescence mobilisatrice. Ce mouvement lui vaudra de devenir rapidement une référence internationale. Mais il faut d’abord modifier la Constitution. C’est un cycle de promesses qui alimentent « l’espoir et la foi ». Oui, on le croit, Chávez veut améliorer l’avenir, il a promis que « viendront des jours meilleurs ». Le climat est propice. Il y a un consensus : il faut changer les choses. Un pourcentage important de la population a la sensation de participer à la construction de quelque chose de diffé- rent. Une autre partie de cette population, minoritaire, reste méfiante, profondément critique, notamment dans le milieu uni- versitaire. Il s’agit de personnes qui ont été victimes des dictatures du passé. Qu’ils en parlent en petit comité ou sur la place publique, leur argument est simple : l’homme est un militaire. Mais, pour bien des civils, la manière forte semble encore une bonne solution pour mettre au pas une société un peu trop anarchiste. La nouvelle Constitution posera les fondements de l’assemblage idéologique bolivarien. Ce montage, où d’emblée on rencontre Dieu et Bolívar, sera capable d’englober d’un seul geste et sans nuances trois siècles d’histoire. Ce sera l’« écriture sainte ». À dater du 15 décembre 1999, le pays s’appellera la République bolivarienne du Venezuela ; les Forces armées elles aussi porteront ce qualificatif de « boliva- rien ». Ce terme sera bientôt vidé de son sens, il deviendra une éti- quette, un adjectif annexe. L’adjectif « bolivarien » finira par dési- gner tout simplement les partisans de Chávez. Le camp bolivarien luttera contre les dirigeants corrompus, contre les oligarques, puis,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 24 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 25 plus tard, contre les maigrichons (escuálidos), terme qui, un temps, sera utilisé pour suggérer l’idée de l’existence insignifiante des opposants à Chávez. Autrement dit, une fois établies ses bases juri- diques et politiques, le discours du président populaire va se radica- liser, se fonder sur une stratégie de rhétorique binaire. Le peuple patriote et bolivarien sera constitué de ceux qui adhèrent et suivent le Président 9 face à la menace de ceux qui s’opposent à lui. D’un côté, le brave et noble peuple défenseur de la patrie, de l’autre un groupuscule d’opposants alliés à l’Empire américain. Les adver- saires politiques deviendront des ennemis de la patrie. Et les élec- tions qui suivront seront des batailles destinées à écraser, à éliminer et à éradiquer cet ennemi que l’on dit manipulé par des forces exté- rieures.

LA FRACTURE

Le chef de l’État passera son temps en guerre avec l’ennemi. Il sera de moins en moins le président du pays, et de plus en plus un soldat bolivarien au service de la patrie. Il jouit alors d’un grand prestige international. Le discours bolivarien trouve un écho dans toute l’Amérique latine et les programmes concoctés avec les pétro- dollars sont les bienvenus. Mais nous qui étions aux premières loges, nous étions nombreux à subir la violente radicalisation du discours, les signes croissants d’exclusion, la prolifération des mesures autoritaires envers ceux qui ne communiaient pas avec ce qui était désormais nommé révolution. Et je ne parle pas ici seule- ment en mon nom, mais encore au nom de camarades étudiants, de professeurs des universités publiques et privées, et de responsables municipaux des bidonvilles avec lesquels je travaillais à la promo- tion de la lecture. Là, dans les communautés de Petare et de Guarataro par exemple, ou à la Guaira, l’apartheid politique s’est intensifiée. Déjà vers 2005, la censure était palpable, beaucoup de gens, des maîtres d’école, des parents et des membres d’associa- tions citoyennes, qui travaillaient au cœur des quartiers les plus

9. Des recherches importantes ont été menées sur le langage de la période chaviste. Voir notamment un ouvrage collectif qui réunit une série de travaux, La neolengua del poder en Venezuela, dominación polí- tica y destrucción de la democracia, Editorial Galipán, Caracas, 2015.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 25 29/01/2018 17:20:40 26 LES TEMPS MODERNES pauvres de Caracas et de l’intérieur du pays, ne pouvaient plus exprimer librement leurs opinions politiques. Ils préféraient s’abs- tenir de parler et même d’aller voter. Des menaces et des chantages pesaient sur eux. À cette époque-là on pouvait repérer les groupes de choc chavistes, armés, issus des Cercles bolivariens. Ceux qui n’adhéreraient pas au paradigme resteraient en marge de l’histoire qui était en train de s’écrire. On nous le faisait comprendre­ : maintenant c’est à vous d’être exclus, d’être marginalisés. À partir du mythe fondateur qui s’installait, nous avons été nombreux à nous voir qualifiés de blancs, de riches et d’oligarques, de traîtres à la patrie, qui ont trahi Bolívar ou le Christ. Ni la raison ni la réalité n’avaient plus d’importance. De près, nous subissions des affronte- ments, y compris avec nos proches. Les divergences fracturaient les familles. Une sœur était dans l’opposition et une autre chaviste. Elles avaient le même sang, la même éducation et elles apparte- naient à la même classe sociale, mais le discours séparatiste se faufilait, réussissait à résonner. Les vieux ressentiments et les vieilles disputes trouvaient là un terrain fertile. C’est ainsi que la radicalisation du discours a intensifié une profonde rupture au sein de la société vénézuélienne jusqu’à la mener à des confrontations violentes.

D’autre part, nous nous habituions à sortir pour manifester dans les rues. Même les manifestations et les contre-manifestations avaient un côté très théâtral. Nous marchions d’un côté ou de l’autre, en nous croyant les détenteurs de la vérité. « Ils ne revien- dront pas ! » criait la marée rouge. « Hou, ha, Chávez, oui, s’en va », hurlait l’autre côté. Slogans et pancartes, fureur, danse et rires. C’étaient des moments quelque peu carnavalesques. Et en même temps, un énorme débordement semblait conduire vers sa fin tragique ce corps collectif carnavalesque, constitué malheureu- sement de deux parties irréconciliables. Nous étions alors une société profondément politisée, pour le meilleur et pour le pire. Nous, les jeunes, les professeurs, les intel- lectuels et les travailleurs, nous pouvions passer des heures à dis- cuter des décisions politiques et des promesses bolivariennes. Mais les échanges chaleureux dans les bars et les salles de cours n’ont pas duré longtemps. L’orateur charismatique avait été formé dans une caserne. L’usage intensif qu’il faisait des médias lui a permis de nous faire croire que nous étions dans un gouvernement

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 26 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 27 démocratique et participatif. C’était comme un reality show poli- tique dans lequel le ton familier et les improvisations du Président donnaient un sentiment de proximité et l’illusion de la fameuse « démocratie participative ». Chaque dimanche matin, la magie cathodique le faisait entrer chez nous. Il racontait ses aventures, nous parlait de ses idées, de ses plans à venir. Dans son émission « Alo Presidente », il s’adressait aux ministres, faisait part de ses décisions et signait des documents. C’est là aussi qu’a été détruit le passé républicain, que les opposants ont été insultés et qu’a été minée pour longtemps la démocratie. Les gouvernants précédents s’étaient tellement appliqués à forger leur propre discrédit que ce n’était pas là une tâche trop difficile. Du débat, la société est ainsi vite passée à la confrontation pour enfin parvenir à la censure.

DIX ANS PLUS TARD

Le 4 février 2009 — nous avions déjà pris la décision de partir avec ma petite famille —, je me souviens d’avoir vu la célébration des dix ans de la Révolution bolivarienne. Au centre de la scène, assis, seul, trône le leader. Aux premiers rangs, comme une bro- chette d’acteurs répondant aux attitudes et à chacune des paroles du leader, les fidèles, tous vêtus de rouge, applaudissent mécani- quement. De ce jour-là, alors que j’étais déjà en train de préparer mon départ, il ne me reste que des mouvements, un décor et des personnages. Et une image caricaturale : un groupe d’hommes por- tant des chapeaux de paille pour que l’on ne puisse douter que le peuple est avec la révolution. Chacun d’eux porte le bon costume, est au bon endroit et se comporte conformément à ce que l’on attend de lui. La théâtralité ici n’est pas vaine. Au contraire, c’est une éloquente mise en abîme. Tout ceci se déroule au théâtre Teresa-Carreño, un immense complexe de 20 000 m2, inauguré en 1983, qui fut autrefois bastion de la culture et qui est très vite devenu le théâtre de la Révolution. Des nombreuses représentations auxquelles j’avais pu assister dans cette salle, m’est revenue alors en mémoire l’interprétation magis- trale, par le Berliner Ensemble, de La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht, cette parabole de 1941 sur l’arrivée au pouvoir d’Hitler, transposée dans le Chicago des années trente. De cette farce antifasciste­ qui est en elle-même une mise en abîme où se

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 27 29/01/2018 17:20:40 28 LES TEMPS MODERNES répondent le théâtre, le spectateur et l’Histoire, je me suis souvenue en particulier de l’avant-spectacle. Car avant que la représentation ne commence, les acteurs ont passé un peu plus d’une demi-heure à faire des discours en allemand avec des porte-voix. Tout cela réson- nait dans les couloirs de cette magnifique architecture à ciel ouvert. Il y eut d’abord un discours, puis un autre en écho, puis des uni- formes gris ont commencé à se déplacer, et cela est rapidement devenu gênant, envahissant. Dans ma mémoire, ces paroles incom- préhensibles dans les mégaphones se mélangent à cause de la proli- fération des discours prononcés par cette voix qui avait franchi nos seuils depuis quinze ans, la voix de Chávez. Entre ces deux repré- sentations, il y avait des échos. Mais la première était une œuvre capable de produire un intense plaisir esthétique, qui restera gravée en moi à jamais, la seconde — l’acte de célébration de la Révolution — était, elle, déjà une pantomime. Le caractère émo- tionnel des débuts était perdu et, bien que symbolique, elle a eu des répercussions directes dans notre réalité et dans le destin de la nation.

LA BOTTE ET L’UNIFORME

Nous sommes revenus au pays deux ans plus tard, pour Noël. L’aéroport était encore un peu plus militarisé et à l’extérieur il y avait un nombre impressionnant de marchands à la sauvette. Tout apparaissait un peu plus délabré. Le soleil et le courage n’avaient pas abandonné les parages. Nous étions en vacances dans une maison au bord de la mer. À la tombée de la nuit, nous étions réunis dans la cour et nous discutions. Il était tard et les enfants dormaient. Nous avons vu entrer trois silhouettes et, dans un pays qui compte plus de 30 000 morts violentes par an, une telle irruption nocturne peut causer une véritable panique. C’étaient des policiers. Ils étaient entrés dans une propriété privée. Assise sur une marche, près du sol, j’ai vu la botte noire se positionner à la hauteur de ma taille ; un autre s’est posté derrière notre dos. Ils étaient armés, leur langage était allusif. Nous sommes restés paralysés durant quelques secondes. Protecteurs ou hommes de main ? La frontière est floue, il suffit d’un geste. Quelques jours après, nous avons appris qu’il y avait des « escadrons de la mort » et des exécutions 10 dans plusieurs

10. Voir notamment les rapports d’organisations telles que Human

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 28 29/01/2018 17:20:40 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 29 États de l’intérieur du pays, y compris dans l’État de Falcón où nous avions passé ces quelques jours. Le vieux ressentiment, les années d’injustice et le discours politique semblaient avoir semé profondément les graines de la haine. Elles étaient désormais au pouvoir. Le sentiment de vengeance, je l’avais perçu depuis long- temps. Mais ce n’est que ce jour-là que j’ai réalisé le danger à propos duquel mon père m’avait déjà alertée plus de vingt ans auparavant. J’ai vraiment senti la menace de la botte militaire. À ce moment-là, nous étions informés de la maladie du Président qui venait d’être élu pour son troisième mandat. L’image forte de la campagne électorale était le drapeau en forme de cœur et la fusion du nom de Chávez avec le mot patrie. Il multipliait hystériquement les discours pour compenser l’absence cuisante de résultats concrets. Les mots tels que Dieu, la vie, l’amour, le peuple, et le je de l’élu étaient surabondamment utilisés. Le dis- cours est passé d’une combinaison d’adjectifs à une répétition qua- siment monosyllabique : « Yo ya no soy Chávez, Chávez eres tú » (Moi je ne suis plus Chávez, Chávez c’est toi). Il cherchait l’union intime avec le peuple, comme si cela pouvait lui donner la force de vaincre la mort : « Yo ya no me pertenezco » (Je ne m’appartiens plus, mon corps déjà ne m’appartient plus) ou « Chavez se ha hecho pueblo » (Chavez s’est fait peuple) ou encore « los amo » (« Je vous aime ») seront des phrases qu’il répétera de juillet à octobre 2012 à travers tout le pays. Grand tribun, il prêche en faveur du peuple qui l’aime et traite ceux qui n’adhèrent pas à ses slogans d’oligarques aux ordres de l’impérialisme, de traîtres de la patrie, concluant par un : « Ils ne reviendront plus. » Les slogans sont répétitifs et répétés. N’oublions pas le : « Viva la patria grande de Bolívar, viva el valiente pueblo venezolano... » (Vive la grande patrie de Bolívar, vive le courageux peuple du Venezuela…).

Durant cette période, Hugo Chávez était entouré de quelques stratèges, en particulier de José Vicente Rangel, un ancien vice- président. D’autres personnalités, que l’on voit à ses côtés, tirent les fils idéologiques et stratégiques. Au cours de cette campagne

Rights Watch (HWR), el Programa Venezolano de Educación-Acción en Derechos Humanos (Provea). Voir aussi le reportage de Maolis Castro dans « De policías de élites a “escuadrones de la muerte” en Venezuela » (https:// elpais.com/internacional/2016/12/23/america/1482530597_174993.html).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 29 29/01/2018 17:20:41 30 LES TEMPS MODERNES électorale qui a fait d’abord appel à la sentimentalité, quelque chose d’autre semble s’être produit également. Le peuple garde l’amour de l’élu, le Président, bouffi de médicaments, au-delà de l’espoir de vaincre sa maladie, espère n’être pas oublié par l’His- toire. On se demande qui assumera le pouvoir. Dans le Venezuela d’aujourd’hui, la tragédie hurle, et dans le destin de l’auteur du script on peut lire une métaphore de celui du pays. Les paroles qu’il a prononcées au moment de son investiture, en 1999, sont devenues destin. Un pays qui a brassé la plus grande concentration de richesses de son histoire dans un très court laps de temps, pas même vingt ans, se retrouve à présent avec « un taux de pauvreté de 80 % à cause d’une administration désastreuse et de dirigeants corrompus », comme l’avait dit Chávez en 1999 — mais nous sommes en 2012. Les manifestations fébriles sur les places et dans les médias se succèdent alors. Chávez le soldat répète que la Révolution est paci- fique, mais qu’elle est aussi armée et guidée par Bolívar et le Christ, ses plus vieux soldats. C’est l’époque de « la Patrie ou la mort ». Dans son dernier discours public, le 8 décembre 2012, il se remémorera son histoire comme une succession de miracles :

On a vécu toujours de miracle en miracle, je le dis toujours, nous arrivons au 4 février comme un miracle. [...] Après tant d’an- nées, tant d’allées et venues, non ? Oufff ! Tant d’années et tant d’années... Je me rappelle l’époque où j’étais lieutenant, nous marchions là-bas, parmi les Blindés de Maracay, en arrière dans le polygone, nous réunissant tanks et soldats [...] Et bon, ce fut comme un miracle d’arriver au 4 février, ce fut comme un miracle d’arriver ici. Le 27 novembre, ensuite, et arriver ici, à cette maison du peuple. Ce fut comme un miracle, le 11 avril, le 12 avril, le 13 avril, ce fut comme un miracle, ce fut un miracle, je reste attaché à ce miracle 11.

Il n’y aura pas d’autre miracle. Souffrant d’un cancer, le Président succombera à des complications après plusieurs traite- ments et opérations.

11. (http://cubasifranceprovence.over-blog.com/article-discours-d- hugo-chavez-du-8-decembre-2012-texte-integral-traduit-par-gaston-­ lopez-113357927.html, page consultée le 11 décembre 2017).

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LA MALADIE

Mon pays était aussi malade que son Président. Chez nous, pen- dant que nous préparions le repas, le téléviseur était allumé comme dans tous les foyers, les proches du Président lisaient une lettre de lui, on nous informait des succès de l’opération réalisée à La Havane. Mais les traits décomposés de ces mauvais acteurs nous faisaient penser que l’affaire était plus sérieuse. Que la situation fût sous contrôle n’était plus crédible. La progression de sa maladie était devenue un sujet télévisuel qui accaparait nos jours et nos nuits. Il occupait non seulement les médias et la rue, mais également nos conversations et jusqu’à nos ruptures amoureuses. Hugo Chávez avait réussi à grimper tout en haut de l’audimat avec une extraordi- naire facilité, mais l’intrigue et ses retournements n’étaient pas ceux d’un épisode d’une série nord-américaine : ils affectaient la nation entière. Avant de partir se faire opérer à Cuba en décembre 2012, il a confié son mandat à Nicolás Maduro. Une fois encore, ce moment est retransmis à la télévision. Le « Père » laisse une mission à l’un de ses fidèles partisans et confie au public, « le peuple », le destin de la Révolution.

[...] si quelque chose arrivait, je le répète, qui me rendait inapte de quelque façon que ce soit, Nicolás Maduro, comme le demande la Constitution, doit terminer cette période. Mais mon opinion entière et pleine comme la pleine lune, irrévocable, absolue, totale, c’est que dans le scénario qui obligerait, comme le commande la Constitution, à organiser de nouvelles élections pré- sidentielles, vous devriez élire Nicolás Maduro comme président de la République bolivarienne du Venezuela, je vous le demande de tout mon cœur 12.

Les derniers moments de la vie d’Hugo Chávez resteront un mystère. Un vide de plus en plus profond s’est installé qu’ont tenté de combler des rites religieux et la dramatisation média- tique, surtout à cette période où le commandant de la Révolution bolivarienne inclut peu à peu le Christ dans le discours de son

12. Ibidem.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 31 29/01/2018 17:20:41 32 LES TEMPS MODERNES héroïque épopée. Cette période, peuplée de silences et de rituels, laissera le champ libre aux élucubrations et à la construction du mythe. Le culte rendu à un héros unique s’est aujourd’hui approprié un langage qui ne laisse aucune place aux métaphores. Le rouge a envahi les institutions et les façades des immeubles, la gestuelle dichotomique a scindé la société en deux camps. Les posters géants du portrait du leader occupent les espaces qui étaient auparavant dédiés à Bolívar. L’histoire de sa vie et de son œuvre est racontée en images aux collégiens de la Ve République au même titre que celle des héros du panthéon révolutionnaire. On y raconte sa vie de militaire, de maître d’école, son serment à l’ombre d’un arbre, ses luttes pour la liberté du Venezuela et tous ses sacrifices. Le personnage d’Hugo Chávez a été porteur d’une grande puissance émotionnelle, son verbe enflammé était celui d’un cau- dillo du xixe siècle qui a réussi à monopoliser les médias pour leur faire diffuser sa doctrine. À cette doctrine, une sorte de bolivaria- nisme militaire, je crois qu’il aura ajouté la rhétorique d’un néo-so- cialisme chrétien. Après son décès et la chute des prix du pétrole qui a interrompu la distribution des cadeaux à ses fidèles, après la consolidation du régime militaire autoritaire, et maintenant que la République bolivarienne du Venezuela se retrouve comme échouée dans un autre chapitre du grand récit, on peut s’interroger : quelle sera la nouvelle idéologie de remplacement ? Pour Germán Carrera Damas, « le bolivarianisme pourrait prétendre devenir une sorte de fondamentalisme latino-américain 13 ». Pour l’heure, le culte mêlant le Christ, Bolívar et Chávez est bien vivant dans les espaces insti- tutionnels, sur les fresques populaires, dans les médias, et même sur l’autel quand pour le leader défunt on allume des cierges. En 2014, on avait déjà pu voir à la télévision les membres officialistes de l’Assemblée nationale prier en disant : « Notre Chávez qui êtes aux cieux... » Toute ressemblance avec une quelconque invention littéraire serait pure coïncidence.

*

Au moment du bouclage de ce numéro, je repartais pour la

13. Germán Carrera Damas, El bolivarianismo-militarismo, una ideología de reemplazo, Editorial Alfa, Caracas, 2011, p. 21.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 32 29/01/2018 17:20:41 LE VENEZUELA, CE NAVIRE À LA DÉRIVE... 33 France après être restée à peine deux semaines à Caracas. J’avais passé les premiers contrôles et j’allais monter à bord de l’avion quand le jeune militaire, après avoir vérifié le contenu de mon car- table et de mon sac de voyage, trouva louche un séjour aussi court. Il montre mon passeport à son collègue, puis à un autre, et revient me poser des questions, me demande aussi quelles sont mes opi- nions politiques. Je ne réponds pas. Il me demande mon téléphone portable. Il inspecte les messages un à un, s’introduisant dans mon intimité. Il ne peut croire que je sois venue pour enterrer ma mère. Je lui demande pourquoi il fait cela. Il me répond que ce qu’il fait est normal. Une fois dans l’avion, j’apprends qu’il y a un léger retard, par le hublot on voit des groupes d’officiels en vert entrer puis sortir de la zone d’embarquement. Ils vérifient le chargement, peuvent appeler à tout moment. Ils examinent chaque passager qui pourrait leur paraître suspect, avant de le laisser monter dans l’ap- pareil. Avant même de décoller, je sais que le pays que j’ai connu est mort lui aussi, et j’en prends congé sans être certaine qu’il puisse renaître.

Paula Cadenas Traduit de l’espagnol par Laurence Holvoet et Daniel Bourdon

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 33 29/01/2018 17:20:41 Margarita López Maya

L’ÉCHEC DU CHAVISME ORIGINE, EFFONDREMENT, TENDANCES À CE JOUR

L’histoire du Venezuela au xxie siècle est celle d’un pays convulsé. Bien que le xxe lui ait été plutôt bénéfique — les pro- cessus de modernisation et de démocratisation y ont été parmi ceux des plus réussis de l’Amérique latine —, le pays a connu une régression dans les dernières décennies de ce même siècle. Des désordres économiques structurels ont produit de sérieuses dispa- rités sociales et ont mis en question la démocratie représentative qui avait été construite puis consolidée depuis 1958. Les conséquences de ces désordres n’ont pas tardé : en 1999 un vote populaire a conduit au pouvoir un leader charismatique, porteur d’un projet de changement radical, Hugo Chávez Frías. Dix-huit ans après, faute d’avoir trouvé des solutions viables et raisonnables à la crise, l’ex- périence chaviste s’achève sur un échec si radical que la société, l’économie et l’État vont tout droit à un effondrement dramatique. On lira ici une interprétation globale de ce qu’il faut appeler l’ère chaviste, qui a commencé en 1999 et se poursuit encore aujourd’hui. Chávez est mort le 5 mars 2013. Lors de sa dernière apparition publique, le 8 décembre 2012, il avait désigné Maduro comme son dauphin. Ce dernier, devenu Président mais l’ayant emporté d’une très courte tête, gouverne en lieu et place de Chávez, accompagné par la famille, les amis et les compagnons d’armes du défunt Président. L’exercice charismatique du pouvoir s’est ainsi transformé en un exercice dynastique et néo-patrimonial du pouvoir, encore en vigueur de nos jours, qui a aggravé l’échec du leader et condamné la population à souffrir de pénuries sans précédent.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 34 29/01/2018 17:20:41 L’ÉCHEC DU CHAVISME 35 J’examinerai d’abord le caractère structurel de la crise véné- zuélienne, aussi bien sous l’aspect économique que sous les aspects sociaux et politiques, en considérant deux étapes. La première est celle du projet de démocratie participative. La seconde correspond au second mandat de Chávez et, plus précisément à partir de 2007, à ce qui a été appelé le « socialisme du xxie siècle ». J’en viendrai ensuite à la troisième étape du chavisme, celle du gouvernement de Nicolás Maduro. J’y donnerai les chiffres de la régression socio- économique qui, à eux seuls, montrent l’ampleur de la destruction du tissu social moderne qui en d’autres temps fut celui du pays. C’est dans cette dernière partie que je traiterai des derniers déve- loppements politiques. Je m’appuie sur ma longue recherche quant au processus sociopolitique au Venezuela, engagée au milieu des années 1990 1.

I. UNE CAUSE STRUCTURELLE : LA RENTE PÉTROLIÈRE

La littérature sur le caractère structurel de la crise économique est abondante. Elle ne traite pas uniquement de l’ère chaviste, car cette crise lui préexiste, et le fait que les gouvernants précédents n’ont pu la surmonter a créé les conditions de l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez lors des élections de 1998. À cette époque la société pâtissait, depuis deux décennies, d’une instabilité de ses recettes fis- cales, due aux variations du cours du pétrole vénézuélien sur le marché mondial. Les indicateurs socio-économiques montraient une inflation galopante, une perte d’emplois, une raréfaction des produits alimentaires, une baisse des salaires, des pensions et des retraites. La violence sociale et la mobilisation populaire sont allées en aug- mentant. Aucune des générations ayant vécu les deux gouverne- ments précédant Hugo Chávez n’avait connu pareille situation, car depuis la dictature de Juan Vicente Gómez (1908‑1935), le Venezuela avait transformé son économie agropastorale exportatrice en une économie reposant sur les ressources pétrolières. Depuis ce

1. Les résultats généraux de cette recherche ont été publiés dans deux livres, en 2005 et en 2016, ainsi que dans plusieurs communications et articles universitaires. J’ai réduit au minimum les citations, le lecteur trouvera tous les détails nécessaires dans l’appareil documentaire et bibliographique dans ces deux ouvrages.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 35 29/01/2018 17:20:41 36 LES TEMPS MODERNES jour de décembre 1922, où du puits Barroso 2 2 avait jailli un liquide noir visqueux qui avait révélé la vocation pétrolière de ce territoire pauvre, attardé, qu’était alors le Venezuela, la société avait connu un progrès régulier. L’économie pétrolière repose sur une richesse qui, pour être extraite du sol, demande un effort minime, mais rapporte une rente significative négociée sur le marché mondial. Dans le cas du Venezuela, cette rente va dans les caisses de l’État et, de là, est redistribuée à la population par le biais de projets conçus selon des critères qui sont définis par la classe dirigeante. Dans les premières décennies de ce système rentier, la dyna- mique créée par les recettes du pétrole a modelé un État moderne d’un type particulier, que la littérature spécialisée désigne du nom de Petroestado — ou État pétrolier. Le traitement des dirigeants et des fonctionnaires ne provenant pas de l’impôt sur le revenu de la population, mais seulement de cette rente, l’État tend à l’ineffi- cience, ses fonctionnaires cèdent aux tentations du clientélisme et de la corruption. Ils ne dépendent pas de la société, laquelle de son côté n’a pas le ressort nécessaire pour les contrôler. Dans la mesure où c’est la puissance publique qui gère la rente, et que la rente est de très loin supérieure à n’importe quelle ressource du secteur privé du pays, les dispositifs institutionnels susceptibles de contre- balancer l’action de l’Exécutif national sont naturellement­ faibles. Le pétrole a donné forme à une société apparemment moderne, mais c’est une société où, par rapport aux critères capitalistes, il n’y a jamais eu de relation directe entre le travail et son produit. N’étant pas un revenu lié au travail puisqu’elle est distribuée par l’État, la rente a façonné une société faiblement productive, mais dont le niveau de consommation a toujours été largement supérieur à celui de sa productivité.

Avant la découverte du pétrole, le Venezuela était pauvre. C’est dire que la dynamique déclenchée depuis plusieurs décennies par l’industrie extractive a profondément transformé le pays. Dans la seconde moitié du xxe siècle, ce qui était envisagé était une

2. Le puits Barroso 2, un des forages qui avaient été creusés par la Venezuelan Oil Concessions, a éclaté le 14 décembre 1922, lâchant un jet de pétrole de 40 mètres de haut, visible de Maracaibo, à 45 kilomètres de là (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 36 29/01/2018 17:20:41 L’ÉCHEC DU CHAVISME 37 structuration capitaliste qui allait en croissant, un développement de la société urbaine et de l’emploi, et un renversement de la rela- tion démographique ville-campagne. Ce projet politique associait, d’une part, une industrialisation de substitution aux importations, impulsée par l’État grâce à la redistribution du revenu pétrolier (c’est le modèle CEPAL 3), et, d’autre part, une démocratie représentative fondée essentiellement sur le bipartisme. Durant un peu plus de vingt ans, ces deux dimen- sions ont fait du Venezuela une société florissante qui fut, dans la région, un modèle de démocratie et de modernité. Pour autant, le Venezuela est devenu, depuis les années 80, l’exemple de ce que l’on a appelé la malédiction des ressources, ou encore le paradoxe de l’abondance. Ces termes désignent des économies qui, bien que riches en ressources naturelles, montrent des courbes de croissance infé- rieures à celles des pays moins bien lotis. À ce paradoxe on connaît diverses raisons, dont l’une est appelée le syndrome hollandais. Elle est provoquée par une massive irruption de devises qui tend à survaloriser la monnaie nationale et à inciter à l’importation de tous types de biens. L’entrée de devises croît massivement, la société vit dans l’opulence tandis que l’appareil productif du pays se réduit, que la production interne se raréfie, car, le coût de pro- duction augmentant, elle subit la concurrence des produits importés. Si le prix de la ressource va en décroissant ou, pire, s’il baisse brutalement, il n’y a plus de rentrées de devises, les produits importés deviennent inaccessibles, cependant que la production, elle, s’est entre-temps réduite, voire même a disparu. C’est vers la fin des années 1960 que le modèle de développe- ment industriel du Venezuela a commencé à montrer des signes d’épuisement qui rendaient nécessaire un réajustement. Cependant, lorsqu’en 1973, au moment de la guerre de Kippour, les prix inter- nationaux du pétrole ont grimpé de manière totalement dispropor- tionnée, le Venezuela, alors dirigé par Carlos Andrés Pérez dont c’était le premier mandat, a considéré au contraire que les condi- tions étaient favorables à la poursuite et même à l’accélération de

3. CEPAL : Commission économique pour l’Amérique latine, créée en 1948 sous l’égide du Conseil économique et social des Nations Unies. Elle est à l’origine de projets globaux à long terme dans les pays du conti- nent sud-américain (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 37 29/01/2018 17:20:41 38 LES TEMPS MODERNES ce modèle de développement, étant donné les montants considé- rables de devises qui rentraient dans les caisses de l’État. Le projet du « Grand Venezuela » a effectivement créé une prospérité jusque-là inédite 4. Mais la baisse des prix du pétrole, en 1975, a exposé le pays à la maladie hollandaise. Et au cours des années 80, l’instabilité permanente des prix du pétrole a contraint le gouver- nement d’abord à déclarer qu’il ne pouvait payer sa dette exté- rieure et ensuite à mettre en place un contrôle des changes, le pre- mier de son histoire. Le problème structurel de l’État-rentier est apparu finalement dans toute son évidence et perdure encore à ce jour.

C’est dans le cadre de ce scénario qu’Hugo Chávez est arrivé au pouvoir. À ce moment-là, les programmes de réajustement macroéconomique et de restructuration néo-libérale, mis en œuvre durant ces deux décennies pour résoudre la crise, s’étaient soldés par un échec. Ils avaient en réalité empiré les conditions de vie, accru les inégalités sociales et provoqué un rejet des partis poli- tiques. Lorsque Chávez remporte les élections présidentielles, le nombre de familles en situation de pauvreté avait doublé par rap- port à 1980 — de 17,65 % en 1980, il était passé à 48,33 % en 1997. L’extrême pauvreté, elle, avait triplé — de 9,06 %, elle était passée à 27,66 %. Les conditions matérielles et psychologiques d’une rupture populiste étaient réunies. Chávez, outsider politique recourant à un langage agressif, polarisateur et promettant un chan- gement radical, gagne les élections avec 56,22 % des voix. Il l’em- porte de 16,23 points sur son plus proche rival qui n’obtient que 39,97 %. Lors du premier gouvernement de Chávez, ce qui s’appelait alors le Mouvement bolivarien, constitué d’une large coalition de partis, d’organisations sociales, de personnalités, a voulu conjurer la crise structurelle et globale de la société par la mise en œuvre

4. La multiplication par trois des ressources de l’État vénézuélien a, entre 1975 et 1979, été mise à profit par le gouvernement de Carlos Andrés Pérez pour réaliser de très nombreux investissements (autoroutes, aéroport, ports, métro, création d’entreprises publiques, d’usines, de bourses d’études, etc.) destinés à moderniser le pays. Ces ambitieux pro- jets et investissements, ainsi que les sociétés et les institutions mises en place pour les gérer, ont constitué le « Grand Venezuela » (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 38 29/01/2018 17:20:41 L’ÉCHEC DU CHAVISME 39 d’un projet de démocratie participative. Au niveau économique, le projet était peu élaboré. Le candidat présidentiel, qui s’était solen- nellement opposé aux programmes d’ajustement structurel et de restructuration néo-libérale en cours, offrait une troisième voie, ni capitaliste, ni socialiste. Mais il n’hésita pas à remettre totalement en question la politique d’ouverture pétrolière qui, impulsée par PDVSA 5, s’acheminait vers une privatisation de l’industrie. Dans cette étape, l’axe central de l’action gouvernementale a été d’abord le changement politique. Non seulement il y a eu un changement radical de l’élite dirigeante, mais c’est aussi la concep- tion et la structure de l’État pétrolier qui, très rapidement, ont été modifiées. Les propositions de développement de la démo- cratie, faites durant la campagne électorale, ont en effet débouché sur l’introduction de deux principes directeurs : participation et décentralisation. La Constitution de la République bolivarienne du Venezuela, élaborée par une Assemblée constituante et approuvée par un réfé- rendum populaire, a fait passer le régime vénézuélien d’une démo- cratie représentative classique à une démocratie participative plus inclusive, appelée democratia participativa y protagónica. Cette dernière comporte désormais une large gamme de mécanismes de démocratie directe et participative, qui, tout en étant en tension avec les institutions représentatives libérales de la Constitution de 1961, coexistent avec ces dernières. Dans la seconde étape de l’ère chaviste, ces nouveaux mécanismes seront mis à profit pour légi- timer les altérations qui seront apportées à l’esprit, aux formes et aux contenus du projet politique initial.

C’est lorsqu’il sortit renforcé des multiples confrontations qu’il dut affronter, entre 2001 et 2005, les unes électorales et les autres insurrectionnelles, que Chávez décida de radicaliser le pro- cessus de changement. Il annonça donc que, au cas où il serait élu pour un second mandat présidentiel, il abandonnerait la troisième voie pour adopter un autre projet politique, celui du « socialisme du xxie siècle ». C’était là un tout autre projet que celui qui avait été esquissé dans la Constitution de 1999, un projet qui à maints égards était en contradiction avec le premier. La réélection de Chávez pour la période 2007‑2013 fut un vote

5. Petróleos de Venezuela SA.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 39 29/01/2018 17:20:41 40 LES TEMPS MODERNES historique. Il fut élu par 62,9 % des votes exprimés, soit avec 26 points de plus que son adversaire. Il mit aussitôt le cap sur son projet socialiste qui allait éloigner le Venezuela des démocraties occidentales. C’était un régime annoncé comme inédit, différent des socialismes du xxe siècle, mais qui dans la pratique finit par copier ces derniers par de nombreux aspects. Le socialisme chaviste — un modèle basé essentiellement sur la pensée de Chávez — mobilisa l’énergie du leader jusqu’à sa mort en 2013. On peut le définir comme un régime non libéral, où les pouvoirs publics n’ont aucune autonomie et où le pluralisme et le suffrage universel sont absents. Le sujet politique collectif pré- vaut sur le sujet individuel ainsi que sur ses droits civils et poli- tiques. Les décisions sont prises en assemblées et l’appareil d’État, tant administratif que politique, est à nouveau centralisé. À ce nou- veau régime Chávez donna le nom d’État communal, constitué à la base par des conseils communaux qui se regrouperaient en com- munes, ces dernières en fédérations, en cités communales, toutes articulées directement à l’Exécutif national. Les militaires en acti- vité, comme les milices qui se sont alors formées, partagent avec les civils les travaux de l’État et la défense de la révolution. Mais Chávez, en 2007, n’a pas pu faire approuver par un vote populaire la réforme constitutionnelle qui devait changer la conception et les institutions de la Constitution, laquelle n’envisa- geait aucun régime de cette nature. Dès lors, le socialisme chaviste se heurtait à un problème de légitimité. En outre, la Constitution est catégorique : l’article 345 précise que, dans une même période constitutionnelle, il est impossible de présenter une seconde fois un projet de réforme qui a été auparavant refusé. Chávez contourna l’article en question en le faisant interpréter par le Tribunal suprême de justice 6, dont il était parvenu à s’assurer le contrôle

6. Le Tribunal suprême de justice (Tribunal Supremo de Justicia, TSJ) est composé de trente-deux juges élus par l’Assemblée nationale pour un mandat de douze ans non renouvelable. Il comprend six chambres, dont une chambre constitutionnelle (la Sala constitucional) qui veille au respect de la Constitution et est chargée de l’interpréter. Les juges de la chambre constitutionnelle sont nommés par l’Assemblée nationale au terme d’une procédure définie dans la Constitution. Le TSJ a, en 1999, remplacé la Cour suprême (source : ministère de la Justice, République française, Le Système judiciaire au Venezuela, 7 septembre 2013 [NdT]).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 40 29/01/2018 17:20:41 L’ÉCHEC DU CHAVISME 41 politique. À partir de ce moment, le Tribunal a validé toutes les lois, les règlements et les mesures administratives que lui présen- tait le gouvernement, accordant ainsi à ce dernier la possibilité d’imposer le nouveau régime. Cette pratique a perduré avec le gou- vernement de Maduro, bien que la majorité, à l’Assemblée natio- nale, soit depuis décembre 2015 composée de députés de partis d’opposition. La subordination du Pouvoir judiciaire au Président n’a en réalité pas cessé. La fonction que ce dernier a donnée au Tribunal suprême de justice consiste à émettre des jugements qui neutralisent, voire castrent, le Pouvoir législatif. Toute tentative de l’Assemblée nationale visant à modifier la direction prise par le pouvoir est immédiatement contestée ou annulée par le Tribunal. Sur le plan économique, loin de concevoir un modèle alternatif à l’économie de rente, le régime chaviste a au contraire développé cette dernière à des niveaux jamais atteints. Épousant une logique étatique, Chávez puis Maduro ont nationalisé des entreprises, confisqué ou exproprié des terres, construit un système de contrôle sur l’ensemble du processus productif national, ce qui a eu pour effet de réduire le secteur industriel à la moitié de ce qu’il était. La production agricole s’est, elle, pratiquement effondrée au point qu’aujourd’hui les experts et les syndicats de producteurs estiment (il n’y a pas de chiffres officiels) que, concernant les produits ali- mentaires, le Venezuela dépend des importations à plus de 70 %. Dans le meilleur des cas, toute la gamme d’innovations liée aux unités de production socialistes — noyaux de développement endogène, fonds Zamora 7 et autres entreprises de production sociale — a fourni des emplois. Mais elles n’ont pas été conçues comme faisant partie d’un nouveau processus de production capable de vivre et de croître indépendamment des aides provenant des revenus du pétrole et accordées par le gouvernement.

C’est l’augmentation des prix internationaux du pétrole pen- dant dix ans qui a rendu tout cela possible. Ce nouveau boom a mis dans les mains de Chávez des fonds qu’il a pu administrer prati- quement sans aucun contrôle institutionnel. La rente pétrolière a permis la mise en œuvre du projet qui avait été refusé en 2007, lors du référendum populaire. Et ce, non par des voies légales et institu- tionnelles, mais grâce au poids de la légitimité charismatique du

7. Organisations productives agricoles.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 41 29/01/2018 17:20:41 42 LES TEMPS MODERNES leader et à sa capacité à subventionner des organisations sociales fondées par la présidence elle-même — cercles bolivariens, conseils communaux, communes, missions sociales. Au cours de sa dernière campagne électorale de 2011‑2012, déjà malade et absent durant de longues périodes pour se faire soi- gner à La Havane, Chávez a impulsé ce qu’il a appelé (il a toujours été grandiloquent) les « grandes Missions » qui ont contribué à sa victoire. On peut citer la « grande Mission logement » qui chercha à résoudre le sévère déficit de logements dans les secteurs populaires ; la « grande Mission amour des anciens », destinée à donner des pensions aux personnes du troisième âge qui n’avaient pas cotisé pour cela ; la « grande Mission fils et filles du Venezuela », visant à offrir des aides financières aux mères adolescentes, aux chef(fe)s de famille, aux enfants handicapés. Il a également encouragé la « Mission maison bien équipée », qui procurait des fournitures, des appareils électroménagers et des appareils d’air conditionné à des prix subventionnés. Cette année-là, bien que dès le mois d’avril on commençât à observer une tendance à la baisse des prix sur le marché mondial (voir graphique no 1 ci-dessous), le cours du pétrole vénézuélien atteignait la moyenne la plus élevée du cycle : 103,44 $. À partir de 2013, la chute des prix des matières premières, dont le pétrole, n’a pas cessé. Après plus de dix ans, de façon similaire à ce qui s’était produit dans les années 1970, mais cette fois, compte tenu de la longue durée du boom et de la destruction de l’appareil productif soumis à la logique du socialisme d’État et à la maladie hollandaise, la situation est beaucoup plus critique : l’économie du Venezuela a sombré sans que, à ce jour, le gouvernement ait mis en œuvre une quelconque mesure ou des politiques cohérentes sus- ceptibles d’atténuer la gravité de la crise. Pour Maduro, l’atroce crise économique et sociale dont souffre le pays est le résultat d’une guerre économique planifiée par les ennemis du socialisme et de la patrie, à savoir les États-Unis, la droite nationale et interna- tionale, le fascisme et Alvaro Uribe, l’ex-Président colombien 8.

8. L’ex-Président colombien Alvaro Uribe qui, dans son pays, fut (et reste) soupçonné d’avoir eu partie liée avec les groupes d’extrême droite de paramilitaires, responsables de nombreux assassinats de syndicalistes et de leaders paysans dans les campagnes colombiennes, est la « bête noire » du chavisme. À entendre ou à lire les déclarations du régime, notamment tout au long de l’année 2015, les tentatives de déstabilisation,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 42 29/01/2018 17:20:41 L’ÉCHEC DU CHAVISME 43 Graphique n o 1

Source : MPPYM, calculs de Luis E. Lander.

II. MADURO ET LES CHIFFRES DE L’EFFONDREMENT

2012 est l’année où le revenu lié au cours du pétrole véné- zuélien sur le marché mondial a été à son zénith. En 2013, le gou- vernement communique officiellement le décès du Président Hugo Chávez, intervenu à l’hôpital militaire de Caracas. Nicolás Maduro deviendra, le 14 avril, le président de la République. Mais, contrai- rement à ce que l’on pouvait attendre, il l’emporta de peu. Bien que Maduro ait été explicitement désigné par Chávez comme son dauphin, le vote ne lui apporta que 224 742 voix de plus qu’à son adversaire, Henrique Capriles Radonski, le candidat de la Mesa de la Unidad Démocratica (MUD) 9. En pourcentage,

de sabotage, de coups d’État, d’assassinats politiques et d’assassinat du Président Chávez lui-même, ainsi que la capture d’éléments paramilitaires envoyés par Uribe ou inspirés par lui, n’ont pas cessé. Ces assertions constituent un motif récurrent de la phraséologie gouvernementale (NdT). 9. Table d’union démocratique (MUD), créée en 2008, est une coali- tion de nombreux partis d’opposition qui vont de la droite conservatrice au centre-gauche, en passant par les partis traditionnels du bipartisme antérieur, notamment Acción Democrática (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 43 29/01/2018 17:20:41 44 LES TEMPS MODERNES cela représente 1,4 %. Dans la mesure où les conditions de la bataille électorale étaient particulièrement inégales, pour ne pas dire injustes, encore plus inégales que du temps de Chávez, le résultat était embarrassant pour le leadership du dauphin, non seu- lement à l’égard du pays, mais aussi vis-à-vis de la base chaviste. Aux dérèglements socio-économiques qui s’aggravaient s’est ainsi ajoutée une crise politique. Mais avant d’aborder les problèmes politiques auxquels sont confrontés l’actuel Président Maduro et les groupes qui aujourd’hui contrôlent le pouvoir, nous donnerons ici quelques chiffres qui illustreront l’échec du modèle écono- mique et social chaviste.

Tableau no 1 : chiffres macroéconomiques 2005‑2015 10

Variation Réserves Variation du Type de change Années interannuelle internationales PIB Bsf. X $ de l’inflation en millions de $

2005 10,3 14,4 30 368 2,15* 2006 9,9 17,0 37 440 2,15 2007 8,8 22,5 34 286 2,15** 2008 5,3 31,9 43 127 2,15 2009 – 3,2 26,9 37 830 2,15

10. Sources : BCV et http://www.monedasdevenezuela.net/articulos/ cronologia-de-la-devaluacion-del-bolivar-venezolano/ (consulté les 26‑27 juillet 2016). * Dévaluation par rapport au dollar en mars. Prix antérieur du dollar : Bs. 1 920. ** Année où le bolivar perd trois zéros et est remplacé par le bolivar Fort (BsF). *** En janvier trois types de change sont établis. Le BsF est dévalué à 2,6 pour un dollar, un autre type de change est de 4,3 BsF pour un dollar. En juin est défini un autre taux SITME (c) à 5,3 BsF le dollar. En décembre les deux premiers taux sont regroupés en un seul : 4,3 BsF. **** À partir de février, nouvelle dévaluation par rapport au dollar. En mars est créé le SICAD, organisme où les personnes physiques et morales qui veulent acheter des dollars doivent déposer leur demande. Il est interdit de communiquer le taux du dollar du SICAD. Dans le tableau, le montant (b) est une moyenne établie pour octobre.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 44 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 45

2010 – 1,5 27,4 30 332 a) 2,6*** b) 4,3 c) 5,3 2011 4,2 29,0 29 892 a) 4,3 b) 5,3 2012 5,6 19,5 29 890 a) 4,3 b) 5,3 2013 1,3 52,7 21 481 a) 6,3**** b) 11,5 2014 – 3,9 68,5 22 080 a) 6,3 ***** b) 11,33 c) 66,16 d) marché noir ? 2015 – 5,7 180,9 16 370 a) 6,3 ****** b) 13,5 c) 900 d) marché noir ? 2016 – 16,7+ 511,3++ 10 977 a)10******* b) 674 c) marché noir ?

Le tableau no 1 montre l’accélération de la baisse de l’activité économique durant les années Maduro. Le PIB s’est effondré ces trois dernières années. On note aussi l’inflation galopante. Ce sont ces facteurs, associés à la raréfaction des devises causée par la chute du prix du pétrole, qui expliquent la rareté, le désappro­ visionnement et l’appauvrissement brutal de la population. La

***** Un troisième type de change est créé en février. À partir de ce moment, il faut considérer différents taux : celui du dollar préférentiel, le dollar du SICAD I, celui du SICAD II et le dollar au marché noir. ****** En janvier 2015 est annoncé un nouveau système de change. Le dollar CADIVI est maintenu, le dollar du SICAD I et celui du SICAD II fusionnent et prennent le nom de dollar SICAD. Le prix indiqué ici est celui de novembre. Est créé un dollar SIMADI, dont le prix varie avec l’offre et la demande. En décembre, son prix est de 900 BsF. ******* Le dollar préférentiel (DIPRO) vaut 10 Bs. Le SIMADI prend le nom de DICOM, c’est un taux variable qui, en février, vaut 200 Bs. Dans le tableau, le chiffre est celui de décembre. + Estimation de Torino Capital. ++ Estimation de Datanálisis.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 45 29/01/2018 17:20:42 46 LES TEMPS MODERNES diminution des réserves internationales dépasse même celle de 2003, laquelle faisait suite à la grève que PDVSA avait menée contre le gouvernement de Chávez. Cette grève de trois mois avait paralysé l’industrie pétrolière et perturbé, de ce fait, les autres ­activités économiques du pays. Mais maintenant, c’est la maladie hollandaise, renforcée par un système de contrôle des changes ­inadéquat, le désordre administratif et l’arbitraire avec lequel est traitée la propriété privée, qui réduisent d’une manière drastique les finances de l’État et paralysent la production.

Tableau no 2 : chiffres de la situation sociale 2005‑2015 11

% de % de Salaire % Variation ménages ménages mensuel augmentation Années interannuelle en situation en situation minimum du salaire de l’inflation de pauvreté d’extrême Bsf.* minimum ** *** pauvreté 2005 405,00 26,07 14,4 37,9 15,3 465,75 2006 26,50 17,0 30,6 9,1 512,33 2007 614,79 20,00 22,5 28,5 7,9 2008 729,23 18,61 31,9 27,5 7,6 879,15 2009 31,52 26,9 26,7 7,5 959,08 1 064,25 2010 28,65 27,4 26,9 6,9 1 233,89 1 407,47 2011 25,47 29,0 26,5 7,0 1 548,21 1 780,45 2012 32,25 19,5 21,2 6,0 2 047,52

11. Sources : http://hvmlaboral.blogspot.com/p/salario-minimo- historico.html ; et INE (consulté le 26 juillet 2016 et le 24 mars 2017). *Tous les salaires sont exprimés en BsF. Les années où apparaissent plusieurs montants sont celles où ont été décidées plusieurs augmenta- tions du salaire minimum. **Les pourcentages de croissance du salaire minimum ont été cal- culés à partir du dernier salaire minimum de chaque année. ***À partir de 2014, l’INE a cessé de publier les chiffres sur la pauvreté. Les chiffres de 2014, 2015 et 2016 sont ceux qui ont été établis par Encovi (http://www.rectorado.usb.ve/vida/sites/default/files/2015_pobreza_ misiones.pdf).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 46 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 47

2 457,02 2013 2 702,73 45,20 52,7 27,3 8,8 2 973,00 3 270,30 2014 4 251,40 64,79 68,5 48,0 23,6 4 899,11 5 622,48 6 746,98 2015 96,94 180,9 73,0 49,9 7 421,68 9 648,18 11 577,81 15 051,15 2016 280,8 511,3 81,2 51,51 22 576,73 27 092,06

Le tableau no 2 montre la chute brutale des revenus des ménages. La dévaluation des salaires minimaux réels, liée à l’infla- tion, est même antérieure à la chute des prix du pétrole. Elle se produit à partir de 2011 et s’interrompt seulement en 2012, année de la dernière campagne électorale de Chavez. L’INE 12 ayant décidé de différer la publication de chiffres officiels sur la pau- vreté, nous utilisons ici ceux établis depuis 2014 par l’Enquête sur les conditions de vie (Encovi) qui a été réalisée par des experts de trois universités du pays (UCV, USB, UCAB 13). Les données établies par l’enquête ne se limitent pas à la pau- vreté, mais concernent aussi la perte de poids. Les trois quarts des personnes ayant répondu à l’enquête (74,3 % exactement) déclarent avoir perdu plus de sept kilos dans les derniers mois ; les plus pauvres ont perdu neuf kilos. 93,3 % des personnes interro- gées ont déclaré qu’elles n’avaient pas assez d’argent pour manger. L’enquête a établi que les services rendus aux habitants par les missions, en deux ans, étaient passés de 86 % à 70,8 %. Le rôle des missions comme « Barrio Adentro » s’est apparemment dégradé : en 2016, 1,8 million de personnes ont déclaré recourir à ce service. En 2015, elles étaient 2,6 millions. Lorsque les familles restent, durant trois ans, sous le seuil de pauvreté, cela signifie que

12. Instituto Nacional de Estadística (INE), l’équivalent de notre INSEE (NdT). 13. Universidad Central de Venezuela, Universidad Simón Bolívar, Universidad Católica Andrés Bello.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 47 29/01/2018 17:20:42 48 LES TEMPS MODERNES la pauvreté conjoncturelle commence à devenir structurelle, conclut l’enquête. Cette situation est aggravée par l’augmentation incontrôlée de la violence sociale, observée par divers instituts et ONG, qui fait aujourd’hui de la société vénézuélienne une des plus violentes au monde. L’Observatoire vénézuélien de la violence (OVV) indique, pour les deux dernières années, que le taux d’homicides avoisine les 90 pour 100 000 habitants. Caracas est devenue la capitale la plus dangereuse de la planète. Selon Provea, une ONG de défense des droits de l’homme qui effectue un suivi des violences et des abus consécutifs au Programme de sécurité nommé « Opération pour la libération et la protection du peuple » (OLP) — c’est le vingt-cinquième du genre depuis le début du chavisme —, ce pro- gramme n’a pas réduit la violence, il a au contraire accru les viola- tions des droits de la population elle-même, et spécialement ceux de la population pauvre. Les opérations sont conduites par des corps civils et militaires qui opèrent au petit matin dans les quar- tiers populaires, sans qu’à ce jour existe un texte officiel qui expli- citerait les buts et la méthode de ces interventions. Entre juillet 2014 (date d’inauguration du plan) et février 2015, les chiffres officiels font état de 245 victimes et 2 310 incarcérations. Provea a compta- bilisé plus de 700 victimes au début de 2016. Les autorités respon- sables des décès arguent qu’il s’est agi d’affrontements avec des délinquants. Mais la disproportion entre le nombre de victimes et celui des agents de la force publique est si peu habituelle qu’elle tend à conforter les déclarations des familles des victimes, selon lesquelles il s’est agi d’assassinats. Les récits des familles sont identiques : les forces de sécurité bouclent les rues, leurs agents entrent encagoulés, sans mandat, dans les maisons où ils volent, torturent et commettent tous types d’exactions (BBC, 2017). L’incapacité de l’État à contrôler la violence se manifeste éga- lement dans le système carcéral. Provea indique qu’entre 1999 et le premier semestre 2015 il y a eu 6 851 victimes dans les prisons. Selon l’Observatoire vénézuélien des prisons (OVP), le nombre moyen de victimes annuelles est de 468. Il faut ajouter que, depuis 2011, des mutineries s’achevant en massacres ont eu lieu dans les principaux établissements pénitentiaires du pays 14. Les discours

14. Il s’agit des prisons d’El Rodeo, La Minima de Tocuyito, La Planta, Uribana.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 48 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 49 officiels, réservés aux rapports remis aux instances internationales, telles que la Cour interaméricaine des droits de l’homme et l’Éva- luation périodique universelle, à l’ONU, parlent des succès de l’État en matière carcérale, mais des organismes comme l’OVP et Une fenêtre en liberté apportent un démenti formel à ces ­déclarations.

Enfin, la destruction des mécanismes de marché, l’absence de contrepoids institutionnels aux pouvoirs publics, l’absence de contrôle des fonctionnaires de l’État et des Forces armées ont favo- risé la pénétration dans l’État de tous types de négoces illicites. Compte tenu du contrôle exercé par le chavisme sur les pouvoirs publics et l’espace médiatique du pays, c’est de l’extérieur du pays que proviennent les informations sur ces irrégularités. Le cas le plus emblématique de cette pénétration des réseaux de corruption dans les secteurs dirigeants du gouvernement est sans doute celui des neveux du Président et de son épouse, appré- hendés à Haïti lors d’une opération de police alors qu’ils négo- ciaient la livraison, sur le territoire des États-Unis, de 800 kilos de cocaïne. Jugés par un tribunal de New York, ils ont été reconnus coupables. Lors du procès, le juge a fait entendre des enregistre- ments dans lesquels les jeunes gens assuraient avoir un libre accès à la zone de l’aéroport international de Caracas réservée à la prési- dence, d’où ils expédieraient leur cargaison. L’application, par le Département d’État des USA, de sanctions pour trafic de drogue à l’égard de l’actuel vice-président de la République, Tarek El Aissami, est un autre exemple notable. D’autres commerces non moins prospères sont liés au système de contrôle des multiples changes. L’écart entre les taux officiels du change et ceux du marché noir est si énorme qu’il garantit des béné- fices exorbitants à ceux qui peuvent acheter du dollar bon marché pour le revendre à des taux élevés. Une autre source d’enrichissement illicite est le contrôle des prix et des subventions, qui encourage la contrebande de produits alimentaires, de médicaments, d’appareils électroménagers, d’essence, etc. L’attribution directe de chantiers de travaux publics, les abus et la corruption dans les contrats conclus entre PDVSA et des prestataires, nationaux et étrangers, abus qui sont dénoncés dans des instances internationales, en sont encore une autre. Le champ est vaste. J’ai seulement recensé ici les quelques cas qui font le mieux apparaître au grand jour les conséquences de la destruction des contrepoids institutionnels, de l’anomie et de la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 49 29/01/2018 17:20:42 50 LES TEMPS MODERNES violation de l’état de droit par le gouvernement lui-même, qui, à tous les niveaux, ont engendré le népotisme, la corruption et le clientélisme. Cela montre à quel point les conditions de l’État- rentier vénézuélien, qui en d’autres temps fut un État puissant, sont maintenant plutôt celles d’un État en faillite.

III. LES DERNIERS DÉVELOPPEMENTS D’ORDRE POLITIQUE

La gestion de Nicolás Maduro est entrée dans sa quatrième année. Pour assurer sa survie politique, le chavisme a opté pour une dictature à vocation totalitaire. Le caractère autoritaire du régime s’était déjà profilé durant toute l’ère chaviste, mais en plu- sieurs étapes. Le premier mandat a été celui de l’élaboration et de l’approbation de la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela, qui a étendu les droits des personnes et a intégré des pratiques participatives, fondées essentiellement sur une dyna- mique du bas vers le haut. Pour autant, elle a aussi renforcé le pou- voir de l’Exécutif national et accentué le déséquilibre entre les pouvoirs publics, déséquilibre qui préexistait dans la Constitution de 1961. Elle a également affaibli le contrôle des civils sur les mili- taires. En réalité, Chávez a commencé très tôt à harceler les institu- tions représentatives, en particulier le Pouvoir judiciaire qu’il n’a pas tardé à contrôler. Et, dans la mesure où il sortait vainqueur des batailles politiques, il a encore accentué le caractère personnalisé du régime et inversé la dynamique du bas vers le haut pour lui en substituer une autre, dirigée d’en haut, c’est-à-dire de la Présidence où, à chaque fois, il concentrait encore plus de pouvoir décisionnel. La grande transformation, qui a consisté à imposer un projet socialiste à une société qui l’avait rejeté en votant contre la réforme constitutionnelle promue par le Président, fut l’affaire du second mandat. Ce projet, dont les grandes lignes étaient contenues dans le premier plan socialiste 2007‑2014, a été mis en œuvre malgré l’échec électoral. Parmi ses objectifs apparaissait celui de convertir le Vénézuélien en un homme nouveau, notion propre aux régimes totalitaires comme l’ex-URSS et Cuba. Après la mort de Chávez en 2013 et peu après la victoire électo- rale de Maduro intervient la troisième période de la présidence cha- viste. Le projet socialiste se poursuit, mais, en même temps, il change clairement de nature. Dans la mesure où Maduro a dû s’affronter à la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 50 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 51 crise globale qu’avait semée Chávez, la dérive autoritaire s’est trans- formée en un gouvernement franchement dictatorial. Et sa légitima- tion, qui auparavant était de nature charismatique, s’est changée en une légitimation de nature patrimoniale. Le pouvoir chaviste d’au- jourd’hui est un gouvernement qui respecte de moins en moins les lois. Il gomme les limites entre le public et le privé, utilise les res- sources de l’État à des fins personnelles et justifie cette conduite en s’autoproclamant dépositaire légitime de l’héritage révolutionnaire du comandante eterno. En faisant suspendre par le Conseil national électoral (CNE), au mois d’octobre 2016, le droit au vote du Référendum révocatoire 15, il a définitivement rompu l’ordre constitu- tionnel. Les étapes qui se sont succédé pour aboutir à un tel résultat dessinent une séquence en dix mouvements détaillés ci-après.

5 décembre 2015 : changement de majorité à l’Assemblée nationale

Regroupée dans la MUD (Table de l’Unité démocratique), l’opposition, avec 112 sièges sur 157, emporte, lors des élections législatives de décembre 2015, la majorité absolue au Parlement, ce qui lui donne le contrôle de toutes les décisions de la période constitutionnelle. La nuit même, Maduro annonce qu’il reconnaîtra les résultats du vote. En fait, le chavisme fera exactement l’inverse et fermera la porte à toute reconnaissance des partis de l’opposition ainsi qu’à tout dialogue et toute négociation avec elle.

Fin décembre 2015 : suspension du mandat de quatre députés

Les tout derniers jours de décembre, le Parlement sortant, où les chavistes avaient la majorité absolue, nomme de manière

15. Le Référendum révocatoire présidentiel est une disposition de la Constitution de la République bolivarienne, qui peut être mise en œuvre après deux années de mandat. Elle permet à la population, soit de destituer le Président, soit, au contraire, de le confirmer dans ses fonctions. La pro- cédure comporte deux étapes de recueil de signatures. Le référendum est mis en œuvre si 1 % du corps électoral se prononce en faveur de son orga- nisation (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 51 29/01/2018 17:20:42 52 LES TEMPS MODERNES intempestive treize nouveaux magistrats de la Cour suprême, sans respecter la procédure spécifiée dans la Constitution 16. Quelques jours après, la même Cour, prétextant un soupçon de fraude, sus- pend l’élection et la nomination des quatre députés de l’État Amazonas 17. Ces quatre élus, ayant été déjà proclamés députés par le CNE (Conseil national électoral), jouissent en fait de l’immunité parlementaire, ce qui, si l’on veut leur ôter leur mandat, rend nécessaire toute une procédure régie par la Constitution. Or aucune procédure n’est engagée. La Cour décide purement et simplement que l’opposition, au Parlement, n’a plus la majorité aux deux tiers, ce qui empêchera la même opposition de nommer, dans d’autres institutions publiques, de nouveaux dirigeants en remplacement de ceux dont les mandats ont expiré ou sont près d’expirer.

Mars 2016 : mise en place de la procédure du Référendum révocatoire

L’État ne voulant pas reconnaître ni prendre en ligne de compte le changement survenu à l’Assemblée nationale, les partis de la MUD commencent en mars 2016 à réunir les conditions néces- saires à la mise en place d’un mécanisme institutionnel inscrit dans la Constitution, le Référendum révocatoire de la présidence (RRP). À l’instar de la Cour suprême de justice, le CNE, se pliant aux inté- rêts du chavisme, met nombre d’obstacles à la démarche et multi- plie les manœuvres dilatoires afin de retarder sa mise en œuvre. Les enquêtes d’opinion indiquent clairement, en effet, que le cha- visme est devenu minoritaire et qu’il pourrait connaître une déroute. En mai, la MUD remet au CNE plus de deux millions de signatures, accomplissant ainsi le premier pas qui consiste à recueillir 1 % des signatures des listes électorales, ce qui en prin- cipe fait de la MUD le promoteur du Référendum (la quantité de

16. Pour tout ce qui concerne le volet institutionnel, notamment l’ac- tion de la Cour suprême concernant les décisions prises par l’Assemblée nationale durant cette période, ou encore celle du Conseil national élec- toral, le lecteur pourra consulter les analyses que José Ignacio Hernández, avocat et professeur de droit à l’USB et à l’UCAB, livre régulièrement dans la revue en ligne Prodavinci (http://prodavinci.com), revue où l’on trouvera de nombreux articles de fond sur le contexte vénézuélien (NdT). 17. Dont trois députés de l’opposition (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 52 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 53 signatures nécessaires était exactement de 195 721). Le CNE ayant enfin contrôlé les signatures, c’est seulement le 24 août qu’il active le processus qui conduira au Référendum révocatoire.

Mai 2016 : proclamation de l’état d’exception

Le 13 mai, Nicolás Maduro édicte un décret déclarant l’état d’exception et d’urgence économique. La rhétorique officielle est la suivante : le Venezuela est victime d’une guerre économique menée par l’impérialisme, le fascisme, la droite nationale, la droite internationale et l’ex-Président colombien Álvaro Uribe, cette guerre déstabilise le pays et promeut un coup d’État permanent. Pour affronter cette prétendue guerre, Maduro concentre encore plus le pouvoir politique et économique.

Été et automne 2016 : invalidation du Pouvoir législatif

Dès l’émission de ce décret, le gouvernement, soutenu par la Cour suprême de justice, commence à saper chaque initiative législative, prétextant sa non-pertinence — voire son illégalité —, évoquant en outre l’état d’exception imposé à la nation. Les ministres de l’Exécutif se refusent à venir présenter leurs rapport et comptes au Parlement et à informer les députés sur les politiques mises en œuvre pour résoudre la crise 18. Au Parlement est également refusé l’accès aux informations statistiques et la Cour suprême rejette toutes les lois élaborées par cette même assemblée. En situation de guerre, affirme-t‑elle, les pouvoirs législatifs et de contrôle du Parlement sont suspendus.

Octobre 2016 : pseudo-approbation du Budget national

Le 16 octobre, le Président, qui contrairement aux exigences de la Constitution s’est refusé à présenter à l’Assemblée le Budget national pour que ce dernier soit débattu et approuvé, le fait approuver par le Congrès de la patrie, une instance proche du PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela), mais qui n’existe pas dans la Constitution.

18. À l’exception de la procureure générale de la nation (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 53 29/01/2018 17:20:42 54 LES TEMPS MODERNES

Octobre 2016 : suspension du Référendum révocatoire

Après avoir élaboré toute une série de contrôles, d’entraves, de contretemps, dont nous épargnons le récit au lecteur, le CNE informe la MUD que le processus du Référendum révocatoire prési- dentiel, dont la deuxième étape consistait à recueillir 20 % de signa- tures et avait été officiellement annoncée pour la fin d’octobre, est ajourné jusqu’à nouvel ordre. Le motif de cet ajournement est le suivant : dans cinq États, les tribunaux pénaux de première instance (qui n’ont pourtant aucune compétence en matière électorale) font état de soupçons de fraude qui auraient été commises dans leurs juridictions lors du recueil du 1 % des signatures. Une autre infor- mation tombe au même moment : les élections régionales prévues pour 2016 sont, elles aussi, reportées sine die à 2017. La suspension du droit des citoyens au vote constitue une rupture de l’ordre consti- tutionnel et révèle l’absence de démocratie au Venezuela.

Novembre 2016 : échec d’une tentative de dialogue

D’octobre à novembre 2106, est improvisée une tentative de dialogue entre le gouvernement et la MUD, soutenue par le Vatican, UNASUR 19 et trois ex-présidents de pays ibéro-américains qui jouent le rôle d’intermédiaires. Elle aboutit à quelques accords que le gouvernement ne respectera pas. En décembre, les représen- tants de la MUD déclarent que le dialogue est gelé jusqu’à ce que le pouvoir remplisse ses engagements. En janvier 2017, la MUD remet aux intermédiaires un document comportant vingt et une propositions destinées à reprendre les négociations. La fixation d’une date ferme pour les élections régionales est la condition sine qua non de la reprise du dialogue.

Décembre 2016

Le 14 décembre 2016, arguant d’un oubli législatif, le Tribunal suprême de justice proroge le poste de deux recteurs du CNE dont

19. UNASUR : Union des nations sud-américaines, organisme inter- gouvernemental créé en 2008.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 54 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 55 les mandats avaient expiré. La nomination déroge à la procédure définie par la Constitution.

2017 : des enquêtes d’opinions défavorables

Des enquêtes d’opinion font apparaître le désarroi et la déses- pérance des Vénézuéliens. La raison principale en est le maigre résultat obtenu par l’opposition lors de la tentative de dialogue. Elle avait obtenu la majorité au Parlement, elle avait reçu le sou- tien de milliers de citoyens descendus dans la rue pour exiger le Référendum révocatoire et manifester contre le gouvernement, mais finalement elle n’a pas été en mesure d’obtenir quoi que ce soit. En acceptant la reprise du dialogue, elle est devenue la cible de critiques et de rejet. La suspension du Référendum révocatoire et l’échec du pro- cessus de dialogue semblent bien avoir fermé les voies constitu- tionnelles qui permettraient de changer de gouvernement avant la tenue des élections présidentielles prévues en 2018.

IV. QUELQUES RÉFLEXIONS POUR CONCLURE

Début 2017, plus aucun obstacle politique ne semble s’opposer à la dérive dictatoriale du régime maduriste. Selon la Constitution, au cas où durant les deux dernières années de son mandat le Président démissionne, ou si un Référendum révocatoire le des- titue, c’est le vice-président (nommé par le même Président, donc issu de son parti) qui occupe sa charge jusqu’à la fin du mandat. Avec l’annulation du Référendum révocatoire, le chavisme a réussi à gagner du temps. On ne peut pas en déduire pour autant que Maduro soit sorti renforcé de tout cela. La crise qui ravage le pays est globale et profonde. Elle n’offrira aucune stabilité à un gouver- nement qui, durant ces quatre années, s’est avéré incapable de la juguler et de traiter aucun des maux dont souffre la société véné- zuélienne. Le Plan de la Patria, le dernier legs de Chávez que Maduro s’efforce de développer, mène au contraire le pays à la catastrophe. PDVSA, la compagnie pétrolière, la poule aux œufs d’or, ago- nise. L’abondante et inepte bureaucratie qu’elle héberge n’a pas

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 55 29/01/2018 17:20:42 56 LES TEMPS MODERNES été choisie sur des critères de professionnalisme et d’efficacité, mais pour sa fidélité inconditionnelle aux intérêts du chavisme, de Maduro et de la caste au pouvoir. Du reste, une bonne partie de ce pléthorique effectif n’a rien à voir avec la chose pétrolière, puisque le gouvernement a confié à l’entreprise la mise en place de poli- tiques sociales qui l’éloignent du cœur de son métier. De son côté, l’État-rentier a été infesté par tous types d’intérêts illicites, qui sont ceux de la direction militaire et civile au pouvoir et dont tout indique qu’ils ont perdu la capacité de réguler la vie sociale, de préserver les droits des citoyens, de promouvoir le bien-être et la prospérité, et même celle de contrôler le territoire.

Dans ce contexte, deux acteurs clés paraissent pouvoir régler le futur du pays. D’une part, les secteurs militaires qui ont soutenu le gouvernement de Nicolás Maduro d’une manière unitaire et incon- ditionnelle en lui donnant le moyen de contrôler et de réprimer la population. En échange de ces services rendus, plusieurs groupes parmi les différentes composantes de l’Institution militaire occupent aujourd’hui des postes clés de l’État et, avec leurs familles et leurs amis, jouissent de prébendes et de privilèges. Ce secteur constitue le plus solide pilier du régime. La cohésion affichée aujourd’hui par cette institution est en grande partie due à la combi- naison de deux facteurs : leurs intérêts personnels, actuellement garantis par leurs positions de pouvoir et l’accès aux ressources publiques ; et la crainte des poursuites, notamment des poursuites au niveau international, au cas où le chavisme perdrait le gouverne- ment. Si l’armée continue à appuyer le pouvoir chaviste, la possibi- lité de stopper la détérioration de la société et d’inverser le cours autoritaire, totalitaire, qu’a pris le régime est douteuse. D’autre part, les citoyens. Leur participation aux diverses actions et manifestations organisées par la MUD, en 2016, pour faire pression sur le gouvernement et surtout pour activer le méca- nisme du Référendum révocatoire, a été massive. Ces mobilisa- tions ont accentué l’atmosphère angoissante et agitée que, dans les villes, nous connaissons depuis plusieurs années déjà et à laquelle contribuent les mouvements sociaux, les protestations, parfois même violentes, dues aux pénuries quotidiennes. Face à cette situation, le chavisme a répondu par la répression, reportant ainsi sur l’Institution militaire une bonne part du coût politique de son maintien au pouvoir. Cette responsabilité soumet les Forces armées

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 56 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 57 à des tensions qui pourraient fissurer l’édifice et, le cas échéant, y produire des divisions, créant ainsi les conditions d’une sortie négociée vers une transition démocratique. Les 25 et 26 mars 2017, le Tribunal suprême de justice a émis deux jugements. Le premier consistait à retirer aux députés de l’Assemblée leur immunité parlementaire. Le second, sous pré- texte que l’Assemblée n’avait pas respecté un arrêté de la Cour, dépouillait cette même Assemblée de ses fonctions, qu’elle attri- buait à la Salle constitutionnelle. La rupture de l’ordre constitu- tionnel est ainsi devenue définitive. La vocation dictatoriale du chavisme est alors apparue en toute limpidité. La réaction de la Communauté internationale a été immédiate, ferme et massive. Dans le pays, divers acteurs sociaux et politiques ont mené des actions collectives contestant ces jugements 20. Le 1er avril, le Tribunal suprême de justice s’est vu contraint d’édicter deux nouveaux jugements révisant partiellement les précédents. L’immunité parlementaire n’est plus remise en question, et les paragraphes attribuant les fonctions de l’Assemblée à la Salle constitutionnelle ont disparu. Cependant, toutes les autres déci- sions du Tribunal, celles qui, en excluant trois députés de l’opposi- tion, ont privé cette dernière de la majorité aux deux tiers, et celles qui ont annulé l’ensemble des actes de l’Assemblée à compter de janvier 2016 au motif de cette prétendue fraude de 2015, restent toujours en vigueur 21. En avril 2017, la MUD a organisé plusieurs manifestations à Caracas et dans les autres centres urbains, qui ont été massivement suivies par la population. Cette mobilisation poursuivait quatre objectifs : la restitution de ses compétences à l’Assemblée

20. Cette décision a, du reste, été contestée dès le lendemain par la procureure générale de la Nation, ce qui a pu être interprété comme la première manifestation publique d’une fissure à l’intérieur du pouvoir chaviste. Par la suite, la procureure générale s’est montrée de plus en plus critique par rapport à des décisions du gouvernement qu’elle a jugées contraires à la Constitution (NdT). 21. Les jugements émis par le Tribunal suprême de justice ont déclenché, dès le début avril, des manifestations contre le gouvernement, qui se sont poursuivies presque quotidiennement jusqu’à la fin de juillet. Margarita López Maya a actualisé ses analyses en publiant, le 31 octobre, un texte dans la revue Prodavinci, intitulé « Venezuela 2017 : la derrota de la democracia » (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 57 29/01/2018 17:20:42 58 LES TEMPS MODERNES nationale ; la reconnaissance, par le gouvernement, de la crise humanitaire ; l’organisation d’élections par le Conseil national électoral (CNE) ; et la libération de plus de 140 prisonniers poli- tiques. Ces manifestations, qui ont pratiquement paralysé le pays jusqu’en juillet, ont reçu le soutien d’institutions internationales et interaméricaines, de plusieurs gouvernements, de parlements et de diverses ONG. Le secrétariat de l’Organisation des États améri- cains (OEA), conduit par l’ancien ministre des Affaires étrangères de l’Uruguay, Luis Almagro, a constamment œuvré pour la restau- ration des institutions de la démocratie vénézuélienne.

*

À la fin du xxe siècle, un projet ambitieux a éveillé de grandes espérances dans le peuple vénézuélien. En offrant une alternative au néo-libéralisme pratiqué par les gouvernements de pays voisins et d’autres pays du monde, il a su en outre dessiner un projet poli- tique démocratique qui dépassait nos frontières. Aujourd’hui, ce modèle agonise. Il s’est transformé en un modèle, un de plus, de ces socialismes autoritaires, totalitaires, qui ont échoué. Au sortir de cette expérience traumatisante, prendre un nouveau départ ne sera ni aisé, ni rapide. Construire une économie viable qui ne dépende pas de la rente exigera du temps, de l’adresse, de l’intelli- gence et une politique responsable. Guérir les blessures sociales et rétablir des relations normales entre les citoyens, que l’extrême polarisation et l’apologie de la violence véhiculées par le discours officiel ont mises à mal, est une tâche colossale. Il est urgent de reconstituer un tissu social qui permette une cohabitation paci- fique, civilisée, de tous ceux qui vivent sur ce territoire. De même, il est urgent de bannir la violence qui semble aujourd’hui régir les relations entre les citoyens et leur relation avec l’État. Des millions de Vénézuéliens aspirent à un régime démocra- tique. La transition vers un nouvel ordre politique qui garantisse les droits fondamentaux des personnes, le droit au suffrage universel, direct et secret, l’égalité devant la loi, la séparation des pouvoirs, demandera aux citoyens un effort constant. Ces derniers devront aussi admettre que les décisions visant au bien-être de la nation ne peuvent plus être déléguées à des leaders charismatiques. Mais pour atteindre cet objectif, une participation massive des citoyens sera nécessaire. La société vénézuélienne, ainsi que ses leaders sociaux

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 58 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 59 et politiques qui aujourd’hui sont dans la rue pour donner un avenir à notre nation pétrolière, auront de nombreux défis à relever.

Avril 2017

ADDENDUM

Entre avril et octobre 2017, la confrontation entre les forces officialistes et l’opposition regroupée dans la MUD s’est poursuivie pour finalement se conclure en faveur de Maduro. Selon les asso- ciations Provea et Foro Penal, au cours des manifestations il y a eu 139 morts attribuées en majorité aux forces de sécurité de l’État et à l’intervention de groupes paramilitaires chavistes. Près de 12 000 arrestations ont été effectuées et 1 260 personnes, dont 15 % ont été victimes de traitements atroces ou humiliants, ont été incarcérées. Le 1er mai, soumis à une rude pression, y compris à des pressions internationales, Nicolás Maduro annonçait l’élection d’une Assemblée nationale constituante que le CNE, définissant des critères contraires à la Constitution (la méthode permettait à des citoyens de voter deux fois, la représentation par régions était faussée, etc.), fixa au 30 juillet. Une fois de plus, en ne convoquant pas préalablement une consultation populaire en forme de référendum sur la pertinence de cette élection, il dévoyait l’esprit et la lettre de la Constitution boli- varienne 22. Le 5 juillet, anniversaire de l’Indépendance, l’Assemblée

22. Le Président Maduro a annoncé, le 1er mai, la convocation d’une Assemblée constituante qui serait élue le 30 juillet. La manière dont a été faite cette convocation et organisée cette élection est en contradiction avec la procédure décrite dans la Constitution bolivarienne de 1999. Elle aurait dû être précédée d’un référendum sur l’opportunité d’une nouvelle Constitution, le rôle d’une Assemblée constituante consistant en principe à élaborer une nouvelle Constitution. Cette convocation a été contestée par l’opposition, MUD (qui la nomme Assemblée constituante fraudu- leuse), comme par les chavistes dissidents et par plusieurs personnalités de gauche réunies dans une « plateforme citoyenne de défense de la Constitution », pour qui Maduro a illégitimement convoqué l’Assemblée constituante. La procureure générale, Luisa Ortega Díaz, a demandé pure- ment et simplement son annulation. Pour plusieurs observateurs et ana- lystes, l’objectif essentiel de cette nouvelle Assemblée, qui aura pleins pouvoirs, est de renforcer les pouvoirs du Président, et en particulier de

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 59 29/01/2018 17:20:42 60 LES TEMPS MODERNES nationale, bien qu’assaillie par des groupes violents de chavistes que les forces de sécurité laissèrent agir en toute impunité, décida d’orga- niser ce référendum pour le 16 juillet, avec l’aide des partis et des organisations étudiantes. La mobilisation massive que connut cette consultation populaire a fait date non seulement dans le pays mais aussi à l’étranger. Selon la commission de contrôle, constituée des recteurs des universités, le scrutin a recueilli plus de 7 millions et demi de votes, dont 600 000 dans les dizaines de pays où vit la dias- pora vénézuélienne ayant fui le socialisme chaviste. L’élection de l’Assemblée nationale constituante, en revanche, a exacerbé ad nauseam les conditions inéquitables qui, depuis bien des années, caractérisent les élections au Venezuela. Aux abus, infractions, trucages habituels pratiqués par l’officialisme avec la complicité du Conseil national électoral, s’est ajoutée l’opacité des résultats eux-mêmes, ce qui n’était pas le cas des scrutins précé- dents. Le Conseil national électoral a annoncé le chiffre de 8 mil- lions d’électeurs sans qu’à ce jour la véracité de ce chiffre ait été établie. L’Assemblée nationale constituante s’est immédiatement installée, a destitué aussitôt la procureure générale de la Nation qui s’était éloignée de la ligne présidentielle 23 et qui avait ordonné au CNE d’organiser, pour le 15 octobre, les élections régionales des gouverneurs des États vénézuéliens. Ces élections qui se sont déroulées à un moment où le pays connaissait la pire de ses crises, avec un président des plus impo- pulaires, ont, à la surprise générale, donné la majorité au chavisme qui a gagné dix-huit États alors que l’opposition n’en remportait que cinq. Ces résultats, biaisés par des irrégularités, des chausse- trappes et des agressions qui ont été le fait du gouvernement, de ses forces paramilitaires et de l’armée, marquent la fin d’un cycle de résistance et de lutte pour la démocratie. Pour obtenir un change- ment politique et une démocratisation, l’outil électoral s’est avéré d’une faible utilité. La déroute électorale a provoqué de plus une fragmentation de la plateforme unitaire de la MUD. Cette dernière se voit contrainte de chercher une autre stratégie politique suscep- tible d’affronter la nouvelle donne institutionnelle, celle d’un parti

contourner l’actuelle Assemblée nationale où l’opposition est majoritaire (NdT). 23. La procureure générale, destituée par l’Assemblée constituante, a dû fuir le pays.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 60 29/01/2018 17:20:42 L’ÉCHEC DU CHAVISME 61 hégémonique, ce qu’a connu le Mexique durant sept décades avec le PRI, le Parti de la révolution mexicaine.

Margarita López Maya Octobre 2017 Traduit de l’espagnol par Daniel Bourdon

RÉFÉRENCES

– BBC (2017) : http://www.bbc.com/mundo/noticias-america-la- tina-38126651 (consulté le 25 mars). – CNE (2006) : http://www.cne.gob.ve/divulgacionPresidencial/resul- tado_nacional.php (consulté le 25 mars). – ENCOVI (2016) : http://www.rectorado.usb.ve/vida/sites/default/ files/2015_pobreza_misiones.pdf (consulté le 5 mars). – IESA (2000), « Indicadores económicos y sociales tomados en febrero » (http://www.iesa.edu.ve/scripts/macroeconomia ; et http:// www.iesa.edu.ve/macroeconomia/soc). – MARGARITA LÓPEZ MAYA (2005), Del viernes negro al referendo revocatorio, Caracas, Editorial Alfa (réédition 2016). — 2016, El ocaso del . Venezuela 2005‑2015, Caracas, Editorial Alfa. — (2017), « Venezuela 2017 : la derrota de la democracia » (http://proda- vinci.com/2017/10/31/actualidad/venezuela-2017-la-derrota-de-la- democracia-por-margarita-lopez-maya/). – OVP (2017) : http://oveprisiones.org/informes/ (consulté le 25 mars) ; http://observatoriodeviolencia.org.ve/2016-ovv-estima-28‑479- muertes-violentas-en-venezuela/ (consulté le 23 mars).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 61 29/01/2018 17:20:42 Edgardo García Larralde, Pedro Nikken, Edgardo Lander

LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES (ENTRETIENS)

La revue en ligne vénézuélienne Prodavinci, créée en 2009, publie régu­ lièrement des entretiens avec des chercheurs, des historiens, des universitaires, des responsables associatifs, où ceux-ci exposent leurs analyses sur la situation du pays. Ces entretiens sont menés par Hugo Prieto, un journaliste expérimenté dans ce domaine — il a publié plusieurs ouvrages dont le plus récent, en 2016, intitulé Enemigos somos todos (Nous sommes tous ennemis), rassemble une trentaine­ de conversations qui portent sur la période critique que traverse le Venezuela. Prodavinci, Hugo Prieto et trois des personnes qu’il a interviewées ont auto­ risé Les Temps Modernes, qui les en remercie, à faire paraître une traduction de leur conversation. Ces dernières n’ont pas été traduites dans leur intégralité 1, nous en avons retenu les passages les plus importants pour le lecteur français. Il s’agit des interviews d’Edgardo García Larralde, de Pedro Nikken et d’Edgardo Lander. Chacun d’eux donne sa vision, diagnostic d’abord, actualité ensuite, perspectives enfin. Les deux premiers entretiens ont été réalisés en juin 2017, le dernier en septembre 2016. À ce dernier entretien a été ajouté un entretien plus récent, avec Edgardo Lander également, publié en juin 2017 dans la revue Rebelión. Licencié en sciences biologiques à l’Université McGill de Montréal, Edgardo García Larralde a également une formation d’économiste. Son acti­ vité, qui l’a conduit à travailler dans divers contextes géographiques et dans divers pays, porte plus spécialement sur la résolution de conflits. Pedro Nikken est avocat. Il a été président de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et juge dans cette organisation. Dans les années 90, il a été médiateur dans le processus de paix au Salvador.

1. Les versions originales de ces entretiens sont consultables et téléchargeables sur le site de Prodavinci (http://prodavinci.com/2016/09/18/actualidad/edgardo-lander-sen- cillamente-la-gente-esta-harta-por-hugo-prieto/ ; http://prodavinci.com/2017/06/18/actua- lidad/edgardo-garcia-larralde-la-indiferencia-si-no-la-sospecha-ha-marcado-la-relacion-­ entre-los-venezolanos-por-hugo-prieto/ ; http://prodavinci.com/2017/06/11/actualidad/ pedro-nikken-venezuela-clama-por-­una-esperanza-por-hugo-prieto/).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 62 29/01/2018 17:20:42 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 63

Edgardo Lander, sociologue, professeur à l’Université centrale du Venezuela, chercheur associé au Transnational Institute, est engagé auprès des mouvements sociaux et de gauche de son pays. Il a été un des organisateurs du Forum social mondial de 2006 à Caracas. Il a récemment publié, pour la Fondation Rosa Luxemburg, un texte relatif à la situation actuelle au Venezuela. T. M.

*

LES RESSORTS DE CETTE SOCIÉTÉ SONT PERVERS

EDGARDO GARCÍA LARRALDE — La crise n’est pas seulement poli­ tique et économique, elle a une dimension historique. Nous sommes en train de payer maintenant de vieilles factures accumu­ lées. Cette période comporte d’énormes risques mais aussi de grandes opportunités. L’échec de ladite révolution bolivarienne est bien plus que l’échec du chavisme, du gouvernement ou de Maduro. C’est l’échec de la société vénézuélienne elle-même. Il existe plusieurs échecs à l’intérieur même de cet échec-là. Et pour construire quelque chose de différent, il faut s’interroger, il faut chercher la racine de ces problèmes.

HUGO PRIETO — Notre société souffre de différentes pathologies­ dont personne ne parle jamais. Si on ne les identifie pas, si on n’en parle pas, nous ne pourrons pas obtenir ce changement dont nous avons tellement besoin. On esquisse une série de mesures écono- miques d’urgence. Est-ce suffisant ?

E.G.L — J’ai dit que le Venezuela est une société malade. Je ne suis pas sociologue ni expert en la matière, mais je suis un lecteur vorace et mon expérience professionnelle dans différents contextes socioculturels, dans des situations de conflit, dans la résolution de conflits, m’a aidé à comprendre maintes choses. Le Venezuela est une société de désaccords, une société désaccordée. C’est ce que disait Mario Briceño Iragory dans son fameux essai, Mensaje sin destino. Nous ne sommes pas vraiment une communauté, nous ne parvenons pas à former une communauté d’un point de vue spiri­ tuel, nous ne réussissons pas à partager des valeurs et je crois que

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 63 29/01/2018 17:20:42 64 LES TEMPS MODERNES cela fait partie de notre histoire. Une société désaccordée, une société de désaccords. Nous cohabitons dans un territoire, mais en réalité nous ne nous connaissons pas ni ne nous reconnaissons. L’indifférence et même parfois le soupçon sont ce qui caractérise fondamentalement nos relations.

H.P. — Avec cette tare dont nous sommes affectés, il est bien difficile de construire une identité sociale et institutionnelle. La crise a-t-elle fait émerger du plus profond la fragmentation de la société vénézuélienne ?

E.G.L. — Si nous regardons vers le futur dans une perspective optimiste, nous allons devoir affronter un processus très complexe, dans lequel il va être difficile de construire des passerelles entre les différents secteurs sociaux de la population. Nous devons apprendre à vivre ensemble de manière solidaire, sur le mode de la coopération, de la reconnaissance mutuelle, comme l’ont fait d’autres sociétés. Cela, c’est le défi que doit assumer un leadership éclairé. Il ne s’agit pas seulement de faire un programme écono­ mique, ou un programme politique, mais encore d’admettre qu’il faut engager un important processus social et culturel. En ce moment décisif de notre histoire, il ne suffira pas d’essayer de satisfaire les différents appétits, les différentes attentes, comme l’ont toujours fait les politiques dans les décennies passées. Le lea­ dership doit assumer une tâche pédagogique qui ne sera pas néces­ sairement populaire. On ne peut plus continuer à dire par exemple : « ce pays est riche, les dirigeants précédents ont volé l’argent, mais maintenant nous allons, nous, le gérer comme il faut », on ne le peut pas tout simplement parce que ce n’est pas vrai. Sur bien des plans, le Venezuela est un pays pauvre qui dépend de la rente pétrolière dans des proportions grotesques. Un pays où nous n’avons pas su produire et vivre ensemble.

H.P. — Que devraient faire les Vénézuéliens pour trouver une issue à cette crise ? Que diriez-vous ?

E.G.L. — J’ai travaillé, vous le savez, dans des contextes où les relations sont conflictuelles, antagoniques, parfois même vio­ lentes. En Russie, au Pérou, en Iran. Dans ces démarches, où par­ fois les acteurs ne se connaissent même pas, la nécessité de faire

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 64 29/01/2018 17:20:42 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 65 un premier pas pour créer un espace de confiance est une constante. Cela s’organise autour de problèmes communs que les gens veulent résoudre. L’apprentissage du respect de l’autre, de la coopération, de la convivialité, ne se fait pas avec des discours, des lois ou des décrets grandiloquents, mais à travers la pratique. Sur la santé, par exemple, on donne aux gens une formation, on leur procure aussi des instruments, afin qu’ils puissent établir les priorités, les objectifs, et traiter les problèmes prioritaires, mais aussi évaluer et valider leurs pratiques ancestrales. C’est ce que nous avons fait à Paria (État de Sucre). Avec cette méthode, la communauté réussissait à dépasser ses appartenances politiques, parce qu’elle comprenait que pour résoudre ses problèmes il fal­ lait l’apport de tous.

H.P. — Que faisons-nous quand le conflit est politique ?

E.G.L. — Nous ne pouvons pas attendre de Diosdado Cabello ou d’Henry Ramos Allup 2 qu’ils se serrent la main et qu’ils affirment que le mieux serait de dialoguer et de conclure un accord. Le chan­ gement qu’il faut opérer nous concerne tous. Ce que nous vivons actuellement est l’expression d’un échec qui est le nôtre, à nous tous. Qui, dans sa famille, n’a pas un proche qui soit fanatique d’un camp ou de l’autre ? Nous devons construire nous-mêmes des pas­ serelles à partir de nos capacités, de nos talents ; commencer à faire ces changements culturels et relationnels à partir de notre propre réalité. En termes de développement politique, nous sommes en train de créer des espaces de dialogue pour agir sur des problèmes concrets. Santé, éducation, sécurité, production. Tel est l’appren­ tissage qu’il nous faut promouvoir. Nous devons apprendre à considérer l’autre et à coopérer avec lui.

H.P. — Il existe des expériences partielles, certaines plus réus- sies que d’autres, impulsées par des organisations civiles ou par l’Église catholique. Cela a même été fait parfois de manière

2. Diosdado Cabello est le président du PSUV et, jusqu’à janvier 2016, il était le président de l’Assemblée nationale. Henry Ramos Allup, secrétaire général du parti Acción democrática (AD), a été, de janvier 2016 à début 2017, le président de cette même Assemblée nationale (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 65 29/01/2018 17:20:43 66 LES TEMPS MODERNES intuitive. Pourquoi est-ce que ce type d’initiatives n’est pas systé- matisé ? Pourquoi cela ne prend-il pas un tour plus institutionnel ?

E.G.L. — La réponse à cette question réside dans une autre de nos pathologies. C’est celle de l’État pétrolier, qui a été très claire­ ment expliquée dans El Estado mágico de Fernando Coronil. Nous avons un État magique qui, avec les pétrodollars, s’est formé sur une base à plusieurs égards très précaire, notamment au niveau ins­ titutionnel. Ce dont nous avons souffert n’est pas seulement une distorsion économique, c’est aussi une distorsion culturelle, poli­ tique et institutionnelle. Chez nous, l’objectif n’est pas de produire mais d’être à proximité de l’État. S’enrichir, au Venezuela, c’est profiter de la distribution de la rente. Cela va de l’entrepreneur jusqu’au pêcheur de Paria à qui l’État accorde un crédit pour lui permettre d’acheter un moteur qu’ensuite il ne peut pas, ou qu’il ne veut pas, rembourser. Il y a quelques années nous avions développé un projet pour améliorer l’artisanat dans le delta de l’Orénoque. Cela a bien fonctionné, mais immédiatement l’État est arrivé avec un programme en disant : vous n’allez pas faire ça, nous allons plutôt faire autrement. Et tout de suite, les gens ont été plus inté­ ressés par les dons et les crédits du gouvernement que par le « bri­ colage » que nous étions en train de faire et qui consistait à amé­ liorer et à mieux positionner l’artisanat local. Évidemment, la manne de l’État s’est vite envolée et les gens sont revenus à leurs produits artisanaux. L’État magique a été un facteur de première importance dans la distorsion de nos attentes, de nos espoirs et de toute la dynamique politique. Quels sont les ­ressorts réels de cette société ? Ce sont en grande majorité des ressorts­ pervers. Nous devons changer cela. Mais ce n’est pas un discours populaire.

H.P. — Le problème est que nous sommes dans l’ignorance et dans la faillite institutionnelle. On dirait qu’un ouragan a tout détruit sur son passage. Peut-être n’avions-nous réellement rien, mais nous n’avons pas voulu le voir. En pratique, de toute façon, les effets sont les mêmes. Le pays est, de plus, traversé par la colère, la haine. Comment sortir de cette situation ?

E.G.L. — Quand la maison est en feu, il faut d’abord éteindre l’incendie, parer au plus pressé : renégocier la dette, chercher des conditions de financements internationaux plus avantageuses,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 66 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 67 installer un climat de confiance. C’est impératif. Mais on ne peut pas reconstruire la maison à l’identique. Sinon elle risque de brûler à nouveau. C’est cela qu’il faut dire. Nous n’allons pas nous en sortir avec une solution magique. Il faut réfléchir à nos patho- logies, aux maux dont nous souffrons, qui sont les véritables causes de notre situation. Du fait des caractéristiques de notre société — ratage des opportunités, manque d’articulation entre ses acteurs —, s’était formé comme un vernis de civilisation, un vernis institutionnel qui semblait se conformer aux critères euro-­centristes de démocratie libérale, mais il existait un abîme entre cela et la réalité. Les secteurs populaires s’identifiaient-ils vraiment à cette constitutionnalité ? Quelle en était l’expression culturelle ? Tout cela était précaire. Et c’est cette société désaccordée, disjointe, cette société de rendez-­vous manqués, qui a permis l’irruption du discours rédempteur, et vengeur, du Président Chávez. Nous en sommes là.

H.P. — Le Venezuela souffre-t-il encore d’autres tares ?

E.G.L. — Le militarisme. Ce militarisme qui niche dans la société vénézuélienne fait, je crois, partie du défi culturel, politique et institutionnel que nous devons relever. Pas seulement concrète­ ment, mais aussi dans nos têtes. Si déprimant que soit le contexte, je suis venu à Caracas pour participer à différentes réunions et appuyer plusieurs projets. Maintenant je suis un peu plus optimiste. Il y a une relève, une nouvelle génération où l’on trouve des entrepreneurs, des jeunes dirigeants politiques, des étudiants, des gens des quartiers popu­ laires, qui sont en train d’accomplir des choses remarquables, sans doute même bien meilleures à ce qu’a réalisé notre généra­ tion. Parce qu’ils ne sont pas, eux, encombrés de tout ce bagage des années 1960, par cette culture de gauche qui a influencé toute ma génération. Nous possédions toute une série de mythes, et cet échec est l’échec de notre génération. Quant à moi, je n’ai jamais voté pour Chávez, parce que j’ai tout de suite perçu en lui un leader nationaliste et ­messianique, et pour moi cela a été un signal d’alarme. Militaire, messianique, nationaliste... Tous les voyants se sont mis au rouge.

H.P. — Vous avez parlé de la société désaccordée. Il faudrait

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 67 29/01/2018 17:20:43 68 LES TEMPS MODERNES dire que nous sommes dans un moment exceptionnel de cette ­discordance, dans une spirale de violence saisissante. Une répression inédite. Féroce. Il n’est pas exagéré de dire qu’en ce moment même quelqu’un, du fait de cette répression, est sans doute en train de perdre la vie. Comment en sommes-nous arrivés là ?

E.G.L. — Ma plus grande crainte est que la situation aille en empirant. C’est tout à fait possible. Par nature, la violence est incontrôlable. Il y a ici tellement de ressentiment, tellement de haine, tellement de défiance et de suspicions qui se sont accu­ mulés, que la violence est inévitable, presque normale. Les jeunes des quartiers qui ont été frappés, piétinés, humiliés par la Garde nationale, crient vengeance. Ils ont le sentiment d’être des héros et on les applaudit. C’est compréhensible mais dangereux.

H.P. — Ces jeunes qui sont en première ligne, on les appelle les boucliers de la liberté. Pour certains, ce sont eux qui détiennent la solution.

E.G.L. — C’est que nous continuons à rechercher une solution magique, des rédempteurs, de nouveaux libérateurs. On nous res­ sert toujours la même recette de solution immédiate : si nous fai­ sons un effort héroïque, nous pourrons nous en sortir. Et cela est utile au gouvernement, cette secte qui tourne le dos à la majorité : cela lui permet de dire que la violence est du côté des manifestants. Ma culture est une culture de gauche et je ne perçois pas un seul argument qui justifie ce que fait ce gouvernement. Ni Gramsci, ni Lénine, ni Marx, ni les anarchistes, personne n’a donné un quel­ conque fondement à ce qui se déroule ici. Nous avons affaire à une secte qui tente de se maintenir au pouvoir par tous les moyens. Certains disent qu’elle a le soutien de 15 à 20 % de la population. Les 80 % ne forment pas « l’opposition », mais la grande majorité de la société vénézuélienne. J’ai des rapports avec des chavistes, avec des ex-chavistes, avec des gens qui au début ont soutenu le processus bolivarien, et tous sont déçus.

H.P. — En effet le gouvernement essaye de nous vendre l’idée que les manifestations sont violentes et parle même de terrorisme.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 68 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 69

E.G.L. — C’est totalement faux. La plupart des manifestations sont pacifiques. La violence est une réponse aux bombes lacrymo­ gènes, à la répression, aux barrages qui empêchent les manifes- tations de parvenir à leur point d’arrivée (à savoir les institutions de l’État). C’est seulement dans ces moments critiques que ces petits groupes, ceux qu’on appelle « les boucliers de la liberté », se forment pour en découdre. Je ne pense pas qu’il faille en faire des héros, notamment parce que ces jeunes sont les premiers à mourir. Je crois que nous ne devrions pas applaudir, ni promouvoir ce type d’héroïsme inutile qui, de plus, est contre-productif parce que la violence devient incontrôlable. J’ai appris qu’ils sont en train de rassembler d’autres moyens en prévision des affronte­ ments, et ce n’est pas une bonne chose. La plus grande partie de ce qu’ont écrit Mohandas K. Ghandi, Nelson Mandela, Martin Luther King n’a pas visé les forces du dehors mais celles du dedans, et cela pour justifier, convaincre, en expliquant à leurs mouvements l’importance de la non-violence, pour aller contre la colère et contre les frustrations accumulées qui réclamaient vengeance. Prenez le cas de l’Afrique du Sud. Les 90 % de la population n’avaient même pas le droit de vote ni celui de choisir leur travail. Imaginez la répression dans ce pays. Et toute cette frustration, toute cette haine ont finalement été canalisées, sans bain de sang. Cela a demandé un leadership éclairé qui s’est construit dans une bataille interne à la résistance — cela n’a pas été chose aisée. Il est inutile, politiquement, d’expliquer et de justifier le ressentiment. Le problème central, politique et philosophique est que le ressenti­ ment constitue toujours une force de destruction, et non une force motrice de changement. Il faut comprendre vraiment ce qu’est un leadership éclairé. Il ne se résume pas seulement à essayer de contrôler les accès de violence et les exaltés.

H.P. — Au Venezuela on parle de guerre civile avec un naturel stupéfiant. Parfois on ressent, comme un souffle sur la nuque, l’appel à la guerre civile, le bain de sang, le Caracazo généralisé, apocalyptique 3. On sent que c’est une réelle possibilité, que cela peut-être nous attend au coin de la rue.

3. Caracazo : c’est le nom donné aux émeutes qui sont survenues le 27 février 1989 à Caracas et dans les villes avoisinantes. Le déclencheur a été l’annonce, par le gouvernement, d’une très forte augmentation du prix

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 69 29/01/2018 17:20:43 70 LES TEMPS MODERNES

E.G.L. — C’est ce genre de choses qui m’empêche de dormir. Malheureusement, je crois que c’est une possibilité. Ce n’est pas inévitable, mais cela peut arriver. Je me souviens de ce qu’a dit Javier Cercas il y a quelques années 4. Faisant des recherches sur la période qui avait précédé la guerre civile espagnole, il a identifié un des facteurs qui ont largement contribué au conflit : la banalisa­ tion de la notion de guerre civile. Les gens parlaient de guerre civile comme de quelque chose de normal, et c’est bien ce qui se passe maintenant ici. On parle de guerre civile comme si c’était un mode d’expression politique, un moyen de pression. Mais en même temps, je crois également qu’il y a des gens courageux qui font tout ce qu’ils peuvent pour ouvrir d’autres voies. Pour cette société d’occasions ratées, qui a déjà connu plusieurs échecs, la guerre civile serait la pire manière de régler les factures impayées que nous avons laissé s’accumuler.

Edgardo García Larralde Juin 2017

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LE VENEZUELA RÉCLAME DE L’ESPOIR

PEDRO NIKKEN — Nous vivons en ce moment un paroxysme de polarisation. Il ne s’étend pas nécessairement sur tout le pays, mais la furie politique s’est intensifiée depuis un an. Elle est allée crois­ sant à partir des élections législatives de 2015. Le 6 décembre 2015, le gouvernement s’est rendu compte qu’il avait perdu l’appui du peuple. Il lui a fallu s’ingénier à garder le pouvoir sans avoir la majo­ rité et il a décidé de gouverner sans l’Assemblée, ce qui ne s’était pas fait depuis vingt ans. C’est une distorsion institutionnelle

des transports publics. L’estimation du nombre de victimes d’une répres­ sion brutale, perpétrée par l’armée, est d’environ 3 000 personnes. Le chiffre officiel a fait état de 279 morts (NdT). 4. Javier Cercas, écrivain espagnol, auteur notamment des Soldats de Salamine et d’Anatomie d’un instant, a consacré une grande partie de son œuvre à réfléchir sur le passé conflictuel de son pays (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 70 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 71 majeure. Les jugements 155 et 156 de la Salle constitutionnelle 5 ont consacré l’état de fait. Ils ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Il faut alors prêter attention non à la goutte d’eau mais au vase. La goutte peut être n’importe quoi : en février 1989 ce fut l’augmentation de prix de l’essence.

HUGO PRIETO — Comment le gouvernement a-t-il pu commettre­ une telle erreur ? Sans doute pour des raisons tenant aux finance- ments. Mais jamais le chavisme n’avait fait une erreur aussi gros- sière.

P.N. — Je crois que la créativité des conseillers juridiques du gouvernement est très sommaire. En se livrant à cette fraude, ils se sont trompés lourdement. Il ne faut pas non plus négliger le dédain qu’une certaine élite chaviste éprouve pour le droit.

H.P. — 80 % des Vénézuéliens ne sont pas favorables au gou- vernement de Nicolás Maduro. Quand vous parlez de polarisation, ­comment l’entendez-vous, au vu de ce chiffre ? Certains leaders de l’opposition récusent ce terme de « polarisation » parce que les mécontents sont, de façon écrasante, majoritaires.

P.N.— Il faut être prudent avec ces notions de majorité et de minorité, qui sont fluctuantes. S’agirait-il en effet de 80 % versus 20 %, de toute façon nous avons deux pôles. Ou bien serait-ce à dire que les 20 % de la population ne comptent pas ? Enfin, un des problèmes du chavisme, dès ses débuts, c’est qu’il a toujours considéré que la majorité lui donnait une légitimité pour faire tout ce qu’il voulait. Or c’est faux. Il y a des dimensions de l’existence politique, entre autres la dignité des personnes, la tolérance, le droit de chacun et de chaque groupe à exister, qui sont au-delà de la minorité et de la majorité. En désignant de manière méprisante ceux qui s’opposaient à lui, Chávez a semé un germe fatal. Si nous avons deux groupes dont l’un doit écraser l’autre, nous sommes perdus. Ce serait une absurdité historique, politique, morale mais également juridique. Nous devons trouver une manière de rompre la polarisation, tirer les leçons de notre passé et trouver des points

5. Voir, dans ce numéro, les dernières pages de la contribution de Margarita López Maya.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 71 29/01/2018 17:20:43 72 LES TEMPS MODERNES de convergence. Pour l’instant, il semblerait qu’il n’y en a pas ; c’est du moins ce qu’on entend du côté des extrêmes. Que les discours aient été modérés ou non, des batailles terribles se sont déroulées dans les rues. Quelles en sont les raisons ? Oui, la Garde nationale réprime au point de provoquer une contre-offen­ sive. Il y a une escalade de la violence et il arrivera un moment où personne n’aura plus le contrôle de rien. On a vu le ministre Padrino López exiger de la Garde nationale une certaine modération, lui intimer de réprimer dans le respect de la loi ; cela montre que le gou­ vernement aussi perd le contrôle. Je ne suis pas certain que l’opposi­ tion, elle, ait un contrôle sur ces jeunes gens qu’on appelle les « bou­ cliers de la liberté », ils me paraissent plutôt être des groupes autonomes. Ils sont certainement courageux, passionnés, mais ce n’est pas à force d’adrénaline que nous allons résoudre la situation.

H.P. — Sur les plans économique, politique et institutionnel, le pays est sens dessus dessous, je crois qu’il n’y a pas d’autre mot. Laquelle des deux forces en présence va-t-elle s’imposer ? Y a-t-il une issue ? Laquelle selon vous ?

P.N. — Si une force écrase l’autre, c’est un dénouement, mais pas une solution. Si le Président Maduro, déraisonnablement, réussit à imposer son Assemblée constituante, s’il transforme l’État et s’il crée l’État communal, un autre front de résistance va s’ouvrir face à ce dernier. Si, de l’autre côté, l’opposition prétend en finir avec le chavisme, met en place un gouvernement autoritaire et se livre à une chasse aux sorcières, il y aura aussi une résistance des cha­ vistes. L’idée qu’une force puisse écraser l’autre est une illusion.

H.P. — N’importe qui montrant, actuellement, la moindre dis- position à discuter, ou même une rationalité minimale, à quelque camp qu’il appartienne, est aussitôt condamné. Comment résoudre un conflit si toute tentative de rapprochement est immédiatement disqualifiée ?

P.N. — Tout d’abord il faut être imaginatif. L’histoire de la politique et de la diplomatie est remplie de négociations impos­ sibles et qui pourtant s’engagent. La guerre du Viêt-nam est un cas paradigmatique. Ou pensez au roi Henri IV de Navarre qui, converti au catholicisme, a été couronné roi de France. Certaines situations

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 72 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 73 paraissent complètement insolubles et finalement deviennent pos­ sibles. J’ai eu la chance d’en voir quelques-unes. Les négociations de paix au Salvador ont été, pour moi, une sorte de miracle poli­ tique. De part et d’autre, il y avait des gens qui ne voulaient pas d’un accord, mais il y avait aussi un noyau de personnes qui, de chaque côté, faisaient pression pour que l’on parvienne à un accord. Ils ont assoupli les positions dans un scénario pourtant très diffi­ cile. Par exemple, autour de la table de négociation, il y avait d’un côté le recteur de l’Université dont le père avait été enlevé et séquestré par la guérilla, et de l’autre côté était assise la guérillera responsable de l’enlèvement. Il y avait une polarisation extrême, de la rage accumulée. Malgré tout, ils ont pu s’entendre.

H.P. — Ici nous attendons que le miracle se produise dans la rue. Que la bataille tourne en faveur de l’opposition.

P.N. — Je pense pourtant qu’il existe encore un espace pour la créativité et l’imagination. En effet, l’opposition occupe la rue et elle doit continuer parce que le pouvoir ne lui a pas laissé d’autre option ; tous les espaces ont été fermés : l’Assemblée, la Justice, le Conseil national électoral. Le gouvernement Maduro n’a aucune­ ment pris au sérieux le processus de négociation qui s’est organisé avec plusieurs ex-présidents d’Amérique latine, Zapatero 6 et l’ar­ bitrage du Saint-Père, il a tout saboté. Je ne sais pas comment pourrait démarrer une nouvelle tentative de négociation, mais ce ne se fera certainement pas de la même manière.

H.P. — C’est au Venezuela que des exilés chiliens de divers partis politiques s’étaient réunis pour définir une stratégie face à Pinochet, ce qui, dans sa phase finale, a été nommé la « Concertation ».

6. Un peu après la suspension du Référendum révocatoire, inter­ venue en octobre 2016, a été mise en place une instance destinée à faci­ liter le dialogue entre gouvernement et opposition. Elle était constituée de Ernesto Samper, ancien président de Colombie et secrétaire général de UNASUR, Leonel Fernández (ancien président de Saint-Domingue), Martín Torrijos (ancien président du Panamá), José Luis Rodríguez Zapatero, ancien chef du gouvernement espagnol et d’un représentant de la papauté, Claudio María Celli. Cette instance a cessé de fonctionner en décembre 2016 (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 73 29/01/2018 17:20:43 74 LES TEMPS MODERNES Comment se fait-il que nous n’ayons pas l’imagination politique nécessaire ? Comment se fait-il que nous soyons embourbés dans cette crise interminable ?

P.N. — Nous sommes enfermés dans une défiance qui paraît parfois infantile. Si on veut réellement parvenir à une entente, il faut s’asseoir et chercher en quoi elle peut consister. Au Salvador, j’avais établi des relations de confiance avec les deux parties et un jour j’ai demandé à un commandant de la guérilla ce qui les avait menés à la négociation. Il m’a répondu qu’il y avait eu au sein de la guérilla une discussion sur l’avenir de la lutte armée. Le recteur de l’Université jésuite les avait invités et leur avait demandé de faire taire les armes. Ils ont ensuite dialogué pendant des mois : quelle serait la stratégie à adopter ? Comment devenir une réfé­ rence politique ? Comment négocier ? Le recteur les avait réunis et puis il s’était retiré, ce qui les avait obligés à discuter. C’est cela qui manque au Venezuela. Apparemment ceux de l’opposition n’ont pas le temps de s’asseoir pour discuter. Ils sont si occupés par la rue, par la lutte politique quotidienne, qu’ils n’élaborent pas une intelligence ­commune de la situation. Toutes les exigences de l’op­ position sont légitimes, mais je n’ai pas l’impression qu’elles aient été hiérarchisées. Qu’est-ce qui compte en premier ? Le couloir humanitaire ou la libération des prisonniers politiques ? La recon­ naissance de l’Assemblée nationale ou bien le calendrier politique ? On a perdu de vue ce qui devrait être l’essentiel. Ce qui aurait dû être posé non comme objet de négociation, mais comme feuille de route, c’est la garantie que la Constitution de 1999 soit appliquée et qu’en soient respectés la lettre et l’esprit, depuis aujourd’hui jusqu’aux élections présidentielles de 2018. C’est faire en sorte que les élections régionales aient lieu ; et que Maduro aille jusqu’à la fin de son mandat. Tout semble désormais centré sur des ­élections anti­ cipées. Mais ce n’est pas ce que prétend la Constitution ; on doit donc supporter Maduro jusqu’à la fin de son mandat. Il faut s’as­ surer aussi qu’à partir des élections de 2018, et quel qu’en soit le résultat, l’objectif de la négociation soit une transition vers autre chose ; il faut un pacte de gouvernabilité qui donne la garantie que les résultats électoraux seront respectés et que, si le chavisme perd, il n’y aura pas de chasse aux sorcières. Tels sont les objectifs d’une négociation qui donnerait une stabilité au pays. On ne peut y échapper. La rue, c’est une épreuve de force que l’on peut

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 74 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 75 remporter ou que l’on peut perdre. Mais, quel que soit le résultat, cela ne résout pas le problème. Il s’agit de faire du Venezuela un pays, et ce n’est pas l’issue d’une bagarre de quartier qui va per­ mettre de reconstruire le pays. Il faut résoudre cela d’une autre manière, sinon on va à la catastrophe — une intervention militaire qui sera coûteuse pour tout le monde, ou une guerre civile, ou bien une situation d’anarchie totale, mais en tout cas à rien qui ressemble à un pays. J’ajoute ceci : que se passerait-il si, par exemple, cette nuit, Maduro ou El Aissami 7, à la télévision, annonçaient leur démis­ sion ? Y aurait-il une primaire dans l’opposition pour savoir qui sera le président ? Quel serait le programme du gouvernement ? À part la libération des prix et le rétablissement de la légitimité de l’Assemblée nationale, quels seraient les premiers pas de ce ­nouveau gouvernement ? Qu’est-ce qui va être fait ? L’opposition n’a pas suffisamment travaillé l’option politique. Comment consti­ tuer un gouvernement qui sauve le pays ? Quelle va être la poli­ tique économique d’urgence ? Où trouver les énormes ressources nécessaires pour cela ? Comment va-t-on résoudre le problème de la faim, des pénuries, et avec quelle coopération internationale ? Comment va-t-on réorganiser la Justice sans tomber dans les tra­ vers qui ont caractérisé le chavisme ? Quelle sera la vision de l’État, de son organisation ? Je n’aperçois nulle part aucune vision de cette transition. En tout cas, personne ne l’expose. C’est signifi­ catif. Le Venezuela a besoin d’une espérance, d’une perspective. La rébellion est un droit, mais il faut que l’horizon soit clairement tracé.

H.P. — On n’a pas ici une vision comme celle qu’a eue Ernesto Zedillo pour redonner du pouvoir au PRI au sein même du parti. Ni l’imagination qu’a eue Fernando Henrique Cardoso pour clore la longue période de dictature qui a assombri le Brésil. Ni rien de ce qui ressemblerait aux accords de la Concertation du Chili 8.

7. Vice-président actuel (NdT). 8. Au Chili, la Concertation des partis pour la démocratie (appelée parfois la Concertation) est une coalition de partis politiques chiliens du centre et de la gauche, née sous le nom de Concertación de Partidos por el No (Concertation des partis pour le non) à l’occasion du référendum de 1988 portant sur le maintien, ou non, au pouvoir du général Augusto

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 75 29/01/2018 17:20:43 76 LES TEMPS MODERNES

P.N. — Au Chili, ils ont dû avaler une couleuvre : Pinochet commandant général des Armées et ensuite sénateur à vie.

H.P. — Ici, on parle de la victoire d’un camp sur l’autre. Personne ne parle des couleuvres que chacun devra avaler.

P.N. — En effet, et c’est inquiétant. Cela dit, je pense que si on pouvait avoir une médiation forte mais très discrète, ce ne serait pas insurmontable. Il est parfaitement possible de concevoir un ensemble de solutions, dont un gouvernement de transition, mais à condition que le madurisme et surtout le chavisme puissent les digérer. Il faut faire preuve d’imagination. La première Commission de la vérité, par exemple, c’est au Salvador qu’elle a été inventée. Pour la réforme constitutionnelle, différentes formules ont été utili­ sées ; les discussions ont duré cinq semaines à Mexico. Ensuite l’Assemblée sortante l’a approuvée et la nouvelle Assemblée a fait de même, et cela en moins d’une semaine...

H.P. — Le gouvernement a-t-il l’intention de négocier et de résoudre politiquement le conflit ?

P.N. — Je crois qu’il y a au gouvernement deux tendances, l’une ouverte à la négociation, et une autre qui a décidé que l’issue de tout cela serait un coup de force : ou nous l’emportons ou nous mourons debout. C’est une solennelle stupidité, bien sûr. Le cha­ visme est né avec l’intention de durer, mais s’il prend ce chemin-là il se condamne à disparaître. Soit parce qu’il est battu du premier coup, soit parce qu’il l’emporte, mais dans ce cas il finira par s’éteindre. Ce type de victoire ne peut être de toute façon qu’un parfait désastre.

Pedro Nikken Juin 2017

Pinochet. La victoire du non a sonné la fin de la dictature militaire et le retour de la démocratie (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 76 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 77

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LES GENS EN ONT ASSEZ, TOUT SIMPLEMENT

EDGARDO LANDER — Dire que nous sommes plongés actuellement dans une crise très grave est bien entendu une évidence. Mais pour penser la situation actuelle, celle de l’année qui s’annonce et les issues possibles, avec transition ou sans transition, il faut d’abord admettre que la crise politique est le résultat d’une crise plus pro­ fonde, qui est celle d’un modèle d’accumulation, d’un modèle d’or­ ganisation de l’ensemble de la société, dont la base est la rente ­pétrolière. Qu’il y ait ou non un Référendum révocatoire, que ce réfé­ rendum ait lieu ou non en 2016, on ne peut pas débattre des issues possibles à la crise politique si on ne se pose pas d’abord cette ques­ tion : vers quoi se dirige notre société 9 ? Que signifierait un change­ ment de gouvernement si les conditions structurelles de l’organisa­ tion sociale ne sont pas mises en question et si la logique doit rester la même ? Sachant que l’économie ne peut plus reposer sur la rente pétrolière, va-t-on alors opter pour une autre rente, celle des res­ sources minières ? Allons-nous faire de gros investissements dans l’Arco Minero 10, la société va-t-elle poursuivre cette même logique d’agression permanente de la nature, de dévastation de l’écosystème,­ et tout ça, pour que l’État puisse disposer de ressources suffisantes pour maintenir une légitimité fondée sur une politique clientéliste ? Je crois que, tant qu’on ne mettra pas cette logique en question, parler de la seule crise politique serait faire preuve d’aveuglement et cau­ tionner l’absence de perspective à laquelle est soumise cette société.

9. Le Référendum révocatoire a finalement été écarté par le pouvoir en octobre 2016. Voir sur ce point, dans ce numéro, l’article de Margarita López Maya (NdT). 10. La « Zona de Desarrollo Estratégico Nacional Arco Minero del Orinoco », a été créée par un décret présidentiel de février 2016, qui confie à des entreprises étrangères l’exploitation à ciel ouvert d’impor­ tantes ressources minières sur une zone de plus 11 1000 km2, ce qui repré­ sente 12 % du territoire national. Cette décision est fortement contestée, au Venezuela, dans divers milieux de gauche et écologiques qui consi­ dèrent qu’il ouvre la porte à un écocide. Voir à ce sujet l’article d’Emi­ liano Terán, dans ce numéro (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 77 29/01/2018 17:20:43 78 LES TEMPS MODERNES

HUGO PRIETO — Ne croyez-vous pas qu’une réédition massive au Venezuela du livre de Fernando Coronil 11, El Estado mágico, pour- rait être salutaire ? Ce livre donne en effet toutes les clés de la rela- tion entre l’économie de la rente pétrolière et le système politique du Venezuela. Le phénomène est décrit comme une fracture ouverte de la société vénézuélienne, qui laisse voir l’os à nu.

E.L. — Ce qui est frappant, c’est le naturel avec lequel tout le monde inclut dans le discours politique ce refrain : « il faut que nous sortions de cette économie de rente ». C’est une sorte de cliché, mais qui n’a aucune conséquence. Rien n’en découle, aucune proposition concrète. Prenons un exemple : lors des élec­ tions présidentielles de 2012, puis celles de 2013, après la mort de Chávez, aussi bien dans le programme de gouvernement du cha­ visme que dans celui de l’opposition, il n’y avait rien à ce propos, rien, absolument rien. La seule chose qui était dite, c’est que la production de pétrole serait portée de 3 millions de barils à 6 mil­ lions ! C’est toujours la logique du « nous sommes un pays riche et l’État va toucher beaucoup d’argent ». En vérité cela n’est jamais mis en question. Il y a pourtant des raisons très sérieuses pour penser que nous ne sommes pas devant une chute conjoncturelle du cours du pétrole, mais que le problème en réalité a changé de nature. Et cela pour deux raisons. Tout d’abord, on parlait il y a quelques années de Peak Oil (une théorie sur l’épuisement à long terme du pétrole, selon laquelle la limite à l’extraction du pétrole n’est pas son coût économique, mais l’énergie qu’il faut mobiliser pour l’extraire) ; il s’est avéré cependant que rien n’est moins cer­ tain. Les changements technologiques permettent d’exploiter des hydrocarbures au fond de l’Arctique, dans les sables bitumineux au Canada, aux USA et ailleurs avec le fracking. Cela veut dire qu’au­ jourd’hui les hydrocarbures sont surabondants et cela ne changera pas. Ensuite, il y a l’importance du facteur climatique. Les dangers liés au changement climatique sont tels qu’ils rendent absolument indispensable, pour une simple question de survie de l’humanité, que la majeure partie des réserves d’hydrocarbures à ce jour repé­ rées, explorées et quantifiées, reste sous terre. D’où cette

11. Fernando Coronil, El Estado mágico, Caracas, Nueva Sociedad, 2002.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 78 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 79 conclusion : même si le Venezuela a de grandes réserves de pétrole, la plus grande partie de ce pétrole ne pourra pas être extraite. Nous vivons la crise d’un modèle global de civilisation. Il ne s’agit pas seulement du modèle énergétique. La surutilisation de la capacité de consommation de la planète dans son ensemble, en termes d’eau, de forêt, de pêche, etc., dépasse déjà la capacité de reconstitution de ces ressources. La possibilité de construire une société plus éga­ litaire doit passer d’abord par la reconnaissance de cette réalité. Cela ne peut pas se faire, bien sûr, dans les conditions troublées que nous connaissons aujourd’hui. Mais la solution, de toute façon, ne sera pas seulement politique. S’il y a des élections et si la MUD 12 entre au gouvernement, cela ne résoudra rien tant que les condi­ tions structurelles de notre société resteront les mêmes, tant que, par exemple, nous importerons tout plutôt que de produire. Prendre conscience que la crise économique n’est pas conjoncturelle, que notre société s’est construite sur une fiction — celle d’un prix du pétrole grimpant indéfiniment —, que nous n’avons pas les moyens de l’imaginaire qui est le nôtre et ni d’ailleurs celui de la Constitution bolivarienne — l’idéal du bien-être européen auquel l’Europe même, semble-t-il, ne parvient plus à prétendre —, cela signifierait un changement social profond. Et cela produit une ins­ tabilité majeure qui aujourd’hui ne peut être résolue ni institution­ nellement ni politiquement. La vie quotidienne des Vénézuéliens est exceptionnellement difficile. Nous sommes dans une insécurité permanente. D’abord une insécurité physique : quand quelqu’un sort de chez lui, on ne sait pas s’il va revenir. Cette phrase, « s’il te plaît, appelle-­moi quand tu es arrivé », est maintenant chez nous un réflexe naturel, et c’est terrible parce que c’est la disparition de l’espace public en tant qu’espace de rencontre ; à partir d’une certaine heure, on ne sort plus de chez soi. Si à cela on ajoute les pénuries, on comprend que la vie quotidienne est devenue insupportable.

H.P. — Au Venezuela, toute une série d’ajustements est en sus- pens. Le prix de certains services publics — électricité, téléphone, transports — n’a aucun rapport avec la production économique

12. La Mesa de la Unidad Democrática. Voir la note dans le texte de Margarita López Maya, dans ce numéro.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 79 29/01/2018 17:20:43 80 LES TEMPS MODERNES réelle ni avec la parité du taux de change du dollar dit Dicom, avec lequel beaucoup d’importations ont été négociées 13.

E.L. — Ces ajustements sont inévitables. Il faudra nécessairement­ les faire. La question, c’est la manière de les faire. Seront-ils faits sur un mode démocratique, de manière équitable, négociée ? Ou bien est-ce que ce sera une politique drastique, de rigueur ? Dans le second cas, cette politique ne conduira pas à la stabilité, mais débouchera évidemment sur une protestation permanente. C’est le défi auquel nous sommes confrontés. Un défi qui passe, je le répète, par une reconnaissance de la situation dans laquelle nous sommes aujour- d’hui. Et je crois que cela n’est même pas encore en débat. La situa­ tion d’instabilité nous conduit nécessairement à des processus vio­ lents, à des révisions difficiles, parce que nos attentes, ce à quoi nous pensons avoir droit, sont très grandes et intenables, et qu’il faut tout recalibrer. La solution que le gouvernement compte apporter, étant donné que la logique de la rente pétrolière s’épuise, c’est le méga- projet de l’Arc minier, avec une injection massive de capitaux, ce qui va censément nous permettre de vivre... d’une autre rente, de la rente minière, sans même nous poser la question de l’État-providence.

H.P. — Je ne sais pas si le Référendum révocatoire est conçu comme une voie pour résoudre les problèmes de la société véné- zuélienne, qui sont des dilemmes d’une grande complexité. Comment voyez-vous le Référendum révocatoire ?

E.L. — Le rejet de la gestion gouvernementale est aujourd’hui absolument majoritaire. Les enquêtes récentes donnent le chiffre de 80 %. De cela on peut donner, bien sûr, plusieurs interprétations. L’une d’elles est que cet échec est celui de Maduro, ce qui permet de sauvegarder l’héritage de Chávez. Mais, même s’il existe diffé­ rentes manières de l’interpréter, on peut dire sans nul doute que le gouvernement actuel est rejeté par la majorité de la population. Ce gouvernement est inefficace, corrompu et, en outre, il est de plus en plus autoritaire. Le maintien du gouvernement, pour l’immense

13. Le dollar Dicom (divisas complementarias) est un dollar à taux de change dit complémentaire, très supérieur au taux de change dit préfé­ rentiel par lequel transite la grande majorité des devises de l’État. Le Dicom est un dollar flottant.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 80 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 81 majorité, est intolérable et ce que les gens veulent, c’est sortir de cette situation. Et pas nécessairement parce qu’il y aurait un autre camp qui lui dirait qu’il va régler les problèmes réels. Simplement, les gens en ont assez, ils n’en peuvent plus. Il y a cette idée, quasi magique : « sortons de là et nous verrons ensuite ».

H. P. — Va-t-on en appeler aux mécanismes constitutionnels ?

E. L. — Il est dit dans la Constitution que si une partie impor­ tante de la population considère qu’il y a des raisons pour évaluer l’action du Président, on lance le processus du Référendum révoca­ toire. Le fait que le Référendum révocatoire se tienne ne veut pas dire automatiquement que le mandat du Président sera révoqué. C’est une évaluation, une consultation, dont le résultat n’est pas prédéterminé. Dans le jeu démocratique, les gens ont le droit de décider. Bien entendu ce gouvernement a décidé de bloquer le Référendum révocatoire.

H.P. — Parce qu’il sait qu’il va le perdre ?

E.L. — Si le gouvernement s’y oppose systématiquement, c’est en effet parce qu’il connaît les résultats des enquêtes. Il sait parfai­ tement que si le processus est mené à bien, il le perdra 14. La réac­ tion de Chávez lors du Référendum révocatoire de 2004 15 a été bien différente de celle de Maduro aujourd’hui. Aujourd’hui Chávez aurait dit : « allons-y ! », et il aurait commencé à réagir politique­ ment. Une des choses qui caractérise le gouvernement actuel est qu’il a remplacé l’action politique par l’exercice du pouvoir. Au lieu d’organiser des politiques publiques qui pourraient le légi­ timer, au lieu d’agir et de chercher la confrontation sur le terrain politique, il se contente d’exercer le pouvoir autoritaire de l’État.

H.P. — Vous évoquez la répression très directement ?

14. Le 20 octobre 2016, soit un mois après cet entretien, la procédure du Référendum révocatoire a été suspendue par le Conseil national élec­ toral (NdT). 15. Ce Référendum révocatoire de 2004, engagé à l’initiative de l’opposition, a été remporté par Chávez (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 81 29/01/2018 17:20:43 82 LES TEMPS MODERNES

E.L. — Oui, je parle de la répression. Et réprimer n’est pas faire de la politique, c’est laisser la politique de côté.

H.P. — L’homme qui gagnait les élections, celui qui faisait de la politique est mort. Que faisons-nous ? Que fait le chavisme ? Qu’est-ce qui nous reste ?

E.L. — Certaines des déclarations que le gouvernement a faites pour contester l’exigence du Référendum révocatoire sont d’un niveau proprement délirant. Par exemple, un membre du gouver­ nement affirme que « le Référendum révocatoire est fait pour révoquer les gouvernements oligarchiques, pas les gouvernements populaires ». Donc, c’est le gouvernement qui décide de la qualité de gouvernement populaire et de celle de gouvernement oligar­ chique ; comme il dit que son gouvernement est un gouvernement populaire, eh bien, il n’y aura pas de Référendum révocatoire. Voilà une méconnaissance totale de cette idée fondamentale selon laquelle le peuple souverain a un droit de regard et de décision. Cela revient à renverser la table d’un coup de pied et à dire : « nous, nous restons là, coûte que coûte »... Il en va de même avec les élections des gouverneurs : finale­ ment c’est le Conseil national électoral qui décide si elles ont lieu ou pas. Pourtant la durée du mandat des gouverneurs est parfaitement définie dans la Constitution. Lorsque le mandat est terminé, on doit procéder à des élections. Ne pas procéder à ces élections, cela aussi crée un état de fait, c’est une situation qui nie le fondement démo­ cratique de l’État, c’est-à-dire la représentation élue par le peuple.

H.P. — Quelle peut être la lecture de tout cela à l’étranger ? Le Venezuela continue-t-il à être un interlocuteur viable pour les ins- tances internationales ? Dans ce domaine, que va-t-il se passer ?

E.L. — Le processus d’isolement international du gouvernement s’accentue. En créant des dispositifs d’intégration, tels que Unasur, Celac, Petrocaribe 16, le Venezuela s’était heurté à une forte ­opposition

16. Unasur : Union des nations sud-américaines, union politique et économique créée en 2004 à Cuzco (Pérou) ; Celac : Communauté des États latino-américains et caribéens, créée en 2011 à Caracas ; Petrocaribe : Alliance signée en 2005 entre le Venezuela et les pays des Caraïbes, qui

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 82 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 83 de la part des États-Unis. Cette opposition n’était pas seulement rhé­ torique : les États-Unis ont appuyé le coup d’État de 2002. Il y a eu le décret d’Obama désignant le Venezuela comme une menace sérieuse pour la sécurité des États-Unis. La région, par ailleurs, a connu un virage à droite, légal en Argentine, mais dû à une sorte de coup d’État au Brésil. Aujourd’hui­ le Venezuela est pratiquement exclu du Mercosur. En quatre ans, le pays n’a pas rempli les conditions exigées et il est évident que d’ici à décembre ces obligations ne seront pas remplies. Le pays va donc rester pratiquement à l’écart de ce dispositif d’intégration. Son isole­ ment va croissant. Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a lancé une enquête et proteste auprès du gouvernement, car ce dernier n’autorise pas sur le territoire la présence des fonctionnaires dont la fonction est d’observer ce qui se passe. Compte tenu du degré d’improvisation et de l’arrogance avec lesquelles le gouvernement exerce le pouvoir, sans aucunement se soucier des conséquences, il est en train de perdre la reconnaissance dont il bénéficiait.

H.P. — Une inconnue est le rôle que pourrait jouer le secteur militaire.

E.L. — L’armée est une boîte noire. On n’arrive pas à savoir ce qui s’y passe. Au vu des informations qui parviennent par diffé­ rents canaux, je crois qu’un certain mécontentement se développe. Le monde militaire vit les mêmes problèmes que le reste de la population (insécurité, inflation, pénuries). On a appris que, durant leur temps libre, des colonels se font chauffeurs de taxi. Je crois que l’idée que l’armée est un soutien solide pour le pouvoir ne reflète plus la réalité. Jusqu’à quel point cela se manifeste-t-il en interne ? Qui est pour la rupture de l’ordre constitutionnel, et qui est contre ? Qui est pour un coup d’État, et qui est contre ? Tout cela est très difficile à savoir, car le fonctionnement politique à l’intérieur des Forces armées a toujours un caractère de conspira­ tion. Tant qu’il ne se passera pas quelque chose, un événement quelconque, on ne saura pas qui est impliqué, et qui ne l’est pas. Mais il me paraît assez clair que l’idée d’un autocoup d’État de

permet à ces derniers d’acheter le pétrole vénézuélien à des conditions préférentielles (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 83 29/01/2018 17:20:43 84 LES TEMPS MODERNES Maduro appuyé par l’armée n’est pas viable. Si Maduro voulait faire cela, il diviserait profondément l’armée.

H.P. — De quelle manière la non-réalisation du Référendum révocatoire peut-elle affecter les forces de gauche au Venezuela ?

E.L.— Pour le mouvement populaire qui aspire à une société plus juste, plus égalitaire, plus démocratique, pour ceux qui croient à un autre monde possible, le maintien de ce gouvernement est la poursuite d’un long processus d’usure. Le secteur populaire qui s’est politisé, qui tout au long de ces années s’est organisé, n’a pas à supporter le poids d’un gouvernement non seulement inefficace mais, de plus, incroyablement corrompu. Prolonger la présidence de Maduro, c’est contribuer à liquider la croyance qu’un autre monde est possible, c’est installer chez le peuple vénézuélien l’idée que rien ne changera, l’idée, longtemps affirmée par le ­néo-libéralisme, que ce qui est public est obligatoirement ­inefficace et corrompu. On a l’impression que Maduro a abandonné toute prétention démocratique, que ce qui l’intéresse d’abord, c’est de préserver ses positions de pouvoir et ses avantages économiques, quel qu’en soit le coût pour le mouvement populaire vénézuélien.

Edgardo Lander Septembre 2016

*

L’ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUANTE NOUS MÈNE À UN POINT DE NON-RETOUR L’entretien précédent avec Edgardo Lander a été réalisé un peu avant l’annulation du Référendum révocatoire et bien avant les manifestations antigouvernementales d’avril à juillet 2017. On sait qu’au Venezuela, entre la fin de 2016 et l’automne 2017, les événements se sont précipités. De la même manière que Margarita López Maya a jugé utile d’actualiser sa réflexion d’avril par un addendum en octobre, nous avons trouvé utile de faire connaître les analyses plus récentes d’Edgardo Lander. L’entretien qui suit a été réalisé en juin 2017. Interviewé par Carlos Carcione, journa­ liste et membre du groupe Marea Socialista, un mouvement de « chavistes critiques », Edgardo Lander livre son analyse, d’une part sur le projet

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 84 29/01/2018 17:20:43 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 85 d’Assemblée nationale constituante annoncé le 1er mai par le Président Maduro, et d’autre part sur les violences survenues lors des importantes manifestations antigouvernementales convoquées par l’opposition. Ses propos font notamment écho aux prises de position d’une figure de l’État, la procureure générale de la Nation, Luisa Ortega Díaz, qui à partir d’avril 2017 a pris des distances vis-à-vis de l’action du gouvernement et à laquelle il se réfère à plusieurs reprises. Cet entretien a été publié en deux parties, le 7 et le 9 juin, dans la revue Rebelión 17. Nous en publions ici la première partie que la revue a intitulée « Pour certains secteurs la violence est un objectif ».

T.M.

*

CARLOS CARCIONE — Que pensez-vous des dernières déclara- tions de la procureure générale de la Nation 18 et de l’appel du gouvernement à une Assemblée nationale constituante ?

EDGARDO LANDER — Après les élections parlementaires de 2015, le gouvernement s’est rendu compte qu’il ne peut se maintenir au pouvoir ni en appelant au vote populaire, ni en respectant la Constitution. Nous assistons dès lors à un démantèlement pro­ gressif de la Constitution qui se fait de plusieurs manières et, comme chacun agit en regardant avant tout les limites qu’il peut repousser et jusqu’où il peut aller, cela conduit évidemment à une fissuration de la structure même de l’État. Les limites de l’accep­ table ont été les jugements 155 et 156 du Tribunal suprême de jus­ tice et la violente répression actuelle. La rupture de l’ordre

17. La version originale de cet entretien est téléchargeable sur le site de la revue (http://www.rebelion.org/noticia.php?id=227700). 18. La procureure générale de la Nation, Luisa Ortega Díaz, a convoqué le 24 mai une conférence de presse sur les violences lors des manifestations. Elle y a dénoncé l’instrumentalisation de la violence faite par les forces de l’ordre et a déclaré que dix-neuf fonctionnaires (policiers et militaires) faisaient l’objet d’enquêtes pour ces violences. Le 15 juin, elle a déposé devant la Cour suprême de justice trois recours demandant l’annulation de la convocation de l’Assemblée constituante (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 85 29/01/2018 17:20:43 86 LES TEMPS MODERNES constitutionnel signifie que l’on crée, de fait, un type d’État diffé­ rent de celui conçu dans la Constitution de 1999. Ce qu’est en train de faire le pouvoir, ce n’est pas seulement de refuser de reconnaître l’Assemblée nationale. La question — sur laquelle nous travaillons au sein de la plateforme contre le décret de l’Arco Minero — est celle de la signature de contrats avec des entreprises multinationales. Dans le cas de l’Arco Minero, ce qui est en jeu, c’est le fait de donner, ou non, au Président plus de ­pouvoir afin de lui permette de prendre des décisions contraires à la Constitution, contraires aux lois en vigueur, contraires aux droits des peuples indigènes, contraires à toute la structure poli­ tique territoriale de l’État. Et c’est ce qui est en train de se passer. Donner au Président le pouvoir de prendre des décisions d’une telle importance briserait un des piliers fondamentaux de la souve­ raineté. Dans les deux derniers mois, comme l’a bien dit la procureure générale, il y a eu en effet une situation de violence, de méconten­ tement. Le gouvernement devrait d’abord essayer d’en comprendre les raisons. Il devrait reconnaître cet énorme mécontentement qui ne cesse de croître et qui est dû à la situation économique, aux pénuries, à l’insécurité... Mais il a peu à peu fermé toutes les voies constitutionnelles qui permettraient à la volonté populaire de s’ex­ primer. S’il ne reconnaît pas l’Assemblée, s’il diffère les élections des gouverneurs, s’il refuse la possibilité du Référendum révoca­ toire qui est l’un des droits de démocratie participative les plus importants inscrits dans la Constitution, si notre Président gou­ verne en ayant décrété l’état d’urgence qui l’autorise à décider de tout, même de suspendre les droits constitutionnels, cela veut dire qu’il empêche la population, et je ne me réfère pas à la MUD mais à l’ensemble de la population, d’exercer son droit à exprimer sa volonté quant à la situation du pays. Pour moi, il y a deux aspects importants dans la déclaration de la procureure. Elle dit d’abord que les manifestations de rue ne se règlent pas seulement par la répression, mais qu’il faut répondre au malaise et à la détresse des gens. Elle dit aussi que les modalités de la répression — recourir aux armes à feu, juger les manifestants dans des tribunaux militaires pour aller plus vite — violent claire­ ment les principes constitutionnels.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 86 29/01/2018 17:20:44 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 87

C.C. — Comment interprétez-vous la violence politique actuelle ?

E.L. — Nous ne sommes pas seulement, ici, sur une scène où des ­manifestations pacifiques sont réprimées par un gouvernement dont l’autoritarisme croît. Cela est vrai, mais nous savons aussi qu’au Venezuela sont en jeu des intérêts et des enjeux géopolitiques. Si on néglige cet aspect, on se condamne à ne rien comprendre à ce qui se déroule dans ce pays. Dès le début du gouvernement de Chávez, depuis de longues années donc, très clairement dans l’appui au coup d’État, dans le processus de soutien et de financement des secteurs les plus radicaux de l’opposition, il y a eu, venant de l’extérieur, aide politique et financière, entraînement, etc. Nous savons qu’il y a une ingérence directe du Département d’État et du gouvernement des États-Unis, ainsi que des partisans de l’ex-président Uribe en Colombie. À quoi il faut ajouter les médias internationaux qui réper­ cutent à l’envi les horreurs du madurisme ; parmi eux, notamment, le Miami Herald et en Espagne ABC. Tout cela est bien orchestré.

C.C. — Quelle est votre première approche par rapport à la Constituante ?

E.L. — Le gouvernement voit bien qu’une élection où tous les Vénézuéliens voteront ne lui permettra pas de rester au pouvoir, et que la Constitution de 1999 ne le lui permettra pas non plus. Comme on ne cesse de faire pression sur lui pour que les élections se fassent, il sort de sa manche une Constituante. Et censément pour favoriser le dialogue, pour éviter la violence, pour créer un espace où les différences pourront se résoudre, il invente un méca­ nisme qui est une formidable arnaque. Il conçoit une ingénierie électorale qui va pouvoir convertir la minorité qu’il représente en une majorité dans cette Assemblée constituante. Il procède de deux manières. D’une part, dans la représentation territoriale, puisque c’est dans les grandes villes que l’opposition est plus importante et que lui est minoritaire, il donne donc une sur-représentation aux zones rurales. D’autre part, comme il sait que cela ne suffira pas, il ajoute une représentation de type corporatif, où il y aura, c’est évident, un contrôle et des manipulations — si l’on observe cette longue histoire de conseils communaux et de communes, ce seront les conseils communaux chavistes qui vont pouvoir s’imposer. Ces

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 87 29/01/2018 17:20:44 88 LES TEMPS MODERNES règles du jeu relèvent de la pure tricherie. La composition de la Constituante est prédéterminée. On nous l’a annoncé à plusieurs reprises et à petites doses de manière plus ou moins explicite. Il suffit de relire les déclarations qui ont été faites. Bien que depuis un an et demi il gouverne en état d’exception,­ Maduro dit que ses pouvoirs ne lui suffisent pas pour résoudre les problèmes du pays. Elias Jaua 19, lui, prétend que l’État est démuni face à l’offensive de l’opposition et qu’il a besoin d’autres outils constitutionnels pour se défendre, ce sera donc évidemment un État encore plus autori­ taire que l’actuel. Je vois donc deux dimensions : celle de l’inconstitutionnalité (de la Constituante) du point de vue de la procédure ; qui convoque, et comment ? Mais sans oublier la question du contenu, parce qu’on suppose que ce sera une Constituante ayant les pleins pou­ voirs et que les questions qu’elle devra approuver sont déjà en train d’être définies.

C.C. — Croyez-vous possible d’arrêter la violence ? Quelles ini- tiatives prendre ?

E.L. — Il faut d’abord savoir de quel type de violence il s’agit. S’il s’agit de débordements, de bavures qui échappent au gouver­ nement ou à l’opposition, c’est une certaine forme de violence. Mais si, en revanche, la violence est de type stratégique, c’est- à-dire si elle vise, d’un côté et de l’autre, à régler cette situation, c’est tout autre chose. Nous savons que le cercle dirigeant, autoritaire, du PSUV, le parti de gouvernement, n’est pas disposé à céder et que le nombre de morts que coûtera son maintien ne l’inquiète pas. La réunion de généraux où a été ouvertement discutée la nécessité de recourir à des francs-tireurs contre les manifestants, dont nous avons eu connais­ sance par le général Cliver Alcalá 20, répond à ce souci : peu importent les morts, nous gardons le pouvoir. Une ligne rouge a été franchie,

19. Ministre de l’Éducation et vice-président des Missions sociales. 20. Le général en retraite Cliver Alcalá Cordones, chaviste critique et membre de la plateforme de défense de la Constitution, a, en mai 2017, dénoncé dans la presse la tenue d’une réunion de militaires envisageant le recours à des francs-tireurs contre les manifestants, dont il avait été informé par une fuite (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 88 29/01/2018 17:20:44 LA CRISE VÉNÉZUÉLIENNE : DIAGNOSTICS ET PERSPECTIVES 89 car certains actes du gouvernement sont ouvertement criminels. Il y a eu des crimes contre l’humanité dont les auteurs ou les respon­ sables seront inquiétés à peu près partout dans le monde, et ceux-là vont se défendre jusqu’au bout, quel que soit le nombre de morts. Par ailleurs, il y a des secteurs radicaux de la droite qui ne sou­ haitent pas que cette expérience du chavisme se termine par une simple déroute électorale, expérience dont, malgré les coups reçus, il restera tout un acquis en termes d’organisation, d’attentes, de perspectives, etc. Pour ce secteur, tout cela doit disparaître, être écrasé, éliminé. Il faut que la punition soit telle qu’elle efface jusqu’à l’imaginaire d’une possibilité de changement. Si l’on pense aux incidences internationales et si l’on observe comment le Venezuela se situe dans la géopolitique globale, on comprend que cette violence-là est structurelle et extrêmement difficile à réduire. Parce que ce sont là des conditions qui ferment celles d’un dia­ logue possible. Il y a des secteurs pour lesquels la violence est un réel objectif. Maintenant, aussi bien dans l’opposition aujourd’hui réunie dans la MUD que dans le gouvernement du PSUV, se font jour des dissensions internes. Des gens de la MUD, ce n’est certes pas la majorité, affirment avoir été approchés et soumis à des pressions par ces secteurs financés et soutenus par les États-Unis. Et, du côté du gouvernement, les fissures commencent également à apparaître, on constate précisément que certains se refusent à être complices de la situation. Le comportement de la procureure générale et de quelques magistrats du Tribunal suprême de justice, qui prennent position quant à la convocation de l’Assemblée constituante, montre que l’édifice se lézarde. La possibilité de discussion, de dialogue, visant à trouver des issues pacifiques, passe obligatoirement par la prise de conscience que, bien que les extrémistes des deux bords cherchent à renforcer la polarisation, nous n’avons pas affaire à deux blocs homogènes. Je pense que dans le pays beaucoup de gens, la majorité en fait, veulent éviter une guerre civile. Ces gens doivent pouvoir trouver des dispositifs de mise en relation, de prise de contact, de dialogue, de reconnaissance, car ce sont de larges secteurs du chavisme et de l’opposition. On connaît déjà l’existence d’un chavisme critique, mais même au sein du gouvernement et jusque dans l’armée, qui se trouve de plus en plus tiraillée par le rôle qu’on lui fait jouer, cette tendance critique ­s’intensifie. Ces positionnements commencent à

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 89 29/01/2018 17:20:44 90 LES TEMPS MODERNES apparaître et c’est à partir d’eux que l’on peut ouvrir des espaces qui permettraient une reconnaissance mutuelle. Des deux côtés, de nombreuses personnes se sentent entraînées dans des situations qu’elles n’aiment pas et dont elles ne veulent pas être responsables. Dans l’armée, des secteurs refuseront de partager la responsabilité d’une tuerie. Il faut rappeler que Chávez, à plusieurs reprises, a déclaré que pour sa génération le rôle que l’armée avait été contrainte de jouer lors du Caracazo a été un véri­ table échec. L’armée a reconnu qu’elle avait été utilisée pour écraser le peuple. Des informations indiquent que cette sensibili­ té-là demeure chez les militaires. Et il existe aussi des secteurs de l’opposition qui refusent d’être l’instrument d’une politique telle qu’ici on ne sait plus où se situe le fascisme. Le fascisme est là lorsque des groupes de motards armés, des paramilitaires, agressent des lycéens d’une manière qui rappelle les chemises brunes de l’Allemagne nazie. De même, la violence que l’on trouve dans nombre de manifestations de l’opposition prend cette direction. Je crois qu’aujourd’hui les manifestations massives que ­l’opposition organise ne sont pas nécessairement le fait de gens qui adhèrent à la MUD ou à son projet de société. Mais c’est l’unique lieu où ils peuvent exprimer leur mécontentement et leur colère. Il faut le savoir et ne pas surestimer la MUD qui est loin d’exercer une hégémonie dans ce pays.

Edgardo Lander Juin 2017 L’ensemble de ces entretiens est traduit de l’espagnol par Daniel Bourdon

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 90 29/01/2018 17:20:44 Alejandro Martínez Ubieda

LE PARLEMENT HARCELÉ « LA SÉPARATION DES POUVOIRS AFFAIBLIT L’ÉTAT »

Pour aborder la situation du Parlement vénézuélien, rien ne sera plus révélateur que la déclaration faite aux médias véné- zuéliens le 4 décembre 2009 par celle qui était alors la présidente du Tribunal suprême de justice (TSJ), Luisa Estela Morales :

Nous ne pouvons pas continuer à penser en termes de sépara- tion des pouvoirs parce que c’est un principe qui affaiblit l’État 1.

C’est, dans une large mesure, le leitmotiv sous-jacent de tous les agissements du pouvoir exécutif vénézuélien depuis 1999 — souvent secondé docilement par le pouvoir judiciaire et l’Auto- rité électorale 2 — par rapport à ce principe fondamental des sys- tèmes démocratiques. Une preuve de ce mépris : sous les gouver- nements précédant l’avènement du chavisme, le pouvoir exécutif avait toujours désigné un ministre des Relations avec le pouvoir législatif, qui, à la manière d’un Premier ministre français ou ita- lien, avait pour mission de faire le lien entre les deux pouvoirs, assumés donc comme distincts et indépendants. Cela n’a pas été le cas sous les gouvernements chavistes où cette fonction a disparu et qui a vu naître d’étranges ministères et secrétariats d’État, comme

1. (http://www.eluniversal.com/2009/12/05/pol_art_morales:-la-di- visio_1683109.shtml). 2. Au Venezuela, la Constitution de 1999 établit que l’Autorité élec- torale a un rang de pouvoir d’État, conjointement aux pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et moral.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 91 29/01/2018 17:20:44 92 LES TEMPS MODERNES par exemple « secrétariat d’État au Bonheur social suprême du peuple 3 ». Depuis les débuts du chavisme, le Parlement a été consi- déré comme une institution subordonnée à l’Exécutif, ne nécessi- tant de ce fait aucune attention particulière. Puisque l’Exécutif ne doit être ni questionné ni amendé par les législateurs, il n’est pas besoin de désigner une figure de haut rang pour plaider auprès des parlementaires. Ce travail cherche à raconter d’une manière simple quelques éléments fondamentaux de la transformation d’une démocratie imparfaite en un autoritarisme imparfait. Mon analyse sera menée à partir du Parlement vénézuélien et à l’aide d’éléments d’observa- tion directe. Je considérerai d’abord quelques-unes des caractéris- tiques les plus saillantes du Congrès de la République qui a prévalu jusqu’à la Constitution de 1999, ainsi que les changements cru- ciaux qui furent opérés sous le contrôle parlementaire du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) dans ce qui, à partir de cette année-là, s’est appelé l’Assemblée nationale. Il s’agit de relater des faits, de décrire des manières et des modes d’action qui permettent de comprendre l’esprit qui a animé ces deux périodes. Je me référerai à des événements politiques significatifs, mais aussi à des faits mineurs et à des actions indivi- duelles. Dans le cadre de cet article, je ne peux m’attarder à faire une analyse approfondie de l’institution parlementaire véné- zuélienne, ni aborder de façon détaillée le processus de dégrada- tion de la séparation des pouvoirs, le lien entre le pouvoir militaire et l’élite parlementaire du parti officiel, ou la désignation irrévo- cable d’un grand nombre de magistrats de la Cour suprême de jus- tice par l’assemblée sortante (où dominait le parti au pouvoir) quelques jours après que l’opposition eut obtenu la majorité des sièges en décembre 2015, ni l’élection anticonstitutionnelle d’une Assemblée nationale constituante en 2017. Le Congrès de la République, en fonction jusqu’à la convoca- tion de l’Assemblée constituante de 1999 par le Président Hugo Chávez lors de son accession au pouvoir en décembre 1998, était un parlement à deux chambres dont la direction était assurée par le président du Congrès de la République, qui exerçait également les fonctions de président du Sénat, et le vice-président du Congrès de

3. (http://www.presidencia.gob.ve/Site/Web/Principal/paginas/ classVice_Suprema_Felicidad_Social_Pueblo.php).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 92 29/01/2018 17:20:44 LE PARLEMENT HARCELÉ 93 la République, faisant également office de président de la Chambre des députés. En outre, le Sénat et la Chambre des députés compor- taient chacun un comité directeur composé de deux vice-présidents. La Constitution de 1999, rédigée selon les consignes du Président Chávez par une Assemblée constituante qui lui était entièrement acquise, a instauré un parlement à chambre unique, aujourd’hui appelée Assemblée nationale, à l’instar de l’Assem- blée nationale du pouvoir populaire de Cuba. Il existe en Amérique latine un autre cas où, d’un système parlementaire à deux chambres, on est passé à un système à une chambre unique : celui de la Constitution péruvienne de 1993, adoptée pendant le mandat d’Al- berto Fujimori, lorsque celui-ci, le 5 avril 1992, renversa son propre gouvernement et, avec l’appui des Forces armées, a dissout le Congrès au sein duquel il ne disposait plus de la majorité.

LE PACTE INSTITUTIONNEL (1969‑1999) 4

Pour saisir la dynamique du Parlement vénézuélien durant ces trente années, il faut comprendre le pacte non signé concernant l’attribution des charges dirigeantes — tant celles du Congrès que celles du Sénat et de la Chambre des députés — qui prévalait alors. On l’appelle le Pacte institutionnel. Après la dictature de Marcos Pérez Jiménez (1952‑1958), les premières années de la période démocratique furent difficiles. En

4. Il ne faut pas confondre le Pacte institutionnel avec le Pacte de Punto Fijo. Celui-ci, qui a inspiré le Pacte institutionnel dans une large mesure, est un accord qui a été signé le 31 octobre 1958, à la chute de la dictature de Pérez Jiménez, par les trois grands partis politiques : l’Action démocratique (AD, sociale-démocrate), Comité politique électoral indé- pendant (, social-chrétien) et l’Union républicaine démocratique (URD). Seul le Parti communiste du Venezuela est resté à l’écart. Chaque parti s’engageait à respecter le résultat des scrutins présidentiels et à former une alliance pour gouverner. Ce fut un Pacte fondamental pour cette démo- cratie qui faisait ses premiers pas dans un environnement hostile, où ­l’élément militaire était largement agressif. Le Pacte de Punto Fijo a, dans une certaine mesure, servi de référence lors de la négociation du Pacte de la Moncloa signé en 1977, en Espagne, marquant l’entrée dans la Transition démocratique après l’ère franquiste.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 93 29/01/2018 17:20:44 94 LES TEMPS MODERNES juin 1960, il y eut un attentat contre le président de la République, Rómulo Betancourt : une bombe explosa sur le passage du véhi- cule présidentiel, Betancourt fut blessé mais survécut. Se produi- sirent des soulèvements militaires, des conspirations de gauche comme de droite ; le parti Action démocratique (AD) se divisa, donnant naissance au Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), et la thèse de la lutte armée s’imposa au sein du Parti com- muniste du Venezuela, l’entraînant alors dans la guérilla. Dans ce climat d’instabilité et au fil des échecs rencontrés par la violence armée, des réflexions furent menées aussi bien par les insurgés que par les gouvernants. Progressivement on s’achemina vers une normalisation et vers l’intégration des insurgés à l’establish- ment politique et institutionnel, processus qui a été nommé la pacifi- cation. Au bout de quelques années, la gauche déposa les armes et prit part au débat politique institutionnel. C’est dans ce contexte qu’en 1969 le Congrès de la République adopta un accord de cohabitation politique, le Pacte institutionnel, qui ne fut jamais signé et pourtant fut respecté de façon plutôt rigoureuse. Il établissait les règles permettant le choix des membres des comités directeurs du Congrès de la République, du Sénat et de la Chambre des députés. Même s’il s’agis- sait de postes pourvus par les assemblées 5, une concertation devait aboutir à un accord garantissant la gouvernabilité ainsi que la repré- sentation pluraliste des partis politiques en présence. Étant donné que, constitutionnellement, c’était au président du Congrès national que revenait la présidence de la République en cas d’absence absolue du titulaire, on considérait que le mandat populaire devait être strictement respecté. Le cas échéant, ce devait donc être un représentant du parti au gouvernement qui lui succé- derait en son absence, le peuple ayant, par ses suffrages, donné un avantage à ce parti politique. C’est ainsi qu’à de nombreuses reprises des partis politiques, qui avaient obtenu la présidence de la République sans avoir la majorité au Parlement ni les votes suffi- sants pour choisir le président du Congrès, ont néanmoins obtenu, grâce au Pacte institutionnel, le contrôle du pouvoir législatif. Le cas le plus connu d’une telle conjoncture est celui des élections de 1998. Le parti au gouvernement, celui d’Hugo Chávez, n’était alors que le deuxième groupe parlementaire, pourtant les autres forces politiques — qui toutes ensemble

5. C’est-à-dire par le Sénat et par la Chambre des députés.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 94 29/01/2018 17:20:44 LE PARLEMENT HARCELÉ 95 disposaient largement d’une majorité leur permettant de désigner à la présidence du Congrès un représentant de n’importe laquelle d’entre elles plutôt que celui de ce groupe politique nouveau, dont la vocation démocratique pouvait raisonnablement susciter des doutes — ont appliqué les principes du Pacte institutionnel et ont élu comme président du Congrès de la République un représentant du parti du Président Chávez. De même, grâce à l’existence de cet accord, des petits partis qui n’avaient qu’un nombre réduit, voire minime, de parlemen- taires ont pu faire partie des comités directeurs des Chambres, occuper la présidence ou la vice-présidence de commissions parle- mentaires et faire partie des délégations à l’Union interparlemen- taire 6, au Parlement andin, au Parlement latino-américain ainsi qu’au Parlement amazonien. Un autre aspect important du Pacte institutionnel est qu’il incluait la prise en compte des candidats désignés par le Congrès de la République aux fonctions de procureur général de la Nation et de contrôleur général de la Nation. Pour la nomination du procureur général, on attendait que le consensus se dessinât à partir d’une liste de noms proposés par le parti qui contrôlait le pouvoir exécutif. En revanche, pour celle du contrôleur général, on examinait les noms proposés par le principal parti d’opposition 7. Ce mécanisme parti- culier de poids et de contrepoids, qui garantissait la fonction d’ins- pection entre les mains de l’opposition, évitait que le parti de gou- vernement, nettement moins intéressé à faire des enquêtes de fond sur la gestion de son propre gouvernement, puisse s’emparer de cet espace et le neutraliser pour des motifs purement politiques. Ainsi, dans cette période, le dialogue politique fonctionnait et il y avait un effort de compréhension politique — qui ne régnait

6. Comme on peut le constater dans les procès-verbaux des confé- rences de l’Union interparlementaire, les délégations vénézuéliennes comprenaient des membres du Parti communiste, avec Ricardo Gutiérrez ; des membres du Mouvement pour le socialisme (MAS), avec Teodoro Petkoff, Moisés Moleiro ; des membres de la Nouvelle Génération démo- cratique, avec Víctor Hugo Morales, D’Paola, Germán Febres ou Bernardo Horande ; et des membres de la Cause radicale (LCR), avec Pablo Medina, parmi d’autres parlementaires de partis minoritaires. 7. Ce contrôleur remplit, mutatis mutandis, un rôle similaire à celui de la Cour des comptes (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 95 29/01/2018 17:20:44 96 LES TEMPS MODERNES pas toujours, certes —, d’échange, d’inclusion et de tolérance des différences idéologiques à l’intérieur du système. Tel est l’esprit du Pacte institutionnel et du Pacte de Punto Fijo qui le précédait.

L’IMMUNITÉ PARLEMENTAIRE ET LES CAS LES PLUS MARQUANTS DE SA SUSPENSION

L’immunité parlementaire, exigée tant par la Constitution de 1961 que par celle de 1999, est une caractéristique de la plupart des parlements du monde entier ; elle a pour objet de protéger les parle- mentaires de pressions abusives pendant l’exercice de leurs fonc- tions. L’immunité qui empêche de poursuivre en justice les parle- mentaires peut être suspendue pour rendre possible un procès, pourvu que cette suspension — cette mise entre parenthèse du principe général — soit précédée d’un vote d’approbation. La première suspension d’immunité parlementaire d’un député, après l’approbation de la Constitution de 1961, fut le cas de Teodoro Petkoff. Avec le temps, celui-ci était devenu un homme politique et un intellectuel de renom de la gauche démocratique, puis député suppléant du Parti communiste du Venezuela, qui avait pris une trajectoire insurrectionnelle. Depuis la fin des années 60, le Tribunal suprême de justice avait sollicité la suspension de l’immunité de plusieurs parlemen- taires, et parmi eux celle de Petkoff. Le Congrès de la République a alors dû examiner le dossier :

[...] Les trois réunions de la Chambre des députés [...] tota- lisent une vingtaine d’heures de débats prolongés qui ont abouti à la suspension d’un député suppléant. Les interventions de certains orateurs qui auraient été pénalisés par les délais impartis ont rendu indispensable la prolongation des séances pour entendre tous les arguments détaillés qui devaient être formulés avec précision. [...] Si difficiles que fussent les accusations et grave la situation, considération, sérénité, respect et reconnaissance de l’adversaire ont prévalu dans l’hémicycle. Il n’y eut pas une phrase insolente, grossière, provocante ou offensante, mais une attention portée au fait politique qui exigeait de la profondeur de la part des orateurs, en présence totalement libre de la presse à toutes les séances. Petkoff eut l’occasion d’exercer entièrement sa défense devant la Commission de politique intérieure et la séance plénière de la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 96 29/01/2018 17:20:44 LE PARLEMENT HARCELÉ 97 Chambre. La déléguée dut annoncer un moment de pause et sus- pendre la séance, après une discussion longue et respectueuse qui, aussi grave qu’ait été la conjoncture, n’a jamais été inconvenante. Une fois Teodoro Petkoff suspendu, le juge Navarro Dona ne délivra pas immédiatement le mandat d’arrêt. Il sera dit qu’il ne possédait pas tous les éléments qui l’y auraient autorisé, mais aussi que le gouvernement n’avait pas pour priorité de poursuivre et condamner Petkoff, et qu’il respecta la manière dont le jeu poli- tique imposa à tous une grande dose de patience. La détention n’in- tervint qu’en janvier 1962 pour d’autres raisons. (Barragán, 2013 8)

En 1987, il se produisit un événement assez inédit. Un député plutôt médiocre, nommé Hermócrates Castillo, élu sur les listes d’un petit parti nommé OPINA, fut arrêté sur une route nationale et on trouva dans son véhicule un paquet de cinq kilos de cocaïne. Castillo fut alors arrêté en flagrant délit et son incarcération fut immédiate sans que le Congrès de la République n’émît de réserve quant à sa poursuite devant le Tribunal. Le cas le plus retentissant en matière de levée de l’immunité fut, sans aucun doute, celui du Président Carlos Andrés Pérez : en 1993, suite à une enquête relative à l’utilisation de fonds grâce auxquels son gouvernement avait soutenu Violeta Chamorro — alors récemment élue à la présidence du Nicaragua —, le procu- reur général de la Nation demanda à la Cour suprême de justice 9 l’ouverture d’un procès à l’encontre du président de la République. La Cour, à son tour, demanda au Congrès de la République l’auto- risation de poursuivre le procès puisque Carlos Andrés Pérez était le Président en exercice. Le Congrès approuva la tenue du procès et la Cour put déclarer Pérez coupable ; ce dernier, suspendu de ses fonctions, fut condamné sans que cela ne provoquât de trouble dans les institutions ni dans l’armée. Il faut donc souligner que, durant la période où se produisirent ces levées d’immunité parlementaire et même la levée de l’immu- nité du Président Carlos Andrés Pérez, ces événements, en dépit de

8. Teodoro Petkoff était accusé d’avoir provoqué des désordres publics de type insurrectionnel, notamment des faits de violence à l’Uni- versité centrale du Venezuela, où il était, en 1960, président du centre des étudiants de l’École d’économie. 9. Dont l’actuelle dénomination est Tribunal suprême de justice.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 97 29/01/2018 17:20:44 98 LES TEMPS MODERNES leur immense répercussion politique, ne suscitèrent ni remous ni épisodes violents. Il s’agit de situations complètement différentes des violations de l’immunité parlementaire auxquelles je vais m’at- tacher maintenant.

DES VIOLATIONS DE L’IMMUNITÉ PARLEMENTAIRE

Les violations de l’immunité parlementaire — hors toute pro- cédure légale, donc, au contraire des cas de suspension d’immunité évoqués ci-dessus — ont été aussi nombreuses que graves à partir de 1999. Si l’on prend pour référence les plaintes déposées au Comité des droits de l’homme des parlementaires 10 par des députés ou des groupes politiques qui ont considéré que leur immunité avait été violée, on compte plus d’une trentaine de cas entre 2010 et 2017. J’ai personnellement eu connaissance de ces cas lorsque je participais à la rédaction et à la présentation de ces plaintes devant l’Union interparlementaire, lors de plusieurs réunions internatio- nales. Examinons quelques cas emblématiques.

Le cas du député Richard Mardo

En février 2013, le député Richard Mardo fut accusé de s’être enrichi frauduleusement par le président de l’Assemblée nationale, Diosdado Cabello (PSUV), qui, devant les caméras de télévision, produisit à titre de preuves des supposés chèques prouvant selon lui ladite infraction. Mardo est membre d’un parti du centre, Primero Justicia (PJ, Justice d’abord), fondé en 2000. Son immu- nité parlementaire fut levée en juillet 2013 selon une procédure ainsi commentée par le Comité des droits de l’homme des parle- mentaires à Genève :

S’agissant de M. Richard Mardo — Le 5 février 2013, M. Diosdado Cabello, Président de l’Assemblée nationale, aurait montré, au cours d’une séance ordi-

10. Organisation internationale basée à Genève, en Suisse (https:// www.ipu.org/fr/about-us/structure/governing-council/comite-des-droits- de-lhomme-des-parlementaires).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 98 29/01/2018 17:20:44 LE PARLEMENT HARCELÉ 99 naire, des chèques et d’autres documents publics à l’appui de la thèse selon laquelle M. Mardo avait bénéficié de dons de tiers, arguant que ces faits constituaient un enrichissement illicite ; le plaignant affirme que les pièces produites par le Président étaient des chèques falsifiés et des reçus contrefaits ; — Le 6 février 2013, M. Pedro Carreño, en sa qualité de Président de la Commission d’audit parlementaire, a porté des accusations au pénal contre M. Mardo et a demandé, au vu du caractère flagrant de ses infractions, son placement en résidence surveillée ; — Le 12 mars 2013, le Bureau du Procureur général a offi- ciellement demandé à la Cour suprême d’autoriser l’inculpation de M. Mardo du chef de fraude fiscale et de blanchiment d’argent ; le plaignant affirme que c’est seulement ce jour-là que M. Mardo a pu consulter les comptes rendus d’enquête qui avaient été com- pilés sans sa participation ; — Dans son arrêt du 17 juillet 2013, la Cour suprême a demandé à l’Assemblée nationale de lever l’immunité parlemen- taire de M. Mardo, « acte qui, s’il est adopté, est parfaitement conforme à l’article 380 du Code de procédure pénale » qui sti- pule que « une fois dûment réglées les formalités requises pour l’ouverture de poursuites, la personne est suspendue, ou frappée de l’interdiction d’exercer une fonction publique, ou frappée à la fois de suspension et d’interdiction pendant la durée du procès » ; le 30 juillet 2013, l’Assemblée nationale a décidé de lever l’im- munité parlementaire de M. Mardo ; — Selon le plaignant, la procédure pénale semble avoir été laissée au point mort par les autorités ; celles-ci ont déclaré que l’affaire suivait son cours et que M. Mardo avait été officielle- ment inculpé le 25 juin 2014. (Décision sur les droits de l’homme des parlementaires, Union interparlementaire, 21 octobre 2014.) En ce qui concerne la description de la façon dont M. Mardo s’est retrouvé privé de son immunité parlementaire, dans l’an- nonce de la résolution de sa décision, le Comité : « [...] estime que l’Assemblée nationale devrait être le lieu au Venezuela où s’expriment des points de vue différents sans crainte de représailles ni incitation à la violence et où l’on s’ef- force de trouver un terrain d’entente ; est donc préoccupé que ce soit l’Assemblée nationale elle-même, plutôt que les autorités judiciaires, qui ait pris l’initiative, du moins dans le cas de M. Mardo et de Mme Machado, de porter des accusations pénales contre des membres de l’opposition, accréditant ainsi la thèse que les motifs en sont plus politiques que judiciaires. » (Décision sur

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 99 29/01/2018 17:20:44 100 LES TEMPS MODERNES les droits de l’homme des parlementaires, Union interparlemen- taire, 21 octobre 2015.)

Cette affaire montre clairement comment l’Assemblée natio- nale, alors sous le contrôle d’une majorité progouvernementale, accuse l’un de ses membres et comment ensuite différentes entités également contrôlées par le parti au pouvoir, ainsi que la majorité parlementaire de l’époque, demandent la suspension de son immu- nité. Il s’est donc produit une situation institutionnelle qui, comme le souligne la commission de l’Union interparlementaire, donne de la crédibilité à la thèse qu’il s’agit d’une gestion politique plutôt que judiciaire de l’affaire.

Le cas de la députée María Corina Machado

La députée María Corina Machado a soutenu une position très critique face au régime du Président Chávez. Membre d’un petit groupe politique de tendance libérale, son mandat parlementaire a été, dès le départ, gênant pour le gouvernement. La levée de l’immunité parlementaire de María Corina Machado s’est faite grâce à la violation d’une série de normes. En effet, lors d’une séance de l’Organisation des États américains (OEA), elle est intervenue en utilisant un droit de parole que lui avait cédé la représentation panaméenne, ce qui a provoqué une violente réac- tion de l’Exécutif vénézuélien. Examinons la plainte présentée par le groupe de la Mesa de la Unidad Democrática (MUD, Table de l’unité démocratique, coalition fondée en 2010) devant le Comité des droits de l’homme des parlementaires et dont j’ai été l’un des corédacteurs :

« Pendant la séance du 25 mars 2014, la majorité PSUV de l’Assemblée nationale a déclaré aux autres instances publiques que la députée María Corina Machado avait perdu son investiture parlementaire et que, donc, elle ne devait plus porter ce titre. Cette déclaration a été faite sans qu’il n’y ait eu, au préalable, de débat à ce sujet en séance, enfreignant les principes les plus élé- mentaires du Droit parlementaire, selon lesquels tout sujet affec- tant l’intégrité de l’entité législative doit être débattu en séance plénière lorsque l’un des membres le demande, comme ce fut le

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 100 29/01/2018 17:20:44 LE PARLEMENT HARCELÉ 101 cas ; si aucune demande n’est faite en ce sens, alors la décision de la majorité est adoptée sans délibération préalable. C’est de cette manière expéditive que la majorité progouvernementale de l’époque a soutenu la décision déjà prise par le président de l’As- semblée nationale qui estimait que María Corina Machado avait cessé d’être députée lorsque celle-ci avait assisté et essayé d’in- tervenir à la séance du Conseil permanent de l’OEA, le 21 mars 2014. Sur instruction du Président de l’Assemblée nationale, elle a été immédiatement privée de son siège, rayée des listes, ses accréditations parlementaires ont été révoquées et son traitement a été bloqué. Au sein de l’Organisation des États américains, il est de pra- tique courante que les pays membres partagent leur siège avec des personnalités étrangères à l’Organisation dans le but de leur per- mettre d’exprimer leur point de vue ; ce sont les délégations concernées qui se portent caution de ces personnalités. Et le fait que, lors d’une séance du Conseil permanent, un pays membre de l’OEA facilite la présence d’un parlementaire d’une autre nation ne convertit pas celui-ci en ambassadeur ou fonctionnaire du pays « hôte ». Quoi qu’il arrive, une éventuelle infraction ne conduit pas au retrait de son investiture en tant que député. Cela exigerait une règle constitutionnelle expresse, d’autant plus quand il s’agit d’un député, car l’exercice de la représentation populaire est affecté, avec tout ce que cela implique. De toute façon, si le président de l’Assemblée nationale esti- mait qu’il avait pu y avoir atteinte à un quelconque article de la Constitution, il aurait dû soumettre ce sujet au débat, en séance plénière, et ceci d’autant plus que le groupe parlementaire de l’Unité démocratique en avait fait la demande expresse, ce qui aurait permis à la députée, María Corina Machado, d’avoir l’occasion d’être entendue. Rien de ceci ne s’est produit. Au contraire, le président de l’Assemblée nationale, dans la mesure où l’article 191 de la Constitution ne pouvait évidemment pas être appliqué, a procédé de sa propre initiative et autorité à son exclu- sion de l’institution à laquelle elle appartenait de par la volonté du peuple. Cette violation des droits des parlementaires et des élec- teurs, qui porte atteinte à la démocratie, nécessite l’intervention urgente du Comité des droits de l’homme des parlementaires. En effet, ce qui est en jeu une fois de plus, c’est l’exercice abusif du pouvoir par la majorité afin d’éliminer tous ceux qui expriment des positions politiques divergentes par rapport à celles du parti au pouvoir. C’est un procédé qui se répète et qui vise à faire taire les voix dissidentes à l’Assemblée nationale en faisant

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 101 29/01/2018 17:20:44 102 LES TEMPS MODERNES fi du mandat populaire qui les a élues. (Casal, Martínez Ubieda, Plainte présentée par le groupe parlementaire de la Table de l’union démocratique au Comité des droits de l’homme des parle- mentaires, 2014.)

Le Comité a, pour étayer sa décision de 2014 sur le cas, émis les considérations suivantes :

Considérant aussi que la source a exprimé la crainte que l’im- munité de Mme María Corina Machado ne soit levée sous peu, après que le vice-président de l’Assemblée nationale eut déclaré le 20 février 2014 que la Commission permanente de l’intérieur recueillait des informations qui démontreraient que Mme Machado avait participé à des activités terroristes et fascistes contraires aux intérêts du pays ; que ces informations seraient remises au Procureur général, afin que ce dernier puisse prier la Cour suprême d’autoriser l’ouverture de poursuites pénales contre Mme Machado ; que le 18 mars 2014, au cours d’une séance ordi- naire et à l’instigation de son Président, l’Assemblée nationale a adopté une motion favorable à l’ouverture d’une enquête sur Mme Machado, en vue de la levée de son immunité. (Comité des droits de l’homme des parlementaires, 2014.)

Ces initiatives destinées à limiter les activités de la députée María Corina Machado avaient été précédées d’autres actions plus ­musclées. Le 30 avril 2013, la députée du PSUV, Nancy Ascensio, l’avait agressée physiquement, la jetant au sol, lui donnant des coups de pied qui ont provoqué une fracture de la cloison nasale nécessitant une opération chirurgicale. En avril 2017, on compte vingt-deux plaintes de violation des droits des parlementaires. Une autre affaire emblématique est celle du député Julio Borges qui, au moment de rédiger cet article en septembre 2017, exerce la présidence de l’Assemblée nationale et qui avait été « sanctionné » par le retrait illégal de son droit à la parole lors des séances parlementaires de 2013. Lui aussi fut agressé physiquement, plusieurs fois, tant par d’autres parlemen- taires que par des militants du parti au pouvoir, et menacé d’empri- sonnement par des représentants du pouvoir exécutif.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 102 29/01/2018 17:20:44 LE PARLEMENT HARCELÉ 103

LA DÉTENTION DE DÉPUTÉS

Le 11 février 2017, le député a été arrêté arbitrai- rement alors qu’il roulait sur une autoroute de province. Des inconnus se sont approchés de son véhicule et y ont déposé subrep- ticement des armes. Cette arrestation représente une violation grave des fonctions du pouvoir législatif et des prérogatives consti- tutionnelles des députés, lesquelles sont au service de ces fonc- tions ; c’est aussi une violation des droits de l’homme tout court. La privation de liberté du député Gilber Caro témoigne d’un mépris total de l’article 200 11 de la Constitution de la République boliva- rienne du Venezuela, qui établit clairement que l’immunité d’un parlementaire prend effet dès sa prestation de serment. Gilber Caro a été régulièrement élu comme député suppléant et il a été asser- menté par la Chambre. Il bénéficie sans aucun doute de l’immunité parlementaire. Si des poursuites pénales étaient engagées contre lui, la procédure exigerait que le Ministère public demandât une audience préliminaire devant le Tribunal suprême de justice, qui, s’il y avait des raisons suffisantes pour poursuivre, pourrait adresser une demande d’autorisation à l’Assemblée nationale, à charge pour elle de décider si elle lève ou non l’immunité parlementaire. Ce n’est pas ce qui s’est produit. À ce qui précède vient s’ajouter un danger plus grave pour les droits fondamentaux du député Caro. En effet, nous avons été informés qu’il risque d’être poursuivi devant une juridiction mili- taire, ce qui est évidemment contraire aux articles 28, 49 et 261 de

11. Article 200 : les député(e)s de l’Assemblée nationale jouissent de l’immunité dans l’exercice de leurs fonctions depuis leur nomination jusqu’à la fin de leur mandat ou renoncement à celui-ci. Les présumés délits que commettront les membres de l’Assemblée nationale seront du ressort du Tribunal suprême de justice statuant à huis clos, unique autorité pouvant ordonner leur détention et les poursuivre, moyennant l’autorisa- tion préalable de l’Assemblée nationale. Dans le cas de délit flagrant commis par un ou une parlementaire, les autorités compétentes le ou la mettront en résidence surveillée et communiqueront immédiatement ce fait au Tribunal suprême de justice. Les fonctionnaires publics, hommes ou femmes, qui violent l’immunité des membres de l’Assemblée natio- nale, encourront des responsabilités pénales et seront châtié(e)s conformé- ment à la loi.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 103 29/01/2018 17:20:44 104 LES TEMPS MODERNES la Constitution et de la jurisprudence internationale sur les attribu- tions des juridictions militaires selon lesquels elles ne doivent concerner que les militaires en service actif et les affaires de disci- pline militaire. En septembre 2017, Gilber Caro était toujours en prison. Il n’est pas le seul député emprisonné en violation de son immunité parlementaire, il existe d’autres affaires, comme celle du député Rosmit Mantilla.

LA LOI « ANTITALANQUERA » OU « ANTI-PALISSADE »

L’article 201 de la Constitution de 1999 établit que « les députés et députées sont les représentants du peuple et des États dans leur ensemble, ils ne sont sujets à aucun ordre ni instruction, sauf de leur conscience. Leur vote à l’Assemblée nationale est per- sonnel ». Dans la vie politique vénézuélienne des cinquante dernières années a prévalu l’homme de parti, un homme politique qui adhère à un parti et qui y reste, bon an mal an. Cependant, il y a également eu quelques cas de personnes qui ont adhéré à deux partis, voire à plus, leurs choix politiques étant des décisions strictement person- nelles. Dans ce contexte, qu’est la loi antitalanquera ? Une talan- quera est une palissade, une clôture, et souvent ce terme fait réfé- rence aux clôtures qu’on utilise à la campagne pour parquer le bétail. C’est une métaphore d’origine rurale, paysanne, caractéris- tique du discours politique du Président Chávez. En argot, au Venezuela, « sauter la talanquera » signifie « retourner sa veste », principalement dans le champ politique. Ainsi, celui qui change d’opinion ou d’engagement politique, en langage populaire, « saute la talanquera ». Lors des élections parlementaires de 2005, face à des preuves de manipulation des conditions électorales et soumise à une importante pression de l’opinion publique, l’opposition décida de ne pas participer au processus électoral. Avec le recul, tant l’oppo- sition que la société civile ont pris conscience que cette non- participation avait été une grave erreur. En effet, le parti au pou- voir (PSUV) monopolisa tous les sièges de l’Assemblée nationale et légiféra à sa guise pendant toute la législature, sans aucune voix dissidente. À partir de 2007, douze parlementaires décidèrent de se retirer du PSUV et de constituer un petit groupe parlementaire.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 104 29/01/2018 17:20:44 LE PARLEMENT HARCELÉ 105 Immédiatement, le parti au pouvoir chercha un mécanisme pour éviter que cette « dissidence » ne prenne de l’ampleur. Face à l’im- minence des élections de 2010, une réforme partielle de la Loi sur les partis politiques, les réunions publiques et les manifestations fut adoptée dans le but de criminaliser la dissidence et de garantir que les députés élus sur les listes d’un groupe ne puissent pas l’abandonner et en intégrer un autre. Cela fut mené à bien en incor- porant plusieurs articles qui obligeaient les candidats députés à présenter un « programme électoral » et à s’y conformer sous peine d’être accusés d’« escroquerie envers les électeurs », au cas où ils voteraient contre des éléments de ce programme ou feraient alliance avec des groupes s’y opposant. De même, « quitter son groupe parlementaire d’origine pour adhérer à un autre constitue une escroquerie envers les électeurs ». La violation de ces règles dictées par un groupe politique, qui n’avait pourtant cessé de proclamer qu’il instaurerait une démo- cratie « de participation active », a des conséquences graves qui peuvent aller de la suspension du député concerné à sa destitution. À l’évidence, ces règles visent à dissuader les parlementaires du groupe de gouvernement qui envisageraient un changement de ligne politique et d’affiliation partisane. Elles aussi visent à concentrer le pouvoir politique au sein du parti au pouvoir, retirant à ses propres parlementaires la possibilité d’agir en toute liberté, ce qui, en plus d’être illégal et anticonstitutionnel, dénature l’action politique. Cette mesure s’inscrit dans le cadre d’une politique forte du cha- visme : celle de réduire au maximum les médiations institution- nelles, c’est-à-dire réduire la sphère du politique à une relation directe et exclusive entre l’individu et l’État, le grand leader mettant au bout du compte son autorité personnelle au-dessus du Parti.

LA DÉCISION NO 155, LA JUDICIARISATION DE LA POLITIQUE

Le 28 mars 2017 fut rendue par le Tribunal suprême de justice la décision no 155, qui se formule comme suit : 1. Qu’est inconstitutionnel et nul l’Accord ratifié par l’Assem- blée nationale le 21 mars 2017, qui soutient l’article 20 de la Charte démocratique interaméricaine à laquelle a souscrit le Venezuela, car cet accord « promeut l’ingérence étrangère dans les affaires internes, violant la souveraineté nationale ».

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 105 29/01/2018 17:20:44 106 LES TEMPS MODERNES 2. Que ceux des députés qui ont approuvé l’Accord sont cou- pables de « trahison de la patrie ». 3. Que l’immunité parlementaire n’est en vigueur que pour autant que les députés restent dans le cadre de leurs attributions constitutionnelles, ce qui n’est pas le cas en matière d’outrage commis par l’Assemblée nationale ; qu’en outre l’immunité ne peut être invoquée en cas de « transgressions constitutionnelles et pénales (flagrantes) ». Cette décision, une fois de plus, restreint indûment l’immunité parlementaire, qui s’applique quel que soit le délit qu’on veut imputer à un député, même en cas de flagrant délit. La décision affirme clairement que les députés ont bien commis le supposé délit constitutionnel de « trahison de la patrie » et autres du même genre, raison pour laquelle ils pourront à tout moment être jugés et détenus. Elle rend « criminalisables » les interventions des parle- mentaires dans des réunions internationales ; ils sont susceptibles d’être accusés de « trahison de la patrie » et encourent des mesures pénales en raison de leurs idées politiques. Cette menace d’incar- cération qui pèse sur les opposants n’est pas à prendre à la légère, dans la mesure où les conditions de réclusion peuvent enfreindre toutes les règles du droit. À preuve les photos qui ont circulé de l’ex-député Wilmer Azuaje, incarcéré, menotté en permanence à une barre de métal sans pouvoir se mettre debout 12. Il est actuelle- ment détenu à la prison de San Juan de los Morros, sans jugement.

L’« OUTRAGE » : UNE NOTION PSEUDO-JURIDIQUE INVENTÉE POUR ANNIHILER LA REPRÉSENTATION PARLEMENTAIRE

Après l’élection parlementaire de décembre 2015, où l’opposi- tion l’a emporté largement, le pouvoir a donné diverses réponses institutionnelles très concrètes pour se protéger. La première, décidée le 23 décembre 2015, juste après l’entrée en fonction de la nouvelle assemblée et l’inauguration de cette période parlemen- taire, est la désignation d’un groupe de magistrats du Tribunal suprême de justice. Cette désignation était impromptue et avait

12. (http://www.el-nacional.com/noticias/presos-politicos/envian- wilmer-azuaje-carcel-san-juan-los-morros_199908, consulté 11 sep- tembre de 2017).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 106 29/01/2018 17:20:44 LE PARLEMENT HARCELÉ 107 pour but d’éviter que l’Assemblée entrante procède elle-même à ces nominations. Parmi les « magistrats » désignés, il y a des cas surprenants. Le plus frappant est celui du député Christian Zerpa, qui a voté à la session censée élire les magistrats alors qu’il était inscrit lui-même sur la liste qui faisait l’objet du vote. Autrement dit, en tant que député, il a voté pour sa propre désignation comme magistrat. Une autre stratégie de défense contre la victoire de l’opposition fut de porter plainte devant la chambre électorale du Tribunal suprême de justice au sujet d’une prétendue fraude électorale qui aurait eu lieu dans l’État d’Amazonas, raison pour laquelle fut inva- lidée l’élection de trois députés d’opposition et d’un député du parti de gouvernement. En septembre 2017, en pleine rédaction de ces lignes, aucun jugement n’a été rendu qui détermine si effectivement il y eut fraude électorale. Ni ne se sont tenues les nouvelles élections qui, en cas de fraude avérée, auraient dû être convoquées au plus vite. En conséquence, l’État d’Amazonas n’a pas de représentants au Parlement, ce qui est à l’évidence préjudiciable pour les droits de tous ses habitants. En réponse à la plainte déposée devant l’Union interparlemen- taire sur cette affaire, le Comité exécutif de cet organisme a convoqué la délégation vénézuélienne, ainsi que les représentants du parti au pouvoir, afin qu’ils présentent leur point de vue sur la situation. Pendant la session, le président de l’Union interparle- mentaire, Saber Chowdhury, confronté à une explication complexe et apparemment juridique, identifia clairement les éléments de la situation de supposé « outrage » et posa, de façon répétée, la ques- tion suivante au député PSUV Darío Vivas : « Je comprends qu’il existe des accusations de fraude concernant l’élection de trois par- lementaires de l’État d’Amazonas. Si cela était avéré, en quoi la mise en question de trois députés peut-elle avoir pour conséquence la non-prise en compte de la décision de 167 députés ? » Question dont le lecteur comprendra la portée en lisant les attendus du conseil de l’Union interparlementaire sur ce cas :

Le 30 décembre 2015, la Chambre électorale de la Cour suprême a ordonné de suspendre les effets de l’investiture par le Conseil électoral de l’État d’Amazonas au motif que des fraudes avaient été commises lors du processus électoral de Mme Nirma Guarulla, de M. Julio Ygarza et M. Romel Guzamana (de

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 107 29/01/2018 17:20:44 108 LES TEMPS MODERNES ­l’ancienne coalition d’opposition MUD) et de M. Miguel Tadeo (PSUV). La suspension a pour effet de réduire la majorité des deux tiers que « l’opposition », devenue l’actuelle majorité, aurait eue à l’Assemblée nationale pour entreprendre des décisions non négligeables, et revêt par conséquent une importance particulière. — Le 5 janvier 2016, l’Assemblée nationale a décidé de ne pas tenir compte de cette décision et de laisser les députés de l’État d’Amazonas occuper leurs sièges, et M. Tadeo (PSUV) avait décidé de respecter cette décision. Le 11 janvier 2016, la Cour suprême de justice a prononcé la nullité de toute décision qui serait prise par l’Assemblée nationale aussi longtemps que les députés provisoirement suspendus occuperaient leurs sièges. Les membres de la coalition d’opposition au Parlement ont d’abord résolu de continuer à exercer leurs fonctions législatives au mépris de la décision de la Cour. Mais, le 13 janvier 2016, les membres suspendus ont demandé à quitter le Parlement « sans toutefois perdre leur qualité de député, en attendant que des conditions plus favorables soient réunies pour siéger à nouveau ». — Le 21 juillet 2016, les députés suspendus de l’État d’Ama- zonas ont décidé de siéger à nouveau à l’Assemblée nationale en dépit de la décision de la Cour suprême de suspendre leur investiture. — Le 1er août 2016, la Cour suprême a de nouveau déclaré que toute décision de l’Assemblée nationale serait sans effet tant que les députés occuperaient leurs sièges, et que les députés sus- pendus ainsi que les députés de l’opposition (nouvelle majorité) seraient coupables d’outrage à la Cour et donc passibles de pour- suites pénales. — Du fait de la persistance de cet outrage, à partir d’août 2016, le Président du Venezuela a privé l’Assemblée nationale des fonds qui étaient alloués à son fonctionnement, y compris à la rémunération de ses membres, ainsi que des fonds destinés à cou- vrir les dépenses courantes. — Le plaignant a réaffirmé à de nombreuses reprises ses pré- occupations au sujet de l’absence d’indépendance de la Cour suprême. Il a souligné notamment que treize de ses juges et vingt et un de ses juges suppléants, dont certains étaient proches du parti au pouvoir, voire directement liés à lui, ont été élus à la hâte par le Parlement sortant dans le mois qui a suivi les élections du 6 décembre 2015, lors desquelles le parti au pouvoir a perdu la majorité à l’Assemblée nationale nouvellement élue, qui devait prendre ses fonctions le 5 janvier 2016. (Décisions sur les droits de l’homme des parlementaires, au Venezuela, adoptées en la ses- sion 200, Dhaka, 5 avril 2017.)

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 108 29/01/2018 17:20:45 LE PARLEMENT HARCELÉ 109

L’ANNULATION ILLÉGALE DE PASSEPORTS

Depuis le début de l’année 2017, le gouvernement de Nicolás Maduro a mis en pratique une nouvelle forme d’intimidation à l’encontre des opposants. Le 27 janvier, à son arrivé à l’aéroport international de Maiquetía par un vol venant de l’étranger, le député Luis Florido, président de la Commission des affaires étran- gères, de la souveraineté et de l’intégration à l’Assemblée natio- nale, a été informé par les autorités migratoires que son passeport avait été annulé, en raison d’une supposée plainte de vol de celui-ci. Puis, le 6 février, le député Florido s’apprêtait­ à voyager en utilisant sa carte d’identité, comme le permettent les accords internationaux du Mercosur 13. On lui a alors annoncé qu’il lui était interdit de quitter le pays. Cette procédure a été appliquée aux députés Willian Dávila, Eudoro González, Jorge Millan, Carlos Berrizbeitia, Américo de Grazia, à l’ancien président de la Chambre des députés et candidat à la présidence de la Table de l’unité démocratique, Henrique Capriles, et à d’autres adversaires politiques non parlementaires, comme les maires qui sont membres de la MUD. L’invention de crimes prétendument commis par les opposants pour leur confisquer leurs documents d’identité a été une des pratiques les plus redoutables des autorités vénézuéliennes, mais également la moins signalée par crainte de représailles. C’est un acte répressif aux conséquences énormes pour les personnes concernées, qui constitue une évidente violation de l’immunité parlementaire des députés Florido, González, Dávila, Millan Berrizbeitia, de Grazia, et une violation des droits de l’homme dans le cas de Capriles Radonski et des maires de l’opposition.­

*

Le Parlement doit être l’axe de convergence des articulations politiques d’une société. C’est la structure qui exprime le mieux l’essence du système démocratique : il doit être ouvert, pluriel, et respecter strictement les normes constitutionnelles et ses

13. Le Mercosur est un groupe sud-américain de pays qui forment un marché commun, où s’appliquent des traités commerciaux et de circula- tion des personnes (NdT).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 109 29/01/2018 17:20:45 110 LES TEMPS MODERNES règlements intérieurs. Ce n’est pas le cas du Parlement vénézuélien depuis 1999. Au contraire, c’est un Parlement que le parti au pou- voir traite avec mépris — j’espère que ces pages ont contribué à le montrer. Le Parlement n’est reconnu que s’il soutient ou renforce la volonté du pouvoir exécutif. Le pouvoir n’opère pas différemment avec d’autres institu- tions : il cherche à les fragiliser, à diminuer leurs compétences, pour élargir ainsi celles du grand Leader. Il s’agit de raréfier les instances intermédiaires, afin que le citoyen et le Leader soient face à face. Toute instance ou personne qui s’interposerait est de trop, elle ferait de l’ombre au Leader. Ainsi dans les actes publics du chavisme est répétée la consigne cubaine : « À vos ordres, Commandant ! », qui dit bien que le citoyen est là pour obéir, se soumettre, non pour être libre, encore moins pour avoir des opi- nions dissidentes. Les situations rapportées, ici, attestent que l’autoritarisme du gouvernement n’est plus en phase avec les principes démocra- tiques les plus élémentaires. Pour un tel pouvoir autoritaire, l’insti- tution parlementaire devient plus qu’un obstacle. Le Parlement exerce une fonction de contrôle, il est le lieu où réfléchissent et s’expriment politiquement les représentants de divers courants politiques et sociaux. Il est un espace de négociation et de com- promis, il est ouvert aux médias : rien de tout cela n’est compatible avec l’autoritarisme. Le régime chaviste exige un parlement réduit, amputé, qui se réunisse deux fois par an pour une session de trois jours et où le vote se fait toujours à l’unanimité, comme c’est le cas de l’Assemblée nationale du pouvoir populaire de la république de Cuba.

Alejandro Martínez Ubieda Septembre 2017 Traduit de l’espagnol par Laurence Holvoet

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BIBLIOGRAPHIE

– José Guillermo Andueza, El Congreso, Estudio Jurídico, Caracas, 1975. – Ramón Guillermo Aveledo, Parlamento y Democracia, Caracas, 2005. Constitución de la República de Venezuela, 1961. Constitución de la República Bolivariana de Venezuela, 1999. – Rafael Arráiz Lucca, Venezuela : 1830 a nuestros días, Editorial Alfa, Caracas, 2007. – Luis Barragán, « 1961 : Inmediaciones de un allanamiento », Caracas, 2013. Consultado el 18 de agosto de 2017 (http://www.noticierodi- gital.com/2013/07/1961-inmediaciones-de-un-allanamiento/). – Juan Miguel Matheus, La Asamblea Nacional, cuatro perfiles para su reconstrucción constitucional, Editorial Jurídica Venezolana, Caracas, 2013. – Manuel Alfredo Rodríguez, El Capitolio de Caracas : un siglo de historia de Venezuela, Ediciones del Congreso de la República, 4ta edición, Caracas, 1997. – Union Interparlementaire, Décisions sur les droits de l’homme des parlementaires, 21 octobre 2015.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 111 29/01/2018 17:20:45 Luis Gómez Calcaño

EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? « SOCIÉTÉ CIVILE » ET PROTESTATION AU VENEZUELA

Depuis sa défaite aux élections législatives de 2015, le régime chaviste a perdu sa légitimité électorale et se dirige à grands pas vers un autoritarisme manifeste. Le gouvernement, par ses discours et ses actes, s’est appliqué à nier cette déroute. Il tente d’empêcher que le vote majoritaire en faveur de l’opposition ait des consé- quences politiques. Il essaie en même temps de créer ou de faire renaître de soi-disant instruments de participation populaire alter- natifs, très éloignés des normes de la Constitution ; le plus récent est l’« Assemblée nationale constituante », élue selon un modèle corporatiste rappelant celui des fascismes européens et qui se place, d’après l’interprétation particulière de la Constitution par le régime, au-dessus de tous les pouvoirs constitués. Cette stratégie peut-elle réussir ? L’obstination à renforcer le contrôle autoritaire de l’économie, en dépit de résultats sociaux et électoraux catastrophiques, montre que le bien-être matériel de la population n’est en rien la priorité des dirigeants. Loin de mener des politiques publiques destinées à tous, ils ont recours à la répar- tition sélective des biens en faveur de groupes minoritaires. Cela semble indiquer qu’ils sont à la recherche d’un mode d’hégémonie politique où le processus électoral cesse d’être une vraie confronta- tion démocratique et devient un rituel vide, dont les résultats sont sans importance pour le contrôle du pouvoir. Dans ce genre de modèle, comme il n’est pas nécessaire d’obtenir une majorité réelle, il suffit de s’assurer la loyauté d’une partie de la population afin qu’elle apporte son soutien aux activités répressives de l’État, en échange de privilèges matériels et politiques (y compris

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 112 29/01/2018 17:20:45 EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? 113 l’impunité pour la corruption), tandis que le plus grand nombre est assujetti au carcan des restrictions et de la répression. Une des hypothèses expliquant « l’échec » économique des socialismes réels est que cet échec a été une des bases de leur viabi- lité politique, et peut-être même la principale : en faisant dépendre la satisfaction des besoins essentiels de la bonne volonté de l’État, on soumet la volonté des citoyens. Et si cela n’est pas suffisant, on a recours à un appareil répressif disproportionné, infiltré dans la société à travers un réseau d’informateurs, lesquels sont récom- pensés en fonction du nombre d’opposants qu’ils dénoncent et qui sont ensuite accusés de terrorisme ou de trahison de la patrie. Le Venezuela se rapproche de plus en plus des conditions éco- nomiques de pénurie et de dépendance par rapport à l’État, qui ont facilité, historiquement, l’implantation et la consolidation des régimes totalitaires ; le contrôle ou la mainmise de l’État sur la vie économique laisse peu d’espaces d’autonomie significatifs aux acteurs productifs. Mais sur le terrain politique on peut voir que ce projet de radicalisation se heurte à des obstacles qu’il n’a pas encore pu totalement franchir : outre ses difficultés électorales, le gouvernement n’a pas réussi, en dix-huit ans de pouvoir et en dépit de grands efforts, à anéantir totalement les organisations auto- nomes de la société civile. Le « peuple » chaviste a abandonné le régime non seulement dans les urnes mais aussi dans la rue, ce qui oblige celui-ci à avoir recours à des incitations matérielles et à des menaces pour s’as- surer de sa mobilisation. La volonté de radicaliser la « révolution » et d’établir un modèle totalitaire a mené à une répression intense et élargie, que les organismes armés officiels ne suffisent pas à assurer, et à avoir recours à des groupes paramilitaires armés par le gouvernement. Malgré les difficultés rencontrées par le chavisme au cours de presque deux décennies pour implanter son projet hégémonique, depuis l’élection truquée de l’Assemblée constituante, le 30 juillet 2017, l’équilibre des forces est favorable au régime qui semble avoir surmonté le péril des manifestations organisées par l’opposi- tion durant les quatre mois précédents. Bien que la situation écono- mique et sociale tende à s’aggraver de jour en jour, les forces d’op- position reculent, conséquence de l’échec de leurs grandes mobilisations contre le caractère de plus en plus autoritaire de l’État et la convocation et l’élection de l’Assemblée constituante

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 113 29/01/2018 17:20:45 114 LES TEMPS MODERNES illégitime. Si, durant une courte période, entre avril et mai 2017, quelques leaders politiques ont réussi à propager chez leurs parti- sans l’image d’un gouvernement sur le point de s’effondrer ou d’être renversé par des militaires censément institutionnalistes, cette illusion a été durement démentie. Devant cet échec de l’opposition, les principaux partis qui la composent n’ont eu d’autre choix que d’accepter de participer aux élections des gouverneurs, en dépit des critiques des secteurs les plus radicaux, pour lesquels participer signifiait s’incliner devant le régime et reconnaître implicitement ses institutions. Mais ces critiques ne tiennent pas compte du fait que l’autre stratégie mise en œuvre durant plusieurs mois, à savoir l’organisa- tion de manifestations de masse pour déstabiliser le gouvernement et provoquer une division en son sein, voire une dissidence mili- taire, a clairement échoué. La participation aux élections n’est donc pas une décision complètement libre, mais la seule consi- dérée viable après l’échec des mobilisations de masse.

Les vraies questions à se poser concernent les manifestations du deuxième trimestre 2017 : en quoi ont-elles consisté ? Qui y a participé ? Quelles en ont été les conséquences ? Quel est le bilan politique pour le gouvernement et l’opposition, mais aussi pour le citoyen moyen ? Pour mener à bien cette analyse et comprendre le potentiel et les limites des acteurs sociaux et politiques, il faut revenir à la dyna- mique des relations entre l’État et la société depuis les débuts du régime chaviste, en 1997. Au cours de presque deux décennies, tant le chavisme que l’opposition ont oscillé entre deux politiques, celle des urnes et celle de « la rue », selon que l’une ou l’autre se pré- sentait comme la plus favorable à leurs stratégies conjoncturelles. Cependant cette oscillation semble avoir été conduite avec plus de cohérence par le régime, grâce aux réserves d’appui populaire sur les- quelles pouvait compter le Président Chávez et à la domination élec- torale quasi absolue que son parti a exercée pendant longtemps. Dans l’opposition, au contraire, la stratégie protestataire, com- prise comme une mobilisation massive en vue d’un changement de régime à court terme, et la stratégie électorale, pensée comme une lente accumulation de forces visant à retarder l’avancée du projet hégémonique, au lieu d’être des dispositifs complémentaires aux- quels recourir selon les besoins de la conjoncture, se sont converties

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 114 29/01/2018 17:20:45 EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? 115 en pôles antagoniques aussi bien dans les discours que dans l’iden- tité des acteurs. L’exclusion mutuelle de la stratégie des urnes et de celle de « la rue » a marqué la pratique de l’opposition dès les pre- mières années du régime et a contribué à plusieurs de ses défaites. La visibilité des pôles « rue » et « vote » a fait perdre de vue une option qui aurait combiné mobilisation des masses et stratégies à long terme : la « résistance civile pacifique ». Mais surtout elle a eu tendance à ignorer les mobilisations et les protestations spontanées des secteurs populaires, généralement inorganisées et fortement réprimées par l’État. Le manque de concertation entre les membres de l’opposition et les manifestants issus des secteurs sociaux défa- vorisés a également contribué à affaiblir la résistance face au modèle hégémonique, et la violente répression qu’ils ont subie a précédé celle qui s’est appliquée plus récemment à l’opposition organisée.

ANTÉCÉDENTS : ALLIANCES ET TENSIONS ENTRE LES PARTIS POLITIQUES ET LA SOCIÉTÉ CIVILE

La division potentielle qui menace l’opposition ne peut être réduite aux simples ambitions personnelles de caudillos ou à une compétition pour des postes bureaucratiques. La persistance de cette fragmentation montre qu’elle obéit à des courants profonds de la relation entre les citoyens, les partis politiques et l’État. On peut dire qu’elle a ses origines dans les divisions entre les élites qui, après s’être alliées en 1958 pour établir un système sociopolitique de répar- tition organisée des revenus, sont entrées en conflit quand, à la fin du xxe siècle, elles ont tenté de faire face à l’érosion de la légitimité du système politique en place, érosion due, entre autres facteurs, à la difficulté croissante de distribuer des revenus pétroliers en déclin. Pour certains secteurs du monde des affaires, de la communica- tion et de la culture, le contrôle des partis sur l’ensemble de la vie sociale, la « particratie », était la cause de la stagnation économique et sociale du régime démocratique. Les partis politiques tradition- nels (AD, COPEI 1) étaient devenus des oligarchies de plus en plus fermées et corrompues et, au lieu de chercher des accords pour

1. AD : Acción Democrática (Action démocratique) ; COPEI : Comité de Organizacíon Politíca Electoral Independienté (Comité d’orga- nisation politique électorale indépendante).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 115 29/01/2018 17:20:45 116 LES TEMPS MODERNES renouveler le système politique, on assista à l’émergence d’une ten- dance anti-parti et même anti-politique : il aurait suffi, selon ce point de vue politique, de remplacer les partis par des technocrates et des élites éclairées pour surmonter les problèmes du pays. Des propositions explicites comme la convocation d’une Assemblée constituante, ou implicites comme les appels à l’armée dans l’es- poir qu’elle prenne le pouvoir, manifestent l’illusion collective selon laquelle il serait possible de provoquer un changement rapide et radical grâce à un remplacement de la classe politique, censé per- mettre à la société de se gouverner elle-même sans intermédiaires. Le plus grand succès de ce courant anti-parti fut l’élection, en 1998, d’Hugo Chávez à la place du technocrate que certains espé- raient, celui-ci fut élu surtout grâce à un vote-sanction contre les partis ; et l’illusion d’une société libérée des partis politiques, conduite par un militaire autoritaire mais bienveillant, provoqua la quasi-disparition des grands partis traditionnels, peu de gens remarquant alors les signes manifestes d’autoritarisme émis par le nouveau régime. Lors des élections de l’Assemblée constituante de 1999, de nombreuses organisations de la société civile avaient présenté des candidats, supposant que les citoyens préfèreraient élire des per- sonnes indépendantes, apolitiques et représentatives d’une associa- tion, profession ou religion, plutôt que des militants politiques défendant une idéologie. L’échec de presque toutes ces initiatives aurait dû faire réfléchir aux limites réelles d’une société civile morcelée, manquant de moyens et divisée en d’innombrables cou- rants idéologiques et sociaux. Pourtant ce fut le contraire qui se produisit, car le débat sur la nouvelle Constitution semblait correspondre aux rêves de ceux qui aspiraient à la participation directe de la société civile : l’Assem- blée constituante de 1999 organisa de vastes consultations au sein des organisations civiles, ce qui alimenta leur espoir d’attirer l’at- tention du nouveau pouvoir. Même si, sur certains points, comme celui des droits de l’homme, certaines propositions des organisa- tions civiles furent adoptées, cela n’empêcha pas la Constitution de 1999 de porter l’empreinte autoritaire du caudillo. Dès les premières années du processus dit « bolivarien », et notamment après 2004, le chavisme développa une stratégie de création de structures parallèles aux organisations sociales exis- tantes, offrant à ces nouvelles structures une légitimité et la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 116 29/01/2018 17:20:45 EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? 117 possibilité d’accès aux aides distribuées par l’État. Cette stratégie s’appliqua d’abord au mouvement syndical, puis elle s’étendit à d’autres acteurs de la société civile, comme les organisations patro- nales. Au-delà de ces acteurs corporatifs liés à la vie économique, la société civile vénézuélienne est principalement formée d’organi- sations bénévoles dont les membres sont unis par une communauté d’intérêts et d’objectifs sociaux ou politiques. Bien qu’il n’existe pas d’inventaire exhaustif de ces organisations, l’un de ses réseaux regroupait, au milieu de la décennie actuelle, plus de mille six cents d’entre elles, parmi lesquelles environ deux cents se consa- craient à la défense des droits de l’homme 2. Ce secteur hétérogène de la société civile se regroupe en réseaux pour accroître son influence 3. De nombreuses organisa- tions ont eu à souffrir d’attaques et de diffamation, mais la persé- cution juridique, médiatique et économique a été particulièrement manifeste pour celles qui se consacrent à la défense des droits de l’homme, dont on voulait limiter la capacité d’action, l’autonomie et l’efficacité. Pour encadrer et canaliser l’organisation des sec- teurs populaires, la création d’institutions paraétatiques, les conseils communaux, avait commencé dès les premières années du régime, mais elle atteignit son apogée en 2010 avec l’approbation des lois du Pouvoir populaire, qui regroupaient toutes les organisa- tions territoriales de la population sous l’égide de l’État et leur

2. (http://www.entrelaces.org). 3. Parmi eux, on peut mentionner Sinergia (Réseau regroupant plus de cinquante organisations aux objectifs variés) ; Red de Acción Social de la Iglesia Católica (Réseau d’action sociale de l’Église catholique) ; Red Venezolana de Organizaciones para el Desarrollo Social (Réseau véné- zuélien des organisations pour le développement social, REDSOC) ; Grupo Social Centro al Servicio de la Acción Popular (Centre au service de l’action populaire, CESAP) ; Federación de Instituciones Privadas de Atención al Niño, el Joven y la Familia (Fédération d’institutions privées d’aide aux enfants, aux jeunes et à la famille, FIPAN) ; Red de Organizaciones Ambientales de Venezuela (Réseau des organisations environnementales du Venezuela) ; Observatorio Venezolano de los Derechos de las Mujeres (Observatoire vénézuélien des droits des femmes) ; Acción Campesina (Action paysanne) et Venezuela sin Límites (Venezuela sans limites). Voir Vanessa Cartaya, La Sociedad civil orga- nizada en Venezuela. Roles, retos, entorno (Caracas, Sinergia, 2013, p. 16).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 117 29/01/2018 17:20:45 118 LES TEMPS MODERNES donnaient un accès direct aux ressources budgétaires, en excluant les instances intermédiaires comme les États et les municipalités. La division de la société civile en deux pôles antagoniques, pour ou contre le régime, qui allait mener des deux côtés à l’efface- ment des frontières entre la société civile et le système politique, s’est produite rapidement : pour les progouvernementaux, en se soumettant aux directives du PSUV (Partido Socialista Unido de Venezuela, Parti socialiste unifié du Venezuela) et de l’État, et pour certains opposants, en se considérant à l’avant-garde de la lutte.

Certains groupes sociaux d’opposition semblaient attribuer à la société civile des capacités fabuleuses et ils espéraient qu’elle pourrait participer, à l’égal des partis politiques et même avec une plus grande légitimité qu’eux, aux luttes contre le régime chaviste et à l’élaboration de son projet sociopolitique. L’échec électoral des anciens partis hégémoniques, qui les avait empêchés de freiner l’arrivée de Chávez au pouvoir, avait marqué le début d’une succession de cycles entre les pôles de la « rue » et ceux du vote. Le scepticisme quant à une issue électorale de la situation avait amené de vastes secteurs sociaux à rechercher d’autres formes d’opposition au régime. Au cours des intenses conflits politiques qui eurent lieu entre 2001 et 2004, les partis passèrent dans la lutte au second plan et furent remplacés par un rassemblement de leaders patronaux et syndicaux issus de l’industrie pétrolière et d’autres organisations. Les mobilisations de 2002, qui culminèrent avec le coup d’État avorté du 11 avril de la même année, témoignèrent que cette orga- nisation de la lutte menée par des acteurs politiques improvisés pouvait être soutenue par de petites élites militaires et civiles, qui avaient profité des mobilisations et de leur répression pour imposer leur plan conspiratif. L’opposition politique et sociale essaya de s’unir sous la ban- nière de la Coordinadora Democrática (Coordination démocratique, CD), fondée en 2002, qui dirigea la grève commencée cette année-là. L’appel à cette grève générale est un exemple des limites de l’ambi- tion que nourrissaient ces groupes de se substituer aux partis : elle manquait d’une stratégie adéquate et se contentait de l’espoir que les technocrates et les associations professionnelles seraient capables, en paralysant la production de pétrole, de renverser le régime à court terme. Mais beaucoup de secteurs productifs ne rejoignirent pas le

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 118 29/01/2018 17:20:45 EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? 119 mouvement, le gouvernement réussit à relancer la production pétro- lière et la grève dut être suspendue. La Coordination représenta l’opposition et une partie de la société civile, la plus politisée, à une table de négociation avec le gouvernement qui n’a abouti à aucun résultat positif. Sa seule échap- patoire fut une mobilisation pour demander la tenue d’un Référendum révocatoire du Président, revenant ainsi à la phase élec- torale du cycle. Mais les manœuvres dilatoires du Conseil national électoral (Consejo Nacional Electoral, CNE), totalement contrôlé par le gouvernement, firent échouer cette initiative qui se solda par la ratification de Chávez en août 2004. Par la stratégie électorale du référendum révocatoire, les partis avaient essayé d’unifier l’opposi- tion et de l’arracher à la stratégie insurrectionnelle. Les secteurs ancrés dans une posture anti-partis, voire dans une vision antipoli- tique, leur ont fait porter la responsabilité de tous les échecs poli- tiques de l’opposition durant cette période. Les dissensions refirent leur apparition en 2005, quand certains partis, appuyés par un secteur important de l’opposition, appelèrent à l’abstention à l’occasion des élections législatives. Ce ne fut qu’en 2006 que l’on parvint à un accord entre les principaux partis pour participer à l’élection présidentielle qui se déroula la même année. Le Président Chávez fut confortablement réélu, mais la par- ticipation de l’opposition signifia sa reconnaissance des institu- tions du régime, malgré le parti pris progouvernemental de celles-ci. Le Référendum constitutionnel de 2007 — aussi appelé Réfé- rendum de l’amendement constitutionnel — se focalisait sur un projet qui proposait la réélection indéfinie du Président. Puisqu’il se heurtait au rejet unanime de l’opposition, il incita les partis d’opposition à organiser une campagne commune à laquelle s’as- socièrent de nombreuses organisations sociales, comme les organi- sations d’étudiants, ce qui entraîna la première victoire, certes minime, de l’opposition pendant l’ère chaviste. En 2009, en se fon- dant sur ces diverses expériences électorales, on créa la MUD (Mesa de la Unidad Democrática, Table de l’unité démocratique), coalition qui regroupe les partis d’opposition aux élections à partir de 2010. On revint dès lors à une distinction un peu plus claire des rôles respectifs des partis politiques et de la société civile : cette dernière est une alliée, mais n’est pas dotée d’un pouvoir de déci- sion équivalent à celui des partis.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 119 29/01/2018 17:20:45 120 LES TEMPS MODERNES

LE CHAVISME SANS CHÁVEZ : LA TRANSITION VERS LE PLEIN AUTORITARISME

Le Président Chávez et son parti, le PSUV, continuèrent à ren- forcer leur contrôle sur les institutions en profitant de l’appui popu- laire, appui basé en partie sur les politiques distributives rendues possibles par la manne presque ininterrompue du pétrole de 2004 à 2012. Durant cette phase de stabilisation et de renforcement du régime, l’opposition consacra son énergie à participer à diverses élections, dans le but de défendre des espaces de pouvoir qui auraient pu lui servir de place forte face à l’avancée du projet auto- ritaire. Mais la maladie de Chávez ouvrit la voie à de nouvelles donnes du jeu politique. À la mort d’Hugo Chávez, en mars 2013, il fallut élire un suc- cesseur dans un laps de temps très court. De façon surprenante, la victoire de son héritier, Nicolás Maduro, fut obtenue avec une avance si faible qu’on put douter de son authenticité. Le candidat de l’opposition, Henrique Capriles, ainsi que la MUD dénoncèrent de nombreuses irrégularités de scrutin. Capriles et la MUD appe- lèrent à une grande manifestation de protestation devant le Conseil national électoral pour exiger le recomptage des suffrages, ce qui leur fut refusé. Il y eut quelques manifestations de protestation éparses et spontanées, durement réprimées et qualifiées de vio- lentes par les autorités. Devant les menaces d’une sévère répres- sion, l’opposition suspendit les manifestations prévues. La frustra- tion ressentie par de nombreux opposants, en raison de ce qu’ils considéraient comme une victoire escamotée et mal défendue, contribua à leur démobilisation qui s’exprima lors des élections municipales de décembre 2013 par une relative victoire du parti au pouvoir. Un secteur minoritaire de l’opposition semblait néanmoins croire que les difficultés économiques croissantes créaient les conditions propices à un vaste mouvement de manifestations de rue, qui amènerait la chute du régime, suivant peut-être en cela le modèle des « révolutions de couleur » de quelques pays européens. On laissait implicitement entendre que certains secteurs militaires refuseraient de se livrer à une répression violente et systématique des manifestations et qu’ils finiraient par se rebeller contre le gou- vernement et se rallier à l’opposition. Le mouvement, baptisé

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 120 29/01/2018 17:20:45 EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? 121 « la Salida », (« la Sortie »), profita de manifestations d’étudiants dans quelques villes du pays, en février 2014, pour encourager la mobilisation qui n’était toutefois pas appuyée par les principaux partis de la MUD. Même s’il est avéré que des manifestations de protestation pacifique bénéficiant d’un soutien populaire ont pu déstabiliser des gouvernements autocratiques, cela s’est produit lorsque ces gou- vernements avaient un niveau de popularité très faible, et non lors- qu’ils venaient de gagner une élection. Différentes études montrent que ces mouvements ont plus de chances de réussir s’ils sont non violents. Mais la stratégie du gouvernement fut de provoquer des morts de chaque côté au cours d’une des premières manifestations, ce qui eut pour effet d’exacerber la tension entre partisans et adver- saires du gouvernement. Contrairement à ce qu’espéraient les lea- ders de l’opposition, les corps armés, policiers, militaires et para- militaires, n’eurent pas le moindre scrupule à assumer le « coût politique » de la répression. Ils réprimèrent violemment les mani- festations et commirent de graves atteintes aux droits de l’homme, tuant des manifestants et torturant des personnes arrêtées. Le chef du parti Voluntad Popular (Volonté populaire, VP), Leopoldo López, fut accusé d’incitation à la violence et emprisonné. Les manifestations s’espacèrent et s’affaiblirent en quelques semaines, sans avoir atteint leur objectif et avec un bilan négatif de milliers de personnes arrêtées­ ou poursuivies en justice, des jeunes pour la plupart. L’échec de « la Salida », en 2014, entraîna un retour de balan- cier en faveur de la participation aux élections législatives du 6 décembre 2015, considérées comme la voie adéquate pour par- venir à un changement correspondant au rapport de force. Ses résultats furent surprenants, y compris pour les opposants eux- mêmes qui obtinrent cent douze sièges de députés, soit une majo- rité qualifiée des deux tiers, suffisante pour prendre des décisions de poids dans tous les domaines. La réponse du parti politique au pouvoir ne se fit pas attendre : il fallait contrecarrer la valeur et la puissance de ce vote en neutra- lisant le résultat électoral, qui livrait l’un des leviers de pouvoir fondamentaux — l’Assemblée nationale — à l’opposition. Avant l’installation de la nouvelle Assemblée, l’Assemblée sortante désigna, de façon inconstitutionnelle et illégale, de nouveaux magistrats à la Cour suprême de justice, et notamment à la Chambre

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 121 29/01/2018 17:20:45 122 LES TEMPS MODERNES constitutionnelle, la plus importante. On garantissait ainsi le blo- cage de tout acte de l’Assemblée susceptible d’affecter les intérêts du pouvoir exécutif. Et les premières décisions de cette Chambre, rendues fin décembre 2015, furent d’accepter une demande de sus- pension du mandat de quatre députés (dont trois de l’opposition), demande fondée sur une supposée fraude électorale commise par la MUD. Cette manœuvre permit de priver l’opposition de la majo- rité qualifiée, avant même que l’Assemblée ne commence à fonc- tionner. Ce n’était que le début d’un long conflit qui allait occuper toute l’année 2016. Le Président Nicolás Maduro émit un décret d’urgence lui per- mettant de prendre des mesures économiques et politiques sans avoir besoin de s’appuyer sur des lois ni de consulter l’Assemblée ; la seule consultation requise par la Constitution était l’approbation de ce décret par l’Assemblée. Comme elle ne l’approuva pas, la Cour suprême de justice déclara que l’Assemblée faisait « entrave à la justice ». Cette décision permit au Président d’agir sans aucun contrôle et de n’avoir aucun compte à rendre. L’Assemblée continua à exprimer son désaccord et à approuver des lois qui étaient invariablement déclarées inconstitutionnelles. De son côté, le gouvernement commença à préparer une argumentation juri- dique pour pouvoir dissoudre l’Assemblée nationale et la remplacer par un corps législatif parallèle. Celui-ci allait voir le jour en 2017 sous la forme d’une Assemblée nationale constituante, élue par des procédés qui garantissaient une large majorité au gouvernement.

UN ESPOIR FRUSTRÉ : LE RÉFÉRENDUM RÉVOCATOIRE

En parallèle à la tentative de l’Assemblée nationale d’exercer ses fonctions, l’opposition débattait de la stratégie à adopter pour obtenir un changement de régime. En effet, sous la pression des partis les plus radicaux, durant la campagne électorale de 2015, il avait été proposé, de façon un peu ambiguë, que la majorité obtenue soit utilisée pour, en résumé, « se débarrasser de Maduro ». Malgré la grande difficulté de mener à bien ce projet, étant donné le contrôle total du chavisme sur l’armée et sur toutes les autres institutions, on avait réfléchi à certaines possibilités, la plupart d’entre elles fantaisistes, pour y parvenir. Parmi les stratégies

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 122 29/01/2018 17:20:45 EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? 123 proposées, le Référendum révocatoire s’imposa car il était consti- tutionnellement valide et pouvait être organisé courant 2016. Jusqu’à quel point était-il réaliste de promouvoir un Réfé- rendum révocatoire qui ne pouvait être organisé que par des insti- tutions contrôlées par le régime ? L’expérience des récentes élec- tions législatives où, malgré le poids du gouvernement, l’opposition avait obtenu une victoire créait l’illusion que le régime, si on lui imposait une pression suffisante et une mobilisation politique, ne parviendrait pas à contrer le processus. Mais cette majorité parle- mentaire avait été neutralisée, alors que la perte du pouvoir ­exécutif aurait signifié pour le chavisme l’effondrement de tout l’appareil de contrôle sur la société qu’il avait perfectionné au cours des der- nières années. Le CNE mit en place d’innombrables obstacles pour retarder le processus et finit par le suspendre en 2016, en s’appuyant sur les décisions de juges régionaux. Ce mauvais tour, bien que prévisible, sembla surprendre la coalition d’opposition, la MUD. Quelques manifestations de protestation massives en octobre et novembre ne servirent pas à grand-chose face au caractère irréversible de la mesure. Alors que certains partis de la coalition pensaient intensifier les mobilisations, les autorités proposèrent une « table ronde de dialogue » qui offrait une possibilité de négociation sur les conflits politiques les plus importants. La MUD, bien que méfiante, accepta de participer au dialogue et de renoncer aux mobilisations prévues. Cette décision fut perçue par nombre de ses sympathisants comme une preuve de lâcheté ou, tout au moins, comme une grave erreur politique. Comme il était à craindre, le gouvernement profita du supposé dialogue pour gagner du temps et ne tint pas ses engage- ments. La frustration provoquée par ce dialogue raté fit pencher à nouveau la balance vers les positions les plus radicales. Le blocage des sorties pacifiques et institutionnelles avait affaibli la position des principaux partis d’opposition, qui avaient insisté sur la néces- sité de rester dans un cadre démocratique pour obtenir des change- ments politiques. La démobilisation de la base dans l’opposition permit au régime de continuer à ignorer le pouvoir législatif, en gouvernant de plus en plus à coup de décrets d’urgence et en s’écartant des limites légales et constitutionnelles. Cependant deux décrets émis par la Cour suprême de justice

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 123 29/01/2018 17:20:45 124 LES TEMPS MODERNES fin mars 2017, qui complétaient ce processus en retirant formelle- ment ses pouvoirs à l’Assemblée pour se les arroger, produisirent une réaction spontanée qui déclencha de nouvelles manifestations et des protestations de masse. Celles-ci réussirent dans un premier temps à faire reculer la Cour qui modifia partiellement ses déci- sions, en rendant formellement ses attributions à l’Assemblée nationale. Mais la mobilisation de l’opposition se poursuivit avec force pendant presque quatre mois, stimulée par ce succès initial, pour exiger la satisfaction de quatre revendications de base qu’elle émettait comme préalable à la reprise du dialogue interrompu : la tenue d’élections pour résoudre la crise ; la libération de tous les prisonniers politiques ; l’ouverture d’un couloir humanitaire de secours ; et le respect des attributions de l’Assemblée nationale. Le premier point pouvait être interprété comme la tenue des élec- tions régionales­ retardées, mais certains espéraient un scrutin pré- sidentiel avancé ou le retour de la légitimation à tous les niveaux du pouvoir. Cette série de manifestations, très visibles dans les médias internationaux, mobilisa non seulement les partis politiques mais aussi diverses organisations et de nombreux citoyens sans apparte- nance spécifique, motivés par la crise sociale généralisée et créée par l’inflation, les pénuries, la détérioration des services publics et l’insécurité, problèmes qui n’avaient cessé de s’aggraver au fil du temps. Parmi les organisations civiles qui appelèrent à manifester ou qui soutinrent les manifestations, se trouvaient les syndicats d’étudiants et de professeurs des principales universités publiques et privées, les syndicats et les organisations patronales, les associa- tions professionnelles, les travailleurs du secteur de l’art et de la culture, les organisations de défense des droits de l’homme, les organisations indigènes, et elles avaient l’appui indirect mais signi- ficatif de l’Église catholique. De nombreuses organisations de Vénézuéliens de l’étranger se mobilisèrent également dans diffé- rents pays pour attirer l’attention de l’opinion publique. Face à ces mobilisations, le gouvernement de Nicolás Maduro eut recours à une stratégie de la terreur : escalade des répressions vio- lentes, arrestations de manifestants et mises en examen pour délits politiques et militaires, actes de torture et assassinats par armes à feu. Le bilan des manifestations, en termes de violations des droits de l’homme, a été largement relayé par des organisations nationales et

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 124 29/01/2018 17:20:45 EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? 125 internationales et ratifié par un récent rapport du Bureau du Haut- Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme 4. La répression incessante et les persécutions provoquèrent peu à peu la démobilisation des citoyens qui non seulement redoutaient la prison, les brimades, les tortures ou même la mort pour le simple fait d’avoir manifesté, mais qui étaient en outre découragés de n’avoir obtenu satisfaction sur aucune des revendications de l’opposition. Devant cette évidente perte de moyens de pression, la MUD appela à une consultation symbolique le 15 juillet 2017, pour exprimer le rejet du projet d’instauration d’une Assemblée constituante. Bien que la consultation ait bénéficié d’une forte participation, elle fut ignorée par le gouvernement qui procéda à l’élection frauduleuse de la Constituante deux semaines plus tard. Après quatre mois de manifestations, le régime sortait renforcé en montrant sa capacité à intimider la population. Il a ainsi pu pro- céder progressivement à la suppression de résidus de pluralisme qui persistent dans la société vénézuélienne, en utilisant pour cela l’Assemblée constituante, organisme qui semble obéir incondition- nellement au pouvoir exécutif. Les deux pôles de la stratégie politique de l’opposition ont été successivement ébranlés durant la période allant de décembre 2015 à juillet 2017 : c’est d’abord la voie pacifique et électorale qui a été mise en déroute par la paralysie et la mise à l’écart de l’Assemblée nationale pourtant élue à une très nette majorité ; puis les manifes- tations et les mobilisations de rue en défense de l’Assemblée ont elles aussi été efficacement éradiquées, le régime n’a pas hésité à assumer le coût politique de la stratégie de terreur infligée à la population.

PERSPECTIVES : DE LA PARTICIPATION À LA RÉSISTANCE

Dans la conjoncture actuelle, l’action collective vit une course contre la montre. Le gouvernement élabore, en effet, une stratégie de contrôle total de la société qui repose sur quatre axes : une

4. Human rights violations and abuses in the context of protests in the Bolivarian Republic of Venezuela from 1 April to 31 July 2017. Rapport du Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Genève, 2017.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 125 29/01/2018 17:20:45 126 LES TEMPS MODERNES législation destinée à limiter la capacité et le rayon d’action des organisations et des acteurs politiques indépendants ; un usage de cette législation pour intimider ou poursuivre les organisations ; des campagnes de diffamation dirigées contre celles-ci afin qu’elles soient perçues comme des corps extérieurs à la commu- nauté politique ou comme des agents de l’étranger ; et finalement le recours à des groupes paramilitaires qui se livrent à des actes d’intimidation. La nécessité d’accélérer ce processus s’est faite plus impérative pour le gouvernement en raison de sa chute de popularité et de légitimité, due à son incapacité à faire face à la crise économique et sociale. On ne peut passer sous silence le fait que, ces deux dernières années, on a assisté, parallèlement aux manifestations politiques, au développement de mouvements de protestation populaire générale- ment spontanés et causés par la frustration de besoins fondamentaux comme l’alimentation, la santé, l’accès aux services publics — élec- tricité, eau et gaz —, la sécurité personnelle et tout simplement le droit de vivre. Dans certains cas, comme en décembre 2016 et avril 2017, ces manifestations se sont transformées en pillages mas- sifs de commerces, les pillards profitant de la passivité des orga- nismes chargés de maintenir l’ordre public. Soupapes de sécurité ou mécanismes d’intimidation, ces pillages ont paru favoriser le régime en renforçant la demande d’ordre, y compris par des méthodes auto- ritaires. Mais d’autres manifestations ont été réprimées avec une telle violence qu’elles ont fait des dizaines de morts et de blessés. De leur côté, les partis d’opposition et les organisations de la société civile participent eux aussi à cette course contre la montre, en essayant de s’opposer, sur le plan juridique ou médiatique et par des mobilisations, à la tentative du gouvernement de les réduire à la dimension d’acteurs insignifiants et marginaux. Sachant que le régime tente d’accélérer et de renforcer sa course vers l’hégé- monie, la plupart des organisations civiles autonomes, à de rares exceptions près, tentent de se mettre à l’unisson des positions et des projets des partis d’opposition groupés au sein de la MUD ; plus encore, beaucoup d’entre elles ont contribué tant à l’effort électoral de l’opposition qu’aux mobilisations de ces dernières années. Le défi pour ces organisations sociales est de se joindre à un projet politique qui défende leur droit d’exister sans que cela implique la perte de leur autonomie en tant qu’acteurs de la vie civile.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 126 29/01/2018 17:20:45 EXISTER, EST-CE RÉSISTER ? 127 Face à l’avancée des prétentions hégémoniques du régime, les organisations autonomes, ou qui cherchent à l’être, ont répondu en cherchant à s’adapter à la restriction d’espaces et de moyens. Elles ont aussi fermement dénoncé toutes les facettes de ce projet d’anéantissement. Cependant, les mesures d’intimidation envers les possibles bailleurs de fonds nationaux ou étrangers, desquels dépendent beaucoup d’organisations, le manque de possibilités d’autofinancement dans un contexte de crise économique, et les persécutions qui rendent plus difficiles le recrutement et le main- tien de leurs membres, ont montré que la tentative de remplacer la société civile autonome par un simulacre de société a une certaine viabilité à moyen terme, du moins tant que persistera l’actuel équi- libre des forces. Dans ces conditions de faiblesse, continuer à revendiquer le droit de participer à la vie publique et d’être reconnus comme des interlocuteurs légitimes par le régime semble être une voie sans issue, puisque celui-ci a manifesté par de nombreux signes que son projet et sa vision pour la société vénézuélienne sont incompatibles avec l’existence d’une société civile autonome. C’est pourquoi les organisations de la société civile ont assumé (ou devront tôt ou tard assumer) cette incompatibilité avec le projet hégémonique du gou- vernement. Elles devront tenter de survivre en se privant de toute disposition au dialogue de la part de l’État. Ce type de relation avec le pouvoir pourrait être qualifié de « résistance », au sens politico-social de la réponse d’une société qui, n’ayant pas les moyens d’effectuer les changements politiques auxquels elle aspire, ne s’adapte pas pour autant passivement aux exigences du pouvoir existant, mais, en défendant les principes qui l’animent, essaie de maintenir dans le temps son identité politique, sociale et culturelle. Le fait de maintenir le fonctionnement des organisations, même s’il est de plus en plus difficile de réaliser leurs objectifs, peut être considéré comme un acte de résistance ; même si la stratégie gouvernementale ne vise pas leur suppression immédiate mais leur usure, leur division, leur infiltration et leur corruption, l’objectif est le même. Et une vision stratégique des leaders civils doit envisager l’hypothèse d’une suppression crois- sante de la vie associative autonome. La résistance civile, selon Adam Roberts, consiste en « une gamme d’activités variées et soutenues (de caractère non violent ou non militaire) qui défient un pouvoir, une force, une politique

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 127 29/01/2018 17:20:45 128 LES TEMPS MODERNES ou un régime spécifique, et dont les objectifs sont largement par- tagés dans une société 5 ». Dans le Venezuela actuel, pour les orga- nisations de la société civile, le simple fait d’exister est déjà en soi un défi au pouvoir ; d’une certaine façon, exister c’est résister. Cependant, étant donné l’usage peu rigoureux que l’on a fait dans le pays, ces dernières années, du terme « résistance » auquel on essaie de donner des connotations insurrectionnelles, il est néces- saire de rendre au mot sa connotation de pratique et d’attitude à long terme : celle-ci est caractérisée davantage par la fermeté des principes et des objectifs que par une audace momentanée face aux forces de l’ordre, et par la défense des institutions démocratiques plus que par la confiance en des leaders messianiques. Il est certain que de nombreuses organisations de la société civile vénézuélienne ont déjà pratiqué des formes de résistance et on pourrait objecter qu’elles n’ont eu jusqu’à présent qu’un succès fort limité. Néanmoins une des caractéristiques essentielles des mouvements de résistance est précisément leur persistance ; cela implique qu’ils ont la possibilité d’apprendre de leurs erreurs et, surtout, de leurs impatiences. Par ailleurs, le développement d’une culture et d’une pratique de la résistance permet de prévoir les chan- gements de contexte politique et d’y prendre part. Des actions, mobilisations et pratiques politiques qui à un moment donné ont été prématurées, ingénues ou aventureuses, peuvent devenir à un autre moment des réponses adéquates. Et même si elles semblent être la répétition d’anciennes erreurs, elles peuvent en réalité être efficaces, du moment qu’elles sont parvenues à identifier les possibilités qu’offre le nouveau contexte.

Luis Gómez Calcaño Traduit de l’espagnol par Martine Breuer

5. Adam Roberts, « Introduction », in Adam Roberts et Timothy Garton Ash, Civil Resistance and Power Politics : The Experience of Non- violent Action from Gandhi to the Present, Oxford, Oxford University Press, 2009, pp. 1‑24.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 128 29/01/2018 17:20:45 Héctor Torres

LES SOCIÉTÉS MALADES PRODUISENT LEURS PROPRES ANTICORPS

Pendant cette année 2017, et plus exactement entre les mois d’avril et juillet, le Venezuela a vécu les épisodes les plus sanglants d’une crise sociopolitique et économique déjà fort longue. Pendant ces cent vingt jours, du 1er avril au 30 juillet, jour où Nicolás Maduro a imposé à feu et à sang, au sens propre, une Assemblée constituante dotée des pleins pouvoirs, plus de cinq mille personnes ont été emprisonnées pour divers motifs et plus de cent vingt ont été assassinées, une dizaine d’entre elles fin juillet, à la date même de l’élection d’une Assemblée constituante rejetée par la majorité de la population et par plusieurs pays et institutions du monde entier. Pendant ces quatre mois, nous avons assisté à toutes les formes possibles de répression : violations massives de domicile sans ordre judiciaire, tanks détruisant des grilles d’immeubles, dom- mages en tous genres causés à des propriétés privées (la Garde nationale est entrée dans des parkings d’immeubles, cassant les pare-brises et les rétroviseurs des voitures, provoquant d’impor- tants dégâts dans les parties communes, telle la destruction de caméras de surveillance, d’ascenseurs, de portes), tortures (décharges électriques, détenus menottés pour être frappés, sans parler des viols, voilà quelques-uns des procédés documentés par les organisations qui ont suivi ces affaires), détentions illégales, disparitions, transformations des balles à blanc de façon à les rendre plus destructrices, usage d’armes à feu pour contenir les manifestations, et même présence de groupes civils armés agissant en connivence avec la police... Un tableau qui, pris dans son ensemble, démontre que les lois ont fini par devenir un obstacle

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 129 29/01/2018 17:20:45 130 LES TEMPS MODERNES pour mener à bien l’objectif de ce gouvernement qui est de se maintenir au pouvoir à n’importe quel prix. Cent vingt jours de crimes, d’abus, d’usage disproportionné de la force, de douleur, de deuil et de destruction, en réponse à un peuple qui, très simplement, demandait seulement que l’on se pré- occupe de ses besoins les plus urgents et que la Constitution soit respectée.

Ces longues journées angoissantes, tel un cauchemar collectif, nous ont pourtant offert des moments de grâce, produits de la solida- rité manifestée par des citoyens qui ont activé spontanément les mécanismes d’aide réciproque. Le dévouement, le courage, la matu- rité et l’implication des jeunes Vénézuéliens qui, à différents titres, se sont retrouvés en première ligne de l’action, prenant des risques pour leur intégrité et même pour leur vie, et cela afin de rester fidèles à leurs convictions, sont dans ce noir tableau le surgisse- ment de l’espoir. Des centaines de témoignages en attestent. Comme, par exemple, le cas de ces jeunes étudiants en médecine, les Casques verts (ou la Croix-Verte), qui n’ont pas hésité à être présents lors des manifesta- tions, en courant d’énormes risques pour offrir les premiers secours et apprendre, bénéfice second, tout ce qu’on ne leur enseignera jamais dans une salle de classe. Au milieu des affrontements, entre les gaz lacrymogènes et les balles, ils avançaient en colonnes en se tenant par les épaules, pour se poster dans les endroits stratégiques où leur aide serait la plus utile. Et là, sur l’asphalte brûlant, ils ont appris à suturer une plaie, à extraire des projectiles, à porter secours aux asphyxiés et à poser des attelles sur des membres fracturés. Ou bien encore ces jeunes journalistes que ni le harcèlement auquel ils ont été soumis, ni le vol de leur matériel par les gardes ou les policiers, ni même le fait de connaître dans leur propre chair la répression et la prison, n’ont éloigné de la rue et de leur devoir d’informer en ces temps de censure. Grâce à eux, à leur implica- tion professionnelle, nous, Vénézuéliens, avons pu avoir connais- sance de nombreux cas de violation des droits de l’homme, et même assister, grâce à nos écrans d’ordinateur et de smartphone, à l’assassinat de jeunes manifestants. Les milliers de photos et de vidéos qui racontent cette période sombre et qui nourriront les dos- siers lorsque la justice frappera à notre porte sont le produit de la détermination de cette génération de journalistes ; ils savent qu’ils

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 130 29/01/2018 17:20:46 LES SOCIÉTÉS MALADES PRODUISENT LEURS PROPRES ANTICORPS 131 vivent des moments historiques et, à l’heure d’accomplir leur devoir, ils n’ont pas hésité à prendre des risques physiques. La journaliste Andrea Sandoval, par exemple, a accroché son smart- phone sur sa poitrine pour retransmettre les manifestations en temps réel, à un moment où la censure faisait taire les médias tradi- tionnels et recouvrait les faits d’un manteau d’opacité. Autre exemple, l’initiative du « Bus TV » : des journalistes apportaient les nouvelles censurées dans les transports publics en les lisant aux passagers à travers des cadres en carton de faux écrans de télévi- sion, ce qui avait pour double fonction de diffuser ces nouvelles et de dénoncer la censure. La créativité, la vitalité et l’irrévérence de ces jeunes gens face à un pouvoir omnipotent et agressif sont réel- lement admirables. Et, bien sûr, il y a eu ces courageux jeunes gens qui ont affronté des bataillons suréquipés de la Garde nationale et de la police, à peine armés de casques, de pierres, de gilets pare-balles faits de plaques de radiologie, et de boucliers en carton ou en fer-blanc. Leur honnêteté et leur détermination ont compensé les conditions défavorables dans lesquelles ils se sont lancés dans ce combat déséquilibré. Ils sont peut-être candides dans leur audace à affronter cette force infiniment supérieure, la corruption, l’abus de pouvoir, mais ils manifestent une forme rare d’exercice de la joie et de l’espoir.

La génération actuelle est née et a grandi avec le chavisme. Elle a décidé de faire face à un pouvoir qui, depuis qu’elle a l’âge de raison, a toujours été en place. Elle combat pour un pays différent, où il serait possible de faire ce que font les jeunes de cet âge : rire, tomber amoureux, étudier, faire la fête, flâner, etc. En attendant elle se retrouve en train d’assumer la lourde tâche de sauver le pays dans lequel elle est née. En écrivant ces lignes, il m’est impossible de ne pas me souvenir de ce garçon d’une vingtaine d’années qui, trem- blant et ne pouvant contenir ses larmes après une féroce raclée administrée par une dizaine de policiers, réussissait à peine à balbu- tier que ce qu’il voulait, lui, c’était seulement un pays meilleur. Ce sont les enfants de ceux qui, obnubilés par le « héros », ont de façon irresponsable voté pour Chávez. Celui-ci avait pourtant déjà tenté un coup d’État, faisant plus de cent morts. Une généra- tion de jeunes qui, avec leur sang, leur vie, sont en train de réparer les erreurs de leurs parents, en ayant même la noblesse d’âme de ne pas leur en vouloir pour cette erreur monumentale.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 131 29/01/2018 17:20:46 132 LES TEMPS MODERNES Dans une nation qui a toujours attendu l’avènement d’un grand homme, ils font ce qu’ils peuvent avec l’humilité de ceux qui savent que tous les efforts valent la peine. Sans grandiloquence ni orgueil, ils ont été capables d’aller jusqu’à offrir leur vie avec une bravoure et une maturité qui laissent à penser que les sociétés, comme tous les organismes vivants, ont la merveilleuse capacité de produire, en même temps que la maladie, leurs propres anticorps. Et plus la maladie est grave, plus les anticorps sont têtus. C’est une génération qui est en train de gagner un pays, une démocratie, à la force du poignet. À feu lent. La génération qui saura quelle est la valeur de ces mots qui deviennent creux quand les sociétés baissent la garde : liberté, démocratie, légalité, respect, droits de l’homme... Et tout comme le chavisme au pouvoir brosse un portrait de nos pires particularités culturelles, cette génération représente la syn- thèse du meilleur de ce que nous pouvons donner. La concrétisation de ce que nous promettait finalement notre histoire. Ayant grandi sans le gaspillage qui a eu cours à d’autres époques, ils ont appris à faire plus avec moins. À ne pas se tromper d’objectif. À rester constants et disciplinés. Avec leurs façons d’agir, ils ont démontré que les sociétés sou- mises à des processus intenses trouvent en elles-mêmes des ressources qu’elles n’imaginaient pas posséder. La joie et la douleur, les manques et les richesses, la rage et la persévérance, ont infusé en eux l’expé- rience humaine, les rendant plus mûrs, plus profonds et plus ­impliqués. Les sociétés riches produisent souvent des individus hédonistes, des adolescents de quarante ans qui pensent qu’ils ont le droit de profiter des richesses dont ils ont hérité, sans se demander un ins- tant s’ils les ont méritées. Les sociétés défaites par des séismes sociaux comme celui qu’est en train de vivre le Venezuela pro- duisent des hommes et des femmes mûrs de vingt ans. Et ces hommes et ces femmes, ça ne fait aucun doute, recons- truiront ce pays. Il y a quelques mois, Carlos Cruz-Díez, le maître en art optique, a écrit à cette jeunesse un message d’encourage- ment, qui se termine de la façon suivante :

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 132 29/01/2018 17:20:46 LES SOCIÉTÉS MALADES PRODUISENT LEURS PROPRES ANTICORPS 133 Avec mes quatre-vingt-quatorze ans, je vous dis sincèrement que vous vivez une époque extraordinaire parce que tout est obso- lète et qu’il faut tout réinventer ; il faut inventer un nouveau lan- gage politique qui nous parle de démocratie, de valeurs éthiques, de liberté, de progrès et de justice sociale ; il faut inventer une éducation et créer un pays d’entrepreneurs, d’artistes et d’inven- teurs, un pays digne et souverain dans un contexte global ; bref, au Venezuela, il faut tout inventer. Quelle merveille !

Ces quatre mois ont laissé une profonde blessure dans notre société. Des jeunes gens qui devaient passer leur diplôme sont morts. D’autres ne sont pas chez eux parce qu’ils sont entassés dans des cellules, qu’ils souffrent de la faim et sont malades. D’autres essayent de surmonter le traumatisme causé par l’horreur de savoir quel traitement les corps de sécurité censés nous protéger infligent aux « ennemis ». Mais ces quatre mois ont aussi laissé une génération sereine dans ce brasier. Une génération qui, un jour, aura sur ses épaules la charge de conduire ce pays. Elle sera composée d’avocats, de méde- cins, de personnalités politiques, de professeurs, et tous sauront quel aura été l’effort nécessaire à sa construction car ils y auront contribué. Savoir qu’un jour ce pays sera entre leurs mains nous donne de l’espoir. La détermination et l’engagement dont ont fait preuve les jeunes pendant ces mois funestes ont été déterminants pour que s’installe une certitude dans la mémoire collective des Vénézuéliens : cer- taines manières de gouverner, certaines manières d’exercer le pou- voir, certaines manières de faire de la politique, certaines manières de s’identifier au pays, font désormais partie d’un passé qui, même s’il refuse de céder la place, est déjà vaincu et n’a plus rien à offrir. Ils nous ont rappelé, par leur exemplarité, certaines valeurs qui nous seront indispensables au moment de nous projeter à nouveau en tant que société. N’oublions jamais ce que nous leur devons.

Hector Torres Août 2017 Traduit de l’espagnol par Laurence Holvoet

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 133 29/01/2018 17:20:46 Paula Vásquez Lezama

LA FAIM ET LE POLITIQUE CHAVISME ET PÉNURIE ALIMENTAIRE

Entre 2004 et 2009, l’agriculteur vénézuélien Franklin Brito a mené six grèves de la faim, s’est automutilé en se coupant la pha- lange du petit doigt de la main gauche devant les caméras de télévi- sion et en se cousant la bouche. Il protestait ainsi contre la confisca- tion arbitraire et violente de ses terres par un groupe de personnes qui auraient été envoyées par le maire, des invasores (envahisseurs). Il est finalement mort en août 2010, lors d’une dernière grève de la faim, après quatre vingt-dix jours de jeûne, dans un entrepôt de l’hôpital militaire Carlos Arvelo à Caracas, où il était confiné de force, sous surveillance policière et sans bénéficier d’un droit de visite. La propriété agricole de Brito, la ferme Iguaraya, s’étendait sur 290 hectares et le conflit avec les autorités de sa municipalité remonte à l’année 2004. Cette ferme était pour Brito la réussite d’un projet de vie forgé durant sa jeunesse autour de l’agriculture durable, fondé sur le respect de l’environnement et des espèces locales. Après avoir commencé à étudier la biologie à l’Université centrale du Venezuela, il avait décidé de quitter Caracas pour partir à la campagne avec sa famille. Sans avoir fini ses études, il s’était ins- tallé comme petit producteur sur la commune de Guarataro dans l’État de Bolívar, au sud du pays. C’était en 2000 et il avait béné- ficié des premières mesures de répartition de terres mises en œuvre au début du gouvernement d’Hugo Chávez. Sa maison était située dans le périmètre de la propriété agricole. Lui et sa famille subve- naient à leurs besoins grâce au salaire de sa femme, institutrice à l’école du village et à son propre salaire de professeur au lycée. La production agricole de fruits et légumes de leur propriété augmentait

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 134 29/01/2018 17:20:46 LA FAIM ET LE POLITIQUE 135 de manière significative, toute la famille s’investissant dans cette activité, et Iguaraya avait une belle récolte de fruits et légumes lorsque les squatteurs la détruisirent avec des troupeaux de bétail et y installèrent des barbelés avec, très vraisemblablement, le consen- tement des autorités municipales. Familier de l’agronomie et réticent à l’utilisation des pesti- cides, Brito avait démontré, dans un rapport, que l’usage des pesti- cides n’était pas nécessaire pour contrôler les champignons qui attaquent une variété particulière d’igname. De manière complète- ment inattendue, son rapport non seulement fut pris au sérieux par l’organisme qui finançait le projet présenté par la mairie, la Corporación Venezolana de Guayana (CVG), mais priva aussi le maire d’importantes subventions de la CVG. Telle fut la raison des représailles engagées par ce dernier contre Brito. D’abord lui et sa femme Helena furent licenciés des établissements où ils ensei- gnaient. Ensuite, le maire aurait autorisé l’occupation de sa pro- priété par des agriculteurs qui attendaient les terres promises par la réforme agraire engagée par la révolution. La mairie valida leur installation en leur octroyant des « lettres agraires » de l’Institut national des terres (INTI), c’est-à-dire des titres provisoires qui leur autorisaient d’exploiter la zone 1. Les personnes qui occupèrent ces terres s’installèrent sur la piste qui donnait accès à la route principale. Brito n’avait donc plus accès à sa maison et à ses cultures. Ces squatteurs auraient bénéficié d’un soutien

1. Les « lettres agraires » sont un dispositif de la politique de redistri- bution de terres mise en place par la Révolution bolivarienne du Président Hugo Chávez à ses débuts. Cette politique a permis de redistribuer 2,9 mil- lions d’hectares rattachés à de grandes propriétés terriennes et pour les- quels un titre de propriété n’avait pu être produit. Il fallait en effet que les propriétaires montrent aux autorités de l’Institut national des terres les titres de propriété même s’ils dataient d’avant 1848, date de la première loi agraire de la nation. Les propriétaires incapables de produire les titres ont été expropriés. Et quelques milliers de familles ont reçu ces « lettres agraires » leur donnant le droit d’occuper et de cultiver ces terres expro- priées. Cette politique répond à l’intention du gouvernement de garantir la « souveraineté alimentaire » d’un pays qui importe plus de 70 % des ali- ments que consomme sa population. Cependant, la profonde pénurie ali- mentaire qui affecte le pays montre bien que cette politique n’a pas donné les résultats espérés : beaucoup de fermes productives ont été expropriées en raison de litiges peu clairs avec l’Institut national des terres.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 135 29/01/2018 17:20:46 136 LES TEMPS MODERNES institutionnel et matériel important — ils étaient armés — qui leur permit d’installer très rapidement de solides barbelés et de creuser des tranchées dans le chemin conduisant à la route principale. Isolé par ces squatteurs violents, Brito perdit le fruit de son travail et ses biens matériels. Le fondement juridique du dispositif des « lettres agraires », qualifié par le gouvernement lui-même de « provisoire », est un décret-loi promulgué par le Président Hugo Chávez au début de l’année 2001, selon lequel les « familles paysannes » sont autori- sées à occuper les terres dont l’État est propriétaire et qui sont administrées par l’Institut national des terres. Mais les terres en question avaient déjà été attribuées à Brito et elles n’étaient pas en jachère. Il fut en fait victime des représailles de puissantes autorités municipales liées au parti politique au pouvoir, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), dont il mettait en danger les intérêts. Dans ce conflit personnel, le maire qui s’estimait « lésé » se serait paradoxalement servi, pour anéantir Brito, sa famille et ses cultures, des instruments révolutionnaires censés favoriser la justice sociale. Face à l’évidente complicité de la municipalité avec les occu- pants et son impuissance à faire valoir ses droits, Brito décida de partir à Caracas pour porter plainte. Il commença une sorte de « pèlerinage » entre les différentes institutions publiques de la capitale, souvent accompagné de sa femme et de ses quatre enfants. Cette situation dura des années. Pour ses premières grèves de la faim, il s’installait le plus souvent sur la place Miranda, au centre- ville de Caracas. C’est pour la dernière qu’il s’installa dans les beaux quartiers de l’est de la ville, aux portes du siège de l’Organi- sation des États américains (OEA). Ce changement de lieu s’ex- plique par l’insécurité et la violence régnant à Caracas, l’une des villes les plus meurtrières au monde. Lors de l’automutilation publique de son petit doigt, le 10 no- vem­bre 2005, Brito réussit à attirer l’attention du Président Chávez qui décida de lui restituer ses terres dans son allocution hebdoma- daire de radio et télévision « Alo Presidente 2 ». Il chargea

2. Dans ses discours télévisés quotidiens, Hugo Chávez prenait des décisions concrètes avec un impact réel sur la vie des personnes concer- nées. L’interaction médiatique entre Chávez et Brito ne sera pas analysée ici du point de vue de la sphère politico-communicationnelle, mais à partir des conséquences concrètes pour la vie de ce dernier.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 136 29/01/2018 17:20:46 LA FAIM ET LE POLITIQUE 137 Jesse Chacón — ministre de l’Intérieur à l’époque 3 — de s’en occuper. Une commission gouvernementale se déplaça dans l’État de Bolívar par mandat du Président pour accompagner Brito et résoudre­ le problème sur place. Mais une fois sur les lieux, le gréviste entra en désaccord avec la procédure de la ­commission. Celle-ci n’avait pas l’intention de révoquer les « lettres agraires » délivrées aux occupants de manière illégale mais de négocier avec eux. Or, Brito ne voulait pas uniquement que les barbelés soient enlevés, il exigeait une procédure juri- dique qui révoque la validité de ces titres provisoires octroyés de manière arbitraire. Il voulait par ailleurs qu’on l’indemnisât pour tous les dommages causés à ses cultures, abandonnées depuis plus d’un an 4.

J’ai commencé par le récit du destin de Brito cette réflexion sur les causes et les effets de l’extrême pénurie alimentaire qui affecte le Venezuela depuis 2015, parce que, selon moi, cet homme non seulement incarne — littéralement dans sa chair — l’effondrement du modèle de production et de distribution ali- mentaire de la Révolution bolivarienne, mais également l’an- nonce. Ce cas liminaire et extrême, situé dans une sorte de zone grise, invisible et inaudible, dessine les contours d’une crise pro- fonde et sans précédent de la production et de l’accès à l’alimen- tation, dans des dimensions multiples : la production agricole, les modes de consommation, les réseaux de distribution commer- ciaux, les habitudes alimentaires et même la relation entre la nature et la culture dans la société vénézuélienne et le modèle sociopolitique chaviste. Sept ans après la mort du fermier Franklin Brito dans sa cellule de confinement à l’hôpital militaire de Caracas, le Venezuela se trouve dans une situation de quasi-famine — on estime que les Vénézuéliens ont perdu huit kilos en moyenne lors des deux

3. Jesse Chacón a participé au putsch manqué d’un groupe de mili- taires commandés par Chávez, le 4 février 1992, contre Carlos Andrés Pérez et son gouvernement. 4. Humberto Marquez, « Venezuela : huelga de hambre, herencia del problema agrario », IPS Noticias (http://www.ipsnoticias.net/2010/08/ venezuela-huelga-de-hambre-herencia-de-problema-agrario/, 2010, consulté le 31 mars 2015).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 137 29/01/2018 17:20:46 138 LES TEMPS MODERNES dernières années 5 —, de grave pénurie alimentaire, d’improducti- vité agricole et de dépendance totale par rapport aux importations alimentaires. Parler de cette situation publiquement est formelle- ment interdit par les autorités vénézuéliennes qui démentent fer- mement, à ce sujet, les faits les plus indéniables. C’est cette pos- ture de déni qu’a adoptée Delcy Eloina Rodriguez dans son allocution inaugurale, après sa nomination comme présidente de l’Assemblée constituante communale, le 4 août 2017 : elle a répété plusieurs fois qu’« au Venezuela, il n’y a pas de famine, pas de crise humanitaire. Il n’y a que de l’amour 6 ». La vérité est que la population la plus vulnérable — les enfants, les femmes enceintes et les personnes âgées — souffre brutalement, dans le silence et l’invisiblité, du manque de nourriture et de l’incapacité, en raison de l’hyper-inflation, d’en acheter si cela devenait possible. Ce manque cruel de denrées concerne principalement les protéines et les aliments riches en vitamines et fibres (fruits et légumes). Je ferai d’abord, ici, une description des politiques gouverne- mentales et des mécanismes conçus et mis en œuvre par les gou- vernements successifs d’Hugo Chávez concernant la production agricole, les importations et la distribution alimentaire. J’esquisserai ensuite une description sur le fondement idéologique et la concep- tion sous-jacente de ces politiques, qui avaient en principe pour objectif la « quête de la sécurité alimentaire et la souveraineté 7 ». Puis je m’attarderai sur les déviations, mécanismes de corruption, conflits d’intérêts qui ont engendré l’échec de ces politiques agro­ alimentaires. Et je montrerai enfin, à partir d’exemples tirés d’un travail ethnographique réalisé dans l’État de Miranda, dans la

5. La fondation Caritas a fourni des données qui rendent compte de l’urgence alimentaire — 16 % de la population de l’État de Zulia souffri- rait de malnutrition sévère — et rapporte qu’en 2016 certains habitants auraient perdu quatorze kilos (http://elestimulo.com/blog/caritas-cuatro- grandes-estados-estan-a-un-paso-de-la-emergencia-alimentaria/ : http:// elestimulo.com/blog/venezolanos-rebajaron-hasta-14-kg-en-2017-por- falta-de-comida/, consultés le 15 novembre 2017). 6. (http://www.el-nacional.com/noticias/gobierno/delcy-rodriguez-­ aqui-hay-crisis-humanitaria-hay-amor_197100, consulté le 14 novembre 2017). 7. Dick Parker (2008), « Chávez y la búsqueda de una seguridad y una soberanía alimentarias », Revista venezolana de economía y ciencias sociales, vol. 14, no 3, pp. 121‑143.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 138 29/01/2018 17:20:46 LA FAIM ET LE POLITIQUE 139 banlieue de Caracas (Guatire et Gavilán), la dynamique informelle de la distribution alimentaire dans toute sa nudité : on verra donc comment le fonctionnement de ces mécanismes rappelle le contrôle politique par le ventre. Pour conclure, je reviendrai sur certains éléments de l’affaire Brito, pour élucider les mécanismes de l’injustice alimentaire qui ont conduit à la situation dramatique que connaît le Venezuela en 2017.

LE PROJET DE LA « SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE » : AVATARS ET DÉTOURNEMENTS

Le traitement médiatique donné à la rareté des produits de consommation de base, qui sévit au Venezuela depuis le début de la décennie de 2010, était presque anecdotique avant 2016. « La crise du papier toilette » était sans doute le premier signe d’alarme des médias français concernant la pénurie qui touche le Venezuela 8. Cela a été traité comme un problème conjoncturel, et même comme une curiosité, presque comme quelque chose de comique. Mais ce n’était que la pointe émergée de l’iceberg. Rarement ces reportages ont fait référence à l’origine même de la pénurie de nombreux pro- duits, en l’occurrence aux mécanismes et aux dispositifs politico- institutionnels régissant l’importation de denrées, de marchandises ou des éléments nécessaires pour leur fabrication dans le pays. Il s’agit de mécanismes d’importation très opaques, conçus avec une grande expertise afin de générer un maximum de bénéfices pour certaines organisations étatiques et paraétatiques. Les politiques relatives à l’approvisionnement de produits ali- mentaires de base, mises en œuvre entre 1999 et 2013, avaient ori- ginellement pour objectif de faciliter l’accès à la nourriture des plus défavorisés. La mise en place des « Missions » avait bien prévu la distribution de produits alimentaires à bas prix, la création d’un réseau de supermarchés de l’État, les Mercal, qui vendaient de la nourriture à un tarif subsidié. Entre 2003 et 2005, le réseau des super- marchés Mercal a connu une croissance vertigineuse, jusqu’à

8. (http://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/au-venezue- la-que-revele-la-penurie-de-papier-toilette_329626.html, consulté le 9 septembre 2017).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 139 29/01/2018 17:20:46 140 LES TEMPS MODERNES compter environ 13 806 points de vente dans tout le territoire national 9. Hugo Chávez a également développé une politique draco- nienne de contrôle de prix — l’écart entre les prix « régulés » et les prix « libres » se creuse et explique, en grande partie, les gigan- tesques files d’attente qu’on voit devant les magasins lorsque des articles « à prix régulé » deviennent disponibles à la vente. Cependant, au lieu de faciliter l’accès aux aliments et aux produits basiques, ces mesures ont fini par fortement le réduire, surtout dans les milieux populaires. Pendant les dernières années de la vie de Chávez, les pénuries sont devenues courantes mais encore très ponctuelles. L’apparition d’un produit dans les étagères cachait la disparition d’un autre et ainsi de suite. La spéculation sur les prix des produits, la conservation des stocks par les commerçants dans l’attente de prix plus élevés apparurent, certes, mais la cause du phénomène était beaucoup plus profonde. Avec Nicolás Maduro, le manque de nourriture devient chronique et d’une certaine manière normalisé, ce qui entraîne des changements d’habitudes alimentaires, comme le passage de trois repas par jour à deux, voire un, comme j’ai pu le constater pendant l’été 2017 à Guatire, à l’est de Caracas (j’y reviens ci-dessous). Lors de sa mise en place, le réseau des supermarchés Mercal a été vu, vécu et analysé comme une bonne chose. Au début des années 2000 et jusqu’à 2007, les supermarchés Mercal ont eu beau- coup de succès. Avec plus de 16 000 magasins en 2007 et des pro- duits aux prix largement inférieurs à ceux des supermarchés privés (ils sont entre 27 % et 39 % moins chers), ils garantissaient un accès relatif à la nourriture — relatif car les protéines, comme le lait, les sardines ainsi que les fruits et les légumes étaient plus rares ; étaient plus disponibles des produits comme l’huile, la farine de maïs, les légumes secs et le riz. L’accès aux viandes et aux proté- ines a toujours été limité et difficile, même dans les Mercal. J’ai pu observer l’énorme affluence dans ces supermarchés lorsque coïnci- dait un « jour de quinzaine » — les salariés vénézuéliens sont payés les 15 et les 30 du mois — avec l’arrivée de poulets, par exemple. Mercal est un réseau très étendu : sa conception même impli- quait à grande échelle la distribution de toutes sortes de denrées

9. Yolanda D’Elia, dir. (2006), Las Misiones sociales en Venezuela : una aproximación a su comprensión y análisis, ILDIS, Caracas.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 140 29/01/2018 17:20:46 LA FAIM ET LE POLITIQUE 141 alimentaires subventionnées. Or, l’infrastructure de ces établisse- ments semblait précaire, voire provisoire sans capacité de stockage ni réfrigération : les clients font la queue dès que l’information de l’arrivage des denrées se répand dans les quartiers. Les institutions étatiques interviennent activement dans toute la chaîne de produc- tion et de distribution, et les vendeurs sont des fonctionnaires employés avec des contrats temporaires, de courte durée. Rien n’est stable ni conçu pour durer dans ces locaux. Ils peuvent d’ail- leurs fermer du jour au lendemain. Cette distribution alimentaire sur le mode de l’urgence com- porte deux dimensions : d’une part, elle a répondu à une conjonc- ture politique très particulière où il fallait à tout prix affronter un mécontentement croissant ; d’autre part, elle manifeste une façon très militariste de répondre aux problèmes sociaux 10. C’est après le coup d’État manqué contre Chávez en avril 2002, après la grève nationale et la grève de l’industrie pétrolière en 2003, que le gou- vernement a saisi l’importance de la distribution de produits ali- mentaires et a commencé à créer des magasins dans toutes les municipalités du pays pour acheminer de la nourriture aux plus démunis. L’enthousiasme pour le projet révolutionnaire avait baissé et il fallait répondre aux besoins de la population qui avait cru dans le Président et menaçait de se désaffecter. Puis, en 2003, commence le « miracle » : le prix du baril du pétrole a augmenté. Chávez a profité de l’opportunité et a utilisé la manne pour redis- tribuer une partie significative de cette richesse à la majorité pauvre, par le biais de transferts et de programmes sociaux. Le contrôle de la compagnie nationale du pétrole, Petróleos de Venezuela (PDVSA), qu’il avait obtenu après la grève de 2003, a été crucial. Il lui a permis d’accroître considérablement ses dépenses en dehors du budget ordinaire, sans aucune négociation politique. Grâce à cette marge de manœuvre sans contre-pouvoir, sa popularité a grimpé de manière exponentielle en un an et il a remporté de façon décisive le Référendum révocatoire d’août 2004.

10. C’est dans le cadre d’un programme spécial militaire, nommé plan Bolívar 2000 (PB 2000), que des programmes sociaux, dont celui de la distribution de nourriture, ont commencé à être mis en œuvre au début des années 2000. En 2007, le général Victor Cruz Weffer, en charge de ce programme, a été dénoncé pour avoir détourné des milliards de dollars. Son nom figure dans la liste des « Panama Papers ».

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 141 29/01/2018 17:20:46 142 LES TEMPS MODERNES Il a ensuite été réélu en 2006. En revanche, lorsque le prix du pétrole s’est mis à baisser, en 2008‑2009, sa popularité a diminué de près de 20 % et son parti a perdu le vote populaire lors des élec- tions législatives de 2010.

DE LA DIPLOMATIE PÉTROLIÈRE À L’ALIMENTAIRE

En 2004, et en moins d’un an, plus de 40 % des produits ali- mentaires, au Venezuela, ont été distribués par cette nouvelle chaîne de distribution entièrement contrôlée par le gouvernement 11. En 2004, plus de 9,3 millions de personnes ont acheté de la nourri- ture dans ces magasins discount gérés par l’État. Aussi, les entre- prises privées et surtout les coopératives sont devenues totalement dépendantes de l’État pour distribuer leurs produits : certaines entreprises ont même fabriqué des marques privées pour Mercal avec des étiquettes célébrant les réalisations sociales du gouverne- ment. Ce programme s’est rapidement classé parmi les pro- grammes gouvernementaux les plus populaires et est devenu un outil très puissant pour exercer une influence politique sur le sec- teur privé. Dès 2007, la pénurie se fit sentir dans les Mercal. De considé- rables sommes d’argent avaient été accordées en 2006 à des pro- grammes d’approvisionnement des produits composant le panier alimentaire de base, ainsi que pour la production de produits ali- mentaires et agroalimentaires de première nécessité 12. Mais les fonds ont été détournés, ces sociétés d’approvisionnement agricole ont échoué et sont aujourd’hui en faillite. Ce qui explique en partie la terrible situation de 2017, dans laquelle le pays se trouve face au plus grand chaos alimentaire qu’ait connu l’Amérique latine. Dans cette critique des politiques agroalimentaires du cha- visme, il n’y a néanmoins aucune idéalisation du passé, de l’avant Chávez. Le secteur agroalimentaire vénézuélien possédait, avant

11. Michael Penfold-Becerra (2007), « Clientelism and Social Funds : Evidence from Chavez’s Misiones », Latin American Politics and Society, vol. 49, no 4, pp. 63‑84. 12. La création d’un programme exceptionnel d’approvisionnement en 2006 a été officialisée en mai de cette année-là (http://virtual.urbe.edu/ gacetas/38437.pdf, consulté le 17 mars 2017).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 142 29/01/2018 17:20:46 LA FAIM ET LE POLITIQUE 143 l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez en 1997, des caractéristiques très particulières et différentes de celles des autres pays d’Amé- rique latine. Parce qu’il s’agit d’un pays pétrolier et urbain, la pro- duction agricole a été industrialisée très tôt. La migration de la population rurale vers les villes a causé des ravages dans les cam- pagnes vénézuéliennes. Parallèlement, les modes de consomma- tion alimentaire ont changé et sont devenus ceux d’une société urbaine, avec une prédominance des produits transformés prove- nant de l’industrie agroalimentaire. Cette situation était très problé- matique puisque la population urbaine à bas revenu consommait des produits industrialisés de faible valeur nutritionnelle (farine de maïs pour faire des arepas, pâtes, conserves, café, sucre et sodas) au détriment des produits moins transformés et d’une plus grande qualité nutritionnelle (œufs, fruits et légumes, céréales et légumes secs). Les critiques à l’égard de ce mode de production qui a conduit la consommation à dépendre de plus en plus de l’industrie agroali- mentaire importatrice ne sont pas nouvelles. Ce constat était par- tagé par les experts et les institutions concernées par la santé nutri- tionnelle des milieux populaires vénézuéliens. Quand je travaillais au bureau de l’Unicef à Caracas, en tant que chef de projet, au milieu des années 1990, je collaborais activement avec l’Institut national de la nutrition (INN). Cette institution avait développé, depuis 1960, un réseau de cantines populaires proposant des menus équilibrés et avait conçu certains adaptés aux besoins caloriques et protéiques de la population la plus démunie, tout en promouvant la consommation de produits locaux, notamment les fruits et les légumes. Je me souviens des tentatives des nutritionnistes avec lesquels je travaillais, dans cet institut public, pour remédier à la malnutrition enfantine. Je me rappelle encore leurs critiques solides et fondées envers le modèle de production et de distribution de l’industrie agroalimentaire qui dominait à l’époque. Ce modèle avait ainsi mené à une forte dépendance à l’égard de produits industriels à faible valeur nutritionnelle. Le panier alimentaire auquel avaient accès les Vénézuéliens pauvres, en particulier ceux des villes, avant Chávez, n’était certes pas parfait. Mais une ving- taine d’années après le début de la Révolution bolivarienne, la situation est bien pire : les Vénézuéliens frôlent la famine. C’est pourquoi l’acharnement contre Franklin Brito et le manque de sensibilité des autorités à l’égard de cet agriculteur, qui

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 143 29/01/2018 17:20:46 144 LES TEMPS MODERNES avait réussi une ferme productive, conçue selon des principes de développement durable, et qui avait lui-même été bénéficiaire de la réforme agraire mise en place par Chávez, me semblent être des éléments très significatifs de la profonde incurie et de l’obscuran- tisme de ceux qui se sont emparés de cette réforme censée amé- liorer les choses. Le cas de Brito est un prisme unique et l’étudier m’a permis de comprendre, très modestement, les parties les plus sombres de la relation qui s’est finalement établie entre l’État et les citoyens concernant la production et l’accès à la nourriture dans le contexte de la Révolution bolivarienne.

Quand Hugo Chávez gagna les élections présidentielles en décembre 1997, les conditions d’exercice du pouvoir lui étaient exceptionnellement favorables. Cependant, le nouveau Président exigeait encore plus de pouvoir et, en novembre 2001, la nouvelle Assemblée nationale, instaurée après la Constituante de 1999 qui avait refondé la nation, autorisait le Président Chávez à gouverner par ordonnances pour un an. Dans le cadre des pouvoirs spéciaux accordés par cette loi d’habilitation, quarante-neuf ordonnances furent promulguées : elles concernaient la redistribution et la pos- session des terres, les opérations bancaires, la liberté de la presse, la propriété privée et le régime d’exploitation du pétrole. Avec la loi foncière, qui n’a jamais été soumise à un débat public ou parle- mentaire, les premiers pas vers une réforme agraire, en priorité sur la propriété collective, ont été menés sans consulter l’Institut national des terres, l’INTI (anciennement l’Institut agraire national, le IAN). Cette loi marquera le début d’une série d’expropriations agricoles, sous prétexte de mener une réforme agraire conduisant à la « souveraineté alimentaire ». Mais de nombreuses embûches ont surgi lors de sa réalisation. Étant donné les caractéristiques structurelles de son économie — pays pétrolier dépendant de l’importation des hydrocarbures par les marchés mondiaux —, hormis l’exportation de pétrole, le Venezuela est un pays importateur. Des modèles sociopolitiques ont essayé de réinvestir la rente dans l’économie non pétrolière, de même que des politiques dites de diversification de l’économie ont été mises en œuvre entre 1958 et 1998, certes fort critiquables. Or, en 2017‑2018, ce pays importateur, totalement dépendant d’une industrie pétrolière en faillite, ne respecte pas ses engagements avec les fournisseurs étrangers et soumet sa population à un régime

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 144 29/01/2018 17:20:46 LA FAIM ET LE POLITIQUE 145 de pénurie, unique en Amérique latine : très souvent, l’État ne règle pas les commandes passées aux fournisseurs étrangers ou laisse pourrir dans les ports, dans des containers, des tonnes de denrées importées. Lors de mes enquêtes de terrain en 2005, j’avais déjà perçu des signes avant-coureurs préoccupants : des containers fantômes avec des produits importés ne cessaient de proliférer aux alentours des ports vénézuéliens 13. 3 257 containers remplis d’aliments en mauvais état, soit 122 000 tonnes de viande, poulet, lait et légumes secs pourris avaient été retrouvés. Seulement 14 % des aliments achetés par les entreprises importatrices de l’État ont été distri- bués entre 2009 et 2010 alors que des sommes colossales conti- nuaient d’être octroyées aux programmes de distribution alimen- taire. Cette politique importatrice a été créée pour générer d’énormes marges de bénéfice à ceux qui contrôlent l’accès aux devises, mais a fragilisé la distribution de produits alimentaires importés. Si on ajoute à cela la politique d’expropriations, d’occu- pations et de représailles à l’égard des agriculteurs et des proprié- taires de terres agricoles, souvent productives, sans mettre en place un autre modèle efficace de production, la situation dégé- nère forcément en pénurie. Entre 2005 et 2008, PDVSA a créé des filiales pour importer de la nourriture depuis divers pays d’Amérique latine, dont les gouvernements avaient des partenariats commerciaux avec le Venezuela (l’Argentine, l’Uruguay, par exemple). Ces entreprises (PDVAL, Bariven, parmi d’autres) ont mis en place des méca- nismes de corruption extrêmement lucratifs, en bénéficiant de devises octroyées par la Banque centrale avec un taux très favo- rable, en vue d’importer des denrées avec surprix, voire en mau- vais état et souvent même inexistantes. Ces mécanismes de cor- ruption se sont perpétués en toute impunité et au détriment de la sécurité alimentaire de la population vénézuélienne.­ Ainsi, depuis 2013, année de la mort d’Hugo Chávez, le contrôle total des importations et des devises nécessaires à l’im- portation a produit le système bureaucratique le plus corrompu de l’histoire du pays. En quinze ans, trente-cinq taux de change

13. La presse vénézuélienne a beaucoup dénoncé ces cas (http://eles- timulo.com/blog/7-anos-de-pdval-a-pudreval-y-nadie-preso/, consulté le 16 novembre 2017).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 145 29/01/2018 17:20:46 146 LES TEMPS MODERNES différents ont conduit à la création de mécanismes frauduleux pour générer de l’argent en jouant avec les taux, offrant ainsi des marges de bénéfice énormes au secteur social « bolibourgeois », autrement dit à ceux qui ont accès aux devises octroyées par la Banque cen- trale vénézuélienne. Le fait d’avoir utilisé PDVSA pour financer directement les programmes sociaux et les réseaux de distribution alimentaire, les PDVAL et les PDValitos (acronyme de « pétrole du Venezuela » et « alimentation »), constitue une preuve supplémentaire de la mauvaise gestion gouvernementale, nuisible tant pour la produc- tion de pétrole que pour la distribution de nourriture. PDVSA a été déclaré en état de cessation des paiements en novembre 2017 14. L’objectif du gouvernement en 2005 était de produire 3 millions de barils par jour, et en 2017 elle produit à peine 1 million. Cette chute a une incidence dans toute l’économie du pays car les dépenses de l’État avaient été calculées en fonction de la produc- tion de pétrole. Une partie de l’endettement était destinée à l’achat de denrées alimentaires que PDVSA distribuait, au salaire des employés et également au financement d’un système de contrôle des changes. L’échec de cette politique a des conséquences désas- treuses pour la population qui en dépend. Les trocs et les échanges commerciaux prévus par les gouver- nements successifs d’Hugo Chávez avec les pays de l’ALBA (Alianza bolivariana para los Pueblos de Nuestra América : accord commercial entre certains pays de l’Amérique latine, conçu et mis en œuvre par Hugo Chávez) se sont avérés extrêmement nuisibles pour l’économie nationale. Sur les marchés populaires que j’ai visités depuis 1999, les produits fabriqués au Venezuela ont presque disparu. L’économie nationale avait atteint avant Chávez une certaine autosuffisance dans la production de produits laitiers, de viande et de volaille. Or, lors de mes visites aux établissements destinés à l’approvisionnement des milieux populaires, j’ai pu voir sur les étalages des haricots noirs provenant du Nicaragua, du lait en poudre d’Uruguay, des poulets congelés du Brésil. Tous ces produits sont achetés à l’étranger avec surprix par les diffé- rentes entreprises étatiques, et leurs sous-traitants, devenues des monopolisateurs du marché alimentaire du pays. La Révolution

14. (https://www.ft.com/content/3be4f10b-d639‑3356-bd47‑­ 90b8031635d9, consulté le 16 novembre 2017).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 146 29/01/2018 17:20:46 LA FAIM ET LE POLITIQUE 147 bolivarienne a, paradoxalement, échoué à assurer la « souveraineté alimentaire », alors qu’il y a une vingtaine d’années le pays était exportateur de riz, de fruits et de poulet, notamment vers les Antilles françaises.

COMPOSER AVEC LA REVENTE POUR PALLIER LA PÉNURIE

Le gouvernement de Nicolás Maduro a mis en place une carte d’alimentation à la cubaine, le « carnet de la patrie ». Cette carte est exigée par les institutions, notamment les conseils commu- naux, et par les réseaux de commercialisation étatiques. L’objectif du « carnet de la patrie » est de rationner les aliments pour assurer à chaque citoyen vénézuélien le minimum vital. Avec cette carte, on peut acheter des CLAP, des cartons de nourriture à un prix sub- ventionné 15. Rosa Andreina, de Guatire, m’expliquait, au cours de notre entretien en juin 2017, comment elle se débrouillait pour manger. Elle a trente ans et quatre enfants en bas âge. Elle tra- vaille dans un pressing industriel. Elle gagne 13 000 bolivars par jour (20 centimes d’euros environ avec l’hyper-inflation). À ce moment-là, c’était le prix d’un kilo de riz. Comme elle était payée chaque jour et en espèces, elle sortait du travail à 16 heures pour aller acheter le kilo de riz et préparait un demi-kilo pour le soir et un demi pour le matin. Elle était bien embarrassée quand je lui ai demandé si elle pouvait trouver un peu de protéines (œuf, poulet, sardines ou même des légumes secs comme les haricots noirs). Elle m’a répondu qu’il lui faudrait manquer un jour de travail pour aller se les procurer dans les marchés, car les files d’attente sont très longues lors de l’arrivée de produits à prix « régulés ». Rosa Andreina semblait très hésitante au sujet du « carnet de la patrie » et de la possibilité d’obtenir par ce biais un carton de nourriture CLAP. Elle jugeait la qualité de la farine de maïs très médiocre et

15. L’acronyme CLAP signifie « comités locaux d’alimentation et de production ». Or, il n’y pas de production locale dans la composition de ces cartons. Même si la composition des cartons est très variable, il s’agit majo- ritairement de produits importés, surtout de la farine de maïs et de l’huile. Le gouvernement de Maduro promeut l’utilisation de ce carnet pour le paiement des cartons CLAP (http://vtv.gob.ve/con-el-carnet-de-la-patria- se-podran-realizar-pagos-de-los-clap/, consulté le 17 novembre 2017).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 147 29/01/2018 17:20:46 148 LES TEMPS MODERNES ne pouvait pas l’utiliser pour faire des arepas. Elle n’avait pas tort. En effet, la farine achetée ces derniers temps par le gouver- nement vénézuélien provient du Mexique et elle sert à préparer­ des tortillas mexicaines, non des arepas vénézuéliennes. Il y a une grande variété de farines de maïs précuites en Amérique latine, chacune étant adaptée à la recette à base de maïs de chaque pays. Comme pour les programmes précédents, l’achat des produits par des cartons CLAP aurait été la source d’une énorme corrup- tion. Selon le Parlement dominé par l’opposition et annulé par la Constituante en septembre 2017, le gouvernement vénézuélien aurait perdu quelque 206 millions de dollars en versant des primes pour les importations de produits alimentaires en provenance du Mexique par le biais d’intermédiaires. Selon les porte-parole de cette assemblée aujourd’hui dissoute, les cartons ont été payés 42 dollars alors qu’ils ne coûtent en réalité que 13 dollars 16. Le leitmotiv du chavisme, mettre fin à la pauvreté, s’est résumé à des mécanismes politiques de redistribution du revenu pétrolier, qui assimile la fin de la pauvreté à la possibilité de consommer. Ce qui était censé être une alternative au capitalisme s’est avéré être une machine clientéliste pour la redistribution de ressources rares, c’est-à-dire qu’aujourd’hui ces cartons de nour- riture CLAP ne peuvent être obtenus qu’à travers le « carnet de la patrie ». Le bachaqueo, la revente illégale de produits, selon ce que j’ai pu observer en juillet 2017, a été considérablement réduit et reconfiguré dans la revente par dose, par « petites gorgées » (teticas, petites tétées) de lait en poudre, café ou huile. Cela a intro- duit des changements fragilisant encore plus l’accès à la nourriture de qualité. Les revendeurs mettent dans des petits sacs en plastique de toutes petites quantités pour les consommateurs appauvris et désespérés. Sans aucune traçabilité, sans aucune certitude sur la composition de ces sacs, la revente des teticas se fait à côté même des distributeurs des CLAP.

16. (https://lta.reuters.com/article/topNews/idLTAKBN1962XG- OUSLT, consulté le 18 novembre 2017). La presse mexicaine a largement relayé ce scandale des « kits d’aliments mexicains vendus avec surprix au gouvernement de Maduro » (http://www.excelsior.com.mx/nacio- nal/­2017/08/01/1178934).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 148 29/01/2018 17:20:46 LA FAIM ET LE POLITIQUE 149 Haydée, à Punto Fijo dans l’État de Falcón, me décrivait ainsi en octobre 2017 la situation de sa famille qui habite dans un village vers la côte de la péninsule de Paraguaná. Ces villages souffrent de coupures d’électricité, de manque d’eau potable, de pénurie d’argent en espèces et leurs habitants ont non seulement faim mais également soif :

Ils sont chez eux (à Pueblo Nuevo, État de Falcón) dans une situation beaucoup plus dure qu’ici à Punto Fijo. Je leur ai apporté de l’eau, mais ils ont passé une journée entière sans boire parce que leurs réservoirs étaient vides et qu’ils ne pouvaient pas acheter de l’eau potable, et cela me désespère de ne pas pouvoir les aider beaucoup plus. Ici, à la maison, nous avons aussi des difficultés pour avoir de l’eau. Pour leur amener de l’eau à Pueblo Nuevo, j’ai acheté très cher un sac de glace pour le faire fondre... il faut comprendre qu’ils n’ont pas d’eau ni d’électricité.

Dans ce contexte extrême, les Vénézuéliens doivent prendre constamment des décisions qui impliquent la vie ou la mort. Les longues files d’attente pour acquérir des produits, la fouille des poubelles ont transformé la manière même d’utiliser les produits alimentaires dans la préparation des repas, tout comme celle d’acheter ou de chercher à acheter. Dans les milieux populaires, on organise les courses et les horaires afin de préparer deux repas par jour. Dans ce laboratoire d’incertitudes sociales, politiques et humaines qu’est devenu le Venezuela, voici la seule conclusion possible suite à ce bref panorama sur la question alimentaire : d’une part, dans le régime chaviste, « le peuple » s’est politique- ment constitué à partir de la promesse d’un accès à la consomma- tion et non à la citoyenneté. La promesse chaviste ne relève pas de l’accès aux droits, ni au travail, elle fait miroiter la possibilité de consommer et, dans les faits, de le faire d’une certaine manière, aujourd’hui singulièrement indigente ; d’autre part, le revenu du pétrole se traduit, fût-ce dans l’imaginaire, par la possibilité d’ac- céder à des biens, des services et des richesses, créant ainsi une relation de dépendance. Dans la relation du citoyen à son corps physique — besoins, douleur, maladie —, la justice sociale pro- mise par la Révolution bolivarienne se réduit à la possibilité d’acheter à prix régulé. Et ce sont les intermédiaires qui ont la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 149 29/01/2018 17:20:47 150 LES TEMPS MODERNES possibilité de s’enrichir en faisant des arrangements avec l’État. Tout cela résume, en fait, l’échec du projet de modernité véné- zuélien et l’impuissance du chavisme à proposer une autre pers- pective. Ceux qui tentent de se donner un avenir différent peuvent le payer très cher, comme l’agriculteur Franklin Brito.

Paula Vásquez Lezama

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 150 29/01/2018 17:20:47 Rafael Sánchez

LES YEUX DE CHÁVEZ POPULISME ET POST-VÉRITÉ AU VENEZUELA

Bonjour Venezuela, nous avons une Assemblée consti- tuante... Largement huit millions de Vénézuéliens, malgré les menaces, défiant les balles des paramilitaires, ont traversé les fleuves, dans le Táchira ont traversé les montagnes, ont voté pour l’Assemblée nationale constituante 1...

Par ces mots prononcés dix minutes après minuit, le 31 juillet 2017, l’actuel président du Venezuela, Nicolás Maduro Moros, annonça que la nouvelle institution chargée de mener à bien une remise en ordre radicale de la société vénézuélienne avait été élue avec l’appui massif de la population. Depuis Londres, lors d’une conférence de presse télévisée tenue tout juste deux jours après la déclaration de Maduro, Antonio Mugica, le porte-parole de Smartmatic, la société qui depuis 2004, avec le soutien du gouver- nement, produit la plateforme électronique assurant le compte des votes pour les élections vénézuéliennes, contredit ouvertement le Président. Voici ses paroles :

Je regrette profondément de devoir informer que les données de participation pour l’élection de l’Assemblée constituante du dimanche 30 juillet ont été manipulées. Nous estimons que la dif- férence entre la quantité proclamée et celle que répertorie le sys- tème est au moins d’un million de votes 2.

1. (https://www.youtube.com/watch?v=CUyu5WHyO0k). 2. (https://www.youtube.com/watch?v=Bhqnn0lM2IM).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 151 29/01/2018 17:20:47 152 LES TEMPS MODERNES D’un point de vue strictement quantitatif, la déclaration de Maduro non seulement contredit toutes les preuves disponibles, mais aussi la perception publique — tout, en effet, laisse penser, premièrement, que la distance entre l’estimation présidentielle et le nombre de Vénézuéliens ayant voté excède le million mentionné par l’expert de Smartmatic, deuxièmement que le public était conscient de la discordance 3. Mais ce qui, politiquement, est haute- ment significatif est le culot avec lequel, à rebrousse-poil des faits et des perceptions, Maduro a communiqué à ses partisans, sans la moindre hésitation, que le gouvernement comptait avec la majorité électorale. Je voudrais ici soutenir que, loin d’être de hasard, un tel mépris pour les « faits » est en soi-même révélateur de la logique de gou- vernement inhérente au type de populisme que représente le cha- visme. Selon cette logique à la Humpty Dumpty — « Un mot signifie seulement ce que j’ai décidé qu’il signifie », dit Humpty Dumpty à Alice dans De l’autre côté du miroir —, indépendante des propos de Smartmatic ou de tout autre organisme semblable, le peuple est une entité homogène et massive. Mieux, gros de « plus de huit millions », aussi impossible à dénombrer que des grains de sable dans l’océan, ce peuple est nécessairement et exclusivement chaviste. En tant que tel, il restera toujours uni comme un seul homme derrière « le gouvernement du peuple », c’est-à-dire de son propre gouvernement, avec Nicolás Maduro à sa tête. Les autres, c’est-à-dire le « non-peuple », ne comptent pas. Et cela, tout bon- nement parce que le Président, ou quelque personnalité du régime, unilatéralement, en décide ainsi. À qui ne voudrait voir dans les énoncés de Maduro que des simples provocations ou des fanfaronnades latino-américaines, il suffira de rappeler que les discours de Donald Trump sont émaillés d’énoncés similaires. Ainsi, ladite controverse « birther », autour du lieu de naissance de Barack Obama, suscitée par Trump depuis sa plateforme médiatique, et selon laquelle Obama ne serait pas né aux États-Unis simplement parce que, pour les partisans racistes du nouveau Président, il était absolument impossible qu’il y fût né. Ou encore, plus récemment, quand Trump affirma, contre toutes

3. Selon presque toutes les enquêtes antérieures à l’élection, l’im- mense majorité de la population n’était favorable ni au Président ni à la proposition d’une Assemblée constituante.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 152 29/01/2018 17:20:47 LES YEUX DE CHÁVEZ 153 les preuves factuelles, que les masses présentes lors de son investi- ture étaient plus nombreuses que jamais lors de pareil événement. En d’autres mots, tant pour Trump que pour Maduro, indépendam- ment des faits et des chiffres, le « peuple » est simplement ce qu’ils désignent comme tel, et ce peuple, majoritaire par définition, les soutient. Le reste, non-peuple ou anti-peuple, dont le nombre importe peu, est simplement l’ensemble de ceux qui ont été identi- fiés comme devant être soumis ou supprimés. Le désaccord entre les déclarations du Président et celles de l’expert de Smartmatic est symptomatique du type de populisme « post-vérité » qui, non seulement au Venezuela mais aussi un peu partout, a commencé à apparaître ces dernières années en réponse à la globalisation néo-libérale dominante 4. J’énumère, dans le désordre, quelques-unes des conditions constitutives de celle-ci : la mobilité toujours accrue et la délocalisation, le statut de marchan- dise imposé à des secteurs de plus en plus vastes de la vie sociale, la destruction de modes de vie traditionnels, le déracinement, la fragmentation sociale et politique, une saturation médiatique ­généralisée, la cohabitation multi-ethnique et multiculturelle et, non moins important, l’effondrement catastrophique de la repré- sentation politique. Pour des raisons que je tenterai d’élucider plus avant, je pro- pose que cet effondrement de la représentation politique — et non quelque contrôle « démocratique » de la majorité — est l’élément clé à prendre en compte à l’heure d’appréhender la signification, la logique intrinsèque et le dynamisme propres aux mouvements, organisations, gouvernements populistes qui, ces derniers temps, ont émergé au niveau mondial. Il est vrai pourtant que le fait de contrôler de façon démocra- tique la majorité de la population par le biais d’élections censé- ment libres est un des critères principaux que revendiquent maints analystes pour caractériser des régimes comme le chavisme et les

4. Je m’empresse d’ajouter que, lorsque je parle de « post-vérité », je ne me réfère pas, au contraire de certains, à un état antérieur supposé, où les faits comptaient vraiment et où les fictions pouvaient facilement être dévoilées. L’expression de « post-vérité », pour moi, renvoie à ceci, qui est bien différent : aujourd’hui les conditions ne sont plus données qui permettraient d’imposer une version de la réalité comme étant la vérité en suspendant toutes les autres versions.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 153 29/01/2018 17:20:47 154 LES TEMPS MODERNES différencier d’autres régimes plus clairement totalitaires. C’est, par exemple, le cas de Fareed Zakaria 5. Si j’en appelle ici à cette figure de renom, ce n’est pas parce que ses idées me paraissent spéciale- ment convaincantes, mais plutôt parce que ce critère de la démo- cratie, qui chez d’autres est plus ou moins implicite, apparaît chez lui de façon singulièrement explicite. Etant donné le prestige de ses idées dans les cercles libéraux du monde entier, on peut supposer que ce critère est largement approuvé. Inventant l’expression de « démocratie illibérale » pour se rap- porter aux populismes autoritaires similaires au chavisme, Zakaria définit ce type de régime comme une démocratie amputée du libé- ralisme constitutionnel. Selon lui, sans contrôle ni équilibre des pouvoirs, la démocratie se prêterait aux formes de « faire peuple » inhérentes aux populismes autoritaires ou aux démocraties illibé- rales qui prolifèrent de par le monde. Dans des conditions où les garde-fous de type libéral sont absents, la tentation, de la part de politiques peu scrupuleux, à en appeler « démocratiquement », dans un but électoral, à des majorités de type ethnique, racial, reli- gieux, serait à peu près irrésistible. Caractérisé par la norme plébis- citaire et l’expansion des pouvoirs de l’exécutif, qui fait de tous les pouvoirs de l’État de simples appendices du Président, le régime chaviste semble bien correspondre à l’argument de la « démocratie illibérale ». Je voudrais cependant poser la question suivante : y a-t‑il dans le chavisme quelque chose de neuf qui ne soit pas prévu par des formulations comme celle de Zakaria ? Si oui, quelle est cette nouveauté et comment en rendre compte ? Selon Zakaria, le chavisme n’est qu’une fable parmi d’autres dont la morale est la « démocratie illibérale ». Les événements au Venezuela à partir de l’« élection » frauduleuse, en 2017, d’une Assemblée constituante soumise aux desseins de l’État chaviste, et le mépris dont ce dernier fait montre à l’égard de l’Assemblée nationale, où l’opposition dispose d’une majorité obtenue lors des élections parlementaires de 2015, ouvrent néanmoins la possibilité que le qualificatif de « démocratie illibérale » ne soit pas appli- cable au chavisme. Certes, le fait de contrôler démocratiquement la majorité, ou non, a encore une importance pour le régime, mais ces

5. Fareed Zakaria, The Future of Freedom : Illiberal Democracy at Home and Abroad, New York and London, W. W. Norton & Company, 2003.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 154 29/01/2018 17:20:47 LES YEUX DE CHÁVEZ 155 récents événements suggèrent que la signification et la dynamique intime du chavisme sont ailleurs que dans ce contrôle.

LA FRAGMENTATION DU CORPS POLITIQUE

Ce ne sont pas des considérations sur la démocratie, mais bien sur l’effondrement des institutions démocratiques représentatives de la nation — effondrement favorisé, dans les années 80, par un programme néo-libéral de réformes structurelles —, qui ouvrent la meilleure piste pour l’intelligibilité du chavisme. Même si Chávez accéda au pouvoir en 1999, porté par une puissante vague de démocratisation, beaucoup de ce qui s’est passé ensuite reste incompréhensible si on ne le réfère pas, plutôt qu’à la démocratie comme gouvernement de la majorité, à la faillite de la représenta- tion politique comme à une condition endémique, postlibérale, qui actuellement n’affecte pas seulement le Venezuela, mais plus lar- gement le monde. En me fondant sur un travail anthropologique réalisé dans des régions ou des secteurs populaires du Venezuela, j’ai pu identifier deux effets cruciaux de cette faillite de la représenta- tion. Le premier a à voir avec le dévoilement d’une nouvelle socialité de masse, qui auparavant était contenue et structurée par des institutions sociales et politiques. Cette socialité est caracté- risée par la rencontre d’individus de provenances diverses, réunis en une proximité étroite dans des espaces publics relativement étrangers au contrôle étatique ou institutionnel. Elle est le terrain d’émergence d’un sujet populaire pour qui sa propre corporéité et son affectivité physique sont le creuset où se rassemblent les enjeux politiques et sociaux les plus importants, de la lutte pour l’habitat aux formes les plus variées de résistance au pouvoir ­étatique. À la réflexion, il n’est pas étonnant que la corporéité des indi- vidus, dans toute sa richesse sensorielle et sa disposition passion- nelle, soit passée à un premier plan comme matrice médiatrice des processus sociaux. C’était même prévisible. Que la représentation politique se soit effondrée, cela veut dire également qu’hiérarchi- sation et sublimation, tirant la société vers le haut et l’éloignant des désordres du monde, sont soit très affaiblies, soit carrément absentes. Dans des circonstances où cette puissante machine de

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 155 29/01/2018 17:20:47 156 LES TEMPS MODERNES sublimation qu’est la représentation politique n’exerce plus ses fonctions médiatrices, le corps des individus joue un rôle de pre- mier plan, en tant que milieu malléable à travers lequel les pro- cessus sociaux sont à la fois expérimentés, dotés de sens, et active- ment mis en œuvre. C’est du moins ce qui s’est passé au Venezuela. Les espaces publics abandonnés par un État incapable de repré- senter la société se sont peuplés de masses d’individus qui, dans leur corporéité sensuelle et sensible, s’exposent les uns aux autres dans un espace horizontal. Pour des raisons qui ont trait à la façon dont des images, des désirs, des aspirations ou des formes d’identité se répandent sur le mode de la contagion entre les gens qui se mettent corporellement dans des situations d’exposition radicale, ces situations de masses sont aussi la scène où émerge un sujet populaire extraordinaire- ment mobile, labile et mimétique. Ma pratique ethnographique atteste que ce sujet, souvent, échappe aux classifications et aux étiquettes par lesquelles l’État tente de le désigner. Il s’agit d’un sujet en proie à des désirs de consommation multiples et capable d’adopter, dans sa pauvreté même, une surabondance d’identités et de rôles incroyablement dissemblables à mesure qu’il se déplace dans le pays, à la recherche de possibilités précaires de travail, d’affiliation et d’identification. Un deuxième effet de la faillite de la représentation politique est l’inaptitude croissante des instances représentatives à occuper le lieu de l’universel face à la dérive et l’hétérogénéité des sujets et, dès lors, de totaliser le social. Ce qui compte alors, ce n’est plus la représentativité, mais la contagion affective, l’emprunt mimé- tique et l’émulation entre les corps, qui se répandent, de façon vir- tuelle aussi bien que réelle, dans un espace horizontal en expansion continue, libéré des « signes de commandement » dont parle Elias Canetti.

J’ai pris conscience pour la première fois de l’existence de ce sujet populaire hautement mobile et prodigieusement mimétique durant un travail anthropologique de terrain sur le culte de posses- sion de María Lionza, il y a quelques années déjà. Centré sur la Reine spirituelle María Lionza, dont les origines légen- daires remontent censément à l’époque précoloniale, ce culte compte un grand nombre d’adhérents au Venezuela, mais surtout dans les quartiers populaires des grandes villes. Se tenant sur des

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 156 29/01/2018 17:20:47 LES YEUX DE CHÁVEZ 157 autels domestiques dans des logements privés disséminés par tout le pays, le culte gravite autour des principaux centres de ­pèlerinage que sont Sorte, Quibalyo et Aguas Blancas, dans les montagnes qui bordent l’État d’Yaracuy, à l’ouest du Venezuela. Il s’agit d’un gigantesque théâtre de possession à l’air libre. Dans ces montagnes sacrées j’ai pu assister à quelques scènes de foule, où les fidèles de María Lionza campent dans une étroite proximité sur les versants de la montagne. C’est là, dans ces parages fabuleux, sous les frondaisons, que, devant les croyants, les médiums sont possédés successivement par une série d’esprits, tant « vernaculaires » que « globalisés », depuis les Pères fonda- teurs de la nation vénézuélienne (en particulier Simón Bolívar) jusqu’aux « Indiens sauvages », en passant par les « Barbares », les « Vikings », les « Pharaons d’Égypte » ou les stars de l’âge d’or du cinéma mexicain, pour ne mentionner que quelques-unes des facettes possibles du culte 6. Assistant à ce spectacle de possession où se croisent le « local » et le « global », les esprits des héros des guerres d’indépendance contre l’Espagne et d’autres, comme ceux des « Vikings » ou des « Pharaons » qui viennent de fort loin 7, j’ai eu quelque chose comme une révélation : ces dévots de María Lionza se situaient dans un espace en expansion continue, hors de la portée de l’État national, espace globalisé, hautement résistant aux ambitions ­assimilatrices d’un imaginaire national et menaçant de détruire celui-ci. Dans un travail de terrain que j’ai réalisé ensuite parmi des groupes pentecôtistes qui occupaient illégalement des buildings abandonnés de Caracas, j’ai pu confirmer mon observation

6. Dans la possession, les médiums canalisent dans leur corps les pou- voirs des multiples esprits qui les possèdent, afin d’utiliser ces pouvoirs dans la guérison des maux dont sont affligés leurs clients, depuis la perte d’un travail ou d’un amant jusqu’à des maladies réelles et même mortelles. 7. Sans doute par le biais de chaînes télévisées qui connectent les télé­ spectateurs du Venezuela avec un monde global tissé d’une infinité d’images et de désirs de consommation. Voir à ce sujet Rafael Sánchez, « Channel Surfing : Media, Mediumship and State Authority in the María Lionza Possession Cult (Venezuela) », in Hent de Vries and Samuel Weber eds., Religion and Media, Stanford, Stanford University Press, 2001, pp. 388‑234.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 157 29/01/2018 17:20:47 158 LES TEMPS MODERNES initiale : il y a bien un sujet populaire vénézuélien, pour qui le contact affectif mimétique, l’incessante mutabilité, la déterritoria- lisation permanente constituent une vraie condition existentielle. Bien sûr, il y a des différences significatives entre les deux groupes que j’ai étudiés, d’une part les médiums du culte de María Lionza, possédés par une succession de rôles à incarner, d’autre part la façon dont les squatteurs pentecôtistes déchiffrent la volonté du Saint-Esprit dans le bouleversement de leur corps. Mais les fidèles de María Lionza et les envahisseurs pentecôtistes de Caracas ont quelque chose en commun : c’est pour eux une routine de se servir de leur corps affectif, sanglotant, gestuellement excessif, altéré, comme du milieu où sont inscrites les traces de l’autre, qui se modifient et se transmettent dans un processus de réinvention continue dont l’enjeu est la réalisation de buts importants, tant matériels que spirituels. Il en va de même avec les grèves de la faim et les formes de crucifixion publique qui se sont tellement généralisées ces dernières années au Venezuela. Aujourd’hui, à travers ce genre de manifesta- tion, les sujets font de leur corps dans toute sa ductilité affective comme l’instrument par excellence de résistance aux formes les plus diverses de pouvoir étatique 8. Autrement dit, des évidences empiriques hétérogènes conduisent à une conclusion : la corporalité affective est le point nodal où les sujets populaires vénézuéliens jouent leurs paris les plus cruciaux : ainsi, chez les pentecôtistes, la lutte pour le logement dans des conditions où la majorité de la population en est exclue, ou, chez les fervents de María Lionza, le vœu d’accession, par le culte, à la santé ou au travail. Plus, ce qui est en jeu, c’est la résistance, par le corps physique, aux politiques de l’État qui excluent les sujets des moyens de reproduire leur vie. Tout cela, à mon sens, signifie une prédominance de l’horizon- talité sur la verticalité, axe autour duquel se forment, se déforment et se transforment les modes d’expérience personnelle et sociale et les relations mêmes. Exposés les uns aux autres dans l’horizontalité, tant dans l’espace virtuel que dans l’espace réel, dans une large mesure hors de tout contrôle institutionnel, les gens, dans des bains

8. PaulaVásquez Lezama, « Franklin Brito. El Cuerpo como Protesta », Letras Libres, avril 2016, pp. 58‑62. Voir aussi, du même auteur, Le Chavisme. Un militarisme compassionnel, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2014.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 158 29/01/2018 17:20:47 LES YEUX DE CHÁVEZ 159 de foule, donnent libre cours à leurs instincts mimétiques, adoptant les identités, apparences, émotions, manières, postures d’autrui, en une sorte de jeu de rôle sans fin. Pour comprendre le genre de populisme radical qu’est le cha- visme, il est nécessaire, avant tout, de comprendre qu’il a surgi comme réponse à une situation aussi labile que celle ci-dessus décrite, où, à la faillite de la représentation politique, répondit l’ap- parition d’un sujet prodigieusement mobile et mimétique, résistant aux ambitions totalisatrices de l’État. C’est sur ce terrain hétéro- gène, fracturé, complexe, réfractaire aux appropriations, que d’em- blée le chavisme dut opérer. La juxtaposition de la volonté totali- sante du populisme chaviste et du terrain fragmenté et hétérogène résultant de l’effondrement du système représentatif dans les années 90 explique la nature et les penchants du chavisme comme phénomène politique. Il en fut toujours ainsi, même quand le régime chaviste comptait encore avec le soutien capricieux et ins- table de la majorité nationale. C’est sans doute dans la rhétorique politique, dans le style de gouvernement et dans l’attitude corpo- relle même de Chávez que se voient le plus clairement les traces de l’instabilité de la multitude. Le Président, en effet, passe sans cesse du registre de l’éloquence sublime à celui de la trivialité quoti- dienne. « Allo Président », le programme de radio et de télévision qu’il animait chaque dimanche en direct devant un public composé de quidams, de journalistes et de membres du gouvernement, est un bon exemple du changement quasi vertigineux de registre qui caractérisait la manière politique du mandataire. Chávez passait sans crier gare des harangues de style héroïque, tissées de phrases pensées pour l’éternité, aux recettes contre le catarrhe, aux recom- mandations quant à l’usage de l’eau et de l’électricité, à chanter des romances mexicaines ou du country vénézuélien et même à offrir des récits détaillés des mécomptes de son appareil digestif. Un telle mutabilité, des changements de registre si exorbitants dans le discours public ne peuvent se comprendre si l’on ne saisit pas le caractère intrinsèquement distrait, volatile, instable et mimétique des masses auxquelles il s’adressait : c’est une mutabilité qui en reflète une autre. En d’autres termes, le style discursif du manda- taire est une sorte de palimpseste où il est possible de déchiffrer les traces de la multiplicité à laquelle il destine sa parole. Confronté à un terrain si glissant et traversé par une telle myriade de désirs et d’images, ce terrain qu’ont engendré la globalisation­ et

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 159 29/01/2018 17:20:47 160 LES TEMPS MODERNES les médias, l’État chaviste, dès ses débuts, fut incapable de totaliser la société, de se la représenter comme « société », c’est-à-dire comme un tout susceptible d’obéir à ses interpellations. Chávez avait l’habitude d’insister sur la nécessité de mettre le politique au poste de commande et exprimait de la sorte sans ambiguïté ces ambitions totalisatrices 9. Mais au moment où il les exprimait, elles étaient déjà anachroniques. Si « le politique » est la capacité de transcender et de totaliser la société, alors la situation qui se géné- ralise aujourd’hui non seulement au Venezuela mais aussi un peu partout est celle du « retrait du [théologico-]politique 10 ».

LE POPULISME COMME MACHINE DE GUERRE

Le populisme n’est plus ce qu’il était. Le « retrait du poli- tique » le transforme en un phénomène non plus totalisant, mais ouvertement tribal. Le populisme classique en appelait au peuple comme à une façon de rétablir, verticalement, une unité perdue, ce qui devient impossible quand « le politique » est assailli par une société à la différenciation incessamment proliférante. Dans ces circonstances, l’appel au « peuple souverain », de la part du cha- visme, fonctionne selon une logique tribale, en tant que machine de guerre centrée sur l’affect et sur le corps. Cette machine œuvre comme l’instrument d’un sujet politique tribalisé — le peuple cha- viste —, en relation avec un terrain social toujours plus frag- menté, qu’elle ne cherche pas à totaliser mais à contrôler et à dominer. Condition endémique, traversée de conflits et d’ingouvernabi- lité, cette fragmentation est ce qui alimente et fait croître la machine populiste du régime, au prix de rendre la société toujours plus imprévisible et chaotique. Le projet de ramener un terrain si ­complexe et si volatil au lit de Procuste d’un « peuple » censément

9. En réalité il parlait, dans ces occasions, de la politique et non du politique. Pourtant, l’influence de l’idéologue d’extrême droite Norberto Ceresole sur la pensée de Chávez et, par l’intermédiaire de Ceresole, celle de Carl Schmitt rendent plausible l’invocation du politique. 10. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, « The “Retreat” of the Political », dans Retreating the Political, London and New York, Routledge, 1997, pp. 117‑128.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 160 29/01/2018 17:20:47 LES YEUX DE CHÁVEZ 161 homogène est principiellement condamné à l’échec. En effet, dépourvu de la capacité de « totaliser » la société, l’énorme inves- tissement des forces de l’État que, par nature, requiert cette entre- prise ne peut que laisser derrière lui un champ de ruines, des insti- tutions et des espaces civiques détruits dans un paysage dévasté, sans pouvoir remplacer ce qui a été démantelé par un ordre social, politique et institutionnel viable. Dans le climat actuel de post- vérité, en un effet Humpty Dumpty (« un mot signifie seulement ce que j’ai décidé qu’il signifie »), « peuple » renvoie à « mon peuple » bien plus qu’à une majorité par le nombre ou à une ins- tance unanime. Quand les membres du gouvernement invoquent « le peuple », ils prétendent, de façon partiale, incarner le « tout » ou la « majorité » sans que plus personne n’y croie. Ces invoca- tions en réalité s’adressent à une tribu toujours prête à obéir quand l’État l’y invite et à accomplir ses basses œuvres.

LES YEUX DE CHÁVEZ

Il a été dit que pour se totaliser une société doit se recueillir autour d’une figure qui, comme telle, soit son expression emblé- matique, son reflet le plus fidèle. C’est par le biais de l’identifica- tion mimétique à une figure totalisante qu’une masse hétérogène peut, fût-ce seulement pour un temps, cristalliser en un peuple homogène et répondre aux appels, ordres et exigences de l’État. Dès lors, comme on va le voir, le « retrait du politique » est aussi le retrait de la figure, elle-même hybride de néo-classicisme et de romantisme. Pourtant la figure de Simón Bolívar, héros par excellence des guerres d’indépendance contre l’Espagne et fondateur, entre autres nations, du Venezuela moderne, est depuis cinquante ans au moins, de façon indiscutable, la figure du peuple-nation véné- zuélien, la façon dont celui-ci se voit nécessairement quand il se rapporte à soi comme à un tout. On verra que cette omniprésence n’est paradoxale qu’en apparence et qu’elle dit bien, en vérité, le retrait de la figure. L’effigie du Libérateur est partout, peinte sur les murs, les ponts et les immeubles, imprimée sur la monnaie nationale, moulée en innombrables bustes et statues équestres. Elle occupe le centre de la place centrale de chaque ville ou vil- lage vénézuélien, elle est accrochée au mur de toutes les

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 161 29/01/2018 17:20:47 162 LES TEMPS MODERNES administrations. Depuis fort longtemps, les présidents véné- zuéliens doivent gouverner, même littéralement, « à l’ombre du Libérateur 11 », avec un gigantesque portrait de Simón Bolívar en toile de fond chaque fois qu’ils s’adressent à la nation, ou encore figurer sur des gravures ou des images où ils apparaissent en couple avec ce dernier, comme si le statut du Père fondateur et celui du gouvernant actuel étaient équivalents. Peut-être la signifi- cation de Bolívar pour le gouvernement vénézuélien n’a-t‑elle jamais été aussi évidente que pendant le coup d’État contre Chávez en avril 2002 : le prétendu gouvernement provisoire s’adressa au pays sans le portrait du Libérateur en arrière-fond, ce portrait ayant délibérément été retiré. Selon certaines sources chavistes, cette omission impardonnable de la figure tutélaire ne fut pas étrangère à l’échec de la tentative 12. J’ai montré ailleurs comment la « gouvernabilité monumen- tale » est au Venezuela la forme de gouvernement postcolonial qui s’imposa une fois acquise l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne 13. Montage de « monuments » et de « danse », cette forme de gouver- nement, si on la réduit à l’essentiel, consiste en la monumentalisa- tion sur la scène publique, à l’image et à la ressemblance de Bolívar, des dirigeants et des tribuns de la nation, supposées incarnations d’une « volonté générale » qu’ils attribuent après coup aux masses hétérogènes sorties des guerres d’indépendance. C’est quand ces masses se voient au miroir de leurs représentants comme incarna- tions monumentalisées, dans l’arène de la république, de ce qu’elles possèdent censément en commun, leur « volonté générale », qu’elles se cristalliseraient en un peuple homogène et, surtout, gou- vernable. Pour se faire une idée plus exacte de la monumentalisa- tion des tribuns vénézuéliens, il faudrait ajouter la « danse » qui les agite. Danse au sens propre du terme, dont on sait qu’elle est un

11. C’est là le titre très hagiographique d’un livre de Richard Gott à propos des premières années du règne de Chávez. Richard Gott, In the Shadow of the Liberator : Hugo Chávez and the Transformation of Venezuela, London, Verso, 2000. 12. (http://www.asambleanacional.gov.ve/index.php option+com_ content&view+article&id+39678%3Axxx&catid=332%3Aparlamen tarias&Itemid =247&lang=es, consulté le 25 avril, 2012). 13. Rafael Sánchez, Dancing Jacobins. A Venezuelan Genealogy of Latin American Populism, New York, Fordham University Press, 2016.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 162 29/01/2018 17:20:47 LES YEUX DE CHÁVEZ 163 vrai rite dans la Caraïbe hispano-américaine, mais aussi en un sens dérivé : j’appelle ici « danse » une série de comportements — clins d’œil libidineux, allusions scandaleuses, proclamations exubé- rantes — par lesquels ces tribuns s’adressent aux masses instables qui constituent leur public et tentent ainsi, conciliant l’« universel » et le « particulier », de les contenir face à eux comme un « peuple » gouvernable. Pour rester gouvernables, les masses doivent continuer à être peuple. Et garder les masses à l’état de peuple est la raison d’être de cette forme de gouvernement. Les modifications successives de la « gouvernabilité monumentale » sont dues à ce que les masses hétérogènes, qui ont fait irruption dans l’espace public quand s’est effondré l’ordre colonial, n’ont cessé d’insister et d’assiéger cet espace. Le « retrait du politique » affecte le populisme vénézuélien et sa « gouvernabilité monumentale » depuis les débuts de la répu- blique, il y a plus de deux cents ans. Il est vrai cependant que, à cause de l’intense globalisation de notre monde, ce « retrait » s’est accentué drastiquement pendant les années de la présidence de Chávez et encore plus depuis sa mort précoce. Même si cela peut paraître paradoxal, un des signes de ce retrait accéléré tient dans les extrêmes hyperboliques auxquels le régime a mené le culte à Bolívar depuis l’accession au pouvoir de Chávez. Les fonctionnaires politiques se montrent souvent, dans des meetings et autres événements officiels, pathétiquement rape- tissés par la figure monstrueusement agrandie de Simón Bolívar à l’arrière-plan. Peut-être l’exemple le plus frappant de ce « retrait du politique » tient-il dans ces panneaux publicitaires portant « les yeux de Chávez », que, depuis la disparition du Président, le régime a semés dans tout le pays, le long d’autoroutes, sur des escaliers publics et autres voies de communication. Comme une apparition surnaturelle, sur ces panneaux figurent seuls les yeux de Chávez, encadrés par un rectangle lui-même encadré par un autre rectangle et souvent avec, dessous, la signature du mandataire.­ S’il est vrai que la souveraineté a toujours été un fantasme, une entité complètement aporétique dont l’existence naît, comme le dit Michael Naas, d’une confusion entre « ce qui est et ce qui doit être entre, d’une part, un comme ci performatif et, d’autre part, un comme ça constatif », dans le cas des « yeux de Chávez » ce

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 163 29/01/2018 17:20:47 164 LES TEMPS MODERNES caractère fantasmatique est montré au grand jour 14. Même si, en répandant cette image dans tout le Venezuela, l’intention du régime était de produire un stratagème qui fasse croire que Chávez conti- nuait à gouverner depuis la tombe, la vérité est que cette représen- tation n’a pas la moindre vraisemblance et donc s’affiche comme imaginaire. Au lieu que les yeux du Président mort soient le sym- bole de son ascendant continué sur le pays, ils suggèrent, dans leur inquiétante étrangeté et leur troublante spectralité, la totale non- pertinence du disparu par rapport aux affaires du monde. Abstraits du corps du mandataire, suspendus au-dessus du paysage, émer- geant des lieux les plus improbables, les yeux de Chávez ne font que simuler la vie et disent cette évidence que, s’étant retirés du monde, ils n’en font plus partie. Au bout du compte ce que raconte l’image de ces yeux désincarnés, c’est que la figure théologico- politique dans le panorama du Venezuela postcolonial est en train de s’effacer, laissant la place à un tissu en lambeaux, plein de trous et de discontinuités.

DOMINATION SANS HÉGÉMONIE

La réponse du régime à ce catastrophique « retrait du poli- tique » est la « domination sans hégémonie 15 » par laquelle le cha- visme s’obstine à rester au pouvoir sans plus avoir la majorité. Le régime a développé des mécanismes de contrôle qui vont de la cor- ruption massive, de la distribution d’armes aux civils (ceux qui for- ment ce qu’on appelle les « collectifs ») et de la criminalisation sys- tématique des opposants au refus d’attribuer des fonds aux maires appartenant à l’opposition, au remaniement incessant des circons- criptions électorales, à l’emprise de l’armée sur la distribution des aliments et de la considérable richesse minière et pétrolière du pays, armée elle-même contrôlée par des services secrets pilotés par des agents cubains. Quoique exacerbés ces derniers temps, beaucoup de ces mécanismes ont été mis en œuvre quasiment depuis le début du régime chaviste, quand il avait encore le soutien de la majorité.

14. Michael Naas, Derrida from Now On, New York, Fordham University Press, 2008, p. 127. 15. Ranajit Guha, Dominance without Hegemony : History and Power in Colonial India, Harvard, Harvard University Press, 1998.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 164 29/01/2018 17:20:47 LES YEUX DE CHÁVEZ 165 Ce qui signifie, à mon sens, que ce régime, d’emblée, obéissait à une logique qui a peu à voir avec la démocratie en tant que liée à un contrôle par les urnes. Il répond plutôt au terrible échec de la représentation politique dans le pays durant la dernière décade du xxe siècle et à l’énorme instabilité qui en a résulté. C’est la néces- sité d’opérer sur un terrain social volatil et fracturé qui, finalement, explique la nature intime du populisme chaviste et la façon dont il produit une machine de guerre en fonction d’un « peuple » de plus en plus tribal. En sorte que, si le régime se répand certes en invoca- tions du « peuple » et de la « démocratie », ces termes signifient ce qu’il veut qu’ils signifient, indépendamment d’un rapport à quelque majorité que ce soit. La décision prise au sommet de faire élire une « Assemblée constituante » capable d’ignorer le Parlement, contrôlé, lui, par l’opposition après des élections en bonne et due forme, est la manifestation la plus récente du popu- lisme à la Humpty Dumpty pratiqué par le gouvernement. Mais je ne crois pas que de cette décision surgira quelque « démocratie illibérale », c’est-à-dire un régime totalitaire relative- ment bien établi. Il me semble que pour l’heure le scénario le plus probable est celui d’une intensification de la lutte civile, de la cor- ruption, de la violence, du trafic de drogue et du chaos, l’opposi- tion contrôlant des espaces de protestation démocratique de moins en moins efficaces, et le gouvernement contrôlant « démocratique- ment » la puissance de feu. Avec tous ses excès, le chavisme, depuis ses débuts, préfigure des tendances qui, à l’ère du « retrait du politique », allaient se voir ailleurs, notamment dans la prési- dence populiste et humpty-dumptiesque des USA. Si la démocratie et le libéralisme doivent garder un sens, elles devront regarder en face ce « retrait ».

Rafael Sánchez Traduit de l’espagnol par Juliette Simont

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 165 29/01/2018 17:20:47 Cantaura La Cruz

MORTS VIOLENTES, INCERTITUDES ET PÉNURIES DANS LES TERRES D’ARAGUA

Je me suis rendue au Venezuela entre le 12 novembre 2015 et le 18 juin 2016, et à ce moment-là les récits de morts violentes étaient constamment présents dans les conversations quotidiennes, dans les hôpitaux, dans les conversations téléphoniques ; partout, on entendait des condoléances présentées et reçues... La présence constante de la mort faisait écho, bien sûr, aux questions relatives au niveau de vie, au pouvoir d’achat et à la situation sanitaire. La crise de la Révolution bolivarienne, d’abord sous la présidence de Hugo Chávez, puis sous celle de Nicolás Maduro, s’inscrivait dans le tissu du quotidien. Je vais analyser, à travers des fragments de mon expérience de terrain et des séquences de récits de vie, certaines implications et conséquences de ce qu’on appelle le conflit civico-militaire véné- zuélien. L’État vénézuélien a développé, sous Chávez déjà, diffé- rentes formations qui, en principe, ont pour mission d’assurer la sécurité des citoyens et l’ordre public. Il s’agit d’agents militaires ou civils dont les compétences administratives et judiciaires ne sont pas de nature clairement définie. Une série de corps répressifs, étatiques et paraétatiques ont été créés au fil de la Révolution boli- varienne, comme les « collectifs », les « milices » et, au sein des forces de l’ordre, des forces spéciales menant des interventions armées, les OLP, « opérations pour la libération du peuple », qui laissent bien souvent des morts derrière elles. L’existence de ces différents groupes est source de tensions dans la vie quotidienne des citoyens. Je commencerai ici par aborder la violence et la dégradation

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 166 29/01/2018 17:20:47 MORTS VIOLENTES, INCERTITUDES ET PÉNURIES 167 des zones semi-rurales du Venezuela à partir du cas de la famille Pérez, à Turmero dans l’État d’Aragua, au centre ouest du pays, à 100 km de Caracas. J’en viendrai ensuite au besoin de protection spirituelle des habitants de la région.

VIOLENCES, REPRÉSAILLES ET EXTORSIONS

Depuis 2009, Monsieur Andrés Pérez a subi des attaques récurrentes sur sa propriété, une petite ferme de cinq hectares, principalement productrice de maïs, située dans le secteur Rosario de Paya à Turmero. Ainsi, en décembre 2010, en célé- brant Noël, nous avons vu plusieurs lumières se déplacer vers le bas de la propriété : c’était une « occupation illégale » perpétrée par des membres du conseil communal de la région, qui prétex- taient que les terrains en question étaient en jachère. Pendant cette période, Monsieur Pérez a été obligé d’héberger des agents de la Garde nationale à la ferme pour « éviter les confrontations » avec les membres du conseil communal 1 car ces derniers étaient armés. Cet hébergement des agents des forces de l’ordre était onéreux, Monsieur Pérez devant les nourrir alors que les pénuries s’aggravaient dans la région. Entre 2010 et 2014, il y a eu au total huit tentatives d’occupation de ses terres, de morcellement et de vente illégale de sa propriété privée. Par ailleurs, à chaque tenta- tive d’occupation, lorsqu’il était fait appel aux forces de l’ordre pour déloger les occupants, les agents de la Garde nationale s’ins- tallaient à la ferme et demandaient à être traités en tant qu’« invités ». En 2013, alors que Monsieur Pérez s’occupait des procédures administratives liées au dépôt des plaintes pour ces occupations illégales, il reçut un appel d’urgence car on avait trouvé un cadavre près de la ferme. C’était celui d’un mineur, un présumé délinquant, assassiné par les exécutants d’un grand bandit qui opère depuis une prison (en argot de prison, on appelle ce genre de bandit

1. Les conseils communaux sont des structures mises en place par le gouvernement d’Hugo Chávez. Ils ont pour rôle d’articuler les organisa- tions et les associations déjà présentes dans la communauté, d’exercer un contrôle social dans les quartiers ; ceci en théorie, pour mettre en place des projets de plus grande ampleur concernant l’infrastructure.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 167 29/01/2018 17:20:47 168 LES TEMPS MODERNES « PRAN 2 »). Le jeune homme assassiné avait fui la prison du centre pénitentiaire de l’État d’Aragua (Tocoron) et avait trouvé refuge dans la montagne derrière la ferme. Au cours de la même année, deux vols à main armée avaient été commis dans la maison, cau- sant des dommages. Ces vols ont été suivis d’enquêtes de police, mais les agents ont également commis des vols mineurs dans la propriété. Au total, entre 2009 et 2017, il y a eu aux alentours de la ferme environ quinze décès dus à la violence (lyn- chages ou meurtres) et un total de dix vols d’importance dans la propriété. Entre 2014 et 2015, après des années de vols, de visites de la police, d’interventions de la Garde nationale et de tentatives d’oc- cupation de ses terres, Monsieur Pérez a dû faire face aux membres de différents groupes locaux soutenus par le gouvernement, comme le conseil communal du quartier de Rosario de Paya et des membres des groupes des patriotes coopérants 3 et des milices 4. Ces différents groupes ont non seulement essayé de lui extorquer de l’argent, mais l’ont aussi accusé d’abriter un « repaire de ban- dits » dans sa ferme. Dans ce contexte, une patrouille de l’opéra- tion spéciale des forces policières, OLP (Opération pour la libéra- tion du peuple), est arrivée au domicile de Monsieur Pérez, le 21 octobre 2015 à 2 heures du matin, sans ordre judiciaire, provo- quant de graves dommages à la propriété et cassant les quelques biens qui étaient restés intacts suite à toutes les attaques précé- dentes. La présence des OLP dans la région a été particulièrement vio- lente, elle a laissé dans son sillage plusieurs blessés et morts (les chiffres exacts ne sont pas connus). Après leur passage dans sa ferme, Monsieur Pérez a décidé de parler directement avec le ­commissaire de police en charge de la zone et de lui remettre une copie des clés de sa maison, en lui expliquant que, puisque visible- ment les forces de l’ordre venaient régulièrement chez lui pour

2. PRAN serait un acronyme : P de preso (prisonnier), R de rema- tado (accompli), A de asesino (assasin) et N de nato (inné). 3. Durant l’année 2013 et 2014, le gouvernent de Maduro a mis en place un système dans lequel les citoyens peuvent anonymement accuser leurs concitoyens d’actes suspects contre le gouvernement. 4. Les milices sont des civils armés, théoriquement chargées de faire un pont entre les militaires et la société civile.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 168 29/01/2018 17:20:47 MORTS VIOLENTES, INCERTITUDES ET PÉNURIES 169 diverses raisons, ce n’était pas nécessaire de casser systématique- ment la serrure de la porte d’entrée. En effet, depuis 2009, il avait déjà dû faire réparer plusieurs fois ce dégât onéreux, qu’il fût le fait des voleurs ou des agents de l’État. Entre janvier et mai 2017, Monsieur Pérez a décidé de s’orga- niser avec d’autres membres de la communauté, leur cédant un espace dans sa propriété et leur donnant même des conseils sur la culture de légumes, afin de pallier l’extrême pénurie d’aliments qui affecte cette région.

Le cas de Monsieur Pérez nous montre que le conflit ne concerne pas uniquement l’armée, la police ou les autres forces de l’ordre. Il s’agit plutôt d’un conflit qui mêle plusieurs aspects liés à la violence, tels que les taux élevés de criminalité, la corruption, le favoritisme, l’abus de pouvoir, entre autres. Nous avons en vérité affaire à un conflit armé, violent et même sanglant, entre différents groupes au sein de la même communauté, et par extension au sein de la même nation. Dans ce conflit multiforme, les personnes impli- quées font partie de la même communauté, elles se connaissent entre elles et vivent ensemble. Elles partagent peu ou prou la même identité, les mêmes valeurs, la même histoire, la même religion, la même langue, le même lieu de résidence. D’où la déchirure, la divi- sion et la polarisation de la population qui vit cette violence. Il ne s’agit pas d’un conflit ancestral hérité, comme dans les vendettas, mais plutôt d’une violence liée à une situation de défaillance éta- tique et institutionnelle, qui marque une rupture intérieure et monte les membres de la communauté les uns contre les autres. La carac- téristique principale de la violence qui affecte si profondément la société vénézuélienne, c’est la difficulté à décrire et à comprendre des conflits qui dégénèrent et se modifient sans cesse, sans possibi- lité réelle d’accéder à la justice. Ce n’est pas une guerre civile, mais cette situation est très meurtrière et dévastatrice pour la société. Auparavant dans ce pays, lorsqu’on parlait d’un conflit armé et asy- métrique, il s’agissait presque exclusivement de la guérilla, de la lutte armée insurrectionnelle de l’extrême gauche. Les conflits dont je témoigne ici ne relèvent pas de ce mode de confrontation. Le cas de Monsieur Pérez montre que le conflit vénézuélien a fait bouger règles et normes, que la ligne de démarcation entre la paix et le conflit n’est jamais claire et qu’elle est pleine de ­rebondissements inattendus. Autrement dit, il y a une telle fragilité

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 169 29/01/2018 17:20:47 170 LES TEMPS MODERNES des pouvoirs de l’État que surgissent, dans la vie quotidienne, de multiples sources de violence légitimées par une sorte d’état d’ex- ception chaotique. La défaillance de l’État ne veut pas dire fai- blesse ni manque de force, mais incapacité d’assurer la paix. Dans une communauté, cette situation dramatique fait apparaître une sorte d’ennemi atomisé, incertain, qui peut être le voisin. Cette transformation de l’État se traduit dans la dégradation progressive de tous les aspects de la vie quotidienne : dégradation de l’état psychologique des habitants soumis à un stress permanent en raison des incertitudes qui affectent leur existence ; dégradation de la vie économique à cause de l’inflation brutale et du chômage ; dégradation de tous les modes de vie traditionnels et des conditions de vie matérielle à cause des pénuries ; défaillances dans l’accès aux services publics, tels que l’eau potable et l’électricité, restric- tions sévères pour l’accès à la santé et à l’éducation, et impossibi- lité de se nourrir correctement. Cette dégradation affecte également la police, les militaires et les fonctionnaires, car ils sont issus des mêmes milieux sociaux — la classe moyenne et la classe populaire — que les victimes des exactions et ceux qui les perpètrent. Une telle dégradation a des répercussions sur des concepts plus abstraits, tels que les notions de la vie civique, les devoirs et les droits des citoyens, la responsa- bilité et la justice, endommagés eux aussi. Cette situation chao- tique a également menée à une radicalisation dans les opinions politiques, par exemple à l’idéalisation de la dictature militaire de Marcos Pérez Jiménez (1948‑1958) ou à celle de la lutte armée. C’est d’ailleurs l’incertitude face à la violence qui motive les Vénézuéliens à émigrer de façon massive vers d’autres pays du continent américain ou du monde (il s’agit pour l’instant de l’exode de population le plus important de Amérique latine). Les différents corps des forces de l’ordre de l’État (police régionale, Garde nationale bolivarienne, police bolivarienne, etc.), après de très nombreuses réformes, ne sont pas faciles à distinguer et constituent un paysage confus pour la population civile, plein de zones grises. Dans le cas de Monsieur Pérez, des effectifs en uni- forme s’installent et vivent chez lui, et une autre fois débarquent violemment chez lui et volent. Ce flou n’est pas totalement nouveau au Venezuela, mais le chaos s’est approfondi. L’assujettissement des citoyens aux organes de l’État s’est intensifié, les façons d’être victime d’extorsion de la part des puissants, quand on est démuni,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 170 29/01/2018 17:20:47 MORTS VIOLENTES, INCERTITUDES ET PÉNURIES 171 se sont multipliées. Enfin, les personnes qui composent des organi- sations soutenues par le gouvernement, telles que les « collectifs », la « milice », les « conseils communaux » et les « patriotes coopé- rants », etc., circulent constamment entre ces différents groupes à fonction répressive. Les colectivos sont à l’origine des organisa- tions communautaires issues du socialisme chaviste et de la Révolution bolivarienne, qui organisaient la vie de la communauté à travers des événements culturels, du soutien scolaire, etc. Cependant, une part importante de leurs membres s’est progressi- vement radicalisée dans toutes les régions du pays, si bien que le terme de colectivos est devenu synonyme de groupes paramilitaires masqués, armés et se déplaçant en motos, qui harcèlent et agressent en toute impunité les opposants au gouvernement vénézuélien. Ils sont désormais qualifiés de « bras armé du gouvernement et de la Révolution bolivarienne » : le gouvernement leur fournit armes, motos, équipements de communication et systèmes de surveillance pour contrôler les quartiers. Ce sont ces colectivos qui ont assuré « avoir fait un travail d’enquête dans la communauté » et ont accusé Monsieur Pérez de posséder un « repaire de bandits » chez lui. Et les représailles ont alors commencé. La distinction entre les civils et les forces de l’État, ainsi qu’entre les hiérarchies, s’efface quand Monsieur Perez se sent finalement obligé de donner les clés de sa maison au commissaire de police local avec qui, à force de se croiser au milieu des conflits, il a tissé une relation étroite, mais une relation dont les critères ne sont pas clairs et à laquelle Monsieur Pérez finit par être assujetti.

Ce point nous amène à la troisième observation : l’irruption de l’ultra-violence depuis le début des années 2000 avec les relocali- sations à la suite de la « tragédie Vargas 5 » dans la région. Cette ultra-violence s’exprime particulièrement dans les lynchages. Même si l’accès aux statistiques est difficile pour les morts vio- lentes, il est évident que les histoires de lynchage ont augmenté au

5. Il s’agit d’une catastrophe occasionnée par des pluies torrentielles et des coulées de boue qui ont sévèrement affecté la zone côtière nord du Venezuela, en décembre 1999. Cet événement a engendré des déplace- ments massifs de population. Des sinistrés ont été souvent relocalisés dans d’autres régions du pays.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 171 29/01/2018 17:20:47 172 LES TEMPS MODERNES Venezuela et que cette augmentation est associée à une forte vul- nérabilité socio-économique, à la pauvreté, à la précarité, à l’ineffi- cacité des institutions étatiques, au fait que les citoyens sont sans défense face à la corruption et aux abus des agents publics. Les lynchages constituent un phénomène de réappropriation de la vio- lence punitive par les acteurs de la société civile. La situation vénézuélienne est à la fois celle d’une extrême polarisation ou radicalisation, tant du côté du gouvernement que de l’opposition, et en même temps, paradoxalement, celle de brouil- lage des camps, d’atomisation et de mobilité des groupes. Cette atomisation et la fragmentation des relations et interactions quoti- diennes peuvent être observées au sein des familles, parmi les voi- sins et l’entourage immédiat : ruptures, nouvelles formations et alliances constituent des groupes et sous-groupes, qui se polarisent, se fédèrent, s’amalgament et/ou circulent, devenant un tissu incom- préhensible pour les observateurs extérieurs. Les critères de polarisation sont au nombre de deux. Il y a le facteur idéologique et le facteur territorial. Le critère « idéolo- gique », c’est bien sûr l’adhésion ou non au « chavisme » et donc au « socialisme du xxie siècle » invoqué pour la première fois par Hugo Chávez, en 2005, au Forum social mondial, et utilisé dans la campagne électorale de 2006 et 2007. La radicalisation idéolo- gique « chavisme versus droite » s’est construite après le coup d’État de 2002 qui visait à renverser Chávez. Elle s’est structurée au Forum social mondial, devenant ensuite la colonne vertébrale du discours gouvernemental et s’approfondissant encore au cours de la campagne 2013 de Nicolás Maduro. Il y a ensuite le facteur du « territoire ». Il est de l’intérêt de groupes radicaux de pousser à l’expropriation de certaines exploitations agricoles, suivant l’appel du « socialisme du xxie siècle » au sujet de la propriété sociale. D’autres groupes s’organisent pour stopper les occupations de pro- priétés par des personnes qui ne sont pas originaires de la région : leur argument est qu’« avec les envahisseurs viennent les crimes » et que les constructions illégales aggravent aussi la détérioration de l’accès déjà difficile à des ressources, telle l’eau potable. Aussi bien dans les zones urbaines que dans certaines zones rurales, la violence est une expérience limite qui émaille l’exis- tence quotidienne de disparitions, de morts violentes, en passant par une myriade d’aspects intermédiaires. Les frontières poreuses entre criminalité et conflits politiques, les alliances en constante

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 172 29/01/2018 17:20:47 MORTS VIOLENTES, INCERTITUDES ET PÉNURIES 173 évolution, la fragilité de l’État, l’incapacité de résoudre les conflits sans recours à la violence, ont finalement imposé à la société la mort précoce, violente, notamment chez les hommes. L’absence d’un dis- cours unifié et légitime sur la violence, provenant d’une entité struc- turée, est une profonde lacune dans la société qui réinvente constam- ment une sorte de kaléidoscope de la mémoire collective.

INCERTITUDES, RELIGION ET CROYANCES

Requiem æternam dona eis Domine, et lux perpetua luceat eis. Requiescant in pace. Amen.

En 2010, lors de la fête de mariage de la nièce de Monsieur Pérez, à la ferme, un papillon bleu a volé pendant quelques minutes autour de la mariée et des invités. Cette présence inattendue fut rapidement interprétée comme la présence du « Grand-Père mort » (M. Antonio Pérez). C’était « un signal » interprété comme de « bon augure » car ce type de papillon est associé à la déesse María Lionza, une déité qui est l’objet d’une puissante croyance populaire et à laquelle on rend un culte 6. Dans leur grande majorité, les invités priaient, se signaient et demandaient la protection de « l’âme de M. Antonio ». En 2013, nous sommes allés vérifier l’état de la tombe d’Antonio Pérez, le père de Monsieur Andrés Pérez dans le nouveau cimetière de Turmero, car quelques jours plus tôt certaines tombes avaient été profanées ; selon un journal local il y avait eu même une fusillade avec morts et blessés. La famille Pérez s’était réunie pour prier avant de partir au cimetière. Ils priaient encore dans la voiture avant d’entrer dans le cimetière. Ils espéraient que tout serait en ordre et paisible, ne pas trouver la tombe profanée, ne pas se heurter à des gens en train de fumer du tabac sur les tombes en faisant des rituels de sorcellerie, et surtout ne pas se trouver au milieu d’une autre fusillade. À la sortie ils prièrent encore, deman- dant à Dieu la protection pour eux et pour la ferme. Comme on peut l’observer dans cette scène du cimetière, l’in- sécurité vécue aujourd’hui au Venezuela ne se réduit pas au taux

6. Voir au sujet de ce culte, dans le présent numéro, l’article de Rafael Sánchez.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 173 29/01/2018 17:20:48 174 LES TEMPS MODERNES de criminalité, aux exactions des forces de l’ordre, au chômage, à la maladie ou à la violence urbaine. Ce sentiment d’insécurité a également des réinterprétations dans le monde magico-religieux. Il est fréquent que la mort prématurée ou le chômage, par exemple, soient attribués à des « forces invisibles », et la croyance consiste à manipuler les forces et/ou les entités spirituelles qui souhaitent nuire aux individus. Au Venezuela, en particulier dans les zones urbaines, en raison de diverses migrations internes et externes, en plus de la convergence de différentes traditions ethniques et reli- gieuses, la pratique religieuse a été mélangée et a changé au cours des dernières années. Distinguer un seul « système de croyances » est impossible, il existe plutôt une configuration religieuse où se mêlent différentes expressions religieuses populaires, les plus connues étant le culte à María Lionza, la Santería 7 et le spiritisme. La sorcellerie articule et verbalise les différents conflits qui déchirent le Venezuela, conflits sur la capacité de gouvernabilité, tensions entre les générations, tensions entre les zones urbaines et rurales, conflits de genre. Et elle s’exprime aujourd’hui plus ouver- tement dans la société vénézuélienne. Les accusations de sorcel- lerie sont de plus en plus ouvertes et brutales, et semblent aller de concert avec la détérioration des conditions de vie. La notion d’in- sécurité spirituelle est liée aux formes les plus courantes de l’insé- curité sociale et matérielle. Les pénuries et les ruptures de stock des médicaments, le manque d’accès aux services tels que la santé, l’éducation, le transport, la sécurité, tout comme la croissance spectaculaire des inégalités sociales, en particulier au cours des dernières années de la Révolution bolivarienne, parallèlement à l’enrichissement rapide d’un secteur de la population par des affaires de corruption, la jalousie, l’envie et le ressentiment, tout cela fait partie du paysage quotidien dans les longues files d’at- tente et nourrissent les besoins spirituels.

*

Ces dernières années Monsieur Pérez est passé par plusieurs stades. Il s’accroche à sa ferme, à ses animaux et au personnel qui travaille pour lui. Il est bien conscient de la misère alentour et des

7. Rite d’origine afro-cubaine très présent au Venezuela depuis quel­ ques années.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 174 29/01/2018 17:20:48 MORTS VIOLENTES, INCERTITUDES ET PÉNURIES 175 conditions de vie précaires à Rosario de Paya. Il a essayé de conti- nuer la culture d’une petite production de maïs, malgré les diffi- cultés et les obstacles, le manque d’argent, etc. Il a tenté de conserver ses porcs, malgré les vols de cochons, notamment lorsque Noël approche. Il cherche aussi à aider les familles qui habitent dans les environs de la propriété. Il a engagé plusieurs fois un sorcier pour « purifier » l’énergie de la ferme de ce qu’il consi- dère être une « poisse » ou un mauvais sort. Monsieur Pérez se rend aujourd’hui à moto à la ferme depuis le centre-ville de Turmero, car il ne sait jamais si la paix relative instaurée entre les bandits du village de Rosario de Paya est rompue ou non. La moto lui permet de fuir, éventuellement, plus facilement. Par ailleurs durant les derniers mois de l’année 2017, Monsieur Pérez, après plusieurs problèmes administratifs, de logistique, de distribution, et face à la corruption, la pénurie alimentaire et la dénutrition qui font des ravages dans une zone déjà précaire, a décidé de signer un accord avec certains membres de la commu- nauté de Rosario de Paya appartenant au conseil communal et avec certains représentants du Comité des fournisseurs et producteurs, chargés d’organiser la distribution de nourriture dans le quartier 8. Lors de ma dernière conversation avec lui, il était attristé par sa situation. Mais il demeure tout de même attaché à sa propriété, à ses racines, à ses souvenirs de jeunesse, à ses animaux et à son champ de maïs, même si aujourd’hui il n’y a plus de jeunesse, plus de maïs, plus d’animaux.

Cantaura La Cruz

8. Il s’agit du CLAP, Comité local des fournisseurs et producteurs (Comité local de abastecimiento y producción). Suite à la crise alimen- taire que traverse le Venezuela, le Président Nicolás Maduro et ses ministres ont mis en place un système de distribution alimentaire, mais qui ne parvient toujours pas à nourrir correctement la population.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 175 29/01/2018 17:20:48 176 LES TEMPS MODERNES

TRAVAUX CONSULTÉS

– Encovi (2014), « Encuestas sobre Condiciones de Vida en Venezuela 2014 », UCAB-UCV (Universidad Simón Bolívar). – Ashforth, A. (1998), « Witchcraft, Violence, and Democracy in the New South Africa », Cahiers d’études africaines, vol. 38, no 150‑152. – Ayimpam, S. (2015), « Enquêter sur la violence. Défis méthodolo- giques et émotionnels », Civilisations (revue internationale d’anthro- pologie et de sciences humaines), no 64. – Briceño-León, R. (2012), « La Comprensión de los Homicidios en América Latina : ¿Pobreza o Institucionalidad ? » (A.-A. Coletiva, éd.), En Ciência & Saúde Coletiva, 17, no 12. – España, L. P. (2016), Pobreza, cobertura de las Misiones y necesi- dades de protección social para la reforma económica de Venezuela, Harvard University, Center for International Development at Harvard University. – Leiva, L. C. (1998), « Discurso de Luis Castro Leiva ante el Congreso nacional el 23 de enero de 1998 », Caracas, Venezuela, Discours national. – Marand-Fouquet, C. (2005), « Ce que guerre civile veut dire », Espaces Temps, vol. 87, no 1. – Moncrieff, H. (2014, juillet-décembre), « Hombria del Cuerpo. Masculinidad y respeto desde los gimnasios callejeros de Caracas », Revista Venezolana de estudios sobre la mujer, vol. 19, no 43, pp. 161‑188. – Paez, T. (2015), La Voz de la diaspora venezolana, Madrid, Los Libros de la Catarata. – Tablante, C., Tarre, M. (2015 ), El gran saqueo. Quiénes y cómo se robaron el dinero de los Venezolanos, Caracas, Ediciones Cyngular. – Vasquez, P. (2009), Poder y Catastrofe. Venezuela bajo la Tragedia de 1999, Caracas, Santillana. — (2014), Le Chavisme, un militarisme compassionnel, Paris, Maison des sciences de l’homme. – Zubillaga, V. C. (2001, janvier-mars), « Temor en Caracas. Relatos de amenaza en barrios y urbanizaciones » (U. A. Mexico, éd.), Revista mexicana de sociologia, no 63(1), pp. 161‑176.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 176 29/01/2018 17:20:48 Emiliano Terán Mantovani

UNE GÉOGRAPHIE DES CONFLITS ÉCOLOGIQUES AU VENEZUELA PÉTRO-ÉTAT, CRISE HISTORIQUE ET NOUVELLES FRONTIÈRES DES MATIÈRES PREMIÈRES DE HAUTE VALEUR

SUR LE CAS VÉNÉZUÉLIEN

Au Venezuela les études et les recherches dans le champ de l’écologie politique sont rares et ont peu d’impact dans le débat politique ; en règle générale les conflits socio-environnementaux éveillent fort peu d’intérêt. Je vais ici tenter de les rendre visibles non seulement en tant qu’ils se déploient en un lieu spécifique, mais aussi en tant qu’ils sont partie intégrante de processus conflic- tuels et différenciés de production et de transformation du territoire sur le plan national. Je recenserai vingt des conflits socio-environnementaux les plus emblématiques du pays, de façon à en proposer une sorte de géographie. Je mettrai en évidence les tendances et les différencia- tions de ces luttes, déterminées dans une grande mesure par la manière dont l’extractivisme pétrolier vénézuélien a configuré un mode d’appropriation, d’organisation et de gestion du territoire national afin d’atteindre ses objectifs macroéconomique et rendre possible l’accumulation de capital au niveau national et interna- tional. Ces conflits liés à l’environnement ont lieu durant la Révolution bolivarienne (de 1999 à nos jours), c’est-à-dire durant un processus complexe où la « justice sociale » a été une bannière brandie non seulement dans les récits dominants, mais aussi dans une série de politiques publiques d’inspiration sociale ; celles-ci, appliquées des années durant, parvinrent à améliorer les conditions de vie et la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 177 29/01/2018 17:20:48 178 LES TEMPS MODERNES participation politique citoyenne de secteurs de la population qui étaient historiquement exclus. Cependant, l’extractivisme et ses conséquences environnementales se sont intensifiés dans tout le pays. Et les piliers mêmes de cette justice sociale sont contrecarrés par une notoire injustice environnementale, qui tient aux structures et à l’histoire du pouvoir et à des conflits territoriaux.

J’examinerai le rôle de l’État pétrolier, l’une des spécificités historiques du cas vénézuélien, dans le cadre de la Révolution boli- varienne, et la façon dont il a établi une domination absolue au nord de l’Orénoque. En revanche, au sud, dans la région Guayana, se produisent de fortes luttes territoriales pour le contrôle de zones et de ressources stratégiques. Le contexte de ces vives tensions est celui de la crise extraordi- naire que traverse le pays, qui a affecté toutes les sphères de la vie quotidienne et a détérioré les conditions d’existence de la popula- tion (portant atteinte aux avancées sociales réalisées depuis 1999). Cette situation de crise ne touche pas seulement la société à travers les organismes et les institutions officielles, elle a également favo- risé l’émergence ou le renforcement de nouveaux acteurs et de pratiques sociales liés à des économies souterraines (informelles et illégales) ; il faut insister notamment sur la croissance de l’activité minière illicite, qui aggrave les conflits territoriaux et complique encore les configurations d’injustice environnementale. Les conflits socio-environnementaux proviennent des inéga- lités dans l’accès aux ressources naturelles, aux services environ- nementaux, ainsi que des inégalités face aux conséquences de la dégradation de l’environnement. La justice environnementale serait la suppression de ces inégalités. Bien qu’un conflit puisse avoir simultanément d’autres motifs (culturels, par exemple), la distinction entre juste distribution économique et juste distribution écologique est importante, étant donné la dévalorisation de la seconde au Venezuela et le surgissement de luttes effectives pour une plus grande justice environnementale.

J’entends ici par « territoire » un espace géographique qui se construit socialement et j’adopte, du point de vue de l’écologie politique, la perspective de Deleuze et Guattari, en entendant la territorialisation comme le processus par lequel le territoire est socialement transformé, dominé, modelé, contrôlé, signifié,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 178 29/01/2018 17:20:48 UNE GÉOGRAPHIE DES CONFLITS ÉCOLOGIQUES AU VENEZUELA 179 valorisé et/ou disputé, avec les éléments qui le constituent, tels ses ressources, ses cycles écologiques et les êtres humains qui l’ha- bitent. Ces processus de production de territoires sont à analyser dans les dynamiques de l’accumulation capitaliste, ce qui permet de montrer que les relations de pouvoir globales, régionales, natio- nales et locales déterminent des déterritorialisations (rupture d’un ordre territorial à un moment donné) et des reterritorialisations (sa reconfiguration suivant un autre modèle) ; le capital et l’État, mus fondamentalement par l’appropriation des ressources, du travail et des territoires, au détriment des populations et des communautés locales, sont les acteurs principaux de ces processus de déterrito- rialisation/reterritorialisation. En Amérique latine, ces processus sont gérés suivant le modèle extractiviste. J’entendrai ici ce modèle non seulement comme un mode particulier d’accumulation capitaliste, mais aussi comme un système économico-écologico-politique qui implique un mode de territorialisation, lequel se déploie en liant des territoires autour de l’extraction massive des « ressources naturelles » et de la distribu- tion des bénéfices qui proviennent de cette extraction. Au Venezuela, le principal gestionnaire du mode de territoria- lisation actuel et l’acteur qui structure l’économie de rente pétro- lière, c’est l’État pétrolier dont la caractéristique est l’extraordi- naire hégémonie qu’il a acquise sur le plan national, à travers l’appropriation et la maîtrise dans tout le pays du négoce pétrolier, qui est devenu sa principale source de revenus. Il faut insister sur le fait que cet État ne constitue pas sa puissance à partir d’une mar- chandise quelconque (comme par exemple les bananes, le cuivre ou le bétail), mais à partir de la ressource qui irrigue le métabo- lisme social du système capitaliste depuis la seconde moitié du xxe siècle, de sorte que son influence peut être internationale (souvenons-nous du rôle du Venezuela dans la création de l’OPEP en 1960).

Dans les économies pétrolières, le pétro-État tend à monopo- liser la création de richesses dans le pays et produit une hypercen- tralisation politique, économique et même culturelle dans la mesure où, au Venezuela, s’est construit, à partir des années 30, un puissant imaginaire social de richesse, de progrès et de modernité, sans précédent en Amérique latine. En dépit des nombreuses crises

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 179 29/01/2018 17:20:48 180 LES TEMPS MODERNES qu’a traversées le pays dans les dernières décades, cet imaginaire garde encore sa légitimité pour la majorité de la population. Le pétro-État est considéré comme le moteur de la transformation économique du pays et sa compagnie pétrolière nationale (PDVSA) joue un rôle central dans ces processus. C’est l’État qu’interpellent les mécontentements citoyens et c’est lui qui doit affronter les conflits écologico-distributifs dans le pays. Le mode de territorialisation mis en œuvre par le pétro-État et l’économie pétrolière sature le nord du fleuve Orénoque, où se concentrent les 95 % de la population, les principaux noyaux urbains qui assurent les fonctions d’extraction du pétrole, les pôles agri- coles et les zones sacrifiées 1. Au sud de l’Orénoque, mis à part les pôles urbains de Ciudad Bolívar, Ciudad Guayana et Puerto Ordaz, se trouvent les nou- velles et vastes « frontières des matières premières de haute valeur 2 », espaces géographiques situés en dehors des circuits centraux d’accumulation du capital, qui servent non seulement de réserves de ressources, mais encore de zones économiques à bas coût, où peuvent se résoudre ou se mitiger les crises de l’accumu- lation en en portant le poids sur les paysans, les peuples indi- gènes, les économies locales, les parcs naturels, entre autres. Ces configurations territoriales déterminent les dynamiques des conflits écologico-distributifs dans le pays. L’éco-régime mis en place par le pétro-État dessine des rapports de force tels qu’il devient très difficile de s’affronter à l’industrie pétrolière natio- nale, figure emblématique du progrès dans le pays. À son tour, l’État essaie de créer une réponse aux conflits de distribution éco- logique à partir d’une politique de rente, c’est-à-dire en utilisant la rente du pétrole pour gérer les conflits de distribution tant éco- nomique qu’écologique.

1. Ce terme est utilisé en écologie politique américaine, il désigne des zones géographiques qui subissent en permanence des dégâts environ- nementaux, causés par des corporations ou des États qui font porter la charge de ces dommages écologiques à des secteurs de la population éco- nomiquement marginalisés ou racialement discriminés. 2. Pour reprendre une expression de Jason W. Moore. Voir « Sugar and the Expansion of the Early Modern World-Economy », Review (Fernand Braudel Center), vol. 23, no 3, New York, 2000, pp. 409‑433.

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SÉLECTION ET RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE DE CONFLITS ENVIRONNEMENTAUX

J’ai recensé vingt conflits socio-environnementaux en tenant compte des critères suivants : 1) ils sont actuels, même si leur intensité a baissé ou est latente ; 2) ils sont représentatifs géogra- phiquement (dix au nord de l’Orénoque, dix au sud, se répartissant dans les régions les plus significatives du pays ; 3) ils ont trait à des impacts significatifs sur l’environnement (étroitement liés à des industries extractives) ; 4) ils ont suscité ou suscitent des mobilisa- tions relativement importantes ; 5) ils se développent dans le temps (ce ne sont pas des accidents comme l’explosion d’une raffinerie) ; 6) ils ont lieu sur un territoire déterminé (ne concernent pas toute le territoire national)

Tableau no 1

Cas no Nom du cas Zone 1 Indigènes Wayúu du fleuve Socuy, défendant leur 1 territoire contre l’avancée de l’extraction de charbon (Carbozulia), Zulia. 2 Indigènes Yukpa des fleuves Tukuko et Yaza, luttant 1 pour freiner l’expansion des projets de Carbozulia dans la montagne de Perijá, Zulia. 3 Le complexe pétrochimique El Tablazo et les luttes de la 2 communauté El Hornito contre PDVSA, Zulia. 4 Impacts socio-environnementaux du complexe de 2 raffinerie Paraguaná, Falcón. 5 Transfert des eaux du lac de Valencia, Carabobo. 3

6 Impacts socio-environnementaux sur la montagne dans 3 les communautés de Tiara et Altagracia du fait de la compagnie minière Lomas de Níquel, Aragua. 7 Extension de l’autoroute Valle-Coche, Caracas. 3 8 Impacts socio-environnementaux du complexe pétrolier 4 José Antonio Anzoátegui, Anzoátegui. 9 Indigènes Kariña de Tascabaña affectés par PDVSA, 4 Anzoátegui.

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10 Le projet de port en eaux profondes dans la péninsule 4 d’Araya, Sucre.

11 La décharge de Cambalache à Ciudad Guayana, Bolívar. 11

12 Indigènes Warao dans le bas delta de l’Orénoque, 7 contaminé par des déchets toxiques de la Corporation vénézuélienne de Guayana et l’activité minière illégale, Delta Amacuro.

13 Extraction minière illégale et contamination au mercure 8 à El Callao, Bolívar.

14 Indigènes Pemón du fleuve Carrao affectés par des 9 activités minières illégales dans le parc national Canaima, Bolívar.

15 Luttes des indigènes Pemón du Alto Paragua contre 9 l’activité minière illégale sur leurs territoires, Bolívar.

16 Indigènes Yek’wana et Sanemá affectés par les mines 10 d’or illégales dans leur territoire, Bolívar.

17 La fièvre du coltan menace les indigènes Guahibo, 12 et 16 Piaroa et E’ñepa dans les États Bolívar et Amazonas.

18 Indigènes Yabarana, Hoti et E’ñepa affectés par l’activité 15 minière illégale dans la municipalité de Maniapare, Amazonas.

19 Indigènes Yanomami du bassin du fleuve Ocamo 13 affectés par l’activité minière illégale, Amazonas.

20 Indigènes Arawak du Sud affectés par l’activité minière 14 illégale dans le bassin du fleuve Atabapo, Amazonas.

J’ai tracé, en fonction de la dynamique des conflits écologico- distributifs, une carte des zones du Venezuela (voir figure no 1 ­ci-dessous). J’ai délimité ces zones en tenant compte de ce que les territorialisations se produisent par interrelation de facteurs, tels les groupes de résistance, les bio-régions, le mode de peuplement, la fonction économique du lieu ; autrement dit, je n’ai pas simplement recouru aux frontières fédérales officielles. Ma carte comprend seize zones, et dans chacune d’elles j’ai choisi un ou des conflits représentatifs, sauf dans deux zones où aucun cas de conflit de ce genre n’a été répertorié, la question écologique y étant peu perti- nente. Les « nouvelles frontières des matières premières de haute

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 182 29/01/2018 17:20:48 UNE GÉOGRAPHIE DES CONFLITS ÉCOLOGIQUES AU VENEZUELA 183 valeur » figurent en couleurs chaudes et incluent la région Guayana, la montagne de Perijá, à l’ouest de l’État frontalier de Zulia.

Figure no 1 : les zones de conflits socio-environnementaux au Venezuela

SOURCES DES CONFLITS Exploitation minière Pétrole et gaz Gestion de l’eau Infrastructures Gestion des déchets

ZONES DÉLIMITÉES

Tous les cas de conflits ont été recensés suivant l’« Atlas de la justice environnementale » (Environmental Justice Atlas — EJAtlas : http://ejatlas.org/; Temper et al, 2015), avec de minimes modifica- tions ou ajouts pour affiner l’information qualitative et tenir compte des conflits nés dans le cadre des économies souterraines. J’ai consulté diverses sources des déclarations des peuples indi- gènes, d’organisations sociales et environnementales, des inter- views, des archives vidéo et des documentaires, des rapports et des plaintes en justice des communautés affectées, des enquêtes menées par des activistes, des documents officiels, la presse, des recherches universitaires et des interviews réalisées spécialement pour le présent travail.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 183 29/01/2018 17:20:48 184 LES TEMPS MODERNES De ces vingt conflits écologico-distributifs, les 60 % ont pour origine l’activité minière (charbon, nickel, fer, bauxite, et de nom- breux cas d’extraction illégale d’or, de diamants et de coltan), il faut y insister s’agissant d’un système économique largement dominé par le pétrole et le gaz naturel ; deux cas sont en relation avec les infrastructures, un avec la gestion de l’eau et un autre avec celle des ordures. Analysant ces conflits, on s’aperçoit qu’il existe des dyna- miques différenciées, traversées non seulement par le modèle de développement du pétro-État, mais aussi par des tensions territo- riales qui s’avivent en raison de la crise que vit le pays. Les « nou- velles frontières des matières premières de haute valeur » pré- sentent des traits fort différents de ceux des zones côtières du Nord, urbanisées et dominées depuis des décades par le pétro-État. La majorité des conflits socio-environnementaux (65 %) se trouve dans des zones rurales, 30 % dans des zones urbaines et 5 % dans des zones semi-urbaines. Au nord de l’Orénoque, les conflits sont liés à des projets et des activités économiques qui sont le fait d’institutions ou de compagnies nationales, ou encore d’entreprises dont l’État est l’actionnaire principal. Il s’agit par exemple des activités de PDVSA à l’est et à l’ouest du pays ; des mines Lomas de Níquel et Carbozulia, nationalisées respectivement en 2012 et 2013 ; ou de projets d’infrastructures conduits par le ministère des Transports et des Travaux publics. Le caractère fortement national des conflits est une spécificité du Venezuela, en comparaison avec d’autres pays latino-américains où des entreprises transnationales sont davantage impliquées. À l’inverse, dans les territoires que je nomme « nouvelles fron- tières des matières premières de haute valeur », les conflits relèvent d’activités économiques souterraines, illégales et informelles, surtout d’activités minières. Seuls les conflits des mines de charbon dans la montagne de Perijá (indigènes des fleuves Yaza et Tukuko) et dans la région du fleuve Socuy (indigènes Wayúu) s’inscrivent dans le cadre d’un projet minier légal (Carbozulia). Pour le reste, au sud, dans les États de Bolívar et d’Amazonas, se développent de nombreux cas d’activités minières illégales, recensés dans mon tableau, qui repré- sentent 50 % des cas que j’ai examinés. Cette activité illégale s’est énormément accrue depuis une dizaine d’années. Une partie des impacts de l’extractivisme se joue donc hors du cadre des entreprises transnationales, des compagnies et des institutions nationales.

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Figure no 2 : dynamiques territoriales différentielles des conflits environnementaux au Venezuela

LÉGAL ILLÉGAL

Conflit de haute intensité

Augmentation de la violence

Militarisation

L’intensité des conflits est variable, dépend des dynamiques territoriales évoquées ci-dessus, des groupes humains mobilisés et des marchandises concernées. Huit des vingt cas sont de basse intensité ; l’un des conflits (celui d’El Callao) est latent ; la majorité des conflits de basse intensité est liée au pétrole et au gaz ; l’un des conflits pétroliers est d’intensité moyenne et est le fait des syndi- cats pétroliers du Complexe José Antonio Anzoátegui (raffinerie de pétrole lourd) 3. Les luttes urbaines et paysannes sont fragiles, discontinues,

3. Selon l’« Atlas de la justice environnementale », un conflit est dit de basse intensité s’il engendre quelque organisation locale, mais peu ou pas de mobilisation contre le dommage environnemental visible et les agents qui le produisent ; de moyenne intensité s’il y a des mobilisations de rues et des revendications adressées aux responsables ; de haute inten- sité quand il y a confrontation violente ; latent si, quoique les mobilisa- tions n’existent pas, leurs conditions sont données.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 185 29/01/2018 17:20:49 186 LES TEMPS MODERNES fragmentées, revendiquant une distribution économique plus juste. Cela ne veut pas dire que les conflits en question n’aient pas connu des moments de plus haute intensité. Cela fut le cas dans les mani- festations de rue pour la fermeture de la décharge de Cambalache dans la zone urbaine de l’État de Bolívar ou dans la fermeture des accès à la mine Lomas de Níquel par la population de Tiara, dans l’État d’Aragua, en 2010. Les conflits de haute intensité, 30 % de ceux que j’ai exa- minés, se situent dans les « nouvelles frontières » et, dans tous ces conflits, des populations indigènes sont impliquées. Même si elles ne représentent que 3 % de la population totale, ces populations indigènes jouent un rôle fondamental dans les conflits de distribu- tion écologique, car elles se battent pour leurs terres qui sont en général des zones naturelles protégées ; c’est le cas des Yabarana de Manapiare, dans l’État d’Amazonas, comme des Pemón du fleuve Carrao dans le parc national Canaima, dans l’État de Bolívar (deux conflits liés à l’extraction illégale de l’or), c’est aussi celui des Yukpa de la montagne de Perijá. L’or est la matière première la plus conflictuelle, celle qui sus- cite le plus de conflits et les conflits les plus violents (67 % des conflits de haute intensité). Dans la moitié des cas que j’ai analysés, on observe une augmentation de la violence par rapport à la situa- tion antérieure au conflit environnemental, et 90 % des conflits de haute intensité se situent dans les « nouvelles frontières » : c’est le cas pour les Arawak du sud dans le bassin du fleuve Atabapo dans l’État d’Amazonas, pour les Wayúu dans la péninsule de Guajira. Des luttes territoriales intenses autour de l’extraction illégale et autres activités illicites se développent donc au sud de l’Orénoque pour le contrôle des mines, la population indigène étant la plus affectée, au point de compter des morts dans ses rangs. Des bandes de criminels et des groupes armés illégaux apparaissent dans presque tous les cas et exercent un pouvoir et une influence notables dans ces territoires, usant d’une violence extrême, par exemple dans le cas d’El Callao et d’Alto Paragua, dans l’État de Bolívar. On peut aussi parler d’un processus de militarisation croissant dans 40 % du total des cas, tous dans les « nouvelles frontières ». L’augmentation de ces groupes illégaux, leur pouvoir territo- rial renforcé durant ces dix dernières années, leur a conféré un rôle significatif dans les conflits de distribution écologique et une posi- tion stratégique prééminente dans les « nouvelles frontières ». Il

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 186 29/01/2018 17:20:49 UNE GÉOGRAPHIE DES CONFLITS ÉCOLOGIQUES AU VENEZUELA 187 faut souligner que presque tous les résistants indigènes signalent que des membres des Forces armées sont complices des activités minières illégales, mettent en place des autorités territoriales et tirant profit de cette économie parallèle, ce qui révèle la complexité des alliances entre le formel et l’informel.

INJUSTICE ENVIRONNEMENTALE : LA FACE CACHÉE DE LA « JUSTICE SOCIALE » DE LA RÉVOLUTION BOLIVARIENNE

L’idée de « justice sociale », liée depuis le xixe siècle à la reconnaissance du droit des travailleurs et dont la forme contem- poraine tient dans l’État-providence, dans une meilleure réparti- tion économique et dans la participation citoyenne, a été l’un des grands mots d’ordre de la Révolution bolivarienne — et en général des progressismes latino-américains —, dès la naissance de la Constitution bolivarienne de 1999 et jusqu’à aujourd’hui. Cette idée a été centrale non seulement dans le discours gouver- nemental, mais aussi dans un ensemble de politiques effectives qui, durant ces années, ont rendu possibles diverses avancées relatives à la répartition économique (baisse du taux de pauvreté, réduction des inégalités sociales), de la reconnaissance sociale (reconnaissance constitutionnelle du droit des peuples indigènes, du droit des femmes) et de la participation civique (création des conseils communaux et de nouveaux mécanismes électoraux). Néanmoins, dans les dynamiques de distribution écologique de la Révolution bolivarienne, on peut constater une profonde injustice environnementale, ce qui non seulement est en contradiction avec la revendication de justice sociale, mais encore en constitue la face obscure. Pour les conflits que j’ai analysés, j’ai évalué si la lutte avait permis d’atteindre une justice environnementale totale, partielle, ou bien nulle ; si les requêtes des groupes affectés avaient été satisfaites ou non ; si un remède avait été apporté aux dégâts envi- ronnementaux. 75 % des luttes n’ont donné aucun résultat. Notamment il n’est tenu aucun compte des mobilisations pour la reconnaissance des terres ancestrales des peuples indigènes. On ne leur propose ni solution environnementale, ni soins de santé. On ignore leurs demandes de suspendre certains projets ou de les consulter avant d’en lancer d’autres qui pourraient porter atteinte

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 187 29/01/2018 17:20:49 188 LES TEMPS MODERNES à leurs droits ou à leur sécurité. Cette injustice environnementale est évidente dans tous les conflits liés à l’extraction minière illé- gale au sud de l’Orénoque, activité qui ne cesse de croître. Je pense, par exemple, à la situation dramatique du peuple Warao dans le delta de l’Orénoque et aux problèmes de santé qui ­l’affectent ; aux communautés avoisinant les installations pétro- lières ou gazières situées sur des terres indigènes en proie à de graves dommages depuis des décades (dans la péninsule de Paraguaná), ou bien à des dommages récents (chez les indigènes Kariña de Tascabaña) ; aux projets officiels d’extraction minière (Lomas de Níquel) qui bouleversent la vie de la population de Tiara et détruisent le mode de vie du peuple Yupka dans la mon- tagne de Perijá ; aux nouveaux projets d’urbanisation, comme le transfert des eaux du lac de Valencia et l’extension de l’autoroute de Valle Coche à Caracas, projets développés en dépit des cri- tiques et des conséquences néfastes prévues par les groupes mobi- lisés.

25 % des conflits ont été partiellement résolus : des demandes ont été prises en compte, mais la justice environnementale n’a pas été rétablie. Par exemple la construction du port en eaux profondes à Araya, dans l’État de Sucre, à l’est du pays, a été reconsidérée. Mais en dépit des critiques et des oppositions, la préparation du terrain pour cette construction se poursuit ; en 2014, la décharge de Cambalache fut fermée, ce qui répondait à la demande des commu- nautés affectées. Mais l’assainissement du lieu et les soins médi- caux aux personnes touchées n’ont pas été assurés et le gouverne- ment régional organise d’autres décharges sauvages, ce qui produit de nouvelles tensions dans les communautés voisines ; en 2011 les indigènes Pemón du Alto Paragua, dans l’État de Bolívar, occupent une mine et fondent la communauté autonome de Muskupa, mais les revendications environnementales ne sont pas dans leurs prio- rités et ils pratiquent eux-mêmes l’extraction illégale avec mercure et motopompes. L’« Atlas de la justice environnementale » propose une com- paraison des conflits environnementaux et de leurs résultats en Argentine, Brésil, Colombie, Pérou et Venezuela. Trente cas concernent le Venezuela.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 188 29/01/2018 17:20:49 UNE GÉOGRAPHIE DES CONFLITS ÉCOLOGIQUES AU VENEZUELA 189 Tableau no 2 : résultats comparés des conflits écologiques

Justice environnementale dans les résultats des conflits socio-environnementaux (amérique du sud et monde – octobre 2016)

Pays Succès Réussite partielle Échec Total des cas

Argentine 13 (32,5 %) 9 (22,5 %) 18 (45 %) 40

Brésil 11 (15,9 %) 7 (10,1 %) 51 (74 %) 69

Colombie 12 (9,8 %) 45 (36,9 %) 65 (53,3 %) 122

Pérou 15 (21,4 %) 21 (30 %) 34 (48,6 %) 70

Monde 326 (17,4 %) 619 (33 %) 929 (49,6 %) 1874

Venezuela 1 (3,3 %) 6 (20 %) 23 (76,7 %) 30 Sources : EJAtlas database (http:// ejatlas.org)

On le voit, le taux d’« échecs » de ces pays latino-américains est semblable à la moyenne mondiale, hormis pour le Brésil et le Venezuela qui la dépassent largement. Quant au taux de « succès », l’Argentine est au-dessus de la moyenne, la Colombie et le Venezuela au-dessous. Ces chiffres, certes, ne rendent pas compte des différents dispositifs de régulation et de domination qui sont utilisés dans les différents pays pour répondre aux mobilisations en faveur de la justice environnementale, ni n’expliquent les rapports de force et les tissus sociaux qui se jouent dans les conflits environnementaux. Il faudrait préciser dans cette perspective, par exemple, que l’État colombien affronte les problèmes environnementaux principalement à travers la violence, alors que le pétro-État vénézuélien, historiquement, tend à les digérer ou à les rendre tolérables à travers un éventail de redistri- bution des revenus pétroliers. De cette façon, le pétro-État affronte les inégalités croissantes de la distribution écologique en tentant de les compenser par une socialisation stratégique, tout en promouvant attentes et imaginaires d’intégration et de progrès. Ainsi il essaie de rendre invisible le conflit socio-environnemental dans ses zones d’in- fluence ou d’en postposer au maximum la résolution. Ces zones, celles du nord de l’Orénoque, peuvent être considérées comme paci‑ fiées, à la différence de ce qui se passe au sud, dans les « nouvelles frontières des matières premières de haute valeur », où les conflits sont « chauds », où des luttes intenses ne cessent de se multiplier.

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Pendant la Révolution bolivarienne, la distribution écono- mique s’est socialisée comme jamais auparavant dans l’histoire du Venezuela et la situation des classes défavorisées s’est donc consi- dérablement améliorée — ces avancées ont commencé à s’in- verser à partir de 2013. Mais, même dans la période la plus posi- tive, les structures d’inégalités écologiques n’ont fait que s’approfondir, impliquant des dispositifs coloniaux sur les terres indigènes et leurs habitants, imposant ou maintenant des « zones sacrifiées » sans aucun type de consultation préalable, le pétro-État insistant dans ses tendances à la dégradation environnementale et à la marginalisation sociale subséquente, propres au modèle de l’extractivisme et de son expansion continue. Cela est évident au moins à deux niveaux. D’une part, tous les projets dommageables et conflictuels d’un point de vue éco- logique qui existaient avant la Révolution bolivarienne, se sont poursuivis ou renforcés sous Chávez. On peut noter entre autres l’expansion de l’activité d’extraction de charbon au nord de l’État de Zulia, l’engorgement de la décharge de Cambalache, l’aggravation de la contamination au mercure due aux mines ­illégales dans les États de Bolívar et d’Amazonas. À ces conflits anciens s’en ajoutent de nouveaux, en sorte qu’il est manifeste que la Révolution bolivarienne n’a rien fait pour remédier aux problèmes de distribution écologique. D’autre part, les méca- nismes d’assimilation utilisés en réponse aux conflits environne- mentaux font partie du même système politique : expansion de la suprématie de l’industrie pétrolière dans les territoires où elle est déjà installée (comme dans la péninsule de Paraguaná) ; construc- tion d’infrastructures à caractère social dans des municipalités écologiquement impactées (comme dans les communautés Kariña de Tascabaña) ; assistance quant à l’alimentation et à la santé, non liée directement aux dommages environnementaux ; organisation des communautés indigènes en affiliation étatique (comme c’est le cas pour une partie des indigènes Yukpa) ; et promotion d’un récit idéologique « écosocialiste » de la part du gouvernement national. Les luttes socio-environnementales sont importantes précisé- ment parce qu’elles résistent à ce récit et interpellent les slogans de la « justice sociale » à partir de la matérialité des territoires et de la défense de la biodiversité.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 190 29/01/2018 17:20:49 UNE GÉOGRAPHIE DES CONFLITS ÉCOLOGIQUES AU VENEZUELA 191

CRISE DU MODÈLE DE LA RENTE PÉTROLIÈRE ET INTENSIFICATION DES CONFLITS TERRITORIAUX

La situation d’injustice environnementale durant la Révolution bolivarienne n’est pas seulement la conséquence du pétro-État et des politiques d’assimilation et de neutralisation que je viens d’évoquer. Il faut également l’analyser à la lumière de facteurs à court terme, liés à la crise hors du commun que traverse le Venezuela aujourd’hui et qui affecte tous les domaines de la vie, ainsi qu’à une multiplicité d’acteurs nationaux et internationaux qui se disputent territoires et ressources stratégiques. Cette crise peut être interprétée comme l’épuisement du capi- talisme de rente, dû à de graves problèmes dans l’accumulation du capital, à des changements dans la composition du pétrole véné- zuélien (surtout lourd et extra-lourd) et à de sérieux déséquilibres économiques qui vont s’aggravant depuis les années 1970. Les actuelles difficultés du pétro-État à s’emparer de la rente pétrolière et à la distribuer de manière relativement équilibrée compromettent la politique d’assimilation jusqu’ici mise en œuvre pour éviter et éluder les conflits écologiques. La crise se répercute aussi dans les organismes de protection de l’environnement, déjà par eux-mêmes peu efficaces, et génère des pressions intenses pour l’allègement des règles de protection de la nature. Par ailleurs, les difficultés d’accès aux aliments, la hausse des prix des produits, la réduction des politiques sociales, le rétrécisse- ment du marché de l’emploi, l’intensification de la crise énergé- tique, stimulent le développement massif de mécanismes d’appro- priation informelle d’argent, de biens de consommation et même de matières premières comme l’or, le coltan ou les diamants — comme c’est le cas dans les « nouvelles frontières ». Des gangs ou groupes mafieux non seulement se disputent, administrent et contrôlent des mines illégales dans ces zones, mais produisent éga- lement de nouvelles territorialisations, au sens d’exercer le pou- voir sur des territoires, d’être à l’origine de considérables transfor- mations de la nature — c’est manifeste dans le bassin de cours d’eau comme le Cuyuní, le Caura ou le Ventuari, ou dans des parcs naturels comme le parc national Canaima —, créant des économies locales et imprégnant ainsi le tissu social. Outre la violence qui les caractérise, ces acteurs illégaux conçoivent leurs propres

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 191 29/01/2018 17:20:49 192 LES TEMPS MODERNES mécanismes d’assimilation des destructions environnementales, en intégrant la population locale à l’extraction minière illicite, y com- pris une partie des populations indigènes, ce qui a sur celles-ci un terrible impact culturel. Ainsi s’est constitué, en particulier dans les États Bolívar et Amazonas, un éco-régime parallèle, hors État, qui compromet plus encore la justice écologique.

L’augmentation de ces phénomènes dans les « nouvelles fron- tières » est énorme, en extension mais aussi en intensité. D’après le ministre du Pétrole Eulogio del Pino (2016), de dix à quinze tonnes d’or sont extraites chaque année de façon illégale. Le maximum de la production légale d’or depuis 1998 avait atteint 12,23 tonnes en 2009. Étant donné la chute de la production légale (en 2014, elle s’élevait à 1,09 tonnes), on estime aujourd’hui qu’environ 90 % de la production est illégale. On pourrait étudier la notoire expansion de phénomènes sem- blables au Pérou, en Colombie, au Brésil, en Équateur et en Bolivie ; l’activité minière illégale est donc répandue dans toute l’Amazonie, même si ses modalités et son intensité diffèrent selon les pays. Cependant, ces processus illégaux, au Venezuela, ne doivent pas seulement être analysés comme l’émergence d’un pouvoir extérieur à l’hégémonie du pétro-État. En effet, dans presque tous les conflits relatifs aux « nouvelles frontières », se sont produites des collusions, coopérations et articulations des sphères de la léga- lité (principalement des militaires) et des activités clandestines. Entre les deux, les limites sont poreuses.

VERS DE NOUVELLES LUTTES SOCIO-ENVIRONNEMENTALES AU VENEZUELA ?

L’actuelle situation de crise du Venezuela a aussi été scandée de longues périodes de sécheresse, de problèmes récurrents de pro- duction et de distribution d’énergie ; le pays connaît l’une des pires « empreintes écologiques » d’Amérique latine, dépassant la « bio- capacité » nationale, si bien qu’il est en « déficit écologique ». Les luttes intenses pour le contrôle et l’administration des territoires, dans le cadre de la quête géopolitique de ressources naturelles, impliquent de lourds défis écologiques dans les « nouvelles fron- tières », où semblent s’installer dans certaines zones minières des

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 192 29/01/2018 17:20:49 UNE GÉOGRAPHIE DES CONFLITS ÉCOLOGIQUES AU VENEZUELA 193 sortes de guerres de basse intensité : le gouvernement national met en place dans plusieurs de ces territoires des politiques de militari- sation et des décrets d’état d’exception. Dans ces conditions, les combats pour la protection de l’envi- ronnement vont très probablement revêtir de plus en plus d’impor- tance. Le rôle des peuples indigènes est fondamental à cet égard. La recrudescence de pratiques de pénétration et de colonisation de leurs territoires a mené certains d’entre eux à intensifier la résistance. La défense du territoire est la principale revendication qui surgit dans ces conflits, chez des peuples tels les Wayúu et les Yukpa (montagne­ de Perijá), Yek’wana et Sanemá (bassin du Caura), les Yanomami (municipalité Alto Orinoco, État d’Amazonas), les Pemón (Alto Paragua), les Yabarana (Manapiare, État d’Amazonas). Plusieurs de ces peuples ont déclaré que, face aux graves menaces qui pèsent sur leur existence, ils mèneraient leur combat jusqu’au bout. Dans ces luttes, diverses méthodes d’action directe ont été uti- lisées, comme retenir en captivité des militaires (chez les Pemón en 2011), occuper des terres (chez les Yukpa), intervenir dans des zones minières (chez les Yanomami et les Yabarana), bloquer des aéroports (les Pemón encore), créer des communautés autonomes. Face à de nouveaux problèmes, de nouvelles tactiques de lutte pourraient se développer dans le futur. Les difficultés croissantes de la vie dans les grandes métropoles, où est en cause la distribution économique autant qu’écologique, ouvrent aussi des potentialités de réévaluation socio-écologique, l’intégration de diverses organisations sociales aux luttes pour l’en- vironnement. Cela a été manifeste dans les mobilisations qui se sont produites contre le projet de l’Arc minier de l’Orénoque, qui implique une intense colonisation des « nouvelles frontières » par l’extraction d’or, de diamants, de bauxite, de fer et de coltan, en association avec de multiples entreprises internationales, et qui accroît l’activité minière dans des proportions jusqu’ici inédites.

Emiliano TerÁn Mantovani Traduit de l’espagnol par Juliette Simont

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G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 196 29/01/2018 17:20:49 José Manuel Puente

HISTOIRE D’UN DÉSASTRE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL

Il est difficile d’expliquer l’effondrement actuel que vit l’éco- nomie vénézuélienne. En 2017, selon les estimations du FMI, le produit intérieur brut serait encore tombé de -12 %, ce qui signifie qu’à la fin 2017 le Venezuela aurait perdu 35 % de son produit intérieur brut. En outre, depuis dix ans, il fait partie des dix pays connaissant le plus fort taux d’inflation au monde et, pour 2017, on calcule que cette inflation aura atteint les 1 133 % (FMI, 2017). La face sociale de cet échec économique est encore plus dévastatrice. La pauvreté, qui touchait 45 % de la population en 1998, atteint aujourd’hui 81,8 % des Vénézuéliens. Comment un désastre éco- nomique et social de cette ampleur a-t‑il pu se produire dans un pays doté des réserves de pétrole les plus importantes au niveau mondial, et seulement deux ans après avoir bénéficié du choc pétrolier le plus extraordinaire et le plus long de l’Histoire ? La présente étude a pour objectif d’examiner le développement macro-économique du Venezuela pendant la Révolution boliva- rienne (1999‑2017), en mettant l’accent, en particulier, sur la conjoncture actuelle de désastre économique et social, dans le but de mieux comprendre la situation d’aujourd’hui et peut-être d’ébaucher quelques solutions à ce problème complexe. Tous les indicateurs sociaux dessinent un paysage affligeant de la conjoncture vénézuélienne. Non seulement la pauvreté a aug- menté de façon exponentielle, mais encore environ les trois quarts de la population ont perdu du poids depuis un an. En moyenne, 77 % de la population a perdu 8,7 kilos par personne, en raison de la perte de revenus et de la forte pénurie de produits de

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 197 29/01/2018 17:20:49 198 LES TEMPS MODERNES première nécessité, dont aliments et médicaments. Le nombre d’homicides a également augmenté de façon vertigineuse pendant toutes les années de la Révolution bolivarienne, jusqu’à devenir en 2016 un des plus élevés au monde : 91 homicides pour 100 000 habitants ; en 1998, il était de 20 homicides pour 100 000 habi- tants (ENCOVI, 2016). Il importe de souligner que, même si tous les Vénézuéliens sont touchés par ce drame social, une partie élevée de ces homicides a lieu dans les zones les plus pauvres du pays : la « pro- babilité d’être assassiné » est inégalement distribuée et les plus modestes sont les victimes les plus fréquentes de cette terrible fatalité. Dans son rapport annuel de 2016, l’OPEP affirme que les réserves pétrolières vénézuéliennes garanties atteignaient les 300 880 millions de barils, dépassant celles de l’Arabie saoudite et plaçant officiellement le Venezuela comme le pays mondiale- ment le plus riche en pétrole — il détient 24,8 % des réserves mondiales. Et, de fait, ces dernières années et notamment depuis 2004, le Venezuela a vécu la plus intense impulsion externe enregistrée dans l’histoire économique du pays. Entre 1999 et 2015, les revenus de l’exportation pétrolière ont atteint les 879 000 millions de dollars. Le prix du baril est passé de 16 $ US à 44, 76 $ US en 2017 ; le prix moyen du baril pendant les dix-huit dernières années s’élève à 50 $ US le baril. C’est dire que le Venezuela a connu récemment un boom des produits pétroliers qui a engendré une extraordinaire rente associée à ce « miracle ». Et pourtant le Venezuela vit pour la quatrième année consécutive une forte récession économique et, selon les projec- tions et les indicateurs de développement, il aura un des pires développements macroéconomiques du monde, caractérisé par une forte contraction de son PIB, l’inflation la plus élevée du monde et des niveaux de pénurie jamais connus auparavant dans la société vénézuélienne.

CONTRACTION DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE

Selon les chiffres fournis en 2017 par le FMI pour l’année 2016, le PIB s’est réduit de 5,7 % par rapport à l’année antérieure. Le Venezuela a donc poursuivi son cycle récessif pour la troisième année consécutive. Depuis le premier trimestre 2014, l’économie

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 198 29/01/2018 17:20:49 HISTOIRE D’UN DÉSASTRE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL 199 vénézuélienne a enchaîné treize trimestres de chute de la produc- tion. Selon le FMI, le PIB, comme je l’ai déjà dit, serait encore tombé de 7,4 % en 2017, ce qui implique qu’à la fin de l’année le pays aurait perdu 30 % de sa production. Un désastre économique qui ne peut se comparer qu’à ceux de pays africains ayant subi de grands déséquilibres macroéconomiques ou des guerres. Le conflit politico-social que vit le Venezuela en 2017 détériore encore les perspectives, constituant malheureusement, pour l’année en ques- tion, une « prophétie autoréalisatrice ». En analysant l’indice du PIB par habitant à partir des données du FMI, on peut également constater qu’il a chuté pour la troisième année consécutive, revenant à son niveau de 2004, au moment où le prix du baril s’était effondré et où le pays avait connu un coup d’État, circonstances qui produisirent pendant deux ans une contraction de 15,9 % du PIB

— Graphique no 1 : évolution du PIB par habitant 1980‑2016 (1 000 bolivars au prix de 1997)

Source : http://www.bcv.org.ve/c2/indicadores.asp ; données macroéconomiques : PIB aux prix courants et constants de 1950 (annuel) ; FMI : https://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2016/01/ weodata/WEOApr2016all.xls ; et calculs personnels.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 199 29/01/2018 17:20:49 200 LES TEMPS MODERNES Il est important de souligner que, paradoxalement, la régres- sion économique du Venezuela a commencé aux premier et second trimestres 2014, quand le prix du baril était encore très haut : 88, 42 $ US en moyenne cette année-là. La crise commence donc avant la chute du prix du pétrole. Sûrement, cette chute durant la période 2014‑2017 a-t‑elle aggravé les déséquilibres macroéconomiques, mais elle ne fut pas l’origine de l’échec (voir graphique no 2 ci- dessous). En réalité, la principale cause fut le modèle de dévelop- pement mis en œuvre pendant dix-huit ans, et en particulier : 1) une politique économique incohérente, caractérisée, entre autres dimensions, par une intransigeante politique du change qui pro- duisit des taux de change officiels élevés (ce qui entraîna une aug- mentation des importations et la destruction de l’appareil marchand de l’économie) ; 2) un climat d’hyperrégulation (contrôles des prix, du change, des taux d’intérêt, du travail, etc.) ; 3) des expropria- tions systématiques, des nationalisations qui contractèrent l’appa- reil productif et réduisirent drastiquement les flux d’investissement privés, tant au niveau national qu’international ; 4) une hausse substantielle des niveaux d’endettement et l’épuisement complet des ressources épargnées par le Fonds de stabilisation macroéco- nomique (FEM). Une dette publique, contractée à des prix très bas et pour des montants très importants grâce à la garantie que consti- tuaient les prix élevés du pétrole durant les années 2004‑2014, conduisit à l’augmentation significative de la dette publique véné- zuélienne durant cette période. L’emploi de la totalité des res- sources du FEM pendant ces années de boom laissa le pays sans aucune possibilité d’élaborer une politique fiscale contracyclique quand les prix du pétrole vinrent à chuter. L’assemblage et la production de véhicules, la consommation de ciment, la consommation électrique sont en principe de bons indica- teurs du rythme de l’activité économique d’un pays. Les ventes de véhicules reflètent à 54 % le développement moyen de l’économie au Venezuela. En l’absence de données fournies par la Banque centrale du Venezuela depuis 2016, on peut se servir des ventes de véhicules pendant les quatre premiers mois de 2017 pour inférer les résultats de l’économie pour cette même année. En effet, les variations trimes- trielles de la vente de véhicules et le PIB se développent de manière très semblable. Le coefficient de corrélation (0,74) indique qu’il existe une relation linéaire positive entre ces deux variables. Or cet indicateur d’activité économique qu’est la ­production,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 200 29/01/2018 17:20:50 HISTOIRE D’UN DÉSASTRE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL 201

— Graphique no 2 : variation trimestrielles du PIB et du prix du pétrole 2011‑2015

Sources : http://www.bcv.org.ve/c2/indicadores.asp ; données économiques : PIB par activité économique ; prix constants ; base 1997 (trimestriel) : http://www.mpetromin.gob.ve/portalmenpet/secciones. php?option=view&idS = 45 (ministère du Pouvoir populaire du pétrole et calculs personnels).

l’assemblage et la vente de véhicules, montre que les premiers quatre mois de 2017 sont les pires de ces quinze dernières années ; pendant cette période, seulement 631 véhicules ont été produits. Cette donnée est un signe fort de la contraction de la production nationale en 2016 et 2017, notamment du secteur manufacturier. Or, si nous examinons le développement du PIB des pays d’Amérique latine pour la période 1999‑2016 (voir graphique no 3 ci-dessous), nous observons que le Venezuela arbore la croissance la plus faible de la région, en raison de la politique économique erratique et de l’intensification du modèle de la rente pétrolière qui, liés à l’absence de discipline fiscale et monétaire, ont créé un environnement économique extrêmement défavorable, caractérisé par la détérioration de l’appareil productif national, une inflation élevée et durable, une forte pénurie de biens et de services, un endettement toujours croissant et la réduction des investissements étrangers dans le pays.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 201 29/01/2018 17:20:50 202 LES TEMPS MODERNES

— Graphique no 3 : croissance économique des pays sud-américains pour la période 1999‑2016 (variations du PIB en pourcentage)

Sources : FMI, « World Economic Outlook Databases » (https:// www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2016/01/weodata/WEOApr2016all.xls) et calculs personnels.

On peut également, à l’aide des estimations du FMI, montrer que le Venezuela a connu à la fois la plus faible croissance écono- mique de tous les pays pétroliers membres de l’OPEP et l’inflation la plus forte au monde. Cela atteste que ce désastre économique que connaît le Venezuela n’a pas pour seule origine la chute du prix du baril puisque, d’une part, on l’a dit, le déclin commença avant la baisse des prix et que, d’autre part, malgré la chute du baril de brut, aucune autre économie pétrolière au monde ne souffre des déséquilibres macroéconomiques dont est affecté le Venezuela : contraction économique aiguë, inflation forte et durable, pénurie systématique de produits de base. Si on compare la croissance cumulée du PIB de tous les pays membres de l’OPEP durant les années 2004‑2017, on observe qu’à l’exception de la Lybie (pays en guerre plongé dans une profonde crise politique), le Venezuela est, de tous, celui qui a connu la croissance la plus faible. Ce fut le pays qui a tiré le moins de profit de l’essor le plus intense et le plus durable des prix du pétrole qui

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 202 29/01/2018 17:20:50 HISTOIRE D’UN DÉSASTRE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL 203 se produisit dans l’histoire. Ce qui révèle sans aucun doute la mau- vaise gestion, par le gouvernement, d’une conjoncture très favo- rable. Le Venezuela a connu un taux de croissance cumulé du PIB de 27,5 %, soit à peu près un tiers du taux moyen qu’ont enregistré les pays de l’OPEP (74,6 %). Pendant un temps (années 2004‑2014), le prix élevé du pétrole a permis d’augmenter la dépense publique qui a atteint plus ou moins 40 % du PIB, dépense publique augmentée encore par le montant de l’endettement. Le Venezuela, durant plusieurs années, donna une apparence illusoire d’harmonie, avec des niveaux de dépense publique financés par un pétrole qui attei- gnait un prix de plus de 200 $ US le baril. Durant cette période les revenus d’un baril à 100 ou 150 dollars étaient injectés à l’économie, sans mesurer combien il était facile au pays de s’en- detter, les prix du pétrole engendrant la confiance des marchés et garantissant le remboursement des prêts. Puis, à partir de la seconde moitié de 2014, le gouvernement devait réduire ses dépenses, mais il n’y consentit tout simplement pas et continua à s’endetter, causant les plus grands déficits fiscaux de l’histoire du Venezuela 1, faisant tourner la planche à billets pour contreba- lancer le manque de recettes fiscales et préparant ainsi le terrain propice à cette inflation démesurée que connaît aujourd’hui le pays. Cette politique fiscale, presque expansionniste, et ses impacts sur les actifs financiers minèrent évidemment la crédibi- lité du gouvernement face à l’inflation. Malgré un taux de change surévalué et des prix contrôlés, l’inflation continua ­d’augmenter. Le salaire minimum réel au Venezuela, conséquence de l’infla- tion élevée des dix dernières années et des dévaluations succes- sives, était à la fin 2016 au plus bas depuis vingt-huit ans et un des plus faibles d’Amérique latine. Il est équivalent à 33 $ US par mois, calculé au taux de change « parallèle » qui régit une grande partie des transactions économiques. C’est-à-dire que plus de 50 % des Vénézuéliens vivent avec un revenu de 1,1 $ US par jour. Et cela, comme j’y ai insisté, dans le pays qui détient les réserves de pétrole les plus importantes au monde et donc l’un des potentiels économiques les plus forts du continent.

1. Le déficit fiscal estimé par le FMI pour l’année 2016 fut de 25, 7 %, soit le plus important de l’histoire du Venezuela (FMI, 2017).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 203 29/01/2018 17:20:50 204 LES TEMPS MODERNES

— Tableau no 1 :

Source : https://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2016/01/weodata/ WEOApr2016all.xls ; Fonds monétaire international, BCV (http://www. bcv.org.ve/excel/4_6_2.xls) ; et calculs personnels.

NIVEAUX HISTORIQUES DE PÉNURIE

La politique de change n’a pas favorisé la production locale, parce qu’elle a dans une très large mesure stimulé les importa- tions. Ces dernières années le Venezuela a accru de façon signifi- cative ses importations, atteignant un maximum historique en 2012 : 59 339 millions USD, soit un niveau qui quadruple presque le taux d’importation moyen qu’enregistra le Venezuela de 1950 à 2004. Une autre raison de ce boom des importations tient dans l’hyper-­ régulation économique : les contrôles de prix et du change, les

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 204 29/01/2018 17:20:50 HISTOIRE D’UN DÉSASTRE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL 205 expropriations systématiques et les nationalisations ont gravement nui à la production domestique, engendrant une chute structurelle de la capacité productive du pays, d’où le recours aux importations pour pouvoir satisfaire la demande interne. Ce boom des importa- tions a engendré une plus grande dépendance par rapport à l’éco- nomie pétrolière, désormais seule pourvoyeuse de dollars de l’éco- nomie et seule possibilité de financer ces hauts niveaux d’importation, ce qui pose de sérieux problèmes en termes de via- bilité économique. À mesure que les revenus de la production pétrolière diminuent (comme c’est le cas depuis 2014) et que les importations augmentent, la balance commerciale devient plus dif- ficile à équilibrer. Ces niveaux d’importation, même quand le prix du pétrole était élevé, n’étaient pas viables. À partir de 2013 se fait sentir une forte rareté de devises qui prive l’industrie nationale des matières premières et des machines nécessaires au processus productif, ainsi que des produits finis importés pour être commercialisés et fournir le marché, ce qui empêche de satisfaire une grande partie de la demande des consommateurs. Cette situation, combinée aux contrôles irrationnels des prix, explique pour une bonne part les indices de pénurie enregistrés ces dernières années, atteignant les 29,4 % en mars 2014. Bien que la Banque centrale du Venezuela ait cessé de délivrer des données liées à la pénurie, les Chambres regroupant les différentes activités commerciales continuent, elles, à en fournir quelques-unes qui permettent de vérifier que le niveau de pénurie aujourd’hui, dans des secteurs essentiels comme celui des médicaments, peut dépasser les 70 %. L’économie vénézuélienne a toujours été très dépendante du pétrole, mais la Révolution bolivarienne a exacerbé cette dépen- dance : le pétrole est la source de plus de 90 % des devises néces- saires à l’importation de produits. Le pétrole génère les fonds que le pays nécessite pour importer les biens de consommation et qu’il utilise pour acheter les intrants importés qui servent à la produc- tion. Pratiquement tout est importé au Venezuela, ce qui explique que l’épuisement des réserves de devises ait eu un si fort impact sur le niveau d’approvisionnement en produits. Les prix de la manne pétrolière sont aujourd’hui trois fois plus bas que ceux qu’a connus le pays pendant le boom, dans les années 2004‑2014. Il est important d’ajouter que la forte appréciation du taux de change a engendré un boom des importations, mais aussi,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 205 29/01/2018 17:20:50 206 LES TEMPS MODERNES corrélativement, une chute des exportations non pétrolières. À la fin 2015 (le dernier chiffre officiel dont on dispose), les exporta- tions non pétrolières tombent en dessous de leur niveau de 1999. Pendant les dix-huit dernières années le pays a donc connu une forte contraction des exportations non pétrolières. L’appréciation du taux de change officiel a pu être maintenue pendant de longues périodes grâce au prix élevé du pétrole dont le Venezuela a béné- ficié durant des années : le rôle de la rente pétrolière est primordial pour l’équilibre de la balance extérieure malgré les déficits persis- tants du compte de capital, la chute importante des exportations non pétrolières et la diminution systématique de la production pétrolière elle-même. Dans le secteur pétrolier, la contraction de l’activité depuis 2001 se traduit par une diminution de la produc- tion, ce qui est un indice de la détérioration dans les transactions et la gestion de ce secteur, ainsi que de la chute des capitaux qui y sont investis. Les estimations de l’OPEP pour le troisième tri- mestre de 2016 situent les niveaux de production du Venezuela autour de 2 190 000 barils par jour, ce qui représente une diminu- tion de plus de 1 000 000 de barils par rapport à 1998, juste avant le début de la gouvernance de la Révolution bolivarienne. Évidemment cette réduction des niveaux de production et l’ab- solue concentration de la capacité d’exportation vénézuélienne dans le secteur pétrolier (qui représente 96 % des exportations pour 2015) rendent l’économie du pays beaucoup plus vulnérable aux fluctuations des prix du pétrole. Une autre expression de l’incohérence de la politique écono- mique et de l’ambiance négative pour les affaires, qui découle du modèle de développement vénézuélien, tient au manque d’investis- sement étranger direct. Comme le montrent les données de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), le Venezuela a cessé d’être, ces dernières années, un destinataire des investissements étrangers sur le continent. En y ajoutant le faible taux d’investissement privé national — conséquence des expro- priations, nationalisations et contrôles de prix qui ont rendu non viable la production de nombreux biens et services dans le pays même —, cela a créé de très mauvaises conditions pour le dévelop- pement de l’activité des entreprises privées, intensifiant encore la dépendance de l’économie par rapport aux flux d’investissement public permis par les revenus du pétrole.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 206 29/01/2018 17:20:50 HISTOIRE D’UN DÉSASTRE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL 207

IMPACT SOCIAL DE L’EFFONDREMENT ÉCONOMIQUE : CHUTE DES SALAIRES RÉELS ET APPAUVRISSEMENT

Ce processus de chute des revenus réels et l’appauvrissement des Vénézuéliens sont mis en évidence par l’étude de pauvreté réa- lisée par trois universités nationales à travers l’enquête sur les condi- tions de vie (ENCOVI, 2016). Cette enquête déjà évoquée quantifie les conditions de vie des Vénézuéliens et révèle que 82 % de la population était, à la fin de 2016, touchée par la pauvreté et l’ex- trême pauvreté alors qu’en 1998, année précédant la Révolution bolivarienne, elle n’était que 45 %. Au bout de dix-huit ans, et avec 900 000 millions USD de revenus pétroliers durant cette période, le Venezuela est devenu un pays plus pauvre qu’avant le début du projet bolivarien.

Tableau no 2 : foyers en condition de pauvreté, 1998‑2016

Source : enquête sociale ENSO (1998), PNUD-OCEI (2000) et enquête sur les conditions de vie, ENCOVI (2016), UCAB-USB-UCV (2016) http://www.fundacionbengoa.org/noticias/2017/encovi-2016.asp

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Épuisement du modèle de développement reposant sur l’injec- tion de pétrodollars dans l’économie ; croissance stimulée par la seule augmentation de la dépense publique, grâce à la conjoncture favorable des prix élevés du pétrole, à l’endettement public

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 207 29/01/2018 17:20:50 208 LES TEMPS MODERNES considérable, au recours inconsidéré aux fonds du FEM et à l’en- couragement d’une consommation non soutenue par la croissance de la production et l’investissement privé : en résumé, une poli- tique économique inconsistante, caractérisée par le contrôle du gouvernement et le rejet absolu de l’investissement privé, a conduit ­l’économie vénézuélienne à un désastre macroéconomique. Le Venezuela constitue un bon manuel de tout ce qu’il ne faut pas faire en politique économique. Le pétrole peut créer ces paradoxes, rassembler les conditions pour que des projets politiques dépourvus de la moindre intelli- gence économique aient la main pendant longtemps. Ces projets politiques peuvent retarder le « timing » des ajustements néces- saires. Mais, tôt au tard, même une économie pétrolière bénéficiant d’une abondance de ressources naturelles doit affronter les consé- quences des mauvaises décisions macroéconomiques et du modèle de développement erratique qui a été choisi. Pour l’économie vénézuélienne, malheureusement ou heureusement, le moment de payer l’addition est arrivé. Ce qui est tragique, dans ce type de catastrophe, c’est que les plus pauvres sont les premiers à souffrir des conséquences des errances macroécono­ ­miques.

José Manuel Puente Traduit de l’espagnol par Juliette Simont

Références

– Bcv (2016), « Resultados del índice nacional de precios al consumidor, producto interno bruto y balanza de pagos. Cuarto trimestre de 2015- cierre de 2015 », Banco central de Venezuela (http://www.bcv.org.ve/ Upload/Comunicados/aviso180216.pdf). – Cámara Automotriz de Venezuela (http://www.cavenez.com/publi- caciones/publicaciones.php?tipo_documento=Ventas%20Mensuales). – Centro Internacional de Energía (http://www.cei.gob.ar/user- files/cuadro36_10.xls). – Encuesta Social (ENSO), 1998 ; PNUD-OCEI, 2000 ; Encuesta de condiciones de vida (ENCOVI), 2016 ; UCAB-USB-UCV, 2016 (http://www.fundacionbengoa.org/noticias/2017/encovi-2016.asp). – Fmi (2017), « World Economic Outlook Databases » (https://www.imf. org/external/pubs/ft/weo/2017/01/weodata/index.aspx).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 208 29/01/2018 17:20:51 HISTOIRE D’UN DÉSASTRE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL 209 – Fmi (2017), « Perspectivas de la economía mundial », Washington, International Monetary Fund (https://www.imf.org/~/media/Files/ Publications/WEO/2017/April/Spanish/.../texts.ashx). – Samuel malone, José Manuel Puente (2008), « En medio de la bonanza petrolera, el riesgo país aumenta. ¿Que saben los mercados que nosotros no sabemos ? », Debates IESA, vol. XIII, no 3. – Ministerio del Poder popular de Petróleo (2017), « Precios del petróleo » (http://www.mpetromin.gob.ve/portalmenpet/secciones. php?option=view&idS = 45). – The Economist, « How Chávez and Maduro have impoverished Venezuela », april, 6th, 2017 (http://www.economist.com/news/finance- and-economics/21720289-over-past-year-74-venezuelans-lost-ave- rage-87kg-weight-how?fsrc=scn/tw/te/rfd/pe). – José Manuel Puente « Venezuela en colapso macroeconómico. ¿Qué se puede esperar ? », ARI 63/2016, Real Instituto Elcano, Madrid, 2016 (http://www.realinstitutoelcano.org/wps/portal/rielcano_es/conte- nido?WCM_GLOBAL_CONTEXT=/elcano/elcano_es/zonas_es/ameri- ca+latina/ari63‑2016-puente-venezuela-en-colapso-macroeconomico- que-se-puede-esperar). – José Manuel Puente, Jesús Rodríguez « Venezuela : la peor eco- nomía del mundo en 2016 », Debates IESA, vol. XXI, no 4, octubre- diciembre 2016, pp. 51‑58.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 209 29/01/2018 17:20:51 Frédérique Langue

« LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » LA RÉINVENTION DU LIBÉRATEUR ET L’HISTOIRE OFFICIELLE AU VENEZUELA1

1 Célébrée ou combattue, la Révolution bolivarienne d’Hugo Chávez ne laisse personne indifférent. Dix ans après l’arrivée au pouvoir de son leader charismatique, la polarisation des opinions publiques, tant dans le pays qu’à l’extérieur, n’avait pas faibli. Et en tant que substitut commode d’un Fidel Castro en partie mis en question par la gauche européenne et dans une certaine mesure tombé de son piédestal, la personnalité de Chávez nourrissait depuis plusieurs années l’imaginaire de gauches radicales qui man- quaient de références dans le monde occidental. Cependant, il ne s’agit plus du « mage des émotions » ou de l’un des « anges rebelles » qui ouvrirent de nouvelles pistes politiques au début des années 1990, mais d’un phénomène politico-médiatique durable et qui est contesté de l’intérieur. En témoigne la prise de distance de certains de ses compagnons de toujours — par exemple le général et ex-ministre Raúl Baduel — ou d’idéologues reconnus de la révolution (Heinz Dieterich), pour ne mentionner que des cas d’importance, sans oublier la politologue Magarita López Maya qui, depuis 2005, et sans pour autant renier les éléments de justice sociale apportés par les premières années du régime chaviste, s’est éloignée d’un projet politique « personnaliste, accaparateur

1. Adaptation de « “Levántate Simón, que no es tiempo de morir”. Reinvención del Libertador e historia oficial de Venezuela », Araucaria Revista Iberoamericana de Filosofía, Política y Humanidades, Univer- sidad de Sevilla, no 25, 2011, pp. 26-45 (http://editorial.us.es/es/ano- 13-no-25-2011).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 210 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 211 du pouvoir et contradictoire ». Ses prises de position critiques ont visé en particulier le « socialisme du xxie siècle », modèle étatique d’un autoritarisme et d’une intolérance allant croissant, rappelant en ce sens certains moments de la IVe République qui l’avait précédé 2. Même s’il est clair que, depuis décembre 1998, la scène poli- tique nationale a substantiellement changé avec l’irruption d’un leader charismatique dénonçant le fonctionnement des partis, tel qu’il s’était imposé depuis la chute de la dictature en 1958, ce ne fut qu’en 2002 que la révolution prit un nouveau cap. Les scan- sions de ce changement furent nombreuses. Il faudrait parler des différents épisodes de « grèves civiques » ou des grèves générales promues par les opposants au régime (tant civils que militaires : souvenons-nous de la rébellion des militaires démocratiques — comme ils se nommèrent eux-mêmes — en 2004), de la tenta- tive de coup d’État contre Hugo Chávez en avril 2002, en d’autres termes de ce qu’on a appelé les événements d’avril, dont les cir- constances ne sont pas encore complètement tirées au clair. En 2007, est créé le Parti socialiste unifié du Venezuela ; et en 2009, la radicalisation s’accélère, quand la révolution cesse de plaider pour un régime fondé sur les équilibres démocratiques et sur la démo- cratie participative des premières élections et de celui qui était alors un candidat atypique. À partir de ce moment-là, à l’extrême polarisation des options politiques et de l’opinion publique en général, s’ajoute la radicalisation croissante du projet politique et idéologique, développée, en outre, dans une perspective

2. Significative est l’évolution, dans le champ des sciences sociales et de leur impact sur la scène publique, de l’universitaire Margarita López Maya, importante analyste et soutien du « Venezuela bolivarien » des pre- miers temps, auteur de livres comme Del Viernes Negro al Referendo Revocatorio (Caracas, Editorial Alfa, 2005) ; ou encore de « Popular Protest in Venezuela : Novelties and Continuities », avec Luis E. Lander, dans Latin American Social Movements : Globalization, Democratization, and Transnational Networks (eds. Johnston Hank, Paul Almeida, et Javier Auyero, Rowman & Littlefield Publishers, 2006, pp. 43-56). Elle incarne l’opposition de gauche à l’autoritarisme du Président Chávez puis de son sucesseur et le rejet de la polarisation que connaît le pays plongé dans une crise économique profonde et durable. Elle a été candidate aux élections parlementaires de septembre 2010 au sein du parti Patria para Todos (PPT). Elle a récemment publié l’ouvrage critique, El ocaso del chavismo. Venezuela 2005-2015 (Caracas, Editorial Alfa, 2016).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 211 29/01/2018 17:20:51 212 LES TEMPS MODERNES centralisatrice, depuis le sommet de l’État 3. Cet infléchissement idéologique, et la centralisation du projet politique bolivarien qui en résulte — la Révolution bolivarienne devient le « socialisme du xxie siècle » —, est annoncé de surcroît à une date hautement sym- bolique, durant le mois anniversaire du « Caracazo ». La révolte de février 1989 (quand « descendirent » les habitants des collines et des quartiers populaires) marquera le début d’une prise de conscience chez les jeunes officiers, dont faisait partie Hugo Chávez. À ce moment symbolique se superpose, d’une certaine façon, l’anniversaire de la tentative de coup d’État perpétrée par Chávez lui-même le 4 février 1992. Dans le calendrier mémoriel et symbolique de la révolution, le mois de février est donc marqué d’une pierre blanche : on célèbre avec les honneurs militaires ce qu’en d’autres temps on appela la « rébellion des anges 4 ». Dans le registre commémoratif du régime, cette date du 4 février est devenue une des dates clés d’un nouveau calendrier révolutionnaire propice aux métaphores militaires. L’adoption par référendum, en février 2009, d’un amendement de la Constitution, qui permet d’exercer une charge d’élu sans limitation du mandat (y compris s’agissant de la présidence de la République), fait partie de cette singulière stratégie de conquête et de transformation du pouvoir que seuls l’étude et l’examen attentif de l’imaginaire poli- tique local, ainsi que des pratiques politiques sur le temps long permettent d’appréhender à leur juste mesure, surtout en ce qui concerne les relations civils-militaires.

3. Élu en décembre 1998 et relégitimé par le référendum sur l’adop- tion de la Constitution bolivarienne (1999), Hugo Chávez fut réélu en 2000 et ensuite en décembre 2006. Pour une étude exhaustive de ces dix ans au pouvoir, voir Hugo Chávez, una década en el poder, eds. Francesca Ramos Pismataro, Carlos A. Romero, Hugo Eduardo Ramírez Arcos, Bogotá, Universidad del Rosario/Centro de Estudios Políticos e Interna- cionales/Observatorio de Venezuela, 2010. 4. Sur ce qu’on nomme la « rébellion des anges », voir El Día que bajaron los cerros, Caracas, Editora El Nacional, Editorial Ateneo de Caracas, 1989, et le film El Caracazo de Román Chalbaud ; Angela Zago, La Rebelión de los ángeles. Reportaje. Los documentos del movimiento, Caracas, Warp Ediciones, 1998 ; Paula Vásquez Lezama, « Les “anges rebelles” : la légitimation de la violence insurrectionnelle dans la Révolution bolivarienne », Problèmes d’Amérique latine, no 79, 2011, pp. 119-132.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 212 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 213

L’IMAGINAIRE POLITIQUE ET LES PREMIERS TEMPS DE LA DÉMOCRATIE PARTISANE

Après l’échec relatif de 2007 concernant le premier réfé- rendum sur la modification de la Constitution, puis la relégitima- tion à la faveur des élections régionales de 2008, le plébiscite que supposa, pour Chávez, le référendum de 2009 revêt une valeur symbolique à plusieurs niveaux, en raison des relations ambiguës qui se tissent in situ entre mémoire, histoire nationale, écriture de celle-ci, développée ensuite de manière officielle. Ce régime qui fut nommé en plusieurs occasions « démocratie électorale » ne pouvait alors être interprété comme une dictature — même si cela arrangeait les analystes du moment — qui s’opposerait à la démo- cratie ; de même se révélaient inutiles les anathèmes pieux visant un gouvernement atypique dans la configuration politique des xxe et xxie siècles et un processus — « laboratoire de la politique vénézuélienne » ou « expérience bolivarienne », selon Alfredo Ramos Jiménez — qui se moule difficilement dans les catégories habituelles de l’analyse politique 5. Son inclusion, par ailleurs, dans la geste des libérateurs du conti- nent latino-américain, geste aux fortes caractéristiques messianiques (Chávez serait le Bolívar d’aujourd’hui, le nouvel édificateur de la Grande Patrie et du « destin supérieur des peuples latino-­ américains »), n’est pas plus convaincante dans sa version la plus récente 6. En bien des sens, le Comandante n’est en effet rien d’autre qu’un avatar du culte bolivarien enraciné depuis des lustres dans les pratiques politiques nationales et l’héritier d’un personnalisme sui generis. Dans cette perspective, le processus politique bolivarien ressemble à un montage hybride inspiré de l’imaginaire politique créole. Apparaissent ou, mieux dit, ressurgissent autant des éléments fondateurs du discours populiste (leader charismatique, échec des partis politiques, rhétorique antipartis, absence de médiation entre le leader et le peuple, etc.) que des thèses radicales et des

5. Alfredo Ramos Jiménez, El experimento bolivariano. Liderazgo, partidos y elecciones, Mérida, Universidad de los Andes/CIPCOM, 2009. 6. Hugo Chávez : el destino superior de los pueblos latinoameri- canos. Conversaciones con Heinz Dieterich, Caracas, Alcaldía de Caracas, 2004.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 213 29/01/2018 17:20:51 214 LES TEMPS MODERNES dénonciations de l’impérialisme : en même temps, ce discours, fondé sur la confusion entre un État chaque jour plus centralisé et la Nation, entre le peuple et ses partisans organisés, se différencie fortement d’autres expressions classiques du populisme latino-américain 7. De la sorte, le processus politique bolivarien (populisme de gauche ?) tiendrait lieu de réponse face à des réalités nationales et internationales changeantes, tout en étant le point d’ancrage de nouveaux contenus et de pratiques politiques neuves en partie, ce qui complique sans nul doute la compréhension du phénomène. Sans compter que, comme le souligne Ernesto Laclau, la rupture revendiquée avec un système politique, menée par un leader qui a obtenu l’appui du peuple contre le régime en place, n’implique pas que le populisme en tant qu’incarnation d’un processus d’identifi- cation populaire soit négatif ou positif per se, surtout s’il y a, comme c’est le cas au Venezuela, une légitimation électorale. Une approche des pratiques politiques unie à l’examen des acteurs poli- tiques traditionnels qui y participent permet, en ce sens, d’éviter une litanie de malentendus liés à quelques mythes et clichés, tant dans la ligne altermondialiste que dans des cercles d’appartenance libérale revendiquée — clichés couramment admis concernant le continent latino-américain en tant qu’Extrême-Occident, si l’on reprend la formule d’Alain Rouquié 8.

7. Notons que j’utilise ici le terme « créole » dans le sens idiosyncra- sique qu’il revêt au Venezuela et qui ne correspond pas exactement à celui qui est le sien dans d’autres continents ou régions insulaires. Pour quelques exemples de critique ouverte ou de découverte d’une historiographie (existant pourtant de longue date au Venezuela), voir les tribunes de Mario Vargas Llosa et Enrique Krauze, notamment l’ouvrage de ce dernier, El Poder y el delirio, Barcelona, Tusquets Editores, 2008 ; Francine Jácome, « ¿Renovación/resurgimiento del populismo ? El caso de Venezuela y sus impactos régionales », Proyecto Nueva Agenda de Cohesión Social para América Latina, IFHC-Instituto Fernando Henrique Cardoso (São Paulo), CIEPLAN-Corporación de Estudios para Latinoamérica (Santiago, Chile), 2008 ; Nelly Arenas et Luis Gómez Calcaño, « Los círculos bolivarianos : el mito de la unidad del pueblo », América Latina Hoy (Universidad de Salamanca), no 39, 2005, pp. 167-193. 8. F. Jácome, art. cit. ; Ernesto Laclau, La Raison populiste, Paris, Le Seuil, 2008 ; Alain Rouquié, Amérique latine. Introduction à l’Extrême-­ Occident, Paris, Le Seuil, 1987 ; Carlos Rangel, Del buen salvaje al buen revolucionario, Mitos y realidades de América latina, Madrid, Gota/

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 214 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 215

Les partis politiques modernes et leur imaginaire remontent, dans le cas du Venezuela, aux années 1940. Le parti Action démo- cratique (AD) est fondé en 1941 et le parti social-chrétien (COPEI) en 1946. Jusqu’à cette date, l’articulation singulière des relations du civil et du militaire ou, en d’autres termes, la persistance du phé- nomène caudilliste avait nui grandement à la vie politique natio- nale, faisant obstacle à la naissance de principes démocratiques. Cet accès à la modernité et à la représentativité politique n’est cependant pas exempt de paradoxes. AD fut en effet le parti qui fit le plus usage de thèses nationalistes, anti-oligarchie et égalitaires, jusqu’à incarner la version locale du populisme et participer à l’In- ternationale socialiste. Ce même parti fut fondé, en outre, par d’ex- membres d’organisations anti-oligarchiques, notamment du Parti ­communiste du Venezuela (PCV, 1929). Cette configuration dif- fère donc de la situation qu’on observe, à ce moment précis, dans le Brésil de Getúlio Vargas ou dans l’Argentine de Juan Domingo Perón. Un de ses fondateurs et inspirateurs idéologiques, Rómulo Betancourt, président de la République de 1959 à 1964, est même considéré comme « le père de la démocratie vénézuélienne ». Le second paradoxe, si souvent négligé par les analystes occi- dentaux, qui pourtant permet d’élucider la trajectoire du lieutenant colonel Hugo Chávez et de ses prédécesseurs, est le suivant : ce fut par un coup d’État, avec une composante civile — la révolution d’octobre 1945 — que le parti Action démocratique arriva au pou- voir, congédiant l’élite gouvernante constituée durant le régime du « tyran libéral » Juan Vicente Gómez (1908-1935). Tel fut le point de départ de la symbiose civils-militaires, expression d’un consensus qui allait marquer durablement les processus institution- nels et politiques du pays : depuis la destitution en 1948 du Président élu, Rómulo Gallegos, jusqu’à la dictature de Marcos Pérez Jiménez (1952-1958), à la chute de celui-ci le 23 janvier 1958, et au pacte de Punto Fijo qui pose les fondements d’une démocratie exemplaire à cette époque pour tout le continent 9.

Fundación Faes, 2007 [1976], pp. 126 sq., p. 349 ; Frédérique Langue, « De la Révolution bolivarienne au socialisme du xxie siècle », Problèmes d’Amérique latine, no 71, hiver 2008-2009, pp. 27-45. 9. Frédérique Langue, Histoire du Venezuela de la conquête à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 310 sqq. ; Hugo Chávez et le

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 215 29/01/2018 17:20:51 216 LES TEMPS MODERNES Ces quarante ans de démocratie représentative et consensuelle, caractérisée par l’alternance au pouvoir des partis AD (social-­ démocrate) et COPEI (social-chrétien), comme par la prospérité née de la rente pétrolière, ne connaissent pas d’intervention de l’armée, à la différence de ce qui se passe dans les pays voisins 10. Ce consensus des élites, ou système populiste de conciliation natio- nale, est fondamental au moment d’en finir avec la lutte armée dans les années 60 11. Dans cette perspective instrumentale, le concept de « prétorianisme », en tant qu’influence abusive ou utili- sation de la force symbolique ou réelle de la part du secteur mili- taire, est d’une grande importance. Selon les travaux de Domingo Irwin, cette tendance prétorienne allait persister de façon latente tout au long du xxe siècle, même au xxie, en dépit de la formation d’une armée moderne dans les années 30 et de la structuration de l’institution militaire dans le cadre national, ainsi sous le régime de Juan Vicente Gómez. Les tentatives de coup d’État de 1992 (y compris celle d’Hugo Chávez), tout comme la radicalisation du régime à partir de 2002 (coup d’État visant à le renverser) ne seraient que l’expression d’un prétorianisme récurrent au xxe siècle. Le militarisme, terme d’usage plus récent et extrême- ment connoté, renvoie, lui, à une situation politique où le secteur militaire en vient à envahir et donc à contrôler la société dans son ensemble 12.

Venezuela. Une action politique au pays de Bolívar, Paris, L’Harmattan, 2002, pp. 94 sqq. ; Manuel Caballero, Gómez, el tirano liberal, Caracas, Monte Avila Editores, 1994 ; Michael Coppedge, « Explaining Democratic Deterioration in Venezuela Through Nested Inference », in Frances Hagopian et Scott Mainwaring, eds., The Third Wave of Democratization in Latin America, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2005. 10. Jennifer McCoy et David J. Myers (ed.), The Unraveling of Representative Democracy in Venezuela, Baltimore-London, The Johns Hopkins University Press, 2004. 11. Juan Carlos Rey, « La democracia venezolana y la crisis del sis- tema populista de conciliación », Revista de estudios políticos, no 74, 1991, pp. 533-578. 12. Domingo Irwin et Frédérique Langue, « Révolution bolivarienne et “paix violente”. Les relations civils-militaires au Venezuela », Problèmes d’Amérique latine, no 49, 2003, pp. 7-38 ; Domingo Irwin, Relaciones civiles-militares en el siglo XX, Caracas, Centauro, 2000.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 216 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 217

MESSIANISME POLITIQUE ET CULTE DU HÉROS

Dans cette tendance à la conspiration permanente se situe pré- cisément le mouvement bolivarien, à ses débuts loge militaire clan- destine, fondée l’année du bicentenaire de la naissance du Libérateur, en 1983. Les révoltes populaires de 1989 allaient accentuer la prise de conscience des jeunes officiers, dans un contexte de discrédit de la classe politique, mais aussi dans une perspective de stratégie électorale : en 1997 se crée le Mouvement Ve République, à la veille des premières élections gagnées par Hugo Chávez. Ce mouvement perdurera jusqu’en janvier 2007 ; est alors fondé le Parti socialiste unifié du Venezuela, malgré l’oppo- sition ouverte des partis de gauche alliés (Parti communiste ­compris). À l’extrême opposé de cette option civile, surgit un autre facteur qui va devenir prépondérant à partir de 2005 : la fusion civils-militaires, avec l’intensification subséquente de la compo- sante nationaliste et même souverainiste dans le discours de la gauche radicale. On doit au sociologue Norberto Ceresole, propagandiste de la relation caudillo-armée-peuple (c’est le titre d’un de ses livres), le plus important apport théorique sur la question. Il fut conseiller des dictatures du Cône Sud, avant d’occuper cette fonction auprès de Chávez. La Constitution bolivarienne de 1999 reconnaît en effet une force armée nationale, placée sous un commandement unifié et sous « la responsabilité conjointe de l’État et de la société ». La création des milices et la mobilisation de la population (de réserve) en cas d’une attaque venant du Nord (des États-Unis), leitmotiv des discours présidentiels à travers le thème de la « guerre asymé- trique », conduisent sans ambiguïté vers la création d’une armée révolutionnaire bolivarienne, dont les effectifs l’emportent sur ceux de l’armée traditionnelle. Le Président exerce un commande- ment direct sur ces milices ainsi que sur la réserve. Ainsi, ledit contrôle civil, dont on trouve des exemples dans toute une littéra- ture historique et sociologique nord-américaine à propos du sud du continent, se trouve considérablement affaibli et l’armée trans- formée en parti politique 13.

13. Norberto Ceresole, Caudillo, ejército, pueblo. La Venezuela del Comandante Chávez, Madrid, Estudios hispano-arabes, 2000. Un résumé

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 217 29/01/2018 17:20:51 218 LES TEMPS MODERNES Les références bolivariennes du Président Chávez sont ancrées par ailleurs dans un imaginaire politique au long cours, puisqu’elles remontent aux premières décennies du xixe siècle et en particulier à la révolution d’Indépendance. C’est ici que prend place la figure héroïque de Simón Bolívar, repère obligé des gouvernants véné- zuéliens depuis la fin du xixe siècle. Après le retour des cendres du héros, en 1842 (Bolívar mourut en 1830, à Santa Marta, en Colombie), les présidents qui se succédèrent au pouvoir, notam- ment le positiviste Antonio Guzmán Blanco (qui gouverna de 1870 à 1888), vont lancer ce culte civique dûment célébré au Panthéon national 14. Le culte proprement dit commence le 28 octobre 1876, le jour de la Saint-Simon, date à laquelle les restes du Libérateur, iden- tifiés par le docteur José María Vargas, furent conduits au Panthéon. Mais cette authentification scientifique ne change pas de façon significative l’image de Bolívar super-héros dans le Venezuela de Guzmán : il est prouvé que l’exhibition de reliques faisait déjà partie, en 1872, de la liturgie civique et du spectacle héroïque dans ces années dédiées à la mythification du grand homme. Pendant le règne de Guzmán, le Libérateur fait l’objet de quatre glorifications hyperboliques ou apothéoses, célébrées en diverses circonstances : des objets lui ayant appartenus sont promenés en grande pompe lors de la « fête de la Paix » (28 octobre 1872), sa statue équestre est inaugurée à Caracas (le 7 novembre 1874), ses cendres transférées au Panthéon en 1876 et l’on fête le centenaire de sa naissance en 1883. L’imaginaire rédempteur proprement dit trouvera son origine dans la Révolution d’octobre 1945 et marquera les décennies sui- vantes, jusqu’à l’arrivée d’Hugo Chávez à la présidence. Défenseur de la liberté, précurseur de l’Indépendance et même de l’anti-impérialisme pour certains partisans de sa pensée, Bolívar, avant Chávez, éveille plutôt l’intérêt par son côté conser- vateur, par son insistance sur la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul individu élu ou même investi par le peuple libéré.

de la trajectoire de Ceresole et de son influence dans Frédérique Langue, Hugo Chávez et le Venezuela..., op. cit., pp. 52-59, 159-163 ; Domingo Irwin, « “Les relations civils-militaires au Venezuela. Hugo Chávez et les Forces armées nationales, 1999-2007 », Problèmes d’Amérique latine, no 65, 2007, pp. 63-92. 14. Elías Pino Iturrieta, El divino Bolívar. Ensayo sobre una religión republicana, Madrid, Los Libros de la Catarata, 2003, pp. 17 sq.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 218 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 219 Sous le régime d’Antonio Guzmán Blanco, les représentations du héros et le culte civique deviennent un facteur de cohésion natio- nale et l’autoritarisme incarné par « l’illustre Américain » en vient à s’imposer au nom de la liberté. Le mythe officiel et en grande partie continental du Libérateur (comme le montre l’usage que fit de lui la Révolution bolivarienne) revendiquera l’image plus radi- cale du révolutionnaire sur le plan social. Certains exégètes trans- forment même en Métis cet homme blanc d’ascendance aristocra- tique, idéologisant le culte populaire. Dans les premières années du xxe siècle commence à se diffuser, depuis les sommets de l’État, une histoire officielle qui s’appuie sur le culte à Bolívar, considéré par les historiens comme un culte « par et pour le peuple 15 ».

Plus que n’importe quel autre gouvernement précédent, la révolution d’Hugo Chávez trouva dans cette religion civique, matricielle, une identité nationale et l’un des fondements de l’« arbre aux trois racines » (Simón Bolívar, Simón Rodríguez, son précepteur, Ezequiel Zamora, « général du peuple souverain » du xixe siècle) dont se targue le Mouvement bolivarien dans ses textes fondateurs. En plusieurs occasions, Hugo Chávez dira vouloir sauver le monde (c’est-à-dire de l’impérialisme nord-américain). L’histoire instrumentalisée par le pouvoir dont l’expression majeure et controversée fut la modification des symboles patrio- tiques (2006), en même temps que diverses commémorations, se renforce dans la Constitution elle-même par une référence expli- cite à l’idéal et à l’idéologie bolivarienne. Ainsi, le 12 octobre (jour de commémoration de la Découverte de l’Amérique, célébré sous des appellations différentes sur les deux rives de l’Atlantique) s’est mué en jour de la Résistance indigène et est l’occasion de contre-­ célébrations. À l’inverse, on célèbre avec faste l’anniversaire de la rébellion populaire du 27 février 1989. Il en va de même de cette date fati- dique dans l’histoire de la démocratie vénézuélienne, le 4 février

15. Frédérique Langue, « Les cendres des héros. Mémoires et his- toires du temps présent vénézuélien », dans L. Capdevila et F. Langue (coord.), Entre mémoire collective et histoire officielle. L’histoire du temps présent en Amérique latine, Rennes, PUR, 2009, pp. 215-230 ; Germán Carrera Damas, El culto a Bolívar. Esbozo para un estudio de la historia de las ideas en Venezuela, Caracas, Grijalbo, 1989.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 219 29/01/2018 17:20:51 220 LES TEMPS MODERNES 1992, jour de la tentative de coup d’État du lieutenant-colonel Hugo Chávez Frías, aujourd’hui motif de commémorations accom- pagnées de défilés militaires. Le culte bolivarien instrumentalisé par la République bolivarienne s’appuie également sur des sym- boles qui transcendent les frontières nationales. C’est le cas pour l’épée du Libérateur, arme fétiche qui, en 1889 précisément, devint propriété de la nation et sous l’autorité de laquelle se placent les cérémonies militaires. Dûment mentionnée dans les textes fonda- teurs du Mouvement bolivarien, d’autres mouvements de guérilla la revendiquèrent, comme le 19-M colombien dans les années 70, qui la vola à un musée de Bogotá, ou la Coordination de lutte Simón Bolívar (1985-1987), ou encore des mouvements de gauche plus récents et même altermondialistes. Le culte rendu à Bolívar, tel que l’a caractérisé l’historien et ex-diplomate Germán Carrera Damas, dérive du personnalisme politique, c’est-à-dire de la conviction qu’est nécessaire un gouver- nant fort. Dans cette perspective, le « bolivariano-militarisme » se serait fait plus offensif après la tentative de coup d’État contre Hugo Chávez en avril 2002. La volonté explicite exprimée par Chávez d’être le Bolívar du xxie siècle trouve son origine non seu- lement dans la sauvegarde de la pensée du Libérateur, mais aussi dans le consensus qui se développe autour du personnage histo- rique. Plusieurs historiens de métier ont néanmoins souligné les similitudes existant entre Hugo Chávez et l’un de ses prédéces- seurs, José Tadeo Monagas, président dans les années 1847-1858, l’un de ces hommes d’armes sans blason ni formation intellectuelle comme il en surgit dans l’histoire du Venezuela en ce xixe siècle. Désireux de réformer la Constitution pour rester au pouvoir, méfiant à l’égard des partis, Monagas s’était entouré de membres de sa famille. Il fut le premier à incarner véritablement le person- nalisme vénézuélien, cette tendance politique dont Hugo Chávez allait être la figure contemporaine accomplie. Germán Carrera Damas a publié une impitoyable étude sur ce culte permanent du héros national, Père de la patrie (c’est le titre qui fut conféré en 1823 au fondateur de la Grande Colombie), rendu possible par l’usage discrétionnaire et autoritaire d’un culte héroïque reformulé au profit du président en exercice. La référence à la dictature établie par Bolívar en 1828 et à une République libé- rale quoiqu’autocratique ne peut être passée sous silence : l’exer- cice de la charge présidentielle et la pente personnaliste de celle-ci

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 220 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 221 renvoient de la sorte à un archétype du despotisme que conforte l’exaltation de l’héroïsme traditionnellement reconnu à l’homme d’armes. Le registre émotionnel dans lequel se situe Hugo Chávez (« mage des émotions ») et l’héritage populiste qui sous-tend le dis- cours du leader charismatique tendent, à cet égard, à accentuer le caractère liturgique des célébrations et des symboles ­bolivariens 16.

VERS L’INSTRUMENTALISATION D’UN PASSÉ IDÉALISÉ

D’après un autre historien, Elías Pino Iturrieta, ce ne sont pas les références au passé elles-mêmes qui sont problématiques, mais leur caractère lapidaire et fragmentaire, leur décontextualisation, et donc le risque d’anachronisme que comporte cette singulière ins- trumentalisation de l’histoire. La pensée du Libérateur ne manque pas d’actualité, puisque c’est non seulement le fondement d’un projet idéologique et politique centré sur la justice sociale et le principe souverain de l’unité latino-américaine, mais encore un des éléments clés de l’histoire des idées au Venezuela. Dans ce labora- toire pour l’historien du temps présent, se dessine une convergence singulière entre la formation d’une nouvelle histoire officielle s’op- posant aux versions forgées par les gouvernements antérieurs, l’émergence d’une pseudo-conscience d’inspiration bolivarienne et une rhétorique qui fait du président en exercice le messie des temps nouveaux. De sorte que coexistent aujourd’hui diverses mémoires collectives qui sont en concurrence quant à la façon de faire de l’histoire, quant aux faits vérifiés par la recherche et validés par la critique des sources, bref par la méthode pratiquée par les histo- riens de métier démentant constamment la version officielle. De fait, la téléologie bolivarienne recueille un héritage des plus utiles pour l’exercice du pouvoir et le fonctionnement du système politique — malgré le caractère manifestement antipolitique de la révolution depuis ses débuts (le régime précédent, la

16. Elías Pino Iturrieta, Nada sino un hombre. Los orígenes del per- sonalismo en Venezuela, Caracas, Alfa Editorial, 2007, pp. 135, 156, 171 ; Germán Carrera Damas, « Entre el héroe nacional-Padre de la Patria y el anti-héroe nacional-Padrote de la Patria », Arbor (Ciencia-Pensamiento y cultura), vol. 183, no 724, 2007, pp. 203-210 ; John Lynch, Simón Bolívar. A Life, New Haven-London, Yale University Press, 2007.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 221 29/01/2018 17:20:51 222 LES TEMPS MODERNES IVe République, est qualifié par Chávez d’« Ancien Régime »). Selon la tradition présidentialiste du pouvoir qui prévaut dans la vie politique au Venezuela, avec l’extrême concentration du pou- voir exécutif et l’affaiblissement des mœurs démocratiques qui s’ensuit — pouvoir reconcentré selon Nelly Arenas, surtout depuis que les élections de 2006 ouvrirent les portes d’une consolidation du projet chaviste avalisée par les pouvoirs publics tels que ­l’Assemblée nationale et le Tribunal suprême de justice —, le Président Chávez est devenu le chef de gouvernement ayant pos- sédé, et exhibé, le pouvoir le plus fort dans l’histoire du pays depuis le régime de Juan Vicente Gómez (1908-1935) 17. Le charisme présidentiel, renforcé par les alliances entre partis, comme ce fut le cas lors des élections présidentielles de 1998, 2000 et 2006, sort renforcé par l’obtention de larges majorités et est appuyé par la FANB (Force armée nationale bolivarienne). Même dans les périodes de crise au sein de l’armée, les officiers et les soldats critiques du régime restèrent fidèles à la Constitution en vigueur (celle de 1999). Cette Carta Magna a elle-même été ren- forcée par le nouveau Plan stratégique (2004). Ces deux textes furent fondamentaux dans la consolidation du pouvoir présidentiel à travers la négation de la division des pouvoirs et de leur équi- libre, comme par l’usage et la manipulation de la participation populaire dans la marche vers le « socialisme du xxie siècle ». De là, le vocable de « militaires constitutionnalistes » qui servit à les désigner et dont eux-mêmes se servent pour se différencier des putschistes, rejetant ainsi l’usage unilatéral de la force. Il faut rap- peler cependant que les deux Constitutions, celle de 1961 et celle de 1999 (« bolivarienne »), laissent le champ libre à un usage cen- tralisé du pouvoir que les politistes qualifient d’autoritaire. Tel est un des points de départ du culte de la personnalité du leader, et même du populisme autoritaire dont on parle depuis 2002 18.

17. Nelly Arenas, « Poder reconcentrado : el populismo autoritario de Hugo Chávez », Politeia, no 39, 2007, pp. 23-63 ; Elías Pino Iturrieta, « La historia oficial », El Universal, 27/10/2003. 18. Nelly Arenas et Luis Gómez Calcaño, Populismo autoritario : Venezuela 1999-2005, Caracas, CENDES, 2006 ; Frédérique Langue, « De la Révolution bolivarienne au socialisme du xxie siècle... », art. cit. ; Rickard O. Lalander, Suicide of the Elephants ? Venezuela Decentralization between Partyarchy and Chavismo, Renvall Institute

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 222 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 223

Dans la perspective de l’histoire des idées et en prenant en compte les imaginaires politiques, on peut interpréter la Révolution bolivarienne de façon nuancée et même relativiser l’interprétation en terme de totalitarisme qu’avancent ses détracteurs. Dans les pre- mières années du xxie siècle, selon l’ancien guérillero et ancien ministre Teodoro Petkoff, le gouvernement d’Hugo Chávez n’est pas dictatorial, et pas encore un gouvernement à la mode cubaine. Ce qui ne signifie pas qu’il s’agisse d’un régime démocratique, ajoute-t-il. Il s’agit plutôt d’une forme de gouvernement qui tend à mettre en œuvre « un populisme redistributif et généreux 19 ». De fait, la figure d’un dirigeant fort est présente dans toutes les théories politiques qui trouvent leur origine dans l’indépendance du pays. Ce principe est devenu hégémonique dans la réflexion politique vénézuélienne, laquelle s’établit autour de l’idée d’une présidence viagère et d’un pouvoir moral, dont le dépositaire fut Simón Bolívar après le Congrès ­d’Angostura, pouvoir qui s’exprima plus avant dans la Constitution de la République de Bolivie (1826). Dans la téléologie bolivarienne de Chávez, sa révolution trouve son origine, sans nul doute, dans la mythique — mais gâchée — révolution d’Indépen- dance. L’historiographie patriotique trouve là un autre apport au déterminisme héroïque et à la religion civique du bolivarisme 20. Le mythe du sauveur de la patrie et donc de la nation, exercé et formé à travers la pensée et l’action militaires, s’illustre dans des conjonctures de crise et même de chaos, rendant possibles des agis- sements politiques de souche personnaliste. La présence de libéraux sur la scène politique vénézuélienne depuis le xixe siècle ne change en rien ce paradigme de l’histoire nationale. Au début du xxe siècle, le personnalisme politique dans sa version créole est devenu posture hégémonique ; il a coexisté avec la politique développementaliste

Publications/University of Helsinki/Institute of Latin American Studies Monograph/Stockholm University, Helsinki-Stockholm, 2004. 19. Teodoro Petkoff, Dos Izquierdas, Caracas, Alfadil, 2005, pp. 37-38. 20. Elena Plaza, « La idea del gobernante fuerte en la historia de Venezuela (1819-1999), Politeia, vol. 24, no 27, 2001, pp. 7-24 ; Frédérique Langue, « L’indépendance du Venezuela : idéalisation de l’histoire et paradigme du héros », C.M.H.L.B. Caravelle, no 94, 2010, pp. 49-80.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 223 29/01/2018 17:20:51 224 LES TEMPS MODERNES du régime de Pérez Jiménez et le nouvel Idéal national. Dans les décennies qui suivent, la position dominante du leader en place n’empêche pas que l’on plaide pour la démocratie participative et que l’on célèbre un Chef opposé aux partis, modèle syncrétique qui s’impose à partir de 1999, première année de Chávez au pouvoir. L’avènement de la Ve République contribue à mettre à jour un autre mythe enraciné dans la mythologie universelle : le bon révo- lutionnaire qui s’apparente à l’homme nouveau guévariste dans son acception la plus commune. Notion relativisée depuis des décades par l’écrivain, journaliste et diplomate vénézuélien, Carlos Rangel, qui dénonça, en 1976 déjà, le révolutionnarisme séculier dans ses habits d’indigénisme et de populisme, où les deux mythes, celui du bon sauvage et celui du bon révolutionnaire, se rejoignent pour masquer des ambitions autoritaires et même dictatoriales 21. Ce personnalisme politique sui generis, ce césarisme populiste, se nourrit de l’instrumentalisation d’émotions, de sensibilités et de passions, ce qui rend d’autant plus difficile son insertion dans une typologie politique et sociologique clairement définie. Ses pra- tiques et usages discursifs autorisent néanmoins à approcher cet exercice personnel du pouvoir et la conviction que la mission téléo- logique de l’État réside dans la formation de citoyens vertueux et dans la transmission de l’histoire nationale d’une nation refondée.

LA GUERRE DE LA MÉMOIRE

La création, en 2007, du Centre national d’histoire « engagé dans la démocratisation de la mémoire nationale », due au minis- tère du Pouvoir populaire pour la culture et à un décret présiden- tiel, va dans ce sens et suscite la confusion entre histoire et mémoire — la mémoire, c’est l’histoire, stipule l’éditorial du premier bul- letin du Centre dont le titre, paradoxalement, revendique la diver- sité des mémoires (Memorias de Venezuela, au pluriel), en contra- diction avec son propos même. De cette confusion de l’histoire et de la mémoire, plusieurs historiens et penseurs, dont Paul Ricœur, ont dit les risques en maintes occasions. La référence explicite aux héros complète cette récupération de l’histoire, destinée à

21. Carlos Rangel, op. cit. ; Frédérique Langue, « De la Révolution bolivarienne au socialisme du xxie siècle », art. cit.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 224 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 225 « la divulgation massive de la connaissance historique, dans le but de renforcer la conscience sociale et politique de notre société 22 ». Un paragraphe du premier éditorial est exemplaire de la confusion entre mémoire et histoire et de l’instrumentalisation de cette der- nière telle que la dénonce Paul Ricœur :

Les Musées bolivariens, le Musée national de l’Histoire et la revue Mémoires du Venezuela sont des instruments de cette stra- tégie de remémoration. Leur action est destinée au grand public, aux écoliers, aux étudiants, aux instituteurs, aux enseignants, aux autodidactes, non pour réinterpréter l’histoire à la mesure d’un projet politique, mais pour conduire une nouvelle politique de la mémoire où puissent ressurgir les acteurs et les circonstances que l’histoire académique réduisit à l’oubli, et qui prenne en compte la construction d’une société juste, égalitaire et inclusive.

Le Libérateur lui-même fait l’objet de cette réécriture officielle de l’histoire qui cherche à insérer les faits dans le culte manichéen d’une nation mythique. Voici les principales étapes de la sanctifi- cation du héros. Entre décembre 2007 et janvier 2008, est créée la commission chargée d’enquêter sur les circonstances exactes de la mort de Bolívar, assassiné par les oligarques vénézuéliens et colombiens (sic) et non mort de phtisie comme le prétendaient l’histoire et la science réunies. L’intérêt de ce procédé, qui va prendre de l’ampleur à la veille des décisives élections parlemen- taires de septembre 2010, tient dans deux interprétations qui rejoignent le héros du passé et celui du présent : Hugo Chávez est le nouveau Simón Bolívar, dont la mission continentale et même universelle se heurte aux tentatives répétées de l’Empire pour le tuer/l’assassiner (le thème de l’assassinat du dirigeant est récurrent dans les discours castristes, puis chavistes). Ces traditions inven- tées (selon l’expression de Tomás Straka) convergent vers la notion de la seconde Indépendance et la célébration — ou commé- moration — du bicentenaire de l’Indépendance 23.

22. Memorias de Venezuela, ene-feb 2008, no 1 (http://www.cen- histo.gob.ve/) ; Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000. 23. El Universal, 29 et 30/1/2008 ; Elías Pino Iturrieta, « La Historia oficial », art. cit. ; Tomás Straka, La épica del desencanto. Bolivarianismo,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 225 29/01/2018 17:20:51 226 LES TEMPS MODERNES Le 6 juin 2010, sous prétexte de les faire connaître au peuple vénézuélien et que se diffuse largement leur contenu, les archives des grands hommes Simón Bolívar et Francisco de Miranda pas- sèrent formellement sous le contrôle du gouvernement, aux Archives générales de la nation, après avoir été conservées par les Archives de l’académie nationale d’histoire durant respectivement onze et quatre-vingt-trois ans. Les commentaires que firent à ce sujet les acteurs de ce transfert ne sont pas dénués d’intérêt. Elías Pino Iturrieta, directeur d’une académie dont les membres s’op- posent à l’élaboration d’une histoire officielle (voir la polémique qui surgit en 2006 du fait des universitaires quand Hugo Chávez décida de changer les symboles patriotiques), déclara à cette occa- sion que le décret présidentiel ordonnant le transfert de la totalité des documents obéit à une motivation politique ; ce transfert se proposant de « récupérer la mémoire historique des luttes de libé- ration du peuple vénézuélien, lesquelles, selon l’officialiste 24 direc- teur des Archives générales de la nation, auraient été occultées par des facteurs politiques contraires au processus révolutionnaire 25 ». Le risque que, de toute évidence, comportent semblable instru- mentalisation de l’histoire créole et l’usage abusif du passé histo- rique national, au-delà de celui qu’implique toute histoire officielle, est de constituer l’expression d’une de ces religions républicaines fondées sur le désenchantement, voire le ressentiment, qui finiront par provoquer la « rébellion des historiens » face à l’imposition d’une idéologie de substitution, selon les mots de Germán Carrera Damas. Pour Elías Pino Iturrieta, la « chavologie » ne devrait rien être d’autre qu’un « savoir partagé », « une sorte de sport national », car inspirée d’un personnalisme au goût du jour. Ainsi, ce phénomène, récurrent même dans l’histoire des démocra- ties, celle du Venezuela en l’occurrence, que le « père de la démo- cratie », Rómulo Betancourt, s’efforça d’éradiquer dans sa version cau- dilliste, réapparaît de la façon la plus évidente au début de l’année 2007,

Historiografía y Política en Venezuela, Caracas, Editorial Alfa, 2009, pp. 173 sq. 24. « officialiste » se dit d’un partisan du pouvoir en place en Amérique latine ou de ses politiques (NdA). 25. El Universal, El Nacional, 6/6/2010. « Preocupación en histo- riadores porque los archivos de Simón Bolívar pasarán bajo control del gobierno de Chávez », 27/4/2010 ; El Universal, 15/4 et 5/6/2010.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 226 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 227 avec la désignation d’Hugo Chávez comme président du Parti socia- liste unifié du Venezuela (PSUV) et sa défense du « socialisme du xxie siècle » ; et surtout avec l’approbation de la réforme constitution- nelle controversée de 2009, qui consacre la réélection du Président (en février 2009). Selon Germán Carrera Damas, la réécriture de l’histoire impulsée par les historiens officiels échoue dans son affirmation qu’il y aurait un sens à l’histoire et ne fait que démontrer l’absence d’une véri- table réflexion historiographique. Condamner l’histoire écrite par la bourgeoisie n’a pas davantage de sens pour qui sait se souvenir du rôle hautement révolutionnaire que celle-ci a joué par le passé, comme le dit Marx lui-même dans Le Manifeste. Altérer ce qui existe n’est pas construire quelque chose de nouveau. En sorte que certains analystes n’hésitent pas à souligner une involution historique qui trouverait son origine dans la crise des partis démocratiques. Ni à mettre l’accent sur le principe de séduc- tion qui régit les pratiques personnalistes, l’action des leaders mes- sianiques et la gouvernance plébiscitaire. La démocratie formelle qui résulte de ce mode de gouvernement, légitimée par des élec- tions, implique la mobilisation permanente des citoyens, mobilisa- tion facilitée par l’absence de médiation entre le peuple et son leader, et cette configuration est favorable à un personnalisme d’as- pect démocratique. L’absence de débats internes au sein du PSUV et les premières divergences exprimées à ce sujet durant les premiers mois de 2010, pendant la désignation des candidats aux élections parlementaires de septembre, reflètent « la lutte sempiternelle entre démocratie et autoritarisme et l’affirmation d’un parti dirigé par un caudillo » (Teodoro Petkoff). Une approche a minima consiste à faire passer avant le débat, en une attitude contradictoire et quelque peu théâtrale, très proche du « réalisme magique » qu’arborent les écrivains du continent, la carac- térisation de « caudillo démocratique ». Ce sont pourtant les formes et les pratiques de la démocratie qui sont mises en question et réfu- tées même pour des partisans de longue date du régime : malgré un discours centré sur la démocratie participative et active, depuis 2002 le Venezuela figure dans les derniers rangs de l’indice de développe- ment démocratique ou, ce qui revient au même, de la prise en compte des droits humains dans un cadre démocratique 26.

26. Personalismo o liderazgo democrático. El caso de Rómulo Betancourt, Caracas, Fundación Rómulo Betancourt, 2007 (entretien avec

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 227 29/01/2018 17:20:51 228 LES TEMPS MODERNES L’exhumation des restes du Libérateur en juillet 2010 (à l’oc- casion de l’anniversaire de sa naissance), au Panthéon national, avec des « experts médecins légistes et des chercheurs », dans le but de prouver qu’il ne mourut pas de la tuberculose mais fut assas- siné, fut l’occasion de débats acharnés à propos des modalités du culte rendu à Simón Bolívar et de la réinvention du héros. Une exposition ad hoc, « L’exhumation des restes de Bolívar » fut organisée alors au Musée bolivarien — et une autre s’y ajouta, éga- lement consacrée au noble Libérateur, et intitulée « Bolívar popu- laire, le véritable Bolívar ». La diffusion de l’événement fut assurée par tous les canaux médiatiques officiels, web inclus 27. Il n’est pas non plus dépourvu d’intérêt d’aborder ici la célébration médiatique suscitée par Hugo Chávez lui-même à la veille des élections législatives du mois de septembre de la même année, et les considérations que le Président thaumaturge diffusa via son compte Twitter (@chavezcandanga) le matin du 16 juillet 2010 :

Bonjour mes amis ! Quels moments impressionnants nous avons vécus cette nuit ! Nous avons vu les restes du Grand Bolívar. Je dis comme Neruda : Notre-Père qui est dans la terre, dans l’eau et dans le ciel... Tu te réveilles tous les cent ans, quand le peuple se réveille. Mon Dieu, mon Dieu... Mon Christ, tandis que je priais en silence en voyant ces os, je pensai à toi. Et comme j’aurais voulu, combien je désirais que tu arrives et ordonnes comme à Lazare : Lève-toi, Simón, ce n’est pas l’heure de mourir. Aussitôt je me souvins que Bolívar est vivant.

Juan Carlos Rey) ; « Los partidos se quiebran y caemos en líderes mesiánicos, El Nacional, 19/05/2008 ; Teodoro Petkoff, « Cada vez menos », Tal Cual, 24/2/2010 ; Jorge Volpi, El insomnio de Bolívar. Cuatro consideraciones intempestivas sobre América Latina en el siglo XXI, Barcelona, Debate, 2009, pp. 110 sqq. ; Michael Reid, El continente olvidado. La lucha por el alma de América Latina, Barcelona, Belacqua, 2009, pp. 247 sq. 27. Maite Rico, « La reinvención del Libertador », El País, 17/7/2010. Voir aussi divers enregistrements sur Youtube et en particulier « Imágenes de exhumación de restos de El Libertador Simón Bolívar », 18/7/2010, mis en ligne par misionchavezcandanga (http://www.youtube. com/watch?v=j3f7OpT2168) ; et « Exhumación de Simón Bolívar, 1/3 Presidente Hugo Chávez lo muestra », Venezuela, 17/7/2010 (http:// www.youtube.com/watch?v=DEnihniqTLc&feature = related).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 228 29/01/2018 17:20:51 « LÈVE-TOI, SIMÓN, CE N’EST PAS L’HEURE DE MOURIR » 229 Ce n’est pas un hasard si les officiels du chavisme, rejetant le reportage d’El País à ce sujet, menacèrent d’attaquer le quotidien. De son côté, l’Académie nationale d’histoire publia un commu- niqué de protestation contre la profanation des restes de Bolívar, affirmant que « l’acte d’exhumation réalisé par surprise, dans la nuit du 15 au 16 juillet, constitue un spectacle et une rhétorique inédite dans l’histoire du Venezuela et qu’elle restera inscrite à jamais dans les Annales de ce pays comme l’acte d’irrespect le plus grave infligé à Simón Bolívar ainsi qu’au symbole le plus authentique de la patrie » et rappelant par la même occasion les enquêtes sur la cause de la mort du Libérateur, menées par les his- toriens et les scientifiques depuis 1962. D’autres rappelèrent égale- ment le décret promulgué­ le 30 avril 1842 par le président de la République, le général José Antonio Páez, au sujet du transfert de la dépouille du Libérateur de Santa Marta à Caracas, la commis- sion présidée par le docteur Vargas, et le transfert final du cercueil du panthéon familial de la cathédrale au Panthéon national, lors d’une cérémonie solennelle présidée par le général Antonio Guzmán Blanco le 28 octobre 1876 28. Alors que dans d’autres régions du continent les tensions entre histoire officielle et mémoire collective vont de pair avec la démo- cratisation de la société et l’accroissement de la culture politique, et que dans la relation symbolique à l’histoire s’enracinent divers régimes d’historicité, le défi posé par l’icône Bolívar manifeste que ce n’est plus de démocratie participative qu’il s’agit. Dans ce conflit s’affrontent deux conceptions de la liberté face à l’imposition d’une histoire officielle dont les promoteurs, parfois même historiens de métier, sont des croyants de la religion bolivarienne et des servants intronisés du culte et de ses symboles vivants. Exhumation de sa dépouille. Le retour du Libérateur à la maison, tel est le surprenant en-tête de la livraison de septembre 2010 de la revue du Centre national d’histoire « Mémoires du Venezuela », développé en un éditorial au ton martial — « le peuple vit du levain de l’héroïsme » — et centré sur la tentative d’assassinat contre le Libérateur, problé- matique soutenue d’une bibliographie laconique et très sélective 29.

28. (http://www.anh.org, consulté le 30/7/2010) ; El Nacional, 16 et 24/7/2010 ; Elías Pino Iturrieta, El divino Bolívar..., op. cit., p. 167. 29. Luc Capdevila et Frédérique Langue (coords.), Entre mémoire collective et histoire officielle..., op. cit. ; « Bolivar’s Exhumation. TB or

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 229 29/01/2018 17:20:51 230 LES TEMPS MODERNES L’actualité qui entoura le bicentenaire et la figure dénaturée du Libérateur, le peu de tolérance qu’implique le personnalisme — on l’a souligné à l’envi, dans ce genre de régime, l’autre est l’ennemi, et qui n’est pas en faveur du mouvement l’attaque —, toute cette actua- lité est à la fois symptôme et preuve de ce que la nouvelle religion civique bolivarienne privilégie les symboles et les rituels et n’ac- cepte pas les questionnements, dans ce panthéon ancré, malgré les apparences immédiates, en un passé lointain bien plus que dans le présent. La guerre de la mémoire autour du culte fondateur, ou plutôt de la religion civique, guerre qui a lieu au Venezuela sur plusieurs scènes (vie politique, divulgation et enseignement de l’histoire, réé- criture de cette dernière, pour ne mentionner que les aspects qui comportent des enjeux communicationnels), constitue en ce sens une illustration de plus de la contradiction fondamentale entre l’œuvre unificatrice et pacificatrice de cette discipline qu’est ­l’histoire et la division que tendent à favoriser les mémoires concur- rentes et désinvoltes, mues non par la connaissance de l’histoire, mais par des croyances et des émotions propres au pouvoir en place, luttes idéologiques qui, d’une certaine façon, se produisirent déjà dans les dilemmes intellectuels des premiers républicains d’Amé- rique latine et dans les républiques imaginaires nées des révolutions d’Indépendance 30.

Frédérique Langue Traduit de l’espagnol par Juliette Simont

not TB. Venezuela’s president buries bad news by disinterring a nacional icon », The Economist, 11/7/2010. 30. Elías Pino Iturrieta, « La traición a la patria », El Universal, 28/8/2010 ; Friedrich Welsch, « Populismo y cultura política en perspectiva comparada », Simposio Populismo, Goethe-Institut Venezuela, 2007 ; Elías Pino Iturrieta, « La guerra de la memoria », El Universal, 26/9/2010 ; Tomás Straka, « ¿Hartos de Bolívar ? La rebelión de los historiadores contra el culto fundacional », Boletín de la Academia Nacional de la Historia, no 365, 2009, pp. 51-91 ; Rafael Rojas, Las repúblicas de aire. Utopía y desencanto en la revolución de Hispanoamérica, Madrid, Taurus, 2009.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 230 29/01/2018 17:20:51 Angelina Jaffé Carbonell

DE L’USAGE POLITIQUE DES COMMISSIONS DE VÉRITÉ SOUS LE CHAVISME

Depuis ses débuts, le régime d’Hugo Chávez a été obsédé par la constitution de commissions de vérité. Durant ces vingt dernières années il en a créé au moins trois. La première en 1999, sa prési- dence à peine commencée, cherchait à revendiquer la lutte armée des années 1960. À partir de 1958, une fois défaite la dictature de Marcos Pérez Jiménez, un secteur de la gauche vénézuélienne, incluant le Parti communiste vénézuélien, choisit la lutte armée pour venir à bout de la démocratie naissante présidée par Rómulo Betancourt avec, au pouvoir, le parti social-démocrate Action démocratique (AD). La lutte armée se poursuivra sous la prési- dence de Raúl Leoni et ce n’est qu’en 1968, avec Rafael Caldera à la présidence, qu’un processus de pacification gagna le pays. Avec cette commission, les officiels du régime, qui dans son aile civile sont nourris de cette vieille gauche autrefois révolution- naire, prétendaient exalter la geste héroïque du guérillero en armes, se soulevant non contre une démocratie à peine inaugurée mais contre un gouvernement traître à son peuple. Bien sûr, cette ­commission, qui fonctionna à l’Assemblée nationale jusqu’en décembre 2016, n’était sollicitée que par des militants de la gauche vénézuélienne. Aucun membre de la famille des milliers de pay- sans, soldats, policiers, assassinés par la guérilla n’y eut accès. La liste de ces victimes de la guérilla fut pourtant présentée dans un rapport très complet devant l’Assemblée nationale en 1962. De part et d’autre, c’est l’unilatéralité qui est restée gravée pour l’histoire. Récemment, le gouvernement a voulu créer une autre commis- sion de la vérité, pour enquêter sur les faits de violence survenus

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 231 29/01/2018 17:20:52 232 LES TEMPS MODERNES depuis l’accession de Chávez au pouvoir, c’est-à-dire de 1999 à nos jours. Diligemment, le gouvernement s’autoproclama partie prenante de ladite commission et invita l’opposition à faire de même. Bizarrement, un groupe de l’opposition prit cette invitation au sérieux et se montra intéressé à y participer, pensant sans doute que son rôle serait d’y représenter la société civile. Avec ingénuité, un groupe de prisonniers manifestèrent aussi l’intention d’exposer leur cas devant la commission, pensant peut-être qu’ils auraient plus de chances de se faire connaître auprès de l’opinion publique dans cette commission que devant un système judiciaire désas- treux, verrouillé et aux ordres du pouvoir.

Que le gouvernement se montre obsédé par la tentative de dominer le récit est compréhensible : sa place dans l’histoire et la façon dont il s’en glorifie représentent une grande part de son action. Et la vérité est que cette commission n’a pas la moindre chance de succès. D’abord parce que le gouvernement qui est à l’origine des violations des droits de l’homme continue à être au pouvoir. Dans la mesure où il sent approcher sa fin, il va durcir la répression et donc continuer à violer le droit des personnes. Toutes les commissions de vérité et de réconciliation sont créées après un changement de régime inclinant à plus de démocratie. Il n’y a dans l’Histoire que deux exemples d’un régime produisant son autocri- tique (le cas de la Colombie n’est pas encore résolu) : l’Union soviétique critiquant le stalinisme, et l’amorce de critique du PRI mexicain, des années après le massacre de Tlatelolco. Il n’y a pas, parmi les dirigeants du chavisme, la moindre intention d’une telle révision. Ensuite parce qu’il est absurde que des protagonistes des viola- tions de droits commises durant ces années soient membres de ladite commission. Pas même une angélique ONG, encore moins le gouvernement qui, selon le droit international, s’est rendu cou- pable de semblables violations — on ne peut être juge et partie. Par ailleurs, notons que paradoxalement, en accusant l’opposition de commettre de telles violations, le régime lui accorde une recon- naissance politique — en effet, selon le droit international, seul l’État peut être accusé de ce genre de crimes —, reconnaissance que, dans son action quotidienne, il cherche également à annuler (on sait que l’Assemblée nationale légalement élue a été privée de ses pouvoirs).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 232 29/01/2018 17:20:52 DE L’USAGE POLITIQUE DES COMMISSIONS DE VÉRITÉ 233

Dans un pays aussi fracturé que le Venezuela, où nous ne nous mettons pas d’accord sur la nomination de magistrats ou des auto- rités électorales, il est impossible de trouver une personne consen- suelle qui pourrait présider une éventuelle commission. Au Guatemala, par exemple, on a dû faire appel à Christian Tomuschat, un professeur de droit international de l’université de Thuringe, qui présida la commission et qui, une fois son rapport rendu, ne voulut plus rien savoir de ce pays infortuné. Sans nul doute, quand le chavisme aura fait naufrage, quel que soit le moment où cela se produira, nous aurons besoin, nous Vénézuéliens, de mettre en place des mécanismes qui permettent à notre société blessée d’exposer ses lésions. Le système judiciaire vénézuélien n’en a pas la capacité, il n’a pas non plus la légitimité nécessaire pour le faire. Nous devrons concevoir des processus de justice qui demandent un consensus et l’engagement de personnes extérieures au conflit national. Ce fut, en Afrique du Sud, le rôle de l’archevêque Desmond Tutu. Il est peu envisageable que l’Eglise puisse jouer ce rôle au Venezuela. Elle est considérée comme faisant partie de l’opposition par le gouvernement. Pas davantage des orga- nismes comme l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) ou l’Organisation des États américains (OEA). Le paysage ­d’aujourd’hui est désolant et dépourvu de possibilités, le conflit vénézuélien a balayé la crédibilité d’institutions, de personnalités, d’organismes internationaux. Ce qui est certain, c’est qu’il devra s’agir d’une instance ouverte aux plaintes de tous. Dans le cas sud- africain, Winnie Mandela elle-même a dû rendre des comptes à la justice, pour les assassinats commis par ses gardes du corps. L’ONU a une expérience des processus de réconciliation nationale et pourrait être un référent valable. En règle générale, les commis- sions de vérité et de réconciliation sont composées d’universitaires et de légistes, d’avocats et d’historiens, non d’hommes politiques ou d’activistes : il s’agit d’établir une vérité historique, non de conforter une position idéologique ou de tirer des avantages poli- tiques. Beaucoup trouveront la justice imparfaite, les réparations impossibles, mais du moins ce sera une contribution à la remise en ordre des événements de ces années convulsées. Le 11 avril 2002, par exemple, dix-neuf Vénézuéliens sont morts dans les rues de Caracas, dans le cadre d’une marche qui prétendait atteindre le palais présidentiel de Miraflores. Suivit une grève du secteur

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 233 29/01/2018 17:20:52 234 LES TEMPS MODERNES pétrolier, pendant laquelle 18 000 travailleurs de ce secteur furent licenciés, privés de prestations sociales et autres droits acquis. Les expropriations, la persécution d’hommes politiques de l’opposi- tion, l’exil, la prison, sont monnaie courante depuis vingt ans. Les outrages aux personnes sont nombreux, ils couvrent un large spectre, politque, économique, symbolique. Il arrive que les grandes tragédies ne trouvent pas le canal adé- quat pour rendre la justice. Quand la violence est à ce point généra- lisée, il est impossible que les instances nationales et même inter- nationales résolvent la situation de manière satisfaisante. Il est néanmoins important de documenter les violations des droits de l’homme et de les rendre publiques, c’est un préalable à quelque réconciliation nationale que ce soit, un premier pas pour empêcher l’oubli ou le déni.

Angelina Jaffé Carbonell Traduit de l’espagnol par Juliette Simont

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 234 29/01/2018 17:20:52 Ana Teresa Torres

BLESSURES SYMBOLIQUES : SIX MOMENTS DE LA RÉVOLUTION BOLIVARIENNE

Fascistes, terroristes, traîtres à la patrie, vendus, ennemis du peuple, saboteurs, valets de l’Empire : ce ne sont là que quelques-uns des cent quarante qualificatifs insultants que, ces dernières années, on a pu relever dans les déclarations, allocutions et discours prési- dentiels ainsi que dans ceux de ministres, de députés et de hauts fonctionnaires. Le grand Discours de la Révolution bolivarienne, répété par son fondateur et ses acolytes d’une manière univoque et ininterrompue durant dix-sept années, est un discours de dénigre- ment systématique de tous ceux qui ne sont pas ses fidèles. Pour Hugo Chávez, à l’exception de la guerre d’Indépendance, tout dans l’histoire du Venezuela a été une grande erreur qu’il faut éradiquer. Tout : la démocratie représentative, les institutions, les gouverne- ments successifs, les partis politiques, l’Eglise, les universités, la grande, la moyenne et la petite industrie, les médias, les intellec- tuels, les commerçants, les professionnels et les syndicats ouvriers. Tout cela, absolument tout, ne mérite rien d’autre que d’être condamné par le peuple qui, depuis l’origine des temps, est victime des élites nationales et des empires. Tout, en somme, n’aurait été qu’une apocalypse continuelle dont cet homme nous aurait finale- ment sauvés. On sait la destruction économique et sociale, abon- damment documentée, que connaît le pays. Mais on sait moins le dommage symbolique, intangible, inchiffrable, irréparable qu’il subit. Nous voulons parler des blessures infligées à la mémoire et à l’identité d’une nation, à son histoire et à sa culture. Dire cela en un paragraphe pourrait sembler une vaine tentative de communi- quer notre expérience d’opposants, nous qui sommes victimes de

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 235 29/01/2018 17:20:52 236 LES TEMPS MODERNES cette implacable agression symbolique dont seul1 l’exil intérieur ou l’émigration, ce chemin qu’à ce jour ont déjà emprunté plus de trois millions de personnes, peuvent nous préserver. Quelques exemples nous permettront ici d’illustrer notre propos. Mais com- mençons par le commencement.

1999 : LE VENEZUELA CHANGE DE NOM

Il est d’usage, lorsque dans des pays se produisent des change- ments de régime et des révolutions, que leurs noms soient modi- fiés. On leur ajoute généralement des termes tels que république, démocratique, socialiste, populaire, islamique, etc., qui ren- seignent sur l’aspect politique des changements intervenus. En revanche, donner à un pays le nom d’une personne, c’est-à-dire en quelque sorte le privatiser, quand bien même la personne en question a eu en effet un rôle de premier plan dans l’histoire du pays, est rien moins qu’insolite. Imaginons par exemple que les USA soient appelés les États-Unis washingtoniens, que nous ayons affaire à la République san martinienne d’Argentine ou encore à la République bourbonienne d’Espagne. Chez nous, il a ainsi été décidé, dans la Constitution de 1999, d’appeler notre pays la République bolivarienne du Venezuela. L’Assemblée nationale semblait avoir oublié que l’histoire du Venezuela avait commencé trois siècles avant la naissance du héros (lequel appartenait à une famille présente sur les lieux dès le début de cette histoire). Elle oubliait aussi que les habitants de ce pays se considèrent et se déclarent vénézuéliens et non « bolivariens du Venezuela ». Selon la rumeur, cette modification du nom de notre nation aurait été imposée par le Président contre l’avis des rédacteurs de la Constitution. Ce qui est certain, c’est que bolivarien devint dès lors synonyme de socialiste. Par la suite nous apprîmes, par la bouche de Hugo Chávez, que Jésus-Christ, tout comme Simón Bolívar, avait été socialiste avant la lettre 1. Mais, en 1999, pro- poser le socialisme était prématuré car si la figure de Simón Bolívar jouissait d’un prestige absolu, ce n’était pas le cas de celle du socialisme rejeté par la majorité des électeurs. Dès lors, « boli- varien » devint un terme polysémique qui permit de s’appliquer à

1. En français dans le texte.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 236 29/01/2018 17:20:52 BLESSURES SYMBOLIQUES : SIX MOMENTS DE LA RÉVOLUTION 237 tout ce qui était considéré comme bénéfique : des galettes de maïs jusqu’aux Forces armées.

2004 : LE LYNCHAGE DE CHRISTOPHE COLOMB

Le 12 octobre de cette année (2004), la coordination Simón Bolívar, les Jeunesses indigènes et les Mouvements populaires, avec à leur tête le vice-ministre de la Planification et du Développement, organisèrent un tribunal populaire chargé de juger Christophe Colomb. Ce dernier est condamné pour géno- cide envers les peuples amérindiens. Dans le jugement, on déclara que la statue de Colomb ne devait plus être idolâtrée et le monu- ment à Colomb, édifié en 1904 au golfe Triste, qui était l’œuvre du sculpteur vénézuélien Rafael de la Cova, fut détruit. Renversée au moyen de filins depuis son piédestal, une corde autour du cou comme pour une pendaison, la statue se brisa sur le sol et fut traînée jusqu’au théâtre Teresa-Carreño. C’est là que Chávez célébrait le Jour de la résistance indigène, appellation qui se substituait à la précédente : Jour de la « rencontre de deux mondes 2 ». Mais Colomb et l’Empire espagnol ayant ­disparu depuis des siècles, reste une question : qui visait ce ­lynchage ? On disait que cet acte de vandalisme n’avait pas particulière- ment plu au Président, mais qu’évidemment il ne pouvait le condamner, de la même manière que n’ont jamais été condamnées les violences qui ont conduit le pays à occuper la seconde place des pays les plus violents du monde — 90 homicides pour 100 000 habitants en 2016 3. Il est clair également que les auteurs de l’acte ont obéi à l’injonction implicite d’un discours qui, comme je l’ai déjà signalé, n’avait de cesse de condamner le passé, tout le passé. On pourrait en dire autant du geste barbare de Lina Ron, leader révolutionnaire indépendante, lorsqu’en 2011, sur la place Bolívar à Caracas, elle mit le feu au drapeau des États-Unis pour célébrer l’attaque du 11 septembre.

2. Cette date anniversaire a fait l’objet d’appellations variées : Jour de la race, Jour de l’hispanité, Jour de la découverte de l’Amérique, Jour de la rencontre de deux mondes. 3. (http://observatoriodeviolencia.org.ve/category/informes/).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 237 29/01/2018 17:20:52 238 LES TEMPS MODERNES

2006 : CHANGEMENT DES SYMBOLES NATIONAUX

L’approbation, le 7 mars, de la nouvelle loi du drapeau national, de l’hymne national et des armoiries de la République bolivarienne a conduit à modifier le drapeau et le blason. Le fait d’ajouter une étoile au drapeau n’est pas, en soi, un fait si exceptionnel et que le petit cheval du blason ne galope plus vers la droite mais désormais vers la gauche n’est pas autre chose qu’un détail élémentaire de symbologie politique (nous sommes tellement de gauche que même, ici, les che- vaux sont à gauche). Ce qui fut offensant, c’est la raison que Chávez a donnée pour justifier ce changement. Dans l’un de ses discours il expliqua que sa fille, alors une enfant, lui avait dit que ce cheval, sur l’écusson, lui avait semblé bizarre 4. Disant s’être rendu compte en effet de cette bizarrerie, il avait décidé de modifier la direction prise par le cheval au galop. Nous ignorons si ce dialogue a réellement eu lieu, mais qu’un Président décide de modifier un symbole national en donnant comme argument la remarque d’une enfant, sa fille en l’occurrence, outre qu’il place ainsi sa volonté au-dessus de toute autre considération, est un geste symbolique blessant pour l’imagi- naire et la mémoire nationale.

2009 : PROFANATION DE LA SYNAGOGUE TIFÉRET ISRAËL DE CARACAS

À diverses reprises, le discours présidentiel a comporté des signes d’antisémitisme. Il faut en retenir plusieurs pour contextua- liser cet événement de 2009. La nuit du 25 décembre 2005, dans une petite localité du Miranda, lors de l’inauguration du Centre de déve- loppement endogène, « La source des songes », dont la mission était de recueillir des personnes adultes vivant dans la rue (ces personnes ont ensuite été appelées « nomades »), le Président, sans doute enflammé par le sentiment chrétien que lui inspirait la nuit de Noël, parla dans son discours de « Jésus le nomade », du « nomade de la Croix ». Il se souvint d’avoir été, sur l’injonction de sa mère, enfant de chœur, puis d’avoir rencontré le Christ rebelle, révolutionnaire,

4. Cet adjectif — raro dans le texte original — a une signification particulière dans le langage courant à Caracas. Il fait allusion à l’homo- sexualité et a une connotation nettement homophobe.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 238 29/01/2018 17:20:52 BLESSURES SYMBOLIQUES : SIX MOMENTS DE LA RÉVOLUTION 239 socialiste. Il parla aussi de ses lectures des « Misérables », puis, après de nombreuses digressions, annonça la Misión Christo, dont l’objectif serait d’éradiquer la faim. Mais à un moment, au beau milieu de cette enthousiaste allocution, réapparurent, sous la forme de phrases bien connues et entendues souvent, mais évidemment tout à fait déplacées dans la bouche d’un président de la république, les vieux préjugés antisémites :

Le monde a tout pour tout le monde, mais ce qui se passe, c’est qu’une minorité, les descendants de ceux-là qui crucifièrent le Christ, de ceux-là mêmes qui jetèrent Bolívar hors d’ici, à leur manière l’ont crucifié, lui aussi, à Santa Marta, là-bas en Colombie. Une minorité s’est emparée des richesses du monde, une minorité s’est emparée de l’or de la planète, de l’argent, des minéraux, des eaux, des terres fertiles, du pétrole, des richesses, etc 5.

Il n’est pas inutile d’indiquer ici qu’en deux occasions, en 2004 et en 2007, des fonctionnaires de police, se disant à la recherche d’armes et d’explosifs de provenance israélienne et susceptibles d’être utilisés pour des actes terroristes, firent une perquisition au Collège hébraïque de Caracas. Le 14 janvier 2009, en protestation contre la situation à Gaza, le Venezuela rompt ses relations avec Israël et s’aligne sur les positions de l’Iran. Les 21 et 22 du même mois, des groupes de motards peignent des slogans antisémites sur la synagogue Tiféret Israël, l’une des premières fondées à Caracas, qui abrite le « musée séfarade Morris E. Curiel ». Enfin, le 30, un groupe armé fait irrup- tion dans la synagogue, pille les objets religieux et profane l’en- ceinte. Des vandales très au fait, car ils sont allés directement souiller la Torah et ont choisi pour cela un vendredi.

2010 : EXHUMATION DES RESTES DE SIMÓN BOLÍVAR

Le 17 juillet 2010, les restes du Libertador furent exhumés. De supposés experts appartenant à l’université de Grenade, en

5. Selección de discursos del Presidente de la República Bolivariana de Venezuela, Hugo Chávez Frías, Ediciones de la Presidencia de la República, Caracas, Anauco Ediciones, 2005, pp. 715‑733.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 239 29/01/2018 17:20:52 240 LES TEMPS MODERNES Espagne, participèrent à cette exhumation. Le public fut surpris d’apprendre, à 1 heure du matin, la bonne nouvelle annoncée par , le vice-président actuel, alors ministre des Relations intérieures et de la Justice. Nous fûmes alors les specta- teurs d’un court métrage de science-fiction quelque peu macabre, dont les protagonistes étaient, outre des scientifiques, quelques figures du gouvernement vêtues, ou plutôt déguisées, de combinai- sons spéciales utilisées lorsqu’il y a un risque de contamination, qui allaient et venaient dans le Panthéon national où se trouve le sarcophage de Simón Bolívar. Avec le plus grand sérieux, Tareck El Aissami informait en direct le Président du déroulement des opérations. Une fois le sarcophage ouvert, les spectateurs véné- zuéliens purent voir — ou deviner — le cadavre d’un homme mort en 1830. Mais de quoi était-il mort ? Là était la question. À de nombreuses reprises, Chávez avait fait part de ses doutes quant au diagnostic de tuberculose fait à l’époque par Prosper Révérend, le médecin français qui avait été au chevet de Bolívar durant ses der- nières heures à Santa Marta, en Colombie. Le héros, pensait Chávez, avait été probablement assassiné par l’oligarchie colom- bienne avec le concours des Vénézuéliens anti-bolivariens, dans le but d’éviter la révolution socialiste qu’il aurait, s’il avait survécu, menée à bien. Il s’attendait à ce que l’on trouve des traces d’arsenic qui auraient corroboré ses soupçons. Finalement il ne fut pas pos- sible de dissiper les doutes, car les analyses visant à déterminer la cause du décès ne furent pas concluantes. Mais ce n’était pas tout. Imaginant que les ennemis de la cause avaient pu procéder à une substitution du corps, Chávez tenait aussi à savoir si Bolívar était bien Bolívar. Quand il vit l’intérieur du sarcophage, il eut cepen- dant la conviction intime qu’il se trouvait face au Libertador, et s’exclama : « C’est toi, mon père ! » Il fut alors établi que la dépouille rapatriée en 1842 par le gouvernement du Venezuela n’avait pas fait l’objet d’une perfide falsification. Il fallait tout de même que les honoraires élevés des prétendus experts espagnols soient justifiés par quelque chose. C’est ainsi que le 24 juillet, date de la commémoration du 229e anniversaire de la naissance de Simón Bolívar, Hugo Chávez nous montra l’image, digitalisée en 3D, du nouveau visage du héros, élaborée à partir des tomographies du crâne prises lors de l’exhumation. Nous allions enfin connaître la véritable physionomie du Libertador, l’image produite par la technologie du xxie siècle remplacerait bientôt celle

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 240 29/01/2018 17:20:52 BLESSURES SYMBOLIQUES : SIX MOMENTS DE LA RÉVOLUTION 241 qui avait été façonnée à partir des tableaux de l’époque et vénérée dans les écoles et les lieux publics. Ce qui était recherché dans la nouvelle image était de créer l’illusion d’un Bolívar mulâtre. Le résultat cependant ne fut guère convaincant ; la nouvelle représen- tation en effet fait plutôt penser à un androïde d’homo sapiens. L’anthropologue Michaelle Ascencio ajoute à ce sujet un élé- ment qui mérite réflexion. Selon elle, en faisant de Chávez le lien entre le père de la patrie et son peuple, le rituel visait à lui donner, ou à paraître lui donner, des pouvoirs supra-normaux. Les êtres sacrés, dit-elle, appartiennent à tous. Si l’exhumation de Simón Bolívar avait été nécessaire, elle aurait dû se faire en présence de toute la société vénézuélienne et de ses représentants. Seuls les rituels privés effectués au profit d’une personne, comme dans les pratiques de magie, fait-elle remarquer, ont lieu dans l’obscurité de la nuit et hors de toute présence publique. Transgresser un élément sacré relève toujours un peu de la profanation.

2015 : PROFANATION DES SÉPULTURES DE L’ÉCRIVAIN ET PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE RÓMULO GALLEGOS ET DU PRÉSIDENT ISAÍAS MEDINA ANGARITA

Le 15 juin on découvrit que les deux tombes avaient été vanda- lisées et que les restes avaient disparu, en même temps que plu- sieurs objets de valeur faisant partie des mausolées. En réalité, comme le cimetière général du sud de Caracas n’est pas gardé et qu’il est devenu un lieu mal famé où se produisent maints actes criminels, la chose est déjà arrivée à plus de 40 % des sépultures. En effet, au Venezuela, ce ne sont pas seulement les éléments décoratifs des sépultures qui ont une valeur économique, mais aussi les ossements qui peuvent être vendus à des fins de magie noire. L’insolite ne fut pas l’événement lui-même mais la réaction du maire de la municipalité Libertador, qui possède le cimetière sous sa juridiction. Dès que les faits furent dénoncés par les membres des deux familles, on recouvrit les débris d’une dalle en ciment et le maire lui-même, psychiatre et membre d’un haut rang du Parti socialiste unifié du Venezuela, déclara que ce qui était arrivé n’était rien d’autre que du vandalisme. Rómulo Gallegos, l’écri- vain, est au Venezuela ce que Balzac est à la France ou Faulkner

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 241 29/01/2018 17:20:52 242 LES TEMPS MODERNES aux États-Unis. C’est un narrateur du pays profond, emblématique de la littérature vénézuélienne. Mais c’est aussi la principale figure du parti Acción Democrática, le parti que Chávez déteste le plus. Je ne veux pas suggérer ici que la profanation de cette tombe a été liée à cette détestation, mais il est indubitable que la réponse ­officielle à cet événement — clore l’affaire sans condamner les délinquants, sans adresser aux familles la moindre parole de ­compassion et sans même esquisser le moindre geste de réparation envers la mémoire blessée de nombreux Vénézuéliens — a été choquante. C’est ainsi que s’achève, au travers de ces six faits marquants qui ont laissé des traces, notre bref parcours de la Révolution boli- varienne. Nous aurions pu multiplier les faits. Cet échantillon suf- fira peut-être pour apprécier le discours qui, durant tout ce temps, s’est développé, dont la finalité est allée en s’affermissant et qui se poursuit aujourd’hui. C’est en discréditant la mémoire, en dégra- dant l’histoire, en dénigrant la démocratie, en diffamant ses prota- gonistes et en déshonorant ses morts, qu’une nouvelle manière de concevoir une nationalité dépouillée de ses idéaux, de ses sym- boles, de ses souvenirs, a tenté de s’imposer. Les Vénézuéliens n’ont pas oublié les blessures infligées à leur imaginaire. Elles sont toujours ouvertes.

Ana Teresa Torres Traduit de l’espagnol par Daniel Bourdon

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 242 29/01/2018 17:20:52 Gisela Kozak-Rovero

MÉMOIRES D’UNE UNIVERSITAIRE RANGÉE : LES FANTÔMES DE CASTRO

I

Je suis professeur titulaire de l’université publique la plus pres- tigieuse de mon pays, l’Université centrale du Venezuela (UVC), qui célébrera ses trois siècles d’existence en 2021, et j’y ai fait mes études. Plusieurs figures emblématiques de notre histoire sont ­sorties de ses amphithéâtres : des signataires de l’Acte d’indépen- dance du Venezuela avec la Couronne espagnole en 1811 — ­inspiré, cela va de soi, par les principes d’égalité, de liberté et de ­fraternité de la Révolution française — aux premières femmes diplômées de notre pays. Aux xixe et xxe siècles, cette université a été une institu- tion d’avant-garde dans les domaines de la pensée, de la science, de la technologie, ainsi que le berceau universitaire de plusieurs grands combattants de la démocratie et de tous les présidents­ civils de la République vénézuélienne (entre 1958 et 1998). Classée au Patrimoine mondial par l’UNESCO pour son architecture, elle recèle une pléiade d’œuvres d’art : tous les diplômés de l’UVC reçoivent leur titre dans l’Aula Magna, l’une des cinq salles au monde les plus performantes sur le plan de l’acoustique, au plafond de laquelle flottent « les Nuages » imaginés et conçus par Alexander Calder. C’est dans l’Aula Magna qu’Igor Stravinsky a dirigé ­l’Orchestre symphonique du Venezuela ; s’y sont aussi produits­ le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, le pianiste Claudio Arrau, la cantatrice Montserrat Caballé, la danseuse Alicia Alonso, l’écrivain Julio Cortázar et le harpiste Nicanor Zabaleta.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 243 29/01/2018 17:20:52 244 LES TEMPS MODERNES Élément clé pour cet article, l’Aula Magna a également été le théâtre en 1959 de l’une des interminables harangues exaltées de Fidel Castro, qui, même s’il ne chantait pas l’opéra, ne dansait pas, ni ne jouait d’aucun instrument, était sans aucun doute un comé- dien tout à fait digne de cette prestigieuse salle. Un comédien et un héros, mélange loin d’être rare chez les leaders du marxisme, cette dernière grande religion universelle d’origine européenne. Trente ans après cette première visite, de nombreux diplômés de l’UCV signèrent un communiqué par lequel ils souhaitaient une chaleu- reuse bienvenue à Castro lorsqu’il revint, en 1989, assister à la passation de pouvoir à la présidence de son ami personnel, le social-démocrate Carlos Andrés Pérez. Pérez fut victime de deux coups d’État en 1992. Ensuite, Hugo Chávez, alors lieutenant- colonel, accéda à la magistrature suprême par voie électorale en 1998. Bien entendu, en 1999, le dictateur cubain revint célébrer la victoire de son nouvel ami personnel. La boucle était alors bou- clée : presque quarante ans après sa première allocution au Venezuela, Castro a fait un discours dans l’Aula Magna de l’UCV, discours auquel assistèrent bon nombre de mes étudiants de cette époque-là et, bien entendu, plusieurs de mes collègues.

La présence de Castro en 1959 annonce une ère majeure pour l’UCV : celle où elle deviendra la plateforme intellectuelle et le vivier de cadres de la guérilla communiste des années 60. Des lea- ders prestigieux de ce mouvement, tels Américo Martín et Teodoro Petkoff, ont reconnu sans ambiguïté que ce fut une erreur de se lancer dans la lutte armée contre un gouvernement démocratique légitimement élu au suffrage universel comme l’était celui de Rómulo Betancourt, qui avait loyalement gagné les élections en 1958 avec un taux de participation de plus de 90 %. Une génération de jeunes gens intelligents et sensibles à la mutation de l’UCV y ont perdu la vie ou tout au moins leurs années d’études, de formation et de participation à la vie publique et démocratique. Dans mon uni- versité, le marxisme se transforma en seigneur et maître de la pensée sociale, humaniste et politique, une hégémonie que seule la chute du Mur de Berlin en 1989 est parvenue à saper irrémédiablement. Mais l’empreinte du marxisme et de la guérilla resta vive. Un grand nombre des cadres de la Révolution bolivarienne sont diplômés de l’UCV ; quelques-uns d’entre eux étaient probable- ment présents lors du discours du déjà septuagénaire commandant

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 244 29/01/2018 17:20:52 MÉMOIRES D’UNE UNIVERSITAIRE RANGÉE 245 Castro en 1999. Ministres de haut rang, directeurs d’institutions, magistrats, députés et gouverneurs ont tous été, en collaboration avec les Forces armées, les auteurs de la dévastation économique et de l’autoritarisme politique qui ont transformé ce pays pétrolier en un champ de ruines où le taux d’inflation est aujourd’hui le plus élevé de la planète. Le Venezuela, dont le gouvernement révolu- tionnaire a brassé des milliards de dollars, ressemble parfois à un camp de concentration, dans lequel il est chaque fois plus com- pliqué d’entrer ou duquel il est chaque fois plus compliqué de sortir, où déambulent des silhouettes affamées et rachitiques fouil- lant les poubelles avec les chiens et où règnent des criminels capables, en un an, de mettre un terme à trente mille vies, le nombre d’homicides annuel. Fidel Castro — qui par sa présence en 1959 et son appui ultérieur au pays a inspiré une guérilla inutile, antidémo- cratique et suicidaire — a vu en 1999 ressusciter son grand rêve d’autrefois : la Révolution bolivarienne allait enfin débuter au Venezuela. Fidel Castro a rendu plusieurs fois visite à l’Université centrale du Venezuela ; lors de sa première visite, ­l’auteur de ces lignes n’était pas encore née, et aux suivantes, je n’ai jamais voulu être présente malgré ma formation marxiste. Pourquoi donc ?

II

Jeune étudiante en lettres à l’Université centrale du Venezuela, entre 1982 et 1986, j’ai été marxiste sans courir d’autre péril que celui de souffrir une indigestion de théorie et du suprématisme intellectuel (et moral) de ceux qui comprennent les lois de l’his- toire au travers le matérialisme historique et dialectique. Je faisais des analyses raisonnées pour tester la force de l’idéologie comme fausse conscience et ainsi soutenir qu’à Cuba et en Union sovié- tique les gens étaient en fait beaucoup plus libres que nous autres qui pouvions, à la différence des Cubains et des Soviétiques, nous interroger sur tout, manger, vivre, sortir du pays et faire tout ce que nous voulions selon nos facultés (âge, moyens économiques, désirs personnels). Un grand nombre de professeurs en sciences humaines et sciences sociales de l’UCV appartenaient alors à la gauche caviar latino-américaine ; ils étaient des marxistes et se consu- maient de nostalgie pour le Mai 68 français. Nous n’avions pas encore lu Michel Foucault ni Max Weber, mais la modernité

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 245 29/01/2018 17:20:52 246 LES TEMPS MODERNES capitaliste nous paraissait déjà être une cage de fer dont la clé était notre attitude résolument avant-gardiste et engagée à l’égard du destin des peuples d’Amérique latine, continent victime par excel- lence aux yeux de la gauche mondiale, cette gauche qui continue à croire que Fidel Castro a été un héros anti-impérialiste et non un dictateur pur et dur. Bien entendu, mes camarades marxistes-léninistes et moi-même étions une minorité considérée avec tolérance par nos amis et nos professeurs plus expérimentés ; nous étions de bons étudiants et des lecteurs voraces, de sorte que l’on nous respectait et nous lais- sait en paix. L’Université centrale du Venezuela, comme tant d’universités en Europe et en Amérique, était à gauche du spectre politique. Nous faisions partie, avec mon petit groupe, de ceux qui faisaient encore confiance à Cuba et à l’Union soviétique, nous cherchions ardemment une foi qui équilibrerait notre athéisme féroce et notre critique ravageuse du « système ». Nous étions tous de gauche, même ceux qui moquaient notre aveuglement nourri de lectures de Marx, de Macherey et d’Althusser.

Puis ce fut la perestroïka et, en 1989, la chute du Mur de Berlin. Lire La Perestroïka, le livre de Mikhaïl Gorbatchev, fut une révéla- tion : l’ennemi impérialiste avait raison sur le fait que la dictature du prolétariat était un échec économique, une tyrannie et surtout le plus énorme des mensonges ayant envoûté les esprits d’universi- taires, d’écrivains et d’artistes du xxe siècle, pourtant tous remar- quables par leur œuvre et leur influence. J’ai alors mis les œuvres de Lénine en lieu sûr, c’est-à-dire à la poubelle. Les morceaux choisis de Marx et de Engels aux éditions Progreso (j’ai l’impression d’avoir mille ans quand j’évoque cette maison d’édition) sont restés dans ma bibliothèque, stratégiquement placés entre la philosophie politique, la Bible et le Coran, deux textes qui, contrairement à L’Idéologie allemande, n’ont pas vieilli. Je ne renie pas du tout le marxisme, il m’a permis de faire beaucoup de lectures passion- nantes et m’a dotée d’un regard capable d’établir des relations entre des phénomènes apparemment sans lien, mais mon travail universi- taire passe par des chemins théoriques très différents. Je précise que j’ai cessé d’être marxiste autant que faire se peut : le marxisme comme l’alcool est une addiction, il faut simplement s’abstenir. La rancune (ou l’amertume) de ma génération — celle des étu- diants des années 80 et 90 — contre une politique de réduction des

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 246 29/01/2018 17:20:52 MÉMOIRES D’UNE UNIVERSITAIRE RANGÉE 247 dépenses d’inspiration sociale-démocrate et libérale a une explica- tion : nous croyions mériter les mêmes privilèges que nos prédé- cesseurs, lesquels ont vécu quelques splendides décennies de l’his- toire du pays — surtout si l’on compare avec le Venezuela pré-pétrolier et les années de la Révolution bolivarienne. À titre d’exemple, nos professeurs marxistes avaient tous fait leurs études à Paris, en Angleterre ou aux États-Unis, ils étaient de mœurs raffi- nées, cosmopolites, parlaient élégamment. Ils buvaient du bon whisky dans de beaux établissements de Caracas et vivaient confortablement de leur salaire de professeur (les professeurs titu- laires ont atteint des salaires d’environ 3 000 dollars par mois avant la crise des années 1980). Tout ceci devint de l’histoire ancienne dans les années 80, lorsque les prix du pétrole amorcèrent leur baisse, que s’enclencha la spirale inflationniste et que le bolivar fut dévalué après vingt ans de stabilité face au dollar. Nous avons alors commencé à ressentir la chute de notre modèle économique fondé sur la rente pétrolière et l’érosion du bipartisme de centre gauche, hégémonique entre 1958 et 1998, qui a résulté de ce déclin. Notre réaction d’étudiants et de jeunes actifs fut de laisser la poli- tique aux mains de la gauche radicale, qui s’allia à des militaires enclins au coup d’État et opta pour un rassemblement autour du leadership charismatique d’Hugo Chávez. J’ai moi-même agi ainsi, méprisant la politique à cause de la double déception qu’ont signifié la décadence du pays de mon enfance et celle du marxisme- léninisme. Le résultat de toutes ces erreurs fut le triomphe d’Hugo Chávez qui a transformé le Venezuela en une émanation du monde communiste du xxe siècle, un échec de plus de l’État comme mesure de toutes choses (même notre vie sexuelle dépend des déci- sions du gouvernement de Nicolás Maduro, puisque sa politique a rendu problématique l’obtention de préservatifs et de contracep- tifs !).

III

Une fois le marxisme dépassé, dans les années 90, nous nous sommes attachés à lui trouver un substitut dans le cadre du débat sur la modernité et la postmodernité. Je me souviens du délice avec lequel ma génération a lu, dans ces années-là, le subtil démontage opéré par Hayden White dans son livre Metahistory : The

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 247 29/01/2018 17:20:52 248 LES TEMPS MODERNES Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe ; comme nous étions enfin éclairés sur les formes rhétoriques du discours historique et sa volonté de trouver une impossible vérité ! Bien entendu, nous savions déjà grâce à Michel Foucault que la vérité n’était que l’expression de la « volonté du pouvoir », que le concept d’« auteur » avait des remugles d’individualisme bour- geois et que l’action politique, sursaut mort-né, était un vain effort étant donné l’impossibilité d’un changement social qui ne passe pas par des dispositifs sociaux de coercition. Avec Jacques Derrida, nous avions compris que la philosophie cherchait à garantir son statut comme légitimation du réel, le réel n’étant plus qu’un signal à la dérive. La Condition postmoderne de Jean-François Lyotard marqua un tournant : le marxisme n’était finalement rien de plus qu’un méta-discours, un récit qui, alimenté par l’esprit des Lumières, pariait sur le progrès historique et la science, le premier étant un fantasme et la seconde tout juste un discours validé par une communauté prestigieuse. Puisque je viens du champ des Lettres, l’affirmation que la ­littérature en tant que fiction était la condition ultime de toute dis- cipline me parut fascinante. Après le scientisme marxiste, lire qu’aucun type de rigueur méthodologique n’était capable de garantir la validité de la connaissance avait un effet thérapeutique. Pendant que nous jetions un linceul sur la vérité, les Cultural Studies monopolisaient le terrain aux États-Unis et en Amérique latine : les minorités, qu’elles soient définies par la race, le sexe, la religion, l’ethnie, la nationalité ou l’orientation sexuelle, occu- pèrent l’espace laissé vacant par la notion de classe sociale. Le marxisme survécut grâce à Antonio Gramsci et sa notion d’hégé- monie, puis nous avons fait nôtre une voie politique molle par le biais de l’étude du discours et des représentations.

Et vint la Révolution bolivarienne. Comment comprendre ce qui se passait dans le pays à partir de notre statut de professeurs, de chercheurs et d’écrivains étroite- ment liés à une université imprégnée d’une si forte tradition de gauche ? Comment se défendre d’un gouvernement qui, n’ayant pas l’appui majoritaire des universités publiques nationales, les a affrontées comme si elles étaient ses pires ennemis, même si elles font également partie de l’État ? Quel sens y a-t‑il à dire que la vérité est la volonté de pouvoir,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 248 29/01/2018 17:20:52 MÉMOIRES D’UNE UNIVERSITAIRE RANGÉE 249 quand on s’affronte à un gouvernement qui a fait sienne, depuis le début, la pratique du mensonge, qui définit, selon Raymond Aron, la propagande communiste du xxe siècle ? Face à l’autoritarisme et à la destruction de l’appareil de production, pouvait-on continuer à penser que les lois, les institutions, la séparation des pouvoirs et l’économie de marché étaient simplement les dispositifs de la gigantesque simulation postmoderne dont nous a parlé Jean Baudrillard ? L’ennemi était-il vraiment le néo-libéralisme — le mot magique du postcommunisme en Amérique latine —, ou bien plutôt l’absence d’idées d’une gauche néo-révolutionnaire disposée à sacrifier le Venezuela sur l’autel de la lutte anti-impérialiste ? Ces questions renouvelèrent la pensée au Venezuela en la libé- rant de la bien-pensance marxiste qui avait longtemps asphyxié la réflexion sociale, économique et politique. Il y eut aussi un renou- veau de la création esthétique, débarrassée de la nostalgie des années 1960 — guérillas, contre-culture, hippies, Mai 68 fran- çais —, qui a traversé les arts et la littérature nationale pendant trente ans. On remit en question également la frivolité de la gauche postmoderne des départements d’Études latino-américaines aux États-Unis et même en Amérique latine, qui qualifiaient la démo- cratie libérale de démocratie coloniale et qui lançaient des anathèmes contre l’économie de marché. Seuls nous qui vivons sans les institutions qui veillent à faire respecter les droits de l’homme et dans une économie étranglée par le contrôle de l’État pouvons accorder de la valeur à la démocratie libérale. Avec tous ses défauts, elle pourra sans doute un jour être dépassée, mais jamais oubliée, comme étant le point de départ de tout changement dans le monde.

Le mépris pour la démocratie représentative, allié à d’autres phénomènes graves et bien connus qu’il n’y a pas lieu d’évoquer ici, a engendré le fascisme, le nazisme et le communisme pendant la première moitié du xxe siècle. Ce mépris de la démocratie a récemment donné lieu à des nationalismes qui minent l’Union européenne, en plus d’ouvrir la porte au gouvernement par l’igno- rance, incarné dans la figure de Donald Trump. La Révolution bolivarienne est la preuve que les idéologies ne meurent pas, mais n’attendent que de meilleures opportunités pour ressurgir. L’irréductible Fidel Castro a continué à discourir après la perte de l’appui de l’Union soviétique, alors même que les Cubains

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 249 29/01/2018 17:20:52 250 LES TEMPS MODERNES supportaient des privations en tout genre. L’infatigable dictateur donna sa bénédiction à l’homme qui fit de mon pays un imitateur pétrolier du communisme du xxe siècle et dont le successeur, Nicolás Maduro, a confirmé ce que l’on savait déjà depuis la chute du Mur de Berlin : le socialisme, conçu comme contrôle absolu du pouvoir économique, politique et militaire par l’État et par le parti au gouvernement, ne peut que mener à la tyrannie.

IV

Les universités publiques, depuis bien avant la Révolution bolivarienne, ne font pas payer de droit d’inscription aux étudiants. Dans le cas précis de l’Université centrale du Venezuela, cantine et transports sont même accordés gratuitement sans aucune contre- partie : un étudiant peut étudier pendant vingt ans à l’université s’il le souhaite. Vu la faillite économique du pays, il n’est désormais plus possible de nourrir et de transporter la communauté étudiante qui utilisait ces services. Le corps professoral gagne des salaires de misère : un maître de conférences avec une thèse, vingt ans d’ex- périence, parlant plusieurs langues et ayant régulièrement publié, ne gagne plus assez pour louer une simple chambre et seulement manger. Il est très aventureux de se lancer dans des projets de recherche de longue haleine car il n’y a plus les ressources néces- saires pour les financer. Les bibliothèques sont obsolètes depuis trente ans, les bases de données ne peuvent plus être mises à jour faute d’argent et la recherche scientifique et technique n’a pas les infrastructures nécessaires pour fonctionner. Si j’ai évoqué dans les lignes précédentes la rénovation de la pensée humaniste et sociale dans notre pays, c’est parce que les enseignants universi- taires de l’opposition qui ont réfuté le marxisme sont très vigilants sur le postmarxisme et demeurent très critiques vis-à-vis du poststructuralisme. Personnellement, j’ai opéré un rapprochement avec la tradition intellectuelle libérale dans le sillage de Martha Nussbaum et de Seyla Benhabib, ainsi qu’avec le pragmatisme représenté par Roberto Mangabeira Unger, auteurs introuvables dans les bibliothèques publiques et d’ailleurs pas plus présents dans les bibliothèques privées (au moins avons-nous quand même accès à internet, avec le plus lent débit de tout le continent, à éga- lité avec celui de Cuba). Dans ce panorama, l’émigration

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 250 29/01/2018 17:20:52 MÉMOIRES D’UNE UNIVERSITAIRE RANGÉE 251 professorale n’est pas un problème mineur : dans ma faculté, ceux qui dispensent les cours sont ceux qui ont plus de cinquante ans et qui ont les plus jeunes diplômés, parce que les générations inter- médiaires soit ne se destinent pas à une carrière universitaire, soit quittent le pays. Au demeurant, les publications d’articles dans les revues de renommée internationale ont sensiblement diminué.

Daniel Cohn-Bendit serait surpris de savoir combien le Mai 68 français a du succès dans ce si lointain Venezuela : depuis les années 70, les étudiants votent pour élire les présidents et les rec- teurs des facultés et des universités. Le gouvernement révolution- naire désire aller plus loin : les employés et les ouvriers des univer- sités publiques (les plus anciennes et les plus prestigieuses du pays) devraient eux aussi participer à ces élections. Pour donner une idée au lecteur français de ce que cela signifie, imaginez que le vice-chancelier des universités de Paris [le recteur de la Sorbonne] soit choisi par les employés administratifs, les étudiants et les pro- fesseurs. Les professeurs, bien entendu, seraient minoritaires ; les candidats aux postes de recteurs et de présidents devraient alors imiter les modes d’expression de propagande populiste de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon pour obtenir les faveurs des électeurs : serait-il possible de garder une politique scientifique, intellectuelle, universitaire, avec de telles manières de fonctionner ? Bien entendu, cette exigence ne vaut pas pour les universités publiques, non autonomes, directement contrôlées par le gouverne- ment qui destitue et nomme les autorités à sa guise, tapisse les murs des institutions avec de la propagande révolutionnaire et interdit la critique de la gouvernance socialiste. Cela ne vaut pas non plus pour les Forces armées ou les ministères (ce serait absurde d’ail- leurs). Le résultat de ces politiques ne pourrait pas être plus lamen- table : l’enseignement supérieur vénézuélien est détruit. À l’Uni- versité centrale du Venezuela, nous, les professeurs, survivons, tenus à l’écart par une bureaucratie en grande partie dominée par l’idéologie gouvernementale (même si, par les temps qui courent, il y a de nombreux fonctionnaires faméliques et déçus), et les étu- diants, eux, reçoivent un enseignement médiocre qui ne peut pas rattraper la piètre formation qu’ils reçoivent dans l’enseignement secondaire. Pour couronner le tout, les examens d’admission visant à sélectionner les meilleurs étudiants ont été interdits. Seuls ceux qui bénéficient, chez eux, d’une éducation parentale ou qui ont les

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 251 29/01/2018 17:20:52 252 LES TEMPS MODERNES moyens économiques survivront à ce laminoir intellectuel. Nous sommes revenus au système de privilèges qui existait avant la mise en place de l’éducation publique et républicaine. Comme dans un pays en guerre, nous craignons pour nos vies et nos biens sur un campus universitaire assailli par les délinquants qui entrent dans les salles de classe pour opérer des braquages à main armée. Les vieilles universités nationales survivent au laminoir révo- lutionnaire, mais sont à l’agonie et au bord de l’asphyxie écono- mique. Elles n’ont pas été mises sous contrôle comme tout l’a été au Venezuela, car les néo-communistes au pouvoir, pour avoir l’air de se différencier des dictatures militaires du Cône Sud de l’Amé- rique latine ou de la Révolution culturelle chinoise, préfèrent les laisser totalement à l’abandon. De plus, la fermeture de l’UCV, convertie en nid de guérilleros refusant la pacification pendant la période du premier gouvernement de Rafael Caldera au début des années 70, a été un fait marquant que la gauche chaviste a vili- pendé à satiété et qu’elle ne souhaite donc pas reproduire. Les uni- versités dans le coma et les partis politiques rendus quasiment illé- gaux forment le dernier écran de ce qui fut, si l’on se réfère à la terminologie de Steven Levitsky, un « autoritarisme compétitif » et qui n’est aujourd’hui qu’un autoritarisme tout court.

*

Fidel Castro est mort dans son lit, avec les honneurs, salué même par des chefs d’États libéraux du monde entier. Cela ne fait aucun doute, c’est un homme qui a eu du succès. Lorsque je constate ce qu’est devenue l’Université centrale du Venezuela, où dans l’Aula Magna sa voix a résonné à plusieurs reprises, je pense que la radio de cette institution — gérée par des bureaucrates de peu d’envergure qui nous « régalent » de reggaeton, de bachata et de chansons en anglais quand nous empruntons les couloirs — devrait nous retransmettre les discours de Castro tous les jours et à toute heure, tel un fantôme sonore : il a survécu à l’Union des Républiques socialistes et soviétiques, à la chute du Mur de Berlin, et même à Hugo Chávez. Il a survécu.

Gisela Kozak-Rovero Traduit de l’espagnol par Laurence Holvoet

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 252 29/01/2018 17:20:52 ANNEXE

brève chronologie de l’histoire vénézuélienne

1777 La Couronne espagnole élève les pro­ vinces vénézuéliennes au rang de Capi­ tanía General, marquant l’intégration territoriale. À la fin du xviiie siècle, le pays compte 240 villes et villages. 1797 Insurrection avec les meneurs José Maria España et Manuel Gual, inspirée des idées de la Révolution française. 1810 La révolte populaire du 19 avril, dite « des ­premier pas vers l’indépendance », demande la démission du représentant du royaume ­espagnol, le capitaine Vicente Emparán. 1811 Le 5 juillet, le premier Congrès du Vene­ zuela proclame l’indépendance des sept provinces. 1812 Tremblement de terre à Caracas. Chute de la Ire République et de son chef, le généra­ lissime Francisco de Miranda, qui est fait prisonnier et envoyé en Espagne où il reste jusqu’à sa mort en 1816. 1813 Du 28 février au 27 août, Simón Bolívar mène La Campaña admirable et fonde la IIe République. Le 15 juillet il lance le

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 253 29/01/2018 17:20:52 254 LES TEMPS MODERNES célèbre slogan « Décret de guerre à mort contre les Espagnols et les Canariens ». Entrée triomphale à Caracas où il est pro­ clamé Libertador. 1814 Victoires de l’armée du caudillo royaliste José Tomás Boves et pillage de Caracas par ses troupes llaneras, qui mènent une guerre sociale contre les « Blancs créoles ». Pour échapper à Boves, Bolívar et ses troupes migrent à l’est (Oriente) du pays avec une grande partie de la population. Défaite de Bolívar et chute de la IIe République. 1815 Restauration du régime de Ferdinand VII. Bolívar est en Haïti où, aidé par le général Alexandre Pétion, il organise des expédi­ tions de reconquête qui échouent. 1816 Abolition solennelle de l’esclavage par le Libertador. 1815-1821 Reconquête du pays par les patriotes. Triomphe des troupes dites « patriotes » (indépendantistes) commandées par Bolívar et ses généraux vénézuéliens : Bermúdez, Páez, Urdaneta, Sucre. 1821-1823 Batailles à la Nouvelle-Grenade (Colombie), en Équateur, au Pérou et en Bolivie sous le commandement de Simón Bolívar et du maréchal Antonio José de Sucre. Au Venezuela s’impose la figure de José Antonio Páez. 1826 Conspiration, dite La Cosiata de Páez, contre le pouvoir de Bolívar visant la séparation de la Grande Colombie. 1829 Les mouvements séparatistes mettent fin à la Grande Colombie. 1830 Assassinat d’Antonio José de Sucre en juin (Équateur). Mort de Simón Bolívar en décembre (en Colombie).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 254 29/01/2018 17:20:52 ANNEXE 255 1830-1848 Présidence de José Antonio Páez. 1840 Fondation du premier journal d’opposi­ tion, El Venezolano. 1848-1858 Présidences alternées des frères Monagas. Fin réelle de l’esclavage. 1859-1863 Guerre dite Fédérale entre les fédéralistes et les conservateurs (oligarchie), qui sont battus. Juan Crisóstomo Falcón établit la Fédération de la nation en vingt États. Il sera renversé par une rébellion en avril 1864. 1870-1887 Antonio Guzmán Blanco, « l’autocrate éclairé » enchaîne trois mandats. Moder­ nisation des villes et persécution des oppo­ sants marquent ces mandats. 1885 Début de l’exploitation des mines ­d’asphalte dans l’est du pays par une filiale de la General Asphalt, la New York and ­Bermúdez ­Company. 1899 La « Révolution libérale restauratrice », animée par les généraux Cipriano Castro, Juan Vicente Gómez et Eleazar López Contreras qui domineront le pays pen­ dant les quarante années suivantes, éclate et entre triomphalement à Caracas le 23 octobre. Début de la période des cau­ dillos andins au pouvoir. Cipriano Castro gouverne jusqu’en 1908. 1902-1903 Blocus contre le Venezuela par ses nations créancières, la Grande-Bretagne, l’Angle­ terre et la France. Le blocus échoue et la « Révolution libératrice » commence : financée par un banquier et la General Asphalt pour faire chuter le gouvernement de Castro, elle durera dix-huit mois et fera 12 000 morts dans un pays de moins de 3 millions d’habitants. 1908-1935 Le vice-président du général Castro, le général Juan Vicente Gómez, prend le

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 255 29/01/2018 17:20:52 256 LES TEMPS MODERNES pouvoir et ne le quittera plus pendant vingt-sept ans, considéré avec bienveil­ lance par les puissances occidentales. 1926 Le pétrole est désormais le premier pro­ duit d’exportation. 1928 Affrontements des étudiants de Caracas contre le régime de Gómez. Apparition des leaders politiques civils qui domine­ ront la scène du xxe siècle. 1936 Mort du général Gómez le 17 décembre 1935. En janvier, les biens des gomecistes sont pillés dans tout le pays. Le 14 février a lieu la première manifestation de protes­ tation, composée de milliers d’étudiants et des secteurs populaires (Caracas n’a alors que 200 000 habitants). Les garanties constitutionnelles sont suspendues et la manifestation durement réprimée. Les chiffres officiels signalent trois morts et les officieux soixante. 1945 Le successeur de López Contreras, Isaías Medina Angarita (1941-1945), est déchu par un coup d’État militaire avec soutien civil : Rómulo Betancourt, secrétaire général du parti AD (Action démocra­ tique), est proclamé président de la « Junte révolutionnaire civilo-militaire ». 1948 Le Président Rómulo Gallegos, élu neuf mois auparavant, suspend les garanties constitutionnelles à cause d’une rumeur de coup d’État imminent, qui a en effet lieu le 24 novembre. Le 5 décembre, il est expulsé du pays. Le colonel Carlos Delgado Chalbaud exerce le pouvoir entre 1948 et 1951. La dictature du général Marcos Pérez Jiménez s’installe (1952-1958). 1954 Naît Hugo Chávez à Sabaneta dans l’État de Barinas, le 28 juillet.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 256 29/01/2018 17:20:52 ANNEXE 257 1958 Le 23 janvier, le régime de Pérez Jiménez est déchu. En décembre, Rómulo Betancourt gagne les premières élections par la voie du suffrage universel, direct et secret, et achève son mandat (1959-1964). 1960 Betancourt échappe à un attentat à la bombe organisé par la droite et par le dictateur de la République dominicaine, le général Rafael LeÓnidas Trujillo. Carlos Andrés Pérez est nommé ministre de l’Intérieur et mène une campagne­ de répression contre l’extrême gauche. 1961 Rédaction et approbation de la Consti­ tution nationale valable jusqu’en 2000. 1962 Début de la lutte armée d’extrême gauche. Deux insurrections militaires et des nom­ breuses actions de la guérilla, organisées par le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et le Parti communiste du Venezuela (PCV), échouent et ces partis sont déclarés illégaux. La plus sanglante des actions, dite El Porteñazo, fait 400 morts. 1963 Une action de la guérilla contre le train touristique El Encanto tue cinq gen­ darmes. Des députés de gauche sont arrêtés et des élections convoquées dans les trois mois. 1964 Raúl Leoni (1964-1974), du parti AD, gagne les élections et amnistie 250 prison­ niers politiques. 1965 Teodoro Petkoff, Pompeyo Márquez et Freddy Muñoz, membres du PCV, pro­ posent au Parti de quitter la lutte armée. Le parti se divise. 1968 Triomphe électoral de Rafael Caldera (COPEI, 1969-1974 ; Parti social-­chrétien) contre Gonzalo Barrios (AD). Pour la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 257 29/01/2018 17:20:52 258 LES TEMPS MODERNES première fois, un parti d’opposition gagne les élections. 1969 Rafael Caldera, social-chrétien, promeut une politique de « pacification » envers la guérilla. 1971 Division du PCV et naissance du MAS (Movimiento al Socialismo ; Mouvement vers le socialisme). Hugo Chávez entre à l’Académie militaire.­ 1973 Carlos Andrés Pérez (AD) gagne les élec­ tions (1974-1979) avec 50 % des voix, Lorenzo Fernández (COPEI) obtient 36 % et José Vicente Rangel (MAS) 4 %. La guerre de Kippour éclate et le prix du pétrole monte ­vertigineusement, ouvrant la période du « Grand Venezuela ». Nationa­ lisation du pétrole et du fer. La dette externe du pays est de 12 milliards de dol­ lars. 1982 Création du Movimiento Bolivariano Revolucionario-200 (MBR-200 ; Mouve­ ment révolutionnaire bolivarien-200) par Hugo Chávez, loge clandestine au sein de l’armée de terre. 1983 Chute des prix du pétrole et crise de la dette extérieure. Le jour de la dévaluation du bolivar est connu comme le « vendredi noir ». En décembre, triomphe électoral de Jaime Lusinchi ­(1984-1989). 1988 Le massacre d’El Amparo (quatorze pêcheurs sont tués par l’armée véné­ zuélienne à la frontière avec la Colombie dans des circonstances demeurées confuses) et l’éclatement de grands scandales de corruption marquent le climat d’incerti­ tude de la campagne électorale. 1989 Second triomphe électoral de Carlos Andrés Pérez (1989-1993) ; il l’emporte

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 258 29/01/2018 17:20:52 ANNEXE 259 avec 52,9 % des voix. Fidel Castro assiste à la fastueuse cérémonie d’investiture présidentielle, populairement appelée « le Couronnement ». Un mois après l’investiture, les émeutes du 27 février, connues sous le nom de Caracazo, éclatent. Cette année-là, les homicides augmentent de 40 %. 1991 Multiplication des grèves, des protesta­ tions publiques et des rumeurs de conspi­ ration et de coups d’État. 1992 Deux insurrections militaires (4 février et 27 novembre), menées par des officiers de ­l’armée de terre liés au MBR-200, éclatent et sont réprimées par le gouvernement de Carlos Andrés Pérez. Le leader de la tenta­ tive du 4 février est Hugo Chávez. Celle du 27 novembre est très sanglante (300 morts selon les estimations non officielles des ONG). Son leader, Francisco Visconti, demande asile et se réfugie au Pérou. Fort discrédit des partis politiques et appauvris­ sement croissant des classes moyennes. Triomphe électoral d’Aristóbulo Istúriz (La Causa R ou LCR ; La Cause radicale, parti politique fondé par des dissidents du Parti communiste) à la mairie de la municipalité Libertador, la plus importante de la région métropolitaine de Caracas. Les homicides passent de 2 500 en 1991 à 4 200 en 1992. 1993 Accusé de corruption, Carlos Andrés Pérez est destitué pour être jugé. La prési­ dence intérimaire est assurée par RamÓn J. Velázquez (1993-1994). Les élections de décembre mettent en œuvre une nou­ velle conciliation politique entre le MAS et un COPEI divisé. Le candidat de cette coalition, Rafael Caldera, remporte les élections avec 30 % des voix contre son

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 259 29/01/2018 17:20:53 260 LES TEMPS MODERNES rival adeco Claudio FermÍn, 23 %, 22 % à Oswaldo Álvarez Paz (COPEI) et 21 % à Andrés Velázquez (La Causa R). Passage de la tempête Brett à Caracas. 1994 Profonde crise économique. 70 % du sys­ tème financier fait faillite. Hugo Chávez, prisonnier à Yare, est amnistié par le Président Rafael Caldera et se lance immé­ diatement dans la vie politique. 1996 Caldera adopte l’Agenda Venezuela, calen­ drier de réformes basées sur l’austérité budgétaire, la dévaluation du bolivar et « l’ouverture » de l’exploitation du pétrole aux majors du pétrole. 1998 Triomphe électoral d’Hugo Chávez, leader du Movimiento Quinta Républica (MVR ; Mouvement Ve République), avec 56,2 % des voix, contre Henrique Salas Römer (39,9 %). 1999 (janvier-juin) En février, Hugo Chávez prête serment sur la charte constitutionnelle de 1961 qu’il qualifie de « moribonde ». Émission du décret qui établit la réalisation d’un réfé­ rendum pour convoquer une Assemblée constituante dont le projet politique est « une démocratie participative ». Mise en œuvre du programme social militaire Plan Bolívar 2000. Le 25 avril se déroule le référendum visant à convoquer l’Assem­ blée constituante. 92 % des votants ­l’approuvent (33,6 % de l’électorat s’est déplacé contre 60,9 % d’abstention). 1999 (juillet-décembre) En juillet sont élus les membres de ­l’Assemblée constituante. Le 25 juillet, c’est le triomphe électoral du « pôle patrio­ tique » qui obtient 121 des 131 sièges de l’Assemblée. Seuls 24 des 131 sont élus au niveau national. Le 15 décembre se

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 260 29/01/2018 17:20:53 ANNEXE 261 tiennent les élections référendaires qui approuvent la nouvelle Constitution à 71 % (contre 28 % de « non » et 54 % d’absten­ tion). Avec cette approbation, la nation change de dénomination et devient doréna­ vant « République bolivarienne du Vene­ zuela ». Le 15 décembre, des coulées de boue affectent l’État de Vargas et l’aire métropolitaine de Caracas, occasionnant environ 1 000 morts et 150 000 déplacés. La catastrophe est nommée La Tragedia. 2000 Des « méga » élections, annoncées en principe pour mai et visant la réélection de tous les pouvoirs publics, ont lieu en juillet dans le cadre de la nouvelle Constitution. Chávez est réélu président. En décembre, ont lieu les premières mani­ festations de l’opposition contre le « Décret 1.011 », qui revendiquent la liberté d’éducation contre un projet de « supervision idéologique » dans l’éduca­ tion. 2001 Tournée euro-asiatique du Président Chávez. Le 25 août Fidel Castro visite le Venezuela. Le 1er novembre, l’Assemblée nationale octroie les pleins pouvoirs au Président pour édicter quarante-­neuf décrets-lois, dont celui nommé « Loi des terres ». Le 1er décembre, Victor Cruz Weffer, général de l’armée de terre et directeur du Plan Bolívar 2000, est mis en cause pour détournement de fonds. 2002 Le 12 février, la monnaie connaît une dévaluation de 30 % en un mois. Deux pronunciamientos militaires se produisent. Grève des cadres de l’industrie pétrolière. Le 11 avril 2002, coup d’État manqué. Le Président Chávez reprend le pouvoir 48 heures après. En octobre, des militaires

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 261 29/01/2018 17:20:53 262 LES TEMPS MODERNES ayant participé au coup d’État manqué d’avril effectuent des pronunciamientos successifs et occupent la place Altamira de Caracas. Installation d’une « table de négociations » sous la tutelle de l’OEA (Organisation des États américains) pour entamer un dialogue démocratique entre le gouvernement et l’opposition. En décembre 2002, début du « gran paro petrolero » (la grève générale du pétrole). 2003 Janvier : la grève générale continue. La popularité du gouvernement descend pour la première fois à moins de 40 %. Plus de 7 000 petites et moyennes entreprises font faillite. La grève dure soixante-trois jours. Le gouvernement crée les « missions », programmes d’assistance sociale d’ur­ gence. L’opposition rassemble le nombre de signatures nécessaires pour demander un référendum­ révocatoire. Les homicides passent à 11 037 par an. 2004 Février : l’opposition organise des émeutes appelées guarimbas, des barrages violents empêchant la libre circulation dans les principales villes du pays. Le 15 août se tient le référendum révoca­ toire. Chávez triomphe. L’opposition conteste les résultats. Le Centre Carter et l’OEA approuvent les résultats. Meurt dans un attentat à la bombe l’avocat Danilo Anderson, chargé par le ministère Public de l’investigation sur le coup d’État manqué du 11 avril 2002. Création de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA). 2005 Élections législatives (Assemblée natio­ nale) où la coalition gouvernementale obtient la majorité absolue. L’opposition décide de ne pas participer à ces comices

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 262 29/01/2018 17:20:53 ANNEXE 263 par manque de confiance dans le Conseil national électoral. L’abstention est de 75 %. Création de Petrocaribe. Forum mondial social de Porto Alegre. 2006 Lors des élections présidentielles de début décembre, Hugo Chávez est élu avec 63 % des voix pour la période 2007-2013. Il promet d’instaurer le « socialisme du xxie siècle » dans le pays. Création du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV). Discours devant l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, où Chávez qualifie George W. Bush de « diable ». 2007 Référendum sur la réforme constitution­ nelle, première déroute électorale de Chávez. La proposition­ de la réélection indéfinie du premier mandataire est rejetée avec 50,7 % des voix. Pékin prête au Venezuela plus de 50 mil­ liards de dollars à travers le Fonds conjoint sino-­vénézuélien. 2008 Expulsion de l’ambassadeur des États- Unis à Caracas. Fin novembre, élections régionales. La coalition gouvernementale emporte dix-­ huit États et ­l’opposition cinq. 2009 Référendum sur l’amendement constitu­ tionnel où est voté pour la seconde fois la réélection indéfinie. Chávez l’emporte. 2010 Juste avant les élections législatives, l’Assem­blée nationale à majorité « cha­ viste » octroie à Chávez les pleins pou­ voirs pour gouverner par décrets pendant dix-huit mois. Élections des membres de l’Assemblée nationale jusqu’à 2016. Le parti de Chávez

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 263 29/01/2018 17:20:53 264 LES TEMPS MODERNES triomphe, mais n’obtient pas les deux tiers nécessaires pour approuver des lois sans ­l’accord de l’opposition. Renouvellement du prêt chinois dans le cadre du Fonds grand volume à longue échéance (« Fondo Gran Volumen y Largo Plazo ») pour un montant de 20 milliards de dollars. La durée du prêt s’étale sur vingt ans. 2011 La presse affirme qu’Hugo Chávez est atteint d’un cancer. 2012 En juillet Hugo Chávez est opéré pour la ­deuxième fois d’une tumeur dans la zone ­pelvienne. 25 août, catastrophe de la raffinerie d’Amuay. L’explosion fait cinquante morts et marque la médiatisation de la crise pro­ fonde qui affecte l’industrie pétrolière nationale. Le 7 octobre, Hugo Chávez est réélu avec 54,4 % des voix face à Henrique Capriles Radonski. Chávez part à Cuba pour se soigner le 10 décembre. L’incertitude règne car l’investiture­ était fixée pour le 10 janvier 2013. 2013 Le 9 janvier 2013 le Tribunal suprême de ­justice déclare que Chávez peut prêter ser­ ment plus tard. Mort d’Hugo Chávez à Caracas le 5 mars. Le 14 avril Nicolás Maduro, désigné par Hugo Chávez comme son successeur, gagne de peu les élections face à Henrique Capriles Radonski, avec une différence de 1,49 % des voix. 2014 Le 9 janvier un leader du mouvement étu­ diant, Héctor Briceño, est assassiné à Mérida dans le cadre des protestations. Le 1er février Leopoldo López, leader du parti

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 264 29/01/2018 17:20:53 ANNEXE 265 politique Voluntad popular (Vonté popu­ laire), et María Corina Machado appellent à une mobilisation dans les rues du pays, nommée « la Salida ». Les manifestations des étudiants enflamment le pays, en parti­ culier dans les États de Tachira et Mérida. Le 12 février a lieu une grande manifesta­ tion et Maduro affirme que ces mobilisa­ tions font partie d’un plan de déstabilisation et d’un coup les États. Ces protestations continuent pendant tout le mois de février et le nombre de morts violentes augmen­ tent, notamment parmi les étudiants : Bassil Da Costa, Génesis Carmona, parmi d’autres. La mobilisation se répand ­pendant le mois de mars dans des nombreuses villes du pays. La violence génère des situations confuses et des morts. Maduro accuse les maires d’opposition de promouvoir la vio­ lence. Leopoldo López est arrêté et empri­ sonné le 18 février. Les « colectivos », escadrons de la mort à la solde du gouver­ nement, agissent de manière très violente pendant tout le mois de mars. 2015 Mise en place, par le gouvernement de Nicolás Maduro, des opérations militari­ sées de sécurité dans le but de faire face au problème de la criminalité, les Opérations pour la libération du peuple (OLP). En 2016 les assassinats commis par les agents des forces de l’ordre ont augmenté de 163 %. La répression augmente exponen­ tiellement. Le 7 décembre l’opposition au gouvernement de Maduro obtient une vic­ toire considérable lors des élections légis­ latives. Avant la prise de pouvoir de la nouvelle assemblée, les parlementaires de la période précédente désignent les magis­ trats. C’est le début d’un conflit virulent

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 265 29/01/2018 17:20:53 266 LES TEMPS MODERNES entre les pouvoirs publics, qui débouchera en 2017 sur l’inhabilitation de l’Assem­ blée par l’Exécutif, les parlementaires étant accusés d’« outrage ». En mars Barack Obama, président des États-Unis, signe un ordre où il désigne le Venezuela comme une menace à la sécurité nationale et sanctionne des fonctionnaires du gou­ vernement vénézuélien, auteurs de viola­ tions graves des droits de l’homme. Cela se traduira également dans des restrictions des visas états-uniens octroyés aux fonc­ tionnaires. 2016 Lech Walesa et Óscar Arias, deux prix Nobel de la paix, demandent la libération de Leopoldo López devant l’Assemblée nationale à Caracas. 2017 En mars 2017, l’immunité parlementaire des députés vénézuéliens est sévèrement limitée. Le 31 mars Luisa Ortega Díaz, procureure générale de la République boli­ varienne, manifeste sa préoccupation à l’égard des décisions du gouvernement de Maduro et prend des distances ; c’est un coup dur pour le parti au pouvoir. Des inti­ midations, incarcérations et mesures répressives se multiplient à l’égard des opposants. Le gouvernement de Donald Trump interdit les transactions financières concernant les bons du Trésor vénézuélien et de PDVSA (compagnie pétrolière de l’État vénézuélien).

NOTULE SUR L’ORGANISATION ADMINISTRATIVE ET POLITIQUE DU VENEZUELA

Le Venezuela est un État fédéral qui comprend vingt-trois États, un district métropolitain et des territoires insulaires ;

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 266 29/01/2018 17:20:53 ANNEXE 267 l’autorité des États dépend d’un gouverneur élu tous les quatre ans, et d’un Conseil législatif ; celle du district métropolitain dépend d’un maire élu tous les quatre ans. Dans les municipalités, l’autorité dépend du maire élu tous les quatre ans à la majorité absolue, et d’un conseil municipal. La population est de 31,5 millions d’habitants. La densité de la population est de 35 habitants/km2.

NOTE SUR LES CONTRIBUTEURS – Paula Vásquez Lezama, sociologue et anthropologue – Paula Cadenas, écrivain, spécialiste en études hispano-américaines – Margarita López Maya, historienne vénézuélienne résidant à Caracas – Edgardo Lander, sociologue et membre du Forum social mondial – Edagardo García Larralde, biologiste et géographe, membre de la Living Earth Foundation – Pedro Nikken, juriste, ex-président de la Cour interaméricaine des droits de l’homme – Alejandro Martínez Ubieda, politologue et directeur des relations inter­ nationales de l’Assemblée nationale vénézuélienne – Luis Gómez Calcaño, sociologue, spécialiste des mouvements sociaux – Héctor Torres, écrivain et éditeur – Rafael Sánchez, sociologue et anthropologue – Cantaura La Cruz, anthropologue – Emiliano Terán Mantovani, sociologue et militant écologiste – José Manuel Puente, économiste – Frédérique Langue, historienne, travaille sur l’histoire sociale, cultu­ relle et politique du Venezuela – Angelina Jaffé Carbonell, juriste, activiste dans le domaine des droits de l’homme, spécialiste en droit international et justice transitionnelle – Ana Teresa Torres, écrivain – Gisela Kozak-Rovero, romancière et essayiste vénézuélienne résidant au Mexique

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 267 29/01/2018 17:20:53 Arnaud Desplechin

LES QUATRE SŒURS LUMIÈRE, EDISON

Cher Claude,

Ça y est, j’ai enfin vu Les Quatre Sœurs, sur un écran de cinéma ! Ainsi les visages de tes quatre sœurs étaient plus grands que moi ; tapi dans mon fauteuil, j’étais protégé par l’obscurité de la salle, le choc pouvait être entier. Il le fut. C’est absolument sublime. Ces quatre films sont absolument sublimes. Il me sera impossible ici de décrire la profondeur du choc. C’est trop tôt pour moi. Et il y a un paradoxe vertigineux entre l’apparente simplicité, ou frontalité de ces quatre portraits, qui vient me désarmer, et les complexités au cœur desquelles tu nous plonges quatre fois. D’abord — d’où l’intitulé de ce courrier —, c’est du cinéma, du cinéma entier, pur. Me voilà par deux fois désarmé : par l’évi- dence des films, et par leur profondeur. Ils travaillent en moi. Évidence, et puissance. La caméra se tient devant chaque femme, et les visages resplendissent, scintillent dans la salle, le miracle photographique se produit. Je veux dire par là : est-ce que je me tenais lors de ces projections devant la vie même ou rencontrais-je des fantômes, comme dans ces rêves rares et heu- reux où ceux qui nous manquent viennent nous visiter ? Oui, nous nous tenons devant la vie, comme seul le cinéma le permet. Mais aussi devant des couches de temps, de mémoire.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 268 29/01/2018 17:20:53 LES QUATRE SŒURS 269 Ces femmes furent filmées il y a quelques décennies, dans les années 70, le grain de la pellicule en témoigne. C’est une première couche de temps. Ta tendresse, ta droiture, l’acuité de ton écoute, ton savoir, la fraternité que tu sembles éprouver quatre fois, bref tout Claude Lanzmann fait de ce temps, le temps de la prise de vue, un temps qui console. Chaque femme traverse une solitude extrême. Le titre les réunit et nous déchire le cœur. Tu sais être, tu deviens chaque fois... un frère. Elles sont bien tes sœurs, nous les reconnaissons. À ton invitation, chacune plonge dans les temps terribles de la destruction des Juifs d’Europe. C’est un deuxième temps qui vient nous brûler. Et ces films sont mis en scène, agencés, montés (le montage est magnifique !), et projetés aujourd’hui. Et c’est un troisième temps inquiet.

Ruth, Paula, Ada et Hanna ne sont plus. Nous les regardons aujourd’hui ; hier elles nous parlaient d’un temps — hors temps, celui de la destruction. Saurons-nous, à ta suite, les reconnaître comme nos sœurs ? Que faire de leur souvenir ? Nous ne cessons de les oublier, avec culpabilité, nous ne ces- sons de nous souvenir, avec douleur. Le cinéma nous permet de vivre avec elles, encore. Miracle photographique, frontalité, donc les Lumière. Et le son, Edison : voix, vent (au bord de l’eau avec Paula Biren), musique (l’accordéon de Ruth Elias), les travaux à côté (chez Ada Lichtman), ta voix à toi, chercheur infatigable, mais j’y reviendrai. Le cinéma est né muet, il rêvait nos vies, et il fut un art entier. Mais il est arrivé mieux encore : le son a libéré le cinéma, lui a permis de réparer nos vies. Ces voix sont un enchantement. Quatre purs fragments de temps, que le cinéma muet ne savait pas encore offrir. C’est quoi le cinéma aujourd’hui ? Placer une caméra devant un autre être humain, dans le même temps enregistrer sa voix, et nous restituer par l’art du montage le temps qui s’échappait.

Les frères Lumière filmèrent d’abord des lieux — ceci, c’est une partie de Shoah ou de Sobibor. Mais la caméra sert avant tout à

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 269 29/01/2018 17:20:53 270 LES TEMPS MODERNES filmer des visages. Et quand la voix nous arrive, la pure présence a lieu. Il y a un tel art du gros plan dans tes quatre films. Je me sou- viens de Dominique Païni parlant de toi et de Bergman et de votre rapport au temps, aux strates de temps, lors de la première rétros- pective Lanzmann à Chaillot. Païni évoquait sûrement Les Fraises sauvages. Moi, cette semaine, je regardais tes films, et je pensais aux visages de femmes chez Ingmar Bergman.

Le Serment d’Hippocrate : l’histoire de Ruth Élias est au-delà de tout. C’est un vertige, comme le coiffeur Abraham Bomba. Je ne croyais pas vivre à nouveau un tel vertige. C’est indicible, et pourtant tu mets des mots sur cet indicible. Tu t’y acharnes, avec âpreté ou pudeur. Et cela sauve. Survivre à une telle horreur, je ne sais plus comment on fait cela. On s’accroche à la corde que le médecin lui montre à l’hô- pital, et plutôt que se pendre, on s’y accroche pour remonter la pente ? Ruth à la fin du film nous offre l’éloge de cette patrie, Israël. Son enfant devait mourir sur ses seins bandés ; plus tard, elle inventait un pays qui puisse l’accueillir enfin. Et l’accordéon me rappelait les chansons de Pourquoi Israël. La musique, donc la vie, donc la joie, avant tout, à travers tout. Je voulais aussi t’écrire combien j’aime les plans de toi écoutant. Le premier des volets de ta tétralogie s’ouvre même sur ton visage, qui écoute. C’est par toi que nous entrons dans le film. Je sais que tu reproches, à Un vivant qui passe, le contre- champ de toi qui arrive vers la fin. Moi, je le trouvais parfait. Et ce film m’a marqué à vie. Il y a un retrait, une pudeur, une attention dans ces plans d’écoute qui me bouleversent. Au-delà de l’artifice du montage, ces plans disent une vérité essentielle : c’est parce que tu t’es tenu à cette place-là, celle du cinéaste, soit la place la plus humble qui soit, étrangement, que nous pouvons à ta suite écouter ce récit fou. L’inscription de ton corps dans chacun de tes films a toujours été fondamentale. Cette fois-ci, elle l’est encore.

Baluty, avec Paula Biren, l’Américaine. Il y a une danse entre vous qui est merveilleuse. Et il ne s’agit pas d’une séduction. Un homme se tient en face d’une femme et lui dit qu’il veut la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 270 29/01/2018 17:20:53 LES QUATRE SŒURS 271 déstabiliser — je ne me souviens plus du mot anglais que tu lui lances. To make you nervous, je crois ? La femme sourit. Oui, elle est nerveuse. Sait-elle quelque chose de son charme ? Je le crois. Derrière elle, la mer ; passe un paquebot. Elle porte une robe, beige dans mon souvenir. Et de très belles boucles d’oreilles. Elle parle de Lodz. De l’arrivée des Allemands. Puis vous marchez sur le rivage, elle s’arrête... Quand nous vous retrouvons, Paula porte un chemisier d’un rouge éclatant. Elle est maquillée légèrement, mais son visage nous semble plus dur cette fois. Nous allons apprendre comment elle a fait face à une culpabi- lité que les hommes-policiers du ghetto n’auront jamais surmontée. Je crois que tu te défies des parallèles psychanalytiques. Mais j’ai pensé ceci en sortant de la salle : que Paula Biren avait un savoir immense, et très singulier. Pas du tout le savoir de l’ana- lyste. Mais le savoir de l’analysant. Celle ou celui qui sait qu’il faut déposer ses mots chez autrui pour entendre enfin sa propre voix, sans s’infliger une cruauté inutile. Elle te dit, et cela m’a renversé, comment quelques années plus tôt elle n’aurait rien pu te dire. Il y a ce match magnifique, où tu lui proposes de parler des hommes de la police du ghetto, et elle refuse... Elle ne parlera pas pour autrui, que pour elle-même. Ces silences sont d’une force rare. Paula Biren te raconte qu’elle a dû apprendre, qu’« on » lui a appris à ne plus se blâmer. Qui est ce « on » ? Un analyste ? Je n’y crois pas, mais la vie est parfois étrange. Une ou un camarade passé par des épreuves proches ? C’est plus probable. Elle a déposé ses mots chez autrui. Et maintenant, ses mots à elle sont siens. Elle sait quelque chose d’elle-même, ce savoir est une lumière. Sa force et sa fragilité me font l’aimer au-delà de ce que je pourrais t’écrire.

La Puce joyeuse : le film s’ouvre sur les poupées empilées sur une table et Ada Lichtman a traversé la terreur. Enfance/terreur. Une terreur absolue. À peine le film commencé, tous les hommes fusillés, disposés en une étrange figure géométrique, et le sang de son père qui vient tacher Ada. Les corps sur une charrette, que les Polonais dépouillent. Puis, le ghetto, puis les hommes brûlés vifs dans la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 271 29/01/2018 17:20:53 272 LES TEMPS MODERNES synagogue sous les yeux d’Ada. Les trains, avec ces couples de vieillards et de jeunes femmes que l’on fait danser nus dans un wagon hideux. L’arrivée à Sobibor, où Wagner la sélectionne. Elle nettoiera les sols, lavera le linge et habillera des poupées pour les enfants nazis... Chaque instant de cette non-vie, Ada ne doutait pas de sa mort prochaine, mais elle ne savait comment elle serait frappée. Alors, elle vivait. Un jour de plus, une heure de plus, une seconde de plus... Récit de terreur pure : la crêpe qu’on lui a offerte et qu’elle doit cracher avant l’arrivée de Wagner. Qui l’emmène. Pour la mort ? Non, pour l’esclavage, encore. Mais la mort doit lui arriver. Et il faudra la révolte insensée de Yehuda Lerner, Léon Feldhendler et Alexander Petcherski pour la sauver. Et cette révolte appartient à un autre film... J’écris ici pour me souvenir de chaque film. Les scènes s’écou- laient devant mes yeux sidérés, et déjà elles s’enfuient. Je reste devant mon clavier, mémoire tendue, pour en sauver les détails. Je veux me souvenir du visage de l’époux aux côtés d’Ada. Bouche pincée. J’apprendrai qu’il était cordonnier à Sobibor. Le même atelier que celui de Lerner ? L’homme semble un bloc de pierre. Ada, parle, parle encore, habille une poupée, et puis une autre encore, quand l’homme se tait. Enfin, l’homme parle un peu, à peine. Sa voix atteste de ceci : tout le temps du film, il était une présence absolue au côté de son épouse. Il l’écoute depuis le souvenir des camps de la mort, quand, moi, j’écoute Ada de mon siège de spectateur. Le gouffre entre ces deux écoutes est béant. Entre les époux, une expérience, qui ne connaît pas de mesure, est partagée. Moi, je ne sais être qu’un témoin impuissant. Il me faudra inventer le témoin que le film m’invite à devenir. Quelle sorte de témoin serai-je ? L’époux aux côtés d’Ada n’est pas un témoin. Chaque seconde de son silence, de son écoute, est un hurlement. L’homme veille Ada. Qui protège qui ? Je ne sais plus. Enfin : c’est impensable d’avoir fait ces poupées. « C’est impensable d’être dans un camp de la mort et de subir tout ça. » Le film se termine sur ce coup de poing. Des quatre films, La Puce joyeuse est le plus court. Et tout le film est un coup de poing.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 272 29/01/2018 17:20:53 LES QUATRE SŒURS 273

L’Arche de Noé : Hanna Marton, les larmes du fantôme. Alors que Lanzmann tutoyait Ada, il voussoie Hanna. Le cinéaste parle français. Nous devinons que Hanna l’entend, mais ses réponses sont en hébreu (bis repetita : mais que les films sont bien montés !). Très vite, nous repérons le carnet noir dans les mains de Hanna. Elle s’y accroche. Très vite, nous apprendrons la mort de son mari, la caméra panote sur la photo en noir et blanc du défunt, qui surplombe Hanna et Lanzmann. Très vite, les larmes montent aux yeux de Hanna quand est évoqué le souvenir du mari. C’est un veuvage récent. D’abord, une larme qu’accompagne un sourire si doux. Et puis, nous entrons dans l’histoire folle du convoi Kasztner... Souvent Hanna s’accrochera au carnet pour vérifier les dates, les chiffres. Dévotion de l’épouse ? Je ne le crois pas. La fin du film nous l’apprendra : Hanna souffre toujours du miracle véné- neux qui l’a sauvée de la mort. Son mari n’en souffrait pas ; il était « fataliste ». Elle ne l’est pas. La femme et l’homme dissemblaient. Pas d’amour fusionnel ici, l’amour entier suffira. Son mari lui manque, alors elle s’accroche au carnet, à la mémoire du défunt, pour combler ce manque. Sa famille lui manque, la Hongrie lui manque — « la plus belle avenue d’Europe » —, tous les Juifs exterminés, hongrois ou non, lui manquent. Elle est entourée de morts, n’en finit pas depuis ce convoi de ne pas comprendre pourquoi elle est en vie. Lorsqu’elle perd son mari, cette dernière perte est de trop. Lui reste le carnet du docteur Marton. Elle s’y accroche tant elle doute de sa propre vie maintenant. Ça a l’air abstrait, alors j’illustre. Est venu me frapper l’un des premiers jump cuts du film : il me semble que c’est après que Hanna nous ait dit, parlant de sa famille : « Je suis la seule survivante. » Ou était-ce avant que la phrase ne vienne nous frapper ? « La seule survivante »... Les larmes lui montent aux yeux pour la deuxième fois du film. Dans la coupe, Hanna s’est re-saisie, et reprend le fil du récit. Ce raccord m’a tué. Il m’a plongé dans l’hallucination. Je le jure, quand Hanna a dit cette phrase, j’ai halluciné ceci : c’est comme si Hanna m’avait dit « c’est moi qui suis morte, j’étais un fantôme. Quand ma famille est morte, c’est moi qui suis morte ».

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 273 29/01/2018 17:20:53 274 LES TEMPS MODERNES C’est ainsi que j’ai entendu cette phrase. C’est ainsi que je l’ai entendue dans le montage que j’ai vu. Quand tous ceux que je connais ont disparu, c’est tellement fou que je sois là, que ce doit être moi l’erreur. Ce doit être moi le fan- tôme, et eux continuent à vivre, ailleurs. Et vers la fin du film, en 1968, ce retour à Cluj qu’elle vomit maintenant : « J’étais un fantôme, je voulais m’enfuir de cette ville fantôme. » Seule survivante, elle est devenue fantôme de son vivant. Elle veille sur son salon vide, elle le hante, sous le regard vif du mari mort... Elle ne sait plus qui vit et qui est mort. Les larmes ne cessent de lui venir aux yeux. Les vraies larmes, pas celles d’une quelconque maladie. C’est le dernier des quatre films. Les larmes montent en moi maintenant. Je te bénis d’avoir ajouté le carton qui clôt L’Arche de Noé. Dans la pénombre, la lueur du dernier carton, je reprends mon souffle, chasse le désespoir. Et je commence à apprendre.

... Voilà, mon courrier de ce soir se termine. Quatre fois le miracle photographique, la présence, le cinéma ont eu lieu. Je me suis tenu devant tes films. Je les aime. Ma vie est meil- leure d’être un de tes spectateurs. À toi,

Arnaud Desplechin

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 274 29/01/2018 17:20:53 Micheline B. Servin

QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ?

Bien que notre époque soit à la mondialisation, les spectacles en provenance de pays de l’Amérique centrale demeurent inconnus sur les scènes françaises, ceux de l’Amérique du Sud rares. Pour la première fois en France le Teatro Niño Proletario, une compagnie fondée, à Santiago du Chili en 2005, par un collectif d’artistes attentifs aux fractures sociales et aux démunis qui en résultent. Pour leurs trois premières créations, après avoir circonscrit un sujet, ils avaient effectué des enquêtes de terrain, ferments d’improvisation des acteurs, ensuite mises en forme afin d’une « réflexion poétique incarnée 1 ». Pour la quatrième, en 2012, un livre fut le déclencheur. El Otro, inspiré de El Infarto del alma de Paz Erráguriz et Diamela Eltit, mise en scène de Luis Guenel, théâtre de la Ville à l’Espace Pierre Cardin/ Festival d’Automne. Paz Erráguriz a consacré son activité de photographe aux mar- ginaux, aux oubliés depuis son exclusion de l’Éducation nationale en 1973, quand la junte militaire porta Pinochet au pouvoir 2. En 1992, elle fut autorisée à entrer en relation avec les personnes internées dans l’hôpital psychiatrique de Putaendo et à les photo- graphier (quelques clichés sont exposés dans le petit hall de

1. Les citations sont extraites du programme dit « la bible », sauf mention particulière. 2. À l’occasion de la rétrospective que lui consacrèrent les Ren- contres d’Arles, en 2017, Paz Erráguziz accorda un entretien au cours duquel elle expose son parcours (http://lemagazine.jeudepaume. org/2017/07/errazuriz-une-poetique-de-lhumain/).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 275 29/01/2018 17:20:53 276 LES TEMPS MODERNES l’espace Cardin ; en émane une profonde humanité, la sensation d’un dialogue des regards). Sur plusieurs photographies, Diamela Eltit écrivit des poèmes en prose. Ensemble, elles publièrent El Infarto del alma (« La Fracture de l’âme »). Après s’être accordés pour une adaptation scénique, les membres du Teatro Niño Proletario engagèrent trois actrices et quatre acteurs, tous diffé- rents d’âge, de taille (l’un très grand et l’autre très petit). Ils sont allés dans l’hôpital de Puntaendo. « Nous y avons trouvé de quoi enrichir notre création, mais l’expérience fut également violente, directe, viscérale bien des fois », confie le metteur en scène. Sur la scène, rien n’indique un hôpital psychiatrique. Un espace vide entre les murs noirs, une lumière naturelle et le silence. Des phrases du texte de Diamela Eltit sont projetées par moments sur le mur du lointain, traduites en français (Christilla Vasserot) : « As-tu vu mon visage dans tes rêves ? » ; « Je pourrais avouer à cet instant / que quand je te vois ainsi, lointain / J’aimerais que la terre t’aveugle » ; « Tu n’imagines pas la vie avec la voix / d’un ange qui passe son temps à te maudire / et qui te dis que tu ne seras pas / que tu ne seras pas... / que tu ne serais pas aimé » ; « Jamais je ne t’ai plus accompagnée / que depuis que j’habite ton image » ; « Je marche comme si / je ne marchais pas », « Je vis comme si la vie / ne m’appartenait pas ». Elles pourraient être les pensées ou les causes de la mise à l’écart des personnes dont les vêtements usagés et dépareillés témoignent de leur pauvreté. Pas de fable, des segments. Des dérapages de situations banales, des attitudes et des gestes incongrus, des interruptions brusques, des récurrences. Une familiarité insolite. Une dame âgée s’assoit sur la chaise en retrait, sort des pelotes de laine d’un sac, lance devant elle un sachet en plastique froissé, son animal de compagnie attaché à une ficelle qu’elle tient. Un homme, arpenteur entêté d’un espace invisible, marche en mesurant son pas, la longueur de son bras tendu, puis gribouille des chiffres et graphiques énigmatiques sur le mur. Une jeune femme multiplie les gestes pour attirer son attention, se glisse entre le mur et ce corps qu’elle veut embrasser ; il la rejette puis la relève comme si un autre avait commis la brutalité, une relation nouée de la répétition d’unions et de séparations. L’homme très petit se déplace avec un seau d’aluminium, sort sa langue et l’agite nerveusement quand quelque chose ou quelqu’un le trouble, ricane, regard narquois vers la salle ; il a un compagnon privilégié, le très grand, leur entente est d’élans maladroits et de rejets, une

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 276 29/01/2018 17:20:53 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 277 jeune femme en quête de présence peut s’y immiscer, le grand, trop pataud et pathétique en échec du désir. Un homme âgé s’ins- talle à la grande table, méticuleusement met son couvert sur une serviette qu’il déplace en s’éloignant à toute approche. Au lointain, les deux jeunes femmes se dénudent, joyeuses sous l’eau de la douche ; une serviette tendue, rejetée avec colère, puis l’entraide à se sécher, se revêtir. L’individualiste sort en courant, revient avec des verres et couverts en plastique ; après maintes hésitations à choisir près de qui s’assoir, une tablée animée se constitue. Des personnes incapables de conduites d’action. Leurs moments de vie, leurs regards, attitudes, comportements et les rythmes expriment des pulsions violentes, une solitude chaotique, un désir d’amour rongé d’inquiétude et d’égocentrisme, une détresse calme ou tour- mentée. Les acteurs d’une justesse poignante et d’un respect sans écart offrent la rencontre de fracturés de l’âme, chacun singulier. Un acte poétique d’une prégnance émouvante qui, en donnant à ressentir l’humanité d’une communauté d’autres, perturbe les idées convenues sur l’altérité et la peur que celle-ci peut inspirer, ins- tillée par l’idéologie normative, ce retour d’un hygiénisme fondé sur des découvertes scientifiques au xixe siècle, dont semblent être oubliées les amples conséquences particulièrement funestes sous le nazisme. El otro ne cède pas à la sublimation, il met en lumière l’humain en l’autre, si humain que l’acteur le conçoit.

« Année France-Colombie 2017 » étant, le Mapa Teatro dont le Festival d’Avignon 2012 avait programmé Los Santos ­inocentos, le premier volet de son triptyque Anatomia de la violencia en Colombia, a présenté le dernier au théâtre de la Ville-Abbesses dans le cadre du Festival d’Automne : La Despedida conception et mise en scène de Heidi et Rolf Abderhalden. La sœur et le frère qui possèdent la double nationalité suisse et colombienne ont implanté le Mapa Teatro, qu’ils avaient fondé à Paris en 1984, à Bogota par la suite. « Depuis les années 1990, nous avons adopté des tactiques de travail, dans l’écriture et la mise en scène de nos pièces, qui pourraient relever d’une anthro­ pologie visuelle désordonnée ou d’une capricieuse ethnologie expérimentale », et concernant La Despedida, « nous l’avons créée au beau milieu des discussions et des accords de paix en Colombie », expose Rolf Abderhalden. Sans plus de précisions

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 277 29/01/2018 17:20:53 278 LES TEMPS MODERNES (début des négociations en 2012 entre les représentants des Forces armées révolutionnaires-Armée du peuple et ceux de la République dominicaine ; signature des Accords de paix, en 2016, par Rodrigo Londoño, commandant en chef des FARC et Juan Manuel Santos, président de la République), et sans rappels de l’histoire (révoltes des paysans spoliés de leur terre et exploités contre les puissants propriétaires des haciendas à partir des années 1930, formation des FARC trente ans plus tard, guérilla révolutionnaire, la guerre civile, rôle des paramilitaires d’extrême droite, de pays communistes d’un côté, des États-Unis de l’autre). Au demeurant, inutiles, la présentation s’oublie dans la performance. D’entre deux des pans qui masquent le décor, se glisse Rolf Abderhalden. Il explique qu’ayant appris que l’armée faisait du théâtre dans un ancien camp des FARC, intrigué, il écrivit une lettre au chef d’état-major des Forces armées afin de lui demander l’autorisation de le filmer. Du temps passa, puis il reçut une réponse positive alors que la compagnie était en tournée. Les six partenaires de Rolf Abderhalden, l’ayant rejoint sur scène, il les présente ; sa sœur (ce qu’il ne précise pas, mais c’est connu), une actrice chanteuse allemande, trois acteurs, dont un militaire, un accordéoniste ex-FARC. Les pans étant écartés, paraît un décor constitué de trois aires quelque peu surélevées et accolées : celle à cour entourée des rideaux blancs semi-transparents, au centre une autre envahie de grosses plantes vertes qui débordent de celle à jardin et dans lesquelles se niche l’accordéoniste. Dans cet espace encombré qui puise au film d’animation et à la vitrine de grands magasins, à cour, est suspendu un récepteur de télévision sur lequel se voient quelques extraits des vues documentaires : des images du premier reportage sur les FARC (des hommes en treillis et armés) pour la télévision française en 1965, de brèves prises de parole de ­commandants des FARC, Manuel Marulanda, Mono Jojoy, ensuite du « théâtre » dans El Borugo (l’ancien camp dans la Macarena) : des soldats endossant les tenues de combattants des FARC, un jeune entraîné de force vers une cabane (un enlèvement), une femme assise sur un banc, les poignets dans une chaîne, de longs cheveux noirs masquant son visage de profil, (Ingrid Betancourt fut détenue dans ce camp). L’absence de vues de spectateurs dans ce théâtre conçu par l’armée amalgame des bribes de documents de la réalité et de la fiction sur les FARC, filmée par le Mapa teatro. En réalité, à l’origine de La Despedida un article de 2015 sur le

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 278 29/01/2018 17:20:53 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 279 « Museo de la memoria 3 », dont le théâtre constitue l’un des pans, organisé par l’armée sur le site du camp des FARC qu’elle avait détruit en 2010, puis reconstruit et nommé El Borugo (nom d’un rongeur commun dans cette région). En conclusion, le journaliste s’interrogeait si, après la guerre des armes, ne s’ouvrait pas la guerre des mémoires. Le Mapa teatro se tait sur ce sujet, capital, se contentant du théâtre des militaires. Après la prestation du présentateur, comme à la télévision, des saynètes disparates, visuelles et ponctuées de morceaux à l’accor- déon bienvenus. Derrière les rideaux blancs, deux personnages aux corpulences exagérées, toutes de gris et blancs: Che Guevara et Castro disputent une partie d’échecs ; une tricherie, les pièces volent de l’échiquier. Sur l’aire centrale, une animation : des corps massifs recouverts de feuilles mortes portent des têtes d’apparence pier- reuse, les traits accusés en noir, Marx, Mao (un petit Livre rouge sur sa poitrine), Lénine, Che Guevara (des comédiens se devinent à l’intérieur de ces mannequins) vers qui, sortant de la jungle en plas- tique (symbole des FARC ?), un monstrueux animal (un borugo, symbole des guérilleros ?) se dirige. Les pans du début se referment. La chanteuse en écarte deux, paraît vêtue d’une robe de cabaret populaire, gouailleuse, entonne des chants (« Je suis rebelle parce que le monde m’a ainsi faite... » et autres du même genre), étran- gère à la guerre menée par les FARC. L’oubli du thème annoncé s’achève dans la suite et fin : la diffusion sur le récepteur de télévi- sion d’un extrait de l’émission au sujet de l’erreur d’attribution du titre de miss Univers à miss Colombie en 2015. Une musique à l’accordéon, vive et mélancolique, clôt la performance. Despedida, l’adieu. À quoi ? La guerre intérieure en Colombie ? Elle est esquivée, de même que le théâtre dans un ancien camp des FARC. Au communisme ? Le tableau des figures convenues et fabriquées à dessein d’effets, le plus marquant, incite à le supposer. En feignant d’aborder des informations et des problématiques d’importance majeure, cette performance pseudo-postdramatique snobinarde­ les

3. Les vestiges du camp attirait des visiteurs, le maire de la ville proche eut l’idée d’exploiter la situation, l’armée prit l’affaire en main, le « Musée de la mémoire » est très fréquenté par les touristes, à la satisfac- tion des autorités locales ; un site de présentation-promotion est consul- table sur internet.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 279 29/01/2018 17:20:53 280 LES TEMPS MODERNES désignifie, dérive vers l’amusement et les futilités pour les recouvrir et tenir une heure et quart.

Des scientifiques de toutes les disciplines, des philosophes, des économistes alertent sur les conséquences inquiétantes des poli- tiques néo-libérales. « Cela fait des années que nous voyons qu’il y a quelque chose qui déraille, sans vraiment comprendre — ou plutôt nous comprenons vaguement et nous nous en contentons ; nous nous faisons une vague idée des choses d’après des explica- tions médiatisées qui sont d’emblée orientées », constate Maguy Marin. Elle ne s’en contente pas. Elle rappelle des évidences. Ce qui advient n’est pas vraiment nouveau : les capitalistes, la corrup- tion et l’argent, et les travailleurs forces de production. Deux mille dix sept, conception et chorégraphie de Maguy Marin, Maison des arts de Créteil/Festival d’automne. Une création dont la radicalité et l’esthétique captivent ses deux heures durant. Une succession de tableaux entrecoupés de noirs pendant lesquels la musique électro-acoustique assure la continuité, à l’instar de celle du processus économique qu’elle évoque. Un univers sonore à une intensité frôlant l’assourdissant, pris dans un rythme de roulements permanents, et en lequel fusionnent l’industrie et la ville, à l’occasion des voix de discours politiques s’entendent. Une vraie musique et accordée au propos, composée et interprétée en direct par Charlie Aubry. Sur l’aire scénique noire, fermée à mi-hauteur par un mur d’apparence métallique, entrent par un côté les cinq danseuses vêtues de robes, jupes et corsages colorés, et les quatre danseurs, en chemise blanche et pantalon noir, des gens du peuple d’un passé proche qui dansent vers l’autre côté, par où ils sortent. Une allègre farandole rythmée, d’un pas ­complexe (celle de BiT, une chorégra- phie précédente). Un changement de costumes reflète celui de la classe sociale des personnages. Les femmes aux gestes affectés, les hommes distants, aux sourires de façade, ils se croisent, s’offrent des cadeaux dans des sacs d’emballage de marques de luxe (Hermès, Vuitton, Versace, etc.) et se passent subrepticement des postiches, nez, dentiers, perruques, qu’ils se posent de même, se transformant imperceptiblement en créatures grotesques parées d’accessoires ridicules (une petite voiture en guise de chaussure à un pied pour les hommes, un petit yacht ou une maison sur le cha- peau des femmes). Une caricature moqueuse d’un microcosme de

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 280 29/01/2018 17:20:53 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 281 riches. Des attitudes et des gestes précis et éloquents, également dans les situations brèves qui se jouent en des points précis laté- raux du lointain. Le fonctionnement capitaliste. Au jardin, en rang d’oignons, trois dictateurs au poitrail médaillé, un yankee les sur- plombe et leur donne des billets en un large geste répété. Leur succède un petit groupe d’hommes vêtus d’un strict costume foncé en conciliabule. La lumière baisse d’intensité. Montrer le travail qui ne l’est jamais. À cour, deux paysans vêtus de tissus blancs, agenouillés de dos, jettent par-dessus leur épaule de l’herbe ; un homme se dresse devant eux, ils accélèrent la cadence, la ralen- tissent après son départ. Puis des ouvriers de chantier, dissimulés sous des vêtements et un casque orange, s’alignent le long du bord latéral cour de la scène. En gestes identiques simultanés, ils sou- lèvent des poutres parallélépipédiques noires, hautes d’environ un mètre et similaires, posent ensuite une jambe dans le creux laissé et, en claudiquant et répétant le même acte, ils poursuivent jusqu’à jardin où ils sortent. Au lointain, d’un côté un boxeur s’entraîne ; de l’autre une secrétaire à une table, un homme debout la tance. Sur les poutres, un homme interrompt une femme vêtue d’un tablier qui coupe un légume, lui montre comment faire, elle baisse la tête et s’exécute. Des employées vêtues de blouses blanches, de dos, l’homme, de face, les admoneste. L’autorité d’une cheffe sur une travailleuse. Entre des poutres, une femme de dos dénudée, victime d’une violence sexuelle. Un cadre en costume noir télé- phone à grands pas. D’autres à tête de chien-loup s’élancent de cour à jardin, passent entre les poutres dressées, à l’affût de proies. Les ouvriers de chantier reviennent, répliquent le même mouve- ment pour lever d’autres poutres. Répétition de ce labeur, jusqu’à ce que toutes, qui constituaient un plateau, soient dressées (une astucieuse scénographie à jouer et contribuant au sens, d’Alain Chavignon). Image de stèles, maintenant blanches, sur lesquelles se lisent (difficilement) des noms de pays et des prénoms qui y sont fréquents. Les accessoires paraissent comme par magie : un grand drapeau anglais recouvre les stèles, en sort au lointain un homme, grimé et coiffé d’une perruque noire, en attitude injonc- tive. Des femmes et des hommes en vêtements du commun marchent sur le symbole de l’économie thatchérienne et le font ainsi disparaître. Un drapeau américain puis un suisse, la politique monétaire et les banques, flottent au lointain. Les gens reviennent, effectuent des allers et retours afin de porter les poutres au lointain,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 281 29/01/2018 17:20:53 282 LES TEMPS MODERNES leur labeur élève un mur ; sur chacune des quelque trois cents stèles, maintenant à l’apparence de gigantesques linguaux clairs, le nom d’une famille écrit ; le mur des trois cents plus riches du monde (dont Dassault, Pinault, Bettencourt). Le profit produit par les travailleuses infantilisées, contraintes à l’obéissance, et des tra- vailleurs anonymes réduits à leur force de production (un licencié aurait pu figurer. Chacun des membres de la troupe (Ulises Alvarez, Laura Frigato, Françoise Leick, Louise Mariotte, Mayalen Otondo, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcela Sepulveda, Adolfo Vargas) accomplit une prouesse, danseurs aux attitudes et gestes d’une par- faite exactitude, et acteurs, sans texte, changeant de rôles et de costumes. Évidemment, Maguy Marin et son équipe s’engagent ensemble, prennent parti en attention des travailleurs, osent revenir aux fondamentaux de manière à rappeler opportunément un fonc- tionnement économique basique. À l’encontre du spectacle de diversion, une œuvre cohérente, d’une esthétique puissante, brutale et impressionnante, à l’aune de l’oppression subie par les indi- vidus, impuissants, aliénés, qui ne dansent plus la farandole de la cohésion et de la lutte.

Retour à l’altérité, si l’on considère la parole comme une norme. La lutte des personnes sourdes, pour ne plus être considé- rées handicapées à soigner, a été longue et âpre et n’est pas ter- minée. Elles possèdent une langue par signes, une culture conjoin- tement à la culture commune. Quoi de plus commun que le chant et la chanson ? Des paroles, de la musique. L’interprétation ne se réduit pas à l’oralité et à la sonorité. Un spectacle musical de chan- signe l’a prouvé : Dévaste-moi, mise en scène de Johanny Bert, l’IVT 4.

4. L’International Visual Theatre fut la première compagnie profes- sionnelle de comédiens, fondée par le comédien sourd américain, Alfredo Corrado, et le metteur en scène français, Fean Grémion, en 1976. Après des pérégrinations et des revendications, depuis 2004 elle dispose d’un lieu rue Chaptal, que dirige Emmanuelle Laborit. Il comprend, en autres, une salle de spectacles en langue des signes et pouvant inclure la langue parlée, ouvert à tous les arts de la scène destinés aux enfants et aux adultes, à tous les publics, sourds et entendants. Par ailleurs, L’IVT dis- pense l’enseignement de la langue des signes, de la culture sourde, orga- nise des stages de danse et de théâtre, édite des livres.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 282 29/01/2018 17:20:53 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 283 Le spectacle a été conçu avec et pour Emmanuelle Laborit. Elle en a choisi le titre, celui de l’une des trois chansons de Brigitte Fontaine qu’elle interprète avec vingt et une autres, du répertoire classique, de la variété, de la pop-rock, accompagnée par le Delano Orchestra, cinq musiciens (clavier, violoncelle, d’un côté de la scène ; batterie, guitare, trompette de l’autre). Elle ne les entend pas, elle se cale sur leurs gestes, ils jouent en la regardant. De nom- breux changements de costumes, décalés de la représentation de la femme sur scène. Dans une robe moulante rouge qui la recouvre entièrement, elle interprète Carmen lascive et impétueuse (L’amour est un oiseau rebelle), le visage découvert Traviata mélancolique, puis The man I love. Des chansons par et pour des femmes, égale- ment d’hommes parlant des femmes. Elle s’empare de visions convenues, leur adjoint sa touche personnelle. Fais-moi mal Johnny de BorisVian et Dévaste-moi, ces clichés encore prégnants, dont elle se moque à la fin. Provocante et provocatrice, elle aborde le corps féminin, le vieillissement et la ménopause (l’infidélité au tampon). Elle refuse l’hypocrisie, revendique la liberté de rompre une relation, affronte la solitude et l’attente d’une rencontre. Assumer des vécus de la féminité à divers âges et situations, avec complicité, causticité, et la singularité de la surdité. Un jour mon prince viendra, qui ne lui évoque rien parce qu’il s’agit d’une bluette et qu’elle ne peut entendre les oiseaux chanter. Au contraire de Malaxe d’Alain Bashung. Les chansons, connues et méconnues, racontent des histoires entre lesquelles elle parle directement de sa vie de femme sourde, de mère, d’amante, les épreuves surmontées, son exclusion de toute sonorité, dont celle de la musique. Elle écrit dans l’espace les paroles projetées sur le mur, en une chorégraphie digitale picturale. Son corps danse, le batteur intensifie son jeu afin qu’elle ressente les vibrations. Micro en main, son souffle, modulé en rythme, chante, Une femme et des hommes, image d’enlace- ment amoureux avec un musicien, puis au centre de tous l’entou- rant, boys d’un show à la blague. Après qu’elle leur a laissé la scène le temps d’un morceau, en rockeuse Madame rêve d’Alain Bashung, en star pop Masturbation blues, la gouaille cafardeuse. Femme multiple, d’une liberté corruptrice des tabous, Emmanuelle Laborit, dont le corps et le visage d’intense expressivité sont la voix singulière qui se ressent, s’entend, transporte ainsi que tout chant habité. Et la musique est bonne. Pour spectateurs sourds et entendants, la ligne de l’IVT.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 283 29/01/2018 17:20:53 284 LES TEMPS MODERNES

La dévastation de stéréotypes... Titans, conception, mise en scène et décor d’Euripides Laskaridis, théâtre de la Ville/Abbesses. Sur la scène, un chaos et deux Titans inconnus d’Hésiode, sortis de l’imaginaire d’Euripides Laskaridis, Athénien dans le monde actuel, dans la Grèce où les diktats économiques ont des consé- quences dramatiques sur une grande partie de la population : jeunes, retraités, travailleurs dont les droits ont été défaits, égale- ment sur les artistes. Son spectacle est de coût faible (de l’imagina- tion, du savoir de la scène et des accessoires de coût modique). Le chaos qu’il invente gît au creux de la faille de la société de consom- mation. À cour, l’atelier du titan (Dimitris Mastsoukas), visage masqué et corps dans une combinaison d’ouvrier noire, un sculp- teur qui échoue à faire quoi que ce soit des fines plaques de polystyrène appuyées contre le mur. La titane est une bizarre créa- ture : une tête ovoïde et un nez exagérément en trompette, une per- ruque verte sur la tête, un corps recouvert d’un collant rose intégral affichant un ventre protubérant, vêtue d’une robe pailletée vert, non fermée dans le dos, chaussée d’escarpins à petits talons. Une caricature starlette bécasse de magazine à la mode rétro, qu’Euri- pides Laskaridis joue avec un humour rieur. Elle pousse des cris et gesticule d’effroi quand, passant près de la table à repasser, le fer émet un jet de vapeur, elle arrose une plante fleurie en plastique avec application, va et vient, invente n’importe quoi pour rompre son ennui. Elle grimpe sur une échelle pour épousseter le vide et frôle la chute, retourne le siège, équipé de néons, de la balançoire, joue à éclairer la rampe, puis le remet en place et se balance. Surtout elle veut attirer l’attention du titan énigmatique, fait des mines enjôleuses en brisant des bouts de la plaque de polystyrène sur laquelle il travaillait, les mâche, dégoûtée les crache. La force de l’habitude peut-être, il se fait le complice impassible de son rêve : il active un émetteur de fumée, prend en main des projec- teurs, tandis qu’elle ôte sa perruque, montrant son crâne difforme, glabre, recouvert de caoutchouc, passe derrière des formes allon- gées de longues tiges de raphia, revient en enfilant une robe et fait un show dérisoire. Auteur et metteur en scène, Euripides Laskaridis recourt au grotesque, invente un théâtre en rupture des conventions et un univers dont la fantasmagorie expose la monstruosité de la vie ordinaire actuelle, de l’envahissement de la publicité, des

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 284 29/01/2018 17:20:53 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 285 programmes abêtissants de la télévision, des magazines illustrés, qualifiés féminins, qui façonnent les esprits. Sa titane en est imbibée. Il rompt le jeu, le regard moqueur vers la salle, le person- nage fabriqué, avoué. Interprète élégant, au jeu d’humeurs variées, il lui prête une drôlerie tout en la plaçant au bord du vide. Avec le titan, elle forme le couple de deux solitudes et d’échecs conjoints. Si n’étaient l’humour, l’inventivité frôlant le délire, que sou- tiennent les musiques, ce serait effrayant. Demeure un désespoir avec panache.

Un saut en Égypte, avant les manifestations de janvier-­ février 2011. Avant la révolution, texte et mise en scène d’Ahmed El Attar, le Tarmac. Le spectacle a été créé en octobre 2017, au théâtre Rawabat, au Caire. Dans le noir, des bruits de pas résonnent, semblent se rapprocher, puis la lumière éclaire abruptement. Le dispositif ­scénique précise un univers carcéral : une surface rectangulaire exiguë, présentant des rangées de clous cuivrés de part et d’autre d’un chemin lisse. Là se tiennent droits, immobiles, de face, vêtus de blanc, un identique pantalon retenu par des bretelles rouges, une chemise pour lui, Ramsi Lehner, un tee-shirt à manches longues, pour elle, les cheveux longs d’un côté, Nanda Mohammad. Le texte alterne deux sortes de récits répartis entre les deux comédiens afin de dialogues, d’énumérations, de commentaires croisés. D’une part, à la façon d’un conte, des épisodes de la vie quotidienne du peuple : les femmes élèvent les enfants, ont la charge de la maison, l’argent manque, le mari cherche du boulot, les couples se déchirent, elles subissent le joug des hommes partout, au travail (les pensées et les émotions d’une secrétaire violentée sexuellement par un supérieur). D’autre part, des bulletins d’informations, puisés dans la presse ou rédigés comme tels, relatant un accident de train et un naufrage de bateau provoquant des centaines de morts et classé sans suite, un attentat devant un hôtel fréquenté par des touristes grecs mais supposés juifs, un autre dans une église, des « Égyptiens furent tués », des assassinats, des disparitions, l’attentat contre l’écrivain Naguib Mahfouz, et l’échange entre un enquêteur et l’auteur de l’acte criminel : « Pourquoi ? — Parce que c’est un apostat. — Comment le savez-vous ? Avez-vous lu ses livres ? — Je ne sais pas lire ni écrire, mais on me l’a dit », des affaires de

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 285 29/01/2018 17:20:53 286 LES TEMPS MODERNES corruption vite oubliées, de brefs extraits de déclarations de poli- tiques, que contredisent les faits, ou d’imams rappelant « le devoir de soumission », incitant à punir les apostats, les mécréants, une prière diffusée. Ils en chantent une avec la neutralité de la contrainte. En continu, une musique électronique (Hassan Khan), diffusée à une intensité excessive ; « pour faire ressentir l’oppres- sion », dit le metteur en scène. Selon moi, elle gêne l’écoute des nuances de leurs voix (en arabe, surtitrage en français) dans un dit monotone laissant entendre l’indignation, la peur, le dégoût, le refus, qui causèrent le soulèvement populaire et la chute d’Hosni Moubarak. La révolution ne fut pas. Ahmed El Attar regarde le passé dans ce spectacle évidemment d’une portée différente en Égypte et en France, où il offre matière à complaire les spectateurs ignorants et vouant un culte à la révolution. Il avait présenté The last Supper au Festival d’Avignon 2015, il devrait figurer au pro- gramme de celui de 2018.

Quand la couleur de la peau précise davantage le sens d’un spectacle que le topo qui le précède : Tapis rouge, chorégraphie et interprétation de Nadia Beugré, Ateliers de Paris-Carolyn Carlson/Festival d’Automne. Nadia Beugré, qui fut l’une des cofondatrices avec Béatrice Kombé de la célèbre compagnie féminine de danse contemporaine ivoirienne Tché-Tché (aigle en langue bete), explique avoir voulu montrer ce que cache le tapis rouge que foulent les vedettes. Elle parle du labeur dans les maigres mines d’or du Burkina Faso, de l’exploitation des enfants dans les plantations de cacaotiers en Côte d’Ivoire, aujourd’hui. Or en couverture de la « bible », une photo- graphie en couleurs du spectacle montre un Blanc vêtu d’un short noir, les pieds dans des godillots délacés, dans la position militaire « Repos », une guitare en guise de fusil au bout de son bras tendu vers le sol. Une image du colonialisme, les Indépendances en Afrique de l’Ouest datent des années 1960. Sur la scène, à cour, un grand cube de plastique semi-­transparent dont le sol de latérite déborde devant en une nappe et un monticule, des cordages de bateau partent du haut de la salle et finissent enroulés au fond de l’aire de jeu, où Nadia Beugré et le danseur Adonis Nebié s’échauffent. Dans le cube, un Noir façonne des boules de terre ; au centre, le Blanc de la photographie, assis, sa guitare électrique à portée de main, Seb Martel, compositeur de la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 286 29/01/2018 17:20:53 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 287 musique (électronique, avec sons de guitare stridents, sans plus, et incluant quelques effluves musicales traditionnelles) et comédien. Le spectacle progresse par juxtaposition de situations. Nadia Beugré, danseuse puissante, déterre en longs gestes des poupées de chiffon du monticule de latérite, puis les charge sur ses épaules, va les déposer en avant-scène au centre. Elle enroule une longue corde autour de son bassin, la passe entre ses cuisses ; image d’une guer- rière. Seb Martel rampe vers le cube en poussant sa guitare, puis lance des godillots à l’intérieur ; l’allusion militaire se précise. Adonis Nebié passe parmi les spectateurs en donnant des tablettes, en répétant « c’est du chocolat noir, bon pour le cœur », puis des- cend entre les fauteuils en se tenant à la corde sur la scène ; il invite une spectatrice à danser dans le cube où il la laisse en plan (elle regagnera sa place en catimini). Il effectue un virtuose solo de hip-hop. Nadia Beugré va chercher le militaire, le place devant le cube, elle derrière lui immobile puis le dénude (en Afrique, le dés- honneur). Après plusieurs secondes, il remet son short noir puis obéit aux exercices militaires banals qu’elle lui indique, jusqu’à épuisement. Avec le danseur, elle effectue une danse contempo- raine africaine. Une performance mal fabriquée de symboles gros- siers. Nadia Beugré met en jeu des Africains se moquant des spec- tateurs et manipulant des Blancs, plus que tous, le militaire punk soumis à sa férule vengeresse, peut-être des cadavres d’enfants. Vengeance ! L’attitude qui détourne d’une réalité : les Africains sont fort capables de tuer des Africains et de les exploiter (les exemples abondent). Le recours facile au « pas nous, les autres, les Blancs, les coupables ». Applaudissements nourris, des spectateurs debout, en grosse majorité blancs. Un exemple de cette « tyranie de la pénitence » qu’a pointée Pascal Bruckner ? Je le pense, le spectacle est médiocre.

À la création, le spectacle a fait un tabac, ovationné dans la salle, louangé dans la presse, un délire. En origine directe la ren- contre de Wajdi Mouawad et de l’historienne américaine Natalie Zemon Davis. Elle lui fit connaître Hassan al-Wazzan, enlevé par des pirates siciliens, au retour de La Mecque (1513), converti forcé au catholicisme, Jean-Léon de Médicis dit Léon l’Africain, dont elle lui raconta la légende de l’oiseau amphibie. L’origine plus pro- fonde se comprend dans les dernières phrases de Wajdi Mouawad : « J’ai eu envie d’écrire et d’aimer les personnages de Tous des

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 287 29/01/2018 17:20:53 288 LES TEMPS MODERNES oiseaux, ceux d’une famille israélienne, des Juifs, ceux-là, juste- ment, que, durant des années, enfant, on m’a appris à haïr. [..] c’est aussi cela le rôle du théâtre : aller vers l’ennemi, à l’encontre de sa tribu. » Il est né au Liban, en 1968, dans une famille chrétienne maronite qui, en 1978, s’exila afin de fuir la guerre civile. Un pas- sage par la France, l’installation au Canada. Acteur, metteur en scène et écrivain de pièces dramatiques et de romans prolixes, peintre, directeur de théâtres, au Canada, connu dans l’Hexagone à partir de 1999 (Littoral, programmée au Festival d’Avignon). Sur proposition de la ministre de la Culture, Audrey Azoulay, il est nommé directeur du théâtre national La Colline (Paris), en avril 2016. Il y crée : Tous des oiseaux 5, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad. Il a écrit le texte et les surtitrages en français, la représentation se joue en anglais, hébreu, arabe et allemand, selon les person- nages. Il insiste sur son choix des comédiens et comédiennes 6 par- lant les langues des personnages et « qui partagent avec moi la même histoire d’une région qui se déchire ». La représentation dure quatre heures, entracte non compris. Un verbe d’une opulence bavarde, luxuriante, en arabesques, aphoristique (« Ne rien jeter trop vite contre le mur de la connaissance » ; « Un chagrin, ça attend patiemment son heure »), des dialogues diversifiés, des réparties efficaces et des diatribes emportées. Un théâtre dont l’épure de la scénographie (des changements de position de pan- neaux blancs et ocre clair et quelques accessoires en suggestion de lieux) et la fluidité de la mise en scène favorisent le dérouler en quatre chapitres, chacun chapeauté d’un intertitre comprenant le mot oiseau, le dernier « L’oiseau amphibie », bien que la chute de la légende et la fin du spectacle se contredisent. Seul le premier précisément situé : sur le mur du lointain, la projection d’une vidéo d’une salle de bibliothèque cossue, à New York. Dans ce virtuel, la réalité de grandes tables. Un jeune homme, vêtu d’un jeans et d’un tee-shirt, s’ingénie à attirer l’atten- tion d’une jeune fille, aux longs cheveux noirs, vêtue d’une seyante

5. Publication annoncée depuis l’été, puis repoussée à mars 2018, au éditions Actes Sud, son éditeur en France ; ma demande d’accès aux surti- trages, un usage courant, a essuyé un refus. 6. Leurs biographies professionnelles et « identitaires » figurent dans le livret de salle, d’où les citations de Wajdi Mouawad sont extraites.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 288 29/01/2018 17:20:53 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 289 robe rouge, qui étudie un vieux livre, écrit sur son ordinateur ­portable. Ils conversent en anglais. Wahida travaille à une thèse sur Hassan al-Wazzan, Eitan, étudie la génétique (l’ADN, les ­quarante-six chromosomes). Tandis que les panneaux s’écartent, une musique techno retentit, ils dansent. Le coup de foudre. Ils partent pour Jérusalem où Eitan rencontre Leah, sa grand-mère paternelle dont il attend des éclaircissements sur son propre père, ce fils qui semble l’avoir rayée de sa vie ; elle se tait. Sur la route vers la Jordanie, à un check-point, il passe sans problème (sous-entendu, il est juif), mais est blessé dans un attentat qui interrompt la fouille au corps, après un interrogatoire, qu’une sol- date inflige à Wahida. Eitan dans le coma, elle à son chevet. Entrent Leah qui la soutient, puis David et Norah, les parents d’Eitan, distants envers elle, et Etgar, le grand-père, divorcé de Leah amène. Eitan sort du lit, et tous, plus un rabbin, réunis à la table de Pessah. Violente altercation entre David, soutenu par Norah, et Eitan à cause de Wahida. Eitan glisse les couverts de David dans un sachet de plastique et ceux de ses grands-parents dans un autre. Il explique à Wahida vouloir identifier leur ADN et ainsi élucider le mystère familial. Elle s’en va. À sa famille réunie, Eitan annonce que David n’est pas le fils de Leah ni d’Etgar. Ce dernier avoue que peu après la guerre des Six-Jours (1967, pas mentionné), lors d’une opération militaire dans un village arabe, il découvrit un bébé caché dans un carton dans une maison détruite, le prit (aménagement du ressort dramatique connu de l’enfant trouvé ou échangé, utile dans la pièce. Cependant l’enfant est arabe, un soldat israélien l’a volé, une ouverture potentielle à ­l’antienne judéophobe du Juif voleur d’enfant) et revint avec lui à Jérusalem, où Leah parvint à le déclarer comme leur enfant. Découvrant son origine David est terrassé par une crise d’épi- lepsie. Wahida, qui a appris sa mort, vient saluer et informer que, étant allée de « l’autre côté du mur » et s’y être sentie à sa place, elle a décidé d’y retourner. En image finale : les panneaux écartés, au lointain, face au fond bleu sombre, Wahida et Eitan, immobiles au même niveau, éloignés l’un de l’autre. Hassan al-Wazzan (Jalal Altawil) passe à deux ou trois reprises pour dire quelques phrases en faveur de la conciliation, en vain. Dans cette fable dramatique d’un romanesque échevelé, aux rebondissements artificiels, des insertions. Deux comiques s’inter- calent, chacune à un moment crucial ; le repas de Pessah puis la

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 289 29/01/2018 17:20:54 290 LES TEMPS MODERNES révélation de l’origine de David : Norah, avocate, reçoit un appel d’un peintre qu’elle défend car l’exposition de ses tableaux réa- lisés avec son sperme provoque un scandale, puis un second parce qu’il craint que ne soit mis au jour l’utilisation d’autres spermes que le sien (les ADN) ; les rires fusent. Une autre éro- tique : en effectuant la fouille au corps, la beauté de Wahida trouble la jeune soldate qui se colle contre elle, puis part en cou- rant ; la dénudée reste cheveux sur les seins, mains croisées sur le pubis (un long plan fixe, exposition d’un corps féminin superbe). Une autre encore, nullement anecdotique : Leah et Etgar entendent un flash d’information sur le massacre de Sabra et Chatila, juste- ment dit perpétré par les milices chrétiennes, mais alors que le camp de réfugiés palestiniens est « sous la surveillance de l’armée israélienne » (en fait, elle se trouvait à proximité) ; la mise en scène lui adjoint la diffusion à très forte intensité de hur- lements de femmes, de cris d’enfants, de bruits de brutalité (effet terrifiant garanti), Etgar (? ; les prénoms non indiqués dans les surtitrages) commente : « Nous leur infligeons ce que nous avons subi. » « Nous » ? L’armée israélienne n’a pas participé au mas- sacre ; en revanche cette accusation, issue des « Palestiniens », est connue. Pourquoi cette impressionnante scène anachronique, puisqu’en 1982 Etgar vivait en Allemagne avec David depuis une dizaine d’années, d’après les filaments de souvenirs de petite enfance de ce dernier ? Impossible de ne pas spéculer que la raison en est la mise en accusation des Israéliens, et elle conforte les anti-Israéliens et antisémites qui divulguent et exploitent le mensonge et braillent « Israéliens nazis », « Mort aux Juifs ». Des personnages adroitement choisis, toutefois d’une diversité de densité et d’importance significative. Wahida (Souheila Yacoub, altière et comédienne ardente), questionnée par David sur son ori- gine, répond : « Je suis arabe », puis précise : « Je suis née dans le Haut-Atlas » (sans un mot sur ses parents), et, étant allée de l’autre côté du mur, annonce qu’elle y retourne parce que « les filles m’ont appelée sœur. Les mères m’ont appelée fille » ; alors elle a aban- donné sa robe rouge pour un jean et une chemise, ne porte pas de foulard, a effectué son aller et retour aisément, semble-t-il. Wahada était prête à entrer dans une famille juive, a veillé Eitan, avec qui elle avait prévu d’aller à La Mecque, pour sa thèse, en passant par

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 290 29/01/2018 17:20:54 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 291 la Jordanie 7 ; bref les Arabes, eux, sont bienveillants, accueil- lants, etc. Wahida l’Arabe et les Juifs. Les Israéliens, non prépon- dérants, quasiment sans biographie. Leah n’en a pas (depuis quand vit-elle à Jérusalem ? toujours ?), grand-mère rugueuse, soutenant Wahida la prévenant contre les parents de son petit-fils, mère blessée qui ne dit mot sur sa volonté de divorcer et d’éloigner son mari et David, aimé comme un fils (Leora Rivlin, dont l’interpré- tation pallie l’écriture faible du personnage). Etgar (Rafael Tabor, comédien au jeu fin, trop jeune pour le rôle), né en Allemagne (sans lieu, date, etc.), « rescapé des camps » (ne pas oublier la Shoah, toutefois avec l’emploi du mot confusant, voire révision- niste, « rescapé », et non pas « survivant », qui correspond à la destruction programmée des Juifs), sans biographie (son arrivée en Israël où il a été soldat, son retour en RFA, et non pas Allemagne si on se réfère aux âges, qui peinait à affronter son passé nazi et n’accueillait pas les Juifs à bras ouverts). Le rabbin falot et le médecin (Victor de Oliveira). La jeune soldate (Darya Sheizaf, de rude assurance ou de sensibilité et de timidité) rejoint Wahida dans sa chambre d’hôtel, s’excuse de son écart (la fouille muant en atteinte sexuelle), lui rend son passeport (elle l’avait gardé dans l’affolement de l’attentat) et lui demande de passer la nuit à côté d’elle au motif du couvre-feu ; une explication douteuse, mais l’image d’elles deux assises côte à côte et se tenant par la main, amies. Les Israéliens, peu ou prou, acceptent Wahida ; toutefois, les grands-parents­ ne plaident pas pour l’amour des deux jeunes gens. Au contraire des parents d’Eitan, des Allemands juifs, per- sonnages à la biographie quelque peu détaillée, viscéralement racistes. Norah (Judith Rosmair au jeu aigu, drôle ou agressif), avocate acerbe, née de parents communistes en RDA, n’ayant découvert sa judéité qu’après son installation en RFA (aucune datation, cependant les âges, etc.), au nom de quoi elle répète les arguments de son époux. David (Raphael Weinstock, de solide stature, qui joue progressivement avec une outrance confinant à l’hystérie), homme hautain et autoritaire, féroce défenseur de la

7. Un bobard : ils n’auraient jamais obtenu un visa de l’Arabie saoudite à cause du visa israélien sur leurs passeports, de leur séjour en Israël, par surcroît des prénom et nom juifs du jeune homme (cf. entre autres, l’interdiction récente à des sportifs, joueurs d’échecs israéliens de participer à des épreuves internationales à Ryad).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 291 29/01/2018 17:20:54 292 LES TEMPS MODERNES judéité qui accuse Eitan de le trahir en aimant « une Arabe », de trahir son peuple dont les Allemands ont œuvré à la disparition, comme maintenant les Arabes (sans référence à des faits histo- riques 8). Ces deux personnages synthétisent des stéréotypes favo- rables à l’antisémitisme de gauche. Eitan (heureusement incarné par Jérémie Galiana, juvénile, impétueux ou pondéré) s’oppose à son père (le différend classique entre père et fils), néanmoins il n’envisage pas la rupture d’avec ses parents et ne tente pas de retenir Wahida. Leur histoire d’amour ne se vit que dans le premier tableau, encore qu’avec des ellipses. L’AVC mortel du père et la fin rapide de la pièce esquivent les répercussions de dévoilement de l’origine de ce dernier pour Norah, qui rejette les Arabes, pour Eitan, éventuellement pour Wahida. Wajdi Mouawad affirme l’im- possibilité entre une Arabe et un Juif (métaphoriques) à cause de deux Juifs, encore que les autres ne les contrent pas radicalement. Ainsi qu’il l’a formulé, il va « vers l’ennemi », les Juifs qu’on lui a appris à haïr. Il dit vouloir aimer les personnages qui les repré- sentent. Un écrivain peut aimer ses ennemis en ceux-ci, puisque, par leur truchement, il exprime ses pensées et, en l’occurrence, leur transfère la haine qu’on lui a inculquée. La pièce et les jeux des parents convoquent le conflit moyen-oriental, ce sujet passionnel de la gauche et de l’extrême gauche anti-israéliennes-antisémites, la sensibilité de beaucoup de spectateurs (leurs réactions durant le spectacle, des mots que j’entendis « Il [Wajdi] Mouawad] ose dire »), des critiques ont même inventé Wahida « palestinienne », ce dont il se garde. En tout cas, dans l’enthousiasme, par ailleurs comptent la fable fertile en rebondissements et en drames et coups de théâtre, l’histoire d’un amour impossible, celle d’une famille déchirée, des situations émotionnelles (le goût du mélodrame et du feuilleton se ravive), l’écriture différant radicalement de la perte de langue et de souffle en expansion, la facture agréable du spectacle, les acteurs épatants, jusque dans les excès, dont Wajdi Mouawad a le goût, qui participent de sa manière de dire sans vraiment dire, visant le consensus.

8. Par exemple, sinon le statut de dhimmi des Juifs en pays musul- mans, du moins la quasi-disparition des Juifs des pays arabo-musulmans où ils vivaient depuis deux millénaires ou des siècles, la complicité de ces pays avec les nazis, les guerres depuis la fondation de l’État d’Israël, la non-reconnaissance de ce dernier.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 292 29/01/2018 17:20:54 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 293

Dans le cours de leur compagnonnage théâtral depuis plus de vingt-cinq ans en discontinu, l’un et l’autre menant par ailleurs ses propres projets, un metteur en scène a commandé un texte à un auteur. Ils envisagèrent une pièce sur le monde ouvrier, en ayant à l’esprit l’aventure de Lip (Besançon, 1973, la première autogestion ouvrière, depuis la Commune, quasiment un siècle auparavant). L’économie et le travail ont changé depuis. Ils sont arrivés à « ceux qui ne sont rien » (Emmanuel Macron). Jamais seul de Mohamed Rouabhi, mise en scène de Patrick Pineau, MC93. Une fresque en dix-neuf tableaux, une cinquantaine de person- nages, plus ou moins développés. Quinze actrices et acteurs, des membres de la troupe fondée sur la fidélité, les âgés, disons, et des jeunes qui les rejoignent pour l’occasion, d’origine diversifiée, comme à la périphérie des villes : Birane Ba, Nacima Bekhtaoui, Nicolas Bonnefoy, François Caron, Morgane Fourcault, Marc Jeancourt, Aline Le Berre, Elise Lhomeau, Nina Nkundwa, Fabien Orcier, Sylvie Orcier, Patrick Pineau en alternance avec Christophe Vandevelde, Mohamed Rouabhi, Valentino Sylva, Selim Zahrani. De nombreux changements de costumes réalistes aident à l’identi- fication des personnages. Des dialogues vifs, d’un parler ordinaire réécrit, des heurts cocasses, des envolées oniriques opportunes, cependant un peu longues, des allusions à des références connues et renversées. Un texte d’une littérature dramatique généreuse en laquelle Mohamed Rouabhi a mêlé la réalité et le conte 9. La scéno- graphie (Sylvie Orcier) revient au principe du décor de machinerie : des perches équipées de pans métalliques, ou le paraissant, de mi-hauteur, sur des profondeurs différentes, dont les descentes, les arrêts sur le sol et les montées créent des lieux, suggérés par une table, un canapé, un guéridon, et séparent les tableaux ; au lointain, quelques projections en couleurs de villes, de paysages, d’espaces de nulle part, de vidéo tendant vers l’onirisme (Fabien Luszezyszyn) et la musique (Nicolas Daussy) incluent le cinéma dans le théâtre. En premier tableau, devant le rideau de fer baissé, une rangée de chaises ordinaires en arc de cercle pour une rencontre associa- tive ; les jeunes parlent de leurs échecs à trouver un travail. Patrick,

9. Mohamed Rouabhi, Alan suivi de Jamais seul, Actes Sud-Papiers, 2017, également en livre numérique.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 293 29/01/2018 17:20:54 294 LES TEMPS MODERNES la cinquantaine, a été abandonné par sa femme, partie avec leurs deux filles, incapable de supporter ce qu’il est devenu, après avoir été licencié de l’usine où il travaillait depuis toujours. Bernard se souvient de cet épisode, car les ouvriers s’étaient tant battu contre la fermeture que personne n’avait voulu les embaucher après, raison pour laquelle, alors qu’un nouveau plan social s’annonce dans celle où il bosse, personne ne bouge. La juvénile Emilie, farfelue pour cause de déphasage psychique, qu’il a recueillie, vient le chercher. Sur un parking de supermarché, Colette et son mari Jules, chargés de sacs, se disputent, il part ; Jimmy et John, deux Noirs baraqués, s’étonnent de rencontrer une femme toute seule dans ce lieu sinistre, elle les invite à manger des pâtes chez elle, ils portent les sacs ; elle apprend qu’ils ne sont pas des balayeurs mais des universitaires craignant l’expulsion pour défaut de papiers, des savants sur la mythologie grecque de leur pays. D’autres éclats diffractés de la réalité : un retraité ou un chômeur, vêtu d’une tenue de footballeur, joue à l’entraîneur dans son garage ; un jeune vigile, noir, laisse sortir du supermarché un homme en chaise roulante accompagné de ses deux enfants. Un collègue, également noir, lui explique qu’il s’est fait duper, que les Gitans ont la main leste et qu’il ne faut pas hésiter à les fouiller ; sur un canapé, trois copines, deux aux rêveries de téléfilm, la troisième, enceinte, certaine d’attendre une fille à qui elle promet le bonheur. Une vieille sage-femme cherche désespéré- ment à faire des accouchements, des clochards entrent portant la jeune parturiente, elle met au monde une fille ; le petit groupe, famille éphémère, se réjouit (au lointain deux bras de terre ouverts sur la mer, les personnages en contre-jour, l’une des superbes images), un délirant annonce la venue du Christ dans l’indifférence, une sirène annonce les pompiers, l’un des présents file pour les ren- voyer. Ils sont humains et surprenants, las ou naïfs, ces exploités et déclassés, par qui s’esquisse la disparition du prolétariat dans une classe sociale défavorisée où les jeunes demeurent à la porte, et ceux, dont très peu est dit, saisis dans une marginalité gentillette ; elle comprend le cliché des Gitans voleurs mais oublie les jeunes trafiquants de haschisch. À la fois individualistes et généreux, les exclus composent une société bigarrée, rassurante et divertissante. Entre les tableaux où ils paraissent, s’intercalent les paliers de la relation, nouée dans le premier, entre les trois personnages, avant de se dérouler en continu : Patrick a invité Bernard et Emilie à vivre chez lui, il comprend que son ami est secrètement amoureux d’elle,

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 294 29/01/2018 17:20:54 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 295 envers qui il se comporte en père complice de ses lubies poétiques. Créatrice à sa façon, naïve à l’âme fracturée, elle vit à la fois dans le réel et dans son univers qu’hantent l’appréhension de la disparition et l’aspiration à la lumière. Ses pulsions la mènent vers Patrick, Bernard ravale sa tristesse et convainc son ami, dont il a perçu qu’il l’aime également, de ne pas s’encombrer de scrupules, puis s’ef- face. Dans le dernier tableau, Patrick et Emilie, couchés côte à côte dans un grand lit. Sur le lointain projection de leurs visages filmés. Elle parle de la vie, de la mort, des gens qui n’ont pas le temps du bonheur, étouffés par trop de choses. Prudemment ils se rap- prochent. Emilie termine ainsi sa dernière envolée verbale : « Ce qui va suivre est le moment le plus important du monde. Ce qui va suivre est le moment où chacun peut trouver l’endroit où dans la nuit [...] — Je t’aime Emilie. » Cet ultime échange, contrairement à la mode, dit la pudeur, l’espoir et l’amour. Patrick Pinaud respecte la lettre (trop, les monologues d’Emilie s’étirent) et l’esprit du texte, avec gros cœur et bras fraternels. Sous sa direction, les comédiens jouent dans un bel esprit de troupe et les personnages existent, jamais dramatiques, souvent cocasses. Le ton juste pour ce conte utopique. Le choix de la confiance aux humains, avec une candeur somme toute préférable au désabuse- ment, au dérisoire du néo-romantisme « adulescent » à la mode.

Tchekhov attire le public. Cependant la patte des metteurs en scène s’abat sur ses pièces. Après Les Trois Sœurs de Timofeï Kouliabine à l’Odéon-théâtre de l’Europe (cf. chronique no 696), dans ce même théâtre, la même pièce, si l’on s’en tient au titre sur les affiches, avec la photo de trois visages féminins. Dans le livret de salle, une expression éloquente : Les Trois Sœurs, « un spectacle de Simon Stone d’après Tchekhov ». Simon Stone, né à Bâle en 1984, réalisateur de film, acteur et metteur en scène australien, est la nouvelle coqueluche. Il a pré- senté au dernier Festival d’Avignon la pièce Ibsen Huis (cf. chro- nique no 695), qu’il avait créée aux Pays-Bas, et est artiste associé de l’Odéon-théâtre de l’Europe. Arguant que Tchekhov a indiqué inscrire ses pièces dans le présent, faisant fi que ce présent est notre passé, il a écrit sa version des Trois Sœurs située aujourd’hui en France. La scénographie reprend le principe de celle d’Ibsen

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 295 29/01/2018 17:20:54 296 LES TEMPS MODERNES Huis, qui avait tant séduit, à savoir une tournette et une maison (cette fois-ci à un étage), des fenêtres et des baies vitrées sur tous les côtés, qui permettent de voir des scènes à l’intérieur. La rési- dence secondaire de la famille composée d’Olga, Irina, Macha, André, le frère, et de Natacha, après qu’il l’a épousée, seuls pré- noms gardés. Pour les autres personnages, tous masculins, des changements de taille. Pas de militaires, des rajouts et des biogra- phies bidouillées : Alexandre pilote de ligne, Théodore, Victor et Herbert, ces trois-ci professeurs mais ils pourraient peindre des plumes, Roman un médecin à peine plus âgé qu’eux ; le générique se garde de définir les rôles. Une seule classe sociale et quasiment une tranche d’âge, des bobos. Actualisation ! Actualisation ! Partir pour Moscou, une idiotie, Berlin dépassé, les États-Unis, ça c’est l’avenir... Des copains se joignent à la famille pour l’anniversaire d’Irina. Ils boivent, s’es- claffent, hurlent, gesticulent. Théodore joue du piano, le voisin Alexandre est invité, il tape dans l’œil de Macha. André, pas mal imbibé, parle en termes alambiqués de son projet de programme informatique génial, une start-up. Il s’endettera puis hypothèquera la maison familiale que Natacha rachètera, son amant lui servant de prête-nom, elle divorcera et l’épousera. Macha devient la maîtresse d’Alexandre, mari d’une dépressive qui mettra le feu à leur maison, elle annoncera partir s’installer à Brooklyn où elle a une offre d’em- ploi dans un cabinet d’avocats. En réalité elle prévoit d’y vivre avec son amant ; il ne quittera pas sa femme et ses enfants. Olga lâche, à la fin, vivre avec une femme et son ami Herbert est un homosexuel amateur des dragues dures. Ces olibrius maladroitement fabriqués de ces clichés qui dépaysent les bourgeois, par surcroît les contentent en débitant des lieux communs sur les sujets communé- ment considérés incontournables (les terroristes, l’enseignement, les migrants), et en s’affichant désabusés des socialistes, en fait quasiment de tout, puisqu’Irina est revenue épuisée d’avoir assuré le standard d’une association à l’écoute des émigrés à Berlin et est dégoûtée, etc. Picoler, rigoler, se tirer un joint. Pour la mise en scène, façon télé-réalité, des circulations dans la maison, des jeux anecdotiques : Herbert et un pote qu’il a débauché sortent pour piquer le lac proche, rentrent trempés ; Macha se déculotte au cabinet, s’assied sur le siège pour penser ; Roman revient ivre et ensanglanté de s’être fait cogner, s’affale dans une salle de douches, puis se cache sous une couette ; André

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 296 29/01/2018 17:20:54 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 297 se cuit des hamburgers, etc. Des effets banals : un feu d’artifice en été, la neige à Noël (il faut déblayer le plateau, un entracte avec sortie obligatoire de la salle, des spectateurs choisissent la poudre d’escampette). Le pire est « l’écriture ». Des dialogues débités dans l’ensemble à toute vitesse, un dégoulinement de phrases creuses dans une langue débraillée et des expressions ordurières, parmi d’autres « se faire bourrer le cul », complétée de deux variantes et explications du même caniveau, et ne plus pouvoir s’assoir (le folklore ped’) ou, politique celle-ci, « ils [les socia- listes] ont sucé la bite du capitalisme » (des rires éclatent). L’aspiration à un changement de manière de vivre dans la pièce de Tchekhov passe à l’as, la complaisance règne, et « qui se sou- viendra de nous » n’a trait qu’aux ego désunis de ces trois sœurs. Le néo-réalisme vulgaire et le néo-libéralisme (l’individualisme, l’argent, Natacha travaille dans une banque, ruse et rachète la maison, aux USA), les comédiens (Jean-Baptiste Anoumon, Assaad Bouab, Eric Caravaca, Amira Casar, Servane Ducorps, Eloïse Mignon, Laurent Papot, Frédéric Pierrot, Céline Sallette, Assance Timbo Thibault Vinçon), de tenue variable, s’efforcent de crédibiliser des personnages, des fictions aux affects surjoués. En plus d’être un auteur à trois sous, un metteur en scène faiseur, un piètre directeur d’acteurs, Simon Stone serait-il raciste ? La distri- bution inclut des comédiens noirs au jeu maladroit. À cause de ce qu’ils sont conduits à dire et à jouer ? En effet, ce complément d’obole à la diversité est ambivalente : les deux jouent des person- nages peu fûtés et peu cultivés ; l’un est l’homosexuel dragueur déjanté au vocabulaire de pissotière, et l’autre le mari de Macha, auquel Simon Stone attribue de s’accuser de la stérilité de leur couple et de préciser : « C’est à cause de mes gènes » ; une asser- tion scientifiquement fausse, vraiment raciste. En unité de ce spec- tacle : la vilenie et le mépris des spectateurs déjà trompés par le titre et la publicité. Une cochonnerie plus politique qu’il n’y paraît : ça va mal, la rusée en affaires sort gagnante, c’est comme ça, buvons ! Que se passe-t-il en Europe pour que Simon Stone qui, selon moi, avait fait illusion avec Ibsen Huis, principalement grâce au décor et aux comédiens de haute volée du Toneelgroep Amsterdam au Festival d’Avignon (cf. TM, no 695), soit tant en vogue dans des théâtres réputés ? Il a été en résidence au théâtre de Bâle où il a créé, en allemand, ce très fâcheux produit, il répond à des commandes en Allemagne, aux Pays-Bas, et est artiste associé

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 297 29/01/2018 17:20:54 298 LES TEMPS MODERNES à l’Odéon-théâtre de l’Europe. Il n’est pas le seul dans ce genre : la négation du passé, la perte de culture et de langue, le mépris de la littérature et le spectacle de consommation. Dans quel dessein ?

Tchekhov en source d’inspiration du collectif nommé In Vitro, parce que la mise en scène s’élabore à partir d’improvisations des comédiens. Au moins, un titre inventé : Mélancolie(s), création et adaptation collective à partir des Trois Sœurs et d’Ivanov d’Anton Tchekhov, mise en scène de Julie Deliquet, théâtre de la Bastille-Festival d’Automne. En 2016, elle mit en scène Oncle Vania à la Comédie-Française, une adaptation : élagage de scènes, introduction d’un court film avec réactions des personnages transportés dans la France rurale des années cinquante (les costumes), rajouts de jeux anecdotiques. Pour Melancolie(s) le collectif In Vitro a conçu un texte, un col- lage suivi d’un montage de phrases ou de dialogues extraits des deux pièces citées (principalement), dont Julie Deliquet affirme qu’il ne comprend que peu de rajouts issus des improvisations ; cela reste à vérifier. Elle ignore donc que la signification des phrases dépend du contexte et des personnages que Tchekhov a conçus. Les comédiens, et elle, ont inventé les leurs, en qui, par moments, se reconnaissent vaguement les originaux dont ils n’ont gardé que trois prénoms, un quatrième emprunté à une autre pièce. Dans un espace, quasiment vide (un grand voilage blanc au lointain jardin, à cour une table recouverte d’une nappe blanche, quelques chaises). Une lumière solaire, sur une chaise longue, coiffée d’un chapeau, une femme assoupie ; éloigné d’elle, un homme lit un journal. Olympe, l’aînée des deux sœurs et son mari Théodore (par Olivier Faliez, de présence opaque) attendent leurs invités. Entreront, Nicolas qui connut leur père décédé un an auparavant, en compagnie d’Anna (par Magaly Godenaire, fra- gile, discrète), son épouse, qu’il entoure d’attentions, et de Louis (David Seigneur), son associé, puis Camille (par Gwendal Anglade, fougueux et volontaire), le frère des deux sœurs, mathé- maticien, et Natacha, qu’il aime, qui détonne vêtue d’un short sur un collant résille et d’un bustier (par Aleksandra De Cizancourt, insolente et extravagante), enfin Sacha, la puînée, (par Agnès Ramy de tempérament abrupte), médecin, dont l’anniversaire est fêté. Des toasts lui sont dédiés, Olympe en boute-en-train. Des tracas filtrent : Anne est malade, un projet de construction de

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 298 29/01/2018 17:20:54 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 299 Nicolas se présente mal, Louis a des idées pour le financement, que désapprouvent Théodore, administrateur de biens, et Olympe, responsable de service, Camille s’aveugle concernant Natacha, sotte égocentrique. Un petit feu d’artifice, la fête se délite. Une césure. Les accessoires estivaux sortis, la table dressée pour le Nouvel An, les revoici réunis. Les inquiétudes se précisent. Le couple Camille et Natacha bat de l’aile, l’état d’Anna a empiré, un cancer se devine, elle porte un foulard sous la tête. Nicolas ne masque pas qu’elle l’agace, il entre en connivence avec Olympe, Sacha ne mâche pas ses mots contre lui qu’elle accuse de négliger sa femme mourante ; Anna est juive, les propos antisémites à son encontre (repris d’Ivanov) l’affectent, elle parle de la peine que lui cause le rejet de ses parents. Une césure. La scène vide, Anna est morte, à sa table d’architecte Nicolas griffonne des plans. Louis, qui serait son contremaître et à qui il a déjà emprunté de l’argent, l’incite à poursuivre le projet bien que la crise financière pèse, il comprend avoir affaire à un spéculateur. Nicolas glisse dans un désespoir qui enamoure Olympe, elle se déclare, le convainc qu’ils commenceront une nouvelle vie. Une césure. La dernière réunion, le mariage de Nicolas et d’Olympe ; pendant qu’une musique et des rires s’entendent de derrière le voilage, Théodore entre, solitaire pensif, puis Olympe dans sa robe blanche de mariée, elle doute d’aimer Nicolas, Théodore lui propose de revenir avec lui, elle accepte. L’époux de quelques heures les entend, disparaît derrière le voilage, un coup de feu retentit : « Nicolas est mort », annonce Sacha. Les comédiens jouent les personnages de consistance et d’im- portance inégales avec un naturalisme psychologique et davantage d’application que de liberté personnelle, comme entravés de leur savoir sur l’œuvre dramatique de Tchekhov. Ils échouent à les faire vivre dans leur présent comme annoncé et qui aurait justifié leur entreprise. Les costumes, quelques rajouts textuels et des attitudes de Natacha, au début, les allusions à la crise financière, au cancer, ou au divorce (encore un), suffisent d’autant moins que cette sorte d’accommodement est du tout-venant. Ainsi, après le suicide de Nicolas (en proximité de l’Ivanov de la pièce éponyme), Olympe, qui avait divorcé pour se remarier avec lui, bien qu’ayant un tra- vail, ce facteur de liberté, retourne avec Théodore... avec les mots d’Irina (Les Trois Sœurs) ! C’est du couple et de la désillusion que le collectif veut parler. Olympe et Théodore (le partage de l’ennui),

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 299 29/01/2018 17:20:54 300 LES TEMPS MODERNES Camille et Natacha (l’erreur pour lui, l’inconséquence pour elle), Olympe (par Julie André, enjouée, en appétence de vie et les pieds campés sur le sol, et meneuse de jeu) et Nicolas en qui se pressent une difficulté à vivre antérieure à la mort d’Anna, qu’amplifie le bris ahurissant de son remariage (par Éric Charon au jeu subtil en tension). Le seul changement envisagé serait la vie nouvelle de ce couple, moins superficiel que les autres. Le regard critique des per- sonnages de Tchekhov sur leur manière de vivre, bien que très présent dans Les Trois Sœurs, n’a pas effleuré le collectif In Vitro (à l’instar du méchant avatar précédent). C’est peut-être ceci, ainsi que la focalisation sur l’amour et le désamour, l’acceptation qu’« il n’y a pas d’amour heureux » et le mariage, et la volonté de susciter des émotions et des rires avec un amateurisme bon enfant (la mise en scène s’oublie et flotte quand la table ne sert plus d’ancrage) qui ravissent le public (salles combles chaque soir). Le spectacle reflète la génération des trentenaires actuels et des spectateurs en nombre plus âgés, mais de la même couche politico-sociale. La compagnie In Vitro montre peu de savoir scénique et d’imagina- tion. Mélancolie(s),­ au pluriel, de quoi ? De rêves d’amour ? En tout cas, pas de la littérature.

La Volksbühne-Rosa-Luxemburg-Platz a été. Le Sénat de Berlin a éjecté le metteur en scène Frank Castorf, qui en assurait la direction depuis 1992, et lui a substitué une « personnalité » qui a mené sa carrière dans les cercles des arts plastiques européens, dernièrement curator de la National Tate Gallery (Londres), Chris Dercon (né en Belgique en 1958). Cette décision a provoqué des protestations de toutes parts en Allemagne, des publications mul- tiples, une occupation du bâtiment. En vain. La Volksbühne- Rosa-Luxemburg-Platz a bousculé, ensemencé le théâtre alle- mand et international. Les créations de Frank Castorf, quasiment les seules et pas toutes, présentées en France, ont suscité des enthousiasmes et quelques réticences 10 concernant la forme, la scénographie, le jeu des acteurs, le filmage et la projection en

10. Elles ont été programmées à l’Odéon-théâtre de l’Europe, à la MC 93, au Festival d’Avignon à plusieurs reprises et sous des directions différentes, la dernière en date, la 71e édition, représentée en allemand, intitulée en français : La Cabale des hypocrites. La vie de M. de Molière, le salut de Frank Castorf (cf. TM, no 695).

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 300 29/01/2018 17:20:54 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 301 direct, davantage que sur le fond bien que les deux fussent insé­ parables. Un livre vient de paraître qui permet d’approcher, de ­comprendre, ce qu’a été et a signifié la Volksbühne-Rosa- Luxemburg-Platz 11. Le contraire d’un essai : un recueil de dix-neuf entretiens, plus exactement de conversations de Frank Raddatz 12 avec des scénographes, des metteurs en scène, des comédiens et des comédiennes, des auteurs, chacun présenté brièvement dans un cartouche, tous ayant travaillé à la Volksbühne. Pas de réécriture, une liberté de ton, de langue et de pensée revigorante. Quatorze points de vue de régisseurs, de techniciens, de chargés de la paye, de la cantine, de la billetterie, les complètent sur des pages noires intercalées. Ce théâtre a été davantage qu’un théâtre, une utopie subversive réalisée avec des hauts et des bas, où se sont éprouvées les problématiques du pouvoir, du théâtre et de l’art, avec des hauts et des bas, des épreuves, et la responsabilité individuelle au sein d’un ensemble. Une sorte d’État, à la jonction spatiale et tempo- relle de l’ex-RFA et de l’ex-RDA : République Castorf-La Volksbühne de Berlin depuis 1992, Entretiens 13. Pas de nom d’auteur. Figure sur la page de garde « Édition ori- ginale établie par Frank Raddatz ». Dans l’instructive préface, ce dernier relate l’histoire de ce théâtre : à la fin du xixe siècle, les ouvriers se cotisèrent afin de posséder leur théâtre ; il fut inauguré en 1913, détruit durant la Seconde Guerre mondiale, puis recons- truit quasiment à l’identique. Il explique la signification politique des lettres vissées sur le toit, selon la volonté de Castorf, OST (EST), non pas par nostalgie de la RDA, mais en mémoire de l’his- toire avant et après la réunification de l’Allemagne (1990) et de la localisation dans le « Mitte » où persistait la mémoire de Rosa Luxemburg, de Karl Liebknecht. Un titre pour chaque entretien, une phrase y étant prononcée. Tous relatent des expériences person- nelles dans le courant de leur vie et des spectacles, l’engagement et

11. En fin de volume, le répertoire détaillé de la Volksbühne. 12. Frank Raddatz, dramaturge ayant exercé dans plusieurs théâtres, essayiste et professeur d’art dramaturge, quelqu’un qui connaît le métier de l’intérieur, et également cette Volksbhüne. 13. Publication L’Arche Editeur, traduction de l’allemand par Frank Weigand et Laurent Muhleisen, 2017.

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 301 29/01/2018 17:20:54 302 LES TEMPS MODERNES le dépassement des limites de chacun exigés par Castorf, qui n’était pas de reste en la matière. Ils parlent de leur lien à cette Volksbühne, qu’ils l’aient quittée définitivement ou pas (avant 2017), ce qu’elle leur a apporté, également de politique et de théâtre ; ainsi René Pollesch analyse les pièces didactiques, le rapport du comédien et des spectateurs de Brecht, dans « La Volksbühne comme maison de la “troisième chose” ». Des expériences et les leçons tirées. L’hagiographie ignorée dans cet arpentage mémoriel dans le vif. En premier, « Le projet Volksbühne » soit « Essayer des choses qu’on aurait pas pu faire ailleurs », explicite Bert Neumann, le scéno- graphe compagnon de route de Castorf. Il tire un enseignement de spectacles précis et, comme d’autres également élevés en RDA, il ouvre à des considérations générales sur l’état du théâtre, dont res- sort la singularité de la Volksbühne. Il expose l’invention de straté- gies artistiques pour la faire connaître (le célèbre logo : la roue sur deux jambes en marche ou l’agence de publicité qu’il avait spécia- lement fondée), il disserte sur sa charge de scénographe, exercée en toute liberté et nourrissant la mise en scène, sur des spectacles. Christoph Marthaler, « Financé comme les autres, structuré comme les autres, mais complètement différent », venait de Bâle, traçait un autre chemin esthétique, mais ses thèmes furent compris ; il revient sur certains de ses spectacles, expose la problématique du finance- ment des théâtres en général et la gestion de celui de la Volksbühne. Thomas Martin, dramaturge et auteur associé, « L’art de la perte précaire de réalité », développe une réflexion sur ce sujet, en le réinscrivant tant dans le contexte théâtral et politique que dans la singularité, en ce domaine, de Castorf. Par les acteurs s’approche la manière dont ils créaient : des lectures et des discussions, le pouvoir de l’énergie et de l’imagination, le refus de leur disparition dans les personnages, ce faisant celui de l’illusion, la responsabilité indivi- duelle sans pour autant perdre la signification recherchée par Castorf, dont les entretiens tracent un portrait. Celui d’un érudit doté d’une aptitude à créer avec l’apport de chacun, guidé par le désir de questionner et de polémiquer, recourant pour ce faire au montage et au collage, au télescopage de temporalités, à la juxtapo- sition d’extraits de textes. Un homme de théâtre tenace et d’une vive capacité de rebondissement. S’abordent encore la gouvernance de « la maison », la tentation de l’anarchie, mais le péril causé par les contradictions l’amena à en assumer la direction. Le dernier entretien avec Frank Castorf, « Ce n’est pas par

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 302 29/01/2018 17:20:54 QUEL THÉÂTRE ET POURQUOI ? 303 hasard que tout doit avoir l’air d’aujourd’hui à Berlin ». Il revient sur l’histoire du site de la Volksbühne : la fermeture des usines qui étaient nationalisées en RDA au profit des industriels de la RFA, la paupérisation des ouvriers, en grand nombre réduits au chômage, contraints à s’éloigner du Mitte, aujourd’hui « l’appendice néo-­ libéral d’un style de vie ». Il insiste sur l’importance de l’histoire allemande, de sa politique étrangère hier et aujourd’hui dominante sur l’Europe ; il exprime sa dette envers Heiner Müller, son apport intellectuel et théâtral, et son soutien envers des metteurs en scène aînés dont Erwin Piscator, Benno Besson, Manfred Karge, Matthias Langhoff, également envers des autorités politiques qui soutenaient sa démarche financièrement et respectaient la liberté des artistes, le rôle du théâtre consistant à refuser le prêt-à-penser. Il aime la contradiction, plusieurs de ses assertions et formulations la requièrent : « L’Allemagne a massacré plusieurs centaines de milliers de Juifs » ou « Les Français n’ont jamais été vraiment antisémites, mais ils sont très certainement anti-Arabes », ou « il n’y eut aucun fasciste en France, à part Céline », « La réaction au colonialisme est aujourd’hui une réalité dans les rues de Paris. C’est pour cela que nous sommes tous Paris, et parfois même Charlie », p. 271. En effet, il minimise le nombre de Juifs assas- sinés en Allemagne et tait le cadre de « la destruction des Juifs d’Europe » (Raul Hilberg) par le IIIe Reich, ce qui en restreint la culpabilité. Il commet des erreurs sur les fascistes en France qui ont existé depuis la fin du xixe siècle, sur Céline qui n’en fut pas un mais un antisémite furieux, dans la suite de Drumont et consorts qui portèrent à un pic l’antisémitisme, sur l’absence de celui-ci chez les Français ou sur leur attitude anti-arabe excessive, tout en occultant l’anti-islamisme et l’antisémitisme musulman, ou encore sur « la réaction au colonialisme », un déni de l’islamisme. Il répète les antiennes de la mouvance islamo-gauchiste, d’où sa réserve concernant « Je suis Charlie », un « non » à l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo qui revendiquaient le droit au blas- phème et des maints présents dans les locaux de l’hebdomadaire lors de l’attentat, à celui de Français juifs de l’Hypercacher de Vincennes, parce qu’ils étaient juifs, à celui des policiers, l’ordre de la république, par des islamistes au nom du Coran. Séparer cette ivraie du bon grain à moudre sur l’histoire et sur l’état du théâtre actuel où il constate la volonté d’uniformisation, du divertissement et de consensus, de l’antalgie, en bref de la disparition de l’art :

G01736_Les_temps_modernes_BAT.indb 303 29/01/2018 17:20:54 304 LES TEMPS MODERNES « En ce moment nous vivons — sur le mode de l’étonnement mais aussi de la crainte — dans cette sorte d’état de diminution de la douleur, dans cette ère de l’aspirine. » Frank Castorf et la Volksbühne-Rosa-Luxemburg-Platz, inhérente à l’art turbulent et libertaire que celui-ci et son équipe y ont inventé, ont été réduits au silence. Un chapitre du théâtre européen se clôt. Celui de la contro- verse, de la contestation politique et son ouverture aux spectateurs au moyen de l’art, du théâtre qui contribua à la démocratie athé- nienne au ve av. e.c. Ce livre, impossible à résumer, s’apparente à un chaudron de réflexions sur la société et la politique, sur ­comment et pourquoi le théâtre, et sur cette Volksbühne, forte d’une vie bouillonnante et ancrée en Allemagne, ce que les spec- tacles en tournée ne permettaient pas de pénétrer.

Micheline b. servin

Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par l’Imprimerie Floch, à Mayenne en février 2018 Dépôt légal : février 2018 Numéro d’impression : Numéro d’édition : 331903 Imprimé en France

No de commission paritaire : 0321 K 82876

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