Économie et institutions

6-7 | 2005 Proximité et institutions : nouveaux éclairages

Damien Talbot et Thierry Kirat (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ei/879 DOI : 10.4000/ei.879 ISSN : 2553-1891

Éditeur Association Économie et Institutions

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2005 ISSN : 1775-2329

Référence électronique Damien Talbot et Thierry Kirat (dir.), Économie et institutions, 6-7 | 2005, « Proximité et institutions : nouveaux éclairages » [En ligne], mis en ligne le 31 janvier 2013, consulté le 09 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ei/879 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ei.879

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Revue Économie et institutions 1

SOMMAIRE

Proximité et institutions : nouveaux éclairages Présentation du numéro Damien Talbot et Thierry Kirat

Proximité institutionnelle et capital social

Fondements théoriques du développement local : quels apports du capital social et de l’économie de proximité ? Valérie Angeon et Jean-Marc Callois

Révélation de ressources spécifiques et coordination située Gabriel Colletis et Bernard Pecqueur

Filières agro-alimentaires et développement territorial : une lecture des dynamiques de proximités institutionnelles Valérie Olivier et Frédéric Wallet

Proximité institutionnelle, innovation et clusters

Does geographical proximity favour innovation? Ron A. Boschma

Decline and Rise of Clusters? An evolutionary-institutional approach Michael Steiner

Les proximités, entre contrainte et libération de l’action : le cas d’EADS Damien Talbot

Proximité institutionnelle et conflits

Réflexions sur les dimensions négatives de la proximité : le cas des conflits d’usage et de voisinage André Torre et Armelle Caron

Proximité, droit et conflits d’usage. Que nous apprend le contentieux judiciaire et administratif sur les dynamiques territoriales ? Philippe Jeanneaux et Thierry Kirat

Compte rendu d’ouvrage

Bruhns Hinnerk, dir., Histoire et économie politique en Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber Paris, Éditions de la Maison des de l’Homme, 2004, 306 pages Agnès Labrousse

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Proximité et institutions : nouveaux éclairages Présentation du numéro

Damien Talbot et Thierry Kirat

1 L’Économie de la Proximité (Bellet et al., 1993, 1998 ; Rallet et Torre, 1995 ; Gilly et Torre, 2000 ; Dupuy et Burmeister, 2003 ; Pecqueur et Zimmermann, 2004 ; Torre et Filippi, 2005) cherche à rendre compte des conditions nécessaires à la coordination des agents. Cette approche s’efforce de mettre en lumière le rôle de l’espace dans la coordination, en lui octroyant une dimension sociale qui permet de le saisir comme une construction active de relations. Et considérant que l’acteur est tout autant inséré dans un espace géographique que dans un espace de relations, la proximité se décline, outre en une dimension spatiale, en une dimension relationnelle : il est effectivement possible d’être « proche » de quelqu’un géographiquement éloigné, d’être « à la fois présent et actif ici et ailleurs grâce aux technologies de la communication et aux voyages » (Rallet et Torre, 2004, p. 25). Deux catégories de proximités sont alors traditionnellement proposées.

2 La proximité géographique aborde la question des conditions objectives de localisation (Pecqueur et Zimmermann, 2004) et traduit la distance géographique entre deux entités pondérée par les moyens de transport et par le jugement des individus sur la nature d’une telle distance (Rallet et Torre, 2004). La proximité géographique est donc doublement relative (Torre et Filippi, 2005) : relative car la distance est pondérée par le temps et les coûts de transports ; relative car la distance qui sépare des individus, des organisations ou des villes est aussi une représentation, un jugement conduisant à se situer de façon binaire « près de » ou « loin de ». Il ne s’agit pas ici d’affirmer que le partage d’un même espace géographique induit nécessairement des relations entre acteur, mais que la proximité géographique, par les fréquents face à face qu’elle permet, peut les faciliter ou au contraire être une source de conflits.

3 A côté de la proximité géographique, la proximité dite « organisée » se définit quant à elle par la capacité qu’offre une organisation de faire interagir ses membres (Rallet et Torre, 2004). Cette capacité est le résultat à la fois d’une logique d’appartenance qui traduit le fait que les membres d’une organisation interagissent effectivement grâce à

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l’existence de règles et de routines de comportements et d’une logique de similitude qui exprime la communauté de croyances et de savoirs que lie les participants. Cette proximité organisée révèle les effets positifs, mais aussi négatifs, de la proximité géographique (Torre et Filippi, 2005) ; elle exprime le passage d’une co-localisation à une coordination. Chaque catégorie est à la fois un potentiel qui peut faciliter des coordinations, d’abord ponctuelles, puis parfois plus régulières et plus intenses et une contrainte (limites spatiales, limites culturelles à la coopération, externalités négatives, etc.) (Pecqueur et Zimmermann, 2004). Ces relations peu à peu renouvelées génèrent progressivement des avantages accessibles aux participants, comme autant de ressources pour l’action.

4 On le voit, cette conception dite « interactionniste » n’aborde pas explicitement la dimension institutionnelle de la proximité. Une conception d’essence plus institutionnaliste est proposée par une partie des auteurs du groupe de recherche « Dynamiques de proximité »1, qui scindent la proximité organisée en proximité institutionnelle et proximité organisationnelle. Toutefois, il ne s’agit pas d’assimiler de façon réductrice la proximité institutionnelle à une logique de similitude, de la limiter à l’adhésion à un cadre commun de représentations, de savoirs tacites, de croyances. La proximité institutionnelle serait dans cette perspective cantonnée aux aspects cognitifs de la coordination, occultant la dimension politique au cœur des préoccupations institutionnalistes. Il s’agit plutôt de traiter frontalement la question des rôles des institutions dans les proximités. D’ores et déjà, il est possible de relever de nombreux points de convergence dans les hypothèses fondant l’Économie de la proximité et les approches institutionnalistes, convergence qui laisse présager un rapprochement des perspectives : • dans les deux approches, l’individu est socialisé et participe à de nombreuses actions collectives tout en étant porteur d’une volonté. C’est l’affirmation du fait que les choix et les actions intentionnelles des individus sont socialement formés et affectés par le comportement d’autrui (Bazzoli et Dutraive, 1998 ; Hodgson, 2000), qu’ils sont situés dans un espace d’interrelations qui conditionnent leurs activités (Rallet, 1999) ; • les auteurs de la proximité et les auteurs institutionnalistes ont une pensée d’emblée relationnelle, les relations entre les hommes étant privilégiées aux relations entre les individus et les objets. L’échange sur un marché n’est plus l’unité de base de l’analyse économique, mais seulement une forme particulière d’interaction (marchande), la forme non marchande des relations étant au cœur des analyses ; • Pecqueur et Zimmermann (2004) voient la proximité comme une contrainte et un potentiel qui peut faciliter des coordinations, tandis que les institutions sont conçues à la fois comme des contraintes et des ressources de l’action individuelle par l’action collective (Corei, 1995). Sur le plan fonctionnel, les définitions sont très proches ; • une approche pluridisciplinaire intégrant la sociologie, le droit, l’histoire, etc. est à chaque fois préconisée.

5 Ces axiomes communs peuvent laisser augurer de fécondations mutuelles. Ainsi, qu’apporte la notion de proximité à celle d’institutions ? La proximité permet de délimiter l’aire d’influence des institutions et par là même proposer une topologie de l’espace des interactions, définissant un « dedans » et un « dehors » ; elle permet en outre de lier institutions et espace, ce dernier étant peu abordé dans les approches institutionnalistes tandis qu’une partie des auteurs de la proximité ont déjà orienté leurs travaux en ce sens. En retour, l’institutionnalisme participe à la caractérisation de

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la proximité par un double rappel. Premièrement, l’évocation continue de la dimension volitionnelle de l’action collective qui exprime la capacité des individus à sélectionner les institutions et à infléchir l’orientation de l’évolution sociale (Théret, 2001), souligne le caractère artificiel des principes économiques. Deuxièmement, les institutionnalistes réaffirment que l’action exprime des choix en relation avec des phénomènes certes de signification et d’évaluation, mais aussi de pouvoir (Théret, 2001). La proximité s’est construite, au moins dans un premier temps, sur l’idée naturellement positive du partage fondé sur des rapports de confiance. La pensée institutionnaliste, en mettant l’accent sur l’artificialité de l’action et sur l’importance des rapports de pouvoir et des conflits qui en découle, permet de rappeler que le partage peut résulter tout autant de rapports de coercition.

6 La convergence des hypothèses, évitant tout syncrétisme, associée aux perspectives de fécondations mutuelles nous conduit à (re)donner une place centrale à la proximité institutionnelle. L’objet de ce numéro spécial est donc d’aborder la question des proximités, non pas du seul point de vue d’interactions situées dans un environnement institutionnel ponctuellement utilisé dans l’analyse, mais aussi du point de vue des institutions. Il existe une grande variété d’approches qui font référence explicitement (dans ce cas les auteurs utilisent le terme de proximité institutionnelle) ou implicitement à cette catégorie. Nous proposons d’exposer cette variété à travers trois thèmes, alliant théorie et empirie, qui sont autant de façon d’explorer la proximité institutionnelle.

7 Le premier thème articule Économie de Proximité et capital social. V. Angeon et J.M. Callois usent de cette association pour mettre en lumière les mécanismes à l’œuvre dans les processus de développement local. Les auteurs mettent l’accent sur l’importance des relations de distance dans les logiques de développement : les liens faibles, extra-territoriaux et non nécessairement activés, permettent l’échange d’informations diversifiées entre des agents non inscrits dans des logiques de proximités, permettant de sortir des trajectoires de blocage (lock in) dans lesquelles certains territoires s’enferment. G. Colletis et B. Pecqueur, poursuivant leurs réflexions communes autour des notions de ressources et spécificité2, substituent à la notion de capital social l’idée de patrimoine dont serait titulaire un territoire. La proximité se définit alors comme l’attribut d’une personne concernant son accès à un patrimoine du territoire ou de l’organisation. Ce patrimoine est composé d’une mémoire de coordination antérieures réussies et de la confiance qui en résulte, ainsi que de ressources cognitives spécifiques susceptibles d’être combinées pour résoudre des problèmes productifs. Quant à V. Olivier et F. Wallet, ils débutent leur analyse à partir de l’observation de deux filières de production agro-alimentaire de qualité et d’origine (filière fruits du Bas Quercy et filière veau du Ségala) pour définir les proximités comme des formes de coordinations porteuses d’externalités positives et négatives, dont les auteurs proposent de faire un « bilan dynamique ». Leurs observations empiriques montrent que les dynamiques territoriales peuvent s’épuiser. La notion de capital territorial est alors mobilisée pour préciser les modalités de bifurcations des trajectoires territoriales, résultant pour partie d’une destruction du d’un tel capital.

8 Sans faire appel à un concept complémentaire, le deuxième thème aborde, de façon plus ou moins centrale selon les articles, la question du rôle des proximités dans le processus d’innovation. D. Talbot utilise la distinction proposée par Commons entre

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institution et organisation pour qualifier les diverses catégories de proximités. La proximité institutionnelle, comme contrainte et ressource de l’action, consiste pour un groupe d’individus à partager et à se conformer à un ensemble d’institutions. La proximité organisationnelle devient une forme particulière de proximité institutionnelle, dans laquelle les coordinations de nature cognitive et politique conduisent au partage de règles et routines vecteurs des connaissances et à l’intégration d’une structure de pouvoir. L’analyse en terme de contrainte versus libération souligne le rôle ambigu de la proximité géographique, qui contraint l’action tout autant qu’elle la facilite. Une illustration empirique est proposée : les proximités institutionnelle et organisationnelle suffisent à décrire l’organisation interne du leader européen du secteur aérospatial EADS, tandis que la proximité géographique est utile dans la qualification des relations entre EADS et ses sous-traitants. Notamment, lors des phases de conception, les ingénieurs d’EADS et des grands équipementiers se regroupent au sein de plateaux. Abordant plus directement cette dernière thématique, R. Boschma soutient que la proximité géographique n’est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante pour innover. Mais elle peut jouer un rôle complémentaire aux autres formes de proximité, notamment institutionnelle, pour permettre aux acteurs de se rencontrer et de rendre effectif l’apprentissage interactif nécessaire à l’innovation. En écho à l’article de V. Angeon et J.M. Callois, l’auteur applique le même raisonnement à la notion d’« affranchissement géographique » (geographical openness), solution souvent préconisée lorsque les acteurs sont enfermés dans des relations locales bloquées, par exemple par une inertie institutionnelle. Pour l’auteur, l’affranchissement géographique n’est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante pour sortir d’une situation de lock in, mais peut y contribuer si d’autres formes d’affranchissement sont utilisées. M. Steiner propose quant à lui une double lecture, associant évolutionnisme et institutionnalisme, du concept de cluster. Il voit dans les clusters des institutions spécifiques assimilables à des technologies sociales utilisées par les agents pour coopérer à la création de nouveaux savoirs. Les clusters sont des formes de gouvernances profondément évolutives et variées, des cadres cognitifs qui permettent la transmission non-marchande des savoirs.

9 Enfin, le rôle des institutions dans la résolution des conflits d’usage entre acteurs proches est aussi questionné. La troisième partie révèle un décentrement nouveau de la problématique des proximités, en direction de l’ambivalence des rapports de proximités dans des sociétés complexes où se manifestent des préférences contradictoires dans les rapports aux territoires et les fonctions qu’ils accueillent. La proximité génère certes des possibilités d’interactions et de coordination, une économie de temps de transport, une accessibilité des équipements et services publics, etc. mais elle est également source de tensions ou de conflits au regard de ses effets négatifs (congestion, voisinage d’activités polluantes, nuisances urbaines, etc.). Les espaces périurbains sont un terrain d’observation privilégié de cette ambivalence, dans la mesure où s’y développe la cohabitation d’usages multiples des territoires, notamment résidentiels, industriels, agricoles, et de services liés aux métropoles urbaines (des plateformes logistiques aux centres de traitement des déchets produits par la ville). Les extensions résidentielles péri-urbaines révèlent explicitement la dialectique proximité-éloignement que les géographes observent (Vant, 1998) : les ménages soucieux de leur cadre de vie s’éloignent de la ville et de ses nuisances, mais y travaillent. La distance entre lieu de résidence et lieu de travail suscite une demande forte d’accessibilité, qui contribue à la densification des infrastructures de transport

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dans les grandes couronnes des villes. Dans le même temps, les phénomènes nymbistes prospèrent… Observant ces mouvements à partir d’une série de recherches empiriques sur les conflits d’usage des espaces, A. Caron et A. Torre en proposent une grille de lecture fondée sur les concepts de proximité, géographique et organisée. Ils en déduisent une typologie originale des situations conflictuelles et développent une analyse des modes d’expression dans une approche à la Hirschman, en termes de « voice ». Dans une perspective un peu différente mais complémentaire, P. Jeanneaux et T. Kirat s’intéressent à ce que révèlent les conflits en justice des dynamiques des territoires marqués, peu ou prou, par les rapports contradictoires évoqués plus haut. Ils utilisent une entrée juridique – celle du contentieux devant les juridictions judiciaires et, surtout, administrative – pour éclairer le jeu des institutions dans la dynamique de transformation des rapports aux territoires. Les rapports de proximité ne sont pas figés : ils se transforment avec les processus de développement des territoires qui sont marqués par le déséquilibre. Les conflits ne sont pas, alors, l’expression de déviations par rapport à un sentier d’évolution optimal des territoires, mais un véritable produit- joint des dynamiques des territoires. Une tendance structurelle semble s’être engagée, par laquelle la spécialisation fonctionnelle des espaces laisse de plus en plus la place à la superposition des usages, suscitant ainsi des proximités conflictuelles dans des espaces complexes (Lecourt et Baudelle, 2004). Or, ces proximités conflictuelles peuvent jouer un rôle dans la construction des territoires. Les auteurs soutiennent alors que les tensions entre usages concurrents des espaces suscitent des changements institutionnels, notamment juridiques, qui à leur tour exercent des effets sur les trajectoires territoriales.

BIBLIOGRAPHIE

Bazzoli L. et V. Dutraive, (1998), « Les dimensions cognitives et sociales du comportement économique : l’apport institutionnaliste de J.R. Commons », Cahiers du Gratice, n° 14, 1er semestre.

Bellet M., Colletis G. et Y. Lung, (éds), (1993), « Économie de proximités », Revue d’Économie Régionale et Urbaine, 3, numéro spécial.

Bellet M., Kirat T. et C. Largeron, (éds), (1998), Approches multiformes de la proximité, Paris, Hermès.

Colletis G. et B. Pecqueur, (1995), « Politiques technologiques locales et création de ressources spécifiques », dans A. Rallet et A. Torre (éds) Économie Industrielle et Économie Spatiale, Economica, Paris.

Corei T., (1995), L’économie institutionnaliste, les fondateurs, collection « Économie de poche », Paris, Economica.

Dupuy C. et A. Burmeister, (éds), (2003), Entreprises et territoires, les nouveaux enjeux de la proximité, Paris, Paris, La Documentation Française.

Gilly J.-P. et Y. Lung, (2004), « Proximités, secteurs, territoires », Quatrième Journées de la Proximité Proximité, réseaux et co-ordination, Marseille, juin.

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Gilly J.-P. et A. Torre (éds.), (2000), Dynamique de proximité, Paris, L’Harmattan.

Hodgson G., (2000), “What is the essence of institutional ?” Journal of Economic Issues, vol. 34, n° 2, July, pp. 317-329.

Lecourt A. et G. Baudelle, (2004), « Conflits d’aménagement et proximité sociale : une réévaluation », communication aux IV° journées de la proximité, Marseille, 17-18 juin.

Pecqueur B. et J.B. Zimmermann, (éds), 2004, Économie de Proximités, Paris, Hermès, Lavoisier.

Rallet A, 1999, « L’économie de proximités », communication à l’école-chercheur INRA, Le Croisic, 8-10 décembre.

Rallet A. et A. Torre, (éds), 1995, Économie industrielle et économie spatiale, Paris, Economica.

Rallet A. et A. Torre, (2004), « Proximité et localisation », Économie rurale, n° 280, mars avril, pp. 25-41.

Torre A. et M. Filippi, (éds.) (2005), Proximité et changements socio-économiques dans les mondes ruraux, Paris, INRA Éditions.

Theret B., (2001), « Saisir les faits économiques : la méthode Commons », in Lecture de John R. Commons, Cahiers d’économie politique, n° 40-41, Paris, L’Harmattan.

Vant A., (1998), « Proximités et géographie », dans M. Bellet, T. Kirat et C. Largeron (éds) Approches multiformes de la proximité, Paris, Hermès.

NOTES

1. Pour un éclairage sur les débats qui traversent le groupe, cf. Gilly et Lung, 2004. 2. Cf. par exemple Colletis et Pecqueur (1995).

AUTEURS

DAMIEN TALBOT IFReDE-GRES, Université Montesquieu-Bordeaux IV, damien.talbot[at]u-bordeaux4.fr

THIERRY KIRAT CNRS –IRIS, Université de Paris-Dauphine, thierry.kirat[at]dauphine.fr

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Proximité institutionnelle et capital social

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Fondements théoriques du développement local : quels apports du capital social et de l’économie de proximité ?

Valérie Angeon et Jean-Marc Callois

Introduction

1 Depuis plus de deux décennies, la référence au développement local tend à s’imposer dans les discours de politique économique. Présenté comme un mode de développement alternatif, il traduit la volonté d’augmenter l’efficacité des politiques publiques en les rapprochant des agents concernés, principalement les acteurs locaux. Cette pratique a trouvé un écho favorable dans les territoires, axant leurs stratégies de développement sur la mise en valeur de ressources locales et s’appuyant sur des démarches volontaristes et endogènes.

2 Si les principes du développement local se sont continuellement ancrés dans les pratiques et progressivement traduits par des préconisations concrètes en matière de développement, le concept demeure encore peu stabilisé dans la littérature. Du point de vue théorique, on admet qu’un territoire peut produire du développement selon la manière dont il fonctionne et s’organise.

3 Les travaux sur le développement local identifient les dynamiques sociales comme vecteurs d’évolution des territoires. Le constat établi est que la qualité des partenariats locaux conditionne la capacité des agents à s’entendre et à s’organiser – bref, à se coordonner – pour atteindre des objectifs de long terme. On souligne ainsi le poids des expériences d’apprentissage collectif et de coopération dans le développement des territoires (Greffe, 2002).

4 L’appréhension des propriétés du lien social (nature, qualité et densité des relations) se rattache aux questions de coordination. L’examen de ces propriétés amène, en effet, à

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considérer l’existence de relations de solidarité, de confiance, de proximité entre les agents. Cette manière d’aborder la coordination locale trouve ses fondements théoriques, à la fois, dans les approches du capital social (Coleman, 1988 ; Putnam, 1993) et de l’économie de proximités (Bellet et al. 1993 ; Bellet et al. 1998 ; Gilly et Torre, 2000, Pecqueur et Zimmerman, 2004).

5 L’objectif de cet article est de montrer que la théorie du capital social et l’économie de proximités constituent deux programmes de recherche qui permettent de consolider de manière convergente et complémentaire la théorisation du développement local. L’approche du capital social appréhende, à travers l’analyse des liens sociaux (nature, densité), les différentes ressources mobilisables pour le développement local. L’économie de proximités, quant à elle, fournit un cadre d’analyse des différents modes d’interaction entre acteurs situés sur un territoire. Ces interactions peuvent être basées sur des relations de proximité physique (proximité géographique) mais aussi sur l’appartenance à des organisations identiques ou analogues (proximité organisationnelle) ou sur la similitude cognitive des individus (proximité institutionnelle).

6 Cet article se structure en deux temps. Après avoir présenté les principes du développement local (I), nous nous attacherons à montrer de quelle manière les théories du capital social et l’économie de proximité en éclairent la compréhension (II). L’approche développée se propose ainsi d’étoffer les bases théoriques du développement local. Elle montre que ce n’est qu’à travers une approche mettant l’accent sur l’analyse des formes sociales organisées que ces principes peuvent être explicités.

1. Les principes du developpement local

7 Depuis la décennie 1960, le développement local apparaît comme une démarche novatrice de développement. Sa transcription dans les pratiques concrètes de développement passe par son inscription territoriale. Est associée à cette idée la conviction que le développement peut s’inscrire à des échelles infranationales. Cela suppose, d’une part, une certaine reconnaissance de l’existence de différenciations et de disparités spatiales (en termes de richesse par exemple) et, d’autre part, que les leviers d’action peuvent être entrepris à l’échelle territoriale ou relever d’initiatives locales.

8 Cette conception du développement va à l’encontre des théorisations qui ne conçoivent les déséquilibres spatiaux que comme des phénomènes transitoires, du reste, spontanément corrigés. Par ailleurs, cette vision du développement centrée sur des mécanismes endogènes rompt avec les premières recommandations en matière d’aménagement du territoire en France prônant le rôle centralisateur de l’État auquel il revenait d’organiser le territoire et d’en régenter les modalités de développement.

9 En pratique, les réflexions sur le développement local sont nées dans les territoires ruraux, marginalisés, enclavés, oubliés par les mesures nationales de soutien à la croissance et d’aménagement. Elles se sont soldées par des efforts en termes d’initiatives et d’innovations visant à préserver ces territoires d’une déstructuration éventuelle. Ces démarches de développement local ont suscité un certain enthousiasme à la généralisation de ses principes. Sont mises en avant les prédispositions de la population locale à se mobiliser, à s’accorder sur des objectifs déterminés comme

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centraux pour le territoire et à s’organiser pour les atteindre. En bref, est soulignée l’importance des dynamiques sociales dans la mise en œuvre des projets de territoire.

10 Cet intérêt pour le développement local se traduit également dans la littérature. Toutefois, si les écrits sur la thématique se multiplient, ils ne débouchent pas pour autant sur un cadre théorique de référence. L’essentiel des contributions se limite à un éventail d’exemples empiriques rendant compte des principes du développement local mais restent peu étoffés du point de vue théorique (Pecqueur 1989 ; Teisserenc 2002 ; Greffe 2002). Aussi, dans la première partie de cette communication, nous rappellerons l’essence du développement local. Nous en relèverons les principaux éléments d’analyse (1) qui permettent d’en esquisser une théorisation. Ces principes mettent en évidence l’importance de mécanismes particuliers de coordination (2).

1.1. Le développement local : logiques, outils, cadres d’action

11 Le développement est couramment analysé comme un processus de transformation et d’évolution de long terme. Le terme local renvoie à la notion de territoire. S’interroger sur le développement local revient à appréhender la question de l’échelle pertinente à partir de laquelle s’opèrent ces transformations. S’interpeller de cette manière invite à considérer le territoire dans ses multiples dimensions : politique, administrative, identitaire, culturelle, de conduite d’actions (champ d’intervention des acteurs), etc.

12 Le développement local exprime depuis trois décennies un mouvement de prise en charge du territoire par les acteurs locaux. D’abord apparu comme une nécessité contrainte par la crise, il s’est peu à peu présenté comme un choix. Le développement local se caractérise ainsi par le passage d’une approche essentiellement thérapeutique – répondre aux crises – à une approche préventive visant à faciliter l’adaptation du tissu local (économique et humain) aux enjeux auxquels il se confronte (internes, externes). Il repose sur la mobilisation de nombreux acteurs, des dispositifs institutionnels particuliers, qui facilitant et renforçant les dynamiques établies, contribuent à augmenter la cohérence du territoire. Dans l’exercice de synthèse sur le développement local auquel nous nous livrons ici, nous nous attacherons à rendre compte de ces caractéristiques. Nous viserons dès lors à énoncer les logiques du développement local, à en décliner les outils et à définir les cadres de l’action locale.

1.1.1. Les logiques du développement local

13 Le paradigme du développement local repose sur la capacité d’acteurs locaux à s’organiser autour d’un projet c’est-à-dire se fédérer autour d’un objectif de développement commun en mobilisant les potentialités et les ressources existant sur un territoire. Cette définition revêt trois dimensions. (i) Elle souligne le caractère localisé, territorialisé des activités et des actions. (ii) Elle invite à considérer la temporalité de ces actions. Les actes finalisés, en effet, rendent compte de la faculté des agents à concevoir un avenir commun. Dans le cadre du développement territorial, cet objectif commun repose sur la valorisation de ressources. (iii) Enfin, elle exprime que le territoire résulte des interactions entre acteurs impliqués dans une démarche collective. Ces trois points seront successivement évoqués pour la compréhension des logiques du développement local.

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Des activités et des actions localisées

14 On s’accorde à l’idée que les principes d’action locale se sont historiquement imposés en réaction aux évolutions économiques. Le mouvement de globalisation, en bouleversant les modes de produire, a induit des transformations des activités productives sans pour autant nier la pertinence des déterminants locaux. Ainsi, par exemple, parallèlement aux pratiques de délocalisation et de production standardisée, s’est accentuée l’affirmation du local avec la mise en valeur de produits spécifiques et de processus de production territorialement ancrés.

15 Ces mutations font apparaître un spectre de situations complexes où le territoire demeure un lieu important de recomposition des tissus industriels et économiques. C’est alors une représentation nouvelle du territoire – englobant tout un ensemble de questions jusqu’alors essentiellement abordées dans le seul cadre des réflexions industrielles (dimension des unités productives, flexibilité, coopération inter-firmes etc.) – qui est proposée. Elle souligne le déplacement des lieux et des unités d’analyse de la croissance, appréhendant le territoire comme forme d’organisation économique efficace. L’exemple des districts industriels et des systèmes productifs locaux (SPL) peut être cité à ce titre. Le succès de ces formes productives localisées réside dans leurs modalités d’organisation marquées par des traditions culturelles (i.e. savoir-faire) véhiculant des valeurs communes, favorisant l’initiative locale et reposant sur des normes de coopération entre agents.

Valorisation de ressources territoriales

16 Des conclusions précédentes, il ressort que les logiques de développement local reposent sur l’adoption, par les acteurs, de stratégies de mise en valeur de ressources territoriales. Dans les développements qui suivent, nous tenterons de préciser quels mécanismes président à ce processus.

17 Le territoire est lieu de concentration de ressources. Ces ressources, utilisées dans le processus de production, définissent le potentiel d’offre territoriale. Les valoriser constitue un enjeu de taille pour le territoire. Par ce biais, en effet, le territoire parvient à différencier ou spécifier son offre, ce qui dans une dynamique de développement est gage d’avantages concurrentiels.

18 Ces ressources sont plurielles et de nature diverse (Colletis-Wahl et Pecqueur 2001, Peyrache-Gadeau et Pecqueur, 2002 ; Angeon et Caron 2004). Elles peuvent être composites (c’est-à-dire constituées par une variété d’éléments combinés de multiples façons), spécifiques (intrinsèques au territoire, non reproductibles et non cessibles), complexes (recouvrant plusieurs propriétés à la fois) et latentes. Par ailleurs, ces ressources peuvent être intentionnellement construites.

19 Le processus de construction sociale de ressources repose sur des dynamiques d’acteurs. C’est bien en effet de la capacité des acteurs à révéler, activer, qualifier ou re- qualifier les ressources dont il est question. Cela suppose que les acteurs s’engagent dans des démarches de coopération. La stratégie de valorisation de ressources peut alors être conçue comme le fruit de la coordination d’acteurs impliqués dans des démarches d’action collective.

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Action collective

20 Le développement local désigne une dynamique d’initiatives locales (privées ou publiques) qui met en mouvement des acteurs. Ces derniers qui se réunissent autour d’un projet – dont le principe de valorisation de ressources est l’essence – font collectivement par ce biais exister le territoire. L’élaboration de projets se concrétise à travers la mobilisation des acteurs autour d’une stratégie commune. Elle trouve sa traduction opérationnelle dans une programmation cohérente d’actions. Le développement local peut être ainsi assimilé à un cadre favorable à l’action collective au sein duquel le territoire se construit.

21 L’aboutissement de l’action collective suppose que les acteurs parviennent à s’entendre sur les objectifs visés et les moyens de les atteindre. La mise en cohérence des diverses représentations du territoire que portent les acteurs est, en effet, le garant d’une dynamique effective de coopération. Au sein d’un territoire, la coopération entre acteurs se matérialise à travers l’établissement de partenariats locaux. Ces réseaux d’acteurs locaux renforcent la cohésion sociale et favorisent la cohérence territoriale. Cette cohérence peut elle-même être renforcée et rendue plus efficace par un cadre institutionnel adapté.

Quel cadre institutionnel pour les actions de développement local ?

22 L’intérêt reconnu aux démarches d’action collective locale s’est transcrit, en France, dans des cadres institutionnels particuliers. Des structures nouvelles ont, en effet, été imaginées (dont les plus connues sont les Etablissements Publics de Coopération Intercommunale et les Pays) qui constituent les nouveaux référentiels de l’action locale. Ces structures redéfinissent l’architecture institutionnelle en adoptant des procédures de mise en accord des acteurs.

23 Pour ce qui concerne l’exemple des pays, concrètement, les centres d’intérêts collectivement exprimés par les acteurs sont inscrits dans des chartes. Ce qui importe ici, c’est le caractère conventionnel de ces chartes. Il implique que les acteurs s’engagent dans une procédure de concertation. Il souligne l’existence d’un accord local (sur les principes et les finalités de l’action) indépendamment de toute référence au document formel matérialisant les engagements des partenaires.

24 Les chartes sont énoncées sous forme de contrats qui instituent les relations de partenariat entre acteurs. On s’arrête ici sur le caractère formel de la charte. On notera que l’engagement des agents dans un contrat nécessite qu’ils s’inscrivent dans des rapports de confiance mutuelle. Ces engagements sont volontaires. Il importe donc que chacun des protagonistes adhère à ces principes et partage une même vision du territoire, une conception commune de ses modalités ou potentialités de développement.

25 Ainsi, ces cadres institutionnels – matérialisés par la constitution d’une charte – visent à proposer des repères pour l’action. Ce sont, en ce sens, de véritables projets de territoire, c’est-à-dire qu’ils sont le support de démarches, stratégies ou initiatives pour le développement du territoire. A ce titre, ils définissent des objectifs à atteindre sous certaines conditions ou contraintes. Ces dernières renvoient au fait qu’existent – ou le cas échéant que soient stimulées – les ressources1 nécessaires à la formulation du projet. Un projet caractérise donc « la conjonction d’analyses, de désirs et de savoir-

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faire collectif qui permet de polariser l’action de chacun autour d’une ambition commune, de résister aux forces centrifuges, de surmonter les contradictions internes d’intérêts, de saisir les opportunités qui se présentent d’exploiter les marges de manœuvre, de replacer l’action de chacun improvisée en fonction d’événements aléatoires dans une perspective à long terme » (Calame, 1991, p. 35).

26 Ces structures tendent à présenter le développement local comme une pratique institutionnalisée sous de multiples facettes. Fondée sur les logiques du développement local et expression d’un mode de gouvernance territoriale, elles sont lieux d’organisation de l’action collective. Loin de se limiter à n’être qu’un simple programme d’actions, le développement local repose sur la conviction que les acteurs du territoire sont capables de mettre en adéquation leurs initiatives, d’avoir une représentation commune de ses principaux enjeux, de ses atouts ou de ses fragilités. Une telle considération fait ressortir que les spécificités territoriales importent dans le développement.

27 L’approche du développement local s’affranchit ainsi des visions réductrices des théories économiques du développement qui considèrent l’espace local comme une entité neutre (ou réduite à un point). Elle fait apparaître que les ressorts territoriaux facilitent la coordination, ce qui dans l’analyse des conditions du développement, revêt un caractère central.

1.2. De l’importance des coordinations locales dans le développement

28 Les principales conclusions de la section précédente nous amènent à admettre l’idée d’un développement situé dans l’espace. L’hypothèse avancée est que les dynamiques d’évolution différenciées qu’affichent les territoires sont expliquées par le comportement des individus-acteurs. Le faisceau de relations qu’entretiennent ces acteurs, les réseaux qu’ils mobilisent, le poids du temps long avec ses implications en termes d’apprentissage collectif, importent dans l’analyse des trajectoires des territoires. En conséquence, le territoire ne peut être postulé : il est le résultat de jeux d’acteurs en relation les uns avec les autres.

29 Dans cette section2, nous nous livrons à une réflexion théorique sur le développement local. Cette réflexion nous invite à mettre l’accent sur les coordinations locales, facteurs de développement. On s’intéressera dès lors (i) à la nature de ces coordinations et (ii) aux effets qu’elles génèrent.

1.2.1. La nature des coordinations dans le développement local

30 Processus collectif de création ou d’innovation territoriale, le développement local tend à fédérer des acteurs autour d’un projet commun. Il met en évidence l’efficacité des relations entre les agents pour valoriser les richesses dont ils disposent. Ces modalités de coordination entre acteurs ne s’inscrivent pas nécessairement dans un cadre marchand.

31 Comme souligné précédemment, les dynamiques de développement local impliquent une conception partagée par les acteurs des enjeux du territoire. L’idée d’accord entre acteurs, énoncée comme condition nécessaire à l’expression d’un projet, n’est pas sans poser de questions sur la manière dont les intérêts individuels sont rendus compatibles.

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La mise en cohérence des intérêts privés ne relève pas, en effet, d’une harmonie spontanée et l’expression des intérêts privés peut parfois contrecarrer les logiques collectives.

32 L’analyse montre que président aux relations entre acteurs des systèmes de valeurs. Ces règles (entendues ici au sens large) normalisent leurs comportements. Elles ne sont pas nécessairement formalisées ; elles peuvent être tacites. Elles visent à concilier les intérêts individuels en ce qu’elles font converger les anticipations et les représentations des agents. De la capacité d’adhésion des individus à ces systèmes de représentation dépendent, en effet, la limitation de démarches individualistes et le succès de l’action collective.

33 Ces règles partagées correspondent à un ensemble d’« institutions invisibles » (North, 1990 ; Dupuy et Torre, 1998, 2000), parmi lesquelles on peut mentionner par exemple la confiance. Les rapports de confiance s’appuient sur les engagements mutuels que prennent les agents les uns vis-à-vis des autres. Ils facilitent leurs capacités d’anticipation (i.e. ils éclairent les autres sur leurs intentions d’action) et régulent leur liberté de conduite et d’action. Favorisant une meilleure compréhension entre les agents, encourageant la transparence et la circulation d’informations, ces liens de confiance facilitent la coopération. Ils permettent, en outre, de déboucher sur des régularités de comportement et préviennent les défections ou les comportements opportunistes. La confiance permet aux agents de forger leur espace de rapports. Elle contribue à stabiliser ou à renforcer les liens entre les agents en favorisant le développement de signes leur permettant de limiter les problèmes d’asymétrie d’information et d’incertitude.

34 La confiance, présentée alors comme un « lubrifiant des relations sociales » (Arrow, 1974), rend possible la répétition des actes de coopération et devient, ce faisant, une modalité de coordination entre acteurs. La fréquence des interactions entretient les conditions de mise en accord des acteurs du territoire sur la nature et l’orientation du projet qu’ils entendent mettre en œuvre. Les habitudes de coopération favorisent l’adoption par les acteurs de positions consensuelles. Ils parviennent, par ce biais, à contrer plus efficacement la survenue des problèmes et à s’accorder sur les priorités. Elles rendent compte de la capacité des agents à reconnaître des enjeux communs et à se les approprier. Ainsi, les institutions invisibles favorisent l’établissement de liens entre acteurs, amplifient les dynamiques de coopération et limitent les dissensions.

35 Le constat que la qualité des partenariats locaux conditionne la capacité des agents à s’entendre et à s’organiser pour atteindre des objectifs de long terme, souligne l’importance des coordinations locales dans le développement. A l’issue de ce qui précède, nous concevons que ces dynamiques sociales contribuent à une meilleure circulation de l’information et renforcent l’action collective.

1.2.2. Les mécanismes impliquant les coordinations locales

36 Soutenir que les coordinations locales ont une incidence sur le développement implique d’identifier les mécanismes auxquels elles renvoient. L’approche économique propose une grille d’analyse de ces mécanismes appréhendés comme des externalités. On démontre alors que les coordinations locales sont productrices d’externalités positives. On en distingue deux types. (i) Le premier se rattache à des questions de

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collecte et de circulation de l’information. (ii) Le second se rapporte à l’action collective.

Une meilleure collecte et circulation de l’information

37 Les exemples sont nombreux où les agents économiques sont conduits à prendre des décisions inefficaces par manque d’informations. Les cas des marchés du travail et du crédit peuvent être cités, à ce titre. Ils illustrent des situations d’incomplétude ou d’asymétrie d’information formalisées notamment par la théorie de l’agence. Comme nous l’avons exposé précédemment, les liens qu’entretiennent les agents reposent sur un ensemble de règles qui facilitent leurs modalités d’organisation. Inscrits dans des rapports de confiance, ils sont incités à rendre transparentes les informations les concernant (caractéristiques intrinsèques des individus). Ces modalités de coordination locale favorisent non seulement une meilleure connaissance des comportements individuels mais permettent également un accès plus facile (et moins coûteux) à des données concernant leur environnement immédiat.

38 A ce titre, l’exemple du progrès technique dans le processus de production des entreprises peut être donné. Il met en évidence la qualité des coordinations locales dans le partage et la diffusion de l’information. Ces informations, qu’elles concernent la transmission d’une technique de production ou d’un apprentissage (savoir-faire), sont sources de compétitivité pour les entreprises. L’accès de ces firmes à de telles informations se solde par une meilleure connaissance de leur environnement économique. Cette dernière permet, en outre, aux firmes de réaliser des économies d’échelle. Les districts industriels et les SPL fonctionnent sur ce mode. Ils décrivent des configurations où le degré d’interaction entre des agents – appartenant au même milieu socioculturel et ratifiant les mêmes normes de comportement – est élevé.

39 Un comportement opportuniste de la part d’entrepreneurs locaux peut conduire à dissimuler des informations sur l’état des marchés ou la technologie, alors qu’il serait collectivement efficace de les partager. S’agissant de la coordination d’investissements, un raisonnement analogue peut être tenu. Il peut être tentant individuellement de profiter des investissements réalisés par d’autres, ce qui aboutit à un niveau d’investissement inefficace. Ces investissements peuvent concerner non seulement des infrastructures collectives, mais également des éléments intangibles comme la réputation d’un territoire. En somme, le partage de l’information améliore la qualité des décisions par rapports à des procédures individuelles de choix. La meilleure circulation de l’information que favorisent les liens locaux s’avère dès lors avantageuse dans la mesure où elle contribue à réduire le risque, l’incertitude et à économiser les coûts de transaction.

40 Dans les projets de territoire, le principe de gouvernance rend bien compte d’une certaine efficience collective. Les agents, associés à la prise de décision, s’organisent sur le mode de la coopération. Amenés à partager des informations de diverse nature, ils détiennent une meilleure connaissance des individus et de leurs intentions ainsi que de leur environnement socio-économique. Par ce biais, ils améliorent la qualité de leurs choix, ce qui leur permet de prendre véritablement part au dispositif d’action et de maîtriser les enjeux de leur territoire, plutôt que de subir des contraintes de choix imposées par d’autres.

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41 Les modalités de coordination locale, en facilitant la procédure de décision et en améliorant la qualité des choix, produisent un impact positif sur le bien-être collectif. Les agents agissent, dès lors, dans un cadre proche de la situation optimale d’information pure et parfaite, malgré le fait que ce sont des mécanismes hors marché qui régissent les modalités de leur mise en relation. Cette meilleure compréhension des comportements individuels et de l’environnement renforcent les stratégies d’action collective, au cœur des logiques de développement local.

Le renforcement des logiques d’action collective

42 Les coordinations locales renforcent l’action collective. Le principe de l’action collective repose sur l’habileté des agents à mettre en commun des ressources pour atteindre des objectifs qui n’auraient pas été atteints individuellement. On convient ainsi à l’idée que l’action collective résulte des dynamiques de coopération qui s’établissent entre les agents.

43 L’analyse théorique montre qu’en situation de jeu répété, les agents sont susceptibles de développer un comportement coopératif. Si l’on se fie à l’observation des comportements effectifs des individus, on constate que la coopération résulte d’une combinaison de règles (valeurs, normes conventions, routines etc.). De manière plus intuitive, on se range à l’idée que l’occurrence des interactions amène les individus à développer des routines. Ces routines stabilisent les dynamiques d’interaction parce qu’elles permettent aux agents d’acquérir des informations essentielles visant à mieux comprendre et à anticiper leurs intentions réciproques d’action. Elles s’accompagnent d’autres phénomènes (i.e. la réputation, confiance, réciprocité) qui confortent l’espace relationnel. Les relations que nous décrivons ne sont pas exclusivement bilatérales. Les agents entretiennent en effet une pluralité de liens. L’individu est ainsi décrit au travers des relations qui l’unissent à d’autres dans un contexte donné.

44 Comme nous venons de l’évoquer, les comportements coopératifs demeurent au fondement de l’action collective. Ils mettent en évidence l’ensemble des relations interpersonnelles dans lesquelles s’inscrivent les agents. Dans les pratiques d’action locale, ces relations s’établissent en dehors du marché. Dans cet espace de proximité que constitue le territoire, les institutions invisibles qui procèdent à la coordination des agents placent ces derniers en situation de développer des liens s’apparentant à ceux que l’on observe dans des structures de type communautaire. Ces réseaux communautaires qui reposent sur une nature de liens particuliers entre agents (de solidarité, de coopération, de proximité), imposent dès lors une représentation complexe du territoire et de ses modalités de développement.

45 Les logiques de développement local reposent sur le principe de cohérence d’une micro-société. Elles rendent compte de ce que chaque territoire possède son histoire, ses potentialités, ses ressources et ses contraintes lesquelles se transmettent à travers des formes sociales organisées. Il apparaît dès lors nécessaire de s’intéresser aux éléments de théorisation concernant ces dernières pour une meilleure compréhension des mécanismes auxquels renvoie le développement local.

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2. Regard théorique sur le rôle des formes sociales organisées dans le développement local

46 Cette partie examine successivement les deux approches théoriques retenues pour une formalisation du développement local : le capital social et l’économie de proximités. Le capital social renvoie à l’ensemble des éléments intangibles structurant les relations entre individus (réseaux sociaux, normes, confiance…) et leur permettant d’accéder à des ressources imbriquées dans la structure sociale (Lin, 2001). Le programme de recherche que constitue l’économie de proximités (Bellet et al. 1993 ; Bellet et al. 1998 ; Gilly et Torre 2000 ; Pecqueur et Zimmerman 2004) analyse les processus d’interaction entre les agents. Les deux approches ont en commun, de traiter de manière complémentaire, la question de la densité des liens sociaux des acteurs d’un territoire qu’elles présentent selon les cas soit comme un potentiel soit comme un frein de développement. Il apparaît dès lors que l’articulation de ces deux programmes de recherche permettrait de mieux cerner les mécanismes à l’œuvre dans les processus de développement local.

2.1. Économie de proximité et théories du capital social : quels fondements ?

47 Les théories du capital social lient la performance économique à l’état des relations sociales et au cadre institutionnel (Putnam, 1993, 1995 ; Knack et Keefer, 1997 ; Krishna, 2001). Dans la même perspective, l’économie de proximité explique le développement territorial par les dynamiques de proximité. Il faut entendre par là les interactions entre agents et le rôle des institutions formelles et informelles (Zimmermann et al. 1998).

2.1.1. L’économie de proximité : une approche centrée sur les questions d’interaction et de coordination des agents

48 Le concept de proximité apparaît dans la littérature avec les travaux de Bellet et al. (1992) et de Bellet et al. (1993), du groupe français « Dynamiques de proximité ». Ce programme de recherche est né au début de la décennie 1990.

La genèse du concept

49 Les travaux en économie de proximité s’inscrivent originellement au croisement de l’économie industrielle et spatiale. Le rapprochement entre ces deux disciplines fait l’objet d’un regain d’intérêt (depuis le début des années 1990) appréciable sous deux angles. Le premier est lié au développement de travaux en économie industrielle prenant en compte l’enracinement spatial des activités et plus largement des phénomènes économiques. L’espace compte et devient un élément explicatif et constitutif des mécanismes économiques3. Le deuxième angle à partir duquel peut être cerné le croisement entre économie industrielle et économie spatiale est relatif au traitement de problématiques d’économie industrielle dans l’analyse des phénomènes spatiaux (Pecqueur et Zimmerman, 2004). La prise en compte de ce recouvrement

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disciplinaire a alimenté un champ de recherche fécond que se sont appropriés les économistes de la proximité.

50 Et même si Bellet et al. (1992) soulignent que la notion de proximité n’a pas toujours été exprimée de manière explicite dans les travaux du début de la décennie, ils défendent l’idée que les phénomènes de proximité ne sont pas à nier et méritent une attention particulière. A partir de ce concept, les économistes de la proximité analysent les phénomènes d’organisation et montrent que ceux-ci se rapportent à l’établissement de relations entre agents. Ces dernières ne s’effectuent pas nécessairement au sein du cadre marchand. Le terme de proximité traduit l’importance générale accordée aux interactions entre agents.

51 On notera toutefois que ce programme de recherche ne provient pas d’un strict cadre théorique (Gilly et Torre, 2000), et que la mise en valeur des phénomènes de proximité varie selon les travaux développés (Rallet, 1999). Les fondateurs du programme affichent en effet un certain éclectisme théorique, s’inscrivant dans des champs théoriques aussi divers que : l’économie des conventions, l’économie institutionnaliste, l’économie des contrats, l’économie des coûts de transaction.

52 Le concept de proximité renvoie à une dénomination plurielle (Bellet et al. 1998, Rallet 1999). Le terme est d’un usage courant et recouvre diverses notions. On parle en effet de : relations de proximité, emplois de proximité, services de proximité, justice de proximité, etc. Par ailleurs, la proximité se décline selon divers registres ou ordres. Les termes de proximité géographique, organisationnelle, relationnelle, matérielle, territoriale, institutionnelle, etc., se côtoient dans la littérature. Certains contributeurs (Grossetti, 1998 notamment, de tradition sociologique) retiennent trois ordres de proximité. Ils distinguent : • La proximité matérielle : elle est relative à l’espace physique (l’unité métrique étant un critère de mesure objectif), mais comprend également l’idée de l’espace socialement construit. Dans cette dernière optique, on se range à l’idée que l’espace est modelé, façonné par l’action humaine. • La proximité sociale : elle caractérise l’appartenance à des positions sociales. Elle fait référence à l’espace social des individus. « Cette proximité est une ressemblance, une similarité, elle n’implique nullement des échanges » (Grossetti, 1998, p. 89). • La proximité relationnelle : elle traite des échanges effectifs entre les agents. Elle associe les deux formes de proximité précédentes. Elle est à la fois sociale « puisqu’elle est fondée sur des critères proprement sociaux, et matérielle, puisqu’elle implique des échanges directs (au moins pour les éléments les plus proches) et donc un cadre physique d’interaction » (Grossetti, 1998, p. 90).

53 Dans la tradition économique, s’agissant de caractériser la structuration des relations individuelles ou sociales, les principaux contributeurs s’accordent à retenir deux déclinaisons analytiques de la proximité : la proximité géographique et la proximité organisée. Ces composantes de la proximité expriment respectivement la séparation géographique et économique des agents. On s’apercevra que d’une certaine manière ce découpage des types de proximité se recoupe avec le premier.

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La double dimension des interactions individuelles : proximité géographique et proximité organisée

54 (i) La proximité organisée traite de la séparation économique des agents. Elle identifie l’espace de rapports des individus. De ce point de vue, sont proches des acteurs qui appartiennent au même espace de rapports et entre lesquels s’établissent des interactions de nature différente (marchandes ou non marchandes, intentionnelles ou non intentionnelles, etc.). La proximité organisée renvoie également à l’espace de représentation des individus. Selon cette dernière acception, sont désignés proches des agents qui se ressemblent et qui partagent le même espace de valeurs, de règles, de modèles de pensées et d’actions.

55 En clair, la proximité organisée repose sur deux logiques ou recouvre deux dimensions : la logique d’appartenance et la logique de similitude. Dans la première dimension, c’est l’effectivité des relations qui est évoquée, alors que dans la seconde, c’est de l’adhésion à un même espace de référence dont il est question. Cette deuxième dimension de la proximité organisée (la logique de similitude) relève du domaine institutionnel. Elle est appelée par certains auteurs proximité institutionnelle et est considérée parfois comme un registre à part de la proximité.

56 (ii) La proximité géographique décrit la position relative des agents dans un espace plan déterminé. Elle renvoie à la localisation des interactions entre les agents. Elle rend compte de leur éloignement, et se mesure en termes de distance exprimée en fonction du temps et/ ou des coûts à supporter pour la franchir. Dans ces conditions, on conçoit que la proximité géographique n’est pas strictement naturelle ou physique, puisque l’espace physique subit des transformations humaines. Elle est à la fois support et construit d’interactions sociales. Cette forme de proximité fait référence à la notion d’« espace géonomique » de Perroux (1964), « renvoyant largement à la localisation des entreprises, elle intègre la dimension sociale des mécanismes économiques, ou ce que l’on appelle parfois la distance fonctionnelle » (Zimmermann, 1998, p. 9). La proximité géographique traduit la plus ou moins forte matérialité de l’espace : elle est traitée comme une contrainte pesant sur le développement des interactions entre agents. Dans l’analyse, elle joue le rôle d’une condition permissive : la proximité favorise a priori le développement des interactions entre agents. Elle facilite les échanges de produits mais aussi les rencontres, les échanges d’information, le partage des connaissances (Rallet, 1999, p. 13).

57 Selon cette assertion, la proximité géographique favorise l’établissement de liens entre les agents. Elle permettrait le développement de liens de type organisationnel. On peut aussi associer à la proximité géographique – lorsqu’elle se circonscrit à un espace précisément délimité et stable – à un lieu commun de représentations au sein duquel on identifie des aspects tels que la culture, les traditions, les valeurs, etc. Comprise en ce sens, la proximité géographique pourrait expliquer certaines ressemblances entre les agents en termes de représentation. Elle favoriserait ainsi la dimension institutionnelle de la proximité organisée.

58 A l’issue de ces propos, on convient du rôle de la proximité géographique dans la constitution des relations de face à face d’une part, et dans la diffusion de règles et de modèles d’actions communs d’autre part. En d’autres termes, la proximité géographique peut favoriser le renforcement des logiques d’appartenance et de similitude qui caractérisent la proximité organisée4. Comme en atteste la conclusion précédente, les deux types de proximité s’articulent.

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2.1.2. L’approche théorique du capital social : une analyse des formes sociales organisées

59 Le concept de capital social n’est pas récent. S’il a été initialement proposé par les sociologues5 – dont les centres d’intérêt portent sur l’analyse des groupes sociaux et des institutions – les économistes se l’approprient depuis peu. Il faut attendre, en effet, en économie, le développement de travaux sur les coordinations non marchandes et de réflexions sur la prise en compte de l’environnement institutionnel et social dans les procédures de décision des agents, pour voir apparaître l’idée de capital social.

60 La plupart des travaux sur le capital social s’accordent sur ses effets positifs : il facilite la coordination des agents et semble être une condition de développement. Le lien entre capital social et développement a été approfondi dans la littérature ; le premier est présenté comme une variable explicative de la performance économique locale. Afin de caractériser le capital social, dans cette section, (i) nous aborderons quelques éléments de définition du concept et (ii) tenterons en second lieu d’en caractériser les formes.

Le capital social, éléments de définition

61 Si la notion de capital social s’est largement diffusée en une vingtaine d’années, ce regain d’intérêt n’a toutefois guère contribué à stabiliser le concept. Ainsi, donner une définition du capital social reste un exercice difficile. Nombreuses sont les contributions qui définissent le terme. (i) Nous commencerons par proposer une définition qui recueille un certain consensus, (ii) avant de passer brièvement en revue les travaux de Coleman (1988,1990) et (iii) de Lin (2001).

62 (i) Le capital social se définit comme l’ensemble des normes et des réseaux qui facilitent l’action collective (Woolcok et Narayan, 2000). Cette définition courante du capital social fait ressortir deux de ses dimensions essentielles. La première est liée aux normes et valeurs (ou ensemble de règles informelles) qui régissent les interactions entre agents. La seconde détermine le capital social par ses caractéristiques structurelles. Le capital social désigne alors, dans ce cas, le cadre formel au sein duquel s’établissent les relations entre les agents.

63 Ainsi défini, on conçoit le capital social comme l’ensemble des institutions (entendues ici au sens large c’est-à-dire règles ou cadres d’action des agents) formelles ou informelles qui facilitent la coopération antre acteurs en vue d’actions finalisées. Cette conception du capital social revient d’une certaine façon à intégrer les facteurs sociaux dans les principes d’action individuelle (Coleman, 1988).

64 (ii) Les travaux de Coleman sont parmi ceux qui constituent une référence incontournable sur le capital social. Pour l’essentiel, ses apports consistent à formuler une théorisation de l’action rationnelle centrée sur des déterminants sociaux. Coleman introduit le concept de rationalité en sociologie. Il présente le capital social comme une forme particulière de capital qui rend possible l’action sociale. Le capital social est donc à l’origine des relations développées entre les agents. Sa vision fonctionnaliste l’amène à considérer les effets du capital social. Il distingue les manifestations du capital à travers les droits et les obligations relevant d’un environnement social marqué par la confiance, la capacité de circulation de l’information au sein de la structure sociale, et l’existence de normes et de sanctions qui s’imposent et que respectent les membres

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d’une communauté. On notera que deux des formes de capital social précédemment définies (i.e. obligation et normes réciproques) ne posent pas ce dernier au fondement des relations sociales mais le présentent au contraire comme un dérivé de la structure sociale. La conception fonctionnaliste du capital social tend à obscurcir la notion, la présentant à la fois comme un « output » de la structure sociale et comme un élément structurant qui la détermine. Ce type de raisonnement accroît la confusion sur la notion (Fukuyama, 1999 ; Woolcok, 2001) et alimente plus largement un raisonnement déterministe et tautologique sur l’explication des mécanismes de développement. On s’entend ainsi dire que le développement des sociétés s’explique par l’efficience de leurs structures sociales (en somme un degré de capital social élevé) et que les sociétés développées sont celles qui disposent de structures sociales efficientes, et inversement.

65 (iii) D’autres travaux abordent le capital social sous l’angle des ressources (Lin, 1995, 2001). Suggérant d’intégrer le capital social dans une théorie générale des ressources, Lin le définit comme une richesse potentielle incorporée dans la structure sociale et qui peut être (mais ne l’est pas nécessairement) mobilisée en cas de besoin. Le concept de capital social recouvrirait ainsi à la fois des ressources existantes et latentes liées à un réseau relationnel stable plus ou moins activé. Cette conception rejoint celle adoptée par Bourdieu pour lequel « le capital social que possède un agent particulier dépend de l’étendue du réseau des liaisons qu’il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auquel il est lié ». Ainsi, le capital social n’est autre que « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance » (Bourdieu, 1980, p. 2.).

66 Cet exercice de définition conceptuelle du capital social montre la difficulté à cerner précisément la notion. Une appréhension concrète du concept invite à décliner les différentes formes du capital social.

Le capital social, un concept multiforme

67 Le capital social désigne différents aspects des rapports sociaux. On distingue dans la littérature trois typologies déclinant ces divers aspects. A travers cet effort de caractérisation du capital social, la structure sociale est appréhendée aussi bien du point de vue microéconomique que macroéconomique.

68 (i) Collier (1988) distingue entre capital social gouvernemental et civil. Le premier fait référence aux institutions ou organisations mises en place par l’État ou le secteur public alors que le second fait référence aux institutions ou organisations émanant de la société. On identifie alors dans chacune de ces formes, deux formes de capital social : les institutions en tant que règles et les organisations au sein desquelles est assuré le respect de ces règles.

69 Ces deux formes de capital social sont interdépendantes. Les travaux de Narayan (1999), Dasgupta (2000) et Grootaert (1998), Woolcok et Narayan (2000) montrent en effet que capital social civil et gouvernemental sont dans certains cas complémentaires ou substituables. Par exemple, la substitution du capital social civil au capital social gouvernemental opère lorsque le fonctionnement de l’État est défaillant. On observe ce phénomène en situation de conflit violent (i.e. guerre civile) où les groupes dominants font valoir leur pouvoir. A l’inverse, une complémentarité entre capital social

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gouvernemental et civil s’instaure lorsque l’État accomplit sans perturbation sa fonction de « gouvernance ». Dans ce cas, les liens entre les structures gouvernementales et civiles renforcent la cohésion sociale. Dans le même ordre d’idée, Putnam (1993) expose que l’engagement civique renforce la stabilité des institutions étatiques de la même façon que les institutions gouvernementales créent un environnement favorable à l’engagement civique.

70 Ces développements conceptuels tendent à présenter le capital social comme la matière première d’une société, nécessaire au bon fonctionnement des institutions. Cette approche, qui souligne le degré d’interaction entre l’environnement socio-politique et le secteur privé, attire également l’attention sur une autre nature du capital social.

71 (ii) Uphoff (2000) différencie entre capital social structurel (entendu comme l’ensemble des institutions visibles) et capital social cognitif (ou subjectif c’est-à-dire qui renvoie aux processus mentaux des individus). En clair, le premier désigne les structures dans lesquelles agissent les agents (i.e. les organisations) alors que le second fait référence aux valeurs, normes, croyances etc. qui prédisposent les agents à la coopération. Pour désigner cette même distinction de nature sur le capital social, Krishna (2000) parle respectivement de capital social institutionnel et relationnel.

72 Une conception globale du capital social invite à un recoupement entre les quatre formes précédemment identifiées. Le tableau suivant présente quelques exemples de capital social.

Tableau 1. Les formes de capital social

Capital social structurel Capital social cognitif

Club, association, ONG, communauté Normes, croyances, valeurs Capital social civil … …

Capital social État, police, tribunaux … Lois, régime politique … gouvernemental

Source : d’après Sirven, 2000.

73 Cette vision intégrée accorde de l’importance aux interdépendances entre les différentes formes de capital social. Si elle invite à considérer la capacité des structures sociales à élaborer des règles facilitant l’établissement de liens entre agents, elle n’indique rien sur la densité des liens établis.

74 (iii) Concernant la nature des liens, il faut citer l’approche popularisée par la Banque Mondiale en 2000 sur le capital social qui unit, qui lie et qui relit (« bonding », « linking », « bridging »).

75 Les liens de type « bonding » unissent des individus au sein d’une même communauté. Les liens sont encore qualifiés d’horizontaux. Dans ce type de structures, les agents sont de statut identique : ils appartiennent au même groupe. On y range explicitement les relations familiales et amicales ainsi que les réseaux sociaux (communauté d’individus, organisation etc.). Les liens de type « linking » caractérisent des interactions entre des agents appartenant à des groupes différents. Ces liens sont de nature verticale. Dans ce type de relation, les agents occupent des places (ou de statuts) différents. L’idée de

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réseau étendu illustre bien ce type de liens (réseau de réseau). Enfin, dans les relations de type « bridging », les agents sont distants les uns des autres. Cette dernière notion désigne à la fois leur éloignement physique (les liens de type bridging sont extra- territoriaux) et la discontinuité dans l’activation du lien (l’idée de bridging rend compte du caractère latent du capital social, apparenté dans ce cas à une ressource non activée). Le « bridging social capital » désigne un réseau virtuel.

76 En résumé, cette synthèse sur la nature des liens doit être rapprochée de la vision dichotomique de Granovetter (1973) distinguant les liens forts des liens faibles. Le capital social de type bonding et linking peuvent être saisis comme des liens forts, alors que le capital social de type bridging appartient à la catégorie des liens faibles.

77 C’est cette dernière approche sur la nature des liens que nous retiendrons dans le cadre de nos réflexions sur les coordinations locales et le développement. Nous montrerons notamment en quoi cette approche du capital social s’articule avec l’économie de proximité.

2.2. Vers une articulation entre l’économie de proximité et les approches théoriques du capital social pour une théorisation du développement local

78 L’économie de proximité et l’approche du capital social présentent des démarches d’analyse similaires. Ces deux cadres d’analyse visent à caractériser les modalités de coordination entre les agents. Ils proposent chacun une analyse de la nature des liens tissés entre les acteurs. Si ces deux courants ont en commun d’aborder la question de l’impact de ces coordinations locales sur le développement, l’approche du capital social se focalise davantage sur la densité des liens. Nous verrons que la procédure d’activation des liens repose sur des logiques que permet d’appréhender la proximité (1). S’agissant de la force des liens, nous montrerons que les deux courants divergent et que les conclusions théoriques du capital social enrichissent celles de l’économie de proximité (2).

2.2.1. Le capital social, un capital activé par de liens sociaux

79 Les développements théoriques précédents mettent en évidence le caractère social du capital social. Il s’agit maintenant de se demander si le capital social recèle les propriétés du capital. Le capital social, s’il s’apparente à du capital, doit pouvoir être appréhendé en termes de stock et de flux (i) et doit également être accumulable (ii).

(i) Le capital social génère des revenus

80 Dès les années 1960, les économistes proposent un élargissement du concept de capital (Schultz, 1961 ; Becker, 1964). Ils entendent par là saisir sous cette dénomination d’autres facettes du capital que ses seuls aspects matériels. La littérature évoque à ce titre les termes de capital humain et de capital social. Toutefois, si le capital humain renvoie à des caractéristiques individuelles (i.e. niveau de qualification des individus), le capital social relève du réseau de relation des individus. En d’autres termes, on veut signaler que les individus (ou groupes d’individus) peuvent profiter de ressources qui se constituent à travers leurs relations aux autres (individus ou groupes).

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81 L’analyse économique définit le capital comme un ensemble de biens qui pourvoient des revenus à ceux qui les détiennent. Les biens possédés (i.e. les ressources sociales) constituent le stock de capital alors que les revenus (i.e. les effets de ces ressources sur la situation économique de l’agent) correspondent à des flux. La notion de stock renvoie à la quantité de biens que possède un agent donné. Toute la question est de savoir si cette quantité de biens est invariante ou non et si leurs effets sont positifs c’est-à-dire génèrent un profit.

82 Les travaux sur le capital social montrent qu’il est susceptible d’évoluer dans le temps (le stock de capital n’est donc pas invariant) et que c’est un moyen, pour les agents de corriger sa distribution de revenus. Pour qu’une relation sociale soit profitable à un agent, il faut qu’elle lui donne accès à un certain niveau de capital social. Autrement dit, l’investissement d’un individu dans ses relations aux autres doit lui permettre d’améliorer sa situation économique. On peut citer l’exemple d’un individu qui s’appuierait sur son réseau relationnel pour arriver à ses fins (i.e. favoriser son insertion professionnelle). Comme on le voit ici, le capital social est fonction de la capacité de l’agent à tirer partie de son réseau. Mais pour que ces relations soient utiles ou potentiellement utiles, il est nécessaire qu’elles soient elles-mêmes porteuses de ressources. Un individu peut, en effet, disposer d’un certain niveau relationnel (c’est-à- dire de capital social) sans que ce dernier lui permette d’augmenter son propre niveau de ressources. Si l’on reprend le cas de l’individu en situation de recherche d’emploi, le réseau relationnel dans lequel il s’inscrit peut ne lui être d’aucune utilité en matière d’insertion professionnelle.

83 En clair, un capital social élevé peut avoir peut avoir des effets marginaux selon la disponibilité des ressources existant dans les relations réticulaires d’un individu. Ces propos se rattachent à une conception quelque peu déterministe de la structuration sociale appréhendée à travers la qualité de capital social auquel les individus ont accès à travers leurs réseaux de relations. Dans sa théorie des ressources sociales, Lin (1995) montre que les positions sociales d’origine conditionnent l’accès au capital social et à son usage. A l’issue de ce qui précède, on convient à l’idée que le niveau de capital social (tout comme ses effets d’ailleurs) résulte de l’activation de liens sociaux. L’accumulation de capital social s’effectue à travers la mobilisation des relations sociales.

(ii) Le capital social est accumulable

84 En tant que capital, le capital social doit être accumulable. Les développements précédents nous amènent à concevoir que la productivité du réseau (en termes de ressources sociales) ne dépend pas que du lien établi entre des agents ou groupes d’agents mais de l’activation de ce lien. Autrement dit, la création et l’accumulation de capital social impliquent que les liens entre individus soient mobilisables et mobilisés.

85 L’analogie entre le capital social et les autres formes de capital (le capital humain notamment) réside dans le fait qu’il peut être à la fois acte de consommation et d’investissement. En effet, lorsqu’un agent active un lien social, en recourant par exemple au service d’une connaissance, il consomme du capital social. Mais en même temps, comme il entretient la relation, il procède également à un investissement social. Cette interaction sociale augmente la force du lien entre les deux individus insérés dans la relation en générant de nouvelles règles de rapport. Le demandeur de service est

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placé dans une relation d’obligation et de dette par rapport l’offreur. Ce dernier, lorsqu’il consent à rendre service témoigne une preuve de confiance au bénéficiaire. Ce faisant, cette interaction sociale contribue à l’accumulation de capital social (ici cognitif).

86 Ces éléments d’analyse nous invitent à souligner la particularité du capital social par rapport au capital physique. A l’inverse de ce dernier, le capital social ne se déprécie pas avec l’usage. Bien au contraire, il se délite lorsque les liens sociaux ne sont pas entretenus6. En conséquence, l’accumulation de capital social dépend étroitement non seulement de la qualité des relations entre les agents mais également de leur régularité. Les liens sociaux doivent être continuellement réactivés, sinon ils perdent en efficacité.

87 Si l’on rapporte cette dernière conclusion aux différentes formes de capital social, on admet que les liens sociaux de type bonding ou linking nécessitent d’être constamment renforcés pour que le capital social soit effectivement une ressource utile. En revanche, le capital social de type bridging n’implique pas une activation régulière, ni intense des liens. Il faut à ce titre observer la spécificité de cette forme de capital social, puisque par essence, elle repose sur l’établissement de liens faibles. La nature des liens élaborés entre les agents peut alors être caractérisée par leur densité et appréhendée en termes de proximité. Le tableau ci-dessous synthétise notre propos.

Tableau 2. Nature et densité des liens

Densité du lien Degré de proximité

Bonding Activation forte du lien Proximité forte Nature du lien Linking Activation forte du lien

Bridging Activation faible du lien Proximité faible

88 En résumé, le capital social, pour être efficacement mobilisé, doit s’appuyer sur une dynamique de liens sociaux particulière. Il repose sur une certaine densité de rapports, ce qui suppose que les agents s’inscrivent, d’une certaine façon, dans des relations de proximité. Ces structures relationnelles sont plus ou moins denses et cohésives. Les différentes formes de liens qui les constituent se distinguent alors par leur vigueur et leur puissance. C’est en ce sens que nous parlons de force des liens.

2.2.2. La force des liens

89 Dans cette section, nous chercherons à décrire la force des liens de proximité. Il faut entendre par là le spectre des configurations marqué par un gradient de proximité (faible à forte). Notre raisonnement se déroulera en deux temps. (i) Nous commencerons par décrire quelles règles cimentent ces différentes relations de proximité, (ii) puis nous chercherons à en apprécier la portée. Ces éléments de réflexion nous donneront matière à alimenter notre théorisation du développement local.

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La vigueur des liens : quelles règles président aux relations de proximité ?

90 Nous avons souligné précédemment que le capital social doit être entretenu à travers l’activation de liens sociaux. Une bonne compréhension de la procédure d’activation des liens nous invite à l’analyse des règles qui président aux relations entre agents. La proximité permet de spécifier ces règles.

91 Les liens de type bonding caractérisent des relations affectives, des affinités sociales. Ces liens sont de type communautaire et sont porteurs d’une logique d’exclusion des membres extérieurs à la communauté. Ils tendent vers une « fermeture relationnelle » (Coleman, 1988). L’appartenance à une même communauté rend compte de ce que les agents adhèrent au même système de représentation. Et dans ce type de liens, la confiance interpersonnelle est élevée. Les agents élaborent leurs propres règles et organisent leur contrôle. Ces liens intra-groupe expriment un degré de proximité fort entre les agents. Ici, c’est le registre institutionnel de la proximité qui prévaut (logique de similitude).

92 Le capital social de type linking nécessite une activation régulière des liens sociaux. Ces liens inter-groupe doivent par conséquent être continuellement réaffirmés. Le processus d’échange entre les agents implique la fréquence des interactions. Ils se caractérisent par des transactions de réciprocité qui oblige à la poursuite des échanges. C’est bien l’effectivité des relations qui est ici soulignée. Elle fait référence au registre organisationnel de la proximité (logique d’appartenance). Comme nous l’avons déjà mentionné, la fréquence des interactions tend à déboucher sur la convergence des représentations (élaboration de normes communes, réciprocité) et peut ainsi nourrir la dimension institutionnelle de la proximité. Dans le capital social de type linking, c’est donc d’abord le registre organisationnel de la proximité qui est au fondement des relations mais il n’est pas exclu que la logique institutionnelle de la proximité contribue à les renforcer. Nous noterons que la distinction entre les liens de type bonding et linking n’est pas toujours aisée et que les deux formes de relations sociales peuvent parfois se recouvrir.

93 Cependant, si les liens de type bonding et linking reposent sur des structures relationnelles cohésives qui créent et augmentent le sentiment d’appartenance et de solidarité entre les membres du groupe, dans les liens de type bridging, prévalent d’autres logiques. La fréquence des contacts n’est pas une condition nécessaire à la mobilisation du capital social. La procédure de mise en accord entre les agents est ponctuelle et discontinue. Les règles respectées s’apparentent alors à une convention sans engagement réciproque de leur part. Dans ce cas, ce ne sont pas des logiques de proximité qui œuvrent dans ce type de relation. Le tableau suivant résume l’ensemble de ces propos.

Tableau 3. Nature des liens sociaux et logiques de proximité

Nature Nature et propriétés Motivation du lien Logique de proximité du lien des règles ratifiées

Morale Investissement Bonding Introjection de valeur Logique de similitude social non intentionnel

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Logique d'appartenance (mais Intérêt Investissement Réciprocité et Linking n'exclut pas la logique de social intentionnel obligation similitude)

Convention sans Intérêt Investissement Logique de relation de distance Bridging engagement social intentionnel (liens de proximité inexistants) réciproque

94 Nous avons considéré jusqu’à présent le capital social comme une grille d’analyse des liens sociaux. Il convient maintenant de s’intéresser à la portée concrète des liens sociaux auxquels on prête une incidence non négligeable sur la performance économique locale.

La puissance des liens : quelle incidence des liens de proximité sur la performance économique locale ?

95 Nous nous proposons de réfléchir ici à l’impact des liens sociaux sur le processus de développement. On verra que la force des liens n’est pas la même selon le type de capital social qu’ils activent. Cependant, avant de prétendre que le capital social affecte le développement, il faut se demander si on peut véritablement en isoler les effets propres. Cette question est discutée dans la littérature.

96 Le capital social n’est pas la seule ressource dont dispose les agents. Ce n’est qu’une ressource parmi d’autres. L’enjeu est donc d’isoler la valeur relative et les effets spécifiques du capital social. L’exercice n’est pas aisé, car le capital social est fongible. Cela signifie qu’il peut se transformer en d’autres formes de capital. A titre d’exemple, lorsqu’une aide financière est proposée à un individu par un membre de son réseau relationnel, le capital social se transforme en capital économique. De la même façon, lorsqu’un individu se sert de son réseau pour accéder à une formation, il tend à améliorer son niveau de qualification initiale. Le capital social se trouve ainsi transformé en capital humain. On voit alors que le caractère fongible du capital social le rend interdépendant des autres formes de capital. Il peut être, pour reprendre les termes de (Adler et Kon, 1999), un substitut ou un complément à d’autres ressources. Si pour certains auteurs, le capital social n’a pas de contenu propre7, d’autres comme Putnam (1993, 1995) s’attachent à le mesurer mais également à en évaluer les effets.

97 Pour identifier les effets du capital social, il faut parvenir à mesurer de quelle manière le capital social affecte la situation économique (ou bien-être) des agents. Plusieurs études empiriques portent sur la mesure du capital social. Certaines se centrent sur le niveau individuel. Elles visent à identifier le niveau de ressources auquel accède un individu en mobilisant son réseau (Lin, 1982 ; Burt, 1992 ; Forsé, 1997). D’autres analyses se concentrent sur le niveau collectif. Le capital social est celui du groupe. C’est alors un bien collectif que partage le groupe. Ces deux formes de capital social (et leurs effets) doivent être considérées de manière différente. Si l’on se situe dans la conception individuelle du capital social, on l’associe à un actif qui influe sur le revenu de l’agent. Par contre, si l’on adopte une vision plus globale, on appréhende le capital social comme un indicateur d’efficacité collective. Dans ces conditions, on s’attache au rôle du capital social dans les activités de production et aux externalités qu’il produit, ce qui permet de s’interroger sur les trajectoires de croissance et de développement des

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espaces dotés en capital social. C’est dans ce dernier registre d’analyse que nous nous inscrivons, s’agissant de nos réflexions sur le développement.

98 L’importance du capital social comme variable explicative de la performance économique locale est montrée à travers les externalités qu’il produit. Nous avons montré antérieurement (Cf. partie 1) que les externalités générées par le capital social sont relatives à la circulation de l’information et à l’action collective. Il s’agit maintenant de comprendre quelles formes de liens sociaux favorisent ces externalités.

99 De ce point de vue, on conçoit que les liens de proximité forts (qu’ils soient de type bonding ou linking) favorisent l’accumulation d’informations sur les individus. En revanche, dans un capital social de type bridging, les liens entre individus étant par nature des liens de proximité faible, ils ne peuvent constituer un canal de diffusion approprié pour des informations relatives au comportements individuel, ni contribuer à l’émergence d’actions collectives. Les liens faibles se révèlent par contre être une bon vecteur d’informations relatives à la connaissance de l’environnement. Les agents, précisément non inscrits dans des logiques de proximité, détiennent des informations diversifiées qu’ils s’échangent. Or dans les processus de développement, ce qui est mis en exergue, c’est la capacité des agents à maîtriser les paramètres de l’environnement dans lequel ils opèrent. On voit ici, pour reprendre la terminologie de Granovetter (1973), la « force des liens faibles ».

100 Notre analyse des liens sociaux nous permet de considérer de quelle manière les coordinations locales influencent le développement. On admet dès lors, que le capital social puisse tenir une place privilégiée dans les analyses du développement. L’articulation entre l’économie de proximité et l’approche du capital social nous paraît essentielle à la compréhension des déterminants de la performance économique locale. Elle nous paraît, à ce titre, fondamentale pour une théorisation du développement local.

Conclusion

101 L’apport de notre contribution tient dans l’articulation de l’économie de proximité et de l’approche du capital social afin de mieux cerner les mécanismes à l’œuvre dans les processus de développement local. Les contributions de ces deux cadres théoriques pour l’analyse des coordinations locales nous ont permis d’appréhender l’importance des dynamiques sociales dans les processus de développement. Notre analyse montre bien l’intérêt qu’il y a à combiner ces deux programmes de recherche pour aboutir à une théorisation complète du développement local.

102 En effet, l’économie de proximité met surtout l’accent sur la force de liens forts dans les dynamiques de développement territorial. Or, un excès de localisme peut être néfaste au développement. Les coordinations locales peuvent, en effet, enfermer les territoires dans des trajectoires de blocage (« lock in »). L’un des apports de l’approche du capital social est de montrer la force des liens faibles. On montre alors que ce ne sont pas tant les relations de proximité qui importent dans les logiques de développement que les relations de distance. Ces liens extra-territoriaux et non nécessairement activés rompent avec les caractéristiques organisationnelles et institutionnelles que l’économie de proximité prête aux coordinations efficaces. Si l’économie de proximité ne nie pas l’impact négatif que peuvent parfois avoir les liens forts sur les dynamiques

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de développement, elle ne va pas jusqu’à montrer l’importance des liens faibles dans les dynamiques de développement.

103 Notre démarche théorique d’explicitation des mécanismes de développement auxquels renvoient les formes sociales organisées, nous a menés à souligner essentiellement le caractère positif des externalités générées par les coordinations locales. Si ce point fait débat dans les deux champs théoriques mobilisés, il importe de confronter à des réalités de terrain l’hypothèse du rôle des formes sociales organisées dans le développement local pour mieux saisir leur portée réelle.

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NOTES

1. Le terme ressource est entendu ici au sens large, c’est-à-dire au sens de « moyens » ou « potentialités ».

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2. Cette section s’inspire d’une réflexion plus large menée dans le cadre d’un programme de recherche co-financé par le Ministère de l’Ecologie et du développement durable et le Ministère de l’équipement (PUCA). 3. Cf. Rallet et Torre (1995) pour une synthèse de l’ensemble de ces travaux. 4. La proximité géographique peut être parfois génératrice de conflits (Torre et Caron, 2002). 5. Les premiers travaux recensés dans la littérature remontent à Weber et Simmel. 6. La capacité d’entretien du lien varie selon un nombre important de critères (fonction eux- mêmes des agents et de leurs habitudes relationnelles) qui rendent impossible de définir la vitesse avec laquelle se déprécie le capital social. 7. Pour Bourdieu (1980, 1987), par exemple, le capital social est un multiplicateur de capital. Il est en cela second par rapport aux autres formes de capitaux. C’est un « méta- capital ».

RÉSUMÉS

Si les principes du développement local se sont continuellement ancrés dans les pratiques et progressivement traduits par des préconisations concrètes en matière de développement, le concept demeure encore peu stabilisé dans la littérature. Du point de vue théorique, on admet qu’un territoire peut produire du développement selon la manière dont les agents qui s’y trouvent se coordonnent et s’organisent ou encore s’inscrivent dans des dynamiques sociales. A travers l’analyse du lien entre le développement des territoires et les formes d’organisation sociale qui les sous-tendent, nous tentons de conforter les bases théoriques du développement local. Nous nous appuyons, pour ce faire, sur les apports de l’économie de proximité et du capital social.

Though the principles of local development are quite well established in concrete practices, the concept still remains vague in the literature. It is posited that territorial development is mainly based on social dynamics. The analysis of the relationship between local development and social organised forms seems then fundamental for a more comprehensive theory of local development. In that perspective, our contribution – which attempts to consolidate the theoretical framework of local development – mobilises the approaches of the economics of proximity and of social capital.

INDEX

Mots-clés : développement local, proximité, capital social, coordination Keywords : local development, proximity, social capital, co-ordination Code JEL O10 - General, R10 - General, Z19 - Other

AUTEURS

VALÉRIE ANGEON UMR Metafort – Pop’Ter Engref, Aubiere, Angeon[at]engref.fr

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JEAN-MARC CALLOIS UMR Metafort – Pop’Ter Engref, Aubiere, Jean-Marc.Callois[at]cemagref.fr

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Révélation de ressources spécifiques et coordination située

Gabriel Colletis et Bernard Pecqueur

1 Les évolutions socio-économiques du dernier quart de siècle, notamment pour ce qui est des transformations complexes liées au processus dit de « mondialisation », reposent avec acuité les problèmes de division « internationale » du travail et des inégalités de création et répartition de richesses à l’échelle mondiale. L’interdépendance des marchés, la mondialisation financière et le mouvement de délocalisation/ relocalisation des grandes entreprises constituent des phénomènes concrets qui illustrent ces évolutions. Dans l’actualité récente, les délocalisations brutales (une usine déménagée dans la nuit, l’apparition de la notion de « patron voyou », …) viennent confirmer que les mouvements à l’œuvre exacerbent l’apparente tendance à l’a-spatialité du capitalisme contemporain. L’organisation de la production se déploierait sur des espaces interchangeables qui ne seraient que des supports plus ou moins coûteux en facteurs de production. Cette vision non géographique d’une mondialisation envahissante doit, bien sûr, être corrigée par l’ensemble des débats qui soulignent que les hiérarchies spatiales demeurent, de même que, par conséquent, demeurent des centres et des périphéries, des cycles du produit où la technologie serait inégalement « répartie » entre les lieux où elle se produit et ceux où elle se diffuse. Cependant, les approches qui sous-tendent ces débats adoptent une représentation qui peut être contestée du changement technologique et nient la notion de proximité des agents1 ainsi que l’importance que revêt aujourd’hui la construction d’espaces économiques par les acteurs qui créent ces espaces (territoires). L’idée selon laquelle les espaces géographiques sont des lieux de création de ressources, lesquelles doivent être distinguées de celles qu’utilisent et que génèrent les entreprises implantées dans ces espaces, est relativement nouvelle et nous semble se diffuser progressivement2.

2 Nous avons proposé (Colletis et Pecqueur, 1993 et 1995) une réflexion sur la nature des ressources produites et valorisées en intégrant l’origine et la nature de ces ressources. Pour cela nous avons utilisé et fortement réinterprété la notion williamsonnienne d’actif spécifique. Cette notion, issue donc de la Nouvelle Economie Institutionnelle, dépasse en fait la seule organisation de coordinations visant à pallier les imperfections

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du marché, pour constituer un des fondements d’un véritable modèle de développement territorial.

3 Plus de dix ans après avoir proposé cette notion de spécificité et la distinction entre une ressource qui existe à l’état latent ou virtuel et sa valorisation ou révélation sous forme d’actif, nous cherchons ici à actualiser nos définitions et à montrer en quoi la notion de ressource/actif spécifique est plus que jamais un outil méthodologique fécond pour appréhender aujourd’hui les enjeux de la mondialisation et de la territorialisation des processus productifs. Cette territorialisation est le corollaire, selon nous, d’une mondialisation davantage fondée sur l’approfondissement de la diversité (diversité des trajectoires socio-économiques des différents espaces et territoires, diversité des « modèles » productifs, etc.) que sur une supposée tendance générale à l’homogénéisation (celle-ci pouvant s’exprimer cependant dans la production de telle ou telle norme).

4 Dans une première partie de cet article, nous repartons de notre point de départ, à savoir de notre proposition de grille d’analyse de ce que nous avons désigné comme les « facteurs de concurrence spatiale » (Colletis et Pecqueur, 1993), en apportant un certain nombre de précisions sur les notions de ressource et de spécificité. Notre approche est également resituée dans un ensemble de travaux qui ont, selon nous, comme dénominateur commun de raisonner (parfois implicitement) en termes de création de ressources et de production d’externalités.

5 Dans une seconde partie, nous proposons de tirer un certain nombre de conséquences d’une approche résolument dynamique de processus de coordination situés dans le temps mais aussi dans l’espace. En particulier, nous tentons de montrer que ces processus peuvent être synonymes de construction ou de révélation du territoire et qu’ils peuvent être utilement éclairés par les notions de « patrimoine » (Pecqueur, 2002 ; Pecqueur et Peyrache-Gadeau, 2002) mais aussi de ressource spécifique.

1. Une analyse centrée sur la production de ressources

6 Nous commencerons par donner un bref aperçu de travaux se situant dans une perspective de création de ressources et de production d’externalités.

7 Depuis les travaux de Philippe Aydalot (1985) en France, la région au sens large et le territoire, au sens plus étroit ou précis d’un espace construit, sont revenus au cœur des préoccupations d’analyse de « l’agglomération spatiale ». La modernité d’A. Marshall apparaît avec la lecture italienne des districts italiens (Becattini, 1977 ; Courlet, 2000). Elle situe la problématique des ressources en termes de création de ressources et de production d’externalités par les acteurs.

8 La nouveauté de ces approches repose sur le lien organique qui est suggéré entre processus d’innovation et de développement, d’une part, ancrage territorial de ces processus, d’autre part. La notion « d’agglomération de l’innovation » illustre assez bien ce lien.

9 Ainsi, pour Gay et Picard (2001)3, le « territoire vécu, organisé, où peuvent s’exprimer pouvoir, stratégie et confiance, offre une configuration idéale pour l’émergence des activités d’innovation en servant de catalyseur aux interactions qui les engendrent (…) Last but not least, la capacité innovante attachée au territoire en fait un instrument

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privilégié de développement endogène qui justifie sa mobilisation dans l’action publique ». Aujourd’hui, c’est donc en partie dans la perspective d’une problématique en termes de « géographie de l’innovation » qu’est traitée la question de « l’agglomération » de l’innovation.

10 En matière d’analyse des phénomènes d’innovation technologique, la littérature a fortement convergé vers une lecture plus « territorialisée » du phénomène. A partir d’une approche située dans un cadre national, avec les « Système Nationaux d’Innovation », on est ainsi passé aux « Systèmes Régionaux d’Innovation » (Cooke et Morgan, 1998), en approfondissant l’analyse des différenciations spatiales qui transcenderaient l’organisation nationale des systèmes productifs. Scott (2001) pose pour sa part, en forme de provocation, la question de savoir si le capitalisme va « vers la désagrégation des économies nationales ». Le problème de « l’entité étatique », du moins comme unité spatiale homogène du développement, semble posé, même si ce niveau « d’agrégation » ou de cohérence socio-économique, à l’évidence, « résiste ».

11 Cependant, les transformations liées à la mondialisation nous semblent exiger de devoir pousser le raisonnement de la possible déconstruction de l’image d’un Etat- nation homogène plus loin que la seule proposition de « solution » en termes de « regroupement(s) régional(aux) ».

12 Dans un contexte particulier, en partie lié à son histoire propre, le monde (acteurs privés et publics « réels » comme chercheurs) anglo-saxon s’est emparé de la notion de clusters pour désigner des « sites »4, lieux d’unité ou d’unification de stratégie d’acteurs et de développement de ressources particulières. On retiendra, par ailleurs, de ce bref aperçu de ce vaste débat, l’idée que la ville constitue un espace à part entière, un milieu urbain générateur d’externalités propres5. La ville constitue un bon exemple de « site » comme espace-lieu significatif d’une élaboration de type territorial. Camagni (1999) le rappelle : « le milieu et la ville partagent des éléments communs, notamment la proximité, porteurs non seulement d’avantages en termes d’économies d’échelle et de réduction des coûts de transaction, mais aussi, sous certaines conditions, d’avantages à caractère dynamique qui se manifestent dans l’apprentissage, l’innovation économique et sociale, la créativité en général » (Camagni, 1999). Ainsi les territoires ne sauraient être analysés comme de simples regroupements spatiaux infranationaux de taille variable mais plutôt comme des entités socialement construites résultant de processus particuliers de coordination d’acteurs. Ces entités fonctionnent comme composantes actives des reconfigurations actuelles de l’économie mondiale.

1.1. Concurrence des territoires et spécificité

13 L’analyse économique, et l’économie industrielle en particulier, accordent une place centrale à la compréhension des formes et mécanismes de la concurrence. La concurrence par les coûts et les prix constitue le noyau dur de l’analyse ainsi que l’hypothèse de référence des schémas de concurrence (concurrence pure et parfaite, concurrence oligopolistique). Des travaux empiriques de qualité ont cependant montré, au niveau des économies nationales, que la maîtrise des coûts ne suffisait pas à assurer un commerce extérieur équilibré ou excédentaire (Mathis, Mazier et Rivaud-Danset, 1988).

14 Au niveau des entreprises, la maîtrise des coûts confère un avantage concurrentiel important, mais qui, seul, peut se révéler insuffisant. La capacité d’innover, de

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répondre rapidement aux variations de la demande en volume, de proposer des produits correspondants aux besoins spécifiques des demandeurs constitue aujourd’hui autant de variables essentielles des stratégies concurrentielles, parfois regroupées sous le terme quelque peu imprécis de « flexibilité » (Piore et Sabel, 1984).

15 L’accent mis sur les formes nouvelles de la concurrence, et notamment sur la concurrence par la différenciation de l’offre, peut conduire à proposer une typologie des facteurs de concurrence rendant compte de cette différenciation et qui ne soit pas nécessairement a priori marquée par un choix préalable exclusif du champ de cette concurrence : concurrence entre espaces économiques (pays ou régions) ou concurrence entre firmes. Ce type de réflexion se situe ainsi en amont méthodologique des analyses relatives aux facteurs de localisation des entreprises, qui distinguent plus qu’elles n’articulent les variables relatives aux stratégies des firmes et celles liées aux pays ou régions d’implantation.

1.2. Les bases d’une double distinction actif/ressource et facteurs à caractère générique/spécifique

16 La typologie que nous utilisons ici6 consiste à distinguer, d’une part, actif et ressource, d’autre part, à qualifier les actifs ou les ressources selon leur nature, générique ou spécifique.

17 Par actif, on entendra des facteurs « en activité », alors que par ressources il s’agira de facteurs à exploiter, à organiser, ou encore à révéler. Les ressources, à la différence des actifs, constituent une réserve, un potentiel latent ou virtuel qui peut se transformer en actif si les conditions de production ou de création de technologie le permettent.

18 Des actifs ou des ressources génériques se définissent par le fait que leur valeur ou leur potentiel sont indépendants de leur participation à un quelconque processus de production. Les actifs ou ressources sont ainsi totalement transférables, leur valeur est une valeur d’échange. Le lieu de cet échange est le marché. Le prix est le critère d’appréciation de la valeur d’échange, laquelle est déterminée par une offre et une demande à caractère quantitatif. En d’autres termes, un facteur générique est indépendant du « génie du lieu » où il est produit.

19 Par contre, les actifs spécifiques, existent comme tels, mais leur valeur est fonction des conditions de leur usage. Alors qu’un actif générique est totalement transférable, un actif spécifique implique un coût irrécouvrable plus ou moins élevé de transfert.

20 Les ressources spécifiques n’existent qu’à l’état virtuel et ne peuvent en aucun cas être transférées. Ces ressources naissent de processus interactifs et sont alors engendrées dans leur configuration. Elles constituent l’expression du processus cognitif qui est engagé lorsque des acteurs ayant des compétences différentes produisent des connaissances nouvelles par la mise en commun de ces dernières. Lorsque des connaissances et savoirs hétérogènes sont combinés, de nouvelles connaissances sont produites qui peuvent, à leur tour, participer de nouvelles configurations. La création de technologie est ainsi le résultat d’un processus caractérisé par l’émergence de ressources spécifiques issues d’une dynamique cognitive synonyme d’un apprentissage interactif.

21 Des actifs génériques ne permettent pas à un territoire de se différencier durablement puisque, par définition, ils existent ailleurs et sont susceptibles d’être transférés. Une

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différenciation durable, c’est-à-dire non susceptible d’être remise en cause par la mobilité des facteurs, ne peut naître véritablement que des seules ressources spécifiques, lesquelles ne sauraient exister indépendamment des conditions dans lesquelles elles sont engendrées.

22 L’enjeu des stratégies de développement des territoires est donc essentiellement de saisir ces conditions et de rechercher ce qui constituerait le potentiel identifiable d’un territoire (désigné plus loin par la notion de « patrimoine »). Ces conditions ne sauraient être définies de façon abstraite. Elles dépendent du contexte dans lequel s’inscrit le processus heuristique d’où naissent les ressources spécifiques.

1.3. Ressources et actifs génériques

23 Le qualificatif « générique » recouvre l’ensemble des facteurs traditionnels de définition spatiale (ou de localisation des activités économiques) discriminés par les prix (dont les coûts de transport) et qui font l’objet de la part des agents d’un calcul d’optimisation.

24 On illustrera les situations de ressources ou d’actifs génériques à l’aide de quatre exemples : la main-d’œuvre, le capital, la matière première et l’information. Ces quatre facteurs resteront à l’état de ressources génériques dans les cas suivants : la main- d’œuvre est non qualifiée et non utilisée. Il existe un stock de capital sous forme d’épargne mais celle-ci est totalement liquide ou non utilisée (thésaurisée). Les gisements de matière première existent mais ne sont pas exploités. L’information est disponible sous forme standard mais n’est pas utilisée (interprétée) dans un contexte particulier. C’est le cas d’informations contenues dans une banque de données, d’une encyclopédie ou d’un catalogue…encore que ces « informations » sont, en réalité, des connaissances en ce qu’elles véhiculent des représentations.

25 Ces ressources, en devenant des actifs, ne cessent pas pour autant d’être génériques. Elles ne changent pas de nature mais elles sont « réalisées » et acquièrent ainsi une valeur économique, valeur pouvant dans certaines conditions être mesurée en prix. La main-d’œuvre reste non qualifiée mais est employée. Le chômeur non qualifié représente un actif et pas simplement une ressource car, même si son travail n’est pas réellement utilisé, il est présent et influe sur le marché du travail et éventuellement donc sur le taux de salaire. Le capital prêt à s’investir se révèle et devient épargne active. Cette épargne reste très liquide et ne peut donc être affectée qu’à des placements à court terme. La matière première est mise en exploitation. L’information, sous sa forme standard, est effectivement utilisée avant de participer, éventuellement, comme ressource, à un processus de construction de connaissance. Du point de vue métaphorique, l’encyclopédie est une ressource (elle se consulte), le livre est un actif (il se lit).

26 Les actifs génériques sont totalement dans le marché. C’est-à-dire que, pour les acquérir, il existe un prix de marché. Ils sont totalement transformables, immédiatement disponibles, à condition de s’acquitter de leur prix. Pour ces actifs, il n’existe pas de contrainte géographique (hors de la matière première mais cette dernière est substituable). Ajoutons enfin que leur acquisition ne nécessite pas l’existence et l’activation de formes de coordination partiellement hors marché comme, par exemple, les réseaux.

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1.4. Actifs et ressources spécifiques

27 La relation entre actifs et ressources, dans ce cas, est plus complexe que dans le cas précédent. Nous montrerons qu’il y a ici une différence de nature entre l’actif et la ressource. Le qualificatif de spécifique recouvre l’ensemble des facteurs, comparables ou non, dont la valeur ou la production est liée à un usage particulier.

28 Les actifs spécifiques ont un coût d’irréversibilité que l’on pourrait appeler aussi un « coût de réaffectation ». Cela signifie que l’actif perd une partie de sa valeur productive dans le cas où il est redéployé vers un usage alternatif. En reprenant les illustrations utilisées plus haut, on dira que la matière première ne peut pas avoir de caractère spécifique dans la mesure où sa valeur marchande n’est pas liée à son usage futur ni au contexte socioéconomique immédiat. Par contre la main-d’œuvre sera un actif spécifique dès lors qu’elle est qualifiée. Sa formation à une technique constitue un coût pris en charge partiellement hors de l’entreprise. Une délocalisation aurait, en partie, un coût de réaffectation pour l’entreprise utilisatrice de cette main-d’œuvre. De même, le capital devient actif spécifique lorsqu’il passe d’une forme d’épargne liquide à une forme de capital investi dans des équipements. Enfin, l’information devient, elle aussi, un actif spécifique lorsqu’elle est élaborée et organisée en vue d’un usage particulier. Concrètement, on peut citer l’élaboration de logiciels très techniques concentrant l’information pour servir une production très pointue liée à des usages particuliers.

29 Les ressources spécifiques, sur lesquelles nous revenons en seconde partie de ce papier, ont une nature particulière par rapport aux trois autres catégories de ressources ou actifs. En premier lieu, ces ressources n’apparaissent qu’au moment des combinaisons des stratégies d’acteurs pour résoudre un problème inédit. Plus précisément, la formulation même du problème en même temps que sa solution font l’objet d’un processus heuristique marqué par des tâtonnements et des itérations successives.

30 En deuxième lieu, ces ressources ne sont pas commensurables, ce qui signifie qu’on ne peut les exprimer en prix et qu’elles sont donc absolument non transférables.

31 En troisième lieu, la nature partiellement hors marché de ces ressources n’est pas incompatible mais complémentaire au marché. Ces ressources résultent d’une histoire longue, d’une accumulation de mémoire, d’un apprentissage collectif cognitif.

32 En dernier lieu, ces ressources sont, dans certains cas, produites dans un territoire, lequel est alors « révélé ». La production de telles ressources résulte en effet de règles, de coutumes, d’une culture élaborées dans un espace de proximité géographique et institutionnelle à partir d’une forme d’échange distincte de l’échange marchand : la réciprocité. Les caractéristiques de cette réciprocité eu égard au marché sont que si l’échange reste « contraint » (obligation sociale), il peut être différé dans le temps (le délai du retour attendu peut être très variable), enfin, voire surtout, ce retour n’est pas nécessairement monétaire, il peut être confiance, considération, reconnaissance ou savoir. La réciprocité comme terreau des ressources spécifiques est ainsi, le plus souvent, à la base des relations informelles qui composent une « atmosphère industrielle » au sens où l’entendait A. Marshall décrivant certaines concentrations des petites unités industrielles dans l’Angleterre ou l’Allemagne du début du XIX°siècle. Plus systématiquement, le « sentiment d’appartenance », à un lieu ou à un métier, la « culture d’entreprise » ou encore « l’esprit maison », font partie des ressources « spécifiques », dans un esprit proche de celui de Veblen (Veblen, 1899). La ressource

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spécifique produite lors d’un processus de construction territoriale, prise globalement, apparaît alors comme le résultat de processus long d’apprentissages collectifs qui aboutissent à l’établissement de règles, le plus fréquemment tacites. De telles règles ont la fonction de trier, de sélectionner et de hiérarchiser l’information, mais aussi d’orienter ou guider les comportements offrant, ainsi à chaque acteur du territoire un espace d’intelligibilité et d’action.

1.5. L’activation et la spécification : un processus de métamorphose

33 Le passage de la ressource générique à l’actif spécifique correspond à une stratégie de développement qui peut se décomposer en deux temps : le passage de la ressource à l’actif (génériques), et de l’actif générique à l’actif spécifique. Ces passages doivent être chacun analysés comme des processus particuliers qui font muter en profondeur la nature même des objets concernés. C’est dans ce sens que l’on parle de métamorphose comme un changement structurel avec une irréversibilité incomplète selon laquelle on ne peut pas toujours revenir de l’actif vers la ressource et du spécifique au générique en retrouvant l’état initial exact.

34 Afin d’abord de préciser la notion de ressource, nous pouvons faire appel à A.-O. Hirschman (1986). Selon celui-ci, « il importe moins, pour promouvoir le développement économique, de trouver des combinaisons optimales de ressources et de facteurs de production donnés que de faire apparaître et de mobiliser à son service des ressources et des capacités cachées, éparpillées ou mal utilisées ». En ce sens la ressource se distingue clairement du facteur de production. Cette dernière notion, basique en économie standard pour désigner les ressources qui entrent comme input dans le processus de production, est en effet très restrictive et limitée au cas de l’actif générique dans notre formulation.

35 Deux cas « d’activation » peuvent être envisagés : celui d’une ressource (générique) potentielle et pré-existante, celui d’une ressource (spécifique) virtuelle. Dans le premier cas, le marché est le lieu ou le moyen par lequel se produit l’activation de la ressource. Dans le second cas, la ressource virtuelle peut être activée à la suite d’un processus particulier d’engagement. Ainsi, dans une perspective proche de la nôtre, pour Lévy et Lussault (2003) : « une réalité issue du monde physique ou biologique ne peut être ressource que s’il existe un processus de production identifié dans lequel il peut être inséré et qui, par définition, provient de la société (…) Les ressources sont donc toujours inventées (souligné par nous), parfois bien après avoir été découverte comme le pétrole en tant que source d’énergie ou la haute montagne comme » gisement « touristique ».

36 L. Kébir (2004) définit en des termes proches la notion de ressource comme un « méta- système mettant en relation un objet (savoir-faire, matière première, artefact, etc.) et un système de production produisant un bien ou un service ».

37 Il s’agit d’un « méta-système » dans la mesure où il résulte d’une combinaison de deux systèmes préalablement existant : celui de l’objet et celui du système de production ou plutôt, selon nous, de règles qui le réalise (voir plus loin en seconde partie la notion de patrimoine).

38 L’objet/ressource qui va servir de support à la production d’un actif ne peut être réduit à sa dimension d’input mais relève d’un système qui lui est propre : « avant de fournir une planche, un arbre est un arbre. Ceci même lorsqu’il est planté à cette fin » (Kébir,

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2004). La même perspective peut également être retenue s’agissant des ressources immatérielles que constituent les paysages, les traditions patrimoniales, les savoir faire, voire le capital social. Ainsi l’objet va subir sa métamorphose à travers le système de règles qui le transforme en ressource activée. « Le système de production (de règles, selon nous) est le lieu de l’identification (souligné par l’auteur) et de la mise en œuvre des ressources. (…) Elles y sont actualisées, transformées et utilisées » (Kébir, 2004). En d’autres termes, la ressource en devenant actif est transformée par le système de production (pour nous, de règles) et change de nature et au stade de la virtualité, tout peut potentiellement faire ressource mais tout ne peut devenir mécaniquement un actif puisque les conditions de la métamorphose ne sont pas dans l’objet/ressource mais dans les stratégies d’acteurs au sein du processus de production.

39 Ainsi, les ressources se déploient et se transforment, mais aussi régressent ou redeviennent un potentiel, selon qu’elles évoluent en actifs ou, d’actifs, reviennent au statut de ressources. Cependant, comme nous l’avons suggéré, le processus de métamorphose qui fait passer la ressource au statut d’actif n’a pas le même sens selon qu’il s’agit de ressources génériques ou spécifiques. Dans le cas de la ressource générique, reproductible en tout lieu, ce qui peut faire régresser l’actif de nouveau vers la ressource est uniquement fonction des coûts. On vient de fermer le dernier puits de charbon en Lorraine mais on n’a pas pour autant ôté le charbon. Celui-ci retourne au statut de ressource dans l’état où il était avant l’ouverture de la mine et, dans le cas d’une hypothétique réduction des coûts d’exploitation, cette ressource pourrait redevenir un actif (exploité).

40 La spécificité a, comme nous l’avons vu en partie, des caractéristiques particulières qui méritent d’être plus nettement précisées. C’est ce que nous nous proposons de faire à présent en rapport avec une approche dynamique de la coordination.

2. Pour une approche de la coordination « en dynamique »

41 A l’évidence, la question de la coordination et, plus encore, la façon dont celle-ci est abordée, sont centrales pour appréhender le territoire en « dynamique ».

42 La première question est ainsi au centre de l’intitulé des Journées « Proximité, réseaux et coordination » (Marseille, 17-18 juin 2004) comme elle est au centre de certaines communications qui seront présentées pendant ces Journées (notamment Billaudot, 2004) ou encore de textes plus ou moins récents.7

43 C’est donc cette question de la coordination que nous souhaitons aborder à présent en la situant « en dynamique », c’est-à-dire en explicitant ce que signifie selon nous de poser la question de la coordination en l’inscrivant dans une perspective où l’accent est mis sur les processus de construction du territoire et non sur l’hypothèse d’un territoire « existant » ou postulé pour ou par l’analyse.

44 On en déduira des caractéristiques particulières au territoire résultant de la typologie présentée dans la première partie de ce texte. Ces caractéristiques sont au nombre de trois : le territoire apparaît comme un espace « révélé », les ressources du territoire sont celles qui constituent son « patrimoine », la proximité géographique demeure une catégorie fondatrice du territoire même si celui-ci ne peut se limiter à elle.

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2.1. Un territoire révélé

45 Dès lors que l’on se situe dans cette perspective, aux notions de territoire « doté » et même de territoire « institué » ou « approprié », nous préférons ou, plus radicalement, nous substituons celle de territoire « révélé » (Colletis et Pecqueur, 1993).

46 La notion de territoire révélé suggère que, comme tel, le territoire économique ou industriel n’existe pas et qu’il est révélé en dynamique dans et par des situations de coordination situées dans le temps et aussi dans l’espace.

47 Cela souligne l’importance de dynamiques que nous avons qualifiées précédemment « d’activation » et de « spécification » (Colletis et Pecqueur, 1993 ; Colletis, Pecqueur et Gilly, 2001).

48 D’où également notre approche particulière de la notion de ressource dont l’attribut principal en dynamique est le caractère potentiel ou latent (ressources génériques, susceptibles d’être activées) ou encore virtuel (ressources spécifiques, ressources collectives non rivales n’apparaissant qu’au moment de la combinaison originale de compétences complémentaires en vue de résoudre un problème inédit) (Colletis et Pecqueur, 1993 et 1995).

49 Notre approche, comme on l’aura compris, s’inspire de ce point de vue de celle de. Hirschman (1986) pour ce qui est de l’importance de la « latence », ou encore de celle de Lancaster (1991) pour ce qui est de la distinction entre biens (qui comme tels n’apportent aucune satisfaction) et activités (dans lesquelles les biens sont des ingrédients) pour souligner l’importance du « contexte », de la « mise en situation ».

50 Une lecture en termes de territoire « doté » ou encore de territoire comme « réservoir », « stock » ou même « conteneur » de ressources est souvent proposée. Dans ce cas, le territoire est « donné » ou « borné ». Une telle représentation peut s’appuyer sur l’existence d’espaces politico-administratifs de type région, départements ou cantons.

51 Même si l’on est souvent amené à raisonner sur ce type de territoire, nous analysons ici le territoire construit, c’est-à-dire celui qui n’existe pas ex ante mais qui s’élabore ex post.

52 Nous situons donc notre approche comme réfutant tout aussi bien la vision d’un territoire doté comme celle d’un territoire-néant, l’enjeu étant alors de dire quelle est la nature des ressources sur la base desquelles le processus de construction du territoire peut s’opérer.

53 De ce point de vue, la distinction ressources d’allocation (mobilisées dans les activités proprement dites) et ressources d’autorité (mobilisées dans les relations permettant d’intégrer ces activités) proposée par Giddens (1987) est ici éclairante à condition de ne pas considérer les premières comme existantes en l’état.

54 Les ressources d’autorité, à la différence des ressources d’allocation, ces dernières étant matérielles ou physiques mais aussi des artefacts créés par l’interaction, dérivent, selon Giddens, de l’emprise que certains acteurs ont sur d’autres acteurs. Elles décrivent ainsi la capacité de contrôler ou influencer les activités des êtres humains. L’organisation et le sens de l’espace-temps social, ici le territoire, dépendent ainsi d’abord des ressources d’autorité alors que les caractéristiques de l’environnement dépendent, elles, des ressources d’allocation.

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2.2. Patrimoine et ressources cognitives spécifiques

55 Avant d’aller plus loin dans l’analyse des différents types de ressources, nous souhaitons établir le lien entre ressources et « patrimoine », à la suite des travaux de Billaudot (2004) et ceux de C. Barrère et alii8. A la différence d’un capital qui relève de la destruction et de l’appropriation, un patrimoine, selon B. Billaudot, relève de la « conservation » et de la « transmission ». Un patrimoine serait composé de ressources libres (ressources-externalités et ressources-produits) créées, disponibles ou reproduites dans une structure sociale en raison des activités qui s’y déroulent.

56 Une ressource-externalité serait ainsi une externalité positive (un effet non visé positif d’une activité sur une autre) constituée en ressource ; alors qu’une ressource-produit libre serait un produit (converti en ressource) de libre accès (pour lequel il n’est pas nécessaire d’établir une relation de circulation avec le producteur pour en disposer).

57 Au même titre que l’organisation, le territoire serait ainsi (une structure sociale) « titulaire » d’un patrimoine, et la proximité se définirait comme l’attribut d’une personne concernant son accès à un patrimoine (celui en l’occurrence du territoire, ou de l’organisation).

58 Patrimoine et ressources (et singulièrement ressources-externalités) ainsi définis et articulés permettraient ainsi de qualifier un territoire et par-delà la proximité.

59 Le caractère dynamique de cette approche s’exprimerait par la compréhension d’une ressource-externalité qui n’aurait ainsi d’existence que « contextualisée », et ne devrait donc pas son statut à de quelconques ou supposées propriétés intrinsèques. Dans d’autres textes (Colletis et Pecqueur, 1993 et 1995, notamment), nous avions qualifié ces ressources à haute valeur contextuelle de « spécifiques ».

60 Plutôt que de « transmission » (de connaissances tacites) par observation et imitation, et, a fortiori de « conservation », on peut sans doute parler de création de connaissances nouvelles (pour résoudre des problèmes inédits).

61 En d’autres termes, nous considérons que le « patrimoine » - si l’on veut utiliser ce terme pour aider à qualifier une construction territoriale qui ne produirait pas ex-nihilo - est constitué par la mémoire de situations de coordination antérieures réussies, par la confiance entre les acteurs qui en est le résultat, ainsi que par des ressources cognitives spécifiques virtuellement complémentaires (susceptibles d’être combinées pour résoudre des problèmes productifs à venir).

62 Les ressources cognitives spécifiques virtuellement complémentaires pourraient être assimilables à des ressources d’allocation. La mémoire de situations de coordination antérieures réussies et la confiance qui en résulte constitueraient le fondement des ressources d’autorité.

63 Distingué du capital en ce que ce dernier suggère une notion de stock ou d’accumulation, le patrimoine est une notion qui peut se prêter à une utilisation en dynamique en dépit de son acception triviale qui peut être associée à un bien existant comme tel et comme tel transmissible.

64 Une conception résolument dynamique du territoire est celle d’une institution qui existe par sa capacité non à détenir mais à produire ou créer des ressources. Les seules ressources dont le territoire dispose (et non détient ou contient) sont des ressources liées à une trace d’activités de coordination passées (mémoire, confiance) et à un potentiel, une latence, ou encore une virtualité de nature cognitive qui demandent à

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être activées ou révélée à la faveur d’un problème productif (cf. supra). Nous retrouvons ici la combinaison nécessaire entre ressources d’allocation (les ressources potentielles ou latentes) et ressources d’autorité (la mémoire, la confiance et, de manière générale, les liens entre les hommes, éventuellement investis par des relations de pouvoir).

65 Si c’est bien la « densité institutionnelle » d’un espace qui en fait un territoire (Abdelmalki et al., 1996), si les processus de spécialisation et de spécification sont toujours basés sur des effets d’accumulation (Olivier et Wallet, 2004)9, nous croyons utile de tenter d’éclairer ces processus et ces effets en appréhendant ce que peuvent nous apporter les notions de capital social et de patrimoine.

66 La notion de capital social semble s’être diffusée à partir des travaux de Coleman (1988). Selon Coleman, le capital social se définit par sa « fonction » qui est de faciliter l’action et les interactions entre individus. Ce capital existe sous trois formes : les obligations et les attentes des individus dans une unité sociale ; l’acquisition, la circulation et le coût de l’information qui est véhiculée par des relations sociales et qui lui confèrent sa crédibilité ; les normes qui engagent et dont la transgression entraîne des sanctions, normes qui assurent ainsi un contrôle social évitant le recours à des procédures formelles.

67 Le capital social est ainsi davantage défini par ce qu’il fait ou permet que par ce qu’il est.

68 Différents auteurs ont pu ainsi montrer les limites du capital social, ou du moins du capital social tel qu’appréhendé par Coleman10. Il ne nous semble pas qu’une définition légèrement ultérieure du capital social proposée par Putnam (1993) permette de lever une certaine imprécision de cette notion. Selon ce dernier auteur, le capital social rassemble dans une même notion « les caractéristiques des organisations sociales, telles que les réseaux, les normes, la confiance, qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel ».

69 Il revient à Lin (1995) d’avoir suggéré d’intégrer le capital social, dans une perspective proche de celle que nous défendons, dans une théorie générale des ressources. Lin définit ainsi le capital social comme une richesse potentielle incorporée dans la structure sociale et qui peut être (mais ne l’est pas nécessairement) mobilisée en cas de besoin. Le concept de capital social recouvrirait ainsi à la fois des ressources existantes et des ressources latentes liées à un réseau relationnel stable plus ou moins activé.

70 L’activation d’un capital latent nous rapproche ainsi de Hirschman (1986) mais aussi de Bourdieu (1986) pour qui le « capital social se définit par l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ; ou en d’autres termes à l’appartenance à un groupe comme un ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (…) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles ».

71 Plusieurs auteurs suggèrent cependant la nécessité d’une prise de distance d’avec la notion ou catégorie de capital et, partant, pouvons-nous considérer, celle de capital social. Barthélémy, Nieddu et Vivien (2004) avancent qu’il existe une autre façon de saisir des relations fondamentalement non marchandes qu’en recourant à des concepts le plus souvent non « historicisés » tels que celui « d’externalité » et plus encore ceux exprimés par les différentes extensions de la catégorie « capital » (capital humain, capital social).

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72 S’agissant de l’environnement ou des ressources environnementales, il semble aux auteurs que le « patrimoine », dès lors qu’on le reconnaîtrait comme tel, c’est-à-dire que l’on admettrait qu’il est irréductible à du capital, autoriserait à penser les relations économiques de telle façon que le groupe social concerné organise sa perpétuation dans l’espace et dans le temps.

73 Opposant relations patrimoniales, portant sur des biens à caractère intrinsèquement collectifs et extérieurs au marché, appropriés par un collectif doté d’une dimension intergénérationnelle, et ordre marchand, les auteurs proposent une lecture des politiques agricoles ou encore des politiques environnementales comme des politiques d’arbitrage entre patrimoine et marché.

74 Nous suivons ces auteurs tout en soulignant que la frontière entre marchand et non marchand, comme celle entre bien public et bien privé ne sont pas données a priori (selon des caractéristiques propres ou immanentes du bien) mais ressortent d’un choix politique (Kaul, 2001).

75 Au final, nous considérons que ces deux approches ou entrées, par le capital social et par le patrimoine, ont chacune leur utilité pour saisir les processus d’accumulation et de densification qui sont propres au territoire.

76 L’approche en termes de capital social, dès lors qu’elle s’intègre dans une théorie générale des ressources, rejoint notre perspective en ce qu’elle souligne l’importance de ressources à caractère latent ou potentiel et met l’accent sur la question centrale de la coordination. Les critiques que l’on peut faire à cette ou à ces approches en termes de capital social sont de deux types. Une première critique, endogène, est qu’elles restent excessivement fonctionnelles et souvent mélangent dans un seul concept (le capital) certains attributs des institutions (normes, sanctions), des caractéristiques propres aux individus et à leurs relations (obligation mutuelle, confiance) et certains avantages qui en résultent (circulation de l’information).

77 La critique exogène à ces approches est celle qui est faite par les auteurs qui proposent de raisonner en utilisant le concept de patrimoine. Le concept de capital serait inapproprié pour appréhender des relations non marchandes.

78 Nous adhérerions plus aisément à cette critique si au-delà de la reconnaissance de la pluralité des ordres, on admettait, comme le suggère Barrère (2004), des ordres incomplets et imparfaits, et par conséquent pluridimensionnels. Il est clair ici que l’insistance avec laquelle nous soulignons l’importance de la proximité institutionnelle ne saurait rimer avec une détermination de celle-ci par le seul ordre marchand et par le seul objectif de réalisation de la promesse de création de richesses contenu dans la proximité organisationnelle.

2.3. De la nature et de l’utilité de la proximité « géographique »

79 Nous avons qualifié le territoire comme « révélé » et comme producteur de ressources, ces qualificatifs s’appuyant sur des coordinations spécifiques. Cela nous conduit à nous interroger sur le caractère ou la dimension proprement géographique de ces coordinations. En d’autres termes, il convient de questionner la nécessité ou même l’utilité de la co-présence physique comme facteur de réalisation de ce que nous avons désigné comme une « promesse » de coordination dès lors que ces ressources sont susceptibles d’être mobilisées.

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80 Nous considérons essentiellement que la proximité « géographique » joue « un rôle » de « facilitateur » de la coordination (B. Pecqueur et J.-B. Zimmermann, 2004).

81 En ce sens, nous nous démarquons de positions comme celle de R. Boschma (2004)11 pour qui la proximité géographique ne stimule pas a priori l’apprentissage interactif et l’innovation en ce que cette stimulation serait le fait de réseaux que ceux-ci soient territorialisés ou non.

82 Cependant, il ne nous semble pas possible non plus, à la différence d’autres chercheurs, de considérer que la proximité « géographique » serait une condition (de la création de ces ressources et de l’accès à un patrimoine) alors que la proximité institutionnelle serait un résultat (le résultat de cet accès de deux personnes au même patrimoine territorial).

83 Enfin, il nous semble difficile de considérer que la proximité « géographique » pourrait être qualifiée de « naturelle » en ce que la proximité « géographique » n’est en rien un rapport direct de l’homme à la nature. Ce rapport, en cela plus justement qualifié de « technique », est toujours un rapport médiatisé par un rapport des hommes entre eux. C’est sans doute pour cette raison que dans les pays dits « développés », les distances sont ainsi désormais de plus en plus données en temps et non en mesure métrique physique.

84 La proximité « géographique » tient aujourd’hui principalement, selon nous, du rapport des hommes entre eux.

85 Elle ne peut donc pas être considérée principalement et a fortiori exclusivement comme une condition de ce rapport, et l’on peut au moins tout aussi valablement la considérer comme un résultat de la coordination des acteurs.

86 De manière corollaire, la proximité institutionnelle, si elle peut être appréhendée comme un résultat, peut également être considérée comme une condition. C’est parce qu’elles parlent la même langue (celle pratiquée ou associée à un territoire), partagent certaines représentations, que deux personnes vont coopérer et ainsi révéler ou créer certaines ressources. La notion de « structure sociale » (Giddens, 1987) prend ici tout son sens en ce qu’elle combine ou associe les règles par lesquelles s’opère toute coordination et les ressources qui sont mobilisées. Il n’est pas nécessaire selon nous de poser que la structure serait le « conteneur » de ces dernières pour ne pas confondre règles et ressources. La définition de Giddens de la structure ou, plus précisément, de « l’ensemble structurel » comme « formé par la convertibilité réciproque des règles et des ressources engagées dans la production sociale » est ici suffisante et pleinement satisfaisante.

87 Nous considérons donc que la proximité « géographique » et la proximité institutionnelle sont à la fois un résultat et une condition, ce qui nous semble conforme à la fois à une approche en dynamique de la question de la coordination « située » et à une compréhension de la proximité comme condition et effet.

88 Cette dernière définition met d’abord l’accent sur la proximité « géographique », tout en reconnaissant ou en indiquant que celle-ci est « structurée » par des institutions. Plutôt que « structurée » par des institutions, la proximité géographique est, en fait, selon nous, elle-même un résultat institutionnel. Au point que l’on pourrait se demander si cette catégorie (géographique) a encore lieu d’exister autrement que sur un plan analytique…

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89 La réponse est positive car, comme nous l’avons dit, il n’y aurait aucun sens à parler ici de territoire sans proximité géographique. Cependant, c’est bien selon nous le temps qui produit l’espace, et non l’inverse (Colletis et Rychen, 2004).

90 Le « besoin » de proximité géographique, le « face-à-face » en d’autres termes (question qui ne se confond pas avec celle, dont la réponse est évidente, de la nécessité de la proximité géographique pour que l’on puisse parler de processus de construction territoriale), réside sans doute en grande partie dans ce qui fait la différence entre circulation de l’information et production de connaissance. Comme ceci a été maintes fois souligné, autant la première n’impose pas, tant s’en faut, la proximité « géographique », autant la seconde (production de connaissance) semble utile, voire indispensable ou du moins nécessaire pour révéler et combiner des savoirs tacites, par essais, erreurs et tâtonnements, lorsqu’il s’agit de résoudre un problème alors que ses fins (ou issues) et les moyens à mobiliser (ressources cognitives) ne sont pas connus à l’avance.

2.4. Les trois dimensions de la proximité en interaction

91 Nous souscrivons à la thèse de Kirat et Lung (1995) lorsque ceux-ci écrivent que « les organisations constituent un espace de définition des pratiques et des stratégies des agents à l’intérieur d’un ensemble de règles porté par les institutions ». Nous estimons « qu’il n’y a pas de proximité organisationnelle génératrice de coordination sans une certaine dose de proximité institutionnelle, indispensable à la coordination d’agents interdépendants mais dotés d’un degré plus ou moins élevé d’autonomie décisionnelle » (Pecqueur et Zimmermann, 2004).

92 De la même manière que les relations entre ressources et actifs d’une part, facteurs génériques et spécifiques d’autre part, sont réversibles (activation et désactivation, spécification et déspécification étant toujours possibles), les relations entre les différentes dimensions de la proximité sont variables et réversibles.

93 Ceci signifie que dans tel processus de révélation du territoire, c’est plutôt la proximité spatiale qui domine les deux autres (organisationnelle et institutionnelle) alors que dans tel autre, la combinaison d’intensité des trois dimensions de la proximité est différente, la proximité organisationnelle ou institutionnelle pouvant à leur tour dominer.

94 L’hypothèse avancée dans un autre texte (Colletis et Rychen, 2004) est que le développement local en termes « d’agglomération » fait principalement appel à la proximité géographique, que celui en termes de « spécialisation » suggère d’abord une proximité organisationnelle forte, enfin, que le développement en termes de « spécification » repose avant tout sur la proximité institutionnelle. Mais on comprendra que ces distinctions n’ont de sens qu’en dynamique et en porosité de ces différents modes. Ainsi, à titre d’illustration, une dynamique d’agglomération (dominée par la proximité spatiale ou géographique) contient les éléments susceptibles de déboucher sur un développement en termes de spécialisation ou de spécification. Dans ce cas, des ressources devront être activées dans un certain sens : celui d’une complémentarité sectorielle ou technologique, par exemple, impliquant à la fois une proximité organisationnelle et une proximité institutionnelle particulières.

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Conclusion : une nouvelle perception de la concurrence entre les territoires

95 La notion de « concurrence entre les territoires » est une notion qui peut suggérer une concurrence entre territoires postulés ou existants comme tels, c’est-à-dire associant une dotation particulière à un territoire circonscrit, bien identifié dans l’espace.

96 Comme on l’aura compris, les « facteurs de concurrence spatiale » que nous proposons de retenir relèvent d’une autre représentation des processus de construction territoriale.

97 Cette représentation met l’accent sur la question décisive de la coordination ainsi que sur celle de la création de ressources.

98 La capacité de production de ressources spécifiques peut constituer un avantage productif dans la concurrence de territoires à géométrie variable, se définissant non pas en rapport à des frontières, mais en lien avec un patrimoine tel que nous l’avons appréhendé, c’est-à-dire articulant de manière non mécanique et en fonction d’une architecture en permanente redéfinition le passé et l’avenir possible.

99 Ce patrimoine n’est pas un capital. Il est encore moins un stock de ressources disponibles en l’état. Il n’a, en effet, de valeur que contextuelle.

100 Comme nous l’avons écrit, les seules ressources dont un territoire dispose (et non contient) sont des ressources liées à une trace d’activités de coordination passées (mémoire, confiance) et à un potentiel ou à une virtualité de nature cognitive (ressources cognitives virtuellement complémentaires).

101 Ici, et sans nullement nous inscrire dans une appréhension de territoires comme si ceux-ci existaient comme tels, il est possible d’observer une grande diversité de configurations spatiales en termes de processus de construction territoriale.

102 C’est précisément cette diversité qui est suggérée lorsque, avec d’autres12, nous proposons de distinguer trois modes de développement local : l’agglomération, la spécialisation, et la spécification. Avec les mêmes, nous avons indiqué que chacun de ces trois modes fait appel à une combinaison particulière des trois dimensions de la proximité (géographique, organisationnelle, institutionnelle).

103 Plutôt que de raisonner la concurrence entre les territoires en termes de « protection face aux aléas de marchés mondiaux », il convient de penser la construction de trajectoires territoriales en fondant celles-ci sur la production de ressources cognitives spécifiques comme facteur d’enrichissement et de viabilité d’un patrimoine territorial sans cesse redéfini en fonction du passé et des nouveaux problèmes à résoudre.

104 Le passage allant de la spécialisation entre des nations en fonction de leur dotation factorielle à la différenciation entre les territoires passe par une réflexion en des termes nouveaux de ce sur quoi se fonde « l’avantage comparatif ».

105 L’avantage comparatif ricardien met en jeu des facteurs (de facto) génériques qui sont comparés sur la base des coûts et des prix d’un pays à l’autre. Ceci induit un schéma de spécialisation fondé tantôt sur une mobilité des produits (échanges de produits ou de services dans le commerce international), tantôt sur une mobilité de facteurs de production « classiques » (l’investissement direct et, dans une moindre mesure, les migrations internationales). Dans les deux cas, la spécialisation est expliquée par le jeu du prix des facteurs et ne tient que peu ou pas compte de dynamiques qui peuvent être

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de nature à attribuer aux ressources ou à la production de celles-ci une valeur hautement contextuelle, difficilement redéployable ou transférable, et ne se prêtant pas aux comparaisons ordinales.

106 Nous rejoignons ici la notion de ressources spécifiques que nous avons évoquée dans ce texte et des textes précédents (op. cit.). En effet, la spécificité « cloue » la ressource à son contexte productif et/ou territorial.

107 L’avantage comparatif ne se joue plus dès lors sur une gamme ordinale de productivité comparée , le caractère spécifique de l’actif ou de la ressource rompant avec ce type de comparabilité. On ne peut donc parler, à propos des actifs et ressources spécifiques, d’avantages comparatifs mais plutôt d’avantages « différenciatifs » qui supposent pour être produits ou valorisés des stratégies radicalement différentes de celles qui visent à susciter ou conforter des avantages comparatifs.

108 Le modèle de concurrence proposé est différent du modèle ricardien de dotation- spécialisation en ce que les perspectives de création de richesses tiennent ici aux capacités de groupes à s’organiser et à élaborer des processus originaux d’émergence des ressources.

109 La mondialisation, qui consiste essentiellement en l’interconnexion des marchés (surtout financiers) et qui crée des liens de cause à effet de plus en plus denses entre les acteurs économiques, produit en même temps des dynamiques et des procédures singulières de création de ressources.

110 C’est pourquoi il nous semble que l’analyse des processus concomitants de production, révélation ou valorisation de ressources nouvelles, et de spécification des territoires, c’est-à-dire l’analyse des rapports particuliers qu’entretiennent entre eux les hommes qui vivent dans ces territoires, constitue probablement un chantier crucial de l’analyse économique des années qui viennent.

111 Cette analyse renvoie aux trois questions principales des ressources d’autorité, de la nature des principales externalités produites (sans doute ni pécuniaires ni même technologiques mais de type « culturel »), des dispositifs, enfin, et modes de coordination (reposant d’abord sur les institutions).

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NOTES

1. Cf. l’ouvrage collectif : B. Pecqueur et J.-B. Zimmermann (dir.) : Economie de proximités, éditions Hermès-Lavoisier, 2004. 2. On lira notamment : G. Benko et A. Lipietz (2000) mais aussi les travaux sur les « learning regions » (D. Maillat, O. Crevoisier, L. Kébir,…) qui approfondissent la notion de milieu innovateur développée par le GREMI (Groupe de Recherche Européen sur les Milieux Innovateurs). Voir notamment Kébir (2004). 3. On trouvera une synthèse de ces débats autour notamment de la notion d’externalités technologiques de connaissance (knowledge spillovers) et leur ancrage spatial dans C. Gay et F. Picard (2001). 4. Voir C. Gay et F. Picard (2001) mais aussi les travaux de D.B. Audretsch et M. P. Feldman (1996) sur les clusters de bio-technologie ; voir également les travaux de N. Massard , notamment in N. Massard, A. Torre et O. Crevoisier (2004). 5. On se réfère aux travaux fondateurs de J. Rémy (1966). Voir également S. Sassen (1991) ou encore, plus récemment, R. Guillain et J.-M. Huriot (2000) ainsi que L. Bourdeau-Lepage et J.-M. Huriot (2003). 6. Pour une première formulation, voir G. Colletis et B. Pecqueur, 1993. 7. Cf. notamment l’introduction de l’ouvrage coordonné par B. Pecqueur et J.-B. Zimmermann (2004), ou encore G. Colletis (1998). 8. C. Barrère, D. Barthélémy, H. Ollagnon, M. Nieddu, F.-D. Vivien (2001) ; C. Barrère, D. Barthélémy, M. Nieddu, F.-D. Vivien (dir.) (2005). 9. Voir aussi leur article dans le présent numéro. 10. Cf. notamment N. Sirven (2004). 11. Voir aussi sa contribution au présent numéro. 12. G. Colletis, J.-P. Gilly et al. (1999). Cet article se fonde très largement sur une étude coordonnée par J.-B. Zimmermann pour le Commissariat Général du Plan (Zimmermann, coord., 1998).

RÉSUMÉS

Plus de dix ans après avoir proposé la notion de « spécificité des facteurs » et suggéré de distinguer une ressource, qui existe à l’état latent ou virtuel, et le processus de sa valorisation ou révélation sous forme d’un actif, nous cherchons ici à actualiser nos définitions et à montrer en quoi la notion de ressource/actif spécifique est plus que jamais un outil méthodologique fécond pour appréhender aujourd’hui les enjeux de la mondialisation et de la territorialisation des

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processus productifs. Dans une première partie de ce papier, nous repartons de notre proposition de grille d’analyse de ce que nous avons désigné comme les « facteurs de concurrence spatiale », en apportant un certain nombre de précisions sur les notions de ressource et de spécificité. Notre approche est également située dans un ensemble de travaux dont le dénominateur commun est de raisonner (parfois implicitement) en termes de création de ressources et de production d’externalités. Dans une seconde partie, nous proposons de tirer un certain nombre de conséquences d’une approche résolument dynamique de processus de coordination situés dans le temps mais aussi dans l’espace. Nous tentons de montrer que ces processus peuvent être synonymes de construction ou de révélation du territoire et qu’ils peuvent être utilement éclairés par les notions de « ressource spécifique » mais aussi de « patrimoine ». Nous caractérisons, en particulier, le « patrimoine » comme constitué par la mémoire de situations de coordination antérieures réussies, par la confiance entre les acteurs qui en est le résultat, ainsi que par des ressources cognitives spécifiques virtuellement complémentaires (susceptibles d’être combinées pour résoudre des problèmes productifs à venir).

Ten years ago, we have proposed the notion of “factor’s specificity” and suggested to distinguish between a resource (existing in a latent or virtual status) and its valorisation or revelation process under the form of an asset. In this paper we wish to update these definitions and to show that the distinction between a specific resource and a specific asset still remains an useful methodological tool to analyse the topics related to globalisation and territorial embededness of production processes. In a first part, we discuss again our conceptual framework based on what we have called the “factors of spatial competition” by adding some more details concerning what is a resource and what means specificity. Our approach is presented among a bunch of other works having as a common base an argumentation in terms of resource creation and externalities production. In our second part, we draw out some consequences of our dynamic approach

INDEX

Mots-clés : ressource, actif, spécificité des facteurs, externalités, coordination, patrimoine Keywords : resource, asset, factors specificity, externalities, co-ordination, patrimony Code JEL F02 - International Economic Order and Integration, F23 - Multinational Firms • International Business, L14 - Transactional Relationships • Contracts and Reputation • Networks, O18 - Urban; Rural; Regional; and Transportation Analysis • Housing • Infrastructure, R3 - Real Estate Markets; Spatial Production Analysis; and Firm Location

AUTEURS

GABRIEL COLLETIS LEREPS, Université Toulouse 1, Gabriel.Colletis[at]univ-tlse1.fr

BERNARD PECQUEUR PACTE, Université Grenoble 1, Bernard.Pecqueur[at]ujf-grenoble.fr

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Filières agro-alimentaires et développement territorial : une lecture des dynamiques de proximités institutionnelles

Valérie Olivier et Frédéric Wallet

1. L’articulation « filière - territoire » dans le cas des produits de qualité et d’origine : positionnement du débat

1 Depuis plus de quarante ans, l’observation des systèmes concrets de production agro- alimentaire passe par l’analyse des filières structurées autour de la fabrication de produits.

2 Dans un contexte de croissance fordiste, l’approche filière permettait à la fois d’aborder les contraintes techniques et de montrer les enchaînements des complémentarités verticales maillant les relations clients - fournisseurs. Cette lecture du système productif était cohérente avec le cadre institutionnel des années 1950-1980 de dimension nationale : développement des interprofessions, affirmation d’une politique de branche industrielle. La nécessaire modernisation de production agricole, stade premier de ces filières faisait pleinement partie de ce vaste mouvement d’industrialisation, l’innovation technologique devant pallier les inconvénients liés à la fixité des facteurs de production agricole.

3 Cependant, les vingt dernières années ont amené des changements majeurs du contexte productif : décentralisation des institutions, internationalisation des échanges et des branches de production, ou encore déréglementation des cadres marchands ont remis en question la légitimité des filières agro-alimentaires et leur cadre institutionnel construits sur des politiques sectorielles. On redécouvre alors les vertus

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du « local », cherchant dans les contraintes d’hier – la fixité des ressources productives – les opportunités d’aujourd’hui.

4 Dans ce cadre post-fordiste, cette reconquête de la dimension territoriale de la production s’appuie sur la recherche d’une alternative à la crise de surproduction et à la banalisation des productions agro-alimentaires nationales. Ce mouvement de retour au local conduit à repenser la place des produits alimentaires de qualité et d’origine (AOC, appellation d’origine contrôlée, IGP, indication géographique protégée) dans les logiques de développement des filières agro-alimentaires.

5 Jusqu’aux années 1980, ces productions étaient considérées comme des produits d’exception, de type artisanal parce qu’en marge du mouvement de modernisation du système productif. Mais ce type de produits, notamment les vins, avait toujours fait la preuve de son extraordinaire capacité à l’exportation, constituant ainsi une potentialité rassurante dans un contexte d’internationalisation des échanges. Fort de ces succès commerciaux, les institutions en charge de la gestion de ce dispositif liant « qualité et origine » étaient tentées d’annoncer l’avènement d’un modèle alternatif au système fordiste (Valeschini et Nicolas, 1995 ; Allaire et Boyer, 1995). Aujourd’hui, la grande diversité des filières de production et des marchés indique qu’il s’agit moins d’une alternative au système fordiste qu’un mode supplémentaire de valorisation des productions en phase avec certaines des attentes des consommateurs (authenticité, identité). Les enjeux n’en sont pas moins importants pour les institutions qui ont à légitimer l’existence d’un système de protection des produits de qualité et d’origine dans un contexte de libéralisation des échanges, où ces réglementations sont assimilées à des obstacles au fonctionnement concurrentiel des marchés alors même qu’émergent des interrogations sur leur efficacité réelle. Cette légitimation pourrait bien aujourd’hui s’appuyer principalement sur l’idée que les filières de qualité et d’origine sont porteuses de développement territorial.

6 Dans ce contexte, la compréhension de l’articulation entre « filière et territoire » incite à élargir l’analyse des relations verticales entre les opérateurs des filières et à prendre en compte les relations horizontales que développent ces acteurs lorsqu’ils mobilisent des ressources locales à des fins de différenciation de produit. Cette double logique de coordination préside à l’élaboration du cahier des charges définissant la qualité des produits. Elle structure également les rapports entre les membres des groupements qualité (syndicat de défense pour les AOC).

7 Nous proposons deux études de cas illustrant les démarches d’acteurs des filières de qualité et d’origine autour de la mobilisation des ressources locales. Ces exemples sont tirés d’un travail d’enquête de terrain réalisé sur la période 2002-2004, dans le cadre d’un projet de recherche1 mené dans la région Midi-Pyrénées.

8 Les deux filières étudiées concernent des secteurs traditionnels et des filières courtes : • la filière « fruits d’été » localisée dans le Bas Quercy, en Tarn-et-Garonne ; • la filière « veau sous la mère » dans le Ségala aveyronnais.

9 Le développement de ces filières s’appuie sur des initiatives locales fortes du fait de l’ancienneté de la démarche de qualification (cas du chasselas de Moissac), ou en raison du rayonnement local des leaders de la filière (cas du veau du Ségala).

10 La filière « fruits » du Bas Quercy est implantée dans un bassin de production couvrant huit cantons ruraux (cf. carte en annexe 1). Les exploitations agricoles sont de petite taille (de 30 à 60 ha), les plus petites se consacrant entièrement à la production

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fruitière. Une quarantaine d’entreprises de mise en marché, sont implantées non loin des grands axes routiers, dans un périmètre de 36 km entre Lauzerte et Belfort du Quercy d’est en ouest, et entre Montcuq et Montauban du nord au sud. Ces entreprises peuvent être en charge du conditionnement, mais elles assurent surtout de l’expédition des fruits vendus à des distributeurs (grossistes spécialisés, centrales d’achats de grandes et moyennes surfaces), en contact avec le consommateur final.

11 Les productions fruitières du Bas Quercy sont diversifiées (raisins, pommes, prunes, melons), une partie d’entre elles bénéficie d’un signe de qualité sont le « Chasselas de Moissac » (AOC en 1971), la « Reine Claude » (Label Rouge en 1998) et le « Melon du Quercy » (CCP en 1996 et IGP en 2004). Ces dernières représentent respectivement 9 % de la production nationale commercialisée pour le raisin de table, 3,4 % pour le melon, et 0,5 % pour la prune. Les producteurs peuvent vendre de façon conjointe leur récolte dans les différentes gammes (signe de qualité et standard). Cette coexistence s’explique par le fonctionnement propre du système de qualification des produits dans la filière. En effet, les cahiers des charges définissent non seulement un lien pédo-climatique au terroir (AOC, IGP) mais aussi des exigences particulières de tris à la récolte et de conditionnement des fruits. Pour l’AOC Chasselas, par exemple, la désignation AOC est accordée au produit si toutes les opérations allant de la parcelle au conditionnement du produit sont conformes au décret d’application. L’AOC défend ainsi un savoir-faire spécifique : celui des « chasselatiers » et conduit à une spécification du produit qui doit d’être visible pour le consommateur au moment de ses achats dans un banal rayon « fruits et légumes » : couleur, forme de la grappe, présentation en barquette ou apposition d’un bandeau sur les plateaux.

12 Un tel système de sélection limite le volume des produits de qualité obtenus : • l’AOC Chasselas représente 34 % de la production de chasselas du département ; • le CCP melon du Quercy pèse 35 % de la production locale de melon ; • le Label Rouge Reine–Claude correspond à 9 % seulement de la production locale de Reine- Claude.

13 Ce système exige également des coordinations fortes entre les opérateurs des filières et explique la présence de groupements d’acteurs : groupements de producteurs (les trois quarts des exploitants agricoles appartiennent à des organisations professionnelles), coopératives, associations promotionnelles, syndicat de défense, groupement qualité et organismes interprofessionnels. La concentration des activités, la densité des flux d’échange et l’enchevêtrement des rapports entre les acteurs rapprochent le fonctionnement de cette filière des caractéristiques généralement repérées dans les systèmes productifs locaux (Courlet, 2001). De par son ancienneté, ce système apparaît, dans son ensemble, solide et porteur d’un certain dynamisme économique. Mais les différents groupements d’acteurs ont parfois du mal à maintenir des relations stables, en raison de la grande hétérogénéité des intérêts entre opérateurs. Ainsi, d’un coté, les rapports de solidarité s’expriment spontanément lorsqu’il s’agit de défendre les productions locales sur le marché national ; et apparaissent également, lorsqu’il s’agit d’assurer la promotion culturelle du territoire (exemples : fête des fruits d’été de Moissac, site Internet). Mais, par ailleurs, les relations de concurrence sont omniprésentes quand il s’agit de jouer simultanément sur la qualité des produits et la vente des volumes collectés pendant une seule campagne d’été. La valorisation des productions, conjointement admise sur la base d’une qualification intrinsèque du

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produit, est souvent subordonnée aux stratégies de commercialisation des différents opérateurs amont et aval.

14 La filière « veau sous la mère » du bassin du Ségala regroupe des éleveurs, des abattoirs et des grossistes-négociants qui ont réussi à faire reconnaître la spécificité de leur production à travers l’obtention d’un label rouge (1994) et d’une IGP (1996) « Veau de l’Aveyron et Ségala ».

15 Le bassin de production fournit un « veau sous la mère » dans le respect d’un cahier des charges centré sur les pratiques d’élevage. Mais la certification (Label rouge ou IGP) dépend de l’acceptation et de la reconnaissance des produits par l’aval de la filière. Il est donc nécessaire de distinguer le produit « labellisable » (respect du cahier des charges) du produit « labellisé» : l’apposition d’un signe distinctif sur le produit est choisie en fonction du circuit de distribution ciblé2.

16 La présence de différents groupements d’éleveurs, la création d’une interprofession, et d’une société de commercialisation témoignent de l’émergence d’un système productif local dans les années 1990. Comme dans l’exemple précédent, les relations de coopération apparaissent particulièrement fortes lorsqu’il s’agit de défendre la qualité intrinsèque du produit. Mais la cohésion du système s’appuie sur un mode d’organisation plus hiérarchique. Elle résulte en effet de l’intervention de leaders, les pionniers, qui sont su revaloriser l’image d’un produit initialement peu reconnu sur le marché français : une viande de veau rosée. En défendant la qualité d’un produit, ils ont mobilisé de nouveaux éleveurs, abattoirs et distributeurs. La revalorisation du produit a permis de garantir des prix et des débouchés suffisants pour enrayer le déclin de la production. Aujourd’hui l’adhésion au « système qualité » s’appuie sur un système de sélection de plus en plus exigeant allant de la conduite d’élevage (assortie de contraintes environnementales) aux circuits de commercialisation contrôlés.

17 Cette rapide description de la transversalité des relations de filières locales conduit à définir l’articulation « filière et territoire » à travers un jeu d’acteurs mobilisant des ressources locales pour conférer une qualité « spécifique » à la production. La spécification des ressources consiste à créer des ressources locales ayant un caractère unique, non reproductible et à donner aux produits dans lesquels elles sont incorporées une qualité intrinsèque. Dans cette définition, l’ancrage territorial de la filière semble assimilable à la notion de terroir. Ce dernier ne saurait, cependant, expliquer pleinement les enjeux de développement que peut révéler l’articulation « filière et territoire ». Il importe, en effet, de savoir en quoi la spécification des ressources peut constituer une source de développement territorial. L’analyse des stratégies d’acteurs complète, en ce sens, l’analyse en terme de terroir. Pour Sylvander (1995), les productions de qualité s’appuient sur des innovations territoriales, ce que confirment nos observations de terrain qui montrent que la « spécification » des ressources est un processus d’action initié au moment où les acteurs subissent une crise (déclin de la production, problème de débouché). La spécification résulte d’un accord collectif sur la qualité, matérialisé par la formation d’un groupement qualité (de préférence interprofessionnel) et l’élaboration d’un cahier des charges. Les capacités d’action de ces groupes conditionnent le succès ou l’échec de cette démarche. Dans le cas du Bas- Quercy, ce succès dépend plus particulièrement de la capacité des acteurs à mettre en cohérence leurs stratégies de valorisation sur des différents produits. Dans le cas du Ségala Aveyronnais, il dépend de la capacité des leaders à maîtriser les débouchés et à faire adhérer des éleveurs différents aux exigences du cahier des charges.

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18 Il convient donc d’aller plus loin dans l’analyse des relations entre acteurs pour comprendre l’impact de ces filières sur le développement territorial. Les analyses en termes de « dynamiques de proximité » peuvent en ce sens constituer un éclairage supplémentaire.

2. Le territoire : pour une approche en termes de « dynamiques de proximité »

19 Dès les années 1980, les économistes institutionnalistes se sont saisis des questions du local. Ils ont donné corps au concept de territoire pour dépasser les approches d’un local uniquement à l’origine de coûts de transport ou au mieux d’un local-support des activités productives. Dans cette lignée, les économistes des « dynamiques de proximité » apportent un nouveau cadre d’analyse pour préciser l’environnement décisionnel des acteurs économiques. L’hypothèse retenue consiste à considérer que cet environnement constitue moins un cadre d’action contraignant et source d’incertitudes, qu’un ensemble d’opportunités liées à la création de ressources à partir desquelles les acteurs peuvent faire évoluer leurs activités (Colletis et Pecqueur, 1993). Cet environnement témoigne finalement à la fois des conditions et des résultats des interactions économiques. Il dispose de plusieurs dimensions : il est institutionnel, socio-économique et géographique.

20 Dans cette perspective, le territoire n’est plus un simple contexte d’action, il est le résultat et le champ d’expression de logiques d’action collective. Il constitue le lieu de focalisation et d’un enchevêtrement de formes plurielles de proximité (Kirat et Saglio, 1996, Gilly et al., 2004).

21 Ainsi, si elle peut être considérée comme un construit social résultant des interactions passées, la « figure territoriale » peut également être mobilisée dans une perspective de coordination, en tant que ressource institutionnelle favorable à la coordination dans la mesure où elle constitue un repère commun pour les acteurs. En ce sens, un territoire constitue un ensemble – complexe et particulier – de dispositifs formels et informels qu’il convient de déchiffrer. Ces dispositifs seraient alors porteurs d’économies externes dont la hauteur dépend moins du nombre d’acteurs3 et des apports (montant, complémentarités des actifs) que de la capacité commune des acteurs à les réaliser.

22 Dans cette perspective, Colletis-Wahl et Perrat (2004) proposent une conception renouvelée de la notion d’externalité en se focalisant non plus sur la firme mais sur le territoire. Les externalités ne sont donc plus considérées comme des effets involontaires – positifs ou négatifs – de l’agrégation de choix individuels de localisation des firmes, dont profiteraient (ou que subiraient) des tiers sans avoir à payer pour en bénéficier (ou sans être dédommagés). Elles sont la conséquence des « interrelations mêmes qui s’établissent avec et entre les acteurs et/ou ressources concernés, en leur conférant de l’épaisseur et en éclairant leur nature, leurs formes et leur dynamique » (Colletis-Wahl et Perrat, 2004, p. 126). L’émergence d’externalités est le résultat plus ou moins aléatoire et potentiellement cumulatif d’interactions économiques, de liens de proximité entre acteurs (Perrat, 1997 et 2001 ; Colletis-Wahl et Perrat, 2004)

23 Ainsi, plusieurs formes de proximité sont identifiées : géographique, organisationnelle, institutionnelle (Colletis et alii. 1993, 1998). Il est alors possible d’en déduire l’existence

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d’économies externes (pécuniaires, technologiques, d’appartenance) qu’elles peuvent produire. – La proximité géographique traite de la séparation dans l’espace et des liens en termes de distance. Elle résulte du fait d’être physiquement proche selon la nature de l’activité et l’étape de développement des relations. Elle peut donner naissance à des externalités pécuniaires, qui s’expriment au travers du marché, et qui constituent des économies de coûts traditionnelles : économies d’agglomération et notamment de transport. – La proximité organisationnelle exprime une logique d’action partagée au sein d’une même activité (firmes, réseaux, classes sociales…). Elle peut contribuer à l’existence d’externalités technologiques appréciées à travers l’amélioration des conditions de production (Gilly et Lung, 2004) : gains de productivité, amélioration de la qualité, innovation de gamme. La proximité organisationnelle facilite, le transfert de compétences, les apprentissages croisés autour de la résolution de problème technique permettent l’obtention de ces externalités. – La proximité institutionnelle exprime une logique de similitude, implique la possession d’un même espace de valeurs, de références, de représentations, un partage de savoir. Elle permet l’obtention d’externalités d’appartenance. Ces externalités constituent un ensemble de facilités pour agir en réseau autour de « biens club » dont la valeur s’étend avec le nombre de leurs utilisateurs.

24 Pour établir l’idée que le territoire était un lieu d’expression des interactions et de coordination, les auteurs ont d’abord mis en évidence les effets d’entraînement positifs liés à la proximité des acteurs. Il nous semble cependant important de relever les facteurs limitants de ces formes de proximité, les externalités induites par la proximité des acteurs n’étant pas toujours positives (Olivier et Wallet, 2005)

25 Ainsi, les formes de proximité géographique peuvent produire des déséconomies d’agglomération (effet de congestion, pollution, surcoûts en termes de main d’oeuvre…), ou à des conflits de voisinage (Caron et Torre, 2005). De même, la proximité organisationnelle peut conduire à une surexploitation des ressources locales (ressources naturelles, pénurie de main d’œuvre...) à des effets de lock-in sur un choix technique susceptible d’exclure des processus productifs une partie des acteurs des filières locales (Filippi et Triboulet, 2003). Enfin la proximité institutionnelle peut produire des phénomènes d’inertie freinant les possibilités de changement (Boschma, 2004).

26 Au final, il convient de considérer les proximités comme des formes de coordination porteuses d’externalités positives et négatives. Plus encore, pour aborder les dynamiques de proximité, il semble intéressant de raisonner en termes de « bilan dynamique d’externalités» pour tenir compte des phénomènes de neutralisation des externalités positives et négatives ou de transformations combinant des externalités créatrices et destructrices de ressources locales. La forme de proximité la plus impliquée et la plus importante dans la maîtrise de « bilan dynamique d’externalités » pourrait bien être la proximité institutionnelle. En effet, si l’on se rapproche de la vision de Perrat (1997) sur les rapports d’externalités, elle pourrait expliquer les continuités ou discontinuités des relations stratégiques entre des acteurs.

27 Cette approche ainsi complétée apporte un éclairage approfondi sur les formes de coordinations tissées au sein d’un territoire4.

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3. La filière de qualité et d’origine comme nœud de proximités

28 La conception des interactions économiques et territoriales proposée dans l’approche « dynamiques de proximité » semble apporter un éclairage nouveau sur les dynamiques des filières de qualité et d’origine au sein de leur territoire.

29 La filière réunit effectivement un ensemble d’acteurs autour d’un projet productif dont la mise en œuvre et le développement dépend des interactions entre les opérateurs concernés. La structuration d’une filière révèlerait ainsi des formes de proximité organisationnelle induisant des externalités technologiques. Dans le cas des productions de qualité et d’origine, comme celles que nous avons présentées précédemment, l’existence d’une proximité géographique est constitutive de la filière. La reconnaissance d’un terroir, la constitution d’un groupement qualité en charge de la défense des productions peut de plus s’appuyer sur l’existence de proximités institutionnelles. La filière de qualité pourrait être ainsi définie comme « un nœud de proximités ». Cependant, l’approche proposée par le courant « dynamiques de proximité » ne constitue pas une grille d’analyse pleinement opérationnelle, nécessitant donc de déterminer les variables et les indicateurs de terrain susceptibles d’identifier les externalités territoriales porteuses de dynamisme local.

30 Comme le montre notre tentative d’application aux études de cas présentées (cf. annexe 3), la grille de lecture empruntée aux analyses de cluster permet de décrire assez bien les phénomènes pouvant être associés à l’existence d’externalités sur un territoire. Mais elle présente le désavantage d’évaluer une situation statique qui suppose la présence d’externalités sans les définir. Une seconde grille de lecture pourrait être par ailleurs construite sur la base de l’analyse des formes de gouvernance territoriale/sectorielle. Cette grille utilisée dans l’analyse de filières AOC (Perrier- Cornet et Sylvander, 2000) pourrait montrer que les filières AOC sont façonnées par des formes de proximité dominantes de type organisationnel (au sens de sectoriel) ou institutionnel (au sens de territorial). Mais là aussi, la définition des dimensions et des indicateurs reste assez subjective, et ne semble pas totalement compatible avec l’approche en terme de proximité que nous souhaitons mettre en application5.

31 Par ailleurs, nous souhaitons, dans les analyses de terrain, pouvoir mettre en évidence le « bilan dynamique d’externalités » que pourraient établir les opérateurs des filières. Nous avons donc simplement choisi de demander aux acteurs de faire leur propre diagnostic de l’état de filière sur la base d’une « SWOT analysis » (avantage/ inconvénient, opportunité/menace). Le traitement des interviews montre que les acteurs intègrent parfaitement l’existence d’externalités positives et négatives dans leur stratégie de coordination amont et aval. Par contre, les propos n’ont pas permis d’apporter une distinction claire entre avantage et opportunité ou entre inconvénient et menace. Nous avons considéré que les avantages et les opportunités identifiées par les acteurs correspondent à des principes d’action basés sur « l’activation des externalités », les inconvénients et menaces renvoyant, à l’inverse, à des mesures de « neutralisation des externalités ».

32 L’analyse des informations collectées sur le terrain a consisté ensuite à repérer, dans l’argumentation développée par les personnes interrogées, ce qui relevait des

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externalités pécuniaires (EP), technologique (ET) ou d’appartenance (EA). La synthèse des résultats est présentée ci-dessous.

Étude de cas 1. Filière fruit du Bas –Quercy

Inconvénients / menaces Avantages / opportunités ou ou Activation des externalités positives Neutralisation des externalités

AOC Chasselas AOC Chasselas Rôle pionnier de l’AOC Chasselas (ET) Déclin des exploitations agricoles, culture en voie Image de la région (EA) de disparition (EP) Bonne valorisation du produit (AOC ou non) Contrainte main-d’oeuvre importante (EP, ET) (EP) Pas de synergie évidente amont - aval de la filière Qualification de la main d’œuvre locale (ET) (pas d’interprofession) (ET) Essor d’une production jointe (ET) Concurrence entre les chasselas (EP)

CCP Melon du Quercy Dynamique collective (BGSO) (EA) CCP Melon du Quercy Renouvellement et agrandissement des Production exposée à la concurrence directe (EP) exploitations agricoles (ET) Faible valorisation du produit (EP) Structuration de la filière (ET) Valorisation difficile du Terroir (EA) Apprentissages technologiques (ET)

Label Reine-Claude Label Reine Claude Volonté de différenciation (ET) Émergence bloquée par l’absence de valorisation Accès aux marchés en aval de la filière (ET) (EP) Rationalisation de la production (parcelle) Metteurs en marché peu impliqués (EA) (ET)

Étude de cas 2. Filière veau du Ségala

Avantages/ opportunités Inconvénients / menaces

ou ou Activation des externalités positives Neutralisation des externalités

Système de maîtrise de la production et donc Redonner de la fierté aux producteurs (EA) de sélection (ET) Créer une dynamique locale (EA) Peu de retombées sur les autres secteurs Apporte une plus value – maintien des prix en d’activité (EA) période de baisse des marchés (EP) Dépendance d’un acteur quasi-exclusive de la Lien fort avec l’aval (interprofession ouverte) (ET) grande distribution (ET)

33 Ce diagnostic confirme l’idée qu’une filière de qualité et d’origine s’appuie pour son maintien et son développement sur un ensemble d’externalités adossées à des formes de proximité entre acteurs. Les externalités technologiques apparaissent dominantes dans le cas d’une filière. Mais l’engagement des acteurs de la filière dans des démarches

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de défense d’une qualité spécifique et d’une origine contribue également à la création d’externalités d’appartenance.

34 Cette illustration concrète a permis à nos yeux de définir les principes d’analyse de l’articulation de la filière au territoire, à partir d’une lecture des proximités géographiques, technologique et institutionnelles. Mais, il semble que l’éclairage ainsi obtenu s’avère insuffisant pour rendre compte des dynamiques territoriales que peuvent générer de telles filières. La compréhension de celles-ci suppose donc un approfondissement supplémentaire du cadre théorique développé par l’approche des « dynamiques de proximité »

4. Des formes de proximité aux trajectoires territoriales

35 Pour Zimmermann (2000), « l’ancrage territorial des activités industrielles et technologiques résulte de la conjonction entre les aspects de proximité organisationnelle, révélateurs de la dimension industrielle intra comme inter-firmes et les aspects de proximité géographique, sur lesquels se fonde la dimension territoriale ». Cette approche permet de dépasser les oppositions stratégiques entre logique sectorielle (ayant une dimension globale et génératrice de proximité organisationnelle) et logique territoriale (liant proximités géographiques et institutionnelles). Mais va-t- elle plus loin ?

36 Colletis et al. (1999) ont mis en évidence trois modes de développement, dont la combinaison dans le temps constitue le fondement des trajectoires de développement territorial. Les processus d’agglomération, de spécialisation et de spécification désignent « une dynamique territoriale résultant tantôt de la cohérence d’un tissu économique et des actions de ses différentes composantes, tantôt de l’appartenance à un territoire dont les limites ont une signification forte pour les institutions qui exercent leurs prérogatives sur ce territoire » (Colletis et Rychen, 2004). Chacun de ces processus de développement combine de manière particulière les différentes formes de proximités précédemment évoquées.

37 Le processus d’agglomération – essentiellement caractérisé par la proximité géographique – se fonde sur la concentration spatiale d’activités hétérogènes, sans complémentarités apparentes a priori. Cette concentration résulte des économies d’échelle dans le partage de certaines ressources génériques, qui sont autant d’externalités pécuniaires justifiant la colocalisation. La particularité de ce processus de développement tient à ce que les externalités produites ne répondent pas à une logique industrielle forte, ni à un mode de coordination spécifique. L’évolution du processus d’agglomération (développement, stabilisation ou déclin) dépend de l’importance des bénéfices engendrés par la concentration par rapport aux inconvénients inhérents au territoire considéré (Colletis et Rychen, 2004).

38 Le processus de spécialisation se fonde sur une structure organisationnelle forte dominée par une activité industrielle ou un produit. La spécialisation est un processus de structuration du tissu économique fondé sur une logique industrielle favorisant la concentration d’activités complémentaires liées par leur type d’activité (ressemblance) ou le produit qu’elles fabriquent (complémentarité). Ce type de processus est alors principalement caractérisé par un recouvrement entre proximité géographique et

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proximité organisationnelle, au sein duquel les externalités technologiques pèsent plus que les externalités pécuniaires dans la mise en cohérence des activités.

39 Toutefois, bien qu’il prenne appui sur une proximité organisationnelle forte interne au territoire, le processus de spécialisation se caractérise aussi par une forte vulnérabilité potentielle face à l’évolution défavorable de la conjoncture (moins toutefois que le processus d’agglomération) ou du cycle de vie de l’activité dominante, du fait du degré d’irréversibilité des engagements des acteurs dans la construction de certains actifs (Colletis et al., 1999)

40 Le processus de spécification caractérise un territoire ayant la capacité de se doter de modes de coordination entre acteurs permettant, par une grande souplesse dans le déploiement des ressources, la démultiplication des potentiels de combinaison de ressources complémentaires sans remettre en cause le contexte territorial. Grâce aux externalités d’appartenance issues d’une proximité institutionnelle forte, la proximité organisationnelle se dote d’une capacité d’apprentissage collectif qui libère une capacité créatrice de recombinaison des ressources susceptible d’infléchir les trajectoires héritées du passé. « Fondamentalement, le processus de spécification s’appuie ainsi sur la redéployabilité des actifs et sur la capacité de création de nouvelles institutions aptes à prendre en compte les nouvelles contraintes et opportunités économiques. Ces deux caractéristiques sont inséparablement liées. En effet, la redéployabilité des actifs ou des compétences tient moins de la nature même de ces premières que de l’aptitude des acteurs qui les détiennent à imaginer collectivement des formes nouvelles de mise en valeur via de nouvelles institutions. » (Colletis et Rychen, 2004, p. 223).

41 Cette approche peut être synthétisée sous la forme d’un tableau synoptique reliant les trois catégories de dynamiques territoriales aux trois formes de proximité :

Agglomération Spécialisation Spécification

Proximités Externalités Externalités Externalités géographiques pécuniaires pécuniaires pécuniaires

Proximités Externalités Externalités

organisationnelles technologiques technologiques

Proximités Externalités

institutionnelles d’appartenance

42 Pour les auteurs, ces différents modes de développement ne constituent pas des processus irréversibles dans lesquels un territoire serait irrémédiablement engagé. Par conséquent, il n’y a pas d’espace dont le développement serait a priori et définitivement favorable à l’agglomération, à la spécialisation ou à la spécialisation. Au contraire, un même territoire peut être caractérisé aux différents moments de son histoire par une succession particulière de ces modes de développement, définissant ainsi sa trajectoire de développement territorial.

43 Il est, par conséquent, possible de décrire les différents passages d’un mode de développement à un autre, mettant ainsi en évidence des trajectoires de construction territoriale – quand elles vont dans le sens d’une plus grande spécialisation voire

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spécification à partir d’une situation d’agglomération – et des trajectoires de destruction territoriale quand le processus est inverse (Colletis et al., 1999).

44 Les dynamiques territoriales seraient ainsi modelées par les dynamiques de proximité structurées autour de projets productifs pouvant se renforcer dans le temps, ou au contraire s’épuiser et disparaître. Ces proximités peuvent s’épuiser et disparaître. Ces changements de trajectoires constituent selon le cas une construction ou une destruction de territoire :

Construction de territoire Destruction de territoire

Création ou perte de proximité De l’agglomération à la De la spécification à la organisationnelle spécialisation spécialisation

Création ou perte de proximité De la spécialisation à la De la spécialisation à institutionnelle spécification l’agglomération

45 Cette lecture des dynamiques territoriales apporte un éclairage important sur les formes de développement territorial générées par les systèmes productifs. Elle permet de souligner que si les filières de qualité et d’origine sont capables de générer des trajectoires territoriales orientées vers la spécification des ressources, ces trajectoires peuvent à tout moment bifurquer vers une spécialisation territoriale. Cependant, cela laisse entière la question des processus par lesquels une proximité institutionnelle, garante de la spécification des ressources, peut disparaître.

46 Une telle limite nous incite à questionner ce processus, de manière plus approfondie, à l’aide des études de cas des filières de qualité et d’origine précédemment évoquées. Nous pouvons notamment chercher à caractériser l’évolution de ce processus en vue d’identifier les moments critiques au cours desquels la dynamique territoriale risque de basculer et de provoquer une bifurcation des trajectoires.

5. Quelles trajectoires territoriales pour les filières de qualité et d’origine ?

47 Dans la limite de cette contribution, nous avons donc choisi de centrer notre analyse de terrain sur les mécanismes de passage entre la spécialisation et la spécification et sur les bifurcations de trajectoire entraînées par une perte de spécification des ressources. En effet, traitant de filières dont le fonctionnement s’effectue autour de signes officiels de qualité, il apparaît que le processus de constitution de la filière, au cours duquel les acteurs sont passés de la mobilisation collective initiale à l’obtention de signes officiels de qualité, peut être assimilé à un processus de spécification des ressources potentielles locales.

48 Il reste à savoir si cette spécification est stable ou si des bifurcations de trajectoires peuvent apparaître. Les bifurcations de trajectoire renvoient notamment au passage d’un mode de développement fondé sur la spécification à un mode de développement basé sur la spécialisation. Celui-ci a pour principale caractéristique l’effritement de la proximité institutionnelle et la perte de diversité des activités. Nos études de cas nous incitent à interroger ce passage.

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Sur le Bas–Quercy, nous pouvons identifier trois étapes impliquant la spécification des ressources :

Bas-Quercy période 1 : mise en place de la spécification – 1932 / 1980 (1960)

49 Le regroupement des producteurs de Moissac permet l’obtention de l’AOC et la création de ressources spécifiques. Elle matérialise bien l’engagement des acteurs dans un processus d’action collective en vue de créer un avantage comparatif. C’est la période de mise en place de règles de gestion de la qualité au niveau local. Il y a d’abord création de ressources spécifiques ; puis leur incorporation dans le processus de production conduit à la création d’actifs spécifiques.

Dynamique de mise Dynamiques proximité - Dynamique de spécification par les SOQ en marché rapport d’externalités

Premières stratégies – 1932 : création « Association de Création de ressources de marque des producteurs de Moissac » spécifiques : Chasselas entreprises privées : Augmentation de la

– 1960 : création « syndicat de producteurs production de Melon – 1962 « La pinède » de Mirabel » (melon) Démarche qualité avec Apprentissage de la qualité (Sylvestre) appui technique des chambres ⇔ – 1969 « Philibon » départementales d’agriculture présence de Proximités (Boyer SA) – 1960 : Spécification des variétés de prunes, géographique, ⇒ Valorisation des qualité supérieure de la Reine-Claude organisationnelle, démarches SOQ (haut de – 1971 : obtention de l’AOC institutionnelle gamme)

Bas-Quercy période 2 : valorisation des actifs spécifiques – et montée en puissance de la spécialisation fruitière 1980 / 1999

50 Le succès de la spécification du Chasselas de Moissac produit des effets d’entraînement sur les autres productions fruitières. D’autres groupements apparaissent pour la défense des spécificités locales, face à la montée en puissance de la concurrence des productions des régions voisines (Vendée, Sud-est de la France). Mais nous sommes déjà en période d’appropriation des externalités et de la rente. Les acteurs locaux s’organisent pour résister aux pressions concurrentielles et ne pas laisser échapper les profits attendus lors de la création d’actifs spécifiques.

51 Cependant, la faible implication des metteurs en marché dans cette démarche de spécification crée des discontinuités dans les interactions (amont-aval) et limite le potentiel de valorisation des actifs spécifiques. Le chasselas AOC se valorise bien mais génère des coûts de main-d’œuvre importants. Une production jointe, le « Chasselas du Quercy », de qualité standard et moins contraignante, est préférée d’autant plus que l’écart de prix entre le Chasselas du Quercy et l’AOC Chasselas est parfois minime. Pour le melon, l’écart de prix entre un produit certifié et un produit standard est réduit : il n’est pas à la hauteur des attentes des producteurs. Pour la Reine Claude Label Rouge,

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aucun écart de prix n’est constaté entre ce produit et la prune standard - cette dernière se valorisant suffisamment bien en produit standard.

Dynamique de mise Dynamiques proximité - Dynamique de spécification par les SOQ en marché rapport d’externalités

– Fusion et rachat de coopératives (ex : 1999 : Création du syndicat de défense du Capel) – Appropriation des Chasselas – Création de externalités positives par 1980 : Création d’une association différentes marques l’aval promotionnelle pour le melon pour par les coopératives – Discontinuité répondre à la montée en puissance des locales institutionnelle (règles de autres régions (Vendée + Sud-est) – Créations, rachats gestion de la qualité) entre 1998 : Reconnaissance du Label Rouge d’entreprises privées amont et aval Reine Claude – Diversification des produits (pommes, kiwis…)

Bas-Quercy période 3 : un besoin de redéploiement depuis 1999

52 La phase d’internalisation des ressources spécifiques dure et échappe de plus au plus au territoire. Les metteurs en marché, en créant leur marque propre, cherchent à étendre leur marché au plan national voire international. De plus, l’accroissement des volumes produits génère des problèmes d’effectifs et de qualification. Les externalités positives sont neutralisées. Des stratégies de redéploiement des ressources apparaissent : la mise en place de formations spécifiques, l’instauration d’une fête annuelle du fruit d’été de Moissac ; ces initiatives nouvelles s’inscrivant notamment dans la volonté de faire émerger des « paniers de biens » (Hirczak et al., 2005).

Dynamique de Dynamiques proximité - Dynamique de mise en marché spécification par les SOQ rapport d’externalités

Neutralisation des Essor du Chasselas du externalités positives : Quercy 2002 : Accord du syndicat AOC – pénurie de main d’œuvre, Demande d’IGP pour le chasselas pour la vente de l’AOC en – Problème de qualification Melon du Quercy GMS – Concurrence interrégionale Résistance : Coopératives : Contrats de MDD et internationale Fête du Fruit d’Été de (Leclerc, Carrefour) – Recherche de solution Moissac commune Recherche de paniers de biens

Sur le Ségala, deux périodes peuvent être distinguées :

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Ségala période 1 : mise en œuvre de la spécification – 1988 / 1996

53 Comme dans le premier cas, cette période débute par la création d’un collectif autour de la qualification des élevages et la mise en place de règles de gestion de la production et de la qualité. Elle s’achève par la reconnaissance officielle des signes de qualité : Label Rouge et IGP. Ce projet s’appuie sur une vraie « rencontre productive » au sens où l’interprofession constituée en collège rassemble des acteurs des différents maillons de la filière. La création de la SA 4R (société de commercialisation) assure aux producteurs la maîtrise des flux de commercialisation vers l’aval.

Dynamique de Dynamique de mise en Dynamiques proximité - rapport spécification par les marché d’externalités SOQ

1996 création de la SA 4R Création de ressources spécifiques : Création de l’IRVA en 1996 signature d’un Innovation organisationnelle et 1989 contrat de vente avec institutionnelle menée par des éleveurs (400 - 500 producteurs Auchan pionniers (cultures communes) à la création) Promotion assurée par Proximités géographique, organisationnelle, les producteurs institutionnelle

Ségala période 2 : depuis 1996 : valorisation de la spécification… et l’essoufflement des synergies

54 La valorisation des actifs spécifiques permet la répartition équilibrée d’une rente de qualité territoriale, grâce à une coopération étroite entre l’amont et l’aval de la filière. Mais le succès de la démarche, qui a séduit de nouveaux acteurs, génère différents types de conflits. Des tensions apparaissent entre anciens et nouveaux adhérents, entre gros (souvent des anciens) et petits producteurs lorsqu’il s’agit de maîtriser les flux de production et donc de sélection les acteurs. Des discontinuités dans les rapports d’externalités se dessinent. Les liens avec le territoire sont à redéfinir, les solutions proposées s’orientent vers une meilleure maîtrise environnementale des sites d’élevage (élaboration d’un cahier des charges définissant les « bonnes pratiques » d’élevage, assorti d’un système de points à la fois incitatif et sélectif) ainsi que vers le lancement de visites touristiques d’élevages.

Dynamique de Dynamique de mise en Dynamiques proximité - rapport spécification par les marché d’externalités SOQ

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Contrat Arcadie et Unicor (Picard + Casino) Rôle déterminant des 1999 : extension du Label acteurs aval et des Problèmes des discontinuités Rouge aux produits débouchés extérieurs vers institutionnelles entre les pionniers et transformés l’Italie les anciens Utilisation des signes en

Logique d’intensification, fonction des clients (IGP : Problème « d’encombrement » : besoin de spécialisation des Italie ; Label Rouge en d’adopter des critères sélectifs par les ateliers France) bonnes pratiques environnementales

⇒ Source de conflits entre les grandes et Lien avec le terroir en Rôle central des les petites exploitations agricoles question coopératives : Implication du groupement vers l’Aval (découpe, steaks hachés)

55 Ces deux études de cas confirment l’intérêt de notre découpage, en étapes, du processus de spécification des ressources par les filières localisées. La spécification débute avec la constitution d’un groupement impulsé par l‘amont de la filière autour d’un projet productif en réponse à une crise ou une situation vécue comme telle. L’action collective permet de générer une ressource spécifique. L’étape suivante du processus consiste en l’exploitation de cette ressource, la création d’un actif spécifique, puis cet actif, incorporé dans les productions, permet une valorisation marchande des produits lorsque la spécification est suffisamment forte pour créer une niche de marché. Cette phase de valorisation constitue souvent un moment critique : elle est porteuse de discontinuités, de rupture du contrat social informel entre les acteurs qui apportait jusqu’alors la cohésion des actions tournées vers un projet commun : la création d’une rente territoriale (Mollard, 2000). La cause de la rupture peut venir de deux phénomènes : • les stratégies d’appropriation de la rente territoriale, par les individus ou du moins en sous- groupe restreint deviennent dominantes, des phénomènes d’exclusion, des conflits apparaissent (risques pressentis dans le cas de la filière veau du Ségala) • le montant de la rente n’est pas à la hauteur des efforts collectifs consentis (risques pressentis dans le cas de la filière Chasselas du Quercy).

56 Les passages critiques identifiés sont étroitement liés au rapport amont – aval des filières de qualité. Les trajectoires territoriales semblent ainsi dépendre étroitement de la capacité des filières à confronter leurs logiques d’action locale à un environnement global qu’elles ne maîtrisent pas. C’est à ce moment là que l’on peut observer des stratégies de redéploiement des ressources, menées pour relier les activités de filières aux autres activités territoriales, et notamment aux activités touristiques. Le projet de spécification des ressources par les filières tente de s’étendre horizontalement vers un projet de territoire. Nous ne sommes ici pas loin des théories endogènes du développement à la nuance près que l’environnement global joue un rôle déterminant. La question du redéploiement des ressources suppose alors un renouveau des proximités institutionnelles. Le territoire conçu comme une organisation en projet doit trouver sans cesse de nouvelles sources d’inspiration et de nouveaux porteurs de projet mais avec l’extension de ce réseau d’acteurs, les rendements d’adoption sont-ils

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toujours croissants ? L’approche par les dynamiques de proximité semble supposer la recherche d’externalités positives et non intentionnelles6 à tout prix mais les résultats marchands ne sont pas souvent là pour rendre compte du résultat de ces cercles vertueux. Plus encore, la proximité institutionnelle semble parfois évacuer toute éventualité des conflits à l’intérieur du groupe d’acteurs en question, sans prendre en considération l’éventualité d’intérêts divergents, par exemple en matière d’appropriation de la rente générée au sien de la filière.

6. Trajectoire territoriale : quelles formes d’accumulation ?

57 Pour aborder la question des phénomènes d’accumulation et des changements de trajectoires territoriales, il est nécessaire d’approfondir la connaissance des processus par lesquels l’accumulation s’opère, mais aussi de préciser la nature des éléments qui s’accumulent. Depuis quelques années, cette question est abordée à travers une littérature foisonnante qui s’enrichit par la relecture d’anciens travaux d’économistes (A. Marshall par exemple) et par des ouvertures conceptuelles provenant d’autres champs disciplinaires (sociologie, anthropologie par exemple). Cependant, cette variété d’approches ne converge pas pour le moment vers une grille de lecture unifiée qui permettrait de comprendre la complexité des processus à l’œuvre. Plusieurs pistes de réflexion sont donc envisageables.

58 En premier lieu, la notion de trajectoire territoriale proposée par Colletis et al. (1999) peut être rapprochée d’une conception évolutionniste du développement. Dans un champ de recherche plus particulièrement centré sur l’innovation, les trajectoires (technologiques) décrivent en effet le processus de création de ressources comme un processus cumulatif, « dépendant du chemin » et doté d’une certaine irréversibilité. Les dimensions socioéconomiques qui influencent et sont influencées par ce processus renvoient à l’existence d’un « régime d’accumulation ». Malerba et Orsenigo (1995) évoquent ainsi, dans le champ de l’innovation, l’existence de régimes Marshallien et Schumpeterien. Des ruptures, ou des « destructions créatrices » peuvent modifier les conditions économiques de l’innovation et ainsi donner lieu à des changements de régimes d’accumulation. Cette analogie entre les deux champs d’analyse des dynamiques socio-économiques permet de considérer que les dynamiques territoriales s’appuient sur des processus non linéaires de création de ressources pour lesquels les phases d’accumulation « en régime » s’articulent dans le temps avec des périodes de remise en cause dont sont issues les bifurcations. Elle permet également de souligner que dans l’approche de Colletis et alii. (1999) la spécification, à l’origine des dynamiques territoriales, correspond, plus particulièrement, à un processus de création de ressources immatérielles. Les phénomènes d’accumulation porteraient en ce sens essentiellement sur des ressources cognitives induites par des proximités institutionnelles.

59 Il semble opportun d’élargir la réflexion autour des phénomènes d’accumulation de ressources impliqués dans la formation des trajectoires territoriales et plus particulièrement dans les constructions territoriales centrées sur des processus de spécification.

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60 La deuxième piste de réflexion envisageable est celle de la « rente de qualité territoriale » développée notamment par Mollard (2000, 2005) à partir d’observations de terrains portant sur des ensembles plus ou moins cohérents de produits et services localisés. L’auteur propose de considérer à la fois l’offre et la demande des produits et services locaux. Dans cette perspective, l’existence d’une rente de qualité territoriale renvoie à l’émergence combinée d’une rente territoriale et d’une rente de qualité. La rente territoriale correspond à une rente différentielle. Elle apparaît lorsque, au plan local, il est possible d’identifier « des ressources spécifiques dotées d’effets externes » dont l’internalisation se traduit, « à coût égal, par des prix plus élevés en comparaison avec une offre comparable localisée ailleurs » (Mollard 2000). Il y aurait alors « des préférences pour un territoire ». La notion de « rente de qualité » renvoie, quant à elle, à une logique de différenciation des produits et des services (surplus du producteur). Elle est aussi matérialisée par l’accroissement des préférences des consommateurs en faveur de produits ou de services de qualité ancrés territorialement. L’auteur évoque ici « la tradition Marshallienne du ‘surplus du consommateur’ ». L’approfondissement des analyses incite l’auteur, à s’intéresser au modèle de développement territorial que peut produire la formation d’une telle rente. Les nouvelles recherches de terrains (Mollard et al., 2005) montrent que « la différenciation par la qualité pour un seul bien fonctionne comme une opportunité souvent temporaire offerte au territoire d’origine ». De plus, elles conduiraient à admettre que « l’effet territorial serait moins substituable et plus moteur que le strict effet qualité dans la constitution des rentes liées à une offre spécifique territoriale ». Ainsi, l’existence de « paniers de bien » c’est- à-dire d’un ensemble cohérent de produits et services locaux constitue une meilleure garantie d’obtention d’une rente de qualité territoriale qu’une simple offre composite de produits de qualité.

61 Cette approche permet de considérer que le processus de création de ressources donne lieu à la création de richesses matérielles. Mais les recherches restent centrées sur les conditions d’émergence ou de maintien des dynamiques territoriales façonnées par la formation d’une rente de qualité territoriale. Les changements possibles de trajectoires ne sont pas abordés. L’élargissement du champ d’analyse des modèles de biens complexes territorialisés (Hirczak et al., 2005) conduit les auteurs à considérer que les effets de proximités organisationnelles et institutionnelles entre les acteurs mobilisés autour des paniers de biens sont constitutifs des dynamiques territoriales : • les acteurs agissent par appartenance d’intérêt (les acteurs proches en termes organisationnels appartiennent au même espace de rapports dans lequel se nouent des interactions), dans la mesure où ils concourent à la réalisation commune d’une même image globale figurée par le panier de biens et qu’il y a solidarité pour que l’image construite et communément partagée soit préservée ; • les acteurs agissent selon une logique de similitude – c’est-à-dire que les acteurs proches en termes organisationnels se ressemblent – l’image à préserver reposant sur la référence commune à un territoire qui, à travers son histoire longue et sa construction patiente du paysage, constitue un invariant dans lequel les acteurs non seulement se reconnaissent mais fondent leur unité.

62 Cependant, ils soulignent que « la configuration du panier est toujours fragile, toujours inachevée, toujours à poursuivre » (Hirczak et al., 2005).

63 Les bifurcations de trajectoire de développement territorial résulteraient comme pour Colletis et alii. (1999) d’une rupture dans les deux formes de proximités. La cause de

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cette rupture n’est pas analysée mais ses conséquences apparaissent plus clairement : le territoire ne constitue plus une référence commune à partir de laquelle les acteurs peuvent réaliser et valoriser une image communément partagée. La crise survient quand les acteurs rejettent la dimension patrimoniale du territoire pour une stratégie centrée sur l’appropriation privative de la rente dans une logique d’accumulation du capital. Le territoire passe ainsi du statut de ressource patrimoniale à celui de ressource capitalistique.

64 Cette lecture des dynamiques territoriales débouche sur une opposition entre la notion de patrimoine et celle de capital ; ce qui nous entraîne vers une troisième piste de réflexion, menée autour de la notion de patrimoine. Barthélémy et al. (2003) abordent cette notion dans la relation entre productions agricoles et territoire. A partir d’une critique des travaux en termes d’externalités et de produits joints, dont ils considèrent qu’ils sont inscrits dans une logique de réduction du non marchand au marchand, les auteurs proposent une distinction des ordres marchand et patrimonial. Dans ce cadre, la question de la création de ressource territoriale ne peut pas être abordée globalement. Il convient de tenir compte de la production et de l’allocation de biens identitaires nécessaires pour fonder ou maintenir une activité idiosyncrasique. Pour cela, « la dichotomie significative est celle qui oppose les biens marchands aux biens identitaires, entendant par-là que les biens marchands forment l’objet des relations marchandes, exclusives de toute relation à l’espace et au temps, tandis que les biens identitaires sont le support des relations patrimoniales, et qu’ils sont interdits à l’échange en tant qu’ils sont garants de l’enracinement dans un territoire et dans une durée. » (Barthélémy et Nieddu, 2002).

65 De la même manière, les auteurs opposent l’économie marchande à l’économie patrimoniale « stable par nature, car elle est orientée vers la perpétuation d’un groupe déterminé, garantissant son ancrage dans l’espace et dans le temps, mais elle est autocentrée, c’est-à-dire autarcique et auto-subsistante, ne laissant place à aucun principe de croissance. » (Barthélémy et Nieddu, 2002). Ils prennent cependant la précaution de mentionner que les biens purement marchands et purement patrimoniaux n’existent qu’en tant qu’idéaux-types ; les biens étant dotés simultanément des deux dimensions, tout comme les deux formes d’économies sont indissociables l’une de l’autre. Cette thèse (Barthélémy, 2005) permet d’afficher une position claire sur la nature du patrimoine au moment où les aménageurs territoriaux sont tentés d’instrumentaliser le concept de patrimoine au risque de banaliser ses dimensions identitaires. Elle incite à penser que la progression des trajectoires territoriales témoigne de la mise en œuvre de processus marchand et non marchand. L’éclairage critique de ces auteurs sur l’opposition entre patrimoine et capital nous apporte cependant peu d’éléments d’explication sur l’articulation de ces processus. Les auteurs insistent davantage sur la reproduction sociale : « ce qui fonde les patrimoines réside dans la nécessité de la persistance ou la reproduction d’un élément considéré fondateur de la vie du groupe et indispensable à sa perpétuation » (Barthélémy et al., 2003, p. 2). Ces réflexions économiques autour de la notion de patrimoine sont relativement récentes, elles constituent cependant un champ ancien de recherche dans d’autres disciplines, comme l’anthropologie.

66 Ainsi, de leur coté, Bérard et al. (2005) estiment que le « processus de patrimonialisation – c’est-à-dire de construction du patrimoine par la société – dynamique, aide à penser le lien entre le temps (passé, présent et futur), entre les hommes (qui partagent des

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représentations, des légendes, des souvenirs) et entre les espaces (ici et ailleurs) ». Conformément à cette logique, qui fait du patrimoine une partie prenante des représentation collectives de la reproduction sociale7, « les productions de terroir [...] forment un patrimoine « en activité », et « reflètent [...] une certaine capacité à construire ensemble, à se projeter collectivement dans l’avenir [...] ». Cette conception anthropologique du patrimoine lève partiellement l’ambiguïté de la distinction entre capital et patrimoine. Elle prend en effet explicitement appui sur les travaux de Rautenberg (2003) pour qui la notion de patrimoine fait aujourd’hui coexister deux conceptions différentes : à côté de la conception universaliste et juridique, une seconde considère que le patrimoine est lié à l’héritage « en désignant un capital de ressources spécifiques destinées à assurer la perpétuation du groupe tout en alimentant une dynamique collective propre fondée sur un certain particularisme culturel ou historique » (Rautenberg, 2003, p. 128).

67 Ces différentes conceptions du patrimoine incitent à considérer que les trajectoires territoriales sont façonnées par des collectifs d’acteurs réunis autour de la défense d’une identité et motivés par la préservation de leurs ressources. Dans ce contexte, les bifurcations de trajectoire s’expliqueraient par l’avènement de changements organisationnels et institutionnels provoquant la disparition de ce collectif. Ces contributions éclairent partiellement notre objet de réflexion. Il est, en effet, difficile de considérer que les groupes d’acteurs, réunis par exemple au sein des filières, ont pour principale motivation, leur reproduction identitaire. Il semble tout aussi difficile de comparer, un collectif réuni autour d’une exploitation agricole, construit par des liens familiaux et celui qu’une filière de production peut mobiliser.

68 Il apparaît important d’élargir cette conception du local centrée sur le collectif identitaire et sa reproduction sociale pour continuer à rechercher des pistes d’enrichissement de l’analyse des dynamiques de proximités et des trajectoires territoriales.

69 Dans leur tentative de rapprochement des travaux consacrés aux dynamiques de proximité et au capital social, Angeon et Callois (2004) soulignent que ces approches ont en commun « de traiter de manière complémentaire, la question de la densité des liens sociaux des acteurs d’un territoire qu’elles présentent selon les cas soit comme un potentiel soit comme un frein de développement » (Angeon et Callois, 2004, p. 11). La particularité du capital social par rapport au capital physique réside dans sa non dépréciation lors de son usage. Au contraire, le capital social se délite lorsque les liens sociaux ne sont pas entretenus (Angeon et Callois, 2004). Cette conception rejoint les réflexions de Barrère et al. (2001) sur la notion de patrimoine. En effet, ceux-ci voient en cette caractéristique la particularité des ressources patrimoniales, par opposition aux ressources marchandes8. Le capital social doit donc être accumulable et l’efficacité d’un réseau en termes de production de ressources sociales dépend non pas de l’existence de liens mais bien de leur activation. Lorsqu’un agent active un lien social, il consomme du capital social ; mais en entretenant la relation il procède également à un investissement social. Cette interaction contribuant donc à l’accumulation du capital social. Ce mécanisme d’évolution peut se rapprocher de la notion d’ « investissement de forme » (Thévenot, 1985). Plus généralement, le processus d’accumulation passe surtout par construction progressive de compromis locaux (activation de liens de type ‘bonding’ et ‘linking’) et l’adoption de règles extérieures (liens de type ‘bridging’)9, l’expérience permettant à chaque agent d’ajuster son comportement aux normes

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collectivement admises et d’apprendre leurs conditions locales de validité. La plupart des travaux sur le capital social s’accordent alors sur ses effets positifs, considérant qu’il facilite la coordination entre acteurs et semble être une condition de développement : son importance comme variable explicative de la performance économique locale est ainsi montrée à travers les externalités qu’il produit.

70 Toutefois, cette grille de lecture butte sur deux faiblesses majeures au regard de nos préoccupations. D’une part, elle permet de confirmer des pistes de compréhension des mécanismes par lesquels un collectif se renforce ou s’amenuise, mais postule l’existence préalable de ce collectif, en ne parvenant pas à expliquer comment il se constitue10. En ce sens, on peut adresser à l’entrée par le capital social les critiques formulées à l’égard des travaux d’économie régionale postulant l’existence du territoire. D’autre part, l’examen plus précis des processus de structuration du capital social permet de montrer que celle-ci est fondée sur un ordonnancement affinitaire niant toute possibilité de conflit sur l’appropriation des ressources, les interactions étant pacifiées. Ainsi, concluant au faible intérêt de la notion, Ponthieux (2004) dénonce une approche ne contribuant pas à une meilleure explication des phénomènes, « engluée dans un discours du ‘bien’ et du ‘mal’« , ne traitant jamais d’intérêts divergents et de conflits, et assénée comme pouvoir explicatif universel hors de tous les autres formes de capitaux et des relations de pouvoir.

71 Au terme de cette rapide recension, il apparaît que les différentes approches convoquées fournissent des éclairages partiels qui ne permettent pas d’établir une grille théorique rendant compte de l’articulation complexe entre processus d’accumulation et changements de trajectoires territoriales. On peut toutefois se risquer à esquisser quelques éléments de contribution au débat.

72 En premier lieu, l’existence de liens sociaux (qu’on l’aborde sous l’angle des proximités, du patrimoine, ou du capital social) apparaît comme une composante importante de l’explication des dynamiques collectives des filières et de leur contribution aux trajectoires de développement des territoires. Toutefois, l’effet positif de ces liens ne doit en aucun cas être postulé, tant il est vrai qu’ils peuvent également s’avérer générateurs de conflits ou d’inerties.

73 De plus, la nature des dispositifs institutionnels mobilisés s’avère centrale pour déterminer le type de régime d’accumulation en vigueur, et les bifurcations des trajectoires territoriales. Notamment, la dimension patrimoniale – comprise comme un capital particulier composé de l’ensemble des ressources permettant d’assurer la perpétuation de l’identité du collectif – semble nécessaire à la constitution d’une rente de qualité territoriale fondée sur la spécification des ressources, mais aussi au maintien de cette rente par le redéploiement des ressources spécifiques. Ces ressources sont donc principalement de type institutionnelles, suggérant la nécessité de constituer et d’entretenir une proximité institutionnelle pour maintenir le territoire sur une trajectoire de spécification. Cependant, les réflexions qui précèdent soulignent la nécessité d’articuler les ressources institutionnelles avec les autres formes de ressources que les acteurs peuvent chercher à activer, pour comprendre comment s’établit et se maintient un régime d’accumulation. La combinaison particulière qui en résulte est à l’origine d’externalités de diverses formes adossées aux proximités valorisées par les acteurs de la filière (cf. infra), pouvant selon les cas permettre ou non une régime d’accumulation fondée sur la spécification.

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74 Cette combinaison cumulative de ressources constitue le capital territorial, que l’on peut définir comme combinaison particulière de ressources collectives de type institutionnelles (règlementaires et cognitifs), organisationnelles et géographiques, mobilisables pour la résolution des problèmes productifs et contraignant les solutions envisageables. Il s’agit d’un capital collectif, potentiel de ressources proposé en partage aux acteurs locaux (et donc aussi à ceux de la filière) au risque d’être détruit par des stratégies ne permettant pas sa reproduction, et susceptible d’être redéployable en fonction de la nature des dispositifs institutionnels qui régissent les coordinations entre acteurs.

Conclusion

75 Dans cette contribution, nous avons mobilisé et tenté d’enrichir l’analyse des dynamiques des proximités appliquées à l’étude des filières de qualité et leur implication dans les dynamiques territoriales. Les résultats empiriques et les grilles de lectures théoriques mobilisées montrent que l’on peut apporter une explication à la construction de ces filières et à leur inscription territoriale en tenant compte des dimensions non marchandes des coordinations qu’elles impliquent au plan local. Cette approche offre donc une lecture enrichie du contexte dans lequel se déroulent les coordinations – mettant en évidence les différentes formes d’externalités provenant de l’interdépendance des acteurs – sur les processus de spécification des ressources mis en œuvre. Cependant, les observations de terrains montrent que les dynamiques territoriales générées par la spécification des ressources au sein de ces filières peuvent s’épuiser. On assisterait alors à des changements de trajectoires territoriales. Nous avons fait l’hypothèse que l’analyse de ces changements passe par une meilleure compréhension des processus d’accumulation des ressources. Les nouvelles pistes de réflexion avancées ont conduit à approfondir la réflexion sur le contexte non marchand des coordinations d’acteurs et à conforter l’idée que ces coordinations avaient une dimension sociale susceptible de produire des phénomènes d’accumulation matérialisés par l’existence de ressources immatérielles, d’une rente territoriale, d’un patrimoine, ou d’un capital social. La compréhension des ruptures de trajectoires passerait alors par l’analyse des changements sociaux dans les collectifs d’acteurs. Nous montrons que l’analyse de cette rupture passe par l’examen des articulations des dimensions marchandes et non marchandes des coordinations d’acteurs. Nous proposons donc une nouvelle piste de réflexion autour de la notion de capital territorial. Cette dernière permettrait de dépasser la question de la préservation des ressources locales et d’aborder celle de l’accumulation des ressources immatérielles constituées à partir des proximités d’acteurs. Dans ce nouveau cadre d’analyse, les bifurcations de trajectoires territoriales correspondraient non seulement aux changements institutionnels des coordinations d’acteurs mais aussi à une destruction du stock de capital territorial sur lequel les acteurs des filières de qualité s’appuient pour valoriser leur production.

76 Cette destruction de capital territorial serait la conséquence d’une rupture ou d’une perte d’efficacité des continuités institutionnelles assurant la coordination au plan territorial. Les avantages initiaux liés à la proximité des acteurs et constitutifs d’externalités positives deviennent des handicaps : les rapports d’externalités d’appartenance deviennent négatif.

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BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

Annexe 1 : La filière fruits du Bas Quercy

Localisation

Rapport de fin d’étude ESAP – Emeline Colbachini, mai 2004, « La contribution des SOQ au développement territorial : l’exemple de la filière fruits et légumes en Tarn et Garonne »

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Volumes commercialisés 1

Volumes commercialisés 2

Annexe 2 : La filière veau du Ségala

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Localisation

rapport d’étude DAA GECO – ENSAT- octobre 2004

Volumes commercialisés

Annexe 3 : Diagnostic des territoires d’étude en fonction des critères d’identification des clusters

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Cas du système productif localisé du Bas Quercy

Caractéristiques d’un Système productif local Diagnostic du terrain

Concentration spatiale de la production oui

Spécialisation autour d’un produit, d’un métier oui

Spécialisation économique du territoire : savoir faire reconnu oui

Poids significatifs de la production locale/production nationale oui

Culture commune oui

Liens de solidarité et de réciprocité entre les acteurs oui et non

Collaborations au développement des marchés oui et non plus que de concurrence

Conscience de la convergence des intérêts oui et non

Relation de voisinage oui et non

Relation de confiance construite dans le temps oui et non

Relations étroites avec institutionnels oui et non

Rapport de fin d’étude ESAP – Emeline Colbachini (mai 2004) « La contribution des SOQ au développement territorial : l’exemple de la filière fruits et légumes en Tarn et Garonne »

Cas du système productif localisé du Ségala

Caractéristiques d’un Système productif local Diagnostics du terrain

Concentration spatiale de la production oui

Collaborations au développement des marchés plus que de concurrence oui

Conscience de la convergence des intérêts oui

Spécialisation autour d’un produit, d’un métier oui

Spécialisation économique du territoire : savoir faire reconnu oui

Poids significatifs de la production locale/production nationale oui

Culture commune oui

Relation de voisinage oui

Liens de solidarité et de réciprocité entre les acteurs oui et non

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Relation de confiance construite dans le temps oui et non

Relations étroites avec institutionnels oui et non

Rapport final PSDR - Signes Officiels de Qualité : Comment évaluer leurs retombées socio- économiques et territoriales ? Une étude exploratoire dans la région Midi-Pyrénées- octobre 2004

NOTES

1. Projet de recherche mené par des chercheurs de l’U.M.R. Dynamiques Rurales (INP-ENSAT, ENFA, UTM) dans le cadre d’un programme PSDR INRA, CCRDT (Conseil régional Midi-Pyrénées) se déroulant sur la période 2000 – 2004. 2. En volume, la production de veau de l’Aveyron ou du Ségala vendu sous Label ou IGP représente 2% de la production de veau au plan européen, et 40 % de la production française de veau sous la mère, qui elle-même représente 15 % de la production nationale de veau (cf. annexe 2). 3. L’interprétation du théorème de Coase conduit à poser que les coûts de transaction ou de participation augmentent avec le nombre de participant, ces derniers conditionnant l’existence de bénéfices collectifs. 4. Dans cette perspective, un territoire s’appuie sur une combinaison de proximités géographiques, organisationnelles et institutionnelles. Il est façonné par des jeux d’acteurs qui produisent des effets positifs et négatifs sur les dynamiques locales. 5. On peut se demander par exemple, pourquoi, pour les auteurs, la gestion de la qualité est individuelle dans le cas d’une gouvernance sectorielle et collective dans le cas d’une gouvernance territoriale. 6. Ces externalités positives liées au territoire sont parfois qualifiés d’aménités. Pour une discussion sur le fait qu’elles soient positives et non intentionnelles, voir Frayssignes et al. (2001). 7. Donc le patrimoine peut être assimilé à une proximité institutionnelle au sens défini plus haut. Pour les produits de terroir, ce patrimoine est biologique et culturel. Il « repose sur la complexité foisonnante et arrimée dans le concret des productions locales, la façon dont on les élabore, les savoirs et pratiques qu’elles mettent en œuvre, la place qu’elles occupent dans la société locale, en particulier à travers les usages alimentaires sur lesquels elles reposent » (Bérard et al., 2005) 8. Sur cette base, Billaudot (2002) définit une organisation comme un conteneur de ressources patrimoniales particulières, alors qu'un territoire est un conteneur de ressources patrimoniales sociales, celles en lesquelles se convertissent réciproquement les règles à caractère institutionnel. 9. La typologie des liens établie par la Banque Mondiale (2000) distingue les liens de type ‘bonding’ qui unissent des individus au sein d’une même communauté ; ceux de type ‘linking’ caractérisant des interactions entre des agents appartenant à des groupes différents ; et ceux de type ‘bridging’ qui décrivent les relations entre agents éloignés physiquement et/ou dont l’activation du lien est marquée par la discontinuité. 10. Angeon et Callois (2004) soulignent également « une conception quelque peu déterministe de la structuration sociale appréhendée à travers la qualité de capital social auquel les individus ont accès à travers leurs réseaux de relations » (p. 19)

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RÉSUMÉS

L’analyse des filières agro-alimentaires de qualité incite à interroger les dynamiques territoriales qu’elles peuvent impulser. Cet article s’appuie sur les avancées théoriques du courant « Dynamiques de proximité » pour analyser ces phénomènes en termes de processus de spécification des ressources, de trajectoires territoriales. Le concept de proximités semble a priori éclairant pour identifier les modes de coordination et par là même rendre compte de l’évolution des trajectoires territoriales. Mais l’identification des proximités est-elle suffisante pour comprendre les dynamiques locales de ces filières ? Cette contribution fait état des résultats de deux études de cas menées à partir de cette approche de la proximité. Il s’agit d’une filière « fruits d’été » et d’une filière « veau sous la mère » toutes les deux localisées en Midi-Pyrénées. L’approche par la proximité pose le problème de sa mesure sur le terrain. Cette contribution propose d’explorer plusieurs grilles de lecture des dynamiques collectives associées aux rapports entre acteurs d’une filière. Elle vise à interroger le concept de proximité et sa capacité à clarifier les processus de développement territorial. L’observation de terrains montre que les externalités ne sont pas toujours suffisamment positives, et que les trajectoires territoriales ne sont pas stables. Il convient alors de rechercher de nouveaux outils d’analyse pour appréhender les phénomènes d’accumulation des ressources et les bifurcations de trajectoires auxquelles on peut assister lorsqu’un territoire a été porté par les acteurs de filières agro-alimentaires de qualité. Après avoir examiné, au plan théorique, les dimensions non marchandes des dynamiques collectives, les auteurs suggèrent que la notion de capital territorial pourrait être utile pour comprendre l’articulation entre les dimensions marchandes et non marchandes des dynamiques territoriales générées par ces filières.

Research on local agrifood industrial systems calls for the integration of the analysis of territorial dynamics. This article uses the theoretical approach of ‘Dynamics of proximity” in order to analyze the territorial dynamics in terms of specification process and territorial trajectory. The concept of proximity can, indeed, provide some interesting insights to observed coordination patterns and, thus, the dynamics of territories. This paper presents the results of two case studies of local food systems in the region of Midi- Pyrénées : the “summer fruits” and the “veau sous la mère” (calves raised with cow milk) systems. Although it raises the problem of measurement, the use of the concept of proximity allows us to encompass the simple identification of some closed links within the systems. It also helps to understand the complex combination of both competition and cooperation relationships among local actors, who are reunited within a food chain project. Moreover, the dynamic analysis implied by the issue of territorial trajectories brings us to define more precisely the nature of externalities potentially yielded by the different proximities. We show that externalities are not always sufficiently positive and that territorial trajectories are not stable. Other analytical tools can be developed in order to take into account the process of resources accumulation and changes in territorial trajectories. The authors examine various issues to analyze non-market relationships and collective actions. They suggest that the concept of “territorial capital” can be useful to explain the link between market and non-market local dynamics generated by those agrifood supply chains.

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INDEX

Mots-clés : filière agro-alimentaire, dynamiques territoriales, proximité, trajectoire, patrimoine, capital territorial Keywords : agrifood chain, territorial dynamics, proximity, trajectory, heritage, territorial capital Code JEL L14 - Transactional Relationships • Contracts and Reputation • Networks, O13 - Agriculture • Natural Resources • Energy • Environment • Other Primary Products, Q13 - Agricultural Markets and Marketing • Cooperatives • Agribusiness, R11 - Regional Economic Activity: Growth; Development; Environmental Issues; and Changes, Z13 - Economic Sociology • Economic Anthropology • Social and Economic Stratification

AUTEURS

VALÉRIE OLIVIER INP-ENSAT, UMR « Dynamiques Rurales »

FRÉDÉRIC WALLET INRA-SAD-SICOMOR, LEREPS

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Proximité institutionnelle, innovation et clusters

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Does geographical proximity favour innovation?

Ron A. Boschma

1. Introduction

1 It is often stressed in the literature that geographical proximity matters for innovation. To be more specific, the claim is made that geographical proximity facilitates interaction between agents, and it is through interaction that agents get new ideas and learn from each other, resulting in innovations. While this position is well pronounced in the literature, it is also increasingly subject to criticism. In this paper, we take a critical stand toward two quite influential types of empirical studies that have made such claims (see also e.g. Crevoisier, 1999; Weterings, 2006).

2 The first one is the so-called knowledge spillover literature that provides empirical evidence for this general statement at the regional level. For example, it relates regional stocks of knowledge to all kinds of performance indicators (such as patents). If a positive relationship is found, two main conclusions are drawn: knowledge spillovers are not only geographically localised, but also result in more innovations. While more recent studies account for more sophisticated spatial econometric techniques, the message remains the same: regions with high knowledge intensity rank highest in terms of innovative performance, because knowledge does not spill over large distances. Although valuable in their own right, this paper argues that this literature is too much built on assumptions. For instance, it suggests but does not prove that knowledge externalities are geographically bounded: it may well be that non-local agents are a key source of knowledge. In doing so, it suggests that place matters, but it may well be that it is more a matter of being connected to the right network, rather than being located in the right place (Giuliani and Bell, 2005).

3 The second one concerns more qualitative case study approaches that are most prominent in economic geography. In contrast to the first approach, they describe in detail what forms of proximity, besides geographical proximity, affect the performance of firms in clusters or regional innovation systems (Cooke and Morgan, 1998). It is the

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interplay between the different forms of proximity in a territory that is believed to contribute to the competitive advantage of local production systems. Although this bunch of literature has provided important insights, it suffers from various shortcomings. Not only are all forms of proximity assumed to be local, they are also considered to have an impact on the performance of local firms (not distinguishing analytically between the different forms of proximity). In addition, all forms of proximity are assumed to have a positive impact on innovation almost by definition.

4 The structure of the paper is as follows. In Section 2, we discuss the first approach, and explain what may be its drawbacks. In Section 3, we set out the second approach, and explain what are its limitations. In Section 4, some suggestions will be brought forward with the purpose of establishing an approach that can isolate the effect of geographical proximity, next to other factors that can affect the innovative performance of firms. For instance, the paper argues that the impact of geographical proximity on innovation should be studied at the firm level, in which one accounts explicitly for other forms of proximity. In Section 5, some conclusions are drawn.

2. Knowledge spillover literature

5 The so-called knowledge spillover literature has emerged in the 1990s. Basically, it argues that geographical proximity favours knowledge diffusion, and that proximity to knowledge sources affects positively the performance of economic agents (Feldman, 1994). By and large, this literature makes use of secondary databases to provide empirical evidence for this at the regional level. For example, it relates regional stocks of knowledge (as embodied in universities or R&D intensity) to all kinds of performance indicators (such as patents, new products, productivity) (see e.g. Jaffe et al. 1993; Audretsch and Feldman, 1996; Anselin, Varga and Acs, 1997). If a positive relationship is found, two main conclusions are drawn: knowledge spillovers are not only geographically localised, they also result in more innovations.

6 This literature also covers the urban dimension, stating that major urban centres (agglomeration economies) are the key drivers for innovation. However, not every urban centre is believed to have potential in that respect. It matters what the sectoral composition of urban regions looks like: some say that specialised urban regions show the highest growth dynamics, while others argue that more diversified urban regions result in more innovations, due to Jacobs’ externalities (Glaeser et al. 1992; Henderson et al. 1995). Once again, these empirical studies assume that knowledge spillovers do not cross boundaries of regions, and that knowledge almost automatically results in innovation and economic growth.

7 Recent studies account for more sophisticated spatial econometric techniques, assessing the spatial range of knowledge diffusion. In doing so, no particular spatial scale is selected beforehand (Parr, 2002): the empirical data will ultimately decide at what spatial scale knowledge spillovers occur, that is, they will determine over what distance growth spillovers take place and to what degree neighbouring regions will be affected by high-growth regions. However, the message remains the same: regions with high knowledge intensity rank highest in terms of innovative performance, because knowledge does not travel over large distances. Although differences between sectors are noticeable, those studies tend to agree that only neighbouring regions, utmost, may benefit from these knowledge spillovers (Van Oort, 2002).

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8 This knowledge spillover literature has provided many valuable insights between knowledge spillovers and economic growth at the regional level. They have made clear that the higher the number of (potential) knowledge sources in a territory, the larger the (potential) benefit for each local agent. Having said that, it could be stated that only indirect empirical evidence is provided for this relationship. It may even be argued that the empirical studies are too much built on assumptions.

9 First of all, this literature suggests but does not prove that knowledge spillovers are geographically localised. In fact, it overlooks that knowledge is often transmitted through networks, which may be quite extended in space. For instance, non-local agents may well be a key source of knowledge, but the use of data measured at the regional level do not allow for their identification. In doing so, it suggests that place matters, but it may well be that it is more a matter of being connected to the right network, rather than being located in the right place (Breschi and Lissoni, 2002). In other words, is it pure co-location of similar activities in transparent clusters without explicit interaction that makes local firms more successful, or is it being part of a network that is decisive?

10 Secondly, the knowledge spillover literature does not control for other dimensions of proximity besides geographical proximity that may influence knowledge exchange and innovative behaviour. Basically, they are not interested in explaining how local knowledge spillovers occur, but if they occur. In doing so, they do not describe the different mechanisms behind knowledge spillovers. Although such a stance is valid in its own right, the point is that ignoring this may lead to wrong conclusions. In Section 4, we explain that the different forms of proximity may be complementary to each other, but they may also act as substitutes. In the former case of complementarity, geographical proximity is likely to be involved, but only in combination with other forms of proximity will interactive learning between local firms take place. For instance, geographical proximity will not favour interactive learning between local firms when they do not share similar competences (that is, cognitive proximity is required). In the latter case of substitution, geographical proximity may be substituted by another form of proximity in order to enable effective knowledge transfer. For instance, trust-based linkages (based on social proximity) may facilitate interactive learning between agents that are not located in the same place (that is, no geographical proximity is needed).

11 Thirdly, the knowledge spillover literature also tends to overestimate the importance of external sources of knowledge. In doing so, they ignore the fact that firms may rely much more on internal sources of knowledge (Sternberg and Arndt, 2001). In addition, they treat firms as one and the same, overlooking the fact that the absorptive capacity of firms may differ, even in the same region, which influences their learning capability. We will come back to this issue in the following sections.

3. Descriptive approaches: clusters, districts and regional innovation systems

12 The second type of literature that investigates the regional dimension of knowledge spillovers concerns qualitative case study approaches. It emerged mainly in the 1980s and 1990s. This literature can be associated with the territorialised view on economic

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development (see e.g. Lagendijk, 2003; Boschma and Kloosterman, 2005), encompassing the literature on industrial districts (Becattini, 1987), clusters (Porter, 1990), innovative milieus (Camagni, 1991) and regional innovation systems (Cooke, 1991; Iammarino, 2005). In contrast to the first type of literature, these approaches make thorough analyses of highly successful regions, and describe in detail through which mechanisms knowledge spills over from one local organisation to the other. In doing so, they acknowledge that other forms of proximity, besides geographical proximity, may affect the performance of firms in dynamic territories.

13 To put it briefly, this literature claims it is the interplay between different forms of proximity in a territory that is believed to contribute to its competitiveness. It is the place where it all happens: all forms of proximity are believed to reinforce each other at the regional level. Geographical proximity is involved, because short distances facilitate knowledge sharing. Consequently, place-specific capabilities and competences are built, to which local agents have access (‘in the air’, as Marshall put it), but which are not understood by non-local firms, because they lack the capacity to absorp the local knowledge (Boschma, 2004). The territorial system is characterised by local agents that are well connected to other local agents economically, socially and culturally (Torre and Gilly, 2000). There is an extreme division of labour between the local firms, based on personal, trust-based network relationships, which keep transaction costs low, and favour interactive learning. This network type of organisation is strongly rooted in a specific social and cultural context, in which shared norms and values facilitate the transfer of knowledge, showing the relevance of institutional proximity (Kirat and Lung, 1999).

14 By and large, this literature has provided many insights in how the different forms of proximity affect interactive learning and innovation at the regional level. As such, it has provided additional insights, as compared to the knowledge spillover literature. Despite these merits, this literature suffers from various shortcomings. By and large, it assumes: (1) all local firms are similar in the cluster or district; (2) all forms of proximity are local and have an impact on the performance of local firms; (3) all forms of proximity have a positive impact on innovation almost by definition. In that respect, it suffers from analytical rigour, being unable to assess the impact of each form of proximity (including the role of geographical proximity) on the performance of firms in clusters or districts.

15 Firstly, this literature has overlooked intra-firm processes of knowledge creation, emphasising the role of external linkages in the acquisition and creation of knowledge. Recent studies have shown that the ability of a firm to understand and absorb external knowledge is very much dependent on its own competence base (Weterings, 2006). In addition, this literature treats firms as a sort of black box, assuming all local firms to be similar in the cluster: (1) all local firms are supposed to have equal access to the local knowledge being in the air, as Marshall has once put it; (2) all local firms are conceived to be connected to the local network of input-output linkages; (3) all local firms have similar levels of absorptive capacity. In reality, firms differ from each other, and this is no less true for firms in districts than everywhere else: some firms are leading firms, having economic and cognitive power, and these leaders are extremely well connected to non-local firms with similar levels of absorptive capacity. Accordingly, it becomes extremely relevant to control for firm-specific features (such as their absorptive capacity and network position) when assessing the performance of firms in clusters.

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16 Secondly, this literature assumes all forms of proximity being local and having an impact on the performance of local firms. In doing so, they overstress, and even assume the role of geographical proximity in the transfer of knowledge between local firms in a place. Such a stance does not take into account that knowledge is likely to be unevenly distributed in a cluster, and that knowledge networks may cross the boundaries of the cluster. Knowledge circulates and flows through networks that consist of agents sharing cognitive capabilities and trust, but not necessarily in the same location (Giuliani and Bell, 2005). Thus, the performance of firms may have more to do with their network position (being in the right network), than their location per se (being in the right location). This can only be assessed when the different forms of proximity (including geographical proximity) are distinguished analytically in empirical studies. Till so far, this literature has largely failed to make this analytical distinction.

17 Thirdly, it would be wrong to assume that proximity has a positive impact on performance almost by rule. The fact that proximity can have negative impacts on innovation has largely been overlooked by this literature, although Camagni (1991) is an exception to this rule. In doing so, it has been ignored that geographical proximity may contribute to the problem of lock-in. Here again, we argue that empirical studies should account for the impact of other forms of proximity, because they can also cause, besides geographical proximity, this problem of lock-in, with adverse impacts on the performance of firms (Boschma, 2005). In Section 4.2, we will go into this issue more into detail.

4. Need for a more systematic approach

18 In Section 4, some suggestions are presented with the purpose of establishing an approach that can isolate the effect of geographical proximity, next to other factors that can affect the innovative performance of firms. The paper argues that the impact of geographical proximity on innovation should be studied at the firm-level, in which one accounts for firm-specific features and other forms of proximity. Firstly, we briefly present the different forms of proximity. In doing so, we explain why there is a need to distinguish each of them analytically, which is directly linked to the issue of substitution versus complementarity. Secondly, we stress the importance of empirical testing since proximity may also have adverse effects, but it is still uncertain in what circumstances.

4.1. The role of geographical proximity: substitution versus complementarity

19 Below, we distinguish between five forms of proximity, of which geographical proximity is just one (see for more details Boschma, 2005). In doing so, we explain that in theory, geographical proximity, combined with some level of cognitive proximity, may facilitate interactive learning and innovation. However, other forms of proximity may also act as substitutes for geographical proximity. In other words, geographical proximity is not a necessary, and not even a sufficient condition for learning and innovation to take place. Utmost, geographical proximity may strengthen the other forms of proximity, meaning it may play a complementary role.

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20 Basically, proximity in its various forms provides solutions for the problem of coordination. This problem is especially urgent in innovation processes. Innovation is not only ridden with uncertainty and opportunism, it is also often the outcome of recombining different pieces of knowledge that are distributed among different agents (Antonelli, 2000). In order to cope with uncertainty and opportunism, and to enable effective knowledge transfer between different agents, one needs mechanisms that can act as bridges between different agents.

21 Cognitive proximity is a key mechanism in this respect (Nooteboom, 2000). There is agreement that one can only learn from other agents when they possess similar absorptive capacities, that is, when their knowledge gap is not too large (Cohen and Levinthal, 1990). Their own cognitive base should be close enough in order to communicate, understand and process new knowledge successfully. With the notion of cognitive proximity, it is meant that people sharing the same knowledge base and expertise may learn from each other. Geographical proximity may facilitate this learning process, for the reasons mentioned previously. Besides geographical proximity, there are other forms of proximity that may bring together actors within and between organisations. To be more specific, each of these alternative mechanisms may act as substitutes for geographical proximity, because they may connect agents irrespective of where they are located.

22 Organisational proximity is a prime example. Organisational proximity is often treated in the literature as a broad category (Gilly and Torre, 2000). Here we concentrate on organisational arrangements that may act as vehicles for the transfer of knowledge, solving the problem of coordination. Our definition of organisational proximity focuses on the rate of autonomy agents have and the degree to which control can be exerted in organisational arrangements (relevant for the issue of appropriability) (Williamson, 1985). We assume some kind of continuum that goes from low organisational proximity (no ties between independent actors, e.g. ‘on the spot’ markets), loosely coupled networks (weak ties between autonomous entities, e.g. a joint-venture or a flexible firm or network) to high organisational proximity (as embodied in strong ties, e.g. a hierarchically organised firm or network).

23 There are several reasons why the capacity of agents to innovate requires organisational proximity. As mentioned above, new knowledge creation goes along with uncertainty and opportunism. In order to reduce these, strong control mechanisms are required in order to ensure ownership rights and sufficient rewards for own investments in new technology. Markets often cannot offer this because it would involve too high transaction costs. In principle, a hierarchical organisation, or tight relationships between different organisational units can provide a solution to these problems. In addition, the transfer of complex knowledge requires strong ties because of the need of feedback.

24 As such, organisational proximity may act as a substitute for geographical proximity (Torre and Rallet, 2005). Rallet and Torre (1999) showed in a study on research projects in France that the need for geographical proximity is rather weak when there is a clear division of precise tasks that are co-ordinated by a strong central authority (organisational proximity), and the partners share the same cognitive experience (cognitive proximity). In this respect, it is essential to stress that the exchange of tacit knowledge still required face-to-face contacts. This need for physical co-presence could

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be organised by bringing people together through travel now and then. In other words, it did not need geographical proximity in the meaning of permanent co-location.

25 Another alternative coordination mechanism is social proximity. Following the embeddedness literature (Granovetter, 1985), social proximity is defined in terms of socially embedded relations between agents at the micro-level. Relations between actors are socially embedded when they involve trust that is based on friendship, kinship and experience. The embeddedness literature suggests that the more socially embedded the relationships of a firm are, the more interactive learning, and the better its (innovative) performance. Lundvall (1993) claimed that social proximity encourages an open attitude of ‘communicative rationality’, rather than a calculative market orientation towards minimising costs. In addition, effective interactive learning requires committed, durable relationships, as opposed to pure market relationships that dissolve as soon as problems between the exchange partners arise.

26 Like organisational proximity, social proximity may act as a substitute for geographical proximity. It may bring people together, despite the fact that these are not at the same location. Breschi and Lissoni (2002) argue that social networks provide key channels for knowledge diffusion, through which much knowledge is produced. So, it is more about being in the right network, rather than being in the right place. This is not to deny that social networks may still be geographically localized. The point is that networks are social constructs that exclude outsiders, whether they are local agents or not. As such, geographical proximity cannot be considered a sufficient condition for the exchange of knowledge. For example, multinational corporations regularly fail to get access to local knowledge, because it proves hard to become a member of personal networks through which local knowledge circulates (Blanc and Sierra, 1999).

27 An alternative mechanism to bring people together is institutional proximity. Institutions function as a sort of ‘glue’ for collective action because they reduce uncertainty and transaction costs (North, 1990). Formal institutions (such as laws) and informal institutions (like cultural norms) influence the extent and the way actors or organizations co-ordinate their actions. As such, institutional proximity is an enabling mechanism that provides stable conditions for coordination and thus, influences the level of knowledge transfer and interactive learning between agents. A common language, shared habits, a law system securing intellectual property rights, etc., they all provide a basis for economic co-ordination and interactive learning.

28 Like the other forms of proximity, institutional proximity may act as a substitute for geographical proximity. For instance, many formal institutions at the level of the nation-state, or even beyond (such as language and laws) stimulate the interaction between agents, solving the problem of coordination between non-local agents.

29 In the foregoing, it has become clear that geographical proximity is neither a necessary, nor a sufficient condition for inter-organisational learning to take place. There are other forms of proximity that may solve the fundamental problem of coordination. However, geographical proximity is often complementary to the other forms of proximity in the process of interactive learning. Geographical proximity may play a complementary role in building and strengthening cognitive, organisational, social and institutional proximity. For instance, spatial proximity facilitates the establishment of informal relationships: co-located firms will have more face-to-face contacts and can more easily build up trust, resulting in more personal and embedded relationships between firms (Harrison, 1992). In that respect, geographical proximity

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may facilitate interactive learning, but it needs other forms of proximity to enable effective knowledge transfer.

4.2. Negative effects of proximity on innovation

30 Above, it has been explained that empirical analysis should account for the various dimensions of proximity when assessing the impact of geographical proximity on learning and innovation. Another reason for the need of such empirical analysis is that geographical proximity may also have an adverse impact on interactive learning and innovation. This issue concerning the downside of proximity has often been overlooked in the literature. We explain below that geographical proximity may contribute to the problem of lock-in. Here again, we argue that one should account for the other forms of proximity, because they can also cause (and even worsen) the problem of lock-in (Boschma, 2005). Finally, we discuss how this problem of lock-in may be overcome. In doing so, we argue that geographical openness (as a purely spatial solution) is not a necessary, and not a sufficient condition for achieving this goal. It may be solved by either alternative mechanisms in situ (which thus act as substitutes for geographical openness), or by complementary mechanisms (which thus act as necessary complements to geographical openness).

31 The problem of lock-in is increasingly recognised in the literature, but not in a very systematic way. To put it briefly, it basically deals with the fact that agents may become too much inward looking. Due to too much proximity, they cannot value or implement new knowledge they have not acquired experience in. Too much geographical proximity may worsen this problem of lock-in and, thus, may become harmful for interactive learning and innovation. Regions may become locked into rigid trajectories, which may weaken their learning capability. This may be especially true for highly specialized regions in later stages of their development. However, the point is that too much geographical proximity cannot be considered the sole reason for the problem of lock-in. Utmost, it can negatively affect the downside effect of the other forms of proximity on innovation. Let us discuss these one by one.

32 Too much cognitive proximity may be detrimental to learning, and thus innovation. Knowledge building often requires dissimilar, complementary bodies of knowledge (Cohendet and Llerena, 1997). In this respect, cognitive distance tends to increase the potential for learning. In addition, routines within an organisation (or in an inter- organisational framework) obscure the view on new technologies or new market possibilities. It often turns out to be difficult to unlearn habits or routines that have been successful in the past, but which have become redundant in the course of time (Levitt and March, 1996). Moreover, cognitive proximity increases the risk of involuntary and non-intended spillovers. In such circumstances, local competitors are very reluctant to share knowledge (Cantwell and Iammarino, 2003).

33 Too much organisational proximity may also be unfavourable to learning and innovation. This shows strong resemblance with the notion of ‘weakness of strong ties’, as Granovetter put it (1985). First of all, there is the risk of being locked-in in specific tight relationships. Intra- and inter-organisational networks may evolve in closed and inward-looking systems, which seriously limit access to sources of novelty. In addition, a hierarchical form of governance lacks feedback mechanisms that are common to more symmetrical relations. As a consequence, new ideas are not rewarded in a

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bureaucratic system and interactive learning hardly takes place. Apart from that, the successful implementation of innovation requires organisational flexibility (Blanc and Sierra, 1999). Organisational proximity, as reflected in hierarchical governance structures, is unlikely to provide such flexibility. This problem of organisational lock-in may also have to do with vested interests in organisations opposing change that undermine their positions.

34 Too much social proximity may also have adverse impacts on learning and innovation. Firstly, embedded relationships may lead to an underestimation of opportunism when these relations of loyalty are based on emotional bonds of friendship and kinship (Uzzi, 1997). This is especially relevant in markets where technologies and policies continually change in conditions of uncertainty. Secondly, long-term committed relationships may lock buyers and suppliers into established ways of doing things, at the expense of their own innovative and learning capacity.

35 Institutional proximity may also become a constraining factor, hampering collective learning and innovation for two reasons. First of all, an institutional system may evolve into a situation of lock-in, providing no opportunities for newcomers. Institutional systems consist of mutually interdependent set of organisations. When each institution in such a complex system has a structural position, change brings in instability because positions are disturbed (Hannan and Freeman, 1977). Powerful players often react to change in a routinised and conservative way, especially when their vested interests are threatened, or when they have obligations towards other actors in the system (Herrigel, 1993). As a result, either no change is taking place, or only localised change, that is, minor changes which do not upset the functioning of the whole system. Secondly, too much institutional proximity may lead to institutional inertia, hindering the development of radical innovations that require new institutional structures. As a result, institutional rigidity leaves no room for experiments with new institutions that are required for the implementation of radical innovations.

36 Till now, we have argued that geographical proximity may contribute to the problem of lock-in, but only in combination with one or more other forms of proximity. In addition, other forms of proximity may cause lock-in, in which geographical proximity plays no role whatsoever. If the latter is the case, it means that geographical openness may not offer a solution to overcome this problem of lock-in. When geographical proximity, however, causes lock-in, geographical openness may offer a solution, but only in combination with other mechanisms. It implies that geographical openness is not a necessary, and not even a sufficient condition for breaking a situation of lock-in. In other words, lock-in may be solved by alternative mechanisms in situ (which thus act as substitutes for geographical openness) on the one hand, or by complementary mechanisms (which thus act as necessary complements to geographical openness) on the other hand. This is explained in the remaining part of this section.

37 In the literature, it has been suggested that establishing non-local relationships may dissolve lock-in (Camagni, 1991). Bathelt (2005) claims that the impact of local relations is reinforced when they are supported by non-local relations that provide new ideas and bring new variety into the territory. In this respect, lock-in is avoided through the establishment of connections with other organisations outside the territory. This leaves unanswered the question what is meant by local, and what is not. For instance, it is a complicated issue to determine which geographical scale is the most relevant for

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collective learning, because its various underlying mechanisms are most likely to operate at different spatial scales simultaneously (Malmberg and Maskell, 2002).

38 However, lock-in may also be dissolved by other mechanisms alone, or in combination with geographical openness. Firstly, lock-in may be solved by diversifying a local knowledge base that is made up of complementary knowledge resources. In that respect, both the problem of coordination and the problem of lock-in are solved. A certain degree of cognitive distance increases the potential for learning and reduces the problem of undesirable spillovers, while a certain level of cognitive proximity may secure effective communication and knowledge transfer (Nooteboom, 2000).

39 Secondly, lock-in may be solved by loosely coupled networks, which secure a certain degree of organisational distance. It provides access to complementary sources of information, meaning a broader learning interface. Moreover, loose coupling safeguards organisational autonomy within and between organisations and, thus, offers some flexibility when organisational adaptation is required. In order to avoid lock-in, a certain amount of organisational openness is required, not only to new potential entrants but also to the outside world (e.g. access to other networks). Apart from flexibility, a loosely coupled system includes some advantages of organisational proximity. It constitutes a stable framework for interaction and communication, with co-ordination by a central authority. Centralised coordination is needed to control uncertainty, to bring together the different autonomous divisions or agents, and to integrate the new knowledge into the routines of the organisation. In other words, loosely coupled systems (both within and between organisations) may reflect a certain level of organisational proximity, in which both control and flexibility are secured.

40 Thirdly, lock-in caused by an overload of trust may be circumvented by a certain degree of openness of networks. Uzzi (1997) suggested a mixture of both embedded and market relationships at the network level. The adaptive capacity of agents may increase considerably when the network consists of a mixture of arm’s length ties (keeping the firms alert, open-minded and flexible) and embedded relationships (lowering transactions costs and facilitating inter-organisational learning).

41 Fourthly, lock-in may also be solved by a certain degree of institutional openness. This may be reflected by institutional structures that find a kind of balance between institutional stability (reducing uncertainty and opportunism), openness (providing opportunities for newcomers) and flexibility (experimenting with new institutions). In order to achieve this, the political system should fulfil several requirements that guarantee checks and balances. For instance, it needs to ensure a power of balance that prevents organizations and institutional players to take control of the system and use it only for their own reproduction (Herrigel, 1993).

5. Conclusions

42 This article has aimed to put the impact of geographical proximity on innovation more in perspective. We have made some critical comments concerning two different types of literature (the knowledge spillover literature and the case study literature) that basically make the same claim: geographical proximity favours innovation, because knowledge spillovers are geographically localised.

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43 When assessing the impact of geographical proximity on innovation, we have made the point that it is essential to account for other dimensions of proximity. This is because the other forms of proximity may solve the problem of coordination alone (in that case they act as substitutes) or in combination with geographical proximity (in that case they act as complements). In other words, geographical proximity is not a necessary condition, nor a sufficient condition for interactive learning and innovation to occur. Utmost, geographical proximity may play a complementary role: it needs other forms of proximity to bring together actors and enable effective interactive learning.

44 The same line of reasoning applies to the role of geographical openness in dissolving the problem of lock-in. This is because other mechanisms (such as diversifying the local knowledge base) may alone provide alternative solutions in situ (in that case they form substitutes for geographical openness), or in combination with geographical openness (in that case they act as necessary complements to geographical openness). It implies that geographical openness is not a necessary, and not even a sufficient condition for breaking a situation of lock-in. Utmost, it may contribute to breaking down lock-in: it requires other mechanisms securing openness and flexibility to enable interactive learning and innovation.

45 The foregoing has made clear that one should distinguish analytically between different forms of proximity, in order to assess the impact of each of them on innovation. Only then, one can clearly specify the role of geographical proximity: whether it plays a role or not, and when it does, what other forms of proximity are involved. In addition, we have claimed that it is essential to control for firm-specific features (such as their absorptive capacity and network position) when assessing the performance of firms. Such an analysis would really take seriously the fact that firms differ from each other, and that intra-firm processes of knowledge creation may be as important, or even more so, as external linkages. In doing so, the role of geography in innovation is no longer assumed, but tested empirically. That would really increase our understanding of the impact of geographical proximity on interactive learning and innovation.

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ABSTRACTS

In the literature, geographical proximity is often believed to favour interaction, knowledge creation and innovation. In the paper, we criticise two influential approaches that take this statement almost for granted. The first approach examines the role of geographical proximity at the regional level, but ignores other forms of proximity that might affect innovative performance. The second case study approach does account for the role of different forms of proximity, but the impact of each of these is not separated analytically. In addition, it is assumed that proximity in clusters has a positive impact on innovation almost by definition. Instead, the paper argues that the impact of geographical proximity on innovation should be studied at the firm level, in which one controls for firm-specific features and other forms of proximity.

Dans la littérature, la proximité géographique est souvent pensée comme favorisant les interactions, la création de connaissance et l'innovation. Dans cet article, nous critiquons deux approches influentes qui prennent les arguments précédents comme donnés. La première approche examine le rôle de la proximité géographique au niveau régional mais elle passe sous silence d'autres formes de proximité qui affectent les performances en matière d'innovation. La deuxième prend en considération les différentes formes de proximité, mais elle ne distingue pas entre elles dans l'analyse des impacts. De plus, elle suppose que la proximité au sein des clusters a, presque par définition, un impact positif sur l'innovation. L'article soutient plutôt que l'impact de la proximité géographique devrait être étudié au niveau de la firme, pour lequel il est possible de contrôler les dimensions spécifiques à la firme et les autres formes de proximité.

INDEX

Mots-clés: cluster, innovation, proximité Keywords: cluster, innovation, proximity JEL Code D83 - Search • Learning • Information and Knowledge • Communication • Belief • Unawareness, L2 - Firm Objectives; Organization; and Behavior, O3 - Innovation • Research and Development • Technological Change • Intellectual Property Rights

AUTHOR

RON A. BOSCHMA Department of Economic Geography, Urban and Regional research centre Utrecht (URU), Faculty of GeoSciences, Utrecht University, The Netherlands, r.boschma[at]geog.uu.nl

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Decline and Rise of Clusters? An evolutionary-institutional approach

Michael Steiner

1. Introduction

1 The notorious remark by Mark Twain (1897) that “the report of my death was an exaggeration” may also be applied to the recently revived and intensified debate about the usefulness of the cluster concept. This debate first focussed on and critizised several main points of a predominantly Porterian but also somewhat outdated “Italian” industrial district version of economic agglomeration. Yet at the same time these criticisms imply that additional elements may give rise to a differentiated concept of clusters and of the analysis of the conditions under which geographically condensed forms of cooperations between firms, public and semipublic institutions and research organizations may lead to a broader understanding of regional innovation processes.

2 The main points of critique towards the Porterian model but also towards too vague concepts of clusters can be outlined by by the following quotations: • According to Martin/Sunley (2003, 29) the “siren of universalism” pulls the cluster concept into shallow water, its heterogeneity and lack of causality and determination makes it overly stretched, thin and fractured. Major weaknesses of the Porterian model are the neglected issue of geographical scale (“stretching alarmingly from the local to the national and back again with bewildering facility”), the famous “fallacy of composition” where specific case studies are taken to represent some general conditions, the static character, the selling of the concept as a policy panacea. • Another – indirect – critical assessment of interpretations of economic networks is given by Zuckerman (2003, 545) who “(i)n the face of such cacophony” (i.e. wide variations in subject matter and analytical style concerning economic networks) suggests three conceptions: networks as concentrated exchange, as primordial affiliations, and as structures of mutual orientation. Each of them has a different emphasis: the first interprets the ties as market exchanges (albeit more concentrated than is expected by orthodox market models), the second regards economic interactions shaped in consequential ways by ascribed relationships (and hence insists that market interaction could not be understood without

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attention to the social relationship), the third emphasizes the specific and different ties leading to “sociometric” networks.Yet all the interpretations have to grapple with some basic questions: can it be established that the structure of the networks has causal implications for the agents of interest, how strong is or can self-interest be in such networks, how much choice is involved in the selection of ties, is there a fitting theory of the firm that might explicate the pattern of relation, how passive (or necessarily active) are the network links? • In a similar vein Maskell and Kebir (2005) point to a lack of conceptual clarity and – very outspoken – to “the risk that the cluster concept will join those rare terms of public discourse that have gone directly from obscurity to meaninglessness without any intervening period of coherence” (p. 2). They nevertheless admit that the cluster phenomenon has attracted increasing attention. As necessary elements of a “qualified” cluster theory they quote the questions of ‘what’, ‘how’, ‘why’ and usually also of ‘when/ where/who’. • Not so much a lack of conception, but its plurality is another point of criticism: ideas from quite different conceptual approaches – sometimes complementary, sometimes contradictory – are included in the discussion of (industrial) clustering (Gordon/McCann 2000, 2005). Yet – despite having different approaches – the cluster concept is sometimes reduced to an idealized typology of an industrial cluster with specific behaviour involving many small firms benefiting from flexible inter-firm alliances, supported by mutual information exchanges of both an informal and formal nature. This leads to the question – from the point of view of innovation theory – why this type of cluster should be regarded as superior to other kinds of arrangements and relationship between geography and industrial organization. This opens the perpective for different hypotheses about the geography of innovation.

3 Despite these criticisms there is a common understanding – also among the above mentioned authors – that clusters are a still widely researched and equally widely used concept for regional and innovation policy. Implicit in this respect for an albeit vague concept is the conviction – and this is the starting point for this paper – that it serves as a unifying approach for important elements for the changing character of the innovation process: • New forms of evolutionary economic behaviour enter the interpretative framework of economics emphasising the role of interaction and coordination processes in the economy that are beyond the individual maximising concept and marked by bounded rationality (Nelson / Winter 1982; Simon 1991; for a recent overview see Foster and Metcalfe 2001). Vast recent research points at networking capabilities as a key factor to innovate and at the fact that the core of innovative capacity resides in the capacity of efficiently combining different pieces of knowledge by various agents and agencies (for a compilation see Ronde/Hussler 2005). Innovation has to be regarded as an evolutionary and social process of collective learning. • The regional dimension gains new importance especially for the exchange of knowledge and for learning processes; here the focus is on the necessity and forms of proximity for knowledge exchange (Rallet and Torre 1998), on the specific character of knowledge and its aspect of regional governance (Gertler 1997, 2001; Maskell and Malmberg 1999). This does not only lead to a general and diverse regionalization of innovation policy (Fritsch/Stephan 2005) but furthermore to ‘regional knowledge capabilities’ that help metamorphose macro- processes through ground-up globalization (Cooke 2005).

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• A third element is the necessity of guiding and coordinating institutions for these new forms of behaviour on a regional level. Interactions need institutions (such as markets). Yet if the focus is on learning and knowledge sharing markets alone will not suffice for these forms of interaction and additional institutions will be needed. The problem then consists of finding and constructing institutions that reduce and metabolise complexity through a dynamic process of distributed learning (Rullani 2002) with the open question if it is possible to get from specific industrial cases to a general economic model (Curzio/Fortis 2002).

4 Clusters and their networks combine these three elements. In chapter 3 an evolutionary and instutitional framework will be outlined for an interpretation of clusters that includes these elements: clusters will be interpreted as a useful concept for an anaylsis of factors moulding economic performance in the sense of supporting the diffusion of knowledge within a regional context. Chapter 2 will give before a short outline of changing perspectives in the interpretation and legitimization of clusters. Chapter 4 will point to new directions of research from these perspectives.

2. From agglomeration to organizational learning and knowledge exchange

5 The emphasis of cluster analysis has certainly changed in recent years. The original concentration on clusters as “geographic concentrations of interconnected companies, specialized suppliers, service providers, firms in related industries and associated institutions in a particular field that compete but also cooperate” (Porter 1990 and 2000) was extended to the specific forms but also limits of cooperation. The recent renaissance of interest has focussed more on clusters and networks as an institution for knowledge management and organizational learning emphasizing the organic- evolutionary dimension. Growth of the knowledge base depends on intended and unintended individual processing of experiences, i.e. ‘learning’, while the interpretation, transfer and use of experiences is influenced by interaction between individuals and between organizations (Cohen/Levinthal 1989, Anderson 1995, Hartmann 2004).

6 In fact, this was already outlined by Alfred Marshall (1890/1920): Economic success of firms depends of an increasing specialization and of the development of a more efficient organization of industrial production relying on material linkages, technological spill-overs and labour market pooling effects. Yet besides this well- known triple of reasons for agglomerative tendencies and their benefits Marshall offers many more insights for a dynamic interpretation of clusters. The new element of Marshalls idea lay in the dynamic complementarity of this system of interdependent economic units: Up to then efficiency raising specialization rested either on scale effects of the single production units or on external comparative advantages. Marshall thus points to the organic-evolutionary character of independent decision making units, i.e. these effects exist also without a hierarchical command or control structure. Loasby (1998, p.70) therefore emphasizes Marshall’s ideas as a theory of economic development, as an early “evolutionary” theory where the “principle of differentiation (is) combined with integration”: Forms of organization should not only be judged by their implications for allocative efficiency, but primarily by their effectiveness in aiding the growth and use of knowledge (Marshall, 1920, 138). In addition to this differentiation between allocative and creative functions of the market which are of

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specific concern for a dynamic interpretation of regional development (Steiner 1990) Marshall further develops A. Smith’s idea of specialisation insofar as he outlines the importance of the generation of variety within each specialism and – furthermore – the existence of two kinds of variations: between and within specialisms. This opens the view for interpreting clusters as not only competing against each other but as producing variety also within each cluster. This leads Loasby in his interpretation of Marshall to view clusters as a “scientific community” with both the task of restoring tranquility and of “devising intimate connections which exploit the advantages of the increasing subdivision of functions within the economy” (p. 78).

7 The focus on learning and knowledge creation as a special aspect of the cluster debate was revived by the experience of petrified clusters in the former old industrial areas in the 1980s (Steiner 1990, Tichy 1998, 2001): the importance of learning within clusters was emphasized by the fact that cluster petrification is a major risk in practice, and that such petrification arises when lack of knowledge acquisition and learning leads to insufficient performance. The underlying hypothesis of a regional cycle – in analogy to the product cycle hypothesis – has as a main argument that lock-ins of technological and/or political nature act as barriers to innovation and prevent the adequate renewal of skills (Tödtling/Trippl 2005).

8 In the middle of the 1990s concepts of learning therefore were integrated in theories of regional development and cluster analysis: the “learning region” (Florida 1995, Asheim 1996, Morgan 1997) interpreted the region as a focal point of a general “learning economy”. The challenge in respect to clusters was the fact that they were regarded up to then as capable only (and at best) for incremental innovations. Yet this is not sufficient in face of the new economic situation and its logic: “The challenge of ‘learning regions’ is to increase the innovative capability of SME-based industrial agglomerations through the economic logic by which milieu foster innovation.” (Storper 1995, 203) But this meant an additional quality of interaction within regional clusters in their emphasis on horizontal cooperation and deliberate interactive processes of developing new perspectives: “Such ‘learning regions’ would be in a much better position than ‘traditional’ industrial districts to avoid a ‘lock-in’ of development caused by localized path-dependency” (Asheim 1996, 395).

9 Yet in this concept the description of the necessary contents and the detailed processes of learning activities remained rather schematic and unspecific. So it was a necessary first step in emphasizing the need for entrepreneurial learning, innovation and spatial proximity but with rather vague definitions and a lack of empirical foundations (Hassink 1997).

10 A further step was the perspective of “interactive learning” referring to the basic ideas of Lundvall (1988, 1992) in connection with the regional dimensions of innovation systems yet because of its spatial dimension also interpreted in terms of clusters (Morgan 1997, Antonelli and Quèrè 2002). Learning here is conceived “as a set of activities in which all kinds of knowledge are (re-)combined to form something new “(Meeus et al. 1999, 5). The notion of interaction necessary for learning has two dimensions: on the one side it describes the structure of interaction, on the other side the way of interaction between the various partners: “… the overall innovation performance depends not only how specific organizations like firms and research institutions perform, but how they interact with each other and with the government sector in knowledge production and distribution. Innovating firms operate within a

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common institutional set-up, and they jointly depend on, contribute to and utilize a common infrastructure” (Gregersen/Johnson 1997, 483). Connected with this “interactive learning” approach was the insight that learning cannot be reduced to acts of transaction and hence surpass the realm of transaction cost analysis – the establishment of economic competence at the level of an organization and in networks of organizations is an interactive process calling for a different analytical perspective (Lundvall 2002, 28). Learning accordingly turns into an interorganizational cooperation and communication process at the supra-firm level with an automatic recombination of knowledge leading – more or less automatically – to increased innovation.

11 Collective learning centres on the development of a regional knowledge base (Camagni 1991, Lorenz 1992, Lorenz and Lazaric 1998, Keeble and Wilkinson 1999), is closely connected with interactive learning yet more focussed on industrial districts and clusters: “… regional collective learning involves the creation and further development of a base of common or shared knowledge among individuals making up a productive system which allows them to coordinate their actions in the resolution of the technological and organizational problems they confront” (Lorenz 1996, 18). Central for the emergence of collective learning is the existence of a cluster with organizational, institutional and social proximity of all participants (Lawson 1997). Learning here becomes a positive dynamic externality, the regional knowledge base gets the character of a public good: “In this way, the creative knowledge accumulates outside the firm, and becomes a club good: no rivalry exists for its use by agents belonging to the club, and external agents are barred from access” (Capello 1999, 357). This club-like character of the networks proposes a stronger territorial focus: territoriality guarantees the opportunity for frequent contact, but it also permits and supports the existence of a common language and code of understanding.

12 Further steps centered on specific elements of the development of the (mostly regional) knowledge base and their interactions asking for the units of operation that interact when a system of information is formed. So the “Triple Helix as an analytical model (of innovation) adds to the description of the variety of institutional arrangements and policy models an explanation of their dynamics” (Etzkowitz/Leydesdorff 2000, 112). Here the specific interaction between university-industry-government is considered to undergo observable reorganizations in their relation. This relations create specific knowledge spaces with different types of networking which form the basis for interactive or spiral experiences (Casas et al, 2000). This approach was critized for “emphasizing the consensus aspects of relations among such distinctive ‘epistemic communities’” (Cooke 2005, 1129); it is inadequately contextuated and overlooks the asymmetric knowledge problems – it is a weakness of most universities to act as knowledge transceivers. This led to ask for methods of managing knowledge, including also intangible assets, of regional networks. Originally developed to report the contribution of human competences, knowledge and skill’s to a company’s value (Grasenick/Ploder 2002) there have been also attempts to raise it to the level of clusters from a perspective of organizational learning including structural capital (such as organizational routines, data bases, procedures) and relational capital (cooperation with political decision makers and other networks). The basic intention is to develop methods for monitoring also the intangible assets of regional networks (Dösinger et al. 2003).

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13 These recent developments in the interpretation and analysis shifted the emphasis from material links to immaterial knowledge flows within clusters and pointed to the need for connectivity between the different agents for knowledge creation and diffusion. This then leads to further questions concerning to what degree clusters are to be regarded as non-market devices by which firms seek to coordinate their activities with other firms and knowledge-generating institutions. Ongoing learning processes between firms and within clusters stress the importance of institutional arrangements for the generation of knowledge and learning networks which are not available in the markets (Maskell/Malmberg, 1999).

14 All these aspects and perspectives of the function clusters can fulfil emphasize the need of an institutional embeddedness of technological opportunities, routines, diverse forms of market interaction and selection processes. This leads to further reflections on the evolutionary character of those institutions who coordinate the mechanisms necessary for and leading to sustained processes of innovation and change.

3. Evolutionary and institutional elements of clusters

15 Looking from the perspective of evolutionary and institutional analysis at clusters yields additional insights into their specific character and their usefulness for the development of technology and support for innovation. The recent renaissance of interest in institutions as a factor shaping economic performance has implications also for the creation and sustained existence of clusters as a tool for knowledge management and as learning organizations within and across regions. Knowledge creation and technology management is not an automatic outcome of individually rational behaviour but needs guiding institutions such as clusters and networks. Several general ideas of institutional economics (be they “old” or “new”) seem to be of relevance and help to underline the institutional character of clusters in the process of technological development.

3.1. Clusters as social technologies

16 The very basic idea of institutionalism underlines the fact that individual behaviour is the effect of social institutions moulding behaviour and that voluntary interactions are in need of shared institutions. Loasby (2003, 102) accordingly defines institutions as “(relatively) stable frameworks for decisions and action: intentional action is the result of cognitive processes which require an institutional basis that is not simultaneously open to revision”. Influenced by institutions intentional action turns into routines and habit-formation. This habit-formation becomes the more important the more cooperation - instead of competition – is needed: Innovation and productivity gains are based on subtle forms of cooperation, where the creation of new knowledge implies an intense process of interaction which cannot be explained solely out of individual decision making. This is of additional importance if we interpret – as formulated as one of three possible interpretations by Zuckerman (2003, 550) - economic networks as “economic interactions that are shaped in consequential ways by ascribed or ‘primordial’ relationships where habits are influenced by institutions that pre-exist the market”.

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17 Institutions matter specifically when we deal with innovation and its essential characteristics of uncertainty and knowledge sharing. Innovation processes in developed economies have essentially been marked by differing forms of innovative milieus and their supporting institutions. Evolutionary economics – as a special interpretation of the institutional perspective – sees these institutions as a moulding device for the technologies used by a society. Loasby (2003, 100) defines as a “process, or cluster of processes, which combines the generation of novelty and the selective retention of some of the novelties that are generated”. In the context of this evolutionary perspective, drawing on Nelson/Sampat (2001) and Nelson (2001), institutions can be regarded as “social technologies” where “physical technologies” are a kind of recipe which works regardless to the division of labour, whereas “social technologies “ are the specific mode of coordination once there is a division of labour. Social technologies involving “patterned human interaction” become institutions as soon as they are regarded by the relevant social group as standard and become attractive ways to get things done. In Nelson’s perspective this concept encompasses ways of structuring activity not only within particular organizations but also across organizational borders: They are not so much constraints on behaviour but rather an effective support as soon as human cooperation is needed (Nelson 2001, 24).

18 Clusters accordingly can be interpreted as a specific social technology for the coordination of the knowledge intensive use of physical technologies – they are a form of productive pathway coordinating human action and combining different factors that are important for growth such as technical advance, physical capital, growth of human capital. Clusters as social technologies are an answer to the problems of achieving agreement and coordination between separate decision making units within a given spatial dimension. They combine different additional elements that are important for regional development and economic growth.

3.2. Clusters as Coasian institutions

19 Clusters then become specific institutions within the innovation system within which different levels exist. Within these systems there is a “pervasive interactivity and interconnectedness between elements of systems, pointing to the importance of linkages (or the effects of their absence) within innovation systems (and broader socio- economic systems)” (Bryant 2001, 369). These systems operate at several largely self- organizing hierarchical levels, which yet are never fully isolated. Clusters at the regional level are one specific perspective in this system.

20 For an institutional perspective different levels of social analysis therefore have to be regarded. Williamson (2000, 596ff) dinstiguishes four of them: The top level – the level of social embeddedness – locates the norms, customs, mores, traditions which for institutional economists is regarded as given; the second refers to the institutional environment in the sense of formal rules such as constitutions, laws, property rights; at the third level questions of governance are solved whereas only the fourth level is the domaine of the usual questions of economics concerning the problems of resource allocation and employment. It is the third level that offers itself for questions of cluster analysis in the form of specific governance structures which influence contractual and network relations. Alluding to the triplet of Commons (1932) of conflict, mutuality and order Williamson sees governance as “an effort to craft order, thereby to mitigate

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conflict and realize mutual gains”. The prevailing governance structures hence reshape the incentives.

21 We also have different forms of governance – markets, hybrids, integration. These hybrids offer themselves as a middle way between methodological holism and methodological individualism (Toboso 2001). According to Williamson the degree of specificity of investment influences the form of governance. It is also the effect of the new information technology that there is a strong presumption for network organization in the domain of hybrids (Williamson 2000,72).

22 In this line of reasoning clusters can be viewed as a specific “mode of governance”, as a form of Coasian institution, which tries to integrate the positive external effects of innovation, technological knowledge and development activities. The creation of such institutions may be put in question by high transaction costs. Yet, because of the specific asymmetric and tacit character of technological knowledge, these transactions have to be mediated by non-market methods. Primarily, these transactions are mediated through networks and other forms of arrangements between organizations and individuals, such as procedures which build trust and work to limit the damaging consequences of asymmetric information. Clusters can be regarded as economic clubs, which act as institutions for internalizing the problems of effective knowledge transmission. As such, networks are considered a substitute both for formal markets and for organizational integration. They therefore fall within the perimeter of non- market devices, which firms use to coordinate their activities with other firms and with other knowledge-generating institutions.

3.3. Between social networks and modes of governance

23 Regarding clusters as a kind of Coasian institution begs the “second Coase” question (as raised by Granovetter 1994) – why do firms have costly cooperations with others and get embedded in social networks?

24 Underlying this question are two contrasting models of institutions (Schmid/Maurer 2003). The sociological approach assumes that coordination mechanisms solely based on decentral decision making do not suffice to establish order needed for continued interaction but that a social process is needed which guides this individual behaviour – human action does not need so much the assumption of rational behaviour but has to be regarded as guided by rules. Individual behaviour is therefore in need of institutions that lead to functioning social relationships. Exchange is only possible once the agents have agreed on institutions that allow such an exchange. The “exchange” specifically of knowledge then is only possible once there is a sufficient embeddedness and social capital that enables the firms to share their knowledge. Institutions here have “primordial” character.

25 This differs from the economic approach where agents/firms make decisions that form institutions. Interpreted in terms of clusters firms decide to form clubs because they regard it as an efficient way to participate in and to contribute to the generation and diffusion of knowledge. Transaction-cost oriented economics – as outlined by Williamson (2000, 2002) - goes one step further. Social embeddedness is regarded as a higher level of institution and – once regarded as given for considerable amounts of time - influence the choice of contract between market and hierarchy. Once social embeddedness is given, and also adequate property rights, firms can decide about the

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forms of governance as a third level of institution. The resulting governance structure then reshapes incentives. Here these instituions are the result of deliberate choice.

26 Taking these question-answer-positions for granted additional insights can be gained by “embedding” the organizational environment into the analysis of transaction problems (Ipsen 2002) and emphasizing the phenomenon of knowledge with all its specific characteristics of being tacit, largely public, often asymmetric and cumulative. Here the rationality of the decision is reduced because of the limited information regarding the knowledge to be received so the behaviour can not follow any more the usual economic rules of maximizing – deliberate choice is subject to bounded rationality. To this changed behaviour adds another element: Transactions – as emphasized by Helmstädter (2003) – are, once dealing with knowledge, no more the usual and simple transaction of exchange of goods, but contain strong elements of sharing. The usual rules of economic decision making underwent a double change: both the assumption concerning behaviour as well as the assumption concerning the environment under which decisions are taken - once knowledge is the object – obey other rules.

27 This leads to the conclusion of the additional insights and implication (as asked by Williamson 1996) that can be gained by referring to the phenomenon of “social embeddedness” in analyzing transactional problems and choices of governance structures (Ipsen 2003, 206f): • The organizational environment and the content of the transaction allows a deepened analysis of the choice of governance - the more instable the environment, the less precise the character of the object to be “shared”, the less either market or hierarchy and hence the more hybrid forms of governance will be chosen. In dependence of moral hazard-risks and availability of social capital quite different types of hybrids may develop. This opens a research agenda for a deeper analysis of diverse cluster forms. • The transaction relation is more than a “make or buy” decision oriented towards cost- efficient production. The transactional approach is too narrow to account for longer term aspects such as the adaptation to changing market conditions and also for the development of a knowledge base within and between firms. Special organizational forms, i.e. institutions, are of decisive importance for the solution of such complex decision problems. • The isolated perspective of decisions concerning alternative governance forms therefore is not sufficient because it disregards the specific environmental situation and the content of the transactions; yet this applies also to the opposite perspective – behaviour is not completely determined by social relations, there are still decisions to be made.

28 So there is the challenge to combine individual acts of choice and institutional frameworks. From the perspective of the firm it is essential to develop such institutional frameworks in order to support the problem of choice under uncertainty and to reduce complexity.

3.4. Generating and selecting variety

29 Evolutionary processes are marked by the continous appearance of various forms of novelty: adaption and discovery generate variety yet there is a need for collective interactions within and outside markets which work as selection mechanisms (Coriat/ Dosi 2002, 96).

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30 From this evolutionary perspective cluster activity is based on a different kind of logic, in which we have a paradigmatic change from an optimizing to an adaptive logic, which stresses the need for political intervention when the system fails. This adaptive logic is based on an Austrian, and in particular a Schumpeterian, evolutionary framework which interprets economic change in the following manner (Metcalfe 1995, 1998; Steiner 2002):

31 Economic change is driven by the variety of economic results between competing and alternative possibilities ways of fulfilling needs. On the other hand, the variety of economic results depends on the variety of technical and organizational forms. Innovations introduce new varieties; yet imitation and competition consume variety, so that economic progress and economic change depend on the balance of these two factors. Variety and diversity are therefore the main forces of economic progress in the context of a competition-oriented market economy. Policy-making has to look not for optimality but for variety and diversity. One principal concern, therefore, is the difference in the behaviour of firms and the resulting variety of experiments. This implies a specific interpretation of firm behaviour which contrasts with traditional theory, in that it is the outlier firm, and not the representative firm, that is the typical element. There is a substantial diversity between firms – in size, in competence, in knowledge of technological options (Bryant 2001). Thus the attention of the evolutionary policy-maker shifts away from notions of efficiency toward notions of creativity, and patterns of adaptation to market stimuli and technological opportunity. The evolutionary policy-maker therefore adapts rather than optimizes, and his central concern is with the innovation system and the operation of the set of institutions within which technological capabilities are accumulated. Findings on individual cognition and communication indicate that there is not only the problem of quantitative underproduction of knowledge in markets but also a problem of qualitative underproduction of variety of knowledge (Bünstorf 2003, 92). The canonical policy problem is thus defined in terms of the dynamics of innovation, in a world characterized by immense micro-complexity. Since creativity and the generation of variety are central to this approach, the question of the wider institutional structure which supports the innovative activities of firms, is of central concern. This support has primarily to be coordinated through non-market-mediated interactions – the unbiased generation and diffusion of knowledge cannot be expected to come about spontaneously (Bünstorf 2003).

32 A central fact about the modern process of innovation is that it is based on a division of labour, as clearly foreseen by Adam Smith. He early recognized what is now called the social nature of the innovation process. This division-of-labour induced social process produces efficiency gains from both specialization and professionalization, but also requires a framework to connect together the component contributions of the different agents. As far as knowledge and skills are concerned this aspect of connectivity, or technology transfer, cannot be effectively coordinated by conventional markets: we are in need of specific institutional arrangements.

3.5. Knowledge sharing versus division of labour

33 Yet – as has been outlined recently by Helmstädter (2003) – the aspect of connectivity transcends the usual problems of the “division of labour” – there are additional and

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non-trivial problems of “knowledge sharing” so far not properly seized by New Institutional Economics. The main line of arguments runs as follows (Bödner/ Helmstädter/Widmaier 1999, Helmstädter 2003):

34 - The pure transaction cost approach misses fundamentally the essence of knowledge as an economic resource. “The new institutional economics is dealing with institutions that govern the interactions taking place under the division of labour, but leaving aside the division of knowledge activities that go with it” (Helmstädter 2003, 14). Once the subject of interaction between participating actors is knowledge the character of interaction changes – the institutional conditions for an efficient division of knowledge are different. • Social interaction processes – i.e. networks – have different subject matters of their interactions: Leaving aside the political network with the subject matter of political convincing, there are the networks of economic transactions and the one of knowledge sharing. The first belongs to the process of division of labour dealing with the exchange of goods and services, the second with knowledge. • The main differences reside in the form of interaction and in the impact of interaction: under the division of labour it is transaction of goods and services subject to the rules of competition and their redistribution with exclusivity, under knowledge sharing it is knowledge and skills subject to cooperation and the increase of knowledge for all (inclusivity). Also the next steps are different: in the first case it is separate elaboration, in the second internalization and recontextualization. • The most important “institutional” consequence is that “cooperation is the basic institution of the process of the division of knowledge” (Helmstädter 2003, 32). But the degree of cooperation depends again on the type of knowledge use: application has stronger competitive elements whereas the creation and the transfer are dominated by non- economic competition (status, acceptance) and mostly cooperation. The interest lies here in the institutions that make knowledge sharing efficient.

35 These strands of evolutionary and institutional thinking in the context of knowledge creation and sharing emphasize that connectivity and the desired efficiency cannot be effectively coordinated by conventional markets and stress the importance of institutional arrangements for the generation of knowledge and learning networks which are not all available in the markets. They also emphasize that the growth of knowledge depends on intended and unintended individual processing of experiences, i.e. ‘learning’, while the interpretation, transfer and use of experiences is influenced by interaction between individuals and between organizations, i.e. ‘organizational learning’.

3.6. Learning organizations

36 Learning if regarded as a social process of ongoing development embedded in a sociocultural (regional) context has become essentially a communicative process rather than a cognitive performance, requiring new thinking about the nature and forms of the transmission and dissemination of knowledge within a social and organizational context, such as the firm or a cluster (Cullen 1998). The concept of “organizational learning” – extended to clusters – is capable of highlighting some of these processes (Steiner/Hartmann 1999, 2006).

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37 A learning organization is an organization skilled at creating, acquiring and transferring knowledge, and at modifying its behaviour to reflect knowledge and insights (Garvin 1993). Organizational learning is the outcome of three overlapping spheres of activity - individual, team and system learning. All three kinds of learning take place simultaneously (Dixon 1995). Learning systems are therefore the precondition for the transformation from individual learning to organizational and even interorganizational learning (Staehle 1991). As a medium of communication and exchange that function independently of the individuals involved, such systems enable collective learning in and between organizations. Organizational learning takes place when the organization develops systemic processes to acquire, use and communicate organizational knowledge, as learning is conceived as something, that should deliberately be pursued by the organization and its members. (Argyris and Schon 1978, Nevis et al. 1995, Pedler et al. 1991, Stankiewicz 2001). Organizational learning may be recognized by the existence of learning systems that are independent of the individuals (Shrivastava 1983). Thus, “integrative capabilities” belong to the most important factors for clusters as prerequisites for regional development. This means that different fragments of knowledge, competencies, etc. have not only to be accessed but also integrated into specific configurations. The prevalence of ongoing learning processes between firms and within clusters indicates the importance of institutional arrangements for the generation of knowledge and learning networks. They serve to fulfil additional functions such as reducing uncertainty about the experimential knowledge of others and increasing the incentives for medium and long term investments in diffusion channels (Maskell and Malmberg, 1999). Clusters can help to develop and adapt research, production, distribution, and after-sales strategies to increase the capacity of participants to absorb new information and can contribute to raising the specificity of knowledge development, processing and diffusion within the cluster to strengthen incentives for the participants to concentrate their investments in the cluster and protect new knowledge against competing clusters.

4. Conclusions

38 “Whatever they are exactly, industrial districts are also a worldly success and a conceptual innovation” (Sabel, 2002, 107). Being aware that it is probably impossible to give a singular theory of clusters this paper argued that clusters support processes of knowledge generation, accumulation and diffusion – individuals and firms alone are from an economic point of view not capable of delivering sufficient amounts and varieties of knowledge. Therefore clusters as hybrid institutions are needed. Clusters can be regarded as a special form of governance providing a cognitive framework for transforming information into useful knowledge. It is the specific content, namely knowledge creation and diffusion, and not only the organisational form of networks that leads to clusters as specific institutions. At the same time they restrict and protect – more or less efficiently – this knowledge for cluster members generating incentives of belonging to the club. Yet the specific balance of deliberate choice and social embeddedness opens the room for quite different organizational forms.

39 As an evolutionary institution clusters are also exemplars of the relationship between economic organization and economic development (Loasby 1998). One important aspect of this perspective is that institutions like clusters are not automatically there

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but that they are the result of an evolving process shaped by policy activities and entrepreneurial behaviour responding to new challenges. This implies a changing character of institutions in support of knowledge creation and sharing – clusters as a form of “social technology” are co-evolving with new physical technologies and are therefore in a constant need to change themselves. Institutions are themselves shaped by economic behaviour and hence subject to change. Since there is definitely room for agency there is ongoing interaction between the agents and the clusters which is a driving force for the adaptation of clusters. So there is in-built endogenity in the development of clusters: their institutional forms are exogenous in the short-run (so setting the framework for economic relationships and development), but become themselves endogenous over the longer run. The changing character of clusters – in forms of organisation, in the kind and mechanism of knowledge sharing, in their geographical reach – becomes a challenge for further research.

40 Cluster theorizing has to avoid universalism – there is not only strong diversity between clusters but also within. Clusters are highly differentiated across sectors, regions and countries. There is also no single model of knowledge transmission, also not within clusters. As already foreseen by Marshall variety exists also within clusters. So we still are in need of detailed studies on how knowledge is transferred and to what extent and how knowledge spills over – there is much unobserved heterogeneity. Recent case studies of knowledge exchange within clusters (Giuliani 2005, Guiliani/Bell 2005, Steiner/Ploder 2005, Steiner/Hartmann 2006) support the argument that knowledge transfer is by no means automatic, that proximity per se is not sufficient to generate learning between firms, that the forms of organized learning differs remarkably between clusters, that the diffusion of knowledge within clusters is highly selective and strongly dependent of the position of firms within networks and their absorptive capacity. This extends to questions of limits of the collectivity of learning and how to overcome it, of a necessary balance between internal coherence and external linkages, to the potentials and preconditions of knowledge exchange between clusters on a larger geographical (Europeanwide?) scale.

41 It would be an exaggeration therefore to report that the cluster debate is dead.

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ABSTRACTS

Despite legitimate recent criticisms concerning the theoretical foundation, the empirical validity and the policy implications of the cluster concept the paper takes the concept as a unifying approach for important elements for the changing character of the innovation process. It outlines the changing legitimization of clusters from a predominantly material linkage and agglomeration based concept to an institution that supports learning between organizations and the sharing of knowledge. In the context of evolutionary and institutional economics arguments are developed that emphasize the specific character of clusters as a form of governance enabling the generation and diffusion of knowledge within and between networks. As institutions they are co-evolving with new technologies and reveal both internal and external variety.

Le concept de cluster a été récemment soumis à des critiques, légitimes, mettant en question ses fondements théoriques, sa validité empirique et ses implications en termes de politique publique. L’article défend ce concept en tant qu’il autorise une approche unifiée des différents éléments qui interviennent dans le processus toujours changeant de l’innovation. Il souligne les changements qui touchent la légitimation des clusters, qui passent d’un concept avant tout lié aux liaisons matérielles et aux effets d’agglomération à concept d’institution qui soutient l’apprentissage inter-organisationnel et le partage de la connaissance. Des arguments sont avancés, dans une approche économique évolutionniste et institutionnaliste, qui mettent l’accent sur le caractère particulier des clusters en tant que forme de gouvernance rendant possible la création et la diffusion de la connaissance dans des réseaux et entre eux. En tant qu’institutions, les clusters évoluent conjointement avec les nouvelles technologies et révèlent une variété interne et externe.

INDEX

Mots-clés: institutionnalisme, économie évolutionniste, connaissance, réseaux, économie de l’apprentissage Keywords: institutionalism, evolutionary economics, knowledge, networks, learning economy JEL Code B52 - Institutional • Evolutionary, D83 - Search • Learning • Information and Knowledge • Communication • Belief • Unawareness, L14 - Transactional Relationships • Contracts and Reputation • Networks, O3 - Innovation • Research and Development • Technological Change • Intellectual Property Rights

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AUTHOR

MICHAEL STEINER University of Graz (Austria)

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Les proximités, entre contrainte et libération de l’action : le cas d’EADS

Damien Talbot

Introduction

1 L’objet de cet article est de procéder à un travail de définition et de qualification des formes de proximité1. Derrière cette notion, se sont regroupés quelques chercheurs qui souhaitent aborder le rôle de l’espace dans la coordination, en lui octroyant une dimension sociale fondatrice. Vient en effet se superposer à cet espace physique des actions collectives qui transforment le contexte purement physique en un espace construit par les hommes. Ce n’est pas uniquement à l’espace physique, simple contexte fonctionnel, auquel nous faisons référence ici, mais aussi à l’idée que les individus s’en font, la représentation mentale de celui-ci pouvant être partagée et devenir ainsi une référence commune. L’espace représenté devient un médiateur entre les hommes, favorisant leurs relations.

2 Si l’acteur est situé dans un espace géographique, il l’est tout autant dans un espace social. Grâce aux technologies de communications et aux déplacements, il est possible d’être « proche » de quelqu’un de géographiquement éloigné (Rallet et Torre, 2004), à l’instar d’établissements répartis sur différents sites et appartenant à un même groupe, qui partagent dans ce cas une forme non spatiale de proximité. Ainsi, au-delà de la seule dimension spatiale, cette notion est destinée à rendre compte de la dynamique des réseaux d’interaction qui apparaissent comme des construits issus des représentations et des comportements acteurs. Finalement, la proximité se déploie dans diverses dimensions : une dimension spatiale, on parle alors de proximité géographique, et une dimension relationnelle qui renvoie à l’action collective. Les deux formes de proximités peuvent d’ailleurs se combiner, à l’exemple du cas particulier du territoire dans lequel se déploie une action collective localisée.

3 Si la définition de la proximité géographique fait l’objet d’un large consensus au sein des chercheurs qui composent le groupe « Dynamiques de Proximité », il n’en est pas de même du versant relationnel de ce concept. Un premier courant qualifié

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d’interactionniste2 se limite à deux formes de proximité (géographique, organisée), tandis qu’un second d’inspiration institutionnaliste (au sens large du terme) décline la proximité en trois composantes (géographique, institutionnelle, organisationnelle) (Gilly et Lung, 2004). Le premier courant définit la proximité organisée comme la capacité qu’offre une organisation de faire interagir ses membres. Cette capacité est le résultat d’une logique d’appartenance qui traduit le fait que les membres d’une organisation interagissent effectivement et d’une logique de similitude qui exprime la communauté de croyances et de savoirs que lie les participants (Rallet et Torre, 2004). Si la logique de similitude a vocation à capter la dimension institutionnelle de la proximité, cette définition présente l’inconvénient à nos yeux de ne pas épuiser, sans toutefois l’occulter, l’influence des objets sociaux collectifs que sont les institutions. Plus précisément, nous décelons deux limites dans cette définition. Une première renvoie à la fonction des institutions. La logique de similitude assimile en effet les phénomènes institutionnels à des phénomènes d’abord cognitifs, sans rendre compte du rôle fondamentalement politique des institutions. Celles-ci sont tout autant des prescriptions sociales régulatrices de conflits que des repères. Une seconde limite relève plus d’un problème de méthode. En n’intégrant pas d’emblée les institutions, le risque est important de sous estimer leur rôle, de ne pas comprendre le sens d’un ordre social réduit à un ensemble d’interactions interindividuelles désincarnées des habitudes collectives qui les sous-tendent. Si l’on admet que l’action humaine n’est pas que fonctionnelle (survie, reproduction, etc.), alors son sens est à trouver dans le poids du collectif, de l’histoire, des apprentissages, des pouvoirs, des relations de confiance, des valeurs, etc. L’enjeu n’est donc pas de faire appel ponctuellement au « contexte institutionnel » comme un facteur « sociologique » parmi d’autres facteurs, de réduire l’institution à un signal qui autorise la construction d’anticipations. De même que les chercheurs du groupe se sont rassemblés autour de la nécessité d’endogénéiser l’espace dans la théorie économique, nous plaidons pour une endogénéisation des institutions : il s’agit de débuter l’analyse des comportements par l’affirmation du rôle des institutions sur ceux-ci, sans déterminisme aucun puisque l’intentionnalité des agents est affirmée, leur volonté s’exerçant bien mais dans un champ des possibilités institutionnellement définis. Autrement dit, nous affirmons avec Hodgson (2000) que les institutions ne sont pas extérieures aux individus qui les portent. Pour dépasser ces deux limites nous distinguons alors, au côté de la proximité géographique, une proximité institutionnelle et une proximité organisationnelle.

4 Afin de définir ces deux dernières dimensions de la proximité, nous mobiliserons la distinction réalisée par Commons (1934) entre institution et organisation. La proximité organisationnelle sera ainsi entendue comme une forme particulière de proximité institutionnelle, tandis que nous soulignerons le rôle ambigu de la proximité géographique. Une fois ces définitions posées, nous examinerons comment un groupe (EADS3) récemment crée (en 2000) construit de telles proximités institutionnelle et organisationnelle entre ses diverses unités, appartenant il y a encore peu de temps à trois firmes distinctes, Aerospatiale-Matra pour la partie française, Dasa (Daimler Chrysler) pour la partie allemande et Casa pour la partie espagnole. L’analyse des proximités construites par EADS dans ses relations verticales permettra d’étendre notre illustration au cas d’une proximité géographique4.

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1. Une définition institutionnaliste des proximités

5 Dans cette première partie, nous définissons tour à tour les trois formes de proximité en cherchant à montrer la pertinence de la mobilisation d’une perspective institutionnaliste. Notamment, nous expliquons en quoi les proximités apparaissent comme des contraintes et des ressources pour l’action.

1.1. La proximité institutionnelle : contrainte et ressource pour l’action

6 Selon Pecqueur et Zimmermann, la notion de proximité « correspond à une capacité d’agents qui la partagent à se coordonner » (Pecqueur et Zimmermann, 2004, p. 25). Dans ses déclinaisons spatiales et non spatiales, elle cherche à rendre compte des conditions nécessaires à la coordination des agents. Elle est tout à la fois une contrainte (limites spatiales, limites culturelles à la coopération, externalités négatives) et un potentiel qui peut faciliter des coordinations, d’abord ponctuelles, puis parfois plus régulières et plus intenses. Ces relations peu à peu renouvelées génèrent progressivement des avantages accessibles aux participants, comme autant de ressources pour l’action.

7 Il est frappant de constater la similitude entre cette définition de la proximité et celle de l’institution donnée par Commons qui y voit, lui aussi, une contrainte et une ressource pour l’action en réponse à l’incertitude inhérente à celle-ci. La réponse humaine à cette incertitude consiste notamment à répéter certains comportements dont les conséquences futures sont plus ou moins connues, ayant été déjà observées. La répétition présente en outre l’avantage de réduire la recherche d’information et le besoin d’analyse de la situation qui précédent toute action. Ainsi, face à un monde incertain et complexe, les individus se créent des habitudes rendant leurs anticipations plus sûres. Leurs propres habitudes individuelles dérivent des habitudes collectives (comme les coutumes) et de règles plus structurées (comme les lois) qui exercent une pression sociale : les individus auront alors tendance à s’y conformer.

8 Ces comportements répétitifs lorsqu’ils sont collectifs et stabilisés sont alors qualifiés d’institution par certains institutionnalistes américains comme Commons (1931)5. Si l’on adopte une perspective pragmatique qui rejette le dualisme cartésien entre corps et esprit, l’action apparaît comme indissociable du niveau cognitif qui lui donne sens. Inversement, la fonction de la pensée est de créer des « habitudes d’action » (Grinberg, 2001). La compréhension de l’action humaine suppose alors d’articuler les représentations et les comportements : l’action pour Commons est une opinion en action (Bazzoli et Dutraive, 2002), cette opinion individuelle étant pour partie façonnée par les opinions collectives, par l’histoire de l’acteur et par ses représentations du futur.

9 Dit autrement, les institutions apparaissent comme orientées vers une fin. En ce sens elles sont artificielles, profondément humaines, encastrées dans une social-historicité selon les termes de Jullien (2004). Comme les actions ne sont ni neutres ni objectives, mais instituées, elles sont construites en fonction des finalités et doivent d’être examinées en référence à ces mêmes fins. Commons introduit le concept de futurité (futurity) dans son analyse pour révéler l’importance de la question des finalités. Gislain (2002) explique que, selon Commons, les hommes vivent dans le futur et agissent dans le présent. Leurs actions sont fonction de leurs hypothèses habituelles concernant les

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conséquences futures de leurs actions présentes. La futurité se définit alors comme une représentation d’un but à atteindre dans le futur par les actions présentes. C’est un devenir commun plus ou moins sécurisé et structuré collectivement, composé de significations et de règles de conduites permettant à chacun de s’inscrire dans le projet commun (Gislain, 2003). Cette futurité est perpétuellement actualisée par les acteurs. Elle est le sujet de conflits, de processus de négociation, de compromis temporaires, de construction d’accords transitoires pour continuer à vivre ensemble dans un projet durable. Dés lors, Gislain définit les institutions, suivant en cela Commons (1934), comme « des actions collectives qui construisent et contrôlent, sans les déterminer totalement, les actions individuelles » (2003, p. 14), actions collectives inscrites dans une futurité. Les institutions sont donc à la fois des contraintes et des ressources pour l’action individuelle (Corei, 1995). L’action commune devient alors possible car l’action individuelle, à la fois contrainte et libérée, est instituée.

10 Le terme de proximité institutionnelle désigne le fait pour un groupe d’individus de partager et de se conformer à un ensemble d’institutions. De la même façon que l’on partage un espace physique construit, les agents partagent un espace social composé d’institutions dont l’adoption, qui résulte tout autant de la volonté de l’individu que des rapports de pouvoir existants, conduit à formation d’un monde commun. Cette proximité institutionnelle contraint et libère à la fois l’action de l’individu.

11 Elle contraint l’action individuelle car : • elle marque les limites d’un espace possible de coordination au-delà duquel l’action collective est impossible. Autrement dit, les agents sont situés dans un faisceau d’interrelations qui conditionnent leurs activités productives, commerciales, d’innovation, etc. (Pecqueur et Zimmermann, 2004). Stipuler l’agent comme situé permet de restreindre son potentiel d’interaction à son environnement de proximités, de définir son voisinage social, de délimiter l’aire d’influence des institutions ; • au sein de cet espace possible de coordination, l’action est aussi contrainte dans sa forme. Se conformer à des institutions revient à adopter des comportements attendus : elles peuvent alors se comprendre comme des prescriptions sociales. En d’autres termes, ces actions collectives orientées vers des fins sont une expression des rapports de pouvoir existant entre les individus. Concrètement, un agent peut légitimement exercer une domination en créant et en imposant par exemple ses propres règles et objectifs à autrui (pensons au cas de l’autorité dirigeante et de ses salariés).

12 L’action est libérée par la réduction de l’incertitude qui lui est inhérente. Cette réduction a une triple origine : l’homogénéisation des comportements circonscrits et prescrits que nous venons d’évoquer, la subjectivité des institutions, la régulation des conflits.

13 En effet : • les institutions, comme autant de repères, établissent des modèles : en bornant les comportements, elles rendent ces derniers plus semblables et donc plus prévisibles même si des problèmes d’interprétation peuvent se poser. Ainsi la proximité institutionnelle favorise un pronostic adéquat du comportement stabilisé d’autrui ; • les institutions partagées, orientées vers une fin, sont porteuses de sens, de valeurs, voire d’engagements réduisant l’incertitude. Il s’agit là d’une vision positive de leur finalité, les acteurs les mobilisant non seulement pour satisfaire leurs intérêts individuels ou collectifs, mais aussi parce qu’elles leur semblent justes ;

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• une action contrainte dans son étendue et orientée dans sa forme, des comportements donc plus semblables auxquels s’ajoutent le fait que les institutions, comme catégories, fonctionnent comme des filtres n’autorisant le traitement que des informations considérées comme acceptables par les acteurs qui n’entrent pas ou faiblement en contradiction avec leurs valeurs, sont autant de facteurs de réduction temporaire des conflits. Le passage de divers compromis fondant l’action collective devient alors possible. Ces compromis portent notamment sur la compréhension des problèmes existants et sur la façon de les résoudre en vue d’atteindre un but commun.

14 Ainsi, dans un monde moins incertain du fait de l’existence d’institutions, des relations délimitées et orientées deviennent possibles entre de multiples individus. Il en est ainsi de l’organisation qui constitue, au côté des coutumes, des habitudes, des règles juridiques ou morales, etc., une manifestation concrète des institutions.

1.2. La proximité organisationnelle : une forme particulière de proximité institutionnelle

15 La proximité organisationnelle « lie les agents participant à une activité finalisée dans le cadre d’une structure particulière. (...) La proximité organisationnelle se déploie à l’intérieur des organisations (firmes, établissements, etc.) et, le cas échéant, entre organisations liées par un rapport de dépendance ou d’interdépendance économique ou financière (entre sociétés membres d’un groupe industriel ou financier, au sein d’un réseau, etc.) » (Kirat et Lung, 1995, p. 213). Ainsi, l’individu qui intègre une organisation partage de fait une proximité organisationnelle avec l’ensemble des membres. Suivant la distinction opérée par Commons (1934) entre institution et organisation, nous comprenons la proximité organisationnelle comme une forme de proximité institutionnelle. Il s’agit toujours de partager un espace social qui prend cette fois-ci une forme concrète observable par tous (à la différence par exemple d’une coutume), celle d’une organisation comprise comme un atome de sociétés humaines (Grinberg, 2001).

16 Une organisation renvoie à des comportements collectifs orientés vers un but commun explicite qui résulte d’un compromis, encadrés par des règles de fonctionnement et par un « gouvernement » propre qui exerce le pouvoir. Dans une perspective institutionnaliste, l’organisation, à l’instar des entreprises, devient un lieu de production et d’activation de règles qui assurent une coordination de nature cognitive, répondant à la problématique de l’efficacité des actions, et politique, répondant à la problématique de la conformité et de la légitimité des mêmes actions réalisées par des acteurs hétérogènes. La coordination cognitive se fonde sur le caractère homogénéisant d’institutions porteuses de sens (action individuelle libérée) limitant l’espace possible de coordination (action individuelle contrainte). La coordination politique est rendue possible parce que les institutions sont des prescriptions sociales (action individuelle contrainte) régulatrices des conflits (action individuelle libérée).

17 Sur le plan cognitif, et selon Bazzoli et Dutraive (2002), les règles d’action que chacun élabore face à l’incertitude ont une fonction cognitive indispensable de construction des représentations à travers des expériences empiriques quotidiennes, tout en constituant des guides pour l’action. Autrement dit, il s’agit par les règles de réduire l’incertitude et de sécuriser les anticipations. Ces règles ne sont pas incompatibles avec la rationalité. Elles sont même une condition nécessaire à son exercice, en économisant

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les capacités cognitives pour les activités routinières qui seront dès lors utilisées de façon opportunes. « Dans cette perspective, la rationalité n’est pas associée à l’optimisation ni à la délibération consciente au cas par cas ; elle correspond à la capacité humaine à concentrer l’activité intelligente sur un nombre limité de facteurs spécifiques pour aboutir à un résultat satisfaisant et repose sur la routinisation des processus cognitifs qui dispensent les individus d’une complète attention et délibération. » (Bazzoli et Dutraive, 2002, p. 27). Autrement dit, la routinisation des actions, loin de s’opposer à l’efficacité, la conditionne.

18 La notion de routine développée par les approches évolutionnistes de la firme illustre bien la nécessité de cette coordination cognitive. Pour utiliser une terminologie évolutionniste, les organisations comme les firmes apparaissent comme des producteurs de routines visant à l’efficacité de l’action. Les routines sont des « modèles d’interactions qui constituent des solutions efficaces à des problèmes particuliers » (Dosi et al., 1990, p. 243). Elles se composent de séquences codées déterminant un enchaînement de décisions et de comportements (Ménard, 1994) décrivant ce que doivent être les pratiques individuelles. Ce sont des habitudes, des institutions qui présentent un caractère très concret et qui stockent un savoir-faire tacite se maintenant dans le temps. Ces routines vont dans le sens d’une réduction de l’incertitude et de sécurisation des anticipations : par leurs caractères mécaniques et automatiques, elles suspendent en effet l’incertitude liée à l’action de l’autre, et apparaissent comme une stabilisation de l’interprétation des règles car elles « (…) sont un mode de résolution pragmatique d’un problème auquel les règles dont une réponse théorique (…)» (Reynaud, 2001, p. 64). Les routines et les règles sont autant de ressources cognitives qui vont faire l’objet d’un apprentissage de la part des membres de l’organisation. Il existe alors un processus d’accumulation de telles ressources en vue de réaliser des tâches de manière efficace et qui correspond à la construction d’une mémoire organisationnelle.

19 Toutefois, l’institutionnalisme se démarque des compréhensions évolutionnistes des organisations, en ce sens que celles-ci, comme formes institutionnelles, ne doivent pas être réduites à une seule fonction de coordination cognitive. Si l’on s’en tient à l’exemple de la firme, la division interne du travail relève à la fois d’une nécessité cognitive de donner un contenu à des tâches qu’il faut rendre complémentaires, mais aussi d’une nécessité politique d’articuler les actions d’acteurs aux statuts et aux intérêts différents (direction, salariés, syndicat, etc.) comme réponse aux questions de pouvoir et d’appropriation. Sur un plan politique, Bazzoli et Dutraive (2002) en analysant la pensée de Commons caractérisent les organisations, au regard des institutions, de la façon suivante : • pour exister, une organisation doit avoir une constitution juridique qui renvoie aux buts de l’institution créée et exprime les relations de pouvoir et d’autorité. Elle repose sur des règles externes, des règles de droit qui fondent l’existence légale de l’organisation en déléguant un pouvoir normateur et de mobilisation des ressources à ses représentants, et sur des règles internes, qui organisent l’exercice du pouvoir, définissent les termes de l’appartenance à l’organisation et qui permettent la réalisation de l’activité. L’organisation productrice de règles incarne ici matériellement l’institution. De même, la proximité organisationnelle est la matérialisation de la proximité institutionnelle ; • une organisation, si elle est une structure, est aussi un processus qui permet de produire la volonté, la motivation à participer des membres. Cette motivation est le résultat du désir de

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chaque individu d’être approuvé par les autres et de l’existence d’une futurité commune aux acteurs, d’une représentation partagée d’objectifs à atteindre grâce aux actions présentes. La question de l’intentionnalité est au cœur de la définition de l’organisation, et plus généralement de l’action collective. Ainsi, partager une proximité organisationnelle est le résultat d’une volonté, d’un acte conscient des acteurs qui y voient une façon de satisfaire leurs intérêts individuels et collectifs dans le champ des possibles défini par les institutions ; • une organisation est une institution si elle perdure dans le temps, malgré le changement de ses membres. Cette longévité, qui autorise la constitution d’une mémoire, est bien entendu fonction de la capacité l’organisation à faire évoluer ses règles pour s’adapter. L’organisation comme institution est bien une entité évolutive.

20 Nous définissons alors les organisations comme des institutions dotées, d’une part, d’une mémoire composée de règles et de routines comprises comme autant de ressources cognitives mobilisées pour la mise en cohérence des actions individuelles et pour atteindre efficacement les objectifs fixés (coordination cognitive) et, d’autre part, de structures de pouvoir qui ont en charge cette mise en cohérence en incitant/veillant à la conformité de ces actions aux règles produites, ce qui permet leur légitimation (coordination politique). La proximité organisationnelle consistera alors pour des acteurs a priori hétérogènes à intégrer la communauté cognitive, c’est-à-dire à accéder à la mémoire de l’organisation composée de ressources cognitives, et à intégrer la communauté politique, c’est-à-dire à s’insérer dans la structure de pouvoir. Elle est bien une forme particulière de proximité institutionnelle qui consiste, rappelons-le, à partager des institutions, ici des règles et des routines, et à s’y conformer, ici en intégrant une structure de pouvoir.

1.3. La proximité géographique : un rôle ambigu

21 Il nous reste à définir la forme la plus intuitive de la proximité, dite géographique. Il ne s’agit pas d’une simple proximité physique, notion qui repose sur une conception naturelle de l’espace. La proximité géographique se fonde au contraire sur une vision artificialiste de celui-ci : de la même façon que l’action individuelle est instituée, l’espace physique peut l’être aussi.

1.3.1. L’espace institué : un construit social porteur d’une identité

22 Nous l’avons déjà évoqué en introduction, l’espace géographique ne doit pas uniquement s’entendre comme un contexte purement physique doté d’attributs matériels au sein duquel se déroulent des relations économiques. Cet espace possède une dimension sociale fondatrice qui permet de le saisir plus comme une construction active de relations que comme un « réceptacle neutre et uniforme » des stratégies des acteurs (Dupuy et Gilly, 1996). Nous nous situons dans une « conception d’un espace physique, construit, travaillé, modelé, partagé par les hommes. (...) Les espaces construits sont des transformations de l’espace physique préexistant, conservant comme fondement le cadre matériel des interactions et des échanges » (Grossetti, 1997, p. 3). L’espace est un objet de mémoire, composée du nom de cet espace, de ses limites physiques, de son histoire, de son patrimoine, de modes de vie, des coordinations précédentes réussies ou échouées, etc. Cet objet de mémoire constitue dès lors un référent cognitif, l’espace intervenant dans le processus de construction (destruction) des identités dans le sens où il est une composante essentielle du rapport aux autres

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(Pecqueur, 1997) puisque les acteurs locaux se le représentent et le font exister au regard des autres (Laganier, Villalba et Zuindeau, 2004). Bref, l’espace est institué, ce qui signifie que l’existence d’une proximité géographique entre acteurs agissant en commun n’est pas neutre, que le fait de partager un même lieu peut contraindre et libérer l’action commune.

1.3.2. La proximité géographique comme une contrainte : une source de conflits

23 N’oublions pas que la proximité géographique qui lie certains acteurs est d’abord subie et peut se transformer en une contrainte pour l’action collective, tant on voit mal les membres d’une association, d’un syndicat professionnel ou encore des élus se délocaliser pour se soustraire à un voisinage indésirable. Être voisin peut signifier s’ignorer, d’autant que les technologies de communications offrent dorénavant la possibilité d’être présent ici et ailleurs (Rallet et Torre, 2004). Cela peut aussi signifier se détester car, si la proximité géographique autorise une meilleure connaissance de l’autre du fait du partage d’une identité minimale, cette connaissance peut conduire tout autant les acteurs à la confiance qu’à la défiance, en fonction de la mémoire des coordinations réussies ou échouées. De façon intermédiaire, le voisinage peut aussi engendrer la méfiance. Ainsi, il peut exister des conflits latents résultant de relations passées. C’est notamment le cas lorsque l’objectif de l’action collective est de permettre une utilisation raisonnée d’une ressource consommée conjointement entre les usagers d’un même lieu (pensons à l’eau), après une période entachée par des conflits de voisinage au sujet de problèmes de répartition, de pollutions diffuses etc., qui auraient affectés la ressource. Ici, la coordination politique est peu ou mal assurée, tant la régulation des conflits est défaillante du fait d’intérêts opposés. La littérature sur les conflits d’usage de l’espace (voir dans ce numéro les articles de Caron et Torre et de Jeanneaux et Kirat ; cf. aussi Caron et Torre, 2004 ; Kirat et Lefranc, 2004) cite nombre d’exemples d’inégalités liées à la situation topographique des acteurs (un usager subit la pollution de l’eau provenant d’un autre usager situé en amont). La proximité géographique peut donc être constitutive d’inégalités créant des rapports de pouvoir entre les acteurs. Ce n’est pas pour autant que toutes les interactions deviennent définitivement impossibles, car les acteurs qui n’ont pas la capacité de se relocaliser ailleurs doivent faire face à cette externalité négative de proximité, selon les termes de Rallet et Torre (2004). Cet état de fait constitue à lui seul une forte incitation au compromis, et plus généralement à la coordination en mobilisant la dimension positive des ressources cognitives communes, c’est-à-dire le lien social identitaire, obligés que sont les acteurs de s’entendre in fine. Ici, la coordination cognitive pallie en partie aux difficultés de coordination politique.

1.3.3. La proximité géographique libératrice de l’action commune : identité et structuration matérielle de l’espace

24 La proximité géographique aborde la question des conditions objectives de localisation (Pecqueur et Zimmermann, 2004) et traduit la distance géographique entre deux entités, pondérée par les moyens de transport et par le jugement des individus sur la nature d’une telle distance (Rallet et Torre, 2004). Il ne s’agit pas d’affirmer que le partage d’un même espace géographique induit nécessairement des relations entre

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acteurs, mais que la proximité géographique peut les faciliter voire les structurer et cela de deux façons complémentaires.

25 Premièrement, le partage d’un même espace facilite la réalisation concrète de la coordination. Nous renvoyons ici à l’idée classique selon laquelle l’espace physique est structuré par des infrastructures de transport et de communication, constituant un cadre matériel favorisant la circulation des informations, des biens physiques et des individus. En particulier, des acteurs ayant pour objectif la production de connaissances vont profiter d’une localisation commune dans un tel espace structuré pour satisfaire leur besoin, au moins temporaire, de face à face.

26 Deuxièmement, et sur la base de la conception élargie d’un espace dorénavant institué, nous soulignons que le partage d’une identité facilite les échanges et catalyse les interactions sociales (Vant, 1998) en réduisant l’incertitude inhérente à l’action et en sécurisant les anticipations. Ce lien social peut même se révéler fondateur d’une confiance entre les acteurs locaux et plus généralement de ressources cognitives spécifiques qui, une fois combinées, aident à la résolution de problèmes (cf. l’article de Colletis et Pecqueur, dans ce numéro6). Ces ressources localisées sont toujours des résultats fragiles et transitoires, issus des coordinations antérieures de nature à la fois privées et professionnelles. On insiste ici sur la dimension historique de la relation, largement inscrite dans la notion de proximité : l’histoire des liens compte.

27 Au final, nous avons défini la proximité institutionnelle comme le fait pour des acteurs de partager et de se conformer à des institutions. La proximité organisationnelle est entendue comme une forme particulière de proximité institutionnelle, dans laquelle les coordinations de nature cognitive et politique conduisent au partage de règles et de routines vecteurs des connaissances et à l’intégration d’une structure de pouvoir. L’analyse en terme de contrainte versus libération a permis de souligner le rôle ambigu de la proximité géographique, qui contraint l’action collective tout autant qu’elle la facilite. Ces trois formes de proximités constituent les trois piliers de l’action collective, sans qu’il soit pour autant nécessaire de les mobiliser toutes à la fois. En particulier, les proximités organisationnelle et géographique peuvent jouer un rôle important dans un type de coordination, organisée et/ou localisée, et occuper une place plus réduite dans un autre, non structurée et/ou a-spatiale. Par contre, la proximité institutionnelle apparaît comme une condition nécessaire à toute coordination, étant entendu qu’elle peut varier en intensité : une compréhension mutuelle minimale est en effet nécessaire à toute forme d’action collective, même la plus simple. Muni de cet outil analytique, il est alors possible de procéder à un travail de qualification de diverses formes d’actions collectives. Dans certains cas, à l’exemple du groupe européen du secteur aérospatial EADS, les proximités institutionnelle et organisationnelle suffisent à rendre compte de l’organisation interne. Dans d’autres situations, à l’instar des relations verticales entre EADS et ses sous-traitants, la proximité géographique compte.

2. Une illustration des formes de proximité : EADS, organisation interne et relations verticales

28 L’exemple d’un groupe industriel comme EADS peut illustrer nos définitions des proximités. Sur le plan politique, il se compose de liens hiérarchiques entre la société mère, constituant le centre de décision, et ses unités (filiales, sociétés contrôlées

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minoritairement, etc.). Ces structures, qui découlent des propriétés juridiques, sont les vecteurs des relations financières et patrimoniales autorisant plus ou moins d’autonomies financière et stratégique aux unités qui se conforment aux règles édictées par la tête de groupe. Cette dernière régule et contrôle au moins partiellement les relations internes, entre les unités, et externes, entre les unités et son environnement (fournisseurs, clients, financeurs, etc.). Cette régulation et ce contrôle permettent une gestion des conflits stabilisant les anticipations. Il est alors possible de procéder à la définition d’une stratégie, c’est-à-dire d’une futurité, censée provoquer l’adhésion des membres aux projets collectifs. En outre, la société mère a pour fonction de gérer l’allocation des capitaux entre plusieurs activités. Ce rôle d’allocation est l’expression du pouvoir de l’équipe dirigeante, elle-même soumise au contrôle des actionnaires qui orientent la stratégie globale du groupe. Sur le plan cognitif, vont se nouer des rapports de production, qui ne sont plus nécessairement verticaux dans le sens où ils peuvent concerner directement des unités entre elles. Ces rapports résultent des contraintes de la division cognitive du travail au sein du groupe. Cette coordination suppose des mécanismes d’apprentissage ayant pour but la création et l’assimilation de règles et de routines. En outre, les outils développés en interne pour permettre une coordination cognitive sont simultanément appliqués aux relations de sous-traitance tandis que la coordination politique consiste par exemple en une hiérarchisation des fournisseurs. Ces relations verticales se fondent ponctuellement sur une proximité géographique, le cas toulousain en constituant un parfait exemple.

29 Pour rendre compte précisément des proximités qui lient la tête de groupe à ses unités et le même groupe à ses sous-traitants, nous distinguons deux périodes qui ponctuent l’histoire de l’industrie aéronautique, principal secteur d’activité d’EADS : la première, qui va du début du XXe siècle au milieu des années soixante-dix, voit les relations entre les acteurs du secteur régies par un ensemble d’institutions partagées que Muller (1988) a qualifié de logique d’arsenal. Depuis une quarantaine d’années, cette dernière est progressivement remise en cause au profit d’une autre logique de proximité, dite logique de marché (cf. Talbot (2000) pour une analyse de cette dynamique institutionnelle). Cela ne signifie pas pour autant que la logique d’arsenal a totalement disparu. Si EADS est l’aboutissement organisationnel concret de l’affirmation de la logique de marché, il n’en reste pas moins que la proximité organisationnelle qui lie les différentes unités d’EADS est aussi le résultat de la persistance de certaines habitudes de comportements qui relèvent d’une logique d’arsenal. Autrement dit, on ne peut pas décrire la coordination politique et la coordination cognitive à l’œuvre dans EADS et entre EADS et ses preneurs d’ordres sans faire référence aux deux logiques.

2.1. La proximité organisationnelle au sein d’EADS : la coordination politique

30 La coordination politique d’EADS présente la particularité de reposer sur une structure bicéphale, conduisant à la désignation de deux présidents, tout en intégrant des États dans son actionnariat. Il apparaît en outre que la proximité organisationnelle n’est pas isomorphe, certaines unités disposant de plus ou moins d’autonomie décisionnelle ou étant plus ou moins bien intégrées.

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2.1.1. La proximité organisationnelle comme une forme de proximité institutionnelle : des États actionnaires et une structure bicéphale résultant de la logique d’arsenal

31 Saisir la dimension politique de la coordination du groupe EADS suppose l’examen de son actionnariat, relativement atypique puisqu’il rassemble des acteurs publics et privés, qui plus est de nationalités différentes, dans un secteur traditionnellement peu ouvert aux participations étrangères. Le français Lagardère, l’allemand Daimler Chrysler (tous les deux liés par un pacte jusqu’en 2006), les États français et espagnols sont les principaux actionnaires de la nouvelle entité7. La présence de ce dernier provient du fait qu’Aerospatiale était initialement un groupe public jusqu’à sa privatisation qui résulte de la fusion avec Matra Hautes Technologies, l’ensemble intégrant EADS en 2000.

32 Ainsi, deux acteurs publics participent à la définition de la stratégie du groupe européen. L’État français conserve en outre le contrôle des unités d’EADS qui ont en charge la réalisation des missiles balistiques constitutifs de la force de dissuasion nucléaire française. Autre particularité, la présidence du groupe est bicéphale, co- dirigé par un français et un allemand. A l’échelon inférieur, les cadres dirigeants d’origine française sont deux fois plus nombreux que leurs collègues allemands8. Ce partage du pouvoir est le résultat d’un compromis entre trois coalitions nationales d’acteurs, les Allemands, les Français et les Espagnols. Ce compromis fragile, toujours transitoire, est périodiquement remis en cause9.

33 Ces règles internes de coordination sont atypiques de l’institution du capitalisme qu’est le groupe, qui adopte traditionnellement une structure du pouvoir strictement hiérarchique conduisant à la désignation d’un seul individu à sa tête. Il faut voir dans cette exception une traduction organisationnelle concrète de la logique d’arsenal qui perdure dans l’industrie aéronautique européenne malgré une profonde remise en cause entamée dans les années soixante-dix. Les acteurs de l’industrie aéronautique sont porteurs dans les années soixante de plusieurs représentations et appliquent des règles de coordination dont le partage est constitutif d’une telle proximité institutionnelle. Ainsi, un avion efficient est un avion performant techniquement (à l’exemple du Concorde), l’aspect technologique étant prédominant, tandis que les nécessités commerciales sont reléguées au second plan. L’État est l’acteur central de cette industrie pour au moins deux ensembles de raisons. Premièrement, l’aéronautique est un secteur dit de « frontière technologique » dans lequel tout pays industrialisé se doit de figurer. Dès lors, l’État définit une politique technologique afin de conserver, voire de développer, un niveau technique auquel les seules forces d’un marché trop étroit ne peuvent conduire. De plus, ce secteur provoque des retombées bénéfiques à l’ensemble de l’industrie nationale et concourre au prestige national. Deuxièmement, le caractère militaire d’une partie de l’industrie aéronautique conduit l’ensemble de cette dernière à être placé sous tutelle étatique. Finalement, dans une logique d’arsenal, l’industrie aéronautique apparaît comme un outil au service de la préservation de la souveraineté nationale : la présence d’États dans l’actionnariat d’EADS et le système de co-présidence franco-allemande ont vocation à permettre à chaque partenaire de peser sur les décisions, d’orienter la stratégie du groupe dans le sens de la préservation de leurs intérêts nationaux jugés essentiels.

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34 L’existence du groupe EADS intégrant les industries nationales résulte de l’affirmation progressive à partir des années soixante-dix d’un autre ensemble d’institutions, qualifié ici de logique de marché. Dorénavant, selon une telle proximité institutionnelle, un programme est perçu comme une réussite si l’appareil se vend. Il faut voir là un basculement des représentations et des habitudes de comportements : la technologie ne doit être utilisée que si elle confère au produit un avantage commercial, et non plus pour elle-même. Toutes les améliorations ont pour objectif d’aboutir à une réduction sensible pour les compagnies aériennes des coûts d’achats, d’exploitation et de maintenance. Dès lors, ce sont les compagnies aériennes qui fixent les caractéristiques et le prix de l’appareil, alors qu’habituellement les Etats nationaux jouaient ce rôle de prescripteur. La famille des Airbus (programme lancé en 1967) est ainsi conçue en respectant cette logique : l’Airbus doit être un appareil simple et peu cher, correspondant aux besoins du marché en termes de qualité, de performance, de délais de livraisons, de coûts d’exploitation, de maintenance et de prix. Au final, le désengagement progressif de l’État français de l’actionnariat des entreprises françaises souhaité par les partenaires européens, les coopérations multipartites européennes engagées dès les années soixante et la spécialisation des sites qui en découlent, ouvrent la voie à l’intégration de l’industrie aéronautique européenne. EADS, comme forme de proximité organisationnelle, est l’expression concrète de la logique de marché : pour les acteurs de cette industrie, le principe d’efficacité économique doit maintenant prévaloir sur la préservation des intérêts strictement nationaux ce qui suppose la création d’une firme intégrée. Mais cette affirmation de la logique de marché ne signifie pas que la logique d’arsenal soit totalement occultée. La structure de pouvoir d’EADS démontre par certains aspects (États actionnaires, structure bicéphale) la survivance de cette dernière, la préservation des intérêts nationaux prévalant ponctuellement. La structure organisationnelle est bien le reflet d’une proximité institutionnelle composée de deux logiques, l’une dominant l’autre.

2.1.2. Une proximité organisationnelle polymorphe déformée par les rapports de pouvoir

35 EADS a été construit tout naturellement autour de l’ex GIE Airbus et ce pour plusieurs raisons. Le GIE fut la forme de coopération industrielle et commerciale la plus aboutie en Europe. Aerospatiale, Dasa et Casa ont ainsi appris à travailler ensemble depuis une trentaine d’année au fil des programmes Airbus : l’intégration n’en était que plus facile. Les chances de réussite de la fusion étaient encore accentuées par le fait que les États espagnol, allemand et français ont principalement apporté à la société unique européenne des actifs civils, par nature plus aisément mutualisables que les activités militaires. De fait, quel que soit le critère choisi, l’activité issue des programmes Airbus apparaît comme dominante au sein du groupe. En 2004 en effet, 48 % des effectifs appartiennent à la Division Airbus, qui réalise 60 % du chiffre d’affaires total et 57 % des prises de commandes tout en constituant la principale source de profits (44 % de l’EBIT10).

36 Sur le plan de la coordination politique, ce déséquilibre pose des difficultés internes tant le groupe est dépendant de la Division Airbus qui dispose de fait d’une large autonomie décisionnelle. Notamment des conflits se sont fait jour en ce qui concerne la définition de la stratégie d’Airbus, la maison mère ayant par exemple des difficultés à imposer ses vues à l’avionneur en terme de localisation des unités de production, la

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première envisageant une relocalisation sur le territoire américain refusée par l’équipe dirigeante de la Division Airbus.

37 Une autre conséquence de cette domination des activités de la Division Airbus dans EADS est le rejet en périphérie de certaines unités moins bien intégrées. Prenons le cas de l’une des unités bordelaises du groupe. Créé en juin 2003 pour favoriser l’intégration des activités française (EADS Launch Vehicules) et allemande (Astrium Space Infrastructure), EADS Space Transportation est un maître d’œuvre spécialisé dans le transport et les infrastructures spatiales. Si le groupe consolidé EADS ST voit sa charge d’activité se répartir équitablement autour des domaines de la Défense, des infrastructures orbitales et d’Ariane, le site de Bordeaux demeure fortement spécialisé dans le domaine militaire (85 % du niveau d’activité de l’établissement). Le site girondin n’est donc pas représentatif d’un groupe centré sur les activités civiles, d’autant que, dans le strict respect de la logique d’arsenal, son rôle clé dans la construction de la force de dissuasion française le place de facto sous le contrôle direct de l’État français. Si on le compare à ses homologues toulousains (Airbus), l’établissement est doté d’un statut périphérique au sein du groupe. La proximité organisationnelle, loin d’être isomorphe, présente ici des caractéristiques différentes selon les unités concernées. Elle se déforme en fonction des rapports de pouvoir, provenant des asymétries de ressources cognitives et matérielles, qui se diffusent dans une structure organisationnelle complexe. Une façon de réduire cette complexité, en attendant une intégration plus poussée des unités, est d’intensifier la coordination cognitive, l’autre facette de la proximité organisationnelle.

2.2. La proximité organisationnelle au sein d’EADS : la coordination cognitive

38 Groupe récemment créé, EADS doit surmonter deux obstacles dans la coordination cognitive : gérer une multiplicité de sites porteurs de compétences qui se chevauchent, voire se dupliquent ; favoriser la diffusion des routines entre des unités de cultures et de passés différents. La réponse est double : poursuivre la spécialisation des sites entamée durant les décennies précédentes par Airbus et créer un réseau interne de circulation d’information et des résultats de la recherche.

2.2.1. Une spécialisation croissante des sites d’EADS : interpénétration des dimensions cognitive et politique de la coordination

39 De façon générale, le groupe EADS accroît la division cognitive du travail entre ses différents établissements, suivant en cela le mouvement de spécialisation des sites initié en son temps par le GIE Airbus. Ce processus s’est accru au cours des années quatre-vingt. Ainsi, à partir de 1988, chaque usine du groupe Aerospatiale se voit confier une partie homogène des éléments attribués à l’avionneur français par le GIE. Une double spécialisation produits/compétences est élaborée, évitant de la sorte la duplication des moyens industriels, améliorant le taux d’utilisation des machines et des compétences spécifiques, et diminuant les déplacements entre les usines (Kechidi, 1996). Par la suite, ce mouvement de spécialisation s’est encore accentué (Jalabert, Leriche et Zuliani, 2002). Des équipes intégrées Airbus sont désignées comme responsables de fonctions globales entières (voilures, tronçon, commandes de bord, mâts réacteurs, pointe avant, etc.), alors qu’auparavant diverses équipes dispersées en

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Europe pouvaient avoir une part de responsabilité dans la fonction. Toutefois, cette spécialisation n’est pas parfaitement transversale aux programmes, indiquant que le processus n’est qu’entamé. En effet, selon le type d’avion produit, la répartition des tâches entre les sites peut varier : ainsi, les A320 sont assemblés à Toulouse, tandis que les autres appareils de la famille (A318, A319, A321) le sont à Hambourg. Il faut voir dans cette duplication organisationnelle des sites d’assemblage une résurgence de la logique d’arsenal, le partenaire allemand souhaitant obtenir la tâche très symbolique de l’assemblage final d’une partie des Airbus pour des raisons notamment de prestige national. Ici la coordination politique, qui laisse une place aux intérêts nationaux relevant d’une logique d’arsenal, vient interférer avec les aspects plus cognitifs visant tout à la fois à rationaliser la distribution spatiale des compétences et leur diffusion intragroupe. La recherche de la satisfaction des intérêts purement nationaux fait alors l’objet d’un compromis (entre Français et Allemands dans notre illustration) d’ordre politique, au détriment de la performance économique. Il faut voir là une illustration de la perméabilité de la frontière analytique que nous avons tracée entre coordinations politique et cognitive pour donner corps à la proximité organisationnelle.

2.2.2. La R&D : fertilisation croisée et autonomie des unités

40 Actuellement, les programmes de R&D d’EADS sont en cours d’intégration. Ces activités sont fondées sur trois règles internes émises par la tête de groupe, la première renvoyant plus à une coordination d’ordre politique, les deux suivantes à une coordination cognitive : accorder à chaque Division la responsabilité du développement de ses produits afin de rester proche des besoins de la clientèle et laisser une grande autonomie dans la conception des programmes de recherches ; coordonner les activités de recherche au sein du groupe par l’intermédiaire d’un réseau de recherche et de technologie (le « Réseau R&T») permettant la circulation horizontale d’informations et des compétences internes, ce qui suppose la construction d’outils ; favoriser la centralisation des ressources, des compétences et des moyens de recherche par la création d’un centre commun de recherche (le CCR) réparti sur trois sites (Suresnes en France, Ottobrunn en Allemagne, Getafe en Espagne). L’objectif est d’inciter les diverses entités d’EADS à se tourner vers le CCR afin de participer à des programmes. Là encore, coordination cognitive et politique s’entremêlent. Sur le plan cognitif, cette organisation matricielle de la recherche favorise les fertilisations croisées entre les unités nouvellement intégrées dans EADS11. Sur le plan politique, la recherche amont rempli ici un rôle fédérateur (CCR), contrebalançant l’autonomie des unités à échanger par elles-mêmes (Réseau R&T).

2.3. Les proximités dans les relations verticales

41 La logique de marché qui prévaut en interne au sein d’EADS est étendue aux relations verticales. Cette proximité institutionnelle, fondée sur la prédominance de la notion de coût, prend en effet progressivement place dans les relations de sous-traitance. Elle prend corps lorsque l’on analyse la proximité organisationnelle qui lie donneurs et preneurs d’ordres.

42 Dans une logique d’arsenal, ces relations sont décrites sous la forme d’un réseau captif au sens où autour des grands donneurs d’ordres gravite un réseau d’entreprises sous- traitantes. L’avionneur, point focal du flux d’approvisionnement, l’est également au

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niveau de la conception. Il assure en interne la définition globale de l’avion et la conception détaillée des sous-ensembles qui le composent. Une nouvelle étape s’est faite jour autour des grands programmes sous le jeu d’au moins deux facteurs. D’une part, on note une profonde évolution de l’objet avion qui se complexifie. La composante industrielle de l’avion (la cellule) voit son importance, quantitative et qualitative, diminuer au profit des systèmes (Kechidi, 2005). Un avionneur ne peut dès lors maîtriser l’ensemble des systèmes compte tenu du spectre de compétences non similaires qu’il devrait acquérir. Aussi tend-il à se recentrer sur ses compétences foncières et à se borner dans un rôle d’architecte, conservant l’industrialisation des pièces de structure. D’autre part, afin de faire face à des dépenses de R&D toujours croissantes dans un contexte de plafonnement du potentiel des ressources traditionnelles, les constructeurs recherchent des économies en coût et en temps dès la phase de développement du produit jusqu’au service après-vente (Haas, Larré, Ourtau, 2001) : la mobilisation de l’ensemble des ressources disponibles, en particulier celles présentes chez les fournisseurs, est à l’ordre du jour.

2.3.1. La coordination politique dans la proximité organisationnelle : structuration hiérarchique des fournisseurs

43 Que ce soit chez Airbus ou chez les autres constructeurs aéronautiques, on assiste à une recomposition de la pyramide des approvisionnements dans le respect des règles suivantes (Frigant et Talbot, 2005) : une réduction drastique du nombre de fournisseurs directs, qui se voient confier la charge complète de la conception et de la production des modules dont ils obtiennent la responsabilité ; la généralisation des pratiques de risk-sharing. Désormais, accéder directement à l’avionneur exige de participer au financement des investissements de R&D et d’assumer ces responsabilités jusqu’à la certification de l’appareil. En outre, les investissements immatériels et matériels seront amortis sur un nombre précis d’avions - l’équipementier obtenant l’exclusivité de la charge de travail - et ce n’est qu’au-delà de ce chiffre qu’il peut espérer réaliser un profit.

44 Le réseau de sous-traitance d’Airbus se présente comme une pyramide, véritable structure hiérarchique, organisée sur quatre niveaux (Kechidi, 2005) : 1. Les systémiers ou intégrateur de modules sont des entreprises qui participent à la conception et à la réalisation d’un sous-ensemble technique dont elles ont la responsabilité. Un systémier partage le risque financier avec l’avionneur en finançant sa R&D et les coûts d’industrialisation ; 2. Les équipementiers fournissent soit un module technique autonome soit un module devant faire partie d’un ensemble technique plus complexe. Cette fourniture est soit faite sur la base d’un cahier des charges précis soit totalement confiée en étude et réalisation à l’équipementier ; 3. Les sous-traitants de spécialité sont des entreprises qui possèdent des actifs spécifiques (difficilement transférables) dans un domaine particulier ; 4. Les sous-traitants de capacité ou de production sont généralement de plus petites entreprises qui sont sélectionnées sur la base de leurs offres financières. Elles fournissent des pièces de production ou des services génériques largement standardisés et relevant de marchés très concurrentiels.

45 Dans cette structure de pouvoir, le systémier, et dans une moindre mesure l’équipementier, se voient dotés d’une certaine autonomie technique et industrielle,

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notamment dans les modes opératoires, afin d’atteindre un résultat imposé. Pour l’avionneur, coordonnateur politique, il s’agit d’externaliser des systèmes qu’il recevra fabriqués, protégés, contrôlés, bref prêts à monter.

2.3.2. La coordination cognitive dans la proximité organisationnelle : création de dispositifs collectifs de coordination

46 Le mouvement d’externalisation que nous venons d’évoquer, et la décomposition des compétences qu’il induit, supposent la construction de dispositifs collectifs de coordination élaborés, permettant à l’avionneur de conserver la maîtrise cognitive de la relation tout au long du processus de conception et de production. Il s’agit, par une harmonisation des outils de conception (matériels et logiciels de CFAO) et par la mise en place d’une ingénierie simultanée, de permettre aux sites européens d’échanger progressivement des données et d’homogénéiser les méthodes de formation, de support et de documentation. Concrètement, on assiste à une mise en liaison informatique (EDI) des différents sites des avionneurs et de leurs principaux fournisseurs. Cette coordination cognitive est complétée par la constitution d’équipes plateaux en conception qui suppose une proximité géographique entre donneurs et preneurs d’ordres de premier rang. Autrement dit, le face-à-face, tout particulièrement dans les phases de conception commune, demeure essentiel. L’existence durable d’une telle proximité géographique entre preneurs et donneurs d’ordres est parfaitement illustrée par le cas toulousain12.

2.3.3. La proximité géographique dans les relations verticales : un rôle essentiel mais temporaire dans la coordination cognitive

47 Selon l’INSEE (2005), l’agglomération toulousaine concentre en 2004 les trois quarts des effectifs midi-pyrénéens des établissements liés au secteur aéronautique et spatial, les deux tiers des établissements liés13 à l’aéronautique de la Région. En outre, la plupart des prestataires de services et la quasi-totalité des établissements travaillant dans l’informatique sont situés dans l’aire urbaine toulousaine.

48 Il existe une première raison historique à l’existence d’un tissu ancien de systémiers, d’équipementiers et de PME sous-traitantes autour de l’agglomération toulousaine. Dans le cadre d’une logique d’arsenal, l’État faisait appliquer sa politique d’aménagement du territoire par les industriels comme Aerospatiale, groupe public : ce dernier se voyait attribuer un rôle d’animateur de l’industrie locale, dans le sens où la charge de travail qu’il déléguait constituait une ressource matérielle attribuée par l’État qu’il fallait partager. Peu à peu, aux côtés des premières entreprises présentes de longue date dans la région14, s’est ajouté un ensemble de preneurs d’ordres captant la ressource publique. Depuis les années quatre-vingt le désengagement progressif de l’État du secteur aéronautique civil autorise une émancipation des industriels. Ce retrait étatique permet à EADS-Airbus, désormais en charge des approvisionnements, d’élargir la recherche des sous-traitants aux niveaux national et international, abandonnant son rôle de soutien public au tissu industriel local que lui imposait la logique d’arsenal. Par conséquent, si cette raison historique explique les localisations déjà anciennes, elle ne permet pas en revanche de rendre compte des nouvelles implantations constatées lors du développement du programme A380. Divers systémiers et équipementiers se sont en effet implantés à proximité des unités de

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décision, de R&D et d’assemblage d’Airbus. Trois autres explications au moins, largement complémentaires les unes des autres, peuvent être fournies (Frigant et Talbot, 2003).

49 Sur un plan logistique, les livraisons effectuées par les systémiers et les équipementiers fournisseurs d’aérostructures se heurtent à la taille importante des composants. L’approvisionnement du site toulousain d’assemblage de l’A380 par des éléments réalisés notamment en Espagne (empennage horizontal), en Grande-Bretagne (voilure), à Hambourg (fuselage) ou encore à Saint-Nazaire (fuselage) oblige à construire des navires spéciaux (liaison maritime) puis une voie à grand gabarit entre Bordeaux et Toulouse (liaison routière), illustrant par là même les surcoûts qui proviennent d’un approvisionnement géographiquement éloigné. Si au sein des différentes composantes du groupe Airbus ce surcoût est accepté, il est moins évident que l’avionneur le tolère chez ses équipementiers au moment même où il accroît sa pression pour réduire ses coûts d’approvisionnement.

50 Sur un plan politique, l’enjeu économique du programme A380 et l’affirmation de Toulouse comme capitale industrielle de l’avionneur justifie d’un choix stratégique des équipementiers. La réalisation d’investissements à proximité constitue une preuve d’engagement dans la relation. Et cela que l’on se place du point de vue des équipementiers ou de l’avionneur. Côté équipementier, réaliser des investissements à proximité constitue un signal prouvant la volonté de s’impliquer à long terme auprès du constructeur toulousain, en particulier pour les industriels qui s’engagent pour la première fois de façon majeure auprès d’Airbus. C’est notamment le cas pour les équipementiers américains traditionnellement plus attachés au concurrent Boeing. Côté avionneur, l’efficacité induite par l’existence de ces investissements spécifiques localisés incite les donneurs d’ordres à octroyer aux preneurs d’ordres locaux le développement puis la réalisation industrielle des modules. Ces investissements constituent en quelque sorte un moyen de renforcer la relation bilatérale.

51 Sur un plan cognitif, un troisième ensemble de motifs renvoie aux méthodes de fabrication et au contenu du produit et justifie la réalisation d’unité de production à proximité. Nous distinguons les activités proprement industrielles des services. Du côté des activités industrielles, et concernant les méthodes de fabrication, la décomposition des objets techniques en sous-ensembles induit une forte densification des interactions nécessaires à la recomposition et à l’assemblage de l’avion (Kechidi, 2005). A cette décomposition accrue s’ajoute une complexité croissante du développement du produit, du fait de la nature novatrice de l’A380, ce qui incite de nombreux systémiers et équipementiers sélectionnés à implanter dans la zone toulousaine des équipes de recherche chargées de travailler en étroite collaboration avec les ingénieurs de l’avionneur. Ici, la proximité organisationnelle fondée sur l’ingénierie simultanée doit être complétée par de fréquents face à face. La proximité géographique atteint une phase plus intense lors de la mise en place d’équipes projets mixtes entre avionneurs, systémiers et équipementiers. C’est à l’occasion du développement de l’A340-500/600 en 1997 qu’Airbus a développé sa première équipe plateau. L’A380 approfondit cette organisation avec la construction d’un plateau d’un millier d’ingénieurs et de techniciens à Toulouse où sont réunis les personnels de l’avionneur et des équipementiers. Ce besoin intense de face à face auquel répond l’équipe plateau concerne uniquement les phases de conception générale de l’avion et de développement pour mettre au point les solutions techniques retenues. Le plateau est

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ensuite dissout. Durant cette période de quelques mois, il permet de recombiner des compétences dispersées entre différents acteurs éloignés physiquement en vue d’innover et de résoudre un problème productif. La proximité géographique, ici transitoire, et plus précisément le face-à-face qu’elle autorise, facilite grandement cette recombinaison en permettant le transfert de connaissances, tout en réduisant l’incertitude issue de la dimension tacite inhérente à tous savoirs et les risques d’opportunisme (Boschma, 2004 ; cf. en outre l’article du même auteur dans ce numéro). Du côté des études et des services cette fois, il apparaît que la branche de la construction aéronautique fait de plus en plus appel à des sociétés orientées vers ce type d’activité au détriment des entreprises de construction mécanique. Selon les diverses enquêtes INSEE, les activités tertiaires passent ainsi de moins de 20 % du total des emplois liés à la branche en 1982 à près de 45 % en 1999 et 55 % en 2002. Pour Zuliani et Jalabert (2005), la mise au point et l’utilisation de systèmes informatiques de plus en plus complexes rend obligatoire un contact entre les salariés d’Airbus et des SSII effectuant des développements, des mises au point, des contrôles et de la maintenance. Cela favorise une concentration croissante des activités sur l’aire urbaine toulousaine, non pas tant du fait de relocalisations d’entreprises, mais parce que les nouvelles entreprises de services qui se créent s’implantent à Toulouse, à la recherche d’une proximité géographique étroite.

Conclusion

52 Après avoir justifié la conservation des trois dimensions de la proximité, nous avons défini ces différentes formes à travers une grille de lecture institutionnaliste insistant sur le double effet contrainte versus libération de l’action individuelle. En outre, nous avons cherché à valider l’hypothèse qu’une proximité organisationnelle pouvait se décrire en distinguant, de façon purement analytique, la coordination politique de la coordination cognitive. Cette frontière analytique s’est d’ailleurs avérée poreuse à l’épreuve de la réalité. Cette même réalité nous a d’ailleurs conduits à distinguer deux composantes de la proximité institutionnelle, la logique d’arsenal et la logique de marché. C’est l’occasion pour nous d’affirmer le caractère profondément dynamique des formes de proximités qui se recomposent continuellement, puisqu’elles renvoient à un partage d’objets, institution, organisation, espace, eux-mêmes en perpétuelle évolution. Enfin, l’exemple de la formation d’équipes plateaux au sein des usines Airbus à Toulouse nous permet de souligner le caractère cette fois complémentaire de ces formes évolutives. La proximité géographique est dans notre cas apparue comme un complément aux autres formes de proximité. Si diverses interfaces organisationnelles mobilisant les technologies de l’information et des communications permettent une coordination cognitive continue à distance, en raison de la complexité du produit elles doivent être ponctuellement complétées par de fréquentes rencontres physiques qui justifient une co-localisation, même transitoire. Au-delà des proximités organisationnelle et géographique, la conception commune, objectif des équipes plateaux, suppose une compréhension mutuelle et un apaisement transitoire des conflits, bref une proximité institutionnelle. Au final, la proximité géographique permet de favoriser le partage de connaissances, mais sans se substituer ici aux proximités institutionnelle et organisationnelle. Ces proximités, comprises comme

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évolutives et complémentaires, permettent alors de caractériser les différentes formes d’action collective.

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NOTES

1. Pour les publications les plus récentes sur ce point, le lecteur peut se référer à Gilly et Torre (2000), Dupuy et Burmeister (2003), Pecqueur et Zimmermann (2004) ou encore Torre et Filippi (2005). 2. Pour une discussion sur les différences entre les approches individualiste, holiste et interactionniste, cf. par exemple Grossetti et Fillipi (2004). Ces auteurs expliquent notamment que le point commun des travaux interactionnistes est de rejeter la figure de l’agent représentatif au profit d’un agent qui tient compte dans son action du comportement des autres agents avec lesquels il entretient des liens directs. 3. European Aeronautic Defence and Space Company. 4. Une part importante de ces éléments provient des résultats d’un contrat de recherche auquel nous avons contribué (Bécue et al., 2005). 5. Bazzoli et Dutraive (2002) expliquent que certains institutionnalistes américains, comme Veblen, insistent plus sur la dimension cognitive des institutions en développant la notion d’habitudes de pensée tandis que d’autres, comme Commons, s’attachent à approfondir leur aspect structurel. Le refus pragmatique de la dichotomie pensée/action réunit ces auteurs. 6. Ces auteurs y définissent les ressources comme un potentiel latent de facteurs à exploiter, à organiser ou à révéler. Elles sont spécifiques lorsqu’elles ne peuvent être transférées. 7. En 2004, l’actionnariat d’EADS se compose de la façon suivante : Dasa 32,87% ; actionnariat flottant 30,16% ; Sogeade (50% Lagardère 50%, Etat français 50%) 30,13% ; Sepi (Etat espagnol) 5,51% ; salariés 0,79% ; Etat français 0,06%. 8. En 2002, sur 177 cadres dirigeants du groupe, on compte 100 Français pour 50 Allemands (La Tribune, 14 novembre 2002). 9. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les luttes d’influences qui ont débuté au premier semestre 2005 pour le renouvellement de l’équipe dirigeante. Les actionnaires allemands estiment que leurs homologues français tentent d’abandonner la structure bicéphale d’EADS

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pour une présidence unique française. Quelques mois auparavant, les Espagnols ont réclamé un partage plus en leur faveur des responsabilités et une part actionnariale plus importante. 10. Earnings Before Interest and Taxes ou bénéfice opérationnel. 11. A l’exemple de la technologie de placement de fibres développée par EADS Casa pour des applications spatiales et qui connaît un débouché pour la fabrication du cône arrière de l’A380. 12. Selon Zuliani et Jalabert (2005), il existe une concentration similaire d’équipementiers aéronautiques autour de Madrid en raison de la présence d’EADS-Casa, d’Hambourg et des sites d’assemblages de l’A320 ou encore Bristol-Filton où se localisent des unités de production d’Airbus UK. 13. Par « lié », l’INSEE entend les emplois qui dépendent en partie des commandes du secteur. 14. Latécoère s’est implanté à Toulouse en 1917 suivi quelques années plus tard de Ratier à Figeac, de Messier à Pau, de Morane Saulnier à Tarbes.

RÉSUMÉS

L’article propose de procéder à un travail de définition des formes de proximité en adoptant une perspective institutionnaliste. Dans une première partie, nous définissons la proximité institutionnelle comme le fait de se conformer et de partager des institutions, cette proximité contraignant et libérant à la fois l’action individuelle. Suivant la distinction proposée par Commons entre institution et organisation, la proximité organisationnelle est comprise comme une forme particulière de proximité institutionnelle qui articule coordination politique et coordination cognitive. Elle consiste pour des acteurs a priori hétérogènes à intégrer la structure de pouvoir (coordination politique) et à accéder à la mémoire de l’organisation (coordination cognitive). Le rôle ambigu de la proximité géographique est ensuite affirmé. Dans une seconde partie, nous examinons comment le groupe EADS crée en 2000 construit de telles proximités entre ses diverses unités, appartenant il y a encore peu de temps à trois firmes distinctes.

This article proposes, in a first part, a definition of several dimensions of proximity by adopting an institutionalist point of view. Conform to and sharing institutions define the institutional proximity, which at the same time constrains and expands individual action. According to the distinction suggested by Commons between institution and organization, organisational proximity is understood as a particular form of institutional proximity which articulates political and cognitive coordinations. Heterogeneous actors who share this organizational proximity must integrate structure of power (political coordination) and can share memory of organization (cognitive coordination). The ambiguous role of the geographical proximity is then stressed. In a second part, we examine how the new firm EADS built such proximities between its units, belonging still little time ago to three distinct firms.

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INDEX

Mots-clés : institutionnalisme américain, proximité institutionnelle, proximité organisationnelle, proximité géographique, industrie aéronautique, EADS Keywords : American institutionalism, institutional proximity, organizational proximity, geographical proximity, aeronautical industry, EADS Code JEL L24 - Contracting Out • Joint Ventures • Technology Licensing, L62 - Automobiles • Other Transportation Equipment • Related Parts and Equipment, R39 - Other

AUTEUR

DAMIEN TALBOT IFReDE-GRES, Université Montesquieu-Bordeaux IV, Pessac, damien.talbot[at]u-bordeaux4.fr

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Proximité institutionnelle et conflits

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Réflexions sur les dimensions négatives de la proximité : le cas des conflits d’usage et de voisinage

André Torre et Armelle Caron

Les auteurs remercient vivement Luc Bossuet pour ses commentaires sur une première version de ce papier. Les erreurs et imprécisions pouvant subsister ne lui sont toutefois aucunement imputables.

Introduction

1 La recherche sur les relations de proximité, engagée il y a plus de dix ans maintenant (Bellet et al., 1993), a permis de dépasser les discussions stériles sur les vertus comparées du local et du global et de sortir de l’enfermement localiste engendré par les analyses des systèmes locaux. Elle a en particulier contribué à mettre en évidence l’importance des dimensions organisationnelles et institutionnelles, à sortir de la confusion entre localisation et proximité géographique et à révéler toute l’importance des espaces d’interface (les « hétérotopies » foucaldiennes), qui mettent en relation les acteurs productifs et sociaux dans des lieux réels ou virtuels (Torre et Rallet, 2005).

2 Toutefois, et jusqu’à une date récente, ces travaux ont manifesté un intérêt quasi exclusif pour les aspects positifs des relations de proximité, cherchant systématiquement à en révéler les avantages ou essayant encore de déterminer comment il est possible de mobiliser telle ou telle dimension de la proximité, au bénéfice des activités productives ou d’innovation. Les dimensions négatives de la proximité, rarement niées, sont restées peu explorées, et les travaux des sociologues des années soixante-dix (Chamboredon et Lemaire, 1970) n’ont certainement pas trouvé l’écho qu’ils méritaient. A tel titre que l’on a pu penser, pendant longtemps, que l’analyse des problèmes liés à l’espace restait le domaine réservé des économistes standard.

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3 Les recherches menées en économie urbaine et de l’environnement sur les effets de congestion ou les externalités négatives de pollution ont en effet apporté une contribution essentielle à la compréhension des inconvénients posés par la multi- localisation de différents acteurs ou activités sur un même site. On a pu en déduire des facteurs de déviation et d’échecs de marché par rapport aux situations d’équilibre, ainsi que des principes de compensation monétaire des dommages causés par l’une des parties en présence. Dans une perspective plus réglementaire, on en infère des directives de fonctionnement, et la mise en place de plans d’aménagement du territoire fondés sur les notions d’équité ou de répartition des espaces et des nuisances.

4 Pourtant, ces approches reposent sur des présupposés que l’on peut réfuter, de la conception réitérée de l’individualisme méthodologique aux acceptions abusives du théorème de Coase, en passant par la boite noire des externalités négatives (Caron et Torre, 2002). Par ailleurs, elles offrent une vision exclusivement monétaire et marchande des relations entre individus, des analyses du consentement à payer aux réparations financières, une vision qui fait souvent abstraction des liens sociaux et des encastrements institutionnels. Ce faisant, elles proposent parfois des préceptes d’action qui tiennent peu compte des réalités locales et imposent aux acteurs un cadre contraignant, duquel ils vont chercher à s’échapper par des comportements non prévus par la théorie, un peu rapidement qualifiés d’opportunisme ou d’aléa moral.

5 C’est bien sûr le cas des conflits, qui sont globalement absents de la littérature orthodoxe, à moins de considérer que toute confrontation est de nature conflictuelle. En réalité, l’analyse économique, à l’exception de quelques auteurs (Marx, Commons…), s’est largement désintéressée de cette approche, au profit d’une étude sans cesse plus approfondie des relations de concurrence. Le processus de coordination entre acteurs se voit ainsi réduit à une lutte ferme mais courtoise, menée dans le cadre d’un tournoi dans lequel le meilleur l’emporte, pour le bien de la société. C’est l’idée d’une compétition loyale, objective et correcte, dont l’idéal correspond au cas de la concurrence parfaite, qui recouvre des hypothèses de nature institutionnelle et relatives aux comportements individuels permettant d’assurer la conciliation de l’intérêt collectif et des intérêts individuels divergents (Guerrien, 1999). Les pratiques déviantes (anti-concurrentielles) sont supposées punies et toute considération sur le pouvoir est évacuée, excepté pour les relations situées dans le champ des organisations, pour lesquelles les conflits sont résolus par la hiérarchie (Tinel, 2002). Les conflits, porteurs d’affrontements pouvant devenir violents, souvent menés en dehors des règles du marché, sont éliminés de cette vision.

6 Ce champ doit être aujourd’hui investi, par les économistes mais également par d’autres disciplines des sciences sociales. Non seulement il offre une illustration extrêmement intéressante des dimensions négatives de la proximité, mais il est également révélateur des caractéristiques du processus de gouvernance locale. En effet, il montre comment les acteurs locaux, au-delà des relations de coopération et de confiance (Dupuy et Torre, 2004), sortent de la logique purement marchande des échanges bilatéraux et entreprennent des actions de nature conflictuelle, dans le but d’affirmer leurs positions, qui ne trouvent pas ailleurs d’arènes de légitimité ni de reconnaissance institutionnelle. L’analyse des conflits d’usage et de voisinage constitue ainsi un révélateur des modes de production du local, ainsi que des relations qui s’établissent entre les acteurs présents au sein des différents territoires, en particulier en présence d’innovations ou de nouveaux projets. C’est dans ce but que nous avons

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entrepris un travail de nature collective (Kirat et Torre, 2004 ; Torre et Aznar, 2005) visant à évaluer les caractéristiques principales des conflits d’usage et de voisinage dans différentes régions françaises, en se fondant sur une série d’études empiriques.

7 Le présent article a pour objet de mettre en rapport les résultats obtenus dans le cadre de ces études avec les grandes catégories de l’analyse des proximités et de montrer comment l’approche en termes de dimensions négatives de la proximité permet une compréhension accrue des mécanismes à l’œuvre dans les processus conflictuels qui prévalent au sein des espaces ruraux et périurbains. Dans les lignes qui suivent nous abordons tout d’abord l’analyse des conflits liés à l’espace, une voie encore peu explorée par la théorie économique, en proposant une définition générique des conflits, puis des conflits d’usage et de voisinage. Dans un second temps, nous nous intéressons à la question du lien entre processus conflictuels et relations de proximité, en commençant par analyser de manière précise comment l’approche en termes de proximité permet de comprendre les phénomènes à l’œuvre au sein des processus conflictuels, puis en présentant ensuite une série d’illustrations issues de nos travaux empiriques. Il s’agit ici de deux facettes de notre travail de recherche, la première fondée sur l’élaboration de faits stylisés, alors que la seconde donne l’avantage aux observations de terrain.

1. Vers une définition des conflits liés à l’espace

8 Il n’est pas question de revenir ici de manière détaillée sur l’analyse des conflits, qui occupe une place importante dans la littérature des sciences sociales. En effet, et à l’exception d’un concernement plutôt faible du côté des sciences économiques, les recherches portant sur les conflits sont légion, qu’il s’agisse de la sociologie - avec, par exemple, les travaux de Simmel (1992), Weber, Touraine (1978), Freund (1983) ou Coser (1982) - de la psychologie sociale - avec les études de Lewin (1948), Stephenson (1981), Touzard (1977) - des sciences politiques - Duclos (1998) - de la gestion - Mermet (1992), Faure et al. (1998), Gobeli (2001), Michel (2003) - de la géographie et l’aménagement - Cadène (1990), Charlier (1999), Dziedzicki (2001) - ou des spécialistes des conflits armés - Bouthoul (1976). De plus, une place toute particulière doit être réservée à deux courants d’analyse qui, par leur nature instrumentale, transcendent les approches disciplinaires. Il s’agit tout d’abord de la théorie des jeux, utilisée aussi bien en sociologie, en économie et en psychologie qu’en théorie de la guerre, pertinente pour l’analyse d’une forme particulière de conflit qui relève de la relation de face à face entre deux acteurs, en dehors de toute possibilité de confrontation violente ou de débat (Rapoport, 1960). Toute différente est l’approche en termes de résolution des conflits (conflict resolution), résolument engagée dans le soutien à l’action et qui a pour objectif d’assister les parties prenantes d’un conflit dans leur négociation, mais avant tout de les aider à explorer les causes du conflit ainsi que les stratégies de changement dans le système qui a engendré ce dernier (Jeong, 1999).

9 Toutefois, peu de travaux ont été menés dans le but d’analyser des conflits liés à l’espace, même si de nombreuses recherches mettent en avant, depuis quelques années, l’importance des tensions ou des oppositions entre usages de l’espace. Ces dernières présentent généralement une double caractéristique. D’une part, elles ne mettent pas en avant la dimension conflictuelle ou, quand c’est le cas, insistent avant tout sur les modalités d’évitement ou de résolution des conflits. D’autre part, ces travaux se

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penchent peu sur les caractéristiques spatiales des conflits et les spécificités des conflits d’usage et de voisinage. Le rapport entre conflits et espace est donc encore aujourd’hui peu investigué.

1.1. Deux voies alternatives pour une interprétation économique des conflits

10 Qui dit conflit dit différend, entre deux ou plusieurs personnes, cela tombe sous le sens. Et un différend suffisamment important pour qu’il donne naissance à une relation de nature conflictuelle, à étudier. Avant de proposer notre propre définition des conflits, commençons par présenter deux catégories de développements de l’analyse économique, dont certains éléments peuvent être mobilisés pour l’étude des relations conflictuelles et de leur dynamique, en dépit de limites certaines.

1.1.1. L’internalisation des effets externes

11 Les développements de l’économie du bien être relatifs aux situations de défaillances de marché, notamment en cas d’existence d’effets externes négatifs, peuvent être utilisés pour traiter de la question des conflits, et plus particulièrement des conflits engendrés par l’émission de pollution, d’origine industrielle ou agricole (Torre et Caron, 2002). En effet, le concept d’effet externe n’exclut pas la dimension spatiale, la proximité géographique de l’émetteur et du récepteur apparaissant comme une condition implicite de son existence, à part dans le cas particulier des pollutions globales. Cette littérature se focalise sur l’étude des modalités d’internalisation des effets externes, i.e., sur les moyens d’obliger l’agent à l’origine de l’activité produisant des effets délétères sur l’activité de tiers à en tenir compte dans son calcul économique. Les modalités d’internalisation des externalités peuvent alors être appréhendées comme autant de voies de résolution des tensions ou des conflits générés par l’existence d’interactions négatives entre les activités d’acteurs économiques localisés.

12 Deux catégories polaires de solutions des externalités sont envisagées par la littérature : la solution interventionniste préconisée par Pigou et la solution par marchandage bilatéral avancée par Coase.

13 Dans la perspective pigouvienne - celle de l’économie du bien-être - l’instauration d’une taxe sur l’activité à l’origine de l’effet externe négatif permet de rejoindre une situation optimale d’un point de vue collectif. En présence d’effet externe positif (par exemple la contribution des activités agricoles au maintien de la qualité paysagère des espaces ruraux et périurbains) c’est le versement d’une subvention à l’activité à l’origine de l’effet positif considéré qui doit permettre d’atteindre un niveau de production socialement optimale. Un tel principe est mis en œuvre notamment dans le cadre de la politique agricole à travers les mesures agri-environnementales qui s’inscrivent dans les contrats d’agriculture durable. A cette forme canonique de solution des externalités, que constitue le couple taxation-subvention, il faut ajouter les systèmes de permis à polluer négociables1. Cet instrument de politique environnementale a en effet été introduit par Dales, comme une réponse au défi auquel se trouve confrontée l’autorité de régulation quand il s’agit de déterminer le montant de taxe efficace (Dales, 1968). Dales écrit explicitement qu’il conçoit le système de marché de droits à polluer comme l’instrument dual de la taxe – substituant une régulation par les quantités (l’agence de régulation fixe un niveau global d’émissions admissible, celui-ci est divisé en quotas

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d’émissions échangeables qui sont alloués aux pollueurs ; les échanges de quotas permettent de fixer un prix à la pollution) à une régulation par les prix (l’agence de régulation fixe directement le prix de la pollution à travers l’établissement de la taxe). En ce sens, on peut considérer que le système de marché de droits à polluer ne diffère pas substantiellement de l’instauration d’une taxe (Boisvert, Caron, Rodary, 2005).

14 Après avoir souligné le caractère fondamentalement réciproque du problème posé par les nuisances et l’avoir reformulé dans les termes d’un problème d’allocation de droits de propriété (droits d’usage), Coase met en question la légitimité de l’interventionnisme public d’inspiration pigouvienne et montre l’existence d’une solution librement négociée entre les parties prenantes (Coase, 1960). De tels arrangements privés consistent, en fonction de la distribution initiale des droits de propriété, soit dans le versement, par le pollueur, d’un dédommagement à la victime, soit dans le versement d’une compensation par la victime au pollueur en contrepartie d’une réduction de la nuisance. Le versement d’un dédommagement peut être perçu comme l’achat (ou la cession temporaire par location) par le pollueur à la victime, de son droit à ne pas subir de nuisance. Inversement, la compensation consiste dans l’achat par la victime de la nuisance du droit à polluer détenu par le pollueur. Une telle négociation bilatérale, dont l’initiative est partagée entre les protagonistes de la nuisance en fonction de la distribution des droits et des préférences individuelles, est supposée permettre un retour à une situation optimale d’un point de vue collectif, une fois épuisé l’ensemble des gains liés à l’échange des droits de propriété.

15 Le domaine de validité de ces modalités de solutions est très contraint par l’exigence des hypothèses des modèles sur lesquelles elles s’appuient (nullité des coûts de transaction et information parfaite notamment). Ainsi, quand il s’agit de fiscalité écologique, la mise en œuvre est, dans les faits, très éloignée des préceptes théoriques (Hahn et Stavins, 1991 ; Vallée, 2002) et les marges de manœuvre pour la mobilisation de cet outil au niveau local s’avèrent limitées.

16 L’observation de négociations bilatérales « à la Coase » supposées, en théorie, se réaliser, dans certains cas, antérieurement à la survenue du dommage ou de la nuisance considéré, est également très rare (Lévêque, 1998). La théorie prédit que de telles négociations devraient être observées, par exemple, dans le cadre du choix de la localisation d’implantation d’activités sources de nuisances telles que les porcheries industrielles dans l’espace périurbain (Cavailhès et Peeters, 2004), ce que nous n’avons pas vérifié empiriquement. Il en est de même de la compensation monétaire des victimes, qui existe rarement dans les faits, y compris lorsque ces dernières recourent aux tribunaux (Jeanneaux et Kirat, 2006). Les résultats de notre travail de terrain montrent, en effet, que les acteurs préfèrent, au contraire, s’engager dans le conflit de manière préventive (Kirat et Torre, 2004 ; Torre et Aznar, 2005). Plutôt que de bénéficier d’un hypothétique dédommagement monétaire, ils cherchent à défendre l’intégrité de leur cadre de vie.

17 Par ailleurs, l’hypothèse d’une position symétrique (aussi bien au niveau social que spatial) et exempte de relation de pouvoir des agents, implicite au modèle coasien, n’a que peu à voir avec les situations réelles. Celles-ci exigent en effet de dépasser un strict cadre interindividuel - privilégié par l’essentiel de la littérature post-coasienne - pour tenir compte du contexte institutionnel dans sa diversité. Cela, notamment, parce que la plupart des situations de conflits observées (liées à des projets d’infrastructures, autorisations administratives d’exploitation, permis de construire, objectifs de

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conservation de la nature…) impliquent des acteurs publics (État central et ses représentations locales, services déconcentrés de l’État, collectivités territoriales…). Dans ces cas de figure, des intérêts résidentiels ou pour le cadre de vie peuvent, par exemple, être mis en balance avec des réalisations visant l’intérêt public ou une contribution à l’activité économique, à l’emploi ou aux ressources fiscales des collectivités locales (Jeanneaux et Kirat, 2006). Kirat (2005) a montré que ces diverses configurations ne sont pas homogènes du point de vue des règles de droit, les dispositifs juridiques et les conditions de compensations des perdants différant largement en fonction des opérations concernées.

1.1.2. Défense et illustration de l’approche hirschmanienne

18 L’étude de la littérature économique nous révèle qu’existe une solution alternative aux deux modes canoniques de résolution des externalités présentés ci-dessus. Il s’agit de l’approche développée par Hirschman (1970, 1995) dans le cadre du tripode exit, voice ou loyalty, qui rejoint les travaux menés en économie publique locale sur le vote avec les pieds (Tiebout, 1956). Cette approche, qui n’est directement dédiée ni à la résolution des effets externe, ni à l’analyse des conflits et de leurs modes de résolution, peut cependant tout à fait être mobilisée dans le cadre qui nous intéresse. Elle apporte des éclairages importants sur les comportements d’acteurs confrontés, au niveau local, à des situations contraires à leurs attentes ou à leurs projets, et qui subissent donc une contrainte.

19 En situation de différend entre des parties, opposées par exemple au sujet d’un projet commun, Hirschman identifie trois cas, qui définissent autant de solutions et d’issues à la tension qui s’installe. Par exemple, dans le cas d’une personne insatisfaite de la décision qui vient d’être prise : • la solution dite de loyalty consiste à accepter la décision prise, même si elle est considérée comme non valable, et à « jouer le jeu » en silence ; dans le cas présent, il s’agit de se conformer aux options qui ont été définies démocratiquement ou par la voie hiérarchique, ou encore de ne pas donner suite aux jugements édictés par les tribunaux, fussent-il considérés comme non conformes aux attentes d’une des parties en présence ; • la solution dite d’exit consiste à abandonner le terrain à son adversaire ; dans le cas des conflits liés à l’espace il s’agit sans aucun doute de se délocaliser et de changer d’espace ou de territoire. Cette solution s’apparente à celle du vote avec les pieds ; • la solution dite de voice consiste à s’opposer, de manière légale ou illégale, à la décision prise et à la contester en prenant la parole ou en donnant de la voix ; dans notre cas, il s’agit d’entrer en opposition et probablement de s’engager dans un conflit.

20 Un examen un peu plus approfondi de ces solutions révèle les potentialités offertes par la troisième voie (voice) en matière d’analyse de la conflictualité. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer ici sur la loyauté, qui consiste simplement à accepter les décisions prises et à s’y conformer. Notons toutefois qu’elle ne signifie pas un abandon de toutes les prérogatives : dans le cadre d’un jeu démocratique ou de processus de gouvernance territoriale, elle peut correspondre à une stratégie d’opposition « constructive » visant à renverser les pouvoirs à l’occasion d’une prochaine consultation, voire même à entamer des négociations sur l’avenir avec les parties adverses. Il peut également se faire que, dans le but de réaliser des objectifs généraux partagés par le plus grand nombre (développement local, amélioration des qualités de vie…), certains acteurs acceptent de renoncer à une partie de leurs exigences ou de leurs revendications, et de

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prendre en compte une partie des demandes de leurs opposants. Dans tous les cas, toutefois, on considère que la partie est perdue et que l’on accepte la décision prise en faveur de ses adversaires.

21 La solution de l’exit mérite quelques développements plus conséquents. Si l’on en croit Hirschman, ou encore mieux Tiebout, le vote avec les pieds est la réponse apportée par les consommateurs, en termes de choix résidentiel, aux contraintes imposées, par des décisions publiques, à leurs préférences en matière de consommation de biens locaux. Ainsi, par exemple, vont-ils décider de déménager et de s’installer ailleurs s’ils considèrent que les impôts locaux sont trop importants. On voit que cette solution peut tout à fait s’appliquer à l’analyse des conflits, des acteurs locaux – entreprises ou particuliers – pouvant décider de quitter les lieux dans le cas où des projets de développement, ou une décision de justice, vont à l’encontre de leurs intérêts. Ce sera le cas, par exemple, de résidents voyant se réaliser un projet d’incinérateur ou de bretelle d’autoroute à côté de chez eux, ou encore d’une entreprise qui n’a pas eu gain de cause dans un litige l’opposant à ses voisins, telle qu’un rejet de polluants dans une rivière. Il est clair que cette stratégie peut s’étendre à d’autres domaines que ceux de la décision publique, et se généraliser à l’ensemble des différends entre parties, quelle que soit leur origine ou l’instance qui les a tranchés.

22 Toutefois, on peut émettre des doutes sérieux quant à la possibilité systématique d’une telle solution, la mobilité résidentielle ou professionnelle se révélant le plus souvent coûteuse ou difficile, si bien que la stratégie d’exit est loin d’être toujours facilement réalisable. Le coût de déménagement est prohibitif, et doit être mis en balance avec le désagrément subi en restant sur place. Dans le cas d’une entreprise, il s’agit de se relocaliser, avec un éloignement de certains clients ou fournisseurs locaux, ainsi qu’en termes de positionnement sur de nouveaux marchés locaux du travail. Pour des particuliers, il peut s’agir d’un éloignement par rapport au poste de travail, d’un changement d’emploi, ou encore d’une coupure avec le milieu social d’insertion, la famille, les proches, le lien au lieu ou l’attachement ancestral. De plus, dans un cas comme dans l’autre les problèmes fonciers apparaissent essentiels, qu’il s’agisse de propriété privée individuelle ou de terrains à vocation productive. Le cas le plus patent est celui des activités agricoles, pour lesquelles la relocalisation relève de la gageure. La théorie de l’économie publique relève d’ailleurs que le vote par les pieds demande, pour sa réalisation, une parfaite mobilité des citoyens, une connaissance de l’ensemble des caractéristiques des autres communautés et des biens collectifs offerts, l’absence de contraintes géographiques pour les individus par rapport à leurs revenus, et encore l’absence d’effet de débordement lié aux externalités négatives, ce qui signifie de s’éloigner suffisamment loin pour échapper à la nuisance à laquelle on désire se soustraire (Mueller, 2003).

23 L’ensemble de ces conditions révèle suffisamment les limites de la solution du vote avec les pieds dans l’expression des conflits et conduit à se tourner vers la dernière possibilité envisagée par Hirschman, celle de la prise de parole, ou voice. Déclinée dans la sphère du conflit, il s’agit de l’opposition à une action privée ou à une décision des pouvoirs publics, opposition qui peut prendre la forme d’un recours en justice, de violences ou de voies de fait, ou encore d’une expression publique, politique ou médiatique, mais qui sort de la relation de coordination généralement envisagée par l’analyse économique et ouvre la porte à une réorganisation des relations locales par la mise en place d’un système de contestation des décisions.

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24 Cette solution semble très bien correspondre à l’expression de tout ou partie des conflits. En effet : • elle permet de dépasser l’alternative entre coopération (loyalty) et résignation (exit) ; • elle signe l’entrée dans une forme d’opposition qui ne doit rien au jeu de la concurrence et peut même conduire à en contester ou à en remettre en cause les règles ; • elle permet au requérant de rester présent dans le lieu du différend sans renoncer à la défense de ses préférences, et préserve l’avenir en lui donnant la possibilité d’y exercer une action dans le futur ; • elle présente l’avantage de révéler au grand jour un problème et de lui donner une expression publique.

25 De plus, et concernant spécifiquement la comparaison avec le vote avec les pieds, il peut s’avérer intéressant de pouvoir arbitrer entre les deux solutions, la prise de parole se révélant souvent une solution moins coûteuse alors qu’elle assure une meilleure emprise locale.

1.2. Notre définition des conflits

26 Notre définition des conflits, qui reprend en toile de fond les éléments précisés ci- dessus de la stratégie de prise de parole, vise à définir et à établir cette catégorie de manière solide, en la distinguant en particulier de formes présentées comme voisines, telles que la concurrence, la tension ou les controverses. Il convient en particulier d’établir une distinction fondamentale entre les notions de conflit et de tension, proches aussi bien dans le quotidien que dans leur acception courante, en donnant des bases théoriques à l’acte conflictuel.

1.2.1. Le recours à la notion d’engagement

27 Si les notions de tension et de conflit sont voisines, celle de tension est toutefois porteuse d’un sens plus général, alors que celle de conflit traduit le passage d’un seuil qualitatif. Les tensions sont très courantes dans les relations humaines, qu’elles soient de nature interpersonnelle, se déroulent au sein des groupes d’acteurs, des organisations, ou dans les réseaux de personnes. Elles peuvent se produire à n’importe quel moment, sans être synonymes de conflits ou de suites dommageables, et s’élever ou retomber, sans que la crise apparaisse. Il ne s’agit donc pas d’une catégorie analytique pertinente, car elle présente un contenu peu fixé et recouvre des situations de natures différentes, qui nécessiteraient un appareillage théorique plus étendu, faisant en particulier appel aux ressources de la psychologie. Afin de distinguer les notions de tensions et de conflits nous nous appuyons sur les concepts d’engagement et d’engagement crédible, présentés et développés par les analyses de théorie des jeux. L’engagement a pour but de crédibiliser la position de l’une des parties prenantes dans une relation de face à face entre deux individus ou lors d’interactions de groupes. Il s’agit, par exemple, dans le cas des barrières à l’entrée sur un marché, de montrer, par la mise en place d’une nouvelle campagne de publicité, que l’on n’est pas disposé à laisser s’installer un autre concurrent sur le marché ou encore, dans un cadre coopératif, de manifester une volonté de coopération en partageant un certain nombre d’informations de nature technique avec un futur partenaire. L’engagement possède ainsi une double fonction, puisqu’il consiste à la fois à fournir un signal clair aux autres parties prenantes de la relation (je suis disposé à coopérer, ou au contraire à faire la

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guerre) et à se contraindre soi-même à s’engager dans la voie que l’on a indiquée. C’est la raison pour laquelle l’engagement implique un coût, qui peut être de nature monétaire (je dépense une somme importante pour ma campagne de publicité) ou plus hédonique (je partage des informations, je prends le temps d’apporter mon aide à un partenaire…) et constitue donc un facteur de crédibilisation de la démarche, en même temps qu’une contrainte que l’on s’impose et qui guide l’avenir. L’engagement reste (coûteux), même en cas d’échec de la démarche (Rullière et Torre, 1995). L’engagement permet d’identifier et de distinguer conflits et tensions. Il va traduire le passage d’un état de dysfonctionnement ou de difficulté de coordination et d’échange (la tension) à une situation d’opposition frontale (le conflit). On prend la décision de s’engager dans le conflit et l’on se donne les moyens d’y parvenir en recourant à des menaces crédibles : l’engagement est clair, pour les adversaires, comme pour les alliés. On dira alors qu’une tension entre parties prenantes désigne une opposition sans engagement des protagonistes, alors qu’un conflit prend naissance avec l’engagement de l’une des parties. Cet engagement se définit par la mise en œuvre d’une menace crédible, qui peut prendre différentes formes : • le recours en justice (demande de jugement par les tribunaux) ; • la publicisation (différend porté devant des instances publiques ou des représentants des services de l’État) ; • la médiatisation (différend porté devant les média, presse, radio, télévision…) ; • les voies de faits ou la confrontation verbale ; • la production de signes (panneaux interdisant un accès, barrières...).

28 La distinction entre conflits et tensions devient ainsi patente, au niveau analytique comme à celui de la relation humaine. L’engagement dans la relation conflictuelle se marque par des actes techniques ou des actions qui déterminent et contraignent l’avenir des parties prenantes. Il traduit non seulement un degré supplémentaire d’opposition, mais surtout l’entrée dans une phase active de confrontation.

1.2.2. Les conflits d’usage et de voisinage

29 C’est dans ce cadre que nous inscrivons notre étude des conflits d’usage et de voisinage, qui ne sont qu’une sous-catégorie de l’ensemble plus général des conflits, mais présentent la particularité d’entretenir un lien fort avec la dimension spatiale. En effet, ils se déroulent entre voisins, qu’il s’agisse d’entreprises, d’exploitations agricoles ou de particuliers. Ces voisins, plus ou moins proches, possèdent des préférences spatiales, en termes de localisation ou de projets de construction et d’action, et ils s’opposent sur la réalisation de ces préférences, leurs objectifs et leurs besoins se révélant souvent divergents. D’où la naissance de tensions, puis éventuellement de conflits liés à l’espace, qui vont par exemple opposer un propriétaire de terrain au passage de randonneurs ou de vététistes, ou encore des riverains à l’installation d’une station d’épuration ou à l’édification d’un lotissement. Ces conflits ont ainsi une base physique indéniable, qui se révèle déterminante. Ils se déroulent à propos de biens supports matériels (le sol, l’eau) ou immatériels (l’air, dans le cas de pollutions), qui impliquent tous des propriétés de localisation. On retrouve alors la relation de face à face décrite ci-dessus par le passage à l’engagement. Toutefois, il convient d’ajouter à cette liaison bilatérale une dimension institutionnelle forte, qui se manifeste tout particulièrement dans ce type de relations locales, et ce au moins à trois niveaux. Tout d’abord parce que les différends interpersonnels peuvent être réglés par les tribunaux, arbitrés par des

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experts dépendants ou nommés par la puissance publique, ou encore par des experts des compagnies d’assurances par exemple. Ensuite parce que les acteurs évoluent dans un cadre institutionnel déterminé, qui dépend aussi bien des lois et des ordonnances de l’État français (loi littorale, loi montagne,…) que des réglementations venant de Bruxelles (Natura 2000) ou de décisions plus locales (plans locaux d’urbanisme, schémas de cohérence territoriale, directives territoriales d’aménagement du territoire…). Enfin parce que les collectivités locales comme les services déconcentrés de l’État se trouvent en permanence partie prenante dans les conflits : ils vont parfois se trouver attaqués suite à leur action (contestation d’un projet d’aéroport, par exemple), ou bien recourir aux tribunaux pour mettre en cause des pratiques individuelles (constructions de lotissements ou de maisons en zones non constructibles), voire jouer les médiateurs pour proposer des solutions de coopération.

30 Ainsi, le conflit d’usage ou de voisinage repose sur deux caractéristiques fondamentales : • il est lié à la dimension spatiale, au sens où il repose sur une base physique, s’inscrit dans un territoire et prend naissance autour de biens supports ; • il s’inscrit dans un cadre institutionnel, au sens où il est déterminé à la fois par les jeux des instances locales et supra-locales, et par les règles qu’elles introduisent.

Nos études empiriques et leurs principaux résultats2

Nos recherches sur les conflits d’usage et de voisinage, fondés sur une approche empirico-déductive, ont été menés dans six aires géographiques métropolitaines aux caractéristiques hétérogènes : le district de Montrevel en Bresse (département de l’Ain), le Pays Voironnais (situé à la périphérie de Grenoble), le Parc Naturel Régional des Monts d’Ardèche (espace naturel remarquable), l’estuaire de la Seine, l’estuaire de la Loire et deux micro régions situées en Haute-Corse : le Cortenais et la Balagne. Le travail empirique, réalisé à l’identique pour chacune des zones d’étude, a consisté dans la mise en œuvre conjointe de trois méthodes de recueil de données, l’articulation de ces trois sources ayant pour but de nous prémunir des biais intrinsèques à chacune d’elles. La première source de données correspond à la réalisation d’enquêtes menées à dires d’experts (une quarantaine d’entretiens non directifs actifs donnant lieu à la production d’un compte-rendu, par terrain). La seconde méthode a consisté dans le dépouillement et l’analyse de la Presse Quotidienne Régionale (dépouillement systématique des éditions régionales disponibles du quotidien local le plus diffusé dans chacune des zones d’études pour la période allant du 01 juin 2001 au 30 mai 2002). La troisième méthode correspond à une analyse de bases de données juridiques, judiciaires et administratives (bases de données juridiques textuelles LAMYLINE), permettant d’identifier les décisions de justice (Conseil d’État, Cours administratives d’appel, Cour de cassation) ayant trait aux conflits d’usage dans chacun des six départements concernés pour la période du 1er janvier 1981 au 31 juillet 2003. Le corpus d’environ 700 décisions de justice concernant des conflits localisés extrait des bases de données a fait l’objet d’analyses statistiques et lexicales, qui montrent, concernant ce mode d’engagement dans le conflit, un accroissement du volume d’affaires traitées au cours de la dernière décennie. Les résultats de ce travail permettent de caractériser les conflits identifiés dans les

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six zones d’étude (en termes de matérialité locale - biens supports et objets de conflits - d’acteurs et d’usages incriminés, de manifestation et de déroulement, de modalités de gestion et de prévention des tensions et des conflits) et révèlent des régularités qui transcendent les spécificités locales en matière de manifestation et de modalités de régulation des conflits. Le croisement des trois sources montre que sur les neuf types principaux d’usages ici répertoriés (activités agricoles, industrielles, tertiaires, production d’énergie, construction d’infrastructures, gestion des déchets et épuration, protection et réservation de la nature, production de services récréatifs et activités résidentielles), trois sont principalement concernés par les conflits. Il s’agit de l’usage résidentiel et de l’usage de protection et de gestion de la nature, ainsi que de l’usage industriel (qui s’oppose souvent aux deux autres). La faiblesse des usages agricoles comme vecteurs de conflictualité constitue, avec la place prédominante des conflits d’anticipation ou conflits préventifs, un second résultat important de nos travaux. Les procédures d’enquête publique ou les déclarations d’utilité publique sont en effet, sur la plupart des terrains étudiés, systématiquement à l’origine de tensions ou d’engagements - contentieux juridique, manifestations, recours à la presse - marquant l’entrée dans le conflit. Le troisième résultat de ces études empiriques tient dans le fait que les conflits recensés sont en majorité liés à des innovations, quelles soient d’ordre technique (aménagement, infrastructure, activités industrielles), social (mise en place de groupes de travail ou de commissions), politique (protection de la biodiversité) ou organisationnel (nouveaux modes de gestion des terres, remembrement). Les conflits qui accompagnent tout changement semblent en retour constituer une manière de modifier les règles et les régulations à la fois dans la sphère de l’action et dans celle de la négociation (recomposition des dispositifs de gouvernance locale).

2. Conflits et proximités

31 Après avoir rappelé la nature des liens entre les processus conflictuels et les catégories analytiques de la proximité nous allons maintenant mettre en évidence la pertinence d’une lecture des dynamiques conflictuelles en termes de proximités. Nous procèderons en deux temps, qui correspondent à deux facettes différentes, ou à deux modes de présentation, de notre travail de recherche fondé sur une méthode empirico- déductive. Dans un premier temps, nous proposons une élaboration de nature théorique, fondée sur un alliage entre les faits stylisés issus de nos recherches de terrain et des éléments de nature théorique empruntés à l’approche en termes de proximités. Dans un second temps, nous refaisons le même cheminement, en reprenant le même plan de présentation, mais en donnant cette fois-ci la part belle à des exemples tirés de nos travaux empiriques.

2.1. Le jeu des proximités

32 Les analyses de la proximité sont maintenant suffisamment bien établies (voir Pecqueur et Zimmermann, 2004) pour qu’il ne soit pas utile de les reprendre et de les présenter en détail. Nous nous bornerons simplement à en rappeler les grandes lignes,

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avant de présenter les ajouts nécessaires à la prise en compte des dimensions négatives de la proximité géographique.

2.1.1. Les deux types de proximité

33 Rappelons que l’on peut identifier deux types de proximité, respectivement nommées « géographique » et « organisée » (Torre et Rallet, 2005).

34 • La proximité géographique traduit la distance kilométrique entre deux entités (individus, organisations, villes..), pondérée par le coût temporel et monétaire de son franchissement. Elle a deux propriétés essentielles.

35 Elle est tout d’abord de type binaire : il existe naturellement d’infinies graduations (plus ou moins loin de, plus ou moins près de) mais l’examen de la proximité géographique a in fine pour objet de savoir si on est « loin de » ou « près de ».

36 Elle est ensuite relative, doublement relative. Primo, la distance géographique, qui fonde le partage entre proximité et éloignement, est relative aux moyens de transport. On pondère la distance kilométrique par le temps ou/et le coût de transport. Secundo, la proximité n’est pas qu’une donnée objective. Elle procède en dernier ressort d’un jugement porté par les individus ou les groupes sur la nature de la distance géographique qui les sépare. Le jugement consiste à traiter l’ensemble des paramètres qui influent sur la distance pour les réduire à l’énoncé selon lequel on est près ou loin de. Cet ensemble des paramètres comprend des données objectives (kms, temps, prix) mais aussi la perception que les individus en ont. Or cette perception est variable selon l’âge, le groupe social, le sexe, la profession… (par exemple, la possibilité de se rencontrer une fois par jour peut être perçue différemment selon les personnes). Toutefois, bien qu’elle soit de nature sociale (déterminée par les moyens de transport) et subjective (relevant d’un énoncé), la proximité géographique peut être, à un instant t, considérée comme une donnée de l’espace physique représentant une contrainte qui s’impose, en cet instant, aux agents pour développer leurs actions.

37 • La proximité organisée n’est pas d’essence géographique mais relationnelle. Par proximité organisée, on entend la capacité qu’offre une organisation3 de faire interagir ses membres. L’organisation facilite les interactions en son sein, en tous cas, les rend a priori plus faciles qu’avec des unités situées à l’extérieur de l’organisation.

38 Deux raisons majeures l’expliquent.

39 D’une part, l’appartenance à une organisation se traduit par l’existence d’interactions entre ses membres. C’est la logique d’appartenance de la proximité organisée : deux membres d’une organisation sont proches l’un de l’autre parce qu’ils interagissent, et que leurs interactions sont facilitées par les règles ou routines de comportement (explicites ou tacites) qu’ils suivent.

40 D’autre part, les membres d’une organisation peuvent partager un même système de représentations, ou ensemble de croyances, et les mêmes savoirs. Ce lien social est principalement de nature tacite. C’est ce que nous appelons la logique de similitude de la proximité organisée. Deux individus sont dits proches parce qu’ils « se ressemblent », i.e. partagent un même système de représentations, ce qui facilite leur capacité à interagir.

41 Ces deux logiques sont pour partie complémentaires, pour partie substituables. Elles sont complémentaires car les représentations partagées limitent les interprétations

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divergentes possibles des règles et rendent ainsi effective la coordination par les règles. De même, les interactions fondées sur des représentations s’appuient généralement sur un minimum de règles explicites ou tacites. Mais les deux logiques sont aussi en partie substituables : ainsi, dans une communauté informelle, c’est-à-dire une organisation sans règles explicites fortes, la faiblesse des coopérations entre membres peut être compensée par l’existence d’une forte cohésion comportementale et d’une convergence des représentations, qui augmente les possibilités d’interactions.

42 Cette présentation canonique doit être abondée et précisée pour tenir compte de la prise en compte des dimensions négatives de la proximité. Ainsi que le souligne Boschma (2004), l’ensemble des proximités présente des inconvénients. Par exemple la trop grande similitude des références et des compétences (proximité organisée) des entreprises d’un même réseau peut conduire à la sclérose et au manque d’idées et entraîner leur perte face à la concurrence. Le schéma de la distinction entre proximités géographique et organisée reste alors valable (Caron et Torre, 2005), même s’il implique une certaine recomposition des rôles habituellement attribués aux deux types de proximités.

2.1.2. Les dimensions négatives de la proximité géographique

43 Alors qu’elle se caractérise, dans les études portant sur les aspects productifs, par un mélange de propriétés proprement physiques et de propriétés de nature davantage sociale (infrastructures de transport, coût des déplacements…), la proximité géographique apparaît centrale dans le cas de production des tensions et conflits d’usage et de voisinage, car elle s’impose aux acteurs, sans possibilité d’abolition, et se trouve à l’origine même de la relation conflictuelle. Ainsi, la proximité géographique urbaine peut conduire à des problèmes de voisinage dans les grands ensembles ou dans les villes surpeuplées, ainsi qu’à des conflits entre des agents en concurrence pour l’espace (Chamboredon et Lemaire, 1970 ou Boltanski, 1975). Afin, de traiter de ces questions, la définition de la proximité géographique doit faire l’objet de trois précisions importantes, concernant respectivement les contraintes et modes d’interférences, les besoins de proximité permanente ou temporaire, et l’inégalité face à l’espace.

Contrainte de proximité et modes d’interférence

44 La proximité géographique est souvent subie. Les conflits éclatent entre des agents qui se trouvent forcés de cohabiter au sein d’un même espace et prétendent à des usages différents, voire concurrents, de ce dernier (Tir et Diehl, 2002). Il en résulte, quand le déménagement est impossible, une contrainte de proximité, qui s’appuie sur trois types d’interférences. • les superpositions. C’est le cas dans lequel deux ou plusieurs agents prétendent à des usages différents pour un même espace. Par exemple, quand des usagers veulent utiliser un espace à des fins récréatives et d’autres dans un but de réservation de la nature, ou encore de construction. Ce sont en général toutes les situations dans lesquelles le multi-usage se révèle délicat. C’est également vrai pour les conflits liés à l’accès à un espace particulier par différentes catégories d’usagers fait problème (interdiction de l’entrée ou du passage sur un espace que des propriétaires considèrent comme privé, restrictions d’accès…).

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• les contiguïtés. C’est le cas dans lequel des agents situés côte à côte sont en désaccord quant aux frontières, bordures ou bornages de leurs espaces respectifs. Il peut s’agir de contestation des limites de propriété, de questions de servitudes ou de passages mitoyens, toutes situations dans lesquelles apparaît une friction relative à l’appréciation du territoire d’action des individus ou des personnes morales. • les voisinages. C’est le cas dans lequel des effets indésirables au voisinage peuvent se diffuser par la voie des airs, des eaux, ou sous l’effet des pentes de terrains, à des agents situés dans un périmètre proche. On pense à la situation emblématique des externalités de pollution, rejets d’effluents, épandages ou émissions toxiques, ou encore aux nuisances sonores, qui incommodent des riverains pouvant être situés à une certaine distance. Il n’est pas nécessaire d’être localisés côte à côte pour subir les inconvénients provoqués par les actions des voisins et pour entrer dans une logique de tensions, voire de conflits.

Les besoins de proximité géographique permanente ou temporaire

45 Alors que la proximité géographique constitue une contrainte, elle est dans le même temps recherchée par des acteurs, identiques ou différents de ceux sur lesquels elle pèse. Cette quête, que nous qualifions de proximité géographique recherchée, vise à satisfaire un besoin de proximité avec d’autres acteurs économiques ou sociaux, voire avec des ressources naturelles ou des caractéristiques liées aux faibles densités de populations. Elle est alors de deux types, selon qu’elle mobilise une proximité géographique permanente ou temporaire. • Besoin de proximité géographique permanente. Ce besoin se manifeste par un changement de localisation et une installation dans un lieu jugé davantage propice à la satisfaction des besoins ou à la réalisation des activités projetées par l’acteur. C’est le cas des personnes qui s’installent dans une ville ou un village pour bénéficier de la présence d’autres habitants, des infrastructures, voire de l’ambiance culturelle… ou des entreprises qui vont chercher à installer des silos ou des usines de transformation à proximité des lieux de production agricole, afin de limiter les coûts de transport et les pertes en charge. • Besoin de proximité géographique temporaire. Ce besoin peut trouver à se satisfaire sans changement de localisation, simplement par l’intermédiaire de mobilités ou de déplacements ponctuels de plus ou moins longue durée. Il s’agit des voyages entrepris par les migrants saisonniers, propriétaires de résidences secondaires, touristes, randonneurs… dont les séjours sont plus ou moins longs et qui désirent se rapprocher de la campagne dans le cadre de leurs activités de loisirs. C’est également le cas des entreprises dont les dirigeants ou les ingénieurs vont se rencontrer dans le cadre de meetings ponctuels permettant d’échanger des connaissances ou des savoir faire.

L’inégalité face à l’espace

46 En plus de la distinction entre proximités géographiques recherchées et subies, il faut pointer une autre caractéristique des relations ici analysées, également liée à la composante physique des proximités.

47 L’inégalité face à l’espace est une conséquence de la combinaison des particularités physiques de ce dernier et des localisations des acteurs. Ceux-ci, en fonction du lieu précis dans lequel ils sont localisés, de leur situation au regard de la topographie du territoire et des accidents du relief, ou des infrastructures créées par l’homme, se trouvent dans des situations plus ou moins avantageuses.

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48 Il en résulte une asymétrie des relations entre acteurs locaux, qui vient s’ajouter aux asymétries en termes de pouvoir énoncées plus haut. En effet, l’emplacement des parties prenantes dans le conflit est déterminant, notamment au regard des particularités physiques des biens supports (Torre et Caron, 2002). C’est le cas d’un bassin versant, dans lequel la micro localisation se révèle essentielle dans le traitement des rejets ou de la gestion des flux érosifs, les acteurs situés en haut du bassin bénéficiant d’une situation beaucoup plus confortable que ceux situés en aval qui reçoivent les rejets ou doivent gérer des volumes importants d’eau en cas d’inondation par exemple. C’est également vrai quand des propriétaires de parcelles entrent en négociation (Billaud, 1986). D’une manière différente, l’accès à la ressource en eau d’une rivière impose des contraintes de voisinage souvent inégalitaires aux différents usagers.

49 Le phénomène d’inégalité face à l’espace se marque avant tout dans les cas de voisinage ou de contiguïté, la superposition des usages sur un même espace ou les questions d’accès répondant à des critères différents, puisque l’asymétrie des situations n’est alors plus obligatoirement vérifiée au niveau spatial. Toutefois, quand elle existe, l’inégalité face à l’espace conditionne largement les rapports que vont entretenir les acteurs économiques et sociaux, usagers de l’espace, ainsi que les solutions retenues pour résoudre les difficultés causées par les co-localisations forcées. Par exemple, l’acteur qui bénéficie d’une localisation favorable va pouvoir peser dans la négociation, ou encore se voir enjoindre d’entreprendre une action technique visant à réparer ou empêcher un dommage. Celui qui se trouve dans une situation défavorable sera peut- être davantage enclin à recourir au conflit afin de faire valoir ses intérêts, qu’il le porte sur la place publique, devant les tribunaux ou dans un recours auprès des assurances. Il faut noter enfin que cette inégalité spatiale rejaillit sur la définition même des droits de propriété et donc sur les modalités de résolution des conflits : les tentatives de négociation, de médiation ou de concertation, les jugements, doivent prendre en compte ce phénomène inégalitaire (et parfois hiérarchique) fondamental. L’asymétrie entre usages et usagers va rejaillir sur ces dimensions et jouer un rôle dans l’arsenal des procédures et règles de droit mises en œuvre au niveau local.

50 Ainsi, et dans l’ensemble de ces situations, l’ambivalence entre proximité géographique recherchée (qui répond à un besoin de proximité) et proximité géographique subie (qui impose des contraintes de proximité) est créatrice de tensions et de conflits. La présence de biens supports conditionne l’existence d’une contrainte de proximité à laquelle il est seulement possible d’échapper par la mobilité, i.e. le déménagement quand il s’agit de personnes privées, la délocalisation quand il s’agit d’une activité économique. Mais cette opportunité est souvent limitée (voir plus haut). Notons ici que la même personne peut successivement se trouver en situation de proximité recherchée, puis subie. Ce qui est souvent le cas lorsque surviennent des effets d’encombrement vecteurs de tensions et conflits. Des praticiens d’une même activité récréative peuvent ainsi très rapidement passer d’une situation où la recherche d’une certaine proximité géographique temporaire se transforme en contrainte insupportable en cas de forte affluence - allant jusqu’à menacer la possibilité même d’exercice de la pratique considérée. C’est, par exemple, le cas décrit par Manceron (2006) des chasseurs qui se déplacent de l’agglomération urbaine de Lyon pour chasser dans les Dombes et rechercher ainsi une proximité géographique temporaire, et qui se trouvent confrontés, sur le terrain, à d’autres chasseurs, installés dans le même lieu, parfois dans une situation

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géographique bien plus avantageuse pour tirer et récupérer le gibier, d’où des tensions et des conflits.

2.1.3. Les procédures de pilotage des conflits

51 Afin de bien mettre en évidence le rôle joué par la proximité organisée, il faut préciser tout d’abord un certain nombre de points liés aux procédures de gestion ou de résolution des conflits.

52 Plutôt que de résolution, nous préférons parler de gestion, ou de pilotage des conflits. En effet, il est rare que la solution proposée permette d’éteindre totalement la tension ou l’opposition. Bien souvent, les tensions restent présentes, plus sourdes, et vont faire l’objet de manifestations diverses, qui n’iront pas jusqu’à la forme conflictuelle. Il arrive également que le conflit rebondisse, et connaisse de nouveaux développements après un temps de latence. C’est que la vie et l’histoire des conflits restent longues, et accidentées, faites de pics de conflictualité, de phases de repos et de temps de négociation. Toutefois, les procédures de gestion des conflits présentent deux vertus : • elles contribuent à la prévention et à la limitation des périodes de conflictualité haute ; • elles permettent de conserver le contact durant ces périodes ; • elles réparent et reconstitue le lien social après les oppositions les plus frontales.

53 Il est important de bien distinguer, d’un point de vue analytique, deux grandes modalités de gestion du conflit, qui peuvent parfois être menées en parallèle et ont pour objet de trouver une issue, provisoire ou définitive, à la situation conflictuelle, ou de la prévenir. Ces modes de gestion prennent soit la forme de procédures ouvertement anti-conflictuelles (la négociation, sous ses différentes formes), soit de procédures qui mêlent étroitement l’expression et les tentatives de résolution des conflits (les tribunaux).

Les tribunaux

54 Il ne faut pas se laisser abuser par l’idée que les jugements des tribunaux mettent une fin définitive aux conflits, en présentant une modalité de résolution acceptée par toutes les parties.

55 Les travaux appliqués auxquels nous avons participé (Kirat et Torre, 2004 ; Torre et Aznar, 2005) montrent que le passage devant les tribunaux présente des caractéristiques bien plus complexes. Tout d’abord, le recours à la justice, souvent présenté comme la phase terminale du conflit, constitue fréquemment dans la réalité le point de départ de ce dernier, en particulier sur le mode préventif : on va en justice dans le but de prévenir une action que l’on juge contraire à ses intérêts ou à l’intérêt général, comme la construction d’une bretelle d’autoroute, l’extension d’une emprise portuaire sur des zones humides protégées, ou l’interdiction de déverser ses effluents dans l’eau. Ensuite, le jugement du tribunal est loin d’être facilement accepté par l’ensemble des parties en présence. Il arrive que l’une des parties se considère lésée et fasse appel de la décision, devant une juridiction supérieure. Mais, indépendamment du jugement rendu, il est fort courant que la tension perdure, y compris quand tous les recours en justice ont été épuisés. Si le tribunal tranche le conflit, il ne le résout pas toujours. Suite à cette insatisfaction ressentie, le conflit peut reprendre après le jugement, sur un autre mode (utilisation des médias, par exemple) ou sur un sujet connexe (déplacement spatial de l’objet de l’opposition).

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56 Ainsi, et alors que le passage devant les tribunaux est généralement présenté comme une sanction de l’échec de la solution coopérative, il arrive bien souvent que le recours à la Justice marque en réalité le départ du conflit (après une phase de tension), voire qu’il ne constitue que l’une des phases de son histoire. Mais il constitue également un mode de gestion du conflit, et ce au moins à deux niveaux. Tout d’abord, certains acteurs vont utiliser la justice dans le but de faire connaître ou de populariser leurs luttes : le recours aux tribunaux va leur permettre de s’exposer et de porter leur cause sur la place publique, en particulier quand il leur est difficile de se faire entendre par les acteurs auxquels ils s’opposent, et donc de pouvoir se constituer en force d’opposition ou de proposition. Ensuite, ils vont être en mesure de se servir du jugement, même s’il se révèle défavorable à leurs intérêts, pour aborder de nouvelles phases du conflit, qu’il s’agisse d’opposition frontale ou de négociation. Dans ce dernier cas, ils seront alors en mesure de se prévaloir d’un rôle de porte-parole ou de victime, et donc de prendre place à la table des négociations dans le lent processus d’évolution des tensions.

La négociation

57 Les analyses en termes de résolution des conflits considèrent généralement plusieurs manières de traiter de la question des conflits, parmi lesquelles certaines sont bien évidemment privilégiées (Jeong, 1999). Il s’agit, selon un classement allant de la mise en place de moins en moins coercitive des décisions ou des accords : • de l’arbitrage, qui consiste à demander à un arbitre de trancher le conflit. On peut le considérer comme une catégorie informelle de jugement, se distinguant principalement de la justice par le fait que ce sont les parties en présence qui choisissent leur arbitre ; • de l’ombudsmancy, qui consiste en de la médiation entre les particuliers et les Pouvoirs Publics, et qui joue un rôle important dans les situations où les agents individuels ou collectifs doivent être protégés des abus du Public ; • de la médiation, qui repose sur l’intervention d’une tierce partie dans la discussion. Cette forme de résolution, jugée plus démocratique que le recours aux tribunaux ou l’arbitrage, est de nature volontariste, car elle fait appel au consentement des parties en présence. La tierce partie, qui doit créer de la confiance et laisser se développer la discussion, doit également être davantage intéressée par le processus de dispute et de résolution que par le contenu du conflit. Elle va chercher à dégager un compromis acceptable par tous ; • du consensus (negociation rule making), procédure employée quand de multiples parties discutent à propos de problèmes complexes. Elle se distingue donc des méthodes de résolution appliquées à seulement deux parties et consiste tout d’abord à désigner une tierce partie, puis à identifier des participants (représentants des divers intérêts en jeu) pouvant travailler ensemble à résoudre le conflit, et enfin à explorer les problèmes et les options possibles avec la tierce partie. La résolution repose sur un processus de compréhension des positions respectives et antagoniques ; • des séminaires de résolution des problèmes (problem-solving workshops), qui ont pour objet de permettre aux parties porteuses du conflit d’identifier et de comprendre les besoins de leurs opposants. Chaque partie doit progresser dans la compréhension de l’autre. Il s’agit du plus faible degré d’autoritarisme dans la résolution des conflits. Plutôt que de chercher un compromis acceptable, comme dans le cas de la médiation, les « facilitateurs » aident les participants au séminaire à identifier les besoins caché ou masqués.

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58 Dans tous les cas, on considère qu’il est important de remonter à la source des conflits, de les discuter et de les analyser. La solution des conflits naît de la discussion et de la mise à jour des points de vue.

2.1.4. Les dimensions négatives de la proximité organisée

59 Comme on l’a signalé plus haut, les rôles joués par les proximités se voient subtilement modifiés dans le cadre de l’analyse des conflits. La proximité organisée peut ainsi avoir des dimensions négatives et se trouver associée à différentes tensions, en particulier en situation de proximité géographique.

Les inconvénients liés au déficit de proximité organisée

60 L’absence de proximité organisée peut conduire à la production de tensions et conflits quand s’exerce une contrainte de proximité géographique. Les tensions et conflits naissent quand des individus contraints à une proximité géographique ne partagent pas les mêmes logiques de similitude ou d’appartenance de la proximité organisée ; en situation d’absence de lien. Ces individus subissent, dans ce cas, une contrainte de proximité, qui les oblige au contact, alors que leurs préférences sont contradictoires et qu’ils ne possèdent pas de mode d’expression leur permettant de dépasser les tensions qui les opposent. S’il s’avère, pour des raisons diverses, impossible de choisir les localisations et donc de déménager ou de faire un choix de voisinage (vote avec les pieds), les oppositions vont s’aiguiser. En raison de l’absence ou de la faiblesse des interactions entre individus, des conflits vont naître, généralement sous l’effet d’une amplification des tensions ou suite à l’apparition d’évènements nouveaux. Faute de relations de proximité organisée, les interactions entre acteurs ne peuvent prendre une dimension coopérative et le processus conflictuel va s’enclencher.

Les inconvénients liés à la présence de proximité organisée

61 S’il est possible de choisir sa localisation, et donc de pratiquer le vote avec les pieds, la contrainte de proximité géographique va conduire à la co-localisation de groupes d’agents partageant les mêmes dimensions de la proximité organisée, appartenance ou similitude. On va constater l’apparition de phénomènes de ségrégation sociale et spatiale, les acteurs liés par une proximité organisée se regroupant au sein de zones géographiques déterminées, alors que les nouveaux arrivants vont s’avérer incapables de s’insérer dans des communautés dont ils ne partagent pas les règles fondamentales. On retrouve ici l’intuition fondatrice de Chamboredon et Lemaire (1970), assimilable au syndrome NIMBY, du refus de certaines couches sociales dans des quartiers plus aisés ou à vocation ethnique : la proximité géographique est alors mise en échec par des proximités organisées bien plus fortes. Les groupes d’acteurs qui partagent les mêmes systèmes de représentation, les mêmes valeurs, ont tendance à écarter les individus qui ne partagent pas ces références, et à constituer des groupes homogènes et isolés socialement et spatialement. Pas de conflits internes, ici, mais des processus de ségrégation, avec une dynamique de rejet conduisant à l’établissement de frontières. Et des conflits aux frontières entre différentes zones géographiques…

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Les mécanismes à l’œuvre

62 Concernant la logique d’appartenance, qui renvoie à l’existence d’interactions entre des acteurs appartenant à une même organisation, le manque de liaisons entre acteurs conduit fréquemment à des incompréhensions et des oppositions, et conditionne également l’impossibilité à établir un contact favorable à l’apaisement des tensions entre les parties prenantes. En revanche, la logique de similitude, qui implique les acteurs partageant un même système de représentations ou un même ensemble de croyances, peut conduire à l’apparition de zones de ségrégation, par exemple dans les ensembles urbains.

2.1.5. Les dimensions positives de la proximité organisée

63 Il existe des situations dans lesquelles la mise en œuvre des mécanismes de la proximité organisée peut contribuer à atténuer les effets négatifs de la proximité géographique. La fonction réparatrice de la proximité organisée, qui intervient au niveau de la gestion ou de la résolution des oppositions, répond au caractère essentiellement polémogène d’une proximité géographique avant tout physique. La composante sociale apparaît primordiale ; en effet, la mobilisation de la proximité organisée contribue à la production de compromis plus ou moins provisoires, au niveau local, entre les acteurs porteurs de tensions ou de conflits.

Les vertus réparatrices de la proximité organisée

64 La mobilisation de la proximité organisée permet de mettre à jour les vertus réparatrices de cette dernière. Elle contribue (pour reprendre les termes de la négociation définis par Commons, 1950) soit à anticiper le conflit, soit à instaurer une médiation permettant de conduire à un compromis, soit à tenter de mettre un terme au conflit par une résolution définitive.

65 La proximité organisée intervient aussi bien dans les phases de négociation, sous toutes leurs formes, que lors des recours aux tribunaux - bien qu’il s’agisse là uniquement de la partie la plus formalisée de ces relations - en prévention ou en réparation des relations conflictuelles. Il s’agit là, pour l’essentiel, de moments de tensions, qui se déroulent en dehors des pics de conflictualité. Durant ces phases « banales » du conflit, les vertus de la proximité organisée sont convoquées pour assurer les processus de coordination. Toutefois, elle va également continuer à jouer en sourdine durant les pics de conflictualité, et assurer le lien social nécessaire à la reprise des négociations ou à la recherche de nouveaux accords. La négociation dépend alors des règles imposées au niveau local par les instances régionales, nationales ou supra-nationales, mais vise également à produire des règles à usage local, négociées et produites collectivement par les acteurs locaux dans le but de traiter les conflits. Les deux logiques de la proximité organisée (d’appartenance et de similitude) sont ici convoquées4.

Les mécanismes à l’œuvre

66 Le jeu des vertus réparatrices de la proximité organisée et de sa mobilisation repose, en situation de contrainte de proximité géographique, sur les deux dimensions repérées plus haut : appartenance et similitude.

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67 i) concernant la logique d’appartenance, ce sont les liens tissés au sein de ces réseaux qui se révèlent essentiels.

68 Les relations entre acteurs conditionnent les modalités de discussion entre les parties prenantes, qui vont entrer en interaction directe ou indirecte : • directement, sous la forme de relations informelles et explicites de face à face ou à l’intérieur de collectifs et dispositifs de concertation ; • indirectement, par le biais d’actes techniques, d’objets, de signes (par exemple des panneaux de signalisation), des tribunaux, ou de tiers qui cherchent à favoriser une médiation.

69 L’appartenance à un même réseau, à une même organisation, permet d’entamer la discussion sur les règles à produire au sein du dispositif de négociation mis en place et de discuter des modalités techniques des arrangements à trouver. On voit ici que la proximité organisée, dans sa logique d’appartenance, présente une dimension volontariste forte. Jouant le rôle de restaurateur du lien social, elle doit être mobilisée pour résoudre les problèmes qui se posent aux acteurs en absence d’interactions. C’est son activation qui va permettre la restauration du lien, par la mise en place d’actions communes porteuses d’interactions.

70 ii) concernant la logique de similitude, c’est la référence à des valeurs communes qui s’avère essentielle.

71 La logique de similitude des acteurs renvoie essentiellement à la possibilité de mettre en commun les expériences et les projections des acteurs locaux, afin de les faire adhérer à un projet commun. Les situations rencontrées sont similaires à celles de la logique d’appartenance, les interactions des acteurs se rétablissant par la mise en place d’interactions directes et indirectes, qui constituent autant de façons d’éviter le passage de l’état de tensions à celui de conflits. La différence vient du fait que la logique de similitude, quand elle est mobilisée, conditionne l’acceptation de règles communes de négociation, à l’origine du processus et indispensables à son démarrage. Ensuite, elle permet la production de règles collectives, acceptées par toutes les parties prenantes de la négociation, ainsi que la production de croyances et d’anticipation partagées par les acteurs, compromis provisoire et révisable qui permet de tracer un sentier commun à des collectifs d’acteurs.

72 Les résultats de travaux portant sur les dynamiques de gestion concertée des espaces ruraux mettent en effet en évidence le rôle déterminant du partage de représentations ou de valeurs communes dans l’élaboration des accords observés (Beuret, 2003). Cela se traduit toutefois par des phénomènes d’exclusion des parties prenantes porteuses de visions alternatives. On retrouve ici le débat portant sur les processus de ségrégation, les identités et les communautés, ainsi que sur les questions de frontières. Les groupes qui se trouvent liés par une proximité organisée fondée sur la logique de similitude peuvent-ils être mixés avec d’autres groupes, avec lesquels ils ne partagent pas les mêmes représentations (i.e. la même logique de similitude) ? Certainement, si l’on accepte de construire des liens de ressemblance (logique d’appartenance), qui sont porteurs de fonctionnement en commun et de coopération. Toutefois, le risque de conflit restera élevé à partir du moment où les croyances de base resteront différentes. En revanche, la ségrégation spatiale des différents groupes doit conduire à un niveau plus faible de conflits internes aux territoires contrôlés par ces groupes et à des tensions et conflits plus vifs aux frontières des zones ségréguées.

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2.2. Quelques illustrations tirées de nos études de terrain

73 Les travaux menés au niveau empirique, dans six zones géographiques du territoire français, afin d’analyser les modalités d’émergence, le déroulement et les tentatives de résolution des conflits d’usage et de voisinage, nous donnent l’occasion d’exemplifier chacun des cas de figure énoncés précédemment et de présenter de manière différente notre grille de lecture des conflits en termes de proximités. Ils offrent en effet un matériel riche pour apprécier le contenu spatial des conflits et éclairer la diversité des formes de contraintes induites par la proximité géographique, permettent l’illustration des mécanismes réparateurs de la proximité organisée ainsi que celle des effets polémogènes d’un déficit de proximité organisée.

2.2.1. La proximité géographique : superpositions, contiguïtés et voisinages

74 Comme nous l’avons mis en évidence, la proximité géographique est porteuse de tensions parce qu’elle impose une superposition, une contiguïté ou un voisinage des espaces sur lesquels des agents ont des projets ou des intentions d’usages, ou se livrent à des actions individuelles ou collectives antagonistes. Certains groupes d’acteurs ont des usages suffisamment convergents pour pouvoir s’accorder, mais ce n’est pas toujours le cas. Des tensions et conflits naissent alors ; la nature polémogène de la proximité géographique est renforcée par le caractère contraint de leur cohabitation. Illustrons successivement, à l’aide d’exemples tirés de nos travaux de terrain, les trois formes canoniques d’interfaces spatiales sur lesquelles repose la proximité géographique.

75 Le caractère polémogène lié à la figure de la superposition d’usages différents sur un même espace résulte de l’éventuelle incompatibilité des usages et pratiques considérés (effets externes négatifs) et des effets d’exclusion susceptible d’en résulter, ainsi que des effets d’encombrement, provenant de l’intensité d’un usage identique pratiqué par une multitude d’acteurs. De telles situations conflictuelles sont très souvent observées, en particulier dans les lieux ou sites très fréquentés du fait de leur richesse patrimoniale naturelle ou culturelle remarquable. Dans le cas du site du Mont Gerbier des Joncs (situé dans le Parc Naturel Régional des Monts d’Ardèche), ce sont les projets d’aménagements visant à canaliser les flux de touristes afin de préserver la qualité environnementale de cet espace qui sont sources d’un conflit entre les partenaires pressentis pour cette opération. Les conflits entre protecteurs de la nature et chasseurs pour le partage d’un même espace sont également présents dans l’ensemble de nos terrains d’étude. De tels conflits peuvent être, dans certains cas, de nature préventive. C’est en particulier le cas lorsque l’un des usages en jeu est considéré comme vecteur d’exclusivité par certains des protagonistes, comme l’illustre la conflictuelle mise en œuvre du réseau Natura 2000 destiné à assurer la conservation de la biodiversité. L’existence d’usages récréatifs alternatifs des territoires de chasse (par exemple la fréquentation des mêmes chemins communaux par les chasseurs et les randonneurs dans l’espace soumis à une forte pression urbaine du pays Voironnais) est également fréquemment source de tensions dégénérant le plus souvent en conflits ouverts. Les conflits liés au multi-usage des cours d’eau, en particulier en Ardèche, mais également en Seine Maritime, constituent une autre catégorie d’illustration. Les usages économiques (micro-centrales électriques, installations industrielles sources de pollutions) se heurtent aux usages récréatifs (pêche notamment, du fait des entraves à

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la libre circulation des poissons si les ouvrages ne sont pas équipés de passes) et à la préservation des milieux aquatiques (en Seine Maritime, la nature des travaux d’entretien des rivières est source de conflit entre la Fédération de pêche et certains syndicats de bassin versant ou de rivière). On retrouve une idée identique dans les conflits liés à la ressource en eau autour du lac de Grand-Lieu, évoqué plus bas.

76 La seconde figure correspond au cas de contiguïté, qui renvoie à la contestation des bordures, limites de propriété, servitudes publiques et de passage… Les conflits qui se rattachent à ce type de configuration nous ont été particulièrement révélés par l’une des sources mobilisées pour recenser les conflits, celle des statistiques juridiques (justice administrative et judiciaire). Si de tels conflits opposent le plus souvent les agriculteurs et les autres propriétaires fonciers à l’Administration, l’arrivée de nouveaux résidents dans des espaces où les usages agricoles demeurent importants semble tendre à les multiplier et la concurrence foncière qui en résulte est également source de conflits. C’est ce que nous avons observé, en particulier dans deux de nos terrains d’études soumis à une forte pression urbaine : le pays Voironnais et l’estuaire de la Loire. Les servitudes de passage ou d’utilité publique (emprise, remembrement et redistribution foncière liés à l’agriculture ou aux projets d’infrastructures routières, plans locaux d’urbanisme…) sont en effet sources d’un contentieux administratif et judiciaire important (Kirat et Torre, 2004). Le contentieux sur les modes d’occupation des sols (plans d’occupation des sols et aménagements fonciers, projets d’infrastructures impliquant une enquête d’utilité publique, permis de construire) représente près de 21 % des affaires traitées en Isère entre 1981 et 2001 ; celles liées à la valeur du foncier bâti ou non affectée par des procédures soit d’expropriation, soit de remembrement sur foncier agricole, représentent respectivement 19 % et 9 % des affaires. Sur le même pas de temps, pour la Loire-Atlantique, 33 % des affaires sont liées au mode d’occupation des sols, alors que le contentieux lié aux expropriations et à la dégradation de la valeur du foncier correspond respectivement à 2 % et 7,5 % des affaires

77 Le troisième et dernier cas de figure est celui du voisinage, qui fait traditionnellement écho aux notions de nuisances et d’effets externes négatifs. Les illustrations sont ici à la fois nombreuses et variées. On peut citer les cas fréquents de conflits liés aux nuisances engendrées par les activités agricoles - en particulier d’élevage - lorsque les bâtiments d’exploitation sont situés au voisinage des habitations de résidents permanents ou temporaires. L’élevage bovin apparaît ainsi comme la source d’une importante conflictualité dans le pays Voironnais, tandis que les autorisations administratives délivrées pour des installations d’élevage porcin sont systématiquement contestées par les résidents riverains et à l’origine de conflits dans l’espace péri-urbain du Nord de l’agglomération Nantaise. De tels conflits de voisinage sont également présents dans les territoires moins soumis à la pression urbaine de notre échantillon, on peut par exemple citer le cas du conflit engendré par les pollutions chroniques des eaux de la Reyssouze par une usine d’équarrissage (District de Montrevel). Dans le Pays Voironnais, le lac de Paladru, site récréatif très fréquenté et représentant également un patrimoine écologique et archéologique reconnu, est le théâtre de plusieurs conflits, qui ont, notamment, pour support l’eau du lac. Un premier conflit concerne le niveau d’étiage, l’intérêt de nombreuses petites industries situées en aval des vannes (dont des micro-centrales électriques) s’opposant au bon déroulement des usages récréatifs localisés sur le lac (pêche et baignade). Le second concerne la qualité des eaux, l’activité agricole pratiquée plus en amont ayant pour conséquence une dégradation progressive

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de cette qualité (eutrophisation, algues rouges) mettant en péril l’activité récréative et touristique du lac. En Seine Maritime, la pollution des eaux des cours d’eau par les industries est également source de conflits qui opposent notamment les associations de pêche aux industriels.

2.2.2. La proximité organisée : de la vertu réparatrice à l’attisement des conflits

78 Avant d’illustrer les effets potentiels de l’activation des deux logiques de la proximité organisée, il convient de préciser que notre matériel empirique s’avère assez peu prolixe en matière de cas de mise en œuvre de leurs vertus réparatrices. Ce résultat tient essentiellement à l’objectif de recension des conflits qui nous a guidés dans cette première étape. Il nous a peu été donné, à l’exception de la réalisation de quelques études de cas, d’approfondir l’étude de la dynamique conflictuelle et partant notre connaissance des modalités toujours singulières de gestion des différents conflits identifiés. Du fait de notre focalisation sur les situations conflictuelles, ce sont plutôt des cas d’illustration des inconvénients liés à l’absence ou au déficit de proximité organisée que nous avons observés et que nous présentons dans les lignes qui suivent. Nous évoquons également quelques exemples d’actions mises en œuvre dans le but de parer à de tels déficits d’activation des dimensions pacificatrices des logiques de proximité organisée. L’évocation d’un cas illustrant les inconvénients liés à la présence de proximité organisée complète le panorama.

Les inconvénients liés au déficit de proximité organisée

79 Les divergences entre les logiques de similitudes et d’appartenance d’individus contraints ou choisissant volontairement de partager une proximité géographique favorisent, a priori, l’émergence de processus conflictuels. Or les dynamiques socio- économiques à l’œuvre dans certains de nos terrains d’étude - espaces dits ruraux caractérisés par une pénétration croissante des zones d’urbanisation - semblent avoir fréquemment contribué à un relâchement de la proximité organisée dans ses deux dimensions de similitude et d’appartenance. Le cas des conflits entre les agriculteurs et les chasseurs liés à la pullulation de sangliers dans le Parc Naturel Régional des Monts d’Ardèche est à cet égard exemplaire. Ce conflit oppose en effet des agriculteurs qui doivent supporter une augmentation importante des dégâts occasionnés par les populations de sangliers et qui sont, de plus en plus souvent, des exploitants nouveaux ruraux, à des chasseurs de plus en plus fréquemment résidents urbains et accusés par les premiers d’être coupés de la réalité sociale de leur territoire de chasse. La rupture dans les deux types de logiques de la proximité organisée est patente. Cela qu’il s’agisse de la logique de similitude : divergence des représentations en matière de légitimité de l’activité de chasse et d’acceptation des dégâts qu’elle occasionne, ou de la logique d’appartenance : les exploitants nouveaux ruraux non chasseurs ne participent pas aux organisations locales de gestion de cette activité - associations communales de chasse agrées et Fédération départementale des chasseurs. Face à un tel déficit de proximité organisée, l’intervention d’un médiateur apparaît comme une solution souhaitable, vers laquelle s’oriente l’administration du Parc Naturel Régional.

80 Le délitement de certaines formes d’organisation collectives traditionnelles, qui constitue un autre cas de relâchement des liens de proximité organisée, empêche également l’apparition des « petits arrangements entre acteurs » (Beuret, 1999). C’est

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notamment le cas dans les zones de marais du Nord de l’estuaire de la Loire, réputées jusque dans les années 50 pour la qualité fourragère exceptionnelle de leur pâturage. Dans ces zones humides, des organisations locales réunissant les propriétaires des parcelles permettaient d’assurer l’entretien du réseau hydraulique complexe nécessaire à la mise en valeur agricole des terres et constituaient un espace de dialogue permettant la régulation des tensions. Ces zones de marais et leur mode d’organisation traditionnel sont aujourd’hui fortement déstabilisés par l’intensité de la déprise agricole et la montée des usages de chasse. La diminution des activités de pâturage, due aux difficultés économiques rencontrées par l’élevage extensif et la dégradation de la qualité fourragère des parcelles de marais du fait de la remontée du front de salinité et de l’accroissement du marnage dans l’estuaire, ont en effet autorisé une montée des usages de chasse sur trous d’eau aménagés pour attirer le gibier. Cet intérêt cynégétique a contribué à fortement réévaluer le prix des terres par rapport à leur valeur agricole. Il en est résulté des conflits autour de la gestion des niveaux d’eau dans les marais, qui opposent agriculteurs et chasseurs, et ne trouvent plus d’espace de régulation dans le système traditionnel, i.e. le réseau des syndicats privés de propriétaires de parcelles de marais de la rive Nord de la Loire. L’affaiblissement de cette forme de coordination locale se traduit par un déficit de proximité organisée, in fine favorable à l’expression, voire au renforcement, de processus conflictuels.

Une activation des vertus préventives ou réparatrices de la proximité organisée

81 Comme nous l’avons mis en évidence, les dynamiques de périurbanisation et certaines dynamiques de population - nouveaux actifs dans les espaces ruraux comme dans le cas cité précédemment - apparaissent porteuses d’un risque d’affaiblissement des ressorts de prévention de la conflictualité intrinsèques à la proximité organisée (amoindrissement de la logique de similitude, notamment du fait des divergences de représentation entre les nouveaux résidents et les usagers traditionnels de l’espace). On observe toutefois, dans certains des territoires soumis à de telles dynamiques, des tentatives d’activation stratégique des potentialités de prévention ou de réparation des conflits offertes par la proximité organisée. Cela s’opère le plus souvent par le biais d’une instrumentalisation de la logique d’appartenance. On peut, par exemple, citer le cas de la création d’un réseau « fermes propres » dans le pays Voironnais, espace fortement soumis à la pression urbaine. Ce réseau à vocation inter professionnelle (il vise à diffuser des solutions techniques pour réduire à la source les nuisances dont se plaignent les voisins des bâtiments d’élevage) est également et surtout destiné à améliorer l’image de la profession agricole auprès des nouveaux résidents. Une autre illustration peut être trouvée dans l’attention portée par certaines fédérations départementales de chasseurs (en particulier la fédération de la Loire-Atlantique) à établir des relations de bon voisinage avec les nouveaux résidents - rencontres systématiques, invitations - dans des espaces fortement péri-urbanisés, dans le but explicite de prévenir ou d’apaiser les tensions et d’éviter qu’elles ne se transforment en conflits. On retrouve également cette logique dans un cas qui n’a pas obligatoirement à voir avec ce processus d’installation, c’est celui des contrats territoriaux mis en place par l’agence de l’Eau de Seine Normandie et visant à réunir autour d’une table les différentes victimes du ruissellement érosif (qui sont également les acteurs de la circulation de l’eau ou de son empêchement) : agriculteurs, industriels, promoteurs, résidents… Dans cette situation, le but recherché est bien de faire discuter les parties

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prenantes, de rapprocher les points de vue et de décider d’un certain nombre d’actes techniques issus de décisions collectives ou du moins acceptés par le plus grand nombre de représentants d’usagers locaux.

Les inconvénients liés à la présence de la proximité organisée

82 Les deux logiques de similitude et d’appartenance de la proximité organisée ne contribuent pas toujours à la prévention ou à la réparation des conflits. Dans certains cas elles participent au contraire au renforcement de la dynamique conflictuelle. Le cas du conflit autour de la gestion des niveaux d’eau du lac de Grand-Lieu est à cet égard tout à fait illustratif.

83 Les agriculteurs s’opposent au plan de sauvetage du lac de Grand-Lieu - écosystème remarquable faisant l’objet de mesures de protections fortes - visant à faire face à son asphyxie progressive (liée à l’eutrophisation de ses eaux) et à son envasement. Ce plan de sauvetage, appliqué par un arrêté ministériel, recouvre une nouvelle gestion hydraulique du lac moins favorable aux activités agricoles sur les zones de marais (retardement de la période d’exondation). Initialement ralliés à l’adoption de ce plan de sauvetage, les chasseurs - une partie du lac et de ses rives est classée en réserve de chasse - et les pêcheurs professionnels ont rejoint les agriculteurs dans un front commun d’opposition à la modification du régime hydraulique. Après des ouvertures sauvages des vannes permettant de réguler les niveaux d’eau du lac et divers actes de violence collective perpétrés à l’encontre du Directeur de la réserve naturelle, une médiation a été engagée à l’initiative du Préfet de Département pour apaiser la situation. La logique de similitude joue ici un rôle déterminant dans la dynamique conflictuelle. On constate en effet un partage des représentations entre chasseurs, pêcheurs et agriculteurs, notamment quant aux nouvelles exigences de conservation de la nature qui leur seraient imposées par le « monde de la ville » et menaceraient la pérennité des usages traditionnels de la nature, dont ils seraient les dépositaires exclusifs. Cette communauté de vision, et parfois d’usages (les agriculteurs sont souvent chasseurs), explique en grande partie le rapprochement de différentes catégories d’acteurs par ailleurs souvent peu perméables les unes aux autres dans un front uni d’opposition aux représentants du camp de la protection de la nature.

84 Le rôle joué par les forts ressorts identitaires de ce territoire singulier et dans lesquels le lac joue un rôle déterminant mérite également d’être souligné. Il s’agit du sentiment de faire partie d’une même communauté, d’un même réseau familial étendu ou professionnel (notamment entre agriculteurs utilisant les prés-marais en pâture commune), voire syndical et politique … qui font tous largement place à la rhétorique de l’origine. Cette proximité organisée a ainsi joué un rôle moteur dans la dynamique de « bouc-émissairisation » dont a été victime le directeur de la réserve naturelle, lui- même originaire d’une des communes bordant le Sud du lac de Grand-Lieu. Ce sont la violence collective exercée à son encontre et l’exclusion qui en a résulté qui ont permis d’apaiser provisoirement le conflit (Galman et al., 2004).

Conclusion

85 Cet article, qui mêle les déterminants théoriques et les conclusions issues de nos approches de terrain, avait pour objectif de contribuer à l’analyse des dimensions

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négatives de la proximité, en se fondant sur l’étude des processus conflictuels caractéristiques des espaces ruraux et périurbains. La démarche qui nous a guidés est d’une double nature. Nous avons tout d’abord recueilli différents éléments et données de terrain au sein de six zones caractéristiques du territoire français, éléments à partir desquels nous avons élaboré une série de faits stylisés concernant les conflits d’usage et de voisinage. A partir de ces faits stylisés, nous avons construit une catégorisation de nature théorique des conflits d’usage et de voisinage, qui repose sur les résultats de nos recherches, ainsi que sur des emprunts à d’autres approches telles que la théorie des jeux ou le vote par les pieds. Dans un dernier temps, nous avons tenté de donner une explication de ces processus conflictuels à la lumière des concepts de base de l’analyse de la proximité (ici étendue et précisée), en procédant à une élaboration de nature théorique, ensuite exemplifiée à partir de nos données de terrain.

86 Ce travail nous a permis de contribuer au processus de théorisation des relations conflictuelles et de rapprocher les analyses des conflits et l’approche en termes de proximité. Après avoir regroupé différents types de conflits, habituellement recensés dans la littérature sous les termes de conflits d’aménagement, de pollution, d’accès… dans la catégorie générale des conflits d’usage et de voisinage, nous avons ainsi pu mettre en évidence le caractère essentiellement social de ces derniers, ainsi que leur incontournable composante spatiale. En soulignant les dimensions interactives des relations entre individus et groupes et le poids des liens institutionnels de proximité organisée, ainsi que les inconvénients et les inégalités engendrées par les relations de proximité géographique, nous avons montré que l’approche en termes de dimensions négatives de la proximité permet de mieux comprendre et catégoriser les différents types de mécanismes à l’œuvre dans les conflits d’usage et de voisinage.

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NOTES

1. Un marché de quotas d’émission de C02 a été mis en place en France et dans les 25 États membres de l’Union Européenne depuis le début de l’année 2005. 2. Ces travaux ont été menés dans le cadre de deux programmes de recherche collectifs inter- institutionnels et interdisciplinaires. Le premier, intitulé « Modalités d’émergence et procédures de résolution des conflits d’usage autour de l’espace et des ressources naturelles, Analyse dans les espaces ruraux », a été financé par le CNRS dans le cadre de l’appel d’offre « Territoires,

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Environnement et Nouveaux Modes de Gestion : La Gouvernance en Question » du Programme Interdisciplinaires Vie, Environnement et Sociétés (Kirat et Torre. 2004). Le second, intitulé « Une analyse des modalités de résolution des tensions liées aux différents usages des espaces ruraux », a été financé par le Programme Pour et Sur le Développement Régional Rhône-Alpes 2, « Territoires, Acteurs, Agriculteurs en Rhône-Alpes » (Torre et Aznar, 2005). 3. « Organisation » est ici un terme générique qui désigne tout ensemble structuré de relations sans préjuger de la forme de la structure. Ce peut être une entreprise, une administration, un réseau social, une communauté, un milieu… 4. On voit ici que si le déroulement des phases de conflit et de négociation dépend à la fois des règles qui s’imposent aux acteurs et des règles sur lesquelles ils s’accordent, les conflits sont sanctionnés par les règles de droit édictées par ces instances.

RÉSUMÉS

Cet article montre comment l’approche en termes de dimensions négatives de la proximité contribue à la compréhension des processus conflictuels caractéristiques des espaces ruraux et périurbains. Notre démarche repose sur des recherches empiriques menées sur différents terrains, qui nous ont permis d’élaborer des faits stylisés, et se fonde également sur les grandes catégories de l’analyse des proximités. Elle a pour objectif de contribuer à l’identification et à la catégorisation de ces conflits. Le texte aborde tout d’abord l’analyse des conflits liés à l’espace, en comparant différentes approches qui traitent des relations de voisinage puis en proposant une définition générique des conflits et des conflits d’usage et de voisinage. Dans un second temps, nous examinons la question du lien entre processus conflictuels et relations de proximité, en commençant par montrer comment l’approche en termes de proximité permet de comprendre et de classer les différents types de relations à l’œuvre dans les relations conflictuelles, puis en présentant enfin une série d’illustrations, issues de nos travaux empiriques, des catégories présentées auparavant.

This article shows how examining the negative dimensions of proximity helps understand the conflictual processes that are common in rural and peri-urban areas. Our approach rests on empirical studies conducted in different areas, which have enabled us to identify some stylised facts; it is also based on the main concepts of proximity analysis. Our goal is to help identify and categorise these conflicts. We first analyse land-related conflicts, by comparing the different approaches of neighbourhood relations, and by proposing a generic definition of conflicts and of land-use and neighbourhood conflicts. We then address the question of the relation between conflictual processes and proximity relations, showing, first of all, how a proximity-based approach helps understand and classify the different types of relations at play in conflictual relations, and finally by offering a series of illustrations, presented in our empirical studies, of the different categories presented.

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INDEX

Mots-clés : conflits, proximité géographique, proximité organisée Keywords : conflicts, geographical proximity, organised proximity Code JEL B59 - Other, R14 - Land Use Patterns, R52 - Land Use and Other Regulations

AUTEURS

ANDRÉ TORRE UMR SADAPT, INA PG, Paris, torre[at]inapg.inra.fr

ARMELLE CARON ENGREF-UMR Metafort, Aubiere, Caron[at]engref.fr

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Proximité, droit et conflits d’usage. Que nous apprend le contentieux judiciaire et administratif sur les dynamiques territoriales ?

Philippe Jeanneaux et Thierry Kirat

1 Les dynamiques territoriales ne vont pas sans poser la question de la recomposition des usages des territoires. En effet, elles peuvent être considérées comme des processus continus de création de déséquilibres qui se situent à la croisée de plusieurs types de préférences pour les usages du foncier, des paysages et des ressources territoriales : des préférences pour la fonction « cadre de vie »portées par les résidents, des préférences pour la fonction productive pour les entreprises agricoles, industrielles ou de services, certaines collectivités territoriales, les aménageurs, ou des préférences pour la conservation exprimées par des mouvements de protection de l’environnement. Les phénomènes de périurbanisation ou d’implantation de néo-ruraux dans des espaces autrefois dédiés à l’activité agricole, de multiplication à la périphérie des villes de plates-formes industrielles consommatrices d’espace destinées à traiter extra-muros les demandes de l’espace urbain (approvisionnement en biens marchands, traitement des déchets (stations de traitement des eaux, centres de traitement des déchets ou de stockage d’énergie…), de développements des infrastructures linéaires de transport, de montée en puissance des demandes de réservation d’espace au nom de la protection des espèces et des milieux (zones naturelles protégées, corridors écologiques…), sont autant d’exemples de ces recompositions des usages des territoires. En effet, la spécialisation fonctionnelle des espaces laisse de plus en plus la place à la superposition des usages, suscitant ainsi des proximités conflictuelles dans des espaces complexes. Or, comme des géographes l’ont souligné, ces proximités conflictuelles peuvent jouer un rôle dans la construction des territoires : ils peuvent constituer de véritables catalyseurs de l’émergence d’identités territoriales (Melé, 2004 ; Lecourt et Baudelle, 2004).

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2 Le présent article prendra acte de ces réflexions, mais se placera sur un autre plan : celui de la part des institutions juridiques dans les conflits induits par les dynamiques territoriales génératrices de déséquilibres. En effet, dans une perspective dynamique et historique, les transformations des fonctions des espaces et de leurs modes sont liées aux changements institutionnels en général, juridiques en particulier. Les tensions entre usages concurrents des espaces ne sont pas réglées par le marché (selon la théorie des droits de propriété) ou la taxation des externalités (selon la théorie du bien- être) : elles suscitent des changements juridiques qui, à leur tour, exercent des effets sur les trajectoires territoriales. Cette causalité réciproque et dynamique entre les territoires et le droit est la question à laquelle nous nous attachons ici. Il s’agira de théoriser la relation dynamique en droit et économie (1.) avant de développer deux questions : d’abord celle de l’apport des sources juridiques (du contentieux porté devant les tribunaux) à la caractérisation des types de conflits suscités par les dynamiques territoriales (2.), puis celle des enseignements théoriques que des recherches consacrées aux demandes formées devant les tribunaux permettent de dégager (3.).

1. Le droit et le développement des territoires

3 La présente section s’intéresse aux liens entre droit et dynamique économique sur un plan théorique et analytique. Il conviendra de nous situer par rapport à la littérature consacrée à l’évaluation économique du droit, dont on soulignera qu’elle ne s’attache pas à la question des dynamiques territoriales en tant que telles. En effet, qu’il s’agisse du courant Law and Economics (Cooter et Ullen, 2003 ; Posner, 1986) ou de celui de la New Comparative Economics (Djankov et al., 2003), les niveaux d’analyse retenus ne sont pas situés dans un cadre spatialisé. Néanmoins, il conviendra d’en analyser les enseignements pour la prise en considération des variables juridiques dans l’analyse économique. Nous verrons ainsi que la question que ces courants pose est celle de l’impact économique des règles de droit : sont-elles efficientes en termes microéconomiques (1.1.) ou compatibles avec la croissance et les performances macroéconomiques (1.2.) ? Nous poserons ensuite le cadre d’analyse retenu dans cet article (1.3.).

1.1. Les problématiques microéconomiques

4 Les travaux menés dans le cadre du courant Law and Economics sont incontournables pour qui s’intéresse à l’impact économique du droit. On pressent en effet que les règles juridiques portant sur les opérations d’implantation d’activités ou de création d’aménagements ou d’infrastructures, ont des conséquences économiques. Il convient alors de définir des critères d’évaluation de ces impacts.

5 En la matière, le recours à l’analyse microéconomique du droit se heurte à de sérieuses difficultés, qui tiennent en particulier à la vision du droit que la méthode de la Law and Economics véhicule et à la perspective temporelle.

6 S’agissant de la vision du droit, les analyses économiques s’attachent en effet moins à une approche de la mise en œuvre des règles qu’à une définition des fonctions que ces règles sont réputées servir ; ces fonctions sont l’objet de l’évaluation de l’efficience économique des règles, entendue en termes allocatifs. En effet, les règles de droit sont

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réputées être analysables en tant que support de la maximisation du bien-être : la thèse du père fondateur du courant Law and Economics, Richard Posner (1986), est à cet égard que dans un monde sans coûts de transaction, les conflits entre voisins, ou entre cocontractants, ou encore entre producteurs de produits défectueux et consommateurs, pourraient être réglés par des procédures de marché. Ces dernières fonctionneraient dans le cadre défini par Ronald Coase, selon des procédures d’arrangements privés ayant la vertu d’aboutir à des allocations des droits maximisant l’utilité de chacun, Pareto-supérieures (Coase, 1960). La définition d’une situation hypothétique de coûts de transaction nuls sert alors à étalonner l’activité réelle des tribunaux appelés à régler des conflits. La thèse de Posner (1986) est alors que les tribunaux de common law des États-Unis sont des institutions productrices d’allocations efficaces des droits dans la mesure où les juges s’emploieraient à mimer les solutions que le marché aurait pu générer s’il avait été en état de fonctionner. Dans ce cadre d’analyse, qui par ailleurs est relativement muet sur le droit public, les questions que posent les conflits d’usage sont formulées dans deux termes : interindividuels et privatifs d’une part, et critique de la réglementation administrative a priori des usages des sols (par le zoning) d’autre part.

7 Dans le premier cas de figure, les conflits entre usagers de l’espace dotés de préférences différentes sont considérés comme mettant en jeu des agents égaux, usant légitimement de leurs droits de propriété, et dotés de prétentions également admissibles : les fonctions d’utilité ou de profit en conflit sont celles d’agents placés sur un pied d’égalité. Les externalités étant réciproques et symétriques, la solution doit découler des axiomes de la théorie microéconomique c’est-à-dire être Pareto- supérieure ou conforme au critère de Kaldor-Hicks via la compensation possible du perdant. Dans ce contexte « à la Coase », on démontre par exemple que les conflits entre un particulier résident et une entreprise polluante sont réglables par la compensation monétaire des nuisances réalisée dans un cadre de négociation bilatérale ou par un tribunal mimant le marché. Mais cette position symétrique n’est pas toujours observable : on doit prendre en compte le fait qu’une allocation efficiente s’accompagne de la persistance de la réception d’effets dommageables. C’est plus particulièrement dans les « conflits dans l’utilisation des ressources »(Ogus et Faure, 2002) que cette situation s’observe. En effet, le principe d’efficience signifie ici que celui qui peut réduire le conflit à moindre coût doit être responsable des dommages ou doit accepter le risque du dommage. Le cas des troubles de voisinage est topique : un tel trouble exprime une rupture d’équilibre entre fonds voisins, dans la terminologie des juristes. Pour les économistes du droit standards, il n’y a pas de solution a priori aux troubles de voisinage : il faut tenir compte des caractéristiques de l’espace. Le principe général est que le conflit entre voisins – quel qu’il soit - doit être réglé en faisant porter la responsabilité des nuisances à celui qui peut restaurer l’équilibre antérieur à moindre coût ; toutefois, dans l’hypothèse d’un conflit généré par l’installation d’un résident dans un environnement industriel pré-existant, le nouvel arrivant doit subir les coûts des nuisances : il « vient à la nuisance »et a déjà internalisé les externalités via la faible valeur de marché du foncier sis en environnement industriel (Wittman, 1980).

8 Dans le deuxième cas de figure – celui de la réglementation administrative des usages des sols (par les règles et documents d’urbanisme par exemple) – l’objet des travaux des économistes du droit standards est de comparer l’efficience des solutions institutionnelles alternatives : soit la réglementation a priori des usages, soit la régulation a posteriori par les tribunaux. La question des régulations ex ante ou ex post

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a généré une grande masse d’analyses (Kaplow et Shavell, 1996 ; Polinski, 1983), qui tendent à soutenir que la réglementation ex ante a un coût plus important que la régulation ex post et exigerait, pour être efficace, que l’administration dispose d’informations sur les coûts et les gains des utilisations des sols à laquelle elle ne peut accéder. Les agents sont mieux à même d’en juger, c’est-à-dire de générer des usages efficients, que l’administration.

9 Enfin, la perspective temporelle de l’analyse économique du droit est statique : elle n’offre pas une vision de la dynamique complexe des problèmes de droits que les changements des territoires et de leurs usages posent. Considérant que toute règle de droit et tout conflit se dissout dans les catégories économiques de l’utilité, des coûts, des préférences, des externalités, de l’efficience allocative, l’analyse économique du droit standard offre finalement peu de ressources pour appréhender ces dynamiques complexes.

1.2. Les problématiques centrées sur le rapport droit- développement

10 Depuis l’effacement du courant juridique américain Law and Development des années soixante-dix qui visait à implanter dans les pays en développement des institutions juridiques modernes réputées être une condition de la croissance et du développement (Messick, 1999), l’étude de la contribution du droit aux performances macroéconomiques et à la croissance tend à revenir sur le devant de la scène depuis les années quatre vingt dix, sous l’impulsion de plusieurs économistes de Harvard (notamment Rafaele La Porta et Andrei Shleifer).

11 Les problématiques de la contribution du droit au développement sont plurielles. On peut en recenser au moins trois orientations.

12 La première est explorée par les économistes néo-institutionnalistes qui s’interrogent sur les modalités de protection des droits et de leur « enforcement ». L’hypothèse de base est celle de North (1990) : la croissance dépend de la garantie des droits de propriété, dans la mesure où l’accroissement du produit est conditionné par la sécurité, pour les investisseurs, de l’appropriation du profit de l’investissement et, pour les parties à l’échange, de la sécurité de l’exécution des contrats. Cela suppose des droits de propriété certains, un droit des obligations assurant la confiance dans les transactions, et un dispositif d’« enforcement »du droit, formel ou informel selon les cas et les auteurs (Davis et Trebilcock, 1999).

13 La deuxième orientation est celle de l’étude de la rule of law, c’est-à-dire de l’Etat de droit, dans la croissance. Certains macroéconomistes, comme Robert Barro, et des organisations privées de défense des libertés (comme Freedom House), se sont employés à mesurer l’impact du règne de l’État de droit sur les performances macroéconomiques, définies classiquement par le niveau du produit national et du revenu par tête. Barro, par exemple, établit l’existence d’une relation statistiquement significative entre taux de croissance et État de droit, caractérisé par les variables retenues dans l’International Country Risk Guide : prévalence du droit et de l’ordre, efficacité de l’administration, étendue de la corruption des fonctionnaires, respect de la propriété privée par le gouvernement, etc. (Barro, 1997).

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14 La troisième est celle de systèmes juridiques et judiciaires plus précisément définis (Djankov et al ; 2003, programme Doing Business de la Banque Mondiale). Dans cette orientation, il est question de caractériser en détail la complexité procédurale des systèmes juridiques issus de la common law ou du droit romano-germanique et de procéder à des comparaisons internationales. Il découle de ces travaux que les systèmes de common law ont une aptitude à assurer la croissance (dans les pays riches) et la sortie de la pauvreté (dans les pays en développement) plus élevée que les systèmes de droit civil.

15 Ces orientations offrent peu de prise à une déclinaison à un niveau territorial plus fin que le niveau national. La problématique néo-institutionnaliste de la garantie des droits de propriété et des contrats est la plus éloignée des préoccupations du présent article, dans la mesure où la contribution du droit à la croissance dans les travaux macroéconomiques, même s’ils ne sont pas opératoires à un niveau territorial dans un État unitaire comme la France, permettent de mettre le doigt sur une question importante : le rapport entre le droit et les performances économiques. En effet, et on le verra dans la suite de cet article, les dynamiques territoriales mettent en tension des forces en faveur du développement (par la production, les revenus, l’emploi, les ressources fiscales) et des forces en faveur de la patrimonialisation des espaces pensés comme cadre de vie résidentiel ou comme ensemble d’écosystèmes naturels. Ces tensions ou conflits s’inscrivent dans un État de droit qui définit des droits substantiels et offre des ressources pour les actions en justice au titre de la contestation d’orientations données aux territoires des communes, des communautés de commune, des départements, voire des régions. La mesure des performances territoriales resterait à construire, mais en tout état de cause la prise en considération de ce qui se passe devant les tribunaux administratifs est révélatrice de ces conflits et des orientations qu’ils donnent aux évolutions territoriales. De ce point de vue, un passage par les apports des spécialistes des « land-use conflicts »peut être fécond.

1.3. Droit, conflits et territoires

16 Il n’est pas sans intérêt de remarquer que la prise en considération du droit dans l’étude de ce que les anglo-américains appellent « land-use conflicts » est davantage présente dans les recherches en géographie que dans les autres sciences sociales (économie, sociologie et science politique). Or, les territoires sont au cœur de la géographie sociale qui est en position de définir les variables institutionnelles et économiques qui importent pour comprendre les dynamiques territoriales. A cet égard, Platt (1996) souligne que le problème fondamental du géographe est de comprendre, empiriquement, comme le foncier est utilisé, en conséquence de quels processus, et quels problèmes d’externalités les occupations du foncier posent ; mais le géographe est tenu d’aller plus loin : il doit comprendre quelles externalités sont corrigées et d’autres légalement imposées. Il rencontre alors des questions politiques et juridiques et ne peut pas faire l’économie de comprendre le jeu du droit, qui traite de « comment des usages souhaitables du foncier peuvent être réalisés, et qui a l’autorité de décider entre des usages concurrents »(Platt, 1996, p. 29).

17 Dans ce cadre, les conflits d’usage des espaces peuvent être considérés comme mettant en relation des agents qui soit revendiquent la mise en œuvre de droits certains, soit expriment la demande de reconnaissance de droits présumés. A cet égard, Duke (2004)

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propose d’analyser les conflits d’usage du foncier en distinguant entre trois niveaux de droits : • des droits présumés (presumptive rights) par les parties en conflit qui, à défaut de droits certains, ont des intérêts contradictoires (par exemple, en matière d’aménagements, des défenseurs de la nature opposés à une opération d’urbanisme sur une zone humide), • des droits revendiqués en justice (appellate rights), dont l’allocation est soumise au juge, • des droits formalisés (fully formalized rights), c’est-à-dire dont le contenu et l’allocation sont certains.

18 La position défendue par Duke est que la conflictualité sur les usages du foncier est bornée par les droits formalisés : l’existence des conflits est alors intimement liée à l’incertitude des droits mis en jeu. Elle s’achève dès lors que le droits sont formalisés et certains. La grille d’analyse proposée par Duke est séduisante en ce qu’elle pose clairement le rapport intime existant entre les conflits, les intérêts et les préjudices qu’ils expriment et l’allocation des droits.

19 Cependant, il est difficile d’intégrer dans cette grille les conflits qui mettent en jeu des droits procéduraux, c’est-à-dire des droits d’action en justice visant non pas les droits substantiels de la partie adverse mais la régularité et la légalité de la procédure par laquelle les projets de modification des usages des espaces sont conduits.

20 Il importe en effet de faire une distinction (importante pour la compréhension du fonctionnement procédural de la saisine d’un tribunal), entre droit subjectif et droit d’action (Serverin, 2000). Le premier définit substantiellement le contenu du droit alloué à son titulaire, alors que le deuxième attribue la capacité à se faire entendre par un tribunal, même à défaut de droit substantiel. La revendication d’un droit subjectif n’est pas conditionnée par l’existence d’un préjudice : le propriétaire d’une parcelle inexploitée et inutilisée peut revendiquer l’expulsion de ses occupants même si leur occupation du lot ne lui cause aucun préjudice matériel. Le droit d’action est le cadre de la saisine de la justice et peut être exercé par des acteurs qui ne détiennent pas de droit subjectif ou, dans le langage de la théorie économique, de « droit de propriété ». C’est le cas, par exemple, des associations de protection de l’environnement dont l’intérêt à agir est jugé au regard de l’objet défini dans leurs statuts, et non au regard de leur droits subjectifs à la sauvegarde de la faune, de la flore, ou de la biodiversité.1

21 Notre propos se situe dans ce cadre général : il prend acte du fait que le développement est déséquilibre et implique des ruptures dans la dynamique territoriale. Or, ces ruptures ne prennent pas place dans un vide institutionnel, mais dans des contextes juridiques par lesquels sont établies des allocations de droits substantiels et de droits procéduraux. Les premiers disent en substance « qui a le droit de faire quoi »et « qui subit des externalités légales », alors que les deuxièmes donnent des droits d’action. L’activation de ces droits est une source d’information sur les déséquilibres du développement régional. L’approche qui sera présentée n’est pas une approche normative dans la mesure où nous ne considérons pas que le juge a la charge de régler des litiges en faisant comme si (as if) il était préoccupé par la définition d’attributions efficientes des droits. Notre propos n’est pas de discuter l’efficience du comportement du juge ou le contenu des jugements en termes d’interprétation du droit législatif ou réglementaire. Dans les développements qui suivent, nous considérons que l’analyse des requêtes devant les tribunaux permet de matérialiser les registres de la contestation et leurs effets supposés sur la décision de sacrifier ou de privilégier un usage.

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2. Le contentieux : une source d’observation de la conflictualité dans les territoires

22 Dans le système institutionnel français, rares sont les situations de développement local dont la concrétisation échappe à l’intervention de la puissance publique, qu’il s’agisse des collectivités territoriales, des services extérieurs de l’État ou de l’administration centrale. L’intervention publique est plus ou moins directement liée au processus de développement, mais elle est toujours présente. On peut tenter d’en établir une typologie, qui suit une échelle de réglementation croissante : • le développement de l’attractivité du territoire communal pour des populations susceptibles de s’y installer suppose la réalisation d’opérations d’aménagement et de viabilisation de parcelles susceptibles d’accueillir des maisons ou immeubles d’habitation, ainsi que la délivrance d’un permis de construire par le maire ; • l’implantation d’une entreprise industrielle ou commerciale ordinaire est a minima dépendante des règles d’urbanisme et suppose, de ce fait, une décision de la collectivité locale du territoire concerné : l’octroi d’un permis de construire ou d’un certificat d’urbanisme positif, le cas échéant une délibération du conseil municipal permettant de réviser le plan d’occupation des sols – désormais plan local d’urbanisme – de manière à rendre possible l’implantation de l’entreprise ; • l’implantation ou l’extension d’une entreprise industrielle ou agricole soumise à une réglementation spéciale (installations classées pour la protection de l’environnement relevant de la loi du 19 juillet 19762 et du décret de 1977, installations relevant de la directive SEVESO) présuppose une autorisation administrative, généralement de la compétence du préfet, et la conduite préalable d’une étude d’impact environnemental ; • la création ou l’extension d’ouvrages ou d’infrastructures de transport terrestre (ponts, routes, autoroutes, voies de chemin de fer), aérien ou de production ou de transport d’énergie (centrales électriques, barrages, lignes haute tension) relèvent d’un régime de réglementation qui en font des opérations d’utilité publique, qui présupposent (le cas échéant) la mise en œuvre de procédures d’expropriation, la conduite d’une enquête publique, une déclaration d’utilité publique et l’intervention de l’administration au nom de l’intérêt général.

23 La défense des intérêts des parties concernées par certaines des dimensions des décisions publiques du développement territorial s’appuie sur la saisine et la contestation des instruments juridiques qui sont à l’évidence les leviers de l’action politique locale. Nous verrons dans un premier temps en quoi l’activité des tribunaux constitue un matériau empirique (2.1.), avant de présenter des résultats atteints dans le département du Puy de Dôme (2.2.) et dans une comparaison de sept autres départements en termes de profils contentieux (2.3.).

2.1. L’activité des tribunaux comme matériau empirique

24 Si l’on admet que les conflits d’usage sont une question institutionnelle, l’enjeu de l’observation empirique de la conflictualité dans différents territoires est de saisir les référents juridiques, les logiques d’action et les résultats du recours aux tribunaux pour les acteurs des conflits. Ainsi, les décisions de justice contiennent un certain nombre de

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données qualitatives qui expriment les caractéristiques des conflits d’usage dans des territoires déterminés.

25 En effet, les décisions de justice sont issues de recours soit contentieux, soit de légalité pour les juridictions administratives suprêmes (le Conseil d’État) réalisés par des acteurs identifiables dans des domaines également identifiables, au regard de règles de droit mentionnées dans le texte des décisions qui exposent les bases juridiques de la demande adressée au tribunal.

26 Ainsi, le contenu en information des décisions de justice est certes juridique, mais il comporte aussi des éléments non juridiques tels que : • le lieu de déroulement du conflit, identifié soit par le lieu de résidence des parties, soit par une information donnée dans le texte de l’arrêt ; • le type de requérant (particulier, exploitant agricole, entreprise industrielle, commerçant ou entreprise de service, préfet, ministre, association de chasse ou de pêche, comité de défense, association de protection de l’environnement) ; • le type de défendeur (la partie adverse) ou, pour le contentieux administratif, l’autorité administrative concernée par le recours (préfet, collectivité locale, commission d’aménagement foncier, etc.) ; • l’objet du conflit : occupation des sols (plans d’occupation des sols, aménagements du foncier au regard de la qualification juridique du foncier : ZAC, ZNIEFF, etc.) ; autorisation de modification des usages (par la délivrance de permis de construire, d’autorisations d’exploiter, etc.) ; • l’impact avéré ou possible de la modification de l’usage : nuisances sonores ou olfactives, pollution de l’air, du sol ou des eaux, dégradation du cadre de vie, perte de valeur du foncier bâti ou non bâti, atteintes à la faune ou à la flore, etc. ; • les usages qui se confrontent : par exemple, une autorisation d’exploiter accordée à une usine de traitement des déchets exprime un usage industriel qui se heurte à l’usage résidentiel des particuliers riverains du projet ; • les parties lésées ou, inversement, avantagée à l’issue du jugement rendu par la juridiction concernée ; • les textes législatifs ou réglementaires qui s’avèrent centraux dans la demande adressée au tribunal.

27 Un certain nombre de travaux consacrés aux conflits d’usage dans plusieurs départements français ont été réalisés à partir du recueil exhaustif et de l’exploitation de séries d’arrêts et de jugements3. Nous en présentons maintenant les principaux résultats.

2.2. L’analyse du contentieux devant un tribunal administratif : le cas du Puy de Dôme

28 Le Puy de Dôme, comme de nombreux départements français, est marqué par le développement de ce l’on peut qualifier d’« économie résidentielle ». La tendance lourde de métropolisation et de périurbanisation engagée depuis quarante ans se poursuit, mais à un rythme beaucoup plus faible, autour de la métropole clermontoise. Le Puy-de-Dôme, avec 604 266 habitants au dernier recensement (RGP 1999), est le département le plus peuplé (46,2 % de la population auvergnate) et le plus contrasté d’Auvergne. C’est un département à l’image de beaucoup d’autres avec un étalement urbain évocateur d’un essor de la fonction résidentielle. Le Puy-de-Dôme s’organise en

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effet autour de la métropole régionale Clermont-Ferrand (43 % des habitants du département vivent dans l’agglomération clermontoise) et, plus précisément, le long d’un axe très peuplé nord-sud qui suit les autoroutes A71 et A75. L’emploi est également concentré sur cet axe grâce à la présence de multiples industries et du tertiaire. L’industrie, secteur majeur de l’activité économique départementale, s’écarte de la moyenne nationale avec plus de 23 % des actifs (contre 18 % pour la France). Par conséquent, la population du Puy-de-Dôme travaille et habite essentiellement sur cet axe, ce qui entraîne une forte pression humaine pour l’usage des ressources du territoire, conséquence logique du mouvement d’étalement urbain et résidentiel à l’œuvre. De plus, l’agriculture est encore très présente et puissante sur toute la campagne. Si la stratégie de différenciation par la qualité est engagée sur les productions végétales et sur quelques productions fromagères, les élevages laitiers et allaitants restent encore très marqués par une logique de production quantitative dont la réussite repose encore sur l’amélioration des conditions de production notamment par la restructuration foncière. Avec plus de la moitié des nuitées (6,13 millions en 2002) (SPOT Auvergne 2002) de la région Auvergne, le Puy de Dôme confirme sa forte fréquentation touristique. Les paysages originaux et variés font du département un lieu de villégiature. Enfin, la forte dotation en sites naturels et patrimoniaux remarquables (ZNIEFF, Natura 2000, deux PNR) ne fait qu’exacerber les concurrences pour leur usage.

29 L’exploitation des décisions du tribunal administratif de Clermont-Ferrand sur une période de cinq ans, a permis de recenser 416 conflits d’usage dans le département à partir de 554 jugements, ce qui correspond à près de 11 % des affaires du Puy de Dôme traitées par ce tribunal.4

30 L’analyse des confrontations des usages sur la base de l’analyse fonctionnelle des espaces ruraux de Perrier-Cornet (2002) nous indique que les usagers du cadre de vie (récréatifs et résidentiels) sont les plus concernés comme récepteurs d’effets externes négatifs (58 % des cas) et s’affrontent aux usagers productifs (1/3 des cas), aux protecteurs des milieux naturels et des ressources vitales (1/3 des cas), ou encore aux usagers du cadre de vie (1/3 des cas). Par ailleurs, 30 % des conflits concernent des usagers productifs qui contestent d’autres usagers principalement dans les affaires de remembrement. Enfin, les protecteurs de la nature ne sont concernés que par 45 situations dans lesquelles ils mettent en cause d’autres usagers au nom de la conservation de la nature.

31 Toutes requêtes confondues, on constate par ailleurs que les activités productives (agriculture, extraction de ressources naturelles, stockage de déchets, production d’énergie, industrie) sont les plus mises en cause (40 % des cas).

32 L’usage résidentiel est le plus défendu (1 cas sur 2) et s’oppose : • aux règles portées essentiellement par le préfet sur la conservation des espaces naturels ou sur la prévention des risques naturels ou technologiques qui entravent les projets de construction de maisons ; • aux activités agricoles ou industrielles à l’origine de nuisances olfactives ; • aux autres usages résidentiels, notamment les projets de constructions de maisons autorisés par les maires et qui dégradent le cadre de vie des résidents par la seule proximité possible d’un voisin futur ou par la perte de jouissance de lumière et de paysage.

33 Le tribunal administratif est un espace d’expression et de régulation des conflits au travers duquel sont contestées les décisions des autorités publiques locales (le préfet : 170 cas et les maires des communes : 228 cas) par des requérants individuels ayant un

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statut de particuliers et d’entreprises (72 % des requérants). Un peu moins d’un quart des requêtes sont portées par des organisations collectives locales ou plus généralistes de protection de la nature et de l’environnement. Enfin, dans 10 % des conflits, c’est une autorité publique qui requiert : soit le préfet conteste l’attribution d’un permis de construire par un maire en zone non constructible, soit un maire demande au juge des référés la possibilité d’exproprier un occupant du domaine public communal.

2.3. Les enseignements de l’analyse comparée des profils contentieux de sept départements

34 Une analyse comparée des conflits d’usage dans plusieurs départements a été réalisée en utilisant, non pas les décisions de tribunaux administratifs comme dans le cas du Puy-de-Dôme, mais les arrêts de niveaux de juridiction supérieures de l’ordre administratif (Cours administratives d’appel et Conseil d’État) et judiciaire (Cour de cassation). Les décisions en texte intégral ont été recueillies sur le site internet de l’éditeur juridique LAMY (lamyline5) qui publie l’intégralité des produits des cours administratives d’appel et du conseil d’État. Près de 600 décisions concernant les départements de l’Ain, de l’Ardèche, de la Corse du Sud, de la Haute Corse, de l’Isère, de la Loire-Atlantique et de la Seine-Maritime ont été recueillies, qui se répartissent de la manière suivante6 :

Corse du Haute Loire- Seine- Ain Ardèche Isère sud Corse Atlantique Maritime

Juridictions 39 39 16 17 84 84 76 administratives

Juridictions judiciaires 46 23 8 15 25 65 27

Total 85 62 24 32 109 149 103

2.3.1. L’activité contentieuse par objet

35 Les analyses de statistique descriptive réalisées ont en particulier permis de mesurer l’activité contentieuse par objet : 1. les projets d’infrastructures impliquant une enquête ou une déclaration d’utilité publique, qui renvoient aux conflits liés à des opérations ayant une dimension d’utilité publique (construction ou agrandissement d’infrastructures de transport terrestre, aérien ou maritime ou d’infrastructures de production ou de transport d’énergie : barrage hydraulique, ligne haute-tension, etc.) ; 2. les règles d’urbanisme et d’occupation des sols, qui concernent des conflits relatifs : aux plans d’occupation des sols, aux aménagements fonciers et aux permis de construire ou autres documents d’urbanisme ; 3. les activités réglementées, notamment les installations classées pour la protection de l’environnement relevant de la loi de juillet 1976. Plus généralement, sont concernées toutes les activités supposant une autorisation administrative d’exploiter ou de rejets ;

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4. l’environnement, pris dans trois composantes : les nuisances olfactives ou sonores, la pollution de l’air, de l’eau ou du sol et la dégradation du milieu naturel touchant la faune ou la flore sauvages ; 5. la chasse, qui renvoie à la délimitation des territoires des associations communales de chasse, aux dates d’ouverture de la chasse et aux espèces concernées ; 6. d’autres objets de conflits tels que l’expropriation pour cause d’utilité publique, les restrictions d’accès à des parcelles ou propriétés, la valeur du foncier bâti ou non bâti, les troubles ordinaires de voisinage, etc.

2.3.2. Les profils contentieux

36 L’analyse lexicale des décisions de justice dans sept départements par la réalisation d’une classification hiérarchique et d’une analyse des correspondances met en évidence des profils contentieux à partir de deux dimensions : • les grands domaines de conflictualité, • les acteurs dominants et leurs logiques d’action, qui révèlent des attitudes collectives vis-à- vis de l’État et de l’Administration.

37 La comparaison des départements fait apparaître des groupes relativement proches :

38 Les deux départements comportant une façade maritime, des activités industrialo- portuaires et des zones humides (la Loire-Atlantique et la Seine-Maritime) se différencient nettement des autres, mais aussi entre eux. Leurs points communs résident aussi bien dans la prédominance des conflits portés devant les juridictions administratives par rapport au contentieux judiciaire et dans la structure polaire des conflits d’usage aigus qui s’y déroulent : ces conflits se polarisent sur les questions d’environnement (faune, flore et chasse) et les projets mettant en jeu l’action de l’administration. Les différences résident dans le fait que la Loire-Atlantique est dominée par les conflits d’aménagements et d’urbanisme, alors que la Seine-Maritime est marquée par le poids important des risques industriels et des activités réglementées. On peut souligner la plus forte présence des actions de comités de défense de riverains en Loire-Atlantique, alors que dans les deux cas le comportement des communes est orienté vers la défense de la qualité de vie.

39 Les trois départements rhônalpins (l’Ain, l’Ardèche et l’Isère) présentent des caractéristiques communes : la principale réside dans des attitudes collectives d’hostilité vis-à-vis de projets d’aménagements, d’infrastructures, d’activités réglementées et même de la réglementation de la chasse, soit un ensemble de domaines impliquant l’action de l’administration. L’environnement, le cadre de vie et la jouissance de la propriété sont les principaux domaines de conflictualité. Les trois départements se caractérisent en effet par la défense tous azimuts des intérêts ruraux, écologiques et du cadre de vie, qui donnent l’image de zones en quête d’une certaine sanctuarisation des qualités rurales, écologiques et résidentielles. Des variantes de ces traits communs peuvent cependant être trouvées : les traits distinctifs de l’Isère résident d’une part dans une conflictualité liée aux pressions foncières et, d’autre part, à des attitudes plus différenciées des communes. En effet, alors qu’en Ardèche et dans l’Ain les communes manifestent une hostilité vis-à-vis de tout projet susceptible d’affecter la qualité de vie (qu’il s’agisse d’opérations d’aménagements ou d’implantation d’activités économiques), le paysage en Isère est plus nuancé. On y note en effet des communes orientées dans des actions de développement local, par l’accueil

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d’activités, l’extension des zones constructibles ou des aménagements touristiques en zone de montagne.

40 Les deux départements corses se différencient clairement des autres sous un double aspect : d’une part, la prédominance des conflits entre des projets d’urbanisme et de construction relayés par les communes et la préservation des paysages ; d’autre part, par l’expression des valeurs collectives accordées à la jouissance de la propriété contre toutes les limites qu’aussi bien des particuliers que les services de l’État peuvent véhiculer.

41 En conclusion à cette brève présentation, nous pouvons considérer que le repérage de profils de la conflictualité départementale montre que le contentieux est un « poste d’observation »de la logique de développement départemental et surtout met en évidence le rôle du contentieux sur l’orientation du développement ou, ce qui revient au même, du « non-développement » de territoires qui expriment une préférence collective pour la sanctuarisation du cadre de vie (comme l’Ardèche et l’Ain) ou la jouissance de la propriété privée résidentielle (comme les deux départements de la Corse).

3. Choix publics, externalités et droit administratif français : éléments de théorisation du problème

42 Les actions de particuliers ou de comités de défense devant les juridictions administratives en contestation de modifications de l’allocation des sols (sous la forme d’opérations aménagements et d’urbanisme ou d’implantation d’infrastructures et d’activités industrielles ou agricoles) peuvent être entendues comme l’expression d’intérêts qui aspirent à être symétriques et égaux à ceux des porteurs de projets liés à une logique de développement : elles sont le signe d’intérêts résidentiels ou de préservation mis en jeu par les intérêts des maîtres d’ouvrage publics, des collectivités locales ou de l’administration. Nous allons nous attacher à ces questions en précisant d’abord si la thèse théorique de la réciprocité et de la symétrie des droits en concurrence est vérifiée empiriquement (3.1.) ; nous centrerons alors notre propos sur le problème de l’équité dans l’exposition aux nuisances (3.2.) puis sur la nature des demandes adressées au tribunal (3.3.).

3.1. Coase et la thèse de la réciprocité et de la symétrie des droits

43 Alors que l’analyse économique des nuisances, dans la filiation de Coase, se situe dans le domaine du droit privé et porte sur des usages incompatibles de droits de propriété par des agents privés, nous devons faire le constat que les externalités négatives du développement mettent en jeu l’action de la puissance publique et, à ce titre, des relations entre des personnes privées et des personnes publiques dans le cadre du droit administratif. De plus, même dans certains types de conflits entre personnes privées, la présence de la puissance publique se manifeste par le fait, par exemple, qu’un permis de construire a été délivré et que l’édification d’un immeuble induit des nuisances pour un tiers (réduction de l’exposition au soleil, obstruction de la vue sur un paysage, etc.). En tout état de cause, comme les conflits d’usage mettent en jeu des confrontations de préférences entre usages des espaces, les situations de nuisances touchant des personnes privées ne peuvent pas être entendues comme de tels conflits lorsqu’il s’agit

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de troubles de voisinage dans un cadre individuel. De ce fait, les tensions et conflits entre usages que les dynamiques de développement suscitent sont toujours marqués par des antagonismes qui se révèlent dans la sphère du contentieux porté devant les juridictions administratives.

44 Il importe, à ce stade, d’introduire une distinction entre les personnes publiques présentes dans les processus de développement. Nous distinguons ici entre les personnes publiques de compétence locale, issues du vote, et les personnes publiques de compétence locale ou nationale qui appartiennent à la sphère de l’administration. En d’autres termes, il nous faut traiter séparément les collectivités locales et les services de l’État.

45 En effet, les deux types interviennent de manière spécifique dans le cadre des processus de développement : • les collectivités locales, pour l’essentiel les communes, sont compétentes dans le domaine des règles d’urbanisme et, à ce titre, interviennent soit dans la promotion de dynamiques de développement économique, soit dans celle du cadre de vie sur le territoire de la commune ; les maires et les conseils municipaux interviennent dans le domaine des permis de construire et dans la réglementation de certaines activités, par exemple dans la circulation de camions sur le territoire de la commune. Issues du vote, les collectivités locales sont le délégataire des préférences manifestées par les électeurs quant à la destinée du territoire de la commune ; • les services de l’État, qu’il s’agisse des services déconcentrés, du préfet ou de l’administration centrale, agissent en considération de l’intérêt général et sont, à ce titre, les opérateurs de la gestion des intérêts privés face à l’intérêt public. Mais ils sont aussi quelque chose de plus, notamment en ce qui concerne l’administration préfectorale : les garants de la légalité des actes des collectivités territoriales et des établissements publics. Les services de l’État sont le plus souvent simultanément présents sur deux registres d’action, ce qui invite à en rendre l’analyse circonstanciée et mesurée : une logique d’effacement des intérêts privés face à l’intérêt général, par exemple en considérant que les inconvénients d’une infrastructure routière pour les riverains ne sont pas de nature à enlever à l’opération son caractère d’utilité publique ; une logique de contrôle des actes des collectivités locales au nom de la réglementation touchant le domaine concerné, par exemple lorsqu’un préfet demande au juge administratif l’annulation d’un permis de construire accordé par un maire sur une zone d’intérêt écologique ou paysager.

46 Si l’on s’en tient pour l’instant aux seules opérations administratives mettant en jeu les services de l’État, on ne peut manquer d’être confronté à la question de l’intérêt public et des intérêts privés, c’est-à-dire à celle du rapport entre efficacité et équité : les opérations de développement local – activités réglementées et infrastructures d’utilité publique – mettent fréquemment en jeu des intérêts économiques collectifs et les intérêts des populations exposées aux nuisances qu’elles ne manqueront pas de susciter. Cette question peut être située par rapport au phénomène du « nimbysme7 »dont on peut penser qu’il ne se manifeste que lorsque les intérêts privés se heurtent à l’intérêt public. En effet, dans un cadre inter-individuel coasien, le marchandage aboutit à un équilibre où aucun intérêt n’est sacrifié à l’intérêt public. Or, dans des situations de conflits mettant en jeu la puissance publique comme dépositaire de la définition de l’intérêt collectif, la symétrie des positions à la Coase n’est plus de mise. Ces situations s’inscrivent alors dans le cadre de la théorie du bien-être : la maximisation par l’État d’une fonction de bien-être social conduit à légitimer des

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pertes d’utilité si elles ont pour effet de concourir à l’utilité sociale. Si, dans ce schéma classique, on ajoute les phénomènes de voice de la part des acteurs lésés, on rencontre nécessairement la question du NIMBY. Cette dernière peut être considérée comme révélant, en quelque sorte, un renversement de la logique de l’injonction : le voice exprime la demande du respect du principe d’équité ou de l’évitement de la rupture de l’égalité des citoyens devant les charges publiques. Dès lors, n’assistons-nous pas à un glissement d’une logique de l’injonction exercée par les autorités publiques qui expropriaient sans avoir de compte à rendre, à une logique de responsabilité et de compensation sous la pression des citoyens ? Or il s’avère que la compensation n’est pas monétaire, mais s’exprime en terme de droit d’injonction des citoyens à l’endroit de l’État à renoncer à un projet, à le délocaliser ou à prévoir des aménagements.

3.2. Les objectifs de développement, entre utilité publique et nuisances locales

47 La question qui se pose maintenant est de savoir s’il existe des possibilités effectives de conciliation de l’efficacité et de l’équité (intérêt public vs. nuisances locales). Avant d’étudier ces possibilités, un point théorique s’impose.

48 La version économique de l’intérêt public qui constitue la religion des services de l’État peut être trouvée dans les méthodes de calcul économique public utilisées dans les choix de création ou d’extension d’ouvrages et d’infrastructures d’utilité publique.

49 Le calcul économique public repose sur des principes utilitaristes : il consiste à évaluer les projets publics sous l’angle de leur utilité collective, en confrontant la somme des utilités individuelles qui peuvent être tirées du projet à ses coûts sociaux, c’est-à-dire aux coûts supportés par les « perdants ». La logique fondamentale du calcul économique public est celle de l’efficacité sociale du projet, entendue en terme de surplus collectif.

50 Le fait qu’une infrastructure publique crée des perdants renvoie au problème complexe de la compensation des pertes de bien-être subies par certains agents ; les ingénieurs- économistes résolvent ce problème en invoquant le fameux critère Kaldor-Hicks, selon lequel l’existence d’une possibilité, potentielle, de compensation des perdants par les gains du projet, conforte l’efficacité du projet (Kirat et Levratto, 2004). Ce principe se résume en fait à poser : • que l’on peut dissocier les problèmes de production et de redistribution ou, ce qui revient à peu près au même, que les diverses formes d’utilité sont monnayables ; dans ce cadre, on est conduit à considérer que si l’équité exige que les utilisateurs de l’infrastructure doivent en internaliser une partie du coût social, il convient de faire payer l’usager de manière à assurer des transferts redistributifs globaux, par exemple en faveur du développement des transports collectifs mis à disposition des populations exposées aux nuisances (Baumstarck, 2004 ; Boiteux, 2001 ; Kirat et Levratto, 2004 ; Souche, 2002) ; • qu’il existe une division du travail entre l’évaluation économique, qui dit si un projet est économiquement efficace du point de vue de l’utilité sociale, et la décision politique, qui définit l’importance de la perte d’équité que la Nation consent à assumer en contrepartie de l’efficacité sociale ou inversement, combien d’efficacité doit être sacrifiée à la recherche de l’équité (Giblin, 2003).

51 Ainsi, depuis les premiers critères d’aide à la décision proposés par Jules Dupuit jusqu’aux notions plus sophistiquées privilégiées de nos jours (comme la « valeur du

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temps »), la réalisation effective de la compensation, ainsi que son niveau et ses modalités sont renvoyés à l’extérieur du calcul économique public et des considérations d’efficacité (Kirat et Levratto, 2004). Quelle que soit sa forme, l’équité est absente du calcul économique public, même si cette problématique est désormais bien présente dans les réflexions qui se font jour, depuis une dizaine d’année, au sein du Commissariat au Plan et du Conseil général des Ponts et Chaussées (Bernard, 2003 ; Giblin, 2003).

52 En contrepoint du calcul économique, on peut s’interroger sur le fait de savoir si le droit administratif français comporte des dispositifs permettant de concilier l’intérêt public et les intérêts privés affectés par la réalisation d’ouvrages et d’infrastructures. Un état des lieux conduit à des conclusions mitigées, tant le droit français discrimine entre types de projets et entre moyens substantiels et procéduraux ouverts aux parties lésées (Kirat et Levratto, 2004). En dehors de quelques catégories limitativement définies8, aucun dispositif juridique ne fait peser sur les maîtres d’ouvrage l’obligation de contribuer sous une forme financière à la compensation des dommages causés par la réalisation ou d’exploitation de l’infrastructure. Cependant, le Code de l’environnement fait désormais peser sur l’État, les collectivités territoriales ou leurs groupements et les établissements publics en dépendant (relatifs à l’agriculture, à la sylviculture, à la pêche, à l’énergie ou à l’industrie, aux transports, à la gestion des déchets ou à la gestion de l’eau, aux télécommunications, au tourisme ou à l’aménagement du territoire) l’obligation de réaliser une évaluation environnementale des plans, schémas, programmes et autres documents de planification qu’ils adoptent (art. 122-4 c. env., inséré par ordonnance n° 2004-489 du 3 juin 2004 et correspondant à la transposition dans le droit français de la directive 2001/42/CE du parlement européen et du conseil relative à l’évaluation et à l’incidence de certains plans et programmes sur l’environnement).

53 Ces documents, qui n’autorisent ou ne prescrivent pas directement les travaux ou projets, doivent induire une évaluation environnementale qui fait l’objet d’un rapport qui « identifie, décrit et évalue les effets notables que peut avoir la mise en œuvre du plan ou du document sur l’environnement »et « présente les mesures prévues pour réduire et, dans la mesure du possible, compenser les incidences négatives notables que l’application du plan peut avoir sur l’environnement »; il « expose les autres solutions envisagées et les raisons pour lesquelles, notamment du point de vue de la protection de l’environnement, le projet a été retenu. »(art. l22-6 c. env.).

54 En définitive, le droit administratif français donne moins de consistance au principe d’égalité devant les charges publiques qu’il ne définit des procédures de réalisation des ouvrages et aménagements d’utilité publique et des possibilités d’adresser des demandes au juge administratif.

3.3. Les demandes adressées par les victimes au juge administratif

55 Si l’on dresse un inventaire9 des moyens qui, dans l’absolu, sont susceptibles de corriger les externalités négatives des projets de développement, quatre modalités apparaissent : • la compensation monétaire des externalités • la prévention ex ante de projets • les injonctions à la cessation des nuisances

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• les mesures de compensation environnementale

3.3.1. La compensation monétaire des externalités

56 Alors qu’elle constitue le principe fondamental de l’analyse économique, nous constatons à travers l’analyse du contentieux administratif qu’elle constitue un moyen très peu activé par les justiciables. Ce comportement s’explique sans doute par la spécificité des juridictions administratives dont le fondement est de permettre aux requérants de demander l’annulation d’une décision prise par une administration ou par le préfet ou par un maire dans le cadre du contentieux de légalité. Toutefois, les requêtes de plein contentieux qui visent à obtenir une compensation monétaire en demandant que soit engagée la responsabilité de l’autorité responsable d’un préjudice sont possibles, mais sont peu nombreuses. Par ailleurs, nous avons pu également constater ce fait dans le contentieux judiciaire, où la très grande majorité des actions possessoires sont associées davantage à des demandes de cessation des atteintes à la propriété et à sa jouissance qu’à des demandes de réparation monétaire. Les cas constatés dans le contentieux administratif au sein des départements étudiés, dans lesquels une demande d’indemnisation est formée se répartissent en deux catégories : • des demandes de particuliers, plus nombreuses dans certains départements (Isère) que dans d’autres (Loire-Atlantique et Seine-Maritime), formées devant le juge judiciaire au titre de la contestation du quantum d’indemnisation accordé par l’administration dans une série de mesures d’expropriation pour cause d’utilité publique. Ces requêtes étant de la compétence du juge judiciaire, elles ne relèvent donc pas du contentieux administratif que nous considérons ici, • des demandes formées par des entreprises ou des organisations dont l’exploitation est affectée par des mesures prises par l’administration ou par une collectivité locale. C’est le cas, par exemple, lorsque des travaux d’aménagement d’une rivière par les services de l’État affectent les conditions d’exploitation d’une entreprise piscicole10 ou lorsqu’une rupture des conditions d’exploitation d’une entreprise agricole est apparue suite à une opération de remembrement rural11, ou encore quand une fédération départementale pour la pêche et la protection du milieu aquatique demande devant le tribunal administratif à ce qu’une commune soit condamnée à réparer le préjudice qui a été causé sur la faune par la pollution d’un ruisseau.12

3.3.2. Les actions dirigées vers la contestation ex ante de projets

57 Il s’agit là du registre de demandes à l’évidence le plus important, qu’il s’agisse des particuliers, des comités de défense d’intérêts locaux, des maires ou des associations de protection de l’environnement. Ce type d’action concerne plus d’un tiers des conflits d’usage portés devant le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, mais seulement un tiers de ce type de demande trouve un écho positif pour les contestataires. On peut en donner par ailleurs quelques illustrations choisies à partir du cas du département de l’Isère : • les actions de particuliers visant les servitudes d’utilité publique liées à des lignes de transport de l’électricité en Isère13, • l’action des associations de protection de l’environnement concernant la déclaration d’utilité publique des travaux de construction de la section Grenoble-col du Fau de l’A-5114,

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• les actions de comités de défense d’intérêts locaux dirigées contre la création d’une décharge contrôlée de déchets industriels15, l’implantation d’une porcherie16 ou l’extension de l’aéroport de Lyon-Satolas17, • les actions de communes ou de leurs groupements contre un centre d’enfouissement technique de sulfate de calcium18 ou l’exploitation d’une carrière.19

58 On peut noter que, dans quelques cas, les actions de prévention de projets de construction ou d’urbanisme sont le fait du préfet de l’Isère, par exemple lorsqu’il demande au tribunal administratif d’annuler un permis de construire accordé dans une zone inondable.20

3.3.3. Les actions injonctives dirigées vers la cessation des nuisances

59 L’injonction à la cessation des nuisances est une prérogative de la puissance publique, plus précisément du préfet. Dans les départements étudiés, on constate que les actions typiques des injonctions formulées par l’autorité publique visant directement les auteurs de nuisances sont formulées par le préfet, qui adresse à des entreprises des mesures de dépollution ou de remise en état de sites d’exploitation. Les agents privés n’ont pas accès directement à la demande d’injonctions, mais ils disposent de moyens de droit indirects, portant sur la légalité des décisions ou actes administratifs en vertu desquels l’activité nuisible s’exerce (décision d’expropriation, autorisation d’exploiter, etc.).

60 Dans le cas du département du Puy-de-Dôme, il s’avère que sur les 416 conflits recensés, 386 concernent une demande d’abandon de l’activité formulée par des particuliers ou des entreprises, soit par anticipation (126 cas), soit postérieurement à la conduite de l’activité (260 cas). Le succès de ces demandes est relativement faible, compte tenu qu’un tiers des demandes par anticipation et un quart des demandes de cessation d’activités existantes trouvent une issue favorable.

3.3.4. Les mesures de compensation environnementale

61 Elles sont un élément important des directives communautaires relatives à l’environnement (directive Habitat). Or, les associations de protection de l’environnement n’usent pas de ce moyen dans leurs actions devant les juridictions administratives. Cela n’est en rien étonnant d’une part parce que les associations de protection de l’environnement sont de fait spécialisées dans le contentieux de légalité de la réglementation de la pratique de la chasse et interviennent assez peu, en Isère comme ailleurs, dans les domaines de l’urbanisme, de l’aménagement, des infrastructures publiques ou des installations classées ; et d’autre part parce que les recours en plein contentieux (rares) ne font pas l’objet de demandes de compensation environnementale (en nature) mais de demandes de dédommagements monétaires.

62 Il nous faut aussi signaler que l’observation du contentieux ne permet pas de saisir les éventuels processus hors des tribunaux par lesquels les parties intéressées interviennent, auprès du maître d’ouvrage pour modifier les qualités techniques des infrastructures et aménagements. Une série de questions se posent, qui pourraient susciter des travaux futurs : quels sont les leviers d’action des acteurs privés (riverains) sur la conception technique de réduction des nuisances ? qui assume le coût de la qualité environnementale ? Les différences socio-culturelles des populations et de leurs capacités de mobilisation ne posent-elles pas à nouveau un problème d’équité ?

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63 Enfin, si l’analyse des jugements donne accès à des informations précises sur les parties en conflit, les lieux, les dates, l’intérêt à agir, les moyens de droits et la décision du juge, dans certaines situations la négociation qui se joue avant le jugement avec l’échange des mémoires des parties peut aboutir à l’abandon de la requête. Le marchandage organisé avant le jugement a-t-il profité au requérant, ou renonce-t-il parce qu’il se rend compte que sa requête n’est pas fondée ou n’a aucune chance d’aboutir ?

Conclusion

64 En guise de conclusion, deux éléments issus de l’observation du contentieux nous paraissent devoir retenir l’attention :

65 – une thématique importante est peu présente de la scène du contentieux administratif : la gestion des pollutions et, par voie de conséquence, de la prise en charge de certains impératifs de développement durable. Tout se passe comme si la durabilité n’avait pas de porte-parole, compte tenu que les associations de protections de l’environnement sont de fait spécialisées dans le contentieux liés à la chasse et à la protection de la faune sauvage, et que le langage de la protection de l’environnement parlé par les comités de défense de riverains concernés par des projets d’aménagements, d’infrastructures ou d’installations classées, est avant tout un revêtement environnementaliste d’intérêts résidentiels locaux. Nous n’omettons pas toutefois que les conflits liés aux pollutions puissent faire l’objet d’un contentieux judiciaire dans les juridictions de premier degré, que nous n’avons pas pu repérer ;

66 – l’observation de la structure du contentieux et les comparaisons entre départements laissent à penser que des différenciations importantes des trajectoires spatiales et économiques des territoires sont à l’œuvre. En effet, nous pouvons constater que certains départements (comme l’Ardèche, le Puy de Dôme, l’Ain et l’Isère) s’orientent vers une prédominance de ce que nous appelons une économie résidentielle, exprimée par des formes de sanctuarisation d’espaces dont l’attribut principal est la qualité du cadre vie. Cette catégorie de territoires se différencie nettement des départements orientés dans une trajectoire de développement économique où se combinent des fonctionnalités antagoniques et où des conflits d’usage importants s’expriment. C’est clairement le cas avec la Seine-Maritime et la Loire-Atlantique. Ainsi, nous formulons l’hypothèse que si, à l’échelle micro, des phénomènes d’interpénétration et de juxtaposition des fonctionnalités existent avec plus ou moins d’intensité dans tous les territoires, ils s’inscrivent dans une dynamique spatiale d’ensemble marquée par des différenciations et des spécialisations spécifiques.

67 – Enfin, par tradition, le décideur public et ses services techniques ont été focalisés par la réalisation d’aménagements au nom de l’efficacité économique et ont souvent ignoré les questions d’équité. Les autorités publiques centrales ou locales qui finalement pouvait réaliser sans contrainte leur propre programme de développement ou plus précisément d’aménagement du territoire (national ou local) voient leurs ambitions contraintes par la montée des oppositions de riverains des futures d’infrastructures et autres installations sources de nuisances. La contestation environnementale notamment en dénonçant la rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques modifie cette trajectoire toute tracée au nom d’objectifs (nouveaux) en termes de cadre de vie, ou de préservation de la nature. Il apparaît dans de nombreuses situations polémogènes que les effets de la contestation se traduisent en terme d’impacts

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physiques (délocalisation, modification ou abandon du projet ou de l’activité nuisible), qui laissent imaginer de possible recomposition des espaces notamment en termes de ségrégation fonctionnelle des territoires.

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Wittman D. A. (1980), « First Come, First Served: An Economic Analysis of ‘Coming to the Nuisance’ », Journal of Legal Studies (9), pp. 557-568.

NOTES

1. Ajoutons à cela que le droit d’agir ne se limite pas au seul enjeu pour les requérants au droit de saisine d’un tribunal. Plus largement, le marchandage sur les droits litigieux concerne le droit de participation des citoyens à la décision publique en matière d'environnement qui est un droit indissociable des droits de l'Homme, mis en exergue aux échelles internationale, européenne ou nationale (Prieur, 1988).

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2. Loi n° 76-663 du 19 juillet 1976 relative aux Installations Classées pour la Protection de l'Environnement. 3. P. Jeanneaux sur l'activité du tribunal administratif de Clermont-Ferrand (Jeanneaux, 2005) ; Kirat et Lefranc sur sept départements avec les Cours administratives d'appel et le Conseil d'État (Kirat et Lefranc, 2004) ; Melot sur la Haute Corse (Melot, 2005). Précisons que l’échelle départementale a été choisie parce qu'elle est une entité cohérente à plusieurs niveaux et constitue l’échelon territorial de référence de plusieurs acteurs : – à l’échelon administratif : les autorités administratives sont présentes et agissent au niveau départemental ; la plupart des actions des acteurs publics en charge de la réglementation des usages (préfet, services déconcentrés de l’État) se déroulent à ce niveau. – à l’échelon juridictionnel : les institutions de l’ordre judiciaire stricto sensu (tribunal d’instance et de grande instance) sont départementales ; celles de l’ordre administratif (tribunal administratif) suivent aussi le découpage départemental, même si elles concernent plusieurs départements. – à l’échelon privé ou para-public : les associations de protection de l’environnement ont généralement un cadre d’action départemental (voire régional), de même que les chambres d’agriculture ou les associations de pêche ou de chasse. 4. Les décisions ont été recueillies à partir des jugements n’ayant porté que sur le contentieux mettant en jeu l’usage de ressources localisées auprès du tribunal administratif de Clermont- Ferrand. Les jugements ont été essentiellement recensés avec le concours du greffier, à partir de six postes de la nomenclature des juridictions administratives : agriculture, environnement, expropriation, domaine-voirie, police et urbanisme-aménagement. L'information a été enregistrée sous le logiciel Sphinx qui a ensuite permis de réaliser des traitements de statistique descriptive. 5. http://www.lamylinereflex.fr/ 6. Le codage des décisions après définition des variables pertinentes pour la caractérisation des conflits d’usage a permis d’intégrer ces données dans un tableau excel puis, pour trois départements (Isère, Loire-Atlantique, Seine-Maritime) sous 4D, de manière à réaliser un traitement de statistiques descriptives. Le corpus de décisions en texte intégral de tous les départements a par ailleurs fait l’objet d’une analyse lexicale automatique (avec le logiciel ALCESTE) par département. 7. Terme synonyme d'égoïsme, utilisé péjorativement par les aménageurs pour qualifier l'attitude des riverains opposés à un projet d'aménagement et qui défendent leur jardin (Not In My BackYard garden NIMBY). 8. Il s'agit : des agriculteurs qui bénéficient de l'obligation imposée aux maîtres d'ouvrage de remédier à la modification de la structure des exploitations par une participation financière aux opérations de remembrement (art. L. 123-24 du Code rural, décret n°92-1283 du 12 déc. 1992) ; des riverains d'infrastructures aéroportuaires bénéficiant de l'obligation imposée au exploitants des aérodromes de contribuer financièrement aux travaux d'insonorisation des riverains placés dans le territoire du plan de gêne sonore prévu à l'article L571-15 du code de l'environnement (art. L571-14 du Code de l'environnement (loi n°2003-1312 du 30 décembre 2003, art. 1609 quatervicies A du Code général des impôts) ; les riverains de points noirs des réseaux routiers et ferroviaires nationaux qui peuvent bénéficier de subventions pour les travaux nécessaires à l'isolation acoustique, à hauteur de 80% à 100% selon les cas (décret du ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement n°2002-867 du 3 mai 2002). 9. Notre exposé se concentrant essentiellement sur le contentieux devant les juridictions administratives françaises, nous sommes conscients que les stratégies d’activation des juridictions européennes échappent à l'analyse et peuvent expliquer qu'un certain nombre d’affaires ayant trait à la conservation de la nature ne se retrouvent pas dans le matériel empirique mobilisé.

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10. Par ex. Ministre de l’environnement/Michallon, CE, 11 juil. 1986. 11. Par ex : Cuzin, CAA Lyon, 18 mars 1999. 12. Par ex. : TA Clermont, 16 juil.1999, Féd.pêche : Req. 981412. 13. Fragnol, CE, 18 avr. 1984 ; Tomaszewski, CE, 22 juin 1987. 14. FRAPNA et autres, CE, 10 nov. 1995. 15. Comité d’Izeaux pour la défense de la qualité de la vie, CAA Lyon, 7 déc. 1999. 16. Association pour la défense de l’environnement de Verna et des communes voisines, CAA Lyon, 25 nov. 1997. 17. Association contre l’extension et les nuisances de l’aéroport de Lyon-Satolas, CE, 21 mars 2001. 18. Commune de Morestel et syndicat des eaux de Morestel-Passins, CAA Lyon, 27 fév. 2001. 19. Commune de Saint-Guillaume, CE, 16 oct. 2002. 20. S.A. Blanc, CE, 29 juin 2001.

RÉSUMÉS

Le développement des territoires est un processus multidimensionnel qui met en jeu la confrontation de préférences individuelles ou collectives quant à l’allocation des ressources territoriales (sols, espaces naturels, ressources naturelles) à des usages alternatifs. Nous analysons les apports de l’étude du contentieux devant les juridictions judiciaires et, surtout, administratives à la compréhension des conflits d’usage liés au développement des territoires. La section 1 propose une mise en perspective théorique sur la question du rapport droit- développement économique. La section 2 présente l’analyse du contentieux porté devant les tribunaux comme un matériau empirique permettant de saisir la conflictualité dans les territoires. Elle rend compte de travaux menés dans plusieurs départements français. La section 3 dégage des enseignements sur le plan théorique, à partir des principaux apports de l’analyse empirique.

Territorial development can be considered as a multidimensional process in which individual and collective preferences for land-use and allocation of local resources are confronting. The paper scrutinizes what can be learned from litigation before civil and administrative courts in the field of development related land-use conflicts. Section 1 provides a theoretical framework appropriate to the study of interrelationships between law, land-use conflicts, and economic development. Section 2 argues that the study of litigation before courts provides useful insights into the nature of land-use conflicts in several French administrative territories. Section 3 draws some theoretical conclusions from empirical evidence.

INDEX

Keywords : land-use conflicts, law, litigation, space, environment, industry, infrastructure Mots-clés : conflits, droit, contentieux, espaces, environnement, industrie, aménagements Code JEL D74 - Conflict • Conflict Resolution • Alliances • Revolutions, K41 - Litigation Process, O18 - Urban; Rural; Regional; and Transportation Analysis • Housing • Infrastructure

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AUTEURS

PHILIPPE JEANNEAUX ENITA - département « Territoire et Société », site de Marmilhat, Lempdes, jeanneaux[at]enitac.fr

THIERRY KIRAT CNRS–IRIS, université de Paris-Dauphine, thierry.kirat[at]dauphine.fr

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Compte rendu d’ouvrage

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Bruhns Hinnerk, dir., Histoire et économie politique en Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2004, 306 pages

Agnès Labrousse

RÉFÉRENCE

Bruhns Hinnerk, dir. (2004), Histoire et économie politique en Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 306 p.

1 Cet ouvrage d’un peu plus de 300 pages regroupe treize contributions autour des écoles historiques allemandes, en s’attachant essentiellement aux deux dernières générations et tout particulièrement à leurs figures de proue, Schmoller et Weber1. La période étudiée (1870-1920) correspond à un demi-siècle riche en évolutions. C’est une période charnière et cruciale durant laquelle les sciences sociales se définissent réciproquement et se reconfigurent. C’est une période de discussions d’une grande richesse, émaillée de fortes controverses comme la querelle des méthodes ou celle sur les jugements de valeur, mentionnées par Hinnerk Bruhns dans son introduction. Dans le même temps, l’originalité de la pensée allemande de la période s’adosse au contexte national du Sonderweg, à savoir de la spécificité de la trajectoire allemande de développement industriel, et de la construction politique, économique et sociale d’une Allemagne unifiée.

2 Hinnerk Bruhns qui a impulsé et coordonné cet ouvrage collectif a fait œuvre de passeur. En effet, ce livre rassemble l’essentiel de ce que la science allemande et étrangère compte de spécialistes de la question. Grâce à un remarquable travail de traduction de l’allemand et de l’anglais, des contributions de qualité sur le sujet sont enfin disponibles en français2. L’absence de contributeur « français » en dehors d’Hinnerk Bruhns est symptomatique du caractère marginal de la recherche française sur ces thèmes. La France accuse un retard considérable sur l’Allemagne mais aussi sur

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l’Italie, l’Angleterre ou le Japon, en dépit de quelques frémissements récents3. On ne peut donc que saluer la parution de cet ouvrage qui s’inscrit dans un processus de redécouverte de la pensée économique allemande, une pensée largement méconnue. Comme l’indique Werner Abelshauser dans sa contribution : « l’histoire de la pensée économique est depuis longtemps tombée à bras raccourcis sur l’école historique allemande de l’économie nationale. Celle-ci a été qualifiée de ‘vieille lune’, condamnée pour éclectisme sans théorie et dans tous les cas considérée comme une impasse dans l’évolution de la science économique » (p. 21). A cela il conviendrait d’ajouter que pour beaucoup d’économistes français, ces auteurs allemands sentent le souffre : on veut souvent lire dans leur travaux quelques signes avant-coureurs du nazisme, une lecture peu fondée et qui témoigne d’un biais téléologique malheureusement commun dans le traitement de l’histoire allemande du XIXe siècle4. Dans un tel contexte, on a bien du mal à comprendre aujourd’hui le rayonnement international de cette école de pensée qui attirait à elle et formait des économistes du monde entier. Cet ouvrage permet d’aborder avec plus de justice ces courants largement ignorés ou incompris de nos jours. Il traite, comme l’indique son titre, de l’alliance complexe, originale et passionnante entre l’histoire et l’économie dans les sciences sociales allemandes, en particulier économiques. Une alliance qui leur a notamment permis de saisir la genèse et le développement du capitalisme, son ‘esprit’, son caractère évolutif et divers.

3 L’article de Werner Abelshauser « L’école historique et les problèmes d’aujourd’hui » s’avère, par un caractère pédagogique qui fait parfois défaut à d’autres contributions, particulièrement utile5. En bon spécialiste de l’histoire économique allemande, il relie les apports de la pensée de Friedrich List et de Gustav Schmoller à des grandes questions d’hier, d’aujourd’hui et de demain : développement économique, État- providence, économie spatiale et intégration européenne. A tout seigneur, tout honneur, Schmoller se taille la part du lion dans plusieurs contributions. Birger Priddat dans son texte sur « Gustav Schmoller : l’économie comme moralité institutionnalisée » revient sur l’actualité de Schmoller, économiste des institutions. Il faut lire cet article qui montre sa vision de l’évolution économique, des interactions dynamiques entre institutions et comportements, d’un État qui fonctionne comme un investisseur dans la stabilité des anticipations au travers de son rôle de garant et de promoteur institutionnel. Une vision qui inscrit les questions du capital humain ou encore de la justice sociale au programme de l’économie. Il souligne cependant que l’école historique se trouve prise au dépourvu face à un capitalisme industriel développé et non plus émergent. C’est à notre avis confondre les analyses appliquées effectuées par l’école historique d’un côté et les outils analytiques qu’elle a développés pour analyser le capitalisme de l’autre. Si la validité des analyses des systèmes capitalistes historiques anciens et contemporains de l’école historique est par définition relative à la période étudiée, les outils restent eux fortement d’actualité (cf. également le paragraphe ci- dessous sur l’analyse wébérienne des capitalismes). Ne pourrait-on pas en outre soutenir que l’approche ahistorique et désincarnée de l’école néoclassique est de peu de secours pour comprendre le capitalisme et son évolution ? Ne pourrait-on pas souligner également que les lois naturelles des économistes classiques – de la marche vers l’état stationnaire à la loi d’airain des salaires en passant par la loi de population de Malthus – se sont toutes avérées relatives au capitalisme britannique du début de la révolution industrielle voire à la période antérieure ? Leurs lois naturelles ne sont-elles pas in fine des lois historiques ? Or, comme le mentionne Jean-Yves Grenier dans la préface de l’ouvrage, l’un des mérites de l’école historique est précisément d’inviter à penser

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l’historicité des catégories économiques. Une des caractéristiques fondamentales du capitalisme est d’être un système marchand, reposant sur l’institution monétaire. Jürgen Backhaus dans son article sur « Les théories historiques et philosophiques de l’argent – Un retour sur Schmoller et Simmel » revient sur la théorie de la monnaie de Schmoller. L’accent y est mis sur les institutions qui permettent aux relations marchandes d’émerger et « sur la circulation (opposée à l’institution) de la monnaie, qui présuppose tous les aspects qui rendent la monnaie acceptable comme unité d’échange, de compte et réserve de valeur » (p. 78). Son étude détaillée de l’émergence et du développement de la monnaie repose sur une analyse en termes de coûts de transaction. L’économie de Schmoller est une économie institutionnelle et politique. L’historien Rüdiger vom Bruch dans son texte sur « Schmoller entre science sociale et réforme sociale » dépeint un Schmoller « gestionnaire scientifique, manager d’une recherche de grande ampleur » et « observateur-participant » de la politique économique. Schmoller a en effet joué un rôle éminent dans le développement de l’État-providence allemand qui n’est pas le fait du seul Bismarck. Il a cherché à donner un fondement scientifique et factuel aux politiques sociales. Ce lien entre déploiement de l’État social allemand et évolution scientifique aurait pu être relié au développement de la statistique. En effet, l’école historique a fortement contribué au remarquable essor des catégories et des enquêtes statistiques en Allemagne. Cette assise statistique constitue une caractéristique de l’école historique alors même que, comme le remarque Alain Desrosières, « de leur côté, les théoriciens de l’économie de marché comme Jean- Baptiste Say, Augustin Cournot ou Léon Walras ont été réticents à l’utilisation des statistiques économiques pour étayer leur développements hypothético-déductifs »6. Pour Desrosières, il y a bien correspondance entre politique de l’Etat et développement de la statistique, les représentations statistiques se situant à la confluence des exigences de la science et de l’action politique.

4 Parmi les grandes figures de l’école historique, Weber est celui dont la notoriété aura connu le moins d’éclipses. Le renouveau actuel des études wébériennes7 se déploie cependant en dehors de la discipline économique et tend à couper Weber de son appartenance à la jeune école historique de l’économie politique. Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de revenir sur ces a priori implicites. Hinnerk Bruhns, le rappelle fort à propos dans sa contribution sur « Weber : théorie économique et histoire de l’économie », ce dernier n’est pas seulement l’un des pères fondateurs de la sociologie, il a également fait œuvre d’économiste. Une œuvre qui ne se limite en rien à L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. La contribution de Richard Swedberg « La sociologie économique de Max Weber : une introduction » ne peut que nous convaincre de l’intérêt de l’analyse économique de Weber, notamment dans son analyse du capitalisme. Weber y « rompt avec la fascination de Marx pour un seul type de capitalisme » (p. 215). Il distingue trois grand types de capitalisme, se subdivisant le cas échéant en sous-groupes : capitalisme commercial traditionnel, capitalisme politique et capitalisme rationnel (cf. la figure 1, p. 216). Le capitalisme rationnel comprend par exemple un premier mode avec achat et vente continus sur des marchés libres et production continue dans des entreprises capitalistes et un second mode spéculatif et financier. Cette typologie constitue un outil heuristique. Un type n’est en rien le reflet direct d’un système économique réel : différents types de capitalismes s’associent dans les systèmes capitalistes concrets, par exemple dans le capitalisme moderne à dominante rationnelle. Si Swedberg n’y fait pas référence, il nous semble qu’on peut voir en Weber l’un des premiers théoriciens de la diversité des capitalismes.

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Les théories contemporaines de cette diversité, de Zysman à Boyer ou Streeck en passant par Gershenkron, trouvent au demeurant leur lointaine racine dans l’école historique, médiatisés ou non par les institutionnalistes américains. Les théories de Weber, par leur richesse peuvent aujourd’hui encore enrichir ces travaux. Son analyse du capitalisme politique, incluant différentes modalités de profits rentiers, est bien plus fine que nombre de théories économiques actuelles de la rente qui opposent rente et profit de manière simpliste. Swedberg nous rappelle également fort à propos que la théorie wébérienne des formes de domination politique est déployée en relation avec leur dimension économique et notamment leur affinité relative avec différentes formes de capitalisme. Il serait donc dommage que les économistes persistent à ne considérer Weber que comme un sociologue, utile uniquement dans la compréhension de facteurs exogènes à l’économie comme la religion. Weber à l’instar de ses collègues de l’école historique, considère l’économie comme une science sociale et culturelle devant tenir compte de l’interdépendance, de l’intrication des facteurs socio-économiques. Mais à trop vouloir rattacher Weber à la sociologie économique en tant que sous-discipline de la sociologie – comme le fait Swedberg – on risque fort de continuer à l’ignorer en économie. Cela explique peut-être l’insistance de Bruhns à nous remémorer que Weber a également été, tout au long de sa carrière, un économiste distingué.

5 La théorie wébérienne du capitalisme nous amène à un autre représentant important de la troisième génération : Sombart qui apparaît dans plusieurs contributions. Sombart a été l’inventeur du terme dans son ouvrage de 1902 Der moderne Kapitalismus – comme il l’est d’ailleurs de la notion de « destruction créatrice » que lui empruntera Schumpeter. Comme le mentionne Friedrich Lenger dans sa contribution sur « Marx, l’artisanat et la première édition du Capitalisme moderne de Werner Sombart », Sombart, décidément très prolixe dans l’innovation terminologique, a également forgé le vocable de marxisme, une pensée dont il est assurément le plus fin connaisseur au sein des écoles historiques. Cependant, « il semble absolument impératif de souligner que son marxisme était un marxisme sans théorie de la valeur, sans dialectique hégélienne et sans déterminisme économique » (p. 128). L’article de Rita Aldenhoff- Hübinger « Lire Le Capital vers 1900 » vient compléter le tableau des relations complexes entre ces deux formes concurrentes d’historismes que sont le marxisme et les écoles historiques. Sombart, comme beaucoup de tenants de l’école historique, considère le matérialisme historique avant tout comme un principe heuristique. Weber, qu’on a trop souvent opposé caricaturalement à Marx, pensait de même8 : « Quiconque a jamais travaillé avec des notions marxistes connaît la signification heuristique éminente, voire unique, de ces types quand on les emploie pour comparer la réalité à eux, mais il connaît aussi le danger qui apparaît dès qu’on les conçoit comme des ‘forces’ ou des ‘tendances’ ayant une validité empirique ou même comme réelles (ce qui veut dire en vérité : métaphysiques) » (p. 105). Toujours au chapitre des rapports entre marxismes et historismes, on pourra consulter l’article d’Hans-Jürgen Wagener « De la rivalité dans l’historisme : la science économique de la RDA et comment elle a traité l’école historique ». L’essentiel de l’article est consacré aux sciences économiques sous le socialisme et n’aborde le vif du sujet qu’en fin de course. L’auteur reste impressionniste quant à la réception de l’école historique en RDA. Ainsi, il ne mentionne ni n’explique la surprenante édition en plusieurs tomes d’écrits de Schmoller en RDA dans les années 19809. De cet article, on retiendra cependant une curiosité. Wagener mentionne, citation à l’appui, que Roscher, chef de file de la première génération de l’école historique, est un précurseur méconnu du Hayek de The

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road to serfdom. Cela invite à creuser plus avant la filiation entre école historique et école autrichienne, une filiation méconnue et contestée par les Autrichiens à la suite du Methodenstreit mais néanmoins réelle10.

6 Les rapports avec l’école autrichienne, s’ils sont souvent évoqués ici ou là, ne sont pas véritablement traités dans cet ouvrage11. La relation complexe de Schumpeter à l’école historique à laquelle il a beaucoup emprunté tout en la critiquant aurait sans doute mérité quelques développements. De même, les questions méthodologiques apparaissent en filigrane mais ne sont pas réellement abordées de front. Or le rapport théorie économique/histoire qui est au cœur même de l’ouvrage ne peut à notre avis être compris sans approfondir cette dimension méthodologique. Pour les penseurs de l’école historique, les sciences sociales sont des sciences de la réalité, du réel (Wirklichkeitswissenschaften). Mais leur réalisme n’est en rien un réalisme naïf. La réalité est médiatisée par des concepts. Les théories apparaissent d’abord comme des matrices exploratoires nécessitant de se plonger dans des données locales, contextualisées. Ils proposent une explication multicausale du social, la théorie ne parvenant jamais à épuiser la complexité du réel. Leur approche génétique, historique va de pair avec un refus du fonctionnalisme. Les théories sont donc situées et évolutives, au même titre que la réalité sociale.

7 Il n’en reste pas moins que cet ouvrage offre une somme riche de points de vue sur ces auteurs. On regrettera parfois l’abus des digressions chez certains contributeurs ou des références peu explicites à des auteurs et des débats historiographiques dont beaucoup de lecteurs français sont peu familiers12. C’est le revers de la médaille d’un ouvrage qui évite judicieusement une représentation caricaturale et monolithique des sciences sociales allemandes au tournant du siècle au profit d’une analyse fine qui donne à voir les débats internes entre ses représentants. Fondamentalement, il montre par petites touches, plus que par un grand tableau synthétique, l’actualité du programme de recherche des écoles historiques allemandes. Ce programme a bien plus qu’un intérêt historique. Dans un contexte de renouveau de l’institutionnalisme économique, il mérite d’entrer dans la mémoire vive de la discipline économique qui, si elle ne veut pas « bégayer », aurait tout intérêt à relire ces classiques oubliés de la pensée économique. On ne peut donc que recommander chaudement la lecture de cet ouvrage important.

NOTES

1. La première génération (ältere historische Schule) est celle des fondateurs (Wilhelm Roscher, Carl Knies, Bruno Hildebrand). On pourrait, comme le fait Abelshauser, y associer Friedrich List. La seconde (jüngere historische Schule) est dominée par la figure de Gustav Schmoller auquel il convient d’adjoindre Lujo Brentano ou encore Adolf Wagner. La troisième et dernière génération (jüngste historische Schule) est celle de Werner Sombart et de Max Weber pour ne citer que ses plus éminents représentants. 2. La traduction de Françoise Laroche a été révisée par H. Bruhns. On signalera cependant la traduction discutable de Verkehrswirschaft par économie libre alors qu’économie d’échanges

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semble plus approprié (p. 241) ou encore le terme « dévaluation » employé en lieu et place de « dépréciation » (p. 92). Plus fondamentalement, le terme Nationalökonomie a été systématiquement traduit – à l’exception notable du titre de l’ouvrage – par « économie nationale » alors que la traduction la plus courante est « économie politique ». Si cette traduction littérale a le mérite de souligner l’importance du cadre national dans le système conceptuel de ces économistes, il ne doit en revanche pas faire oublier que ce cadre est historicisé et n’est en rien exclusif chez ces auteurs d’approches sectorielles ou microéconomiques, d’analyses locales ou internationales. Enfin, l’allemand Ordnung a été rendu par ordre ce qui est tout à fait légitime. Il aurait peut-être été utile de mentionner qu’ordre doit être entendu au sens de système, à l’instar par exemple de l’utilisation du terme chez Hayek. 3. On mentionnera la création récente d’un réseau de chercheurs français dont la collaboration se concrétisera prochainement par la parution d’un ouvrage dirigé par Alain Alcouffe et Claude Diebolt sur la pensée économique de langue allemande. 4. Cf. Wehler H.-U. (1988) : Das Deutsche Kaiserreich. 1871-1918, 6 éd., Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, notamment les pages 11-12 de l’introduction. 5. Ce titre est un clin d’oeil à l’article de 1926 de Schumpeter « Gustav Schmoller und die Probleme von heute » paru dans le Schmollers Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutschen Reiche, 50 (1), pp. 337-388. 6. Desrosières A. (2003) : « Historiciser l’action publique : l’Etat, le marché et les statistiques », in : Laborier P. & D. Trom, dir. (2003) : Historicités de l’action publique, Paris, PUF, pp. 207-221. 7. En France, ce renouveau se cristallise autour de quelques pôles de recherche, notamment à l’EHESS et à l’école normale supérieure de Cachan. Il est d'abord le fait de sociologues et dans une moindre mesure d'historiens et de philosophes. 8. Sur ce sujet, on se rapportera également à l’excellent chapitre de Catherine Colliot-Thélène « Max Weber et l’héritage de la conception matérialiste de l’histoire » in : Colliot-Thélène (2001) : Etudes wébériennes. Rationalités, histoires, droits, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 103-132. 9. Schmoller G. (1985) : Kleine Schriften zur Wirtschaftsgeschichte, Wirtschaftstheorie und Wirtschaftspolitik, édité par Wolfram Fiedler et Rolf Karl, Leipzig, Zentralantiquariat der DDR, série Opuscula oeconomica. 10. Cf. Streissler E.W. (1990) : « The influence of German economics on the work of Menger and Marshall », in : Caldwell B. (1990): Carl Menger and his legacy in economics, Durham and London, Duke University Press. 11. A ce sujet, l’affirmation de la quatrième de couverture selon laquelle l’école autrichienne concurrente prône « une théorie de l’économie néo-classique » s’avère largement erronée. Cf. Streissler E.W. (1972) : « To what extend was the Austrian School marginalist ? », HOPE, 4 (2), pp. 426-441; Jaffé W. (1975) : « Menger, Jevons and Walras dehomogenized », Economic Inquiry, 14(4), pp. 511-524 ou encore Longuet S. (1998) : Hayek et l’école autrichienne, Paris, Nathan. 12. On aurait souhaité des tableaux ou des schémas de synthèse afin de mieux se repérer dans la nébuleuse de l’école historique, celui fourni par Abelshauser (p. 22) étant très partiel. L’absence d’index complique en outre le repérage.

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AUTEURS

AGNÈS LABROUSSE CRIISEA, Université de Picardie – Jules Verne

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