La Théorie En Revue
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LA THÉORIE EN REVUE La revue Poétique (1970-2000) et la pensée théorique en études littéraires UFR de Littérature française et comparée Directeur : Professeur Antoine COMPAGNON Étudiant : CAO Viêt Dung Mémoire de Master 2 Recherche en Littérature française Sorbonne, Paris IV 2005-2006 Remerciements Mes premiers remerciements vont naturellement au professeur Antoine Compagnon dont les cours et les travaux m’ont inspiré la rigueur scientifique ainsi que le goût pour les études de l’histoire littéraire. Un grand merci à mon ami Luong Nguyen Liem Binh d’avoir fait une relecture patiente de mon travail. Je voudrais enfin remercier ma famille et particulièrement ma femme Vu Mai Trang, sans son soutien permanent et sa présence, ce travail n’aurait pas abouti. INTRODUCTION On ne se rend pas compte assez de l’effort qu’il faut fournir pour lancer une revue. Très souvent, les jeunes gens qui créent une revue sont sans argent. Ils s’associent, ils mettent en commun le fond de leur bourse et sont persuadés qu’ils vont, dès le premier numéro, trouver des lecteurs, voire des abonnés. Il leur faut bien vite déchanter. La revue paraît trois ou quatre fois, ou dix, puis disparaît. On n’entend plus parler d’elle. Seuls quelques courriéristes littéraires ont salué sa naissance… et sa mort. Cependant, nos jeunes gens ne se découragent pas : riches de l’expérience acquise, ils créent une autre revue. A la troisième, s’ils ont quelque talent, on n’ignore plus leur nom et ils sont admis à collaborer dans d’autres revues moins éphémères. […] On revient [à ces revues] plus tard, quand les jeunes gens sont devenus des maîtres, quand leurs tendances, leurs idées ont triomphé. On y revient, étonné que l’article ou les articles qui y furent publiés n’aient pas fait sensation dans le moment. (Les revues d’avant-garde (1870-1914), Enquête de MM. Maurice Caillard et Charles Forot, 1924) […] les petites revues sont des entreprises de démolitions, dont les matériaux demeurent le fonds de toutes les reconstructions. (Jean Ajalbert, répondant à l’enquête de MM. Maurice Caillard et Charles Forot) On ne peut attendre de la définition d’un groupe si divers et formé (heureusement) de personnalités contradictoires, une précision plus grande. Toute prise de position trop catégorique ne serait plus guère qu’un manifeste individuel. (« Déclaration » de la revue Tel Quel) Revue littéraire : objet extravagant On y écrit beaucoup et on en parle très peu. La revue littéraire, c’est encore un terrain en friche pour la recherche littéraire. Cet état est d’autant plus étrange que les grands écrivains, sans exception presque, passent d’abord, surtout dans leur jeunesse, d’une revue à l’autre ; leur réputation, pourrait-on dire, s’établit avant tout à travers les revues littéraires de leur temps. Valéry, Gide, Mauriac, etc., tous laissent des traces dans ces cahiers en forme de livres, des « pseudo-livres » ou « avant-livres » (ou, pour parler théoriquement, des formes de paratextes ou plus précisément, des épitextes) par excellence. Leur carrière d’écrivains s’accompagne de la carrière d’hommes de revues, d’une manière tellement naturelle que les revues littéraires apparaissent pour beaucoup d’entre eux, comme pour du reste tout le monde, comme une étape évidente à vivre, une étape qui dure parfois toute une vie de création ; tandis que certains écrivains écrivent pour des revues avant de voir leur nom paraître sur la couverture d’un livre, les autres mènent en même temps ces deux activités, un parallélisme parfait, une écriture double dont l’écart semble parfois difficile à discerner. Le jeune Proust, avant d’avoir la décision d’entreprendre l’œuvre de sa vie, se lance déjà dans des aventures intellectuelles aux côtés de ses condisciples du lycée Condorcet, « matérialisées » par des projets de revues, avec l’inlassable Daniel Halévy comme figure centrale autour de laquelle tournent Fernand Gregh, Robert de Flers, Louis de la Salle et autres1, à partir de la modeste Revue Lilas à laquelle il collabore à l’âge de dix-huit ans, l’une de « ces éphémères publications dont l’encre est maintenant bien pâlie, car elles étaient tout simplement polycopiées, mais avec soin2 », la Revue Verte dont il est secrétaire, revue à vrai dire invisible, car selon son ami Robert Dreyfus, « Le premier numéro de la Revue Verte a-t-il jamais paru ? Je ne sais trop. C’est apparemment pour se consoler que Daniel Halévy a fondé 1 Fernand Gregh dans l’article « L’Époque du Banquet », NRF, janvier 1923, numéro spécial « Hommage à Marcel Proust », cite les noms de ceux qui ont participé à la fondation de la revue Le Banquet : « J’avais fondé en 1892 une petite revue nommée le Banquet, en souvenir de Platon, avec Marcel Proust, Louis de la Salle tué à la guerre en 1915, Jacques Bizet, mort hélas ! lui aussi, Daniel Halévy, Robert Dreyfus, Henri Rabaud, Robert de Flers, à qui vinrent s’adjoindre Gabriel Trarieux, Léon Blum, Henri Barbusse, Amédée Rouquès, G.-A. de Cailavet, etc. » (p. 41). Daniel Halévy était selon Robert Dreyfus le « chef de clan » des jeunes lycéens de Condorcet influencés par leur professeur d’anglais Stéphane Mallarmé. Il a joué un rôle important au sein de plusieurs revues de l’époque : Revue de Seconde, La Revue Indépendante d’Édouard Dujardin et surtout La Revue Blanche. Sur Daniel Halévy homme de revues, voir « Daniel Halévy ou la genèse du pouvoir littéraire » dans La Belle Époque des Revues, 1880-1914, sous la direction de Jacqueline Pluet-Despatin, Michel Leymarie et Jean-Yves Mollier, éd. de l’IMEC, 2002, p. 109-118. 2 Robert DREYFUS, Souvenirs sur Marcel Proust avec des lettres inédites de Marcel Proust, Grasset, 1926, coll. « Les Cahiers verts » (n° 68), sous la direction de Daniel Halévy, p. 68. Il a publié dans le numéro de NRF cité ci-dessus l’article « Marcel Proust aux Champs-Élysées » (p. 27-30), une partie de ces Souvenirs. depuis la collection des Cahiers Verts3 », avant de participer activement à un projet plus ambitieux de son groupe de camarades, alors étudiants un peu partout dans les établissements parisiens, Le Banquet, qui introduit Nietzsche en France, en 1892, avec la contribution dans six sur huit numéros de la revue dont certains fragments seront repris dans Les Plaisirs et les Jours. Dans cet apprentissages, un des plus longs du métier d’écrivain de toute l’histoire littéraire, une carrière qui pourrait d’ailleurs très bien considérée comme constituée uniquement de l’apprentissage, mis en profondeur par une attente, une vocation et une décision si difficile qu’une fois prise l’écrivain a déjà merveilleusement laissé derrière lui son œuvre, les épisodes liés aux revues de son époque furent pour Proust particulièrement bénéfiques au point de vue stylistique. On pense aussi à ses émotions de voir pour la première fois son article imprimé… La revue littéraire consiste parfois pour les jeunes gens à un bonheur sans bornes. Que le nom d’un illustre écrivain figure sur le générique, la liste des collaborateurs ou même au poste de directeur ou rédacteur en chef d’une revue, cela ne surprend plus personne. Qui a pu résister à cette tentation d’écrire dans une revue ? Ce constat est encore plus juste quand il s’agit des critiques littéraires. Comment peut-on les connaître sans des revues ? Ce sont les lecteurs de revues qui connaissent les premiers le nom de Sainte-Beuve (La Revue de Paris), de Remy de Gourmont (Le Mercure de France) ou d’Albert Thibaudet (La Nouvelle Revue Française), pour ne citer que les exemples les plus retentissants, les grands critiques incontestables des revues respectives. Avant d’être critiques, ces gens-là sont des hommes de revues, qui écrivent au jour le jour, prennent les choses à vif, suivent de près les actualités littéraires, parisiennes notamment. Les chroniques ont connu leur heure de gloire aux temps des salons littéraires de la Belle Époque, et même jusqu’à une époque tardive : les chroniques de François Mauriac rebaptisées « Bloc-Notes » attirant encore beaucoup de lecteurs du journal L’Express dans les années 1950 et 1960. Les essais d’une beaucoup plus grande ampleur paraissent d’ailleurs également dans les revues, quand il s’agit de revues permettant plus de places (La Revue des Deux Mondes par exemple). La vie littéraire française est chroniquée dans les revues, et les revues, réciproquement, l’animent. À la question posée ci-dessus, « Qui a pu résister à cette tentation d’écrire dans une revue ? » une réponse presque automatique se fait entendre : Flaubert, évidemment. Sa non- collaboration manifeste aux revues (quelle différence avec Zola ! qui écrit pour des revues françaises pendant des années, sans compter les longs articles pour une revue russe, Le 3 Ibid., p. 71. Messager européen de Moscou, après son engagement à l’Affaire Dreyfus), et bien que Madame Bovary soit d’abord publié en six livraisons dans la Revue de Paris dirigée alors par l’ami de Flaubert, Maxime Du Camp, pendant trois mois, d’octobre à décembre 18564, ne lui suffit pas, il va jusqu’à critiquer vertement cette pratique même. Répondant dans une lettre datée du 31 mars 1853 (il avait donc déjà eu ses idées sur les revues littéraires bien avant la publication de Madame Bovary dans la Revue de Paris qui contribue encore à sa haine contre elles, parce que d’une part cette collaboration l’amène devant la justice, et d’autre part, elle est la cause de l’achat des droits de Madame Bovary par Michel Lévy pour une édition grand public, celui-ci tenté par un nouveau écrivain à scandales, image aussi loin que possible de celle qui est dans la tête de Flaubert) à Louise Colet qui l’entretient d’un projet de revue littéraire dont elle ne veut pas se charger seul, il écrit ceci : Un journal enfin est une boutique, le livre l’emporte sur les livres, et la question d’achalandage finit tôt ou tard par dominer toutes les autres.