Revue Géographique de l'Est

vol. 45 / 1 | 2005 Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rge/518 DOI : 10.4000/rge.518 ISSN : 2108-6478

Éditeur Association des géographes de l’Est

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2005 ISSN : 0035-3213

Référence électronique Revue Géographique de l'Est, vol. 45 / 1 | 2005, « Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 08 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rge/518 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rge.518

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SOMMAIRE

Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement Stéphane Rosière

Nettoyage ethnique, partition et réunification à Chypre André-Louis Sanguin

Le en voie d’homogénéisation : quelle est la part du « nettoyage ethnique » ? Michel Roux

Le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine : buts atteints ? Laurence Robin-Hunter

Le nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie : le cas de la Krajina de Nicolas Lejeau

Comptes rendus

Bussi M., Badariotti D. (2004). — Pour une nouvelle géographie du politique. Territoire – Démocratie – Élections Paris, Anthropos, collection « Villes-Géographie », 301 p. Stéphane Rosière

Pierre G. (2004) — Agriculture dépendante et agriculture durable. La PAC et les plateaux du sud-est du Bassin parisien Paris, Publications de la Sorbonne, 328 p. Jean-Pierre Husson

Mercier D., dir. (2004). — Le commentaire de paysages en géographie physique Paris, A. Colin, 256 p. Michel Deshaies

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Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement Ethnic cleansing, political violences and settlement Ethnische Säuberung, politische Gewalt und Besiedlung

Stéphane Rosière

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 17 mai 2005, accepté le 3 juin 2005

Que soient ici remerciés Messieurs Herbert Néry, Président de l’Université Nancy 2, et les professeurs Michel Roux et André-Louis Sanguin pour leur soutien concret à la réalisation de ce numéro.

1 Le but de ce numéro de la Revue Géographique de l’Est est de présenter quelques cas européens de transformation du peuplement — celui-ci étant entendu comme la répartition de la population dans l’espace — résultant de violences politiques, et particulièrement de cas de « nettoyage ethnique ». Cette problématique a une double valeur épistémologique et informative. En effet, les facteurs de distribution des hommes les plus souvent mis en avant par les géographes sont le milieu et l’économie. Les contraintes naturelles, dès P. Vidal de la Blache au début du XXe siècle, puis les facteurs économiques sous l’impulsion de Pierre George dans les années 1950, ont été étudiés et leur influence sur le peuplement a été, à juste titre, mise en exergue. Cependant, la sous-estimation — quand ce n’est pas l’omission pure et simple — des facteurs politiques est regrettable mais perdure. Cette position paraît préjudiciable à la géographie humaine en l’écartant de débats qui traversent toutes les sciences humaines. Ainsi, ce numéro, illustré par les contributions de messieurs les Professeurs André-Louis Sanguin (Paris IV) et Michel Roux (Toulouse 2), ainsi que par de jeunes chercheurs Laurence Robin-Hunter (Paris IV) et Nicolas Lejeau (Nancy 2) concernant l’Europe du Sud-Est, soulignera l’importance des processus liés à la violence politique en tant que facteur agissant sur la structuration du peuplement et sur l’espace en

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général. Ce numéro sera aussi l’occasion de revenir sur quelques aspects méthodologiques liés à ces questions.

Logiques spatiales des violences politiques

2 La violence politique est celle qui est produite par des acteurs politiques. Dans la perspective d’une transformation violente du peuplement, on peut distinguer, en reprenant un clivage classique, l’État qui dispose en théorie du monopole de la « violence légitime » (selon l’expression célèbre de Max Weber) et la violence « illégitime ». Celle-ci est générée par des partis ou associations politiques, ou d’autres structures comme les sectes ou des Églises, puis exercée par des groupes armés qui en sont l’émanation et exercent des contraintes psychologiques et physiques pour parvenir à leurs fins. Ainsi, les groupes humains (on parlera d’ethnies, dans l’acception la plus générale et la plus neutre de ce terme) jugés indésirables peuvent-ils être victimes de déplacements ou d’expulsions forcées, voire de tentatives d’extermination de la part de nombreux acteurs.

3 De toute antiquité, les pouvoirs politiques ont déplacé les hommes au gré de leurs rapports plus ou moins conflictuels avec leurs sujets. Dans l’Empire ottoman, les sultans déplaçaient des ethnies (chrétiennes ou musulmanes) suivant la pratique du sürgün (littéralement le « bannissement » en turc). Il s’agissait aussi bien de peupler des secteurs stratégiques, de consolider des aires frontalières, que de punir des groupes récalcitrants. D’une manière générale, tous les grands empires ont érigé la déportation des peuples en technique de pouvoir, participant ainsi activement à la modification de la carte socioculturelle du monde.

4 Dans les États plus contemporains, la volonté d’homogénéisation des populations, suivant le principe de nationalité, est devenue le facteur déterminant. En effet, comme l’affirmait avec clarté Ernest Gellner (1989, p. 11), dès la première ligne de son ouvrage : « Le nationalisme est essentiellement un principe politique qui affirme que l’unité politique et l’unité nationale doivent être congruentes ». La recherche de l’homogénéité nationale (ou ethnique) a été pensée tout à la fois comme la condition de la légitimité et de la sécurité des États. Ainsi, beaucoup d’entre eux ont pratiqué des formes d’« aménagement du territoire » (sic) qui n’étaient pas liées à une pensée positiviste (selon le continu implicite de cette expression bien française) mais à la volonté explicite de destruction de populations allogènes, allophones ou allothrisques1. L’État, et surtout l’État-nation, a généré l’adaptation de sa population à ses normes par l’intégration forcée (la non- reconnaissance de l’altérité) ou, au contraire, par l’expulsion du corps social — potentiellement, l’épuration, le « nettoyage » — qui peut viser toutes sortes de catégories de population : ethnique, culturelle, religieuse, linguistique, sociale, sexuelle, etc. (Bell-Fialkoff, 1996). On insistera évidemment ici surtout sur les clivages ethniques ou nationaux sans sous-entendre que les autres n’ont pas de pertinence.

5 Issues de ces logiques anciennes ou plus contemporaines, les violences politiques visant des ethnies distinctes font partie des méthodes de pouvoir utilisées dans des dizaines de pays. Ces logiques sont liées au devenir de l’État territorialisé. Elles sont liées à la création de l’État (statogenèse), à sa défense (guerre interétatique, lutte contre les séparatismes), ou à ses projets d’expansion (doctrines irrédentistes ou impérialistes). Ces logiques se sont développées au fur et à mesure que l’État a renforcé son emprise sur sa population, notamment par l’édification d’un encadrement administratif de plus

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en plus performant. L’administration, fruit et moteur de cette logique de rationalisation et d’homogénéisation, a sans cesse accru son niveau de coercition que soit par homogénéisation ethnique (par l’école et les services de l’État), ou par ingénierie ethnique (capacité à agir spatialement sur les ethnies) ou stress ethnique (pressions d’ordre législatif). Pourtant, nous ne considérerons pas que l’État soit, par essence, une structure violente, un Léviathan à l’action intrinsèquement négative — nous pensons que l’État n’est que ce que l’homme veut bien en faire. Mais ce sont les représentations conflictuelles, dominantes, qui, dans une recherche d’efficacité, ont privilégié ces logiques dont la violence est l’ultime apanage. Pour autant, on doit contrebalancer ces logiques en rappelant que l’État peut (et devrait) être un garant de la sûreté de ses populations.

6 Dans certaines régions du monde, c’est précisément la faiblesse de l’État qui génère les violences. C’est d’abord le cas dans la périphérie du système-monde où les États « échoués », les « Quasi-États » selon l’expression de R. Jackson (1990), ne sont plus (ou n’ont jamais été ?) en mesure de contrôler leurs territoires. L’« importation » forcée de l’État a généré un ajustement coercitif aux structures de l’État-nation pensé comme norme universelle. Cet ajustement a engendré une conflictualité structurelle dont les ethnies ne répondant pas à la norme « nationale » sont les premières et les logiques victimes. La périphérie des Empires contemporains forme aussi une autre zone de décomposition de l’État, et c’est tout particulièrement le cas de la périphérie de l’ex- Union soviétique, où la faiblesse du pouvoir central génère la conflictualité. Dans ces périphéries d’empire, la violence est largement le fait de groupes ethniques, structurés en partis et/ou milices, qui se sentent (ou sont réellement) menacés et s’en prennent localement aux membres d’autres groupes, autres minorités ou groupe « majoritaire » à l’échelle de l’État. Au-delà de la rhétorique souvent réductrice de majorité/minorité (le majoritaire à l’échelle de l’État étant éventuellement minoritaire dans les régions affectées par des « nettoyages », tel est le cas pour les Serbes au Kosovo). Dans les pays les plus multiethniques, les situations conflictuelles génèrent des affrontements croisés et complexes.

7 Cependant, on aurait tort de croire que toutes les violences politiques affectant le peuplement relèvent de l’ethnique. La violence peut être plus strictement idéologique, opposant des groupes qui appartiennent aux mêmes ethnies ou nations. La libanisation (processus d’effondrement de l’autorité de l’État et de parcellisation conflictuelle du territoire en entités séparées par des lignes de front, s’auto-administrant en toute illégalité) est une situation de violence politique liée à la faiblesse du centre. Pour ne prendre qu’un seul exemple, en Colombie, au moins trois millions de personnes auraient été déplacées depuis 1985 en raison d’un conflit dont les causes sont la compétition pour le pouvoir, l’idéologie et les narco-dollars2…

8 Ainsi, quels qu’en soient les acteurs et les formes, la tentation de la violence reste une caractéristique majeure du système-monde contemporain, et notamment de sa périphérie. Cette conflictualité structurelle se traduit par l’existence de plus de 50 millions de réfugiés et de personnes déplacées dans le monde3, la plupart étant les victimes de conflits intra-étatiques se développant en affrontements interethniques et/ ou en « nettoyages ethniques ».

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Le nettoyage ethnique, une violence spécifique

9 Sans revenir sur l’origine de cette expression — liée au conflit en Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995 (Krieg-Planque, 2003) —, ni sur l’éventail des définitions proposées (Bell- Fialkoff, 1993 ; Roux, 2000 ; Fein, 2001 ; Mann, 2001 ; Rosière, 2004), nous partirons du postulat suivant : le « nettoyage ethnique » est une politique, et non pas une simple pratique ou une stratégie (Petrovic, 1994, p. 349), qui nécessite à la fois une pensée organisée, une idéologie et une application méthodique, par le biais de structures appropriées. Le « nettoyage ethnique » se concrétise sur le terrain grâce à une tactique articulant différents acteurs, qu’il s’agisse d’ethnocrates — suivant le néologisme de G. Aly (1999) — en tant qu’encadrement, ou d’exécutants armés. De son origine militaire, l’expression de « nettoyage » (dans le jargon militaire, « nettoyer », c’est liquider les poches de résistance dans un secteur généralement fraîchement conquis), conserve en effet une de ses caractéristiques les plus concrètes : elle est menée par une armée, sinon par la police, des groupes paramilitaires ou des milices d’autodéfense. Tous les exemples développés dans ce numéro sont dans ce cas. Le but du nettoyage ethnique est de modifier de façon durable le peuplement d’un territoire-cible. Le plus souvent, cette modification est recherchée par le départ spontané de la population (en créant du « stress ethnique » — législatif par exemple), sinon en générant un exode par le biais de pressions psychologiques de plus en plus fortes. Peu de personnes quittant spontanément leur domicile, le recours à l’expulsion manu militari est souvent nécessaire. Les violences physiques, et plus spécifiquement les massacres (Sémelin, 2004) sont un élément important dans les tactiques de « nettoyages ethniques ». Plus que le massacre généralisé (ou génocide — quoique cette notion soit plus étendue), le massacre ponctuel, « exemplaire », paraît la méthode la plus efficace en ce qu’elle engendre la fuite massive des personnes visées sans impliquer la logistique lourde que rend nécessaire une élimination systématique — dont la Shoah a été l’exemple le plus poussé. Le génocide est sans doute la violence politique la plus médiatisée, le crime de génocide a aussi valeur légale (contrairement à la notion de « nettoyage »). Le génocide (Lemkin, 1944 ; Dadrian, 1975 ; Kuper, 1981 ; Fein, 1990, 1992) est spontanément compris comme extermination. Cependant, sa définition juridique est plus large puisqu’elle implique aussi la volonté de détruire une ethnie « tout ou en partie »4. Cette notion de « partie » est interprétable en fonction de l’échelle à laquelle on analyse le phénomène. Le fait d’éliminer tous les membres d’un groupe dans un secteur donné constitue bien un acte de génocide, répréhensible à ce titre par la juridiction internationale (Dahlman, 2005). La notion de « nettoyage ethnique » a pu être critiquée (Fein, 2001) et considéré comme un euphémisme visant à couvrir des actes de génocide. Il paraît cependant possible de distinguer clairement les deux notions en posant que « si le génocide a pour finalité un peuple, le nettoyage ethnique a pour finalité un territoire » (Rosière, 2004, p. 228). Défini ainsi, le « nettoyage » s’impose comme une démarche spatiale, une géopolitique, une forme radicale de contrôle de l’espace.

L’Europe : espace marqué par une forte conflictualité ethnique

10 Le lien entre évolution territoriale de l’État et nettoyage ethnique atteint sans doute son paroxysme en Europe. C’est que le « vieux continent », un des centres du système-

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monde, a inventé – à peu près en même temps que les États-Unis, mais ceux-ci dans un contexte où l’Amérindien jouait le rôle de l’indésirable — la norme de l’État-nation au peuplement homogène. Le « nettoyage » est le processus logique, rapide et violent permettant l’ajustement du peuplement à cette norme.

11 En Europe, et particulièrement dans l’Europe centrale et orientale, soit de la Grèce aux pays baltes ou à l’Ukraine, deux types de « nettoyages » peuvent se distinguer : « nettoyage » de statogenèse, et de translation territoriale (Rosière, 2004)5. Dans cet espace, la création des États s’est souvent accompagnée de « nettoyages » plus ou moins sévères (Grèce et Turquie entre 1912 et 1923 formant un cas paroxystique). Robert Hayden (1996) a fait de la partition le contexte géopolitique privilégié des « nettoyages » européens. Dans le contexte centre-européen, et plus particulièrement balkanique, les ethnies — ou nations précisément parce qu’elles prétendent former un État — sont entrées en compétition pour créer des espaces centraux de peuplement homogène. La création de ces espaces centraux a été ressentie, à tort ou à raison — il peut s’agir d’une « représentation » construite de toutes pièces autant que d’une analyse stratégique pertinente —, comme une condition nécessaire à la survie.

12 Dans les conflits plus récents de la fin du XXe siècle, la statogenèse s’est poursuivie par la dislocation de la Yougoslavie et de l’Union soviétique en 1991, ainsi que par la scission de la Tchécoslovaquie le 1er janvier 1993. Les « nettoyages » n’ont, bien sûr, pas été systématiques lors de ces statogenèses et ils ont concerné des États reconnus par la communauté internationale aussi bien que des entités autoproclamées : Krajina serbe de Croatie, régions serbes de Bosnie (cf. articles de Lejeau et de Robin-Hunter) ou RTCN à Chypre (cf. article de Sanguin) ; cependant, nonobstant ce distinguo juridique, ils ont alors fonctionné suivant les mêmes logiques.

13 D’autres cas de « nettoyage » relèvent de « translations territoriales », produites par l’accroissement du territoire de l’État. Ils concernent des territoires périphériques, en général mal intégrés à l’État, distincts du centre par leur peuplement, et de ce fait souvent en conflit avec lui. Ces politiques peuvent être menées en représailles lors de périodes d’occupation (Partisans titistes à Trieste et en Istrie en 1945, sud slovaque en 1945 également), au moment d’une annexion, ou pour mater les velléités indépendantistes de confins mal arrimés à l’entité nationale. Dans cette perspective de (re)prise en main d’une périphérie, c’est plutôt le Kosovo (cf. article de Roux) qui, dans ce numéro, s’impose comme un cas d’école, mais l’on peut aussi envisager les sécessions de la Krajina serbe et de la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine comme des « nettoyages de translation » liés à la volonté d’extension de la Serbie…

Dans les Balkans, des effectifs considérables et un peuplement totalement remodelé

14 Comme le suggère l’énumération de ces quelques exemples, les processus de « nettoyage » se sont largement épanouis dans les Balkans. Pourquoi ? On doit souligner que cette région fut une des toutes premières à « importer » de manière radicale et avec le soutien des puissances occidentales, le modèle normatif de l’État- nation (la création d’États-nations fut légèrement antérieure en Amérique latine). La création coercitive d’États-nations dans les Balkans a commencé en Grèce dans la première moitié du XIXe siècle6. Cette statogenèse éminemment conflictuelle a eu pour corollaire massacres réciproques et expulsion des éléments allogènes dont les deux

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guerres balkaniques de 1912 et 1913 furent les épisodes les plus emblématiques (mais pas les seuls). L’espace ex-yougoslave a été concerné par des processus de ce type depuis juillet 1878 au moins (Congrès de Berlin)… et jusqu’aux guerres de 1991-95, sinon jusqu’à aujourd’hui au Kosovo... On peut donc considérer les Balkans comme le laboratoire de l’introduction de l’État-nation occidental, modèle qui s’est ensuite étendu à l’Europe centrale en 1918-19 (à cette occasion, on a d’ailleurs forgé l’expression de « balkanisation », qui n’est cependant en rien synonyme de « nettoyages »). En Europe centrale, les nettoyages ethniques ont atteint leur plus grande ampleur durant et après la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, par le biais de la décolonisation, ils se sont imposés à l’échelle du monde, participant aux déchaînements de violences qui caractérisent le Tiers Monde contemporain.

15 En ce qui concerne les effectifs concernés, depuis la formation des États-nations balkaniques, le nombre de personnes déplacées, expulsées ou tuées, est considérable. Sans prétendre être exhaustif, rappelons que les guerres balkaniques ont engendré l’exil forcé de 500 000 personnes (Ther, 2001, p. 49) ; après ces conflits, les traités bulgaro-turc de 1913 et gréco-turc de 1923 ont confirmé ou causé l’expulsion de plus de deux millions d’individus (Ladas, p. 3). Durant et après la Seconde Guerre mondiale, le « nettoyage » des minorités dans cette région s’est poursuivi. Outre la Shoah menée par les Allemands qui a participé de cette homogénéisation par la violence (la communauté juive de Roumanie est passée d’environ 900 000 personnes en 1933 à 280 000 en 1945 ; en Grèce d’environ 100 000 en 1933, à 7 000 en 1945 ; en Yougoslavie, de 70 000 à 3 500 après-guerre, etc.). La Yougoslavie a été le pays le plus touché par la violence contre les civils. Les massacres inter-ethniques furent d’une ampleur peu égalée durant le conflit, notamment ceux qui sont imputables au régime oustachi qui s’est lancé dans une politique génocidaire vis-à-vis des Serbes dans l’État indépendant de Croatie. Cette politique aurait causé — toutes victimes confondues, incluant aussi Juifs, Tsiganes ou autres — un peu plus d’un million de victimes… En Yougoslavie, aussi (et sans doute à cause des massacres précédents), les diverses formes de représailles d’après-guerre furent spectaculaires. Les 200 000 Allemands vivant encore en Yougoslavie en 1944 furent rayés de la carte (tués ou expulsés, mais aussi la plupart des Italiens et de nombreux Hongrois). En Roumanie, en 1945, 100 000 Hongrois quittèrent le pays, puis 200 000 Allemands furent expulsés. Plus tard, en Bulgarie, les campagnes de « » du régime communiste de Jivkov ont provoqué, en 1989, le départ d’au moins 100 000 Turcs (ou musulmans bulgarophones) vers la Turquie (la majorité étant rentrée depuis). La dislocation de la Yougoslavie à partir de 1991 a eu des effets considérables sur le peuplement. En Croatie, en 1991 et 1992, environ 250 000 Croates ont été chassés de leurs domiciles jusqu’en 1995. Durant l’été 1995, ce sont plus de 370 000 Serbes qui ont fui les régions de Croatie dont ils venaient de perdre le contrôle (cf. article de Lejeau). Bien que les déplacés Croates de 1991 aient pu rentrer chez eux, la Croatie abrite encore plus de 200 000 réfugiés Croates de Bosnie-Herzégovine. Dans cette dernière république, 2,2 millions de personnes (sur une population totale de 4,2 millions en 1991) ont dû quitter leur domicile entre 1992 et novembre 1995. Le conflit a fait environ 270 000 morts. Depuis les Accords de Dayton du 21 novembre 1995, la Bosnie-Herzégovine est revenue à presque 4 millions d’habitants, mais environ un million de Bosniens sont encore réfugiés de par le monde et environ 310 000 sont déplacés7. En Serbie, on compte environ 100 000 réfugiés Serbes venus de Bosnie, et 188 000 de Croatie, ainsi que 225 000 ayant fui le Kosovo en 1999 puis en 20048. On peut rappeler aussi qu’au Kosovo, près d’un million d’Albanais furent temporairement

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expulsés entre 1998 et 1999, mais purent retrouver leurs foyers à partir de juin 1999. À Chypre ce sont environ 250 000 personnes qui ont été déplacées après l’intervention turque de 1974, soit près de 40 % de la population de l’île…

16 L’ampleur de ces mouvements est donc manifeste. Une de leurs conséquences est qu’il n’existe quasiment plus une région d’Europe centre et orientale qui soit encore réellement multiethnique. À l’exception des Tsiganes, ou de reliquats de groupes ethniques autrefois plus importants, l’homogénéité nationale est aujourd’hui la règle entre l’Allemagne et la Russie (non comprise) et de la Pologne à la Grèce. Même si les grandes villes de cet espace accueillent désormais des immigrants du Tiers Monde, qui viennent à nouveau compliquer la carte ethnique, ces derniers sont rarement citoyens des pays d’accueil contrairement aux minorités nationales d’antan. L’hétérogénéité ethnique est, dans cette partie du monde, devenue l’exception, les logiques d’homogénéisation ayant eu raison de la mixité ethnique. La Croatie comptait 75 % de Croates en 1991 (et 12 % de Serbes), et désormais, en 2001, plus de 89 % de Croates et 4,5 % de Serbes. La Serbie (hors Kosovo et Voïvodine) compte désormais 85 % de Serbes ; si la Bosnie apparaît dans son ensemble comme pluriethnique (elle compte près de 4 millions d’habitants à 47 % Bosniaques, 39 % Serbes et 13 % Croates) mais à l’échelle des deux « entités » qui la compose l’hétérogénéité disparaît : la Republika Srpska (1,4 million d’habitants) est environ à 95 % serbe, et la fédération (2,3 millions) est peuplée de Bosniaques et de Croates dans les mêmes proportions — et ces deux groupes vivent en général dans des territoires distincts9. La Roumanie voisine comptait environ 71 % de Roumains en 1930, en 2002, ce chiffre est passé à 89,5 %10. Parmi les régions de peuplement hétérogène se distinguent encore le Sandjak de Novi Pazar ou la Voïvodine (où le premier groupe, les Serbes, ne représente que 59 % de la population), voire le Banat roumain. Cependant, on peut considérer que ces territoires ne sont plus que des reliquats…

17 On comprend donc l’ampleur terrifiante de ces « nettoyages ethniques », et leur impact psychologique, social et politique. On devine aussi les conséquences spatiales considérables du « nettoyage » dans cette région du monde, aussi bien quant à la structuration de l’espace politique que sur les pratiques spatiales de leurs habitants. Et l’on doit bien avoir à l’esprit que les Balkans ne constituent en rien un cas particulier... Cependant, on doit bien comprendre que l’homogénéisation générale des entités politiques ne relève pas non plus et strictement que du nettoyage ethnique.

Le nettoyage ethnique : questions méthodologiques

18 L’analyse raisonnée du nettoyage ethnique pose de nombreux problèmes méthodologiques : définition du corpus, connaissance de sa localisation, possibilité de comparer des recensements — si possible fondés par des maillages administratifs continus. La connaissance de ces données pose le problème de l’existence de sources fiables. Or, les situations de désagrégation de l’État sont évidemment peu propices à l’existence de sources statistiques. O’Thuatail et Dahlman (2004, p. 251) mettent ainsi en exergue le manque de recensements récents et fiables en Bosnie-Herzégovine depuis 1995, et la nécessité pour le chercheur de se baser sur les chiffres fournis par les autorités locales (communales) ou les ONG, ou les organismes internationaux. Au-delà de la question des sources, le déclin démographique d’ethnies, même lorsque a lieu un « nettoyage », ne résulte pas forcément seulement d’expulsions ou de massacres. Ainsi,

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se pose la question méthodologique de l’articulation, ou de l’imbrication, des violences politiques avec les processus démographiques et économiques.

Nettoyage ethnique et dynamiques démographiques

19 La stricte comparaison de deux recensements, lorsque l’on analyse un territoire qui a été le cadre d’un « nettoyage », ne permet pas de connaître la part imputable aux dynamiques démographiques et celle qui l’est aux violences politiques.

20 Dans le cas du Kosovo, il est manifeste que les Albanais se caractérisent depuis des décennies par une natalité plus forte que celle des Serbes. Depuis les années 1950, « les Albanais ont toujours eu la natalité la plus élevée » parmi les peuples yougoslaves (Roux, 1992a, p. 151). Le taux moyen d’accroissement naturel des Albanais était de 31,1 ‰ (1971) et de 25,3 ‰ (1981), mais seulement de 6,5 ‰ puis de 4,2 ‰ pour les Serbes. Ces chiffres sont des moyennes à l’échelle de la Yougoslavie mais reflètent assez bien le différentiel du dynamisme des deux groupes au Kosovo, où même chez les Serbes, la natalité était supérieure à celle des autres Serbes (Roux, 1992a, p. 152). Ainsi, les Albanais représentaient 77,3 % de la population du Kosovo en 1981, puis 82,2 % en 1991, et sans doute 92 % aujourd’hui. Le nettoyage ethnique qui a suivi la conquête du Kosovo par l’OTAN en 1999 a donc aggravé un phénomène tendant à marginaliser les Serbes, il ne l’a pas créé et le « nettoyage » est loin d’être la seule cause de l’homogénéité ethnique actuelle du peuplement de cette province.

Nettoyage ethnique et dynamiques économiques

21 Le « nettoyage » s’articule aussi avec des logiques économiques. Michel Roux (1992a) a ainsi souligné l’impact du sous-développement relatif du Kosovo (à l’échelle de la RFY au moins) pour expliquer la diminution de la population serbe. Les départs hors du Kosovo étaient essentiellement économiques et concernaient d’abord les Serbes. À titre d’exemple, pour la période allant du 1er juin 1983 au 31 décembre 1987, le Kosovo a connu un solde migratoire négatif de – 22 309 personnes, soit – 1,41 % de sa population, or ce taux global était plus faible pour les Albanais (– 0,28 %) que pour les Serbes (– 5,69 %), seuls les Monténégrins et les Roms (respectivement – 6,57 et – 6,06 %) connaissaient des ponctions encore supérieures (Roux, 1992a, p. 392). Cette émigration a été instrumentalisée par les Serbes, et surtout par Slobodan Milošević dans les années 1980, dans le cadre d’une stratégie de « victimisation ». Se fondant sur l’évolution des nationalités dans la province, les Serbes accusèrent les Albanais de « purification ethnique » à leur encontre (cf. article de Roux).

22 Dans un autre contexte, beaucoup de Serbes vivant dans la Krajina serbe de Croatie, entre 1991 et 1995, ont dû émigrer en raison du manque de débouchés économiques dans cette république autoproclamée. La « bunkérisation » engendrée par la sécession (rupture de nombreux flux commerciaux), la diminution de la population (et donc de la demande et de l’offre) et la paupérisation entraînées par le conflit ont renforcé l’enclavement et l’anémie économique des territoires qui s’étaient autoproclamés indépendants. Cette « bunkérisation » a eu aussi des effets négatifs aussi bien en Croatie, en Bosnie-Herzégovine que dans la République Turque de Chypre Nord (la

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république de Chypre — le Sud grec — joue, comme le montre A.-L. Sanguin, de l’embargo pour faire plier, à long terme les autorités de la RTCN).

23 Ainsi, les dynamiques économiques engendrées par les « nettoyages » entrent fréquemment en contradiction avec la polarisation actuelle des activités dans les métropoles et sur les littoraux, et sont une cause de l’échec de ces politiques xénophobes. En effet, si ces sécessions associées à des « nettoyage » sont cohérentes d’un strict point de vue ethnique, elles sont incohérentes sinon suicidaires du point de vue économique en réduisant à la portion congrue la connectivité des territoires « nettoyés ». Ainsi, les facteurs économiques rendent généralement hasardeuse la viabilité des politiques de « nettoyage », et plus prosaïquement, en engendrant des mouvements migratoires qui ne sont pas strictement liés aux violences politiques. Ces phénomènes soulignent la nécessité d’une analyse fine des déplacements de population consécutifs à des « nettoyages ».

Le nettoyage et le problème des retours

24 La question des retours se pose enfin, autant d’un point de vue méthodologique que politique. Les « returnees » (suivant le terme consacré par les OIG et ONG – on utilisera ici « retournés » en français) sont les personnes expulsées, qu’elles aient été réfugiées ou déplacées, qui ont pu retrouver leur domicile. Mais le retour est une notion qui renvoie à des échelles très variables. En effet, il ne correspond pas forcément à un retour au point de départ et l’accès au foyer originel (domicile return) est parfois impossible. Le retour au sens strict devrait pourtant correspondre à la réinstallation dans le foyer d’origine, c’est en tout cas ainsi qu’il est compris, en Bosnie-Herzégovine, par l’UNHCR (O’Thuatail, Dahlman, 2004, p. 439). Si l’ancien foyer est occupé ou a été détruit, la réinstallation dans la région ou la commune d’origine forment des cas intermédiaires.

25 Suivant les épisodes, les retours peuvent être massifs ou marginaux, cela dépend du contexte mais aussi de l’étendue des dégâts causés par les épisodes de « nettoyage ». En juin et juillet 1999, presque tous les Albanais expulsés du Kosovo ont pu rejoindre leurs anciens domiciles ; cette proportion reste beaucoup plus faible dans la Krajina serbe de Croatie ou pour les Bosniaques chassés de Republika Srpska en Bosnie-Herzégovine, elle est pratiquement nulle à Chypre.

26 Politiquement, la question des retours est une préoccupation centrale pour les Nations Unies. L’organisation internationale, ou ses différentes agences, combattent les politiques de « nettoyage » et tentent, autant que possible, de le rendre réversible, comme en témoigne l’annexe VII des Accords de Dayton du 21 novembre 1995. La Bosnie-Herzégovine offre en effet le cas de figure le plus emblématique, l’ONU y encourage les « retours minoritaires » au nom de son idéal affiché de multiethnicité et de tolérance. Les « retours minoritaires » sont caractérisés par le fait que le retourné, d’une ethnie « x », cohabite avec une autre ethnie « y » localement majoritaire. Le retour minoritaire n’implique pas systématiquement un vrai domicile return… Laurence Robin-Hunter souligne les aspects contradictoires des accords de Dayton et les résultats mi-figue, mi-raisin de cette politique. Cependant, en Bosnie-Herzégovine, les retours minoritaires concernaient environ 450 000 personnes en décembre 2004, ce qui n’est pas négligeable.

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27 Au-delà du cas de la Bosnie-Herzégovine, le nombre réel de retours est souvent inférieur aux chiffres fournis par le HCR. Une part significative des retournés minoritaires ne reviennent que pour vendre leurs biens, ou restent quelque temps mais repartent découragés (chômage, pressions psychologiques, problème pour l’éducation des enfants, etc.), ou parce qu’ils craignent pour leur vie. Durant l’année 2004, l’UNHCR décomptait ainsi 135 incidents, allant jusqu’au meurtre, sur des « retournés » en Bosnie (56 dans la république serbe, 73 dans la fédération croato-bosniaque et 6 à Brčko)11. Finalement, les retours durables sont assez souvent le fait de personnes âgées. L’âge moyen élevé des retournés vient aussi du fait que les jeunes adultes ont plus de facilité à s’installer définitivement dans un pays d’accueil, mais aussi parce que le « nettoyage » a donné le coup de grâce à de nombreuses activités économiques et que le retour n’offre aucune perspective économique.

28 Les retours durables au pays d’origine se font souvent dans un lieu différent de celui dont on a été expulsé. Les retours majoritaires se font rarement vers les campagnes. Ils contribuent au contraire à l’exode rural dans des régions qui restent souvent ravagées, avec des terrains minés, une voirie ou des services hors d’état, et des perspectives économiques inexistantes. La ville est alors le lieu du seul salut, celui où se concentrent à la fois les logements, le travail sinon les aides internationales. Ainsi, malgré l’existence de retours ponctuels, le nettoyage ethnique contribue-t-il au dépeuplement des campagnes, au vieillissement des populations rurales et à la désertification économique de ces espaces.

29 Finalement, le nettoyage ethnique s’impose comme un processus majeur, un élément fondamental de la structuration de l’espace aussi bien dans les Balkans que dans l’Europe orientale en général (triangle Pologne, Grèce, Russie). En mettant en exergue le nettoyage ethnique et les violences politiques comme facteurs structurant de l’espace, la Revue Géographique de l’Est espère contribuer à la rénovation des problématiques de géographie humaine. Une approche plus post-moderne, qui tienne compte à la fois des violences politiques et des victimes, permet en effet d’appréhender la structuration de l’espace avec une plus grande acuité.

BIBLIOGRAPHIE

Cette bibliographie dépasse largement les seules références du texte ci-dessus. Elle a pour but d’offrir au chercheur une base de données sur le double thème des violences politiques et du nettoyage ethnique. Elle intègre donc des références théoriques générales, mais aussi des études de cas concernant l’Europe orientale d’une manière générale.

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NOTES

1. Allogène : d’une autre origine ; allophone : d’une autre langue ; allothrisque : d’une autre religion. 2. Chiffre fourni par le Comité International de la Croix-Rouge, du 22 avril 2005. Lien : http:// www.icrc.org/Web/fre/sitefre0.nsf/iwpList516/BF2BCC541D8A22B5C1256FD600512EA6 3. Les réfugiés sont des personnes qui fuient leur pays d’origine et s’installent dans un autre pays, limitrophe ou plus lointain. Les réfugiés sont souvent regroupés dans des camps établis dans les régions frontalières de leur pays d’origine. Plus tardivement prises en compte par la communauté internationale, les personnes déplacées ont, elles aussi, quitté leur domicile, mais elles restent à l’intérieur des frontières du pays dont elles sont ressortissantes. Réfugiés et déplacés sont souvent regroupés dans des camps. 4. Selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée le 9 décembre 1948, le génocide est défini comme acte « commis dans l’intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». 5. On peut désigner par « translation territoriale » tout déplacement de frontière n’aboutissant ni à la création, ni à la disparition d’un État. Ce processus simple se caractérise donc par l’agrandissement du territoire d’un État et la diminution du territoire d’un autre. 6. L’indépendance de la Grèce est proclamée à Epidaure en 1822, mais les Ottomans ne la reconnaissent qu’en 1832 par le traité de Constantinople. 7. UNHCR, « Update on Conditions for Return to », janvier 2005. 8. Chiffres de la CIA, du 10 février 2005, disponibles via le lien : http://www.cia.gov/cia/ publications/factbook/geos/yi.html 9. www.ined.fr 10. Hors des Balkans, l’archétype de l’homogénéisation serait sans doute la Pologne qui comptait environ 70 % de Polonais selon son recensement de 1921, et 96,7 % — sur un territoire différent —

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en 2002. À moins que l’on ne désigne la Prusse-orientale qui a perdu deux fois toute sa population originelle. Une première fois, lors de la colonisation allemande médiévale, par extermination et assimilation des Vieux-Prussiens, puis entre 1944 et 1948 par expulsion des Allemands et colonisation soviétique. 11. UNHCR, Update on Conditions for Return to Bosnia and Herzegovina, January 2005, p. 5.

RÉSUMÉS

Cet article introductif souligne le rôle structurant de la violence politique sur le peuplement. La violence politique est souvent le fait des États, mais elle peut aussi résulter de leur faiblesse. Parmi les différentes formes de violences politiques exercées à l’encontre des populations, le nettoyage ethnique est particulièrement lié à la création d’États ou à leur évolution spatiale. La recherche de l’homogénéité ethnique engendre logiquement des processus de modification du peuplement par la violence. Ces processus peuvent être compris comme des formes d’ajustements structurels à la norme de l’État-nation homogène. L’Europe en général et les Balkans en particulier ont été particulièrement concernés par ces processus de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. L’approche méthodologique du nettoyage ethnique met en exergue plusieurs problèmes : définition du corpus, connaissance de sa localisation, possibilité de comparer des recensements. Le traitement de ces données pose le problème de l’existence de sources fiables. Les retours éventuels de personnes chassées, après les épisodes de « nettoyage », génèrent de nouvelles difficultés dans l’appréciation de ces processus puisqu’il est en effet souvent difficile de déterminer si les retours sont définitifs.

This paper underlines how political violence explain settlement and population location. Political violence is produced by states or by the weakness of the states. Among the various forms of violence, ethnic cleansing is especially linked with state creation or its territorial transformation. Indeed, the research of ethnical homogeneity logically generates violent processes of settlement transformation. These processes may be considered as structural adjustments to the criterion of the homogeneous Nation-State. Europe in general, and Balkans especially are very much concerned by these violent processes since the end of the nineteenth century up until now. The methodological approach of ethnic cleansing emphasizes different problems : definition of corpus, knowledge of the settlement, possibility to compare it before and after the events. These elements imply reliable information that unstable situations do not provide. Furthermore potential returns (of refugees or displaced persons) generate specific difficulties, which vary according to the nature of the return, i.e. permanent or not.

Dieser einleitende Artikel unterstreicht die Rolle der politischen Gewalt in der Besiedlung. Die politische Gewalt ist meist die Tatsache der Staaten, aber sie kann auch durch ihre Schwäche verursacht werden. Unter den verschiedenen Formen der politischen Gewalt gegen die Bevölkerungen ist die ethnische Säuberung besonders in Verbindung mit der Entstehung oder der Raumentwicklung von Staaten. Die Sehnsucht nach einer ethnischen Homogenisierung verursacht Veränderungsprozesse der Bevölkerung durch die Gewalt. Diese Prozesse entsprechen einer Anpassung zu der einheitlichen Staatsnation. Seit dem Ende des 19. Jhs bis heute wurde Europa und insbesondere Balkan von diesen Prozessen betroffen. Die Methodologie zur Forschung über die ethnische Säuberung stellt mehrere Probleme voran : Charakterisierung

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des Korpus, Kenntnis seiner Lage, Möglichkeit eines Vergleiches der Volkszählungen. Die Bearbeitung dieser Angaben stellt das Problem von dem Vorhandensein sicherer Quellen. Der Rückkehr der Vertriebenen nach der Zeit der Säuberung verursacht neue Schwierigkeiten um die Einschätzung dieser Prozesse, da es meist schwierig ist, einzuschätzen, ob der Rückkehr endgültig ist.

INDEX

Keywords : Balkans, demography, ethnic cleansing, Europe, Nation-State, settlement, State, violence Schlüsselwörter : Balkan, Besiedlung, Demographie, ethnische Säuberung, Europa, Gewalt, Staaten, Staatsnationen Mots-clés : Balkans, démographie, État, État-nation, Europe, nettoyage ethnique, peuplement, violence

AUTEUR

STÉPHANE ROSIÈRE Maître de conférences habilité, Université Nancy 2, Département de Géographie, CERPA, BP 33-97, F-54015 Nancy Cedex, France, [email protected]

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Nettoyage ethnique, partition et réunification à Chypre Ethnic cleansing, partition and reunification in Cyprus Ethnische Säuberung, Teilung und Wiedervereinigung in Zypern

André-Louis Sanguin

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 17 mai 2005, accepté le 3 juin 2005

Pour l’accueil réservé et pour la documentation fournie à l’occasion de ses missions de recherche à Chypre en 1993, 1998 et 2005, l’auteur tient à remercier le Kykem (Cyprus Research Centre), la Eastern Mediterranean University (Famagouste), la University of Cyprus (Nicosie) et le Intercollege (Nicosie).

1 Lorsque l’Union Européenne ouvrit les négociations pour l’adhésion de la République de Chypre en 1997 au Sommet de Luxembourg, une hypothèse largement partagée à la fois dans les milieux de l’Union Européenne et dans les cercles scientifiques voulait que ces négociations auraient un effet catalytique sur le conflit de Chypre, en aidant à apporter une solution qui n’avait jamais pu être atteinte depuis les événements tragiques de l’été 1974, ayant eu pour effet de sectionner le pays en deux (Schoffield, 2002). À Chypre même, une opinion largement répandue voulait que, sous la pression de l’Union Européenne, une fédération finirait par voir le jour. En clair, la candidature de Chypre à l’entrée dans l’UE signifiait que le statu quo n’était plus tenable. Depuis 1974, les deux communautés, la chypriote-grecque et la chypriote-turque sont, à de très rares exceptions près, complètement séparées. De plus, depuis 1983, la population vivant au Nord de la Ligne Verte, surveillée par les Casques Bleus des Nations-Unies, se trouve sous le gouvernement de la « République Turque de Chypre-Nord » (RTCN). Jusqu’à maintenant, cet État n’a été reconnu par aucun gouvernement du monde, sauf par celui de Turquie. Différentes résolutions du Conseil de Sécurité et de l’Assemblée Générale des Nations-Unies ont condamné la formation de cet État sécessionniste. Dans

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la perspective du droit international, il n’existe qu’un État chypriote, celui fondé en 1960, et le gouvernement de cet État, bien qu’exclusivement constitué de Chypriotes- grecs, représente la totalité de l’île au niveau international. Cependant, dans les faits, ce gouvernement n’a pas de juridiction et de capacités administratives sur la RTCN.

2 Du point de vue des deux communautés, la candidature de Chypre à l’Union Européenne a changé l’équilibre politique de l’île. La situation est devenue surréaliste en avril 2004 lorsqu’à moins de deux semaines d’intervalle, deux événements considérables se sont déroulés. Le 24 avril 2004, deux référendums simultanés portant sur la proposition de réunification selon le Plan Kofi Annan se sont tenus à Chypre. Les électeurs de la RTCN dirent « oui » tandis que ceux de la République de Chypre votèrent massivement « non ». Du coup, le 1er mai 2004, seule la République de Chypre entrait dans l’Union Européenne. L’accession à l’UE n’a donc pas eu l’effet catalytique escompté ou plutôt l’a eu mais à front renversé. Malgré l’échec du Plan Kofi Annan, l’Union Européenne prend le relais de l’ONU sur le dossier chypriote en ce sens que la quasi- frontière imperméable qu’est la Ligne Verte s’ouvre progressivement depuis le 23 avril 2003. Elle se transforme pour être gérée pacifiquement. Elle commence donc à être ré- interprétée comme la limite entre deux entités qui deviendraient fédérées.

3 Jusqu’au pourrissement de la situation dans les années cinquante, Chypre constituait une merveilleuse synthèse des valeurs de l’Orient et de l’Occident et illustrait la coexistence culturelle entre les Grecs et les Turcs. C’est un peu ce paradis perdu que le grand romancier britannique Lawrence Durrell avait cherché à immortaliser dans son célèbre roman Citrons acides (Durrell, 1957). Certes, Chypre est grecque de culture et de langue depuis plus de 3 000 ans mais la cession de l’île à l’Empire ottoman en 1571 par la Sérénissime République de Venise amena une population d’anciens soldats et d’immigrants anatoliens. Les Chypriotes-turcs d’aujourd’hui sont les descendants de cette population importée au XVIIe et au XVIIIe siècles. Voilà pourquoi, dans tous les déroulements de la question chypriote depuis 1955, ils n’ont jamais accepté d’être considérés comme une minorité mais comme une communauté séparée et égale en droit (Drevet, 2000). Ce sont les Britanniques qui, à partir de 1950, s’ingénièrent à saper les bases d’une vie communautaire sans tension apparente en appliquant à l’île la règle du « diviser pour régner » (Blanc, 2000).

I. La période britannique (1878-1960), prélude à la partition

4 Même si la plupart des analyses scientifiques sur le conflit de Chypre font remonter ses origines avant la colonisation de l’île par les Britanniques en 1878, il n’en demeure pas moins que la date de 1955 marqua la première éruption de violence sur l’île où l’on vit les objectifs politiques des deux communautés s’opposer radicalement. Que se passa-t-il pour en arriver là ? Durant toute la période ottomane (1571-1878), la majorité grecque n’avait pas eu à se plaindre du régime qui avait su associer la puissante Église Orthodoxe à l’administration publique. Cette condition valait mieux que l’humiliante subordination aux dirigeants catholiques de l’époque latine et vénitienne (1191-1571). Toutefois, la minorité turque accapara les emplois de la police et de l’administration publique. Cet état de fait continua sous le régime britannique. La majorité grecque pensait que le régime colonial britannique était provisoire et qu’il préparait l’Enosis, c’est-à-dire le rattachement de Chypre à la Grèce. Cette revendication monta

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graduellement en puissance jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale (Drevet, 2000). Pour s’opposer au régime britannique, l’épiscopat orthodoxe fit adopter petit à petit à ses ouailles l’idée de l’Enosis. De son côté, la minorité turque ne restait pas insensible à la révolution kémaliste créant une Turquie moderne sur les ruines de l’Empire ottoman. Cela explique pourquoi fut fondée en 1943 une Turkish Minority Association. Traitant cette population européenne comme des colonisés de couleur, Londres fut incapable d’accorder l’autonomie interne à sa colonie de la Méditerranée orientale, ce qui eut pour effet de raidir encore plus la majorité grecque. L’Église Orthodoxe organisa en janvier 1950 un référendum qui révéla que 96 % de la population grecque désirait l’union de l’île avec la Grèce. Cette revendication irrédentiste inquiéta la minorité turque qui craignit d’être diluée dans un grand espace hellénique, d’autant que le kémalisme lui donnait le sentiment d’appartenir à la nation turque. Le colonisateur britannique amplifia cette inquiétude en présentant l’Enosis de la majorité grecque comme un combat dirigé contre la minorité turque. En 1955, l’EOKA (organisation secrète des Chypriotes grecs) se lança dans les premières attaques contre les Britanniques afin de réaliser l’Enosis. En 1957, le TMT (organisation de défense des Chypriotes turcs) se mit en place pour répondre aux exactions de l’EOKA et s’orienta vers le Taksim (la partition), c’est-à-dire sur un projet séparatiste pour Chypre. Les années 1955-1957 virent donc l’émergence de deux représentations totalement opposées de l’avenir de l’île.

5 L’on sait que l’Empire ottoman avait quitté définitivement Chypre en 1878. De plus, son État successeur, la Turquie, avait renoncé à toute prétention sur l’île par les Traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923). Le Traité de Lausanne protégeait Chypre de toute ingérence turque et Mustapha Kemal s’en était tenu à ce principe. Toutefois, le projet d’Enosis mené par la majorité grecque à Chypre réveilla en Turquie ce sentiment obsidional d’encerclement d’autant que l’archipel du Dodécanèse venait d’être rattaché à la Grèce en 1947. La Grande-Bretagne aurait pu traiter le problème de Chypre d’une manière interne. Or, pour tenter d’apporter une solution, elle choisit la voie internationale en convoquant, en août 1955, la Conférence tripartite de Londres (Grande-Bretagne, Grèce, Turquie), ce qui réintroduisait Ankara dans le jeu chypriote. Cette année-là, l’île abritait 629 villages, dont 392 purement grecs, 123 purement turcs et 114 mixtes. Depuis plusieurs siècles, les deux communautés vivaient sans friction (Sanguin, 1994, 1995). La dispersion de villages turcs sur l’ensemble de l’île était une preuve de coexistence pacifique (figure 1).

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Figure 1 :La coexistence pacifique : la dispersion des villages turcs à Chypre au moment de l’indépendance en 1960.

6 Les premiers affrontements intercommunautaires commencèrent en mars 1956. À ce moment, considérant la minorité turque égale en droit à la majorité grecque, Ankara demanda à l’ONU la partition de l’île. En 1958, le fossé se creusa irrémédiablement entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs à l’occasion d’affrontements intercommunautaires d’une violence inouïe. Les Chypriotes grecs isolés dans les villages et quartiers turcophones les quittèrent avec précipitation tandis que les Chypriotes turcs se mirent à fuir les villages isolés. Dépassés par l’escalade des affrontements, les soldats britanniques installèrent une ligne de démarcation entre les quartiers grecs et le quartier turc de Nicosie. La partition ethnique venait de commencer. En divisant les insulaires pour régner, les Britanniques avaient déclenché la tempête (Drevet, 2000 ; Blanc, 2000).

II. Le premier nettoyage ethnique et le séparatisme chypriote turc (1960-1974)

7 Le 13 août 1960, la Grande-Bretagne accorda l’indépendance à Chypre, assortie d’une Constitution agréée par les leaders des deux communautés (l’archevêque Makarios pour les Grecs comme Président de la République et le docteur Küçük pour les Turcs comme Vice-Président) et pour laquelle la Grande-Bretagne, la Grèce et la Turquie se portaient garantes. Cette constitution, boiteuse et bancale, se voulait un compromis entre la position grecque favorable à l’Enosis (rattachement à la mère-patrie) et la position turque favorable au Taksim (partition de l’île entre une zone grecque et une zone turque). Elle établissait donc un État bi-communautaire où les Chypriotes turcs étaient reconnus comme une communauté politique (et non comme une minorité !) avec des droits spéciaux qui dépassaient largement leur proportion démographique par rapport à la majorité grecque (15 sièges sur 35 au Parlement, 30 % des emplois dans la fonction publique, 40 % des emplois dans l’armée). Elle laissa les Chypriotes grecs déçus

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et les motifs de friction entre les deux communautés ne firent que grandir. Makarios présenta l’indépendance comme une étape vers l’Enosis, ce qui était inacceptable pour les Chypriotes turcs. Le 30 novembre 1963, Makarios proposait des amendements à la Constitution, dans un sens plus unitaire ; ce que les députés chypriotes turcs du Parlement ne pouvaient accepter et, conséquemment, ils démissionnèrent en bloc du Parlement. En 1963, chaque communauté avait reconstitué ses milices. Le choc semblait inévitable. Il surgit le 21 décembre 1963 à la suite d’un incident entre policiers grecs et des civils chypriotes turcs dans Nicosie. L’embrasement se propagea à toute l’île. Les forces grecques (police et milices) isolèrent les villages et les quartiers turcs afin que ceux-ci ne puissent recevoir d’aide de l’extérieur. Ici ou là, une véritable « chasse aux Turcs » se déroula. Après cette semaine sanglante, dénommée par les Turcs kanli Noel (la Noël sanglante), le bilan s’élevait à 334 morts, en majorité turcs. Le gouvernement central n’avait rien fait pour assurer la sécurité des Chypriotes turcs. Un cessez-le-feu fut proclamé le 30 décembre et les soldats britanniques se placèrent en force d’interposition dans Nicosie et dans d’autres agglomérations. La rupture était consommée sur le plan politique et sur le plan géographique. Sur le plan politique, le gouvernement à majorité grec expulsa tous les fonctionnaires turcs qui étaient encore en poste tandis que les dirigeants de la minorité turque quittèrent toutes les institutions de la République (vice-présidence et ministères) et proclamèrent un gouvernement séparé. Par une politique d’obstruction constitutionnelle, ils se mettaient en marge de la légalité.

8 Victimes d’un nettoyage ethnique orchestré par les extrémistes de la majorité grecque, la minorité turque abandonna des dizaines de villages et se regroupa dans 45 enclaves où les transferts de population furent organisés par le TMT (figure 2). Fin 1964, c’était 100 000 Chypriotes turcs, réinstallés dans ces enclaves, qui vivaient sous le contrôle d’une administration non reconnue par le gouvernement légal et qui porta le nom de PTCA (Administration Provisoire Chypriote Turque), financée et appuyée par la Turquie. Le Conseil de Sécurité des Nations Unies déclara ne reconnaître comme seule autorité légale de l’île que le gouvernement de la République où ne siégeait plus que des Chypriotes grecs. En mars 1964, une force de 6 000 Casques Bleus des Nations Unies s’installa à Chypre et mit en place la fameuse Green Line à Nicosie (ligne de séparation entre les deux communautés dans la capitale) tout en entourant les enclaves turques afin de les protéger. L’État bicommunautaire, conçu par la Constitution de 1960, venait de voler en éclats. La partition était consommée sous le double effet du nettoyage ethnique et du séparatisme du PTCA. Sur la base d’une population turque dorénavant regroupée dans 45 enclaves, les leaders du PTCA réclamèrent une solution territoriale proche du Taksim : transformer Chypre en État fédéral avec deux communautés géographiquement séparées et installées dans des cantons ethniques. Il ne restait plus que 9 000 Chypriotes turcs dans la zone gouvernementale (Patrick, 1976).

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Figure 2 : La première phase de nettoyage ethnique : le développement des enclaves chypriotes- turques entre 1963 et 1974.

9 Il faut savoir que la minorité turque n’était déjà pas en position de force dans l’État indépendant de 1960. Or, ses conditions économiques empirèrent avec la partition et le séparatisme issus des événements de fin 1963-début 1964. La communauté turque n’était pas en mesure de vivre seule mais la politique de self-isolation (auto-isolement) délibérément voulue par ses dirigeants l’engagea dans une spirale de la misère : les petits agriculteurs avaient perdu leurs terres, les services publics étaient devenus d’accès difficile, l’aide internationale était filtrée par le gouvernement légal et l’argent versé par Ankara servit surtout aux dépenses de la PTCA et aux combattants des milices d’auto-défense. Nul mieux que Drevet touche du doigt ce problème : les enclaves turques étaient devenues des bantoustans à la sud-africaine dont l’unique mission était de fournir du cheap labor (main-d’œuvre à bon marché) à la zone gouvernementale en plein essor économique. Les Chypriotes turcs s’étaient donc enfermés dans un ghetto séparatiste condamné par l’ONU (Drevet, 2000). À partir de 1968, Küçük fut remplacé par Denktash, ce qui entraîna une inféodation encore plus forte de la communauté chypriote turque à Ankara. Une année auparavant, la Dictature des Colonels avait pris le pouvoir en Grèce. Ces derniers n’eurent plus qu’une idée en tête : réaliser l’Enosis, c’est-à-dire le rattachement de Chypre à la Grèce, quitte à éliminer Makarios.

III. Les deux nettoyages ethniques de l’été 1974 et la partition des populations insulaires (1975)

10 En fomentant un coup d’État contre le régime légal de la République de Chypre (le gouvernement du président Monseigneur Makarios), la Dictature des Colonels pensait obtenir immédiatement l’Enosis. C’était sans compter avec Ankara qui attendait la faute d’Athènes pour intervenir à Chypre. Après ce coup d’État des 15-17 juillet où le Président Makarios arriva à s’échapper par la base britannique d’Akrotiri, la Turquie, l’une des puissances garantes de l’indépendance de Chypre par le traité de 1960, lança

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le 20 juillet 1974 une offensive-éclair baptisée « opération de paix » qui permit de débarquer 7 000 hommes à Kyrenia. De fait, le Traité de 1960 accordait un droit d’intervention pour rétablir le statu quo. En deux jours, l’armée turque avait établi un corridor avec les quartiers turcs de Nicosie (figure 3). Environ 20 000 Chypriotes grecs se mirent à fuir vers le Sud. Le 22 juillet, un cessez-le-feu était imposé sur place par l’ONU. Tandis que la Dictature des Colonels s’effondrait lamentablement à Athènes, la Résolution 353 du Conseil de Sécurité des Nations Unies demanda le retrait des belligérants sans limitation de temps. La Conférence de Genève (25-28 juillet 1974) réunit les trois puissances garantes de l’indépendance de Chypre (Grande-Bretagne, Grèce, Turquie). La Déclaration de Genève du 28 juillet reconnut quasi l’occupation turque mais surtout entérina la présence sur l’île de deux administrations séparées (la chypriote grecque et la chypriote turque). La Résolution du Conseil de Sécurité du 1er août positionna les Casques Bleus en limite de la zone conquise par l’armée turque. Début août, l’armée turque était portée à 30 000 hommes dans la zone occupée.

Figure 3 : La deuxième phase de nettoyage ethnique : l’offensive-éclair et l’invasion par l’armée turque (juillet-août 1974).

11 La deuxième offensive turque se déroula les 14-16 août 1974. L’armée turque atteignit le 35e parallèle dénommé « Ligne Attila » (figure 3). C’était la ligne de partage de l’île déjà demandée par la Turquie en 1964. Puis, après le cessez-le-feu du 16 août, les forces turques appliquèrent une tactique de grignotage, ce qui leur permit d’atteindre la bordure Nord de la base britannique de Dekhelia. En septembre 1974, la configuration territoriale de la ligne de partition, telle que nous la connaissons aujourd’hui, était atteinte. Ainsi venait de s’accomplir le deuxième nettoyage ethnique. Les deux offensives turques avaient chassé au Sud de la Ligne Attila 200 000 Chypriotes grecs tandis que 60 000 Chypriotes turcs se trouvaient dorénavant localisés dans la zone occupée par l’armée turque. Et les autres ? 60 000 restaient bloqués dans les enclaves

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turques de 1964 demeurées au Sud et 8 000 se réfugièrent dans les deux bases souveraines britanniques. L’administration chypriote turque dirigée par Denktash, appuyé par Ankara, réclama avec force leur transfert au Nord de la Ligne Attila afin de réaliser la partition définitive (Kyle, 1984 ; Petrovic, 2004).

12 Le résultat de la tragédie de l’été 1974 fut, à proprement parler, effroyable pour une île qui n’avait, à l’époque, que 640 000 habitants : 3 500 morts (3 000 Grecs et 500 Turcs), 1 600 disparus, 22 000 hectares de forêts brûlés dans le Troodos, 200 000 Chypriotes grecs déplacés au Sud de la Ligne Attila, 22 000 Chypriotes turcs expulsés de leurs enclaves… Depuis 1958, la doctrine constante des dirigeants de la minorité turque avait consisté en la recherche absolue de la partition. Les deux offensives de l’armée turque (juillet et août 1974) dépassèrent largement cet objectif. En effet, à l’été 1975, la séparation géographique des deux communautés était totale (figure 4). La minorité turque se trouvait regroupée dans un espace homogène couvrant 37 % de la superficie de l’île avec seulement 18 % de la population insulaire, à savoir les Chypriotes turcs. Tout ce qui restait de population turcophone au Sud de la Ligne Attila (environ 20 000 personnes) passa au Nord à l’automne 1975, suite à l’accord humanitaire Clerides- Denktash signé à Vienne en juillet 1975. Bref, fin 1975, soit par les effets du nettoyage ethnique, soit par les effets de la partition, il n’y avait plus que des Turcs à Chypre-Nord et que des Grecs à Chypre-Sud, l’armée turque ayant interdit tout retour des Grecs en zone occupée.

Figure 4 : La troisième phase de nettoyage ethnique : partition et déplacement de population (1974-1975).

13 Le résultat du nettoyage ethnique fut rapidement perceptible. La majorité des réfugiés grecs vint gonfler la population de Nicosie-Sud, de Larnaca et de Limassol. Varosha, la station balnéaire de Famagouste, se transforma en ville-fantôme où errent aujourd’hui les chats et les chiens. Près de 75 % des réfugiés grecs étant des ruraux, cela posa immédiatement des problèmes de reconversions sur le marché du travail. Famagouste qui avait 110 000 habitants en 1974 dégringola à 55 000 habitants en 1976 (tous ses

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habitants grecs l’ayant quitté). Même chose pour Kyrenia : 33 000 habitants en 1973 mais seulement 23 000 en 1976. Quant aux Chypriotes turcs, comme un enfant flottant dans un manteau d’adulte, le territoire où ils furent regroupés était trop grand pour eux, ce qui entraîna très rapidement la nécessité d’une immigration anatolienne. Dès l’été 1974, la Ligne Attila courrait d’une extrémité à l’autre de l’île et coupait en deux la vieille ville de Nicosie. Gardée par les Casques Bleus, elle s’étend sur 180 km. Large de 3 à 7 km selon les endroits (moins de 20 m à l’intérieur de Nicosie), elle est ponctuée de 139 postes d’observation des Nations Unies, dont 71 occupés en permanence (figure 4). Jusqu’au déblocage de 2003, la Ligne Attila était pire que le Mur de Berlin et que le Rideau de Fer puisque les personnes, les touristes, les marchandises, les voitures individuelles et le courrier ne pouvaient passer du Sud au Nord et inversement. Les photos satellites ont bien montré que la zone tampon occupée par la Ligne Attila et les Casques Bleus représente 1 % de la SAU de l’île et que ce 1 % est totalement nécrosé et occupé par les friches.

14 Des deux côtés, les personnes déplacées et expulsées par le nettoyage ethnique et la partition ont perdu tous leurs biens. Depuis 1974, la situation n’est pas la même selon que l’on est Turc ou Grec. Au Sud, la République de Chypre gère les biens abandonnés par les Chypriotes turcs en fidéicommis, sous l’égide du Ministère de l’Intérieur. À tout moment, donc, leur rétrocession est possible à leurs véritables propriétaires. Au Nord, la RTCN a distribué tous les biens laissés vacants par les Grecs soit aux Chypriotes turcs, soit, ce qui est plus grave, aux colons importés d’Anatolie. Cette situation constitue, sans aucun doute, l’élément le plus compliqué de la résolution de la question chypriote.

IV. Statu quo pour deux États (1975-2002)

15 Malgré l’amputation de quasi 37 % de son territoire, la République de Chypre a pu rapidement se sortir de la catastrophe en jouant à fond la carte des échanges extérieurs : entreprises chypriotes opérant à l’étranger, exportations agricoles, zone franche, sociétés « boîtes aux lettres », pavillon de complaisance (la 6e flotte du monde en nombre de navires immatriculés), tourisme international (plus de 2 millions et demi de visiteurs par an), résidences secondaires pour étrangers… Tous ces éléments réunis, attachés à la forte valeur de la livre chypriote, ont permis à cet État amputé non seulement d’intégrer rapidement ses 200 000 réfugiés qui n’ont pas eu besoin d’émigrer mais aussi d’établir une union douanière avec la Communauté Européenne en 1988, ce qui a servi de sas d’entrée pour une adhésion pleine et entière à l’Union Européenne le 1er mai 2004. La République de Chypre a également su se détacher de toute allégeance étroite avec la Grèce. L’Enosis est aujourd’hui totalement sans objet et n’est devenu qu’une matière de recherche historique ! L’explication en est simple : en montant un coup d’État contre le régime légal du président Makarios, la Dictature des Colonels a précipité l’invasion turque. Pire même, lors de la seconde offensive turque d’août 1974, alors que la démocratie était revenue à Athènes, la Grèce n’a rien fait pour soutenir Chypre. Ceci est dorénavant profondément ancré dans la conscience collective des Chypriotes grecs. En d’autres mots, conscients de n’avoir à compter que sur leurs propres forces, les Chypriotes grecs se sont détachés culturellement et politiquement de la Grèce (Blanc, 2000).

16 Toute autre est la situation prévalant au Nord de la zone tampon tenue par les Casques Bleus. Dès février 1975, la PTCA ou « administration provisoire chypriote turque » se

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transformait en État fédéré turc de Chypre. Le sécessionnisme territorial était patent dans cette démarche politique. Puis, le 15 novembre 1983, le gouvernement de cet État non reconnu par la communauté internationale procéda à une déclaration unilatérale d’indépendance sous le titre de République Turque de Chypre du Nord (RTCN). Ceci était l’aboutissement d’une logique mise en place dès 1964 : la partition ethnique et territoriale doublée et renforcée par une politique systématique de self-isolation, c’est-à- dire d’auto-isolement. Certes, cette RTCN sur la partie Nord de l’île est le résultat territorial direct de l’avancée des troupes turques à l’été 1974 et de leur nettoyage ethnique ayant chassé au Sud toute la population grecque qui se trouvait là. Mais la RTCN est aussi et encore plus l’œuvre de Rauf Denktash, leader incontesté des Chypriotes turcs depuis 1968. Denktash a été le Président élu et réélu de cette RTCN de 1983 à avril 2005. Même si le jeu démocratique s’est toujours exercé depuis 1983 (élections libres, pluralisme des partis), il n’en demeure pas moins que la RTCN a toujours été l’œuvre personnelle de Denktash.

17 À partir de 1974, les autorités de Chypre-Nord procédèrent à un panturquisme outrancier : statues et effigies omniprésentes d’Atatürk, turquisation de la toponymie, présence pesante des 35 000 soldats de Turquie stationnés un peu partout, livre turque comme seule monnaie légale depuis 1983… Le problème le plus grave sans doute est cette autre forme de nettoyage ethnique, larvé et rampant, consistant à remplacer la population chypriote turque de souche par des colons importés d’Anatolie. De quoi s’agit-il ? Lors de la tragédie de 1974, on comptait 644 000 habitants dans l’île, dont 497 000 Grecs et 146 000 Turcs. Devant l’effondrement de la situation économique en RTCN, beaucoup de Chypriotes turcs sont partis vers des cieux meilleurs et, afin de combler les vides tout en maintenant la turquité, la RTCN a fait venir des Turcs d’Anatolie, déshérités et analphabètes, à qui l’on a accordé rapidement la nationalité chypriote turque. Aujourd’hui, tout indique que la population de souche est minoritaire sur sa terre historique : 88 000 personnes contre 110 000 Turcs du continent sur 3 350 km2.

18 La mainmise de la Turquie sur la RTCN s’explique aussi par le blocus économique dont cette dernière est l’objet. Puisque la République de Chypre est la seule autorité reconnue par la communauté internationale, la RTCN est victime d’un embargo orchestré par Chypre-Sud et rendu légal par l’ONU. Les ports de Famagouste et de Kyrenia ainsi que l’aéroport d’Ercan sont interdits à toute compagnie. Seules les compagnies turques les utilisent. Le courrier de et vers la RTCN passe par Mersin (Turquie) sous le code « Mersin 10, Turquie » car tout courrier direct est interdit d’acheminement. Conséquemment, le tourisme international fréquentant la RTCN est obligé de transiter par la Turquie. La République de Chypre refuse l’importation de tout produit en provenance de la RTCN. Au total, l’État des Chypriotes turcs se trouve dans une relation quotidienne obligée avec la Turquie, située à 70 km de ses côtes. Turquisation démographique et turquisation économique se complètent donc pour transformer la RTCN en une sorte de département d’outre-mer de la Turquie puisque cette dernière assure, en moyenne, 75 % du budget de la RTCN (Blanc, 2000 ; Drevet, 2000).

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V. Le déblocage de 2003-2005 : la fin de la ligne de séparation et la réunification en perspective

19 Ainsi, depuis les tragiques événements de l’été 1974, la situation semblait complètement et pour longtemps figée à Chypre. Était-il imaginable de spéculer sur une coupure définitive de l’île en deux ? Pouvait-on imaginer deux États tournés dos à dos comme Haïti et la République Dominicaine sur l’île d’Hispaniola ? Que se passa-t-il pendant quasi trois décennies ? Au Nord, le régime Denktash poursuivait, coûte que coûte, sa politique d’auto-isolement, de « bunkérisation » et de relation unique avec la Turquie au point d’en être le vassal. Au Sud, la République jouait la carte de l’arrimage à l’Europe avec en ligne de mire l’adhésion et l’entrée dans l’Union Européenne. Arriva l’année 1990, celle de la réunification de l’Allemagne. Elle fut un révélateur pour les dirigeants chypriotes car elle montra ce que pouvaient être les coûts pour mettre à niveau la partie la moins avancée en termes économiques (il convient de rappeler que, de 1990 à 2005, l’ex-RFA a injecté 1 500 milliards d’euros dans l’ex-RDA pour la mettre à niveau). L’accession de Chypre à l’Union Européenne a été considérée par les deux gouvernements de l’île de deux façons apparemment contradictoires. La première fut de percevoir cette accession comme une solution au conflit chypriote dans la mesure où le nouveau statut de Chypre comme membre de l’Union aurait plus d’importance que la division ethnique. La seconde fut de considérer cette accession comme tout simplement « illégale » dans la mesure où elle se superposerait à la Constitution de 1960. Or, cela aurait requis l’accord des deux communautés de l’île avant que l’État chypriote puisse se joindre à un autre État. Dans cette seconde perspective, l’union avec l’Europe aurait signifié la « solution » parce qu’elle aurait provoqué l’union de la RTCN avec la Turquie, après quoi le problème de Chypre aurait été résolu. Quels que soient les arguments à l’appui ou à l’encontre de ces deux positions conceptuelles, la pratique a montré que la division de facto de Chypre et son unité de jure pouvaient être compatibles avec l’adhésion à l’Union Européenne. La République de Chypre considère qu’il n’y a pas violation de la Constitution de 1960 puisque l’Union Européenne n’est pas un État et n’est pas dotée de la personnalité juridique. C’est pourquoi le Conseil Européen déclara en 1995 le bien-fondé de la candidature de Chypre. Les négociations commencèrent donc en 1997 pour se conclure en décembre 2002. Le Traité d’Accession fut signé en avril 2003 pour prendre effet au 1er mai 2004.

20 Au Nord, deux changements politiques ont très fortement contribué à changer radicalement la donne politique : le virage pro-européen du Gouvernement Erdogan en Turquie et la lassitude de Chypriotes turcs face au régime Denktash. Pour la première fois dans l’histoire récente de la Turquie, une formation politique, à savoir le parti AKP, a obtenu quasi les deux tiers des sièges au Parlement à Ankara en 2003. Son leader, Recep Tayyip Erdogan, est devenu Premier Ministre avec un mandat et un programme clairs : faire entrer la Turquie dans l’Union Européenne. En vertu du dicton « Paris vaut bien une messe », Ankara a effectué, en moins de deux ans, un virage à 180° sur la question chypriote et cela selon deux modalités : d’une part en favorisant le dossier de la réunification de Chypre et en appuyant le Plan Kofi Annan de réunification ; d’autre part, en lâchant le régime Denktash et sa self-isolation sans issue. Dès le 23 avril 2003, la Ligne Verte était réouverte au « Ledra Checkpoint » au cœur de Nicosie. Pour la première fois depuis 1974, les Chypriotes pouvaient se rendre de l’autre côté de la ligne de séparation. Le 14 décembre 2003 avaient lieu des élections législatives en RTCN qui

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virent, pour la première fois, une coalition de partis anti-Denktash, pro-réunification et pro-Europe arriver au pouvoir avec comme Premier Ministre Mehmet Ali Talat. À partir de cette date, toutes les parties concernées par le dossier (République de Chypre, RTCN, Grèce, Turquie, Union Européenne) s’accordèrent pour trouver une solution à la question chypriote avant le 1er mai 2004. La pression vint aussi de la propre population chypriote turque, excédée par quasi quatre décennies d’anatolisation à outrance. Sur 198 000 habitants en 2005, la RTCN n’abrite plus que 88 000 Chypriotes turcs de souche, devenus minoritaires sur leur propre terre ancestrale et historique. Il y a là, d’ailleurs, un curieux processus de « nettoyage ethnique dans le nettoyage ethnique ». Pendant longtemps, Denktash a pu se maintenir au pouvoir en jouant sur l’insécurité de ses concitoyens, sur le rôle protecteur de l’armée turque et sur une attitude anti- européenne. Le cul-de-sac économique dans lequel il a entraîné la RTCN a développé chez les Chypriotes turcs un fort sentiment d’« insularité dans l’insularité ». Au fur et à mesure que la République de Chypre se rapprochait de l’Union Européenne, les Chypriotes turcs ont bien vu que la roue de l’Histoire avait tourné et qu’ils risquaient de rester sur le bas-côté de la route. Une opposition s’est donc levée contre ce système sclérosé. La réunification a donc été vue comme un moyen pour sortir de la stagnation économique de la RTCN, pour stopper l’émigration des Chypriotes turcs de souche, pour endiguer l’immigration quasi continue de colons anatoliens analphabètes et peu qualifiés et, enfin, pour développer le fantastique potentiel touristique de Chypre-Nord.

21 Afin d’accélérer le processus de règlement du conflit chypriote avant la date fatidique du 1er mai 2004, Kofi Annan, Secrétaire Général des Nations Unies, reprenant et développant le set of ideas établi en 1992 par son prédécesseur Boutros Ghali, présenta en 2002-2003 un plan de réunification de Chypre. Dans ses paramètres les plus territoriaux, le Plan Annan prévoyait deux États constituants (chypriote grec et chypriote turc) de statut identique dans une organisation confédérale où l’essentiel des compétences aurait résidé dans les entités constituantes. Le territoire chypriote turc aurait été réduit de 37 à 28 % de la superficie de l’île (Morphou et Varosha étant rendues aux Grecs). La moitié des quelque 110 000 colons turcs immigrés depuis 1974 seraient retournés en Anatolie tandis que 123 000 des 200 000 réfugiés grecs de 1974 auraient été autorisés à retourner dans leurs foyers au Nord de la Ligne Verte. Le Plan ne prévoyait ni armée fédérale ni armée des États constituants mais la présence de 6 000 soldats de Grèce et de 6 000 soldats de Turquie et le maintien des Casques Bleus pour la mise en œuvre du plan de réunification jusqu’en 2011. Le Plan Annan fut soumis à référendum dans les deux parties de l’île le 25 avril 2004, soit une semaine avant l’entrée de Chypre dans l’Union Européenne, ce qui ne constituait certainement pas un bon calendrier ! Le résultat fut tout à fait étonnant : 65 % de « oui » en RTCN mais 75 % de « non » en République de Chypre. Le refus de Chypre-Sud fit que, une semaine plus tard, seule la République de Chypre, telle que réduite territorialement depuis 1974, entra dans l’Union Européenne. Cette République de Chypre s’étend sur 5 900 km2 de l’île et abrite, en 2005, 703 000 habitants. Le « oui » massif en RTCN s’est expliqué par le désir de sortir de l’isolement, de rentrer dans la dynamique de l’Union Européenne et de participer à sa prospérité économique. En revanche, le « non » massif exprimé en République de Chypre a eu plusieurs motivations entrecroisées : crainte d’une réunification « à l’allemande » aux coûts exorbitants, non reconnaissance de la République de Chypre par la Turquie, surface du territoire de l’entité constituante chypriote turque disproportionnée par rapport au nombre réel de la population chypriote turque, maintien en partie Nord de la moitié des colons anatoliens importés

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depuis 1974 et considérés comme « illégaux » par les autorités de la République, retour de seulement 123 000 et non des 200 000 réfugiés grecs victimes de l’invasion turque de 1974, présence des 30 000 soldats turcs stationnés au Nord.

22 Aux élections législatives du 20 février 2005 en RTCN, le parti du Premier Ministre sortant Mehmet Ali Talat et les formations associées remportèrent la majorité des sièges au Parlement de Nicosie-Nord. Puis, à l’élection présidentielle du 17 avril 2005 en RTCN où Denktash ne se représentait pas, Talat a été élu, dès le premier tour, sur un clair programme pro-européen de réunification. La balle est désormais dans le camp de la République de Chypre qui continue à ignorer la RTCN en cherchant à l’enfermer et à l’isoler, alors que, d’une part, l’Union Européenne s’emploie à rouvrir un maximum de points de passage le long de la Ligne Verte et que, d’autre part, elle met en place en RTCN des programmes de développement en vue de la mettre à niveau avec la partie Sud (Hocknell, 2001). Il est clair qu’après le fiasco retentissant du Plan Kofi Annan en avril 2004, c’est maintenant à l’Union Européenne de prendre le relais pour relancer le processus de réunification. « Vivre ensemble séparément » peut tout à fait constituer le fil conducteur d’une réunification de l’île d’Aphrodite qui semble inéluctable, tant l’Union Européenne ne pourra supporter pendant des décennies une plaie purulente sur sa frontière la plus extrême en Méditerranée orientale.

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RÉSUMÉS

La fin de la période coloniale britannique à Chypre a marqué le prélude à la partition entre la communauté grecque et la communauté turque. Puis, les premières années de l’indépendance de la République de Chypre ont vu s’accentuer le séparatisme turc, conséquence d’un nettoyage ethnique orchestré par la communauté grecque. L’invasion de Chypre par l’armée turque en 1974 a entraîné un second nettoyage ethnique, cette fois-ci, aux dépens de la majorité grecque. Dès 1975, la partition des populations insulaires était consommée par la mise en place de la Ligne Verte, gardée par les Casques Bleus des Nations-Unies. De 1975 à 2002, régna le statu quo entre deux États : au Sud, la République de Chypre, seule reconnue par la communauté internationale ; au Nord, la République Turque de Chypre-Nord (RTCN), État vassal d’Ankara, uniquement reconnu par la Turquie. Un déblocage de la situation est intervenu en 2003 lorsqu’un gouvernement pro-européen est arrivé au pouvoir au Nord et, en 2004, lorsque la République de Chypre est entrée dans l’Union Européenne. La fin de l’ère Denktash en avril 2005 et l’arrivée d’un président pro-réunification en RTCN changent radicalement une donne géopolitique complètement figée depuis trente ans. La réunification de l’île d’Aphrodite relève-t-elle dorénavant de l’ONU (malgré l’échec du Plan Kofi Annan en 2004) ou davantage de l’Union Européenne ?

The end of the colonial British period in Cyprus emphasized the prelude to the partition between the Greek community and the Turkish one. Then, the first years of the independence of the Republic of Cyprus saw to become accentuated the Turkish separatism, as a clear consequence of an ethnic cleansing organized by the Greek community. The invasion of Cyprus by the Turkish Army in 1974 generated a second ethnic cleansing, this time, at the expense of the Greek majority. From 1975, the partition of island’s communities was accomplished by the implementation of the Green Line, monitorized by the UN Blue Helmets. From 1975 to 2002, a statu quo was prevailing between both States : in the South, the Republic of Cyprus, single State recognized by the international community ; in the North, the Turkish Republic of Northern Cyprus (TRNC), Ankara’s puppet State, solely recognized by Turkey. A freeing of the situation emerged in 2003 when a pro-EU government came into office in the North and when the Republic of Cyprus entered EU in 2004. The end of the Denktash era in April 2005 and the arrival of a pro- reunification president in TRNC radically changed the geopolitical deal which was totally frozen since thirty years. Does henceforth the reunification of the « Island of Aphrodite » come under UN (despite the fail of the Kofi Annan Plan in 2004) or more under EU ?

Das Ende der britischen Kolonialzeit in Zypern bestimmte das Vorspiel zur Teilung zwischen der griechischen und der türkischen Gemeinschaft. Dann wurde in den ersten Jahren der unabhängigen Republik Zypern der türkische Separatismus deutlich, Folge einer ethnischen Säuberung, inszeniert durch die griechische Gemeinschaft. Die Invasion Zyperns durch die türkische Armee 1974 hat eine zweite ethnische Säuberung mit sich gebracht, diesmal auf Kosten der griechischen Majorität. Seit 1975 wurde die Teilung der Inselbevölkerung durch die Einrichtung der Grünen Linie vollzogen, bewacht durch die Blauhelme der Vereinten Nationen. Von 1975 bis 2002 herrschte der Status quo zwischen zwei Staaten : im Süden die Republik Zypern, allein anerkannt durch die internationale Gemeinschaft, im Norden die türkische Republik Zypern Nord, Vasallenstaat von Ankara anerkannt nur durch die Türkei. Eine Entkrampfung der Lage zeichnete sich 2003 ab, als eine proeuropäische Regierung im Norden zur

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Macht kam und 2004, als die Republik Zypern in die Europäische Union eintrat. Das Ende der Ära Denktash im April 2005 und der Auftritt eines zur Wiedervereinigung neigenden Präsidenten im Norden änderten radikal die seit 30 Jahren eingefrorene politische Lage. Die Wiedervereinigung der Insel der Aphrodite – wird sie mehr von der UNO (trotz des Scheiterns des Plans von Kofi Annan 2004) oder mehr von der EU bestimmt werden ?

INDEX

Schlüsselwörter : Ethnische Säuberung, Europäische Union, Griechenland, Politische Geographie, Teilung, Türkei, Wiedervereinigung, Zypern Keywords : Cyprus, ethnic cleansing, European Union, Greece, partition, political geography, reunification, Turkey Mots-clés : Chypre, géographie politique, Grèce, nettoyage ethnique, partition, réunification, Turquie, Union Européenne

AUTEUR

ANDRÉ-LOUIS SANGUIN UFR de Géographie, Université de Paris IV-Sorbonne, 191 rue Saint-Jacques, F-75005 Paris, France, [email protected]

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Le Kosovo en voie d’homogénéisation : quelle est la part du « nettoyage ethnique » ? Kosovo towards homogeneity: how much is due to “ethnic cleansing”? Der Kosovo auf dem Wege der Homogenisierung : Welches ist der Anteil der « ethnischen Säuberung » ?

Michel Roux

1 L’histoire du Kosovo1 au XXe siècle recèle un paradoxe. Alors que cette région conquise sur l’Empire ottoman en 1912 est demeurée ensuite dans le cadre de la Serbie et du Monténégro, puis des Yougoslavie successives (sauf de 1941 et 1945) et sous le contrôle effectif de leurs gouvernements (sauf de 1915 à 1918 et depuis juin 1999), Serbes et Monténégrins ont vu leur part de sa population diminuer jusqu’à être réduite, depuis 1999, à une minorité de quelque 5 %, implantée aux marges nord et dans quelques enclaves, face à une majorité albanaise aujourd’hui massivement acquise à l’idée d’indépendance. Cette régression de leur part dans la population totale, qui n’est pas continue au cours du siècle, a été très sensible entre les recensements de 1961 et de 1991, très brutale à l’été 1999. Selon les périodes, elle s’explique dans des proportions variables par des facteurs politiques, démographiques et économiques. Les dirigeants, les intellectuels et les médias serbes en orientent l’interprétation de manière à ériger le « nettoyage ethnique » en explication centrale dans le cadre d’une vision victimiste de l’histoire. Du côté albanais, on récuse cette vision des choses mais on construit une interprétation du même genre en tirant argument de ses propres déboires. Le présent article, après un bref rappel historique, entend analyser cette surenchère à propos du « nettoyage ethnique » et faire le point sur la situation présente du peuplement du Kosovo, notamment sur la situation des Serbes et des Monténégrins2.

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I. Bref rappel du contexte politique

2 La Serbie et le Monténégro ont conquis le Kosovo en 1912 au cours de la première guerre balkanique où ils s’étaient joints, pour combattre l’Empire ottoman, à la Grèce et à la Bulgarie (laquelle se retourna contre ses alliés immédiatement après, en vain, lors de la seconde guerre balkanique). La Conférence de Londres (décembre 1912-mai 1913), qui reconnut aussi l’indépendance de l’Albanie et en fixa les frontières, entérina la manière dont ils s’étaient partagé le Kosovo. En effet, bien que les Albanais y fussent majoritaires3, les puissances étaient sensibles à l’argument historique serbe (le Kosovo, cœur du royaume serbe aux XIII-XIVe siècles) et, doutant de la capacité des Albanais à assumer leur indépendance, elles inclinaient à ne la leur accorder que sur des territoires qu’ils peuplaient quasi-exclusivement (Gravier, 1913). Mais cette configuration ne dura guère car de 1915 à 1918, au cours de la Première Guerre mondiale, le Kosovo fut sous occupation austro-bulgare. Sous le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, créé en 1918 et rebaptisé en 1929 Royaume de Yougoslavie, le Kosovo n’a jamais été une subdivision de l’État. Celui-ci l’a délibérément partagé entre plusieurs oblasts, puis en plusieurs banovines, de manière à fragmenter l’aire de peuplement majoritairement albanais. Pendant la Seconde Guerre mondiale, après le démembrement de la Yougoslavie, la plus grande partie du Kosovo est rattachée à la « Grande Albanie » promue par Mussolini, tandis que le nord, avec les mines de Mitrovica, fait partie de la Serbie sous occupation allemande et que la partie orientale est donnée à la Bulgarie.

3 C’est en 1945 que le Kosovo est érigé en territoire autonome, plus tard rebaptisé province autonome en étant aligné sur le statut de la Voïvodine. Cette autonomie, d’abord très réduite, ne sera accrue que par des amendements constitutionnels votés à partir de 1969 et repris dans la Constitution fédérale de 1974. Celle-ci définit le Kosovo (comme la Voïvodine) à la fois comme province autonome de la République de Serbie et, au même titre que celle-ci, comme l’une des huit composantes de l’État fédéral. Cette étrange disposition fut considérée par les Serbes comme destinée à affaiblir leur république (la seule à comporter des provinces autonomes), mais l’autonomie accrue ne suffisait pas aux Albanais, qui, après la mort de Tito, manifestèrent en 1981, contestant leur statut de minorité4 et réclamant l’élévation du Kosovo au rang de septième république yougoslave5. Suit une dure répression policière et judiciaire qui contribue à détériorer les rapports entre Albanais et Serbes dans la région. Le contexte yougoslave est alors globalement défavorable : stagnation économique, montée du chômage et des difficultés sociales, mésententes entre républiques, renforcement des courants nationalistes et « leadership collectif faible », selon l’expression de Renéo Lukic (Lukic, 2003, p. 71).

4 Slobodan Milošević, arrivé au pouvoir en Serbie en 1987, en réforme deux ans plus tard la Constitution, supprimant pratiquement toute autonomie politique des provinces. Débute alors la marginalisation des Albanais, dont l’élite avait commencé à accéder au pouvoir provincial et communal et aux responsabilités économiques et culturelles vers 1970 : licenciements massifs dans le secteur public, mise à pied de la plus grande partie du corps enseignant par suite de conflits sur la réforme des programmes scolaires. Cette époque est aussi celle où, après la chute du mur de Berlin, la majorité des États communistes, dont la Yougoslavie, autorisent le pluripartisme. Dès lors se fondent de nouveaux partis à électorat le plus souvent « ethnique », dont, chez les Albanais, la

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Ligue démocratique du Kosovo (LDK). En 1991, la sécession de la Slovénie et de la Croatie change les perspectives des Albanais, jusque là plutôt disposés à demeurer dans le cadre de la Yougoslavie sous réserve d’y retrouver l’autonomie. D’où, à la suite d’un vote massif en faveur de l’indépendance lors d’un référendum clandestin, la proclamation de celle-ci (octobre). En même temps se mettent en place des institutions parallèles : embryon de gouvernement, écoles et centres de soins financés par les contributions des Albanais locaux ou émigrés. Le gouvernement de la Serbie réprime sans réellement chercher à éradiquer ces institutions illégales relevant d’une résistance pacifique. Car les Serbes sont impliqués dans la guerre en Croatie et en Bosnie. Au Kosovo, de part et d’autre, on gagne du temps : à la Serbie est épargnée l’ouverture d’un « front sud », aux Kosovars un « nettoyage ethnique » massif que les dirigeants de la LDK estiment inévitable en cas de révolte armée.

5 La donne change après la signature des accords de Dayton, auxquels Milošević a accepté de participer avec pour condition tacite la non prise en compte de la question du Kosovo. Dès lors, les Albanais se sentent floués, une opposition plus radicale s’exprime autour de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), cela aboutira en 1998 à la guerre entre cette armée improvisée et les forces serbes puis, sous pression internationale, à l’arrêt des combats et à la mise en place d’une mission d’observation de l’OSCE, l’année suivante à la reprise des combats, à l’échec des négociations de Rambouillet, aux bombardements de l’OTAN, à la tentative de Belgrade d’expulser en masse les Albanais du Kosovo, à l’imposition d’une tutelle internationale sur la province, au retour des Albanais, à la fuite de nombreux Serbes et d’autres minoritaires (exposé détaillé des faits dans Hubrecht, 2001).

6 En résumé, le Kosovo a été très secoué au XXe siècle. Il a vécu des conflits armés pendant une vingtaine d’années et connu huit situations géopolitiques successives : 1) dans l’Empire ottoman ; 2) partagé entre Serbie et Monténégro ; 3) sous occupation austro-bulgare ; 4) dans la Yougoslavie monarchique ; 5) dans la « Grande Albanie » ; 6) dans la Yougoslavie communiste, avec quatre statuts constitutionnels successifs ; 7) dans la Yougoslavie, un peu plus tard réduite à l’association Serbie-Monténégro, avec un régime d’apartheid de facto ; 8) formellement dans ce dernier État, mais sous tutelle internationale provisoire et sans perspective statutaire au moment où ces lignes sont écrites.

7 Parallèlement, le Kosovo a vécu des changements démographiques, culturels, sociaux et économiques très rapides, surtout après la Seconde Guerre mondiale : la population triple presque malgré un solde migratoire négatif ; les Albanais, analphabètes à 90 % en 1945, bénéficient sous le régime communiste de la scolarité obligatoire dans leur langue, ce qui fait émerger une élite locale étoffée, d’autant plus qu’en 1970 l’Université de Priština est mise en place et attire aussi des Albanais de Macédoine ; l’urbanisation et l’industrialisation sont dynamiques grâce aux financements fédéraux (sans toutefois pouvoir faire progresser l’emploi de façon suffisante face à l’explosion démographique). Dans ce contexte, des valeurs et des représentations à la fois claniques, confessionnelles, nationalistes, marxistes, libérales, se bousculent dans les têtes, s’expriment ou sont tues. On peut illustrer le raccourci que vit cette région en évoquant la scène suivante : au début des années 1990, face au durcissement de la politique de Belgrade à leur égard, les Albanais décident de « resserrer les rangs » dans une optique nationaliste. Pour cela, ils tiennent une assemblée destinée à éteindre les vendettas en cours parmi eux au titre du Kanun, leur code coutumier médiéval. Celui qui préside

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cette assemblée, spécialiste reconnu de cette tradition, est aussi professeur de français à l’Université…

8 Pendant toute cette période, l’un des enjeux principaux, pas nécessairement explicité, est la question de savoir si le Kosovo sera finalement serbe ou albanais, ou si l’on saura dépasser cette alternative par une intégration réussie. Étudier les fluctuations de la composition de sa population et les explications qui en sont données est, de ce point de vue, instructif.

II. Serbes et Albanais au Kosovo depuis 1912 : données numériques

9 Étudier la dynamique de la population du Kosovo comporte des incertitudes majeures en début et en fin de période. En 1913, le Kosovo est crédité de 497 000 habitants6, soit 58 000 de plus qu’au recensement de 1921, mais il est impossible de déterminer si Serbes et Monténégrins représentaient alors le tiers ou le cinquième de cette population, tant les sources sont contradictoires sur les pertes de guerre et les migrations forcées des années suivantes. En 1991, bien que les Albanais aient boycotté le recensement, les services statistiques ont produit une estimation de leur nombre qui peut être considérée comme fiable. Mais, passé cette date, il n’y a plus eu de dénombrement, et l’enregistrement défectueux des naissances et décès, les incertitudes qui pèsent sur l’estimation des mouvements migratoires et la diffusion d’informations fausses aboutissent au flou le plus total. On examinera donc la période où les données officielles sont les moins incertaines, 1921-1991 (tableau 1), tout en soulignant que les sources courantes abondent en raisonnements biaisés et en falsifications7.

Tableau 1 : Évolution de la population serbo-monténégrine et albanaise du Kosovo, 1921-1991.

Serbes et Monténégrins Albanais

Année Pop. totale (milliers) AAM (‰) milliers AAM % milliers AAM %

1921 439 93 21,2 280 63,8

1931 552 23,2 151 49,7 27,4 332 17,2 60,1

1939 645 19,7 222 49,4 34,4 370 à 380 13,6 à 17,0 57,3 à 58,9

1948 734 14,5 200 – 12,5 27,2 498 30,5 à 33,6 68,5

1953 808 19,4 221 20,2 27,4 525 10,6 64,9

1961 964 22,3 265 23,0 27,4 647 26,5 67,2

1971 1 244 25,8 260 – 1,9 20,9 916 35,4 73,7

1981 1 585 24,5 237 – 9,2 14,9 1 227 29,7 77,4

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1991 1 955 21,2 215 – 9,7 11,0 1 608 27,4 82,2

AAM : accroissement annuel moyen au cours de la période précédente. Avant guerre, Serbes et Monténégrins ont été recensés comme orthodoxes en 1921 et 1931, comme slaves en 1939 (catégorie excluant les musulmans), les Albanais comme albanophones en 1921. Pour 1939 j’ai estimé leur nombre à partir de celui des non-slaves. Sources : Recensements de la population, sauf 1939, dénombrement administratif cité par M. Obradović, 1981, p. 223.

10 Les données du tableau 1 font apparaître une forte croissance du nombre de Serbes et Monténégrins et de leur part dans la population jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, un recul pendant celle-ci, puis une progression plus modeste en nombre assortie d’une stabilité en pourcentage, enfin une baisse après 1961. Celle-ci, contemporaine du pic de l’explosion démographique albanaise, les réduit en 1991 à 11 % d’une population qui, depuis 1921, a plus que quadruplé.

11 Précisons d’abord que comparer les neuf sources utilisées pose des problèmes, car elles diffèrent par le degré de fiabilité, la méthodologie et le contexte politique (Roux, 2000). Ainsi, il est clair que le recensement de 1921 n’a pu être effectué dans des conditions normales dans une région en partie insurgée d’un État nouveau-né. D’autre part, le recours successif à des dénominations confessionnelles, ethnolinguistiques puis nationales rend la comparabilité des données plus incertaine. Enfin, c’est le contexte politique qui explique la faible progression du nombre d’Albanais recensés entre 1948 et 1953 : la Yougoslavie ayant conclu un accord d’échange de populations avec la Turquie, des Albanais se sont déclarés Turcs (1 300 Turcs au Kosovo en 1948, 34 600 en 1953), ce à quoi les autorités les encourageaient, car les candidats au départ étaient opposés au régime. Mais on peut soupçonner aussi qu’en 1948 le nombre d’Albanais avait été surestimé, celui des Turcs sous-estimé, ces oscillations renvoyant à la fois à des pressions politiques et à une ambivalence identitaire, assez fréquente à date ancienne et dérangeante pour les nationalistes. Ce qui le suggère, c’est qu’au recensement de 1953, parmi les habitants du Kosovo 25 100 ont déclaré avoir le turc pour langue maternelle. Pourtant, certains auteurs préfèrent considérer que tous ceux qui ont été recensés en 1948 comme Albanais l’étaient réellement, car cela nourrit l’idée que la forte croissance de leur nombre depuis 1939 s’explique par une importante immigration depuis l’Albanie, pendant la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la rupture Tito-Staline. Si réellement 75 000 Albanais d’Albanie ont obtenu la citoyenneté yougoslave (Bataković, 2000, p. 211), cela renvoie à d’autres incertitudes et polémiques sur les pertes de guerre et les migrations de cette époque.

12 Toutefois, même si garantir l’exactitude des variations de la population totale et de ses composantes d’un recensement à l’autre est impossible, les grandes tendances lisibles sur le tableau sont incontestables. Les écarts entre les taux de croissance des populations serbo-monténégrine et albanaise d’une part, les taux d’accroissement naturel d’autre part (Collectif, 1957 ; Statistički godišnjak Jugoslavije 1955 à 1991), permettent d’évaluer sommairement la part des migrations dans ces processus. Entre 1921 et 1939, la croissance des Serbes et Monténégrins (49 p. mille par an en moyenne) a pour composante principale l’envoi au Kosovo de fonctionnaires civils et militaires du nouvel État, et plus encore d’au moins 60 000 paysans installés au titre de la réforme agraire sur des terres domaniales ou sur des terres confisquées à des Albanais (Obradović, 1981). Chez ceux-ci, un taux de croissance de 11 ‰ seulement, bien

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inférieur à leur accroissement naturel, traduit l’effet d’une émigration vers la Turquie et l’Albanie (rebelles en fuite, paysans expropriés…). Pendant la Seconde Guerre mondiale, le départ des fonctionnaires et l’expulsion des colons agraires de l’entre deux guerres font chuter le nombre de Serbes et de Monténégrins, ce dont le recensement de 1948 porte encore la trace bien que les retours soient déjà largement entamés — même si le nouveau régime a interdit en 1945 à la majorité des colons de revenir pour ne pas accroître les tensions intercommunautaires et pour complaire à l’Albanie, alors son alliée (Bataković, 2000, p. 210).

13 Jusqu’au début des années 1960, Serbes et Monténégrins maintiennent leur part dans la population du Kosovo car leur accroissement naturel est encore fort, de nombreux cadres viennent s’installer dans un contexte de développement économique et des Albanais quittent le pays sous l’étiquette de Turcs. Mais l’émigration économique des Serbes et Monténégrins du Kosovo débute alors. En conséquence, la part de ceux qui sont nés sur place, plutôt ruraux, connaissant bien les Albanais et parfois leur langue, diminue, tandis qu’augmente celle des nouveaux venus, plutôt citadins et sans connaissance fine du contexte local.

14 Par la suite, la réduction de la part serbo-monténégrine au Kosovo va résulter à la fois de l’accroissement des départs et de la forte réduction du solde naturel, face à une population albanaise beaucoup moins mobile qui connaît dans les années 1970 le pic de son accroissement naturel, la mortalité baissant alors beaucoup plus vite que la natalité. Ainsi, au lieu de 60 Serbes et Monténégrins pour 100 Albanais en 1939, il n’y en a plus que 13 en 1991. Après cette date, on entre dans le flou : il est fort possible que leur part ait cessé de se réduire, voire qu’elle se soit un peu redressée. En ce sens jouent quatre arguments : redistribution de l’emploi du secteur public lors de l’éviction massive des Albanais, nouvelles tentatives d’installation d’agriculteurs (sans grand succès), hébergement de réfugiés serbes de Croatie et de Bosnie8, nombreux départs d’Albanais pour l’étranger. Toutefois, l’ambiance demeurant pénible et l’économie se dégradant au cours des années 1990, il est probable que les départs de Serbes et de Monténégrins sont restés nombreux. Quant à leur taux d’accroissement naturel, il tendait probablement vers zéro.

15 C’est à la fin du siècle que la violence pure redevient le principal facteur de déplacement des populations et de variation des effectifs. En 1998, les forces yougoslaves (policières, militaires et paramilitaires) aux prises avec l’armée de libération du Kosovo (UÇK) commettent des violences contre la population albanaise, chassant de leurs maisons environ 300 000 personnes qui deviennent alors soit des personnes déplacées au Kosovo même, soit, pour un tiers, des réfugiés dans les pays voisins. Au printemps 1999, lors de la campagne de bombardements de l’OTAN, ce sont plus de 800 000 Albanais qui sont expulsés du Kosovo par les forces yougoslaves vers l’Albanie, la Macédoine ou d’autres pays9. La plupart reviendront assez vite après le passage de la province sous la tutelle de l’ONU, mais, simultanément, au moins la moitié des Serbes, des Monténégrins et des Roms seront alors contraints de fuir, ces derniers sous l’accusation d’avoir été pour les forces yougoslaves des exécuteurs de basses œuvres. Ce renversement de situation s’inscrit dans les paysages. Ainsi au village de Sofali, près de Priština, l’armée yougoslave cantonnée à proximité brûla les maisons albanaises avant de se retirer devant les forces de l’OTAN, et quelques jours après les Albanais locaux, revenus d’exil, brûlèrent les maisons serbes dont les habitants venaient à peine de fuir. Quelques années plus tard, ce village suburbain est un vaste

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chantier, purement albanais, où les uns réparent leur maison tandis que d’autres sont installés chez des Serbes dont ils « squattent » les biens quand ils ne les ont pas achetés par le biais d’intermédiaires (transactions non enregistrées), et que d’autres encore bâtissent en toute illégalité sur le domaine public municipal.

III. Le « nettoyage ethnique » : réalités, fantasmes et manipulations

16 Certaines migrations, qui ont influé sur la composition ethno-nationale de la population, relèvent indiscutablement du « nettoyage ethnique » : outre celles qui viennent d’être évoquées, c’est le cas des expulsions violentes d’Albanais en 1912-1913, de Serbes en 1915-1918 et en 1941-44. Des mouvements moins connus relèvent de la même logique, ainsi l’exil de la modeste minorité croate soumise à des pressions serbes dans les années 1990 (Duijzings, 2000). Toutefois, dans cette matière, le passage à l’acte n’est jamais revendiqué comme tel, et l’intention l’est très rarement. La conférence de Vasa Čubrilović intitulée « L’expulsion des Albanais », donnée au Club culturel serbe de Belgrade le 7 mars 1937, en est un singulier exemple (traduction dans Grmek et al., 1993, p. 161-185). Son auteur, considérant les Albanais comme des allogènes suspects de séparatisme, dont l’implantation géographique n’est pas loin de couper la continuité du peuplement slave entre Serbie et Macédoine, estime la colonisation agraire en cours inefficace contre ce péril et suggère des méthodes radicales, susceptibles pourtant de passer inaperçues car le monde a les yeux fixés ailleurs. Il s’agit d’expulser la plus grande partie des Albanais du Kosovo, en particulier de la zone frontalière, par un mélange de pressions légales, de violences et de corruption. L’auteur reprend cette approche en octobre 1944 dans un second texte, « Le problème des minorités dans la nouvelle Yougoslavie », en lui ajoutant un nouvel argument, celui de la collaboration de nombreux Albanais (et d’autres minoritaires) avec les occupants (extraits dans Grmek et al., 1993, p. 225-228). On retrouve des traces de cette approche du « problème albanais », entre autres, dans le programme du Parti radical serbe diffusé lors des élections de décembre 1992. Il propose notamment d’expulser tous les Albanais immigrés d’Albanie et leur descendance et, « vu l’attitude constamment hostile de l’Albanie », de dégager le long de la frontière une bande de 20 à 50 km de largeur en déplaçant toute sa population albanaise « avec compensation adéquate » (Programmes, 1993). Il est difficile d’imaginer où la Serbie aurait pu réinstaller plusieurs centaines de milliers de personnes, comment elle aurait financé une telle opération et géré les troubles qui l’auraient accompagnée. Mais le désir sous-jacent de « nettoyage ethnique » est manifeste, et le premier effet nocif d’un tel programme aura été de diffuser de telles représentations auprès de l’électorat dont ce parti espérait capter les voix.

17 Mais en pratique, il peut être malaisé d’identifier certaines initiatives comme relevant ou non du « nettoyage ethnique », et lorsque cela ne fait pas de doute, il est généralement difficile d’en évaluer la portée, dans la mesure où chaque partie en présence minimise ou nie son implication dans cette pratique et l’impute massivement à son compétiteur dans le cadre d’un discours de victimisation. Ce discours tend à légitimer les violences commises par son propre camp en les présentant comme des réactions défensives face aux violences subies. D’autre part, si on l’étudie comme source documentaire sur les pratiques du camp opposé, on y trouve trois types de

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déformations : la stigmatisation globale de l’adversaire (tous coupables), l’exagération des dégâts, l’extension de l’accusation à des domaines qui lui sont en réalité étrangers. Ce discours comporte des degrés d’élaboration différents selon qu’on a affaire au citoyen ordinaire, aux sources politiciennes et médiatiques, aux intellectuels nationalistes. Et des variations de fréquence et d’intensité selon qu’on est en période d’apaisement, de tension débutante, de tension paroxystique avec transformation du voisin en ennemi (Kullashi, 1998, chap. 9). On développera ici deux exemples pris dans le discours serbe, l’un à propos de l’émigration des Serbes et des Monténégrins du Kosovo, l’autre à propos de la natalité albanaise.

18 À partir des manifestations albanaises du printemps 1981 et de la réponse répressive des autorités se développe en Serbie un discours médiatique anti-albanais, d’abord relativement prudent (et parfois censuré), beaucoup plus agressif dès l’arrivée au pouvoir de Milošević. On chiffre alors couramment l’émigration serbo-monténégrine des deux décennies précédentes au départ du Kosovo à environ 200 000 personnes, chiffres repris sans aucune critique à l’étranger10, y compris dans des publications académiques (Dragnich et Todorovich, 1984). Des observateurs américains venus à Belgrade, en décembre 1990, assister au déroulement d’élections, s’étaient même entendu demander par leurs hôtes : « les membres de la délégation savent-ils qu’au cours des vingt dernières années 400 000 Serbes et Monténégrins ont quitté le Kosovo en raison de pressions ? »11. Rappelons que Serbes et Monténégrins étaient 265 000 au Kosovo en 1961, effectif en baisse de 28 000 vingt ans plus tard (tableau 1). Si l’émigration nette atteint 200 000 personnes, cela implique un taux d’accroissement naturel annuel moyen de 27,7 ‰. D’après les données de l’état civil, ce taux était en réalité de l’ordre de 16 ‰, ce qui permet d’évaluer l’émigration nette de ces vingt années à environ 100 000 personnes. Ceci est confirmé par les données sur les « migrations ethniques intérieures par périodes » du recensement de 1981 (Statistički godišnjak Jugoslavije, 1990, p. 446-456), qui font état de 85 000 Serbes et Monténégrins ayant quitté le Kosovo entre 1961 et 1981 et résidant dans le reste de la Yougoslavie, et de 9 000 autres s’étant à l’inverse établis au Kosovo. Le solde migratoire, négatif, est donc de 76 000 mais, compte tenu des décès survenus chez ces personnes entre la date de leur migration et celle du recensement, ce solde doit être réévalué à 84 000, et à près de 90 000 si l’on tient compte de deux autres facteurs d’incertitude12.

19 Ces explications donnent à voir qu’on peut parfois démontrer le caractère exagéré de l’évaluation des migrations. Celui-ci se retrouve au début du XXIe siècle où le nombre de Serbes et Monténégrins ayant fui le Kosovo est couramment évalué à 250 000 (Dérens, 2005), alors qu’il en resterait 80 000 à 100 00013 dans la province et qu’en 1991 on n’en avait recensé que 215 000, population dont on a déjà montré qu’elle ne s’était probablement guère accrue dans les années 1990. De même, on peut soupçonner d’exagération (au moins initiale) le chiffre de 400 000, voire 500 000 Albanais du Kosovo contraints de partir pour l’étranger au cours de années 1990 du fait du chômage de masse, de l’apartheid de fait et des violences policières en relevant que les milieux politiques albanais ont commencé à le répandre dès le début de la décennie et ne l’ont ensuite jamais révisé, comme si tout le monde était parti à la fois. Des Albanais ont qualifié cela de « nettoyage ethnique rampant » (Jaka, 2002, p. 65). Par contre, les données démographiques sont floues : aucun recensement n’a eu lieu depuis 1991 au Kosovo et les données de l’état civil sont incomplètes : multiples naissances et décès non déclarés ou non enregistrés (Islami, 2005, p. 140).

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20 Outre l’exagération des chiffres, le discours politique et médiatique serbe sur l’émigration serbo-monténégrine du Kosovo expliquait celle-ci exclusivement par des pressions et des violences albanaises. Il est vrai qu’après les événements de 1981, les relations entre les deux communautés se sont dégradées. Dans un climat de peur réciproque, ce discours a été utilisé rétroactivement pour expliquer l’émigration des décennies précédentes. Sans vouloir nier ces tensions et l’existence d’incidents intercommunautaires, il faut rappeler que les départs avaient des causes essentiellement économiques, comme le soulignait entre autres un ouvrage de géographie (Rodić, 1986), et que si les Albanais étaient peu enclins à quitter le Kosovo pour d’autres parties de la Yougoslavie, c’est qu’il leur était beaucoup plus difficile qu’aux Serbes d’y trouver du travail et de scolariser leurs enfants dans leur langue maternelle. D’autre part, les départs étaient tout aussi fréquents dans les communes pauvres de Serbie du Sud, hors Kosovo, hors de toute présence albanaise.

21 Le point d’orgue du discours victimiste a sans doute été atteint en 1986 dans le Mémorandum de l’Académie des sciences de Serbie, document interne révélé par une « fuite » dans la presse et qui, après avoir critiqué sévèrement la politique des communistes vis-à-vis de la question nationale, accuse les Albanais de « génocide physique, politique, juridique et culturel de la population serbe au Kosovo-Metohija » (extraits dans Grmek et al., 1993). Il donne à réfléchir sur ce que peut être un « génocide » sans morts. En fait, ce document accuse les Albanais de pousser sournoisement les Serbes hors du Kosovo, et conclut que, sans un changement radical de politique, il n’y aura plus de Serbes au Kosovo dans une dizaine d’années et ce territoire sera « ethniquement pur, objectif clairement exprimé des racistes pan-albanais ». Cette vision dramatisée se retrouve à la même époque chez l’historien Dimitrije Bogdanović, membre de cette même Académie : « La question ne peut être réduite au statut constitutionnel du Kosovo ni à la position des Albanais de Yougoslavie. C’est au contraire, pour bien plus de raisons, la question de la survie et de la position de la nation serbe tout entière, au Kosovo, en Yougoslavie, dans les Balkans » (Bogdanović, 1986, p. 259).

22 Un autre aspect du discours alarmiste serbe consistait à affirmer que les Albanais proliféraient à dessein, avec une « natalité africaine »14. On en trouve une version élaborée dans un commentaire des résultats du recensement de 1991 dû à Ruža Petrović, professeur à l’Université de Belgrade :

23 Ce texte est typique du point de vue serbe dominant en ce sens qu’il érige en exception le cas des Albanais et impute le maintien d’une natalité élevée à un dessein politique. En fait, selon les données officielles, le taux de natalité des Albanais du Kosovo est passé de 51,2 ‰ (1950) à 42,1 ‰ (1970) et 30,5 ‰ (1990). Au-delà de cette date, il devient de plus en plus hasardeux de l’évaluer15. Il est vrai que, dans le même temps, le taux de natalité des Serbes du Kosovo est passé de 45,8 à 18,9, puis à 15,1. L’analyse qui vient d’être citée s’inscrit dans un courant qui considère la natalité des Albanais de toute l’ex-Yougoslavie comme anormalement élevée eu égard à leur degré de développement socio-économique. Cette « anomalie » est expliquée par l’influence conjuguée du modèle de la famille patriarcale albanaise, des milieux islamistes traditionalistes et du nationalisme albanais. En somme, il s’agirait de submerger les Serbes sous le nombre, du moins au Kosovo.

24 La réponse des intellectuels albanais se situait sur un autre terrain. Pour Hivzi Islami, géographe spécialiste des questions de population, recensements et enquêtes « témoignent des différences de taux de natalité et de fécondité entre les membres d’une même

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nationalité ou confession s’ils vivent dans des territoires inégalement développés du point de vue social et économique et s’ils n’ont pas la même position sociale, professionnelle et intellectuelle » (Islami, 1987), de sorte que les différences entre groupes nationaux relèvent d’abord de leurs structures socio-économiques et de leur niveau d’éducation, et seulement à titre secondaire de leurs caractéristiques nationales. Ces idées ne sont d’ailleurs pas propres aux Albanais. Elles furent accréditées, en des temps moins passionnés, par un important travail de recherche accompli au Centre d’études démographiques de l’Institut des sciences sociales de Belgrade sous la direction de Dušan Breznik (Rašević, 1971 ; Breznik et al., 1972 ; Rančić, 1973 ; Collectif, 1978). De 1961 à 1981, au Kosovo, le nombre moyen d’enfants nés vivants par femme a baissé plus vite chez les femmes actives (de 5,10 à 3,07) que chez les inactives (de 6,41 à 5,49) (Todorović, 1984-1985, p. 58). Selon le recensement de 1971, ce nombre était de 6,4 pour les femmes jamais scolarisées, de 1,9 pour celles qui avaient fait des études secondaires. En somme, c’est l’insuffisance du développement régional qu’il faut incriminer. D’ailleurs, tous les groupes nationaux présentaient au Kosovo une natalité plus élevée que dans le reste de la Yougoslavie. Avec 41,2 ‰ en 1953, les Serbes y talonnaient les Albanais alors que l’ensemble des Serbes de Yougoslavie n’arrivait qu’à 28 ‰, et si leur déclin, ensuite, a été rapide (notamment en raison des départs de jeunes adultes), l’écart avec la moyenne serbe est resté longtemps important : 31,3 contre 19,3 en 1961, 22,4 contre 15,3 en 1971 (Collectif, 1978, p. 31). Singulière en Europe dans la seconde moitié du XXe siècle, la dynamique démographique albanaise se situe, à l’échelle mondiale, dans le groupe des transitions démographiques longues, selon la typologie de Jean-Claude Chesnais (Chesnais, 1979).

25 Le discours serbe sur la prolifération albanaise comporte un sous-thème : la submersion territoriale du Kosovo. Alors que Ruža Petrović, déjà citée, parle de l’inertie migratoire des Albanais, car elle ne se réfère qu’aux migrations interrégionales, Branislav Krstić, dans une étude détaillée des dynamiques démographiques du Kosovo, s’intéresse aux migrations intercommunales dans la province et montre dans un chapitre intitulé « l’occupation ethnique des territoires » que, moins une commune comporte d’Albanais au départ, plus l’immigration albanaise y est intense (Krstić, 1994, chap. 6). Il oublie simplement de rappeler que les communes presque exclusivement albanaises sont situées dans le rural « profond », tandis que les communes à population mixte sont celles qui hébergent les grandes villes, pôles d’industrialisation et de développement à l’époque qu’il étudie. Il s’intéresse ensuite aux changements interethniques de propriété (maisons, terres agricoles), thème si sensible que le régime de Milošević avait interdit aux Serbes de vendre aux Albanais.

26 L’argumentaire serbe comporte un autre thème : l’immigration albanaise aurait été massive depuis l’Albanie au début de l’après-guerre, portant sur plusieurs centaines de milliers de personnes16 que Tito aurait laisser entrer en Yougoslavie. « Il leur a tout donné, les maisons et les terres, et sans payer, et à nos dépens », entendait-on dire en substance dans le peuple, surtout chez les Serbes du Kosovo. Lors des manifestations de 1988 en faveur de ceux-ci, cet argument était utilisé. Le 23 septembre, on pouvait lire à Užice sur une pancarte : « Plus de 300 000 émigrants venus d’Albanie ont occupé le cœur de la Serbie. Message du peuple : dehors ». En fait, l’Albanie, qui n’avait guère plus d’un million d’habitants à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne pouvait pas à la fois exporter tant de gens et tripler sa population en quatre décennies. Les comportements analogues observables de part et d’autre de la frontière en matière de natalité expliquent au contraire une croissance presque parallèle du nombre d’habitants, avec

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un assez modeste apport migratoire de l’Albanie entre 1941 et 1948. Ces allégations invraisemblables sont d’ailleurs contradictoires avec le thème de la prolifération in situ, mais peu importe, puisque leur objectif commun est de nourrir l’idée d’une inondation démographique, et que le second a l’avantage de représenter plus explicitement les Albanais comme des envahisseurs.

27 En résumé, la conception serbe courante de l’exception démographique albanaise n’est pas scientifiquement fondée. Elle témoigne seulement, dans un contexte de pathologie des rapports interethniques suscitée par des rivalités politiques fortes et un battage médiatique incessant, de l’angoisse ressentie par un peuple parvenu en fin de transition démographique et dont l’effectif amorce un déclin, face au dynamisme d’un voisin moins avancé dans le même processus et considéré par lui comme un concurrent, s’agissant du Kosovo. Il était désagréable aux Serbes de constater que les Albanais avaient assuré 80 % de la croissance de la population de la République de Serbie entre 1981 et 1991. Et plus désagréable encore de penser qu’ils pourraient dépasser les Serbes, sur le plan du nombre, en moins d’un siècle en République de Serbie, et prendre ainsi le pouvoir par le bulletin de vote (toutefois, une prévision démographique à l’échéance d’un siècle n’a guère de sens). Cette perspective fournissait d’ailleurs un argument à ceux qui, dans les années 1990, se résignaient à envisager la perte du Kosovo, les deux autres arguments étant le coût budgétaire exorbitant de l’appareil répressif et l’effondrement de l’économie locale. Quant au Kosovo, Serbes et Monténégrins n’en constituaient plus, en 1991, que 11 % de la population. Ils vivaient cette situation dans l’angoisse, se sentant marginalisés et craignant que la Serbie ne perde la région17. Au début du XXIe siècle, leur part est tombée aux environs de 5 % et leur situation est devenue intenable.

IV. Les Serbes sont-ils en train de perdre le Kosovo ? Déplacés et enclaves

28 Serbes et Monténégrins sont, depuis l’été 1999, probablement moins de 100 000 au Kosovo, ce qui signifie que largement plus de 100 000 ont fui cette région18. Leur répartition géographique y revêt deux formes très différentes (figure 1). Dans le nord, qui est extérieur à l’aire de peuplement majoritairement albanais, ils constituent la presque totalité de la population des communes de Leposavić, Zubin Potok et Zvečan et d’une partie de la ville de Mitrovica, en rive gauche de l’Ibar19, environ 50 000 personnes en tout. Leur mode de vie est normal, à ceci près que l’économie locale est sinistrée. Par contre, dans le reste du Kosovo, Serbes et Monténégrins vivent dans des enclaves protégées par les forces internationales et n’en sortent qu’en convois escortés. Malgré l’assistance que lui prodigue le gouvernement serbe, la vie quotidienne est plutôt sinistre pour une population vieillissante, en majorité privée d’emplois et tenaillée par un fort sentiment d’insécurité. Les principales enclaves, situées autour de Gračanica, Gnjilane, Vitina et Štrpce, comptent plusieurs milliers d’habitants chacune. Le sentiment d’enfermement et de précarité est plus fort encore dans les petites enclaves : quelques immeubles à Priština, un quartier clôturé dans la ville d’Orahovac, un village isolé comme Svinjare au sud de Mitrovica. Des reportages le soulignent en recourant à la métaphore de la prison (Despic-Popovic, 2004) ou de l’exil intérieur (Dubuisson et Davoine, 2005). Ces petites enclaves sont celles qui se dépeuplent le plus vite, d’autant plus que Belgrade ne les soutient guère mais concentre ses efforts sur les

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principales, espérant obtenir qu’elles soient détachées du Kosovo si la communauté internationale opte pour l’indépendance de celui-ci, et au minimum qu’elles soient dotées d’une autonomie très étendue.

Figure 1 : Localisation des minorités ethniques au Kosovo.

29 Cette ghettoïsation des Serbes (ainsi que des Roms) s’est imposée très rapidement pendant l’été 1999, lors du retour des Albanais auparavant expulsés et en dépit du déploiement des forces de l’OTAN et de la mise en place de la mission de l’ONU. À côté des expulsions, elle constitue un aspect d’un « nettoyage ethnique » qui, même s’il ne relevait pas du pouvoir organisé et des plans préconçus d’un appareil d’État, a été efficace. Ce nettoyage est dénoncé par les Serbes comme relevant d’un vieux projet albanais de « Kosovo ethniquement pur » appelé à faire partie d’une « Grande Albanie », ainsi par l’ancien président de la République Fédérale de Yougoslavie20 Dobrica Ćosić (Ćosić, 2004). Cette dénonciation se nourrit d’ailleurs d’arguments puisés dans l’autre camp : l’universitaire kosovar Rexhep Qosja n’a-t-il pas publié un argumentaire passionné en faveur de l’union de tous les Albanais dans un même État, qu’il appelle « Albanie naturelle » — c’est-à-dire ethnique ? (Qosja, 1995). En face, ce « nettoyage » est présenté comme un ensemble de « vengeances perpétrées par des Albanais traumatisés par la guerre et l’exode » (Jaka, 2002, p. 68). Cette explication minimaliste, en se référant aux réactions spontanées d’individus ordinaires, a l’intérêt de souligner la profondeur de la haine qui s’est instaurée et de montrer quel obstacle elle constitue à la pacification et à la démocratisation du Kosovo. Mais elle passe sous silence la part de violence organisée imputable aux fractions les plus dures de l’UÇK pour lesquelles moins il restera de Serbes et de signes de leur présence passée dans le Kosovo, plus celui-ci aura de chances d’obtenir l’indépendance : stratégie d’effacement. Même après la dissolution officielle de cette organisation, des réseaux d’activistes subsistent ; on sait leur rôle dans l’insurrection albanaise de Macédoine au printemps

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2001, on le soupçonne dans la flambée de violence survenue en mars 2004 : suite à la noyade de deux enfants albanais dans l’Ibar, imputée à des Serbes, des agressions simultanées contre les enclaves serbes, dans tout le Kosovo, avaient causé en deux jours la mort d’une vingtaine de personnes, l’incendie d’environ 800 maisons, et amené les forces internationales, elles-mêmes molestées, à héberger provisoirement sur leurs bases plusieurs milliers de Serbes. Il y a là, par le biais de l’exploitation émotionnelle d’un événement violent (lui-même précédé du meurtre de trois Serbes), une probable tentative de susciter de nouveaux départs et de décourager des retours, et en tout cas de faire échouer les entretiens qui venaient de débuter entre représentants kosovars et gouvernement serbe sur la question des disparus de 1999 (ces entretiens ont repris un an plus tard). Cette tentative a bien été identifiée comme telle par la MINUK et par les médias occidentaux, même si sa portée a parfois été exagérée, ainsi lorsque le journal La Croix titrait « Kosovo : les Albanais chassent les derniers Serbes » (D’Alançon, 2004).

30 Bref, tout semble confirmer qu’aucune détente véritable ne se dessine au Kosovo entre Serbes et Albanais, même si l’on a noté que des notables des deux bords skiaient ensemble à Brezovica, dans l’enclave serbe de Štrpce. Il est vrai qu’après la décomposition violente de l’ex-Yougoslavie, l’apaisement demande du temps. Ainsi, en Croatie, un sociologue qui étudie à la loupe, depuis plus de dix ans, sur l’un des théâtres de la guerre les rapports entre Croates locaux (chassés en 1991, revenus en 1995), Serbes locaux (vainqueurs en 1991, chassés en 1995, partiellement de retour) et Croates réfugiés de Bosnie, commence à noter le rétablissement des liens sociaux primaires et en conclut que le conflit n’était pas interethnique mais politique (Babić, 2004). Mais on peut craindre qu’entre Serbes et Albanais une telle évolution soit presque impossible. Ces deux groupes, d’abord, n’ont jamais dépassé le stade d’une cohabitation quelque peu distante pendant les meilleures périodes (quasi-absence de villages mixtes et de mariages mixtes, par exemple). Le fossé entre eux s’est élargi de nouveau à partir de 1981 et une nouvelle difficulté est apparue dans les années 1990 : les jeunes Albanais, exclus de l’enseignement public et éduqués dans un système scolaire parallèle, ne savent pas le serbe ou le savent à peine, contrairement à leurs aînés, alors que très peu de Serbes parlent albanais. Au-delà des préventions et des haines réciproques, il y a là un obstacle à un hypothétique rapprochement. En second lieu, la question du statut politique définitif du Kosovo, sur laquelle ils ont des positions inconciliables, n’est pas résolue. Surtout, l’accumulation de violences qui caractérise leur histoire commune au XXe siècle marque les mémoires, probablement plus que partout ailleurs dans les Balkans, outre les griefs croisés qui émergent d’interprétations contradictoires de l’histoire des siècles précédents, asservies aux nationalismes. Ce genre de discours exporte ordinairement la responsabilité des violences sur le camp adverse et exagère le nombre de victimes de son propre camp. À tel point que, si le nombre d’expulsés revendiqué de part et d’autre tout au long du XXe siècle était exact, le Kosovo serait pratiquement désert. En fait, le « nettoyage ethnique » a joué dans la marginalisation des Serbes et des Monténégrins au Kosovo, jusqu’en 1999, un rôle secondaire par rapport à celui des processus démographiques ordinaires, accroissement naturel et migrations économiques. Mais il aurait pu entraîner celle des Albanais si en 1999 Milošević l’avait emporté, c’est-à-dire si la communauté internationale n’était pas intervenue. Et il a, en fin de compte, parachevé celle des Serbes et des Monténégrins. Par ailleurs, la diabolisation des processus démographiques ordinaires dans le discours serbe a accru l’incompréhension et l’hostilité entre les deux peuples. De même, la revendication albanaise d’une septième république yougoslave (1981), quand le Kosovo

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fonctionnait déjà comme une quasi-république, était probablement une erreur tactique propre à générer le soupçon de séparatisme ; le refus de tout dialogue et la répression violente qui ont suivi en étaient également une. À partir de là, tout a été interprété comme relevant de la volonté d’éliminer l’Autre du Kosovo : le « nettoyage ethnique », ou la volonté de l’accomplir, étaient vus partout. L’échec de l’ex-Yougoslavie est de ne pas avoir su instaurer des conceptions et des pratiques civiques qui auraient mis fin à ce qui était vécu de part et d’autre comme une compétition pour la possession exclusive de ce territoire.

31 Depuis 1999, l’ONU défend l’idée d’un « Kosovo multiethnique » sans pouvoir la faire entrer dans les faits, d’autant plus qu’« en protégeant la minorité serbe, l’OTAN entérine sans le vouloir la division ethnique du Kosovo » (Zecchini, 2004) et que cette minorité, frustrée et influencée par les courants nationalistes radicaux de l’échiquier politique de Belgrade, refuse de jouer le jeu proposé par l’ONU, celui de mettre en place une bonne gouvernance du Kosovo en attendant la solution définitive (abstention lors des élections législatives d’octobre 2004, refus de siéger des élus déjà auparavant). Du point de vue de l’ONU, le Kosovo serait donc en phase d’apprentissage (de la démocratie, d’une multiethnicité assumée). Pour d’autres, l’absence prolongée de perspectives claires sur le statut définitif de la région est la principale source de tensions et de violences (Crémieux, 2004). Le chef de la Mission de l’ONU au Kosovo estime21 que cette question a de bonnes chances d’être abordée au second semestre de 2005. Mais c’est une question épineuse pour au moins quatre sortes de raisons : Serbes et Albanais du Kosovo ont des options incompatibles sur ce sujet ; l’union Serbie-Monténégro, forme actuelle de la Yougoslavie dont la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU reconnaît que le Kosovo fait partie, est menacée de dissolution à court terme par le séparatisme monténégrin, événement qui, s’il se produisait, poserait le problème juridique de la succession de cet État et stimulerait l’indépendantisme kosovar ; la perspective d’une proclamation unilatérale de l’indépendance de la Republika Srpska, entité serbe de Bosnie, peut être utilisée comme un contre-feu par rapport à l’idée de l’indépendance du Kosovo ; celui-ci est économiquement sinistré et traversé de multiples trafics illégaux. Se verra-t-il attribuer une indépendance totale, une indépendance conditionnelle et progressive à la mesure de ses progrès en matière de démocratie et de respect des droits de l’homme et des minorités, une autonomie très étendue dans le cadre de la Serbie-Monténégro ou de la Serbie seule ? Dans ses limites actuelles ou après redécoupage sur critères ethniques ? Ou bien demeurera-t-on indéfiniment dans le statu quo actuel ? Il s’agit du problème le plus difficile sur la voie de l’apaisement des Balkans occidentaux et de leur intégration à l’Union européenne. Au bout du compte, il semble que le « nettoyage ethnique » ait joué un rôle numériquement secondaire sur le long terme, mais finalement décisif, en se retournant contre ses promoteurs pour parachever l’ du Kosovo22. Il est fort improbable qu’un nombre significatif de Serbes et de Monténégrins y revienne, même si les dirigeants albanais locaux les y invitent officiellement23. Toujours surpeuplé et sans perspectives de développement, il devrait demeurer dans les prochaines décennies, comme d’autres terres balkaniques, un foyer d’émigration économique à l’échelle européenne et mondiale, quelque soit son statut politique définitif. À court terme, l’organisation d’un recensement de la population répondant aux normes internationales y serait d’une grande utilité.

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NOTES

1. Il s’agit du Kosovo dans sa définition territoriale actuelle, due au régime de Tito. Rappelons que le nom de Kosovo Polje (Champ des Merles) désignait à l’origine le lieu de la bataille que se livrèrent Serbes et Turcs en 1389. Par extension, on a appelé Kosovo la totalité de la plaine qui s’étend de Mitrovica à l’amont des gorges de Kačanik. La Yougoslavie fédérative institua en 1945 dans le cadre de la République de Serbie une région autonome nommée Kosovo-Metohija (cette dernière étant l’autre plaine, plus proche de la frontière de l’Albanie), en abrégé Kosmet, puis simplifia ce nom en Kosovo. Slobodan Milošević revint au nom double, toujours utilisé par les Serbes alors que les Albanais disent Kosovë (au féminin dans leur langue). 2. Le cas de ces deux populations sera traité conjointement, du fait de leurs fortes affinités identitaires, de leurs solidarités et de leurs dynamiques communes dans le cadre de la question du Kosovo. 3. Environ 65 % en 1905 (Djuric, 1999, p. 86). 4. La Constitution distinguait des nations, constitutives de l’État yougoslave, et des nationalités, euphémisme pour minorités. 5. Cette même revendication, en 1968, avait entraîné une répression mais aussi, probablement, inspiré à Tito l’idée d’accroître l’autonomie des provinces dans le contexte d’un processus général de décentralisation et de promotion de l’autogestion. 6. Dénombrement opéré par l’armée serbe (Rečnik mesta, 1914), complété pour la partie dévolue au Monténégro par une estimation (Collectif, 1953). 7. Exemple : un manuel de géographie publié en Albanie en 1971 attribue au Kosovo 1,2 million d’habitants albanais, surestimation délibérée d’un tiers par rapport aux résultats du recensement yougoslave de la même année (Ostreni, 1971, p. 99). 8. Certaines sources mentionnent jusqu’à 20 000 réfugiés. Toutefois, des Serbes ayant fui la Krajina ou la Bosnie répugnaient à se retrouver face à des Albanais dont ils avaient une image totalement négative, et ne pensaient le plus souvent qu’à quitter la région. 9. En juin 1999, le HCR estimait à 980 000 le nombre des expulsés décomptés depuis mars 1998, dont 443 000 en Albanie, 249 000 en Macédoine, 68 000 au Monténégro, 22 000 en Bosnie, 198 000 dans d’autres pays. 10. Le Point, 14/4/1986, p. 93 ; Libération, 7/2/1987 et 23/12/1988. 11. Večernje Novosti, 11/12/1990, p. 6. 12. D’une part l’absence de réponse précise de certaines personnes recensées à la question sur les migrations intérieures, d’autre part la « perte » statistique de certains émigrés à l’étranger (l’ex-Yougoslavie considérait ses émigrés économiques à l’étranger comme temporaires et les recensait dans sa population légale… sauf ceux dont personne n’avait plus de nouvelles). 13. Chiffre donné par Gojko Savić, membre de la présidence du Parlement du Kosovo, Danas, 11/4/2003. Dans le même entretien, il parle de 200 000 Serbes déplacés. 14. Expression relevée dans le quotidien Politika, 30/10/1989, p. 9. 15. Le bulletin de l’Institut de statistique du Kosovo, Sistemi i statistikave vitale, n° 1, décembre 2002, donne pour 2002 une moyenne mensuelle de 3495 naissances. Les communes serbes du Kosovo n’ayant pas communiqué leurs données, on peut estimer qu’au moins 95 % de ces naissances sont albanaises, soit environ 40 000 sur une année (à comparer à environ 48 000 en 1990). Mais à quelle population rapporter ce nombre ? Depuis 1990, beaucoup d’Albanais ont

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émigré. Les services statistiques du Kosovo sont-ils informés des naissances survenues à l’étranger ? 16. Jusqu’à 700 000. Entendu à Vučitrn en 1992. 17. Ainsi, le 20 décembre 1992, jour d’élections législatives et présidentielles, des Serbes de Vučitrn m’ont longuement exprimé leurs angoisses et leurs griefs : « nous ne sommes plus que 3 % de Serbes dans cette ville, la rue principale est passée aux Chiptars [dénomination des Albanais reprenant le mot albanais Shqiptar (« Albanais »), mais péjorative en serbe] maison après maison, ces lâches attendent que l’Europe leur donne un État, nous sommes dos au mur, mais nous avons des armes et nous combattrons ». 18. Un rapport de l’European Stability Initiative estime toutefois qu’en 2004 les Serbes seraient 130 000 au Kosovo (ESI, 2004). 19. Sur la situation de cette ville coupée en deux, voir Yann Braem (2004). 20. Aujourd’hui Serbie-Monténégro. 21. Dans son rapport présenté au Conseil de sécurité le 24 mars 2005. 22. À ceci près que cette région comporte, rappelons-le, trois autres minorités notables, Roms, Musulmans (slavophones) et Turcs, en tout 6,4 % de sa population en 1981, 6,2 % en 1991. Les deux dernières sont dans une large mesure demeurées sur place. 23. Les principaux dirigeants politiques du Kosovo ont signé le 1er juillet 2003 une déclaration invitant les Serbes à revenir. À cette date, le HCR estimait que 4000 retours avaient déjà eu lieu. Institute for War and Peace Reporting, 4/7/2003.

RÉSUMÉS

Bien que depuis 1912 le Kosovo soit resté dans le cadre de la Serbie et du Monténégro, puis des Yougoslavie successives (sauf de 1941 à 1945) et sous le contrôle effectif de leurs gouvernements (sauf de 1915 à 1918 et depuis 1999), Serbes et Monténégrins ont vu leur part dans sa population diminuer jusqu’à ne plus en constituer que 5 % tandis que la majorité albanaise dépasse les 90 %. Cela s’explique par un ensemble de causes se combinant différemment selon les périodes : différences d’accroissement naturel, migrations spontanées, modifications coercitives du peuplement, implantation de colons. Déterminer la part réelle du « nettoyage ethnique » dans cette évolution implique de décrypter deux discours nationalistes antagonistes qui tendent à l’ériger en explication centrale de tous ces processus.

Although Kosovo belonged to the separate states of Serbia and Montenegro, then to the successive Yugoslav states (except from 1941 to 1945) and was under their effective control (except from 1915 to 1918 and since 1999), the proportion of Serbs and Montenegrins in its population diminished so that at the present time they form only 5% of it, while the Albanian majority exceeds 90%. This can be explained by several causes in various combinations according to the periods: differences in natural growth, spontaneous migrations, forced migrations, colonization. To determine the actual role of ethnic cleansing in this evolution, it is necessary to decipher two opposite nationalistic discourses which try to make it the main explanation for all these processes.

Obwohl der Kosovo seit 1912 im Rahmen von Serbien und Montenegro, dann der Folgeformen von Jugoslawien (außer während der beiden Weltkriege) verblieben ist, ging der Anteil der

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Serben und Montenegriner gegenüber einer albanischen Mehrheit auf 5 % zurück, obwohl es die Absicht der Regierung war, ein gewisses Gleichgewicht zu erreichen. Diese Entwicklung erklärt sich durch ein Bündel von Ursachen, die sich je nach Periode verschieden kombinieren : Unterschiede des natürlichen Wachstums, spontane Migrationen, zwangsläufige Modifikationen der Bevölkerung, Ansiedlung von Kolonisten. Den wahren Anteil der ethnischen Säuberung in dieser Entwicklung zu ermitteln schließt ein, zwei nationalistische und antagonistische Diskurse zu entziffern, die dazu tendieren, diese Säuberung zur zentralen Erklärung dieser Prozesse zu erheben.

INDEX

Schlüsselwörter : Balkan, Demographie, ethnische Säuberung, Kosovo, Migration Keywords : Balkans, demography, ethnic cleansing, Kosovo, migration Mots-clés : Balkans, démographie, Kosovo, migration, nettoyage ethnique

AUTEUR

MICHEL ROUX UMR 5045 CNRS, Mutations des territoires en Europe, Département de Géographie, Université de Toulouse-Le Mirail, 5 allées Antonio Machado, F-31058 Toulouse cedex 9, France, mroux@univ- tlse2.fr

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Le nettoyage ethnique en Bosnie- Herzégovine : buts atteints ? Ethnic cleansing in Bosnia and Herzegovina: goals reached? Die ethnische Säuberung in Bosnien : sind die Ziele erreicht ?

Laurence Robin-Hunter

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 17 mai 2005, accepté le 3 juin 2005

1 Selon le recensement yougoslave de 1991, la Bosnie-Herzégovine comptait 44 % de Musulmans, 31 % de Serbes, 17 % de Croates, 5,5 % de Yougoslaves et 2,2 % d’autres (Albanais, Roms et Juifs principalement) formant une mosaïque où les populations de toutes les nationalités se mélangeaient, sinon se juxtaposaient, notamment dans les campagnes puisque beaucoup de villages étaient en fait monoethniques (figure 1)1.

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Figure 1 : Répartition ethnique de la population de Bosnie-Herzégovine en 1991.

2 Après la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine (BiH de ses initiales), le 3 mars 1992, de nombreux Serbes de Bosnie-Herzégovine (ou Bosno-Serbes), refusèrent leur nouvelle situation de « minoritaires », bien qu’ils aient été reconnus comme l’un des trois peuples constitutifs du nouvel État. Beaucoup de Serbes de Yougoslavie préféraient une union avec la Serbie et le Monténégro pour former un nouvel État où ils seraient majoritaires. Ainsi, dès la déclaration d’indépendance de la Bosnie- Herzégovine, ils attaquèrent certains villages et villes du nord et de l’est de la Bosnie- Herzégovine dans le but de « nettoyer » ethniquement ces territoires des populations non-Serbes et d’unir ces territoires ethniquement « purifiés » à la Serbie. Le processus de purification ethnique fut donc une stratégie militaire tout autant qu’un des objectifs principaux de la guerre de 1992-95. Cependant, nous verrons que le projet de rassembler tous les Serbes dans un seul État fut planifié bien avant la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine.

3 Bien que les Croates et Bosniaques se soient opposés militairement avant de former la « Fédération croato-musulmane » en mars 1994 et que des camps de prisonniers bosniaques sous contrôle croate aient existé2, cet article se concentre sur la purification ethnique perpétrée par les Serbes car c’est essentiellement la politique des Serbes qui a été qualifiée de nettoyage ethnique par les Nations Unies.

4 Le nettoyage ethnique provoqua des déplacements de population dans toute la Bosnie- Herzégovine et modifia profondément la répartition des ethnies. Dans cet article, nous examinerons donc les moyens employés par les Serbes pour purifier le territoire et les effets démographiques du « nettoyage ». Dès la fin de la guerre, le but de la communauté internationale fut de restaurer une Bosnie-Herzégovine pluriethnique. À cette fin, elle apporta donc son soutien financier aux retours des réfugiés et personnes déplacées dans leurs foyers d’origine. Aujourd’hui, la Bosnie-Herzégovine a-t-elle réussi

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à renverser les effets de la purification ethnique ? Quels ont été les problèmes auxquels les Bosniens ont dû faire face lorsqu’ils sont retournés dans leur communauté d’origine ? C’est à ces questions essentielles que cet article tente d’apporter quelques éléments de réponse.

I. Prélude au nettoyage ethnique

5 À la fin des années 1980, les médias serbes lancèrent une campagne de propagande contre d’autres « nationalités » de Yougoslavie, notamment les Croates, les Albanais et les Musulmans... La télévision serbe montrait en permanence des programmes de massacre de Serbes par les Oustachis durant la Seconde Guerre mondiale. Ces programmes insinuaient qu’un nouveau génocide était en préparation dont les Bosniaques, ainsi que les Croates, étaient les instigateurs. Ces médias tentaient de créer un climat de peur entre les différentes nationalités yougoslaves. En outre, les Bosniaques étaient diabolisés sinon décrits comme des sauvages primitifs par certains journaux de Belgrade. L’Église orthodoxe joua un rôle important dans cette propagande par l’intermédiaire de son journal officiel, Glas Crkve (La voix de l’Église). Ce journal représentait la communauté musulmane comme une maladie, une gangrène dont l’existence même menaçait les autres communautés. Il s’agissait bien sûr de déshumaniser les Bosniaques. Ce type de représentation est classique pour préparer l’élimination d’une ethnie. En effet, la destruction d’une communauté est plus facilement justifiée une fois qu’elle a été complètement déshumanisée (Thompson, Quets, 1990, p. 254-255).

6 Parallèlement, à la fin des années 1980, les buts nationalistes des Serbes furent ravivés par les intellectuels et écrivains serbes. En 1986, les membres de l’Académie serbe des sciences et des arts conçurent un nouveau projet politique : le Mémorandum de l’Académie (Mémorandum sur les questions sociales actuelles dans notre pays). La seconde partie du Mémorandum, intitulée « La position de la Serbie et du peuple serbe », constituait l’esquisse d’un nouveau programme national serbe et exprimait la crainte « légitime » des minorités serbes vivant hors Serbie, et notamment celui des Serbes du Kosovo qui subissaient, selon ce texte, un « génocide physique, politique, juridique et culturel ». Le Mémorandum soulignait également que « le Kosovo n’est pas la seule région où la discrimination opprime le peuple serbe » et citait notamment la Croatie. Le Mémorandum provoqua des réactions violentes parmi les populations non-serbes de la Yougoslavie, et notamment les Bosniaques, qui l’interprétèrent comme un nouvel avatar d’un projet de Grande Serbie. Les inquiétudes des populations musulmanes de Bosnie-Herzégovine se renforcèrent en mars 1991, lorsque Tudjman et Milosevic se rencontrèrent à Karadjordjevo pour discuter des nouvelles frontières de la Yougoslavie. Leurs discussions se centrèrent sur un partage de la Bosnie-Herzégovine leur permettant de créer une Grande Croatie et une Grande Serbie (Silber, Little, 1996, p. 306). Ce plan ne laissait aux Bosniaques qu’un micro-État non viable et encerclé par deux « super États » : Croatie et Serbie.

7 À cette époque, la situation en Bosnie-Herzégovine révélait déjà les intentions des Serbes. Durant l’automne 1990, comme en Croatie, les Serbes érigèrent des régions autonomes n’obéissant plus au gouvernement de Sarajevo. L’armée yougoslave, la JNA (Jugoslovenska Narodna Armija, Armée Populaire Yougoslave3) commença à armer la population de ces régions autonomes six mois avant le début des hostilités (United

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Nations, Final Report of the United Nations Commission of Experts, 1994, p. 38-39). En Novembre 1991, un parti nationaliste serbe, le SDS (Srpska Demokratska Stranka ou Parti Démocratique Serbe), organisa un plébiscite sur l’indépendance de ces régions autonomes. Le référendum ne concernait que les Bosno-Serbes, aucun autre groupe ethnique n’étant invité à participer à ce scrutin. Ainsi, son résultat ne fut pas surprenant : le « oui » à l’indépendance l’emporta à une majorité écrasante. Sur le territoire formé par ces régions autonomes, le 9 janvier 1992, fut proclamée la « République Serbe de Bosnie-Herzégovine » (ou Republika Srpska : RS) — donc avant même le référendum d’autodétermination de février 1992 et la reconnaissance de l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine les 6 (CEE) et 7 (États-Unis) avril 19924. Cette république autoproclamée créait un territoire uniquement serbe qui, le cas échéant, pouvait se rattacher à la Serbie et créer la « Grande Serbie ». Seulement, en 1992, l’imbrication spatiale des différentes nationalités sur le sol bosnien ne se prêtait guère à ce projet. L’homogénéisation ethnique de la République Serbe ne pouvait donc pas se faire sans transferts massifs de population.

II. La mise en œuvre de la politique de nettoyage ethnique de 1992 à 1995

8 La purification ethnique de la Bosnie-Herzégovine commença au printemps 1992 dans le nord-est et le nord-ouest du pays afin de créer rapidement un territoire serbe continu reliant la Serbie aux territoires serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. Les Serbes cherchèrent d’abord à contrôler les territoires proches de la frontière de la Serbie depuis la ville de Bijeljina au nord, point d’appui et nœud de communications stratégique entre Belgrade et Banja Luka d’une part, et la vallée de la Drina d’autre part. Outre ces territoires de Bosnie-Herzégovine orientale, ils cherchèrent à créer un corridor jusqu’à Banja Luka, c’est-à-dire jusqu’à la Krajina bosniaque et, au-delà, la Krajina croate (figure 15). Lorsque ces points d’appui furent acquis, les Bosno-serbes prolongèrent leur offensive vers le centre du pays. Cependant, les forces bosniaques avaient eu le temps de s’organiser. Ainsi, les pires épisodes de la purification ethnique serbe se sont déroulés dans le nord et l’est de la Bosnie-Herzégovine lors des premiers épisodes militaires. Des colonnes de civils se réfugièrent en Croatie au printemps 1992. À la fin de l’été 1992, la Croatie, avec une population de seulement 4,7 millions d’habitants, avait déjà accueilli plus d’un million de réfugiés bosniens6. Avant la fin 1992, pratiquement deux millions de Bosniens, soit presque la moitié de la population du pays, avaient dû quitter leur région d’origine (UNHCR – United Nations High Commissioner for Refugees, Genève. In : Silber, 1996, p. 252).

9 Les offensives militaires des Serbes de Bosnie-Herzégovine furent clairement financées par le gouvernement de Slobodan Milošević et appuyées par la JNA. En outre, le gouvernement de Belgrade fournit le fuel et la nourriture nécessaires. Enfin, Belgrade envoya ses milices les plus violentes pour aider les Serbes à se débarrasser des populations résistant aux offensives militaires. Typiquement, le nettoyage ethnique procédait de la façon suivante : d’abord, la JNA bombardait la population et, une fois qu’elle avait le contrôle d’une municipalité, les milices paramilitaires venaient vider la municipalité de sa population non-serbe. Ainsi, la milice des « Aigles blancs » de Jovic, ou encore les milices de Seselj, Arkan et Draskovic commirent de nombreuses atrocités (Cigar, 1995, p. 49-50). Souvent, les milices étaient rattachées directement à des unités

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militaires. Cette relation symbiotique n’est pas sans rappeler les méthodes que les Nazis utilisaient dans les territoires occupés de l’Europe de l’Est durant la Seconde Guerre mondiale : la police spéciale, les Einsatzgruppen, collaborait avec l’armée régulière, la Wehrmacht, pour se débarasser des personnes qui n’avaient pas été éliminées durant les opérations militaires (Arad, Krakowski, Spector, 1989).

10 Les bombardements de la JNA visaient tout particulièrement des cibles militaires, mais aussi civiles (villages, colonnes de réfugiés) et enfin des monuments historiques et religieux pour faire disparaître toutes traces de la culture des Bosniaques et Croates. La ville de Banja Luka est un exemple typique de ce « nettoyage culturel », que l’on a aussi appelé mémoricide ou urbicide, puisque toutes les mosquées de cette ville ont été détruites. Ensuite, les milices serbes faisaient fuir la population non-serbe. Tortures, meurtres et viols sont devenus monnaie courante durant la campagne de nettoyage ethnique. Les populations prises pour cibles en priorité furent les dirigeants des communes, maires, conseillers municipaux, et toutes personnes ayant des postes importants : les intellectuels, juges, docteurs, entrepreneurs ou policiers non-serbes (ces derniers souvent exécutés car ils savaient manier les armes). Ceux-ci furent souvent rapidement éliminés car les Serbes voulaient non seulement se débarrasser de toutes les personnes capables d’organiser une rébellion, mais aussi parce qu’ils désiraient accaparer tous les leviers de pouvoir. L’élimination de ces personnes se fit méthodiquement : dans un grand nombre de communes de la Bosnie-Herzégovine du nord et de l’est, des listes de personnes en vue circulèrent. Ces personnes étaient souvent soit tuées sur place dans leur commune, soit transférées par les milices dans des camps de la mort pour être torturées et finalement éliminées. L’existence de ces listes terrorisa la population non-serbe et apporta la preuve que le nettoyage était organisé — ce que corroborait aussi l’évacuation organisée des civils serbes minoritaires quelques jours avant les attaques des forces serbes (comme à Kozarac par exemple). La mise en place de camps de concentration tels que Omarska et Keraterm, près de Prijedor dans la Krajina bosniaque, ou encore des camps de transit comme Manjaca et Trnopolje, démontrèrent également que le nettoyage ethnique était planifié 7. En outre, les méthodes brutales et violentes des milices avaient pour but de créer un tel climat de peur et de haine que Serbes et non-Serbes ne puissent plus vivre ensemble à l’avenir.

11 Les milices n’étaient pas les seuls acteurs prenant part aux atrocités : les autorités locales serbes qui prirent le pouvoir une fois que le territoire était sous leur contrôle, ont également participé au nettoyage ethnique et culturel d’une façon méthodique. Afin d’effacer toute trace des cultures non-serbes, le cyrillique devint le seul alphabet autorisé dans les institutions publiques. Certaines villes furent renommées par les autorités locales, comme Foča qui devint Srbinje (ce qui veut dire « La Serbe », ou « qui appartient aux Serbes »). Dans la plupart des communes de l’Est et du Nord de la Bosnie-Herzégovine, des « commissions pour les échanges de populations civiles » furent mises en place par les autorités locales. Ces commissions organisaient les expulsions de populations indésirables, par bus jusqu’à la ligne de front. Afin de pouvoir être évacués vers des territoires sous autorité bosniaque ou croate, les expulsés devaient payer une commission pour obtenir un « visa de sortie »(United Nations, Final Report of the United Nations Commission of Experts, 1994, Section IX, Subsection D). Ainsi, les populations non-serbes devaient financer leur propre nettoyage ethnique ! En outre, ces personnes ne pouvaient pas être évacuées tant qu’elles n’avaient pas renoncé officiellement à tous leurs biens, incluant leur logement (United Nations, Final Report

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of the United Nations Commission of Experts, 1994, Annex V, Part 2, Section IV). Ainsi, la commission faisait signer des documents aux populations non-serbes affirmant qu’elles renonçaient à leurs titres de propriété et qu’elles ne reviendraient jamais vivre sur ce territoire8. Ces commissions aidaient également les populations serbes déplacées à s’installer dans les logements « abandonnés ». La politique de nettoyage ethnique ne consistait donc pas seulement à vider des territoires mais elle visait aussi à « recoloniser » les territoires concernés avec des populations serbes. Un des problèmes posé par cette politique était de disposer d’un « réservoir » démographique suffisant or, l’accroissement naturel des Serbes étant très faible, ce réservoir fut partiellement fourni lorsque Bosniaques et Bosno-croates se mirent aussi à expulser les Serbes des zones qu’ils contrôlaient.

III. Les changements démographiques et les mouvements de population causés par le nettoyage ethnique

12 Le nettoyage ethnique a causé d’importants bouleversements démographiques. Sur les 4,4 millions d’habitants de 1991, la Bosnie-Herzégovine ne comptait plus que 2,8 millions d’habitants à la fin de la guerre, dont 35 % de Bosniaques, 32 % de Serbes et 25 % de Croates (Chaveneau-Lebrun, 2001, p. 107) ; 1,2 million de personnes s’étaient réfugiées à l’étranger et un million avaient été déplacées. En effet, un véritable chasse- croisé se fit entre les populations serbes et non-serbes. Au début de la guerre, les Bosniaques avaient fui le nord et l’est de la Bosnie-Herzégovine pour se diriger vers le centre du pays (en tant que personnes « déplacées » sinon vers l’étranger en tant que « réfugiés »), les Serbes se déplacèrent plutôt du centre et du sud vers le nord et l’est de la Bosnie-Herzégovine contrôlés par les leurs. Puis, lorsque les Croates et Bosniaques brisèrent leur alliance en avril 1993, les musulmans quittèrent l’Ouest de la Bosnie- Herzégovine, proche de la Croatie, alors que beaucoup de Croates quittèrent leurs enclaves du centre du pays vers le Sud-ouest, essentiellement pour l’Herzégovine (la république auto-proclamée d’Herceg-Bosna9). Durant l’été et l’automne 1995, une vague finale d’expulsions de la population non-serbe de la région nord-est de la Bosnie- Herzégovine fut exécutée avant la signature des Accords de Dayton. Ainsi, durant la guerre, plus de 95 % de Croates et Bosniaques quittèrent le territoire qui est aujourd’hui la RS et 90 % de la population serbe quitta le territoire appartenant aujourd’hui à la Fédération10. La figure 2 montre la répartition ethnique de la population bosnienne en 1996. On peut voir que grossièrement, les Serbes occupent le nord et l’est du pays, les Bosniaques le centre, et les Croates, le sud-ouest soulignant ainsi la considérable homogénéisation ethnique de ces sous-ensembles militairement constitués11. Ainsi, la répartition ethnique de la population de la Bosnie-Herzégovine fut totalement transformée et le but des Serbes de créer une RS (Republika Srpska) de peuplement intégralement serbe fut presque atteint puisqu’à la fin de la guerre, la population de la RS comptait 98 % de Serbes12.

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Figure 2 : Répartition ethnique de la population de Bosnie-Herzégovine en 1996 (effets du nettoyage ethnique).

13 Les organisations internationales telles que le Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR de ses initiales anglaises) et l’UNPROFOR (United Nations Protection Force) ont dû participer au nettoyage ethnique dans le but de sauver les populations non-serbes. Les autorités serbes créèrent des listes avec les noms de personnes non-serbes qui devaient être évacuées des territoires sous autorité serbe par les organisations internationales. Par exemple, en août 1992, les maires de Bosanski Novi, Sanski Most, Bosanska Krupa et Bosanska Kostajnica, dans le nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, demandèrent aux Nations Unies d’organiser l’évacuation des indésirables vers la Croatie (Silber, 1996, p. 248). Les organisations internationales devaient faire face à un réel dilemme : devenir des agents du nettoyage ethnique ou laisser les populations à la merci de leurs tortionnaires serbes. Ainsi, des centaines de Bosniaques et Bosno-croates furent évacués vers la Croatie, ou jusqu’à des lignes de front, par des ONG. Le rôle de la communauté internationale dans la transformation de la répartition ethnique de la population bosnienne ne s’arrêta pas lorsque la guerre prit fin. En effet, la communauté internationale entérina temporairement le nettoyage ethnique par la signature des Accords de Dayton qui formalisaient la coupure entre deux entités homogénéisées par la violence mais posaient néanmoins le principe du retour à une société pluriethnique.

IV. La pérennisation du nettoyage ethnique durant et après la signature des accords de dayton

14 Les Accords de Paix de Dayton (« les Accords ») mirent fin à la guerre en Bosnie- Herzégovine en novembre 1995 après trois ans d’intenses combats. Les Accords furent signés par Slobodan Milošević, Franjo Tudjman et Alija Izetbegovic, alors présidents

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respectifs de la Yougoslavie, Croatie et BiH. Les Accords prônèrent le rétablissement d’une société pluriethnique (Annexe 4, Article II, 4 ; Annexe 7). Cependant, ils reconnurent également l’existence de la Republika Srpska (RS). Or, le territoire de la RS fut fondé sur le nettoyage ethnique. Hormis quelques concessions (dont la banlieue de Sarajevo), ses frontières n’incluaient que des territoires sous domination serbe dont les habitants non-serbes avaient été chassés durant la guerre. En outre, le système de représentation dans les institutions politiques de Bosnie-Herzégovine issus de l’Annexe 4 des Accords de Dayton pérennisa les effets du nettoyage ethnique. Par exemple, les Accords créèrent une présidence formée de trois membres : un Croate, un Bosniaque, et un Serbe ; selon les Accords, les citoyens de la RS ne peuvent pas voter pour un Croate ou Bosniaque ; ils ne peuvent élire qu’un président serbe (la même règle s’applique évidemment aux Croates et Bosniaques). Le même principe vaut pour les quinze délégués élus au Congrès de la Bosnie-Herzégovine. Serbes, Croates et Bosniaques ont chacun cinq délégués. Les cinq délégués serbes ne peuvent pas résider en Fédération, ils doivent être citoyens de la RS pour pouvoir être éligibles (ceci est également vrai pour les Croates et Bosniaques qui ne peuvent pas être citoyens de la RS). Ce mécanisme renvoie un message clair à tous les citoyens non-serbes de la RS : la RS est une entité représentant avant tout les intérêts des Serbes. Le même raisonnement s’applique à la Fédération pour les citoyens serbes. Par conséquent, même si l’un des buts de Dayton était de recréer une société pluriethnique et de maintenir une Bosnie-Herzégovine unie et souveraine, les Accords ont également contribué à la pérennisation du nettoyage ethnique13.

15 L’Annexe 7 des Accords prévoyait le retour des réfugiés et déplacés dans leur foyer d’origine afin de recréer la société pluriethnique d’avant-guerre. Le but était d’effacer les conséquences du nettoyage ethnique. Cependant, les réfugiés et personnes déplacées qui désiraient retourner dans leur maison d’avant-guerre ont dû faire face à de nombreux obstacles. L’une des barrières rencontrées par les réfugiés fut la mise en place de lois sur la propriété qui empêchèrent les réfugiés de reprendre possession de leur maison d’avant-guerre. Durant la guerre, les deux entités adoptèrent des lois permettant l’utilisation et l’occupation temporaires des maisons abandonnées par ceux qui avaient fui la guerre et le nettoyage ethnique. Après les Accords de Dayton, ces lois furent amendées dans les deux entités pour pouvoir permettre l’occupation définitive des maisons abandonnées et empêcher le retour des réfugiés et déplacés : les logements qui n’avaient pas été réclamés et qui n’étaient pas à nouveau habités deux ou trois semaines après la fin des hostilités par leur propriétaire ou locataire d’avant-guerre furent déclarés abandonnés et furent alloués à un nouvel occupant de façon définitive. Il est évident que les déplacés et réfugiés n’avaient pas eu le temps de retourner dans leur village d’origine quelques semaines après la fin de la guerre. Ainsi, de la signature des Accords jusqu’à la mi-1998, lorsque ces lois furent amendées, les déplacés et réfugiés n’eurent aucun recours légal leur permettant de récupérer leurs logements. Ces lois ont donc permis la pérennisation du nettoyage ethnique.

16 Après 1998, en dépit des nouvelles lois sur la propriété qui permirent aux propriétaires d’avant-guerre de reprendre possession de leur maison, le retour des déplacés, et en particulier celui des minorités14, fut entravé par les nationalistes au pouvoir. En effet, depuis la fin de la guerre, les partis nationalistes, le HDZ (Hrvatska Demokratska Zajednica ou Communauté Croate Démocratique), SDA (Stranka Demokratske Akcije ou Parti de l’Action Démocratique) et SDS, respectivement croate, bosniaque et serbe

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gagnèrent la plupart des élections. Ils bloquèrent les retours des minorités soit en les menaçant physiquement, soit en détruisant leurs maisons. En outre, les minorités ne furent pas protégées par la police. Jusqu’à un remaniement en profondeur à la fin 1997, les rangs de la police étaient constitués de nombreux miliciens qui avaient commis des crimes de guerre et participé au nettoyage ethnique15. Jusqu’à récemment, la RS ne comptait pas de policiers bosniaques ou croates. Par conséquent, la sécurité des minorités en RS n’était pas assurée.

17 Une autre stratégie fut employée par les partis nationalistes pour conserver des territoires ethniquement purs : non seulement ils terrorisèrent les minorités qui osaient rentrer dans leur foyer d’origine, mais ils persuadèrent également leur groupe ethnique de ne pas retourner dans des endroits où ils seraient minoritaires. En contrepartie, ils leur offrirent des logements gratuits dans des zones correspondant à leur appartenance ethnique/communautaire. Ainsi, le HDZ n’hésita pas à financer des centaines de logements en Herzégovine pour des Croates originaires de Bosnie- Herzégovine centrale et du nord. Le SDS fit de même à Brčko pour les Serbes originaires de Sarajevo. Ainsi, la stratégie de « recolonisation » du territoire initiée durant la guerre se poursuivit après la signature des Accords.

V. Les effets du nettoyage ethnique ont-ils été renversés ?

18 Deux données sont indispensables pour analyser les effets du nettoyage ethnique : le nombre de déplacés/réfugiés et celui des retours des Bosniens dans leur foyer d’origine. Neuf ans après la fin de la guerre, 125 515 déplacés en Fédération et 163 533 en RS ne sont toujours pas rentrés chez eux (UNHCR Bosnia, 31 janvier 2005, Statistical Summary). Pour la RS, les déplacés sont des Serbes originaires de territoires appartenant aujourd’hui à la Fédération. Pour la Fédération, ces déplacés sont majoritairement des Croates et des Bosniaques originaires du territoire de la RS. En outre, à l’intérieur de la Fédération, il y a aussi des déplacés internes, c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas quitté leur entité, mais qui ont dû quitter leur foyer d’origine.

19 Quant aux retours, sur 1 million de déplacés et 1,2 million de réfugiés à la fin de la guerre, aujourd’hui seulement 1 005 958 sont retournés dans leur foyer d’origine (UNHCR Bosnia, 31 janvier 2005, Statistical Summary). Ce chiffre inclut les retours « majoritaires » et « minoritaires ». Par retours majoritaires, on se réfère aux retours de personnes dans une municipalité où le groupe dominant est le leur. Les « retours minoritaires » concernent les personnes qui retournent dans une municipalité aujourd’hui dominée par un autre groupe ethnique que le leur. En Fédération, le nombre total de retours minoritaires depuis la fin de la guerre est de 269 367 (UNHCR Bosnia, 31 janvier 2005, Statistical Summary). Ce chiffre concerne en majorité des Serbes qui, pendant la guerre, avaient quitté le territoire qui appartient maintenant à la Fédération pour aller en RS ou à l’étranger (il inclut également un petit pourcentage de Croates et Bosniaques qui ont été déplacés à l’intérieur de la Fédération). Quant à la RS, le nombre total de retours minoritaires depuis la fin de la guerre est de 158 131 (UNHCR Bosnia, 31 janvier 2005, Statistical Summary). Ce chiffre représente vraisemblablement le nombre de Croates et Bosniaques qui ont quitté la RS pendant la guerre.

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20 La figure 3 montre les communes où le retour des minorités bosniaques, croates et serbes s’élève à plus de 30 % de la population de chaque groupe ethnique avant la guerre. Les retours des minorités bosniaques s’élèvent à plus de 30 % de la population bosniaque d’avant-guerre principalement dans les communes constituant l’ouest de la RS. Les retours de ces minorités dans l’est de la RS, en revanche, ne sont pas conséquents (à l’exception des communes de Bijeljina, Zvornik et Berkovic). La division politique de la RS en régions administratives, à l’ouest sous le contrôle du gouvernement relativement progressiste de Banja Luka et à l’est sous autorité du gouvernement extrémiste de Pale, peut expliquer ces chiffres. Les retours des minorités croates s’élèvent à plus de 30 % de la population croate d’avant-guerre principalement dans les communes de la Bosnie-Herzégovine centrale (Bugojno, Fojnica). En RS, les retours des minorités croates sont peu nombreux (hormis dans les communes de Ribnik et Zvornik). Quant aux retours des minorités serbes, ils sont élevés surtout dans tout le canton de Sarajevo, et dans les communes de Titov Drvar, Bosansko Grahovo, Bosanski Petrovac, Čapljina et Stolac.

Figure 3 : Principales zones de retours des minorités en Bosnie-Herzégovine (chiffres des retours relatifs à la population d’avant-guerre).

21 Aujourd’hui, il est difficile de savoir si certaines communes ont retrouvé leur répartition ethnique d’avant-guerre car dix ans après la fin de la guerre, il n’y a toujours pas eu de recensement et les informations du UNHCR reposent souvent sur des chiffres donnés par les communes qui n’hésitent pas à gonfler le nombre de retours pour pouvoir obtenir une aide financière plus importante de la communauté internationale.

22 Malgré ces incertitudes, il est possible de tirer des conclusions au niveau du pays tout entier. Tout d’abord, certaines villes, au détriment des régions rurales isolées, ont vu leur population doubler durant la guerre. En 1991, seulement 20 % de la population

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vivait dans les villes. En 2003, le pourcentage de population urbaine était de 44 % (UNICEF, 2003). Le déplacement des populations vers les villes durant la guerre semble être un phénomène irréversible. En effet, les personnes déplacées qui vivent maintenant dans les villes ne veulent pas retourner dans des zones rurales qui sont souvent pauvres, isolées, parfois encore minées, car il est plus difficile de trouver un emploi en ville qu’à la campagne et leurs enfants peuvent avoir plus facilement accès à une éducation en ville (Toal, Dahlman, 2004, p. 450-451 et p. 458-460).

23 D’autre part, entre 540 000 (Chaveneau-Lebrun, 2001, p. 107) et 720 000 Serbes ont été déplacés ou réfugiés pendant la guerre. Il est donc possible que la moitié de la population serbe ne soit pas encore rentrée dans sa municipalité d’origine. De plus, entre 1,3 et 1,7 million de Croates et Bosniaques ont été déplacés ou réfugiés durant la guerre (Chaveneau-Lebrun, 2001, p. 107). Ce chiffre est alarmant puisqu’il pourrait signifier que seulement 10 % de Croates et Bosniaques sont retournés dans leur foyer d’origine. En outre, il faut savoir que les chiffres des retours minoritaires prennent en compte les retours de personnes, même pour une journée, dans leur logement d’origine et qui ensuite revendent leur maison parce qu’elles ne se sentent pas en sécurité dans un territoire sous domination d’un autre groupe ethnique. Enfin, la progression du chiffre des retours minoritaires a nettement ralenti en 2004 par rapport aux années précédentes. La figure 4 souligne ce ralentissement spectaculaire depuis 2003…

Figure 4 : Les retours en Bosnie-Herzégovine depuis 2001.

24 Ce ralentissement n’est pas seulement dû au fait que le nombre de réfugiés et déplacés diminue d’années en années puisqu’il y a encore aujourd’hui 100 000 déplacés dans chaque entité. Ce ralentissement est vraisemblablement dû au fait que les déplacés qui se sont installés depuis la fin de la guerre dans un lieu où leur communauté est prédominante, n’ont pas l’intention de démarrer une nouvelle vie dans un

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environnement hostile où leur sécurité ne peut pas être assurée. Ainsi, neuf ans après la signature des Accords de paix, plus de la moitié des déplacés et réfugiés16 ne sont pas rentrés dans leur foyer d’origine, et il y a peu de chances qu’ils y retournent un jour. Ces données récentes sur le nombre de déplacés/réfugiés et les retours des minorités pourraient donc signifier que les effets du nettoyage ethnique sont réversibles jusqu’à un certain point seulement et que ce seuil a aujourd’hui été atteint. Il est vraisemblable que la répartition ethnique de la Bosnie-Herzégovine ne changera guère dans l’avenir.

Conclusion

25 Ainsi, malgré le retour d’un nombre considérable de déplacés et réfugiés dans leur foyer d’origine, la Bosnie-Herzégovine d’aujourd’hui ne ressemble pas à celle d’avant- guerre d’un point de vue démographique. Le groupe dominant en République Serbe reste les Serbes. Faut-il pour autant craindre une sécession de la République Serbe et le rattachement de cette république à la Serbie pour créer une Grande Serbie ?

26 Les élections présidentielles de juillet 2004 en Serbie ont montré que la Serbie souhaite prendre un virage démocratique. Boris Tadic, membre du parti démocratique et candidat pro-européen, fut élu président de la Serbie avec 53 % des voix devant le candidat ultranationaliste du Parti Radical Serbe, le SRS (Srpska Radikalna Stranka). Tadic a clairement mis l’accent sur la réconciliation avec la Bosnie-Herzégovine durant son discours d’inauguration le 11 juillet 2004. En outre, si le gouvernement actuel désire intégrer l’Union Européenne, il n’a pas d’autre choix que de respecter l’inviolabilité des frontières de la Bosnie-Herzégovine. L’UE n’accepterait pas la candidature de la Serbie si son gouvernement revendiquait l’annexion de la RS à la Serbie. Il semblerait donc que la Serbie d’aujourd’hui n’ait pas d’autre alternative que d’abandonner la politique de Slobodan Milošević qui visait à créer la « Grande Serbie ». Sans la perspective du rattachement de la République Serbe à la Serbie, la République Serbe aurait-elle intérêt à faire sécession ? La République Serbe n’est pas une entité viable économiquement aujourd’hui. Ses revenus sont tout à fait insuffisants. Les Bosno-Serbes savent que faire sécession serait une grave erreur et que sans la Serbie (ou la Bosnie-Herzégovine), la Republika Srpska aurait peu de chance de survivre. Ainsi, dix ans après les Accords de Dayton, et malgré la relative homogénéisation du territoire de l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine, le but ultime du nettoyage ethnique, c’est-à- dire la création d’un État unique rassemblant tous les Serbes de l’ex-Yougoslavie, n’a pas été atteint et a très peu de chance de jamais voir le jour.

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NOTES

1. Le terme de nationalité (narodnost) faisait, à l’époque yougoslave (1945-1991), référence à l’appartenance ethnique des individus. Dans cet article, on utilisera plutôt le terme ethnie (en écho à nettoyage ethnique) pour désigner cette appartenance. La nationalité « yougoslave » incluait tous ceux dont l’appartenance ethnique était complexe et qui ne se reconnaissaient pas strictement dans un groupe ethnique ou dans un autre. Depuis 1971, la catégorie « Musulman », avec une majuscule, désignait les musulmans de Bosnie-Herzégovine. Aujourd’hui, le terme « Bosnien » désigne tout citoyen de Bosnie-Herzégovine et le terme « Bosniaques » désigne uniquement les Bosniens de confession musulmane (ex-Musulmans). 2. Par exemple le camp croate de Dretelj, au sud de Mostar, fut notoire pour sa pratique de la torture. 3. Narodna signifie tout à la fois « nationale » et « populaire ». 4. Le Parlement de Sarajevo a voté la souveraineté de la BiH (à la majorité des députes Bosniaques et Croates) le 15 octobre 1991. Les députes serbes ont boycotté ce scrutin et quitté l’Assemblée en signe de protestation. C’est à cause de ce vote que le SDS organisa le scrutin de novembre 1991. 5. La « Bosanska Krajina », comprend tout le nord ouest de la Bosnie, autour de la ville de Banja Luka, sauf la poche de Bihać habitée par des Bosniaques. 6. À la fin d’avril 1992, on recensait 286 000 réfugiés bosniens, la plupart réfugiés en Croatie alors même que le tiers de ce pays était passé sous contrôle serbe générant des centaines d’autres milliers de déplacés Croates. En juin, ce chiffre s’éleva à 750 000 et à 1,1 million à la mi-juillet). 7. Les prisonniers étaient séparés en différentes catégories. Dans la catégorie A se trouvaient les dirigeants de la communauté musulmane, les volontaires des milices ou de l’armée bosniaque. Les personnes se trouvant dans la catégorie A étaient exécutées. Les personnes appartenant aux autres catégories n’étaient pas forcément tuées, mais elles subissaient souvent des actes de torture (Silber, 1996, p. 251). 8. Des non-Serbes furent aussi licenciés de leur emploi au motif qu’ils s’étaient absentés de leur travail « sans raison valable »… en plein « nettoyage ethnique ». 9. La répartition ethnique de la Krajina de Bosnie fut également chamboulée. Du printemps 1992 à juin 1994, la population bosniaque et croate de cette région passa de 550 000 à moins de 50 000, alors que la population serbe monta de 625 000 à 875 000 personnes (Sudetic, 1994). 10. Selon les sources, le nombre de déplacés et réfugiés par groupe ethnique varie. Premier exemple : Bosniaques, 1 035 830 dont 365 330 déplacés et 670 500 réfugiés ; Croates, 354 880 dont 81 580 déplacés et 273 300 réfugiés ; Serbes, 719 140 dont 417 940 déplacés et 301 200 réfugiés. Second exemple : nombre de personnes qui durent quitter leur maison durant la guerre (déplacés et réfugiés) : 1 270 000 Bosniaques (63 % de l’effectif), 490 000 Croates (67 % de l’effectif), 540 000 Serbes (39 % de l’effectif). 11. De façon plus précise, à la fin de la guerre, environ 320 000 Bosniaques avaient fui le nord de la Bosnie-Herzégovine et 95 000 Serbes s’y étaient installés ; 310 000 Bosniaques quittèrent l’est et environ 150 000 Serbes s’y installèrent. Environ 300 000 Serbes quittèrent le centre de la Bosnie, ainsi que des milliers de Croates. Dans l’est de la Bosnie et dans l’Herzégovine du sud (excluant Goražde), il y avait, en 1991, 301 641 Bosniaques et Croates. À la fin 1995, il n’en restait plus que 4 000 ! En revanche, la population bosniaque de Tuzla qui, avant la guerre, était de 316 000, passa à 659 000 personnes. Zenica vit sa population serbe décroître (de 79 355 avant la guerre à 16 000) et la population serbe de Tuzla diminua également (de 82 235 à environ 15 000). Enfin, la population serbe de Mostar passa de 30 000 à 400 personnes (UNHCR, Déc. 1995, p. 8 ; Judah, 1997, p. 291 ; Chaveneau-Lebrun, 2001, p. 107). 12. La ville de Srebrenica représente un exemple extrême de la politique de nettoyage ethnique des Serbes. Elle fut complètement vidée de sa population bosniaque et croate à la mi-juillet 1995

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par l’expulsion systématique des femmes et des enfants et le massacre systématique de 7 à 8 000 hommes en âge de combattre. 13. Cependant, les mécanismes des élections législatives et municipales envoient un message différent. Réfugiés et déplacés ont le droit de s’inscrire sur les listes électorales de leur localité d’origine. C’est ainsi que les partis bosniaques et croates sont représentés au Parlement de la RS et réciproquement. La ville symbole de Srebrenica, bien que située en RS, a un maire bosniaque. En effet les Bosniaques inscrits ont massivement voté et leurs voix ont dépassé celles des Serbes résidents… 14. Les « retours minoritaires », dans le contexte bosnien, signifient le retour de personnes dans leurs foyers d’avant-guerre, dans un secteur dominé aujourd’hui par un autre groupe ethnique. 15. Par exemple, Simo Drlaca, le commandant en chef des forces de police à Prijedor, garda son poste jusqu’en 1997. 16. Ce chiffre inclut le nombre de réfugiés et déplacés décédés depuis la guerre.

RÉSUMÉS

La politique de purification ethnique ne fut pas la conséquence, mais bien le but de la guerre en Bosnie. Le nettoyage ethnique provoqua non seulement des déplacements de populations à l’intérieur de la Bosnie, mais aussi des vagues de réfugiés. Ainsi, plus de la moitié de la population de la Bosnie fut déplacée durant la guerre. Aussi, l’un des principaux buts des Accords de Paix de Dayton fut le retour des réfugiés et personnes déplacées dans leur foyer d’origine. Toutefois, en dépit des efforts de la Communauté Internationale pour renverser les effets du nettoyage ethnique, les extrémistes nationalistes au pouvoir n’ont cessé de faire obstruction aux retours. Ainsi, malgré la présence de différents groupes ethniques en Bosnie aujourd’hui, la Bosnie actuelle ne ressemble guère à la Bosnie multiethnique d’avant-guerre.

The policy of ethnic cleansing was not the consequence, but the goal of the war in Bosnia. The ethnic cleansing caused movements of populations inside Bosnia, as well as waves of refugees abroad. More than half of the population of Bosnia was displaced during the war. Accordingly, one of the main goals of the Peace Agreement of Dayton was the return of refugees and displaced persons to their home of origin. However, despite the efforts of the international community to reverse the effects of ethnic cleansing, the nationalist extremists in power have sucessfully obstructed the return of refugees and displaced persons. Therefore, despite the presence of different ethnic communities in Bosnia today, Bosnia barely resembles the multiethnic Bosnia that existed before the war.

Die Politik der ethnischen Säuberung war zwar nicht die Folge sondern das Ziel des Krieges in Bosnien. Die ethnische Säuberung verursachte nicht nur eine Vertreibung der Bevölkerungen innerhalb Bosniens, sondern auch Flüchtlingewellen. Mehr als die Hälfte der Bevölkerung von Bosnien wurde während des Krieges vertrieben. Eine der Hauptziele des Friedensabkommens von Dayton war der Rückkehr der Flüchtlinge in ihrer Heimat. Trotz der Mühe der internationalen Gemeinschaft auf das Abschaffen der Folgen der ethnischen Säuberung haben sich die regierenden Radikalen immer zum Rückkehr der Flüchtlinge gesperrt. Trotz der Präsenz verschiedener ethnischen Gruppen ist Bosnien heute ganz anders vom multiethnischen Bosnien vor dem Krieg.

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INDEX

Schlüsselwörter : Bosnien Herzegowina, Dayton, ethnische Säuberung, Flüchtlinge, minoritäre Rückkehre, Vertriebene Mots-clés : Bosnie-Herzégovine, Dayton, nettoyage ethnique, personnes déplacées, réfugiés, retours minoritaires Keywords : Bosnia and Herzegovina, Dayton, displaced persons, ethnic cleansing, minority returns, refugees

AUTEUR

LAURENCE ROBIN-HUNTER Université de Paris IV-Sorbonne, 191 rue Saint-Jacques, F-75005 Paris, France

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Le nettoyage ethnique en ex- Yougoslavie : le cas de la Krajina de Knin Ethnic cleansing in former Yougoslavia: the case of Krajina of Knin Die ethnische Säuberung in Ex-Jugoslawien : Der Fall der Krajina von Knin

Nicolas Lejeau

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 17 mai 2005, accepté le 3 juin 2005

1 Les politiques d’homogénéisation ethnique pratiquées en ex-Yougoslavie durant les années 1990 eurent un impact important aussi bien sur le plan démographique que territorial, social ou culturel. Dans cette optique, la Krajina de Knin offre un terrain d’étude aussi intéressant que symbolique. En effet, jusqu’à l’indépendance de la Croatie en 1991, cette région de l’arrière-pays dalmate était très majoritairement peuplée de Serbes, qui s’insurgèrent et érigèrent ce territoire en région autonome autoproclamée, avant de chasser l’essentiel de la population croate. Après quatre années de sécession, les forces croates reprirent militairement la Krajina durant l’été 1995. Cette reconquête généra une seconde vague d’expulsion massive qui visa cette fois les Serbes.

2 On reviendra donc dans cet article sur la localisation, l’histoire (ancienne marche militaire) et la spécificité ethnoculturelle de ce territoire avant d’examiner l’évolution récente de sa structure ethnique et de s’interroger sur les diverses conséquences de ces deux politiques successives.

I. Un territoire flou et original

3 Le Krajina de Knin est un territoire difficile à délimiter — un territoire « flou » suivant l’expression de C. Rolland-May — et dont la délimitation diffère par conséquent selon

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les auteurs et les sources. Le terme même de Krajina ne désigne pas une région spécifique, c’est un terme générique qui regroupe une catégorie particulière d’espaces singularisés par leur rôle militaire. En effet, le terme Krajina (krajine au pluriel) vient du slave « kraj » qui signifie « fin » ou « limite »1, et désigne les anciennes Vojna Krajina ou Marches militaires de l’empire austro-hongrois (Militärgrenze en allemand). Il s’agit des régions frontalières que les Habsbourg mirent en place à partir de la seconde moitié du XVIe siècle tout le long de ce qui était alors la frontière austro-turque. Cette ceinture frontalière, à l’instar de systèmes défensifs plus anciens comme les marches carolingiennes, devait protéger leur empire des attaques turques. Notons que la petite région de Knin ne faisait pas initialement partie de cette « Vojna Krajina ». En effet, avec l’arrière-pays dalmate, elle formait la région frontalière de la République de Saint- Marc (Venise) jusqu’à son intégration à l’empire autrichien en 18152. Ces régions furent peuplées de différentes nationalités, dont les Serbes qui étaient particulièrement nombreux dans les anciens territoires vénitiens, ce que nous appelonsKrajina de Knin.

4 Au sens le plus large, certains auteurs englobent sous le terme de Krajina de Knin toutes les anciennes régions de Croatie où les Serbes étaient majoritaires : cette vision large regroupait donc la , la région de Knin, le Kordun, la Banija (au nord de Bihać) mais aussi certains secteurs de la Slavonie. Selon d’autres représentations, la Krajina regroupait les espaces précédemment cités mais sans la Slavonie. Enfin, pour d’autres auteurs, dans son sens le plus restreint, la Krajina de Knin n’inclurait que les environs immédiats de cette petite ville dalmate. Face à ces configurations quelque peu divergentes, on étudiera sous ce terme, la région de Knin à laquelle on associera la Banija, le Kordun et la Lika3 (figure 1), soit l’ensemble des territoires adossés à la frontière ouest de la Bosnie-Herzégovine en excluant surtout la Slavonie, plus proche à tous points de vue de la Voïvodine (Bataković, 1994).

Figure 1 :Les Krajina de Croatie.

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5 Le territoire de l’aire d’étude prend la forme, du sud au nord, d’une longue et étroite bande de territoire, le long de l’actuelle frontière croato-bosniaque. S’étendant de l’arrière-pays dalmate, terres calcaires et rocailleuses entrecoupées de poljés caractérisent la Lika et la région de Knin — semblables à beaucoup d’autres arrière-pays méditerranéens, et qui sont les terres les plus pauvres et les moins densément peuplées de toute la Croatie —, jusqu’à la Banija et au Kordun, régions collinaires situées au sud de la plaine fertile de la Save, à une soixantaine de kilomètres de Zagreb.

6 La particularité de cet espace résulte cependant surtout de sa spécificité ethnique. Depuis plusieurs siècles, dans une Croatie où ils constituent une minorité, les Serbes étaient, dans cette Krajina, en position majoritaire. La présence de ces Serbes sur ces terres est ancienne et trouve ses origines, pour l’essentiel, dans la domination habsbourgeoise. Les Habsbourg peuplèrent en effet ces terres peu peuplées de nombreux paysans-soldats serbes qui fuyaient le joug turc. Ces réfugiés étaient nommés « Uskoks », c’est-à-dire littéralement les « gens qui sautaient par dessus la frontière »4. Ainsi, la région de Knin, partie la plus ancienne du défunt État médiéval croate, accueillait une population majoritairement serbe. Après la Grande Migration des Serbes du Kosovo en 1690, bon nombre de nouveaux émigrés serbes s’installèrent dans ces régions considérées comme sûres. Les habitants de ces confins militaires, appelés Granicari, du croate Granica : frontière (Nouzille, 1991, p. 67), avaient un statut particulier. Ils n’étaient pas soumis aux astreintes féodales, mais ils pratiquaient le service militaire en contrepartie de l’usufruit des terres attribuées. En d’autres termes, ils cultivaient la terre qui leur avait été donnée et en même temps devaient prendre les armes en cas de guerre. En 1630, l’empereur Ferdinand II dota ces Marches de conditions particulières de liberté. Il y instaura une administration confiée à des officiers généralement serbes : les Krajisnici. Ces Krajine constituaient donc des provinces autonomes qui dépendaient directement de l’empereur et non de la Croatie, ce que les insurgés de 1991 ne manquèrent pas de rappeler… Les Habsbourg y confirmèrent également la liberté d’exercice du culte orthodoxe, ce qui renforça l’identité de la population serbe. L’empire autrichien disposait ainsi de troupes prêtes à défendre sa frontière méridionale et dont l’entretien ne lui coûtait presque rien. Ce système efficace, semblable à celui des Cosaques de Russie, perdura jusqu’à la fin du XIXe siècle (Nouzille, 1991). Conservé durant le court intermède napoléonien des Provinces Illyriennes (1809-1814), il ne fut définitivement aboli qu’en 1881, c’est-à-dire trois ans après l’occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie (qui l’annexera définitivement en 1908). En effet, à cette date, l’Autriche n’avait plus, dans cette région, de frontières à défendre. Les Confins, majoritairement serbes furent alors réintégrés à la Croatie.

7 Cette histoire atypique, qui n’est pas sans évoquer celle de la Voïvodine, explique la structure ethnique particulière de cette région. La Krajina était une mosaïque ethnique et religieuse où coexistaient des modes de vie et des traditions fortement individualisées. Il a toujours existé de profondes différences entre les traditions de ces frontaliers libres serbes et celles du reste de la population croate. La société croate, catholique, féodale, hiérarchisée et caractérisée par l’émergence de classes moyennes et intellectuelles, faisait face à la société serbe des Confins, égalitaire, plus axée sur les activités agricoles et militaires. Les Serbes y ont donc conservé un particularisme culturel et un certain goût pour la carrière militaire. En outre, notamment dans la

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petite région de Knin, ils développaient un réel sentiment nationaliste, tradition qui a perduré jusqu’à l’éclatement de la Yougoslavie.

II. La prédominance serbe de 1991

8 Tous les recensements de populations confirment que les Serbes restèrent durablement majoritaires sur ces portions de Croatie jusqu’à 1995. Au milieu du XIXe siècle, d’après le recensement de 1857, les Serbes constituaient plus de la moitié de la population de l’ensemble des anciennes marches militaires (Garde, 2001, p. 67). D’après le recensement de 1931, les Serbes représentaient en moyenne 55,7 % dans la totalité des districts de la Krajina que nous appelons ici de Knin (Djuric, 1999, p. 94). En 1991, à la veille des combats, la Krajina comptait approximativement 270 000 habitants. Les Serbes y composaient près de 70 à 75 % de la population tandis que les Croates étaient près de 25 à 30 %, soit 90 000 personnes selon Michel Foucher (1996, p. 193-195). La figure 2 retranscrit cette hégémonie serbe.

Figure 2 :L’hégémonie serbe de 1991.

9 Les Serbes constituaient la majorité absolue dans onze communes (opstina en serbe, opcina en croate — espace vaste qui regroupe une ville centre et plusieurs villages à peu près équivalant à un canton français), qui correspondaient à 12 % du territoire de la République de Croatie. Toutefois, il n’y résidait que 194 000 des 580 000 Serbes alors recensés en Croatie. La grande majorité des Serbes vivaient en effet en ville, et notamment à Zagreb (Derens et Samary, 2000, p. 179). Les Serbes vivaient donc aussi bien en ville qu’à la campagne tandis que les Croates de Krajina étaient principalement établis en zone urbaine. Cette répartition ethnique se retrouvait à l’échelle des communes. Les Serbes représentaient plus de 80 % de la population dans les communes

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de Gračac, de Titova Korenica et de Donji Lapac. Ils étaient environ 70 % dans les communes de la Lika situées entre Knin et le littoral adriatique (Obrovac et Benkovac). Dans le Kordun et dans la Banija, les communes de Vojnić, de Vrgin Most, de Glina, de Kostajnica et de Dvor na Uni comptaient également, selon le recensement de 1991, près de 70 % de Serbes. Cette structure se retrouvait surtout à l’échelle communale, mais également à l’échelle urbaine. Ainsi, en 1991, la ville de Knin était presque intégralement peuplée de Serbes puisqu’il y formaient 88,6 % de la population, soit 12 000 de ses 14 000 habitants (Djuric, 1999, p. 100). On retrouvait des données similaires dans les communes voisines : plus de 80 % de Serbes à Benkovac ou à Gračac (www.amb-croatie.fr).

III. La guerre de Krajina : les différentes vagues d’homogénéisation

10 Le problème de la Krajina est un parfait résumé du problème serbo-croate sensible à l’échelle de toute l’ex-Yougoslavie. Il y est particulièrement amplifié et exacerbé. Intimement liée à la question minoritaire, cette crise explosa au début des années 1990. Revenons en détail sur ces événements emblématiques.

11 En mai 1990, eurent lieu les élections présidentielles croates au terme desquelles Franjo Tudjman, chef du parti nationaliste HDZ5, fut élu président. Le 25 juillet, le nouveau Parlement croate, le Sabor, dominé par ces mêmes nationalistes (en lieu et place des communistes), s’empressa de voter une série d’amendements remettant en cause le statut constitutionnel du peuple serbe. Zagreb supprima tout usage officiel de l’alphabet cyrillique et prit une série de mesures pour « croatiser » la langue. À la différence de la Croatie communiste qui, tout en reconnaissant diverses « nationalités », était définie comme le foyer de deux peuples constitutifs, les Croates et les Serbes, la nouvelle Constitution adoptée définissait la république croate comme « l’État national de tous les Croates » : « la République de Croatie se constitue en État national du peuple croate qui est aussi l’État de ceux qui, tout en appartenant à d’autres nationalités et à des minorités, sont ses citoyens : Serbes, Hongrois, Bosniaques, Italiens… ». De ce fait, la Croatie ne reconnaissait à ces derniers que la « citoyenneté ». Ainsi, les 580 000 Serbes soit 12,2 % de la population de la Croatie en 1991 (Derens et Samary, 2000, p. 358) gardaient leurs droits civiques mais perdaient le statut de peuple constitutif : ils avaient ainsi les mêmes droits que les Hongrois (0,5 % de la population de Croatie) ! Or, les Serbes refusaient d’être considérés comme une minorité, un groupe de seconde zone. Fondamentalement, les principes de la législation croate ont changé la nature du problème : c’est le respect des droits individuels des Serbes dans les régions où ils ne vivaient plus en groupe compact qui était remis en cause. Chez les Croates a toujours existé un complexe « du droit historique », au nom duquel ils affirmaient qu’il n’existait en Croatie qu’un seul peuple politique. Le problème récurrent de la reconnaissance d’une identité nationale serbe était donc ouvert. En outre, la nouvelle Croatie se dota d’un nouveau drapeau qui reprenait le damier rouge et blanc des blasons croates du Moyen Âge. Aux yeux des Serbes, il s’agissait plus d’une reprise de l’emblème de l’État croate des Oustachis, seul le nombre de cases du damier ayant été modifié. Ces « provocations » du nouveau pouvoir croate instauraient un climat d’inquiétude et semblaient justifier la propagande nationaliste et anti-croate de Belgrade. Beaucoup de Serbes crurent en effet à la résurrection de l’État oustachi, aidés

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en cela par les commentaires des médias serbes. Le président F. Tudjman fut traité de « fasciste », son gouvernement désigné comme « Oustachi », les Croates furent présentés comme un « peuple génocidaire », en référence aux exactions oustachis de la Seconde Guerre mondiale. Slobodan Milošević s’appuya sur les peurs des Serbes, leur sentiment d’insécurité croissant, tout en agitant le thème de la Grande Serbie pour les inciter au séparatisme sur la base d’une rébellion armée.

12 Durant l’année 1990, le psychiatre Jovan Raskovic et quelques intellectuels nationalistes créèrent un parti nationaliste, le Parti Démocratique Serbe (SDS de ses initiales serbo- croates), qui prétendait représenter les Serbes de Croatie. Les nationalistes serbes prirent prétexte des mesures votées par le Sabor pour franchir le pas. Le jour même, plusieurs dizaines de milliers de Serbes rassemblés dans la bourgade au nom évocateur de Srb proclamèrent la souveraineté des communes contrôlées par le SDS. Dans les régions de Croatie dominées par les Serbes, les meetings se multiplièrent, reprenant en masse ces accusations. Le 17 août 1990, ces treize communes proclamèrent leur autonomie sous le nom de « Région autonome serbe », placée sous la direction d’un Conseil national serbe. Au départ centrée sur Knin, cette région autonome ne tarda pas à s’étendre en direction de la Lika et du Kordun. Au même moment, Milošević parvint à évincer Raskovic au profit du plus radical maire de Knin, Milan Babic. En août, le Conseil national serbe décida d’organiser un référendum d’autonomie. Les autorités croates jugèrent cette action illégale et tentèrent de pénétrer dans les communes qui s’étaient soustraites à son autorité. Des incidents armés éclatèrent aussitôt. À Knin, Milan Babic décréta l’état d’alerte et le chef, serbe, de la police de Knin, Milan Martic, se saisit des réserves d’armes de la ville pour les distribuer à la population. En quelques heures, toutes les routes de la région se couvrirent de barricades. Les médias croates appelèrent cela « la révolution des rondins ». Cet événement marqua le début du soulèvement armé de la Krajina, l’armée yougoslave encourageant discrètement les insurgés. La télévision de Belgrade multipliait les reportages sur l’événement, en montrant pour la première fois sans aucune censure, les insignes tchetniks et les autres manifestations du folklore nationaliste serbe. La Krajina de Knin était en révolte ouverte contre Zagreb.

13 Après le référendum où, sans surprise, 99,2 % des électeurs serbes se prononcèrent en faveur de l’autonomie, la situation paraissait gelée (Castellan, 1991, p. 559). Belgrade décida d’approvisionner en armes les rebelles. Le 11 novembre 1990, la police croate interpella un groupe de convoyeurs d’armes près de la localité de Dvor na Uni. Le chef de ce groupe n’était autre qu’Arkan, qui retrouva la liberté peu de temps après en échange d’une forte rançon. Au début de 1991, la situation empira et le 28 février, les autorités de la « Région autonome » proclamaient la sécession d’avec la Croatie et leur volonté de s’unir avec la Serbie, le Monténégro et les Serbes de Bosnie. La région sécessionniste prit le nom de « République de Serbie — Région autonome serbe de Krajina » (RASK). La référence au mot « Krajina » servait de thème unificateur et identitaire. La Croatie fraîchement indépendante est ainsi contestée sur son sol par une entité autoproclamée non reconnue au niveau international (un pseudo-État).

14 Après que le Sabor eut abrogé les lois yougoslaves sur l’ensemble du territoire croate, les sécessionnistes serbes annexèrent, fin mars, le Parc naturel des lacs de Plitvice, en Lika, célèbre pour ses lacs et ses cascades. La police croate lança une forte opération de commando le dimanche de Pâques : un policier croate et deux Serbes furent tués. La guerre de Krajina comptait ses premiers morts. D’autres incidents suivirent et

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catalysèrent la psychose et l’engrenage de la peur et de la haine. Des barrages se multiplièrent aux abords des villages insurgés. Au plus fort de la crise, le 25 mars 1991, Milošević et Tudjman se rencontrèrent à Karadjordjevo pour se partager la dépouille de l’ex-Yougoslavie : les peurs des Serbes de Krajina, pions sur ce complexe échiquier, étaient instrumentalisées ! La suite des événements le confirma puisque, le 25 juin 1991, la Croatie se proclama indépendante.

15 Dès lors, les combats se généralisèrent. À la fin du mois d’août, 38 communes, soit un tiers des 102 communes que comptait la Croatie, étaient en état d’insurrection et échappaient au contrôle des forces croates. La Krajina insurgée s’étendait alors sur 13 913 km2. Les forces serbes y appliquèrent une drastique politique de « nettoyage ethnique ». L’armée fédérale, qui occupait jusque-là les territoires, laissait faire les milices serbes. Parmi ces bandes faisant régner la terreur, on peut citer la Garde des volontaires serbes d’Arkan. En un laps de temps très court, la Krajina fut littéralement expurgée de la grande majorité de sa population croate. Au cessez-le-feu de janvier 1992, on estimait que près de 80 000 Croates, soit environ 90 % de leur nombre total, avaient été chassés de leurs foyers. Les villes étaient toutes devenus quasi- exclusivement serbes (www.unhcr.com). Toutefois, si la population croate fut extrêmement touchée, les civils serbes furent également touchés par la guerre. En représailles, des irréguliers Croates incendièrent de nombreux villages à majorité serbe, terrorisant des Serbes locaux. Ainsi, même si cet aspect de la guerre en Krajina est méconnu, on estime que 80 000 Serbes ont quitté volontairement la Krajina entre 1991 et 1995 (RSF, 1993, p. 213 et www.unhcr.com). Ces départs s’expliquaient bien plus par le chômage croissant et la crise économique grave que connaissait la région insurgée que par les exactions.

16 À l’époque de la RASK, on considérait que la Krajina comptait environ 220 000 habitants répartis entre 88 % de Serbes, 7 % de Croates et 5 % d’autres (beaucoup de réfugiés bosniaques ; Weibel, 2002, p. 582). L’homogénéisation violente offrait un résultat concret pour les nationalistes serbes.

17 Le cessez-le-feu signé à Sarajevo le 2 janvier 1992 gela momentanément les fronts, plus du quart du territoire croate échappait à l’autorité de Zagreb. Les Serbes durent accepter le déploiement des Casques bleus de l’ONU. En février, le leader serbe de la RASK, Milan Babic, qui s’opposait à ce déploiement — qu’avait approuvé Milošević — fut démis de ces fonctions et remplacé par le chef de la police de Knin, Milan Martic. Sous la direction de ce dernier, le pseudo-État allait survivre trois années. Durant la guerre de Bosnie, la Krajina ne prit pas directement part aux combats, mais elle s’impliqua dans de juteuses affaires de contrebande alors que la population survivait de plus en plus difficilement.

18 La Krajina, devenue une nouvelle « terre sainte serbe », jouxtait la Republika Srpska de Bosnie. Elle formait donc un ensemble de territoires en continuité avec la Mère-Patrie serbe, toujours dans cette optique pan-nationale de Grande Serbie. Ces insurgés serbes se voulaient les plus farouches défenseurs des valeurs nationales, et cela du fait de leurs traditions (leurs ancêtres n’avaient-ils pas défendu le monde chrétien contre les Musulmans ?). Foyer d’indépendance et de nationalisme, la Krajina était devenue le cœur d’une nouvelle Serbie. La ville de Knin étant, de fait, la capitale de cette nouvelle Serbie qui se voulait « plus serbe que serbe ».

19 Les offensives croates modifièrent véritablement la situation à l’été 1995. Les forces de Zagreb, bénéficiant du soutien américain, lancèrent la surprenante opération

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« Tempête » (Bljesak en serbo-croate) qui fit tomber en seulement trois jours la place forte de la rébellion (Knin), puis la Lika et le Kordun. Les forces serbes n’opposèrent presque aucune résistance, et les dirigeants de Knin, à commencer par M. Martic, s’enfuirent durant les combats. Les Serbes évacuèrent manu militari la population serbe de la Krajina. La reconquête a donc provoqué la fuite de 180 000 Serbes qui payèrent leur soutien envers la politique de Belgrade. Ce chiffre représente l’immense majorité de la population serbe établie dans la région depuis des siècles (Lutard, 1998, p. 114). Ces départs formèrent donc une deuxième vague de nettoyage ethnique. Ils se sont principalement effectués en direction de la Slavonie orientale, encore sous contrôle serbe, où se sont entassés près de 50 000 réfugiés, mais également en République serbe de Bosnie et en Serbie (Voïvodine). Le régime serbe tenta aussi d’installer plusieurs dizaines de milliers de ces réfugiés au Kosovo, mais en vain. En 1995, la Krajina de Knin ne comptait plus que 10 000 à 12 000 Serbes, selon les données des autorités croates de l’époque (www.ined.fr).

IV. La nouvelle structure ethnique de la Krajina

20 Après quatre années de guerre, de nettoyages et de massacres, la structure ethnique de la Krajina est totalement inversée par rapport à la situation d’avant-guerre. Aujourd’hui, les Serbes forment une minorité en Krajina puisqu’ils ne représentent plus qu’environ 20 % de la population locale (alors qu’en 1991, ils en représentaient près de trois-quarts).

21 L’analyse précise de cette modification radicale du peuplement est compliquée par le fait que le pavage administratif croate a été modifié en 1995. Les modifications du maillage territorial croates datent des semaines qui suivirent la fin du conflit. En général, trois à six anciennes communes ont été refondues pour en former une nouvelle, ce changement a donc donné naissance à des entités de taille conséquente (figure 3). Désormais, la Croatie se subdivise en 21 départements, les zupanije6. Si le but initial est de favoriser les études administratives (lors des recensements par exemple), il est incontestable que ce découpage « horizontal » (l’ancienne Krajina s’orientait de façon nord-sud) avait un objectif plus politique, plus nationaliste : affaiblir les positions serbes d’un point de vue statistique et électoral. Des remaniements administratifs de ce type (réunion de plusieurs communes où une ethnie est dominante avec des communes où une autre ethnie est majoritaire) permet en effet de rendre artificiellement la première ethnie partout minoritaire. Le remodelage des communes croates n’est pas un processus unique, on retrouve le même processus en Slovaquie où les communes à population hongroise (sud du pays) n’ont pas été supprimées mais réunies de force au sein de régions perpendiculaires à l’axe principal du pays, créant ainsi un nouveau maillage administratif où les Hongrois sont partout minoritaires. En Croatie, le remaniement a porté ses fruits et les données du recensement de 2001 confirment très nettement le recul démographique de la population serbe dans l’ancienne Krajina.

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Figure 3 : Nouveaux départements et anciennes communes.

Tableau 1 : Évolution de la population serbe dans les communes croates de 1991 à 2001.

Communes Population % de Équivalences Population % de Population % moyen actuelles totale en Serbes (communes de 1991) en 1991 Serbes en 1991 de Serbes 2001 en en (maillage de (maillage 2001 1991 1991) de 1991)

ŠIBENIK- 112 891 9 DRNIŠ 24 169 21,3 152 125 39,77 KNIN KNIN 42 954 88,6 ŠIBENIK 85 002 10,5

ZADAR 162 045 3,53 BENKOVAC 33 378 57,4 208 412 37,52

BIOGRAD NA MORU 17 661 3,7 DONJI LAPAC 4 027 97,4 GRAČAC 5 217 82,3 OBROVAC 11 557 65,9 ZADAR 136 572 10,5

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LIKA-SENJ 53 677 11,5 DONJI LAPAC 4 027 97,4 83 883 38,06 GRAČAC 5 217 82,3 GOSPIĆ 29 049 31,1 OTOČAC 24 992 32,2 TITOVA KORENICA 11 393 75,8 SENJ 9 205 2,3

KARLOVAC 141 787 11 DUGA RESA 30 485 6,6 182 884 31,26 KARLOVAC 81 319 26,6 OGULIN 29 095 35,3 OZALJ 14 787 1,0 SLUNJ 18 962 29,8 VOJNIĆ 8 236 90,6

Les anciennes communes de Donji Lapac et Gračac ont été, approximativement, coupées en deux entre les deux nouveaux départements de Zadar et de Lika-Senj. Pour faciliter le calcul, nous sommes partis sur la base que la moitié du pourcentage de Serbes (donc 40,115 % pour Gračac) vivaient dans chaque entité divisée. En outre, nous avons volontairement exclu les îles de ce calcul, afin de n’avoir que des communes continentales et donner plus de pertinence à ce raisonnement. Source : Premiers résultats du recensement de 1991, Bulletin statistique n° 1934, Belgrade, office fédéral de statistiques, 1992.

22 Une première observation générale est la diminution de la population entre les deux recensements. La guerre, en plus des morts qu’elle a causé, a poussé bon nombre de personnes (dont des effectifs conséquents de Serbes) à quitter la Croatie. C’est ainsi qu’une majorité de Serbes a fui le pays pour se réfugier en Serbie, au Monténégro ou en Bosnie voisine. Fort logiquement, la proportion de Serbes a diminué partout, phénomène accentué par le remaniement administratif. Prenons l’exemple du nouveau département de Šibenik-Knin, qui regroupe trois communes (Drniš, Knin, Šibenik). Il compte actuellement 9 % de Serbes, soit 4,5 fois moins qu’en 1991. Autrement dit, 4 habitants sur 10 de cette commune auraient été serbes, chose qui serait passée aux yeux des responsables croates comme une aberration. Les figures 3 et 4, combinées au tableau, illustrent ce remaniement voulu.

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Figure 4 :La nouvelle prééminence croate.

23 Dans le département de Šibenik-Knin, sur les 112 891 habitants, 88,5 % sont des Croates (soit 99 838 personnes). On ne trouve plus que 9,1 % de Serbes, soit près de 10 300 ressortissants : c’est le groupe non croate le plus nombreux (au total, il y a 11 263 non Croates). Si on rentre dans le détail, on s’aperçoit que le recul serbe est très important au niveau des villes. Ainsi à Knin (14 000 habitants), on trouvait 88 % de Serbes en 1991. Au recensement de 2001, la ville comptait 15 190 habitants dont 76,5 % de Croates (11 613 personnes) et 20,8 % de Serbes (soit près de 3 200 personnes). La même répartition s’observe dans les départements voisins. Ainsi, dans celle de Lika-Senj, les 53 677 habitants se répartissent en 86 % de Croates (46 245 personnes) et seulement 11,5 % de Serbes (6 199 Serbes). On peut multiplier ces exemples : on trouve 84,3 % de Croates (119 490 personnes) et 11 % de Serbes (près de 16 500 ressortissants) dans le département de Karlovac et sensiblement les mêmes chiffres dans celui de Sisak- Moslavina (82,1 % de Croates et 11,7 % de Serbes, tous ces chiffres sont issus de www.dzs.hr). La figure 4 retranscrit cette nouvelle prééminence croate.

24 Toutefois, il ne faut pas généraliser ce recul car la situation diffère selon les espaces. Si on s’intéresse aux villages ruraux assez reculés, dans l’arrière-pays dalmate, on s’aperçoit que le recul serbe dans les zones rurales profondes n’est pas toujours aussi marqué. Beaucoup de Serbes sont restés. Ainsi, dans le cas du village d’Ervenik, sur les 988 habitants, on trouve encore 939 Serbes, soit 95 % de la population du village, et seulement 31 Croates ! Le même constat peut être fait à Biskupija : sur les 1 669 habitants, 1 290 sont serbes (77 % de la population) et 377 Croates (20 %). Comment analyser ce phénomène ? Il est certain que le recul serbe n’a pas eu la même ampleur entre les zones urbaines, plus parfaitement vidées de leur population Serbe, que dans les zones rurales. Dans les zones plus reculées, la population serbe qui est restée sur place est une population pauvre dépourvue de toute attache en Serbie. Ces Serbes sont

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bien souvent les descendants des paysans-soldats. Ce sont généralement des nationalistes convaincus, ils ont un tempérament fier et n’envisagent aucunement de quitter cette terre qu’ils considèrent comme la leur. Il ne faut donc pas généraliser cela car il ne faut pas omettre que les villes ont été plus sévèrement « nettoyées » que les campagnes. Ces grandes tendances sont modulables, ainsi, dans l’ancienne commune de Glina, la population a baissé de 60 % entre les recensements de 1991 et 2002, mais la perte est de 35 % dans la ville chef-lieu et de 72 % ailleurs. Pourtant, il y avait 70 % de Serbes dans la ville et 57 % à la campagne (www.dzs.hr). La variation 1991-2002 dépend de l’intensité des combats, des destructions, des variations locales du « nettoyage » et aussi du nombre des retours, souvent plus nombreux dans les villes parce que c’est là que l’effort de reconstruction a été le plus poussé.

25 Cela s’explique également par la très faible proportion de retours des réfugiés serbes. On ne notait jusqu’à l’aube des années 2000, presque aucun retour serbe en Krajina car le parti nationaliste de Tudjman, le HDZ, veillait à empêcher par tous les moyens le retour des réfugiés et ainsi maintenir la « » du pays. Depuis le décès de ce dernier à la fin de l’année 2000, et surtout depuis la démocratisation du pays, on note une augmentation des retours de Serbes puisqu’on en recense environ 10 000 à 20 000 par an en moyenne (www.vlada.hr). Mais tout cela reste fragile car la minorité serbe craint toujours d’éventuelles représailles ou discriminations. Ainsi, en juin 2000, on ne comptait que 16 500 retours de Serbes en Krajina. En outre, ces retours concernaient essentiellement une population âgée, surtout rurale, ce qui renforce le clivage ville/ campagne précédemment évoqué. Les recherches récentes soulignent que la plupart de ces retours sont temporaires. Les Serbes reviennent pour vendre leurs biens avant de repartir, généralement en Serbie.

26 La situation de la minorité croate chassée depuis 1991 n’est guère plus enviable. Son retour s’est très longtemps avéré difficile du fait de l’ampleur des destructions, du marasme économique de l’arrière-pays alors que, en Croatie comme dans d’autres secteurs du bassin méditerranéen, les tropismes sont littoraux. Toutefois, les retours croates sont plus conséquents. Leur situation psychologique et politique est évidemment nettement meilleure, ainsi environ 100 000 réfugiés croates de Croatie mais également de Bosnie-Herzégovine se sont réinstallés depuis la fin du conflit (www.vlada.hr). La naturalisation de nombreux Croates de Bosnie-Herzégovine définitivement installés en Croatie a accentué la « croatisation » de nombreuses régions dont la Krajina de Knin.

27 Ces retours n’empêchent cependant pas le vieillissement et le déclin démographique de cette région de Dalmatie. L’importance des destructions, qu’elles soient matérielles (terrains minés, multiplication des friches…), ou moins visibles (désorganisation de l’appareil productif…), les obstacles psychologiques (rancœur entre communautés, entre voisins…) participent de la mise en périphérie de cet espace dans le territoire croate.

Conclusion

28 Ainsi, la Krajina de Knin apparaît comme un exemple éloquent de mutation du peuplement liée à des politiques d’homogénéisation ethnique. Elle a été l’un des premiers enjeux territoriaux de la guerre de Croatie et fut le premier symbole de la violence interethnique, avant même la Bosnie-Herzégovine. L’expulsion de la grande

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majorité de la population croate par les insurgés serbes dès 1991, puis quatre ans plus tard, la fuite de la population serbe ont complètement bouleversé le peuplement de cette région. Aujourd’hui, les Serbes y sont très minoritaires alors qu’ils formaient le socle de la population de cet espace avant-guerre. Si la violence interethnique n’est pas le seul facteur explicatif des mutations du peuplement (exode rural et chômage y participent aussi), la Krajina de Knin offre tout de même un exemple éloquent de mutation du peuplement consécutive à des violences politiques.

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NOTES

1. Krajina a notamment donné le nom « Ukraine ». 2. Il ne faut pas omettre l’épisode des provinces illyriennes qui commence en 1805 pour l’Istrie et la Dalmatie vénitiennes (Knin incluse) et en 1809 pour les territoires pris aux Habsbourgs, dont le reste de la Krajina étudiée ici. 3. La continuité du peuplement majoritairement serbe de la Krajina était interrompue par la commune majoritairement croate de Slunj (découpage de 1991, cf. figure 3). 4. Du verbe « uskaiti », littéralement sauter dedans. 5. Littéralement, il s’agit de la « communauté démocratique croate », parti principal du pays. 6. Certaines publications parlent de « comtés » reprenant la traduction « counties » que l’on trouve dans l’abondante littérature anglo-américaine. En effet, c’est un découpage d’échelle infra-régionale qui témoigne de la volonté centraliste du pouvoir.

RÉSUMÉS

La Krajina de Knin, en Croatie, est un parfait exemple de territoire ayant subi plusieurs nettoyages ethniques et ce dans un laps de temps assez court. Ancienne marche militaire des Habsbourg (Militärgrenze ou vojna krajina), cette région fut le théâtre d’un double nettoyage ethnique durant l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie (1991-95). Lors de l’accès à l’indépendance de la Croatie, la Krajina de Knin était majoritairement peuplée de Serbes qui s’insurgèrent et en expulsèrent la population croate en 1991. Après quatre années d’affrontements, et d’indépendance autoproclamée, la Krajina fut reconquise par les forces croates durant l’été 1995. À cette occasion, la Krajina de Knin fut vidée de l’essentiel de sa population serbe. L’impact de ces événements est toujours sensible aussi bien par la dépopulation engendrée, que dans les paysages, l’économie ou les mentalités.

The Krajina of Knin, in , is a good example of a territory that suffered various ethnic cleansing within a short period. An old military frontier of the Habsburg monarchy (Militärgrenze in German or vojna Krajina in Serbo-croatian) the territory of the Knin’s Krajina was the scene of a double ethnic cleansing when the former Yougoslavia collapsed. Indeed when Croatia became an independant State in June 1991 this region was populated by a majority of ethnic Serbians. Those Serbians rose up against the authority of Zagreb and erected an independant state of krajina from which they expelled all ethnic Croatians people. After four years of secession the Krajina of Knin was reconquered by Croatians forces during the summer of 1995. During this reconquest the Serb population fled eastward to serbian Bosnia or Serbia. The impact of these violent events is still obvious : the region is now underpopulated, and merely purely with ethnic Croatians, it is marginalized from an economic point of view and the mentalities still prevent the return of refugees and any attempt of reconciliation.

Die Krajina von Knin ist ein perfektes Beispiel für ein Territorium, das mehrere ethnische Säuberungen erlitten hat, und dies in einem ziemlich kurzen Zeitraum. Als früheres militärisches Grenzland von Habsburg (vojna Krajina) wurde diese Region der Schauplatz einer doppelten ethnischen Säuberung während des Zusammenbruchs des ehemaligen Jugoslawien (1991-1995). Seit des Unabhängigkeit Kroatiens war die Krajina von Knin mehrheitlich von Serben bevölkert,

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die sich auflehnten und die kroatische Bevölkerung 1991 vertrieben. Nach vier Jahren der Konfrontation und der selbstproklamierten Unabhängigkeit wurde die Krajina durch die kroatischen Kräfte während des Sommers 1995 wieder erobert. Bei dieser Gelegenheit wurde die Krajina vom Grossteil seiner serbischen Bevölkerung geleert. Die Auswirkung dieser Ereignisse ist noch immer spürbar — sowohl durch die erzeugte Entvölkerung als auch in den Landschaften und Mentalitäten.

INDEX

Schlüsselwörter : Bevölkerungsverschiebung, Demographie, Ethnische Säuberung, Krajina, Kroatien Keywords : Croatia, demography, ethnic cleansing, Krajina, population removal Mots-clés : Croatie, démographie, déplacement de population, Krajina, nettoyage ethnique

AUTEUR

NICOLAS LEJEAU CERPA, Université Nancy 2, BP 33-97, F-54015 Nancy Cedex, France

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Comptes rendus

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Bussi M., Badariotti D. (2004). — Pour une nouvelle géographie du politique. Territoire – Démocratie – Élections Paris, Anthropos, collection « Villes-Géographie », 301 p.

Stéphane Rosière

RÉFÉRENCE

Bussi M., Badariotti D. (2004). — Pour une nouvelle géographie du politique. Territoire – Démocratie – Élections,Paris, Anthropos, collection « Villes-Géographie », 301 p.

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1 Voici une publication importante, et attendue, qui présente de façon ordonnée et exhaustive les processus démocratiques et électoraux. Comme le soulignent les auteurs dès l’introduction : « (…) désormais, ils se déroule chaque semaine quelque part dans le monde au minimum une élection », par ailleurs, « les instances internationales imposent le plus souvent une conditionnalité démocratique à l’aide au développement. » Ainsi, « une approche comparative des élections dans le monde semble indispensable. » Cette approche pose d’une façon renouvelée la question des échelles puisque se superposent des scrutins nationaux, locaux, parfois continentaux (en Europe au moins), mais aussi des territoires et des réseaux à l’âge de « l’interspatialité »selon le mot de Jacques Lévy.

2 L’ouvrage est subdivisé en trois parties : 1°) Géographie, démocratie et vote ; 2°) L’organisation géographique des élections ; 3°) La géographie électorale : héritages et renouveau.

3 La première partie revient sur les fondements théoriques de la démocratie et des élections, la diffusion de la démocratie sur la planète et la théorie de la transition démocratique — la transitologie. Au-delà des processus de transition démocratique, la question importante du lien entre développement économique et établissement de la démocratie est aussi posée. Les auteurs abordent ensuite les types de vote dont ils distinguent trois formes essentielles : le vote d’échange (transaction entre deux acteurs), le vote communautaire (dans lequel l’intérêt du groupe prime sur celui de l’individu) et le vote d’opinion (dans lequel à l’inverse le citoyen se détermine en fonctions de critères personnels). Cette dernière forme caractérise les pays les plus développés, et ceux où la conscience individuelle est la plus affirmée. Cette partie s’achève sur un chapitre consacré à la théorie de la « représentation territoriale » comprise ici non pas comme formulation d’un phénomène par un acteur, mais comme mode d’organisation d’un groupe pour parvenir être représenté politiquement. La « représentation territoriale » pose la question de la « légitimité » de l’espace politique, et plus précisément de ses découpages et articulations aux différentes échelles.

4 La deuxième partie (organisation géographique des élections) revient surtout sur les différents modes de scrutin dont le choix n’est pas innocent. « Ainsi, la réforme du mode de scrutin est souvent utilisée comme rempart à la prise du pouvoir par des forces nouvelles » (p. 121). Les auteurs s’attachent aussi aux découpages électoraux, question importante et jusque-là peu développée par les géographes du politique. Les techniques du gerrymandering (ou charcutage électoral) y sont analysées avec finesse, tout comme les partis politiques dont les auteurs (faisant référence aux travaux de S. Rokkan), montrent la structuration fréquente sur la base de clivages socio-spatiaux : villes/ campagnes, centre/périphérie, etc.

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5 Dans la troisième partie (la géographie électorale, héritages et renouveau), les auteurs esquissent l’histoire de la géographie électorale et lui assignent une nouvelle perspective moins contingente de la seule analyse des résultats électoraux. Au-delà de la présentation des différentes méthodes d’analyse spatiale des résultatsélectoraux s’esquisse aussi une radiographie du corps social dans le cadre d’un processus électoral qui englobe aussi sondages, diffusion de l’opinion, cohésion spatiale des votes, variographie, etc. Autant de thèmes qui élargissent la géographie électorale en amont en aval du vote (à l’image du « sablier électoral » proposé par R. Kleinschmager dès 1993).

6 Cet ouvrage conçu comme un prolongement des réflexions de Jacques Lévy (et notamment : L’Espace légitime. Sur la dimension spatiale de la fonction politique, publié aux Presses de Sciences-Po en 1994) s’éloigne donc d’une géographie politique classique dont l’État est le centre et glisse vers une géographie que l’on pourrait aussi comprendre comme sociale. C’est toute la question de l’interprétation du terme « politique ». Nonobstant ce débat, cet ouvrage grâce à ces qualités, son abondante bibliographie et webographie, se révèle indispensable pour comprendre les mécanismes de la vie démocratique et, au-delà, pour poser les bases d’une approche renouvelée de la territorialité contemporaine.

AUTEUR

STÉPHANE ROSIÈRE Université Nancy 2

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Pierre G. (2004) — Agriculture dépendante et agriculture durable. La PAC et les plateaux du sud-est du Bassin parisien Paris, Publications de la Sorbonne, 328 p.

Jean-Pierre Husson

RÉFÉRENCE

Pierre G. (2004) — Agriculture dépendante et agriculture durable. La PAC et les plateaux du sud-est du Bassin parisien, Paris, Publications de la Sorbonne, 328 p.

1 Dans cet ouvrage sont croisées les problématiques de l’analyse rurale, de la prise en compte des nouveaux besoins exprimés par l’écologie agraire en terme d’agriculture raisonnée et enfin des performances obtenues par les économies agricoles revisitées par les multiples réformes de la PAC au cours des quinze dernières années. Les résultats acquis sont le fruit d’une recherche doctorale conduite sous la direction du professeur J.-P. Charvet, le travail ayant été couronné par une thèse soutenue en 2001. En prenant pour périmètre d’enquête les terres caillouteuses des arcatures orientales du Bassin parisien (Barrois, Bassigny, Plateau bourguignon, Plateau de Langres), G. Pierre s’intéresse aux espaces agricoles d’entre-deux, des territoires qui ont longtemps adhéré et suivi le rythme imposé aux progrès agricoles mais sont, par la conjonction des conditions naturelles locales et de l’essoufflement des capacités de réactions pour faire face aux dernières évolutions conjoncturelles, en position délicate pour suivre le mouvement agricole émulatif qui continue à être orchestré à partir du modèle francilien. Cet engagement fut progressivement réussi entre 1950 et 1980, après le préalable d’inventaire puis de recul des friches de l’Est mené à l’initiative de Michel Cointat. La recherche entreprise porte sur un éclairage original, celui de la place à concevoir quand on s’écarte du modèle très productif, capitalistique et inégalitaire de type francilien. Ce

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modèle hyperspécialisé et de course en avant apparaît difficilement adaptable pour porter une réflexion sur des agricultures à ambitionner plurielles et raisonnées qui conduisent à ménager les agrosystèmes et réfléchir pour maintenir ou encore améliorer la reconductibilité des exploitations. Atteintes par leurs limites de productivité, les grandes exploitations sises sur les périphéries des terres caillouteuses sont-elles condamnées si le système colza d’hiver comme tête d’assolement, blé d’automne, orge et parfois élevage dysfonctionne ? Que deviendront ces zones si leur valeur foncière qui a profité d’une embellie peu escomptée retombe, l’indexation des prix fluctuant avec le droit aux primes ou aux quotas ?

2 Le livre de G. Pierre s’organise en trois parties. Après avoir brossé une description géographique des espaces concernés, l’auteur définit les enjeux agricoles et globaux portés par ces territoires de faible ou très faible densité, plutôt pénalisés en terme de potentialité de renaissance rurale. Cette première démonstration est étayée par des études de cas. La seconde partie décrit l’application locale des réformes de la PAC à partir de 1992, date à laquelle s’arrête la logique des versements d’aides à la production. Elle est remplacée par un nouveau système de subventionnement proportionnel aux surfaces travaillées ou gelées. Ce changement favorise les agricultures qui nous concernent ici. Il provoque l’accélération de la concentration des terres. Cette partie traite à la fois d’économie agricole avec les mouvements de concentration du foncier et d’agronomie. Elle dégage les liens tissés entre les pratiques d’assolement/ assolage de plus en plus simplifiées et la spéculation aléatoire portée sur les blés et le colza. Elle mesure l’évolution des productions cadrées par des marges de manoeuvres étroites, en particulier celles dictées par la politique des organismes stockeurs. Elle analyse les revenus sécurisés par les versements compensatoires de la PAC, puis l’investissement et l’endettement. Les résultats obtenus soulignent la complexité du système agricole et mesurent la difficulté à pouvoir discerner ce qui relève de la conjoncture et des modifications structurelles.

3 Enfin, le livre apporte, à partir de vingt-sept enquêtes réalisées sur le terrain, des éléments de réponses pour créer des choix d’adaptation infléchissant les choix des actuelles trajectoires agricoles. Il faut repenser autrement les agrosystèmes, travailler dans une approche plus raisonnée que précédemment, désintensifier... bref, inventer un modèle local multifonctionnel et durable. Ce changement peut-il passer par une approche contractualisée négociée ? La diversification qui, ailleurs, a pu être un levain est-elle capable de sortir de la position marginale où elle est localement reléguée ?

4 Au total, le livre proposé par Geneviève Pierre montre toute la difficulté à mesurer les impacts économiques, écosystèmiques et paysagers modelés par les politiques agricoles successives. À la fin de son texte, l’auteur avait espoir dans l’efficacité des CTE (contrats territoriaux d’exploitation) qui sont déjà oubliés.

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AUTEURS

JEAN-PIERRE HUSSON Université Nancy 2

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Mercier D., dir. (2004). — Le commentaire de paysages en géographie physique Paris, A. Colin, 256 p.

Michel Deshaies

RÉFÉRENCE

Mercier D., dir. (2004). — Le commentaire de paysages en géographie physique, Paris, A. Colin, 256 p.

Revue Géographique de l'Est, vol. 45 / 1 | 2005 92

1 L’ouvrage collectif réalisé sous la direction de Denis Mercier par l’équipe d’enseignants de géographie physique de l’Université de Paris IV-Sorbonne retiendra certainement l’attention de tous ceux qui continuent à considérer que l’une des missions et en même temps l’un des intérêts essentiels de la géographie est d’expliquer les paysages. En ce sens, l’initiative des auteurs de l’ouvrage qui vise à mettre à la portée des étudiants une explication des paysages dans leur dimension physique ne peut qu’être saluée.

2 Les auteurs proposent ainsi une analyse de cinquante types de paysages à travers des fiches composées chacune de deux à sept documents. Ceux-ci sont le plus souvent des photographies aériennes ou au sol en couleur, mais aussi des blocs- diagrammes, des coupes de végétation, des croquis et des cartes morphologiques ou de végétation, ainsi que des croquis d’interprétation de photographies et des compositions colorées réalisées à partir d’images satellitales ; en somme, à peu près tous les types de documents que l’on peut utiliser pour étudier un paysage et en faire une interprétation physique. Chaque fiche est accompagnée d’un commentaire de deux à trois pages souvent très clair, mais parfois un peu technique, notamment s’il s’adresse à des étudiants de premier cycle universitaire. Il ne fait en tout cas aucun doute que les étudiants trouveront dans cet ouvrage une multitude d’informations et surtout une méthode pour interpréter des paysages de natures très variées, assez représentatifs de la plupart des milieux naturels de la planète, même si en raison de l’optique choisie les paysages des régions désertiques des hautes et des basses latitudes (treize fiches au total sur cinquante) se taillent la part du lion.

3 On regrettera cependant que, probablement en raison des coûts d’édition, les documents et surtout les photographies en couleur proposées soient de si petites dimensions : avec parfois jusqu’à six photos par page, leur lecture et leur interprétation ne sont guère facilitées, surtout lorsqu’il s’agit de photographies aériennes obliques. Aussi, il faut espérer que lors d’une prochaine édition, le volume de l’ouvrage soit doublé afin de permettre d’accroître de manière substantielle la taille des illustrations.

4 On reste par contre assez circonspect devant le plan de l’ouvrage et la classification des paysages qui est proposée. En effet, le livre se compose de trois parties dont l ’articulation est expliquée dans l’introduction sur la méthodologie du commentaire de paysages. La première partie, composée de vingt fiches — soit presque la moitié de l’ouvrage — est intitulée : « les types de paysages ». En considérant que les paysages incorporent des éléments minéraux, végétaux et de l’eau, les auteurs sont ainsi amenés à distinguer trois types élémentaires de paysages : les paysages minéraux, les paysages de l’eau et les paysages végétaux. Une quatrième catégorie est constituée

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par « les paysages complexes », où plusieurs de ces éléments sont associés. Toutes les classifications sont par essence même contestables ; mais il nous semble que s’agissant d’un ouvrage à vocation pédagogique, on aurait pu adopter une classification basée sur les catégories ordinairement utilisées en géographie et peut-être plus faciles à comprendre par les étudiants : les paysages littoraux, de montagnes, de vallées, des régions des hautes latitudes, des régions tempérées et tropicales.

5 On aurait pu alors introduire dans ces catégories les études proposées dans la deuxième partie intitulée : « approche spatio-temporelle des paysages ». Dans cette partie composée de seulement onze fiches sont étudiés des paysages à des échelles de temps et d’espace variées. La fiche 30 par exemple présente la reconquête végétale du Grand Nord canadien, tandis que la fiche 31 propose l’étude d’une crise d’alluvionnement historique : la terrasse d’Olympie en Grèce. Or cette fiche 31 pourrait très bien prendre place dans la troisième partie consacrée aux « paysages et l’homme ». En effet, cette troisième partie constituée de seize fiches se divise en un chapitre consacré à « la part de l’homme dans les paysages », principalement dans l’optique de l’influence anthropique sur la couverture végétale et l’érosion des sols, et en un chapitre intitulé « les paysages exposés aux risques ». L’expression paraît quelque peu contestable puisque ce ne sont pas les paysages mais bien les hommes qui sont exposés aux risques. D’une manière plus générale, il nous semble là encore qu’en adoptant un plan plus « classique », la part de l’homme dans les paysages et le problème des risques auraient pu facilement prendre place sans recourir à ce type d’expression quelque peu acrobatique ; tant il est vrai que l’homme est évidemment un agent essentiel de façonnement des paysages.

6 Au total, ces réserves n’enlèvent rien à l’intérêt et au plaisir que le lecteur pourra trouver à la lecture d’un ouvrage qui permet incontestablement à l’étudiant d’approfondir sa culture en géographie physique à partir de l’étude de cas concrets.

AUTEUR

MICHEL DESHAIES Université Nancy 2

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