FACULTÉ DES LETTRES

MÉMOIRE

Ai PRÉSENTÉ 5300 A L'ÉCOLE DES GRADUÉS UL- DE L'UNIVERSITÉ LAVAL |0gg POUR L’OBTENTION DU GRADE DE MAÎTRE ÈS ARTS (M.A.)

PAR

SYLVIE GAUVIN

BACHELIÈRE ÈS ARTS

DE L'UNIVERSITÉ LAVAL

FRANÇOISE SULLIVAN, PIONNIÈRE

DE LA DANSE MODERNE AU QUÉBEC

NOVEMBRE 1988

© Droits réservés de Sylvie Gauvin. RÉSUMÉ

Lorsque l'on parle du mouvement automatiste, on pense surtout aux moyens

d'expression artistique reliés à la peinture et à la littérature. La danse trop long­ temps oubliée par les historiens, tint pourtant une place importante dans l'univers

automatiste.

Françoise Sullivan, Françoise Riopelle et , toutes trois si­

gnataires du , sont les noms que l'on associe à la danse dite automatiste.

Ce mémoire traite de l'activité d'une de ces trois danseuses, Françoise Sul­

livan, qui fut l'une des pionnières de la danse moderne du Québec.

Nous avons tenté de brosser un tableau de l'activité artistique, dans le do­

maine de la danse, de Françoise Sullivan entre 1940 et 1950.

Cette reconstitution est fondée sur les témoignages recueillis auprès de

Françoise Sullivan elle-même ainsi que sur ceux de Jeanne Renaud et de jeunes dan­

seurs qui ont interprété les oeuvres présentes et passées de l'artiste.

Notre travail se divise en deux parties. La première traite du mouvement

automatiste, et la deuxième de l'activité chorégraphique de Françoise Sullivan pen­

dant la période qui fait l'objet de notre étude. REMERCIEMENTS

La rédaction de ce mémoire a été rendue possible grâce à l'appui et aux con­ seils de plusieurs personnes.

Bien qu'il soit difficile de mentionner tous les noms de ceux qui m'ont aidée, je voudrais cependant remercier plus spécialement Madame Fernande Saint-Martin qui a su nous inculquer à quelques collègues et à moi-même, ce goût de la recherche, et un intérêt particulier pour la merveilleuse époque des Automatistes. Je veux aussi remercier le Docteur Benoît Dubuc et Yves Brodeur qui m'ont encouragée dans les moments difficiles, ainsi que mon directeur de thèse, Marie Carani.

Bien entendu, je ne peux omettre de remercier Françoise Sullivan et Jeanne

Renaud qui ont accepté de faire un retour dans le passé pour répondre à mes ques­ tions.

Finalement, je tiens à remercier Johanne Beaumont pour son appui techni­ que. AVERTISSEMENT

Les recherches nécessaires à la rédaction de ce mémoire ont été effectuées entre 1980 et 1983.

Nous n'avons pas tenu compte des écrits ou des entrevues publiés après ces dates. TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...... i i

REMERCIEMENTS...... iii

AVERTISSEMENT...... iv

TABLE DES MATIÈRES...... v

INTRODUCTION...... 1

a) Genèse...... IV)

b) Dialectique/Problématique...... •tk

PREMIÈRE PARTIE: FORMATION ET INFLUENCES CONCEPTUELLES DE FRANÇOISE SULLIVAN...... 1 4

Section 1...... 1 5 1.1 Formation et apprentissage de la danse à Montréal de 1934-1945. 1 5 1.1.1 Les écoles de danse à Montréal...... 1 6 1.1.2 Spectacles de danse sur les scènes montréalaises...... 1 8 1.1.3 Les premières années de formation en danse de Françoise Sullivan chez Gérald Crevier...... 21

Section 2...... 23 1.2 Développement de l'idéologie automatiste...... 2 3 1.2.1 La création de la Contemporan Art Society...... 2 4 1.2.2 Alfred Pellan de retour au pays...... 2 7 1.2.3 Le Dominicain Marie-Alain Couturier...... 3 0 1.2.4 Françoise Sullivan à l'École des Beaux-Arts de Montréal... 3 2 1.2.5 L'enseignement de Borduas à l'École du Meuble...... 3 5 1.2.6 Le surréalisme et l'automatisme...... 3 9 1.2.7 Les Sagittaires...... 4 7 1.2.8 Événements automatistes...... 5 2 1.2.9 Exposition du groupe de Montréal à New York...... 5 5

Section 3...... 5 8 1.3 Refus global...... 5 8 1.3.1 Le manifeste et les conséquences...... 5 8 1.3.2 Le texte «La danse et l'espoir»...... 6 2 DEUXIÈME PARTIE: INTERVENTION DE FRANÇOISE SULLIVAN EN DANSE...... 72

Section 1...... 7 3 2.1 Séjour à New York pour une durée de deux années académiques...... 7 3 2.1.1 Chez Franzisca Boas...... 74 2.1.2 Les théories de Rudolf Von Laban et de Mary Wigman...... 7 5 2.1.3 Rapports entre l'automatisme et les théories de Rudolf Von Laban et Mary Wigman...... 7 9 Section 2...... 8 1 2.2 Les chorégraphies de Françoise Sullivan...... i...... 8 1 2.2.1 Répertoire des chorégraphies de Françoise Sullivan...... 8 2 2.2.2 A propos de Dédale...... 9 8 2.2.3 Danse dans la neige...... 103 2.2.4 Autres chorégraphies...... 107

CONCLUSION...... 117

BIBLIOGRAPHIE...... 122

ANNEXE I : Texte de la conférence donnée par Françoise Sullivan en 1975.

ANNEXE II : Photographies de la chorégraphie Dualité. INTRODUCTION a) Genèse

Trop souvent, on associe le mouvement automatiste aux seules disciplines de la peinture et de la littérature; la danse, qui y occupa pourtant une place importante, fait figure de parent pauvre. Concours de circonstances, omission ou manque d'inté­ rêt, elle fut bien souvent oubliée.

A l'époque de mes études de baccalauréat, la danse et la période automatiste furent pour moi des préoccupations majeures; entre deux cours de danse, il m'arri­ vait fréquemment de lire des ouvrages sur . De plus, Fernande

Saint-Martin, spécialiste en la matière, m'enseigna durant près d'une année, et sut transmettre à quelques collègues et à moi-même, un intérêt particulier pour le phé­ nomène automatiste.

Mes intérêts personnels pour la danse m'incitèrent à m'intéresser aux tra­ vaux de Françoise Sullivan, «danseuse automatiste». Un désir d'en savoir davantage arrêta mon choix.

Je commençai donc mes recherches assez tôt et rapidement j'accumulai toute la documentation disponible sur le sujet; ce fut pour me rendre compte qu'on avait bien plus écrit sur les peintres que sur les poètes et danseurs qui s'associèrent au mouvement. 3

La danse elle-même fut au Québec, un sujet négligé jusqu'à la décennie '70.

Les renseignements s'avéraient difficiles à trouver, et la cueillette s'annonçait mai­ gre.

Consciente de la difficulté d'amasser une documentation abondante et perti­ nente, je décidai quand même de poursuivre l'étude de mon sujet. L'idée de départ me tenait à coeur et j'y voyais l'occasion de mettre en lumière un aspect de notre uni­ vers culturel demeuré dans l'ombre depuis longtemps.

Françoise Sullivan m'accorda son aide et accepta de collaborer à la poursuite de mon entreprise. A plusieurs reprises, nous nous sommes rencontrées pour dis­ cuter de certains détails et bien que sa mémoire ne fut pas toujours fidèle, elle de­ meure un témoin précieux. C'est Jeanne Renaud, cependant, qui contribuera à

éclaircir plusieurs points obscurs et qui me renseignera avec précision sur Fran­

çoise Sullivan et son travail. Elle-même a été active à cette époque, elle côtoie

Françoise Sullivan, et participe à quelques-unes de ses chorégraphies, et pendant de nombreuses années, elle contribuera à l'essor de la danse au Québec.1

Plusieurs chorégraphies furent créées et réalisées au cours de la période qui nous intéresse12. Dédale et Danse dans la neige s'imposaient comme exemples privilégiés, puisque ce sont les deux seules chorégraphies qui nous soient parvenues,

1 Avec Françoise Sullivan et Françoise Riopelle, Jeanne Renaud compte parmi les pionniè­ res de la danse au Québec. Jeanne Renaud fonde sa propre école de danse en 1966 sous le nom du Groupe de la Place Royale.

2 Une section a été consacrée à l'oeuvre chorégraphique de Françoise Sullivan. Il s'agit de la section 2 de la deuxième partie. 4

les autres ont été oubliées ou il n’en est resté que des bribes qui ne nous permettent pas de reconstituer l'oeuvre dans son ensemble. Dédale s'avère particulièrement intéressante puisque, interprétée pour la première fois en 1948, elle sera reprise en 1973 par Françoise Sullivan elle-même, et en 1978 par la danseuse Ginette

Laurin3. L'interprétation de Ginette Laurin enregistrée sur vidéocassette, se prête bien à une analyse détaillée, d'autant plus que, selon Françoise Sullivan, elle est fi­ dèle à la réalisation originale.

Quant à Danse dans la neige, un témoin matériel cette fois, demeure pré­ sent. Il s'agit d'un album photographique contenant 17 photographies en noir et blanc de l'événement qui se qualifierait peut-être aujourd'hui de performance.

Ces deux exemples peuvent donc servir de témoignage sur les rapports entre l'automatisme et la danse.

b) Dialectique/Problématique

Afin de situer le travail de Françoise Sullivan dans son contexte, il me semblait important de m'attarder au phénomène automatiste proprement dit et d'en résumer, tout en les mettant en évidence, les principaux jalons avec l'appui de cita­ tions et de commentaires empruntés à des historiens d'art québécois.

3 Dédale interprétée par Ginette Laurin pour les «Choréchanges», a été organisée par le Groupe Nouvelle Aire, de Montréal. 5

Mon travail se divise en deux parties. La première traite des Automatistes, et la deuxième de l'activité chorégraphique de Françoise Sullivan. Ce travail laisse donc une place importante à la dimension historique. On retrouvera au début de la première partie, une section consacrée à l'apprentissage de la danse par Françoise

Sullivan à Montréal de 1934 à 1945, rappelant la place qu'occupe la danse à Mont­ réal du début du siècle à 1940, les structures d'enseignement de l'époque, l'activité des scènes montréalaises en ce domaine et finalement, une description de l'École de

Gérald Crevier où Françoise Sullivan fit ses études. Bref, il s'agit de dégager les in­ fluences premières sur Françoise Sullivan et de bien faire connaître le milieu qui lui verra faire ses premiers pas.

Une deuxième section de la première partie, relate sous forme de chronique commentée, la période des années 40 à 45, qui verra surgir à Montréal, plusieurs manifestations importantes, fondation de la C.A.S. (Contemporan Art Society), acti­ vités de plusieurs personnages importants, tels Alfred Pellan, Paul-Émile Borduas,

Marie-Alain Couturier, etc.

Nous y retrouverons également Françoise Sullivan, étudiante à l'École des

Beaux-Arts, ainsi que participante aux activités d'un petit groupe qui se réunit au­ tour de Borduas (alors professeur à l'École du Meuble). Elle assiste aux célèbres

réunions du «Mardi Soir» où celui-ci jette les bases de la pensée et de l'idéologie automatiste, en se démarquant du surréalisme européen. Finalement, nous ferons

état des événements qui marqueront le mouvement automatiste et des autres courants de la pensée artistique d'alors. 6

Et pour terminer ce chapitre, nous parlerons de l'exposition du groupe montréalais qu'organisa Françoise Sullivan dans les studios Boas, exposition qui re­

çut un accueil fort mitigé.

La troisième et dernière section de cette partie traite de Françoise Sullivan comme signataire du Refus global et collaboratrice importante du manifeste, en qualité d'auteur d'un texte sur la danse, intitulé La danse et l’espoir.

Nous nous pencherons sur ce texte pour en proposer une analyse détaillée.

Il est le reflet de la pensée de Françoise Sullivan, le témoignage de ses idées et de sa conception de la danse en rapport avec la société. Le manifeste du Refus global est lui-même brièvement présenté, ainsi qu'un aperçu des événements qui entourèrent ou qui furent la conséquence de cette publication.

La deuxième partie de cette section s'attache plus spécifiquement au travail chorégraphique de Françoise Sullivan. Elle débute avec le séjour de deux ans de

Françoise Sullivan à New York. Son principal professeur y fut Franzisca Boas. L'en­ seignement de Boas est basé sur les théories de deux célèbres danseurs du début du siècle, Rudolf Von Laban et Mary Wigman. Encore une fois, pour bien mettre en évi­ dence le réseau d'influences qui marquèrent la formation de Françoise Sullivan, nous nous arrêterons davantage sur les théories de ces deux illustres maîtres.

Outre un répertoire de son oeuvre, nous présentons l'analyse de deux cho­ régraphies conçues et réalisées vers 1948. Il s'agit de Dédale et Danse dans la 7

neige déjà citées, qui ont été choisies, car il existe un matériel documentaire plus abondant et plus intéressant sur ces deux réalisations.

Les derniers chapitres de cette deuxième partie aborderont l'ensemble de l'oeuvre chorégraphique contemporaine de Françoise Sullivan, et brosseront un ta­ bleau de son activité artistique depuis 1950.

En conclusion, nous tenterons de démontrer comment Françoise Sullivan fut et demeure une artiste déterminante comme chorégraphe issue du mouvement auto- matiste. Elle apportera pour l'essor culturel du Québec, une contribution significa­ tive à notre histoire de l'art.

Les questions particulières auxquelles nous tenterons de répondre sont les suivantes:

Peut-on attribuer à la danse un qualificatif automatiste? Si oui, comment la danse de Françoise Sullivan y participe-t-elle? Et Françoise Sullivan elle-mê­ me, par-delà sa contribution au manifeste du Refus global, est-elle une artiste au­ tomatiste?

Borduas, peintre avant tout, avait défini les critères de l'automatisme en fonction de la peinture; l'application de ces «règles» à la danse représente un pro­ blème intéressant. La danse est un art tridimensionnel dont les médiums sont le corps et l'espace, et le support, le sol. La peinture (pour la période automatiste), 8

est un art à deux dimensions avec la toile comme support et la couleur comme mé­ dium. Peut-on faire un rapprochement entre ces formes différentes d'expression?

Biographie de Françoise Sullivan

Françoise Sullivan naît à Montréal en 1925. Elle est la cadette d’une fa­ mille de cinq enfants, composée de quatre garçons et d'une fille (Françoise). Bien que son nom soit d'origine irlandaise, ses parents sont francophones; son père exerce la profession d'avocat et sera à un certain moment, député à la Chambre des commu­ nes, ainsi que sous-ministre aux Postes. Sa mère est issue d'une famille aisée de

Montréal (sa famille habitait le Carré Saint-Louis, lieu très chic à l'époque). Fran­

çoise Sullivan bénéficiera d'une enfance choyée, étant la seule fille et de plus la ben­ jamine, on répondra à tous ses désirs.

Lorsqu'elle atteint sa neuvième année, sa mère décide de lui faire apprendre la danse classique sous la direction de Gérald Crevier qui enseignait à l'époque au

Studio de M. Sheffler; elle poursuivra avec lui son apprentissage jusqu'à son départ pour New York en 1945. Elle participera durant ces années à quelques récitals de fin d'étude, soit à titre de danseuse, ou de chorégraphe.

En 1941, à l'âge de 17 ans, elle s'inscrit à l'École des Beaux-Arts pour y suivre le cours complet qui dure quatre ans. Elle fréquente à cette époque, un jeune

étudiant de l'École des Beaux-Arts, Pierre Gauvreau, qui est en relation avec Paul-

Émile Borduas; Françoise Sullivan sera présentée à Borduas par Pierre Gauvreau. g

C'est ainsi que dès 1942, elle entre dans le «cercle Borduas» qui sera le lieu de plu­ sieurs rencontres importantes jusqu'à son départ pour New York.

En 1943, elle participe avec 23 autres jeunes artistes à l'exposition Les

Sagittaires qui se tient à la Dominion Gallery de Montréal. Deux de ses toiles y fi­ gurent.4

De 1945 à 1947, elle séjourne à New York pour se perfectionner en danse moderne. Elle prend des leçons au New-Dance Group, pour ensuite aller chez Fran- zisca Boas. Elle travaille aussi, à l'occasion, au studio de Martha Graham5 ainsi que chez Hanya Holm6. A New York, elle vit avec des revenus modestes, soit 75$ par mois, et pour améliorer son ordinaire, elle fera ce qu'on appelle les «Rush Mo­ ments», c'est-à-dire, qu'elle réalise des éléments de décoration pour les étalages et les vitrines des grands magasins, à l'occasion des fêtes de Pâques et de Noël.

Durant la première partie de son séjour à New York, elle ne perd pas con­ tact avec Borduas et le groupe qui s'est formé autour de lui; elle reviendra à Mont­ réal à la demande de ses parents pour passer Noël et ses vacances d'été avec eux.

4 II s'agit de Tête amérindienne 1 et Autoportrait au visage barbouillé.

5 Martha Graham (1893- •) est reconnue comme un des grands pionniers de la danse mo­ derne. Elle est aussi une illustre danseuse et chorégraphe, tout en étant un excellent professeur et animateur.

6 Hanya Holm est «danseuse et professeure américaine d'origine allemande. Sa technique personnelle consiste à développer la pirouette et les étirements de la taille; son objectif est de donner une très grande souplesse par des exercices appropriés à chaque partie du corps». (Tirée du Dictionnaire de danse par Jacques Baril, Éditions du Seuil, page 118). C'est ainsi qu'en janvier 1946, après un séjour à Montréal, elle repart pour New

York avec des oeuvres de Paul-Émile Borduas, Jean-Paul Riopelle, Fernand Leduc,

Jean-Paul Mousseau, et Pierre Gauvreau, qu'elle exposera sur les murs du Studio

Boas. Ce sera la première exposition de Borduas avec ces jeunes peintres qui for­ maient déjà un groupe commun. Ces mêmes oeuvres seront aussi présentées par

Françoise Sullivan à Pierre Matisse (directeur d'une galerie new-yorkaise), qui n'y portera aucune attention.

En 1947, Françoise Sullivan revient au Québec. Elle a complété sa forma­ tion en danse moderne, ce qui lui permet d'ouvrir un petit studio d'enseignement.

Entre 1948 et 1952, une vingtaine d'élèves fréquenteront ce studio chaque année.

En février 1948, elle présente un exposé intitulé «La danse et l’espoir» chez Madame Gauvreau (mère de Pierre et de Claude), qui tenait chez elle un salon littéraire. Durant ce même hiver, Danse dans la neige sera réalisée. Françoise

Sullivan exécute cette improvisation chorégraphique dans la neige, qui sera filmée par Jean-Paul Riopelle et photographiée par Maurice Perron. Le film aurait été perdu. Quant aux photographies, elles ne seront présentées au public qu'en 1978 seulement.7

7 Danse dans la neige de Françoise Sullivan a été présentée au Musée d'Art Contemporain du 9 mars 1978 jusqu'au 9 avril 1978. Au mois d'avril de la même année (1948), Françoise Sullivan et Jeanne Re­ naud présenteront un récital de danse à la Maison Ross de la rue Peel à Montréal.

Chacune aura créé une chorégraphie et dansé pour ce récital.8

C'est aussi en 1948 que paraît le célèbre manifeste Refus global rédigé par Paul-Émile Borduas et par ceux que l'on appelle alors «Automatistes». Le nom de Françoise Sullivan figure parmi les signataires. Accompagneront également le texte du Refus global, d'autres écrits de quelques adhérents automatistes, dont la

Danse et l'espoir de Françoise Sullivan, le même texte présenté chez Madame Gau- vreau en février 1948.

Suite à la publication du manifeste, la plupart des membres du groupe se disperseront. Cependant, Françoise Sullivan continue toujours de danser. Elle fera des improvisations «privées» dans l'atelier de Jean-Paul Mousseau ou avec la trou­ pe de son ancien professeur Gérald Crevier.

En 1952, arrive au Canada9. Cette danseuse «profes­ sionnelle» fonde une école de danse classique; elle aura besoin de danseurs et danseu­ ses pour ses spectacles. Françoise Sullivan figurera parmi les danseurs et choré­ graphes du début de la troupe. C'est aussi cette même année que l'on voit apparaître

® Dédale, chorégraphie de Françoise Sullivan est présentée pour la première fois en pu­ blic. A ce même récital, Dualité, autre chorégraphie de Françoise Sullivan sera aussi présentée. Les interprètes seront Jeanne Renaud et Françoise Sullivan.

9 Ludmilla Chiriaeff fonde «Les Grands Ballets Canadiens». la télévision au pays. Radio-Canada inaugure une émission «L'Heure du Concert» avec une chorégraphie de Françoise Sullivan sur une musique de Haydn.

De 1952 à 1956, Françoise Sullivan continue toujours de pratiquer la dan­ se et de créer des chorégraphies. Elle abandonne en 1956 cette forme d'expression pour se consacrer à une tâche un peu différente, celle d'élever ses quatre enfants.

En 1959, encouragée par son mari, Paterson Ewen (peintre), elle reprend ses activités artistiques, et commence à s'adonner à la sculpture, qu'elle pratique dans son garage mal chauffé qu'elle convertit en atelier.

En 1961, elle étudiera la soudure à l'École des Arts et Métiers de Lachine.

Elle prendra aussi des cours avec Armand Vaillancourt. Elle utilisera dif­ férents matériaux comme le métal ou le plexiglass pour ses sculptures. Elle réali­ sera également quatre décors de scène pour le groupe de danse de la Place Royale, di­ rigé par Jeanne Renaud.

En 1970, Françoise Sullivan découvre l'Italie; pays qu'elle aime autant pour son passé que pour son présent; elle l'adopte et le visite à chaque année. C'est aussi à cette époque qu'elle découvre l'art conceptuel, art d'avant-garde qui lui ap­ porte une nouvelle vision des choses pour sa production artistique. Elle prononcera d'ailleurs une conférence sur ce sujet en 1975, à l'Univer­ sité du Québec à Montréal10. Depuis 1977, Françoise Sullivan enseigne la peinture au Département des arts visuels de l'Université Concordia à Montréal.

Pour ce qui est de la danse qu'elle a reprise durant les années '70, elle fait une chorégraphie et reprend d'anciennes chorégraphies pour des groupes ou des dan­ seurs ayant une activité professionnelle. On verra donc souvent le nom de Françoise

Sullivan dans les milieux de la danse.1

1 ° Le texte de cette conférence se trouve en annexe à ce travail. PREMIÈRE PARTIE

Formation et influences conceptuelles de Françoise Sullivan SECTION I

1 .1 Formation et apprentissage de la danse

à Montréal de 1934 à 1945

En 1934, Françoise Sullivan a neuf ans. Pour elle, c'est le début de l'ap­ prentissage de la danse classique, sous la direction de Gérald Crevier, professeur au

Studio de M. Sheffler.

L'influence d'une mère sur l'unique fille d'une famille de cinq enfants est à l'origine de ces études. Beaucoup de parents n'y voient alors qu'une occasion, pour une jeune fille, d'acquérir ces qualités qui en feront une femme accomplie: bonnes manières, maintien, charme et distinction. Dans son livre «Les Grands Ballets Ca­ nadiens ou cette femme qui nous fit danser», Roland Lorain111 nous situe par rapport à l'époque et à l'idée qu'on y entretenait sur la danse:

«Quiconque faisait du ballet à cette époque se trouvait ré­ prouvé, surtout si c'était un garçon: s'agissait-il d'une fille, elle était tolérée, parfois chouchoutée, aussi longtemps qu'elle ne dan­ sait que pour son divertissement, sa formation, le développement de la grâce féminine».

1 1 Aux Éditions du Jour, page XI. Roland Loram est un ancien élève de Maurice Lacasse- Morenoff. Il a ensuite dansé à l'International Ballet, première troupe du Marquis de Cuevas, au Ballet Théâtre de Lucia Chase, au Ballet russe original du Colonel de Basil et aux Grands Ballets du Marquis de Cuevas. Françoise Sullivan, issue d'un milieu où l'on est à l'aise, sera assujettie aux goûts de l'époque en matière d'éducation «féminine».

1.1.1 Les écoles de danse à Montréal

A l'époque, Montréal compte quelques écoles de danse importantes. Bien sûr, ici le concept de «danse» s'élargit pour laisser place, outre le ballet classique, à une variété de manifestations plus populaires, tels le «Ballroom Dance», le «Tap Dan­ ce» ou danse à claquettes, la danse acrobatique, la danse sociale, etc. Trois studios se partagent alors renommée et popularité. Ce sont les cours de Esak Rovenoff, de

Sheffler et Maurice Morenoff. Chacune de ces écoles est réputée pour la qualité de l'enseignement qu'elle confère aux étudiants qui les fréquentent.

Esak Rovenoff, Russe de naissance, privilégie l'enseignement du ballet clas­ sique dispensé selon, bien sûr, des méthodes empruntées à sa patrie d'origine. Il est, semble-t-il, réputé pour sa sévérité et sa rigueur. Au nombre de ses premiers élè­ ves figurait Gérald Crevier, futur initiateur et mentor de Françoise Sullivan pendant nombre d'années (onze). L'école Rovenoff ferme ses portes au début de la décennie

'40 pour des raisons demeurées jusqu'à ce jour, obscures.

Maurice Morenoff, Maurice Laçasse de son véritable nom, officie dans le secteur «est» de la ville, détail non négligeable, puisque cela le prive de la clientèle riche et distinguée qui habite, elle, le secteur «ouest» de la ville. Il ne jouira donc pas des faveurs de la haute société montréalaise. Pierre Guilmette brosse un portrait de Morenoff dans son ouvrage «Biblio­ graphie de la danse théâtrale au Canada».12

«On ne peut parler de danse à Montréal et au Québec sans ci­ ter le nom de Maurice Morenoff. Morenoff est pseudonyme de Mau­ rice Laçasse. Le père de ce dernier enseignait la danse sociale de­ puis plusieurs années. Il avait ouvert un studio en 1895. Mauri­ ce Morenoff s'intéressa à la danse vers 1920. Il l'étudia tout d’a­ bord en autodidacte et fit ensuite plusieurs voyages aux États- Unis. Il fit d'abord du Vaudeville. Il se fixa à Montréal vers 1931. Il collabora à des pageants organisés par des ecclésiastiques pas­ sionnés de théâtre: Gustave Lamarre, Wilfrid Corbeil, Paul-Émile Leg au It. Ainsi, Maurice Morenoff introduisit la danse dans diver­ ses régions du Québec qui voyaient du ballet pour la première fois. Il préparait ainsi la place à ses successeurs. Par son enseigne­ ment, Maurice Morenoff a encouragé plusieurs vocations choré­ graphiques. Parmi ses anciens élèves, on relève les noms de Fer­ nand Nault, Roland Lorain, Marc Beaudet, Guy Allaire, Claire Brind'Amour, Michel Boudot. Aujourd'hui, le monde canadien de la danse oublie Morenoff. Sans doute son enseignement aurait-il dû se renouveler vers 1945-1950 alors que des changements im­ portants s'amorçaient. Néanmoins, Maurice Morenoff est un pion­ nier avec tout ce que cela implique de talent et de courage».

L'École Sheffler où Françoise Sullivan fera les débuts de son apprentissage, jouit d'une excellente réputation auprès de cette clientèle huppée que constitue la bonne et haute société montréalaise. Située en plein fief bourgeois, dans l'ouest, elle dispense surtout un enseignement des danses dites sociales ou de divertissement, fort prisées par des gens qui sortent et reçoivent beaucoup. En 1934, Gérald Crevier est associé à Sheffler, mais, pour une année seulement, puisqu'on 1935, il ouvre sa propre école.

1 2 Guilmette, Pierre (1970). Bibliographie de la danse théâtrale au Canada, Ottawa, Bibliothèque Nationale du Canada, pp.15-16. Madame Sullivan, mère sensible à la popularité autant qu'au prestige dont jouit l'établissement, y fait admettre Françoise. Gérald Crevier sera donc, comme nous l'avons mentionné précédemment, son premier professeur, soit l'initiateur de

Françoise à l'art de la danse.

Crevier est Montréalais d'origine; il danse depuis l'âge de 11 ans et a reçu sa formation principalement chez Rovenoff et en Angleterre. Il enseigne selon les principes du maître Cecchetti13, et c'est par l'entremise de cette méthode qu'il initie

Françoise à la danse.

1.1.2 Spectacles de danse sur les scènes montréalaises

Bien qu'à cette époque, si l'on se fie aux chroniques, l'auditoire de la danse soit relativement restreint à Montréal, il n'en demeure pas moins que certaines sal­ les offrent une programmation intéressante. Ainsi, on verra défiler entre 1917 et

1934, plusieurs grands noms de la danse contemporaine. Anna Pavlova14 et sa * 1

1 3 La méthode Cecchetti porte le nom de celui qui l'a mise au point, Enrico Cecchetti. Cecchetti qui fut sans nul doute l'un des plus célèbres professeurs et maîtres de l'his­ toire de la danse, naquit en Italie en 1850. Sa mort, en 1928, fut ressentie comme une perte inestimable. C'est en Russie et sous les auspices du célèbre Diaghilev qu'il acquiert sa réputation célèbre de pédagogue et qu'il parfait sa méthode. Tous les grands danseurs du XXe siècle ont été à un moment ou l'autre de leur carrière, influen­ cés par le maître ou par sa méthode. Mentionnons parmi les plus grands, Nijinski, An­ na Pavlova, Michel Fokine, Léonide Massine, Serge Lifar, Ninette Valers. Il se joint aux Ballets Russes dès leur naissance et malgré son âge, y interprète quelques petits rôles. La somme de son enseignement est contenue dans un traité «Technique et étu­ de».

1 4 Anna Pavlova (1882-1931). Elle est considérée comme étant la plus grande danseuse du début du siècle. Jacques Baril, dans son dictionnaire sur la danse, la décrira ainsi: «Immatérielle, libérée des lois de la pesanteur, la Pavlova reste la plus vibrante étoi­ le de la danse...». 1 9

troupe danseront à Montréal une première fois en 1917 (Gisèle et Fairy Taies) puis

reviendront au théâtre Saint-Denis en octobre 1921, en avril 1922, ainsi qu'en oc­ tobre 1923.15

D'autres danseurs, dans la foulée de la célèbre Pavlova, se succèdent sur les scènes montréalaises: le «His Majesty's» reçoit Serge Lifar16 en 1933 et les Bal­

lets de Monte-Carlo en 1934. Au Forum, le 24 avril 1934, Léonide Massine17, Ta­

mara Toumarova et Tatiana Riabouchiska18 exécuteront les «Sylphides», «Concur­

rence» et «Le Beau Danube».

Il faudra cependant attendre jusqu'en 1931 pour assister à une production qu'on peut qualifier de résolument «moderne» et qui s'inscrit dans le grand courant du renouveau de la danse. L'Allemande Mary Wigman19, porte-parole du mouvement

1 5 On retrouve des articles critiques dans la Presse du 6 et 7 avril 1922 ainsi que les 22 et 23 octobre 1923. Ces articles donnent surtout un compte rendu des spectacles pré­ sentés à Montréal.

16 Serge Lifar (1905-19 ). Danseur, maître de ballet et chorégraphe russe. «Pendant plus de 25 ans, Serge Lifar exerce une très grande influence sur toute une génération de danseurs et de balletomanes français». Il sera l'auteur de: «Le Manifeste du cho­ régraphe» écrit en 1935. Dans ce manifeste, on retrouve certains principes de dan­ seurs auxquels Serge Lifar se relie.

1 7 Léonide Massine (1896-1979). Danseur et chorégraphe russe. Il fera lui aussi partie de la troupe de Diaghilev (Anna Pavlova et Serge Lifar auront été parmi la troupe Dia­ ghilev), il en deviendra le chorégraphe attitré. Après la mort de Diaghilev, il partici­ pera ensuite à l'activité des Ballets Russes de Monte-Carlo.

Tamara Toumarova (1919-19 ) et Tatiana Riabouchiska (1917-19 ) font toutes les deux parties des Ballets Russes de Monte-Carlo.

Voir dans le texte, à la Section I, deuxième partie; les théories de Rudolf Von Laban et de Mary Wigman, p.75. 20

expressionniste dans la danse, présente son travail à Montréal. Nous reviendrons plus loin sur le travail de Mary Wigman, car il nous paraît essentiel de présenter plus en détail l'oeuvre de cette femme, qui aura sur l'évolution de la danse elle- même, une influence déterminante et par conséquent, sur l'apprentissage et le tra­ vail futur de Françoise Sullivan.

On peut raisonnablement croire, ou tout au moins formuler l'hypothèse, que

Gérald Crevier a probablement assisté à certaines de ces importantes représenta­ tions, qu'il en a subi l'influence ou qu’il en a retenu certaines impressions qui au­ ront des répercussions sur son enseignement. Françoise Sullivan profitera donc, indirectement, de l'enrichissante leçon de ces manifestations.

Dix-huit années s'écouleront avant qu'une compagnie étrangère succède à

Mary Wigman, pour présenter un spectacle de danse moderne à Montréal. En 1949,

Les Ballets Jooss20, du nom de leur fondateur Kurt Jooss, exécuteront la célèbre

«Table Verte»21, fable tragique sur la guerre et le despotisme, en un acte de huit tableaux.

20 Kurt Jooss (1901-19 ). Danseur et chorégraphe allemand, il consacre toute son acti­ vité à la recherche et au développement de la danse moderne. Il travaillera un certain temps auprès de Rudolf Von Laban (3 années). Les bases fondamentales de l'enseigne­ ment de Kurt Jooss reposent sur le système Laban.

21 La Table Verte: Ballet en un acte et huit tableaux. Chorégraphe: Kurt Jooss; Musique: F. Colien; Décors et costumes: H. Heclebrotle, présentée à Paris, Théâtre des Champs- Elysées, 3 juillet 1932, dans le cadre du concours organisé par les Archives Interna­ tionales de la Danse. La Table Verte remporte le 1er prix. Résumé: Une figuration chorégraphique de l'événement de la guerre. Partant des dan­ ses macabres des siècles précédents, La Table Verte est une représentation surréa­ liste de la puissance destructive de la guerre. (Tiré du Dictionnaire de Danse de Jac­ ques Baril, p.269). 21

Puis à compter de 1948 et ce, jusqu'en 1954, aura lieu une suite de festi­ vals dans plusieurs grandes villes canadiennes. Il va sans dire que ces événements seront d'une importance capitale pour l'essor de la danse contemporaine au Canada, ne serait-ce que par la formidable diffusion qu'ils assurent auprès d'un public jus­ que là peu familier avec cet art.

Notons par ailleurs qu'en 1949, au Festival de Toronto, se produit une troupe montréalaise sous la direction de Ruth Sorel.22

1.1.3 Les premières années de formation en danse

de Françoise Sullivan chez Gérald Crevier

Au terme de l'année académique 1934, Françoise Sullivan quitte la ville en compagnie de sa famille pour s'installer, comme à tous les étés, à la campagne. De cet été, elle conserve le souvenir de ses premières «séances»23 où pour des parents, des camarades de jeux, des voisins, elle met à contribution ses toutes premières no­ tions de danse inculquées par Gérald Crevier.

Bien sûr, le travail de cette enfant de 10 ans ne saurait être sujet à cri­ tique. Il est cependant intéressant de noter qu'il s’agit là, sous les apparences inno­ centes de simples jeux d'enfants, des premières manifestations de l'imagination

22 Ruth Sorel, polonaise immigrée au Canada à la fin de la Deuxième grande Guerre, s'ins­ talle à Montréal pour y enseigner la danse moderne. Elle fonde une compagnie de 22 danseurs, dont six hommes. Françoise Sullivan ne sera cependant pas de la compagnie de Ruth Sorel, puisqu'elle avait elle-même ouvert un petit studio.

23 Entretien avec Françoise Sullivan, octobre 1980. 22

«dansante» de Françoise. Encouragée par son modeste auditoire, elle n'en sera que plus enthousiaste à reprendre, à l'automne suivant, les leçons avec le même profes­ seur.

Cet automne voit la naissance du «Dansart Studio», fondé par Crevier qui s'est dissocié d'avec Sheffler. L'adolescente poursuivra, jusqu'en 1945, et parallè­ lement à ses études, son apprentissage de la danse classique. Chez Crevier, les leçons se terminent chaque année par un récital présenté par les élèves. Françoise Sullivan y dansera évidemment. Il lui arrivera même, à quelques occasions (après 1937) d'y présenter ses propres créations chorégraphiques.24

Le programme de la représentation de mai 194425 porte la mention «7e année», on peut en déduire que Crevier introduisit ces spectacles annuels en mai

1938, soit trois ans après l'ouverture de son école. On peut constater que Françoise

Sullivan figure parmi les élèves de la classe avancée et qu'elle y interprète, outre deux exécutions avec ses camarades, une démonstration solo.

Incidemment, parmi les élèves de la classe intermédiaire, on remarque le nom de Jeanne Renaud, qui sera plus tard associé à celui de Françoise Sullivan.

24 Un répertoire chorégraphique se trouve dans la deuxième partie de ce travail.

25 || n'existe plus d'exemplaires de ce programme. 23

L'année 1937 marque les véritables débuts chorégraphiques de Françoise

Sullivan (si l'on exclut les petites «séances» qu'elle exécute toujours pour son en­ tourage immédiat à la maison ou à la campagne l'été).

A l'occasion du Gala de la poésie et du bon parler2^, elle produit une chorégraphie qui sera interprétée par Mabel Bliss et Georgette Gasterau. De cette première devant un véritable public, Françoise n'a malheureusement conservé au­ cun souvenir précis, il en va de même pour le détail de l'exécution.

SECTION 2

1.2 Développement de l'idéologie automatiste

La décennie 40-50 marque un tournant pour l'histoire de l'art au Québec.

Des événements artistiques importants auront lieu au cours de ces dix années, qui allaient contribuer à une effervescence culturelle, qui atteindra l'un de ses sommets avec la publication du Refus global, par le développement du mouvement des Auto- matistes auquel participera Françoise Sullivan.

En 1939, c'est la fondation de la «Société d'Art Contemporain» (Contempo­ rary Art Society) (C.A.S.) par John Lyman: Paul-Émile Borduas, alors professeur à l'École du Meuble, en sera le premier vice-président. L'année 1940 permettra à un public d'artistes et de connaisseurs de prendre connaissance, par le biais d'une im- 26

26 Entretien avec Françoise Sullivan, octobre 1980. 24

portante rétrospective, de l'oeuvre d'un Alfred Pellan, chassé d'Europe par la guer­ re. De nouvelles figures émergent: le Père Alain-Marie Couturier (visiteur fran­

çais et artiste), Maurice Gagnon, bibliothécaire à l'École du Meuble et critique d'art.

Finalement, il faut mentionner la montée d'une nouvelle génération de jeunes artis­ tes, parmi lesquels Françoise Sullivan.

Pour mieux comprendre et situer le cadre culturel à l'intérieur duquel

Françoise Sullivan évoluera et produira plusieurs de ses oeuvres, au cours de la pé­

riode qui nous intéresse, il nous semble important d'élaborer davantage sur ces quelques faits. Ainsi, revenons donc sur la «C.A.S.».

1.2.1 La création de la Contemporan Art Society

Un communiqué paru à l'époque dans le quotidien «Le Jour» précise l'esprit de l'association, ses buts et intérêts:

«... Un groupe d'artistes à tendances non académiques orga­ nisent en ce moment une association sous le nom de la Société d'Art Contemporain (Contemporan Art Society) dont le but sera de dé­ fendre les intérêts professionnels et d'affirmer la vitalité du mouvement moderne dans l'art. Peintres, sculpteurs, graveurs, etc. (...) sont invités à la présidence intérimaire de John Lyman à Strathcona Hall, 722 ouest, rue Sherbrooke, le mercredi, 15 fé­ vrier, à 8h30 du soir ...).27

John Lyman, artiste peintre et critique établi à Montréal, avait fondé l'an­

née précédente «L'Eastern Group of Painters» qui regroupait quelques-uns de ses

27 Le Journal «Le Jour», 11 février 1939. 25

amis, peintres comme lui. Mais contrairement à la C.A.S., cette première associa­ tion n'avait aucun but avoué de diffusion ou de défense de l'art moderne.

En effet, la C.A.S. qui regroupe artistes28 et amateurs d’art entend pro­ mouvoir l'avènement de la «peinture moderne» sur la scène montréalaise et aider ses membres à diffuser leurs travaux par le moyen d'expositions annuelles auxquel­ les se joindront quelques artistes invités.

Dès la première année de son existence, la C.A.S. saura défendre l'intérêt de ses membres et affirmer la vitalité du courant moderniste dans l'art en organisant une exposition de tableaux contemporains d'artistes étrangers, appartenant à des collectionneurs de Montréal èt empruntés pour l'occasion. Cet événement présenté à la «Art Association», du 13 au 28 mai 1939, trois mois seulement après la fonda­ tion de la C.A.S., s'intitule «Art of your Day» et regroupe des oeuvres de Derain,

Feinninger, Herbin, Modigliani, Kandinsky, Marie Laurencin, Franz Marc, Utrillo,

Vlaminck Zadkine, etc.

Même s'il ne s'agit pas pour la plupart de chefs-d'oeuvre des grands maîtres du début du siècle, il n'en demeure pas moins que le public québécois n'avait eu que

28 Marian Anderson, Jack Beder, Paul-Émile Borduas, Mary Bouchard, Stanley Cosgrove, Hery Eve Leigh, Marguerite Faminel, Denyse Gadbois, Louise Gadbois, Eric Goldberg, Eldon Grier, Allan Harrisson, Prudence Heward, Jack Humphrey, Sybil Kennedy, Mabel Lockerby, John Lyman, Bernard Mayman, Louis Mulrlstock, Alfred Pellan, Good ridge Roberts, Marian Scott, Ethel Seath, Regina Seidan, Phil Surrey, Jacques de Tonnan- cour, F. Wiselberg, Percy Younger. 26

très rarement, à cette époque, la chance de voir réunis en une seule fois autant de ta­ bleaux contemporains internationaux.

Il est intéressant de constater que la majeure partie des membres de la

C.A.S. sont anglophones. On n'y dénombre que quatre francophones dont Paul-Émile

Borduas, qui en sera le premier vice-président. Au fil des ans, la représentation francophone s'accroît au sein de l'association, tant chez les artistes que chez les amateurs. «En vue de se rajeunir par la base»29, la C.A.S. recrute de jeunes mem­ bres; en 1943, se joindront notamment: Fernand Bonin, Léon Bellefleur, Pierre

Gauvreau, Charles Daudelin, Lucien Morin, Jean-Paul Mousseau, Fernand Leduc,

André Jasmin, , Guy Viau. La plupart d'entre eux étudient soit à l'École des Beaux-Arts, soit à l'École du Meuble de Montréal.

La Société d'Art Contemporain cessera ses activités en 1948. John Lyman aura été son président jusqu'en 1945. Le grand mérite de la C.A.S. fut de regrouper et de canaliser des énergies vers une tâche commune de développement de l'art con­ temporain dans l'est du pays; ce fut également un lieu d'échange privilégié entre des intervenants qui feront l'histoire de l'art du Québec.

L'année 1939, c'est aussi la guerre qui fait fuir d'Europe pour se réfugier au pays ou en Amérique, des hommes et leurs idées.

«Car la guerre provoqua des déplacements imprévus chez les artistes. Des Québécois durent fuir la France occupée pour reve-

29 Tiré du livre de: Gagnon, François-Marc (1978). Paul-Émile Borduas, biographie critique et analyse de l’oeuvre, Montréal: Éditions Fidès, page 37. 27

nir au pays; d'autres au contraire, se rendent, comme militaires, en Europe où ils furent mis en contact avec certains mouvements internationaux. Par contre, des surréalistes européens durent s'exiler en Amérique - principalement à la Martinique, à Mexico et à New York - où le surréalisme entra dans sa troisième et der­ nière phase. La guerre fut donc l'occasion d'une première conver­ gence».30

Ce sera le cas, entre autres, d'Alfred Pellan, artiste québécois établi en

France depuis 1929 et qui rentre en 1940. Chassé aussi par la guerre, le Père Ma­ rie-Alain Couturier, qui avait connu Borduas lors du séjour de celui-ci en France dans les années 20, apportera avec lui un discours neuf qui sera à l'origine d'idées et de propositions nouvelles pour le Québec. Finalement, plusieurs artistes européens, surréalistes et autres31 s'établiront à New York et auront une influence jusque chez nous.

1.2.2 Alfred Pellan de retour au pays

Dès son retour au pays, Pellan organise une rétrospective de son travail; une exposition qui totalise 161 oeuvres. L'exposition sera d'abord présentée au Mu­ sée de la Province à Québec du 12 juin au 4 juillet 1940, puis à Montréal à l'«Art

Association» du 9 au 27 octobre de la même année. François-Marc Gagnon nous livre quelques précisions sur l'exposition Pellan:

30 Tiré du livre de: GAGNON, François-Marc (1978). Paul-Émile Borduas, biographie critique et analyse de l'oeuvre. Montréal: Éditions Fidès, p.37.

31 Mentionnons André Breton, Max Ernst, Piet Mondrian, André Masson, Amédée Ozen- fant, Yves Tanguy, Marc Chagall, Fernand Léger, etc. 28

«L'exposition de Pelian était divisé - d'après le catalogue - en trois catégories: (1) peinture figurative (31 oeuvres); (2) décorations non-figuratives, esquisses (23 oeuvres) et (3) des­ sin, gouaches, aquarelles, affiches (107 oeuvres). La distinction entre peinture figurative et peinture non-figurative apparaît ici pour la première fois. Pellan associe encore l'idée de «décora­ tion» à celle de «non-figuration». On pourra juger maintenant cette façon de faire par trop traditionnelle. Elle marquait à l'épo­ que, la difficulté dans laquelle on était avec le vocabulaire descrip­ tif de l'art non-figuratif, sinon de l'art abstrait ... Celle (l'exposi­ tion) de Pellan est sans contredit la plus impressionnante et la plus audacieuse. Pellan qui avait assimilé toutes les avant-gardes parisiennes en donnait du coup un tableau complet et efficace».32

Cette exposition fut sans nul doute, l'une des plus intéressantes présentées à l'époque. Comme le mentionne François-Marc Gagnon, Pellan était au fait des déve­ loppements les plus récents de l'art contemporain; il avait déjà rencontré Breton bien avant l'exil de celui-ci vers New York et le mouvement surréaliste lui était fa­ milier par la connaissance qu'il avait du groupe, de son idéologie et de ses fonde­ ments. Lors d'un passage à l'École des Beaux-Arts à Montréal en 1936, Pellan fait part de ses intérêts, en peinture contemporaine, pour Picasso, Braque, Léger, Ernst,

Miro et Klee.

D'autre part, des revues tel «Le Minotaure» que l'on retrouve, grâce aux bons offices de Maurice Gagnon33, sur les rayons de la bibliothèque de l'École du

Meuble est parmi celles qui nous renseignent sur la pratique artistique contempo­ raine.

32 Tiré du livre de: GAGNON, François-Marc, op.cit., p.87.

33 Maurice Gagnon, historien, sera bibliothécaire à l'École du Meuble à partir de 1937. Il écrira aussi, en septembre 1937, un article sur Borduas qui s'intitule «Paul-Émile Borduas ... peintre montréalais», qui paraît dans la Revue Moderne. 29

On distinguera un peu d'amertume dans les propos que tiendra Borduas sur

Pelian dans «Projections libérantes»34 . L'accueil enthousiaste qu'on a réservé à

Pelian, à peine débarqué d’Europe, peut, on le conçoit facilement, susciter doutes, questions et envie!

«Alfred Pellan revient de Paris. Il a la surprise de trouver à Montréal un milieu préparé par notre déblaiement des années passées. S'il était venu en notre ville trois ans plus tôt, au lieu du triomphe qu'on lui a réservé, il aurait dû lui aussi oeuvrer dans l'ombre. Son succès favorise autant notre mouvement qu'il est glorieux au nouveau venu. Nous ne pouvons cependant pas per­ mettre que les cartes soient brouillées encore une fois!».

On peut sans doute reconnaître que Borduas avait effectivement contribué, avec la C.A.S., à ouvrir le chemin et à dégager les esprits, tâche ingrate s'il en est et pour laquelle il n'a peut-être pas reçu tout le crédit qui aurait dû lui revenir. Ce­ pendant, Pellan arrivait d'Europe avec les atouts d'un artiste «reconnu», et non comme un pionnier. Il était fort bien préparé à s'insérer dans le milieu artistique alors en gestation.

La C.A.S. accueillera Pellan dès son arrivée au pays et en 1943, on le re­ trouve professeur à l'École des Beaux-Arts de Montréal.

Il peut être intéressant à ce sujet, de considérer l'hypothèse de Guy Ro­ bert35 voulant que ce soit par défi que Pellan ait décidé de se joindre à l'institution montréalaise.

34 BORDUAS, Paul-Émile, «Projections libérantes», dans la Barre du Jour, Montréal, 1969, pp.5-44.

35 ROBERT, Guy (1943). L'Art au Québec depuis 1940. Montréal: Éd. La Presse, p.64. 30

«... c'est lucidement et par goût du défi que Pellan est entré dans l'institution (École des Beaux-Arts) dirigée de façon conser­ vatrice par Charles Maillard ...».

Il est difficile de savoir si la proposition de Robert est juste, cependant, comme on a déjà vanté l'expérience et les connaissances de Pellan à son retour d'Eu­ rope, on comprend que celui-ci trouvera l'institution pas trop conservatrice. Des querelles surgiront rapidement, qui trouveront leur conclusion dans la démission du directeur Maillard en décembre 1945.

1.2.3 Le Dominicain Marie-Alain Couturier

«Au Québec, il fut puissant par la parole et les oeuvres».36

Le Dominicain Marie-Alain Couturier essaya, comme bien d'autres, de re­ constituer à Montréal le climat intellectuel de l'Europe (en particulier la France) de

«l'entre-deux-guerres». Il prononcera quelques conférences37 et enseignera à l'É­ cole des Beaux-Arts où son enseignement n'aura guère de succès, puisque «sur tren­ te étudiants, vingt-cinq quittent le cours».38

Jean-Ethier Blais nous brosse un tableau de la pensée du Dominicain:39

36 BLAIS, Jean-Éthier (1979). Autour de Borduas. Montréal: Les Presses de l'Univer­ sité de Montréal, p.93.

37 Les conférences du Père M.A. Couturier donneront au public un aperçu de l'évolution artistique européenne depuis les Impressionnistes.

33 BLAIS, Jean-Éthier, op.cit., p. 101.

39 Ibid., p.95. 31

«Trois aires de méditation esthétique forment le domaine propre du Père Couturier: l'art et l'activité de l'artiste; les rap­ ports qui existent entre art sacré et art abstrait; enfin, l'esthéti­ que elle-même et la critique d'art, «L'art et la beauté des oeuvres ne commencent qu'avec la liberté des formes, c'est-à-dire un peu au-delà des frontières et des liens du monde réel». Le Père Coutu­ rier situe l'art dans un autre univers que celui immédiat qui nous entoure».

Le Père Couturier était lui-même peintre et verrier. Il aura le mérite d'a­ voir organisé deux expositions dites des «Indépendants». Borduas écrira dans «Pro­ jections libérantes»

«Le Père Couturier organise deux expositions sensation­ nelles des «indépendants», l'une à Québec, l'autre chez Morgan. Les exposants sont recrutés au sein de la C.A.S. Il multiplie les conférences, les articles de revues; il publie «Art et catholi­ cisme». La glace est rompue».

De Marie-Alain Couturier, le public (artistique) de Montréal attendait beaucoup, mais fut parfois déçu par sa pensée qu'il aurait voulue plus radicale. Mais ses «Indépendants»*41 surent conquérir la confiance et l’estime de plusieurs; c'est peut-être là le sens de l'allusion de Borduas «La glace est rompue».

A la même époque, c'est-à-dire en mai 1942, Fernand Léger est de passage à

Montréal. Il prononce une conférence au Jardin Botanique et présente son film «Le

40 BORDUAS, P.É., «Projections libérantes», op.cit., p. 19.

41 Les expositions des «Indépendants» eurent lieu du 26 avril au 3 mai 1941 à Québec au foyer du Palais Montcalm et à Montréal chez Morgan (magasin à rayons), du 16 au 28 mai 1941. 32

Ballet mécanique»42. Françoise Sullivan assiste à cette conférence ainsi qu'à la présentation du film. Ils se rencontrèrent après l'événement et resteront en contact, comme nous le précise Claude Gosselin.43

«Le mois suivant, Fernand Léger, de retour à New York, lui envoie une carte d'amitié et, en septembre, des photographies de lui dans son atelier, à quoi il ajoute une note annonçant son arrivée prochaine. Il espère la rencontrer et se montre curieux de ses peintures. «Il est venu chez mes parents et m'a donné un cours de dessin; il avait apporté des copeaux de bois qu'il me demandait de dessiner».

1.2.4 Françoise Sullivan à l'École

des Beaux-Arts de Montréal

En 1941, Françoise Sullivan, bien que poursuivant ses classes de danse, décide d'étendre ses études artistiques, c'est à l'École des Beaux-Arts de Montréal qu'elle s'inscrit. Montréal compte deux institutions où l'on dispense l'enseignement des arts; l'École du Meuble, sous la direction de Jean-Marie Gauvreau et l'École des

Beaux-arts, sous la férule de Charles Maillard. Borduas enseignera à la première, tandis que l'on retrouve Pellan associé à la deuxième. Les deux institutions devien­ dront rapidement le fief respectif des deux «maîtres» et seront ainsi appelées à jouer un rôle important.

42 Le film a été réalisé en 1924.

43 Catalogue de l'exposition «Françoise Sullivan, rétrospective», tenue à Montréal du 19 novembre 1981 au 3 janvier 1982, au Musée d'Art Contemporain, page 8. 33

Françoise Sullivan suivra le cours complet de l'École (quatre ans). Simul­ tanément, elle fréquentera avec trois camarades44 les ateliers Borduas. C'est dans ces rencontres qui prennent souvent l'allure de discussions et débats que se formera le premier noyau de compagnons et disciples de Borduas. Françoise Sullivan fera la connaissance de Borduas par l'entremise de Pierre Gauvreau, lui aussi étudiant aux

Beaux-Arts. Gauvreau qui se lia d'amitié avec Borduas à la suite d'une exposition où il remporte le premier prix décerné par Borduas, alors juge des travaux, entraî­ nera à sa suite d'autres amis: les soeurs Renaud, Fernand Leduc et son propre frère,

Claude.

Le noyau initial se solidifie, s'amplifie. Bientôt un groupe de jeunes pein­ tres, poètes, danseurs, se cristallise autour de Borduas. En plus des noms déjà cités, s'ajoutent ceux de Jean-Paul Brosseau, Guy Viau, Marcel Barbeau, Maurice Perron,

Bruno Cormier, Madeleine Arbour, Jean-Paul Riopelle. Lors des réunions, on lit des revues artistiques, on discute de peinture, de poésie, de philosophie, de surréa­ lisme, de psychanalyse et souvent même de politique.

«Françoise et ses amis fréquenteront régulièrement les «mardis soirs» chez Borduas. On y discute peinture et révolution, surréalisme et littérature et tout ce qui se rattache à la vie. On y passe de longues heures à la bibliothèque de l'École des Beaux-Arts à étudier des reproductions de maîtres de l'art moderne: Picasso, Kandinsky, Dali, Ernst, les Fauves ... Côté littérature, on lit Bre­ ton, Rimbaud, Lautréamont, Proust. Déjà on discute Freud, Berg­ son, Marx, Engels. Il est devenu urgent de tout lire, surtout ce qui a si longtemps été défendu, de découvrir un monde nouveau, de «changer la vie».45

44 II s'agit de Fernand Leduc, Pierre Gauvreau et Louise Renaud.

45 Catalogue de l'exposition «Françoise Sullivan, rétrospective», Op.cit., p.8. 34

Malgré l'autonomie de pensée de chacun, Borduas sera pour eux un guide, un maître.

Afin de mieux comprendre son influence sur le groupe de jeunes esprits qui l'entoure, il convient de s'arrêter un peu sur son enseignement à l'École du Meuble, pour mettre en évidence les bases, à partir de ses écrits dans «Projections libé­ rantes» qu'il publiera après son congédiement de l'École du Meuble.

L'École du Meuble était sous la direction de Jean-Marie Gauvreau lorsque

Borduas y fut engagé. Cette école qui ouvre ses portes en 1937 est un sous-produit de l'École Technique de Montréal. Borduas s'y retrouve suite à un concours de cir­ constances; en effet, il y occupera le poste laissé vacant par Jean-Paul Lemieux, qui a obtenu un poste pour lequel Borduas avait posé sa candidature à Québec46. Borduas y enseignera le dessin et la décoration.

46 BORDUAS, P.É. «Projections libérantes, op.cit., pp.55-56. «J'entrai à l'École du Meuble grâce à mes amitiés nouvelles mais aussi à la faveur d'un malentendu. Monsieur Jean-Marie Gauvreau, le directeur, était en lutte avec Maillard depuis assez longtemps...».

«Lorsque Gauvreau me fit venir à l'École du Meuble, sur la suggestion du ministère, pour remplacer Monsieur Jean-Paul Lemieux nommé aux Beaux-Arts de Québec à un poste dont il avait été question pour moi, nous nous crûmes d’accord à cause de notre lutte commune ...». 35

En compagnie de Maurice Gagnon, connaissance de longue date et bibliothé­ caire de l'École47 et de l'architecte Marcel Parizeau, il travaille déjà à promouvoir la cause de l'art contemporain.

«Un autre facteur explique l'attachement de Borduas pour l'École du Meuble. Il y retrouvait son ami Maurice Gagnon, nommé en même temps que lui bibliothécaire et professeur d'histoire de l'art. Il y fait aussi la connaissance de l'architecte Marcel Pari­ zeau. A eux trois, ils constitueront un micro-milieu ouvert à l'art contemporain et partageant le même besoin d'action. Ils consti­ tueront le noyau le plus vivant de l'école et contribueront pour beaucoup à son rayonnement durant les années quarante».48

1.2.5 L'enseignement de Borduas à l'École du Meuble

L'enseignement de Borduas à l'École du Meuble ne passera pas inaperçu et débordera le cadre de l'école elle-même.

«On connaît l'importance qu’aura le passage de Borduas à l'École du Meuble, non seulement pour lui-même, mais pour la peinture contemporaine du Québec étant donné que c'est là, avec ses élèves, qu'il élaborera le mouvement automatiste. Quand Borduas y entre, l'École du Meuble est encore une toute jeune institution».49

Son travail d'enseignement à l'École du Meuble se divise alors en trois par­ ties: soit dans un premier temps, le travail poursuivi auprès des écoliers du «dis-

47 «Monsieur Maurice Gagnon, nommé en même temps que moi à l'École du Meuble, avait déjà commencé l'activité littéraire qu'il poursuivra un certain temps», tiré de «Pro­ jections libérantes», op.cit., p.57.

4& GAGNON, François-Marc. Paul-Émile Borduas, op.cit., p.71.

49 GAGNON, François-Marc. Paul-Émile Borduas, op.cit., p.68. 36

tric-centre»50 pendant deux ans, puis les cours au collège André Grasset jusqu'en

1943 et enfin, les cours de dessin à vue et de décoration à l'École du Meuble51 sur lesquels nous nous attarderons davantage.

Il n'existe aucun compte rendu ou syllabus des cours de Borduas; il écrira d'ailleurs lui-même dans Projections libérantes:52

«Souvent j'ai tenté la rédaction d'un program-me de mes cours: dès le lendemain, il se montrait inutilisable les conditions étant changées».

Borduas, soucieux de dispenser un enseignement de qualité à ses étudiants, voulait éviter de se répéter jour après jour. Il écrira encore:

«Je déteste et envie à la fois le professeur à la faculté inhu­ maine d'être exactement au même point aujourd'hui qu'il était hier; qui une fois pour toute sait et n'a plus pour le reste de ses jours qu'à répéter la VÉRITÉ».

«J'ai aussi en aversion les professeurs qui prennent avan­ tage de leur âge, de leurs connaissances, pour imposer d'autorité sans tenir compte des réalités individuelles de leurs élèves des formules que ces élèves ne peuvent vivre, ne peuvent assimiler intégralement».

«Celui qui ne retire de son travail que le bénéfice de son sa­ laire est nul».53

50 Ibid., p.70.

51 Ibid., p.70.

52 BORDUAS, P.É. Projections libérantes, op.cit., p.67. C'est dans Projection libérantes que Borduas écrira le plus sur son enseignement. Nous utiliserons souvent ces propres écrits pour décrire son enseignement.

53 Ibid., p.68. 37

Borduas nous livre également les impressions qu'il garde des élèves de dif­ férents niveaux, à qui il a la tâche d'enseigner.

«Toute la première année se passait (...) à la découverte d'un monde insoupçonné...».

«Les caractéristiques psychologiques de la deuxième année sont différentes. La rupture des vacances jouait un rôle important dans ces changements en incitant l'élève à juger trop tôt de con­ naissances à peine entrevues».

«Les élèves avaient l'impression d'être en pays connu. Les cours, le professeur, ne sont plus sujets d'inquiétudes. Ils savent à quoi s'en tenir. Ils avouent même avoir découvert un système de classement. Plus nos dessins sont mauvais, me disent-ils, meil­ leurs vous les classez!».

«La troisième était l'année par excellence des travaux libres, des recherches individuelles en classe, à la maison. Elles se multipliaient en tout sens. C'est en troisième qu'habituellement les plus doués étaient admis à la C.A.S. Ils participaient alors aux expositions de la ville».

«En troisième, les élèves abordent les exercices particuliers de la documentation. A ces cours, comme partout ailleurs naturel­ lement, l'expression restait libre; des analyses subtiles aux syn­ thèses hardies, les élèves dessinaient autant d'objets ou d'aspects différents d'un même objet qu'ils le désiraient sur la feuille, sans souci de composition. La directive générale les incitait à la re­ cherche de l'essentiel; dessin à accent particulier, selon l'objet à dessiner, selon le dessinateur; cet accent portait sur le volume, l'ornementation, sur la construction, sur l'Harmonie colorée, sur les diverses matières, etc.».

«En quatrième: année de la dispersion. L'élève entrevoit la nécessité d'avoir à subvenir à ses propres besoins d'ici quelques mois».

«Des inquiétudes matérielles prochaines, des difficultés sentimentales plus ou moins évoluées, des problèmes scolaires immédiats: maintenant la composition du meuble exige à peu près tout son temps; plusieurs entrevoient cette matière comme le ga­ gne-pain, l'action principale de demain».54

54 Ibid., pp.72-79. 38

Parallèlement à son enseignement, Borduas poursuit sa vie de peintre en travaillant à son oeuvre et en exposant55. On situe à l'automne 1941 ses premières productions non figuratives56. On peut croire qu'il sera influencé, dans son travail, par ses années d'enseignement du dessin aux enfants; il dira:

«Les enfants que je ne quitte plus de vue m'ouvrent toute large la porte du surréalisme, de l'écriture automatique ...».57

Il décrit fort bien la dualité de l'existence de professeur et d'artiste qu'il mène à l'époque:

55 Borduas participera à plusieurs expositions entre les années 1939 à 1945. 1 939: - En décembre, 1ère exposition de la CAS. 1 940: - De novembre à décembre, «L'Art d'aujourd'hui au Canada». 1941: Première exposition des «Indépendants» du 26 avril au 3 mai. 1 942: - «Exposition de la peinture moderne» au Séminaire de Joliette. - A la «Art Gallery of Toronto» du 6 février au 2 mars, «Canadian Group of Painters». - Du 18 septembre au 8 novembre: «Aspects of Contemporary Painting», exposition itinérante qui circule dans huit villes américaines. - Du 22 novembre au 15 décembre, exposition de la CAS. au Musée des Beaux-Arts de Montréal. - Du 25 avril au 2 mai au Théâtre de l'Ermitage, de Montréal, exposition solo de 45 gouaches. 1943: - A la Dominion Gallery, de Montréal, du 2 au 13 octobre, 30 tableaux. 1944: - Forum et exposition sur la jeune peinture du Québec en avril à Joliette, en mai à l'Externat classique Sainte-Croix à Montréal, fin octobre à Valleyfield et à Sainte-Thérèse. - Participation de Borduas aux expositions de peinture canadienne de Rio de Janéiro et de Saô Paulo au Brésil. Tiré du catalogue «La collection Borduas du Musée d’Art Contemporain».

56 GAGNON, François-Marc. «Paul-Émile Borduas, biographie, critique et analyse de l'oeuvre», op.cit., p.117.

57 BORDUAS, Paul-Émile. «Projections libérantes», op.cit., p.54. (Nous donnerons au chapitre suivant des définitions du surréalisme et de l'automatisme). 39

«A l'extérieur de l'école s'affrontent, pour moi, deux réali­ tés sociales distinctes. D'un côté, les amis nombreux connus à la suite de la première rupture avec le monde académique. Des amis qui ont été nécessaires à notre évolution en donnant le support de leur confiante sympathie (...). De l'autre, un groupement de jeu­ nes plein de dynamisme, de foi en l'avenir, en l'action. L'accord, le lieu, s'est soudé lentement sur des valeurs essentielles, révolu­ tionnaires, au début uniquement plastiques. La certitude de suivre la bonne direction est grande, bien assise».58

Avec ses expositions, son enseignement à l'École du Meuble et son engage­ ment au sein de la C.A.S., Borduas prend de l'importance, de l'envergure auprès du public des arts. Il jouit également d'une grande crédibilité de ceux qui l'entourent, des jeunes en particulier.

1.2.6 Le surréalisme et l'automatisme

Il est essentiel maintenant d'étudier plus attentivement l'activité du groupe entre les années 1942 et 1945, soient celles qui précèdent immédiatement le départ de Françoise Sullivan pour New York.

Cette tranche de l'histoire automatiste est très importante en ce qui a trait à la genèse de la théorie automatiste à laquelle souscriront Françoise Sullivan et plu­ sieurs autres artistes. Voyons tout d'abord, pour mieux les distinguer, surréalisme et automatisme.

58 Ibid., p.82. 40

«La théorie automatiste, on l'a mainte fois démontrée, trou­ ve sa source profonde dans le surréalisme».59

L'automatisme empruntera au surréalisme quelques notions: automatisme, rêve, inconscient, entre autres. Borduas avait lu Lautréamont puis le «Château

étoilé»60 de André Breton. Le surréalisme était pour lui un centre de préoccupation et deviendra par la suite, un constant sujet de discussion aux «réunions des mardis soirs». En 1942, il expose à l'Ermitage, 45 gouaches «surréalistes». Ces gouaches sont, selon ses propres termes, «une prise de conscience de l'inconscient». Maurice

Gagnon nous explique la démarche que Borduas lui dit avoir suivie.61

«Je n'ai aucune idée préconçue. Placé devant la feuille blanche avec un esprit libre de toutes idées littéraires; j'obéis à la première impulsion. Si j'ai l'idée d'appliquer mon fusain au centre de la feuille ou sur l'un des côtés, je l'applique sans discu­ ter et ainsi de suite. Un premier trait se dessine ainsi divisant la feuille. Cette division de la feuille déclenche tout un processus de pensées qui sont exécutées toujours automatiquement. J'ai pro­ noncé le mot «pensées», c'est-à-dire pensées de peintre, pensées de mouvement, de rythme, de volume, de lumière et non pas des idées littéraires, philosophiques, sociales ou autres, car encore celles-ci ne sont utilisables dans le tableau que si elles sont transportées plastiquement. Le dessin étant terminé dans son en­ semble, la même démarche est suivie par la couleur comme par le dessin - si la première idée est d'employer un vert, un rouge - le peintre surréaliste ne la discute pas. Et cette première couleur détermine toutes les autres. C'est particulièrement au stade de la couleur que les problèmes de lumière, de volume entrent en jeu. Donc, autant d'actes mentaux, de travail mental - travail régi par

59 DUQUETTE, Jean-Pierre (1980). «Fernand Leduc». Montréal: Éd. Hurtubise, HMH, 154 pages. (III.), Cahier du Québec, Collection Arts d'aujourd'hui, p.28).

6 0 Borduas avait lu les «Chants de Maldoror» et «Château étoilé» parus dans la Revue Minotaure en 1936 et disponibles à la Bibliothèque de l'École du Meuble. Minotaure, no 8, 15 juin 1936, pp.26-39.

®1 GAGNON, François-Marc. «Paul-Émile Borduas, biographie, critique et analyse de l'oeuvre», op.cit,, p.123. 41

la formation personnelle très poussée du peintre - travail mental sans cesse aux prises avec la sensibilité du peintre, sensibilité qui ici comme ailleurs dans l'oeuvre d'art, engendre le chant, sa qua­ lité poétique».

On reconnaîtra dans cette description, des principes propres aux surréalis­ tes, tels que: «j'obéis à la première impulsion» ou «qui sont exécutés toujours au­ tomatiquement» et «cette première couleur détermine toutes les autres».

Résumons de façon brève l'essentiel de la pensée surréaliste. Le surréalis­ me, selon une définition d'André Breton tirée du premier et second «Manifeste du surréalisme», «est un automatisme psychique par lequel on se propose d'exprimer soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée...». Le surréalisme, dès sa naissance, s'est défendu d'être une doctrine; au lieu d'enseigner un système, il a tenté de susciter par des productions et des ac­ tions appropriées, des apports nouveaux. (Pensons entre autres à l'esprit onirique si important dans les tableaux surréalistes). Il a aussi fait naître une forme de sen­ sibilité, influencée par la psychanalyse tel le désir d'explorer le monde du rêve, de l'inconscient, du subconscient.

Quant à l'automatisme62, Claude Gauvreau nous en propose une définition dans un journal daté de 1947.63

62 Rappelons que le terme «automatisme» fut utilisé par Tancrède Marcil à l'occasion d'un article publié dans le «Quartier Latin» du 28 février 1947, à la page 4. On lisait en gros titre: «Les Automatistes» et en plus petit caractère sous ce gros titre: «L'École Borduas» .

63 GAUVREAU, Claude. «L'automatisme ne vient pas de chez Hades», dans «Notre temps», du 13 décembre 1947, p.6. 42

«Il existe trois sortes d'automatismes en gros: l'automatisme mécanique qui réside dans l'utilisation des mouvements purement mécaniques et fonctionnels du corps humain (...); l'automatisme psychique qui réside dans l'utilisation des dictées ordinaires de l'inconscient reçues dans un état de neutralité émotive aussi com­ plète que possible (...); enfin, et c'est ce qui intéresse les cana­ diens qui est leur création originale, ['«automatisme» ou «plasti­ que» ou «critique» ou «inspiré».

Et dans «Commentaires sur des mots courants»^, on définit l'automa­ tisme comme suit:

«... Un des moyens suggérés par André Breton pour l'étude du mouvement de la pensée. On distingue trois modes automatistes: mécanique, psychique, surrationnel».

A la suite de la notion «d'automatisme» sont clairement définis ces trois modes principaux de production:

«Automatisme mécanique: produit par des moyens strictement phy­ siques, plissage, grattage, frottements, dépôts, fumage, gradation, rotation, etc. Les objets ainsi obtenus possèdent les qualités plastiques universelles (les mêmes né­ cessités physiques façonnent la matière). Ces objets sont peu révélateurs de la per­ sonnalité de leur auteur. En revanche, ils constituent d'excellents écrans para­ noïaques.

Automatisme psychique: en littérature: écriture sans critique du mou­ vement de la pensée. Dont les états sensibles particuliers a permis les hallucinantes 64

64 «Commentaires sur des mots courants» paraîtra dans le manifeste à la suite du tex­ te du «Refus global». Il ne sera pas signé mais plusieurs historiens et spécialistes l'attribuent à Borduas. 43

prophéties des temps modernes: surréalisme. Contribua largement au bond en avant de l'observation du processus de la création artistique. En peinture: a surtout utilisé la mémoire. Mémoire onirique: Dali: mémoire d'une légère hallucination: Tanguy,

Dali: mémoire des hasards de toute espèce: Duchamp, etc. A cause de la mémoire uti­ lisée, l'intérêt se porte davantage sur le sujet traité (idée, similitude, image, asso­ ciation imprévue d'objets, relation mentale) que sur le sujet réel (objet plastique, propre aux relations sensibles de la matière employée).

Automatisme surrationnel: écriture plastique non préconçue. Une forme en appelle une autre jusqu'au sentiment de l'unité, ou de l'impossibilité d'aller plus loin sans destruction. En cours d'exécution, aucune attention n'est apportée au con­ tenu. L'assurance qu'il est fatalement lié au contenant justifie cette liberté: Lau­ tréamont. Complète indépendance morale vis-à-vis l'objet produit. Il est laissé in­ tact, repris en partie ou détruit selon le sentiment qu'il déclenche (quasi impossibi­ lité de reprise partielle). Tentative d'une prise de conscience plastique en cours de récriture (plus exactement peut-être «un état de veille» - Robert Elle). Désir de comprendre le contenu une fois l'objet terminé. Ses espoirs: une connaissance ai­ guisée du contenu psychologique de toute forme, de l'univers humain fait de l'univers tout court».

L’automatisme mise sur l'imagination, sur la pulsion; pour l'artiste, il s'a­ git de produire un art neuf, une production innovatrice par la manipulation du maté­ riau sous l'action du subconscient, en tâchant d'éliminer toutes interférences sub­ jectives, rationnelles ou culturelles. C'est en quelque sorte une libération de l'es- 44

prit créateur et par extension du mouvement qui le transcrit, il s'agit en fait d'un rejet des contraintes posées à l'expression de la liberté.

On peut appliquer cette définition à toutes les disciplines ou moyens d'ex­ pression qui se rattachent à l'automatisme. Ce refus de l'académisme et cet appel au subconscient qui s'ouvre sur la liberté, la spontanéité et le dynamisme, caractéri­ sent le travail de Françoise Sullivan, qui par le fait même, pratiquera une danse que l'on peut qualifier d'«automatiste». Elle reprendra à son compte et en l'appliquant à son oeuvre chorégraphique, les principes fondamentaux du mouvement.

Fernand Leduc65, l'aîné des jeunes artistes qui entourent Borduas et qui fi­ gure comme théoricien du mouvement, contribuera beaucoup à concrétiser la pensée automatiste:

«Exploration et découverte de la créativité en remontant aux sources de l'enfance (dessins). L'apprentissage d'un comportement accordant la priorité à la générosité du désir (en dehors de toute intention préconçue) face à l'inconnu; plongée constante dans l'in­ connu, l'aventure; rejet du répétitif.

Une façon d'être plus qu'une façon de peindre, d'écrire, de danser, etc.

Une forme de pensée entraînant une forme d'expression ar­ tistique. * 1

65 Rappelons brièvement que Fernand Leduc fréquenta l'École des Beaux-Arts en même temps que Françoise Sullivan. En 1943 et 1944, il écrira six articles pour la revue le «Quartier Latin»: 1. «L'artiste être anormal», 3 décembre 1943, p.5. 2. «Borduas, de la joie de peindre ... la joie de vivre ...»: 17 décembre 1943, p.4. 3. «Exposition des maîtres de la peinture hollandaise», 21 janvier 1944, p.5. 4. «Vincent Van Gogh», 11 février 1944, p.5. 5. «Notes d'histoire de la peinture hollandaise», 21 janvier 1944, p.5. 6. «Oeuvres secondaires de peintres importants», 3 mars 1944, p.5. 45

Par l'expression, une purge des préjugés académiques (ac­ quis applicables) de l'éducation religieuse, sociale, familiale et artistique. Agent d'exécution, manière de tenir la plume, le pin­ ceau, etc., ce qui fait son importance, c'est la profondeur de la personnalité de celui qui l'utilise».66

Fernand Leduc explique donc que l'automatisme, «c'est une façon d'être plus qu'une façon de peindre, d'écrire, de danser, etc.».

Ni le surréalisme, ni l'automatisme ne sont liés à la seule discipline de la peinture. Parce que chacun puise dans l'inconscient, une forme de sensibilité appe­ lée par les surréalistes se retrouve chez nos automatistes.

André Breton qui aurait compter sur l'adhésion du groupe montréalais au mouvement surréaliste fit part de ce désir dans une lettre adressée à Leduc en 1943,

Breton alors en exil à New York, profitait ainsi de l'occasion que lui offrait Leduc qui lui avait précédemment demandé des renseignements à propos de la revue «V.V.V.».

Dans cette lettre qu'a conservée Fernand Leduc, on peut lire à la toute fin, un paragraphe où Breton formule son invitation:

«Rien ne me serait plus agréable que d'enregistrer votre adhésion et celle de vos amis au mouvement surréaliste et je vous serais gré de la formuler dans une lettre susceptible d'être re­ produite dans la revue».67

66 LEDUC, Fernand (1981). Vers les îles de lumière, écrits (1942-1980). Montréal: Éd. Hurtubise HMH, Collection les Cahiers du Québec, pp.140-141.

67 LEDUC, Fernand. Vers les îles de lumière, écrits (1942—1980), op.cit., p.226. 46

A Montréal, cependant, l'idéologie automatiste prend forme en se démarquant du surréalisme français. Le mouvement automatiste tient à demeurer indépendant et veut assumer sa propre destinée. Leduc répondra donc à Breton au nom du groupe.

«Formuler notre adhésion au mouvement surréaliste n'est pas chose facile; (...). Il nous importe peu, pour le moment, de travailler dans une facture surréaliste: chacun s'exprime dans une discipline accordée au rythme propre de son évolution personnelle et tend ainsi vers une discipline plus évoluée qui lui permet d'ex­ primer son «monde intérieur».68

Breton, lors de son séjour à Montréal à l'été de 1944, ne cherchera ni à

rencontrer Leduc ni un autre membre du groupe.

Bien que Borduas ait retenu certaines notions surréalistes69 pour sa propre

démarche, il n'admettra pas cependant la présence de la figuration qui était encore

importante chez les surréalistes. Les autres membres du groupe sont d’ailleurs plus

soucieux d'en arriver à une personnalisation plus poussée de leur production, que de

s'identifier à un groupe tel le surréalisme, qui jusqu'à un certain point, oblige le

respect de «canons» particuliers. On pourrait certes avancer l'argument que l'ar­

tiste automatiste s'identifie aussi à un mouvement ayant ses propres règles. Mais la

règle de l'automatisme est justement de ne pas en avoir, sinon de libérer l'esprit

créateur et de refuser l’académisme ou les contraintes imposées par une école.

68 Ibid., pp.9-10.

69 Réf.: au début de ce chapitre, pp.39-47. 47

1.2.7 Les Sagittaires

L'idée d'une manifestation en peinture est lancée par Guy Viau, en 1943, alors étudiant à l'École du Meuble. Maurice Gagnon la juge intéressante et prend sur lui d'organiser et regrouper sur le modèle de la C.A.S. des jeunes artistes de moins de

25 ans «Les Sagittaires»1®. Huit des dix membres de la section des jeunes artistes de la C.A.S. seront du groupe des Sagittaires.

«Récemment, en vue de rajeunir par la base, la Société ad­ mettait dans son giron des jeunes peintres, la plupart choisie dans le groupe des Sagittaires et dont les oeuvres furent soumises à un jury exigeant».7071

Une expositipn des Sagittaires a donc lieu du 1er au 9 mai 1943, à la «Do­ minion Gallery» située rue Sainte-Catherine. Sur la liste des exposants figure le nom de Françoise Sullivan. La plupart d'entre eux étudient avec Borduas à l'École du

Meuble, d'autres qui fréquentent son atelier, sont aux Beaux-Arts avec Pellan; il s'agit de Françoise Sullivan, de Pierre Gauvreau, de Fernand Leduc et de Louise Re­ naud.72

70 «Les Sagittaires» sont: Marian Aronsen, Fernand Biouin, Gilles Charbonneau, Marcel Coutlée, Charles Daudelin, Gabriel Fillon, Denyse Gadbois, Louis Gauvreau, Pierre Gau­ vreau, Julien Hébert, André Jasmin, Louis Labrèche, Fernand Leduc, Réal Maisonneu­ ve, Lucien Morin, Louise Renaud, Jeanne Rhéaume, Yvonne Roy, Françoise Sullivan, Jacques G. De Tonnacour, Guy Viau, Adrien Vilandré, François Vinet.

71 GAGNON, Maurice (1945). Peinture canadienne. Montréal: Société des Éditions Pascal, p.37.

72 ROBERT, Guy, Borduas, op.cit., p.72. 48

André-G. Bourassa, dans son ouvrage «Surréalisme et Littérature qué­ bécoise», nous apporte des précisions sur l'exposition:

«Elle fut l'occasion de rapprochements nécessités par les différences de formation reçues dans les trois maisons d'enseigne­ ment où se répartissent les disciples de Borduas. De l'École du Meuble venaient les premiers: Guy Viau, Pierre Petel et Gabriel Filion; puis Charles Daudelin, Fernand Bonin, Réal Maisonneuve, Marcel Coutlée, Julien Hébert. Du collège Sainte-Marie: Claude Gauvreau, cadet de Pierre, et Bruno Cormier tous deux connus alors comme auteurs d'objets dramatiques. De l'École des Beaux- Arts: Fernand Leduc, converti par Pierre Gauvreau à l'art moder­ ne; Adrien Villandré qui pratiquait alors le cadaïsme, Marcel Baril qui avait une réputation de mystique tourmenté; leurs amies et condisciples Françoise Sullivan, Magdeleine Desrochers (que Pierre Gauvreau devait épouser), Louise Renaud (qui devint gou­ vernante des enfants de Pierre Matisse, à New York, et facilita les contacts avec le surréalisme new-yorkais) et sa soeur Thérèse qui allait épouser Fernand Leduc».

L'exposition des Sagittaires s'ouvrit le 30 avril 1943 par une conférence du Père Couturier. Il est probable que les 23 jeunes artistes de moins de 30 ans ne retinrent des idées spiritualistes de Couturier que ces mots très pertinents publiés par le Jour:

«Ce qui en (en l'artiste) limite et tue la liberté, termine et tue la jeunesse. Et il ne sauvera rien de lui-même, ni sa jeunesse, ni les fruits de son expérience, s'il ne maintient pas en lui tous les jours, les exigences d'une liberté absolue: liberté vis-à-vis de la réalité, liberté vis-à-vis des autres, liberté surtout vis-à-vis de lui-même et de ses réussites antérieures (...). Les maîtres ne donnent pas de recettes, ils nous apprennent, au contraire, à les redouter et à les fuir: ils nous enseignent le courage, l'audace, le risque, la volonté d'une aventure sans limite».73

73 BOURASSA, André-G. Surréalisme et Littérature québécoise, op.cit., p.63. 49

L'exposition regroupe des huiles, des gouaches, des fusains et aquarelles.

Françoise Sullivan y présentera deux oeuvres figuratives: «Tête amérindienne 1 » datant de 1941 et «Autoportrait au visage barbouillé» lui aussi de 1941. Ces deux peintures présentent des caractéristiques semblables. Il s'agit de deux huiles sur cartons de petits formats; «Tête amérindienne 1» mesure 30 x 25,5 cm et «Auto­ portrait...» 42 x 31cm. On pourrait déceler dans ses deux huiles des tendances fau­ ves. En particulier, «Tête amérindienne 1» nous frappe par la hardiesse de ses couleurs et une franchise de la facture, les coups de pinceaux n'étant pas dissimulés, mais francs et distincts.

Dans chacun des tableaux, le sujet est logé au centre, mais pour remplir presque toute la surface. Malgré les traits largement colorés du visage des deux personnages, on décèle quand même des accents très personnalisés, soit dans la forme des yeux pour la tête amérindienne, ou dans l'allure générale, le maintien ou la pos­ ture de la jeune fille dans cet autoportrait de Françoise Sullivan.

Claude Gauvreau nous a donné son impression de cette exposition:

«Les Sagittaires, c'était une exposition des plus jeunes pein­ tres manifestant de la personnalité (...). Nous étions encore à quelque distance de l'automatisme cependant! Mais nous étions en plein coeur de l'expression suivante».74

74 GAUVREAU, Claude. «L'Épopée automatiste vue par un Cyclope», dans «La Barre du Jour, janvier-août 1969, Montréal, p.53. 50

Un comité sera invité à soumettre un jugement sur la qualité des oeuvresl

Il est composé de Borduas, Pellan, Maurice Gagnon et du jésuite François Hertel.75

On doit encore à Maurice Gagnon l'initiative d'une deuxième exposition des

Sagittaires à l'externat classique Sainte-Croix en avril 1944. Françoise Sullivan n'y participera pas.

Il ne faudrait pas associer Sagittaires et Automatistes, bien que l'on re­ trouve parmi les premiers, plusieurs Automatistes en herbe!

«On ne peut voir chez les Sagittaires l'annonce du groupe au­ to matiste, sinon dans leur prise de position contre l'enseignement des Beaux-Arts et toute institution académique traditionnelle».76

On ne peut prétendre que les tableaux de Françoise Sullivan plus que d'au­ tres, soient tributaires ou représentatifs d'un esprit surréaliste; à l'instar de plu­ sieurs artistes de son milieu et de son époque, elle en est au tout début de sa rencon­ tre avec cette nouvelle idéologie. Borduas lui-même en est à ses premières armes en ce domaine puisque ses premières oeuvres surréalistes ne datent que de l'année pré­ cédente, oeuvres présentées lors de son exposition à l'Ermitage. L'apprentissage de

Françoise Sullivan auprès de Pellan à l'École des Beaux-Arts se fera plutôt dans le

75 Le jésuite François Hertel, né comme Borduas en 1905, est professeur de littérature et de philosophie au Collège Jean-de-Brébeuf. Animateur, poète, penseur d'avant- garde. Hertel avait déjà publié en 1936 deux livres stimulants rejetant les conditions sclérosées de l'esprit au Québec et encourageant une action dynamique de la part de la jeunesse: «Le Beau Risque» et «Leur inquiétude».

76 DUQUETTE, Jean-Pierre. Fernand Leduc, op.cit., p.35. 51

sens de l'académisme, malgré les affinités de ce professeur avec l'actualité du monde

artistique.77

Borduas et Pellan sont des rivaux déclarés bien que Borduas lui accorde «le

mérite d'avoir levé pour lui le voile du mystère surréaliste»78. L'entrée de Pellan

aux Beaux-Arts à titre de professeur suffira à couper les ponts qui existent entre

eux79 *. «Plus tard, Borduas expliquera, en ces termes, la querelle qui l'oppose à

Pellan:

«Pellan rejette en bloc le surréalisme; pour nous, il avait été la grande découverte (...) violemment, les jeunes prirent parti (...)».80

Françoise Sullivan se ralliera à Borduas et son groupe, par l'intermédiaire

des rencontres du «mardi soir» alors que la théorie de l'automatisme se précise et

s'instaure.

77 Entretien avec Françoise Sullivan en octobre 1980. Elle suivra le cours de dessin de Pellan durant une année.

78 «Pellan prêtera des livres et revues d'art à Borduas, dont un «Dictionnaire abrégé du surréalisme», qui sera pour Borduas une mine condensée d'informations sur ce mouvement». Tiré de Borduas, par Guy Robert, p.66.

79 On connaît la lutte farouche qui oppose Borduas à Charles Maillard, directeur des Beaux-Arts et à l'institution en général.

8 0 «Françoise Sullivan Rétrospective». Catalogue de l'exposition tenue au Musée d'Art Contemporain de Montréal, du 19 novembre 1981 au 3 janvier 1982. 52

Claude Gosselin, dans un propos tiré du catalogue de l'Exposition Rétrospec­ tive Françoise Sullivan81, tente de résumer l'artiste qu'elle était à l'époque des

Beaux-Arts:

«Ses oeuvres d'alors, on s'en étonne, ignorent le surréa­ lisme. Malgré toutes les discussions sur les écrits de Breton et en dépit du fait que Françoise a vu les dessins surréalistes de Fernand Leduc et les oeuvres de Pellan, elle garde ses distances face à l'in­ terprétation européenne du surréalisme en peinture. Elle retient surtout les leçons de Borduas, son engagement contre l'académisme et le conformisme de l'École des Beaux-Arts de Montréal. Elle s'associe davantage, avec Pierre Gauvreau, aux valeurs de révolu­ tion picturale proposées par les Fauves. Ces derniers témoignent bien, à ses yeux, par leurs comportements opposés aux valeurs établies de la société et à l'académisme des arts plastiques, de la manière dure et volontairement sarcastique qu'elle recherche. On pourrait parler d'un expressionnisme par la couleur».82

1.2.8 Événements automatistes

Des activités à caractère automatiste s'organisent et se déroulent dans les galeries et sur les scènes de Montréal, car le groupe de jeunes artistes qui compose

«les Automatistes» n'est pas uniquement constitué de peintres. L'intérêt varié de ses membres contribua à en faire une collectivité multidisciplinaire. Toute forme d'art produit au sein du groupe automatiste (théâtre, danse, peinture, poésie) gra­ vite cependant autour d'une même idée fondamentale.83

«Françoise Sullivan Rétrospective». Catalogue de l'exposition tenue au Musée d'Art Contemporain de Montréal, du 19 novembre 1981 au 3 janvier 1982.

82 Ibid., p.8.

83 Référence au chapitre 1.2.6. Le surréalisme et l'automatisme à la page 39. 53

La dimension littéraire sera assurée par Claude Gauvreau, Muriel Guilbault

et Thérèse Leduc. Cette dernière n'a que 18 ans lorsqu'elle publie dans le «Quartier

Latin» son premier poème automatique84; et avant son départ pour Paris en 1946,

elle publie un recueil «Les sables du rêve» illustré par Jean-Paul Mousseau85.

Une année après la publication de cet ouvrage, Claude Gauvreau présente sa pièce

Bien-Etre. De la préparation de la pièce, il écrit:86

«Tous les copains participaient joyeusement à l'entreprise ... Barbeau, Mousseau, Perron et tous les autres. Pour «Bien- Etre», j'avais demandé à Pierre Gauvreau de se charger du décor et des costumes; il fit lui-même le décor et demanda à Magdeleine Arbour de s'occuper des costumes. C'est Madeleine Lalonde qui ac­ cepta de tenir le piano pour l'inépuisable thème de cinq notes. A ce moment-là, personne du public n'avait lu ou entendu une seule ligne créatrice de moi87; l'entreprise était jeune et il n'y avait contre nous vraiment aucun préjugé favorable».

La cohésion du groupe à ses débuts est remarquable. Chacun des membres participe activement à toute nouvelle initiative ou à tout projet commun et il en sera de même pour la danse.

84 «Poème». Le «Quartier Latin», 13 novembre 1945, p.3. En plus du poème de Thérè­ se Renaud illustré d'un dessin de Mousseau, on trouve dans ce numéro, des articles de Rémi-Paul Forgues et de Bruno Cormier sur le «Surréalisme à Montréal».

85 «Les Sables du rêve» illustré par Jean-Paul Mousseau, Montréal, Éd, «Les Cahiers de la file indienne», numéro 3, 1946, 37 pages.

86 «La Barre du Jour», Montréal, 1969, p.65. La pièce fut présentée le 20 mai 1947.

87 Gauvreau avait déjà publié un article dans le Quartier Latin du 9 février 1945: «Cé­ zanne, la vérité et les vipères de bouton». Dans ce même numéro, on retrouve éga­ lement un article sur Borduas écrit par Rémi-Paul Forgues. 54

Les Automatistes organiseront deux expositions de groupe avant la publica­ tion du manifeste. La première a lieu au 1257, de la rue Amherst, du 20 au 27

avril 1946. On peut y voir des oeuvres de Paul-Émile Borduas, Marcel Barbeau,

Pierre Gauvreau, Fernand Leduc, Jean-Paul Mousseau, Roger Fauteux et Jean-Paul

Riopelle.88

La deuxième sera tenue une année plus tard, du 15 février et jusqu'au 1er

mars 1947, au 75, de la rue Sherbrooke, chez la mère de Pierre et Claude Gauvreau.

Claude Gauvreau dira de l'exposition:

«L'exposition de la rue Sherbrooke est certainement la plus homogène, la plus mûre, la plus impressionnante de ceux qu'on ap­ pela dès lors les «Automatistes».89

D'autres expositions auront lieu à Paris et à New York90. Les média écrits

en feront discrètement écho auprès du public montréalais. Mais depuis 1945, Fran­

çoise Sullivan vivait à New York, poursuivant sa formation en danse moderne.

00 C'est à l'occasion de cette manifestation que le groupe fut qualifié d'«automatiste» par Tancrède Mardi jr. Voir référence p.41, note 62.

8° «La Barre du Jour», pp.63-64.

9° On peut citer deux expositions: en janvier 1946, à New York, au studio Boaz, Françoi­ se Sullivan organise une exposition des oeuvres de ses amis montréalais. En 1947, Fernand Leduc et Jean-Paul Riopelle organiseront à leur tour une exposition à la Gale­ rie Luxembourg, rue de Gay-Lussac à Paris. 55

1.2.9 Exposition du groupe de Montréal à New York

A New York, Françoise Sullivan ne sera pas complètement isolée de ses amis

de Montréal, puisque Louise Renaud est aussi à New York; elle travaille comme gou­

vernante des enfants de Pierre Matisse91 et Mimi Lalonde vient, elle, y étudier le

chant. Plusieurs autres membres du groupe viendront, aussi de temps en temps, à

New York. Fernand Leduc, Jean-Paul Riopelle, Claude Gauvreau, Françoise Lespé-

rance (qui deviendra Françoise Riopelle) y seront fréquemment de passage; d'ail­

leurs, Claude Gauvreau, dans son article «L'Épopée automatiste vue par cyclo- pe», nous parle de l'un de ces séjours:

«En 1945, je crois, j'eus l'occasion de faire un voyage à New York avec Riopelle et sa fiancée Françoise Lespérance (...). Quand j'arrivai au Musée d'Art Moderne de New York, j'eus la sensation de pénétrer au paradis terrestre».92

Mais New York, c'est aussi l'occasion pour ces jeunes artistes de comparer

leur travail avec la fine pointe de l'avant-garde de l'époque dont elle est le sanc­

tuaire. C'est avec une certaine fierté que l'on y constate que le travail des Automa-

tistes est à la hauteur des célébrités du moment.

«A cette époque, on ne pouvait voir à New York aucun tableau d'une facture aussi évoluée que celle des oeuvres de Riopelle; Mo­ therwell, par exemple, peignait alors des espèces de carrelages qui me semblaient tout à fait désuets».93

91 Pierre Matisse est le fils du célèbre peintre Henri Matisse. Il est propriétaire d'une importante galerie new-yorkaise.

92 La Barre du Jour, op.cit., p.58.

93 Ibid., p.58. 56

Françoise Sullivan profite du peu de temps libre que lui laisse la danse pour visiter musées et galeries et puisqu'il faut bien vivre, elle met à contribution ses talents créateurs pour le bénéfice de grands magasins new-yorkais. En effet, elle devient étalagiste. Cela l'amuse et lui procure un peu d'argent pour boucler ses fins de mois.94

A la demande de ses parents, elle rentre à Montréal pour Noël et accepte de revenir pour y passer les vacances d'été. En 1946, elle rentre à New York, après un court séjour chez ses parents à l'occasion des fêtes, avec sous le bras quelques ta­ bleaux de ses amis Automatistes. Elle accroche sur les murs du Studio Boas des oeu­ vres de Borduas, Riopelle, Leduc, Mousseau, Gauvreau et Viau.

Cette exposition, à laquelle les historiens font peu souvent allusion, a pour­ tant le mérite de voir Borduas exposer pour la première fois avec les membres du groupe automatiste. C'est aussi, pour tous, une première à New York.

Un commentaire tiré de l'ouvrage de François-Marc Gagnon «Paul-Émile

Borduas, biographie critique et analyse de l'oeuvre», décrit l'événement:

«La première exposition du genre sera due à l'initiative de Françoise Sullivan qui, ayant fréquenté l'atelier de Borduas, étu­ diait alors la danse au Studio de Franzisca Boas à New York. Elle prend sur elle d'apporter à New York quelques oeuvres de ses amis, soit Borduas, c'est-à-dire précisément le «groupe» qu'on retrouvera plus tard sous l'appellation d'Automatistes. En janvier 1945, Françoise Sullivan exposera de façon tout à fait informelle; en effet, l'exposition passe inaperçue au milieu de nombreuses

94 Entretien avec Françoise Sullivan, octobre 1980. 57

activités du Studio Boas. Elle ira aussi montrer à Pierre Matisse les oeuvres apportées, celui-ci ne les regardera qu'avec indiffé­ rence, à sa grande déception. Ce premier contact du groupe avec New York ne fut donc pas très positif».95

A propos de l'épisode Pierre Matisse, Françoise Sullivan en conserve tou­ jours un certain dépit; lors d'un entretien, elle nous confiera qu'elle croit que Ma­ tisse ne l'a pas vraiment prise au sérieux, peut-être selon elle, à cause de son air candide96. Quoiqu'il en soit, quelques années plus tard, Riopelle figurera au nombre des artistes de la galerie.97

L'exposition «automatiste» au Studio Boas ne retient guère l'attention du public new-yorkais. Aucun journal, aucune revue n'en rende compte et fort mal­ heureusement, le Studio Boas n'a conservé aucun registre de cet événement. Il n'en demeure pas moins que l'effort de Françoise Sullivan, de réunir Borduas et d'autres peintres qui s'associent à sa démarche sous le couvert d'une même exposition, mar­ que le début des événements «automatistes».98

96 A notre avis, il faudrait plutôt lire 1946. Les événements et les témoignages concor­ dent avec cette date. En 1945, Françoise Sullivan était toujours à Montréal et fré­ quentait encore les Beaux-Arts.

96 Gagnon, F.M., op.cit., p.184.

97 Entretien avec Françoise Sullivan, octobre 1980.

9 8 A ce sujet, Claude Gauvreau écrit: «Riopelle alla aussi voir Matisse qui ne fut pas hostile aux encres mais ne les prit pas définitivement en considération puisque Riopelle ne bénéficiait encore d'aucun appui prestigieux. Peu de temps après, quand Riopelle revint avec le soutien capital de Breton, Pierre Matisse lui ouvrir les bras sans mar­ chander». 58

SECTION 3

1.3 Refus global

L'année 1948 est très importante pour Françoise Sullivan et les Automatis- tes. C'est au cours de cette année que paraît le célèbre manifeste «Le Refus glo­ bal» contresigné par 15 adeptes, parmi lesquels figure le nom de Françoise Sulli­ van.

Le 16 février 1948, Françoise Sullivan prononcera une conférence intitu­ lée «La danse et l’espoir» qui sera intégrée par la suite au manifeste qui paraîtra en août de la même année. Étudions d'abord le manifeste et les conséquences pour re­ venir ensuite au texte «La danse et l’espoir» de Françoise Sullivan.

1.3.1 Le manifeste et les conséquences

Il faut s'arrêter au manifeste Refus global, puisque celui-ci est un reflet et une concrétisation en quelque sorte de la pensée automatiste.

Borduas tenait à ce que le manifeste soit une oeuvre collective. C'est ainsi que l'on retrouve en première partie, le Refus global écrit de la main de Paul-

Émile Borduas, et contresigné par huit jeunes hommes et sept jeunes femmes".

99 || s'agit de: Magdeleine Arbour, Marcel Barbeau, Bruno Cormier, Claude Gauvreau, Pierre Gauvreau, Muriel Guilbault, Marcelle Ferron-Hamelin, Fernand Leduc, Thérèse Leduc, Jean-Paul Mousseau, Maurice Perron, Louise Renaud, Françoise Riopelle, Jean- Paul Riopelle, Françoise Sullivan. 59

Outre le Refus global, d'autres textes apparaissent: En regard du surréalisme actuel, non signé, mais attribué à Borduas. On retrouve aussi dans le manifeste, trois textes poétiques de Claude Gauvreau, Au coeur des quenouilles, L'ombre sur le cerveau et Bien-être. D'autres textes, dont L'Oeuvre picturale est une expérience de Bruno Cormier, Qu'on le veuille ou non ... de Fernand Leduc, et enfin, le texte de Françoise Sullivan, La danse et l'espoir.

C'est à la librairie de Henri Tranquille, le 9 août 1948, que le manifeste sera lancé. Quelque 400 exemplaires seulement seront imprimés et à peine un mois après sa parution, on ne le trouvait déjà plus.

Ce qui retint toutefois le plus l'attention du public d'alors, ce fut le texte de

Borduas intitulé le Refus global. André G. Bourassa résume le manifeste, en le dé­ composant en trois temps.1

« 1 ) Exposé de la situation avant la prise de conscience: «Rejetons de modestes familles...». Le manifeste décrit le dur destin d'une colonie janséniste abandonnée par une métropole vain­ cue mais maintenu dans le culte aliénant d'un passé européen (primauté du Catholicisme et de la raison).

2 ) Description de la prise de conscience: «Des révolutions des guerres extérieures, brisent cependant l'étanchéité...». Viennent les différentes étapes d'une prise de conscience col­ lective à partir des révolutions et guerres extérieures jus­ qu'aux révoltes intérieures contre la peur jusqu'à la nausée. 3

3) Déclenchement d'une révolte culturelle: « D'ici là notre de­ voir est simple. Rompre définitivement...». Une civilisation nouvelle doit naître qui refuse d'être fondée exclusivement sur les instruments de la raison que sont la logique et l'in-

1 BOURASSA, André-G., op.cit., p.115. 60

tention. Elle laissera place à la magie et à la liberté des au­ tomatismes».

Refus global sera parmi les facteurs dominant de la prise de conscience des artistes au Québec. Le manifeste correspond à une sorte d'aboutissement et est même une conséquence de tous les événements qui favorisèrent son élaboration. De plus, il est représentatif de toute l'effervescence de nouvelles idéologies pour la société qué­ bécoise.

Marcel Rioux résume la situation:

«Le mouvement idéologique, qui naît après la deuxième grande guerre est surtout un mouvement de contestation contre l'ancienne idéologie de conservation, c'est-à-dire que sa partie négative, celle qui s'oppose à l'ancienne est la plus développée: nous verrons que la partie positive reste en-dessous de la ligne de flottaison et qu'elle reste presque toujours implicite».2 *

Il est vrai, comme le dit Marcel Rioux, que «Refus global» est primordia- lement une contestation de l'idéologie de conservatrice dominante de l'époque. Par contre, de la façon même par laquelle ses auteurs ont procédé, l'affirmation implici­ te de l'apport de l'inconscient personnel, donc de l'individualité subjective de l'ar­ tiste, apparaît sur la scène sociale.

Moins d'un mois après la parution du manifeste, fortement critiqué dans les journaux de la province, Borduas perdit son emploi.3

2 RIOUX, Marcel. Sur l'évolution des idéologies au Québec», p.112.

3 «Le 2 septembre 1948, G. Poisson, Sous-Ministre au ministère du Bien-Etre Social et de la Jeunesse, écrivait à Jean-Marie Gauvreau pour l'informer que Monsieur Paul- Émile Borduas, professeur à l'École du Meuble, est suspendu de ses fonctions, sans traitement à compter du 4 septembre 1948». Et il ajoutait: «Une demande de renvoi 61

Parmi les Automatistes ayant participé au manifeste, Borduas sera la prin­ cipale victime de la critique et des conséquences encourues par le manifeste. Cer­ tains des signataires étaient en Europe lors de sa parution, (c'est le cas entre autres de Fernand Leduc et Thérèse Renaud), d'autres encore, n'étaient pas aussi vulné­ rables que le «Maître Borduas».

Françoise Sullivan n'aura pas subi de conséquences fâcheuses de son adhé­ sion au manifeste et de la publication de son texte. Elle n'avait que 23 ans à l'époque de la parution de Refus global, et encore peu connue du public, elle ne présentait donc aucun danger pour celui-ci, ou les autorités de l'époque.

La société québécoise réagira fortement à propos du manifeste. François-

Marc Gagnon nous en parle:

«Au jour de sa parution et pour une année entière, près d'u­ ne centaine d'articles de toute nature sont publiés pour protester contre le Refus global4, tant le manifeste a provoqué de remous dans la conscience québécoise de l'époque».5

Et François-Marc Gagnon nous explique encore pourquoi le public a réagi:

sera soumise à la Commission du service civil parce que les écrits et les manifestes qu'il publie ainsi que son état d'esprit, ne sont pas de nature à favoriser l'enseigne­ ment que nous voulons donner à nos élèves...». Tiré de: Gagnon, F.M. Paul-Émile Borduas, biographie critique et analyse de l'oeuvre, op.cit., p.256.

4 Une liste complète des articles se trouvent dans Études françaises, août 1972, pp.331-338.

5 GAGNON, F.M., op.cit., p.259. 62

«Dans son ensemble, la réaction a été non seulement néga­ tive, mais réprobatrice et agressive. Le manifeste prenait à partie l'idéologie dominante dans ses composantes essentielles. Elle réagit en conséquence. Deux thèmes du manifeste lui parais­ sent spécialement intenables: (1) l'attaque contre la religion et (2) la mise au second rang de la «raison» par rapport à «l'ins­ tinct». Pour la plupart des commentaires d'ailleurs, les deux thè­ mes ne font qu'un et sont également condamnables.6

1.3.2 Le texte «La danse et l'espoir»

Madame Gauvreau, mère de Claude et Pierre, tenait à l'époque un salon lit­ téraire chez elle. Elle invitera Françoise, amie alors de Pierre et Claude, à une de ces soirées, pour qu'elle présente son texte La danse et l’espoir. Bien qu'elle a déjà présenté quelques récitals de danse, Françoise est à l'époque encore peu connue du public de Montréal, de sorte qu'il n'y a pas eu de critiques de cette conférence.

Comme le titre nous l'indique, il s'agit d'une conférence sur la danse et sa raison d'être. Le texte comprend six parties.

En première partie, Françoise Sullivan rejette l'académisme:

«Avant tout la danse est un réflexe, une expression spontanée d'émotions vivement ressenties».

Elle attribue aussi à la danse des potentialités de satisfaction pour l'humain:

«l'homme a trouvé là un moyen de satisfaire son désir de tangence avec l'univers.

6 Ibid., p.260. 63

Plus spécifiquement, elle accusera la danse académique de s'enfermer dans un cadre trop strict.

«La danse académique, celle qu'on nous présente encore, et à retard, offre exclusivement au spectateur un plaisir des yeux par une virtuosité exceptionnelle des jambes, à l'encontre du reste du corps, et tend uniquement à s'affranchir des lois de la pesanteur.

Le danseur, astreint aux méthodes distinctes, devient un instrument de mécanique, exécutant des mouvements dépourvus de sens, et le chorégraphe répète dans un langage facile et desséché ce qui fut déjà dit.

... L'académisme est un cercle vicieux».

Les Automatistes ont eux aussi rejeté toute forme d'académisme, c'est-à- dire les habitudes qui peuvent emprisonner l'esprit et le corps. On pourrait citer en exemple, un passage du Refus global où se manifeste ce besoin de liberté:

«Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la so­ ciété, se désolidariser de son esprit utilitaire.

... Place à la magieI Place aux mystères objectifs».

Et Françoise Sullivan à sa manière, dira encore dans son texte:

«La danse perd son caractère humain, consistant à traduire l'intensité de la vie, les sentiments, les aspirations, tant indivi­ duels que sociaux. On accomplit des actes à l'encontre de la vie ...

Heureusement la vie a raison de la mort. Les énergies étouf­ fées longtemps, trouvent le soin de se libérer par la suite, avec une fureur accrue». 64

Chacun de ces textes apporte des refus : un à la danse académique, l'autre aux habitudes sociales qui enferment l'esprit. Mais les deux font appel à une forme de liberté d'action.

Puis, Françoise Sullivan rappelle des exemples historiques de danseurs, qui les premiers ont rejeté l'académisme en danse:

«Des pionniers ont dès le début du siècle, jeté la semence le besoin pressant à éclater. Presque en même temps, Isadora Dun­ can, Jacques Dalcroze, Mary Wigman et d'autres, élaboraient leurs conceptions sous des angles différents. Mais ils étaient tous d'ac­ cord sur l'essence».

Elle nous propose aussi, vers la fin de cette partie, une définition de la dan­ se, qui renoue avec des traditions plus fondamentales que celles de l'académisme:

«Il s'agit de remettre en action la surcharge expressive en­ close dans le corps humain, cet instrument merveilleux, et de re­ découvrir, selon les besoins actuels, les vérités connues déjà d'an­ ciennes peuplades primitives ou orientales et concrétisées dans les danses du féticheur nègre, du derviche tourneur ou du bateleur ti- bétaire, s'adressant aux sens avec des moyens précis. La danse at­ teint sa raison d’être, quand elle sait charmer le spectateur et le faire revenir par l'organisme jusqu'aux plus subtiles notions. Pour en arriver là, il faut remettre en cause organiquement l'homme, ne pas craindre d'aller aussi loin que nécessaire dans l'exploration de sa personne entière».

Donc, de cette première partie, on retiendra comme principaux éléments:

1 ) La danse est avant tout un réflexe émotif.

2 ) Lorsque la danse est enfermée dans une forme d'académisme, elle perd «son caractère humain» ou son côté instinctif. 65

3 ) Avec des exemples historiques, elle montre que la danse peut retrouver sa fonction de départ.

En deuxième partie, Françoise Sullivan rappelle que la danse était d’abord reliée à la religion:

«L'histoire des civilisations nous apprend qu'à leur origine, la danse est étroitement liée à la religion.

Et qu'elle prenait alors une part très active à la vie sociale:

«L’homme danse pour célébrer naissances, initiations, ma­ riages, morts, guerres, victoires, défaites, retours des saisons, semences, récoltes, offrandes et sacrifices. La danse participe di­ rectement à la vie».

La religion, selon Françoise Sullivan, aura le pouvoir d'infléchir la danse afin qu'elle serve ses propres fins. Mais la danse garde un pouvoir propre, «à cause de son action magique sur le peuple». Elle nous le décrit de cette façon:

«La religion dirige la danse dans le sens de ses dogmes et de sa morale, contribuant pour une large part à lui donner son ca­ ractère défini. Elle en use à cause de son pouvoir d'incantation qui ravit l'homme jusqu'au sein des divinités et à cause de son action magique sur le peuple. La danse est liée infailliblement à toutes les religions à cause de ce côté mystérieux de la nature humaine qu'elle provoque».

Cette utilisation de la danse sera poursuivie par la religion chrétienne.

Françoise Sullivan nous brosse un tableau de l'évolution de la danse dans l'église.

C'est-à-dire que la danse aura au début, une part active «dans les cérémonies du 66

culte». Mais elle se retirera petit à petit, pour en être plus tard, complètement sé­ parée:

«L'Église chrétienne n'a pas fait exception. Dès qu'il com­ mença à se répandre, le christianisme introduisit la danse dans les cérémonies du culte.

Aujourd'hui, la séparation est définitive entre le choeur et la nef. Il n'en était pas ainsi alors».

Puis elle poursuit avec l'exemple du «drame balinais» où la danse exerce un pouvoir magique sur les spectateurs au cours de cérémonies spéciales. Cependant, cette forme de danse intégrée au phénomène religieux, perdra éventuellement sa vi­ talité interne:

«Cependant, au cours de l'évolution, lorsque la foi et l'ardeur se retirent d'elle par un mécanisme mystérieux et infaillible, la danse devient profane.

... Au déclin, la forme seule demeure, elle tente encore, mais vainement, de divertir: pourvue du seul aspect, elle ne convainc plus. La cristallisation est accomplie, la danse meurt avec sa ci­ vilisation».

Mais la danse peut renaître avec une autre civilisation:

«Aujourd'hui, on s'agite pour reconstruire le monde, l'ins­ trument de sauvetage est l'instinct. Cet instinct si longtemps em­ prisonné, une partie de notre effort consiste maintenant à le dé­ terrer» .

La deuxième partie s'articule donc sur les points suivants:

1 ) La danse faite de façon spontanée meurt avec la civilisation. 67

2 ) La religion exercera un pouvoir directionnel sur la danse.

3 ) «Au déclin, la forme seule demeure».

4 ) Espoir de survie grâce à l'instinct.

Dans la troisième partie, «La danse et l'espoir» nous parle d'abord de l'é­ nergie contenue dans l'inconscient de l'homme, selon les formulations de la psycha­ nalyse freudienne:

«Pénétrons au plus profond de l'homme, au domaine de son inconscient. Des tendances, des désirs, des appétits et des répul­ sions en composent les éléments. Le trésor réel et profond contenu dans l'inconscient est l'énergie».

Avec cette énergie de base se révéleront les lieux privilégiés où les émotions résident dans l'organisme et à partir desquels s'élabore le «sentiment».

«L'énergie cause le besoin, le besoin dicte les mouvements...

Par là, on pénétrera dans la connaissance de la localisation de l'émotion dans le corps, et on comprendra comment s'entendre la tension unique qui exprime totalement un sentiment».

Le sentiment qui surgit à la conscience a provoqué inconsciemment la méca­ nique corporelle de la danse. Cette méthode «automatiste» produit cette prise de conscience des énergies corporelles.

«Par l'automatisme, le danseur retrouve les localisations du corps; suivant la puissance et le dynamisme propre de son indi­ vidu, son oeuvre personnelle est générale». 68

S'agit-il ici du même automatisme que celui de Borduas? La définition de l'automatisme par Claude Gauvreau7 s'en approche.

«... l'automatisme (peut-être improprement dit) repose, dans sa maturité, sur un non-figuratif du monde intérieur».

Le «non-figuratif du monde intérieur» dont parle Claude Gauvreau, pourra

être exprimé par des «gestes spontanés qui lui seront dictés dans le cadre de la dan­ se:

«Le danseur doit donc libérer les énergies de son corps, par les gestes spontanés qui lui seront dictés».

«... L'effort du danseur est donc d'aboutir à la coordination parfaite de tous les éléments ...

Il faut dégager ces rythmes naturels des influences suscep­ tibles d'en entraver l'expression, et en faire ressortir l'enregis­ trement des éléments physiques avec toute la gamme des facteurs psychiques».

De cette troisième partie du texte, Françoise nous apporte des propositions d'ordre technique et philosophique, et nous propose une méthode: partir de l'incons­ cient, c'est-à-dire du sentiment qui avive les mouvements, et par l'automatisme, arriver à extérioriser les rythmes ressentis intérieurement par le danseur.

Dans le texte, Françoise Sullivan situe ensemble le danseur dans un «espace objectif et espace rêvé». Il «communique au spectateur les sentiments et les sensa­ tions qui lui sont dictés intérieurement». C'est-à-dire qu'il offre à un public ré­

7 Tiré de: La Barre du Jour, op.cit., p.57. Note: Claude Gauvreau apporta cette défini­ tion alors qu'il différenciait le surréalisme de l'automatisme. 69

ceptif, une série de gestes ou de mouvements significatifs de ses expériences inté­ rieures.

En cinquième lieu, les contraintes et avantages de la danse sont évoqués:

«La loi de la gravité est un autre facteur considéré dans la danse. Le danseur joue avec sa pesanteur par les chûtes, les sauts, par l'équilibre, par le seul fait de sentir debout, par le vacille- ment, le vertige, etc.

Il peut, poursuivant son désir, se faire très lourd ou très léger, non pas par des artifices tendant à échapper aux lois de la nature, mais dans l'utilisation harmonieuse de ces lois».

Françoise Sullivan, après s'être arrêtée au côté technique, nous parle des danseurs qui se regroupent. Comme elle l'a déjà mentionné, le danseur devra faire appel à son inconscient. Il semble difficile de s'allier avec d'autres danseurs sans que ceux-ci ne deviennent des exécutants, à moins qu'ils partagent la même sensibi­ lité au même moment. Elle dira donc:

«Si le danseur obéit au rythme onirique vis-à-vis de la ma­ tière, comment se joindra-t-il aux autres danseurs dans une ex­ pansion communicante? Par le jeu même de ses forces de ses sen­ timents vivement exprimés. Il est nécessaire que ces danseurs, pour se grouper affectivement, soient libérés et disciplinés dans le même sens, suivant les potentialités propres de leur art. De plus, il est nécessaire qu'ils soient imprégnés d'une conception com­ mune. Celle-ci est liée à l’état ou aux besoins sociaux de l'époque. L'unité sensible et émotive tendra chaque individu vers un même enjeu et constituera le groupe en une unité vivante, faisant de tous un seul corps». 70

Les danseurs par leur «énergétique humaine participent à la création d'un monde». Elle termine cette partie en parlant du spectateur qui «assiste à une efflo­ rescence de vie qui se noue sous ses yeux» et du danseur face à celui-ci.

«Le spectateur doit agir sur lui, modifier quelque chose en lui. De là, ressort son efficacité, toute sa magie».8

Le texte se conclue par la nécessité d'élaborer une danse qui commence avec notre temps mais qui touche à l'éternel de la nature humaine.

«Il faut comprendre qu’on n'est pas libre de choisir un genre de danse; il ne s'agit pas d'ethnologie, mais bien de vie actuelle...

La forme toujours varie, mais quelque chose d'éternel, ex­ tirpé des danses de tous les temps s'ajoute à la conscience en po­ lissant une nouvelle facette au diamant de l'activité humaine».

En conclusion, nous retiendrons de ce texte quelques points dominants.

Françoise Sullivan nous déclare que:

La danse est un réflexe de l'homme.

L'homme doit rejeter l'académisme. Celui-ci l'enferme dans un cadre trop strict et ne devient qu'exécution de mouvements.

La danse meurt avec les civilisations; elle est issue du profond de l'homme, de l'inconscient qui est l'énergie vitale.

Les éléments de techniques de la danse sont: (a) le rythme, (b) le défi de la gravité, et (c) l'harmonisation avec les lois de gravité.

8 Une fois de plus, le mot magie est utilisé. On se souviendra dans la partie 3 du texte, ainsi que dans le manifeste du Refus global, qu'il est un mot-clé du discours automa-. tiste. Les danseurs peuvent se regrouper s'ils ont atteint un même degre de «libération». Il

Il existe des liens et influences du spectateur sur la danse et une «intervention» nécessaire. DEUXIÈME PARTIE

Intervention de Françoise Sullivan en danse SECTION 1

2.1 Séjour à New York pour une durée

de deux années académiques (1945-1947)

Après ses trois années de formation à l'École des Beaux-Arts de Montréal,

Françoise Sullivan décide de se perfectionner dans ce qui fut sa première forme d'expression, la danse. Ce choix, qu'elle fait par intérêt, lui est d'autant plus facile qu'elle est encore très jeune; elle dira elle-même:

«La danse est un art qu'il faut pratiquer étant jeune, c'est pourquoi j'ai décidé de poursuivre des cours dans ce domaine à la sortie des Beaux-Arts avec l'idée de revenir du côté des Arts par la suite».1

Comme nous l'avons mentionné précédemment, Montréal était à l'époque une ville dépourvue de ressources en ce qui a trait à la danse moderne. Aussi, pour ex­ plorer cette forme d'art dans une perspective contemporaine, elle choisit de s'exiler pour deux années, de 1945 à 1947, vers un milieu plus dynamique, New York en l'occurrence.

1 Entretien avec Françoise Sullivan, octobre 1980. 74

2.1.1 Chez Franzisca Boas

Au printemps 1945, elle fait un premier voyage à New York afin de s'en­ quérir des possibilités qui lui seraient accessibles. Enthousiasmée, elle revient avec en tête la seule idée de repartir pour de bon à l'automne. Elle poursuivra donc son apprentissage au Studio Franzisca Boas et suivra aussi quelques cours chez Hanya

Holm avec le New Dance Group et chez Martha Graham2. Elle en profitera également pour prendre quelques leçons de danses ethniques.

«Françoise suit en même temps quelques cours avec la Meri et Pearl Primus que lui offrent d'autres possibilités pour le corps, d'autres façons de se mouvoir. La Meri lui apprend les rythmes de l'Inde et Pearl Primus, ceux de l'Amérique du Sud et de l'Afri­ que».3

N'oublions pas que Françoise avait reçu comme enseignement chez Crevier, une formation classique, ce qui entend un travail pour le corps très différent des au­ tres formes de danses. La danse classique ou académique veut dire un corps droit, avec une colonne fixe ou rigide où les parties du corps au travail sont séparées du reste du corps. En comparaison, la danse moderne, c'est le corps tout entier qui est en mouvement. Les gestes classiques sont plutôt lents et réduits.

Franzisca Boas était la fille du célèbre anthropologue Franz Boas. Elle sui­ vait de près les recherches de son père sur les tribus primitives et leur culture, et

2 Catalogue de l'exposition «Françoise Sullivan», op.cit., p.13.

3 Catalogue, op.cit., p.12. 75

par conséquent, sur leurs danses et rites anciens. Il y avait donc place pour de mul­ tiples formes d'expression au Studio Boas; les instruments anciens d'Afrique qui ornaient les murs étaient de même fréquemment utilisés dans des cours d’improvi­ sation. On pouvait aussi y voir des dessins, de la peinture ou de la photographie, ré­ pondant à de nouvelles préoccupations.4

Françoise Sullivan travaillera six jours par semaine et six heures par jour. Pour elle, il ne s'agit pas seulement de corriger ou de se défaire de ses habi­ tudes académiques, mais aussi d'en prendre de nouvelles. Signalons que Franzisca

Boas s'inspirait dans son enseignement, des méthodes de Rudolf Von Laban et Mary

Wigman. Laban et Wigman sont considérés comme des précurseurs de la danse mo­ derne dans la forme qu'on lui connaît actuellement. En particulier, Mary Wigman, qui fut associée à l'Expressionnisme allemand, tenta d'en transposer les principes

à la danse. Ils seront, par l'intermédiaire de Boas, les influences ultimes de Fran­

çoise Sullivan dans sa période d'apprentissage. Voyons donc, pour bien comprendre l'importance de l'impact de ces deux maîtres sur le travail et la démarche de Fran­

çoise Sullivan, qui ils étaient et ce qu’ils proposaient.

2.1.2 Les théories de Rudolf Von Laban et de Mary Wigman

Rudolf Von Laban

Rudolf Laban naît à Bratislawa en 1879, et s'éteint à Londres en 1958. Sa vie est entièrement dédiée à l'étude du mouvement et à son application à travers la

4 «Il est peut-être aussi intéressant de noter que le musicien Morton Feldman, qui fai­ sait partie de l'entourage de John Cage, a composé des pièces pour Franzisca Boas et que l’anthropologue Margaret Mead était allée un soir au studio entretenir les élèves de ses recherches». Tiré du Catalogue, op.cit., p.13. 76

danse. Après de brèves études en peinture et en architecture, il se rend à Paris et y jette les bases d'un système de notation du mouvement. Après Paris, Zurich: cette

époque verra la création de ses premiers travaux chorégraphiques à l'appui d'une nouvelle théorie du mouvement (choréologie); ils sont également l'illustration de sa foi en la vie quotidienne comme racine de l'art de la danse.

Laban est convaincu que de l'environnement immédiat de l'individu, aussi bien matériel qu'émotionnel (relation avec autrui, etc.), dépend son comportement.

Il croit aussi que le mouvement, geste quotidien de l'individu, est gage d'équilibre chez l'homme. De l'observation et de l'étude du mouvement, Laban dégage trois com­ posantes essentielles (l'espace, le temps et l'énergie) qui, associées au rythme, comme base fondamentale de la vie et en relation avec ce même mouvement, permet­ tant l'expression artistique et créatrice qu'est la danse. Le mouvement devient alors la projection visible d'un sentiment intérieur et la danse, moyen de révéler les qua­ lités de l'exécutant. Pour l'espace, le mouvement sera direct et flexible, pour le temps, un mouvement soudain et prolongé et pour l'énergie, un mouvement fort ou léger.

Les trois composantes essentielles de Laban (l'espace, le temps et l'énergie) se retrouvent dans Dédale, chorégraphie de Françoise Sullivan.5

L'enseignement de Laban se propage par le biais de «l'Institut chorégra­ phique Laban », se fondant sur l'importance de la danse comme outil éducatif et thé­

5 Réf. : p.98 de ce mémoire. 77

rapeutique. Jusqu'en 1954, après plusieurs ouvrages et de nombreuses créations,

Laban travaillera à l'achèvement de son système de notation du mouvement, la ciné- tographie ou Labanotation qui est depuis largement répandu comme système d'écritu­ re dans le monde chorégraphique.

Ce système, relativement complexe, permet par son application à l'ensem­ ble de tous les mouvements de n'importe quelle partie du corps dans n'importe quelle position (debout, assise, couchée, à genoux, etc.), de noter une exécution précise avec un minimum d'énergie. Brièvement, le système est perçu comme une descrip­ tion des mouvements du corps selon 12 directions appelé Kinesphère. Enfin, il est intéressant de noter que Laban a procédé à l'identification et à la caractérisation de divers types de mouvements fondamentaux, ainsi qu'à l'élaboration de divers princi­ pes en relation avec ceux-ci.

«La combinaison des trois éléments empruntés, l'un à l'espace, l'autre au temps, le troisième à l'énergie détermine une action. Par exemple, la combinaison d'un mouvement direct, prolongé et fort, engendre l'action de presser. Celle d'ef­ fleurer est le résultat d'un mouvement flexible, soudain et léger».6

Mary Wigman

L'oeuvre de Mary Wigman paraît aussi importante et significative que celle de Martha Graham pour la danse contemporaine. A l'opposé de Graham qui exprime et

® Tiré de: BARIL, Jacques (1977). La danse moderne d'lsadora Duncan à Twyla Tharp. Paris: Vigot Éditions, pp.391-399. 78

reflète les possibilités offertes à l'homme libre dans un univers ouvert à toutes les expériences, l'oeuvre de la danseuse allemande témoigne de l'angoisse de l'homme face à des horizons troublés et incertains qu'annoncent les désarrois économiques sociaux et politiques de l'Allemagne et de l'Europe des années 20. Ainsi, imprègne- t-elle à son travail à travers l'expressionnisme la marque tragique qui caractérise cette époque. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une technique expressionniste, mais elle sera la seule artiste à illustrer par la danse ce courant esthétique.

Les compositions chorégraphiques de Mary Wigman s'inspirent directement des tendances et des fluctuations dictées par les événements du moment. En présence de l'événement, sa pensée subit de continuelles modifications qui se refléteront dans chacun de ses gestes. Le mouvement dans la danse incarne les sentiments de l'artiste, au sein de l'humanité qui l'entoure.

Selon Wigman, la danse «c'est la communication faite par l'homme à l'hu­ manité en un langage placé au-dessus du quotidien». Son travail est annonciateur d'un nouveau style de danse caractérisé par l'absence de musique ou l'unique support de percussions; un vif intérêt pour la danse orientale et le Nô japonais s'y manifeste

également.

Enfin, elle subit l'influence de Laban, avec lequel elle travaille durant quel­ ques années avant de dispenser son propre enseignement. Cet enseignement s'appuie sur une conception de l'espace fini, un espace ayant des limites bien identifiables, auxquelles le danseur doit s'adapter et dont il doit s'accommoder. Sa méthode tend vers deux buts: l'accomplissement personnel du danseur vers la perfection et l'inté­ 79

gration de son individualité au groupe. La technique repose sur la respiration comme source de tout mouvement, thorax et bassin en étant les centres. L'exécution du mouvement se divise en trois étapes: une première étape d'improvisation, suivie d'un travail de perfectionnement du geste; une deuxième étape consiste à travailler le corps comme instrument de l'exécution; finalement, le développement de «l'expres­ sion suprême» permet au geste de devenir l'acte créateur.

Mary Wigman résume elle-même en une phrase simple l'essence de cette démarche et son aboutissement.

«... je veux en dansant devenir une avec mes danses, dispa­ raître avec elles, les vivre».7

2.1.3 Rapports entre l'automatisme et les théories de Rudolf

Von Laban et Mary Wigman

Rudolf Van Laban, Mary Wigman et Paul-Émile Borduas seront les trois maîtres à penser de Françoise Sullivan, entre 1940 et 1950.

Bien que s'appliquant à des disciplines différentes, les théories de Laban,

Wigman et Borduas ont tout de même quelques points en commun.

Laban se sert de «l’environnement immédiat de l'individu tant matériel qu'émotionnel», ainsi que des mouvements et gestes quotidiens de l'individu, qui sont

7 Ibid., pp.400-408. 80

pour l'homme un «gage d'équilibre» et qui ont servi au maître chorégraphe pour

élaborer une nouvelle théorie du mouvement.

On pourrait voir ici un rapprochement avec l'automatisme mécanique qui:

«... réside dans l'utilisation des mouvements purement mécaniques et fonctionnels du corps humain (...)».8

On sait que les gestes de la danse classique sont contre-nature pour le corps humain. Laban semble être en accord avec ce principe, puisqu'il développe une théorie, fondée sur les gestes de la vie quotidienne. Il s'en dégage trois composantes essentielles qui sont l'espace, le temps et l'énergie.9

L'enseignement de Borduas véhicule les mêmes principes. Il ira à l'encontre de l'académisme. L'automatisme mise sur l'imagination. Il exige une «libération de l'esprit créateur» pour produire un art neuf.

Chez Mary Wigman, l’absence de musique ou l'unique support des percus­ sions peut nous rappeler l'absence de «modèle» chez les Automatistes, tout comme

Borduas nous l’indique dans ses propos: «Placé devant la feuille blanche avec un es­ prit libre de toutes idées littéraires; j'obéis à la première impulsion».10

8 Réf. dans le texte p.42.

9 Réf. dans le texte p.75.

1 ° Réf. dans le texte p.40. 81

Toutes ces idéologies et nouvelles méthodes que découvrait Françoise Sulli­ van à cette époque n'ont pu que favoriser et influencer positivement sa propre théo­

rie de la danse. Le mariage d'opinions de ses différents professeurs n'a-t-il pas fa­ vorisé son propre développement artistique en privilégiant le développement d'une originalité propre? Nous le croyons.

SECTION 2

2.2 Les chorégraphies de Françoise Sullivan

La danse occupe une place importante chez Françoise Sullivan jusqu'en

1955. Elle abandonnera cette discipline pour se consacrer à sa jeune famille, pour

y revenir moins de vingt années plus tard, soit en 1973.11

L'objet de notre étude vise surtout les premières années de l'activité cho­

régraphique de Françoise Sullivan, c'est-à-dire entre les années 1940-1950, pé­

riode correspondant au développement de l'activité automatiste de Borduas et de ceux

qui l'ont entouré. La fin de cette période coïncide aussi avec l'arrivée de Ludmilla

Chiriaeff12 qui prit en charge le développement de la danse classique au Québec. * 1

1 1 En 1973, elle participera à un festival de danse où elle présentera à nouveau Dédale.

1 2 Avant l'arrivée de Madame Chiriaeff au pays, la danse «classique» n'avait qu'une très courte histoire. Cette dernière qui arriva au Canada en 1952 favorisa le développe­ ment du ballet classique qui devint accessible à une plus grande partie de la population. 82

Dans ce chapitre, nous ne nous attarderons pas sur les manifestations cho­ régraphiques scolaires de Françoise Sullivan, du temps de son apprentissage chez

Crevier13. Nous parlerons plus spécifiquement de ses activités en danse à partir de

1948. Outre La danse et l'espoir texte présenté en février 1948, Françoise Sul­ livan exécuta Danse dans la neige et Dédale. Nous discuterons plus particulière­ ment de ces deux chorégraphies tout en apportant des points de comparaison avec l'i­ déologie automatiste.

Dressons d'abord une liste des activités en danse auxquelles Françoise Sul­ livan aura participé activement, pour ensuite parler des deux chorégraphies choi­ sies. Un autre chapitre intitulé Autres chorégraphies traite de son travail en danse produit entre 1978 et 1981. Deux interprètes danseurs nous informeront du travail que Françoise effectue avec les danseurs pour la réalisation d'une nouvelle

pièce.

2.2.1 Répertoire des chorégraphies de Françoise Sullivan

De son entrée à l'école Crevier jusqu'à son départ pour New York, c'est-à- dire entre 1934 et 1945, Françoise Sullivan participera aux récitals de fin d'année organisés par Gérald Crevier.14 1

1 3 Nous sommes conscient qu'elle a acquis une certaine expérience de scène avec ces pe­ tits récitals de fin d'année.

1 4 Référence à la section 1 de la première partie. 83

Parallèlement aux spectacles de fin d'année, elle fait des chorégraphies ou

interprète quelques danses. On la retrouve donc en 1940, avec Pierre Gauvreau et

Bruno Cormier15 au Monument national de Montréal interprétant le rôle de Colom-

bine, un des personnages de la Comédia dell' arte. Quant à Pierre Gauvreau, il pren­

dra le rôle de Pierrot et Bruno Cormier celui d'Arlequin. Ce spectacle fut organisé

par Alice Zlata alors professeur de diction de Françoise Sullivan.

En janvier 1945, soit les 29, 30 et 31, Françoise Sullivan crée des choré­ graphies et danse pour le «Ballet». Parmi les danseuses, on retrouve les noms de

Gloria Ballantyne, Ann Egan, Eileen et Virginia Epstein, Helen Scoot, Thérèse Vau-

dette, et les solistes seront: Marc Beaudet, Denis Egan, Magdeleine Provost, Lanny

Tower et bien entendu, Françoise Sullivan.

En 1947, alors qu'elle poursuit son apprentissage à New York, Dualité est

créé dans les studios Boas de New York. Cette chorégraphie ne sera présentée au pu­

blic de Montréal qu'en 1948. C'est au cours de cette même année, en juin, que Fran­

çoise Sullivan inaugure son projet de «Danses évoquant les quatre saisons»16 aux

Escoumins. 1

1 5 Françoise Sullivan avait entraîné ces deux amis au studio de Gérald Crevier afin qu'ils prennent eux aussi des leçons de danse. C'est ainsi que ces deux noms que l'on connaît surtout pour leur participation au mouvement automatiste, se retrouvent dans le mon­ de de la danse. Pierre Gauvreau prendra des leçons de danse jusqu'à son départ pour l'armée en 1944, et il abandonnera ensuite cette pratique.

1 6 Nous parlerons plus en détail de ce projet un peu plus loin, c’est-à-dire au chapitre 2.3, intitulé Danse dans la neige. 84

Ce même projet se poursuit l'hiver suivant, en février 1948, à Saint-Hi­

laire, avec l'aide de Maurice Perron qui photographiera les séquences et Jean-Paul

Riopelle tenant la caméra. Françoise Sullivan ne réalise que «Danse dans la nei­

ge».17

Le 3 avril de la même année, Françoise Sullivan présente Dédale18 à la

Ross House19 de la rue Peel à Montréal, et Dualité composée à New York. Dualité, chorégraphie de Françoise Sullivan sera interprétée par Françoise Sullivan et Jean­

ne Renaud. La musique est de Pierre Mercure, l'affiche de Jean-Paul Mousseau, et la

régie du spectacle est confiée à Jean-Paul Riopelle. Les costumes: tuniques blanche

et grise sont de Françoise Sullivan.20

Dualité a été créée à New York (en 1947), d'après un rêve, où elle s'était vue dédoublée. Il y avait deux personnages féminins, l'une vêtue de blanc avec les cheveux très dorés, très belle montée sur un cheval, et l'autre très laide, grise veule sale, et qui était en fin de compte le même personnage dédoublé.

17 Ibid.

1 ° Cette chorégraphie est aussi analysée plus en détail. Réf. au chapitre 2.2.

1 9 La Ross House de la rue Peel est maintenant la Bibliothèque de la Faculté de droit de l'Université McGill. A l'époque, la Ross House était un club privé pour les officiers de l'armée et comme dira Claude Gosselin, dans le catalogue (p.13): «Maison qui sert à l'époque de club privé pour les officiers de l'armée et qui, depuis la fin de la guerre, n'est plus très occupée. Aussi Françoise a-t-elle obtenu la permission de s'en servir deux fois par semaine, quand les officiers n'y sont pas.

20 II est intéressant de souligner une fois de plus, la part active des membres signataires du manifeste, aux participations de leurs collègues. Souvenons-nous de la collabora­ tion apportée à Claude Gauvreau pour sa pièce Bien-être présentée en 1947. 85

L'entrée en scène: deux personnes arrivant, liées, dos à dos21 essayant de se séparer. Elles se brisent finalement et vont chacune séparément de chaque côté de la scène, pour faire des mouvements indépendants l'une de l'autre. (Une danseuse exé­ cute des gestes, la seconde en fait d'autres)22. Et puis, à un certain moment, elles reviennent face à face créant une certaine sensation de miroir. (Une fait un mouve­ ment, et l'autre le fait en même temps). C'est à ce moment que l'on s'aperçoit qu'el­ les constituent un seul et même personnage, et elles reviennent ensemble et essaient de se séparer et reviennent encore l'une vers l'autre comme par une force d'attrac­ tion.23

Pour Françoise Sullivan, Dualité représente une nouvelle expérience dans la création de ses chorégraphies. L'idée de faire faire des gestes différents au même moment aux danseuses était assez peu habituelle par rapport au corps de ballet tra­ ditionnel, lequel exécutait ses mouvements en groupe. De plus, on peut ajouter, que d'aller puiser l'idée d'une telle pièce dans un rêve, est une manière très «automa- tiste» (puiser dans son inconscient: «Place à la magie»). Françoise Sullivan appli­ qua ainsi des notions de l'automatisme à la danse.

21 Des photographies de cette chorégraphie figurent en annexe. Il s'agit de la photogra­ phie #1.

22 Photographie #2.

23 Françoise Sullivan dira: «Cette danse montre l'effort pour nous séparer et la traction qui nous réunit». Tiré du Catalogue, p.14. 86

Une deuxième représentation de Dualité a été donnée en 1949, exécutée cette fois-ci par Françoise Sullivan et Penny Kondac, Jeanne Renaud habitant alors en France avec son mari.

En mai 1949, (soit les 8 et 9), au Théâtre les Deux Arts, (danse et théâtre) dont Françoise Sullivan, Pierre Mercure et Jean-Paul Mousseau étaient les princi­ paux organisateurs et interprètes, Françoise Sullivan présente sept chorégraphies.

Les pièces présentées seront: (1) Gothique; (2) Lucrèce; (3) Femme archaïque; (4)

Berçeuse; (5) Black and Tan; (6) Dualité; (7) Deux danses à midi.

Pour chacune de ces chorégraphies, Françoise Sullivan nous a fourni quel­ ques données descriptives.24

Gothique: l'idée première de cette chorégraphie a été pensée à New York sur la demande de Louis Horst25 qui suggéra de créer des chorégraphies sur des rythmes musicaux comme l'allemande, la bourrée, la Gigue, etc. Françoise choisira le rythme de l'allemande et fera une chorégraphie d'inspiration du Moyen Age.

Elle étudiera plusieurs sculptures et peintures moyenâgeuses, observant par exemple certains mouvements de la tête; de plus, elle écoutera de la musique du

Moyen Age, d'où elle prend son inspiration pour Gothique.

24 Entrevue avec Françoise Sullivan, juin 1983.

2 5 Louis Horst donnera des leçons de chorégraphies chez Martha Graham. 87

De retour à Montréal, la pièce Gothique sera retravaillée, mais l'esprit

«lyrique» moyenâgeux demeurera26. Françoise est la seule danseuse pour l'inter­ prétation de cette pièce. Pierre Mercure en fera la musique, Françoise Riopelle les costumes, et (femme de Pierre), habillée en page chantera accom­ pagnée d'un luth des paroles de Jacques Prévert.

Peut-on parler d'automatisme avec la pièce Gothique? Françoise Sullivan

nous dira à ce sujet: «Il n'y avait aucun rapport avec la danse académique. Voilà le

rapprochement avec l'automatisme; l'automatisme donnait la porte de sortie ... j'al­

lais chercher les mouvements en-dedans de moi-même, des atmosphères ou

certaines idées, ou thème. Le thème de cette chorégraphie était l'amour. Il fallait développer le thème tout en gardant la qualité».27

N'est-ce pas là un processus de composition des mouvements qui se veut

libre, c'est-à-dire ne pas reprendre des mouvements déjà appris, mais essayer d'en

inventer et de faire que le tout soit cohérent: «Je l'ai fait comme on aurait fait un

tableau», nous dira Françoise Sullivan. Elle s'inspirait donc de la «méthode auto-

matiste» de faire de la peinture proposée par Borduas.

26 a ce propos, Françoise Sullivan dira: «On retrouve dans cette chorégraphie une cer­ taine qualité d'enluminure. Les mouvements et tours sont plus calmes que dans mes autres chorégraphies», entretien, juin 1983.

2 7 Dansé avec un de ces étudiants du temps où elle enseignait du nom de Achid Adoud qui faisait le jeune homme. 88

Lucrèce s'apparente à la danse/théâtre. On retrouve dans cette pièce, une histoire où Lucrèce avait une aventure avec un jeune homme qui était Borgias, l'em­ poisonne et se rend compte une fois mort qu'il était son fils.

Lucrèce est une pièce pour deux danseurs, d'une durée de cinq minutes. La musique était de Pierre Mercure, et les costumes de Françoise Riopelle.

Femme archaïque, fut inspirée d'un dessin de Mousseau peint sur une planche. Le dessin représentait un personnage à l'allure de déesse ou de «Femme archaïque». Françoise nous dit que l'on retrouve dans la pièce: «Quelque chose de lourd ... de grave ... d'archaïque ...». «C'est une femme que je pouvais imaginer,

(sans pour autant avoir vu les reproductions de vénus et de déesse des temps an­ ciens). Tout était dans ma tête mais je m'inspirais aussi du dessin de femme de

Mousseau»28. Jean-Paul Mousseau fera aussi des costumes. La musique est de

Pierre Mercure.

Femme archaïque pourrait se rapprocher de la chorégraphie Et la nuit à la nuit29 réalisée en 1981, puisque le thème de la femme déesse revient. Cepen­ dant, Et la nuit à la nuit est exécutée par plusieurs danseurs.

Bergeuse: l'idée de cette pièce viendrait de la Berçeuse de Brahms. Fran­

çoise Sullivan s'inspirera de cette musique pour composer la pièce. Elle nous l'ex­

28 Entretien, juin 1983.

29 Nous parlerons plus longuement de cette chorégraphie au chapitre «Autres Chorégra­ phies», 2.2.4. 89

plique ainsi: «La pièce résultait de ce que cette musique pouvait m'inspirer. Il y avait beaucoup de mouvements de rotation, le corps allant dans l'espace, dans un mouvement de va-et-vient».30

Lorsqu'elle pensait une danse, il y avait toujours un côté formel3; de plus, le thème était là pour guider, ou donner l'atmosphère de la pièce.

Berçeuse est une pièce pour six danseurs. Pierre Mercure aurait repris le thème musical de Brahms pour composer une musique originale pour la danse de

Françoise Sullivan. Elle dansera donc Berçeuse en 1949, sur la musique de Pierre

Mercure.

Avec Black and Tan, sur une musique jazzée de Duke Ellington, elle a voulu faire une chorégraphie «un peu folle», selon son expression. Elle a composé la pièce au début, avec un châle à franges qui lui servait d'instrument pour ces mouvements.

Jean-Paul Mousseau lui dessinera par la suite des costumes adaptés à cette pièce.

A propos de cette pièce Black and Tan, elle nous confie: «J'imaginais les mouvements les plus fous que je pouvais».32

30 Entretien, juin 1983.

31 On peut donner à titre d'exemple, les mouvements de rotation, à partir desquels la piè­ ce est construite.

32 Entretien, juin 1983. 90

De cette présentation de mai 1949, il ne reste pas de critique. Il n'en de­ meure pas moins que ces chorégraphies présentées par Françoise Sullivan et quel­ ques danseurs de sa propre école33 signifient, selon nous, un événement important pour la danse contemporaine, alors peu connue à Montréal. De plus, il est intéres­ sant de constater que Françoise utilise et adapte certains principes de l'automatisme.

Nous en avons cité quelques exemples avec Gothique et Dualité. La participation de quelques signataires du manifeste n'est pas à oublier. Et on peut ajouter que ce spec­ tacle se distingue de la danse académique, à la fois par sa composition et sa forme. On ne retrouve à aucun moment l'esprit académique qui se reflète dans la danse, c'est-

à-dire, le jeu des cinq positions, ou du «corps» de ballet, etc.

En novembre 1949 toujours, Françoise Sullivan créera une chorégraphie pour l'opéra minute Le combat, une interprétation d'une pièce de Claude Montever­ di; «Il combattumente du Tancredi e clorinda»34, dans une production organisée par

Noël Gauvin.

S'inspirer d'un opéra peut nous sembler une façon de faire assez acadé­

mique, mais pour Françoise qui répond à cette question, tout était nouveau parce

qu'elle n'avait jamais appris à illustrer une histoire. «J'essayais d'illustrer le

33 Françoise Sullivan à son retour de New York en 1947, décide de donner des cours de danse moderne à Montréal dans les locaux de la Ross House. Elle poursuivra cet ensei­ gnement jusqu'en 1950. Ces classes ne sont jamais constituées de plus de dix élèves. Pour le spectacle de danse «les Deux Arts», ses danseurs feront parti de l'organisa­ tion.

34 Les participants seront: Le Récitant: Jean-Paul Jeannotte ténor, Clorinde: Michel Bo- homme soprano, et dansé par Françoise Sullivan, Tancrède sera André Rousseau et dansé par James Ronaldson. 91

combat en m'inspirant des mouvements de l'escrime, en utilisant des positions de tensions35 parce que je ne pouvais imaginer autrement cette danse et ce n'est pas à mon avis de la narration».36

Et si on lui demande quel peut être le rapport avec l'automatisme, elle croit que Le Combat peut paraître un peu moins automatiste, du fait que la nature de la pièce demandait des mouvements qui semblent se rapprocher du ballet. Et elle ajou­ tera: «J'ai l'impression d'avoir malgré tout inventer mes mouvements».

Le Combat sera repris en 1952 pour la télévision de Radio-Canada dans une émission sur Jacques Prévert, intitulée «Quand la rue chante». Le réalisateur de l'émission était Pierre Mercure.

Du 27 avril au 2 mai 1953, la chorégraphie Le Combat sera redansée pour

être présentée au «cinquième festival canadien du ballet», au Little Theater d'Otta­ wa. De même qu'en août (le 8) 1954, pour la télévision de Radio-Canada, à l'émis­ sion «Festival d'été».

Avec l'arrivée de la télévision, la danse se fait de plus en plus connaître au public puisqu'on y présentera assez régulièrement des spectacles de danse. Dans son livre Les grands ballets canadiens ou cette femme qui nous fit danser, Ro-

36 Positions que l'on ne retrouve pas dans le «ballet».

36 Entretien, juin 1983. 92

land Lorain nous parle des ballets Chiriaeff37 qui donneront plus de 300 représen­ tations de ballets pour la télévision:

«De 1953 à 1956, les danseurs Chiriaeff parurent plus de 300 fois à la télévision de Radio-Canada, non seulement à leur propre émission mensuelle d'une demi-heure, mais aussi à la fa­ meuse «Heure du concert» hebdomadaire, ainsi qu'à «Porte ouverte», à «Concert pour la jeunesse», à «Connaissez-vous la musique» et à d'autres émissions hebdomadaires».38

Pierre Mercure, ami de longue date de Françoise Sullivan, sera le directeur musical et réalisateur de l'émission «L'heure du concert»', il offre l'opportunité à

Françoise Sullivan de présenter à plusieurs reprises ses chorégraphies au public de

la télévision. De plus, on verra le nom de Françoise Sullivan associé aux ballets

Chiriaeff puisqu'elle prendra part aux activités de Madame Chiriaeff qui avait besoin de «bons danseurs» pour sa troupe.

Les chorégraphies de Françoise Sullivan présentées à la télévision débutent avec la première émission «L'heure du concert» en 1952, avec la présentation de la pièce Le Combat, déjà mentionnée précédemment.

D'autres chorégraphies de Françoise Sullivan seront présentées à la télévi­ sion: le 22 mars 1953, toujours pour «L'heure du concert», il s'agit de: Danse

37 Les ballets Chiriaeff, fondés par Ludmilla Chiriaeff, exerceront avec ce titre de 1952 à 1956, pour devenir plus tard Les Grands Ballets Canadiens.

38 Op.cit., p.24. 93

sacrée et profane de Claude Debussy, Concerto en mi bémol Andante et rondo final pour trompette et orchestre de Haydn, Tzigane de Maurice Ravel.

Ces pièces sont plus «classiques», c'est-à-dire que Françoise Sullivan était retournée à une forme d'académisme en danse, avec les pointes, les cinq positions de base et tout ce que cela comportait. Nous venons de spécifier la venue au pays de

Madame Chiriaeff qui était très classique de formation, et même dans l’interpréta­ tion. Aussi, Françoise nous dira qu'à l'époque, elle était seule pour agir dans le mi­ lieu de la danse moderne.39

Elle l'exprime ainsi: «J'étais moins supportée, il était donc plus difficile de s'aventurer en danse moderne, j'étais la seule à faire de la danse de cette façon».

Le 14 mai de la même année de 1953, Rose Latulipe, chorégraphie de

Françoise Sullivan, sera présentée à la télévision de Radio-Canada pour l'émission

«Allô Toronto ... ici Montréal». Cette même chorégraphie qui demande le concours de

12 danseurs sera reprise pour la télévision, à l'émission «Music Hall», le 27 no­ vembre 1955.

Rose Latulipe, personnage légendaire de notre littérature, aura attiré l'at­ tention de Françoise Sullivan puisqu'elle en fera un sujet chorégraphique. Elle sera la première à utiliser ce thème, qui sera repris par d'autres artistes ultérieure­ ment:

39 N'oublions pas que Jeanne Renaud était en France, et que Françoise Riopelle ne dansait pas à l'époque. 94

«Françoise Sullivan aura été la première à faire revivre cette légende consignée dans le livre de Philippe Aubert de Gaspé fils, L'Influence d’un livre (1837); elle y ajoutait des souve­ nirs personnels d'une noce aux Escoumins».

«Rose Latulipe a fait par la suite l'objet de plusieurs adap­ tations. Jean-Louis Roux l'a inscrite au programme de Théâtre du Nouveau-Monde et Brian MacDonald à celui des Grands Ballets Ca­ nadiens».40 *

Durant l'année 1954, cinq chorégraphies de Françoise Sullivan seront proposées à la télévision, dont quatre nouvelles puisque la pièce Le Combat, pré­ sentée le 8 août avait déjà été vue par le public de la télévision en 1952.

Le 28 janvier, elle présente Les Indes Galantes41 de Rameau, avec la participation des Ballets Chiriaeff, pour l'émission «L'heure du concert; le 4 mars, Isoline42 ; *le 22 avril, Céphale et Procris43 et le 11 novembre, Le Tom­ beau de Couperin44. Chacune de ces chorégraphies a été vue à l'émission de télé­ vision «L’heure du concert», avec la participation des Ballets Chiriaeff.

40 Tiré du Catalogue, op.cit., p.19.

41 Les décors de Les Indes Galantes de Rameau seront réalisés par Robert Prévost, les costumes de Claudette Picard, chef d'orchestre Jean Beaudet et le réalisateur de l'é­ mission est Pierre Mercure.

42 Pour Isoline, les décors seront de Fernand Paquette, les costumes de Claudette Pi­ card, chef d'orchestre Jean Deslauriers pour la musique: André Messager. Le réalisa­ teur de l'émission sera cette fois Noël Gauvin.

42 Céphale et Procris dont la musique est de Gréty, les décors de Michel Androgi, costu­ mes de Claudette Picard, chef d'orchestre: Désiré Defaw.

44 Le Tombeau de Gouperin de Ravel, décors Michel Androgi, costumes: R. Regor, Chef d’orchestre: Alexander Brott, réalisateur: Noël Gauvin. 95

Comme pour les chorégraphies de l'année précédente45, on pourrait une fois de plus dire que ces pièces étaient plus «classiques».

Comme pour Les Indes Galantes, elle se retrempera dans l'époque de Ra­ meau avec les tableaux de Watteau, avant de créer la pièce. Mais, bien qu'elle utili­ sait le plus souvent (pour ses danses) des gestes classiques, elle en changeait parfois des mouvements:

«Je laissais venir en-dedans de moi-même les gestes ou mouve­ ments, mais c'était naturel pour moi de faire des mouvements clas­ siques. Il n'est pas étonnant, puisque depuis l'âge de 9 ans que je dan­ sais. Il y avait malgré tout quelque chose d'autre qui s'ajoutait, peut- être un côté spontané ou personnel».46

Pour Le Tombeau de Couperin, bien que cette chorégraphie soit traitée de façon «classique»47 , *on y retrouve une certaine qualité de rêve, les danseurs étaient derrière des voiles, de sorte que l'on ne voyait que des silhouettes.

Elle participera aussi, tel que mentionné précédemment, avec les Ballets

Chiriaeff, à quelques représentations chorégraphiques télévisées pour les années

1953-1954-1955. Nous la verrons entre autres dans Les Éphémères48, (une

45 Nous pensons à Danse sacrée et Danse profane, Concerto en mi bémol et Tzigane.

46 Entretien, juin 1983.

47 II ne faut pas oublier que les danseurs étaient de formation classique. Les propres élè­ ves de l'école de Françoise étaient alors dispersés.

4 8 Les Ephémères, chorégraphie de Ludmilla Chiriaeff, danseurs: Françoise Sullivan et les Ballets Chiriaeff, musique; Les Saisons d'Alexandre Glagerenov. 96

chorégraphie de Ludmilla Chiriaeff), Jeanne d'Arc49, et le 12 novembre 1954,

Esquisse50 . 51Ces trois chorégraphies sont de Ludmilla Chiriaeff.

En 1955, elle prendra part à quatre exécutions chorégraphiques dont trois seront les oeuvres de Ludmilla Chiriaeff et une de Erik Hurst. Il s'agit de Ruses d'a­ mour51, chorégraphie de Ludmilla Chiriaeff, présentée le 24 novembre.

Le 27 novembre, on verra Tarantelle52 *et 54 L'ineffable Monsieur Tri- quet^, chorégraphie de Ludmilla Chiriaeff et Valses nobles et sentimentales^^, chorégraphie de Erik Hurst.

49 Jeanne d'Arc est une autre chorégraphie de Ludmilla Chiriaeff, dansée par Françoise Sullivan et les Ballets Chiriaeff, Musique: Prokofieff, pour l'émission «Ballet Chi­ riaeff». Réalisateur: Jean Boisvert.

50 Esquisse: Chorégraphie: Ludmilla Chiriaeff; danseurs: Erik Hurst, Sheila Pearce, Christina McDonald, Anita Bezel, Edith Randon, Roger Rochon, John Stanzel, Rosemary Valaire, Eva Von Genscy, Françoise Sullivan et un corps de ballet. Musique: Villa Le- bos. Textes: Alexis Chiriaeff (époux de Ludmilla Chiriaeff) pour l’émission de télévi­ sion «Soirée de ballet». Réalisateur: Jean Boisvert.

51 Ruses d'amour: Chorégraphie: Ludmilla Chiriaeff. Danseurs: Irène Apiné, Judy Goto- halks, Erik Hurst, Eva Von Genscy, Françoise Sullivan et les Ballets Chiriaeff. Musi­ que: Glazonnef; chef d'orchestre: Jean Deslauriers. Costumes: Gilles-André Vaillan- court. Décors: Jacques Pelletier pour l'émission «L'heure du concert». Réalisateur: Francis Coleman.

52 Tarantelle, chorégraphie de Ludmilla Chiriaeff pour l'émission «Connaissez-vous la musique?», dont le réalisateur sera Rober Racine. Chef d'orchestre: Louis Bédard. Danseuse: Françoise Sullivan.

52 L’Ineffable Monsieur Triquet, chorégraphie de Ludmilla Chiriaeff, danseuse dans «D'après Degas»: Françoise Sullivan, pour l'émission de «Les Ballets Chiriaeff». Réalisateur: Jean Boisvert.

54 Valses nobles et sentimentales, chorégraphie de Erik Hurst. Danseurs: Françoise Sullivan et les Ballets Chiriaeff. Musique: de Ravel. Réalisation: Jean Boisvert pour l'émission: «Les Ballets de Chiriaeff». 97

C'est cette même année que Françoise Sullivan cessera pour un certain temps ses activités en danse. Claude Gosselin commente dans le catalogue consacré à

Françoise Sullivan:

«En 1956, sa carrière de chorégraphie et de danseuse est interrompue par la naissance, le 23 juin, d'un deuxième fils Geoffrey, que suivra celle d'un troisième, Jean-Christophe, le 7 septembre 1957. La danse viendra la chercher de nouveau en 1973. Entretemps, à partir de 1959, elle sera revenue aux arts visuels, par la voie de la sculpture».55

Elle reviendra effectivement à la danse en 1973, avec une représentation de

Dédale.

Dans ce chapitre, nous constatons la diversité des oeuvres chorégraphiques créées ou interprétées par Françoise Sullivan.

On pourrait même sélectionner, dans ce répertoire chorégraphique quelques danses ayant un rapport théorique entre elles, pensons entre autres aux pièces créées avant 1950 précédant l'arrivée de Ludmilla Chiriaeff à Montréal, ces danses ou interprétations sont loin de l'académisme. Notons entre autres une fois de plus

Dédale, Gothique ou Dualité, qui seront imprégnées d'esprit automatiste.

L'émission de télévision «L'heure du concert», donna à Françoise l'occa­ sion de danser à plusieurs reprises devant le public. Cette période de 53 à 56 sera cependant un peu plus «académique» que la période précédente. N'oublions pas que

55 Tiré du catalogue, op.cit., p.19. 98

Françoise nous ait déjà exprimé qu'elle se considérait à Montréal comme une «soli­ taire» de la danse moderne.

Notons à titre d'exemple les danses suivantes: Danse sacrée et profane,

Concerto en mi bémol, Tzigane, les Indes Galantes, Isoline, Céphale et pro­ cis, le Tombeau de Couperin.

Françoise Sullivan fut une chorégraphe prolifique, l’abondance de ses créa­ tions est éloquente et on peut s'interroger sur l'influence qu'elle «a dû» avoir, si l'on pense qu'à cette époque, la danse ne connaît pas la popularité dont elle peut jouir actuellement, et que les chorégraphes sont peu nombreux.56

2.2.2 A propos de Dédale

Dédale est une chorégraphie de Françoise Sullivan qui fut présentée au pu­ blic pour la première fois en avril 1948 à Montréal, à la Ross House57. Dédale fut présentée à nouveau au public en 1978, interprétée cette fois par la danseuse Ginet­

5 6 Pensons au thème de Rose Latulipe qui a été repris pour la danse, et même pour le théâtre.

57 Selon la mythologie, «Dédale est un Athénien appartenant à la famille royale issue de Léocrops. Il est le type même de l'artiste universel, tour à tour architecte sculpteur, inventeur de moyens mécaniques. C'est à lui que l'on attribue, dans l'antiquité, les oeuvres d'art archaïque, même celles qui ont un caractère plus mytique que réel, comme les statues animées dont parle Platon dans le Ménon». Il construit pour Minos le Labyrinthe, un palais aux couloirs compliqués, dans lequel le roi enferma le Mino­ taure. Tiré de: Grimai, Pierre, Dictionnaire de la mythologie Grecque et Romaine, P.U.Q., Paris, 1969, p.118. 99

te Laurin pour les «Choréchanges», organisés par le Groupe Nouvelle Aire de Mont­ réal.58

Grâce au système vidéo, le Musée d'Art Contemporain de Montréal a pu fil­ mer cette chorégraphie qui demeure pour nous un témoin important du passé.

Claude Gosselin dans le catalogue consacré à Françoise Sullivan, nous pro­ pose une description de cette chorégraphie:

«Il s'agit d'une pièce composée à partir du mouvement du «ballant» en «Swing». La danseuse se laisse porter par son poids, oscillant au rythme de l'énergie qui se développe en dynamisme pour parvenir à un climat et se terminer abruptement. Aucun décor, aucune musique, sinon le son que fait la respiration de la danseuse».59

Cette description de Claude Gosselin est juste. Cependant, elle peut être complétée par une analyse.

La première image de l'enregistrement vidéo de Dédale est celle de la dan­ seuse debout, légèrement déhanchée, les bras pendant le long du corps, seule au centre de la scène.60

50 Solange Paquet aura dansé Dédale une fois en 1978 avant Ginette Laurin.

59 Tiré du catalogue, op.cit., pp.13-14.

00 Ginette Laurin ne sera vêtue exceptionnellement que d'un maillot «léotard» sans man­ che sur le vidéo, alors qu'à l'habitude, elle portait tout comme Françoise à l'époque, une jupe. La jupe permettant d'accentuer l'amplitude des mouvements. Le premier geste s'exécute à partir de la main et du poignet droit, qui se déplace de l'avant vers l'arrière, pour ensuite imprimer ce mouvement à un bras puis à l'autre, pour finalement entraîner tout le corps et la tête dans une attitude de balancement, qui lui s'effectue de gauche à droite.

Le corps continue son balancement pour finir par pivoter sur lui-même, de façon à former un cercle complet. Des roulades seront ensuite réalisées au sol (deux roulades), la dernière roulade se terminera sur les genoux pour recommencer le mouvement du début, c'est-à-dire, avec le geste du poignet qui se déplace pour en­ suite entraîner le bras, la tête et le corps.

Une fois ce deuxième «ballant» exécuté, la danseuse, après avoir de nouveau fait des roulades au sol, reviendra à la position debout pour exécuter une course, in­ terrompue d'un saut sur place, et cela dans toutes les directions. Un peu à la façon d'un combat avec l'espace et l'air. La chorégraphie se termine par un geste comme celui d'enlever quelque chose à la hauteur de la tête.

Ce geste a une signification très précise. En 1948, Françoise Sullivan dan­ sait Dédale avec un masque, et ce geste final était lié à l'enlèvement du masque.

Ginette Laurin, en accord avec Françoise Sullivan, ne portera plus ce mas­ que61, parce que celui-ci limitait la liberté de ses mouvements. Bien que la ges­ tuelle demeure la même, l'interprétation de Dédale sans le masque sera donc un peu

61 Solange Paquet aura cependant porté le masque lorsqu'elle exécutera Dédale en 1978, pour être conforme au Dédale de 1948. différente. Les mouvements du ballant sont plus agrandis, et la respiration est plus accentuée.62

L'idée du masque en 1948 n'est pas intentionnelle, ou plutôt ne se veut pas

«dramatique». Il est, selon Françoise Sullivan, «une idée qu’elle aurait eue comme

ça, sans y attribuer de sens précis».

On retient de cette chorégraphie, une sensation de liberté. De plus, on a l'impression que la danseuse s'intéresse à l'environnement qui l'entoure.63

Il serait intéressant d'établir maintenant des parallèles entre l'automatis­ me, la danse contemporaine et Dédale.

Dédale utilise peu de moyens. Il n'y a pas de musique, sauf pour ce qui est de la respiration de la danseuse qui est très présente. Il n'y a aucun décor. Dédale n'est pas une danse d'interprétation où l'on raconte une histoire ou des faits par les gestes et le mouvement. Les Automatistes peintres n'auront pas non plus de sujet à copier ou interpréter. Ils auront pour seul médium, leur toile, (servant d'espace) le pinceau, la spatule et l'huile. Tout comme la danseuse Françoise Sullivan avec Dé­ dale qui n'a que son corps, son être intérieur et l'espace environnant.

62 || serait intéressant de souligner ici que la danseuse Ginette Laurin a étudié la danse avec les principes ou méthode de José Limon qui aura perfectionné lui, les principes de danse de Mary Wigman d'où provient celle de Françoise Sullivan.

63 Souvenons-nous d'un des principes de Laban qui était convaincu que: de l'environnement immédiat de l'individu (ou de la danseuse ici) dépend de son comportement. 1 02

Les danses de Mary Wigman étaient aussi le plus souvent composées sans musique, sa technique repose sur la respiration comme source de tout mouvement, thorax et bassin en étant les centres.

On pourrait aussi qualifier cette rythmique sonore en parlant de la respi­ ration, comme un automatisme mécanique: «Produit par des moyens strictement physiques».

Un autre parallèle peut être fait avec l’automatisme: il s'agira cette fois-ci d’automatisme surrationnel64 tel que défini dans Commentaires sur des mots cou­ rants. «Une forme en appelle une autre jusqu'au sentiment de l’unité ...». Chacun des mouvements ou successions des gestes de Dédale, semble être lié en un ensemble unifié qui correspond bien à cette notion d'automatisme surrationnel. Dédale part d'une consigne très précise: celle du ballant qui sera tenu jusqu'à la fin, puisqu'il sera communiqué dans tout le corps. «Cette danse se termine par une émotion très forte atteignant une espèce de transe pour aboutir à l'épuisement», nous dira l'in- terprète/danseuse Ginette Laurin.65

Pour Françoise Sullivan, Dédale est une forme de danse automatiste. Elle nous dira: «L'automatisme est une approche à la création, quelle que soit la discipli­

64 Ref.: Chapitre 1.2.6. Le surréalisme et l'automatisme.

65 Entretien avec la danseuse en juin 1983. ne. L'automatisme mise sur l'inconscient et l'intuition. Avant66, tout était trop cal­ culé et rigide, et c'est à partir de ces principes que Dédale a été créée».67

Dédale est aussi une chorégraphie minimaliste en ce sens où le seul geste utilisé est celui du ballant. Ce geste répétitif agrandi devient l'essence de la pièce.

On pourrait aussi dire que Dédale est une chorégraphie à caractère universel puis­ qu'elle n'utilise aucun élément extérieur, tel que décor, maquillage, costume ou mê­ me de référence narrative, il y a plutôt un dénuement, et de plus, une grande part d'interprétation est laissée à la danseuse qui exécute la pièce.

2.2.3 Danse dans la neige

Peu de temps après son retour de New York, (c'est-à-dire en 1947), Fran­

çoise Sullivan eut l'idée d’un projet de danse évoquant les quatre saisons.

Le projet débuta en juin 1947 aux Escoumins sur la Pointe à Jacques-Car­ tier «un long et étroit bras de terre s'avançant dans la mer, et se terminant par des rochers de granit rose»68, où elle improvisera une danse sur la plage, vêtue d'un maillot rouge. Sa mère filmera ses mouvements avec une ciné-caméra 16 milli­ mètres.

66 Françoise Sullivan entend par «avant» au Québec, le temps précédent l'Automatiste, où l'académisme prédominait dans tous les domaines.

67 Entretien avec Françoise Sullivan, juin 1983.

68 Album Danse dans la neige «Je précise» de Françoise Sullivan album imprimé dans les ateliers Image Quareau. 1 04

«Le film a été fait dans l'éclat du soleil et des couleurs vives, le bleu de la mer, le blanc des vagues, le rose des rochers, le rouge de son maillot, le brun du sentier et d'une cabane au milieu de la pointe, le vert des herbes et des collines au loin».69

Ce film aura malheureusement été perdu, de sorte qu'il ne nous reste que ces souvenirs décrits par Françoise Sullivan, de cette première partie du projet.

La description qu'en fait Françoise Sullivan en 1978 évoque la performance telle qu'on la connaît aujourd'hui.

On peut se demander si Françoise Sullivan n'a pas bien avant l'avènement de la performance en tant que manifestation artistique, utilisé une démarche analogue à celle qu'utilise l'artiste «performateur» pour l'exécution de ce projet de danse

évoquant les quatre saisons. Du coup, la dimension innovatrice de son oeuvre prend une importance nouvelle et lui confère un rôle précurseur.

Ici, l'effet performance est dans l'intégration et le contact avec l'environ­ nement naturel, un cadre visuel qui n'existe nulle part ailleurs qu'à l'endroit précis où elle se trouve.

Mais, en 1947, l'intention «performance» n'était probablement pas pré­ sente dans l'esprit de l'artiste (performance est un mot appartenant au vocabulaire de l'art contemporain après 1970). Il n'en demeure pas moins qu'avec nos yeux et

69 Ibid. 105

esprits critiques d'aujourd’hui, nous pouvons comparer cette oeuvre datant de 40 ans avec celles que l'on connaît maintenant.

La deuxième partie du projet sera Danse dans la neige. Françoise aura parlé de son projet à quelques membres du groupe, Jean-Paul Riopelle et Maurice

Perron, lesquels, emballés par l'idée, lui proposeront leur aide pour sa réalisation.

Peu de temps après, Françoise Sullivan exécutera «sa performance» derrière la

maison de Jean-Paul Riopelle à Otterburn Park, sur le flanc du Mont St-Hilaire.

Pendant qu'elle danse sur la neige, Jean-Paul Riopelle la filmera, tout comme le faisait sa mère en juin 1947, aux Escoumins, sur les rives du fleuve. Une fois de plus, le film disparaît, et les seules traces qui nous restent sont les photographies

prises par Maurice Perron au moment de l'action. «Danse dans la neige» sera

réalisée en février 1948.

Les photographies de Maurice Perron se retrouvent sous la forme d'un al­

bum contenant 17 photographies en noir et blanc, imprimées en offset, une séri­ graphie originale de Jean-Paul Riopelle et des textes d'artistes et d'historiens/cri­ tiques accompagnant l'ensemble.70

70 Parmi les auteurs des textes, François-Marc Gagnon, professeur d'histoire de l'art de l'Université de Montréal, en écrira la préface. Il compare Françoise Sullivan aux dan­ seuses et danseurs contemporains de réputation internationale, tel que Yvonne Rainer, Simone Forti, Deborath Hay, ou Steve Paxton, que l'on retrouve sur scène plusieurs années après la réalisation de «Danse sur la neige». Un deuxième texte signé de Fernande Saint-Martin, sous le titre de L'automatisme, la danse et l'espoir, nous fait part du contexte historique dans lequel évolue la danseuse. Un troisième texte, cette fois de l'artiste elle-même, Je précise, nous apporte des commentaires sur la façon dont s'est déroulé l'événement. Ces commentaires sont à la fois historiques et émotifs. Enfin, un dernier texte où l'on retrouve des témoignages de plusieurs membres du groupe automatiste, c'est-à-dire: Jean-Paul Mousseau, Françoise Riopelle, Madeleine Ces 17 photographies sont les traces ou témoignages d'une danse dans la neige sous un soleil hivernal. Vêtue d'une jupe et d'un chandail, coiffée d'un bonnet et gantée de laine, bottes aux pieds et foulard autour de la taille, Françoise Sullivan se livre à une danse peu traditionnelle. Profitant du terrain naturellement acciden­ té, elle improvisera une danse en relation avec l'environnement et la nature. A la façon de Dédale, l'environnement servira de décor. De plus, aucune musique n'est utilisée, le corps seul sert de médium à la «performance».

Danse dans la neige* présentée 30 années plus tard, demeure encore ac­ tuel. Françoise Sullivan nous présente avec des textes à l'appui une action dans un lieu spécifique, à la façon de certaines performances que l'on peut voir aujourd'hui.

Une mise en scène dans un temps et un lieu donnés, temps et espace clos pour faire éclater ce qui reste des oeuvres traditionnelles. La performance se dé­ roule dans le temps, cherche l'éphémère, capte la vie, et est par définition un état instable toujours susceptible de se défaire en une autre chose. Pensons ici aux mou­ vements de bras qui suivent les nuages qui passent. La performance cherche autre­ ment ce à quoi ne répondent pas nécessairement les oeuvres chorégraphiques d'in­ terprétation, ou non plus les oeuvres silencieuses du musée.

Arbour, Marcel Barbeau, Jeanne Renaud, Marcelle Perron, Bruno M. Cormier, Thérèse et Fernand Leduc, en plus de ceux de Gilles Renault et de René Picard. Une citation de Vincent Ewen (fils aîné de Françoise Sullivan, né en 1950) se trouve au début de l'album Danse dans la neige. Cette citation nous résume le contenu de l'ou­ vrage. 107

2.2.4 Autres chorégraphies

Dans cette section, nous parlerons des nouvelles présentations ou manifes­ tations chorégraphiques de Françoise Sullivan depuis 1973, date du retour à la danse de cette dernière. Il est intéressant de constater à quel point Françoise Sullivan, autant par ces nombreuses représentations que par les critiques favorables à son art, aura une fois de plus acquis une renommée dans le milieu de la danse au Québec.

C'est en janvier 1973 que Françoise Sullivan demandera le concours du

Groupe de la Place Royale pour exécuter une chorégraphie à la Galerie III de Mon­ tréal, sous le titre de Droit debout. Cette chorégraphie sera reprise l'année sui­ vante, en février 1974 (le 17), pour l'exposition «Périphéries» au Musée d'Art

Contemporain de Montréal, toujours avec la participation du Groupe de la Place

Royale. En 1975, Droit debout sera présentée cette fois-ci en Ontario, au Kensin- gon Art Association à Toronto, et chez Agnes Etherington Art Gallery de Kingston. En

1978, Droit debout figure parmi les activités de «Qui danse», festival de danse organisé à Montréal en octobre 1978, avec la participation du Groupe Nouvelle Aire de Montréal.

«Droit debout» performance au cours de laquelle les dan­ seurs se tiennent immobiles du début à la fin, se retranchant der­ rière une conscience accrue de leur corps (les spectateurs en fai­ sant autant, par osmose), comme le leur propose Françoise dont la voix en triple surimpression confère au spectacle une ambiance hallucinante».71

71 Description de la chorégraphie «Droit debout» par David Moore, tiré du catalogue de l'exposition de Françoise Sullivan, op.cit., p.79. En octobre 1978, Françoise Sullivan participe aux activités de «Qui danse» au Théâtre Centaure, à Montréal. Six «chorégraphies»72 sont présentées sous le titre de: «Essai en six parties». Dans le programme, Françoise nous précise l'esprit dans lequel elle tient à présenter son travail:

«Ce spectacle n'est pas un spectacle, mais un atelier où des improvisations sont structurées à l'intérieur de thèmes définis. Aux danseurs, j'ai proposé le thème de l'anti-héros et donné com­ me gage, d'effectuer une danse invisible».73

Avec cette notion de «danse invisible», Françoise Sullivan proposait des rôles à l'encontre de ceux établis et connus dans la danse classique ou moderne.

Dans la même année de 1978, Hiérophanie sera présentée en décembre, dans le cadre des «choréchanges» avec la participation du groupe Nouvelle Aire.

Hiérophanie est une chorégraphie pour cinq danseurs74 avec une musique africaine préenregistrée.

72 Nous employons ici le terme de «chorégraphie», bien que Françoise Sullivan, elle, ne l'utilise pas. Elle dira à ce propos, dans le programme de la soirée: «Ces chorégra­ phies ne sont pas des chorégraphies mais le point où nous en sommes dans un proces­ sus de travail entre six danseurs et moi».

73 Tiré du programme «Octobre en danse» Françoise Sullivan.

74 Les danseurs: Michèle Febvre, Paul-André Fortier, Ginette Laurin, Daniel Léveillé, Da­ niel Soulières. Françoise Sullivan est souvent partie d'une idée de base pour la création de ses chorégraphies75. Hiérophanie est une oeuvre géométrique. L’espace est divisé en bandes parallèles dans lesquelles les danseurs exécutent et improvisent des mou­ vements. Chacun des danseurs occupe une bande, et change de place en cours d'exécu­ tion. Bien que le tout semble strict et structuré, il y a place à l'improvisation, de sorte que ce qui ressort de la pièce est à la fois catégorique, rigoureux (avec la structure des bandes) et émotif et même quelquefois, intuitif (que l'on retrouve beaucoup avec l'improvisation).

Certains éléments d'Hiérophanie doivent être soulignés. On pense entre autres aux costumes des danseurs, pantalon et jupe portés par chacun d'eux, avec le torse et les seins nus76 . Un long rouleau de papier brun sera déroulé à un certain moment (au cours de la 3e partie, au milieu de la pièce), puis déchiré. Un danseur viendra alors «marcher» ou plutôt piétiner le papier.

Ce papier sert à la fois d'élément sonore lors du piétinement, et aussi de décor, lorsque le papier traverse la scène en diagonale.

La finale de la pièce Hiérophanie est une série de tours que les danseurs exécutent sur eux-mêmes, à la façon des Dervis Tourneurs de Konya en Turquie.

75 Pensons au mouvement de balant de Dédale qui demeura jusqu'à la fin de la chorégra­ phie.

76 on pourrait faire une comparaison ici avec la danse classique où le rôle du danseur masculin est bien définie par rapport à la danseuse. Le danseur a joué longtemps le rô­ le de «Porteur». David Moore nous présente une description de cette finale; la voici:

«Dans Hiérophanie, une autre chorégraphie produite par Sullivan en 1979, la partie finale se révèle importante: Trois danseurs effectuent des girations, chacun dans son propre temps biologique, jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus continuer, puis s'affaissent l'un après l'autre au sol. Même le lent déplacement des cinq danseurs qui, dans l'une des premières parties de cette même danse les yeux fixés droit devant eux sur l’espace infini, délimi­ tant un espace autour d'eux, se transforme en un lent mouvement en spirale de chaque côté».77

Un des danseurs ou interprète d'Hiérophanie, Daniel Soulières78, ajoute quelques commentaires à propos de la pièce.

«... émotion qui n'est pas théâtralisée ou qui n'est pas dictée par un scénario, mais provient des profondeurs de la personne qui bouge musculaire-ment dans l'espace».79

Le but d'Hiérophanie n'est évidemment pas narratif. Françoise, à la façon de Dédale ou de Danse dans la neige, part du mouvement et l'émotion est intégrée aux gestes.

En avril 1979, Hiérophanie est présentée au public, à la salle commu­ nautaire d'une église de Montréal, avec la participation du Musée des Beaux-Arts de

77 Catalogue d'exposition de «Françoise Sullivan», op.cit., pp.83-84.

78 Daniel Soulières aura dansé ou interprété toutes les nouvelles chorégraphies de Fran­ çoise Sullivan.

79 Entretien avec Daniel Soulières, juin 1983. Montréal. La musique sera cette fois de Vincent Dionne, qui jouera sur place avec des instruments de percussion de sa propre invention.

Hiérophanie sera représentée à Milan (Italie) en mai 1979, à la Galerie

Dove le Tigre, et à Québec, en mars 1980, dans le cadre de l'événement Danse Ac­ tuelle, tenu dans les locaux des Ballets Jazz de Québec, sous l'égide de la Chambre

Blanche (Galerie multidisciplinaire et d'art contemporain), ainsi qu'au Musée d’Art

Vivant Véhicule Inc., en avril de la même année.

Accumulation ou Accumulation of Movement est une autre chorégra­ phie de Françoise Sullivan qui sera montrée au public pour la première fois, le 27 avril 1979, à London en Ontario, à la Forest City Gallery. La musique est de Vincent

Dionne et les danseurs seront: Michèle Febvre, Ginette Laurin, Daniel Soulières,

Daniel Lève il lé, avec des interventions de Françoise Sullivan et David Moore. Cette

même chorégraphie sera présentée en Italie, à Ferrare, en juin 1979, au Palazzo de

Diamenti, en même temps que Dédale:

«A Ferrare, pour la chorégraphie «Accumulation II», la porte du Musée est bloquée par des roches. Les danseurs, disposés en cercle sur la pelouse, répètent certains mouvements, variant et élaborant les enchaînements. Quant à Françoise, elle n'en finit pas d'aller et de venir, retirant une à une les roches qui bloquent la porte et les disposant en cercle autour des danseurs».

«Finalement, le cercle est complété et on peut entrer dans le musée. A l'intérieur, Ginette Laurin exécute «Dédale», choré­ graphie qui date de 30 ans, avec ses mouvements profonds et res­ pirations haletantes, qui part d'un équilibre hiératique. Cette in­ tense et gracieuse danseuse, serait-ce la jeune Françoise qui re­ monte dans le temps».80

00 Tiré du catalogue, op.cit., p.88. 112

En automne 1979, Accumulation III que l'on verra à la Galerie Véhicule Inc.,

à Montréal, et qui durera trois heures.81

«Dans la chorégraphie «Accumulation III», 1979, présentée à la Galerie Véhicule, les danseurs entrent simultanément de toutes les portes puis forment un cercle tout en faisant des mouvements frénétiques et en respirant bruyamment. A la fin du spectacle, ils se retirent de la même façon qu'ils sont entrés».82

Accumulation III a une gestuelle improvisée, c'est l'idée qui dirige le danseur. Celui-ci commence par un mouvement qu'il doit répéter 40 ou 50 fois, puis ajoute un deuxième mouvement (superposition de mouvement) ainsi de suite, et développe toute une séquence. Le danseur est libre d'utiliser le mouvement qu'il veut bien, mais il doit respecter le concept de base, que ce soit le mur de pierre, l'aspect extérieur, tel que la température, ou encore les voitures qui tournent autour des danseurs83 et qui peut aussi être de terminer le mouvement de la même façon que le danseur a débuté.

Accumulation est donc un ensemble de mouvements que chacun des dan­ seurs accumulait, exécuté dans un lieu spécifique, ce qui influençait les types ges­ tuels des danseurs, et qui donnait des accumulations différentes, mais le principe reste le même.

81 Les danseurs seront les mêmes qu'à Ferrare en Italie. La musique sera de Vincent Dionne.

82 Tiré du catalogue, op.cit., p.88.

83 Accumulation aura aussi été dansé sur la «montagne» à Montréal, une journée de pluie avec des feuilles au sol, à l'automne, et dans un stationnement du Centre-Ville de Montréal. 113

Au cours de la même année de 1980, mise à part la série «Accumulation», la pièce A tout prendre84 sera créée, David Moore nous décrit une fois de plus le scénario:

«Dans «A tout prendre, 1980, les danseurs accumulent non pas les mouvements, mais les objets. La scène ressemble à un amoncellement de débris et le bruit du métal sur le métal est si­ nistre. L'effort désespéré de les retenir tous en même temps, mène à une situation absurde».

«Cette danse est l'une des rares qui comportent un aspect burlesque; mais elle est tempérée par une austérité et une inten­ tion allégorique. Le message social est direct et l’on hésite à rire. Une nouvelle période de richesse marque la synthèse des différents aspects de l'oeuvre antérieur de Sullivan plus intégré que les autres».8485

Le processus de création de cette pièce est assez intéressant. Suite à une série d'improvisations et d'accumulations d'idées, un scénario s'est construit.

Daniel Soulières nous raconte tout le processus, du début de la conception à la réalisation de A tout prendre. Trois idées (ou concepts) étaient à la base de l'improvisation. Il s'agissait:

1 ) De se pencher pour ramasser des objets.

2 ) Intégrer ces objets à soi.

3 ) Jusqu'à parvenir à une certaine frénésie d'accumulation d'objets.

84 A tout prendre a été créé pour Daniel Soulières et Monique Giard pour l'événement «Treize chorégraphies pour deux danseurs», présenté au Centre d'essai du Conventum de Montréal. La musique est de Rober Racine.

8 5 Tiré du catalogue, op.cit., p.90. 114

Aux moments des premières répétitions, tout était purement imaginaire.

Après quelques répétitions d'improvisation des trois idées de base, Françoise Sulli­ van, avec Daniel Soulières et Monique Giard, partent dans le Vieux Montréal, dans les vieux magasins ou surplus militaire à la recherche d'objets. Aucune intention par­ ticulière ou idée préconçue pour le choix des objets, sinon la «beauté» que ceux-ci

évoquaient au moment précis du choix, ou la «forme». Une vingtaine d'objets hété­ roclites auront donc été choisis. Il y avait entre autres des grosses bottes, un man­ teau de toile beaucoup trop long, sur lequel les objets seront accrochés.

A chaque jour, Françoise apportait des éléments nouveaux qui amélioraient la qualité de la chorégraphie, nous dira Daniel Soulières.

Au niveau gestuel, tout est partie d'improvisations, et lorsque les objets et les costumes arrivent, tout est devenu plus organisé, c'est-à-dire de moins en moins mimé ou abstrait. Françoise fixera à partir des improvisations de Daniel et Mo­ nique, toutes les séquences de mouvements de la chorégraphie du début à la fin.

Rober Racine, le créateur musical de cette pièce, assistera à plusieurs ré­ pétitions, pour finalement intervenir au niveau sonore, et même au niveau du per­ sonnage à un certain moment dans la pièce.

L'aspect théâtral de cette pièce est assez marqué par le jeu dramatique des danseurs, le décor et les costumes. Jamais auparavant, le propos n'était dramatique en soi. Il le devenait par l'émotion que Françoise mettait dans le mouvement, mais ce n'était jamais un déve­ loppement théâtralement dramatique, comme on le retrouve dans A tout prendre.

La critique de cette pièce fut mitigée. Quelques-uns y voyaient une allégorie de la société de consommation, d'autres une allusion à la violence. Mais pour Fran­

çoise Sullivan, il n’y a aucune intention particulière à la base de la création de cette pièce.

Et en 1981, «Et la nuit à la nuit» présentée les 27, 28, 30, 31 mars et le

1er avril, au Théâtre le Tritorium, Cégep du Vieux-Montréal.

«Dans «Et la nuit à la nuit», 1981, tous les éléments d'ar­ chétypes qu'elle a déjà utilisés se retrouvent dans une synthèse émouvante et profondément humaine. «Le Grand Plein» archétype féminin, devient une nouvelle célébration d'une ère matriarcale où les déesses aux hanches gonflées, comme les Vénus paléolithiques, étaient des vaisseaux de fécondité. Suivent la dominance du mâle et l'absurde rituel aux appareils modernes dans un individualisme aliénant. L'équilibre est réalisé lorsque la danseuse enceinte, nue, traverse la scène et dépose des lapins vivants d'un volumineux pa­ nier».86

«■Et la nuit à la nuit» est une chorégraphie composée pour plusieurs dan­ seurs. A l'opposé de ses chorégraphies contemporaines, cette pièce est basée sur des références; sur la maternité, ou les rôles que la femme a tenus au cours des époques antérieures. Françoise Sullivan sera soucieuse de créer plusieurs tableaux, non pas

86 Tiré du catalogue, op.cit., p.90. 1 16

sous forme de scénario chronologique, mais plutôt thématique, et sous forme d'émo­ tion, d'état différent, tel que: le rituel familial, la séduction.

Les danseurs auront, comme le décrit la citation précédemment, les hanches gonflées avec des tissus qu'elles auront placés dans leurs maillots. Françoise leur demandera de sentir leurs hanches seulement. Ces gestes s'inspirent des mouve­ ments primitifs qu'elle puisera dans les images anciennes, et ces formes rappellent celles des vécus et déesses. Ils seront surtout répétitifs et circulaires. Le cercle

étant une forme de gestuel qu'elle associe à la rondeur de la femme. CONCLUSION «Les oeuvres de Françoise Sullivan n'ont pas le caractère irrévocable des

énoncés d'une pensée absolue: elles tiennent compte de la temporalité de l'existen­ ce».1

On ne saurait qu'acquiescer à la lecture de ce commentaire de David Moore.

Voilà un énoncé qui résume bien le caractère particulier de l'oeuvre et de l'artiste.

Il met en évidence cette particularité qui marque sa démarche depuis les débuts au- tomatistes. En effet, Françoise Sullivan n'a rien de l'artiste dogmatique qui fige son travail dans le cadre rigide de principes immuables. Au contraire, son travail, sans nier une certaine constance dans la démarche et dans les choix, est marqué par une

évolution régulière au fil des années et des nouvelles expériences acquises avec l'ex­ ploration des idées qui se succéderont.

Le Québec des Automatistes, nous en avons déjà discuté, est en pleine muta­ tion sur les plans intellectuel et social. L'avenir culturel du Québec est en gestation et plusieurs initiatives importantes voient le jour. La fondation de la C.A.S. qui en­ tend promouvoir l'art moderne (groupe d'artistes à tendances non académiques) fournira à Françoise Sullivan une première occasion de présenter son travail. Elle exposera deux toiles2 à l'une des deux expositions dites des «Sagittaires». La parti-

Phrase de David Moore, «Françoise et l'espoir», tiré du catalogue de l’exposition de Françoise Sullivan, op.cit.

Référence au Chapitre 1.2.7, Les Sagittaires, première partie. cipation de la jeune artiste souligne son intérêt pour les idées nouvelles sans pour autant signifier son adhésion à un quelconque mouvement.3

Elle se joindra par la suite au «groupe» de Borduas, enseignant à l'École du

Meuble. Choix déterminant pour Françoise alors jeune étudiante des Beaux-Arts. En effet, Borduas affronte Peilan, professeur aux Beaux-Arts, dans un duel d'idées qui scindra en deux et pour longtemps, le petit univers artistique québécois à peine

éclos. Elle franchit donc un point de non-retour et choisit avec détermination d'aller de l'avant. Elle participe activement à la promotion des idées de ce groupe qu'on ap­ pellera bientôt «Les Automatistes» et qui n'est pas en bons termes avec les autorités et la société. Les Automatistes et Borduas subiront les coups d'une presse à l'esprit

étroit et seront mis aux bans suffisamment longtemps pour ne pas s'en remettre.

Françoise participera à cet événement culminant que sera «Refus global» en signant un texte où elle fait état des préoccupations qui marqueront toute sa production ar­ tistique dansée.

On peut interpréter l'intérêt de Françoise Sullivan pour Borduas plutôt que

Peilan de plusieurs façons différentes: séduction par l'esprit de liberté qui se dégage de l'idéologie automatiste, attraction d'une jeune étudiante pour un groupe réunissant d'autres jeunes artistes, curiosité pour un mouvement dont elle entend parler mais qui ne lui est pas aussi facilement accessible que celui de Peilan qui enseigne à l'école

3 Françoise Sullivan nous affirme elle-même lors d'un entretien (octobre 1980), qu'à l'é­ poque, l'exposition les Sagittaires étaient pour elle une expérience artistique person­ nelle plus qu'une tentative de s'identifier à un quelconque mouvement. 120

qu'elle fréquente, ou s'agit-il plus simplement de suivre son ami de l'époque Pierre

Gauvreau4 lui-même un protégé de Borduas?

Tous ces facteurs s'enchaînent probablement en une suite, chacun y trou­ vant son rôle. On peut probablement avancer cependant, qu'à la suite de son intro­

duction au groupe et au mouvement, Françoise Sullivan se sentira plus près des Au-

tomatistes, dans sa démarche intellectuelle, que de Pellan qu'elle connaît déjà,

l'ayant eu comme professeur. Elle trouve chez les Automatistes un milieu qu'elle juge plus propice au développement de son art.

Elle puisera chez les Automatistes une assise pour sa démarche personnelle,

l'idéologie automatiste lui transmet tout ce refus de l'académisme, cette recherche de

la liberté d'expression, de la spontanéité et cette détermination à explorer l'incons­

cient, l'adoption des principes automatistes et le reflet de ceux-ci autant à travers sa

production chorégraphique (spontanéité des danses évoquant les saisons, voyage dans

l'inconscient de Dédale) qu'à travers ses écrits et communications (plaidoyer contre

l'académisme et l'absence de liberté) nous portent à affirmer que Françoise Sullivan

est vraiment une artiste automatiste. S'agit-il d'un paradoxe par rapport à l'énoncé

de Moore? Cette adhésion aux «Commandements» de l'automatisme reflète-t-elle

une position dogmatique? Non si l'on considère finalement que le dogme premier de

l'automatisme est de n'en avoir aucun et de briser les liens qui pourraient entraver

l'acte de création.

4 Souvenons-nous que Pierre Gauvreau aussi étudiant à l'École des Beaux-Arts, avait trouvé en Borduas un artiste ouvert et capable de l'aider et de le comprendre dans son art. 121

Françoise Sullivan fait aussi oeuvre de pionnière au Québec dans le domaine de la danse puisque personne d’autre avant elle n'aura produit ou présenté sur scène des chorégraphies contemporaines. Elle contribuera à donner à la danse moderne au

Québec ses lettres de noblesse.

Il est aussi intéressant de constater qu'elle a su démontrer que les énoncés d'une théorie de la création mise de l'avant par un peintre, Borduas, s'appliquent à la danse, comme l'avait fait Claude Gauvreau pour la littérature.

Il ne faut cependant pas oublier que l’oeuvre de Françoise Sullivan est éga­ lement tributaire de l'influence de sources étrangères à l'automatisme, les Laban,

Wigman et autres grands noms de la danse contemporaine sont présents mais l'esprit automatiste domine; on en retrouve les qualités et les préoccupations.

Françoise Sullivan est une artiste qui intervient encore activement dans le processus du développement culturel et idéologique québécois. Toute sa production en témoigne. Ses activités variées et multidisciplinaires (les activités artistiques de

Françoise Sullivan en peinture et sculpture méritent à elles seules une étude), éten­ dues sur plus de 40 années consacrent son importance, l'actualité de ses premières productions, souligne l'évolution de cette pensée, qui tout en demeurant automatiste,

«tient compte de la temporalité de l'existence». BIBLIOGRAPHIE ALBUM: Danse dans la neige. Album des photographies de Maurice Perron (1948), témoignages de Madeleine Arbour, Marcel Barbeau, Bruno Cormier, Marcelle Perron, François-Marc Gagnon, Gilles Hénault, Fernande Saint- Martin. Texte «Je précise» de Françoise Sullivan. Album imprimé dans les Ateliers Image Quareau.

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Texte de la conférence de Françoise Sullivan en 1975 Texte de la conférence de Françoise Sullivan

Université du Québec à Montréal, Pav. Arts I

Jeudi, le 10 avril 1975 à 12M30

Comme sujet de notre entretien aujourd'hui, il serait bon, en premier lieu, de situer l'art conceptuel, clairement, parce que le terme a été employé trop souvent pour des pratiques qui n'entrent pas dans sa définition exacte.

En second lieu, on pourrait parler des signes et des correspondances de l'art actuel, vues dans un rapport aux tensions politiques et sociales, mais surtout comme révélateurs du monde dans lequel on vit.

Si l'importance de l'art ne se situe pas au niveau du plaisir esthétique, mais plus précisément de l'information intuitive, psychique qui s'en dégage, indiquant le climat d'un monde, il y a lieu d'y jeter un regard pour en extraire ses messages.

Or commençons par situer l'art conceptuel comme interrogation sur la na­ ture et le destin de l'art lui-même.

L'art conceptuel est auto-analyse, analyse réflexive de l'art lui-même, et il devient son propre objet de réflexion.

Mais l'art conceptuel est plus précisément une tendance où la démarche mentale de l'artiste illustrant le concept d'art, présente une importance primor­ 2

diale; les moyens et les matériaux par lesquels ils concrétisent cette démarche n'ayant qu'une importance secondaire. Cette conception donne la priorité à l'attitude sur la réalisation.

Joseph Kosuth a écrit dans son article:

"L'Art est la philosophie" que: "Etre un artiste, aujourd'hui, signifie s'in­ terroger sur l'entité art. Cette interrogation sur la nature de l'art est une idée très importante pour comprendre la fonction de l'art.

La condition artistique de l'art se situe au niveau conceptuel.

L'artiste ne se préoccupe que de la façon dont l'art peut se développer à un

niveau conceptuel et dont les propositions peuvent suivre ce développement".

Si l'art conceptuel ne représente pas, il n'en pose pas moins les problèmes

de la représentation; il ne donne pas à voir une troisième dimension mais développe

son analyse réflexive sur la représentation d'un élément dans l'espace: si par

exemple l'artiste juxtapose des textes et des photographies, c'est qu'il met en ques­

tion le discours sur l'art.

C'est en ce sens que l'on peut parler d'une auto-analyse qui est non seule­

ment analyse de la connaissance qu'il transmet, mais analyse de lui-même en tant

que phénomène artistique. 3

Si l'absence de sens formel met en question l'existence même de l'image, elle ne porte toutefois pas atteinte aux caractéristiques fondamentales de cette même image. C'est là, où se situe la difficulté majeure de compréhension, mais aussi le fond du problème.

L'image est représentation, pourtant la visualisation de l'art conceptuel n'est qu'un moyen pour faciliter la lecture de l'oeuvre.

Le décalage entre la réalité d'intention de l'oeuvre et sa réalité d'aspect dis­

paraît au fur et à mesure que le créateur se soucie moins d'exprimer que de révéler

comment une oeuvre d'art s'inscrit en tant que telle dans notre conscience.

L'art conceptuel entreprend donc de démontrer le véritable fonctionnement

de l'activité mentale dans la création artistique.

Les prémisses grâce auxquelles l'oeuvre d'art est reproduite ont des consé­

quences plus grandes que l'effet de ces prémisses. Or il y aura un déplacement du

domaine fonctionnel de l'oeuvre d'art, vers un discours sur la formation des pré­

misses, au lieu d'agir seulement sur ces prémisses.

L'innovation de l'art conceptuel consiste alors à prendre en considération

des attributs traditionnels de l'oeuvre d’art, pour chercher en quoi ils déterminent

l'oeuvre. 4

L'utilisation du langage constitue un moyen de pénétrer ces données pour faire ressortir et déterminer le processus d'"apparition" de l'oeuvre d'art.

L'art conceptuel met l'accent sur le processus de la pensée dans l'exécution de l'oeuvre d'art. L'objet faisant partie de l'intention inhérente n'est choisi que pour son côté formel.

Mais l'art conceptuel ne se résume pas au seul phénomène du langage: il offre un autre aspect dans les comportements où l'idéologie de l'espace individuel est une idéologie anarchique qui ne peut contribuer à former une possible libération.

L'art comme idée et l'art comme action.

Ici l'artiste tente d'élever sa propre action au rang de mesure du temps.

L'artiste se recueille pour énumérer toutes ses énergies. Et la concentration se ré­ sout en différentes tactiques jouées en première personne ou à travers d'autres personnes, se dégageant à travers des thèmes appartenant aux forces biologiques et anthropologiques de l'homme, de l'Eros et du narcissisme, de la mort de la violence, de l'immortalité et de l'ambiguïté de la connaissance.

La fantaisie de l'artiste affronte la fausse surface de l'apparence dans le but d'y placer l'énergie invisible de l'imagination. 5

L'imaginaire n'est pas un mode de l'irréalité, il existe une affinité dans le matériel romanesque, les rêves, les obsessions de l'artiste et les mythes collectifs de l'imagination qui lui est contemporaine.

Sentiment et imagination sont des révélateurs du monde. Dans les moindres détails d'une oeuvre, on y découvre l'apparence insignifiante qui signifie.

L'oeuvre d'art, de quelque façon qu'elle s'exprime, est l'expression d'une vision du monde, qui s'exprime également dans des ouvrages philosophiques théolo­ giques ou dans des manifestations variées de la vie quotidienne.

L'oeuvre d’art parle des courants qui parcourent le monde, elle révèle l'in­ conscient d'une époque et en le portant à jour, elle l'éclaire.

Certains types de compréhension de faits humains s'en dégagent. Le sens de l'idéologie sécrétée par l'époque révèle une façon particulière de voir et de com­ prendre l'homme.

La seule façon d'entrevoir ce qu’est une oeuvre d'art est dans son rapport essentiel aux valeurs fondamentales de l'existence.

Il y a une reconnaissance d'un ensemble de valeurs conformes aux fluctua­ tions du temps. 6

Il faut dire que l'art, dans un contexte véritable intègre la plus grande quantité de sens possible. L'art est en quelque sorte l'expression d'une expérience

métaphysique, c'est-à-dire du sens total que prend pour l'homme, l'expérience hu­

maine.

L'oeuvre d'art est un travail spécifique qui consiste à apporter le maximum

de conscience à un moment donné de l'histoire, par les vérités authentiques qui l'ani­

ment, la soutiennent et la traversent, la dépassent.

Le miroir qui porte l'oeuvre provient de la divergence totale de son être, de

l'effort par lequel un homme s'efforce de dire ce que pour lui, sa condition d’homme

signifie.

Cet apport n'est presque jamais direct puisque l'art est une transposition du

réel. Elle se lit dans la multitude des signes révélateurs d'une condition humaine que

l'art projette par le champ de son exploration.

L'artiste est un homme qui se trouve en trouvant son langage, mais du même

coup, il nous trouve.

Tout langage s'offrant comme un univers imaginaire joint et rejoint les

mythes personnels et archétypes collectifs. Il parle en même temps de tout un

homme et de tout l’homme. 7

La pratique de l'art n'est pas une activité anodine, superficielle, décorative.

Je dirais plutôt qu'elle implique une vision tragique qui est celle de toute entreprise où la condition de l'homme est assumée.

Or ce que nous visons ici, c'est le monde des significations, des signes que nous apporte en le considérant, le panorama de l'histoire de l'art contemporain.

Sur cette hypothèse de la révélation de notre monde par l'art, je voudrais ouvrir la discussion. ANNEXE II

Photographies de la chorégraphie Dualité. Photographie no 1 Photographie no 2