OLIVIER DE Connétable de France ou chef de parti breton? Bibliothèque celtique :

Ouvrages déjà parus : Contes du Cheval Bleu, d'Irène Frain Le Pohon. Le Jardinier des mers lointaines. de Jacques Dubois. Tristan et Yseult. de Michel Manoll. Contes de Bretagne. de Paul Féval. Histoire du football breton, de Jean-Paul Ollivier. Veillées bretonnes, de François-Marie Luzel. Contes gaéliques, de Douglas Hyde. Famine, de Liam O'Flaherty. Les Gens de par ici, d'Anne de Tourville. Crapitoulic, de Yves-Marie Rudel.

© Editions Jean Picollec, 1981 ISBN n° 2-86477-025-3 Yvonig/Gicquel /

OLIVIER DE CLISSON (1336-1407) Connétable de France ou chef de parti breton?

Éditions Jean Picollec 48, rue de Laborde 75008 Tél. : 387-02-53 Du même auteur

Le Comité consultatif de Bretagne; Un essai de décentralisation au milieu du XX siècle (Rennes, 1961, Simon). La Fonction de direction d'un secrétaire général de chambre de commerce et d'industrie. (Paris, 1976, Association des secrétaires généraux de C.C.I.; diffusion interne).

En préparation : Alain IX de Rohan (1381-1461); le premier des barons de Bretagne. À Régine, mon épouse À Gwenola, Gaëlle, Ronan, Gaëtan, mes enfants afin qu'ils soient, à la fois, de « leur temps » et de « leur lieu ». Y. G.

« Or regardez, les œuvres de fortune comme elles vont et si elles sont peu fermes et stables... » Jean Froissart (à propos d'Olivier de Clisson).

PRÉFACE du duc de Rohan

Olivier de Clisson ne figure pas au panthéon de l'Histoire officielle. Sa vie n'a inspiré ni Michelet ni Taine. Nul vaisseau de guerre ne perpétue la mémoire de celui qui fut connétable de France. Au rebours de , son prédécesseur et compagnon d'armes, ou de Jeanne d'Arc, l'imagerie populaire l'ignore. Et pourtant Olivier de Clisson fut l'un des personna- ges les plus considérables de son temps. Il exerça sur la conduite des affaires en Bretagne et en France une influence bien supérieure à celle de Du Guesclin. Le remarquable ouvrage d'Yvonig Gicquel nous permet de mieux situer et d'approfondir la personnalité de Clisson sous son triple aspect d'homme de guerre, d'homme politique et d'homme d'affaires. La longue vie d'Olivier de Clisson est marquée par la guerre dite de Cent Ans que se livrent la France et l'Angleterre, à laquelle le conflit né de la succession de Bretagne sert de prétexte et d'enjeu. C'est à , en 1364, que s'établit sa renommée de combattant, et les chroniqueurs louent sa vaillance et sa force physique impressionnante. Sa science militaire acquise à l'école des chevaliers anglais et qui se manifeste à Navarette, où Du Guesclin fut défait, et plus tard à Roosebeke, à l'avènement de Charles VI, expli- quent le choix du roi de France en sa faveur lorsque la charge de connétable devra être pourvue. Clisson n'est pas seulement bon manœuvrier, il est un remarquable ingénieur en fortification, ainsi qu'en témoignent les châteaux qu'il a édifiés, Josselin, Clisson ou Blain. Le connétable de Clisson est aussi, et peut-être surtout, un homme politique. En cela, il se distingue de Du Guesclin, qui ne se voulait pas autre chose que soldat. Sa naissance, ses alliances, sa fortune, ne lui permettent pas la neutralité. Il lui faut appartenir à un camp, celui de l'Angleterre ou de la France. Comme son ennemi intime, le rusé et tortueux duc de Bretagne Jean IV, la nécessité plus que le sentiment dicte ses choix. Le roi de France, en faisant exécuter son père et en contraignant sa famille à l'exil, l'avait poussé dans l'orbite anglaise. La maladresse du duc de Bretagne à son endroit, au lendemain de la bataille d'Auray, son mariage avec la fille de l'un des partisans de Charles de Blois, mais surtout sa situation de vassal puissant et indocile face à un suzerain ombrageux, malveillant à son endroit, l'amènent tout naturellement à se tourner vers le roi de France. Charles V, en homme d'État avisé, a compris, en attirant à lui Clisson, tout le parti qu'il pouvait en tirer pour affaiblir le duc de Bretagne. Plus tard, Louis XI en usera de même en soutenant Jean II de Rohan, arrière-petit-fils du Connétable, contre le duc François II. Si Clisson, de par ses fonctions et son prestige, joue un rôle de premier plan dans les conseils du roi, en particulier au début du règne de Charles VI, où il est l'un des principaux parmi les « marmousets », il n'a garde d'oublier qu'il est d'abord un homme de l'Ouest. Yvonig Gicquel souligne très justement la place essentielle que la Bretagne tient dans ses préoccupations. Sa terre natale est sa base avancée. C'est de là qu'il tire revenus et puissance, et il lui consacre sa fortune et ses soins. Par héritage, mariage ou par force, il s'est taillé un domaine considérable qu'il défend contre les convoitises ou les entreprises du duc Jean IV. Clisson veut être maître chez lui et ne rendre des comptes à personne qu'à Dieu, et encore le plus tard possible, avec une minutie de tabellion, comme le révèle son testament. Cette altière conception ne pouvait que l'opposer à son suzerain, qui, par tous les moyens, y compris la tentative de meurtre ou l'enlèvement, s'efforcera de réduire l'encombrant vassal, mais n'y parviendra guère. Pour apprécier l'attitude des deux antagonistes, il faut se garder de toute analyse passionnelle ou de toute sentimentalité, que les deux hommes n'aiment guère prodiguer. Parce que la Cour de France soutenait les prétentions de Charles de Blois, les Montfort s'ap- puyaient sur l'Angleterre. Parce que sa puissance heurtait celle du duc, Clisson était exposé à son inimitié. Sa « francophilie », comme l' « anglophilie » de son adversaire, dérive avant tout de son engagement. Le contexte changeant, Richemont, fils de Jean IV, sera plus tard l'un des successeurs de Clisson dans l'emploi de connétable et l'un des artisans du rétablissement de Charles VII dans son royaume. En se tenant aux côtés du jeune duc Jean V lors de son entrée dans Rennes en 1402, Clisson reconnaît définiti- vement la légitimité des Montfort. Olivier de Clisson est enfin un homme d'affaires redoutable. Yvonig Gicquel nous livre une étude aussi instructive que savoureuse sur les origines et les com- posantes de sa fortune. Héritier de biens considérables, il n'a eu de cesse de les étendre, car il a compris que l'argent, nerf de la guerre, était celui du pouvoir. L'auteur nous le montre peu scrupuleux sur les moyens, n'hésitant pas à exproprier, pour cause d'utilité privée, voisins et vassaux, s'accaparant desserres qui lui avaient été confiées en gérance et refusant de les restituer et, détail pittoresque, réclamant avec insistance au roi le remboursement de ses indemnités de déplacement ou de ses notes de frais, pour user d'un vocabulaire contem- porain. S'il sait amasser une fortune, il s'entend à la faire fructifier. Yvonig Gicquel voit en lui un lointain précur- seur d'Adam Smith lorsqu'il exempte de droits ses terres afin d'y développer le commerce et l'artisanat. L'atten- tion qu'il porte au transport maritime et le fait qu'il ait possédé des navires marchands dénote tout à la fois une bonne appréhension des sources du profit et une juste analyse des potentialités de l'économie bretonne. Clisson est-il, comme le suggère l'auteur avec pru- dence, l'un des premiers capitalistes? C'est peut-être un peu s'avancer. Même s'il possède d'immenses capitaux d'origine foncière, même s'il investit dans l'artisanat, la transformation, l'armement ou le commerce, il lui manque, pour être un capitaliste au sens plein du terme, une dimension, celle qu'eussent apporté la création et la maîtrise d'un système bancaire. Quand bien même il prête au roi, aux princes, voire au pape, des sommes qui lui valent parfois l'hostilité de ses obligés ou la jalousie de ses pairs, Clisson n'est pas un banquier, à l'instar des Médicis. Il n'en demeure pas moins qu'il préfigure une caté- gorie de seigneurs alliant le pouvoir à la fortune, à laquelle appartiennent les ducs de Bourgogne et les princes italiens de la Renaissance. Jean sans Peur, duc de Bourgogne, dont la richesse et les biens surpassent bientôt ceux de Clisson, lui rend tout en le rudoyant un éclatant hommage lorsqu'il lui refusera le rembourse- ment d'une créance au motif qu'il est plus fortuné que son souverain! Ce qui ressort du caractère de Clisson à travers l'étude. d'Yvonig Gicquel, c'est une farouche volonté de puis- sance, savoir le plaisir de posséder, d'ordonner et de manipuler à sa guise les événements, les hommes et les biens. S'il s'est montré très attaché à sa fonction de connétable, c'est qu'elle lui donnait une dimension qu'il n'eût jamais atteinte en demeurant l'un des principaux vassaux du duc de Bretagne. S'il a recherché pour lui et pour ses enfants et petits-enfants de prestigieuses allian- ces, c'est afin de pouvoir montrer à ses suzerains qu'il ne leur cédait en rien quant aux origines et qu'il pouvait leur parler d'égal à égal. Mais, comme le souligne l'auteur, on ne saurait comprendre le personnage si l'on oubliait qu'il était avant tout un grand féodal, avec tout ce que cette acception implique comme violence, comme cautèle, comme indépendance et comme liens fondés sur la personne bien plus que sur le droit. Clisson est le produit d'une époque qui entremêle la plus grande religiosité avec la plus bestiale cruauté, où les mêmes hommes peuvent à la fois faire preuve de la cupidité et de la générosité les plus extrêmes, mais où les humbles paient les frais de querelles auxquelles ils n'ont guère de part. Le sens des réalités, l'amour des biens de ce monde, une existence bien remplie et très longue pour l'époque, ne font pas du connétable l'archétype du héros roman- tique. Peut-être faut-il y voir l'une des raisons de l'obscurité dans laquelle il a été longtemps tenu. Clisson est trop «classique» pour séduire les imaginations, quoique sa vie vaille bien des romans. Le grand intérêt du livre d'Yvonig Gicquel et son mérite sont de restituer Clisson dans sa vérité, en faisant appel à l'analyse économique plus qu'à l'anecdote pour expliquer, illustrer et faire comprendre un homme de stature exceptionnelle que ses contemporains jugeaient à sa juste valeur, mais pour qui la postérité fut chiche. Cet ouvrage apporte sur l'Histoire de la Bretagne au XIV siècle un éclairage neuf et précis qui témoigne d'une grande érudition et du respect que l'auteur éprouve pour le riche passé d'un pays dont il prépare chaque jour si bien l'avenir. Duc

1. Le duc Josselin de Rohan-Chabot est comte de Porhoët, comme l'était le connétable Olivier de Clisson, son ancêtre direct à la dix-neuvième génération (une des filles du connétable, Béatrix, ayant épousé le vicomte Alain IX de Rohan). À ce titre, l'auteur, autrefois son condisciple à l'Institut d'études politiques de Paris, lui a demandé de préfacer cet ouvrage, ce dont il le remercie. Propriétaire du château de Josselin, qu'il habite, Josselin de Rohan est maire, depuis 1965, de cette petite ville de 3 000 habitants, située dans le nord-est du département du Morbihan, aux bords du canal de à Brest. Josselin, au centre de la Bretagne, est, à vol d'oiseau, distante de 60 km de Rennes, Saint-Brieuc et Lorient; à 110 km du Mont-Saint-Michel, de Nantes et de Quimper; à 150 km de Brest et de Torfou, pointe extrême au sud-est de la Bretagne, à quelques kilomètres de Clisson (Loire-Atlantique). AVANT-PROPOS

« Être de son temps, c est facile; être de son lieu, cela l'est moins », a écrit et souvent commenté Pierre-Jakez Hélias, l'auteur du Cheval d'orgueil 1 Né à Josselin, au cœur de la Bretagne, dans une maison à la charnière des rues Olivier-de-Clisson et Alain-de-Rohan, mon « lieu » est, tout à la fois, Josselin, petite capitale du Porhoët, le territoire de mon enfance, et la Bretagne, le choix de ma vie familiale, profession- nelle et culturelle. Engagé dans une profession d'écono- miste où la prospective s'insère dans l'action pragmati- que, fallait-il me satisfaire d'être de « mon temps » sans appréhender « mon lieu », en somme toutes ces « raci- nes » entremêlées dans un « autre temps »? Conscient d'une bretonnité actuelle et d'avenir, fallait-il, de sur- croît, avoir l'impudence d'entreprendre une réflexion historique, à propos de personnages qui, en balayant l'histoire de « leur temps », ont laissé, dans les mémoires bretonnes, des séquelles pour le moins controversées et bien contrastées? D'une famille paternelle paysanne, enracinée depuis des siècles dans le Porhoët, fallait-il surtout ne pas me souvenir que, dans leur condition paysanne, mes ancêtres ont dû souffrir, comme tant 1. «Terre humaine », Plon, 1975. d'autres, des exactions des seigneurs du Porhoët? Sans renier ni mon présent ni mes origines, j'ai abordé les difficultés d'une recherche sur des hommes ayant contribué à faire « leur lieu » qui est aussi le mien. Affirmer la conscience de sa propre identité facilite une meilleure maîtrise du présent. Mais toute racine d'une identité a besoin de faits, de chiffres, c'est-à-dire d'une certaine exactitude approchant au mieux la vérité. En enchaînant des faits, même si elle n'est pas une science exacte, l'Histoire présente un intérêt primordial. Qu'elle brise ou non toute coïncidence émotionnelle, l'Histoire a valeur explicative, ce qui ne plaît pas forcément, dans tel contexte idéologique ou politique. Est-ce vraiment pos- sible, sans connaître le passé — qu'on accepte ou non l'héritage — d'être contemporain de « son temps »? Je ne le crois pas. Tirer la leçon du passé pour comprendre le présent et préparer l'avenir, n'est-ce pas l'une des significations profondes d'une identité vécue insépara- blement de ses racines? Voilà pourquoi le temps, en tant qu'Histoire — enjeu dans bien des luttes politiques, sociales, intellectuelles, voire économiques — sera tou- jours une donnée essentielle pour la mémoire collective d'un peuple. Qui accepte vraiment d'être un orphelin de tout passé? Pourquoi les Bretons l'accepteraient-ils? Afin que le « lieu » puisse accompagner le « temps », je me suis décidé à entreprendre une trilogie sur trois personnages josselinais qui ont marqué leur lieu — Josselin et la Bretagne — tout autant que leur époque : Olivier V de Clisson (1336-1407), Alain IX de Rohan (1381-1461), Jean II de Rohan (1452-1516). A eux trois, ils couvrent une période fascinante de la Bretagne, un « âge » d'une certaine plénitude politique, économi- que et culturelle, notamment cet étincelant XV siècle, considéré comme le siècle d'or d'une Bretagne souve- raine, neutre et prospère. Certes, la Bretagne de ce temps, comme le Moyen Age, apparaît fort loin de nous. Et pourtant, cette Bretagne-là, ce temps-là, ce sont des racines qui ont formé l'essentiel de nos bagages culturels contemporains. A titre d'exemple, le Moyen Age a amené une pratique du temps tout à fait nouvelle par rapport à celle du temps antique. Le temps — considéré dans sa durée chronométrée — y fait même son apparition visualisée; l'horloge mécanique ne date réel- lement que de la fin du XIII XIV siècle, la montre que de la fin du XV siècle 2 Dans ce temps dominé par l'Église, orienté par le christianisme vers le salut éternel, les marchands qui apparaissent dans la Bretagne con- temporaine d'Olivier de Clisson sont considérés comme sacrilèges. Ne vendent-ils pas du temps qui appartient à Dieu seul Ne font-ils pas fructifier l'argent par le travail? Quelle perturbation! Malgré les interdits, bien des hommes vont se risquer à être sacrilèges, à devenir perturbateurs, en Bretagne comme ailleurs. Avec des approches différentes de celles des roturiers, vont s'y risquer aussi de grands seigneurs dont Olivier de Clisson, Alain de Rohan (son petit-fils),

2. Froissart raconte qu'à l'issue de la victoire de Roosebeke, remportée sur les Flamands, en 1382, par le connétable Olivier de Clisson, son vieil ennemi, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, s'empare alors, avec avidité et fierté, d'une horloge. C'était une horloge à jacquemart, « une des plus belles qu'on sût deçà la mer », qui, démontée avec minutie « par membres et par pièces », est transportée de Courtrai à Dijon, où « elle sonne les heures vingt et quatre, entre nuit et jour ». Au-delà de la rareté, voire du luxe, c'est, à l'époque, un bel étonnement et une grande nouveauté que d'entendre l'heure sonner régulièrement à une horloge. C'est le début de l'expérimentation du système de numérotation en heures égales, où les heures après midi sont désormais appelées « de relevée » ou « après dinner ». Auparavant, avec le cadran solaire et le rythme quotidien inégal selon les saisons, l'heure durait, par exemple, en décembre, trente de nos minutes contre quatre-vingt-dix en juin. L'horloge va changer bien des habitudes, y compris dans le rythme du travail, qui se fait plus précis. 3. La coutume s'est perpétuée, jusqu'en cette fin du XX siècle, de comptabiliser certaines distances au gré de la durée des prières. Dans les campagnes bretonnes, on trouve encore des expressions du genre : « mon champ est à deux Pater ou à cinq Ave » (c'est-à-dire le temps d'y aller en récitant ces prières). Jean II de Rohan (son arrière-petit-fils). Ces trois seigneurs du Porhoët — dont la vie cumulée, relative- ment longue d'un siècle et demi, est extraordinairement remplie — ont laissé à la Bretagne un impressionnant patrimoine architectural. Le château de Josselin — si contrasté entre sa façade extérieure féodale (Olivier de Clisson) et sa façade intérieure de la Renaissance (Jean II de Rohan) — demeure l'un des joyaux de l'art bâti breton. A ce seul titre, ces trois hommes méritent d'être mieux connus. Mais « de leur temps », façonnant « leurs lieux », ils ont été, à tel point, des Bretons pas tout à fait comme les autres, que le jugement de l'Histoire, particulièrement bretonne, leur a été parfois quelque peu sévère. Alors, n'est-ce pas gageure que de tenter de les situer dans un contexte nouveau, surtout pour le premier d'entre eux, le fameux Olivier de Clisson? Six siècles après l'obtention de sa connétablie, une encre trop vinaigrée n'a cessé de le noircir. Dans sa préface, Josselin de Rohan évoque l'oubli relatif dans lequel est demeuré son lointain prédécesseur, « comte de Porhoët ». Le connétable Olivier de Clisson, il est vrai, n'en finit pas d'être un mal aimé, y compris de ceux qui bretonnisent leur culture sans précisément cultiver leur bretonnité, bien proche parfois, au plan de l'Histoire, de l'imagerie d'Épinal. Mais cette imagerie simplifiée n'a-t-elle pas régalé, à foison, bien des générations de Bretons, à l'école primaire des diverses Républiques qui se sont même refusées à enseigner l'Histoire de Bretagne? A titre d'exemple parmi d'autres, car il est récent, dans une revue bretonne, An Teodeg (Le Bavard), éditée par une association bretonne dynamique de la région parisienne, « Dugelez Breiz » (« Duché de Bretagne »), adhérente à la confédération culturelle « Kendalc'h » (« Maintenir »), on peut relever dans l'éditorial, « La France est notre mère», du numéro 61, d'avril 1980 : « [...] Cette promenade édifiante, à travers les siècles, nous montre ensuite le sieur Du Guesclin et son acolyte de Clisson qui trahissent joyeusement leur duc, donc la Bretagne, ce qui leur vaudra bien plus tard la sympa- thie de nombre de Bretons qui se sont empressés de donner à leurs rues ou à leurs places le nom de ces deux traîtres [...]. » « Traître »... voilà le mot lâché! N'est-il pas trop facilement prononcé notamment pour Clisson, si diffé- rent dans ses rapports avec la Bretagne que Du Gueslin? N'avait-il donc pas le droit d'être, un certain temps, dans l'opposition ducale? Eh quoi! Une opposition politique, même au XIV siècle, serait-elle illégitime? Et puis, n'est-ce pas méconnaître, tout à fait, le rôle au cours du Moyen Age, des grands militaires, en somme des experts internationaux pour cette époque? Des Bretons exercent, comme militaires même modestes, dans plusieurs pays européens. La Bretagne, elle-même, recrute, à diverses reprises, des soldats étrangers. Chandos, ce général anglais, était-il « traître » lorsqu'il servait le duc breton? Et Richemont, ce connétable également de France, en 1425, ne sera-t-il pas l'un des meilleurs ducs de Bretagne, malheureusement pendant un temps trop court (1457-1458), fort sourcilleux de sauvegarder l'indépendance de la Bretagne à l'égard du roi de France? En 1980, l'éditorialiste d'An Teodeg est bien excusa- ble d'un tel jugement péremptoire, tant certains histo- riens bretons ont, eux-mêmes, malmené Clisson. Des auteurs ont été bien farouches, tel ce M. de Roujoux, qui écrit, en 1839, une touchante Histoire des rois et des ducs de Bretagne, citée, à titre d'exemple symbolique, pour son emphase excessive de détraction : « [...] S'il était question de la personne du duc de Bretagne devant le roi, et que la médisance envenimât ses actions, jamais Clisson n'imposait silence à la plus invraisemblable calomnie. Par son méchant sourire, par ses propos à double entente, il semblait prendre plaisir à retourner le poignard dans la plaie [...] » (p. 368, t. III). Dom Lobineau avait naguère pris le parti de Jean IV, à l'encontre de Clisson. D'autres historiens bretons ont cependant pris le parti adverse, tel Barthélémy dans son Histoire de la Bretagne ancienne et moderne (1858), qui considère que le « perfide » Jean IV n'hésite pas à « persécuter Clisson et à lui extorquer des stipulations oppressives et humiliantes ». Dom Morice, déjà, était plus favorable à Clisson. Arthur de La Borderie et Barthélémy Pocquet, le continuateur de sa grande Histoire de Bretagne, dans le tome IV (1364-1515), n'hésitent pas, à propos de la grande querelle entre Clisson et Jean IV, à prendre parti pour Clisson (p. 90) : « [...] Ainsi prit fin cette dure et cruelle lutte, nouveau fléau de la Bretagne, né des passions violentes, des implacables rancunes semées dans les cœurs par l'interminable guerre civile suspendue, non close, en 1364, au champ d'Aurai. Ici, toutefois, partager éga- lement entre les deux antagonistes la responsabilité, la culpabilité de cette seconde guerre civile, serait injuste. Jean IV est le premier coupable. C'est lui qui ouvre la guerre, et il l'ouvre par un guet-apens; il la rouvre par un assassinat. Après avoir pris Clisson par trahison effrontée dans une souricière, il passe sa vie à regretter cyniquement de ne l'avoir pas, là même, égorgé et se coalise avec un bandit pour réparer cette faute, sans pouvoir y réussir. « Chez Clisson, nulle part on ne trouve même la velléité d'un recours à de pareils moyens. Il est brutal, violent, soit; il ne se gêne pas (Jean IV non plus) pour déchirer avec le glaive les traités, même tout frais signés, qui le gênent. Mais quand il combat, il est loyal, il combat ouvertement, il attaque son ennemi en face; jamais il n'aurait l'idée de l'abattre par un crime ignoble ou par un coup de trahison [...]. » Autrefois, les historiens, bretons ou non — dont beaucoup étaient prêtres ou moines — étaient volontiers moralisateurs. Les acteurs de l'Histoire étaient bien vite étiquetés comme « bons » ou « méchants ». Heureuse- ment, le «tout blanc» ou le «tout noir» de tels jugements manichéens variait d'un auteur à l'autre. Un historien d'Olivier de Clisson, l'abbé A. Lefranc, n'échappe pas à la règle moralisatrice. Il écrit, en 1898, dans une œuvre de 406 pages, un remarquable Olivier de Clisson, connétable de France dont le style lyrique s'allie fort bien aux jugements tranchants. Certains commen- taires et anecdotes y situent les préjugés extraordinaires de l'époque. Ainsi, p. 230, note 2, à propos d'un transfert, par le roi de France, d'une dette à Clisson sur les juifs, l'auteur [qui est prêtre catholique] écrit : « Il paraît étrange que le roi se soit déchargé sur les juifs de payer Clisson; c'était sans doute pour se faire payer par eux la protection intéressée qu'il accordait à cette triste race. » Page 308, note 1, à propos de l'attentat du château de L'Hermine, il raconte l'histoire d'une femme qui fait visiter la tour du Connétable à : « [...] Elle débite beaucoup d'autres boniments de cette exactitude, ajoutant que, pour elle, elle ignore qui était le vrai traître: car une partie de ses visiteurs appellent ainsi le duc; d'autres au contraire lui ont soutenu, dit-elle, que le traître, c'était Clisson! » Le niveau intellectuel et moral de ces derniers [visiteurs] est bien inférieur à celui des nègres et des arabes du désert : car ces peuples, quoique à moitié sauvages, regardent encore comme le plus grand des forfaits le meurtre de celui qu'on a reçu sous son toit avec des paroles amies. » La dernière phrase de son ouvrage est ainsi rédi- gée : «D'ailleurs, il [Clisson] ne fut jamais fourbe ni hypocrite : c'est pourquoi il l'emporte, surtout par son caractère, sur ses perfides ennemis, les Pierre de Craon, les Jean IV, les ducs de Berry et de Bourgogne (p. 427). » Il est bien de son époque, cet abbé Lefranc! Il ne s'intéresse ni aux faits économiques, ni à la géopolitique bretonne, ni à la vraie place de Clisson en Bretagne. Très influencé par La Borderie (mort en 1901), pour lui, « le fourbe et l'hypocrite » duc Jean IV est pratiquement vendu aux Anglais. Il est vrai que cet historien ne disposait ni de l'apport contemporain de nombreux travaux de la nouvelle Histoire relatifs à la recherche économique, ni tout particulièrement de la contribution inestimable de l'historien britannique Michaël Jones sur Jean IV. L'ouvrage de l'abbé Lefranc est cependant une excellente synthèse de tout ce qui avait été écrit sur Olivier de Clisson jusqu'à la fin du XIX siècle, notam- ment au sujet de son rôle militaire; les nombreux coups de main, les campagnes avec Du Guesclin, la guerre en , et (1371-1373), la connétablie, l'organisation militaire, la campagne de Flandre, les préparatifs contre l'Angleterre, y sont décrits avec force détails. Mon ouvrage relève d'une approche différente. L'ob- jectif est centré sur les rapports d'Olivier de Clisson avec la Bretagne. Certes, il m'est apparu nécessaire de rappeler certains événements se rapportant au profes- sionnel militaire ou à l'homme politique, en tant que connétable et ministre du roi de France Charles VI. Mais la pratique de la guerre, les réformes apportées à l'armée française, les attributions du ministre « marmouset » les luttes politiques strictement parisiennes, notamment avec les oncles royaux, n'ont pas été analysées, en tant que telles, chez Clisson, dans la mesure où elles n'apportaient le moindre éclairage sur ses rapports avec la Bretagne. Le sujet ainsi délimité, je me suis astreint à décrire Olivier de Clisson en son temps, en montrant ce qu'étaient la Bretagne et les Bretons, dans le contexte médiéval et européen de l'époque. Aucun jugement moralisateur, aucune comparaison avec d'autres épo- ques ultérieures de l'Histoire bretonne, n'ont été esquis- sés. Mais l'imagination est le propre de l'homme. Il n'y a pas d'Histoire sans sympathie et on ne peut écrire que l'Histoire qu'on aime. Après tout, l'Histoire des hommes n'épouse-t-elle pas leurs contradictions? Cela l'empê- che-t-elle d'être maîtresse de vérité? Les individus d'exception — même un grand fauve féodal — exercent toujours quelque attirance, par certains aspects de leur vie. Exprimer de la sympathie pour un destin hors série n'exclut nullement la contrainte d'un certain dépasse- ment de la sensibilité afin de démonter les faits histo- riques pour s'efforcer de les rendre intelligibles. Comment y serais-je parvenu sans tous ces professeurs qui, au cours de mes études, m'ont fait aimer l'Histoire, sans tous ces historiens de la Bretagne, du 4. Irrités d'avoir été écartés de ce gouvernement, constitué également de « roturiers », les princes l'avaient baptisé « des marmousets », en référence aux figurines grotesques sculptées sur les portails et les murs des églises. Moyen Age, du droit, de l'économie, et plus particuliè- rement sans tous ceux qui se sont intéressés, par diverses approches, au connétable Olivier de Clisson? L'utilisa- tion de leurs matériaux accumulés et de documents archivés m'a permis d'écrire cette nouvelle vie d'un grand Josselinais. Je les remercie sincèrement de m'avoir aidé à découvrir, au fur et à mesure de la compréhension des faits historiques et de leurs rapports, un personnage breton bien différent de celui que j'imaginais, voire soupçonnais, au départ de mon entreprise. Yvonig GICQUEL, 1 septembre 1980. EN PROLOGUE Après avoir présidé au couronnement du jeune duc, sera-t-il régent de Bretagne, « ce grand et riche homme »?

En ce 23 mars 1402, à l'aube d'un XV siècle qui s'annonce calme et prospère pour la Bretagne, c'est grande liesse dans Rennes, pavoisée aux couleurs her- minées du duché de Bretagne. Depuis la veille se déroulent des fêtes fastueuses à l'occasion du couronne- ment du duc Jean V, un enfant n'ayant pas encore treize ans; prénommé Jean-Pierre, à sa naissance, le 24 décembre 1389, c'est le fils aîné de Jean IV de Montfort, dit «le Conquérant décédé en 1399. La duchesse-mère, Jeanne de Navarre, s'est présentée devant la porte Mordelaise, avec ses quatre fils : Jean, Arthur, Gilles, Richard, et ses trois filles : Marie, Blanche, Marguerite Alors, l'héritier du duché a demandé l'entrée de « sa bonne ville ». 1. Le duché de Bretagne vient d'être l'enjeu d'une grave guerre de Succession (1341-1364) entre deux familles : les Montfort (soutenus par les Anglais) et les Penthièvre (soutenus par les Français). 2. Arthur, né le 24 avril 1393, à Suscinio, deviendra connétable de France en 1425 et duc de Bretagne sous le nom d'Arthur III (1457-1458). Gilles, né en 1394, mourra, à dix-huit ans, seigneur de Chantocé, sous les murs de Bourges. Richard, futur comte d'Etampes, se mariera avec une nièce du roi de France Charles VI, Marguerite d'Orléans, sera père du duc de Bretagne François II et le grand-père d'Anne de Bretagne; il mourra en 1438. La première fille, Jeanne, est morte en 1388. Marie s'est mariée en 1396 avec le duc d'Alençon. Blanche se mariera en 1407 avec Jean, comte d'Armagnac. Marguerite se mariera, également en 1407, avec Alain IX, vicomte de Rohan. Au premier rang du cortège se tient Olivier V de Clisson 3 comte de Porhoët, avec ses deux gendres : Jean de Blois, comte de Penthièvre, et Alain VIII, vicomte de Rohan, entourés de tous les barons de Bretagne. En l'absence de l'évêque, le plus ancien chanoine demande au jeune enfant de prêter serment. « Vous jurez à Dieu, à monsieur saint Pierre et aux saints Évangiles et reliques qui ici sont présentes, que les libertés, franchises, immunités et anciennes justes coutumes de l'église de Bretagne tiendrez sans les enfreindre, et comme garde d'icelle et de tous ses serviteurs et des autres gens de l'église demeurant au pays de Bretagne, les garderez avec leurs bénéfices, de tort, de force, de violence et d'oppression et de toutes novalités, fors en cas de nécessité, et ferez garder à votre léal pouvoir. Item vous jurez de bien et léaument garder et défendre les droitures, souverainetés, prérogatives, libertés, noblesses et franchises du patrimoine de la Duché et héritage de Bretagne à votre loyal pouvoir, sans rien aliéner. »

« Ainsi, je le jure », répond Jean de Bretagne. Après ce serment prêté sur les reliques insignes, la barrière s'ouvre, le pont-levis s'abaisse et les deux lourds battants de la porte Mordelaise tournent sur leurs gonds. Suivi d'une immense foule, Jean V franchit les quelques pas qui le séparent de la cathédrale où, selon la coutume, il va passer toute la nuit à veiller et à prier devant le grand autel. Avant la grand-messe, Olivier de Clisson arme solennellement chevalier son jeune souverain, qui, aussitôt, fait lui-même chevaliers ses frères Arthur et Gilles. Puis les barons le revêtent de ses habits royaux (regalibus indumentis), notamment du manteau et de la 3. Olivier V et non Olivier IV, comme l'ont répété la grande majorité des historiens (voir document généalogique p. 50). couronne ducale, cercle d'or orné de fleurons et de pierreries. L'épée nue, symbole essentiel du commande- ment et de la puissance, lui est remise par le même Clisson. Après la messe de Saint-Esprit, l'évêque de Rennes prend l'épée, la bénit puis la remet au duc en lui disant : « Je vous baille cette épée au nom de Dieu et de Monseigneur saint Pierre, comme anciennement on l'a baillée aux rois et ducs de Bretagne, vos prédécesseurs, en signe de vraie justice, pour défendre l'Église et le peuple qui vous est confié, comme prince droiturier; que Dieu veuille que ce soit par telle manière que vous en puissiez rendre vrai compte au jour du jugement, au salut des âmes de vous et de votre peuple. » Lui posant la couronne sur le front, l'officiant ajoute : « Je vous baille ce cercle, au nom de Dieu et de Monseigneur saint Pierre. Ce cercle désigne que vous recevez votre puissance de Dieu le Tout Puissant qui, comme cercle rond, n'a ni commencement ni fin. Dieu vous donnera loyer et couronne perpétuelle au paradis si vous faites votre devoir par bon gouvernement de votre seigneurerie, par l'exhaltation de la foi, la protection de l'Église, la défense de vos sujets que Dieu vous octroie par sa sainte grâce. Que Dieu vous garde et vous bénisse, et comme il a voulu que vous soyez Duc ou Roi sur son peuple, qu'il daigne vous accorder le bonheur en ce monde et la béatitude éternelle en l'autre [...] ». Alors le duc, tenant l'épée nue, suit, le dernier, la procession qui s'égaye dans les rues de la ville; puis il monte à cheval et se rend, cette fois, à la tête du cortège, acclamé par une foule bruyante, sous une immense halle, dite « grande cohue », où est servi en son honneur un copieux et somptueux banquet. Cette cérémonie symbolique montre combien les Bretons ont, au début du XV siècle, une haute idée de leur pays et de son indépendance, le duc ne recevant ses « droits royaux de Bretagne » que de Dieu. Quant à Olivier de Clisson — ce seigneur de Porhoët, de Belleville, de Clisson et de la Garnache, de surcroît connétable de France, et, ce qui est très important, beau-père du comte de Penthièvre qui pourrait revendi- quer des droits sur le duché —, le rôle qu'il vient de jouer situe un autre aspect du dessein politique de ce couron- nement. Il est fort question de lui confier, à nouveau, la régence de Bretagne, qu'il a déjà exercée, en d'autres circonstances, il y a un quart de siècle. La jeune et belle duchesse-régente a décidé, en effet, de quitter la Bretagne pour épouser Henri IV, roi d'Angle- terre. Pour de nombreuses raisons, son nouveau mari ne pourrait avoir droit de regard sur la direction politique du pays, d'autant que le jeune souverain breton est gendre du roi de France Charles VI, puisqu'on lui a fait épouser, à l'âge de sept ans, Jeanne de France. Charles VI a entrepris d'exercer de fortes pressions près de la haute noblesse bretonne, car, écrit-il, « il ne lui serait point agréable que le gouvernement de Bretagne tombât en d'autres mains que celles de son cousin Clisson ». Mais peut-on raisonnablement estimer que le baronnage breton laissera occuper la régence par cet homme? Malgré la réalité de sa puissance, on n'a pas oublié qu'il fut le plus grand ennemi de Jean IV et l'allié quasi permanent du roi de France. Certains parlent du duc de Bourgogne. D'autres pensent au duc d'Orléans, frère puîné du roi de France. 1402, c'est trente-huit ans après la bataille d'Au- ray mais ce n'est que dix ans après la dernière tentative d'assassinat d'Olivier de Clisson par Pierre de Craon, à la solde de Jean IV Et la réconciliation ne s'est faite qu'en 1395. Certes, les enfants de Bretagne ont été confiés à la tutelle de Clisson, à la mort de leur père, en 1399. Mais on avait déjà fort soupçonné Clisson de vouloir envoyer le jeune héritier du duché, pendant sa minorité, à la cour de France, chez son beau-père. Quelques mois après le décès de Jean IV, le duc d'Orléans, accompagné de forces respectables, s'était même avancé jusqu'à Pontorson, à la frontière de la Bretagne. Il avait engagé des négociations afin de ramener le petit duc attendre sa majorité à Paris. Les lui.Bretons refusèrent, et Orléans retourna, seul, chez En 1402, on se souvient également trop vivement des propos prêtés à Marguerite de Clisson. En janvier 1388, la fille du connétable avait épousé le fils de Charles de Blois et de Jeanne de Penthièvre : Jean, comte de Penthièvre, libéré en 1387 par Clisson de sa longue captivité en Angleterre, à une époque où Jean IV, n'ayant pas encore d'héritier, retrouvait en Bretagne le fils du compétiteur vaincu par les Montfort Aussi, à l'annonce de la mort du duc Jean IV, au début de novembre 1399, Marguerite pénètre-t-elle de grand Josselin.matin dans la chambre de son père, au château de « Monseigneur mon père, s'écrie-t-elle, or ne tiendra- t-il plus qu'à vous si mon mari recouvre son héritage de Bretagne. Nous avons de si beaux enfants. Monsei- gneur, je vous supplie de nous y aider. son.— Par quels moyens se pourrait-il?, interroge Clis- 4. Voir chapitre 1 de la 1 partie. 5. Voir chapitre 4 de la 1 partie. 6. Voir chapitre 3 de la 1 partie. — Ha!, poursuit Marguerite, vous savez comment le feu duc Jean IV tant nous a fait de tort et de dommage. Si le roi vous a ordonné le gouvernement de ses enfants, vous pouvez les faire mourir secrètement et, en ce faisant, notre héritage sera recouvré. — Ha!, crie le connétable, cruelle et perverse femme! Si tu vis longuement, tu détruiras tes enfants d'honneur et de biens! »

Piqué par la colère, le bouillant Clisson saisit un épieu (javelot de chasse) placé près de son lit et le lance sur sa fille pour la transpercer. Celle-ci ne doit la vie sauve qu'à une fuite éperdue mais si rapide qu'elle tombe dans l'escalier et qu'elle se rompt une cuisse, dont elle demeure boiteuse, d'où son surnom désormais célèbre, « Margot la boiteuse ». À en croire cette anecdote, Clisson a le beau rôle, car il réagit en homme d'honneur. Encore est-il que, lors de la mort de Jean IV, la clameur publique et quelques indices accusent le prieur de Josselin et un autre prêtre non seulement d'avoir empoisonné le duc, mais de l'avoir envoûté et ensorcelé. Arrêtés et emprisonnés, le prêtre meurt mystérieuse- ment en prison et le prieur obtient son élargissement sans la moindre procédure! Dans cette affaire, le nom de Clisson est prononcé! Quoi qu'il en soit, les prétentions des Penthièvre subsistent. En 1400, le danger paraît suffisamment important pour que les évêques de Dol, de Nantes et de Saint-Brieuc obtiennent en cadeau de jour de l'an, à Blain — propriété du connétable — promesse de Penthièvre, Clisson et Rohan de rester fidèles au fils de Jean IV. La parole est respectée et ces trois seigneurs, venant au premier rang après le duc, se sont fidèlement tenus à ses côtés en ce jour d'un couronnement d'une grande signification politique pour la Bretagne. N'est-ce pas une nouvelle consécration bretonne pour le seigneur de Josselin dont le titre de connétable de France, plus que son rôle de chef de parti de l'opposition ducale, n'a cessé de laisser planer tant d'interrogations? Qu'est-il vraiment, ce personnage si contesté de son vivant, contemporain de la guerre de Cent Ans et de la guerre de Succession de Bretagne, né le 23 avril 1336, à Clisson, aux limites des frontières sud-est de la Bretagne, d'une vieille et illustre famille bretonne? Est-ce un Breton au seul service de la France? Est-ce un Breton qui s'est servi de la France? Bon sang ne saurait mentir. Olivier avait de qui tenir, tant du côté de son père que de celui de sa mère. Quel rude chevalier que ce père, combattant d'abord dans les rangs blésistes puis rallié à la cause de Montfort! Mais quelle triste fin! Parti à Paris, en la fin juillet 1343, prendre part à une joute, pendant une trêve dite « de Malestroit », il y est arrêté « moult cautement » (très adroitement), c'est-à-dire par ruse. Sans avoir pu se défendre, après un sommaire « jugement du roi », il est décapité, aux Halles, le 2 août. C'est, en fait, un véritable assassinat qui ne grandit guère le roi de France Philippe VI, d'autant qu'il renouvelle l'horrible geste sanglant, le 29 novembre de la même année, pour d'autres seigneurs bretons montfortistes, dont Avau- gour, Malestroit, Montauban, Quédillac, du Plessix. « Je ne sais s'il en était coupable ou non, écrit Froissart à propos de Clisson; mais je croirais bien à regret qu'un aussi noble et gentil homme qu'il était dût penser ni tenter fausseté de trahison ». Toujours est-il que le corps mutilé de Clisson est envoyé en pâture au gibet de Montfaucon. La tête sanglante, plantée au bout d'une pique, est exposée à Nantes, aux portes de la ville, « sous corbeauxle soleil et ». la pluie, les étoiles et la lune, offerte aux Mais voilà Jeanne de Belleville, la mère du jeune Olivier, qui n'hésite pas à décrocher la tête, à la montrer à ses enfants et à leur faire jurer vengeance de leur père contre les Français, et surtout contre leur roi! Et la voilà elle-même, muée en véritable chef d'une bande de 400 hommes, partie à l'assaut de ses nouveaux ennemis. Elle prend une place blésiste et égorge, sans pitié, toute la garnison. Ses exploits sont tels que le Parlement de Paris ne tarde pas à la sommer de comparaître. Ce n'est guère son intention de céder. Elle vend ses bijoux, affrète une flotte et elle part, insaisissable, écumer les mers de la Manche et de l'Atlantique. Installée dans la vengeance et la haine, elle poursuit et détruit, sans la moindre pitié, tous les navires français rencontrés. Elle devient si dangereuse, comme femme-corsaire, qu'elle est surnom- mée « la tigresse bretonne ». Sur requête du roi de France, le pape Clément VI va même se plaindre au roi d'Angleterre des agissements de Jeanne la rebelle. Le pape n'avait pas cru cependant reprocher à Philippe VI l'assassinat de Clisson. Edouard III, le roi anglais, ne tient donc aucun compte de cette bulle. Il n'hésite nullement à accueillir à sa cour Jeanne de Belleville, qui, acculée par les Français, s'est résignée à gagner l'An- gleterre, avec ses deux fils. À, la suite du naufrage de son bateau, elle y parvient en barque, après avoir vu mourir d'épuisement son plus jeune garçon. Ainsi, à un moment où la Peste noire y fait d'extraor- dinaires ravages, c'est à moitié mort de faim et de froid qu'Olivier, un enfant de quelque douze ans, met, pour la première fois, les pieds sur le sol anglais avec une mère proscrite, éprouvée et ruinée! Mais à la fuite, au malheur et au drame vont très vite succéder la sécurité, le réconfort et même la fête. La mère et le fils sont recueillis à la cour du roi d'Angleterre, qui prend en charge l'éducation du jeune Clisson afin d'en faire un de ses fidèles partisans. Qui sait? Peut-être le royal défen- seur de la cause montfortiste entend-il lui confier plus tard, et spécialement en Bretagne, une fonction impor- tante? N'est-il pas tentant, au plan psychologique, de s'attacher d'emblée un tel jeune noble breton qui ne peut que détester, voire haïr, le roi de France, le rival essentiel d'Édouard III? À cette époque, les Anglais aiment si peu les Français que l'un de leurs poètes décrit ainsi la France en 1346, peu après Crécy : « France efféminée, pharisienne, ombre de vigueur, Lynx, vipère, renarde, louve, Médée, Sournoise sirène sans cœur, répugnante et fière... » À Londres, l'intrépide Jeanne de Belleville retrouve de nombreux « résistants » bretons à l'envahissement fran- çais, dont son beau-frère Amauri de Clisson et une autre Jeanne, tout autant héroïque, Jeanne de Montfort, dite Jeanne « la Flamme », surnom hérité lors du célèbre siège d'Hennebont en 1342. Réfugiée en Angleterre, avec son jeune fils, Jean — le futur Jean IV —, après le décès, en 1345, de son mari, elle sera immortalisée par Froissart comme la femme « au cœur d'homme et au courage de lion » du fait de son héroïsme pendant la guerre de Succession de Bretagne, déclenchée quelques années plus tôt et connue également sous le nom de « guerre des Deux Jeanne » : Jeanne de Penthièvre et Jeanne de Montfort. De ses trois mariages, le duc Jean III n'avait pas eu d'enfants. Dès son inhumation, en 1341, au couvent des carmes de Ploërmel, aux côtés de Jean II, son grand-père (mort en 1305), deux candidats entrent en compétition. L'un est son demi-frère, Jean de Mont- fort; c'est un fils d'un même père, le duc Arthur II, qui avait eu une seconde épouse, Yolande de Dreux, veuve d'un roi d'Écosse et comtesse de Montfort- l'Amauri (Ile-de-France). L'autre est sa nièce, Jeanne de Penthièvre, petite-fille du duc Arthur II; mariée en 1337 à Charles de Blois, neveu du roi de France 7 elle vient en représentation de son père décédé, Guy de Penthièvre, frère de Jean III. Les deux préten- dants s'affrontent alors en se fondant sur des interpré- tations différentes du droit successoral breton. Chacun est, bien entendu, convaincu de son bon droit et les juristes sont incapables d'apporter un argument absolu au profit de l'un ou l'autre. La question de représenta- tion en matière d'aînesse va dominer le débat sur le plan juridique. À quoi bon tergiverser dans un cas pareil? Jean III à peine enterré, Charles de Blois se rend à Paris auprès du roi de France, qu'il sait entièrement favorable à sa cause. Jean de Montfort, lui, entre dans Nantes à la tête d'une troupe de deux cents hommes, se fait reconnaître duc par les Nantais et convoque un Parlement général. Mais, prudence oblige, ni les évêques ni les grands ne viennent à Nantes; seule, la petite noblesse de basse Bretagne s'est manifestée. Le conflit était alors inévitable et tout, d'emblée, va se compliquer. Après un siècle de paix et de prospérité, la Bretagne est une proie trop tentante pour ses grands voisins : la France et l'Angleterre. L'enjeu de la Succession de Bretagne est d'importance pour les deux puissances principales d'Europe occidentale, qui avaient à résoudre, entre elles, des difficultés inextricables. En effet, quand meurt, en 1328, sans laisser de fils, le roi de France Charles IV le Bel (dernier des trois fils de Philippe IV le Bel), trois princes se posent en candidats à la couronne de France : le roi d'Angleterre, Édouard III Plantagenêt (petit-fils de Philippe le Bel, par sa mère Isabelle), Philippe de Valois et Philippe d'Évreux (neveux de Philippe le Bel). Les barons français donnent la préférence à Philippe de Valois, « né du royaume »,

7. Charles, né en 1319, à Blois, est le second fils de Guy de Châtillon, comte de Blois, et de Marguerite de Valois, sœur de Philippe VI, roi de France. qui tirait bénéfice de deux précédents; par deux fois, les barons avaient affirmé qu'une femme ne pouvait accéder au trône de France; selon la loi salique, Isabelle (fille de Philippe le Bel) ne peut transmettre à son fils, Édouard III, aucun droit à la couronne. Le nouveau roi de France prend le nom de Philippe VI et inaugure la dynastie des Valois. Dès 1329, Édouard III reconnaît le nouveau souverain en lui prêtant hommage pour son fief de . Mais, en 1337, Philippe VI prononce la confiscation de la Guyenne; Édouard riposte en faisant porter son défi à Philippe, qu'il somme d'abandonner son royaume. C'est le début d'une « longue guerre dite de Cent Ans », entre la France et l'Angleterre, qui a des répercussions évidentes sur la péninsule bretonne, base avancée privilégiée pour un roi anglais qui veut ceindre la couronne de France. Le 7 septembre 1341, par l'arrêt de Conflans, la cour des pairs du royaume de France rend une sentence approuvée par Philippe VI. Charles de Blois est désigné comme duc de Bretagne, au nom de sa femme Jeanne de Penthièvre. Toutes les prétentions des Montfort sont rejetées. Blois, à peine nommé par le roi de France, se fait soutenir par une puissante armée française forte de 10 000 hommes, qui, le 14 octobre 1341, quitte Angers sous les ordres du dauphin de France pour attaquer Nantes, où se trouve Jean de Montfort, qui refuse la décision royale. Montfort, étant en position d'infériorité, décide de négocier et se rend à Paris, muni d'un sauf-conduit du dauphin, qui lui garantissait la liberté. Le roi de France ne respecte rien, et Montfort est « serré en la grosse tour du Louvre », où il reste prisonnier deux années, presque jusqu'à sa mort. Sa femme, Jeanne de Flandre, reprend alors courageusement le flambeau de la cause montfortiste. Montrant son tout jeune fils, elle parcourt le duché, ralliant avec énergie et enthousiasme tous les partisans de Montfort. Elle n'a guère d'autre Bibliothèque Celtique

Tour à tour chef d'armée bretonne puis « l'homme le plus haï au monde » par le Duc de Bretagne, général d'Angleterre puis « boucher des Anglais », connétable de France — il fut le successeur de son compatriote Du Guesclin — puis banni du royaume, voici Olivier de Clisson, une des figures de proue de la guerre de Cent Ans. Comment expliquer et comprendre de telles contradictions? Pourquoi sa mère lui fait-elle jurer, enfant, haine au Roi de France? Olivier de Clisson est-il connétable de France, ou en fait, et d'abord, chef de parti breton? Est-il l'un des premiers capitalistes bretons tout en demeurant un grand fauve féodal? Yvonig Gicquel donne des réponses, étayées sur des faits, des chiffres, mais aussi des anecdotes. Par sa destinée hors du commun, Olivier de Clisson reflète ce qu'est l'indomptable Bretagne, prise géopolitiquement en tenaille entre les deux super-grands de l'époque, l'Angleterre et la France.

Yvonig Gicquel (né en 1933 à Josselin où est enterré Olivier de Clisson) est directeur général de la Chambre de Commerce et d'Industrie du Morbihan à Lorient, président de la Fédération culturelle bretonne Kendalc'h (Maintenir) et directeur de Breizh, magazine de la culture bretonne.

En couverture, reproduction d'un vitrail (fin XIX siècle) représentant Olivier de Clisson, situé au-dessus de son tombeau dans la basilique Notre-Dame du Roncier à Josselin (cliché Yveline Gicquel). Couverture réalisée par Thérèse Accarion-L'Hoste.

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