Balkanologie Revue d'études pluridisciplinaires

Vol. IX, n° 1-2 | 2005 Volume IX Numéro 1-2

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/547 DOI : 10.4000/balkanologie.547 ISSN : 1965-0582

Éditeur Association française d'études sur les Balkans (Afebalk)

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2005 ISSN : 1279-7952

Référence électronique Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005, « Volume IX Numéro 1-2 » [En ligne], mis en ligne le 19 mai 2008, consulté le 17 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/547 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/balkanologie.547

Ce document a été généré automatiquement le 17 décembre 2020.

© Tous droits réservés 1

SOMMAIRE

Dossier : Le meurtre du prêtre dans les Balkans au tourant du XXe siècle

Le meurtre du prêtre dans les Balkans au tournant du XXe siècle Bernard Lory

Le meurtre du prêtre comme violence inaugurale (Bulgarie 1872, Macédoine 1900) Bernard Lory

Preachers of God and martyrs of the Nation The politics of murder in ottoman in the early 20th century Basil C. Gounaris

Le meurtre du prêtre Acte fondateur de la mobilisation nationaliste albanaise à l'aube de la révolution Jeune Turque Nathalie Clayer

Dossier : Diasporas musulmanes balkaniques dans l'Union européenne

Diasporas musulmanes balkaniques dans l'Union Européenne Introduction Xavier Bougarel et Dimitrina Mihaylova

Western Thracian Muslims in From Economic Migration to Religious Organization Dimitris Antoniou

Transmission de l'identité et culte du héros Les associations de Turcs de Thrace occidentale en Allemagne Jeanne Hersan

Shkëlzen ou Giannis ? Changement de prénom et stratégies identitaires, entre culture d'origine et migration Georgia Kretsi

Changing Contexts and Redefinitions of Identity among in Slovenia Špela Kalčić

Constructing “Sameness” and “Difference”: Bosnian Diasporic Experiences in a Danish Context Kristina Grünenberg

Adapting Mystic Identity to Italian Mainstream : The Case of a Muslim Rom Community in Florence Fabrizio Speziale

Dossier : Les orthodoxies en Europe balkanique

Les orthodoxies en Europe balkanique Introduction Antonela Capelle-Pogǎcean et Kathy Rousselet

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 2

Du réveil national au « réveil » religieux ? Le cas de la Serbie au tournant du XXIe siècle Yves Tomić

Dualité orthodoxe au Monténégro Amaël Cattaruzza et Patrick Michels

Prise entre trois Romes. L'église de Grèce et les relations inter-ecclésiastiques dans la nouvelle Europe Vers un retour d'anciennes problématiques ? Tassos Anastassiadis

Les représentations orthodoxes auprès de l'Union européenne : entre concurrence inter- orthodoxe et dynamiques d'européanisation Bérengère Massignon

Recherches

La magie chez les musulmans des Balkans (III) : l'apport de Tihomir R. Djordjević (1868-1944) Alexandre Popovic

État des lieux de la recherche

Les Balkans vus depuis la Turquie : état des lieux des dernières publications Sylvie Gangloff

Notes de lecture

Hösch (Edgar), Nehring [Karl], Sundhaussen (Holm), Hrsg., Lexikon zur Gescnichte Südosteuropas Wien-Köln-Weimar : Böhlau, 2004, 770 p. Nathalie Clayer

De Waele (Jean-Michel), éd., European Union accession referendums Bruxelles : Éditions de l'Université de Bruxelles, 2005,154 pages. Emmanuelle Chaveneau-Le Brun

Traian (Sandu), Illusions de la Puissance, Puissance de l'illusion. Historiographies et histoire de l'Europe Centrale dans les relations internationales de l'entre-deux- guerres Paris : L'Harmattan (« Cahiers de la nouvelle Europe »), 2005, 300 p. Joseph Krulic

Richard (Yann), Sanguin (André-Louis), éds., L'Europe de l'Est quinze ans après la chute du Mur, Des pays baltes à l'ex-Yougoslavie Paris : L'Harmattan, 2004, 330 p. Patrick Michels

De Waele (Jean-Michel), Husting (Alexandre), éds., Sport, politiques et sociétés en Europe centrale et orientale Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005, 166 pages Taline Ter Minassian

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 3

Roth (Klaus), Hg., Sozialismus : Realitäten und lllusionen. Ethnologische Aspekte der sozialistischen Alltagskultur Wien : Verôffentlichungen des Instituts fur Europäische Ethnologie (n° 24), 2005, 256 p. Bernard Lory

Gallagher (Tom), The balkans in the new Millennium. In the Shadows of War and Peace London / New York : Routledge, 2005, 232 p. Patrick Michels

Green (Sarah F.), Notes from the Balkans. Locating Marginality and Ambiguity on the Greek-Albanian Border Princeton / Oxford : Princeton University Press, 2005, 313 p.Sarah F. Green Gilles de Rapper

Cahiers Balkaniques, 33, 2005, « Turquie, Grèce : un passé commun, des nouvelles perspectives » Sous la direction de Faruk Bilici, 204 pages Athéna Skoulariki

Regan (Krešimir), ur., Hrvatski povijesni atlas (Atlas historique croate) Zagreb : Leksikografski Zavod Miroslav Krleža, 2003, 386 p. Bernard Lory

Colovic (Ivan), Le bordel des guerriers. Folklore, politique et guerre Munster : LIT [« Freiburger Sozialanthropologische Studien » (9)], 2005,154 p. François Ruegg

Athol (Robert), Les oubliés de l'histoire. Macédoine 1914-1918, Nantes : Amalthée, 2005, 76 p. Emmanuelle Chaveneau-Le Brun

Redžić [Enver], Bosnia and Herzegovineg in the Second World War, London / New York : Frank Cass, 2005, xi + 250 p. Philippe Gelez

Varro (Gabrielle), éd., Regards croisés sur l'ex-Yougoslavie. Des chercheurs face à leurs objets de recherche et aux événements sociaux et politiques, Paris : L'Harmattan (« Espaces interculturels »), 2005, 246 p. François Ruegg

Bernard (Antonia), éd., La Slovénie et l'Europe. Contributions à la connaissance de la Slovénie actuelle Paris : l'Harmattan, 2005, 170 p. Diane Masson

Revue Géographie de l’Est, 45 (1), mars 2005 : « Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement » Patrick Michels

Koleva (Svetla), Sotsiologiata kato proekt. Nauchna identichnost i sotsialni izpitania v Balgaria (1945-1989) (La sociologie en Bulgarie (1945-1989). Projet, pratiques et épreuves de la discipline] Sofia / Moscou : Pensoft, 2005, 288 p. Kolyo Koev

Panayotova (Boriana), L'image de soi et de l'autre. Les Bulgares et leurs voisins dans les manuels d'histoire nationale (1878-1944) Québec : Presses de l'Université Laval (« Interculturelle »], 2005, 240 p. Liliana Deyanova

Georgelin (Hervé), La fin de Smyrne, du cosmopolitisme aux nationalismes Paris : CNRS, 2005, 250 pages. Joseph Krulic

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 4

Seraïdari (Katerina), Le culte des icônes en Grèce Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2005, 256 pages Gilles de Rapper

Ethnologie française, (2), 2005, « Grèce-Ellada. Figures de l’altérité » Gilles de Rapper

De Waal (Clarissa), Albania Today. A Portrait of Post-Communist Turbulence London / New York: I.B. Tauris, 2005, 268 pages Gilles de Rapper

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 5

Dossier : Le meurtre du prêtre dans les Balkans au tourant du XXe siècle Special issue: Killing priest in the Balkans at the turn of the 20th century

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 6

Le meurtre du prêtre dans les Balkans au tournant du XXe siècle Priest killing in the Balkans at the turn of the 20th century

Bernard Lory

1 Le thème de ce dossier paraîtra au premier abord sans doute anecdotique ou mélodramatique à certains lecteurs de Balkanologie. Pourtant, loin d'être un caprice d'érudits, il occupe une place singulière, au point de rencontre de deux thèmes majeurs de la recherche sur les Balkans des XIXème et XXème siècles : le problème de la violence dans les sociétés balkaniques, d'une part, celui des rapports entre pouvoir et religion, d'autre part. La question posée est donc : comment la violence, et plus spécifiquement la violence politique, frappe-telle les membres du clergé ?

2 Ainsi formulée, la question présente une apparence de neutralité. En réalité, elle est porteuse de tout un arrière-plan culturel, où se manifeste un clivage rarement formulé entre certaines conceptions balkaniques et occidentales. En Europe occidentale, en effet, le meurtre du prêtre est un événement d'une gravité exceptionnelle. La tripartition de la société médiévale occidentale entre le chevalier, le prêtre et le paysan investit le second d'une sacralité intense. Son meurtre relève du sacrilège (sacrilegium personale, par opposition au sacrilegium locale, la profanation des églises, et au sacrilegium reale, la profanation des objets du culte). Certaines «affaires» retentissantes ont traversé les siècles, comme le meurtre de St Thomas Beckett (Canterbury, 1170) ou celui de St Jean Népomucène (Prague, 1339). Le premier a été réactualisé dans le théâtre du XXème siècle par T.S. Eliot et par J. Anouilh ; le second, épisode historique assez mince au départ, est devenu un des éléments centraux de la Contre-Réforme catholique en Europe centrale (canonisation en 1729). Dans les deux cas, la figure du prêtre-martyr s'oppose à celle du roi-mauvais chrétien. Les siècles suivants réactualisent à leur manière ces vieux schémas. L'exécution de Mgr Darboy par les communards en fournit un exemple assez récent dans l'histoire de France ; le nombre important d'évêques, de prêtres et religieuses exécutés est un indice éloquent de l'intensité de la guerre civile espagnole...

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 7

3 Le meurtre du prêtre serait-il perçu de façon différente dans les Balkans ? Le schéma tripartite de l'Occident féodal bellatores-oratores-laboratores n'a plus aucune application dans le cadre de la société ottomane, où l'aristocratie chrétienne a disparu, où l'élite militaire est entre les mains des musulmans et où le bas clergé se différencie très peu des paysans. Les prêtres-victimes dont l'Église orientale vénère la mémoire ne s'inscrivent pas dans un affrontement avec le pouvoir politique orthodoxe : les 26 moines du monastère athonite de Zographou sont victimes, en 1276, de pirates latins ; c'est par le pouvoir ottoman que le patriarche Grégoire V, déchu de sa dignité, est pendu à la porte du Patriarcat en 1821 ; durant la Deuxième Guerre mondiale, le clergé orthodoxe de Croatie et de Bosnie-Herzégovine est décimé par les Ustaše catholiques et leurs supplétifs musulmans.

4 Le petit dossier que nous présentons ici ne s'attache pas à ces meurtres célèbres, fréquemment évoqués, qui suscitent parmi la foule des croyants un frisson de sainte indignation. Il se focalise, au contraire, sur des meurtres politiques où des représentants du clergé orthodoxe sont tués au nom de la cause nationale. Les assassins sont soit des orthodoxes, soit ils s'abritent derrière le schisme séparant l'Exarchat bulgare du Patriarcat de Constantinople, soit ce sont des musulmans qui donnent la primauté à l'unité nationale sur l'affiliation confessionnelle. Exceptionnel dans la Bulgarie des années 1870 (texte de B. Lory), le meurtre du prêtre devient un phénomène récurrent au début du XXème siècle dans l'affrontement gréco-slave en Macédoine (texte de B.C. Gounaris), dans la lutte pour l'hégémonie entre courants révolutionnaires macédoniens et bientôt dans l'affirmation du mouvement national albanais (texte de N. Clayer).

5 Le phénomène ne suscite pas la réprobation unanime, comme on s'y attendrait dans un contexte occidental. Le sacrilège que constitue le meurtre du prêtre recule devant les impératifs de la lutte politique. Le système ottoman des millet investit en effet le clergé de fonctions qui débordent largement le cadre des activités pastorales. C'est en tant que porte-parole de la communauté qu'il est victime de violences. Le prêtre occupe-t-il une position tellement différente de celle de l'instituteur ou du notable villageois ? Ces autres exposants du choix identitaire que doit faire le village (se déclarer pour l'Exarchat ou pour le Patriarcat ? pour l'ORIM ou pour le Comité Suprême ? pour l'albanisme ou l'hellénisme ?) sont des victimes plus fréquentes encore de la violence politique.

6 Quelle est la spécificité du clergé dans les sociétés balkaniques des XIXème et XX ème siècles ? La figure du pope ou du moine apparaît sans cesse dans le paysage, mais que savons-nous de leur mode de recrutement, de leur degré d'étude, leur statut économique, des contraintes hiérarchiques pesant sur leur vie quotidienne ? Partant du meurtre du prêtre, ce petit dossier devrait nous inciter à une recherche plus vaste sur une composante majeure des sociétés balkaniques qui, pour des raisons idéologiques, reste encore en dehors de l'éclairage scientifique.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 8

AUTEUR

BERNARD LORY M.C, INA1C0

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 9

Le meurtre du prêtre comme violence inaugurale (Bulgarie 1872, Macédoine 1900) Priest killing as first blood (Bulgaria 1872, Macedonia 1900)

Bernard Lory

1 La violence fait partie du projet révolutionnaire. Tous les programmes de libération nationale des peuples balkaniques au XIXème siècle envisagent de recourir aux armes afin de « libérer la patrie de l'oppression ottomane ». Cette violence programmatique est tournée contre un adversaire clairement défini : il s'agit du Turc, terme qui au XIXème siècle n'a pas encore pris sa signification ethno-nationale actuelle, mais qui désigne la population musulmane des Balkans, quelle que soit sa langue d'usage, dans la mesure où elle soutient le pouvoir impérial ottoman1. Les mouvements nationaux serbe, grec ou bulgare sont tous animés par la même idée motrice : le système ottoman des millets est inégalitaire et injuste, il faut donc le renverser ; le pouvoir doit passer des musulmans, qui sont minoritaires et « barbares » aux mains des chrétiens, majoritaires et engagés sur la voie du progrès.

2 La lutte que les révolutionnaires envisagent contre leurs adversaires désignés aura son prix et, dès le départ, des victimes sont à prévoir comme inévitables pour parvenir au but sacré, la liberté. Il faut être prêt à mourir pour la patrie, qui exige le sacrifice de ses meilleurs enfants. La rhétorique romantique du XIXème siècle exalte puissamment la violence auto-sacrificielle.

3 Mais la violence révolutionnaire s'applique aussi à ses propres promoteurs. L'œuvre révolutionnaire est sacrée et la peine de mort est prévue pour les traîtres et les insoumis. Les révolutionnaires prêtent des serments par lesquels ils mettent leur propre tête en jeu. La révolution, dans les Balkans comme ailleurs, dévorera ses propres enfants2.

4 Ces trois formes de violence (contre l'adversaire turc, sacrificielle, et contre les traîtres) sont en quelque sorte statutaires et tout patriote qui s'engage dans la lutte doit être prêt à les assumer. Elles sont légitimées par la Cause sacrée. Très vite pourtant la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 10

violence révolutionnaire sort de ce cadre initial et nous la voyons frapper des gens qui ne sont ni des Turcs, ni des conspirateurs prêts à tous les sacrifices, mais des représentants de ce peuple-même, pour la liberté duquel la lutte est censée être menée.

5 L'objet de cet article est de cerner les mécanismes qui permettent ce glissement. À partir de quel moment des Bulgares tuent-ils d'autres Bulgares au nom de la cause nationale bulgare ? La même question sera posée au mouvement révolutionnaire macédonien, lequel imite, prolonge et pousse à l'extrême les tendances manifestées par le mouvement bulgare qui le précède d'un quart de siècle.

Premier sang versé en Bulgarie

6 La société ottomane dans laquelle vivent les Bulgares vers le milieu du XIXème siècle est assez violente, même si on est loin des paroxysmes qu'a connus la fin du XVIIIème siècle3. Au delà des outrances rhétoriques de la presse de l'émigration politique, la violence fait son apparition précocement dans la pratique révolutionnaire. La première phase du mouvement armé est celle des četa, de ces bandes armées infiltrées en Bulgarie ottomane depuis les territoires serbe ou valaque. Leur action implique de verser le sang. La četa de Panajot Hitov capture en 1867, dès son arrivée sur le sol bulgare, un paysan turc, qu'elle exécutera de sang froid quelques jours plus tard. Vasil Levski, qui est le porte-drapeau (bajraktar) de la troupe, étrangle avec une corde le muhtar d'un village turc coupable d'exactions sur les chrétiens. Ces meurtres ont une vocation pédagogique visant à endurcir les combattants, bien plus qu'une fonction révolutionnaire quelconque. Les morts se succéderont ensuite, lors des accrochages entre la četa et les forces de l'ordre qui la poursuivent. L'épisode le plus dramatique est celui où les četnik sont amenés à tuer eux-mêmes leur camarade blessé Ivan Kapitanov4.

7 L'aspect sacrificiel est plus prononcé dans le cas de la četa de Hadži Dimităr, qui est anéantie par l'adversaire en 1868, et dont certains membres se suicident par le poison, afin de ne pas être capturés vivants. Le sacrifice se retrouve dans la phase suivante du mouvement révolutionnaire, celle de l'édification d'un réseau de comités locaux clandestins. Un des épisodes les plus dramatiques en est le suicide d'Angel Kănčev, qui n'était âgé que de 20 ans, le 5 mars 1872, sur les quais de Ruse, afin d'échapper à l'arrestation5.

8 En mai 1872, le Comité central révolutionnaire bulgare (CCRB) adopte de nouveaux statuts qui prévoient la peine de mort pour ceux qui tenteraient « de faire obstacle à la Cause, de quelque manière que ce soit » (chap. IX, art.5)6. Cela ouvre la porte à une violence bulgaro-bulgare, à laquelle aucune limitation précise n'est portée.

9 Le premier Bulgare assassiné au nom de la cause révolutionnaire l'a pourtant été quelques mois plus tôt, vers la fin de février 1872. Il s'agit de Stojan Penev, ancien typographe du journal Svoboda, publié en Roumanie par Lj. Karavelov, qui s'était vanté de pouvoir en dénoncer tous les collaborateurs aux autorités ottomanes. Mais c'est clairement à l'été de 1872 que le mouvement révolutionnaire bulgare opte pour le terrorisme, avec une stratégie d'extorsion de fonds, de menaces et d'exécution des récalcitrants. On connaît trois victimes : le čorbadži Vasil Kozlev de Ljaskovec, tué le 16 juillet, le diacre Paisij tué le 19 juillet à Orhanie7, et le domestique Stojčo Girginov poignardé par Levski à Loveč le 14 août.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 11

10 Nous nous arrêterons tout particulièrement sur le deuxième cas, car il nous est décrit avec un grand luxe de détails, sous une forme légèrement romancée, par Stojan Zaimov. Cet activiste révolutionnaire (1853-1932) s'instaure comme mémorialiste du mouvement national ; il est moins célèbre que Zahari Stojanov, quoique leurs œuvres se ressemblent beaucoup. Tous deux ont eu à cœur, après 1878, de faire connaître et de glorifier l'action du CCRB, afin de combattre l'idée démobilisatrice que « les Bulgares avaient reçu leur liberté des Russes ». En 1884-1888, il publie quatre volumes sous le titre de Minaloto (Le passé), qu'il remaniera dans une seconde édition en 1898-1899. Le premier volume est quasiment entièrement consacré à l'affaire qui nous intéresse ici8.

11 Qui est la victime ? Le diacre Paisij, natif de Trojan, est le vicaire général (namestnik) de l'évêque Ilarion de Loveč. Il s'intéresse de façon indiscrète aux activités du Comité révolutionnaire, répand de fausses rumeurs, incite ouvertement les villageois à payer leurs taxes ecclésiastiques, mais à ne rien donner aux représentants du Comité. Au physique, il est bel homme et Stojan Zaimov s'attarde à nous le décrire : Son visage associe les traits de la beauté masculine : un nez byzantin, des yeux noirs, brillants comme des charbons ardents ; des sourcils noirs et épais qui se rejoignent ; une barbe et des moustaches noires et touffues, une bouche régulière, des dents blanches, claires et saines, à craquer des noix ; des joues pleines et rouges, comme des pommes de Kjustendil ; une taille moyenne, 25-27 ans d'âge. L'impression que produit ce jeune moine à qui le voit est celle que l'on éprouve quand on regarde un bouvillon de Pleven qui n'a pas encore connu le joug. Il est plaisant, agréable de regarder un taurillon, un jeune buffle ou un poulain bien nourris ; de même il est plaisant de contempler un jeune et solide gaillard, un homme bien nourri.9

12 Plus loin il nous est précisé qu'il a une belle voix lors de la liturgie10.

13 Dans ce diacre jeune, beau et mélodieux, le lecteur ne peut manquer de retrouver un véritable double de Vasil Levski, le héros absolu de l'histoire bulgare, qui fut connu comme le diacre Ignatij avant de devenir l'âme ardente du mouvement révolutionnaire. La première victime de la violence bulgaro-bul-gare est donc le sosie de la figure emblématique du patriotisme, celui dont la mort est considérée comme une catastrophe pour l'histoire nationale11. La symétrie entre les deux figures n'est cependant jamais formulée de façon explicite. Il ne fait pourtant pas de doute à nos yeux qu'elle constitue un élément majeur de la dramaturgie mise en scène par St. Zaimov.

14 Or, Levski est le commanditaire du meurtre. Dans la première moitié de juillet 1872, il a ordonné par écrit l'exécution du diacre, soupçonné de trahison envers la Cause12. Qui est l'exécutant ? Nous trouvons pour tenir ce rôle un des personnages les plus tristement célèbres de l'époque, Dimităr Obšti, celui-là même dont l'insubordination, les actions inconsidérées et la jactance finiront par causer la perte de Levski et par briser l'essor du mouvement révolutionnaire. Ce mouton noir de la geste patriotique est-il d'ailleurs vraiment bulgare ? Sa biographie, passablement compliquée, reste assez obscure : est-il originaire de Macédoine, du ou même de Janina, comme l'affirmait la pancarte de son gibet (yafta) ? Son nom de famille (ou pseudonyme), Obšti, nie même son identité (obšt = commun, général, non individualisé) comme un avatar néfaste d'Ulysse / Personne. Zaimov le décrit « de taille moyenne, le visage arrondi, des grands yeux bleus, un front haut et large légèrement ridé, de fines moustaches soyeuses, une musculature développée, une attitude gracieuse, vêtu avec tout l'attirail

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 12

d'un dželep [fermier de l'impôt sur le bétail, commerçant aisé], un fusil à deux coups à l'épaule et tout un arsenal à la ceinture »13.

15 Le cadre du drame est également décrit avec beaucoup de précision. Nous somme la veille de la Saint Elie de 1872, à Orhanie (aujourd'hui Botevgrad), bourgade récemment fondée par Midhat pacha, comme étape sur la chaussée reliant Sofia et Pleven. Les maisons de ce bourg sont comme accroupies des deux côtés de la chaussée qui le traverse de part en part. Parmi ces bâtiments accroupis le long de la chaussée, il y en a un qui se dresse tout droit alaturka et qui contemple fièrement, avec un sourire arrogant les bâtisses en bois accroupies autour de lui. Le nom de ce personnage arrogant est Šareni Han [l'Auberge Peinte]. Le han est la propriété de Stojan Brăncev, membre du conseil municipal d'Orhanie. On appelle ce bâtiment orgueilleux l'Auberge Peinte, non pas parce qu'il est badigeonné ou enluminé de quelques figures, de fleurs ou de décorations comme on en voit sur les fiers hôtels de Paris ou de Vienne, ba ba, pas du tout ; mais voici pourquoi : dans une des salles de cette auberge est dessiné un lion à sept têtes, cinq queues, cinq pattes et un seul oeil au milieu du front. (...) À l'étage supérieur cinq à sept chambres pour les voyageurs sont réparties de façon irrégulière ; l'étage supérieur est pourvu d'un petit balcon (kiosque) en bois, qui fait saillie sur la façade méridionale. Du haut de ce balcon de bois on aperçoit très bien les sommets de la montagne, les crêtes, les rivières, ruisseaux et gorges disposés au sud, sud-est et sud-ouest d'Orhanie (...) Plusieurs fois par an, la jeunesse d'Orhanie festoie sur ce petit kiosque de bois aux sons de la cornemuse bulgare, de la clarinette turque ou du crin-crin tsigane.14

16 Ce chaud soir d'été, un dîner est offert en ce lieu éminent au représentant de l'évêque par les notables d'Orhanie, qui sont membres du Comité révolutionnaire. Ils savent que le diacre Paisij a été condamné à mort et qu'il sera abattu au sortir de la fête. Le kaymakam d'Orhanie est également convié, en tant que représentant officiel du pouvoir. Le vin et la chaleur délient les langues et le kaymakam en vient à raconter le rêve qu'il a fait durant sa sieste de l'après-midi. Il a vu « Paisij, la tête et la barbe rasées, chaussé de babouches jaunes, qui [le] prie d'intervenir auprès de l'autorité compétente pour le faire admettre dans la vraie foi, c'est-à-dire qu'il veut se faire musulman. Le rêve du kaymakam était de ces rêves vivaces et nets, dont on garde longtemps l'impression en mémoire »15.

17 Or au même moment, ce même après-midi, le diacre avait lui aussi fait un rêve troublant. En rêve, le diacre était intronisé évêque. Tout était prêt pour l'intronisation, un seul élément manquait, mais il lui était impossible de savoir quoi. Cette chose inconnue empêchait de réaliser la cérémonie d'intronisation. L'image de la cérémonie se perdit tout à coup du cerveau somnolent et fut remplacée (comme dans une lanterne magique) par une nouvelle image qui n'avait rien à voir avec la première. Le diacre de l'évêque vit en rêve Paisij de Trojan, la tête et la barbe rasées, vêtu de la soutane d'un softa [étudiant en théologie] turc, un turban vert sur la tête, avec aux pieds, non ses bonnes chaussures habituelles, mais des pantoufles jaunes, et à la main, non une badine mais un long bâton de derviche. Le diacre se réveilla et comprit qu'il s'était vu lui-même en rêve.16

18 La concordance entre les deux rêves frappe tous les participants de la soirée, mais surtout ceux qui sont de la conspiration. Enfin, le diacre Paisij quitte la fête. Obšti en embuscade dans les fourrés est averti de son approche. La victime paraît, un premier coup fait long feu, un second touche le diacre au côté droit ; il meurt peu après, désignant le Comité comme responsable du meurtre, mais sans citer aucun nom.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 13

19 Ce meurtre inaugural de la violence bulgaro-bulgare est donc annoncé par un rêve augurai. Et même par deux rêves, simultanés et redondants, effectués par un chrétien et un musulman. Notre première réaction est bien sûr de scepticisme. St. Zaimov prend cependant soin de préciser en note : « De tous les participants au banquet, seul Petrov est décédé ; tous les autres sont encore en vie. Ils racontent avec un intérêt particulier la coïncidence des rêves. Merveilleuse est cette coïncidence entre les rêves et l'assassinat lui-même »17. Nous n'avons donc pas à faire à un procédé littéraire, assimilable aux nombreux dialogues rapportés ou inventés par l'auteur ; le premier tome de Minaloto paraît en 1884, soit douze ans après les événements rapportés, ce qui réduit la liberté fic-tionnelle de Zaimov.

20 La symbolique des deux rêves est limpide : dans une société de millet, l'apostasie équivaut à une mort sociale, elle peut donc parfaitement symboliser la mort physique. Le converti (poturnak) est soumis à un ostracisme social qui le contraint à rompre avec son milieu d'origine, il est pratiquement considéré comme mort. Le passage d'un millet à l'autre est rendu manifeste par la barbe et la tête rasées et par le changement de costume, selon les codes vestimentaires en usage dans l'Empire ottoman. On note que le personnage conserve son statut d'homme de religion, malgré son changement de communauté, puisque de diacre, il devient softa ou derviche.

21 La redondance des deux rêves pose un problème. Le rêve de Paisij est assez explicite dans le contexte chrétien. Il rêve d'abord d'un changement de statut positif qui ne peut s'accomplir : son intronisation comme évêque (en sautant l'étape intermédiaire de hiéromoine). Puis il sort du registre chrétien et se voit en softa, ce qui constitue un changement de statut tout à fait négatif. Les deux scènes cumulées constituent un augure néfaste fort convaincant dans une optique chrétienne. C'est certainement ainsi que les conspirateurs du Comité révolutionnaire l'ont interprété.

22 En revanche pour le kaymakam (qui n'a pas de nom dans le récit de Zaimov) qui est musulman, un chrétien sollicitant son admission dans la vraie foi devrait a priori constituer un augure favorable. Le rêve du kaymakam ne fait sens que dans la mesure où il vient en appoint du rêve du diacre. Il fournit en quelque sorte la certification du caractère augurai du rêve chrétien. Mais la démonstration ne devient bien sûr complète qu'à la fin du drame, après le banquet, lorsque Paisij est tué. Alors le caractère augurai du rêve, que les conspirateurs chrétiens avaient identifié et que Paisij avait confusément pressenti, s'impose aussi pour le kaymakam musulman. Il devient clair, même aux yeux d'un musulman, que le passage d'un millet à l'autre, fût-ce une apostasie en faveur de l'islam, est bel et bien l'équivalent symbolique d'une mort. L'étrange histoire rapportée par Stojan Zaimov est une preuve quasi-scientifique, avec expérience (rêve n°1) et contre-expérience (rêve n°2) aboutissant au même résultat observable (la mort), que chrétiens et musulmans dans l'Empire ottoman partagent le même univers de références symboliques18.

23 Contrairement à ce que le lecteur pourrait croire, la sensationnelle histoire de l'assassinat du diacre Paisij n'est pas une des pages d'anthologie du récit historique bulgare. C'est au contraire un épisode peu connu et peut-être même occulté. Ce récit fondateur des pratiques violentes dans l'histoire nationale serait-il dérangeant ? Pour tenter de répondre à cette question, nous ferons un détour géographique et chronologique par la Macédoine.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 14

Premier sang versé en Macédoine

24 On date les débuts du mouvement révolutionnaire macédonien de l'automne de 1893, avec la création de l'Organisation révolutionnaire intérieure macédono- andrinopolitaine (ORIMA). Ses fondateurs et ses premiers adhérents sont des enseignants du système scolaire bulgare financé par l'Exarchat. Ils ont lu et se sont passionnés pour les classiques de la littérature patriotique bulgare, et tout particulièrement les Notes sur les insurrections bulgares de Zahari Stojanov (trois tomes 1884-1892) et le roman Sous le joug d'Ivan Vazov (1889-1890) qui circulent sous le manteau dans l'Empire ottoman19. Le mouvement macédonien prend dès le départ pour référence le mouvement révolutionnaire bulgare, qui le précède d'un quart de siècle. Cette filiation est formulée explicitement dans les Statuts de l'Organisation20. Mais on la retrouve également, de façon implicite, dans son cheminement vers des formes violentes et fratricides.

25 L'évolution que nous avons retracée pour le CCRB se reproduit avec beaucoup d'analogies dans le contexte macédonien. Elle est toutefois compliquée par la rivalité entre deux organisations, l'ORIMA, qui agit de l'intérieur, tout en s'appuyant sur des bases arrières en Bulgarie, et le Comité suprême macédonien, qui agit à partir de la Bulgarie et qui est soumis aux intérêts politiques conjoncturels de la principauté bulgare. L'ORIMA consacre ses premières années à l'extension de son réseau conspiratif dans l'Empire ottoman, à l'établissement de canaux de communication avec la Bulgarie et à l'achat d'armes. L'initiative de la violence en Macédoine vient du Comité suprême, qui reprend à son compte la tactique des četa des années 1867-1868, en infiltrant de grosses bandes armées en territoire ottoman (opération contre Melnik en juillet 1895). Cette violence est tournée contre les Turcs, à savoir les petites garnisons ottomanes ou le village pomak de Dospat, mais aussi contre le patriarchisme et l'hellénisme, incarnés par l'évêque de Melnik. A partir d'avril 1896 (découverte de bombes à Bitola), mais surtout de novembre 1897 (Affaire de Vinica), les autorités ottomanes prennent conscience de l'ampleur du mouvement clandestin et la répression policière s'abat sur les militants, les sympathisants, leurs proches ou des personnes complètement étrangères. La contre-violence d'État devance en quelque sorte la violence révolutionnaire, qui ne s'est pas encore véritablement manifestée, mais dont le trafic d'arme révèle clairement les intentions.

26 Vers 1898-1899, l'ORIMA inaugure une nouvelle tactique de četa : désormais elles ne doivent plus être injectées de l'extérieur pour des raids ponctuels, mais doivent se maintenir en permanence dans les zones montagneuses, afin de faire sentir leur présence auprès de la population. Ces četa permanentes, pour se donner une légitimité locale, procèdent à l'exécution de Turcs qui se livrent à des exactions sur la population chrétienne, en particulier des gardes-champêtres, mais elles évitent de provoquer les forces de l'ordre. Les premiers affrontements sérieux ont lieu à Gavaljanci (région de Kukuš/Kilkis) le 20 mars 1898 et près de Valandovo, le 7 décembre 1899. Ces combats ont des répercussions sur les comités locaux, qui subissent de nombreuses arrestations.

27 Le passage d'une violence extravertie, c'est-à-dire tournée contre l'adversaire programmatique turc, à une violence tournée contre l'adversaire intérieur, c'est-à-dire le traître, est plus difficile à cerner dans le cas macédonien que dans le cas bulgare. En effet, le camp des chrétiens était à peu près homogène dans la Bulgarie des années 1870. En Macédoine, il est au contraire très morcelé, puisque depuis une trentaine

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 15

d'années déjà exarchistes (globalement pro-bulgares) et patriarchistes (globalement pro-grecs) s'affrontent sur la scène politique, mais on dépasse encore rarement le stade de coups de poings échangés. De nouveaux clivages apparaissent avec l'émergence du mouvement national aroumain et les progrès de la propagande nationale serbe dans les années 1890. La rivalité entre l'ORIMA et le Comité suprême vient se surajouter à ces prises de position, dont il est bon de souligner qu'elles sont souvent très conjoncturelles et opportunistes, malgré des rhétoriques nationales essentialistes.

28 Les premiers assassinats politiques effectués par l'ORIMA sur des chrétiens concernent des serbomanes : Hadži Papa (alias Popović) poignardé, mais non tué dans les rues de Bitola le 25 octobre 189721, Dimitrija Grdanov tué à , le 5 août 1898 et Todor Popantov tué à Prilep le 6 janvier 1899. Ce sont bien des chrétiens slaves, des Macédoniens, qui sont exécutés par leurs concitoyens immédiats. Mais leur prise de position déclarée en faveur de la cause serbe fait d'eux des apostats de la cause nationale. Ayant abjuré leur communauté d'origine, ces victimes ne relèveraient donc pas encore vraiment du registre de la lutte fratricide. Sur le plan conspiratif pratique, ces serbomanes sont des traîtres, dont on craint qu'ils ne jouent le rôle de dénonciateurs auprès des autorités ottomanes.

29 S'il est malaisé de déterminer quand le « premier sang » est versé à l'intérieur du mouvement macédonien, il ne fait guère de doute que l'affaire qui a le plus de retentissement éclate durant l'été de 1900 à Bitola. On peut donc admettre que c'est elle qui inaugure l'ère des combats fratricides entre Macédoniens. À cette date, l'ORIMA connaît une crise financière, liée à son rapide développement. Les cotisations et les dons volontaires ne suffisent pas à assurer son fonctionnement. La nécessité de se procurer des armes est particulièrement pressante. Comme le CCRB trente ans auparavant, l'Organisation va recourir à l'extorsion de fonds par la menace.

30 En août 1900, un émissaire de l'ORIMA contacte le pope Stavre, vicaire général (ekzarhijski namestnik) de l'évêque Grigorij de Pélagonie, dont le siège est à Bitola22. Devant son refus de payer, la somme exigée est successivement augmentée de 15 à 30 livres turques, puis à 50 livres turques. Le pope aurait alors dénoncé le chantage auquel il était soumis aux autorités policières. Selon une autre version, ce serait le frère de sa bru, un Aroumain réputé espion turc du nom de Taki Čona, qui serait le délateur23. À son passage suivant, l'émissaire de l'ORIMA, un certain Trifun Ivanov du village d'Izbišta, près de Resen, est arrêté par la police ; il parvient néanmoins à faire disparaître la quittance compromettante dont il était le porteur et n'est trouvé qu'en possession d'un poignard.

31 Le comité local décide alors de punir de mort le pope, considéré comme traître à la cause patriotique. Le 17/30 août 1900, il est abattu de plusieurs coups de revolver, sous les arcades de l'église exarchiste de la ville ; il meurt de ses blessures quelques jours plus tard. Les quatre membres du commando punitif et quinze autres militants seront jugés en mars 1901, à grand renfort de publicité, sous un chapiteau de cirque loué pour pouvoir accueillir un vaste public. L'assassin Trajko Petrev est condamné à mort, ses trois acolytes à la prison à vie. Dame Gruev, le responsable régional de l'ORIMA, est condamné à 10 ans de prison ; il n'a pas pris part à l'attentat, mais la victime l'a désigné comme responsable moral ; il continuera d'ailleurs son activité subversive depuis la prison de Bitola, profitant de la négligence et de la corruption du système pénitentiaire ottoman.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 16

32 Point de merveilleux, point de rêves prémonitoires dans ce sinistre règlement de comptes. Relevons cependant la signification du lieu du crime. À Bitola, ville où le meurtre politique se pratique couramment, c'est la rue qui est le théâtre de la violence. Les lieux les plus fréquemment cités sont le bazar (čaršija) et la grand rue (Hamidiye caddesi). Cela n'est guère surprenant pour une ville ottomane, qui connaît une relative ségrégation spatiale entre les communautés : il y a des quartiers d'habitation musulmans, chrétiens, juif, tzigane, mais la partie commerçante constitue l'espace commun, par conséquent aussi le lieu des affrontements. Le pope Stavre, au contraire, est assassiné à l'intérieur de l'enclos ecclésiastique de l'église de la Vierge (Sveta Bogorodica), espace que le Bulgar milleti s'est réservé, non sans difficulté, comme le sien propre dans le tissu urbain de Bitola24. Il tombe sous les balles de ses agresseurs sous le trem, la colonnade extérieure de l'église. Ceux-ci sont allés jusqu'à l'extrême limite de l'espace profane (pro fano : devant le temple) et ce meurtre n'a pas lieu à l'intérieur de l'espace sacré de l'église. Il reste donc en deçà du sacrilège mais, spatialement, s'en rapproche énormément25

Contester l'ordre des millet

33 Le parallélisme entre les deux épisodes est tout à fait frappant. Deux organisations révolutionnaires récentes, arrivent au bout de quelques années de structuration interne, à une phase de crise. Crise financière d'une part, crise d'autorité d'autre part. Le recours à la violence est décidé. Le prétexte est lié à des questions d'argent, l'accusation portée est celle de trahison. Les deux affaires suscitent un vif émoi, parmi la population chrétienne, mais tout autant auprès de l'autorité ottomane.

34 Ce qui frappe le plus, c'est que les deux victimes exercent exactement les mêmes fonctions de vicaire général (namestnik), c'est-à-dire de n° 2 dans leur diocèse. Le diacre Paisij est jeune (25-27 ans), il s'intéresse à la chose publique et envisage probablement une carrière épiscopale, ce qui, dans une société de millet, est le seul biais officiellement reconnu pour un chrétien d'exercer des fonctions représentatives dans l'Empire ottoman26. Il peut déployer ses talents dans le diocèse de Loveč, car l'évêque titulaire Ilarion est retenu de façon durable à Constantinople pour les problèmes de mise sur pied de l'Exarchat bulgare.

35 Le pope Stavre est au contraire un homme d'âge mûr. Il était diacre vers 1863-1864, sous l'évêque Venediktos, qui l'ordonna prêtre vers 1868. Peu de temps après Stavre rompt avec son protecteur et s'engage dans le camp bulgare27. Il est un des membres fondateurs de l'obština (cemât, conseil communautaire) bulgare à Bitola en 1868, et il en assure la présidence à plusieurs reprises. On sait qu'en 1878 il cumule les fonctions de président de l'obština et d'ekzarhijski namestnik28. Aussi longtemps qu'il n'y a pas d'évêque exarchiste à Bitola, c'est lui qui représente la communauté bulgare (slave non-patriar-chiste) au plus haut niveau, dans la deuxième ville de Macédoine. À partir de décembre 1897, avec la nomination de Grigorij d'Ohrid au siège de Pélagonie (Bitola) le pope Stavre se retrouve n°2.

36 La création de l'Exarchat bulgare (Bulgar milleti) par firman impérial le 27 février/10 mars 1870 accorde au clergé orthodoxe bulgare une place prééminente au sein de la communauté, non seulement sur un plan politique et juridique, mais aussi sur le plan financier. La taxe ecclésiastique (vladičina) avait pendant des siècles principalement servi à alimenter les surenchères simo-niaques du clergé phanariote, dont profitait, en

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 17

dernière instance, le pouvoir ottoman. Dorénavant le clergé bulgare pouvait en disposer librement ; il en consacra une partie importante à son œuvre scolaire29. Cet argent communautaire, géré par le clergé, ne pouvait qu'attiser les convoitises des révolutionnaires, qui estimaient pouvoir mieux l'utiliser au nom de la cause nationale. Nous trouvons ce débat illustré de façon éloquente dans le roman d'Ivan Vazov Sous le joug, dans ce dialogue entre le révolutionnaire Ognjanov et le diacre Vincent : - Demain il faut sans faute donner deux cents lires pour l'achat des fusils qui sont nécessaires à notre organisation. Si avant demain nous ne retirons pas ces fusils de K., un danger nous menace. Il faut trouver cet argent, et j'ai promis au comité de le lui procurer. - Et que penses-tu faire, demanda le diacre - Il faut prendre cet argent au père Hiérothée. - Mais comment ? Faut-il le lui demander ? - Ce n'est pas ce que je veux dire, car de lui-même il ne le donnera jamais. - Alors, que faire ? - Je te l'ai dit, il faut lui prendre cet argent. - Autrement dit, il faut le lui voler ! s'écria le diacre. - Oui, car il n'a nul besoin d'argent, alors que cet argent est nécessaire à la cause du peuple bulgare. Il faut le lui prendre, ou si tu préfères, le lui voler. - Mais comment, Ognianov, un vol ? - Oui, un vol, mais un vol sacré. »30

37 Ayant ainsi posé les termes de l'« expropriation révolutionnaire » le romancier recourt à un procédé un peu facile : le diacre Vincent est surpris, la main dans le sac, par son père spirituel ; mais ce dernier, derrière une apparence rugueuse, se révèle un franc patriote, qui finance des bourses d'études à de jeunes Bulgares à l'étranger et ne s'oppose pas cette « expropriation ». Le roman de Vazov contribue ainsi à minimiser l'antagonisme entre la voie évo-lutionniste et la voie révolutionnaire. De la confrontation brutale et sanglante que nous analysons pour 1872 et 1900, il nous donne une vision édulcorée, où la notion vague de patriotisme permet de noyer les intérêts très divergents des différents promoteurs de la cause nationale. Il a pu contribuer à faire prendre à la légère la réalité des choses à ses lecteurs macédoniens. Il est fort probable que Boris Sarafov a cette version romanesque en tête, lorsqu'il se rend au Mont Athos pour y lever des fonds durant l'été de 1900, au moment même où la mort du pope Stavre est décidée. Faut-il préciser qu'il en revient bredouille31 ?

38 L'argent constitue-t-il d'ailleurs l'enjeu fondamental de la question qui nous intéresse ? On peut en douter. Le diacre Paisij dissuade, certes, les paysans de financer le comité révolutionnaire. Mais il adresse lui-même à Levski la modique somme de 5 mecidiye d'argent, quelques jours avant son exécution32. Quant à la somme de 15 livres turques, exigée dans un premier temps du pope Stavre, elle ne paraît pas exorbitante. Le comité révolutionnaire local fait une évaluation qui nous semble réaliste de la somme qu'un prêtre de ville devrait pouvoir céder sans trop de difficultés. En même temps que Stavre, l'agent commercial bulgare à Bitola se voit réclamer 40 livres turques par le comité33. Tout juste un an après l'affaire qui nous intéresse, 10 livres est la somme que l'on extorque à un boulanger ou à un fourreur de Bitola34.

39 Non, l'argent est secondaire dans cette confrontation. L'accusation principale, dans la deux cas, est celle de trahison. Le diacre Paisij en est soupçonné, ou bien on l'en croit capable ; le pope Stavre est tenu pour responsable de l'arrestation d'un militant de l'organisation. Ni l'un, ni l'autre ne sont pourtant engagés dans le mouvement

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 18

révolutionnaire, et ils n'ont prononcé aucun serment mettant en jeu leur vie. Ce n'est donc pas au nom de la « discipline révolutionnaire » qu'ils sont exécutés.

40 Mais quelle est alors cette « discipline patriotique supérieure » à laquelle ils se voient assignés ? Quelles sont les règles du jeu à l'intérieur de la communauté ? Qui définit les loyautés ? Jusqu'en 1872, jusqu'en 1900 les cadres de la vie communautaire sont ceux de l'Exarchat bulgare, de ses règlements intérieurs et de la riche tradition juridique orthodoxe. Les organisations révolutionnaires, tout en prétendant agir pour la communauté, vont se placer en-dehors des règles communes. Le recours à la violence (considérée comme une violence légitime par les révolutionnaires) est une des marques de cette rupture. Les Statuts du CCRB de 1872, nous l'avons vu, légitimaient cette violence. Analogiquement, une réunion de 27 représentants de l'ORIMA, en août 1899 réclame des peines de mort contre deux évêques exarchistes, Grigorij de Pélagonie et Gerasim de Strumica, ainsi que contre l'agent de l'Exarchat à Serres, Naumov. Le Comité central, toutefois, refusera de donner son approbation à ce projet35.

41 Dans les deux cas le meurtre du prêtre marque de façon claire la volonté des révolutionnaires de prendre le leadership au sein de la communauté, au détriment de ses représentants traditionnels. L'identification collective traditionnelle dans le cadre ottoman du millet, sous la houlette du clergé, est remise en question au profit d'une identification nationale laïque moderne. Cela se fait sans textes programmatiques et sans débats au sein de la communauté, par un acte dramatique et sanglant, dont la portée politique est immédiatement compréhensible pour tous. Le meurtre du prêtre, dans ces deux cas, est bien un meurtre fondateur, celui de l'État moderne. C'est un coup d'État.

42 Que le meurtre du diacre Paisij ait eu une valeur emblématique, et qu'il ait été conçu pour frapper l'opinion bulgare transparaît dans une lettre adressée par Vasil Levski à Ljuben Karavelov, au moment où le CCRB se décide à passer à l'action violente : « Veličko efendi un de ces jours va tomber sur la tête. Nous retroussons nos manches ! et il me semble que l'on commencera par une tête noire »36. Le passage n'est pas très facile à interpréter : Veličko est un notable de Šumen qui regimbe à financer les révolutionnaires, il est donc dans leur ligne de mire à Paisij, mais Levski veut-il dire que c'est parce que Paisij est membre du clergé qu'il doit être exécuté ? C'est peut-être forcer le sens d'un texte qui doit rester allusif, selon les règles de la clandestinité.

43 Deux exemples suffisent-ils à étayer notre interprétation du meurtre du prêtre ? Nos deux cas ont des précédents, mais nous sommes moins bien renseignés sur eux. On nous dit que Stefan Karadža, un des chefs de četa les plus respectés, voulut assassiner l'évêque grec de Tulcea vers 186437. Nous savons aussi que le pope Tode (Todor) de Prilep fut agressé à la hache en février 189938.

44 Une analyse plus fine des enjeux de pouvoir au sein de la communauté exarchiste de Bitola au moment de l'attentat contre le pope Stavre nous éclairera mieux sur les mécanismes du recours à la violence. Le firman instaurant l'Exarchat bulgare prévoyait que tout diocèse, dont les deux-tiers de la population orthodoxe en exprimait le désir pouvait rejoindre la nouvelle institution. Une consultation eut lieu dans le diocèse de Pélagonie, mais la crise d'Orient de 1875-1878 vint interrompre le processus. Après la crise, le pouvoir ottoman était beaucoup moins bien disposé à l'égard de la cause bulgare, et il fit de l'attribution des berat épiscopaux un des principaux leviers de sa politique régionale. Les exarchistes de Pélagonie, quoique non reconnus sur le plan officiel, s'organisèrent sur le plan local, avec à leur tête un ekzarhijski namestnik, dont la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 19

position à l'égard des autorités restait assez ambiguë, puisque ces dernières considéraient l'évêque patriarchiste comme seul millet başi légitime. Après la guerre gréco-turque de 1897, la situation est modifiée. Le sultan accorde un berat pour le diocèse de Pélagonie et Grigorij, jusque là évêque exarchiste d'Ohrid, vient en occuper le siège. Il fait son entrée solennelle à Bitola le 3 janvier 189839. C'est un homme réputé intelligent et énergique, mais aussi brusque et autoritaire, qui se rend vite impopulaire40. Il entre en conflit, non seulement avec l'obština, mais surtout avec le comité local de l'ORIMA. Ses membres sont, pour l'essentiel des enseignants du système éducatif bulgare administré par l'Exarchat. Leur affectation professionnelle dans telle ou telle ville est un enjeu majeur pour le développement du réseau clandestin ; d'autre part, un grand nombre d'entre eux ne cache pas leur anticléricalisme, certains professent même leur athéisme.

45 Mais l'évêque n'est plus le seul représentant officiel de la communauté bulgare à Bitola. Depuis le mois d'avril 1897, une Agence commerciale bulgare s'est ouverte dans la ville, dont le responsable est le représentant de la politique de la principauté de Bulgarie. Sa légitimité est clairement d'ordre politique, et se réfère à une instance (le gouvernement de Sofia) qui est relativement lointaine, dans la perspective de Bitola. L'agent commercial bulgare de Bitola n'est pas impliqué dans la rivalité entre l'ORIMA et le Comité suprême macédonien (rivalité qui affecte peu la région de Bitola).

46 La communauté bulgare (slaves non-patriarchistes) est donc tiraillée entre trois autorités différentes : l'évêque, l'agent commercial et le comité révolutionnaire. Un premier incident se produit lors de la célébration de la Saint Cyrille et Méthode en 1899 : l'enseignant Cokov prononce un discours virulent contre l'évêque et se fait applaudir par une partie des enseignants et l'ensemble des élèves. Trois télégrammes identiques sont adressés à l'Exarque par Grigorij, l'agent commercial Mihajlov et le consul de Russie Rostkovski. Le licenciement de Cokov par l'Exarchat suscite une grève parmi les élèves, qui entraînera le renvoi de plusieurs d'entre eux et le licenciement des enseignants qui les ont appuyés41. C'est dans cette ambiance hautement échauffée que la peine de mort contre Grigorij est réclamée en août 1899, lors de la réunion mentionnée plus haut. La question est jugée trop grave et transmise au Comité central. Goce Delčev se prononce contre la peine de mort42. Il est donc encore trop tôt pour procéder au meurtre du prêtre.

47 Mais l'intention du Comité révolutionnaire est connue. Et nous connaissons les réactions du clergé exarchiste43 : le journal intime de l'exarque Josif mentionne dès septembre 1899 la menace d'assassinat contre Grigorij. Il demande à Sofia « d'exercer leur influence sur le comité, afin qu'ils nous donnent leur parole qu'ils ne tueront pas Grigorij (...) Il est peu probable qu'ils tuent Grigorij, mais (...) ils le détestent et ils feront des scandales jusqu'à ce qu'ils s'assurent qu'il ne leur mettra pas de bâtons dans les roues. D'une façon générale, la situation n'est pas encourageante »44. Dans son bilan de l'année 1899, l'Exarque analyse ainsi le rapport de forces : « Qu'on le tue, je n'y crois pas, mais qu'on lance des rumeurs pour l'effrayer, pour le soumettre à leur propagande et pour qu'il ne leur fasse pas opposition, ça j'y crois ». Il nous apprend également que l'évêque Avksentij de Veles vit dans la terreur d'être assassiné, que Grigorij, même à Constantinople, est constamment armé d'un revolver et n'ose pas sortir dans la rue45.

48 Avant même le meurtre du pope Stavre, la menace de violence oblige donc déjà la structure ecclésiastique de l'Exarchat à composer46. Alors pourquoi tuer Stavre ? Nous avons vu que dans leur campagne de levée de fonds les militants de l'ORIMA s'étaient

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 20

adressés simultanément au pope et à l'agent commercial bulgare. Ce dernier repousse avec indignation la tentative de chantage47. Nous formulons donc l'hypothèse que le meurtre du pope Stavre ne doit pas servir uniquement à terroriser les milieux de l'Exarchat, mais que c'est aussi un signal indirect de mise en garde adressé à Sofia.

49 L'affaire pope Stavre ne s'arrête pas aux coups de feu devant l'église de Bitola. L'Exarque réagit en adressant des courriers répétés au gouvernement de Sofia et au prince Ferdinand, mais sans grand résultat. En effet, le clivage entre Comité suprême et ORIMA laisse peu de moyens de pression à Sofia sur cette dernière. En revanche les protestations de l'Exarque auprès de l'ambassade de Russie entraîneront une note sévère de Saint Pétersbourg à Sofia.

50 Nous avons formulé l'hypothèse que le meurtre du prêtre est le crime fondateur du pouvoir laïc du futur État national sur le système ancien des millet. Il nous éclaire aussi sur la délicate question des rapports entre l'Église et l'État dans le contexte de l'orthodoxie balkanique. Il est clair que nous sommes loin du schéma irénique que les théologiens s'efforcent de nous donner d'une co-responsabilité du basileus et du patriarche pour la défense de la foi. Si ce schéma a pu être valable à l'époque byzantine, il ne nous aide en rien à comprendre la situation dans les Balkans à l'époque des nationalismes. Le mécanisme que nous avons tenté de dégager montre au contraire que, dès les premiers balbutiements d'un pouvoir laïc, c'est la violence et la terreur qui ont été exercées sur le clergé, afin que la subordination du pouvoir religieux devienne immédiatement claire pour l'ensemble de la population.

NOTES

1. La plupart des idéologues nationaux ont rédigé des documents annonçant qu'ils luttaient contre un pouvoir tyrannique et que les Turcs honnêtes et exploités étaient invités à se joindre à leur lutte. Ces textes ont été abondamment repris et cités par les historiographies nationales au XXème siècle, afin de souligner la largeur d'esprit et le sens démocratiques de personnages qui sont devenus des héros nationaux. Si l'on examine l'action concrète des mouvements révolutionnaires, on constate que ce genre de propos n'avait aucune prise sur les mentalités des combattants. 2. Deux ouvrages ont récemment été consacrés à la violence politique, celui de Markov (Georgi), Pokušenija, nasilie i politika v Bălgarija 1878-1947 (Attentats, violence et politique en Bulgarie 1878-1947), Sofia, 2003 et celui de Ačkovska (Violeta), Žežov (Nikola), Predavstvata i atentatite vo makedonskata istorija (Les trahisons et les attentats dans l'histoire macédonienne), Skopje, 2004. Tous deux restent cependant dans le registre de la narration, voire de l'énumération, et ne cherchent pas à analyser les phénomènes qu'ils décrivent. 3. Nous avons abordé cette question dans : « Razsăždenija vărhu istoričeskija mit “Pet veka ni klaha” » (Réflexions sur la mythe historique « Pendant cinq siècles on nous a massacrés »), Istoričesko bădešte, (1), 1997, pp. 92-98. 4. McDermott (Mercia), The Apostle of Freedom. A Portrait of Vasil Levsky against a Background of Nineteenth Century Bulgaria, London, 1967, pp. 111-121.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 21

5. Dès 1881, Zahari Stojanov consacre un article « aux héros qui se sont hardiment sacrifiés eux- mêmes pour leurs nobles principes et que tout patriote bulgare doit connaître, pour être fier de leur mémoire » (Stojanov (Zahari), « Imenata na bălgarskite văstanici koito sa posjagali sami na života si » (Les noms des insurgés bulgares qui ont attenté à leur propre vie) in Săčinenja, t. 2, Sofia, 1983, pp. 5-8. 6. Undžiev (Ivan), Vasil Levski, biografija, Sofia, 1993 (1ère éd. 1945), p. 549. 7. Le 21 selon Văzvăzova-Karateodorova (Kirila), Noneva (Zdravka), Tileva (Viktorija), Vasil Levski, doku-mentalen letopis 1837-1873 (Vasil Levski, chronique documentaire), Sofia, 1987, p. 310, note 63. 8. Nous utilisons l'édition de 1969 (Otečestven Front). Le meurtre du diacre Paisij est également documenté par le récit qu'en a fait l'assassin (lettre de D. Obšti datée du 22 juillet 1872, citée par Strašimiiov (D. T.), Vasil Levski, život, dela, izvori, p. 363, note 329) et par Stojanov (P.I.), Gradăt Loveč, 1901 ; nous n'a vons malheureusement pas pu effectuer la comparaison de ces versions. À signaler que Stojan Zaimov fut probablement le premier Bulgare à travailler sur le thème aujourd'hui fort en vogue des lieux de mémoire ; il publia en effet en 1912 deux volumes intitulés Les lieux saints de la Bulgarie reconnaissante (Zaimov (Stojan), Svetite mesta na priznatelna Bălgarija, 1912). 9. Zaimov (Stojan), op.cit. p. 48. 10. Ibid. pp. 148-149. 11. Elle a fait l'objet d'un des poèmes les plus célèbres de la littérature bulgare, dû à Hristo Botev. Une polémique très violente sur la possible découverte de la sépulture de Levski a secoué les milieux journalistiques et scientifiques durant les années 1980. La figure de Levski a été étudiée par de grands historiens contemporains comme Nikolaj Genčev et MarijaTodorova. 12. Văzvăzova-Kaiateodoiova (Kirila), Noneva (Zdravka), Tileva (Viktorija), op. cit., p. 142. 13. Zaimov (Stojan), op. cit., p. 52. 14. Ibid. p. 145. 15. Ibid. p. 149 16. Ibid. p. 149-150 17. Ibid. p. 152 18. Nous avons abordé cette question dans : « Dangers d'ici-bas, promesses d'au-delà. Essai d'anthropologie religieuse des Confins bosniaques au XVIIe siècle », Ethnologia balkanica, 1 (1), 1997, pp. 173-177. 19. Kosta Nikolov raconte dans ses mémoires que c'est Dame Gruev qui lui a fait lire Sous le joug (Nikolov (Kosta), Stranstvuvanijata na edin učitel (Les pérégrinations d'un instituteur) Sofia, 2001, p. 39). 20. Siljanov (Hristo), Osvoboditelnite borbi na Makedonija (Les luttes de libération de la Macédoine), Sofia, 1983 (première édition 1933) t.1, p. 39. 21. « Thatsächlich folgen die Überfälle àhnlicher Art mit merkwürdiger Regelmässigkeit auf einander (Köprülü, Salonik, Perlepe, Monastir), so dass sie auf dieselbe Urheberschaft oder Leitung hinzuweisen scheinen », H.H.St.A. Wien, P.A. XXXVIII, 389, Monastir, Kral, 27 octobre 1897 22. La meilleure présentation de l'Affaire Pope Stavre est celle de Dimevski (Dimitar), Aferite vo Bitolskiot Vilaet 1895-1903 (Les « affaires » dans le vilayet de Bitola 1895-1903), Skopje, 1993, pp. 33-42, où l'auteur reprend et complète un précédent article : « Popstavrevata provala (1900 g.) i sudskiot proces vo Bitola (1901 g.) », Istorija, 16 (1), 1980, pp. 131-140. 23. Siljanov (Hristo), op. cit. p.111, note 1. L'exarque Josif, à Constantinople, rapporte dans son journal, sans trop y croire, que le délateur serait le fils du pope Stavre (Josif, Dnevnik, Sofia, 1992, p. 475, entrée du 24 oc tobre 1900).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 22

24. Lory (Bernard), « Un homme dans l'air du temps : Konstantin Michaykov (1807-1880), nationaliste et vergète à Bitola / Monastir », in Anastassiadou-Dumont (Méropi), éd., Médecins et ingénieurs ottomans l'âge des nationalismes, Paris, 2003. 25. On pourra objecter qu'un artisan aurait été abattu à la čaršija devant sa boutique, et que le pope Stavre trouve la mort sur son lieu de représentation sociale attendu. 26. L'archimandrite russe Antonin Kapustin observe, lors de son voyage balkanique en 1865 : « Les diacres sont une rareté en Orient. Pour la plupart, les dignitaires ecclésiastiques de rang inférieur ne se voient qu'auprès des sièges épiscopaux, ils sont en général très jeunes, non mariés, avec de plus grandes capacités que les autres candidats, non pas pour la prêtrise, mais pour l'épiscopat. Ils forment l'escorte régulière des évêques orientaux, de même que de ceux d'ici [des Balkans], c'est pourquoi on les trouve auprès de leur métropolite à son siège épiscopal. » D'après la traduction macédonienne : Kapustin (Antonin), Makedonija vo delata na stranskite patopisci 1864-1874 (La Macédoine dans les œuvres des voyageurs étrangers 1864-1874), Skopje, 2000, p. 92. 27. Šapkarev (Kuzman), Za văzraždaneto na bălgarstinata v Makedonija (Sur la renaissance de la bulgarité en Macédoine), Sofia, 1984, pp. 230, 247. 28. Kiril (Patriarh Bălgaiski), Bălgarskata ekzarhija v Odrinsko i Makedonija sled osvoboditelnata vojna 1877-1878 (L'Exarchat bulgare en Thrace andrinopolitaine et en Macédoine après la guerre de libération de 1877-1878), t.1, livre 1, Sofia, 1969, pp. 555, 592. 29. Markova (Zina), Bălgarskata ekzarhija 1870-1879 (L'Exarchat bulgare 1870-1879), Sofia, 1989, pp. 166-200. 30. Vazov (Ivan), Sous le joug (traduction Roger Bernard et Nadia Christophorov), Paris, 1976, p. 295. Une lecture fine de ce chapitre montre que le meurtre du prêtre est envisagé de façon voilée par Ognjanov, porteur de l'idéal révolutionnaire. « - Prends aussi ton couteau ! - Pour quoi faire ? - Tu peux en avoir besoin. - Comment, je ne vais pas tuer quand même ! s'écria le diacre indigné. - L'arme donne du courage. Veux-tu que je t'accompagne ? - Je ne veux pas de toi, bourreau ! dit-il avec une certaine animosité dans la voix » Ibidem p. 296. 31. Siljanov (Hristo), op.cit., t. 1, p. 89. 32. Văzvăzova-Karateodoiova (Kirila), Noneva (Zdravka), Tileva (Viktorija), op. cit., p. 141. 33. La Bulgarie, principauté vassale de l'Empire ottoman, n'a pas le droit d'entretenir des consuls ; sans en avoir le titre, les agents commerciaux en remplissent les fonctions. Georgiev (Veličko), Trifonov (Stajko), Makedonija i Trakija v borba za svoboda (La Macédoine et la Thrace dans leur lutte pour la liberté) Sofia, 1995, pp. 36-37, note 27. 34. Čekalarov (Vasil), Dnevnik (Journal), Sofia, 2001, pp. 24-25. 35. Istorija na makedonskiot narod (Histoire du peuple macédonien), t. 2, Skopje 1969, p. 216. Un attentat contre Naumov échoue en avril 1900, Ibidem, p. 217 36. Undžiev (Ivan), op.cit., p. 551. 37. McDermott (Mercia), op.cit. p. 110. 38. H.H.St.A. Wien, P.A. XXXVIII, 390 Monastir, Kral, 9 février 1899. 39. H.H.St.A., Wien, P.A., XXXVIII, 389, Kral, 10 janvier 1898. 40. Ibidem, 23 janvier 1898,16 novembre 1898. Voir aussi Trajanovski (Aleksandar), « Otporot na bitolčani protiv postavuvanjeto na Grigorij za vladika na Pelagoniskata eparhija vo 1897 godina » (L'opposition des Bitoliens à la nomination de Grigorij comme évêque du diocèse de Pélagonie en 1897), Prilozi DNUB, (26-27), 1977. 41. H.H.St.A., Wien, P.A., XXXVIII, 390, Kral, 12 juin 1899 42. L'écrivain Anton Strašimirov rapporte, vingt ans plus tard, la crise morale que ce débat aurait causé à Goce Delčev. Vu la véritable hagiographie qui s'est développée autour du

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 23

personnage, nous ne sommes pas enclin à accorder un grand crédit à ce témoignage (Strašimirov (Anton), Borbite v Makedonija i Odrinsko 1878-1912. Spomeni (Les luttes en Macédoine et en Thrace andrinopolitaine 1878-1912. Mémoires), Sofia, 1981, p. 699). 43. Nous ne connaissons malheureusement pas les réactions de l'Exarchat bulgare à l'assassinat du diacre Paisij. L'épisode, nous l'avons dit, n'a guère été traité dans l'historiographie bulgare. Il est totalement absent de l'étude de Săbev (Todor), « Bălgarskata pravoslavna cărkva i nacionalnoosvoboditelnoto dviženie » (L'église orthodoxe bulgare et le mouvement de libération nationale), in Aprilskoto văstanie i bălgarskata pravoslavna cărkva, Sofia, Sinodalno izdanie, 1977, pp. 7-69. Il est également absent de l'étude de Markova (Zina), op.cit 44. Josif, op.cit. p. 455. 45. Ibidem, p. 462. Le pope Škutov de Lerin/Florina craint également pour sa vie, Ibidem p. 476. 46. Istorija na makedonskiot narod, t. 2, p. 218. 47. Geoigiev (Veličcko), Trifonov (Stajko), op.cit.

RÉSUMÉS

Quand la violence révolutionnaire se retourne-t-elle contre la communauté qu'elle prétend promouvoir ? Enquêtant sur les premiers Bulgares exécutés par le Comité Central Révolutionnaire Bulgare et les premiers Macédoniens exécutés par l'Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne, cet article analyse deux épisodes qui présentent des analogies frappantes. En 1872, le diacre Paisij est assassiné à Orhanie dans des circonstances troublantes, puisque ce meurtre a été annoncé par deux rêves prémonitoires. En 1900, le pope Stavre est assassiné à Bitola, sur le seuil de son église. Dans les deux cas, l'organisation révolutionnaire donne à savoir à la population, par un meurtre sensationnel, que le légitimité du pouvoir au sein de la communauté, qui dans le cadre des millet était entre les mains du clergé, est dorénavant supplantée par une légitimité nationale laïque, celle qui débouchera sur l'État national. Le meurtre du prêtre est en quelque sorte le crime fondateur de l'État moderne.

When does revolutionary violence turn against those people it is supposed to support ? Investigating upon the first Bulgarians killed by the Bulgarian Revolutionary Central Committee and the first killed by the Internal Macedonian Revolutionary Organization, this article analyses two cases who show striking common features. In 1872, deacon Paisij was murdered in Orhanie, under strange circumstances, as this murder was announced by two premonitory dreams. In 1900, Stavre, priest in Bitola, was killed at the entrance of his church. In both cases, the revolutionary organization intended to let know to their community, by these sensational murders, that the legitimate power (held by the clergy in the millet system) was passing into the hands of a lay organization, which was to develop into the national state. In a certain way, priest killing is the primeval murder of modern statehood.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 24

Preachers of God and martyrs of the Nation The politics of murder in ottoman Macedonia in the early 20th century Pasteurs de Dieu et martyrs de la nation : la politique du meurtre en Macédoine ottomane au début du XXe siècle

Basil C. Gounaris

1 Terror was not an exceptional phenomenon either in Macedonia or in any other part of the 19th century . It was a practise exercised by everybody that felt strong enough to resist or to escape reprisals. Christian peasants and pastoralists fell easy prey to brigands, bashibazouks, and gendarmes or to the regular army itself whenever it was convenient to any of these predators. Warfare of every kind or the threat of warfare multiplied such occasions. Mobilised and armed men simply could not resist the temptation of plundering, looting and sacking their fellow Christian peasants. It was the closest battlefield to reach, the easiest victory to achieve, and the most remunerative campaign to fight. Many times such practices also involved murder, violation, or kidnapping for ransom. Yet there were no high politics behind this terror, at least until the Armenian massacres of 1896. It was a fact of life, a lengthy process related to the social and economic disintegration of the Ottoman Empire.

The politics of terror

2 There is no doubt that the politics of terror and indeed of murder were introduced to Macedonia by the Bulgarian revolutionary committees in the late 1890s1.

3 Whatever their members – known in Turkish as the comitadjis – had in mind about the future of Macedonia, certainly and were not part of it. This exclusive character might not be that clear in the many revisions of their constitutions but it was quite evident in practice2. What all the committees and their fractions had in common was the silent backing of the Bulgarian Exarchic Church, a fact hardly ever mentioned in the IMRO3 literature. It was not a formal alliance and far for from being a peaceful

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 25

co-existence. It was “unholy” in many ideological aspects but still a strategic necessity. Joining the Exarchate and abandoning the Ecumenical Patriarchate was not simply a symbolic gesture for an individual or a community. According to the 10th article of the 1870 firman establishing the Bulgarian Exarchate, a majority of two thirds was a precondition for any bishopric to shift its allegiance to this new institution. In the 1890s, such shift was an important political decision and the Committees knew it. It was the first step on the way to Sofia, or else, a clear sign of opposition to Constantinople, Athens, and Belgrade. Apparently and quite understandably, in the case of peasant communities, especially in the disputed middle-zone of Macedonia, streching to the South of Ohrid, Kroushevo, Strumitsa and Melnik and to the North of Kastoria, Edessa (Voden), Yanitsa, and Serres, this step was more important and practical than the dubious digestion of socialism. This zone crossed no less than nine bishoprics, which had been claimed as Bulgarian in 1866 but had been left out the Exarchic jurisdiction in 1870 and of the Bulgarian Principality in 1878.

4 Of course the committees did not plan to murder all those who opposed the Exarchate. It was not necessary. The General Regulations introduced by the Porte in the late 1860s in the context of the Tanzimat reform scheme had assisted the secularisation of community administration and certainly the introduction of some democratic principles. Bishops could no longer impose their will unchallenged. As a result of this innovation and for multiple other social and economic reasons opposition parties had grown at every Macedonian village. The absence of influential and indisputable notables – especially in the chiflics – maximised domestic tension. All Committee leaders had to do was to manipulate this tension by recruiting a rising Greek or Bulgarian-educated elite, who did not wish to go back to the fields and become tenant farmers like their forefathers. Such men, on many occasions descendants of priests, if given arms, would not hesitate to use calculated violence in order to win the majority and redirect the politics of their communities4.

5 What “calculated violence” means is obvious from two British reports drawn in 1900 : the former lists all the murders committed since the year 1894 by the Bulgarians on Orthodox-Greek inhabitants of the vilayet of Thessaloniki and the latter the murdered Serbs since 1897. In a total of 66 cases of assault, seventeen were against landed proprietors, mostly village notables, twelve against educational personnel, eleven against priests (16,6%) and four against merchants5. Obviously the selection of targets was not random. It is quite safe to guess that some Greek and Serbian priests and notables had resisted Bulgarian penetration more vigorously than expected. Since teachers were socially involved with or related to notables and clergymen and their appointment was viewed as an indication of national loyalties, they were also classified as primary targets.

6 The scale of violence in the early years of the twentieth century was unprecedented. No less than 200 people were murdered between January 1901 and August 1903. Then it got worse. Even if we exclude the victims of the Ilinden uprising (i.e. those killed between August and November 1903) as well as the members of the Greek and Bulgarian bands – to the extent that this is possible since many of them were locals – still the death list is extremely long. According to the British annual reports on political crime, no less than 3.300 murders were committed in the following 56 months (an average of almost 60 deaths per month) by Bulgarian, Greek, Romanian and Serbian activists as well as by state forces6. 600 more were assassinated in the period between the revolt of the Young

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 26

Turks and the Balkan wars. 10 % of the victims were of unknown national preference ; 53 % were classified as Bulgarians, 33,5 % as Greeks. Romanians and Serbs as a whole were no more than 3,5 %. In some 750 cases, the occupation of the victim is known : Priests and notables represented roughly a 30 %. Considering their social status, it is not likely that there were many more of them among the 3 360 cases of unknown occupation. Therefore it could be argued that they represented a rough 5 % of all fatal assaults in a twelve-year period. Among these victims were some 100 priests of various ranks, 2/3 of them Greek-Orthodox.

The clerical targets

7 Apparently the escalation of violence had reduced the percentage of selected clerical targets over the total death toll from 16,6 to some 2,5 %. The percentage of clergymen registered in the official Greek list of veterans of the 1903-1908 struggle is of the same scale. Still it looks to me relatively high, considering that priests, monks, and other Church officials could not have represented more than the actual 1 % of the Christian population. However, the questions asked in this paper go beyond the quantification of the losses that clergy suffered in Macedonia. They seek to explain in particular, more than their violent death, the involvement of village vicars and priests in the Greek- Bulgarian national struggle in terms of community politics and irregular warfare.

8 Priests in Macedonian villages were not different from their flock. They were peasants and lived like peasants. More often than not, priesthood was hereditary. It secured an extra-income of unknown size, a position of some authority amongst the village notables, and the role of the go-in-between their community and the local bishop. Such relation would be a useful asset for the ordination of a son or a nephew when the old priest died. The appointment of a member of his family as the village teacher was also a possible favour. As a rule preachers were not illiterate but of course there were many exceptions : men of refined knowledge who widely travelled like Papa-Stavro Tsami, the vicar of the Vlach-speaking village of Pisoderi or completely ignorant like so many priests in the miserable malaria stricken chiflicks of the plains. Occasionally priests served also as community teachers but in the early twentieth century this practise was rather exceptional since there was no shortage of academy graduates, sponsored by various nationalist societies and indeed by the Balkan Foreign Ministry budgets7.

9 The infiltration of the Exarchate into the Southern parts of Macedonia multiplied the positions of Church officials of every kind. According to an estimate in 1891 in the region of Kastoria, only 13 out of 53 villages had abandoned the Patriarchate and in the region of Bitola 24 out of 100. In 1896, the figures had risen to 26 and 42 respectively8. Exarchic communities, according to their size and power, demanded rotating services, built their own churches, occupied one of the existing or even the main village church, if they could. If they were outnumbered, they simply restricted themselves to the small churches of the graveyards. In any case, new priests were ordained unless the serving – running the risk of getting out of business or getting killed – opted for the Exarchate. If no compromise could be reached, then the Ottoman authorities had the power to seal the disputed church9. Needless to say this was not a decision easy to reach because the Exarchic Church since 1872 was an unholy schismatic institution anathematised by the Patriarch. Moreover the introduction of relative democratic principals in the administration of the community did not necessarily imply a free vote. Some families,

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 27

especially large zadrugas, landed proprietors, shop-keepers, retailers, those who paid most of the taxes, hired labourers, sponsored the school, and knew the Ottoman administration could exercise influence disproportional to their actual number. They were the local patrons. Had it not been for the presence of armed bands probably they would have dominated rural areas and have made it much more difficult for the Exarchate to prevail. But guns changed the situation utterly. Nationalism and revolutionary ideas created a new relentless elite of high-school graduates and ambitious migrants ready to take over administration at all cost. Just a handful of them could put an official claim on any church and eventually achieve, if not rotation, then interruption of services by Turkish intervention10. Priests were caught in between and neutrality was not an option. If the decision was for the Exarchate, then they were expected to sign the relevant petition to the authorities and to start praising the Exarch instead of the Patriarch in all services. Obviously they could not stay idle ; in fact, their energetic support was considered indispensable either way. Such decisions were not easily taken, especially if a community could not reach it on its own will. In that case, the procedure was almost standard. A Bulgarian band would enter the village at night, pay a visit to the priest, summon the villagers in the church, and initiate them to their new “national faith”. It would then ask the priest, the mayor, and the council members to sign their declaration and the seal keeper (muchtar) to stamp it. If they had time they would also ask all the priests together to perform the Exarchic service in order to commit them fully to the new cause and expose them in public11. There was no middle-way. Papa-Tale, reverend and teacher of Greek at the village Sirbsi, was killed on the spot when he refused to put up the band of voevoda Sougaref in March 190312. In the village of Sklithro (Zelenits), even a priest from Peloponnisos (Southern ) had been “convinced” to join the Bulgarian Church13. When Greek bands appeared on the scene, shortly before Ilinden, they followed the very same practise, sometimes in the encouraging presence of bishop of Kastoria, Germanos Karavangelis, a young Greek clergyman famous for his nationalist fervour and the tough handling of his enemies14. Any Patriarchist bishop, whenever the Greeks regained control of a village, could dismiss the Exarchic priest, if he had been ordained by a schismatic bishop15.

10 Even at the gunpoint joining the schismatic Church was not an easy decision for people notorious for their attachment to tradition. Yet in dogmatic terms and worship practices peasants could hardly say the difference. The overwhelming majority of them could not even understand the services at all, either in Church Slavonic or in Hellenistic Greek. Neither their piety was at risk nor were their religious practises, especially if the old and the new priest were the same individual. In terms of politics, however, the difference was paramount since after the declaration had been signed the village was expected to accommodate Greek or Bulgarian bands, prepare a local militia and special hides for gun, men, and ammunition, furnish reliable messengers and reserve food. In return most members of the “national committee” would receive financial support or even monthly salaries as high as one Turkish pound16. Village priests were expected to be not simply a part of this network but at the very hard core of it.

11 Some were indeed hard-core nationalists and this was not a matter of threat or reward. It had to do with their stubborn character, sound national education, family history, and the backing they had secured from their allies inside the community and the bands in the vicinity. Papa Stavros Tsamis was a regular informer of the Greek Consulate in Bitola and a valuable liaison for the Greek bands. This is why he was murdered with an

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 28

axe in August 190617. His colleague, the priest of Variko (Mocren), a “staunch Bulgarian”, had a narrow escape when he was ambushed in February 1905 on his return from Kastoria by a band led by an ex voevoda from Vasiliada (Zagoritsani), who had joined the Greek side18.

12 There is evidence that priests had even killed with their own hands their predecessors or their competitors. This was the case of the Exarchic priest pop-Nikola in the village of Perikopi (Prekopana) on Mt Vitsi, who killed his predecessor, papa-Christo, in July 1903. It was also the case of Papa-Elia, the aged Greek-Orthodox priest of Velousina. Papa-Elia had a small parish of only seventeen houses, the rest of his village being Exarchic. He would toll the bell, gun in hand, and assemble his flock one by one. With the same gun he wounded seriously his Exarchic colleague but the latter, quite unexpectedly, recovered. Papa-Elia knew that revenge was soon to come, so he invited repeatedly Greek bands to give a pre-emptive strike to his opponents in the village of Optitsar in the outskirts of Bitola. He failed to convince the band of Karavitis in July 1905 but he succeeded to attract the daring band of Makris in the spring of 190619. He led the band himself to Optitsar but started to shake when they approached the enemy village. When he refused to proceed he was lifted and carried by the fighters and left just outside the village. The band entered the village, arrested eight men, and brought them to the priest to identify them. Papa-Elias still shaking refused even to see them. He closed his eyes, covered his face, and begged not to be presented. Makris assured him that he was running no risk for his life for these Bulgarians where not going to see anyone else, at least not in this world20.

13 Indeed murders were unlikely to happen if retaliation was to follow soon. This is why the band of Pavlos Melas rushed to kill the murderer priest of Perikopi21. In the village of Mesimeri, when the Graecoman (i.e. fanatic Greek) priest Papa-Stoyan was murdered by a Bulgarian band in February 1905, the villagers themselves pressed Akritas22, a Greek bandleader, to revenge his death or they would leave the Patriarchate. They convinced him in May 1905 to murder an Exarchic priest, Pop-Gotse Stoichef, who had shifted sides for money, on his Sunday visit to the local monastery23. As a rule in Macedonia no side could secure a region to the extent that was necessary to deter enemy initiatives. Therefore in most cases such murders were likely to initiate a new circle of retaliation. In 1901, when the Bulgarians murdered the seventy-year-old papa- Dimitri of Asprogeia (Strebeno), bishop Karavangelis ordained his twenty year old son and encouraged his nephew Vangelis, a man of impressive statue, to revenge his uncle's murder24. In another case, when papa-Konstandinos of Polypotamos (Nered) was murdered in 1902, his son was ordained in his place and was renamed Konstandinos. It was not long before the young priest became the new target of IMRO. Few weeks before Ilinden, he evacuated his family to Fiorina and himself left for Athens carrying a reference letter from , secretary of the Greek Consulate in Bitola25. He was soon to return to his post and become involved. In October 1904, he informed Melas and his men that three bands of comitadjis were sheltered in his village and led the Greeks to their hide26. The new priest of Kratero (Rakovo), “a clean-cut young man” was also the son of the late priest killed by the Bulgarians. Therefore he did not hesitate to present himself on his own will and offer his services to the band of Vardas (nom-de- guerre of Lieutenant Georgios Tsondos), who had succeeded Melas in the leadership of Greek bands in Western Macedonia27.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 29

14 Not all of the priests were prepared to stand up and die for a cause. When the band of Kaoudis, a tough Cretan, met the priest of Triandafylia (Lazen) in late August 1904, the latter started to pray. He narrated the misfortunes of his village, and eventually he confessed to the chieftain : « Even myself, I pretend to be a Bulgarian. During the service loudly I honour the Exarch but whispering in my prayers I praise the Patriarch. Only God knows what's in my soul »28. He then became a regular informer of the Greek side. In fact, his case looks more representative of the average priest attitude, for the simple reason that it was flexible and less risky. On another occasion, when the band of Korakas entered Nestorio (Nestram) in the region of Kastoria, the chieftain asked the priest who headed the welcome committee : « Are you Greek or Bulgarian ? You joined the Exarchate under pressure, you even accepted a Bulgarian teacher. (...) Tomorrow they will go for your houses, wives, and children ? Why didn't you take guns in hand ? Aren't you Christians ? Aren't you Greeks ? ». The priest responded with caution : « Master, how dare you break our hurts by calling us Bulgarians ? Now that you are here we shall go together to the monastery and “Christianise”, and we shall even take guns, if we need to. (...) Meanwhile please leave the village, for if Mitro the Vlach – notorious for hiscruelty – is informed for your presence here, we are doomed to death »29. Korakas left but other chieftains were less tactful with priests. The ruthless papa-Drakos, an armed priest born in Eastern Romelia and a true giant in size, a follower of Makris, used to shake and curse any timid priest they met in Macedonia and ask them loudly : « What kind of priest are you ? Why on earth do we keep you up here ? ». The threat was too open to neglect30.

15 As a rule Greek chieftains of every kind were fully aware of the precarious situation in Macedonian villages. Torture and death was a penalty that IMRO would not hesitate to implement upon Graecoman activist priests, especially if they were stigmatised as turncoat adventurers. They have seen that happen many times. So threat had to be calculated and flavoured with some praise and, most of all, with encouragement. Vardas, found suitable the occasion of a common service at the Monastery of Dragos, few days before Christmas 1906, to deliver an enthusiastic speech to an assembly of seven priests31. Another time, having criticised severely the reverend of Touholi for his undue fear, he advised him to go to open-market of Nestorio, wonder around, and show to everybody that “times had changed” and he was no longer afraid of the Bulgarians32. From the voluminous diaries of Vardas it becomes clear that tolerance and encouragement secured profitable co-operation with numerous Patriarchist priests who were used extensively as organisers, agents of every kind, messengers, informers, hosts of bands. Their effectiveness or incompetence was not necessarily related to their loyalty or dishonesty but their most important contribution, after all, was simply retaining their posts. And this was not guaranteed. If they were terrified, they were bound to leave and settle in Kastoria, Fiorina or any other major town, like so many Patriarchist priests had done in 190333. The aforementioned papa-Dimitri of Asprogeia, ordained by Karavangelis in the place of his murdered father, fled to the nearby town of Lehovo when the Bulgarians burnt his house and controlled his village in early 190534. Priesthood was welcomed as a hereditary right but martyrdom was too heavy a burden to carry. Vardas knew well that even Vlach-speaking Papa-Stavros, a national hero par-excellence and eventually a martyr, could neither break-up his relations with his pro-Romanian acquaintances and relatives nor abstain from any service they participated35. Yet he was valuable.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 30

16 Valuable and energetic priests who were prepared to risk their lives acquired special privileges as members of the new local national elite or committees. This was a fact for both camps. Some became treasurers and used state money to finance their next of keen instead of the village network36. Others tried to exploit their national contribution to settle personal or professional disputes in their favour37. There is also strong evidence that a few priests used their close links with the bands to blackmail their local opponents, regardless of their religious affiliation. They threatened and in many cases they managed to accuse them as national enemies in order to achieve their murder by bandsmen, without risking revenge themselves38. Given the fluidity of loyalties and the perplex network of relations it was not particularly difficult to expose anyone. Indeed it seems there was no standard way to nominate priests or other individuals as imminent targets. Bandleaders had to relay on pouring information from other priests, the local bishop, and various national committees. They had to check thoroughly any accusation before issuing orders for murder but this, due to serious difficulties in communication, was not always easy. The case of papa-Vasili of Flambouro (Negovani) is typical. Accusations that he was a traitor were pilling up but Vardas kept on wondering whether all this evidence was circumstantial39.

17 In some cases there was no hesitation. Papa-Yanni of Agiochori (Gratsan) near Drama had been “adviced” repeatedly to review his loyalty to the Patriarche and let his village join the Bulgarian side. Since he ignored all warnings, he was stubbed to death a summer night of 190640. Papa-Tirpo of Ieropigi (Kostenets) toped the list of Vardas targets. The Greeks knew that he had been the official representative of the Exarchate in Kastoria, a close friend of the notorious voevoda Vasil Tsakalarof and the protagonist in his village decision to join the Bulgarian cause41. He had to die. Papa-Stamatis Tanchef was the black-beard impressive vicar of the Exarchic Church in Thessaloniki, the “biting heart” of the Bulgarian movement. Everybody suspected that he was a Bulgarian officer in clandestine operation42. He was a difficult target, however, since he was always under armed escort. Alexandros from Aivali, the least suspected executioner, accomplished the deadly mission. He was a young man of French education and socialist orientation who simply could not resist the glory of priest killing43. Makris, a Cretan, in his memoirs recalled with pride the night he set an ambush at Lissolai and killed thirteen Bulgarians, among them two priests, two teachers and one voevoda44. On another occasion a prominent member of the Greek committee threatened to resign because the assassination of the Bulgarian priest of Emporio had not been assigned to his own trusted executioners. The local chieftain replied that there were plenty of heroic deeds to be accomplished but it looks that no venture could match the glory of killing activist priests45. It was a stock that was not easily replaceable. When the pro-Serbian priest of Virbiani at the kaza or Prilep was murdered in February 1903, the General Consul of Serbia went himself to the village to investigate the incident46. Serbian clergy was in short supply in Macedonia.

18 As far as Greeks were concerned, village priests were the second of the two pillars indispensable for irregular warfare and national indoctrination. The second was the network of monasteries all around Macedonia. No less than 25 of them were located in Western Macedonia, some on the natural routes that bands followed to intrude Turkish territory. It was a Patriarchist domain where the Exarchate had slim chances to recruit followers ; the Bulgarian monastery at Mt Athos being the only exception in the littoral part of Macedonia. Monasteries in the highlands were the best-stocked and

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 31

comfortable hides. Since the life of women and children was not endangered, bands would not hesitate to ask shelter in their premises as many times as they had to. It is hard to decide whether bandsmen were welcome indeed. There is plenty of evidence that some abbots, even at the Greek side of the border, were reluctant to take side or to jeopardise the welfare of the monastery. They had been exhausted by the frequent visits of brigands and they wanted to be left in peace. It took them some time to adjust themselves to the fact that these new brigands were fighting for a cause. In most cases, however, Greek bands were hosted with generosity and fervent enthusiasm and this is testified by the frequent and fierce Bulgarian attacks that monasteries suffered. Some incidents are better known than others : in March 1905, were destroyed the monasteries of Sliven and Tsirilovo ; in August 1905, the Monastery of Lissolai ; in January 1906, the Monastery of the Holy Trinity near Pisoderi ; in March 1907, the Monastery of Ossani. They were all strategic targets of considerable importance, which had to be neutralised.

Conclusion

19 The politics of terror in Macedonia is a story more complicated than it looks at first sight. The death of activists was eventually useful to all sides. Assassins rejoiced and boasted for the death of their worst enemies. The camp which had suffered losses tried to profit the most out of its misfortunes by taking pictures of the tortured bodies and compiling lists of martyrs to be forwarded to consular offices and newspaper agents everywhere in the world. Then it started to organise revenge of an equal scale. At a lower level, however, it was a civil war between fellow villagers, whose petty-politics and social cleavages of every kind had been indissolubly mingled with the high politics of the Macedonian Question.

20 In any case, this first round, before 1912, was a war for souls rather than territories, as it has been repeated many times, therefore priests could not abstain47. On this, there was consent. Arguing for the Exarchate or, to be precise, against the least popular of the local bishops, was easier than preaching nationalism or socialism to peasants. It was also convenient to all the Bulgarian Committees. Detachment from the Patriarchate was imperative regardless of the final solution of the Macedonian Question. It was a good start for them. On the other camp, the appointment of young, educated and energetic bishops like Germanos Karavangelis in Kastoria, Ioakeim Foropoulos in Bitola, and Chrysostomos Kalafatis in Drama, all in the early 1900s, testifies that the Patriarchate had eventually decided to side with the forces of Greek nationalism in order to safeguard its valuable Macedonian bishoprics. Therefore its crew, village priests, was mobilised, although in theory the Patriarchate was against the ecclesiastical segregation of “races”48.

21 The list of the deceased is far from complete but the fact still remains that assassinated Greek-Orthodox priests and notables (especially seal-keepers) outnumbered their Exarchist counterparts roughly by two to one. This reflects the offensive character of the Bulgarian committees and the early start they have had. Until late 1904, hardly any Exarchist priest had been killed compared to twenty Patriarchists. In 1907, casualties were equal. It also proves that, in terms of figures and impression, the Greek bands cancelled half of what Bulgarians achieved in the southern parts of Macedonia. The total death toll that clergy suffered in almost ten years of struggle clearly proves that

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 32

conquering the souls of priests by force was not an easy matter. Despite the paramount symbolic importance of the actual assassination, indeed it was counterproductive. The extensive use of violence exercised by the Committees to the equal benefit of the Bulgarian Exarchate proved detrimental for both of them. In the era of romantic nationalism the army of Patriarchist dead priests, true martyrs of the nation, was invincible.

NOTES

1. Cf. Perry (Duncan),The Politics of Terror. The Macedonian Revolutionary Movements, 1893-1903, Durham : Duke University Press, 1988. 2. For a brief account of all the material I have used, see Panayotopoulou (Anna), From Thessaloniki to Krousevo : Ideology, Organisation and Activities of IMRO, 1893-1903 [g], Aristotle University of Thessaloniki : unpublished MA thesis, 1993, where all the available Bulgarian sources are cited. 3. The Internal Macedonian-Adrianopolitan Revolutionary Organisation (IMRO) was established in Thessaloniki in 1893. IMRO had had a troubled relationship with the other major Bulgarian Committee, the Supremists, founded (1895) and based in Sofia, varying from brotherly co- operation to open clash. 4. See Gounaris (Basil C), « Social Cleavages and National “Awakening” in Ottoman Macedonia », East European Quarterly, 29 (4), 1995 and Agelopoulos (Georgios), « Perceptions, Construction, and Definition of Greek National Identity in Late 19th – Early 20 th Century Macedonia », Balkan Studies, 36 (2), 1995. 5. Public Records Office, FO 195/2089, attached to Biliotti's report, (38), 20 April 1900, ff. 128-133. 6. This statistic is based on the electronic data-base of the Museum of the in Thessaloniki. Its main sources are the British annual reports found at the Public Records Office, series FO195. 7. Cf. Vouri (Sofia),Education and Nationalism in the Balkans. The Case of NW Macedonia 1870-1904 [g], Athens : Paraskinino, 1992. 8. FO195/1849, « Shipley to Blunt, Monastir, 31 March.1894 », ff. 103-107 and « Blunt to Currie, Thessalonlki, 20 April 1894 », f. 86. 9. For a rather detailed account of such events see the study by Dakin (Douglas),The Greek Struggle in Macedonia 1897-1913, Thessaloniki : Institute for Balkan Studies, 1966. 10. Alexandra (Alexis), ed., The Archive of National Martyr Bishop of Smyrna Chrysostomos [g], Athens : MIET, 2000, vol.1 (Drama 1902-1910), pp. 20-22. 11. Karavangelis (Germanos), « The Struggle for Macedonia. Memoirs », in The Penelope Delta Archive of the Struggle for Macedonia. Memoirs [g], Thessaloniki : IMXA, 1984, p. 11 ; Dragoumis (Ion),The Note-Books of Ilinden [g], Athens : Ekdoseis Petsivas, 2000, p. 62. Several petitions of this kind can be found in Bulgarian Academy of Sciences, ed., Macedonia. Documents and Material, Sofia, 1978, document n°111, pp. 571-589. 12. Diagoumis (Ion), op.cit., p. 66. 13. Karavangelis (Germanos), op.cit., p. 27. 14. Ibid. 15. Chrysostomos (Kalafatis),op.cit. p. 21.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 33

16. Tsondos-Vardas (Georgios),The Struggle for Macedonia [g], Athens : Ekdoseis Petsivas, 2003, vol. 1 (Diary 1904-1905), p. 30. 17. For an uneven view of Papa-Stavros by its enemies see Sonnichsen (Albert),Confessions of a Macedonian Bandit, New York : Duffield, 1909, chapter XXII. 18. Tsondos-Vardas (Georgios),op.cit., pp. 87-88. 19. Karavitis (Ioannis),The Struggle for Macedonia. Memoirs [g], Athens : Ekdoseis Petsivas, 1994, vol.1, pp. 344-345 20. Makris (Georgios-Dikonymos), « The Struggle for Macedonia. Memoirs », in The Penelope Delta Archive of the Struggle for Macedonia. Memoirs (op.cit.), pp. 151-152. 21. Mela (Natalia), ed., Pavlos Melas [g], Athens : Dodoni, 1964, p. 390. Melas was the first Greek officer killed in action in Macedonia. He was the perfect apostle of Hellenism in Macedonia but his performance as a chieftain was rather poor. His father-in-law was Stephanos Dragoumis, ex- Foreign Minister and his brother-in-law was Ion Dragounis, Secretary at the Greek Consulate in Bitola, both strongly involved in the Macedonian affairs. 22. Second-Lieutenant Konstandinos Mazarakis-Ainian had already served as military attaché at the Greek Consulate General in Thessaloniki. 23. Mazarakis-Ainian (K.), « The Struggle for Macedonia. Recollections », in The Struggle for Macedonia. Memoirs [g], Thessaloniki : IMXA, 1984, pp. 249-250. 24. Karavangelis (Germanos) art.cit, p. 21. 25. Dragoumis (Ion), op.cit, p. 171. Ion Dragoumis, of Macedonian origin himself, was a pioneer of the Greek organisation in NW Macedonia. 26. Karavitis (Ioannis),op.cit., pp. 110-111. 27. Tsondos-Vardas (Georgios),op.cit, vol.2/1 (Diary 1906), p. 234. 28. Gounaris (Vasilis K.), ed., The Autumn of 1904 in Macedonia. The Unpublished Diary of Euthymios Kaoudis [g], Thessaloniki : Mouseio Makedonikou Agona, 1992, p. 30. 29. Stavropoulos (Vasileios), « The Struggle for Macedonia. Memoirs », The Struggle for Macedonia. Memoirs (op.cit), pp. 402-403. 30. Makris (Georgios-Dikonymos), art.cit, p. 91 ; cf. Tsondos-Vaidas (Georgios),op.cit., vol. 1, p. 53. 31. Tsondos-Vardas (Georgios),op.cit., vol.1, pp. 365-367. 32. Ibid., p. 200. 33. Cf. Dragoumis (Ion),op.cit., pp. 24, 542. 34. Tsondos-Vardas (Georgios),op.cit., vol.1, p. 95. 35. Tsondos-Vardas (Georgios),op.cit., vol.2/1, p. 54. 36. Ibid., p. 70. 37. Ibid., pp. 274-275. 38. Ibid., p. 33. 39. Tsondos-Vardas (Georgios),op.cit., vol.2/2 (Diary 1907), pp. 1000-1027. 40. Chrysostomos, op.cit., pp. 99-100. 41. Dragoumis (Ion),op.cit., p. 62 ; Tsondos-Vardas (Georgios),op.cit., vol.2/1, pp. 55, 137. 42. Zannas (Alexandros), « The Struggle for Macedonia. Recollections » in The Struggle for Macedonia. Memoirs (op.cit.), p. 84 ; Mazarakis, op.cit., p. 202. 43. Mazarakis-Ainian (K.), art.cit., pp. 206-207. 44. Makris (Georgios-Dikonymos), art.cit., pp. 141-142. 45. Tsondos-Vardas (Georgios),op.cit, vol.1, p. 146. 46. Dragoumis (Ion),op.cit., p. 14. 47. Livanios (Dimitris), « “Conquering the Souls” : Nationalism and Greek Guerrilla Warfare in Ottoman Macedonia, 1904-1908 », Journal of Byzantine and Modern Greek Studies, 23, 1999. 48. Kofos (Evangelos), « Patriarch Joachim III (1878-1884) and the Irredentist Policy of the Greek State », Journal of Modern Greek Studies, 4 (2), 1986.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 34

RÉSUMÉS

Cet article se penche sur l'implication des prêtres de village dans le conflit gréco-bulgare en Macédoine, en termes de politiques communautaires et de guerres irrégulières. Il est ici soutenu que le taux élevé de décès parmi les hommes de religion – des deux côtés – n'est pas uniquement dû au rôle de la religion dans cette lutte de loyautés nationales mais également à leur propre engagement dans les politiques locales de meurtre. En effet, ils ne pouvaient tout simplement pas être neutres. Les combattants de l'IMRO attendaient des prêtres qu'ils rejoignent l'Exarchat et élargissent ainsi leur potentiel de recrutement. La Grèce les considéraient comme des postes avancés en territoire macédonien, prêts à mourir plutôt que de trahir. Il est alors logique que beaucoup d'entre eux aient péris, des deux côtés. Les prêtres de valeurs et les plus énergiques (qui étaient prêts à risquer leur vie), ont cependant ensuite bénéficié de privilèges particuliers en tant que membres de la nouvelle élite nationale locale ou des comités.

This paper deals with the involvement of village priests in the Greek-Bulgarian struggle over Macedonia, in terms of community politics and irregular warfare. It argues that the high death toll that clergymen on both sides paid was due not only to the symbolic role of religion in a clash over national loyalties but also to their own involvement in the local politics of murder. Indeed neutrality was not an option for them. IMRO bands expected priests to join the Exarchate and thus enlarge their potential pulls of recruitment. Greece counted them as its outposts in Macedonian countryside, ready to die rather than become turncoats. It was only natural that many perished on both sides. But valuable and energetic priests who were prepared to risk their lives acquired special privileges as members of the new local national elite or committees.

AUTEUR

BASIL C. GOUNARIS Department of History and Archaeology, Aristotle University of Thessaloniki, Greece. E-mail : [email protected]. [g] means references are in greek.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 35

Le meurtre du prêtre Acte fondateur de la mobilisation nationaliste albanaise à l'aube de la révolution Jeune Turque The murder of the priest. Founding act of the Albanian nationalist mobilisation on the eve of the Young Turks revolution

Nathalie Clayer

1 En septembre 1906, une çeta (bande) albanaise assassine le métropolite orthodoxe de Korçë, ville située à l'ouest de Bitola, dans une région fortement albanophone. À première vue, on pourrait voir dans ce meurtre du chef local de la communauté orthodoxe perpétré par un groupe formé en majeure partie de musulmans la manifestation tangible d'un affrontement religieux. En réalité, cet acte de violence, replacé dans un cadre plus général, doit être interprété sur un autre plan, celui du nationalisme albanais naissant.

2 Pour le comprendre, je reviendrai d'abord sur le contexte général qui prévalait dans cette région dans les premières années du XXème siècle, à savoir celui de l'affrontement de plus en plus âpre, et de plus en plus violent, entre les différentes propagandes – grecque, bulgaro-macédoniennes, aroumaine et serbe –, et celui du renforcement d'une composante mishellène dans les constructions identitaires albanaises d'alors. Puis, j'analyserai l'émergence de la guérilla albanaise et les raisons du meurtre du prêtre. Enfin, je montrerai comment les Albanais chrétiens orthodoxes utilisèrent eux-aussi cet événement, mais plus d'un an après les faits, lorsqu'ils décidèrent de s'émanciper du Patriarcat de Constantinople.

Etre Albanais, ou s'opposer à l'hellénisme en Epire

3 Dans les premières années du XXème siècle, la Macédoine devient le théâtre d'une compétition acharnée entre différentes propagandes nationales. Des comités secrets, des bandes de guérilleros s'y affrontent depuis plusieurs années. La lutte se manifeste sur divers plans qui s'entremêlent : l'éducation (des réseaux scolaires concurrents sont mis en place) ; l'économie (des réseaux commerciaux nationaux sont créés, des boycotts sont lancés)1 ; l'Église (différents réseaux ecclésiastiques se battent pour attirer les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 36

fidèles : le réseau du Patriarcat, soutien de l'hellénisme, le réseau exarchiste bulgare, etc.) et la guérilla, avec le développement de bandes regroupant des jeunes gens prêts à faire usage de la force2.

4 Dans les confins sud-ouest de la Macédoine, c'est-à-dire à la frontière entre la Macédoine et l'Épire, la propagande la plus puissante est alors certainement la propagande grecque. Au sein des milieux patriarchistes, l'hellénisme tend d'ailleurs de plus en plus à faire coïncider orthodoxie et grécité. La « grécisation » de la hiérarchie religieuse dépendant du Patriarcat et son raidissement vis-à-vis de l'usage de toute autre langue que le grec (slave, albanais ou aroumain) se font de plus en plus nets. Les anathèmes, les menaces d'excommunications deviennent de plus en plus courantes à rencontre de ceux qui font la promotion de ces autres idiomes. En 1905, Mihal Grameno, un jeune intellectuel de Korçë vivant en Roumanie, dénonce dans une « pièce nationale » la « malédiction de la langue albanaise » par les prêtres, « espions de la Grèce »3.

5 En allant vers l'est et le nord, l'hellénisme se heurte aux propagandes bul-garo- macédonienne et, dans une moindre mesure, serbe. Mais il voit aussi s'affirmer une autre opposition : le roumano-aroumanisme4. Les Aroumains, qui disposaient déjà d'un réseau scolaire, commencent en 1904 à réclamer leur autonomie vis-à-vis du millet-i rum. En 1905, ils parviennent à obtenir un irade impérial leur octroyant un statut particulier, qui leur permet de former un « quasi- millet », à cela près que le Patriarcat renâcle à reconnaître l'autonomie religieuse à laquelle ils aspirent5.

6 Dans ce contexte, il est logique que certains albanistes songent également à une autonomie, voire à une émancipation de la tutelle du Patriarcat. Une telle attitude n'est cependant encore que très marginale. La plupart des albanophones orthodoxes, voire même certains musulmans albanophones, adhèrent à l'hellénisme. Si une albanité au sens moderne se construit peu à peu chez eux, c'est en restant généralement dans le giron de l'hellénisme6. Dans certains milieux orthodoxes influencés par les évolutions qui se manifestent chez les Aroumains, on commence cependant à vouloir promouvoir l'usage de la langue albanaise dans le domaine religieux.

7 Et c'est, au reste, dans un environnement mi-albanais mi-aroumain qu'émerge la figure d'un premier pope ouvertement albaniste. Kristo Negovani, ainsi se nomme-t-il, est né en 1875, à Negovan, un village mixte albanophone et arou-manophone de Macédoine occidentale, situé près de Florina. Fils d'un commerçant faisant affaires à Athènes, il étudie plusieurs années dans un lycée de la capitale grecque. En 1891, à la suite de l'assassinat de son père par des bandits, il doit commencer à travailler comme instituteur dans le réseau des écoles grecques de la région. Puis, en 1894, il émigré en Roumanie, à Brǎila, où se trouvent en émigration de nombreux hommes de Negovan, et exerce le métier de charpentier. Dans la diaspora, il est sensibilisé à l'albanisme qui se développe alors en étroit lien avec le roumano-aroumanisme. Trois ans plus tard, au milieu de la crise des années 1890 donc, il rentre dans son village natal. Le jeune homme, qui ne s'est pourtant pas destiné jusque là à la carrière religieuse, se fait alors rapidement ordonner prêtre et commence à exercer son ministère, faisant des messes en albanais et enseignant aux enfants leur langue maternelle. Surtout, à partir de 1899, il se met à publier des ouvrages en albanais. Il s'agit de fables et de poèmes didactiques, de textes d'instruction religieuse, ainsi que d'articles parus dans l'almanach Kalendari Kombiar et dans le journal Drita (tous deux édités à Sofia), souvent sous la forme de prêches. Il y prend position contre la propagande grecque et s'élève même contre les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 37

mariages avec des « éléments étrangers ». Au début de l'année 1905, avec son frère lui aussi pope et trois autres villageois, il est victime d'une bande grecque et devient le premier « martyr » de la cause nationale albanaise7.

8 De fait, dans les mois qui suivent, ce meurtre ne manque pas d'être dénoncé par les albanistes dans leurs périodiques et d'être attribué, au moins en partie, à l'Église patriarchiste. Dans les pages de Drita (La lumière), le journal albaniste le plus important de l'époque8, le clergé orthodoxe est vigoureusement attaqué. Il est taxé de barbare. Il est rendu responsable, au même titre que la Grèce, de l'assassinat de Papa Kristo Negovani. Les métropolites sont présentés comme les instigateurs des assassinats. En particulier, le despote de Korçë, Photios, est fustigé, parce qu'il a ordonné aux commerçants de la ville un boycott contre les Aroumains de Plasë (un village des environs de Korçë) opposés à l'hellénisme, parce qu'il a refusé d'enterrer certains albanistes ou encore parce qu'il n'a pas voulu célébrer un mariage dans la famille Kosturi, connue pour sa position en faveur de l'albanisme.

9 De façon plus générale, en feuilletant le journal Drita, on s'aperçoit à quel point la rigidité de la haute hiérarchie orthodoxe, l'association de plus en plus stricte de la langue grecque à l'orthodoxie, le développement des bandes grecques contre les « mouvements » bulgare et aroumain, ainsi que les velléités aroumaines ont, à cette époque, pesé sur le développement du nationalisme albanais aux confins de la Macédoine et de l'Épire. Dans les colonnes de ce périodique, les anathèmes lancés par les popes contre les albanistes sont dénoncés. Les interdictions faites aux orthodoxes d'aller dans des écoles autres que grecques, y compris des écoles françaises, sont critiquées. Face aux affirmations des popes présentant la langue albanaise comme une langue « maudite par Dieu », par opposition au grec « langue des Dieux », les auteurs de certains articles rétorquent que le Christ n'était pas grec. Ils mettent en avant l'esprit de la Pentecôte et la capacité donnée aux Apôtres de diffuser les Évangiles en utilisant les différentes langues des peuples, un argument qui sera souvent utilisé pour justifier l'emploi de l'albanais à l'église9.

10 D'autre part, c'est en rapport étroit avec la Roumanie et les Aroumains que l'idée d'une autonomie religieuse fait son apparition au détour de certains articles. En mai 1903, Kristaq/Kristo Dako évoque déjà l'idée d'une Église pour les Albanais en Roumanie10. Dès le printemps 1904, il est question des efforts des Aroumains de se détacher de l'Église grecque. En 1905, on salue la récompense de leurs efforts et leur séparation d'avec les Grecs. L'année suivante, un auteur explique qu'il ne faut pas abandonner l'orthodoxie, mais les églises et les écoles « étrangères », c'est-à-dire « non-albanaises » et qu'il faut traduire les livres d'église en albanais. À l'automne 1906, il est annoncé dans le journal que, grâce à l'action aroumaine, une église particulière a été ouverte à Korçë spécialement pour les « Albano-Valaques »11.

11 Mais les chrétiens orthodoxes ne sont pas les seuls à réagir. À la même période, dans le contexte général de lutte entre comités secrets et bandes, des Albanais musulmans décident eux aussi de créer leurs propres organisations.

La formation de la première çeta albanaise

12 La mobilisation albaniste dans l'Empire et la création d'un comité secret albanais en 1905, à l'image de ce que d'autres avaient fait, est essentiellement l'œuvre de musulmans. Les cinq personnes qui décident de passer à l'action et constituent la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 38

cellule centrale du comité à Bitola, pendant une nuit de ramadan du mois de novembre 1905, sont en effet les suivantes. Il y a deux musulmans appartenant à l'ancienne génération : Halid bey Bërzeshta, colonel et chef du corps des pharmaciens de la IIIe armée, et Fehim bey Zavalani, un propriétaire terrien. Il y a ensuite deux musulmans de la jeune génération : Bajram Fehmi (ou Bajo) Topulli, vice-directeur de Yidadiye, et Sejfeddin (Sejfi) Vllamasi, vétérinaire de la municipalité. Il y a enfin un chrétien, mais un chrétien protestant : le fameux missionnaire Gjergj Oiriazi, par ailleurs drogman du consulat austro-hongrois. Ce dernier se serait d'ailleurs retiré par la suite, et aurait été remplacé par un musulman, Jashar Bitincka, un collègue de Bajo Topulli, professeur à l'idadiye.

13 D'après un rapport consulaire austro-hongrois, ce sont également généralement des musulmans, notables ou fonctionnaires, qui ont formé des cellules du comité dans les villes voisines. À Starovë, il y aurait Husrev bey, le notable le plus influent de la région, Mustafa efendi, fonctionnaire de la dette ottomane et Jashar bey ; à Ohrid, Mehdi bey Frashëri qui occupe le poste de kay-makam ; et à Prilep, son collègue Shevket bey Frashëri, lui aussi kaymakam. D'après Sejfi Vllamasi, plusieurs kavas travaillant pour des consulats à Skopje, Bitola et Salonique – tous originaires de Kolonjë comme lui – comptent également parmi les membres du comité. À Bitola, il y a le lieutenant Nafiz Ohri et Idriz Gjakova, à l'époque fournisseur de nourriture pour l'armée. Sulejman Starova, fonctionnaire des finances à Naslic/Anaselitsa (Neapolis), en faisait aussi partie, de même que Sali Butka de Kolonjë. Sejfi Vllamasi ne mentionne qu'un seul orthodoxe : Nuçi Naçi qui avait autrefois enseigné l'albanais à l'école albanaise de Korçë avant d'être arrêté par les autorités ottomanes12.

14 Pour ces Albanais – donc en très large majorité musulmans – dans le contexte macédonien de ce début de XXème siècle, entrer dans la compétition politique passe désormais non seulement par la diffusion de journaux et d'imprimés, mais aussi par la formation de comités secrets et la mise sur pied de bandes (çeta). Lorsque Sejfeddin Vllamasi, lui-même membre du comité, évoque le contexte de la création de cette cellule dans ses mémoires, il explique que les rivalités entre Grecs et Bulgares avaient alors atteint un point culminant, ensanglantant la région. Cette anarchie poussait les Grandes Puissances à faire pression sur le sultan pour lui faire accepter la formation d'une commission de contrôle et de nouvelles réformes en Macédoine13. D'autre part, des bataillons de chasseurs avaient été mis sur pied afin de lutter contre les bandes qui s'affrontaient dans le but de se partager ultérieurement les « territoires albanais » (c'est ainsi que Sejfi Vllamasi voyait en tout ou en partie la Macédoine). Ces bandes étaient bien organisées. Pour lui, elles étaient soutenues financièrement par les États balkaniques, à leur tour aidés par les Grandes Puissances14

15 Mais quels sont les buts du nouveau comité ? D'après les statuts qui ont été publiés à Sofia sous deux formes – dans chacun des dialectes geg et tosk15 –, l'objectif est « la régénération de l'Albanie ». Pour cela, ses membres se doivent de semer la fraternité, l'amour et l'union, de répandre la voie de la civilisation par le moyen de livres, d'envoyer des émissaires aux quatre coins de l'Albanie afin de répandre de telles idées, et d'enrôler des gens dans les montagnes pour aider le comité à œuvrer par tous les moyens pour le progrès de la nation, « afin d'échapper au joug et aux ténèbres » dans lesquels les Albanais se trouvent. Il s'agit aussi « d'œuvrer contre le danger qui cerne l'Albanie ». Comme la langue est le « premier instrument pour la civilisation d'une nation », chaque camarade (shok) a « pour devoir d'aider les autres à éclairer leur esprit

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 39

et à avoir un plus grand amour pour la patrie ». Il est aussi prévu que, lorsque le comité aura rassemblé assez d'argent, il enverra une ou deux personnes en Europe, afin d'expliquer ses buts aux Albanais ainsi qu'aux étrangers qui seraient prêts à aider. Comme les autres comités secrets de l'époque, il est organisé selon le principe des loges Carbonari. Par conséquent, chaque camarade doit trouver quatre nouveaux camarades qui, à leur tour, prêteront le serment de se vouer au comité, y compris en versant leur sang. L'égalité entre hommes et femmes est soulignée, bien que l'on ne possède aucune indication sur la participation de femmes16.

16 En réalité, les buts de cette nouvelle organisation appelée « Comité des Albanais pour la liberté de l'Albanie » ont pu être formulés de différentes manières, selon ses membres, leurs interlocuteurs et la période. Au printemps 1906, le consul austro-hongrois à Bitola rapporte que les revendications du comité sont : la reconnaissance officielle de la langue albanaise dans l'administration et à l'école, la mise en place de fonctionnaires albanais dans le pays et le non-envoi des troupes albanaises en dehors des provinces européennes – des revendications qui sont donc davantage liées aux relations entre « Albanais » et gouvernement ottoman qu'à la promotion de l'union et du progrès parmi eux17.

17 Un an plus tard, Shahin Kolonja explique à un représentant de la Double Monarchie que le but du comité est de « ramener la population albanaise à la conscience de sa nationalité, dans les régions où elle est grécisée à travers l'activité du Patriarcat grec, c'est-à-dire au moyen de l'Église et des écoles, et d'engendrer un intérêt pour la langue albanaise »18. Cette dernière affirmation, qui, au reste, rejoint les buts du comité tels qu'ils sont exprimés dans les statuts, appelle une remarque. L'objectif de cette organisation, dont les membres sont essentiellement des musulmans, serait donc, en particulier, de toucher les Albanais chrétiens orthodoxes et de s'opposer à la propagande grecque. La déclaration de Shahin Kolonja intervient, il est vrai, juste après l'assassinat du métropolite de Korçë par la çeta albanaise formée au printemps 1906.

18 De fait, à côté de la diffusion d'imprimés et de la propagande menée notamment parmi les soldats, les gendarmes et les policiers, le comité albanais a très tôt décidé de mettre sur pied des bandes, comme l'avaient fait les autres propagandes.

19 En mars 1906, afin d'organiser une première çeta, Bajo Topulli est entré en clandestinité avec trois étudiants de l'idadiye, accompagné de Hysejn bey Dishnica. Ils ont recruté dans la région de Kolonjë, au sud de Korçë, et dans la région de Gjirokastër, lieu de naissance de Bajo Topulli. Pendant plusieurs mois, les membres de ces deux groupes se sont contentés de distribuer de la littérature et de sensibiliser la population à la cause albanaise, tandis que d'autres sont partis convaincre les Albanais des diasporas de Bulgarie et de Roumanie de soutenir financièrement cette action. Mais, en septembre 1906, une bande dirigée par Çerçiz Topulli, le frère de Bajo, se signale par le meurtre du métropolite de Korçë, donnant à l'action du comité une autre dimension.

20 Dans le numéro du 15 novembre du journal Drita, la photo de Bajo Topulli entouré de son frère et d'un autre membre de la bande apparaît en première page. Elle accompagne un texte qui revendique le meurtre du prêtre, acte fondateur de la guérilla albanaise. Dans cet article, Bajo Topulli explique que cet assassinat n'est que l'expression de la vengeance, pour l'honneur et le bien de la nation, du meurtre de Papa Kristo de Negovan, assassiné par une bande grecque au début de l'année 1905. Lui- même a été offusqué du fait que ce meurtre n'ait pas été puni par le gouvernement ottoman. Plus tard, il a même appris que deux Albanais qui ont donné de l'argent pour

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 40

les orphelins de Papa Kristo ont été injustement arrêtés19. C'est pour cette raison, explique-t-il, qu'il a fondé avec des patriotes une ligue pour venger le sang de ce pope albanais, serviteur de la nation. Il a ensuite quitté son poste à l'idadiye, s'est mis à distribuer des livres et a constitué une çeta de treize personnes, comprenant des musulmans et des chrétiens20. Puis, il a été chargé de « reprendre le sang » du pope21.

21 Il est vrai que le journal Drita de Shahin Kolonja, que lisait probablement Bajo Topulli à Bitola, avait lancé une campagne à la suite du meurtre du pope, dénonçant la responsabilité de la Grèce et de l'Église grecque, taxées de barbares et de sauvages. Le journal avait contribué à élever Papa Kristo au rang de martyr (dëshmor) de la langue et de la nation, son rédacteur poussant les lecteurs à venger cet événement, comparable à celui de Kerbela, c'est-à-dire au martyre de Huseyin, le petit-fils du Prophète, et dénonçant la barbarie grecque contre toute la nation albanaise et contre sa langue22. Au cours de l'été 1905, le périodique avait également lancé une campagne de collecte de fonds pour aider les enfants du martyr. En juillet 1906, une caricature représentant l'assassinat du pope figurait encore en première page de Drita. Parallèlement, le périodique avait entamé une campagne de diffamation contre le métropolite de Korçë.

22 Quel que soit l'impact véritable du meurtre de Papa Kristo, qui avait eu lieu un an et demi plus tôt, ou de celui de la feuille de Shahin Kolonja, en automne 1906, les membres du comité albanais ont donc voulu exprimer publiquement une « solidarité nationale » par le biais d'une « vengeance », non sans instrumentaliser la loi coutumière albanaise. Or, cette solidarité est d'autant plus manifeste qu'elle se fait au delà des frontières religieuses, ce que les orthodoxes ne sont d'ailleurs pas encore tout à fait prêts à admettre. Après ce coup d'éclat cependant, alors que les membres du comité à Bitola ont déjà été arrêtés depuis plusieurs mois, la çeta albanaise doit se dissoudre et ses chefs partent mobiliser les diasporas de Bulgarie, de Roumanie et des États-Unis23.

Les orthodoxes albanais, le patriarcat et le « meurtre du pretre »

23 En 1905-1906, on l'a vu, les milieux orthodoxes albanophones sont encore très pétris d'hellénisme. L'opposition au clergé considéré comme « grec » et à une « orthodoxie grecque » ne peut revêtir des formes trop brutales. Dans le journal Kombi [La nation] essentiellement rédigé par des orthodoxes24, on voit que l'assassinat du métropolite de Korçë met les éditeurs dans l'embarras au contraire de ceux de Drita. Ils se demandent d'abord qui a pu être responsable d'un tel acte, tout en s'élevant contre les interprétations de la presse grecque qui accuse les Albanais musulmans, voulant ainsi, selon eux, diviser les Albanais. Les éditeurs de Kombi ne veulent pas voir dans cet assassinat une manifestation de leur « mouvement » à eux, les chrétiens. Ils affirment ne pas vouloir mener une lutte systématique contre les « Phanariotes » (ainsi appellent-ils les membres du clergé proches du Patriarcat). Ils finissent par expliquer que Photios n'a d'ailleurs pas été tué par les Albanais, mais par sa propre politique : il n'était pas un bon pasteur. Car ils critiquent aussi fortement l'attitude « anti- chrétienne » du « clergé grec fanatique ». Ils parlent même de « joug grec ».

24 Peu à peu, ce sont pourtant eux, les éditeurs de Kombi, qui vont être des acteurs de premier plan, non pas dans une lutte armée, mais dans une nouvelle scission au sein de l'Église orthodoxe, en l'occurrence dans la naissance d'une Église orthodoxe albanaise

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 41

aux États-Unis. Au printemps 1907, le périodique et la société albanaise Besa-besë dirigée par Fan Noli érigent la Saint-Georges « qui était fêtée par les chrétiens et les musulmans » en « une célébration de la bravoure de Skanderbeg [initialement prénommé Gjergj, c'est-à-dire Georges], à l'époque où l'Albanie était louée dans toute l'Europe, lorsque les Albanais étaient unis sous un drapeau ». Il s'agit de célébrer religieusement et nationa-lement, comme les autres peuples, « le jour de la libération d'un joug extérieur ou intérieur »25. Mais cette volonté de nationaliser le religieux va beaucoup plus loin, car, au même moment, les rédacteurs de Kombi suggèrent la constitution d'un comité, afin que les Albanais se dotent d'une église à Boston et d'un pope, afin de remplir un devoir « religieux et national », en suivant l'exemple des autres colonies des États-Unis qui ont leurs journaux et églises, à l'instar des Valaques, c'est-à-dire des Aroumains.

25 Cette idée met un an à cheminer et, pour diverses raisons, finit par conduire à la formation d'un embryon d'Église albanaise indépendante. Jugeant qu'il faut utiliser la liberté religieuse qui existe aux États-Unis pour réaliser ce que les Albanais de Roumanie veulent depuis longtemps faire, c'est-à-dire « poser les fondements d'une Église albanaise pour l'intérieur de l'Albanie, pour la libération du joug de l'Église grecque », un petit groupe d'al-banistes envoie alors Fan Noli auprès de Monseigneur Platon, évêque russe de New York. En février 1908, ce dernier accepte d'ordonner Fan Noli qui est consacré le 8 mars et célèbre, le 22 du même mois, la première messe en albanais dans l'église de Saint-Georges à Boston. Fan Noli se promet de traduire les textes liturgiques en albanais et d'être l'initiateur d'une « Église indépendante des instruments de la Grèce, des Phanariotes »26.

26 Or, on constate que c'est précisément lorsque les éditeurs de Kombi décident, vers la fin de l'année 1907, de couper le cordon ombilical qui les relie au Patriarcat, qu'ils modifient leur façon de voir l'assassinat du métropolite. Désormais, ils justifient le meurtre : l'assassinat de Photios a été exécuté selon la coutume du sang, afin de venger le meurtre de Papa Kristo Negovani. Mais, ils tiennent à préciser qu'il ne s'agit pas d'un acte dirigé contre le « clergé grec » en tant que tel. Pourtant, ils laissent paraître une réaction à un article paru dans la revue Albania de Faik Konica27 rédigée par un Albanais d'Égypte, dans laquelle ce dernier explique que les « prêtres grecs » avaient tué le seul « prêtre albanais ». Bien que musulman, c'est Bajo Topulli qui avait vengé, de façon juste et nécessaire, ce meurtre d'un innocent ayant seulement déclaré qu'il était albanais. Et d'ajouter que les métropolites n'étaient pas des personnes désarmées, puisqu'ils collaboraient avec les vali et les pachas.

27 Le commentaire des éditeurs de Kombi nous montre comment, au fil des mois et des événements, ils ont, eux aussi, adopté une attitude plus radicale. Ils expliquent en effet qu'ils ont toujours dit qu'il ne fallait pas utiliser la violence contre la propagande grecque et que, dans ce sens, la revue Albania a raison. Cependant, pour eux, la situation est telle qu'une propagande pacifiste ne convient plus : le gouvernement a exilé tous les « patriotes » et la propagande grecque ne se contente plus d'utiliser les écoles et les églises ; elle emploie dorénavant aussi la force. En conséquence, Bajo Topulli a été « l'épée salvatrice » nécessaire contre « l'épée grecque »28.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 42

Conclusion

28 Le meurtre du prêtre, ou plus exactement du plus haut représentant de la hiérarchie ecclésiastique orthodoxe de la région de Korçë, revêt assurément un caractère inaugural. Avec lui, la mobilisation albanaise clandestine qui vient de se constituer quelques mois auparavant se manifeste sur la scène politique. Le message s'adresse aux autorités ottomanes, qui sont accusées de ne pas garantir la justice. Il s'adresse aussi au Patriarcat de Constantinople et à la hiérarchie orthodoxe, sans oublier les autorités de l'État grec accusées de collaborer étroitement avec cette hiérarchie. Mais, ce témoignage d'un engagement pouvant faire acte de violence est également un message adressé à la population de la région dans son ensemble. À ceux qui voudraient collaborer avec la hiérarchie patriarchiste « pro-grecque », il signifie que, puisque cette autorité a été touchée, tous ceux qui suivent sa ligne peuvent l'être également. Aux autres, il indique que, désormais, la solidarité entre musulmans et chrétiens, au sein d'une nation albanaise, est chose concrète et donc que la frontière religieuse ne peut, en aucune manière, empêcher l'existence de cette nation.

29 Dans le choix de la cible, on peut également déceler, en toile de fond, une opposition entre porteurs de la mobilisation nationaliste et Églises, comme Bernard Lory le souligne dans sa contribution. J'apporterai une nuance, car il semble surtout que les premiers souhaitent voir les secondes dans une relation de subordination. Le rejet, puis l'instrumentalisation du meurtre par des albanistes orthodoxes au moment où il s'agissait de dissocier orthodoxie et hellénisme, en forgeant une expression albanaise de l'orthodoxie et en allant vers la création d'une Église orthodoxe albanaise, le montre.

NOTES

1. À ce sujet, voir Gounaris (Basil C), « From Peasants into Urbanites, from Village into Nation : Ottoman Monastir in the Early Twentieth Century », European History Ouarterly, 31 (1), 2001, pp. 55-58. 2. Adanir (Fikret), Die makedonische Frage. Ihre Entstehung und Entwicklung bis 1908 (La question macédonienne. Sa formation et son développement jusqu'en 1908), Wiesbaden : Franz Steiner Verlag, 1979 [Frankfurter Historische Abhandlungen, Band 20]. 3. Mallkimi i gjuhes shqipe, prej M.G., Pjese kombiare me vjershe me tre pamje, ngjare ne Korçe me 1886 (La malédiction de la langue albanaise, par M.G., Pièce nationale en vers et en trois actes, se passant à Korçë en 1886), Bukuresht : Shyt. N.N. Voicu, 1905. 4. Je reprends ici l'expression de M. D. Peyfuss (Peyfuss (Max Demeter), Die aromunische Frage. Ihre Entwicklung von der Urspriingen bis zum Frieden von Bukarest (1913) und die Haltung Österreich- Ungarns (La question aroumaine. Son développement depuis les origines jusqu'à la paix de Bucarest (1913) et l'attitude de l'Autriche-Hongrie), Wien : Bôhlau, 1974). 5. Peyfuss (Max Demetei), op.cit., p. 85 ss. et pp. 112-113. 6. À ce sujet, voir mon ouvrage Aux origines du nationalisme albanais à paraître chez Karthala en 2006.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 43

7. Cf. Fullani (Dhimitër), « Papa Kristo Negovani », Buletin i Universitetit Shtetëror të Tiranës, Seria Shkencat Shoqërore, 2, 1960, pp. 188-221 ; et Elsie (Robert), History of Albanian Literature, 2 vol., New York : Columbia Univ. Press, 1995, pp. 284-286. 8. Ce journal était édité à Sofia par Shahin Kolonja. Il parut entre 1901 et 1908 (cf. Sokolova (Bojka), Albanski vǎzroždenski pečat v B lgarija (La presse de la renaissance albanaise en Bulgarie), Sofia : Bǎlgarska Akademija na Naukite, 1979). 9. Voir également Luaiasi (Petio N.), Mallkim i Shkronjavet Shqipe dhe çperfolja e Shqipëtarit (La malédiction des lettres albanaises et le dénigrement de l'Albanais), Manastir : Shtyp. Tregëtare nëkombëtare, 1911. 10. Les diasporas albanaises anciennes (Grèce, Italie), ainsi que celles qui se constituèrent au cours du XIXème siècle, comme en Roumanie, en Bulgarie ou en Égypte, ou même au début du XXème siècle en Amérique, furent des lieux particulièrement propices au développement de l'albanisme et, en particulier, aux activités d'édition (à ce sujet, voir mon ouvrage à paraître, cité en note 6). 11. Sur tous ces sujets, voir en particulier les numéros 7 (de 1902), 26 (de 1903), 41 (de 1904), 58, 59, 60, 62 et 71 (de 1905), 79, 82 et 83 (de 1906) de Dritra. 12. Pepo (Petraq), éd., Kujtime nga lëvizja për çlirimin kombetar (1878-1912) (Souvenirs du mouvement pour la libération nationale), Tiranë, 1962, p. 231 ss. ; Vllamasi (Sejfi), Ballafaqime politike në Shqipëri. 1897-1942 (Kujtime dhe vlerësime historike) (Confrontations politiques en Albanie. 1897-1942 [Souvenirs et appréciations historiques]), Tiranë : Marin Barleti, 1995, pp. 26-28 ; Haus-, Hof- und Staats Archiv (Vienne), PA XIV/14, liasse XI, Prochaska, Monastir, 21/4/1906. 13. De fait, une commission internationale des finances avait été mise sur pied en 1905 pour régler le volet financier des réformes, après avoir été acceptée par la Porte à la suite d'une démonstration navale des Grandes Puissances. 14. Vllamasi (Sejfi), op.cit, pp. 26-27. 15. HHStA, PA XIV/14, liasse XI, Prochaska, Monastir, 21/4/1906. 16. Komitet i Shqiptarëve për lirin' e Shqipërisë. Kanonizmë, s.I., s. d. 17. HHStA, PA XIV/14, liasse XI, Prochaska, Monastir, 21/4/1906. 18. HHStA, PA XIV/13, Liasse VIII/1, Mitteilungen Schahin bey Kolonia über die Agitation Aladro's (1907). 19. Notons qu'il s'agit donc aussi d'une réaction vis-à-vis de la justice et des autorités ottomanes. 20. En réalité, la çeta ne comprenait qu'un chrétien, Apostoll Plasa, du village de Plasë, près de Korçë (Giameno (Mihal), Kryengritja shqiptare (La révolte albanaise), Vlorë, 1925, p. 28). 21. Drita, (85), 15/11/1906, p. 1. 22. Voir Drita, (58), (59) et (60). Papa Kristo y était présenté comme la victime de l'Église et de la nation grecque, aidées par le gouvernement ottoman, ou encore comme la victime « des Grecs et des Grécomanes », la victime « des barbares sauvages grecs et grécomanes ». 23. Au printemps 1907, une nouvelle bande est formée sous la direction de Çerçiz Topulli, dans laquelle un jeune albaniste chrétien de la diaspora, Mihal Grameno, s'enrôle. Son activité consiste essentiellement à faire de la propagande dans les villages du vilayet de Ioannina et des sandjak macédoniens. Elle ne combat donc pas. Au printemps 1908, elle décide néanmoins de faire un nouveau coup d'éclat en assassinant le commandant de gendarmerie de Gjirokastër, ce qui l'entraîne dans un court affrontement avec les troupes ottomanes (cf. Grameno (Mihal), op.cit 24. Ce périodique paraît à Boston, aux États-Unis. Il est alors le second journal albanais, par l'importance de son lectorat. Ces principaux éditeurs sont Sotir Peci et Fan Noli. 25. Kombi, (34) et (35) (26/04 et 03/05/1907). Cet essai de faire de la Saint-Georges une fête nationale n'aura pas de suite dans le cadre de l'Albanie indépendante. 26. Kombi, (25), (51), (52), (53). (56), (60), (62), (67), (72). 27. Albania (Londres), 10 (8), 1906. Dans l'article, Bajo Topulli était sévèrement critiqué pour avoir tué un homme sans défense.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 44

28. Voir les numéros 17 (de 1906), 21 et 22 (de janvier 1907), 64 (de décembre 1907), 70 et 77 (de 1908} du journal Kombi

RÉSUMÉS

En septembre 1906, une çeta (bande) albanaise assassine le métropolite orthodoxe de Korçë, ville située à l'ouest de Bitola, dans une région fortement albanophone. A première vue, on pourrait voir dans ce meurtre du chef local de la communauté orthodoxe perpétré par un groupe formé en majeure partie de musulmans la manifestation tangible d'un affrontement religieux. En réalité, cet acte de violence, replacé dans un cadre plus général, doit être interprété sur un autre plan, celui du nationalisme albanais naissant.

In September 1906, an Albanian çeta (gang band) murdered the Orthodox bishop of Korçë, a town located to the West of Bitola, an area heavily inhabited by Albanian speakers. At first glance, one could perceive, in this murder of the local chief of the Orthodox community perpetrated by a group mainly made out of Muslims, the tangible expression of a religious clash. In reality, this violent act, viewed in a wider scope, must be interpreted within another framework, the rising of the .

AUTEUR

NATHALIE CLAYER Chercheuse au CNRS. Contact : [email protected].

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 45

Dossier : Diasporas musulmanes balkaniques dans l'Union européenne Special issue: Balkan muslim diaspora in the EU

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 46

Diasporas musulmanes balkaniques dans l'Union Européenne Introduction Balkan Muslim Diasporas in the EU

Xavier Bougarel et Dimitrina Mihaylova

1 Ce dossier, consacré aux musulmans d'origine balkanique vivant au sein de l'Union européenne, est composé de six articles1. Ceux de Dimitris Antoniou, Jeanne Hersant, Kristina Grünenberg et Fabrizio Speziale ont d'abord été présentés en novembre 2003, lors d'un colloque sur Les musulmans balkaniques et l'islam en Europe de l'Ouest, co- organisé par l'Association française d'études sur les Balkans (AFEBalk) et le laboratoire Migrinter du CNRS (UMR 6588, Poitiers)2. Une première version de l'article de Špela Kalčić a été présentée lors de la huitième conférence de l'Association européenne d'anthropologie sociale (EASA), tenue à Vienne en septembre 2004. Enfin, l'article de Georgia Kretsi a d'abord été publié en allemand, comme chapitre d'un ouvrage collectif intitulé Le vaste monde et le village. L'émigration albanaise à la fin du vingtième siècle3.

2 Cette diversité dans la provenance des articles rassemblés ici se double d'une relative variété dans leurs cadres théoriques et leurs problématiques concrètes. Ainsi, les auteurs insistent tous sur la nature multiple et fluctuante des appartenances collectives, mais en allant plus ou moins loin dans leur déconstruction, et en utilisant malgré tout des concepts tels que celui d'“identité”, ou en les évitant soigneusement4. De même, tous s'inspirent de méthodes dérivées de l'anthropologie (observation participante, entretiens non-directifs, etc.), mais pour étudier des objets extrêmement variés.

3 Les recherches de Kristina Grünenberg et de Georgia Kretsi, par exemple, portent sur les pratiques privées d'individus souvent qualifiés de “musulmans sociologiques”, à savoir des individus dont les origines familiales musulmanes ne se traduisent pas forcément par une identification active à la “communauté musulmane” ou par une religiosité particulière. Dimitris Antoniou, Jeanne Hersant et Špela Kalčić s'intéressent plutôt aux marqueurs identitaires et aux pratiques collectives qui structurent certains groupes, ainsi qu'aux acteurs associatifs qui cherchent indissociablement à en fixer les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 47

contours et à en garder le contrôle. Enfin, Fabrizio Speziale concentre son attention sur un maître soufi et le cercle de ses disciples, ainsi que sur l'évolution de leur identité religieuse. De telles variations dans les perspectives théoriques, les problématiques et les échelles choisies ne rendent pas vaine toute tentative de comparaison, bien au contraire, mais impliquent un examen attentif des catégories à travers lesquelles celle- ci peut s'effectuer.

Des diasporas d'origine récente

4 La diversité ethnolinguistique des populations musulmanes des Balkans, les clivages socioculturels et politiques qui les traversent, leurs rapports différenciés aux populations non-musulmanes et aux États de la région ont déjà fait l'objet de plusieurs ouvrages5, et il n'est pas utile d'y revenir dans le cadre de ce dossier. Il faut par contre noter que, quelque soit le sujet traité, les auteurs rassemblés ici soulignent tous que l'expérience migratoire, son impact sur les modes d'identification et de structuration du groupe, les pratiques et les solidarités religieuses, ne peuvent être analysés sans tenir compte des contextes et des pratiques antérieures à la migration, et des évolutions propres au pays d'origine : ainsi, Fabrizio Speziale voit dans la capacité d'adaptation à des environnements variables et hostiles une constante de l'identité tsigane, Georgia Kretsi situe les changements de prénom des migrants albanais dans le prolongement de la culture anthroponymique des Albanais musulmans et de la politique d' des prénoms, Kristina Grünenberg rappelle que la limitation de la religion à la sphère privée est aussi un legs du communisme yougoslave, Špela Kalčić lie les évolutions de l'identité bosniaque aux conséquences de l'indépendance Slovène comme aux échos de la guerre en Bosnie-Herzégovine, Dimitris Antoniou et Jeanne Hersant montrent comment les populations et les associations qu'ils étudient sont influencées par le contexte plus général des relations gréco-turques.

5 Certes, à bien des égards, l'émigration constitue une rupture, d'autant plus lorsqu'elle prend la forme d'un exil forcé (Bosnie-Herzégovine, Kosovo) ou succède à plusieurs décennies de confinement territorial (Albanie, zone militaire grecque). Mais elle n'est jamais synonyme de tabula rasa, tant au niveau des pratiques culturelles que des réseaux sociaux 6 et, pour ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, elle ne met pas fin à la diversité des populations musulmanes balkaniques. Dès lors, rassembler sous l'intitulé Diasporas musulmanes balkaniques plusieurs articles consacrés aux Turcs, aux Albanais, aux Bosniaques et aux Roms des Balkans vivant en contexte diasporique ou “semi-diasporique” (voir infra) ne peut se justifier que dans la mesure où ces différentes populations ont une expérience diasporique qui, tout à la fois, les rapproche les unes des autres et les distingue d'autres groupes originaires des pays balkaniques ou du monde musulman.

6 De ce point de vue, la première question qui se pose est de savoir si les musulmans d'origine balkanique vivant au sein de l'Union européenne constituent ou non des diasporas. Sans doute, ces dernières décennies ont-elles été marquées par une émigration massive des musulmans balkaniques vers l'Europe occidentale, et ce sont désormais plusieurs centaines de milliers de musulmans originaires des Balkans qui résident dans différents pays de l'UE, y représentant parfois une part importante de la population d'origine étrangère (Albanais d'Albanie en Grèce et en Italie, Bosniaques en Suède, en Allemagne et en Autriche, Albanais du Kosovo en Belgique, etc.). Dans les cas

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 48

grec et yougoslave, l'émigration de Gastarbeiter musulmans vers l'Europe occidentale a commencé dans les années 1960, mais est restée limitée et a continué de se heurter à certains obstacles administratifs, comme le rappelle Jeanne Hersant à propos de la Thrace occidentale7. Il faut donc attendre les années 1990, avec la libre circulation entre la Grèce et les autres États de l'UE, et surtout la fin chaotique et violente des régimes communistes, pour que l'émigration des musulmans balkaniques prenne un caractère massif : en une décennie, 800 000 Albanais – dont un nombre indéterminés de “musulmans sociologiques”8 – cherchent par tous les moyens à fuir la misère et le chaos de l'Albanie post-communiste9, cependant que plusieurs centaines de milliers de réfugiés bosniaques et albanais kosovars se retrouvent chassés de leurs foyers par la guerre, la répression et le “nettoyage ethnique”10.

7 Cette émigration massive vers l'Europe occidentale constitue un tournant majeur par rapport à la première moitié du vingtième siècle, lorsque les flux migratoires des musulmans balkaniques étaient orientés vers Istanbul et l'Anatolie11, et que les rares musulmans d'origine balkanique présents en Occident tendaient soit à se fondre au sein de communautés plus vastes et mieux structurées (turque, yougoslave, croate, etc.)12, soit à constituer des cercles restreints d'émigrés politiques13. Mais les populations musulmanes balkaniques désormais installées dans différents pays de l'UE peuvent- elles pour autant être considérées comme des diasporas ? Les situations variant considérablement d'une population à l'autre, la réponse ne peut être que nuancée. Ainsi, l'émigration des Albanais d'Albanie vers la Grèce reste souvent temporaire ou saisonnière, malgré plusieurs vagues de régularisation après 1997. Elle ne se traduit pas par l'affirmation d'une identité communautaire forte ou par la constitution d'un tissu associatif dense14, mais par un désir d'assimilation et d'“invisibilité”15 dont les changements de prénom décrits par Georgia Kretsi ne constituent qu'un aspect. De telles pratiques se retrouvent chez les musulmans de Thrace occidentale installés à Athènes, et étudiés par Dimitris Antoniou. Dans le cas des Turcs de Thrace installés en Allemagne, au contraire, Jeanne Hersant montre comment les associations et, à travers elles, diverses pratiques sociales plus ou moins formalisées servent non seulement à préserver la cohésion du groupe en contexte migratoire, mais aussi à le mobiliser politiquement et à tirer profit de cette position excentrée pour agir sur le pays d'origine16. Ces processus correspondent bien aux critères généralement avancés pour juger de l'existence d'une diaspora, à savoir l'existence de plusieurs des traits suivants : (1) une dispersion, souvent traumatisante, hors du pays d'origine ; (2) à défaut, un départ du pays d'origine à la recherche de travail, de débouchés commerciaux ou d'ambitions coloniales ; (3) une mémoire et un mythe collectifs autour du pays d'origine ; (4) une idéalisation de la supposée terre des ancêtres ; (5) un mouvement de retour ; (6) une conscience ethnique de groupe forte et durable ; (7) un rapport problématique avec les sociétés d'accueil ; (8) un sentiment de solidarité avec les membres du même groupe ethnique vivant dans d'autres pays ; (9) la possibilité d'une activité créatrice et enrichissante propre dans des pays d'accueil tolérants17.

8 De fait, les deux dernières décennies ont été marquées non seulement par la croissance rapide du nombre de musulmans d'origine balkanique vivant au sein de l'UE, mais aussi, dans bien des cas, par leur constitution en diasporas. L'insistance sur des identités nationales propres et sur les marqueurs qui leur sont associés, la création d'associations culturelles et leur fédération au niveau national, l'extension aux principaux pays d'accueil de l'activité des partis politiques apparus dans les Balkans dans les années 1990, l'investissement en retour du jeu politique des pays d'origine par

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 49

d'anciennes générations d'émigrés politiques sont des phénomènes qui se retrouvent sous des formes variables chez les Bosniaques de Bosnie-Herzégovine et du Sandjak, les Albanais du Kosovo et de Macédoine, les Turcs de Thrace occidentale18. Cette structuration diasporique et ce développement de mobilisations politiques transnationales représentent un processus de rattrapage par rapport à d'autres diasporas balkaniques plus anciennement constituées, telles que les diasporas croate, serbe ou macédonienne19, et peut du reste impliquer une rupture avec des cadres associatifs plus larges, tels que les clubs encadrés par les consulats de Yougoslavie et destinés à tous les Gastarbeiter yougoslaves sans distinction de nationalité. Mais la mobilisation identitaire et politique des diasporas musulmanes balkaniques reflète avant tout des phénomènes similaires dans les pays d'origine, comme le rappellent Jeanne Hersant à propos des tensions croissantes que connaît la Thrace occidentale après 1974, ou Špela Kalčić à propos de la montée des nationalismes en Bosnie- Herzégovine à la fin des années 1980.

9 Il convient enfin de mentionner certains contextes “semi-diasporiques”, consécutifs aux migrations internes de musulmans d'origine rurale vers des centres urbains dépourvus de population musulmane autochtone. Un cas manifeste de situation “semi- diasporique” est celui des musulmans de Thrace occidentale installés à Athènes, dont Dimitris Antoniou explore les conditions de vie, les clivages identitaires et le tissu associatif. La communauté bosniaque en Slovénie étudiée par Špela Kalčić constitue un cas plus complexe de situation “semi-diasporique”, dans la mesure où l'indépendance de la Slovénie et l'hostilité croissante envers les ressortissants des autres républiques de l'ex-Yougoslavie en ont subitement modifié le statut juridique et symbolique. Or, ces populations vivant en contexte “semi-diasporique” ont elles aussi connu des évolutions identitaires et politiques significatives, comme l'attestent le cas de l'association Filotita auquel s'intéresse Dimitris Antoniou, ou la mobilisation des Bosniaques de Slovénie décrite par Špela Kalcić. De même, une étude sur les élites bosniaques installées en Croatie, leurs associations culturelles et – last but not least – la mosquée de Zagreb révélerait sans doute que celles-ci ont joué dans les recompositions internes de leur communauté de référence un rôle aussi important que les organisations politico- militaires de la diaspora albanaise20.

l'« ISLAM européen » comme dénominateur commun ?

10 Une fois établie l'existence de diasporas musulmanes balkaniques au sein de l'Union européenne, reste à déterminer si ces dernières, constituées sur une base ethno- nationale, partagent une expérience diasporique commune : en d'autres termes, qu'y a- t-il de commun entre les animateurs de l'association Filotita à Athènes, les familles turques de Thrace occidentale participant aux aile gecesi (soirées familiales), les migrants albanais se convertissant à l'orthodoxie, les jeunes salafistes de Jesenice rejetant l'islam “traditionnel” de leurs parents, les réfugiés bosniaques se conformant scrupuleusement aux normes de la société danoise, et les disciples roms de Shaykh Baba Jevat ?

11 Contrairement à ce que pourraient laisser croire certains discours sur les “guerres balkaniques” ou sur la “forteresse Europe”, ce ne sont ni les causes, ni les modalités concrètes de leur émigration : chassés par la guerre, victimes de la répression ou en quête de meilleures conditions de vie, certains musulmans originaires des Balkans

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 50

vivent dans la clandestinité, d'autres bénéficient (pour combien de temps ?) du statut de réfugiés, les troisièmes ont obtenu un permis de séjour ou la citoyenneté du pays d'accueil. Ces trajectoires migratoires complexes et diversifiées ne sont en aucun cas propres aux diasporas musulmanes balkaniques. En outre, les articles rassemblés ici insistent tous sur les clivages socio-économiques, culturels, de genre et de génération qui traversent les populations étudiées, et qui se reflètent dans des rapports variables aux sociétés d'accueil, des capacités d'adaptation et des stratégies d'insertion différenciées21.

12 Que reste-t-il dès lors comme dénominateur commun, sinon l'identité religieuse des populations et des acteurs traités ici ? L'origine de ce dossier – un colloque sur Les musulmans balkaniques et l'islam en Europe de l'ouest –, tout comme son intitulé, ramènent inévitablement à cette question. Mais, pour éviter tout raisonnement tautologique, et toute essentialisation d'une hypothétique “identité musulmane balkanique”, il faut insister d'emblée sur les différences de religiosité existant d'un groupe à l'autre et d'un individu à l'autre, sur la diversité des croyances et des pratiques religieuses, sur les multiples usages communautaires ou privés de la religion que révèlent les articles présentés ici.

13 Au demeurant, le fait que la plupart de ces articles ne soient pas centrés sur les questions religieuses permet de relativiser l'importance de la religion, dans la constitution des diasporas musulmanes balkaniques comme dans la vie quotidienne de leurs membres. Certes, Jeanne Hersant, Kristina Grünenberg, Špela Kalčić et Fabrizio Speziale montrent comment la commémoration des principales fêtes du calendrier islamique et de certains rites de passage, l'ouverture de lieux de prière, le respect de certains préceptes religieux contribuent à la cohésion du groupe. Un constat similaire se retrouve dans les travaux de Marita Eastmond ou de Nadja Al-Ali sur les réfugiés bosniaques, et de Denisa Kostovicova et Albert Prestreshi sur les réfugiés kosovars22, et explique par exemple que le nombre de jama'ats (communautés locales de croyants) bosniaques en Europe occidentale soit passé de 36 en avril 199223 à 136 dix ans plus tard24. Mais les migrants albanais d'Albanie constituent là encore une exception à la règle, pour les raisons indiquées par Georgia Kretsi : articulation spécifique entre identités religieuses et identité nationale albanaise depuis la fin du XIXème siècle, interdiction de toute activité religieuse entre 1967 et 1990, pressions assimilatrices de la société grecque25. De façon plus générale, l'utilisation de la religion à des fins identitaires n'est jamais exclusive – la transmission de la langue maternelle ayant une importance au moins égale26 –, et ne facilite en aucun cas le dépassement des clivages ethniques : les jama'ats yougoslaves créés en Allemagne dans les années 1980 se sont au contraire scindés en jama'ats bosniaques et albanais, et les ordres soufis implantés en Italie au sein de la diaspora rom en reproduisent les lignes de fracture ethniques et régionales, comme le note Fabrizio Speziale.

14 Par ailleurs, l'utilisation de certains symboles ou rituels religieux comme marqueurs identitaires ne signifie pas que le niveau de pratique religieuse soit élevé ou uniforme au sein des diasporas musulmanes balkaniques : au contraire, l'ensemble des auteurs – et de leurs interlocuteurs – souligne que la pratique régulière de la religion musulmane ne concerne qu'une minorité de croyants, composée avant tout de femmes, de personnes âgées et de familles d'origine rurale27. Ce décalage entre l'islam comme référent identitaire et l'islam comme système de croyance explique que, selon les centres d'intérêt et les approches de chaque auteur, des configurations similaires

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 51

puissent susciter chez le lecteur des impressions, voire des conclusions sensiblement différentes, comme l'illustrent en particulier les articles de Kristina Grünenberg et Špela Kalčić. Dans la réalité, cependant, le “regard” slovène n'est sans doute pas moins normatif que le “regard” danois, et la volonté d'intégration des Bosniaques pas moins grande en Slovénie qu'au Danemark. De même, la Communauté islamique de Bosnie- Herzégovine signale que 32 clubs culturels et 12 jama'ats bosniaques ont été créés au Danemark au cours des années 199028, et plusieurs arrestations effectuées à Sarajevo et au Danemark en 2005 suggèrent qu'en Scandinavie également, de jeunes Bosniaques se sont laissés tenter par les sirènes de l'islam radical29.

15 La communauté de religion ne permet pas aux diasporas musulmanes balkaniques de dépasser leurs clivages ethniques ou nationaux et recouvre, en outre, une grande diversité de pratiques. La religion musulmane ne fonde donc pas, à elle seule, une communauté d'expérience entre musulmans d'origine balkanique. Nombre d'entre eux insistent par contre sur le fait qu'ils sont tour à la fois Européens et musulmans, que leur islam est un “islam européen”, largement sécularisé et donc facilement adaptable aux normes des sociétés d'accueil. Cette idée d'un “islam européen” propre aux musulmans balkaniques se retrouve en particulier chez certains interlocuteurs de Kristina Grünenberg et Špela Kalčić, mais aussi, de manière plus implicite, chez les acteurs associatifs étudiés par Dimitris Antoniou et Jeanne Hersant30. Dans les faits, elle semble corroborée par les rapports distants, voire tendus, qui existent entre les musulmans d'origine balkanique et les autres populations musulmanes de l'UE. Kristina Grünenberg montre ainsi comment les réfugiés bosniaques cherchent à se démarquer des autres groupes de réfugiés et de migrants musulmans, Fabrizio Speziale décrit les conflits de doctrine entre Baba Jevat et les imams arabes de Florence31, Dimitris Antoniou évoque les rapports complexes existant à Athènes entre musulmans de Thrace occidentale et musulmans étrangers, et même les Turcs de Thrace occidentale étudiés par Jeanne Hersant ne manquent pas, à l'occasion, de dénoncer l'“arriération” des Turcs de Turquie.

16 Pourtant, insister sur les spécificités de l'islam balkanique et en faire ce qui, tout à la fois, rapprocherait les diasporas musulmanes balkaniques et les différencierait d'autres populations originaires des Balkans ou du monde musulman, soulève d'autres problèmes. Ainsi, le décalage entre islam comme référent identitaire et islam comme système de croyance se retrouve dans les usages que les diasporas grecque, serbe et croate font de l'orthodoxie ou du catholicisme, et dans le rapport que bien des populations musulmanes installées en Europe occidentale entretiennent à l'islam. L'idée selon laquelle les musulmans d'origine non-européenne seraient beaucoup plus pratiquants que ceux d'origine balkanique ne repose sur aucune étude sérieuse et, dans les faits, les écarts de religiosité entre diasporas musulmanes balkaniques ou en leur sein même – entre migrants d'origine rurale ou urbaine, entre première et deuxième générations, etc. – sont probablement plus importants32. Enfin, l'opposition entre un “islam européen” sécularisé ou hétérodoxe d'une part, un islam “non-européen” rigoriste d'autre part, est pour le moins simpliste : les confréries soufies sont plus actives au sein de certaines populations d'origine africaine ou asiatique que chez les musulmans d'origine balkanique33, et l'adaptation de la conscience et des pratiques religieuses au contexte diasporique est un phénomène général34.

17 Les différents articles présentés ici montrent du reste que les rapports entre les musulmans d'origine balkanique et ceux d'origine non-européenne ne sont ni

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 52

univoques, ni immuables : Fabrizio Speziale suit de près les accommodations réciproques entre Baba Jevat et les imams arabes de Florence, Dimitris Antoniou signale que les animateurs de Filotita fréquentent les mêmes salles de prière que les musulmans étrangers (ce que refusent de faire d'autres musulmans de Thrace), et Fabrizio Speziale, Špela Kalčić et Jeanne Hersant notent que des acteurs religieux extérieurs – qualifiés selon les cas de “réformistes”, “salafistes” ou “fondamentalistes”35 – parviennent à recruter une minorité de partisans au sein des diasporas musulmanes balkaniques, et exacerbent ainsi certains clivages internes36. Or, ce phénomène est non seulement commun à toutes les populations musulmanes de l'UE, mais s'inscrit dans un processus plus large de “globalisation de l'islam”37 : après tout, les jeunes salafistes décrits par Špela Kalčić ont d'abord été influencés par un Bosniaque ayant combattu en Bosnie- Herzégovine aux côtés des moujahid di'ns 38, et la Khalwatiyya à laquelle appartient sheykh Baba Jevat est elle-même une confrérie soufie de nature transnationale et en évolution constante39. Dès lors, si la revendication d'un “islam européen” peut servir de révélateur à une expérience diasporique propre aux musulmans d'origine balkanique, c'est à la condition de ne pas essentialiser cet islam, de ne pas en faire une donnée culturelle immuable et uniformément partagée.

L'« invisibilité » des musulmans d'origine balkanique

18 Dans les articles rassemblés ici, deux thèmes reviennent comme des leitmotivs : l'alcool d'une part, le 11 septembre 2001 d'autre part40. Comme l'indique Kristina Grünenberg, la consommation d'alcool – réputée plus fréquente chez les musulmans d'origine balkanique – a aussi une forte dimension symbolique : Hajro boit ostensiblement une bière pour rasséréner ses nouveaux collègues de travail et, pour Armela et Mirzet, cette même boisson ne constitue pas seulement un plaisir gustatif, mais un « marqueur de similarité ou d'égalité avec les Danois » . De même, le fait que les attentats du 11 septembre aient conduit les musulmans d'origine balkanique à prendre encore d'avantage leurs distances envers leurs coreligionnaires d'origine non-européenne et à dénoncer comme “étrangères” les formes radicales de l'islam, ne s'explique pas uniquement par l'émotion ressentie ce jour-là : dans le cas de la communauté bosniaque en Slovénie, par exemple, Špela Kalčić estime qu'il s'agit aussi de se démarquer de pratiques que les croyants traditionnels « associent avec les cultures non-européennes des pays musulmans et, en tant que telles, avec quelque chose pouvant menacer leur position, en tant que Bosniaques et en tant qu'Européens ».

19 Au-delà du caractère “anecdotique” que peuvent revêtir ces deux thèmes (le taux d'alcool dans le sang n'a jamais constitué un indicateur fiable d'intégration sociale, et les sociétés européennes n'ont pas attendu le 11 septembre 2001 pour être islamophobes), leur récurrence montre que la question de l'“islam européen” revendiqué par les musulmans d'origine balkanique ne peut être considérée en dehors de son contexte, à savoir le statut de l'islam et des populations musulmanes dans leurs pays d'origine et dans leurs pays d'accueil. Ainsi, les modes de (non-)consommation d'alcool semblent indiquer la manière dont les musulmans d'origine balkanique négocient au jour au jour leurs rapports avec la société d'accueil et avec les autres populations musulmanes – ainsi que, bien souvent, leurs propres clivages internes -, et les attentats du 11 septembre semblent constituer un tournant dans la manière dont les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 53

musulmans d'origine balkanique sont perçus par leurs sociétés d'accueil, perçoivent ces sociétés et, in fine, se perçoivent et se définissent eux-mêmes.

20 La question se pose, dès lors, de savoir dans quelle mesure la revendication d'un “islam européen” par les musulmans d'origine balkanique est le reflet d'une socialisation religieuse spécifique antérieure à la migration, ou le produit dérivé d'une stratégie d'insertion dans les sociétés d'accueil. La réponse, on s'en doute, n'est pas univoque. Le fait d'être issus de sociétés pluriconfessionnelles et – à l'exception de la Grèce – post- communistes influence inévitablement la manière dont les musulmans d'origine balkanique se positionnent dans les sociétés d'accueil. Un siècle et demi d'expérience minoritaire et un demi-siècle de sécularisation autoritaire expliquent que la réduction de l'islam au statut de religion minoritaire et privée n'exige pas de leur part les mêmes ajustements que pour des musulmans originaires de pays majoritairement musulmans41. Mais les vertus explicatives de cette différence de socialisation religieuse restent limitées : après tout, les Turcs de Thrace occidentale étudiés par Jeanne Hersant déplorent que la société turque s'éloigne du modèle kémaliste, mais dépendent de leurs muftis pour régler leurs propres affaires familiales. Plus généralement, les pays musulmans n'ont pas – quoi qu'on en dise - échappé aux processus de sécularisation, et l'opposition entre socialisation religieuse en contexte majoritaire ou minoritaire ne fait sens que pour la première génération de migrants.

21 Aux spécificités de la socialisation religieuse dans les pays d'origine s'ajoutent donc d'autres différences dans la manière dont les différentes populations musulmanes sont perçues et se perçoivent dans les pays d'accueil. Comme le montre Kristina Grünenberg, les Bosniaques occupent une place relativement privilégiée au sein de la hiérarchie symbolique des étrangers en vigueur dans la société danoise, en tant que “musulmans européens” d'une part, en tant que “vrais réfugiés” d'autre part. Un tel “privilège”, toutefois, leur impose de se conformer strictement aux normes de cette même société. Cette position particulière des musulmans d'origine balkanique se retrouve dans d'autres contextes, quoi que sous des formes différentes. Ainsi, les migrants albanais étudiés par Georgia Kretsi sont loin de bénéficier dans la société grecque du statut symbolique d’“Autre légitime” ou de “quasi-Même” ; toutefois, contrairement aux autres musulmans étrangers, ils peuvent y accéder par le biais du changement de prénom et de la conversion à l'orthodoxie42. La revendication d'un “islam européen” par les musulmans d'origine balkanique, et l'effort d'adaptabilité et d'invisibilité religieuses qui l'accompagne, s'explique donc aussi par le fait que les sociétés d'accueil leur reconnaissent au moins indirectement un droit qu'elles refusent en général aux autres musulmans : celui de se considérer comme Européens.

22 Cette manière qu'ont les musulmans d'origine balkanique d'être perçus et de se percevoir simultanément comme musulmans et comme Européens reste précaire. D'une part, le fait de se voir reconnaître une identité européenne ne les protège pas de tout préjugé : les communautés albanaise et rom, par exemple, sont souvent associées à la petite délinquance et à la criminalité organisée43. D'autre part, tout évènement ravivant l'idée d'une incompatibilité radicale entre l'Europe et l'islam menace cette notion d’“islam européen” sur laquelle reposent – entre autres – les stratégies d'insertion d'une majorité de musulmans d'origine balkanique. Ceux-ci sont donc dans une position bien plus délicate que d'autres diasporas originaires des Balkans, pour lesquelles la mise en avant de marqueurs identitaires d'origine religieuse ne menace en rien leur identité européenne. C'est également dans ce contexte qu'il convient de

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 54

resituer les changements de prénoms décrits par Georgia Kretsi et Dimitris Antoniou, les conversions à l'orthodoxie parmi les Albanais d'Albanie installés en Grèce ou, plus marginalement, les conversions au catholicisme ou au protestantisme parmi les Roms des Balkans et les Albanais du Kosovo44.

23 Lorsque les marqueurs identitaires d'origine religieuse ont joué un rôle essentiel dans les mobilisations politiques des années 1990, et ne peuvent être abandonnés sans fragiliser l'identité nationale, les phénomènes de conversion sont pratiquement inexistants, mais le recours à ces marqueurs identitaires reste confiné aux espaces privés ou communautaires. Travaillant sur la diaspora bosniaque en Australie, Val Colic-Peisker note par exemple que « seule une petite minorité de femmes musulmanes bosniennes d'origine rurale portent l'habit traditionnel avec un foulard qui couvre leurs cheveux, ce qui les rend visibles dans les suburbs australiens. (...) Dans le contexte australien, l'identité bosniaque (musulmane bosnienne) a plus une signification “interne” qu'“externe” : elle est un moyen de différenciation de ce groupe envers les deux autres groupes ethniques bosniens, les Serbes et les Croates, mais elle reste discrète et largement invisible “de l'extérieur”, dans le contexte général australien »45. Un constat similaire pourrait sans doute s'appliquer à la diaspora bosniaque en Amérique du nord et en Europe occidentale, à la nuance près que l'affichage de certains marqueurs religieux peut aussi relever de ruptures identitaires récentes et délibérées, comme l'atteste le cas des jeunes salafistes étudiés par Špela Kalčić46.

24 Plus que le niveau de pratique religieuse, cette “invisibilité religieuse” des diasporas musulmanes balkaniques dans l'espace public est sans doute ce qui les différencie le plus des autres populations musulmanes vivant au sein de l'Union européenne. À partir de la fin des années 1970, en effet, la visibilité de l'islam s'est accrue en Europe occidentale, et certains enjeux symboliques forts tels que l'affaire Rushdie en Grande- Bretagne ou le port du voile en France ont servi de catalyseurs dans les mobilisations identitaires des populations musulmanes, comme dans la négociation de leurs modes d'insertion au sein des sociétés d'accueil47. Or, les musulmans d'origine balkanique sont restés en retrait de ces mobilisations, et ce pour plusieurs raisons. D'une part, ces diasporas sont récentes, et restent de taille modeste en comparaison d'autres communautés telles que la diaspora turque en Allemagne et en Scandinavie ou les diasporas turque et marocaine en Belgique. Même lorsque certains représentants des diasporas musulmanes balkaniques participent, au niveau local ou national, à des fédérations religieuses pluriethniques ou à des instances représentatives du culte musulman, ils n'y occupent donc qu'une place marginale. D'autre part, pour les musulmans balkaniques, l'expérience d'insertion minoritaire au sein d'une société sécularisée précède la migration, comme cela a déjà été mentionné plus haut.

25 Certes, dans les Balkans également, le réveil politique national des musulmans balkaniques va de pair avec la mise en avant de certains marqueurs identitaires d'origine religieuse, et donc avec une visibilité accrue de l'islam48. Mais ce processus ne se retrouve pas en contexte diasporique : dans ce dernier cas, en effet, la priorité accordée à la cause nationale amène les musulmans d'origine balkanique à écarter toute manifestation ou revendication religieuse qui pourrait les compromettre aux yeux des autorités ou des opinions publiques des pays d'accueil. De ce point de vue, les diasporas musulmanes balkaniques se distinguent non seulement des autres populations musulmanes de l'UE, mais aussi de leurs propres communautés de référence. Enfin, les musulmans balkaniques vivant en contexte “semi-diasporique”

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 55

semblent constituer des cas à part, dans lesquels les liens entre mobilisation identitaire et visibilité religieuse se complexifient d'avantage, comme l'attestent dans plusieurs centres urbains des Balkans (Athènes, Belgrade49, Zagreb, Rijeka, Ljubljana, etc.) l'émergence de revendications liées à la pratique du culte musulman (ouverture d'une mosquée centrale, création de parcelles musulmanes dans les cimetières de la ville, etc.), et rappelant celles existant en Europe occidentale, ou encore la tentative des animateurs de l'association Filotita de s'appuyer sur la masse des musulmans étrangers pour s'ériger en partenaire légitime des autorités grecques.

« Anciens » et « nouveaux » musulmans d'Europe

26 Lorsque les musulmans des Balkans parlent d'“islam européen”, c'est le plus souvent au sens d'un “islam autochtone” dont ils excluent sans état d'âme les populations musulmanes arrivées en Europe après la Seconde Guerre mondiale50. À l'inverse, dans les débats actuels sur l'émergence d'un “islam d'Europe” (ou “Euro-Islam”), à savoir de pratiques et d'interprétations de la religion musulmane adaptées au contexte des sociétés européennes, les musulmans balkaniques ne sont généralement pas pris en compte, dans la mesure où ils ne sont pas (encore) citoyens de l'Union européenne51. La période de la guerre en Bosnie-Herzégovine n'a, de ce point de vue, constitué qu'une parenthèse stérile : le destin tragique de la communauté bosniaque a certes mobilisé les opinions publiques occidentales et musulmanes, et Alija Izetbegović a été érigé en modèle de “musulman européen”, mais c'est au prix du passage sous silence des clivages et des évolutions internes à l'islam bosniaque52.

27 Il faut donc se demander quelle peut être l'articulation présente et future de ces deux acceptions divergentes de l'“islam européen”, et quelle place y occupent les musulmans d'origine balkanique vivant en Europe occidentale. Par un paradoxe apparent, ces derniers ont surtout joué un rôle crucial dans l'implantation de l'islam en Europe occidentale et dans les contacts entre communautés musulmanes des Balkans et acteurs religieux du monde musulman avant 1990. Ainsi, dans les années 1960 et 1970, la petite communauté albanaise de Belgique a joué un rôle actif dans l'ouverture du premier Centre islamique à Bruxelles53, et des émigrés politiques bosniaques tels que Smail Balić, Salem Hadžić ou Teufik Velagić ont joué un rôle central dans la vie de la petite communauté islamique autrichienne54 À l'inverse, dans les années 1970 et 1980, certains Gastarbeiter bosniaques et albanais ont fréquenté des mosquées turques ou arabes avant d'initier la création des premiers jama'ats yougoslaves. Dès cette époque, toutefois, la croissance numérique rapide des différentes populations musulmanes présentes en Europe occidentale et l'émergence de nouveaux acteurs associatifs ont entraîné une plus forte compartimentation ethno-nationale de la vie religieuse, et une marginalisation des musulmans balkaniques arrivés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Jusqu'en 1990, de nombreux échanges entre communautés musulmanes des Balkans et acteurs religieux du monde musulman se sont réalisés par le biais de l'Europe occidentale, comme l'attestent les contacts entre Gastarbeiter bosniaques et albanais et certains réseaux transnationaux de type confrérique ou militant, l'“importation” de nouveaux modèles idéologiques ou architecturaux, ou encore le rôle joué en 1983 par Teufik Velagić dans le séjour en d'une délégation d'islamistes bosniaques. Mais ce “détour diasporique” a perdu une bonne partie de son importance après 1990, lorsque l'effondrement des régimes communistes et l'ouverture des

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 56

frontières ont permis aux acteurs religieux du monde musulman de s'implanter directement dans les Balkans.

28 Quinze ans après la disparition du Rideau de fer, et alors même que les discussions sur l'élargissement de l'UE et l'émergence d'un “islam d'Europe” s'intensifient, les diasporas musulmanes balkaniques semblent repliées sur leur identité ethno-nationale d'une part, sur un “islam européen” dont elles revendiquent le monopole d'autre part. Là encore, cette situation reflète largement celle qui prévaut au sein de leurs communautés de référence. Après tout, les violences et les discriminations dont sont victimes les Roms, les Bosniaques et les Goranis au Kosovo montrent que les clivages ethniques divisent aussi les populations musulmanes dans les Balkans, et les institutions religieuses islamiques des pays balkaniques ont généralement plus de liens avec la Direction des affaires religieuses (Diyanet) de Turquie qu'avec les forums islamiques paneuropéens qui se sont développés ces dernières années. Le cas particulier de Mustafa Cerić, Reis-ul-Ulema de Bosnie-Herzégovine, montre toutefois que les choses ne sont ni aussi simples, ni aussi figées qu'il ne semble à première vue.

29 Parmi les principaux oulémas des Balkans, Mustafa Cerić est le seul à avoir une expérience diasporique importante : avant de devenir Reis-ul-Ulema en 1993, en effet, il a été imam du Centre islamique bosniaque de Chicago de 1981 à 1986, puis imam principal de la mosquée de Zagreb de 1986 à 1993. Il est le seul à participer au Conseil européen pour les fatwas et la recherche créé en 199755, et à insister régulièrement sur la nécessité de doter la religion musulmane d'instances représentatives à l'échelle européenne, ou de structures de formation pour imams situées en Europe. Pourtant, cette vocation “paneuropéenne” de Mustafa Cerić – que lui reprochent du reste certains oulémas bosniaques – ne se retrouve pas dans la diaspora bosniaque, les jama'ats bosniaques et leurs fédérations nationales – telles que l'Union des paroisses islamiques des Bosniaques en Allemagne (Vereinigung islamischer Gemeinden der Bosniaker) – s'impliquant peu dans les forums pluriethniques ou les instances représentatives du culte musulman. Il s'agit là moins d'un écart entre diaspora et communauté de référence que d'une divergence entre des stratégies d'affirmation institutionnelle et des stratégies locales d'intégration. Mais cette divergence se traduit bel et bien par des définitions différentes du lien entre identité religieuse et identité nationale, et par des positionnements différents dans l'espace public : à des institutions religieuses souhaitant s'ériger en médiateurs entre les sociétés européennes et les “nouveaux musulmans” européens (en cela, les choix stratégiques de Mustafa Cerić rappellent, à une autre échelle, ceux des animateurs de Filotita) s'opposent une majorité de musulmans balkaniques, qui refusent ce rôle de médiation perçu comme une menace pour leur cohésion nationale et leur intégration sociale, et une minorité de jeunes musulmans, qui s'identifient à un islam radical et anti-occidental.

30 À court terme, les diasporas musulmanes balkaniques ne constituent sans doute pas un facteur décisif dans le rapprochement entre populations musulmanes de l'Europe occidentale et de l'Europe balkanique, ou dans l'élaboration d'un “islam d'Europe”. D'autres facteurs jouent sans doute un rôle plus déterminant, tels que le recours commun à certaines institutions européennes (Cour européenne des droits de l'Homme, Parlement européen, etc.) ou la traduction d'auteurs s'intéressant à la question de l'islam en Europe, tels que Yusuf al-Qaradawi ou Tariq Ramadan. Toutefois, l'intensification des échanges entre musulmans de l'Europe occidentale et de l'Europe balkanique et les efforts de définition d'un “islam d'Europe” ne peuvent que favoriser

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 57

la redécouverte de l'expérience minoritaire des musulmans balkaniques, et de l'héritage institutionnel et intellectuel qui lui est lié56. Par ailleurs, l'élargissement de l'UE aux pays balkaniques et la transformation de certains d'entre eux en terres d'immigration – dans un pays comme la Roumanie, le nombre de musulmans étrangers dépasse désormais celui des musulmans turcophones de la Dobroudja57 – brouillent peu à peu la frontière entre musulmans “autochtones” et “allogènes”, islam “européen” et “non-européen”. Qu'ils le veuillent ou non, les musulmans d'origine balkanique vivant dans l'UE contribuent eux aussi à ce brouillage. Or, à plus ou moins long terme, ces processus lents et complexes ne peuvent qu'influencer la manière dont se positionnent les diasporas musulmanes balkaniques, et différents acteurs politiques ou religieux en leur sein.

NOTES

1. Nous tenons à remercier Nathalie Clayer, Mirjana Morokvašić, Pierre Sintès, Gilles de Rapper et Katerina Seraïdari pour l'aide qu'ils nous ont apportée dans la réalisation de ce dossier. 2. Nous tenons à remercier le ministère de la Recherche pour avoir soutenu financièrement ce colloque, la Maison des Sciences de l'Homme et de la Société de Poitiers pour l'avoir accueilli dans ses murs, et plus particulièrement Yves Tomić de l'Association française d'études sur les Balkans et Kamel Doraï du labo ratoire Migrinter pour en avoir assuré dans une large mesure les dimensions administratives et logistiques. 3. Kaser (Karl), Richler (Robert), Schwandner-Sieveis (Stephanie), Hg., Die weite Welt und das Dorf. Albanische Emigration am Ende des 20. Jahrhunderts, Wien : Böhlau, 2002. 4. Sur les problèmes liés à l'utilisation du concept d'“identité” en sciences sociales, voir Biubaker (Rogers), Coopers (Frederick), « Beyond “Identity” », Theory and Society, 29 (1), février 2000. 5. Voir entre autres Popovic (Alexandre), L'islam balkanique. Les musulmans du sud-est européen dans la période post-ottomane, Berlin-Wiesbaden : Otto Harrassowitz, 1986 ; Poulton (Hugh), Taji- Farouki (Suha) eds., Muslim Identity and the Balkan State, London : Hurst, 1997 ; Bougarel (Xavier), Clayer (Nathalie), eds., Le nouvel Islam balkanique. Les musulmans, acteurs du post- communisme (1990-2000), Paris : Maisonneuve & Larose, 2001 ; Karčić (Fikret), Muslimani Balkana : istočno pitanje u XX. Vijeku (Musulmans des Balkans : la Question d'Orient au XXème siècle), Tuzla : Behram-begova medresa, 2001. 6. Voir entre autres Sintès (Pierre), « Les Albanais en Grèce. Le rôle des réseaux préexistants », Balkanologie, 7 (1), juin 2003 (dossier « Migrations et diasporas » ). 7. Les populations musulmanes de Yougoslavie n'ont pas connu de restrictions spécifiques après la res tauration de la liberté de circulation pour l'ensemble des citoyens yougoslaves en 1963, mais leur taux d'é migration est longtemps resté inférieur à celui des populations croate, serbe ou macédonienne. Ainsi, selon les résultats du recensement de 1981, sur les 875 000 citoyens yougoslaves résidant à l'étranger, 63 000 (7,2 %) étaient de nationalité albanaise et 58 000 (6,6 %) étaient de nationalité musulmane (bosniaque), quand ces deux groupes représentaient respectivement 7,7 % et 8,9 % de la population yougoslave totale. 8. Outre que le niveau de pratique religieuse des Albanais d'Albanie est particulièrement bas, il n'existe pas de données statistiques récentes sur l'appartenance confessionnelle de la population

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 58

albanaise d'Albanie en général ou de la diaspora albanaise en particulier. Si l'on se réfère aux résultats du recense ment de 1942 (le dernier à avoir pris en compte l'appartenance confessionnelle), d'après lequel deux tiers environ de la population albanaise était de confession musulmane, on peut émettre l'hypothèse qu'environ 500 000 Albanais d'Albanie installés en Europe occidentale seraient de tradition musulmane. 9. Voir entre autres King (Russell), Schwandnei-Sievers (Stephanie), Mai (Nicola), eds., The New Albanian Migration, Brighton : Sussex Academie Press, 2005 ; De Rapper (Gilles), « Transformation und Anpassung. Die albanischen Zuwanderer in Griechenland zwischen Integration und Rassismus », in Brunnbauer (Ulf ), Hg., Umstrittene Identitäten. Ethnizität und Nationalität in Südosteuropa, Frankfurt am Main : Peter Lang, 2002 ; Sintès (Pierre), art.cit. 10. Voir entre autres Albert (Sophie), Les réfugiés bosniaques en Europe, Paris : Montchrétien, 1995 ; Van Selm (Joanne), ed., Kosovo's Refugees in Europe, London : Pinter, 2000 ; Vatz-Laaioussi (Michèle), Manço (Altay). ed., Jeunesses, citoyennetés, violences : réfugiés albanais en Belgique et au Québec, Paris : L'Harmattan, 2003 ; Brochmann (Grete), « Bosnian Refugees in the Scandinavian Countries : A Comparative Perspective on Immigration Control in the 1990s », New Community, 23 (4), octobre 1997. 11. L'exode massif des Turcs de Bulgarie vers la Turquie en 1989 s'inscrit dans la continuité de ces flux mi gratoires mais, contrairement à ce qui s'était passé lors de précédentes vagues migratoires, la moitié d'entre eux retourneront en Bulgarie au cours de la décennie suivante. Voir Zhelyazkova (Antonina), ed., Between Adaptation and Nostalgia : The Bulgarian Turks in Turkey, Sofia : International Center for Minorty Research, 1998 ; Parla (Ayşe), « Marking Time along the Bulgarian-Turkish Border », , 4 (4), 2003 ; Kiasztev (Petar), « Understated, Overexposed : Turks in Bulgaria, Immigrants in Turkey », Balkanologie, 5 (1-2), décembre 2001. Sur l'émigration albanaise vers la Turquie dans les années 1990, voir De Rappel (Gilles), Les Albanais à Istanbul, Istanbul : IFEA, 2000. 12. Voir Imamovic (Mustafa), « Bosanskomuslimanska dijaspora u SAD » (La diaspora bosno- musulmane aux USA), in Šehić (Nusret), ur., Migracije i Bosna i Hercegovina (Les migrations et la Bosnie-Herzégovine), Sarajevo : Institut za istoriju, 1990, pp. 349-356 ; Blumi (Isa), « Defining Social Spaces by Way of Deletion : The Untold Story of Albanian Migration in the Postwar Period », Journal of Ethnic and Migration Studies, 29 (6), novembre 2003 (dossier « Albanian Migration and New Transnationalisms » ) ; Gjeloshaj (Kolë), « Qui sont les Albanais de Belgique ? », Agenda interculturel, (228), décembre 2004. 13. Sur l'émigration politique bosniaque, voir Imamović (Mustafa), Bošnjaci u emigraciji. Monografija « Bosanskih pogleda » 1955-1967 (Les Bosniaques dans l'émigration. Monographie de «Points de vue bosniens» 1955-1967), Sarajevo / Zurich : Bosnjački institut, 1996 ; Karić (Enes), Filandra (Šaćir). Bošnjačka ideja (L'idée bosniaque), Zagreb : Globus : 2002. Sur l'émigration politique albanaise, voir Lipsius (Stephan), « Untergrundorganisationen im Kosovo. Ein Überblick », Südosteuropa, 47 (1-2), janvier-février 1998 ; Xhudo (Gus), « Albania's Émigrés : Helpful or Armful ? », Jane's Intelligence Review, 8 (3), mars 1996. 14. Sur les associations de migrants albanais en Grèce, voir De Rapper (Gilles), art.cit. pp. 228-231. 15. Sur les « stratégies d'invisibilité » des migrants albanais en Grèce, voir Kokkali (Ifigenia), « Albanian Immigration and Urban Transformations in Greece – Albanian Migrant Strategies in Thessaloniki », papier présenté à la conférence Current Social Science Research on Greece, London School of Economics, 10 juin 2005, accessible sur . 16. Voir également Hersant (Jeanne), « L'élaboration d'un discours identitaire dans l'espace migratoire des Turcs de Thrace occidentale », Cahiers d'études dur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, (34), juillet 2002 ; Heisant (Jeanne), « La minorité musulmane en Thrace

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 59

occidentale et l'intégration européenne de la Grèce », Études turques et ottomanes – documents de travail, (9-10), juin 2001. 17. Cohen (Robin), Global Diasporas. An Introduction, Berkeley : University of California Press, 1997, p. 180. 18. Voir entre autres Al-Ali (Nadje), « Trans- or A-National ? Bosnian Refugees in the UK and the Netherlands », in Al-Ali (Nadje), Koser (Khalid), eds., New Approaches To Migration ? Transnational Communities and the Transformation of Home, London : Routledge, 2002 ; Eastmond (Marita), « Nationalist Discouises and the Construction of Difference : Bosnian Muslim Refugees in Sweden », Journal of Refugee Studies, 11 (2), 1998 ; Wight (Ellen), Bosnians in Chicago : Transnational Activities and Obstacles to Transnationalism, Sussex : Center for Migration Research, 2000 ; Blumi (Isa), art.cit. ; Kostovicova (Denisa), Piestieshi (Albert), « Education, Gender and Religion : Identity Transformations among Kosovo in London », Journal of Ethnic and Migration Studies, 29 (6), november 2003 ; Ragaru (Nadège), « Recompositions identitaires et passage au politique des Albanais aux Etats-Unis », Balkanologie, 7 (1), juin 2003 (dossier « Migrations et diasporas » ) ; Hersant (Jeanne), « L'élaboration d'un discours identitaire » (art.cit.). 19. Voir entre autres Glamočak (Marina), Koncept Velike Hrvatske i Velike Srbije u političkoj emigraciji (Le concept de Grande Croatie et de Grande Serbie dans l'émigration politique), Užice : Kulturno-prosvetna zajednica Užice, 1997 ; Hockenos (Paul), Homeland Calling. Exile Patriotism and the Balkan Wars, Ithaca : Cornell University Press, 2003 ; Skrbiš (Zlatko), Long Distance Nationalism : Diasporas, Homelands and Identities, Aldershot : Ashgate, 1999 ; Danforth (Loring), The Macedonian Conflict : Ethnic Nationalism in a Transnational World, Princeton : Princeton University Press, 1995 ; Colera (Christophe), Une communauté dans un contexte de guerre : la « diaspora » serbe en Occident, Paris : L'Harmattan, 2003. 20. Sur la communauté bosniaque en Croatie, voir Omerbašić (Ševko) Islam i Muslimani u Hrvatskoj (L'islam et les Musulmans en Croatie), Zagreb : Mešihat Islamske Zajednice u Hrvatskoj, 1999 ; Čičak-Chand (Ružica) « Islam i muslimani u Hrvatskoj : skica stvaranja muslimanskog/ bosnjackog sociokulturnog prostora » (L'islam et les musulmans en Croatie : une esquisse de la formation d'un espace socioculturel musulman/bosniaque), Migracijske terne, 15 (4), 1999. 21. Voir en particulier Al-Ali (Nadje), art.cit. ; Kostovicova (Denisa), Prestreshi (Albert), art.cit. 22. Eastmond (Marita), art.cit. ; Al-Ali (Nadje), art.cit. ; Kostovicova (Denisa), Prestreshi (Albert), art.cit. 23. Mahmutović (Mirsad), Džemati Bošnjaka u dijaspori (Les jama'ats des Bosniaques de la diaspora), Sarajevo : Rijaset Islamske Zajednice, 2003. Voir également Klanco (Mustafa), « Muslimanske zajednice Bošnjaka u zapadnoj Evropi sa posebnim osvrtom na Njemačku » (Les communautés musulmanes de Bosniaques en Europe occidentale, et plus particulièrement en Allemagne), in Islamski centar, Islam u zapadnom svijetu (L'Islam dans le monde occidental), Zagreb : Islamski centar, 1997. 24. Mahmutović (Mirsad), op.cit. Sur le cas des jama'ats albanais de Belgique, voir Sula (Selvi), « Où prient les musulmans albanais ? », Agenda interculturel, (228), décembre 2004. 25. Voir également Clayer (Nathalie), Religion et nation chez les Albanais XIXème-XXème siècles, Istanbul : Isis, 2003 ; De Rappel (Gilles), art.cit. 26. L'éclatement de la fédération yougoslave et la “disparition” de la langue serbo-croate ont en particulier conduit à des demandes d'enseignement séparé de la langue maternelle auprès des autorités des pays d'accueil. L'Autriche a ainsi mis en place des cours séparés de langue bosnienne dès le milieu des années 1990, et la Suède a reconnu à la fin des années 1990 l'existence séparée des langues serbe, croate et bosnienne, tout en maintenant un enseignement commun. Sur la question de l'enseignement de la langue maternelle en contexte diasporique,

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 60

voir en particulier Eastmond (Marita), art.cit. ; Kostovicova (Denisa), Prestreshi (Albert), art.cit. 27. Voir également Al-Ali (Nadje), « Gender Relations, Transnational Ties and Rituals among Bosnian Refugees », Global Networks, 2 (3), 2002 ; Colic-Peisker (Val), « “At Least You're the Right Colour” : Identity and Social Inclusion of Bosnian Refugees in Australia », Journal of Ethnic and Migration Studies, 31 (4), July 2005 ; Sula (Selvi), L'islam et la communauté kosovare de Belgique, mémoire en vue de l'obtention du Diplôme approfondi en sciences politique, Université libre de Bruxelles, 2004. 28. Mahmutović (Mirsad), op.cit., pp. 85-105. 29. « Police Raid Raises Fears of Bosnia as Haven for Terrorists », The New York Times, 04/12/05. 30. Voir également Al-Ali (Nadje), « Gender Relations, Transnational Ties and Rituals » (art.cit.) ; Colic-Peiskei (Val), art.cit. 31. Sur les tensions entre croyants albanais et imams arabes, voir Kostovicova (Denisa), Prestreshi (Albert), art.cit., p. 1091. 32. En 1995,14 % seulement des musulmans français de la seconde génération déclaraient accomplir régulièrement leur prière (Dassetto (Felice), Marechal (Brigitte), Nielsen (Jorgen), eds., Convergences mu sulmanes. Aspects contemporains de l'islam dans l'Europe élargie, Paris : L'Harmattan, 2001, p. 27). Quelques années auparavant, 14 % des jeunes Musulmans/Bosniaques de Bosnie-Herzégovine, 13 % des jeunes Albanais du Kosovo et 50 % des jeunes Albanais hors Kosovo affirmaient se rendre à la mosquée pour des raisons religieuses (voir Pantić (Dragomir), « Prostome, vremenske i socijalne koordinate religioznosti mladih u Jugoslaviji » (Facteurs spatiaux, temporels et sociaux de la religiosité des jeunes en Yougoslavie),in Mihailović (Srecko),ur.,Deca krize. Omladina Jugoslavije krajem osamdesetih (Les enfants de la crise. La jeunesse de Yougoslavie à la fin des années 1980), Belgrade : IDN, 1990, p. 222). 33. Sur les confréries soufies en général, voir Popovic (Alexandre), Veinstein (Gilles), eds., Les Voies d'Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd'hui, Paris : Fayard, 1996. Sur les confréries soufies en Europe occidentale, voir en particulier les chapitres de Jorgen Nielsen et Loïc Le Pape dans Allievi (Stefano), Nielsen (Jorgen). eds, Muslim Networks and Transnational Communities in and accross Europe, Leiden : Brill, 2003, ainsi que les articles de Benjamin Soares, Bruno Riccio et Kathryn Spellman dans Journal 0/ Ethnic and Migration Studies, 30 (5), septembre 2004 (dossier « Islam, Transnationalism and Public Sphere in Western Europe » ). 34. Voir entre autres Dassetto (Felice), Marechal (Brigitte), Nielsen (Jorgen), eds, op.cit. ; Dassetto (Felice), éd., Paroles d'Islam : individus, sociétés et discours dans l'Islam européen contemporain, Paris : Maisonneuve & Larose, 2000 ; Roy (Olivier), Vers un Islam européen, Paris : Esprit, 1999 ; Nielsen (Jorgen), Towards a European Islam, Basingstoke : Macmillan, 1999. 35. Sur l'origine de ces termes et les problèmes liés à leur utilisation, voir Roy (Olivier), Généalogie de l'islamisme, Paris : Hachette, 1995. 36. Le conflit décrit par Špela Kalčić au sein de la communauté bosniaque en Slovénie se retrouve dans d'autres pays occidentaux, et s'est soldé par la création de jama'ats “ dissidents” (Tevhid à Vienne, Tevhid à Munich, Behar à Grand Rapids, aux États-Unis, etc.) et d'organisations de jeunesse sans liens directs avec les principales associations culturelles bosniaques ou la Communauté islamique de Bosnie - Herzégovine (Jeunesse islamique active – Aktivna Islamska Omladina – en Autriche et en Allemagne, Union de la jeunesse islamique émigrée – Islamski Muhadžirski Omladinski Savez – en Suisse, Association des Musulmans d'Amérique du nord – Udruženje Muslimana Sjeverne Amerike – aux États-Unis, etc.). 37. Voir entre autres Ahmed (Akbar), Donnait (Hastings), eds., Islam, and Postmodernity, London : Routledge, 1994 ; Roy (Olivier), L'islam mondialisé, Paris : Seuil, 2002 ; Grillo (Ralph), « Islam and Transnationalism », Journal of Ethnic and Migration Studies, 30 (5), septembre 2004, (dossier « Islam, Transnationalism and Public Sphere in Western Europe »).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 61

38. Sur la présence des moujahiddins en Bosnie-Herzégovine, voir Bellion-Jourdan (Jérôme), « Les réseaux transnationaux islamiques en Bosnie-Herzégovine », in Bougarel (Xavier), Clayer (Nathalie), eds., op.cit. 39. Clayer (Nathalie), Mystiques, État et société. Les Halvetis dans l'aire balkanique de la fin du XVème siècle nos jours, Leiden : Brill, 1994 ; Clayer (Nathalie), « La Khalwatiyya (Khalvetiye) », in Popovic (Alexandre), Veinstein (Gilles), (eds), op.cit. 40. Ces thèmes de l'alcool et du 11 septembre 2001 se retrouvent également chez Nadje Al-Ali, Val Colic-Peisker, Denisa Kostovicova et Albert Prestreshi. 41. Je remercie Samim Akgönül pour avoir attiré une première fois attiré mon attention sur ce fait en novembre 2003, lors du colloque sur Les musulmans balkaniques et l'islam en Europe de l'Ouest. Sur la question de l'expérience minoritaire propre aux Musulmans balkaniques, voir entre autres Popovic (Alexandre), op.cit ; Bougarel (Xavier), The Role of Balkan Muslims in Building a European Islam, Brussels : King Baudouin Foundation / European Policy Center, 2005, accessible sur , 42. Voir également De Rappel (Gilles), art.cit. ; Kokkali (Ifigenia) art.cit. 43. Su la perception des Roms en Europe occidentale et orientale, voir Cambridge Review of International Affairs, 13 (2), printemps 2000 (dossier « Romani Migrations : Strangers in Anybody's Land ? » ) ; Hommes & Migrations, (1188-1189), juin-juillet 1995 (dossier «Tsiganes et voyageurs : entre précarité et ostracisme » ). Sur l'évolution de la perception des Albanais en Italie, voir Zinn (Dorothy), « Adriatic Brethren or Black Sheep : Migration in Italy and the Albanian Crisis, 1991 »,European Urban and Regional Studies, 3 (3), 1996. 44. Sur les conversions religieuses de certains Albanais du Kosovo, en particulier après le 11 septembre 2001, voir Kostovicova (Denisa), Prestreshi (Albert), art.cit., pp. 1092-1093. 45. Colic-Peisker (Val), art.cit., pp. 626, 628. 46. Voir également note 36. 47. Voir entre autres Kepel (Gilles), A l'ouest d'Allah, Paris : Seuil, 1994 ; Dassetto (Felice), éd., op.cit. ; Metcalf (Barbara), ed., Making Muslim Space in North America an Europe, Berkeley : University of California Press, 1996 ; Vertovec (Steven), Peach (Ceri), Islam in Europe. The Politics of Religion and Community, Basingstoke : Macmillan, 1997 ; Haddad (Yvonne), Smith (Jane I.), eds., Muslim Minorities in the West : Visible and Invisible, Walnut Creek : Altamira Press, 2002. 48. Voir Bougarel (Xavier), Clayei (Nathalie), eds., op.cit. 49. Sur la situation de la communauté musulmane à Belgrade, voir Tanasković (Daiko), « Islam u Beogradu » (L'islam u Belgrade), in U dijalogu s Islamom (En dialogue avec l'Islam), Gornji Milanovac : Dečje novine, 1992. 50. Au milieu des années 1970, l'anthropologue américain William Lockwood pouvait encore intituler « Musulmans européens » son livre pionnier sur les Musulmans de Bosnie-Herzégovine. Voir Lockwood (William), European Moslems : Ecanomy and Ethnicity in Western Bosnia, New York : Academic Press, 1975. 51. Voir par exemple Roy (Olivier), Vers un Islam européen (op.cit.) ; Nielsen (Jorgen), op.cit. Pour une tentative de couvrir l'ensemble des populations musulmanes d'Europe, voir Nonneman (Gerd), Niblock (Tim), Szajkowski (Bogdan), eds., Muslim Communities in the New Europe, London : Ithaca Press, 1996 ; Dassetto (Felice), Marechal (Brigitte), Nielsen (Jorgen), eds., op.cit 52. Voir Bougarel (Xavier), « L'islam et la guerre en Bosnie-Herzégovine : l'impossible débat ? », L'Autre Europe, (36-37), hiver 1998/1999 ; Bougarel (Xavier), « Trois définitions de l'islam en Bosnie-Herzégovine », Archives des sciences sociales des religions, (115), juillet-septembre 2001 (dossier « Islam et politique dans le monde ex-communiste » ).. 53. Voir Sula (Selvi), art.cit. 54. Voir Karić (Enes), Filandra (Šać'ir), op.cit. 55. Voir Caeiro (Alexandre), « Transnational 'Ulama, European Fatwas, and Islamic Authority : A Case Study of the European Council for Fatwa and Research », in Van Bruinessen (Martin),

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 62

Allievi (Stefano), eds., Production and Dissemination of Islamic Knowledge in Western Europe, London : Routledge (forthco-ming) ; Caeiro (Alexandre), « Pan-European Fatwas and National Contexts : Dilemmas of Ifta' in Western and Eastern Europe », papier présenté lors de la conférence Les musulmans balkaniques et l'islam en Europe de l'Ouest, Poitiers, 13-14 novembre 2003. 56. voir entre autres Karčić (Fikret), The Bosniaks and the Challenges of Modernity. Late Ottoman and Habsburg Times, Sarajevo : el-Kalem, 1999 ; Karić (Enes), « Islamic Thought in Bosnia-Herzegovina in the 2oth Century. Debates on Revival and Reform », Islamic Studies, 41 (2), 2002 57. Voir Lederer (György) Countering Islamist Radicals in Eastern Europe, Camberley : Conflict Studies Research Center, 2005, p. 8, accessible sur .

AUTEURS

XAVIER BOUGAREL Xavier Bougarel est Chargé de recherche au CNRS, laboratoire « Etudes turques et ottomanes », Paris. Contact : [email protected].

DIMITRINA MIHAYLOVA Dimitrina Mihaylova est Research Fellow au Centre on Migration, Policy and Society (COMPAS), Oxford. Contact : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 63

Western Thracian Muslims in Athens From Economic Migration to Religious Organization Les musulmans de Thrace occidentale à Athènes : de la migration économique à l'organisation religieuse

Dimitris Antoniou

Introduction: Troubles with Words1

1 Scholars often start their analyses of the minority population of Western Thrace with demographics. For these authors, it seems of crucial importance that the reader knows that this population is divided into three distinct groups which in turn can be counted in absolute numbers. In one of his latest works on the topic, Baskin Oran provides us with the following information : « this profoundly religious minority of 100 000 - is composed of approximately 70 000 Muslims of Turkish ethnic origin, 35 000 (slavophone Muslims) and 5 000 Muslims of Romany ethnic origin »2. However, another scholar provides slightly different estimations and uses slightly different terms. According to Yorgos Christides, in 1993, the Greek state estimated the number of “Muslims” living in Western Thrace to 114 000, and clarified that 50 % of them were of “Turkish origin”, 35 % were “Pomaks” and 15 % were “Athingani”3. But, even it seems easy to understand who the people of “Turkish origin” are, who are the “Pomaks”, the Roma and the “Athingani” ?

2 These sorts of questions inevitably require an examination of a set of definitions. Such an examination is essential, since, having undertaken to work with such terms, one is obliged to follow a specific line of thought, dictated by their very usage. Definitions of "ethnic groups" can be quite useful, however, as long as one accepts that they usually involve oversimplified projections of rather perplexing realities. Alexis Alexandris describes the “Pomaks” as « a largely slavophone Balkan Muslim group » which « lives in small settlements in the mountainous Rhodope regions of Thrace near the Bulgarian border, with the biggest concentration situated in Xanthi province where they form

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 64

63,4 % of the Muslim population »4. On the other hand, the terms “Roma”, “Athingani” and "Gypsies" describe the same group of people. “Athingani” is the formal Greek term used to describe "Gypsies" and was gradually replaced by the term “Roma” in the 1990s. But what do “Pomaks” and “Gypsies” believe about themselves ? What is the identity they manifest ?

3 From the outset of this research, I became well aware that it is not an easy task to divide Western Thracian migrants into distinct “ethnic categories”. More specifically, my experience in central Athens (Gazi) with those labelled “Muslim Roma” by the Greek state showed that the vast majority identified themselves as "Turks". However, on several occasions, I was told by “Pomak” and “Turkish” informants in Thrace and Athens that the residents of Gazi are “Gypsies” and not “Turks”. This was also the case with some “Pomaks” in Athens, who claimed to be “Turks” but were still described as “Pomaks”, not only by Greeks but also by their fellow “Pomaks” in Western Thrace5. Thus, the following questions arise : how should one describe a person who claims to be a “Turk” when others describe him as “Gypsy”? And why do so many “Pomaks” and “Gypsies” claim to be “Turks” ?

4 I would argue that the answer to the first question is quite simple. The terms “ethnic Turk”, “Pomak”, “Gypsy” and “Roma”, usually found in the literature, are largely products of an academic obsession with dividing people into categories and stamping one ethnic identity on them in order to make sense of their existence. But for Western Thracian migrants in Athens, ethnic identity can be quite situational. It varies according to geography, time, the language of communication, and even the researcher. If that is the case, however, what are the appropriate terms to be used in describing the different segments of the minority population of Western Thrace ? If it is true that “Pomaks”, “ethnic Turks”, “Muslim Gypsies” constitute politically loaded labels, it is also true that any possible alternatives to the afore terms could be equally problematic. There is no easy way of avoiding these labels since Pomaks speak of Pomaks, Pomaks of Turks, Gypsies of Pomaks, Turks of Gypsies, and so on. Instead of trying to propose ways of avoiding these labels, I believe that it is more useful to admit from the outset that they exist and have long been in use as political and cultural categories rather than as "objective" realities. Therefore, in the following sections of this article, I will not refrain from using mainstream ethnic categorizations. But I will also try to indicate the context and the identifiers as clearly as possible.

Greece, Turkey, Cyprus and the Politics of Fear

5 The answer to the second question is less straightforward. One must first examine Greek and Turkish policies during the second half of the 20th century towards the minority population in Western Thrace. This helps us to understand why the “minority” consciousness currently manifested by many Western Thracian Muslims is one «that since the 1970s has increasingly found its definition in notions of a transnational Turkish identity whose rights are best promoted and guaranteed by the Turkish nation state »6.I would argue that this is mainly a result of the inconsistencies characterizing Greek policy towards this minority population. More specifically I will refer to specific state policies and “scientific” campaigns of the second half of the 20th century which aimed at constructing abstract and simplistic categories, creating divisions and taxonomies among people.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 65

6 From the early 1950s until 1967, the Greek state actively supported the linguistic of the local Muslim population, through compulsory minority education7. The political rationale behind this policy was that it would be better for certain segments of the minority population to identify themselves with the Turks of Western Thrace and Turkey, rather than with the Bulgarian communists8. Despite the rising tension between the Greek and Turkish communities in Cyprus, as well as the outbreak of violence against the Greeks of Istanbul in 1955, the enemy was Bulgaria and not the nominal NATO ally, Turkey. Subsequently, the border between Greece and Bulgaria became the front line of the NATO/Warsaw Pact confrontation, and was heavily fortified for many kilometres on both sides9. Foreigners were denied access to the region, while freedom of movement of the indigenous population was hampered and the region was declared a Military Surveillance Zone, the so-called epitiroumeni zoni10. Nevertheless, the rising tension between Greece and Turkey over (unification of Cyprus with Greece) resulted in a change in the Greek policy towards this minority population by the then military dictatorship (1967-1974).

7 From that time onwards many Greek officials and academics clearly defined the minority population as comprised of three categories of people : the “ethnic Turks”, the “Pomaks” and the “Gypsies”11. The main objective of subsequent Greek governments was to cut all ties between the “Pomaks” on the one hand, and Turks and Turkey on the other. This was the most profound change in Greece's official perception of the “Pomaks”, as they were now considered Greeks, as well as the beginning of a state-sponsored campaign aiming at proving that the “Pomaks” were islamized Christians of Greek descent12. Thus, « the Pomak traditions of cutting the round bread into four pieces and of putting cross-shaped iron bars to windows were interpreted as reminiscent of the Pomaks' Christian times »13. Even racial arguments were put forward. For instance, blood categories were cited in order to prove that the distribution of blood groups among Pomaks was much more similar to that of Greeks than to that of Turks14.

8 Paradoxically, retaliatory and discriminatory measures against all members of the minority population of Western Thrace were introduced on a tit-for-tat basis with Turkey15 On many occasions, members of this minority population were prevented from obtaining driving licences for tractors and from acquiring the equipment necessary to operate agricultural business. Many of them also lost their land properties as a result of government expropriations. Moreover, members of the minority population of Western Thrace were not allowed to elect their muftis (Muslim jurists) nor to identify themselves as “Turks”16.

9 These practices continued even after the restoration of democracy in 1974, due to widely spread and deeply embedded fears that « Turkey harbours expansionist designs against Greece »17. More specifically, Greek policies towards the minority population of Western Thrace aimed at removing the possibility that Greek Thrace would become a “second Cyprus”18. In this context it is interesting to note that the state ban on the word "Turkish" and its derivatives to refer to anything related to the minority population of Western Thrace took place right after the "declaration of independence" of the Turkish Republic of Northern Cyprus in 1983. But the more successive Greek governments tried to prevent the emergence of a single Turkish minority consciousness, the more “Pomaks” and “Gypsies” would transform into “Turks”. In other words, a study of Greek minority policies in the 1980s could easily demonstrate

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 66

how policies of discrimination provided a base for the unification of highly diverse local communities19.

10 It was only during the last few years that the Greek government radically changed its policy towards the minority population of Western Thrace, tacitly confessing the failures of the past. On 12 March 1990, the then Prime Minister Constantine Mitsotakis (New Democracy- ND), the leader of the opposition Andreas Papandreou (Pan-Hellenic Socialistic Movement - PASOK) and Kharilaos Florakis (Communist Party of Greece - KKE) agreed that « Greece's policy [in Thrace] must be based on the economic and cultural development of the area. We have done nothing to develop the region. There must be strict observance of the principle of equal treatment »20. The new strategy included measures such as greater economic development on the one hand and the settlement of Pontic Greeks arriving from the Soviet Union on the other.

11 In the 1990s, restrictions of movement were gradually lifted in the mountainous areas of Rhodope. According to Thanos Dokos and Panayotis Tsakonas, Costas Simitis' election as the new leader of the governing PASOK party in 1996 resulted in a change of Greece's strategic priorities21. Simitis placed at the top of his agenda Greece's convergence with EU economic prerequisites, and together with the “modernizers' faction” of PASOK questioned the intensifying arms race between Greece and Turkey. A few years later, the then Greek Foreign Minister George Papandreou and his Turkish counterpart Ismail Cem started working towards the preparation of an official rapprochement, which was greatly facilitated by the catastrophic earthquakes of 1999 in Greece and Turkey. The earthquakes became the pretext for a complete reorientation of Greece's foreign policy towards Turkey. It was in this very context that George Papandreou spoke of the right to individual self-identification for members of the minority population in Greek Thrace, and thus initiated a debate over the possible modernization of Greece's minority policies22. In 2004, Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan was allowed to visit Western Thrace, the first senior Turkish politician to visit the region since President Celal Bayar's visit in 1952. For many Turkish journalists this visit marked the end of an era of mutual suspicion and the success of the rapprochement23

Migration and hardship: from Istanbul to Lavrio

12 From the signing of the Treaty of Lausanne onwards successive Greek governments did not contribute to the economic development of the minority population in Western Thrace, following a policy that Alexis Alexandris - a diplomat himself- describes as one of “benign neglect”24. As a result, this region remained one of the most underdeveloped in Europe, and daily life became more and more difficult for some of its inhabitants. For them migration to Turkish, German or Greek urban centres emerged as an inevitable choice.

Emigration to Turkey and Loss of Citizenship

13 Emigration to Turkey was not a new phenomenon for the minority population of Western Thrace. According to Tözün Bahçeli, there had been a continuous trend of emigration to Turkey. From 1939 to 1951 approximately 20 000 people moved to Turkey, followed by a further 20 000 during the 1950s25. However, from the 1960s

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 67

onwards the Turkish state did not provide Western Thracian immigrants with residence and work permits, thus making their settlement in Turkey very difficult26. The primary reason behind this policy was that the Turkish government wanted to maintain a large minority in the northern part of Greece that it could exploit for political benefit27. For the same reason the Turkish authorities tolerated or even supported certain extremist Turkish organizations in Turkey such as the Istanbul- based Solidarity Association of Turks of Western Thrace (Bati Trakya Türkleri Dayamşma Derneği), that called for the independence of Western Thrace. Both Turkish and Greek scholars have written extensively about this policy. Tözün Bahçeli, for instance, states : « The emigration of Muslim Turks from Greece to Turkey has continued to this day. The Turkish government does not encourage such emigration, nor does it ordinarily grant citizenship to emigrants ; however it is feared that this continued emigration would pave the way for the disappearance of the community in Greece »28.

14 While Alexis Alexandris states : At the present moment both Greece and Turkey keep the potentially volatile issue of the minorities at abeyance. But given the Cyprus experience, the Greeks fear that the Turks, taking advantage of the existence of a large Turkish minority at Greece's northeastern panhandle, might be tempted to involve themselves in another adventure on an even wider scale. These apprehensions are reinforced by Ankara's refusal, since 1960, to issue residence and work permits to Muslims with Hellenic nationality. The determination of the Turkish government to maintain a large minority in Greece coupled with the activities of the government-sponsored Association of Mutual Aid for the Turks of Western Thrace, which advocates the "liberation of Western Thrace", added credibility to the Greek fears.29

15 As a result, many emigrants had to apply for the cancellation of their Greek citizenship in order to qualify for a Turkish one, since at that time there was no provision in Turkey for dual citizenship30. Others decided to return to Greece. Some of them, however, were now categorized as “stateless” persons31. This is due to the fact that members of the minority who had left Greece, even for a temporary period, had been denied re-entry under Article 19 of the Greek Citizenship Law enacted in 1955. This Article states that : A person of non-Greek ethnic origin leaving Greece without the intention of returning may be declared as having lost Greek nationality. This also applies to a person of non-Greek ethnic origin born and domiciled abroad. His minor children living abroad may be declared as having lost Greek nationality if both parents or the surviving parent have lost the same. The Minister of the Interior decides in these matters with the concurring opinion of the National Council.32.

16 I encountered such cases of "stateless" migrants - mainly Gypsies - while conducting ethnographic fieldwork in Gazi. These people had crossed the Greek borders illegally after the confiscation of their passports by the Greek authorities, and had eventually settled in the Greek capital. All of them were unemployed, without social insurance or healthcare benefits, and unable to communicate in the .

Emigration to Athens and Social Exclusion

17 After the collapse of the military dictatorship in the mid 1970s, Germany became a destination for many Western Thracian migrants33. At the same time, emigration to Athens and the neighbouring industrial areas was directly linked to the demand for cheap, unskilled labour34. The slow technological modernization of Greek industry and

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 68

agriculture created a pressing demand for a flexible workforce. Those who decided to migrate to Athens in the 1970s and 1980s belonged to the lower social and economic strata of Thrace's minority population. Large numbers of minority workers were employed in the industrial areas of Lavrio, Markopoulo, Aspropirgo, and Eleysina35. Like many other migrants coming to Athens from other parts of Greece and from Egypt36, these workers did not have stable jobs. Their readiness to undertake short term or contract employment that often entailed dangerous or unhealthy working conditions helped characterize their minority identity37.

18 Most of the migrants were recruited in Thrace by a French mining company (later named EMMEL) based in Lavrio, a suburb of Athens, in order to undertake work that local workers usually refused38. EMMEL's then chief of personnel explained this practice in an interview to Georgia Petraki. It is interesting to note the different terms used by the interviewee to describe Western Thracian migrants. He refers to them as "Greeks of Turkish origin" (official terminology), "Muslims" and “Mohammedans”, using these terms interchangeably. In particular, the use of the term “Mohammedans” reminds us of the work of Edward Said, and indeed reveals a widespread belief that Islam is really « based upon an idea of apostolic succession culminating in Muhammad »39. We had no choice but to launch recruitment campaigns in Komotini [40]. The first Greeks of Turkish origin were brought to Lavrio by the French company in 1974-1975. We had people working for us who had contacts with Muslims. They were trying to convince them to come and work, we also offered them a house. They had also tried to bring people from other regions too, but it was not possible. Thus they had no choice but to bring Mohammedans. There was only a shortage in smelters.41

19 Many migrants also worked in the dynamite production sector of a nearby military plant (PYRKAL). After a series of fatal accidents, most of them resigned and sought work in a textile factory called Aigaio, also located in Lavrio. From 1978 to 1986, Aigaio hired more than 600 workers from Western Thrace, who in most cases settled in Lavrio with their families. Even though it is not to be assumed that all of the workers were members of the minority population, Georgia Petraki does specify that the vast majority of them were “Greek Muslims”42.

20 All of these migrants were working in low-ranking positions, for example as cleaners and transport workers. None of them was ever promoted to a more responsible post43. Apart from Lavrio, many migrants worked during the 1980s in factories and industries in other heavily industrialized suburbs of Athens, such as Aspropirgos, Drapetsona, Eleysina and Halkida. The limitation of their employment to that of hard physical jobs, in conjunction with squalid living conditions, differentiated these workers from the local Greek workers. Children of the minority families rarely attended classes at school. In most cases they had to look after their younger siblings or even to work in grocery stores and small factories that were still using child labour. In the early 1990s, Greek anti-racist organizations initiated a campaign for the creation of a Turkish school in Lavrio for the education of the migrants' children. This initiative, however, was doomed to failure. Local authorities strongly opposed this idea and organized protests and public meetings. The most common objection to the establishment of a Turkish school in Lavrio was that such a development would encourage minority migrant workers to settle permanently in the area, thus downgrading the quality of daily life44.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 69

21 In the late 1980s, economic crisis led to the closure of most of the factories in which Western Thracian migrants used to work. As a result, some returned to Western Thrace, some moved to other parts of Athens, while others decided to remain in Lavrio. Nowadays the last group numbers only a few families. However, this migration movement to Lavrio was a significant event in the history of Western Thracian migration to the greater metropolitan area.

The Turkish Neighbourhood in Gazi: Pace, Memory and the Muslim everyday

22 From the outset of this research, I was particularly interested in the Muslim population of Gazi45, which nowadays is estimated at somewhere between 3 000 and 4 000 people. Having read transcripts from several parliamentary debates over the establishment of a central mosque in Athens, I had learned that some MPs had suggested Gazi as an ideal place for its construction, because of its high Muslim concentration46. However, during these debates, the origins of these Muslims were never clarified. Were they immigrants from the Middle East or migrants from Western Thrace?

23 The visitor of Gazi cannot help noticing the peculiarities of the locality. Fashionable clubs and restaurants are located next to old refugee houses with enormous satellite dishes. In the daylight, one also notices many coffeehouses in which people are speaking Turkish, drinking tea instead of coffee, and watching Turkish television. In my effort to make sense of the local geography and to find answers to my questions, I asked Mehmet, a dear friend from Western Thrace, to put me in touch with a Muslim from Gazi. In a few days time, I was introduced to Kuru.

24 Kuru is the so-called 'president' of the Muslims of Gazi and the founder of the Society of Thracians -Allilegii (“Solidarity”). He is considered to be one of the most educated members of that community, since he is a primary school graduate. He also seems to be among the few who have not adopted a second Christian name (like Antreas/Nazmin, Antonis/Hasan, Makis/Hüseyin, Savas/Mustafa, etc.), after settling in Athens47.I conducted with him some of the most fascinating interviews of my fieldwork research. In contrast to other Muslims of Gazi who were extremely suspicious about people interested in their community, Kuru spoke openly about the history of his migration to Athens and his religious life : I came to Athens in 1985, when I was 25. Before that I was living in Gümülcine [Komotini], where I grew up. At that time, I was facing serious economic problems. I had worked for many years with other Muslims as a sailor, but I was tired of it. Fortunately, in 1985 I was approached by people working for the social services, who told us that they could find a job for us in Athens, in the public sector. I had nothing to lose, so I came with my family. I was hired as a porter in a branch of the National Bank of Greece at Syntagma Square [48], where I continue to work to this day. I was clever. Others from Gümülcine who were also offered jobs decided not to come to Athens. They were too afraid that they would have to wear a cross, that they would become Christians. I was not afraid of that. I knew from the very beginning that this would not happen. I was telling them, « Aren't we Greek citizens ? why should we be afraid ? » When I went back to Gümülcine the next summer, all these people found out not only that I was still a Muslim, but also that I had a good job and that I had bought an apartment with an interest-free loan from the government.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 70

Of course I was not the only one offered a job in the public sector. Many of my friends have also found jobs in banks, hospitals, etc. When people in Gümülcine found out that we have a good life here, they decided to move to Athens too. But they could not find jobs. So they moved to these old houses. They were stupid... They did not say "yes" from the very beginning. Now they complain. They say to me,» You have a job, a big apartment, you are rich ». And I reply,» You morons. The state f...ed [49] once and it is not going to be f...ing forever ».

25 Kuru Hüseyin's words were indeed revealing as regards a state policy that was encouraging metadimotefsi, the resettlement of members of the minority population in other parts of Greece, a policy that started in the early 1980s. Part of this policy was to offer to members of the minority population employment in the public sector and to provide them with interest-free loans. According to some Greek journalists the only condition was that the migrants transfer their voting rights from Western Thrace to Athens. The objective behind this policy thus becomes obvious : to weaken minority political participation in the area of Western Thrace50. However, Yiannis Kapsis, Deputy Minister for Foreign Affairs from 1982 to 1988, described the policy of metadimotefsi during an interview in a different way : This policy was my idea. My goal was to encourage the integration of Western Thracian Muslims into Greek society. The situation in Western Thrace was quite problematic not because of the discriminatory measures against the Muslims - which Antreas Papandreou had already agreed with me to ban - but mainly due to the local mafias that were established over the years. These local mafias, consisting of both Christians and Muslims, were making enormous amounts of money through the continuation of some discriminatory measures against Muslims [51]. The only thing we could offer to people willing to settle in different parts of Greece was a job. Nothing else. We never asked them to transfer their voting rights. Take for example the existing community in Drapetsona. To this day most of them vote in Komotini.52

26 Through these interviews, I discovered that the Gazi community consists of two different groups. In addition, I was able to explain why some of the migrants in Gazi and the neighbouring areas of Votanikos and Keramikos are in a far better economic situation than others. These are the individuals who did not hesitate to accept the afore-mentioned offers made to them by the state. In contrast to what Kuru claims, in my research I found that most of the migrants who live in the old refugee houses are those who moved to Athens before 1982, when Yiannis Kapsis became Deputy Minister for Foreign Affairs. In my examination of this second group of migrants I was surprised to discover that, in most cases, the families were in fact renting the old refugee houses which seemed in such poor condition. A family typically rents one or two rooms, and shares a courtyard, bathroom, and kitchen facilities with another family53. This housing arrangement and practice clearly reflect the poor economic situation and unemployment characterizing this particular group of Western Thracian migrants.

27 More specifically the main types of employment that they can find are jobs as street vendors, second-hand dealers, scrap merchants and builders. According to various studies more than two-thirds of the women are unemployed, while men work, on average, less than 15 days per month54. Many of them have no social insurance or healthcare benefits. Recent educational initiatives, such as the establishment of an intercultural school in the district of Votanikos and the organization of afternoon literacy classes by volunteers and non-governmental organizations, have pledged to improve the life of the Muslim residents in this area55. Despite these pledges, considerable time must pass before decent living conditions can be established. A

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 71

report issued by the Greek Ministry of Health regarding the Muslim migrants living in Gazi states : Some of these migrants, who do not know how to read or communicate in the Greek language, are inevitably enclosed within Gazi boundaries, incapable of working outside.... Cases of social exclusion are constantly multiplying. This is a result of unemployment, poverty and despair.... Cases of alcoholism and drug use, especially among the youth, are constantly rising. Thus a general rise in criminality is inevitable.... The identification of Greek Muslims with foreigners by those possessing feelings of religious fanaticism results in racism and xenophobia.56

28 This report, however, does not elaborate further on the agents of “racism and xenophobia”. Who is afraid of the xenos, the “foreigner” ? Is it only the Greeks of Gazi and Votanikos ? The majority of the Muslim migrants living in Gazi are Turkish- speakers ; for them, speaking Turkish offers a higher social status and constitutes a proof of their Turkish identity. Most of them, however, speak a mix of Turkish and Romany and manifest from time to time a Turkish-Gypsy identity. All of them are discriminated against and labelled “Gypsies” by other Western Thracian migrants in Athens. Similarly, Turkish-speaking Muslim Gypsies living in Gazi are considered Gypsies and not Turks by most members of the minority population in Western Thrace, as noted by Olga Demetriou : « By the time I actually arrived in Komotini, I had met with Gümülcinelis [Turkish-speaking inhabitants of Komotini/Gümülcine] who had migrated to London and Turkey and had been informed that the migrants in Athens are Gypsies and not Turks »57.

29 The Muslim population of Gazi has attracted the attention not only of the Greek Ministry of Health but also of the Turkish press. Thus, an extended article on the religious life of the Muslims of Gazi appeared in Zaman, a Turkish daily newspaper. The article incorporates interviews with local Muslims on the problems they are facing in their daily practice of Islam, as well as their religious dependence on Western Thrace and Turkey : Because there is no imam to perform the funeral rituals, our deceased have been travelling an 800 km distance to Gümülcine [Komotini] or to iskeçe [Xanthi] for year... There is no one who would teach our religion to our children. I know two sure [58], that is all I grew up with, my children perhaps know one. But their children neither know Turkish nor their religion. We bought books from Turkey with our own money and we made photocopies, but it is not enough... Nowadays we only listen to the Glorious Qur'an from cassettes, because we do not know how to read it. We also chant the mevlid [59] from cassettes which we bring from Turkey.60

30 The appearance of this article in the Turkish press urged me to inquire into the religious life of that particular locality of Athens. Having known that some Western Thracian Muslims in other parts of the capital had established their own mescits (prayer halls), I was interested in discovering the Muslim everyday in Gazi. My findings were indeed surprising. The Gazi community lacks a place of worship. This was explained to me on economic grounds by one of my informants, who claimed that the cost of maintaining a mescit is very high61. When I asked his reasons for not attending mescits supported by a Western Thracian organization called Filotita, I received a surprising answer : « They are Pomaks, they are of a different race. They hang around with the Arabs. We don't »62.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 72

The Coffee House in Plateia Vathis: Smbolic and Social Worlds

31 These initial contacts with the Western Thracian Muslims of Gazi generated a series of questions regarding the identity, history of migration to Athens, and religious organization of the people often described as Pomaks. However, what had become clear was that the Gazi community maintained very limited contacts with the other Western Thracian Muslims of the capital, and had created their own imagery to describe the Pomaks of Athens. The Pomaks were considered to be of a "different race", capable of “hanging out with the Arabs”, and in a better state both economically and religiously. All of them were supposedly living in Plateia Vathis, only one and a half kilometres away from Gazi.

32 Many years ago, Sotiria Bellou, a famous rebetiko singer, sang a song entitled Plateia Vathis (Vathis Square). The song was named after a downgraded area in central Athens and related the hard life of the workers living there. It also addressed the socio- economic inequalities characterizing life in Athens. Plateia Vathis, even though quite central, has never constituted a destination for wealthy Athenians, mainly due to its reputation as an area with a high concentration of brothels and criminals. It is for this reason that, in another verse of the song, the composer invites his friend to visit Plateia Vathis in order to « witness the kind of life he lives » (ela na mathis stin Plateia Vathis ti zoi perno), the life of the poor. In this sense, little has changed over the last few years in Plateia Vathis, as it continues to attract the new poor of the capital : migrants from Albania, the former Soviet Union, South Asia and Western Thrace. This last group of migrants is the one Muslims in Gazi had been referring to : the Pomaks.

33 Pomak social life in Plateia Vathis is organized around coffee houses and restaurants, most of them named after villages in Rhodope. It is in these places that one gets a strong sense of Pomak public life. My first encounters with this community took place in a coffee house/restaurant called Kentavros. The establishment of Kentavros follows the pattern of the old kafeneia, coffeehouses divided along lines of origin, named after villages or regions outside Athens, and which used to serve as a meeting place for the sintopites. These were Greeks originating from the same village, who had migrated to the capital and who were still trying to integrate into the tough urban life of the 1950s and 1960s. In this respect Kentavros is one of the last region-based kafeneia of Athens, even though it was established quite recently, in the mid 1980s.

34 Kentavros is a place solely frequented by men who came to Athens during the last twenty years. For them, emigration to neighbouring Turkey did not seem to be a viable option, as the country was facing severe economic problems, and they had been informed by their networks in Istanbul that there were few jobs available. Such migration is in most cases a seasonal and male experience. Women are usually left behind in the villages to take care of the children, the elderly, the animals, fields and houses. However, there are some cases of whole families migrating to urban centres. According to Domna Michail, those who migrate with their families are usually « long term migrants who have stopped any kind of productive activity in the villages and if some day they come back to their village permanently they choose other occupations than that of cultivating tobacco »63.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 73

35 These people seem to comprise the vast majority of Western Thracian migrants. In Athens they also reside in another downgraded area, Akadimia Platonos, because of the availability of cheap housing. Some of them also reside in the suburbs of Nea Makri, and Eleysina, where they usually work as builders, agricultural labourers or unskilled manual workers in small factories and shipyards. Through my contacts with the people of Kentavros I discovered that a large number of Pomaks work in the shipyards of Perama, when work is available. Otherwise, they visit friends and family in Holland and Germany who also happen to work in shipyards. Through these networks they are able to find part-time employment in the same line of work as they pursue when in Greece.

36 In the Pomak coffee houses of Plateia Vathis, many stories are told about how difficult work in the shipyards can be and how inevitable it is that young men should seek employment far from their birthplace. All these narratives reveal a great deal of nostalgia for the Pomak villages of Rhodope, as well as a fear for the consequences that a prolonged stay in the capital might have. Life in these mountainous villages is always portrayed as better. The food tastes better, women look better, the regions' climate makes people healthier. In contrast, life in Athens is mostly viewed as a mere necessity, accompanied by daily challenges. As one of my informants put it, the greatest challenge of all « is not to forget who you are, what your language and religion are ». In this context my informant expressed a concern very similar to the one expressed by the Gazi resident to Zaman's reporter.

37 Undoubtedly, the coffee houses constitute a safe environment, where people feel able to manifest a different linguistic and religious identity. One of the first things I noticed during my fieldwork research was that in the coffeehouses people were not hesitating to address each other with their real Muslim names. This is certainly not the practice in the outside world where Pomak migrants feel obliged to adopt a second Christian name. Daily communication can take place not only in Greek but also in the Pomak dialect, as well as in Turkish. It is in this environment again that people can openly discuss their plans to return to their villages for the celebration of major Muslim festivals. However, linguistic preferences do not necessarily reveal an ethnic allegiance, nor does the celebration of Ramadan reveal a great degree of devotion. To this day I find it very difficult to talk about a single Pomak identity and to define Pomakness at a macro level. Over the years I came across many individuals who manifest a Pomak identity and have totally different understandings of its content. Against this background, I will now shift my focus of interest from coffeehouses to individuals and discuss the case of Mehmet imam and the activities of a Muslim organization called Filotita.

Muslim Organizations in Athens: the Case of Filotita

38 Identifying the existing Western Thracian Muslim organizations in the Greek capital and determining their number and size is an immensely difficult task, since most of them are not officially registered and sometimes operate for a short period of time. Even though I have studied only the case of two Western Thracian Muslim organizations, some of my informants have also mentioned the existence of several others, less vocal and active64. These function along with many other ethnic-based organizations established by Muslim immigrants65. In most cases, both their members

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 74

and their governing boards are of poor educational background and have a very limited knowledge of Greek.

39 In this respect, the Pan-Hellenic Federation in Support of the Muslims in Greece - Filotita (Friendship) - is an exception to the rule. This federation was established by Pomak university graduates in 1997 and constitutes an important development in the history of Muslim presence in the capital in general and Western Thracian migration to Athens in particular. This initiative reflects not only the manner in which some members of the Pomak community consider their residence in Athens as a permanent settlement, but also a shift in their perceptions of the capital. For them, Athens no longer represents the distant capital of a repressive state, but a leading migratory destination which attracts thousands of Muslims from different parts of the world. What is also interesting to note concerning Filotita's founding members is that they articulate an identity discourse that differs from the one of the Turkish minority elite in Western Thrace, and distance themselves both from the official Greek and Turkish rhetoric regarding the Muslim minority. These Pomaks may well be the Athenian equivalent of the new Pomak elite described by Olga Demetriou in Komotini66.

« Our Muslim Brothers !» : Filotita's Manifesto

40 Filotita's somewhat confused ideology is reflected in its manifesto, which was written in Turkish by its president Mehmet imam, and was circulated both in villages in Rhodope and in Athens. Our Muslim Brothers ! As is known to all of you, for long years the minorities living in Greece have been deprived of their social, cultural and religious rights. For that reason, and as we constitute the minorities living in this country, it was decided on 7 November 1997 to establish an association in order to win our rights and to give life to the philosophy of the principle of equality which exists in modern democracies and countries, and the decision was approved by the authorized court and gained official status on 24 November 1997. Our aim is to achieve the unity of individual minority members, regardless of ethnic origin, and to provide social benefits. Our Association's name is Filotita. Its main principles are social and humanist [ones]. Our aim is to take human love and brotherhood as our base, to obtain the support even of non-Muslims, and to take our place in line with contemporary Europe. Obtaining our religious, linguistic, cultural and social rights in an uninterrupted manner and in the way provided by humane principles and international law, and bringing them down into everyday life, liberates us from pressure[67]. Filotita aims at doing a small contribution to participation, human values, brotherhood, impartiality, love of nature and a tomorrow free of anxiety. Our purpose is to encompass all people facing problems in Greece. [Filotita] claims to struggle in order to achieve our rights in a democratic way, to prove our existence and to fulfil the religious requirements in the way our exalted God demands. In this [endeavour] we have and will have the biggest support from you. Your existence and your support will be our greatest strength. If there had been an institution which would meet our demands, the existence of such an organization would not even have been considered. Because historical conditions and documents show that those regions in which minorities reside have been intentionally left underdeveloped, non-integrated and alienated from their cultural structure. We think that our ethnic identity is a decisive reason for this. The areas whose cultural structure and level of education is the lowest in Greece are those where the minorities reside. Filotita wants to break the narrow circle and

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 75

to play an active role in beautiful perspectives in which all of us will live together, to integrate people without discrimination, to abolish fragmentation and, on the basis of humanistic principles, to bring together people from all religious beliefs. To achieve our unity and to make our presence felt as a single voice is a right which is granted to us under the laws and by the Universal Declaration of Human Rights and we have to use these to the very end. As a result of the needs of minorities, Filotita has emerged from amidst these minorities. It defends human love, togetherness, and the virtues of living together. For many years minorities in Greece have been neglected and received second class treatment. Minorities throughout Greece should from now on defend their cause and understand the character of their own structure. The basic rule of living humanly is to defend your right. The provision of having your own religion is to worship freely. Our Muslim brothers, we want to see you in our unity and togetherness.68

41 The manifesto was clearly written by a non-native Turkish speaker. The sentences are long and complicated ; they are difficult to follow, to understand and to translate. For poorly educated readers, Filotita's manifesto is impressive. The usage of words like “minorities”, “rights”, “democracy” and “law” is extensive. It aims to capture the attention of an audience which for many years was discriminated against by the Greek state, and also to describe the beginning of a new era marked by the establishment of Filotita. At the same time, complicated sentences underline the authority of the author.

42 As he mentioned in an interview with me, Mehmet imam is « a native speaker of the Pomak language » while he learned Turkish at school69. He claims to have been among the first from the village of Ehinos/Şahin to break the “narrow circle” (dar çember) he refers to in the above manifesto, by finishing high school in Istanbul and pursuing university education at Istanbul University. After an unsuccessful attempt to become a local MP on a PASOK ticket in Western Thrace, he settled in Athens, where he established Filotita. Mehmet imam, like many other Pomaks of Athens also distances himself from the official rhetoric of both Greece and Turkey regarding the minority population of Western Thrace. He defines himself as “Pomak”, “Rhodopean”, “European” and “Greek citizen”, but never as “Greek” or “Turk”.

Filotita as an Intermediary between Western Thracian Muslims, Muslim Migrants and the Greek Society ?

43 To what extent the ideals expressed in the manifesto correspond to Filotita's activities in Athens ? For Mehmet imam, one of the major problems characterizing the minority population of Western Thrace was a lack of proper representation (« If there had been an institution which would meet our demands, the existence of such an organization would not even have been considered »). According to him, Filotita's members soon realized that the only way to gain lobbying power with the Greek government was to try to represent all Muslims living in Greece. It is perhaps for this reason that he refers to “minorities” in plural and addresses his “Muslim Brothers”, thus stressing a common religious identity. In this respect, Filotita has been quite successful since the majority of its members consists of Bangladeshi, Pakistani, Egyptian, Sudanese, Algerian, Albanian, Philippine and Burmese immigrants rather than Western Thracian Muslims. Most of the latter immigrated to Greece in the 1990s, and reside in underdeveloped neighbourhoods of the capital where also most of the Western Thracian migrants reside70. Religion is not the only link between the two groups, who

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 76

share common social characteristics and face similar problems. Muslims in Athens are usually males, aged between 25 and 44, unskilled and underpaid manual workers with limited knowledge of the Greek language71. Their settlement in Athens has led to conditions already experienced in other European capitals : weak individual rights, social exclusion and the emergence of racist reactions from the local majority population.

44 As one could read in the manifesto, Filotita expresses a will to assist not only members of the minority population of Western Thrace, but also to « encompass all people facing problems in Greece ». Its projects have focused on the creation of a religious infrastructure for the capital's Muslims, by organizing Qur'an courses for Muslim children, lobbying for the establishment of a Muslim cemetery and supporting the establishment of several “multi ethnic” mescits in the city centre 72. Such places of worship are also frequented by Pomaks, who -like the Muslim residents of Gazi - lack a mescit of their own. According to Mehmet imam Filotita has also created and implemented local development programmes for the teaching of the Greek language to the Muslims of the capital and has played an active role in assisting Muslim illegal immigrants to legalize their presence in Greece, by providing them with free legal advice. Through the regular appearances of some of its members in TV shows, it has tried to promote a national dialogue aimed at counteracting “Islamophobia”. In this context it is particularly important to note Mehmet imam's active involvement in the debate over the establishment of a central mosque in Athens, which operated across local, national and international levels73.

45 Despite its efforts, Filotita receives no assistance from state bodies and organizations. Some limited assistance is received from Greek leftists, who can be viewed as the "non- Muslims" described in the manifesto. The latter play an important role in processes of negotiation and intercultural communication between Filotita's members on the one hand, and the Greek government and society on the other. This is particularly the case with a university lecturer at a university in Athens. For this member the reason behind volunteering for such an organization is not conversion to Islam but a strong determination to fight against the state's minority policies and the social exclusion faced by the migrants. It seems that for that member, Filotita represents the ultimate enemy of a nationalistic state, church and society : a Muslim organization established in Athens by individuals of undefined ethnic origin.

Conclusion: From Local to Global

46 The settlement of Western Thracian Muslims in Athens provides a useful long-term case study of internal migration. Despite the long history of this migration and its significance, it has not attracted the attention of many scholars. This is perhaps a result of the interaction between academic and official discourses on Greek national space, which portray only one region as impure : that of Western Thrace. Such regions are always considered most interesting for scholars, who themselves by no means constitute a homogenous group. In the case of Western Thrace, some authors - let us call them international relations experts and historians - strive to prove how mistaken the Turkish state is in accusing Greece of human rights violations in the area and to provide evidence of the Greekness of the Pomaks. Others - let us call them anthropologists - are extremely critical, and rightly so, of Greek state policies, and

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 77

attempt to challenge mainstream ethnic categorizations such as “Pomaks”, “Turks”, “ethnic Turks”, “Athingani” and “Gypsies”. In these analyses, however, the reasons for the problematic situation in Western Thrace and the subsequent migration movements to Athens are only traced to Greco-Turkish minority policies, thus overlooking the role of individual agency. In this respect, Yiannis Kapsis' interview is particularly useful, since it underlines a factor which is often forgotten, that of local economic interests. In other words, it is not only Greece and Turkey that have manipulated the minority population of Western Thrace for their own ends, but also locals, both Christian and Muslim, profiting from these states' mutual antagonism.

47 Having said this, I would agree with the vast majority of scholars that the minority population of Western Thrace is far from being homogenous. The migrants discussed in this article constitute diverse and fragmented communities, who, in many cases, reproduce problems and attitudes originating from their situation in Western Thrace. In examining aspects of their presence in Athens, I have observed perceptions and manifestations of multiple and situational identities, resulting to some extent from conflicting Greek and Turkish state policies. Within this context, one can understand why scholars conducting research in Thrace are informed that some migrants living in Athens are "Gypsies" and not "Turks". It is again this context that explains why one of my interlocutors from Gazi describes Filotita's members as from a “different race”, and why Mehmet İmam identifies himself as “Pomak” but never as either “Greek” or “Turk”.

48 To argue exclusively, however, that the Western Thracian migrants of Athens are divided along lines of language, culture and origin is surely not a particularly novel insight. I find it more sensible to investigate the new dynamics created by the migrants' settlement in Athens, and to ask : what changes when Western Thracian Muslims settle in the metropolis ?

49 For many years, the Muslim residents of Western Thrace were directly influenced by the provisions of the Treaty of Lausanne on the one hand, and by the Greco-Turkish conflict on the other. Having moved to Athens, however, they are now in a different position. Their settlement in the metropolis signified an almost automatic loss of interest in them on behalf of both states as well as a loss of educational provisions. The migrants are viewed neither as “fifth columnists” nor as potential allies. Over the years, they have attempted to adjust to conditions in their respective localities, dealing with illiteracy, acute hardship, economic marginality, political neglect and nostalgia for the places they had left. The use of both Christian and Muslim names, the enormous satellite dishes in Gazi and the establishment of coffeehouses all represent the migrants' efforts not only to integrate into the life of the metropolis, but also to distance themselves from it, maintaining links with their homeland, its languages and traditions. Furthermore, this reveals a preference for re-establishing familiar patterns and overcoming the personal alienation and social disintegration into which many other migrants and refugees have sunk.

50 Thus the migrants' arrival in a city, which for the last fifteen years has offered shelter to thousands of other Muslim immigrants, has posed many new challenges. This in turn has undoubtedly created new dynamics among them. Allilegii and Filotita, for instance, constitute entities that developed independently of similar organizations in Western Thrace. They are organized around different leaders and address different needs. In this paper I have focused more on the case of Filotita, not only because it is the most

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 78

active and vocal Muslim organization of the capital, but also because its function signifies a transition from the “local” to the “global”. What I refer to as “local” is the Greco-Turkish conflict and its legacy of painful memories. The “global” on the other hand is associated with challenges such as illegal migration and the new Muslim presence in the “West”. Filotita's determination to represent all its “Muslim Brothers” regardless of ethnic background and to participate in the debate over the establishment of a Central Mosque has, in a way, helped it to overcome the regional boundaries so clearly symbolized by the coffee houses in Plateia Vathis. It is undoubtedly the Muslim organizations' positioning in this latter context that will determine their significance in years to come.

NOTES

1. The list of friends and colleagues who read this article is so long as to embarrass me. Nevertheless I should mention with gratitude the advice and guidance of Celia Kerslake, Yahya Michot, Richard Clogg, Olga Demetriou, Renée Hirschon, Aspasia Papadopoulou, Kerem Oktem and Reem Abou El-Fadl, all from Oxford University. Likewise I most gratefully acknowledge the critical interest of my mentors and col leagues from Harvard University's Center for Hellenic Studies Gregory Nagy, Jennifer Reilly, Anna Stavrakopoulou as well as the assistance and support I received from Haldun Gulalp, Xavier Bougarel Tassos Costopoulos and Dimitris Trimis. 2. Oran (Baskin), « The Story of Those Who Stayed. Lessons From Articles 1 and 2 of the 1923 Convention » in Hirschon (Renee), Crossing the Aegean : An Appraisal of the 1923 Compulsory Population Exchange bet ween Greece and Turkey, Oxford : Berghahn, 2003, p. 98. 3. Christides (Yorgos), « The Muslim Minority in Greece », in Niblock (Tim), Nonneman (Gerd), Szajkowski (Bogdan), eds., Muslim Communities in the New Europe, Berkshire : Ithaca Press, 1996, p. 135. 4. Alexandris (Alexis),« Religion or Ethnicity : The Identity Issue of the Minorities in Greece and Turkey », in Hirschon (Renée), ed., op.cit, p. 125. 5. Olga Demetriou was amongst the first scholars to deal with the problem of using or not using “Pomak - ness” as a classification category. See Demetriou (Olga), « Prioritizing “Ethnicities” : The Uncertainty of Pomak-ness in the Urban Greek Rhodoppe », Ethnic and Racial Studies, 27 (1), 2004. 6. Kaiakasidou (Anastasia), « Vestiges of the Ottoman Past : Muslims under Siege in Contemporary Thrace », paper presented at the 92nd Annual meeting of the American Anthropological Association, Washington D.C., 17-21 November 1993, p. 5. 7. In accordance with the provisions of the Treaty of Lausanne (1923), Muslim children in Western Thrace attend minority primary schools and learn Turkish as their first language. As a result, many of them are not able to communicate in the Greek language, nor to attain a secondary education, as this usually requires attendance at mainstream Greek schools and fluency in the Greek language. Even fewer are able to pursue a university education, either in Greece or in Turkey. It is also usefull to note that the treaty's provisions are confined to the area of Western Thrace. Thus, the indigenous Muslim communities of the Dodecanese and the Western Thracians living in Athens do not have access to minority education. See Tsitselikis (Konstantinos), To diethnes ke europaiko kathestos prostasias ton glossikon dikaiomaton ton meionotiton

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 79

ke i Elliniki ennomi taxi (The International and European Status of Linguistic Minority Rights and the Greek Legal Order), Athens : A.N. Sakkoulas, 1996, p. 346 ; U. S. Department of State, Human Rights Report for 1999 - Greece, p. 18, available at http://www.bannet.org/6-3_15gr.htm 8. Biunnbauei (Ulf), « The Perception of Muslims in Bulgaria and Greece : Between the "Self" and the “Other”» Journal of the Institute for Muslim Minority Affairs, 21 (1), April 2001. 9. Poulton (Hugh), « Changing Notions of National Identity among Muslims in Thrace and Macedonia : Turks, Pomaks and Roma » in Poulton (Hugh), Taji-Farouki (Suha), eds., Muslim Identity and the Balkan State, London : Hurst, 1997. 10. Labrianidis (Lois), « The Impact of the Greek Military Surveillance Zone on the Greek Side of the Bulgarian-Greek Borderlands », Boundary and Security Bulletin, 7 (2), 1999 ; Labrianidis (Lois),« “Internal Frontiers” as a Hindrance to Development », European Planning Studies, 9 (1), 2001. 11. Alexandra (Alexis), The Greek Minority of Istanbul and Greek-Turkish Relations 1918-1974, Athens : Centre for Asia Minor Studies, 1992 ; Hidiroglou (Pavlos) The Greek Pomaks and their Relations with Turkey, Athens : Proskinio Editions, 1990. 12. Demetiiou (Olga), art.cit, pp. 106-107. 13. Oran (Baskin), « Balkan Muslims : A comparative Study on Greece, Bulgaria, Macedonia and Kosovo », CEMOTI, (18), 1994. 14. Xirotiris, (Nikolaos), Idiai paratiriseis epi tis katanomis ton syhnotiton ton omadon aimatos eis tous Pomakous (Personal Observations on the Proportional Frequency of Blood Groups among the Pomaks), PhD Dissertation, Salonika : Aristotle University of Salonika, 1971. 15. Brunnbauer (Ulf), art.cit., p. 48. 16. Clogg (Richard), A Concise History of Greece, Cambridge : Cambridge University Press, 2002, p. 206. 17. Alexandris (Alexis), art.cit., p. 128. 18. Demetriou (Olga), art.cit., p. 107. 19. See also Aarbakke (Vemund), The Muslim Minority of Greek Thrace, unpublished PhD Dissertation, Bergen : University of Bergen, 2001, pp. 299-338. 20. Athens News Agency, 13/03/90. 21. Tsakonas (Panayotis), Dokos (Thanos), « Greek-Turkish Relations in the Early 21st Century. A View from Athens », in Martin (Lenore), Keridis (Dimitris), eds., The Future of Turkish Foreign Policy, Cambridge : MIT Press, 2004. 22. Klik, August 1999 ; Flash Radio, 29/07/99. 23. See for instance « 52 yillik hasret bitti » (The end of 52 years of longing), Sabah, 09/05/04. 24. Alexandris (Alexis), art.cit, p. 128. 25. Bahçeli (Tözün), Greek-Turkish Relations since 1955, Boulder : Westview, 1990, p. 177. 26. Aarbakke (Vemund), op.cit., p. 32. 27. Although the Turkish authorities discourage immigration, they still provide special facilities for Thracian Muslim students wanting to pursue secondary and university education in Turkey. See Bahçeli (Tözün), op.cit., p. 178. According to Anastasia Karakasidou, as many as 8 000 minority children were studying in elementary schools, high schools and universities in Turkey in 1993. See Karakasidou (Anastasia), art.cit, p. 13. 28. Bahçeli (Tözün), « The Muslim-Turkish Community in Greece : Problems and Prospects », Journal of the Institute of Muslim Minority Affairs, 8 (1), 1987, p. 112. 29. Alexandris (Alexis),op.cit., p. 315. 30. Interview with the First Secretary of the Greek Embassy in London, Theodore Theodorou, London, 15 November 2003 ; interview with the Consul General of Greece in Istanbul Alexis Alexandris, Istanbul, 18 March 2004 ; interview with Mehmet in Istanbul, 10 March 2004 ; interview with Ömer in Istanbul, 13 March 2004.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 80

31. The late Alternate Foreign Minister Yiannos Kranidiotis estimated stateless persons at 500 on 27 October 1998 (for more information, see Greek Helsinki Monitor, Minority Rights Group - Greece, Report about Compliance with the Principles of the Framework Convention for the Protection of National Minorities, 18 September 1999, available at ). Nowadays less than one hundred of such former Greek citizens live in Greece as "stateless" persons. 32. The Greek government repealed this article of the Citizenship Law on 11 June 1998. The repeal, howe ver did not apply retroactively. 33. Gerasimos Notaras claims that western Thracian Muslims had not been allowed to migrate to Germany during the military regime of 1967-1974 (see Notaras (Gerasimos),« I anomogeneia tou plithis mou. Ena chronio provlima » (The Population's Lack of Homogeneity. A Chronical Problem), in Academy of Athens, I anaptixi tis Thrakis (The Development of Thrace), Athens : Akadimia Athinon, p. 46. 34. Petraki (Georgia), « I agora ergasias sto Lavrio kata tin periodo 1956-87 » (Labour Market in Lavrio du ring the Period 1956-1987), Enimerotiko deltio tou institoutou ergasias tis GSEE, 30-31, 1993, pp. 58-72 ; Petraki (Georgia), « Sti Xanthi ke sto Lavrio : Taxikes diastaseis tou meionotikou stin Ellada », Sinchrona Themata, 65,1997, p. 85. 35. Ibid. 36. From the mid 1970s onwards factories located at Lavrio were also hiring immigrants from Egypt. See Petraki (Georgia), Apo to horafi sto ergostasio. I diamorfosi tou viomihanikou proletariatou sto sighrono Lavrio (From the Field to the Factory. The formation of an Industrial Proletariat in Modern Lavrio), Athens : Tipothito-Giorgos Dardanos, 2002, pp. 80-81. 37. Ibid 38. Petraki (Georgia), « Sti Xanthi ke sto Lavrio » (art.cit.), p. 84. 39. See Said (Edward), Orientalism, London : Vintage, 2003, pp. 66, 280-281. 40. Komotini (Gümülcine in Turkish) is a town located in Western Thrace. 41. Petraki (Georgia), « I agora ergasias sto Lavrio » (art.cit.), p. 71. 42. Petiaki (Georgia),op.cit., pp. 80-81. 43. Petiaki (Georgia), « Sti Xanthi ke sto Lavrio » (art.cit.), p. 85. 44. Ibid 45. Gazi was named after a gas plant which was in operation until the mid 1980s. 46. The possibility of building a central mosque in Athens is under discussion since the 1970s. In 2000, a project for the construction of a large-scale central mosque and Islamic Cultural Centre in Peania, an area 20 km east of the centre of Athens, has been adopted by the Greek government. Greek officials have only discussed this matter with Arab diplomats, thus completely excluding local Muslims. The Greek Ministry for Foreign Affairs - not the ministry for Education and Religious Affairs - has been drafting a statute in co-operation with the ambassadors of Morocco, lordan and the PLO representative. Meanwhile King Fahd of Saudi Arabia has agreed to fund the construction of both the mosque and the cultural centre. As expected, this governmental initiative was met with fierce opposition from MPs, clerics of the Orthodox Church and the local population. Typical arguments against the construction of the mosque are that it will en courage large numbers of Muslims to settle in the area, or that the central mosque will be visible from the airplanes approaching Athens international airport. See Antoniou (Dimitris), « Muslim Immigrants in Greece : Religious Organization and Local Responses », Immigrants and Minorities, 22 (2-3), 2004. 47. This practise has been well documented in various newspaper articles. See for instance « Mousoulmaniki kaimi sto Gazohori » (Muslim Blues in Gazohori), Eleftherotypia, 15/04/94. 48. Syntagma Square is located in Central Athens, opposite the Parliament. 49. In this context, the word « f... » means assistance and support.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 81

50. Sevasti Troubeta and Gerasimos Notaras make mention of this policy. See Trubeta (Sevasti), Kataskevazontas taftotites gia tous Mousoulmanous tis Thrakis. To paradeigma ton Pomakon ke ton Tsiganon (Constructing Identities for the Muslims of Thrace. The Case of the Pomaks and the Gypsies), Athens : Kritiki / Minority Groups Research Center, 2001, p. 52 ; Notaras (Gerasimos), art.cit., p. 49 ; Trimis (Dimitris), « I ensomatosi sto Gazi i stis piges tou ratsismou » (The Integration in Gazi or in the Sources of Racism), Sholiastis, 36,1986, p. 23. 51. During our interview, Yiannis Kapsis referred for instance to the existence of illegal channels through which members of the minority could acquire tractors and hunting guns with an additional cost. 52. Interview with Yiannis Kapsis, 20 January 2006. 53. For some additional information regarding minority statistics in Gazi in the early 1980s, see Tseloni (Andromahi), « Neoellines pisti tou Islam stin kardia tis Athinas » (Neo-Hellenes Believers in Islam in the Heart of Athens), Prosanatolismoi, 72 (1-2), 1984, pp. 38-41. 54. Chtouris (Sotiris), Psimmenos (Iordanis), Tzelepogou (Flora), « Muslim Voices » in the European Union • Greece, available at . 55. Lytra (Vasiliki), « Nicknames and Teasing : A Case Study of a Linguistically and Culturally Mixed Peer Group in an Athenian Primary School », in Androutsopoulos (Jannis), Georgakopoulou (Alexandra), eds., Discourse Construction of Youth Identities, Amsterdam : Benjamins, 2003 ; as well as the documentary by Marianna Economou, The School (2001). 56. « Gazi : Pireos ke eksathliosis gonia » (Gazi : Pireos and the Corner of Misery), Eleftherotipia, 10/04/02. 57. Demetriou (Olga), art.cit., p. 14. 58. Chapters of the Qur'an. 59. The mevlid is a panegyric poem in honour of the Prophet. The mevlid chanted by Western Thracian Muslims as part of the celebrations for the birthday of Muhammad or in religious meetings held in me mory of a deceased person was composed by Süleyman Çelebi (d. 825/1421). See Pekolcay (Ayşe Neclâ), « Mevlid », in Islam Ansiklopedisi, Istanbul : Milli Eğitim Bakanliği, 1960, vol. 8. 60. « Atina'daki cami tartismasi semboller savasina dönüştü » (The Debate over the Athens Mosque has Turned into a War of Symbols), Zaman, 11/03/03. 61. Interview with Mehmet in Gazi, 15 July 2004. 62. Ibid. 63. See Michail (Domna), « Migration, Tradition and Transition among the Pomaks in Xanthi (Western Thrace) », LSE PhD Symposium on Social Science Research on Greece, London, June 21, 2003. 64. Apart from the Pan-Hellenic Federation in Support of the Muslims in Greece - Filotita and the Society of Thracians - Allilegii, whose existence I have personally verified, some of my informants have also referred to the Pan-Hellenic Federation of Greek Muslims ; the Union of Muslims from Evro (based in Drapetsona, Piraeus); the Educational and Cultural Club of Muslims (based in Evia). 65. See Antoniou (Dimitris), art.cit 66. Demetriou (Olga), art.cit., p. 113. 67. The translation of this sentence is based on the correction of what I assumed to be a number of typo graphical errors. 68. Filotita, « Mülüman Kardeşlerimiz ! » (Our Muslim Brothers !), undated leaflet. 69. Interview with Mehmet imam, 2 October 2003. 70. Antoniou (Dimitris), art.cit. 71. Ibid 72. Since there are no Muslim cemeteries in Athens, Western Thracian Muslims are forced to transport their deceased back to Thrace. This fact has resulted into a serious economic burden, which is usually impossible for family members to meet. In this situation the entire community

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 82

must raise funds in order to cover the expense of this transfer. Nevertheless Theodore Theodorou of the Greek Embassy in London claimed that the müftülüks (the Mufti Offices) of Western Thrace usually undertake the financial cost of such transportation. Interview with Theodore Theodorou, London, 15 November 2003. 73. Mehmet İmam used this opportunity to express his own concerns in regard to the building of the central mosque. He considered that a central mosque far away from the city center cannot serve the devo tional needs of the capital's Muslim population. To his mind Athenian Muslims are fully capable of raising funds and establishing their own mosques as long as the Greek state and the Orthodox Church allow them to do so. See Foreign Correspondent, Being Greek, ABC, broadcasted on the 13th July 2004.

RÉSUMÉS

La population minoritaire de Thrace occidentale a habituellement été étudiée uniquement dans sa région d'origine, et à travers le prisme d'un savoir produisant un ensemble de terminologies, de données démographiques, d'identités concrètes et mesurables créées et contrôlées par les États grec et turc. Dans cet article, toutefois, j'examine la présence des musulmans de Thrace occidentale à Athènes. Mon but est de percevoir et de suivre le mouvement de la vie sociale des migrants à Athènes depuis la fin des années 1970 jusqu'à aujourd'hui, afin de comprendre les forces mouvantes, flottantes ou immergées qui produisent et renouvellent une conscience minoritaire dans un contexte urbain. Après avoir examiné les choix terminologiques, les peurs et les politiques étatiques, les modèles d'installation et les conditions de vie des migrants, la vie sociale dans les cafés, l'établissement d'associations de migrants, je pose la question suivante : qu'est-ce qui change quand les musulmans de Thrace occidentale s'installe dans la capitale grecque ?

The minority population of Western Thrace has usually been examined only in its region of origin and through the lens of a scholarship that produces a set of terminologies, demographic data, concrete and measurable identities created and controlled by the Greek and Turkish states. In this article, however, I examine Western Thracian Muslim presence in Athens. My goal is to sense and follow the movement of the migrants' social life in Athens from the late 1970s to the present day in order to grasp the flowing, fleeting, or submerged forces that produce and regenerate a minority consciousness in an urban context. After examining terminological preferences, state fears and policies, migrants' settlement patterns and living conditions, social life in coffee houses, the establishment of migrants' associations, I ask : what changes when Western Thracian Muslims settle in the Greek capital ?

AUTEUR

DIMITRIS ANTONIOU Oxford-Princeton Research Project: Culture and Religions of the Eastern Mediterranean World. Contact : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 83

Transmission de l'identité et culte du héros Les associations de Turcs de Thrace occidentale en Allemagne Handing down identity and hero cult : the Western Thracian Turks' associations in Germany

Jeanne Hersan

Introduction

1 L'étude présentée ici est le résultat d'un travail de terrain effectué en Allemagne et en Thrace occidentale dans le cadre d'un doctorat1 ayant pour objet l'émigration des membres de la “minorité musulmane” de cette région du nord de la Grèce. Plus précisément, il s'agit de retracer l'histoire de la mobilisation identitaire impulsée depuis l'Allemagne, visant à la reconnaissance de cette minorité comme turque par les institutions européennes.

2 Il nous faut tout d'abord clarifier le choix de la dénomination utilisée ici pour qualifier la population étudiée. Il s'agit de la minorité officiellement reconnue comme « musulmane » par le traité de Lausanne de 19232, est généralement décrite comme étant composée de trois groupes, alternativement présentés comme “ethniques” ou “linguistiques” : Turcs (ou turcophones), Pomaques (qui parlent un dialecte proche du bulgare) et Tsiganes (également turcophones). Dans les faits, la majeure partie de cette population utilise le turc comme langue véhiculaire, quelle que soit sa langue maternelle ; mais dans certaines zones rurales le pomaque reste la langue vernaculaire, au moins dans la sphère privée.

3 Cette uniformisation linguistique est liée notamment à la gestion de cette minorité menée par les États grec et turc, incarnée entre autres par un système scolaire qui lui est propre, où l'enseignement se fait en grec et en turc. La perspective adoptée ici est celle du nationalisme turc et de la “turcité”, dont nous mettrons en avant la variation sémantique hors du contexte de la Turquie. La population “musulmane” de Thrace occidentale baigne dans les référents culturels de la République de Turquie, notamment

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 84

à travers l'école et les associations, mais aussi par le biais de la presse locale. De plus, le discours politique en vigueur au sein de cette minorité – en Grèce comme dans l'espace migratoire -est focalisé sur la reconnaissance collective de l'identité turque du groupe. En turc, ses membres sont dénommés Batı Trakya Türkleri ou Batı Trakyalılar. Ce dernier terme les différencie nettement des Grecs (Yunanlılar, Rumlar), tout en restant plus neutre car se rapportant simplement à la localisation géographique3. Cette nuance n'ayant pas d'équivalent en français, nous avons retenu l'expression de “Turcs” de Thrace occidentale sans que cela ait une quelconque prétention normative ni englobante. Plus généralement, le terme “musulmans” sera utilisé pour évoquer la minorité dans son ensemble ou de façon indéfinie, et “turcs” lorsqu'il sera spécifiquement question du mouvement identitaire et/ou associatif, et des acteurs qui y sont impliqués.

4 Les enquêtes présentées ici retracent l'aspect intra-européen des flux migratoires en provenance de Thrace occidentale dans le contexte de l'après crise de Chypre, et dans le cadre des accords d'envoi de main d'œuvre conclu entre la Grèce et l'Allemagne. Cet aspect du fait minoritaire en Thrace occidentale n'a pas été étudié à ce jour4. Ces enquêtes permettent d'appréhender le réseau associatif d'Allemagne5, et de reconstituer la stratégie des migrants pour alerter les institutions européennes sur la condition de la minorité “turque” de Thrace occidentale. Il s'agit parallèlement de comprendre comment le groupe se perpétue grâce à la transmission de codes de conduite et d'interdits visant à encadrer les comportements, en public mais aussi dans la sphère privée. Les associations interviennent alors en tant qu'organisatrices d'événements visant au rassemblement des membres du groupe, au cours desquels ces règles sont réaffirmées. Enfin, les associations interviennent dans la production d'un imaginaire collectif, entretenu sur le mode de la sacralité autour de la figure du leader disparu, Sadık Ahmet.

5 Les entretiens menés dans le cadre de cette enquête de terrain l'ont été aussi bien dans des associations que chez des particuliers, sous forme de conversations parfois anodines, du moins en apparence ; cela nous a permis de comprendre les pratiques sociales et les codes qui structurent le groupe. Il s'agissait de « privilégier l'expérience des acteurs en reconstruisant autour d'elle le contexte (ou plutôt les contextes) qui lui donnent sens et forme »6.

6 On présentera dans un premier temps la stratégie de mobilisation développée à l'échelle européenne, dans les années 1980 et 1990, par les associations de Turcs de Thrace occidentale en Allemagne. Il sera aussi question du rapport à la Turquie de leurs membres et dirigeants. Celui-ci est complexe, et il faut l'aborder à travers plusieurs niveaux pour en appréhender l'épaisseur, et surtout ne pas conclure trop rapidement à l'allégeance automatique à l'État turc de la part des acteurs concernés.

7 Dans une seconde partie interviendra le travail de terrain dans et hors cadre associatif, présentant les mécanismes par lesquels se perpétue le groupe, à travers divers lieux et moments de sociabilité, notamment les aile gecesi (littéralement : « soirées familiales »), qui sont autant des marchés matrimoniaux que des lieux d'expression politique.

8 Enfin, dans une troisième partie seront analysés les mécanismes visant à unifier le groupe autour de quelques symboles forts, à sacraliser personnages et événements politiques, notamment la figure du « martyr » Sadık Ahmet (voir biographie en annexe). Il ne s'agit pas ici de pratiques religieuses islamiques en tant que telles : nous nous trouvons, de façon beaucoup plus universelle, dans le domaine de la production de

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 85

héros, saints et martyrs7. Nous verrons que la production identitaire et le registre politique adopté prennent appui sur les structures sociales décrites, notamment les solidarités familiales et la religiosité – même lorsque celle-ci n'est que diffuse.

la mobilisation politique des Turcs de Thrace occidentale en Allemagne

Historique des flux migratoires en provenance de Thrace occidentale

9 Après l'officialisation des accords d'envoi de main d'œuvre entre l'Allemagne et la Grèce, en 1960, les départs furent massifs : « de 42 000 ressortissants grecs recensés en 1961, [ils étaient] 408 000 à la fin de septembre 1973, puis 298 000 en 1980 »8 Pourtant, les entretiens menés ont révélé que c'est seulement à partir de 1969 que les musulmans de Thrace occidentale ont obtenu l'opportunité de partir travailler en Allemagne9. Si quelques personnes ont pu partir avant cette date (parfois hors du cadre des accords), la majorité de nos interlocuteurs ont dû attendre deux, trois, voire quatre ans avant que leur demande d'émigration soit satisfaite. Par contre, ceux qui ont postulé après 1969 ont été envoyés en Allemagne dans les semaines suivant l'acte de candidature.

10 Une seconde vague migratoire a eu lieu à partir de 1988, lorsque la Grèce est devenue membre à part entière de la Communauté européenne10. C'est pourquoi il est d'autant plus malaisé de déterminer le nombre de musulmans originaires de Thrace occidentale qui vivent en Allemagne. La Fédération des Turcs de Thrace occidentale en Europe (Avrupa Batı Trakya Türk Federasyonu), qui regroupe une trentaine d'associations en Allemagne et une à Londres, revendique entre 20 et 30 000 “compatriotes”, mais ce chiffre n'est pas vérifiable. Les statistiques allemandes aussi bien que grecques ne tiennent pas compte du critère religieux et ne permettent pas d'évaluer l'importance de la composante musulmane de la population grecque établie en Allemagne. En Grèce, cela tient d'une part au fait que les critères linguistiques et religieux n'apparaissent pas dans les recensements11 ; d'autre part à la discrimination susmentionnée concernant l'envoi de travailleurs. En Allemagne, les musulmans de Thrace occidentale sont tout simplement considérés comme des citoyens grecs. Dans leurs contacts avec l'administration allemande, en revanche, les “musulmans” de Thrace occidentale sont souvent pris pour des ressortissants turcs12.

11 Sans pouvoir généraliser, étant donnée l'absence de statistiques, soulignons le fait que la plupart de nos interlocuteurs de la première vague migratoire – hormis le président de l'association berlinoise qui vient de Xanthi – sont originaires de Komotini (Gümülcine) et sa région. C'est parmi les migrants de la deuxième vague (celle de la fin des années 1980 et du début des années 1990) que l'on trouve des travailleurs originaires du département de Xanthi (İskeçe). Nombre d'entre eux viennent des villages situés dans l'ancienne zone militaire fermée13. Coupés du monde extérieur, les villages compris dans ce périmètre ont accusé un retard économique flagrant par rapport au reste de la région, qui était alors elle-même la plus pauvre de l'Europe des Quinze14. Pour fuir cet isolement, la migration des villages vers la ville éponyme de Xanthi (İskeçe) a été significative à partir des années 1970. Toutefois, pour autant que nous ayons pu le constater, les habitants de ces villages n'ont pas postulé au départ vers l'Allemagne dans le cadre des accords de main d'œuvre.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 86

12 Mentionnons enfin un autre type de migration, qui s'est développé grâce au principe européen de libre circulation des personnes, et qui concerne principalement les villages pomaques du département de Xanthi. Des filières migratoires spécialisées ont vu le jour, selon les villages, certaines vers les chantiers navals d'Allemagne et d'Europe du Nord, d'autre vers les serres des Pays-Bas15. Pour ce qui est de l'Allemagne, ces filières ont été développées par des entrepreneurs eux-mêmes originaires de ces villages, établis en Allemagne et employant des intermédiaires chargés du recrutement en Thrace. Il s'agit pour eux de bénéficier des opportunités économiques offertes par l'espace européen, en pratiquant le dumping social. Les travailleurs partent pour des périodes de trois à six mois et reviennent l'été au moment de la récolte du tabac, activité qui, le reste de l'année, échoit aux femmes. Ce type de migration saisonnière atteint des proportions telles qu'il a clairement des effets sur l'organisation économique et sociale des villages concernés. C'est pourquoi il constitue à notre avis un objet d'étude en soi et ne sera pas traité dans cet article, qui s'intéresse à la formation d'une diaspora en Allemagne, et à la mobilisation par le canal associatif16.

Genèse du réseau associatif en Allemagne

13 Le mouvement de création des associations de Turcs de Thrace occidentale en Allemagne doit être mis en rapport avec les deux vagues migratoires évoquées, s'inscrivant elles-mêmes dans des contextes différents. Si, au cours des deux périodes distinguées, les structures associatives étudiées présentent à la fois les traits d'associations culturelles et d'organisations politiques, leurs activités tendent plus, selon l'époque, vers l'une ou l'autre de ces dimensions.

14 La toute première association a été fondée à Berlin en 1974, peu après la crise de Chypre, par un militant du Parti communiste grec (KKE). L'association n'a vécu que six mois en raison des divergences politiques de ses membres : le président refusait les approches répétées du consulat turc et surtout des « Loups Gris », ultra-nationalistes turcs liés au Parti d'action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi – MHP)17 ; or, la plupart des membres de l'association avaient de la sympathie pour ce mouvement. Désavoué et traité de « sale communiste », le président a mis la clé sous la porte18.

15 Officiellement, c'est-à-dire du point de vue de la Fédération des Turcs de Thrace occidentale en Europe19, la première association a vu le jour en 1978 à Giessen, puis un petit noyau s'est développé autour des associations de Giessen, Düsseldorf, Homburg, Kelsterbach, Munich et Stuttgart ; ces associations ont un temps publié un journal du nom de Yeni Adim (Nouveau pas 20). Elles ont envoyé, au cours des années 1980, des délégations plaider la cause des Turcs de Thrace auprès des institutions européennes. Parmi leurs membres fondateurs, un seul maîtrisait l'allemand et l'anglais, il est devenu l'interlocuteur des députés allemands et européens, ainsi que des membres de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. C'est auprès de ces associations que Sadık Ahmet a débuté ses activités militantes, en 1986. Lorsqu'une septième association, celle de Hambourg, a été créée, la Fédération a pu voir le jour en 1988, conformément aux dispositions juridiques allemandes. Nous avons recensé, en 2001, 31 associations de Turcs de Thrace occidentale en Allemagne21. Au moins 25 associations ont donc été créées depuis 1988, reflétant la croissance exponentielle du nombre d'arrivants jusqu'au milieu des années 1990.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 87

Mobilisation européenne et rapport à la Turquie

16 Depuis la fin des années 1990, la mobilisation européenne des Turcs de Thrace a évolué. Les manifestations de rue et délégations envoyées au Parlement européen et au Conseil de l'Europe ont peu à peu fait place à une stratégie de lobbying, revendiquée et théorisée comme telle. Parallèlement à cela, en lien avec l'assouplissement du climat politique en Thrace, la mobilisation s'est déplacée des associations d'Allemagne vers celles de la Thrace. En effet, les associations « turques » – quoique non reconnues officiellement22 – jouissent d'une plus grande liberté d'expression. On assiste à une professionnalisation des acteurs associatifs, formés dans les universités turques et britanniques, maîtrisant l'anglais et acquis au répertoire d'action européen. Ces acteurs, notamment ceux de l'Association des diplômés d'université (Yüksek Tahsilliler Derneği), sont représentés dans tous les forums et programmes européens dédiés à la promotion des droits des minorités nationales, qui regroupent des ONG et « organisations de la société civile », selon l'expression consacrée en turc.

17 Ce n'est pas la seule évolution qu'ait connu la mobilisation européenne des Turcs de Thrace occidentale : avec la création d'une fédération en 1988, les associations d'Allemagne se sont de facto retrouvées sous tutelle turque. Au cours de la première série d'entretiens réalisés en Allemagne, en février et mars 2001, nos interlocuteurs avaient affirmé ne vouloir avoir de liens ni avec les autorités turques ni avec les associations de Turcs de Thrace en Turquie, arguant du fait que les membres de ces associations sont désormais des citoyens turcs (ce qui n'est pas entièrement conforme à la réalité). Ils disaient vouloir agir exclusivement dans les cadres juridiques grec et européen. Or, au fil de nos recherches et des rencontres ultérieures avec ces mêmes personnes (à Komotini en août 2002 puis à nouveau en Allemagne en février 2003), des contradictions sont apparues dans les témoignages. Les liens entre les réseaux associatifs allemand et turc sont en fait étroits, comme le montrent les publications à usage interne, ou encore les différents « symposium internationaux » sur la Thrace occidentale, à prétention scientifique, organisés en Turquie au cours des années 1990 ; le dernier en date s'est tenu à Londres en 2000.

18 Il est peu à peu devenu évident que les allégations répétées de nos interlocuteurs quant à leur loyauté vis-à-vis de la Grèce, et leur prise de distance par rapport aux autorités turques, n'étaient que l'expression de ce qu'il est admis comme convenable de dire à l'observateur étranger. En effet, la légitimité du mouvement de protestation, et son succès auprès des instances européennes, dépendaient de l'assurance que la population concernée agissait bien dans le cadre européen du droit des minorités et non en rapport avec de supposées visées irrédentistes de la Turquie23.

19 Or la présence turque dans l'espace migratoire des Turcs de Thrace occidentale ne s'est pas manifestée seulement par la diffusion des théories de la « synthèse turco- islamique »24. L'orientation européenne de l'action protestataire des Turcs de Thrace occidentale semble avoir été en partie définie depuis la Turquie. À la fin des années 1970, les membres de l'association de Düsseldorf étaient menés par un militant maoïste qui avait entamé en Allemagne des études universitaires, prenant ainsi conscience du fonctionnement des institutions européennes25. Face au succès de la mobilisation, l'enjeu pour les autorités turques était d'en tirer parti tout en endiguant le prestige grandissant de son instigateur auprès des membres de la minorité, en Allemagne mais aussi en Thrace. Rappelons que les années 1970 et 1980 en Turquie ont été marquées

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 88

par une répression très dure à rencontre des militants de gauche et d'extrême gauche. Le Parti communiste turc n'a été autorisé que dans les années 1990, après la chute de l'URSS26.

20 Ainsi le premier président de la Fédération, Cafer Alioğlu, aujourd'hui retraité à Bursa, est un ancien instituteur ayant présidé l'Union turque de Xanthi à la fin des années 195027. Ses propos laissent transparaître le fait qu'en raison de cette expérience passée il était connu des autorités turques comme des acteurs associatifs ; il aurait ainsi été coopté à la tête de la nouvelle structure28.

21 Pour autant, malgré le constat de cette collusion, les processus d'identification individuelle s'établissent entre plusieurs registres, et il faut distinguer la revendication de la turcité du rapport à la Turquie. Celle-ci constitue certes un substrat identitaire et culturel indéniable et Mustafa Kemal est, tout comme en Turquie, le référent par excellence, d'autant que, originaire de Thessalonique, il est présenté comme hemşehri (pays). Tout comme en Thrace, certaines associations organisent en Allemagne des activités pour célébrer les fêtes nationales turques, notamment la « fêtes des enfants » qui commémore la séance inaugurale de l'Assemblée nationale turque le 23 avril 1920. Mais il ne s'agit pas là d'un phénomène généralisé, et nombre de nos interlocuteurs en Allemagne n'ont qu'un rapport lointain à la Turquie29, se dissociant clairement des Turcs de Turquie dont ils ne veulent pas dans l'Union européenne.

22 Ainsi, le soir du kurban bayrami (fête du mouton) à Witten, en 2003, regardant les informations télévisées des chaînes de télévision turques, nos hôtes – le président de la Fédération et sa famille – ne cachaient pas leur dégoût devant les scènes d'abattage collectif ou illégal dans les rues d'Istanbul. « Les Turcs sont sales et ignorants » est un jugement péremptoire qui fait l'unanimité parmi nos interlocuteurs, s'appliquant aussi bien aux habitants de la Turquie qu'aux ressortissants turcs en Allemagne, qui seraient responsables de la crise économique que traverse le pays30. Les hommes de la première génération de migrants (nous verrons que les femmes s'interdisent généralement tout discours à caractère politique) sont plutôt critiques vis-à-vis de la Turquie moderne qui n'a pas, selon eux, respecté les principes laïques édictés par Mustafa Kemal, ce qui expliquerait l'émergence d'une mouvance islamiste. Cela n'empêche pas que, pour ceux d'entre eux qui ont, ou ont eu, des responsabilités associatives, le fait d'être invité ou de participer à des manifestations (colloques et festivals) relatives aux Turcs de Thrace occidentale en Turquie est considéré comme un honneur, comme l'assurance du renforcement de leur prestige au sein du groupe.

23 Et puis il y a ceux qui, au contraire, militent pour les idéaux du nationalisme turc, comme le président de l'association munichoise (voir infra), ou le concierge de l'association des Turcs de Thrace occidentale à Bursa, qui a vécu trente-cinq ans en Allemagne où il militait au sein du MHP31. Ces trajectoires de vie différenciées ont le mérite de faire ressortir l'hétérogénéité du groupe, et le fait qu'il n'existe pas de lien mécanique entre la turcité revendiquée d'une part, l'identification à la Turquie et/ou l'allégeance au nationalisme turc d'autre part. En revanche, le fait qu'il existe une stratégie européenne de l'État turc pour préserver ses intérêts en Thrace occidentale permet de nuancer le constat selon lequel « la Turquie accorde sans doute moins d'importance aux Balkans qu'à ses rapports avec les pays occidentaux ou à l'élargissement de sa sphère d'influence dans le Caucase et en Asie centrale »32. La Thrace occidentale présente en effet la particularité pour la Turquie d'accueillir la seule population “turque” et européenne.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 89

Rapports de genre, lieux de sociabilité et transmission de l'identité du groupe

L'existence d'un discours politique sur la famille

24 Nous allons voir maintenant la structuration interne des associations, et le lien qui peut être fait entre cette organisation et la transmission de l'identité du groupe. Nombre d'associations sont organisées sur le même modèle et comportent trois sections : celle des hommes, celle des femmes et celle des jeunes33. Plusieurs associations ont également un club de football et un groupe de danse folklorique. Il s'agit là non seulement d'une logique de perpétuation identitaire, à travers un processus de folklorisation, mais également d'une stratégie d'encadrement des individus. Nos interlocuteurs insistent en effet sur le fait que les activités de l'association, et particulièrement le sport, permettent aux jeunes de se rassembler au sein de l'association, et les protègent ainsi de l'oisiveté, du fait de « traîner dans les rues », et des mauvaises fréquentations. Ces activités permettent en outre aux jeunes Turcs de Thrace de se rencontrer entre eux, en ne se mêlant pas trop aux jeunes Allemands, dont le mode de vie est souvent jugé peu recommandable, en référence à la consommation d'alcool et à la liberté sexuelle des jeunes femmes. L'organisation associative, basée sur la division sexuelle des tâches et des espaces, révèle notamment un effort de transposition du modèle familial et domestique, avec ses hiérarchies et ses espaces de vie différenciés.

25 La famille est la base de l'organisation sociale, mais elle est aussi érigée en valeur, garante de l'ordre social et de la pérennité du groupe, et parfois même en valeur « nationale ». Comme l'écrit M.Özkan, président de l'Union des familles turques de Thrace occidentale de Bavière (Bavyera Eyaleti Batı Trakya Türkleri Aile Birliği), dans un manuel largement diffusé en Allemagne : « Voici quelques uns des éléments les plus importants qui maintiennent debout une nation : a) l'unité religieuse, b) l'unité linguistique, c) l'unité historique, d) l'unité culturelle et familiale »34. Cette association est la structure la plus importante au sein de la Fédération. Fondée en 1981 à Munich, elle regroupe depuis 1996 les associations de Nuremberg, Lauf, Herzogenrauch ; elle gère un club de football, un groupe de danse folklorique. Depuis 1988, une mosquée a été aménagée dans un bâtiment loué par l'association, reconverti à cet effet. Cette « mosquée de Thrace occidentale » (Bati Trakya Camii) sert également de lieu de culte aux fidèles munichois originaires de Turquie ; des cours de religion et de « culture turque » y sont dispensés35.

26 Dans la mesure où peu de nos interlocuteurs tiennent un discours semblable à celui de M. Özkan, on peut se demander ce qui, hormis le référent partagé de la turcité, homogénéise le groupe. Les divergences politiques, quoique moins marquées que dans les années 1970, sont bien réelles et affleurent à travers le rapport des acteurs à la Turquie officielle. Il semble que ce soit les codes sociaux et les valeurs familiales qui établissent le consensus nécessaire au maintien du groupe, ainsi que l'existence d'une figure mythique transcendant les clivages politiques, celle du Dr. Sadık Ahmet. Celle-ci constitue un symbole suffisamment fort pour éteindre toute contestation : critiquer l'illustre défunt, c'est s'exclure du groupe. En outre, les rumeurs de nature politique ou

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 90

les commérages sur la vie privée sont, comme nous le verrons, un bon moyen de maintenir l'ordre et les frontières du groupe.

La prégnance des rôles sexués dans l'organisation sociale du groupe

27 Ce sont surtout les hommes qui fréquentent les associations, principalement en fonction de critères de génération – comprise ici comme communauté d'expérience et non comme classe d'âge – et de capital culturel. Dans certaines villes comme Berlin ou Viersen, le local associatif a été investi par les hommes issus de la seconde vague migratoire, qui ont remplacé les primo-arrivants. L'homme qui a présidé la Fédération jusqu'en 2004 est un architecte qui a grandi en Allemagne, à ce titre il ne se sent pas vraiment proche des membres de l'association de sa ville, Witten. Il n'aime pas s'y rendre, bien que son mandat l'oblige à des visites régulières : il estime avoir mieux à faire que de « jouer aux cartes en regardant la télévision ».

28 Les enfants des primo-arrivants dans l'ensemble fréquentent peu les associations ; ceux qui le font s'y investissent entièrement (comme à Gütersloh, voir infra). On croise rarement des femmes dans ces associations ; néanmoins certaines structures ont créé une section féminine, qui organise des activités séparées, tels les cours de broderie, tissage et peinture sur soie visant à recréer le folklore de la Thrace, ou bien les « journées de femmes » (kadin günleri) au cours desquels le local associatif leur est réservé ; elles s'y réunissent et partagent les plats qu'elles ont cuisiné.

29 Lors des rares occasions où hommes et femmes se retrouvent ensemble à l'association, une division sexuelle de l'espace apparaît. Ainsi, dans le local de l'association berlinoise où plusieurs membres avaient été convoqués par le président en notre honneur, un des hommes fit remarquer qu'il n'était pas convenable pour les hommes d'aller s'asseoir à la table des femmes. Cette séparation physique ne fait que refléter un mode de socialisation et d'organisation des rapports entre sexes en vertu duquel les attributions et compétences masculines et féminines sont strictement différenciées et intériorisées. Ce sont les hommes qui « parlent politique », les femmes ne participent pas, ou rarement (là encore une distinction est à faire entre les différentes générations) à ces conversations, et elles s'en excluent d'elles-mêmes.

30 Dans et hors cadre associatif apparaît ce qu'on pourrait appeler un « discours de genre » : les revendications des Turcs en Thrace occidentale sont systématiquement exposées par les hommes, quasiment jamais par les femmes. Lorsqu'elles le font, elles s'en remettent généralement au jugement plus sûr des hommes36. Les femmes ont du coup, paradoxalement, une parole plus libre. Alors que le discours dominant parmi les « Turcs » de Thrace – et particulièrement au sein du réseau associatif – revendique l'identité turque de l'ensemble de la minorité, la femme du président de la Fédération et sa jeune sœur plaisantaient au sujet d'une famille de Witten, originaire d'Ehinos (Şahin), que nous avions rencontrée la veille : « Alors, tu as rendu visite aux Anglais ? » avant de poursuivre, « ils refusent qu'on les appelle “Pomaques” et le prennent comme une insulte, alors on dit “les Anglais” quand on parle d'eux »37. Cette remarque reflète le fait que, en Thrace comme en Allemagne, les catégories “Pomaques”, “Tsiganes”, “Turcs”38 continuent de faire sens dans les représentations du sens commun.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 91

Transmission de l'identité, marché matrimonial et prestige social

31 À travers l'étude des associations comme lieu de prise en charge des membres du groupe, c'est également la question de la transmission de l'identité et des normes propres à celui-ci qui se pose. Les enfants des primo-arrivants que nous avons rencontré dans le cadre de ces enquêtes ont aujourd'hui entre 20 et 30 ans ; ils ont dans l'ensemble été peu sensibilisés par leurs parents à la situation politique en Thrace occidentale. Ainsi, les deux filles du président de l'association berlinoise nous demandèrent de leur expliquer pourquoi et comment les Turcs sont devenus une minorité en Thrace occidentale. Bien que leur père se soit toujours investi dans la vie associative39 et qu'il ait milité pendant de nombreuses années au sein du Parti Communiste grec (KKE), elles n'ont hérité ni sa culture militante, ni son savoir sur la Thrace occidentale. Elles n'ont pas été insérées dans un tissu social composé de migrants originaires de Thrace occidentale, peu nombreux à Berlin, et se désintéressent totalement de l'association où elles vont le plus rarement possible.

32 La belle-sœur du président de la Fédération a elle aussi grandi à l'écart des autres Turcs de Thrace ; elle dit n'avoir su parler le turc correctement qu'à l'âge de dix-sept ans40. Ses parents participaient peu aux activités de l'association, si ce n'est aux pique-niques, où on ne parlait pas de la Thrace mais de choses du quotidien. Fréquentant peu les « soirées familiales » (aile gecesi), cette jeune fille n'a pris conscience de la question de la Thrace occidentale que lorsque sa sœur a épousé celui qui allait devenir le président de la Fédération. On peut alors identifier les facteurs permettant ou facilitant la transmission de la mémoire de cette population en tant que minorité : le type de rapports entretenus par les membres d'une famille (les jeunes filles de Berlin ont honte de leur père qui parle très mal l'allemand), la possession d'un certain capital culturel et social, la présence dans l'entourage d'autres membres du groupe, surtout s'ils sont actifs au sein des structures associatives.

33 Essayons maintenant de comprendre pourquoi et comment les aile gecesi sont un élément central du dispositif de transmission identitaire et de politisation. Quoique connaissant assez peu l'histoire de la « minorité turque de Thrace occidentale », nos jeunes interlocutrices savent en revanche parfaitement comment se comporter en présence de leur famille et d'autres membres du groupe, particulièrement lors des gece (fêtes), qui sont par excellence des lieux de représentation sociale. Les fêtes organisées par les associations sont en effet des lieux de sociabilité et de contrôle social, mais aussi de politisation. L'élégance y est de rigueur (sauf pour les femmes mariées portant le voile : elles ne dansent pas et ne quittent pas le long manteau qui les enveloppe jusqu'aux chevilles) ; le déroulement de la soirée est convenu et les comportements strictement codifiés. Les cigarettes et l'alcool sont réservés aux hommes ; les femmes fument dans les toilettes, qui deviennent dès lors des espaces de sociabilité féminine. Nos jeunes interlocutrices se plient à ces règles ou les contournent habilement (par exemple en buvant de l'alcool dans des verres dont on ne peut voir le contenu), car elles connaissent le risque encouru : le dedikodu, ou commérage, qui entamerait la respectabilité de leurs parents.

34 Ces soirées constituent également une sorte de marché matrimonial, un espace de rencontre encadré puisque les jeunes hommes et femmes sont accompagnés de leur famille. Cela n'est pas sans importance pour un groupe qui prône l'entre-soi comme valeur de référence : il vaut toujours mieux épouser un Turc de Thrace occidentale

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 92

plutôt qu'un Turc de Turquie, et le fait d'épouser un Allemand peut impliquer pour une jeune fille d'être bannie de sa famille41. Cela est également valable pour les hommes, mais de façon plus souple, sans conséquence aussi irrémédiable. Dans un deuxième temps, les jeunes hommes et femmes peuvent prolonger la soirée entre eux, et aller en discothèque où ils pourront abandonner leur rôle d'enfants modèles et consommer librement de l'alcool. Néanmoins, ce type de sociabilité favorise la reproduction du groupe d'amis des parents vers les enfants42, surtout si l'on prend en compte le fait qu'aux liens d'amitié se superposent souvent, à des degrés divers, des liens de parenté.

35 Contrairement à ce que semble indiquer leur nom, les aile gecesi ne sont pas seulement des lieux de rencontre familiaux. Elles sont le lieu où se joue le prestige social, où se font et se recomposent les réseaux de personnalités de marque, comprenant les présidents d'association et membres du conseil d'administration (yönetim kurulu) de la Fédération. Les présidents des différentes associations représentées à la fête échangent leurs cartes de visite, et se prennent mutuellement en photo, par petits groupes : cela fait partie du rituel, la photo scelle chaque nouvelle amitié ou relation entre les acteurs associatifs et/ou politiques. Ces fêtes sont l'occasion pour les consuls de Turquie de venir rencontrer ces acteurs et d'identifier ainsi leurs interlocuteurs au sein du réseau associatif. Une sorte de rituel s'installe autour de ces rencontres, généralement immortalisée par une photo de groupe publiée ensuite dans l'édition allemande de journaux tels que Hürriyet ou Türkiye. Cet attachement à la photo est précieux pour reconstituer les parcours des acteurs, lorsqu'ils ouvrent leurs albums de famille : s'y trouvent immortalisées leurs rencontres, en Allemagne et en Turquie, avec des présidents d'association ou des hommes politiques. Les personnalités en vue sont, en effet, celles qui ont le réseau de connaissances le plus étendu, et qui sont vues en compagnie d'acteurs étatiques ou associatifs de Turquie. Les gece sont, enfin, un lieu d'expression politique.

Les gece comme lieu d'expression politique

36 Pour mieux comprendre le rôle politique – particulièrement affirmé dans les années 1980 – que peuvent avoir les aile gecesi, il convient de les distinguer des fêtes à caractère privé, réservées aux proches et plus particulièrement aux femmes et aux enfants, comme les fêtes de circoncision (sünnet) ou les kına gecesi (littéralement : « fête du henné », qui clôt la vie de jeune fille de la future mariée). Cette typologie sommaire est inspirée de celle, plus complexe, établie par Arnaud Ruffier à propos de l'Ouzbékistan43 L'auteur y opère une distinction entre des fêtes mobilisant différents réseaux de sociabilité44 d'une part, et d'autre part entre les finalités de ces différents types de fêtes : celles, ouvertes, qui ont simplement vocation à rassembler les membres du groupe et à montrer son homogénéité, et celles à caractère privé, qui ont une vocation plus politique. De cette typologie élaborée pour étudier les modes de sociabilité et la dissidence dans un État autoritaire, on retiendra la démarche consistant à identifier ce qui relève de l'expression politique au sein de rassemblements festifs, donc rarement considérés comme des espaces de contestation et de politisation.

37 Un de nos interlocuteurs nous a raconté l'ambiance des aile gecesi de son enfance, au début des années 1980, qui rassemblaient jusqu'à 2 000 personnes : les associations étant moins nombreuses, les fêtes étaient plus rares et dispersées. Étant le fils du président de l'association de Düsseldorf et ayant une bonne connaissance de la langue

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 93

turque, contrairement à nombre de jeunes nés en Allemagne, il avait l'obligation lors de ces fêtes de monter sur scène pour déclamer des hymnes à la guerre d'Indépendance turque (1922-1923), moment fondateur de la mémoire nationale et de l'hagiographie kémaliste en Turquie. Un peu gêné, il précisa qu'à l'époque il ne comprenait rien à ce qu'il récitait, et que le choix de ces poèmes était lié au climat politique de l'après crise de Chypre en Thrace occidentale45.

38 Cela montre que dans le cadre fermé des aile gecesi (par opposition au cadre public de la société d'accueil et des institutions européennes), une parole plutôt radicale se libérait. On peut en déduire que les cadre juridiques et politiques allemand et européen influent sur le répertoire d'action choisi et sur les modes d'expression publique des revendications liées à la turcité, sans remettre fondamentalement en cause les représentations véhiculées par d'autres canaux, internes au groupe. L'anecdote nous donne ainsi une indication quant à l'encadrement des Turcs de Thrace occidentale d'Allemagne par les référents du nationalisme turc, visibles dans certaines associations à travers cartes, livres ou affiches de promotion des manifestations organisées en Turquie sur le thème du « monde turc ».

39 Ces référents constituent certes un univers de sens commun à tous, renforcé par les souvenirs et rumeurs concernant les brimades subies en Grèce, mais un univers de sens malléable et volatil qui contient l'hétérogénéité des trajectoires et représentations des acteurs associatifs. Le président de l'association de Düsseldorf d'il y a vingt-cinq ans, dont le fils déclamait des poèmes bellicistes et nationalistes, est également celui qui réprouve aujourd'hui la trop grande intégration du réseau associatif d'Allemagne à celui de Turquie. Il ne faut pas mésestimer la capacité qu'ont les acteurs de s'approprier ou de composer avec ces référents, surtout dans la mesure où ils sont la clé pour l'accès à des positions, sinon de pouvoir, du moins de prestige au sein du groupe. Ces référents constituent en somme un substrat de la mémoire collective, mais aussi un répertoire lexical et sémantique à maîtriser afin de se faire accepter comme représentant potentiel par le groupe.

40 La dimension politique des fêtes est toujours présente aujourd'hui, quoique sur un mode routinisé. Ainsi le bal du Nouvel An 2004 organisé à Dortmund par la Fédération, et ayant rassemblé 2 500 personnes, s'est déroulé – à deux mois des élections législatives du 7 mars 2004 – en présence des deux députés turcs de Komotini (Gümülcine), élus du Parti socialiste (PASOK), et du président l'Union turque de Xanthi46. Les associations d'Allemagne sont en effet devenues un point de passage obligé pour les personnalités politiques de la Thrace : un mois après sa prise de fonction, İlhan Ahmet, seul élu de la minorité au Parlement grec depuis le 7 mars 2004, rendait visite à l'association des Turcs de Thrace occidentale de Bavière. Mais elles ne sont plus, comme dans les années 1980 et 1990, le relais privilégié auprès des institutions européennes d'un mouvement de protestation affaibli par la politique d'ouverture de l'État grec, et par la concurrence de la nouvelle génération d'acteurs associatifs en Thrace occidentale.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 94

La religion, entre pratique sociale et ressource politique

Les différences de pratiques à l'aune des trajectoires migratoires

41 Nos enquêtes ayant pour objet l'usage politique du sacré et l'étude de la mobilisation politique par la voie associative, les pratiques religieuses ont pu être observées au quotidien, dans la sphère privée, mais n'ont pas fait l'objet d'un questionnaire spécifique. C'est pourquoi on est contraint ici à un certain niveau de généralité, notamment au sujet des pratiques masculines. Ce sont les femmes qui respectent les interdits communément associés à l'islam (concernant l'alcool et le tabac)47, surtout celles qui sont arrivées en Allemagne à l'âge adulte. Concernant les codes vestimentaires et le port du voile (désignant ici le fait de se couvrir les cheveux et le cou), les femmes voilées rencontrées au cours de ce travail de terrain (notamment à l'association de Berlin) étaient issues d'une immigration plus récente et rurale (région pomaque du nord de Xanthi). Pour ce qui est de la pratique religieuse proprement dite, ce sont principalement les femmes qui exécutent les cinq prières quotidiennes ; la pratique est toutefois peu répandue, elle a lieu à la maison car d'après les codes sociaux en vigueur, seuls les hommes vont à la mosquée. Les interdits et prescriptions alimentaires, ainsi que le jeûne du ramadan, sont en revanche plus largement observés, par les hommes comme par les femmes.

42 Les temporalités migratoires sont ici à prendre en compte. Parmi les primo-arrivants, la plupart de nos interlocutrices ont abandonné le port du voile à leur arrivée en Allemagne. C'est surtout vrai pour celles qui sont originaires des villages, la modernité citadine se traduisant en Thrace même par l'abandon du foulard. Le constat est différent pour la seconde vague migratoire, dans les années 1990. Nombre de nos interlocutrices venues à cette période sont originaires de villages du département de Xanthi, elles portaient le voile avant leur arrivée en Allemagne et l'ont conservé. On assiste également chez certaines primo-arrivantes à un retour à la pratique religieuse. Le fait de porter le voile, voire de l'assortir d'une pratique assidue de la prière, peut en effet correspondre au passage d'un cycle de vie à un autre : devenir quadra ou quinquagénaire, ressentir un sentiment d'inutilité lié à une sortie de la vie active. On voit ainsi que la pratique religieuse et les codes vestimentaires liés à l'islam sont en grande partie une affaire de conventions sociales et une marque de respectabilité.

43 Nos interlocuteurs masculins ne fréquentent généralement pas la mosquée sauf à l'occasion des fêtes religieuses (notamment la fin du ramadan) ou d'événements qui marquent la sacralité du groupe (voir infra). Mentionnons néanmoins, en contre- exemple, une famille de Witten originaire d'Ehinos (Şahin), village situé au nord de Xanthi, dans l'ancienne zone militaire fermée. Cette famille est connue du président de la Fédération et de ses proches, qui vivent dans la même ville, mais ils n'entretiennent aucun contact : elle se singularise par le fait qu'elle fréquente la mosquée des « fondamentalistes » (selon le terme de nos interlocuteurs).

44 Alors que la grande majorité de nos autres interlocuteurs a conservé la nationalité grecque, les hommes de cette famille ont demandé la nationalité allemande pour leurs enfants : l'Allemagne, contrairement à la Grèce et à la Turquie, permet le port du voile à l'école et à l'université. Lors de notre rencontre, l'aîné des deux hommes a refusé de nous serrer la main, expliquant qu'il ne pouvait toucher une femme. Les convictions et

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 95

pratiques religieuses de cette famille paraissent être le résultat de leur socialisation religieuse en Allemagne ; cela pose la question de la spécificité de la pratique religieuse des Turcs de Thrace occidentale. Une telle question fait intervenir toute une série de variables qui mériteraient en soi de faire l'objet d'une recherche. C'est pourquoi nous préférons insister sur les usages politiques du registre religieux dans le cadre de la mobilisation identitaire des Turcs de Thrace occidentale.

L'usage de la religiosité en politique : la sacralisation de la figure de Sadık Ahmet

45 Tout d'abord, précisons que les prêches constituent souvent, en Thrace comme ailleurs, l'occasion d'exprimer une opinion politique48, de même que les lieux de culte sont prisés en période électorale49. Le processus de sacralisation de la figure du Dr. Sadık Ahmet répond à une logique différente. La religion sera ici considérée non pas dans son sens immédiat, en tant que système de croyances, de dogmes et de pratiques, mais plutôt en tant que réfèrent émotionnel ayant une fonction cohésive et visant à conférer une nature sacrée à certains événements ou figures politiques. La religion comprise dans ce sens est proche de la « religiosité séculaire » (sekuler dinsellik) décrite par Birol Çaymaz50, elle a des référents universels. Nous allons ici nous intéresser à la façon dont la figure de Sadık Ahmet est mise en scène afin de lui conférer une aura mythique et héroïque.

46 Dans chaque association en Allemagne se trouve un portrait « officiel » de Sadık Ahmet, toujours le même, près de celui d'Atatürk, avec un drapeau de la République de Turquie, et parfois celui de l'éphémère République turque de Thrace occidentale, fondée en 191351. D'ailleurs, si Sadık Ahmet incarne la figure du héros, l'épisode de la République de Thrace occidentale (souvent associé, voire confondu avec la période d'administration interalliée de la Thrace, sous le commandement du général français Charpy, en 191952) symbolise la naissance de la Thrace en tant qu'entité politique autonome, antérieurement à son rattachement à la Grèce.

47 Les portraits de Sadık Ahmet sont fréquemment accompagnés d'une inscription : « Tu nous manques », « Tu es parmi nous », « Nous ne t'oublierons pas ». On trouve également l'expression « aziz Dr. Sadık Ahmet » qui signifie aussi bien « cher » que « saint ». Ces phrases ne sont pas sans rappeler les épitaphes des cimetières, aussi bien musulmans que chrétiens ; ou encore les évocations de Jésus dans la liturgie chrétienne, systématiquement associées à l'image, ce qui n'est pas le cas dans la tradition islamique. Cela n'est pas contradictoire avec le fait de se trouver face à un groupe dont les référents sont ceux de l'islam : « N'existe-t-il pas un socle commun aux usages religieux et civils de la figure du martyr (ou plus largement du “grand mort”) qui détermine ou oriente leurs effets sociaux indépendamment de la position d'un horizon religieux préalable ? »53.

48 Cette liturgie semble pourtant limitée à l'espace associatif : on trouve rarement un portrait de Sadık Ahmet dans l'espace domestique, sauf chez le président de la Fédération, alors que celui d'Atatürk y est souvent présent. On peut émettre l'hypothèse que la disparition de Sadık Ahmet est encore trop récente pour que le processus d'objectivation de son caractère mythique et héroïque soit achevé, comme c'est le cas pour Atatürk à qui le culte rendu confine au « consensus obligatoire »54.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 96

49 Le personnage de Sadık Ahmet a encore un caractère trop polémique et, passés les éloges d'usage et la satisfaction liée au fait d'avoir côtoyé ce grand homme, ceux de nos interlocuteurs qui ont travaillé avec lui lors de ses premiers séjours en Allemagne évoquent les désaccords suscités par son discours extrêmement virulent. Ainsi, l'ancien président de l'association de Düsseldorf finit par exprimer ouvertement son amertume : seul Sadık Ahmet, de son vivant, bénéficia des retombées et du prestige de la mobilisation des associations d'Allemagne, dont il fut lui-même l'un des principaux acteurs55.

La production d'événements autour de la figure mythique

50 Le rôle politique de la figure de Sadık Ahmet est néanmoins évident. Des événements ont ainsi été « créés », comme ceux du 29 janvier et du 25 juillet dont les commémorations se déclinent en Thrace, en Turquie et en Allemagne. Elles participent du « culte du héros » qui, « comme celui des saints, se nourrit d'un rapport organisé au temps et au lieu »56. De telles commémorations se veulent des sortes de fêtes nationales, qui ponctuent la temporalité du groupe en créant des occasions d'échanges et de rencontres, et renforcent le sentiment d'appartenance identitaire.

51 La première de ces dates correspond à deux événements : les émeutes de 1988 à Komotini (Gümülcine), après que la Haute Cour de Grèce ait décidé d'interdire les associations portant le mot « turc » dans leur intitulé, et la manifestation organisée deux ans plus tard jour pour jour, afin de protester contre la condamnation en justice de Sadık Ahmet57. Quant à la seconde date, il s'agit de celle de la disparition de Sadık Ahmet, le 25 juillet 1995, dans un accident de la route qui a suscité la colère et la suspicion au sein de la minorité. L'enquête sur la collision qui a provoqué la mort de Sadık Ahmet a conclu à l'accident, mais ce brutal décès alimente le mythe du martyr, dont la rumeur prétend qu'il aurait été « éliminé » par les autorités grecques.

52 La réinterprétation des événements confère deux significations à la date du 29 janvier : la « résistance nationale » (millî direniş) en 1988, et la résistance aux « tentatives pour broyer la conscience de la turcité » (Türklük bilincini ezme çabaları) en 199058. Chaque année, à cette occasion, des conférences sont organisées par les associations d'Allemagne. Les intervenants en sont les personnalités politiques de la Thrace (qui se prévalent du combat mené aux côtés de Sadık Ahmet) et les dirigeants de l'Association de Solidarité des Turcs de Thrace occidentale en Turquie (Bati Trakya Türkleri Dayanışma Derneği – BTTDD), ces derniers étant auréolés de l'aura de la « mère-patrie » et de titres universitaires, ce qui leur confère un indéniable prestige59. En revanche, l'événement n'est pas commémoré en Thrace occidentale, alors qu'il l'était du vivant de Sadık Ahmet60 : là encore, c'est la volonté d'apaisement vis-à-vis des autorités grecques qui prévaut.

53 La disparition de Sadık Ahmet fait l'objet d'une commémoration officielle chaque année à Komotini. Des représentants des partis de la droite nationaliste et islamiste, ainsi que des hommes d'affaires, viennent chaque année de Turquie pour assister à la cérémonie au cimetière de Komotini (Gümülcine)61. Cette cérémonie est suivie d'une réception organisée par les personnalités politiques locales. Il s'agit plus d'une cérémonie à caractère fermé à laquelle seules participent les personnes « qui comptent » : la famille du défunt, les notables et les acteurs impliqués dans le mouvement identitaire turc (journalistes de la presse turcophone, membres actifs des associations turques). Le

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 97

compte-rendu qu'a fait le journal Gündem de cette cérémonie en 2003 met particulièrement en valeur le culte du héros.

54 L'aspect strictement religieux de la cérémonie – une lecture de prières à la mosquée – est relaté en une phrase à la fin de l'article. En revanche, une des photographies illustrant l'article montre la mère du défunt entourée d'hommes politiques et du représentant de la Chambre de commerce d'Ankara62. Avec son çarşaf (voile) blanc, elle évoque la figure d'une sainte, ce qui est a priori l'effet escompté. L'article consacre en outre une large place à la lecture d'une lettre de la fille de Sadık Ahmet à son père, au cours de la cérémonie du cimetière. Or, comme le rappelle Catherine Mayeur-Jaouen : « le moment des obsèques est souvent décisif pour la sanctification du défunt. [...] Après cette première étape, la commémoration de la mort du saint ou du héros est décisive pour la survie du culte »63.

55 En Allemagne, selon la même source, la cérémonie avait un caractère religieux bien plus prononcé : il s'agissait d'une lecture de passages du Coran organisée à la mosquée de Witten. Le recours au registre religieux peut s'expliquer par l'absence de personnalité politique d'envergure qui aurait donné du lustre à la commémoration. Cela indique, de la part des dirigeants de la Fédération, une volonté de ne pas être en reste dans la dévotion à Sadık Ahmet, malgré leur position excentrée – éloignée de l'épicentre symbolique (la Thrace, enjeu de la mobilisation), et politique (la Turquie où est défini le répertoire d'action). En effet, même si les associations de Turcs de Thrace occidentale d'Allemagne jouent un rôle dans la constitution d'un imaginaire lié au gurbetçi (« exilé ») – le journal Gündem, par exemple, ne manque pas de relater les fêtes, manifestations culturelles et visites de personnalités de Thrace en Allemagne -leurs dirigeants ne peuvent prétendre avoir un rôle politique64. Même le « tournoi de football Sadık Ahmet », que la Fédération organisait chaque année en Allemagne depuis 1996, se déroule en Thrace depuis 2003.

56 Enfin, dans le dispositif de culte du héros, le « Prix Sadık Ahmet pour la paix et l'amitié » (Dr. Sadık Ahmet Dostluk ve Barış Ödülü) mérite d'être mentionné, même s'il s'agit d'une initiative des associations de Turcs de Thrace occidentale de Turquie. Créé en 1996, il a été notamment décerné ces dernières années à la mère et à l'instituteur de Sadık Ahmet, à Panayote Dimitras, dirigeant de la section grecque de la Fédération internationale d'Helsinki pour les droits de l'homme, à Rauf Denktaş, ancien président de la République turque de Chypre du Nord et membre d'honneur de la BTTDD, au général d'état-major Ismail Hakkı Karadayı, et à Sema Pişkinsüt, présidente de la Commission du Parlement turc pour les droits de l'homme.

57 La fonction cohésive de l'émotion doit ici être soulignée. Hormis leur constant rappel lénifiant aux valeurs de la paix et de l'amitié, qui reprennent presque à l'identique le nom du parti fondé par le défunt65, les comptes-rendus des cérémonies et manifestations en l'honneur de Sadık Ahmet insistent sur la description des personnalités qui pleurent ; ses mère, femme et enfants sont en général au premier plan de ces rituels, afin de témoigner de leur nostalgie du défunt66. Les « compagnons de route » de Sadık Ahmet bénéficient aussi, par ricochet, d'une gloire posthume. Ainsi, lors de sa visite en Allemagne après son élection, le député İlhan Ahmet a participé à une cérémonie en mémoire de Mustafa Hafiz Mustafa, décédé en 1996. Celui-ci était le propriétaire de la revue Yuvamiz (« Notre foyer ») à Komotini (Gümülcine), et avait fondé en 1992 avec Sadık Ahmet le journal du DEB (DEB Partisi Gazetesi), devenu ensuite

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 98

Balkan. À cette occasion, l'association a élu sa femme, Fatma Hafiz Mustafa, mère de l'année 200467, jouant une nouvelle fois sur le registre familial.

Conclusion

58 L'objet de recherche Turcs de Thrace occidentale comporte une forte charge politique qui envahit les cadres de perception des acteurs, comme parfois des chercheurs eux- mêmes. Notre intention, dans cet article, était de montrer que ce n'est pas l'éventuelle allégeance à l'État turc qui structure le groupe. Comme dans d'autres cas, les réseaux et liens de parenté sont les ferments d'une configuration sociale, elle-même porteuse et productrice de normes de comportement et de cadres de perception68. Le discours politique et/ou identitaire a également une vocation fédératrice, mais se situe à un autre niveau, qui est celui de la construction d'une « communauté imaginée »69.

59 Du point de vue des pratiques sociales, les différents exemples présentés montrent que l'on n'a pas affaire à un groupe homogène, pas plus en Thrace occidentale que dans l'espace migratoire. Les lignes de fracture ne sont pas tant les différentes composantes “ethniques” de la dénommée minorité musulmane, que les différents contextes sociaux (l'importance du clivage urbain/rural doit à cet égard être soulignée), trajectoires et socialisations. Cela est particulièrement vrai dans le cadre de la migration, qui suscite de nouveaux clivages et recompositions.

60 Nous avons également essayé de faire apparaître les mécanismes sur lesquels repose la mobilisation du groupe par les “entrepreneurs” associatifs. En Thrace occidentale, en tant que “minorité”, ou en Allemagne en tant que “communauté étrangère”, l'enjeu de la mobilisation n'est pas seulement d'ordre politique : il concerne la pérennisation du groupe, dont les rythmes et les règles de vie au sein de la sphère privée, mais aussi les modes d'expression publique, doivent s'adapter à ceux de la société d'accueil, avec lesquels ils interagissent. De ce point de vue, la baisse de fréquentation des associations – le président de la Fédération parlait d'« hémorragie »70 – est à mettre en rapport avec l'insertion progressive des migrants et de leurs descendants dans la société d'accueil. Une analyse plus fine pourrait être menée, sur l'appropriation de l'espace associatif par les travailleurs issus de la seconde vague migratoire, à la fin des années 1980, comme c'est le cas à Berlin et Witten.

61 L'étude de la prise en charge de cette population, en Allemagne, par les institutions gérées par des représentants de l'État turc, pourrait constituer un autre angle d'approche : l'école, où les élèves turcs ont la possibilité d'avoir des cours de “langue et civilisation” dispensés par des instituteurs venus de Turquie71, et les mosquées, dont certaines sont gérées par la branche allemande de la Diyanet (Bureau des affaires religieuses). Dans le cadre de ce travail de terrain, on l'a vu, le domaine religieux a été considéré à travers les pratiques observées, en tant qu'élément des pratiques sociales. S'intéressant aux trajectoires migratoires, cette recherche n'a pas accordé de place spécifique aux lieux de culte. Étant donné les multiples connexions existant, à l'échelle des associations comme à celle des acteurs, entre Turcs de Thrace occidentale et de Turquie, il est probable que nombre d'entre eux fréquentent les mêmes lieux de culte qui, en Allemagne, sont principalement gérés par l'association Millî Görüş (Vision nationale)72. Nous ne saurions toutefois être catégorique sur ce point, et ce champ d'étude reste lui aussi à explorer.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 99

ANNEXES

Sadık Ahmet et le contexte politique de l'après crise de Chypre en Thrace

Sadık Ahmet est né en 1947 dans le village d'Agra, à 30 km environ à l'est de Komotini. Il obtint en 1967 le diplôme du lycée Celai Bayar de Komotini (lycée de la minorité où l'enseignement est bilingue). Comme cela se faisait couramment à l'époque parmi les étudiants de la minorité, c'est en Turquie qu'il passa le concours d'entrée à l'université, plus facile pour les étrangers. À l'issue d'une première année à la faculté de médecine de l'Université d'Ankara, il fit transférer son inscription à l'Université de Thessalonique sans avoir besoin d'en passer le concours d'entrée73. En 1974, ayant obtenu son diplôme, il effectua deux années de service militaire, et une année de service obligatoire en tant que médecin de campagne dans le centre de la Grèce. Puis, dans le cadre d'une spécialisation en chirurgie, il pratiqua deux ans à l'hôpital de Komotini et deux autres années à l'hôpital de la faculté de médecine d'Alexandroupolis (Dedeağaç), jusqu'en 1984. Sadık Ahmet est entré en politique après un échec professionnel : il se vit refuser un poste vacant à l'hôpital de Thessalonique, alors qu'il était le seul candidat. Il se replia alors sur les structures associatives de la minorité et devint le secrétaire de l'Association des diplômés de Thrace occidentale (Batı Trakya Azınlık Tahsilliler Derneği), à Komotini. À la même époque, les dirigeants de l'association des Turcs de Thrace occidentale de Düsseldorf eurent l'idée de lancer une campagne de signatures pour dénoncer le traitement infligé aux membres de la minorité, particulièrement après la crise de Chypre (1974). Ils désiraient que l'opération soit menée depuis la Thrace. Les personnalités politiques locales approuvèrent le projet, mais leurs divisions empêchèrent la rédaction du texte de la pétition. Au cours de l'année 1986, Sadık Ahmet prit l'initiative de collecter des signatures à la faveur de ses tournées dans les villages, où il pratiquait les circoncisions : il en obtint un millier environ. Notons qu'en sillonant la campagne dans le cadre de son activité professionnelle, Sadık Ahmet a vraisemblablement acquis un solide capital électoral. Le 9 août 1986, il fut interpellé pour excès de vitesse sur l'autoroute d'Alexandroupoliset l'arrêtèrent. Il fit ainsi un premier séjour en prison. Sadık Ahmet s'était rendu une première fois en Allemagne cette année-là, alors qu'il avait déjà commencé à collecter des signatures. Il a rencontré les dirigeants de l'association de Düsseldorf et a laissé le souvenir d'un collaborateur très difficile à gérer, dont il fallait réfréner les excès de langage lors de la rédaction du texte de la fameuse pétition. Le texte en question ne fut pas approuvé par l'Association des diplômés, dont il était le secrétaire. Sadık Ahmet démissionna de son poste après son arrestation, voyant que le comité de direction de l'Association ne le soutenait pas. On voit qu'il était alors une personnalité contestée, aussi bien en Allemagne qu'en Thrace. Sadık Ahmet continua de se rendre en Allemagne après avoir été élu député, pour accompagner les délégations qui se rendaient au siège du Conseil de l'Europe ou organiser des réunions.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 100

Après avoir en vain brigué l'investiture de la Nouvelle Démocratie, Sadık Ahmet se présenta en tant que candidat indépendant aux élections législatives de 1989. Son exemple fut suivi dans le département voisin de Xanthi ; c'était la première fois que des listes indépendantes étaient constituées par des candidats musulmans. Sadık Ahmet fut élu dans le département du Rhodope, mais ces élections furent annulées en raison de l'impossibilité pour la ND de dégager une majorité suffisante au Parlement. De nouvelles élections furent convoquées en novembre 1989, auxquelles Sadık Ahmet ne put participer en raison d'un vice de procédure lors du dépôt de sa candidature. Le scénario de juin 1989 se reproduisit, en plaçant l'élu turc indépendant, İsmail Rodoplu, en position d'arbitre : il manquait un siège au PASOK pour avoir la majorité absolue au Parlement. Un troisième scrutin eut lieu en avril 1990. La conséquence de cette instabilité politique, et du choc lié à l'émergence de la minorité turque dans la vie politique nationale, fut l'adoption d'une loi instaurant un seuil électoral de 3 % des voix à l'échelle nationale pour qu'un parti puisse être représenté au Parlement.

En janvier 1990, Sadık Ahmet et İbrahim Şerif (actuel mufti dissident de Komotini) furent arrêtés et jugés pour avoir utilisé le mot “Turc” dans leurs tracts et articles publiés au cours de la campagne électorale de novembre 1989. Ce verdict a donné lieu à la manifestation du 29 janvier 1990, qui fut contrée par celle d'une organisation grecque jusqu'alors inconnue, les “Pacifistes de la Thrace”. D'après Vemund Aarbakke, ceux que les grands média grecs ont qualifié de « milliers de musulmans provocateurs » étaient environ 300 et se sont dispersés rapidement lorsque la situation a commencé à s'envenimer. La dégradation et le pillage des habitations et commerces musulmans a duré plusieurs heures, alors que les unités spéciales de la police se contentaient d'observer, voire d'encourager les destructions. La tension fut telle que le consul turc de Komotini et le consul grec d'Istanbul furent chacun reconduits à la frontière les jours suivants. Sadık Ahmet créa son propre parti en 1991, le Parti de l'amitié, de l'égalité et de la paix (Dostluk, Eşitlik ve Barış Partisi – DEB), qui n'a qu'une existence symbolique en raison du barrage électoral introduit en 1990. Lors des différents scrutins auxquels il se présenta, Sadık Ahmet obtint un score jamais égalé par aucun candidat musulman. Il fut également celui qui a officialisé les liens avec le “monde turc”, c'est-à-dire les représentants de la droite nationaliste et radicale turque, dont le discours est en partie fondé sur ceux qu'on appelle les “Turcs de l'extérieur” (dış Türkler), dont le cercle le plus proche englobe les Turcs de Thrace occidentale et ceux de Chypre74. Sadık Ahmet est décédé dans un accident de voiture le 25 juillet 1995.

NOTES

1. Cette recherche a commencé en 2001 dans le cadre d'un DEA. Hersant (Jeanne), La stratégie européenne des Turcs de Thrace occidentale. Etude de cas : trajectoires migratoires, stratégies identitaires et mobilisations transnationales à travers la vie associative des Turcs de Thrace grecque en Allemagne et en Grande-Bretagne, Paris : EHESS (mémoire réalisé sous la direction de Hamit Bozarslan), 2001. 2. Le traité de Lausanne fut signé le 24 juillet 1923, quelques mois avant l'échange obligatoire de population entre la Grèce et la Turquie. Les musulmans de Thrace occidentale, ainsi que la minorité grecque orthodoxe de Constantinople (Istanbul) et des îles Imbros (Gökçeada) et Ténédos (Bozcaada) furent exclus de cet échange. La clause du traité concernant ces minorités

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 101

énonce, sur le mode de la réciprocité, des droits positifs pour leurs membres. Les musulmans bénéficient de la juridiction civile et religieuse des mufti, d'un système d'enseignement bilingue, et de la gestion de leurs écoles et lieux de culte. Cette clause leur garantit par ailleurs les mêmes droits que les citoyens grecs de religion orthodoxe. 3. En turc, le suffixe -li/lu indique le fait d'appartenir à un endroit (et -lar indique le pluriel). 4. Seul l'ouvrage de Michael Ackermann relate un entretien collectif réalisé avec des Turcs de Thrace occidentale vivant en Allemagne. Ackermann (Michael),Die türkische Minderheit in West- Thrakien, Geschichte und Gegenwart, Bad Schussenried : Gerhard Hess-Verlag, 2000. 5. Ces enquêtes ont été menées en février et mars 2001, puis en février 2003, dans les villes suivantes : Berlin, Bonn, Düsseldorf, Giessen, Gütersloh, Viersen (Grefrath), Witten. D'autres ont eu lieu, avec les mêmes interlocuteurs, sur leur lieu de villégiature en Grèce, à Komotini (Gümülcine), en août 2002. 6. Revel (Jacques), « Présentation », in Revel (Jacques), éd., Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris : Gallimard, 1996, p. 13. 7. Centlivres (Pierre), Fabre (Daniel), Zonabend (Françoise), éds., La fabrique des héros, Paris : Editions de la Maison des sciences de l'homme, 1998 ; Centlivres (Pierre), éd., Saints, sainteté et martyre : la fabrication de l'exemplarité, Neuchâtel / Paris : Editions de l'Institut d'ethnologie / Editions de la Maison des sciences de l'homme, 2001 ; Mayeur-Jaouen (Catherine), éd., Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Paris : Maisonneuve & Larose, 2002. 8. Kolodny (Emile), Samothrace sur Neckar : des migrants grecs dans l'agglomération de Stuttgart, Aix- en-Provence : Institut de recherches méditerranéennes / Centre d'études de géographie méditerranéenne, 1982, p. 10. 9. Cette mesure nous a été confirmée par une fonctionnaire du ministère grec des Affaires étrangères. Le seul document qui en fasse mention explicitement est un article de Gerassimos Notaras sur les migra tions vers l'Allemagne depuis le département de l'Evros (frontalier de la Turquie) : « It should be noted here that emigration in the province of Evros would be even greater were not the State attempting to check it through administrative measures », (Notaras, Gerassimos, « Research in the Province of Evros », Migration Series, 1 (1), 1967, p. 64). Une telle entrave à l'émigration est également évoquée dans les travaux de Lois Labrianidis sur la zone sous surveillance militaire. Cette dernière, abolie en 1997, englobait principalement les villages pomaques de la région de Xanthi (İskeçe). Voir Labrianidis (Lois), « The Impact of the Greek Military Surveillance Zone on the Greek Side of the Bulgarian-Greek Borderlands », Boundary and Security Bulletin, 7 (2), 1999. 10. La Grèce a rejoint la Communauté européenne en 1981, mais la libre circulation entre la Grèce et les autres pays-membres n'est devenue effective qu'en 1987, avec l'entrée en vigueur de l'Acte unique européen). Voir Hersant (Jeanne), « La minorité musulmane en Thrace et l'intégration européenne de la Grèce », Etudes turques et ottomanes. Documents de travail, (9-10), 2001 [dossier « Empire ottoman et Turquie moderne (XIXème-XXème siècles) »]. 11. Labbé (Morgane), « Les nationalités dans les Balkans : de l'usage des recensements », L'espace géographique, (1) 1997. pp. 35-48. 12. Ainsi, le Bundesausländerbeauftragte (Délégué fédéral pour les étrangers) et ses antennes dans les différents Länder ont affirmé ne pas connaître cette population ni ses associations ; il en a été de même avec les Ausländerbeiräte (conseils municipaux d'étrangers), notamment ceux de Bonn et Witten, alors même que les conseils de ces deux villes comptent ou ont compté des membres de ce groupe dans leurs rangs. À Witten se trouve en outre le siège de la Fédération des Turcs de Thrace occidentale en Europe 13. Les villages pomaques de la région de Xanthi (İskeçe) sont restés jusqu'en 1996 prisonniers de la “zone interdite”, zone militaire instaurée par Metaxas en 1936 pour contrer le danger communiste dans toute la Grèce du Nord. Lorsque cette zone fut supprimée, sous la pression des

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 102

instances européennes, elle s'étendait sur la région montagneuse au nord des départements de Xanthi et du Rhodope. Labrianidis (Lois), art.cit. 14. Hersant (Jeanne), art.cit. 15. Cette filière, qui concernerait le village de Hebil, est mentionnée dans « Meriç'in öte yakasi : Batı Trakya Türkleri » (L'autre rive de l'Evros : les Turcs de Thrace occidentale), Atlas Dergisi, (129), décembre 2003. Nous avons dans le cadre de cette enquête rencontré principalement des gens du village de Kendavros (Ketenlik) ou Ehinos (Şahin), qui travaillent dans les chantiers navals en Allemagne, et parfois en France. 16. À propos de la notion de diaspora appliquée au cas des Turcs de Thrace occidentale, voir Hersant (Jeanne), « L'élaboration d'un discours identitaire dans l'espace migratoire des Turcs de Thrace occidentale », CEMOTI, (34), 2002. 17. Au sujet de l'activisme des « Loups Gris » en Allemagne, voir Aslan (Fikret), Bozay (Kemal), Graue Wölfen heulen wieder. Türkische Faschisten und ihre Vernetzung in der BRD, Munster : Unrast- Verlag, 2000. 18. Entretiens réalisés à Berlin, mars 2001 et mars 2003. 19. Notamment dans les « mémoires » de son premier président, aujourd'hui domicilié à Bursa ; il s'agit en fait d'une compilation de documents retraçant les temps forts de la mobilisation des acteurs associatifs vis-à-vis des institutions européennes. Voir Alioğlu (Cafer), Batı Trakya Davası'nın Avrupa Cephesi (1982-1994) (La dimension européenne de la lutte des Turcs de Thrace occidentale, 1982-1994), İzmir : Dokuz Eylül Üniversitesi, 1998. 20. Reprenant ainsi le nom du journal fondé en 1926 par cinq lettrés dont Mehmet Hilmi, figure historique des Turcs de Thrace occidentale, qui fut également le fondateur de l'Union turque de Xanthi. Ce journal parut en caractère arabes jusqu'en 1936 (ou 1946 selon les sources) et est considéré comme le premier journal local digne de ce nom. Voir Sağlam (Feyyaz), Batı Trakya Türkleri Basın-Yaym Tarihi (Histoire de la presse et de l'édition des Turcs de Thrace occidentale), München / İzmir : Bavyera Eyaleti Batı Trakya Türkleri Aile Birliği / Batı Trakya Araştırma Merkezi Yayınlari, 2002. 21. Ce chiffre est sensiblement le même aujourd'hui. L'un de mes interlocuteurs a en outre évoqué une « association de Thrace occidentale » à Bonn, qui rassemblerait des Tsiganes et refuserait d'avoir des contacts avec l'association locale des Turcs (entretien avec le président du club sportif des Turcs de Thrace occidentale, réalisé à Bonn, mars 2001). 22. Les associations dont le nom comporte l'adjectif “turque” ont été interdites dans les années 1980. Elles ont toujours fonctionné de facto, proposant de nombreuses activités sportives et culturelles, comme nous avons pu le constater lors de nos séjours en Thrace, entre août 2002 et septembre 2004. Néanmoins, en janvier 2005, à l'issue d'un processus judiciaire ayant duré vingt ans, la Cour de cassation a confirmé l'interdiction de l'Union turque de Xanthi pour « raisons de sécurité nationale », faisant ainsi jurisprudence pour les autres affaires en cours. « Batı Trakya'da “Türk” adina yasak getirildi » (En Thrace occidentale, interdiction portée au nom “turc”), Radikal, 14/01/05. 23. Hersant (Jeanne), op.cit. 24. Au sujet de la « synthèse turco-islamique », voir Copeaux (Etienne), Espaces et temps de la nation turque. Analyse d'une historiographie nationaliste (1931-1993), Paris : Editions du CNRS, 1997, pp. 75-102. 25. Cet homme vit aujourd'hui à Komotini, nous l'avons rencontré à Istanbul en aout 2005. 26. D'autres formations marxistes ont néanmoins vu le jour à la fin des années 1960, le Parti ouvrier de Turquie, aujourd'hui disparu, et la Confédération révolutionnaire des syndicats ouvriers (DİSK), toujours en activité. Kazancıgil (Ali), « L'État, figure centrale de la modernité turque », in Vaner (Semih), éd., La Turquie, Paris : Fayard / CERI, 2006, p. 141. 27. L'Union turque de Xanthi et l'Union des Jeunes Turcs de Komotini ont été créées à la fin des années 1920, sur le modèle des structures de diffusion du kémalisme existant en Turquie. Ces

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 103

associations n'ont malheureusement jamais fait l'objet d'une étude en soi, et les seules informations disponibles (et seule ment pour la période de l'entre-deux-guerres) apparaissent dans la thèse de Vemund Aarbakke (voir note 25). 28. Un de nos interlocuteurs, membre fondateur du réseau associatif et ancien président de l'association de Düsseldorf, affirme que c'est lui qui avait été élu à la tête de la Fédération en 1988. Son rival, Cafer Alioğlu, lui aurait téléphoné en lui annonçant qu'il avait lui-même été désigné comme président, et qu'il s'agissait « d'ordres venus d'en haut » (entretien à Viersen, mars 2001). 29. La grande majorité de nos interlocuteurs, en Grèce comme en Allemagne, a soit de la famille, soit une résidence secondaire (voire les deux) à Bursa, la quatrième ville de Turquie dont 9 % de la population est originaire des Balkans. Ces résidences secondaires, acquises du temps où tout investissement immobilier était interdit aux musulmans en Thrace, sont souvent vides ou louées. Pour nombre de nos interlocuteurs, en effet, la Turquie n'est qu'un lieu de passage. 30. Ce genre de réactions méprisantes se retrouve aussi en Turquie, au sein de l'intelligentsia et de ceux qu'on appelle les “Turcs blancs”, pour qui les Turcs et Kurdes issus de l'exode rural ont « envahi » et « sali » Istanbul. À ce propos, voir Bozarslan (Hamit), Histoire de la Turquie contemporaine, Paris : La Découverte, 2004, p. 85. 31. Parti d'action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi) fondé par Alparslan Türkeş, qui faisait partie de la coalition gouvernementale au pouvoir en Turquie avant les élections législatives de novembre 2002. 32. Bougarel (Xavier), Clayer (Nathalie), éds., Le nouvel islam balkanique. Les musulmans, acteurs du post-communisme (1990-2000), Paris : Maisonneuve & Larose, 2001, p. 45. 33. Le cloisonnement hommes/femmes intervient après le mariage, la section des jeunes ayant de façon implicite vocation à favoriser et encadrer les rencontres amoureuses, de même que les gece (soirées dansantes). 34. Özkan (Hüseyin), Teşkilât ve İdare (Organisation et Administration), München / İzmir : Bavyera Eyaleti Batı Trakya Türkleri Aile Birliği / Batı Trakya Araştırma Merkezi Yayınlari, 2002 [2000], pp. 143-144. Il s'a git là d'une terminologie caractéristique de la rhétorique du MHP et de son fondateur Alparlsan Türkes. Nous remercions Hamit Bozarslan d'avoir attiré notre attention sur ce point. Cet ouvrage se veut être un “manuel” (el kitabı), comme l'indique son sous-titre, proposant un mode d'emploi pour l'activité associative : il fait une large place à l'organisation interne des associations, notamment au rôle dévolu à la section des femmes. L'ouvrage se veut aussi un mode d'emploi idéologique : il comporte un lexique expliquant entre autres ce qu'est un vrai chef, ce qu'est un bon nationaliste, et dénonçant le communisme. 35. Nous n'avons pas mené d'entretien dans cette partie de l'Allemagne, les informations suivantes sont issues des mémoires de Alioğlu (Cafer), op.cit. 36. Le leitmotiv selon lequel « les femmes ne savent pas » a été relevé en d'autres circonstances et dans d'autres “aires culturelles”. Voir Centlivres (Pierre), Centlivres-Demont (Micheline), « Pratiques quotidiennes et usgaes politiques des termes ethniques dans l'Afghanistan du Nord- Est », in Digard (Jean-Pierre), éd., Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan, Paris : Editions du CNRS, 1988, p. 240. 37. Entretien réalisé à Witten, février 2003. 38. Dans ce cas, il est souvent fait allusion au fait d'être ou pas un « vrai Turc » ou un « Turkmène », ce qui réintroduit un niveau de distinction entre le fait d'être turc, associé à une revendication d'ordre politique, et le fait d'être “réellement” et “authentiquement” turc, avec une connotation racialisante. 39. C'est le seul de nos interlocuteurs à fréquenter parallèlement deux associations, l'une grecque l'autre turque, en plus de celle qu'il a créée pour les Turcs de Thrace. 40. Entretien réalisé à Komotini, août 2002.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 104

41. Un seul cas aussi extrême nous a été mentionné. De toute façon les jeunes filles – du moins celles qui ont été interrogées dans le cadre de cette enquête – sont conditionnées pour ne pas tomber amoureuses d'étrangers au groupe, ou au moins de non Turcs, ce qui limite ce type de drame. C'est pourquoi les séjours estivaux en Thrace constituent un temps fort de la sociabilité du groupe, en raison du potentiel matrimonial que constituent les Turcs de Thrace restés au pays. 42. Ruffier (Arnaud), « Les Gap et Ziyâfat : reconstitution du passé à partir du regard d'un ethnographe soviétique sur une société centre-asiatique traditionnelle », CEMOTI, (34), 2002, p. 52. 43. Ibid. 44. Celles rassemblant l'ensemble des connaissances d'un individu, c'est-à-dire « tous les cercles de sociabilité directs et indirects dans lesquels il est inséré », et celles rassemblant seulement les personnes ayant « établi avec lui un type particulier de rapport ». Ibid., p. 57. 45. Entretien réalisé à Düsseldorf, février 2003. 46. « Gurbetçilerin muhteşem buluşmasi » (La magnifique rencontre des “exilés”), Gündem, 02/01/04. Gündem (« Ordre du jour ») est un hebdomadaire qui paraît à Komotini depuis 1996. Il illustre deux changements au sein de la minorité : le retour au pays des jeunes partis faire leurs études en Turquie et/ou en Europe, ainsi que la professionnalisation de la presse locale. Comme plusieurs journaux turcophones locaux, il est subventionné par le consulat de Turquie. 47. Pour les raisons exposées ci-dessus, la question des pratiques sexuelles, et plus spécifiquement la prescription de la virginité des femmes au mariage, n'a pas été posée lors des entretiens, et n'est pas abordée ici. Si cette prescription est, de façon tacite, fortement ancrée, il est difficile de dire dans quelle mesure elle est respectée ou contournée. 48. Comme le relate un reportage réalisé en septembre 2003, au moment du Miraç Kandili (célébration de l'ascension du prophète Muhammad au paradis). Voir « Meriç'in öte yakasi : Batı Trakya Türkleri » (art.cit.), p.182. 49. « Batı Trakya'da heyecan » (La tension monte en Thrace occidentale), Milliyet, 29/02/04. 50. Birol Çaymaz a de la même façon analysé les procédés utilisés pour fidéliser le peuple turc à la jeune République de Turquie : bien que la religion ait été reléguée à la sphère privée, la religiosité (dinsellik) est constamment utilisée, surtout pour la sacaralisation de certains personnages, à commencer par Atatürk. Dans la production littéraire officielle de l'époque, l'amour porté au Créateur (Dieu, yaratıcı) est remplacé par l'amour au Gâzi créateur (le terme est le même). Çaymaz (Birol), « Le 10 ème anniversaire de la République de Turquie », exposé présenté dans le cadre du séminaire d'Alexandre Toumarkine Rites politiques de la Turquie républicaine (1923-1938), Institut français d'études anatoliennes, Istanbul, 29 avril 2004. 51. Les portraits de Sadık Ahmet, tout comme le drapeau de la République de Thrace occidentale, sont plutôt absents des locaux associatifs visités en Thrace, alors qu'ils sont omniprésents en Turquie. En Thrace, les symboles de l'amitié gréco-turque sont privilégiés : les drapeaux grec et turc, ainsi que les portraits d'Atatürk et Venizelos rappelant le traité d'amitié entre les deux pays, signé en 1932. 52. Dalègre (Joëlle), « La mission du général Charpy en Thrace occidentale », Mesogeios, (4), 1999. 53. Albert (Jean-Pierre), « Sens et enjeux du martyre : de la religion à la politique », in Centlivres (Pierre), éd., op.cit, p. 22. 54. Copeaux (Etienne), « Le consensus obligatoire », in Rigoni (Isabelle), éd., Turquie : les mille visages, Paris : Syllepse, 2000. 55. Nous avons rencontré cet interlocuteur à plusieurs reprises, en mars 2001 à Viersen, en août 2002 à Komotini, puis de nouveau à Viersen en février 2003. 56. Mayeui-Jaouen (Catherine), « Grands hommes, héros, saints et martyrs : figures du sacré et du politique dans le Moyen-Orient du XXème siècle », in Mayeur-Jaouen (Catherine), éd., op.cit., p. 28.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 105

57. Il lui était reproché d'avoir fait campagne, lors des élections législatives de 1989, sur le thème de la turcité de la minorité. 58. Batı Trakya Türkleri Dayanışma Derneği, Batı Trakya neresi ? Batı Trakya Türkleri için 29 Ocak nedir ? (Où se trouve la Thrace occidentale ? Que signifie le 29 janvier pour les Turcs de Thrace occidentale ?), Istanbul : BTTDD, 2001. 59. Un ancien président de la BTTDD, alors vice-président du Centre de recherche de la Conférence islamique (IRCICA), avait été invité à une conférence en Allemagne à l'occasion du 29 janvier 2002. Il nous raconta son séjour avec beaucoup de fierté, sur un ton légèrement paternaliste : dans toutes les associations qu'il avait visitées, il avait été accueilli avec beaucoup d'égards, et avait été touché du soin manifeste que les hommes avaient apporté à leur tenue en son honneur (entretien réalisé à Istanbul, février 2002). 60. « Batı Trakya'da 29 Ocak Türklük bayramı kutlandı » (La fête de la turcité a été célébrée en Thrace occidentale), « Dr. Sadık Ahmet'in 29 Ocak mesaji » (Le message du Dr. Sadık Ahmet pour le 29 janvier), Batı Trakya'nm Sesi, (46), janvier 1993. 61. Depuis 2004 on observe un changement notable : ce ne sont pas les représentants de la droite nationaliste turque, mais des représentant du parti au pouvoir AKP qui ont assisté à la cérémonie, dont le député de Bursa Mustafa Dündar, originaire de Komotini. Un tel changement est significatif mais son analyse déborde le cadre de la présente étude. 62. La Chambre de Commerce d'Ankara et les “Foyers turcs” ( Türk Ocakları, de tendance nationaliste) ont organisé un colloque en hommage à Sadık Ahmet, dont les actes ont été publiés. Voir Kahramanyol (Mustafa), ed., Milletten Azınıliğa Yolculuk. Dünü, Bugünü ve Geleceği ile Batı Trakya Türklüğü (Le chemin du millet à la minorité. La turcité en Thrace occidentale, hier, aujourd'hui et dans le futur), Ankara : ATO, 2003. 63. Mayeur-Jaouen (Catherine), art.cit., p. 30. 64. En août 2003, Gündem relate l'initiative de quelques dirigeants de la Fédération, venus à Komotini rencontrer les personnalités politiques grecques locales pour « les féliciter de leur (ré)élection » aux élections d'octobre 2002. L'objectif semble avoir été de s'affirmer comme interlocuteur, et donc comme acteur politique, mais les démarches sont restées vaines, les personnes sollicitées étant en vacances, ou ayant jugé ces visiteurs peu dignes d'intérêt. 65. Parti de l'amitié, de l'égalité et de la paix (Dostluk, Eşitlik ve Barış Partisi – DEB). Cet intitulé n'est pas sans rappeler celui des différents avatars de la mouvance islamiste en Turquie, successivement interdits : Parti de la prospérité (Refah Partisi), de la vertu (Fazilet Partisi), puis du bonheur (Saadet Partisi, toujours en activité). En vertu du principe de laïcité, dont l'armée s'est érigée en garante, ces partis adoptent un nom se référant à des valeurs consensuelles, sans connotation politique. De la même façon, en Grèce le système politique ne permet pas la formation de partis représentant les minorités, ce qui a conduit les fondateurs du DEB à adopter le même procédé. 66. « Gözyaşlan sel oldu » (Leurs larmes ont formé un torrent), « Valinin gözyaşlan » (Les larmes du préfet) sont les titres des paragraphes de l'article « Sadık Ahmet'i bir kez daha andik » (Nous avons célébré Sadık Ahmet une fois de plus), Batı Trakya'nm Sesi, (99), janvier 2002. Voir également « Bülent Arinç ağladı » (Bülent Arınç – président du Parlement turc – a pleuré), Cumhuriyet, 19/04/03. 67. « Milletvekili İlhan Ahmet'in Almanya temaslan » (Prises de contact du député İlhan Ahmet en Allemagne), Gündem, 16/04/04. Précisons que la désignation d'une « mère de l'année » fait partie des recommandations d'Özkan Hüseyin concernant la place et le rôle des femmes dans les associations. Hüseyin (Özkan) op.cit. 68. Goffman (Erving), Les cadres de l'expérience, Paris : Minuit, 1991. 69. Anderson (Benedict), Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London / New York : Verso, 1983. 70. Entretien réalisé à Witten, février 2003.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 106

71. Akgönül (Samim), « L'Etat turc et les Turcs européens : une tentative permanente d'encadrement paternaliste » in Dumont (Paul), Pérouse (Jean-François), de Tapia (Stéphane), Akgönöl (Samim), Migrations et mobilités internationales ; la plate-forme turque, Les Dossiers de l'IFEA, décembre 2002, p. 85. 72. Cette association est liée à la mouvance islamiste de Turquie. Voir sur ce point Amiraux (Valérie), Acteurs de l'islam entre Allemagne et Turquie. Parcours militants et expériences religieuses, Paris : L'Harmattan, 2001. 73. Le concours d'entrée à l'université en Grèce est particulièrement difficile à réussir, même pour les étu diants dont le grec est la langue maternelle. Les musulmans de Thrace ont à cet égard un handicap notoire, c'est pourquoi ils bénéficient depuis 1995 d'un quota dans chaque université. 74. Après le coup d'État du 12 septembre 1980, et particulièrement dans les années 1990, la rhétorique de la « mosaïque » turque à l'intérieur et à l'extérieur des frontières est devenue le socle commun du discours politique des partis de gouvernement.

RÉSUMÉS

Cet article examine la mobilisation des Turcs de Thrace occidentale vivant en Allemagne, et ses variations selon le lieu d'origine et la période d'émigration. Nous nous intéresserons d'abord au réseau associatif apparu en Allemagne et à la stratégie européenne développée dans les années 1980 et 1990. Nous étudierons ensuite les lieux, réseaux et formes de sociabilité qui assurent la perpétuation du groupe, et plus particulièrement les « soirées familiales » (aile gecesi). Puis nous montrerons que la religiosité et la sacralité servent aussi à unifier le groupe, comme l'illustre la figure mythique du « martyr » Sadik Ahmet.

This paper deals with the mobilisation of the Western Thracian Turks living in Germany, and its variations depending on their place of origin and time of migration. We will first focus on the network of associations that has developed in Germany and on the European strategy that has been set up in the 1980s and 1990s. We will then study the places, networks and forms of sociability which ensure the perpetuation of the group, and more especially the “family evenings” (aile gecesij). Finally, we will show that religiosity and sacrality are also used in order to unify the group, as illustrated by the mythical figure of the « martyr » Sadik Ahmet.

AUTEUR

JEANNE HERSAN Doctorante en sociologie à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Centre d'histoire du domaine turc) / ATER à l'Institut d'Etudes Politiques de Bordeaux. Contact : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 107

Shkëlzen ou Giannis ? Changement de prénom et stratégies identitaires, entre culture d'origine et migration Shkëlzen ou Giannis? First Name's Changes and Identity Strategies, between Homeland's Culture and Migration

Georgia Kretsi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Une première version de cet article a été publiée en allemand dans Kaser (Karl), Richler (Robert), Schwandner-Sievers (Stephanie), Hg., Die weite Welt und das Dorf. Albanische Emigration am Ende des20. Jahrhunderts, Wien : Böhlau, 2002. Traduction en français par Xavier Bougarel.

1 « Dis-moi Giannis [un prénom grec, N.d.A.]. Je m'appelle comme ça maintenant. » « Et avant ? » « Giannis. Je m'appelais aussi comme ça avant », répond l'Albanais d'origine Shkëlzen S. Les paroles de Giannis soulignent une césure que toutes les Albanaises et tous les Albanais ont connue dans leur itinéraire de vie, entre l'“aujourd'hui” d'après les changements politiques et le “hier” d'avant l'ouverture des frontières. Ils manifestent le souhait d'être des “Giannis” et le besoin de dissimuler le passé. Il y a de nombreuses raisons valables de vouloir dissimuler un prénom albanais en Grèce et de tout miser sur “aujourd'hui” et sur un nouveau prénom. Mais si l'on abandonne l'hypothèse que chaque être humain ne peut être identifié qu'avec un seul prénom, alors il faut reconsidérer l'apparente contradiction du dialogue cité précédemment. Ce changement de prénom apparemment indolore mérite toute notre attention1.

2 La grande majorité des Albanaises et des Albanais qui immigrent en Grèce adopte un prénom grec-orthodoxe. Les Albanaises et les Albanais musulmans renient leur appartenance religieuse2 et se déclarent chrétiens orthodoxes. Les opinions publiques grecque et albanaise n'ignorent pas ces pratiques. Du côté grec, ce processus est

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 108

considéré comme positif pour la préservation de l'homogénéité culturelle du pays. Du côté albanais, il s'agit d'une stratégie éprouvée pour s'intégrer dans un environnement nouveau de la manière la plus discrète possible. Pourtant, l'utilisation de différents prénoms et le traitement apparemment désinvolte du prénom reçu à la naissance apparaissent comme déroutants ou incompréhensibles aux yeux des observateurs extérieurs.

3 L'entrée dans un univers étranger déclenche une sorte de réaction en chaîne. Le changement de prénom et de religion doit être considéré comme une réaction au passage dans un univers nouveau, en particulier parce que l'“exode” albanais vers la Grèce (1990/1991) s'est réalisée “à travers champs” et que les gens étaient confrontés aux risques de la clandestinité. L'impression que les immigrantes et les immigrants de souche grecque sont mieux accueillis alors que les musulmans se heurtent à de la méfiance s'avère exacte dans bien des cas. C'est ainsi que de nombreux Albanaises et Albanais se sont faits baptiser, certains à la demande de leur employeur, d'autres afin de gagner à travers le parrainage les amitiés et les soutiens sociaux leur permettant de prendre pied dans la société grecque.

4 Le changement de prénom ne s'est toutefois pas limité à la vie quotidienne en contexte migratoire, mais a aussi été pratiqué en Albanie. La déliquescence de l'appareil administratif, la corruption de l'administration et la destruction d'une grande partie des registres civils qui ont accompagné la période des changements politiques en Albanie ont facilité ces changements de prénom légaux ou illégaux. Après les changements politiques s'est développée dans les institutions albanaises une vaste activité de falsification de documents officiels. La finalité de ces falsifications était, dans le cas des migrantes et des migrants vers la Grèce, de se présenter au consulat de Grèce avec de nouveaux documents et d'avoir ainsi une plus grande chance d'obtenir un visa. Car les chances d'obtention d'un visa augmentaient dès que l'on pouvait prouver son origine grecque et sa foi chrétienne orthodoxe. En Grèce également, le “passeport nord-épirote”3 était utile. Le nouveau passeport représentait une protection potentielle pour les migrants, dont une grande partie séjournait en Grèce de manière semi- clandestine et travaillait souvent au noir. S'ils pouvaient prouver leur origine grecque de manière suffisamment convaincante, il y avait une chance qu'ils échappent à l'expulsion.

5 Les pressions assimilationnistes auxquelles les migrantes et les migrants étaient et sont soumis en Grèce ont peu à peu suscité un intérêt scientifique croissant4. Pourtant, trop peu d'attention a jusqu'à présent été accordée à l'impact du changement de prénom décidé par les immigrés sur leurs choix et sur leurs vécus identitaires. La question se pose donc de savoir si l'adoption d'un prénom nouvellement “acquis” – au sens bureaucratique – va de pair avec l'apparition d'un “nouveau” mode d'identification sociale et/ou nationale, et comment ce “nouveau” mode d'identification doit être compris dans son rapport à l'“ancien”.

Prénom et modes d'identification

6 Le facile changement de prénom chez les migrants s'explique par leur expérience de deux univers clairement inégaux. Les deux espaces sociaux en question symbolisent l'ancien et le nouveau. Par conséquent, l'ancien et le nouvel univers sont d'emblée associés à des expériences extrêmement divergentes. On pourrait supposer que le fossé

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 109

existant entre le passé en Albanie et le présent en Grèce suscite une forte tension et une concurrence entre les deux prénoms et les deux registres identitaires. L'opinion des villageois et des villageois de Fterra sur le changement remet toutefois cette supposition en question : - A. B. : « Son nom ne lui a jamais plu [à son mari], il l'a fait changer auprès des services de l'état civil. Les noms ne viennent en fait que de l'État, c'est l'affaire de l'État. » - C. D. : « Non, ce n'est pas difficile de changer mon nom. Mon mari aussi devra m'appeler autrement si je me fais baptiser. La nona [marraine] décidera du nom qu'elle souhaite pour moi. (...) Ce n'est pas un problème. Ce n'est qu'un nom, justement qu'un nom. » - E. F. : « Mon ami [grec] voulait que je m'appelle Petro, il voulait ainsi renforcer notre amitié. Je l'ai donc fait très volontiers. » - G. H. : « Le nom n'a pas d'importance. Ce n'est jamais qu'une affaire de bureaucratie. »

7 Ces citations donnent l'impression que, chez les personnes interrogées, le prénom est l'objet d'un mode de valorisation qui nous est étranger, et est considéré comme un élément interchangeable au cours de la vie. À une telle attitude s'oppose le point de vue qui entretient plutôt un lien familial ou religieux étroit avec le prénom, et qui se rencontre fréquemment dans l'espace chrétien. Dans cette conception, le prénom est inséparable de la personne, il est un marqueur identitaire qui ne peut être échangé.

8 Le caractère irremplaçable du nom personnel est plus prononcé dans les sociétés dans lesquelles le nom est inscrit dans le système administratif ou dans lesquelles les noms reflètent des liens sociaux au sein du groupe. Si ces conditions structurelles n'existent pas, alors il faut renoncer à l'idée de la pérennité du nom, c'est-à-dire à l'identification d'une personne avec un seul nom, et s'accoutumer à son usage multiple. De ce point de vue, le facile changement de prénom mentionné par nos informantes et nos informants albanais doit donc être considéré dans sa signification sociale actuelle.

9 Le prénom est avant tout un élément de l'identification personnelle. Par ailleurs, il peut lier l'individu à son groupe. Chaque prénom porte en lui un caractère identitaire intrinsèque ; toutefois, les rapports qu'un prénom établit avec ce groupe sont culturellement conditionnés. C'est pourquoi un aperçu des pratiques d'attribution des prénoms dans le domaine de la vie villageoise permet d'éclairer les interprétations culturelles possibles et de préciser le décalage supposé entre l'“ancien” et le “nouveau”, la patrie d'origine et le pays d'accueil.

10 La recherche présentée ici s'appuyant sur des données recueillies sur le terrain, la dimension historique de l'attribution des prénoms ne peut être traitée ici. Une recherche sur les pratiques d'attribution des prénoms s'appuyant sur des bases de données historiques fournirait des connaissances riches d'enseignement5. Pour pouvoir mieux saisir l'attitude albanaise contemporaine envers l'attribution des prénoms et relativiser “nos” propres représentations concernant cette pratique culturelle, je vais maintenant opposer les formes “grecque” et “albanaise” d'attribution des prénoms.

L'attribution des prénoms dans une perspective comparatiste : Albanie et Grèce

11 “Notre” propre regard sur l'utilisation des prénoms par les Albanaises et les Albanais, tout comme celui de la société grecque qui réagit à ce comportement, est en partie

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 110

influencé par des attitudes culturelles elles-mêmes liées à une tradition administrative. Cette tradition est fondée sur l'intangibilité des noms. Si nous observons l'usage des noms dans d'autres sociétés faiblement organisées sur le plan administratif, nous constatons des phénomènes similaires, un rapport au nom similaire au cas albanais. Dans les sociétés dans lesquelles le nom n'est pas officiellement enregistré, sa manipulation privée est un phénomène courant6.

12 Dans le cas des migrantes et des migrants albanais, ce constat s'applique au pays d'accueil dans lequel l'assignation identitaire des migrantes et des migrants ne joue pas, puisqu'ils n'y sont pas officiellement enregistrés. Ils peuvent donc pratiquement faire ce qu'ils veulent avec leur prénom. L'effondrement de l'État et de l'appareil administratif albanais a rendu encore plus facile ce genre de pratiques.

13 En Grèce, au contraire, le nom personnel est lié à l'administration, aux obligations envers l'État et à la possibilité d'exercer certains droits civiques. C'est pourquoi les pratiques des Albanaises et des Albanais sont souvent perçues comme malhonnêtes et illégales. Pour ces derniers, toutefois, le facteur décisif est un rapport brouillé aux deux États albanais et grec. Depuis les changements politiques, les institutions étatiques ne sont pratiquement plus prises en considération par les citoyennes et les citoyens albanais – et dans bien des cas elles n'existent plus. Plus généralement, l'État n'a pas été en mesure d'intégrer les individus. Il a donc non seulement perdu le contrôle sur ses citoyennes et citoyens – à l'intérieur du pays comme à l'étranger – mais a modelé leur rapport général aux institutions publiques. À leurs yeux, l'État incarne plutôt une menace pour leurs propres intérêts personnels. Il est donc de leur intérêt, en ce qui concerne par exemple la recherche d'un emploi, de choisir eux-mêmes leur prénom, indépendamment des cadres juridiques. Sur la base de ce constat, les propos de A.B. et G.H. deviennent compréhensibles : le nom est seulement “une affaire de bureaucratie”, ou est attribué “par l'État”. Mais, du fait que l'État et la bureaucratie ont perdu de leur crédibilité, les prénoms ont aussi perdu de leur importance. Dans ce contexte, le changement de prénom révèle un manque d'identification à l'État. Ce qui est décisif dans la perception de soi n'est pas l'ancrage dans chacun des deux États, mais la flexibilité et la capacité de leur échapper.

14 On peut considérer comme très probable le fait que, lors de leur future légalisation et intégration dans le système social grec, les migrants albanais déclareront et conserveront leur prénom. Les prénoms traditionnels perdront de leur importance et les nouveaux accompagneront le processus d'identification à l'État grec. La deuxième génération portera évidemment des prénoms chrétiens orthodoxes, et donc “grecs”. Sur le plan administratif, il ne sera alors plus possible de distinguer la minorité d'origine albanaise en Grèce de la minorité grecque de citoyenneté albanaise.

15 « Vous êtes coupables de ne pas savoir qui vous êtes ! » (dit le Grec à l'Albanais, N.d.A.). « Ça ne va pas que dans une famille, un enfant s'appelle Tachir [prénom musulman, N.d.A.] et l'autre Kitsio [prénom chrétien, N.d.A.] ! (...) Ça ne va pas non plus que, pendant le ramadan, la femme mange le matin et les hommes pendant la nuit ! »7 Dans ce texte littéraire de l'auteur grec Gourogiannis, un conflit culturel tout à fait réel devient explicite. Ce qui apparaît comme de l'inconséquence à des yeux “étrangers”, parce qu'ils perçoivent justement le prénom comme un marqueur identitaire et une partie essentielle d'une tradition religieuse et culturelle, est une attitude normale dans la société albanaise. La coexistence de prénoms chrétiens et musulmans apparaît dans ce texte comme déconcertante. Mais ce texte lui-même, qui apparaît comme de la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 111

fétichisation aux yeux de l'autre partie, attribue aux prénoms une essence culturelle s'exprimant peu ou prou au travers de la religion.

16 Pour une grande partie de la société grecque, le prénom est considéré comme intangible. La culture de la transmission intergénerationnelle des prénoms est particulièrement présente. Le transmission du prénom des grands-parents aux petits- enfants symbolise la perpétuation des âmes et l'insertion familiale. La forte valorisation de la transmission intergénerationnelle dans la culture grecque de l'attribution des prénoms souligne le rôle des réseaux familiaux et des liens intergénérationnels, et ce en dépit de l'urbanisation. Le rapport entre le prénom, les rapports d'héritage et les obligations familiales connaît une multitude de variations locales qui ne peuvent être présentées ici8. De manière générale, toutefois, il est possible de constater que dans le christianisme, le prénom entretient un rapport étroit avec la foi. Il repose sur un lien spirituel avec le saint correspondant, place la personne ainsi nommée sous sa protection et la prépare ainsi pour la vie après la mort. De plus, le prénom montre l'insertion au sein de la communauté chrétienne orthodoxe, et devient ainsi pour l'individu un marqueur identitaire indispensable. Le prénom est attribué dès le plus jeune âge, et il obtient sa consécration à l'église à travers le baptême. Ce rite de passage vaut pour le restant de la vie, et n'est pas complété ou élargi par un autre sacrement chez les chrétiens orthodoxes, comme cela est le cas chez les protestants avec la confirmation ou chez les catholiques avec la communion.

17 L'appartenance religieuse a joué un rôle significatif dans le processus de construction nationale des deux peuples balkaniques. À l'époque de l'Empire ottoman (du XVème au XXème siècle), l'appartenance “ethnique” était définie par la compétence administrative des millets (chrétien, juif, arménien). Du fait que les Grecs occupaient des positions très élevées dans la hiérarchie du millet chrétien orthodoxe, la chrétienté orthodoxe dans son ensemble était parfois qualifiée de “Grecs”9. Ce système ayant attribué une signification décisive, non pas à la langue mais à la religion, l'insertion des Albanaises et Albanais orthodoxes dans la nation albanaise n'a pu se faire que très progressivement. La participation de nombreux Albanais orthodoxes (appelés Arvanites ou Albanophones) au mouvement de libération nationale grec témoigne de l'importance de l'appartenance religieuse pour les affiliations ethniques de l'époque10.

18 Du point de vue idéologique, le nationalisme grec s'est autant nourri de la religion que de l'héritage imaginaire de l'Antiquité. À cette tendance qu'ont les Grecs de percevoir leur identité culturelle comme enracinée dans l'histoire, le mouvement national albanais ne peut opposer qu'une histoire courte, même si l'hypothétique origine illyrienne des Albanais permet de renvoyer à une profondeur historique considérable. Le mouvement national albanais, porté par des intellectuels albanais chrétiens et musulmans et érigeant la langue albanaise et l'origine illyrienne comme marqueurs identitaires communs, ne s'est développé qu'à la fin du XIXème siècle. Les différences de confessions et d'intérêts ont retardé le développement d'une idéologie stato-nationale. Les différentes religions sont très longtemps restées dans une relation symbiotique. Le souvenir d'un passé chrétien commun et l'appartenance à des ordres soufis hétérodoxes ont contribué à ce que la religion ne prenne pas des formes fortement dogmatiques chez les Albanais11.

19 Les effets de cette symbiose sur l'attribution des prénoms se reflètent dans les constellations de prénoms que l'on retrouve au sein de certaines familles albanaises12. Le prénom ne lie pas en premier lieu la personne à une communauté religieuse.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 112

20 Pendant la période communiste, le lien déjà faible entre État et religion a été complètement supprimé du fait de la proclamation de l'athéisme comme idéologie officielle. L'affirmation dans un environnement communiste de « l'al-banité comme religion de chaque Albanais » souligne le contraste entre les politiques nationales albanaise et grecque. Alors que, dans le cas grec, les constructions religieuse et nationale se renforcent mutuellement, dans le cas albanais, la nation et l'idéologie communiste se substituent à l'appartenance religieuse pour rendre l'État albanais homogène. La campagne d'albanisation qui s'est intensifiée à partir des années 1960 s'est appuyée sur une rupture avec les traditions. La jeune génération a eu pour mission de rompre avec les structures familiales patriarcales et les religions, perçues comme autant d'obstacles à la modernisation. Cette campagne a abouti à la révolution culturelle albanaise de 1967, calquée sur le modèle chinois, au cours de laquelle l'Albanie fut proclamée « premier État athée du monde »13.

21 Dans ce processus d'albanisation, les prénoms ont joué un rôle important. Des prénoms albanais (prénoms d'origine illyrienne et autres prénoms albanophones) ont été promus par les autorités. Les prénoms religieux et autres prénoms dits “étrangers” n'ont plus été tolérés ou, du moins, ont été dévalorisés dans le cadre de la politique d'albanisation. Des listes de prénoms présélectionnés ont été accrochées dans les services de l'état civil. Le refus de choisir un prénom non-religieux et albanais pouvait dans certaines circonstances être considéré comme une attaque contre l'État. Pour la première fois dans l'histoire albanaise, une tentative avait lieu de lier le prénom à l'identité nationale14.

22 Cette politique est aujourd'hui perçue par une partie des personnes interrogées comme une page sombre de l'histoire albanaise. Monsieur I. J. estime que « l'Albanie a été privée d'une partie [de sa culture, N.d.A.]. Un jeune, par exemple, même s'il a un haut niveau scolaire (...), ne sait pas comment se comporter. Mais si tu vas à l'église, tu l'apprends (...). La religion influence la culture, le comportement ». Pour l'autre partie des personnes interrogées, pour lesquels le socialisme a joué un rôle crucial, la politique du Parti communiste est considérée comme une occasion unique dans l'histoire albanaise de favoriser l'expression du sentiment national : « les autres prénoms étaient turcs, ceux-là sont à nous, ils sont albanais ».

23 Aux yeux des Grecs, l'histoire albanaise apparaît comme récente et insignifiante, en opposition aux prétentions universelles de leur propre histoire. L'apparence légèreté dans les changements de prénom et de religion est interprétée comme une “absence de tradition”, bien qu'elle justifie dans le même temps l'acculturation des Albanaises et des Albanais. En effet, un prénom chrétien orthodoxe constitue pour de nombreux employeurs et bailleurs grecs une garantie palpable de l'honnêteté de la personne employée ; au contraire, un prénom musulman a souvent une connotation d'étrangeté, de malignité et de malhonnêteté.

Fterra et Çorraj : les prénoms au pays et dans l'émigration

24 Notre informant M. D. vit depuis trois ans en Grèce. Il se déclare Épirote du nord, sa femme a changé de prénom et prévoit de se faire baptiser. Il ferait n'importe quoi pour se débarrasser du sentiment de « ne pas pouvoir sortir dans la rue » en Grèce. En

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 113

principe, cependant, il ne veut changer ni de prénom, ni de religion. Sa femme est d'un autre avis. Elle est devenue une chrétienne convaincue et voit dans le baptême un pont vers leur nouvel environnement.

25 La fille de N. O. a émigré en Grèce. Là-bas, elle s'est faite baptiser et a échangé son prénom Donika pour celui de Panagjota15. De même, les filles de P. Q., aujourd'hui en Grèce, ne s'appellent plus Çapare, Valjet et Muside, mais Antonetta, Violetta et Maria. Leurs parents n'expriment aucun mécontentement particulier quant à ce changement. Ils essayent eux-mêmes de légitimer ces nouveaux prénoms en les utilisant.

26 Vilson est en Grèce depuis 1992 et s'appelle maintenant Vassil. Il n'est pas baptisé, mais indique qu'il apprécie beaucoup la foi orthodoxe et qu'il se rend souvent à l'église. Sa femme a toujours été chrétienne et n'a pas changé de prénom. Son fils s'appelait Admirim ; depuis qu'il est en Grèce, il s'appelle Aristoteles. Vilson interprète ce changement de prénom comme une “obligation” envers la nouvelle culture du pays d'accueil. En outre, leurs nouveaux prénoms sonnent comme leurs prénoms albanais : « Cela ne fait aucune différence, Vilson ou Vassil, Admirim ou Aristoteles ».

27 La raison pour laquelle, selon eux, le changement de prénom va de pair avec l'incorporation dans la nouvelle société, n'est pas développée d'avantage. La plupart de nos informantes et de nos informants reprennent l'explication courante que les Grecques et les Grecs tout autant que les migrantes et les migrants avancent comme un propos idéologiquement neutre : « Ils ne peuvent (...) absolument pas prononcer les prénoms que nous avons. Ils ont les prénoms de l'église. (...) Les Grecs ne peuvent absolument pas les prononcer. »

28 Laissons-nous ici aussi guider par deux approches identitaires différentes : « Je m'appelle Giannis et je suis Voreiopiliouriot[16] », dit sur un ton ironique un adolescent du village voisin de Piliouri, qui a déjà l'expérience de l'émigration. Madame C. D. dit quant à elle : « Bien sûr, si je me fais baptiser et que je change mon nom, qu'est-ce que je serai sinon une Grecque, pas vrai ? ».

29 L'adolescent s'observe lui-même et observe les jeux identitaires en Grèce avec sarcasme. Le comportement de la Grèce, mais aussi son propre comportement envers la signification des prénoms est tourné en dérision. On ne peut pas rejeter l'hypothèse que l'adolescent tire une certaine fierté de son habileté à jouer de la situation. Mais il fait toutefois indirectement allusion à la contradiction qu'il y a à être en même temps de Piliouri et de Grèce.

30 Madame C. D., qui vivait en Grèce au moment de l'entretien, souhaite au contraire clarifier la situation. Pour elle, être Grecque signifie être intégrée socialement, ne pas se différencier des autres. Elle espère accéder à l'égalité des droits au sein de la société grecque à travers le changement de prénom et le baptême. Elle n'attribue pas au terme “Grecque” une signification ethnique, mais sociale. En outre, elle-même n'exclue pas une autre appartenance nationale : « Eh, Grecque et Albanaise en même temps. Je n'ai pas de problème avec ça. Qu'y pouvons-nous ? Après tout, nous avons émigré ici ! » Elle ne prévoit pas de s'installer pour toujours en Grèce et veut rentrer en Albanie dans cinq ans. L'appartenance nationale et religieuse ne doit être considérée ici que comme une adaptation aux circonstances extérieures.

31 Ici, ce sont en premier lieu les circonstances rencontrées en Grèce qui fournissent un modèle explicatif évident : « Mes enfants doivent être Grecs, je ne veux plus être poursuivie ! » (Madame CD.) ; « Si je disais que je m'appelle Shefket, je ne trouverais pas

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 114

de travail. (...) On ne donnera jamais du travail à une femme avec un nom musulman, afin d'éviter qu'elle rentre dans la maison de quelqu'un ou qu'elle en reçoive la clef. » (Monsieur G. H.)

32 Nous avons évoqué dans le précédent passage l'attitude envers les non-chrétiens, c'est- à-dire envers les musulmans. Mais comment les Albanais interprètent-ils l'attitude des Grecs à leur égard, qui les stigmatise comme “dangereux” et “criminels”17 ? Quelles stratégies de distanciation et d'invention identitaires mettent-ils en œuvre ?

33 Parmi nos interlocutrices et nos interlocuteurs à Fterra, de nombreuses voix s'expriment de façon critique : « Les Grecs sont des racistes, (...) ils ne peuvent pas prononcer nos noms, je ne sais pas. Peut-être qu'ils ne le veulent pas. (...) Ils sont en conflit avec la Turquie. (...) Quand ils entendent un nom musulman, ils te considèrent aussitôt comme un Turc. » (Monsieur I. J.)

34 Il y a aussi des voix qui voit dans l'“albanophobie” de l'opinion publique grecque la conséquence des mauvais comportements des migrantes et des migrants albanais en Grèce : « Nous ne nous sommes pas bien comportés, alors que les Grecs sont très humains, oui, très humains. » (Madame T. Q.). Parfois, les migrantes et les migrants partagent la vision stéréotypée sur eux-mêmes qui s'est développée en Grèce. Ils ont sûrement « beaucoup volé, commis de nombreux meurtres, se sont mal comportés ». « Nous sommes nous-mêmes coupables », dit notre informant E. D. de Çorraj, « en fait, il faudrait expulser de Grèce tous les Albanais ! »

35 Si l'on regarde l'itinéraire migratoire de chacune et de chacun, on s'aperçoit que le passage dans l'illégalité a pratiquement commencé dès les procédures de demande de visa ou dès la fuite. Il est donc légitime pour eux de prendre leur distance à l'égard du groupe albanais et de devenir chrétien orthodoxe ou “Épirotes du nord”.

36 Une illustration de ce phénomène pourrait être la réponse de Monsieur I. J. à la question de savoir pourquoi il n'utilise pas seulement un nouveau prénom usuel, mais a aussi fait modifié son passeport : « j'ai acheté une voiture, j'ai mis de l'argent de côté. J'ai beaucoup de choses. Donc, j'ai acheté une voiture. J'ai en Grèce une voiture avec des plaques d'immatriculation grecques. Je veux être dans les règles, je ne veux pas vivre avec deux noms ». Car il prévoit de « rester longtemps et non de rentrer après cinq ans ». Si l'on voit ses plaques d'immatriculation en Grèce, chacun pensera qu'il est Grec. Cela lui assure une certaine sécurité car, en tant qu'Albanais, « on a toujours de gros ennuis avec la police ». Dans un contexte marqué par l'insécurité, l'assignation identitaire par le nouvel environnement social devient le critère de son propre mode d'identification. La décision de vouloir rester en Grèce signifie dans le même temps par celle de s'approprier l'ordre social grec.

37 Un tel changement de mode d'identification est d'une part une condition imposée par le nouvel environnement extérieur. Mais ce choix identitaire résulte aussi de choix sociaux et idéologiques. Les aspirations sociales dominantes en Grèce gagnent en importance au détriment de celles présentes en Albanie, car elles permettent entre autres un accès à l'“occidentalisation” et à la “modernité”.

38 C'est dans le contexte de ces diverses aspirations que se situe l'usage des prénoms et de la religion. Beaucoup considèrent que le baptême n'est qu'un acte public : « je reste quand même musulmane » (Z. B.). « Même si je me faisais baptiser, parce que j'y étais forcée comme l'ont été mes sœurs, je resterais quand même une musulmane car je suis croyante », dit Madame K. 0. Monsieur R. S. a modifié son prénom en Grèce et se dit

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 115

également prêt à se faire baptiser si son employeur le lui demande : « comme ça, par amitié, pour le qejf [plaisir], pas par contrainte, puisque j'ai de toute façon une autre religion ». Dans ces conceptions, la foi musulmane et le baptême chrétien sont tout à fait compatibles.

39 D'autres ne voient pas de différence essentielle entre les religions : « il y a autant de religions que de partis », estime Madame T. Q. « Nous allons régulièrement à l'église. (...) Il n'y a qu'un seul Seigneur. Indépendamment de la religion. » (I. J.) Cette attitude envers le divin, qui dépasse les clivages confessionnels et “nous” est étrangère, semble faciliter l'adoption de la religion chrétienne. Outre le syncrétisme historique déjà mentionné, les conséquences de la politique athéiste communiste ne doivent pas être sous-estimées.

40 En outre, la religion prend une autre signification culturelle à travers les nouvelles expériences faites à l'étranger : Quand nous circulons dans la rue, nous ne montrons aucun intérêt pour nos églises (...) Eux [les Grecs, N.d.A.] lâchent le volant et touchent leur croix, parce qu'ils ont du respect pour la religion et parce que leur culture l'exige. De même, en ce qui concerne les cimetières, (...) nous respectons beaucoup les chrétiens parce que nous n'allons pas au cimetière, (...) nous oublions vite, dit I. J.

41 En comparaison à l'Albanie nouvelle, les chrétiens en Grèce semblent se conformer plus scrupuleusement aux rituels et être plus soucieux d'honorer leurs ancêtres. La piété qui transparaît dans ces propos n'est pas feinte. La culture étrangère est imprégnée d'un sentiment religieux qui laisse une forte impression chez beaucoup de migrantes et de migrants albanais.

42 Dans le même temps, toutefois, les Albanaises et les Albanais réagissent différemment aux tensions qui existent entre la conception grecque et la conception albanaise de la culture. Ils prennent leurs distances par rapport au fanatisme religieux et nationaliste qu'ils perçoivent dans la société grecque. Par contre, l'ouverture envers le reste du monde et particulièrement envers la Grèce est souvent présenté comme une partie intégrante de la culture de l'Albanie du sud : « (...) nos ancêtres allaient au marché à Ioannina, depuis toujours, qu'ils soient musulmans ou chrétiens. Ils sont partis faire le kurbet [migration saisonnière - N.d.T.] pour travailler en Grèce et en Turquie, comme nous le faisons aujourd'hui. Ils savaient ce qu'est la culture », dit R. S.

43 Finalement, cette tension aboutit à des constructions identitaires parallèles. La culture et la religion sont interprétées comme des capitaux auxquels il est possible de participer, sans toutefois devoir s'y identifier complètement. L'appartenance au groupe albanais peut tout à fait s'accorder avec d'autres sentiments d'appartenance. Un prénom grec (chrétien) n'implique pas une identité non-albanaise (non-musulmane). Au contraire, il signale une poly-taxis18, un déplacement parmi plusieurs modes d'identification possibles.

44 Cette tactique, à savoir « le passage rapide d'un cadre de référence à l'autre » 19dans le nouvel environnement, n'est pas un phénomène isolé ne concernant que les Albanaises et les Albanais. De nombreux phénomènes similaires existent, par exemple, chez les Pomaques de Bulgarie20, les Athigani (Roms) du nord de la Grèce21 ou les migrants aux États-Unis. Ce type de comportement est particulièrement prononcé au sein de groupes marginalisés qui ont intérêt à être intégrés dans la société majoritaire et cherchent ainsi à échapper à l'exclusion dont ils sont l'objet.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 116

45 La question se pose de savoir si le changement de prénom peut être interprété comme une négation du groupe d'origine et une rupture avec ce dernier. Quelle valeur et quelle signification symbolique ont les prénoms pour les communautés de Fterra et Çorraj ?

46 En ce qui concerne la culture anthroponymique au pays, il existe une liberté manifeste à Fterra et, dans une moindre mesure, à Çorraj, pour le choix du prénom des enfants – du moins au sein des jeunes générations. La politique communiste des prénoms a trouvé là un écho favorable, dans la mesure où la plupart des personnes interrogées voient dans les prénoms albanais un renouvellement et même un enrichissement du patrimoine anthroponymique.

47 Pendant notre séjour à Fterra, les généalogies de 30 foyers environ ont été relevées22. Les noms de famille de toutes les personnes habitant le village au moment de l'enquête ont été intégrés dans ce relevé. Il n'y a pas d'éléments suggérant l'attribution récente du prénom ou d'une partie du prénom d'un grand-parent ou d'un autre parent à un nouveau-né. Dans les généalogies, 29 prénoms apparaissent plusieurs fois, mais dans quatre cas seulement il s'agissait de transmission du prénom du grand-père ou de l'arrière-grand-père. Les autres occurrences multiples concernaient des personnes sans lien de parenté. À la question de savoir si les ancêtres étaient pris en considération au moment de l'attribution des prénoms, la réponse à Fterra était généralement non. Seuls les plus anciens se souvenaient d'une telle pratique. Les généalogies suggèrent cependant que le principe de recours à une même initiale est en usage, par exemple dans le cas de la fratrie Axinia, Antika, Aoreta et Afo.

48 Les prénoms les plus fréquents parmi les habitants âgés de Fterriot sont Murat, Ardi/ Ardit, Mehmet, Lefteri, Marianna, Idriz, Idrizia et Ahmet. La plupart ont une origine musulmane23. Mais il y a aussi des prénoms tels que Lefteri (liberté) qui ont une origine grecque. Après 1970 apparaît un changement manifeste dans le choix des prénoms. Certains termes populaires de la langue albanaise se retrouvent plus fréquemment dans le répertoire des prénoms, tels que Astrit (héros), Linda (naissance), Gëzim (joie), Flamur (drapeau). Les prénoms religieux passent peu à peu au second plan.

49 Les 33 cas relevés dans le village majoritairement orthodoxe de Çorraj indiquent une pratique de l'attribution des prénoms largement différente. Dans ce cas, on relève 78 occurrences multiples d'un prénom, qui reprennent en principe le prénom du grand- père paternel, mais aussi celui de la grand-mère paternelle. Les prénoms les plus fréquents sont Koste / Koco, Kater, Janni / Jannaqi, Dimiter / Dimitraqi, Maria / Marianna, Sotir, Thanas, Spiro, Sofika. Ils appartiennent tous au répertoire des prénoms chrétiens orthodoxes.

50 Les chrétiens les plus âgés ont tous des prénoms religieux et ont été baptisés jusque dans les années 1960. Les rituels du baptême et des fêtes patronales ont joué un rôle important pour la persistance plus tardive – en comparaison avec Fterra – de la transmission intergénérationnelle des prénoms. La concomitance de l'entrée dans la communauté religieuse et de l'obtention d'un prénom a profondément marqué la culture anthroponymique de l'espace orthodoxe. À Çorraj également, on trouve des prénoms albanais tels que Ilir (Illyrien) ou Jeta (vie) qui ont été attribués après 1970. Mais on continue de trouver certains cas de transmission de prénoms chrétiens.

51 Dans les deux villages, il semble que les pratiques de transmission intergénérationnelle des prénoms aient été beaucoup plus fréquentes auparavant. Les pratiques différentes

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 117

d'attribution des prénoms dans le village chrétien de Çorraj, qui a transmis les prénoms chrétiens sur un mode patrilinéaire jusqu'à la fin des années 1960, et a repris cette tradition aujourd'hui, ne se distinguent pas fondamentalement des pratiques traditionnelles d'attribution des prénoms à Fterra. Toutefois, dans l'espace musulman, nous devons reporter notre attention du prénom au surnom. Car, dans l'islam, la filiation n'est pas traditionnellement exprimée par la transmission du prénom, mais par celle du surnom du fondateur de la lignée. Dans la culture chrétienne européenne, au contraire, ce sont les prénoms de saints et/ou d'ancêtres qui sont transmis24.

52 Ce qui distingue également les deux communautés religieuses et villageoises est la manière dont sont transmis les prénoms des vivants et des morts. Dans le Fterra musulman, on veillait non seulement à ce que le prénom n'apparaisse pas déjà dans le groupe de parenté, mais aussi à ce qu'il ne soit pas en usage dans la communauté villageoise. Le prénom d'une personne ne pouvait être utilisé que lorsque celle-ci était devenue très âgée, mais si quelqu'un mourrait prématurément, alors on évitait de transmettre son prénom. Tel n'est pas le cas à Çorraj, où étaient transmis les prénoms de parents vivants plus âgés. Toutefois, un seul enfant dans la parentèle pouvait hériter de ce prénom.

53 On peut supposer que cette différence trouve son origine dans différents modèles d'attribution des prénoms au sein des deux communautés. En milieu musulman, le prénom était avant tout lié à l'individu, avec l'existence concrète de la personne, car le prénom n'était pas renforcé par un sacrement religieux. En milieu chrétien, le prénom se rapportait à un saint à qui l'on s'adressait à travers l'individu, le prénom continuant de la sorte à dépasser celui-ci.

54 Il y avait toutefois un point commun entre les deux communautés : on évitait toute homonymie au sein de la même génération. Pour ne pas provoquer le destin, on évitait aussi les homonymies au sein du village et de la parentèle. Comme il a été souligné plus haut, c'est seulement quand une personne était décédée que l'on pouvait redonner le prénom de la défunte ou du défunt. La tante de Monsieur X. Y. lui demanda de donner son prénom à ses enfants, car elle n'avait pas pu le transmettre à ses propres petites- filles : « elle était encore jeune, elle vivait encore et avait peur. Elle aurait été attristée si elle avait donné son nom à ses enfants ». La peur suscitée par la mort d'une personne et la stigmatisation de son prénom se retrouve à Fterra comme à Çorraj, y compris parmi les jeunes générations. Monsieur M. D., né en 1956, s'appelait Asqeri jusqu'à ce qu'un autre Asqeri meure dans un accident et que sa mère lui donne le nouveau prénom de (L)Ivan. Lefteri et Mariana, nées en 1950 et 1965, ont changé leur prénom usuel pour Luisa et Voja, parce qu'une Lefteri était morte dans le village et qu'une autre Mariana avait habité dans la même partie du village. Le prénom fut changé par égard envers le chagrin des personnes habitant à proximité, mais aussi parce que « ce n'est pas bon quand quelqu'un meurt et que l'on porte son prénom ».

55 Les gens de Fterra se rappellent encore aujourd'hui d'autres traditions qui associent le prénom à la mort. Monsieur V. W. parle de la « psychose des anciens » qui faisait que, auparavant, quand trois enfants décédaient à la suite dans une même famille, l'enfant suivant recevait un prénom chrétien. Par ce biais se manifestait l'espoir que le recours à un autre pouvoir divin permettrait de trouver un possible allié contre la mort25.

56 La croyance dans le pouvoir magique des prénoms était explicite dans certaines coutumes anciennes. Quand un enfant mourrait, le hoxha devait chuchoter à l'oreille du nouveau-né suivant son “véritable” prénom et ne rendre public que son prénom usuel

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 118

de substitution. Cela devait le protéger des desseins maléfiques d'individus ou de démons maîtrisant certaines pratiques magiques. S'ils invoquaient le faux prénom, ils ne pourraient pas utiliser leurs forces chtoniques contre le nouveau-né. Madame T. Q. raconte que, alors qu'elle était encore un petit enfant, ses parents modifièrent son prénom public afin que l'enfant suivant soit de sexe masculin. La magie des prénoms semble avoir été tout à fait “efficace”, puisque l'enfant suivant de la famille fut un garçon !

57 À l'époque communiste, il n'y avait pas dans chaque famille et pour chaque enfant un rituel précis d'attribution du prénom. Si la famille était prospère, on avait l'habitude d'organiser une fête pour le fils, appelée davetë. Sinon, le prénom était simplement attribué au nouveau-né.

58 À l'époque communiste, le rituel du baptême chrétien n'a plus été pratiqué à partir de 1960 au plus tard. Les prénoms étaient librement choisis par le cercle restreint de la famille. À Fterra, la coutume du tirage au sort (alb. : me shorti) du prénom était largement répandue. Les parents ou plusieurs personnes proches de la famille se réunissaient, mettaient dans un chapeau de petits bouts de papier avec les prénoms proposés et tiraient l'un d'entre eux au hasard. Un modeste banquet s'en suivait. Le tirage au sort est interprété par les informantes et les informants comme une action qui facilitait le choix du prénom dans une large palette et permettait d'éviter les conflits entre les personnes concernées. Cette tradition est aussi liée au choix du prénom en fonction des rêves – on donne le prénom Flora parce que l'on a rêvé de flori (florins, monnaies d'or). Le fait qu'un signe surnaturel (tirage au sort, rêve prémonitoire, etc.) était attendu pour choisir le prénom confirme la croyance selon laquelle ce dernier a une influence sur la vie de l'enfant.

59 La signification historique du prénom était aussi très forte, bien qu'elle ne soit pas ancrée dans les règles contraignantes d'attribution des prénoms. On peut supposer que, dans les années 1970 également, malgré le primat des prénoms “nationaux”, les prénoms étaient choisis en fonction de leur signification : Maylinda (Née en Mai), Liri (Liberté), Kastriot (nom d'un héros national), Mjaftone (« Cela suffit »26) sont des prénoms qui renvoient à des dates anniversaire, à des significations, à des modèles héroïques albanais et à des voeux.

60 Aujourd'hui coexistent dans certaines familles des prénoms musulmans et des prénoms de stars de la télévision grecque. Les prénoms issus de la production cinématographique hollywoodienne sont également de plus en plus populaires. « Il n'existe aucune règle concernant la manière dont les noms doivent être transmis. Chacun peut faire une proposition. Nous avons beaucoup de beaux noms nouveaux, la plupart viennent de films », dit un habitant de Fterra. Dans l'émigration, les nouveaux prénoms grecs sont généralement choisis en fonction de leur ressemblance avec l'ancien prénom albanais ou, chez les nouveaux-nés, sont proposés par les parrains et les marraines. Les motifs et les modes de sélection des prénoms à l'étranger connaissent de fortes variations et ne nous permettent pas, dans le cadre de cette recherche, d'avancer des hypothèses sur les allitérations entre prénoms, les variations ou les éventuelles régularités dans l'attribution des prénoms.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 119

Le changement de prénom : un pont entre le passé et le futur ?

61 L'évitement des homonymies et les traditions liées le plus souvent à une attitude particulière envers le surnaturel révèle certains aspects de l'univers symbolique des habitants. Dans les traditions de Fterra dont nous avons traité, il apparaît que le prénom était et est encore lié à des superstitions concernant l'existence supposée de forces surnaturelles. Bien que les prénoms n'impliquent aucune attente particulière en ce qui concerne la vie après la mort, ils expriment une approche pragmatique de la mort au cours même de la vie terrestre. Dans ce contexte, le changement de prénom était tout à fait courant. De même, il était légitime de se servir de ce changement pour s'adresser à un autre pouvoir divin.

62 Cette approche pragmatique du prénom et de la religion, telle qu'elle apparaît dans les traditions, rappelle les déclarations des informantes et des informants sur leur “conversion” actuelle au christianisme. Il ne faut pas négliger le fait que beaucoup peuvent se décider à passer au christianisme par ce qu'ils sont convaincus qu'« il n'y a qu'un seul Dieu ». Le concept du divin et du sacré a pour beaucoup d'Albanaises et d'Albanais une signification qui dépasse les appartenances confessionnelles27. Avant tout, la foi doit agir sur le quotidien et apporter aux individus un soutien pour la vie ici- bas. Tant l'appartenance à l'islam que le passage actuel au christianisme s'expliquent par des considérations sociales.

63 De ce point de vue, les processus actuels de changement de prénom et de religion ne doivent pas être considérés comme une rupture avec les modèles identitaires traditionnels. Bien au contraire, les fonctions historiques de l'attribution des prénoms ont aujourd'hui rendu possible l'émergence d'identifications “mobiles” et facilité l'adaptation à un univers étranger. Les nouvelles valeurs des migrants se déploient en même temps que la capacité de surmonter l'adversité : la fierté tirée de sa propre flexibilité et de sa capacité à être justement dans le même temps Albanaise et Grecque, Albanais et Grec. Le switching of identities [ 28] peut ainsi être perçu comme un jeu de manœuvres habile qui met le prénom ainsi que la religion au service des pratiques quotidiennes.

NOTES

1. Je voudrais ici mentionner le fait que je me suis intéressée pendant ma recherche de terrain aux traditions liées au choix des prénoms. En ce qui concerne les noms de famille, ils sont stables depuis le début du XXème siècle dans les deux villages étudiés, Fterra et Çorraj, et sont transmis par les hommes du groupe de parenté (alb. : fis). Sans vouloir ignorer le rôle structurant des noms de famille pour les liens de parenté et le tissu social villageois, cette fonction particulière n'est pas déterminante pour les comportements en Grèce où les changements concernent en premier lieu les prénoms. Il n'y a de connotation religieuse que dans la transmission intergénérationnelle des prénoms. Une recherche complémentaire, qui prendrait en compte un

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 120

plus grand nombre de lieux d'émigration albanais, pourrait fournir des résultats intéressants sur l'évolution des noms de famille et sur les éventuelles influences dues aux phénomènes migratoires. 2. Par “appartenance religieuse”, nous entendons ici uniquement l'affiliation à une tradition religieuse familiale, vu que la pratique religieuse elle-même a été interdite en Albanie par l'État communiste et athée. 3. Au début, les membres de la minorité grecque ont obtenu des “passeports” (ou “cartes d'identité”) spéciaux délivrés par l'organisation de la minorité grecque OMONIA, afin de pouvoir franchir la frontière. Plus tard, différentes versions de ces passeports ont été attribués par des associations basées en Albanie ou en Grèce (Syllogos Enossis Ellinon Voriou Ipirou [Association unifiée des Grecs d'Epire du nord], Vorio-ipirotikos Syllogos [Association nord-épirote], etc.) et qualifiés de “nord-épirotes”. Le qualificatif de “nord-épirote” est à rattacher à la vieille revendication irrédentiste selon laquelle le sud de l'Albanie représente en fait une partie de l'Épire grecque. Les « passeports » n'équivalent à un permis de séjour, mais facilitent implicitement la prolongation des visas et l'obtention d'un permis de travail en Grèce. Il est important de noter que, alors que le terme “nord-épirote” n'était pas utilisé pendant la période communiste, il est aujourd'hui revenu dans la langue albanaise. Sur la racialisation de la politique grecque d'immigration et les politiques de patronage ethnique, voir Christopoulos (Dimitris), I Ellada tis omogenias. Apo mitera-patrida, kapitalistiki mitropoli (La Grèce de l'homogénéité : de la mère-patrie à la métropole capitaliste), O Politis, (109), 2002 ; Kietsi (Georgia), « The Uses of Origin : Migration, Power-Struggle and Memory in southern Albania », in King (Russell), Schwandner-Sievers (Stephanie), Mai (Nicola), eds., The New Albanian Migration, Brighton : Sussex Academic Press, 2004. 4. Un ensemble de stéréotypes négatifs et d'affirmations erronées sur « le » migrant albanais en Grèce conduit à une réaction en chaîne poussant les migrants dans l'“illégalité” et donc, potentiellement, dans la “criminalité”, et légitime dès lors leur exclusion sociale et leur exploitation. Sur la genèse du stéréotype de l'“Albanais criminel”, voir Karydis (Vassilis), I eglimatikotita ton metanaston stin Ellada. Zitimata theorias ke adeglimatikis politikis (La criminalité des migrants en Grèce. Questions théoriques et politiques de lutte contre la criminalité), Athènes : Papazisis, 1996. Toutefois, les difficultés qu'ont connues les migrants albanais en Grèce durant la première période de migration (1990-1997) se sont amoindries depuis les régularisations de 1998 et des années suivantes. Sur les transformations et les enjeux complexes du processus migratoire, voir Marvakis (Athanasios), Parsanoglou (Dimitris), Pavlou (Miltos), eds, Metanastes stin Elladas (Les migrants en Grèce), Athens : Ellinika grammata, 2001. 5. Pour un premier aperçu sur les évolutions historiques des pratiques d'attribution des noms en Albanie, voir Kretsi (Georgia), « Syghrones ke istorikes diastasis tis anthroponymikis simberiforas stin alvaniki kinonia » (Actual and Historical Dimensions of Anthroponymic Behavior in Albanian Society), Mnimon, (25), 2003. 6. Dans différents contextes culturels, on observe que les noms personnels peuvent être modifiés plusieurs fois au cours d'une vie, et en particulier au moment d'importants rites de passage. Voir par exemple Zawawi (Sharifa M.), African Muslim Names : Images and Identities, Trenton, NJ : Africa World Press, 1998, pp. 85-107 et, pour l'utilisation de “noms multiples”, Hastings (James) ed., Encyclopedia of Religion and Ethics, vol. IX, Edinburgh : T. & T. Clark, 1971, pp. 130-131, 165. 7. Gourogiannis (Vasilis), To assimoharto anthizi (La fleur de papier d'argent éclot), Athènes : Kastaniotis, 1996, pp. 38-39 8. Plusieurs travaux sur la société grecque orthodoxe ont souligné la valeur symbolique et le rôle socio-économique de la transmission intergénérationnelle du nom au sein du groupe familial. Voir entre autres Hirshon (Renée),Heirs of the Greek Catastrophe. The Social Life of Asia Minor Refugees in Piraeus, Oxford : Clarendon, 1989, pp. 203-206 ; Kenna (Margaret E.), « Houses, Fields, and Graves : Property andRitual Obligation on a Greek Island », Ethnology. An International Journal

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 121

of Cultural and SocialAnthropology, 15 (1), 1976 ; Vernier (Bernard), « Putting Kin and Kinship to Good Use. The Circulation ofGoods, Labour, and Name on Karpathos (Greece) », in Medick (Hans), Sabean (David W.), eds., Interest andEmotion : Essays on the Study of Family and Kinship, Cambridge : Cambridge University Press, 1984. 9. Karpat (Kemal H.), « Millets and Nationality : The Roots of Incongruity of Nation and State in the Post-Ottoman Era », in Braude (Benjamin), Lewis (Bernard), eds., Christians and Jews in the Ottoman Empire, New York : Holmes & Meier, 1982, pp. 146, 160. 10. Irmscher (Johannes), « Die Albaner bei der Gründung des Griechischen Staates », Studia Albanica, 2,1964. Sur la religion comme élément constitutif de l'identité nationale, voir Skopetea (Elli), To « ProtypoVasilio » ke i . Opsis tou ethnikou provlimatos stin Ellada (1830-1880) (Le « Royaume idéal » etla Grande idée. Aspects du problème national en Grèce, 1830-1880), Athènes : Polytypo, 1988, pp. 119-135. 11. Sur les “mémoires” d'un passé chrétien commun, voir également Liolin (Arthur E.), « The Nature of Faith in Albania : Toward the 21st Century », East European Quaterly, 31 (2), 1997. Sur les ordres soufis, voir Clayer (Nathalie), « Der Bektaschi-Orden in Albanien », in Daum (Werner), ed., Albanien zwischen Kreuzund Halbmond, Munich : Staatliches Museum für Völkerkunde, 1998 ; Elsie (Robert),A Dictionary of Albanian Religion, Mythology, and Folk Culture, London : Hurst, 2001. Sur le syncrétisme religieux an Albanie, voir Bartl (Peter), « Kryptochristentum und Formen des religiösen Synkretismus in Albanien »,Grazer und Münchener Balkanologische Studien, 2, 1967 ; Stadtmüller (Georg), « Die Islamisierung bei den Albanern », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 3, 1955. 12. Ainsi, les enfants de la famille D. à Fterra s'appellent Sokrati, Qemilë, Harnisë, Vera, Fotis, Mjaftone. Les prénoms grecs antiques, chrétiens et musulmans reflètent l'environnement dans lequel vit cette famille. 13. D'après Peter Bartl, plus de 2 000 mosquées, tekkes, églises et monastères furent fermés dans ce contexte (Bartl (Peter), « Religionsgemeinschaften und Kirchen », in Grothusen (Klaus- Detlev), Hg., Südosteuropa – Handbuch, Band VII (Albanien), Göttingen, 1993, pp. 608-609). Sur les formes et les objectifs de cette “révolution culturelle”. Voir également le chapitre « Lëvizja kundër fesë dhe zakoneve prapa-nike » (Le mouvement contre la religion et les traditions arriérées) dans Akademia e Shkencave e RPS të Shqipërisë, Historia e Shqipërisë (Histoire de l'Albanie), vol. IV, Tiranë : Akademia e Shkencave, 1983, pp., 337-339 ; ainsi que Pano (Nicholas C.), « The Albanian Cultural Revolution », Problems of Communism, 23 (4), July 1974 ; Grulich (Rudolf), « Albanien - seit 20 Jahren das erste atheistische Land der Welt », Südosteuropa, 36 (11-12), 1987. 14. Après 1967, des décrets furent même publiés concernant les responsabilités et les obligations des organes administratifs quant à l'attribution de noms aux bâtiments, aux villes et aux institutions. Les décrets concernant les noms furent rédigés conformément aux nouveaux critères moraux de la “révolution culturelle” (voir Gazeta zyrtare, 14/02/67, décret n° 181 et 01/07/69, décret n° 201). En 1975, un décret sur la modification des « prénoms et noms de familles inappropriés » fut même publié, légitimant la modification des prénoms et noms de famille ne correspondant pas aux orientations « politiques, idéologiques et morales saines » du régime (voir Gazeta zyrtare, 23/09/75, décret n° 5339). La portée de la politique communiste des prénoms peut être illustrée par cette statistique des services de l'état civil de Shkodër que rapporte Jusuf Shpuza, selon laquelle 47 % des nouveaux-nés portaient un prénom dit “illyro- albanais” en 1967, et 100 % trois ans plus tard. Shpuza (Jusuf), Vëzhgim për emrat familjarë të shqiptarëve (Considérations sur les noms de famille des Albanais), Shkodra : Idromeno, 1998, p. 150. 15. Tous les prénoms qui apparaissent par la suite comme de “nouveaux” prénoms des migrants en Grèce appartiennent au répertoire des prénoms grecs typiques. C'est pourquoi ce point ne sera pas explicité de nouveau dans le texte.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 122

16. Néologisme formé à partir de Voreioepirot (Épirote du nord) et du nom du village Piliouri. 17. Karydis (Vassilis), op.cit 18. Par ce terme, l'anthropologue Georg Elwert désigne une multiplicité d'ordres s'interpénétrant de manière implicite. Voir Elwert (Georg), « Switching of We-Group Identities : The Alevis as a Case amongMany Others », in Kehl-Bodrogi (Krisztina), ed., Syncretistic Religious Communities in the Near East, Leiden : Brill, 1997. 19. Elwert (Georg), art.cit, p. 67. 20. Karagiannis (Evangelos), Zur Ethnizität der Pomaken Bulgariens, Münster : Lit Verlag, 1998, pp. 86-130. 21. Trubeta (Sevasti), Die Konstitution von Minderheiten und die Ethnisierung sozialer und politischer Konflikte. Eine Untersuchung am Beispiel der im griechischen Thrakien ansässigen « Moslemischen Minderheit », Frankfurt am Main : Peter Lang, 1999. 22. Il faut souligner ici le fait que la mémoire généalogique de la plupart des personnes interrogées s'étend jusqu'à la troisième génération. C'est pourquoi il est difficile de donner des précisions sur les modèles historiques d'attribution des prénoms. Concernant les réactions contemporaines vis-à-vis des fréquents changements de prénom dans l'émigration, il est toutefois important d'identifier ce qui conserve encore une valeur sociale et symbolique aux yeux des habitantes et des habitants. 23. Mehmet et Ahmet sont des noms du Prophète. Idriz est dérivé de Enoch, un des 25 prophètes de la tradition juive. Ard vient aussi de la tradition juive et Marianna a été repris de la tradition chrétienne(Mirjam/Maria). 24. Sur les théories concernant l'attribution “traditionnelle” des prénoms chrétiens et musulmans, voir Mitterauer (Michael), Ahnen und Heilige. Namengebung in der europäischen Geschichte, Munich : Beck, 1993, pp. 188, 427 ; Ahmed (Munir D.), Bürgel (Johann-Christoph) et alii, Der Islam, Band III (Islamische Kultur, zeitgenössische Strömungen, Volksfrömmigkeit), Stuttgart : Kohlhammer, 1990, p. 244 ; Mathewson (Denny F.), « Names and Naming », in Eliade (Mircea), ed., The Encyclopedia of Religion, vol. 10, New York : Collier Macmillan, 1987, p. 305. 25. Les tabous sur les prénoms, qui sont très fréquents dans les pratiques culturelles anciennes mais aussi contemporaines, reproduisent sur un plan idéalisé la signification des prénoms dans la vie sociale. Sur les traditions anciennes qui associent le prénom à des éléments de pouvoir surnaturels, voir Mitterauer (Michael), op.cit. Sur les croyances albanaises et arvanites en particulier, voir Haussig (Hans Wilhelm), (Hg.), Wörterbuch der Mythologie –Band II (Götter und Mythen im alten Europa), Stuttgart : Klett-Cotta, 1973, p. 471 ; Jochalas (Titos), Arvanitika paramythia ke doxassies (Contes et croyances populaires arvanites), Athènes : T. Jochalas, 1997, p. 178. 26. Ici, le septième enfant d'une famille. 27. Lakshman-Lepain (Rajwantee), « Religions between Tradition and Pluralism », Human Rights without Frontiers, 8 (2-3), 1996, pp. 10-11. 28. N.d.T. : en anglais dans le texte (switching of identities : basculement des identités).

RÉSUMÉS

Cet article analyse un phénomène courant parmi les migrants albanais en Grèce, à savoir la mise en avant d'un nouveau prénom et d'une nouvelle appartenance religieuse dans les rapports

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 123

bureaucratiques et dans la vie quotidienne. Cette pratique sociale était particulièrement répandue pendant la première phase du mouvement migratoire, au cours des années 1990, et est étroitement lié au statut inférieur des migrants au sein de la société dominante, ainsi qu'à leur souhait de modifier ce statut. L'article explicitera les stratégies sociales des migrants qui ont été marginalisés dans une société dominée par des symboles nationaux « grecs ». Il traitera de l'impact du changement de prénom et de religion sur la vie des migrants en Grèce, ainsi que du rapport que cette pratique entretient avec certains processus culturels de nomination et d'identification existant dans le pays d'origine des migrants. Le principal objectif de cet article est de remettre en question la continuité supposée entre d'« anciens » et de « nouveaux » modèles de nomination et de resituer les changements de prénom dans le contexte de stratégies sociales passées et actuelles.

This article analyses a common phenomenon among Albanian migrants in Greece, namely the assumption of a new forename and religious affiliation within bureaucratic and everyday life. This social practice was especially widespread during the first phase of the migration movement in the 1990s, and is intrinsically linked to the inferior status of the migrants within the dominant society and to their desire to change this status. The article will elucidate social strategies of migrants who have been marginalized in a society dominated by « Creek » national symbols. It will address the impact of altering forename and religion on the lives of migrants in Greece as well as the relation of this practice to some cultural processes of naming and identification existing in the migrants' country of origin. The main aim of the article is to challenge the assumed continuity between « old » and « new » patterns of naming and to embed forename changes in the context of past and current social strategies.

AUTEUR

GEORGIA KRETSI Historian-Anthropologist, Associated Researcher at the Osteuropa-Institut, Freie Universität, Berlin. Contact : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 124

Changing Contexts and Redefinitions of Identity among Bosniaks in Slovenia Changements de contextes et redéfinitions identitaires chez les Bosniaques de Slovénie

Špela Kalčić

Introduction1

1 Since identities are not self-contained but contextual, i.e. constructed in specific historical and social contexts2, they depend upon social processes and transform themselves continually. They are also constructed in relation to other identities, which means that they come into existence only when they are confronted with the latter3. All individuals position themselves in relation to several kinds of social boundaries4 which appear as a consequence of the confrontation of different individuals or social groups in various situations5. That contributes to multiplicity and changeability in self- identification. The core of any identity is therefore embedded in a permanent negotiation of shifting social boundaries that change according to different historical and social contexts.

2 Social boundaries do not appear only as a manifestation of external demarcation between ethnic groups (ethnic boundaries) but also as a manifestation of various cleavages within ethnic groups (defining for example different social positions and individual ideological commitments). In some societies, ethnic and religious cleavages coincide, so that religion represents a source of distinctiveness, a marker that separates ethnic groups from each other. Even in such circumstances, however, members of the same might have different perceptions of the religious markers which denote this ethnic difference.

3 This article provides an insight on the Bosniaks living in Slovenia, among whom there are growing discrepancies in the way of understanding Islam as a source of their

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 125

identity. I demonstrate how, in this group, some people tend to consider religion primarily as a marker of ethnic difference in the Bosnian context (in relation to Bosnian Serbs and ), while others consider that Islam differentiate them from all non-Muslims in the world, and therefore also in the Slovenian context.

4 The discussion here is based on the findings of a fieldwork study conducted among Bosniaks living in Jesenice, a mining center in Northwest Slovenia6, and in Ljubljana, the Slovenian capital, between November 2003 and November 2004. During my fieldwork, I examined the meanings that various generations of Bosniaks ascribe to Islam. It should be noted that in my empirical research I tried to get an insight into identity issues by analyzing the meanings expressed by the actors themselves, but also by taking into account the wider social contexts within which these meanings emerge, and without which they can not be explained.

5 The findings of my fieldwork indicate that Bosniak identity in Slovenia is articulated within two main contexts : the socio-political changes in Bosnia and Herzegovina and the changing perception of Muslims in Slovenia. Within these two contexts, multiple and changing self-representations of Bosniak identity appear : the main axes around which Bosniak identity rotates and articulates itself are, on the one hand, the religious boundaries which define Bosniaks as one of the three main ethnic groups of Bosnia- Herzegovina and, on the other hand, the religious boundaries which define them as a religious or ethnic group in Slovenia.

A Short History of three Bosnian Ethnic Groups

6 Before the war, Bosnian Muslims talked about their identity in apparently contradictory terms. The terms nacija (nation) and vjera (faith) were often used as synonyms : if someone asked you about your nacija, it was more likely that he or she was actually curious about your religion rather than your nationality. When anthropologist Tone Bringa came to Dolina, a village in central Bosnia, she answered the question by saying she was Norwegian, but the villagers had expected her to say she was a Protestant7. Such events show that people in Bosnia and Herzegovina have been used to link religion and a sense of belonging to a certain ethnic group. And that irrespective of their creed or nationality, i.e. irrespective of whether they were of Islamic, Orthodox or Catholic faith, whether they were ethnic Muslims8, Bosnian Croats or Bosnian Serbs. According to Tone Bringa, the term nacija refers therefore to ethno- religious identities9.

7 Tone Bringa and Ružica Čičak-Chand consider this kind of conceptualization among the three main ethnic groups living in Bosnia and Herzegovina as a legacy of the Ottoman millet system, an administrative structure dividing Bosnian people on the basis of religion rather than on the basis of a common language, a clearly defined territory, and a common past or origin10. According to some historians, the modern idea of nationhood began to spread from Serbia and Croatia to the Orthodox and Catholic population of Bosnia in the 19th century. When Orthodox and Catholic Bosnians started to designate themselves with the national names “Serbs” and “Croats” in the late 19th century, it became clear that separate religious identities had also political implications11.

8 At the end of the 20th century the question of the origins of the three Bosnian ethnic groups became once again the subject of nationalist ideologies whose rhetoric treated

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 126

the history of Bosnia and Herzegovina either within a Serb or within a Croat frame of reference. In the Serb and Croat nationalist discourses, ethnic Muslims of Bosnia and Herzegovina were as a rule represented as converted inhabitants who had forgotten their Serb or Croat origins12. On the other hand, in the Muslim nationalist discourse, it was often stressed that Bosnian Muslims were descendants of the followers of the medieval « Bosnian church », who had supposedly converted to Islam in large numbers, and were therefore presented as the only autochthonous nation in Bosnia and Herzegovina (in opposition to the Serb and Croat “late-comers” who arrived after the Ottoman conquest)13.

9 In September 1990 secular Bosnian Muslim intellectuals proposed to replace the rather ambiguous national name Musliman (Muslim) with the name Bošnjak (Bosniak), which was primarily intended to represent ethnic Muslims, but did not – at least not explicitly – exclude anyone who might wish to identify themselves as Bosniak14. At the beginning this name was opposed by the representatives of the pan-Islamist movement within the Party of Democratic Action (Stranka demokratske akcije – SDA), who were hostile to any secularization of the Bosnian Muslim identity, but three years later, on 27 September 1993, the national name “Bosniak” was adopted by the first Bosniak Convention (Bošnjački sabor). The change was justified in a resolution which stated that its aim was « to give back to our nation its historical and national name Bosniaks [15], in order to bind us tightly to our land Bosnia and its traditional statehood, to our Bosnian language and to the entire spiritual tradition of our history »16. In March 1994 the national name “Bosniak” was introduced in the Constitution of the Federation of Bosnia and Herzegovina as a clear counterpart to the national name “Croat”, which means that it became a new official national name applying to Bosnian Muslims only. With the « insistence of Pan-Islamists on Islam as the central element of the new Bosniak identity »17, the circle of essentialist understandings of ethnic groups defined on the basis of religion was complete in Bosnia and Herzegovina.

Wartime Reislamization and Postwar Bosniak Identity

10 Political, journalistic and sometimes even scientific primordialist interpretations of the war in Bosnia18 suggest that ethnic identities are immutable, whereas in fact they transform themselves continually, and that they are self-contained, whereas they are constructed in relation to other identities19. Although the impetus to the war in Bosnia was nationalism, which led to ethnic cleansing20, this war was more often than not interpreted as an ethnic or religious one, « as a consequence of the differences and the incompatibility between nations and cultures, as a return of old myths, a lust for revenge due to historical injustices, or as a logical result of the bloodthirsty characteristics of the Balkan nations »21. Such interpretations of the war in Bosnia were also an excuse for the international community not to intervene. At the end, they even contributed to the dynamics of the war in the region. Non-involvement lent legitimacy to essentialist conceptions of ethnicity and to nationalist leaders, which contributed to the triumph of ethnic categories over all other possible ways of understanding the conflict22.

11 In reality, Bosnian ethno-religious identities have been renegotiated in the course of the war itself. Before the war, people in Bosnia didn't hate each other, as was often explained, and they used to live with each other relatively peacefully. That does not

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 127

mean that people didn't recognize ethnic differences among themselves. Although religion was practiced in a loose and secular form, it had taken on the role of an ethnic marker. People belonging to different ethnic groups perceived this difference and, to a certain degree, acted according to it. One of the examples which underline this ethno- religious self-consciousness is the fact that most marriages occurred between members of the same ethnic group23. The religious prescription that forbids marriage between Muslims and Christians was often respected24. The awareness of ethno-religious boundaries was especially strong in the countryside, where “mixed” marriages were more or less exceptions, while in towns it seemed that differences in urban or rural origin, class and access to resources, were of greater importance25.

12 When the shelling of Sarajevo began, Sarajevan Muslims interpreted the aggression as a conflict between urban civility and rural backwardness, and the attackers were described as “peasants”, “criminals” or “hooligans”, or just as “them”, but never as “Serbs” or non-Muslims, as it was the case later. The war was initially not understood along ethno-religious lines26. Rural Muslims and Croats had also their own separate interpretations of what was happening. Tone Bringa noted that her informants in the village of Dolina told to her that « for as long as anyone can remember we used to live together and always got along well ; what is happening now was provoked by something stronger than us ». And they even asked her if her field notes from the late 1980s revealed anything that could have predicted the events a few years later27.

13 The war in Bosnia has also brought the question of Bosnian Muslim identity to the fore. Before the war, Islam was very secular in Bosnia, especially in urban areas. Cornelia Sorabji notes that it was considered as a moral code rather than a ritual and a faith. Someone who failed to keep his/her home clean, to be hospitable or to refrain from gossip was more despised than someone who did not fast during Ramadan (holy month of fasting) or did not pray regularly28. These values could be seen as part of a general code of morality and as values that overlap with those of other, non-Islamic societies. Such a specific relationship between Islam and the wider social environment has been noticed in other socialist countries and was in part born out of necessity under unsympathetic or openly oppressive regimes. But this should not be viewed only as an adaptation to political circumstances. As a moral system, Islam – an all-pervasive religion that is not merely practiced in the mosques but endeavours to define every aspect of social life – can be interpreted in relation to other moral systems29. This way of interpreting and practicing Islam did not cease with the end of one-party socialism and, according to my own experience, is still alive today. Nevertheless, the war has brought forth significant changes in attitudes towards Islam as a marker of identity.

14 Changes in Bosnian Islam have often been interpreted as a spontaneous reislamization that appeared as a consequence of the war. But the question is how we define reislamization, what we consider as its manifestations, who is talking about it and to what end. In reality, reislamization in Bosnia has been primarily an authoritarian process promoted by political circles that tried hard to present the war and the genocide in religious terms30. According to Mitja Velikonja, « the abuse of religious iconography, symbols, religious discourse and generally mythical rhetoric »31 was characteristic of all three warring sides during the war. Tight connections between nationalist parties and religious institutions were established, and religion became increasingly ethnicized and politicized32. On the Bosniak side, the political elites of the Party of Democratic Action (SDA) took control of the Islamic Community (Islamska za-

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 128

jednica) and turned Islamic symbols and rituals into national ones. The Bosnian Army also used Islamic symbols such as green colour, crescent moon, and Qur'anic verses. Soldiers wore these on uniforms or as an adornment (badges with religious motives, green headbands with or without Qur'anic verses). In some cases, the complete outlook of the soldiers was influenced by religion, for example when they stopped to trim their beards and wore foreign Islamic garb. Specific military units wearing religious names such as Muslimanske os-lobodilačke snage (Muslim Liberation Forces), Zelena legija (Green Legion) or muslimanske brigade (Muslim Brigades) observed Islamic rules of behaviour and, in most of them, imams served as religious assistants33.

15 Reislamization could also be seen in the use of religious mottos (« Allahu Ekber ! ») and greetings (« Selam alejkum ! ») and the addressing with “brothers” and “sisters”. The main religious holidays (Ramazanski bajram, Kurban bajram, Day of the Battle of Badr, Lejletu-l-kadr34) became state holidays in 1994, and the scenes of religious or historical events became destinations of religious-national pilgrimages and ceremonies. Interpretations of the war in religious terms gradually gained greater influence : local religious leaders as well as foreign Islamic NGOs told the Bosnian Muslims that they were rescuing the Muslim world and that they were sacrificing themselves for its salvation. Muslim fallen soldiers were labelled šehidi (in Arabic : shahid, martyrs of the Faith). This implied that they were not fighting a patriotic war but a džihad (jihad, holy war), while the enemies were described as “Crusaders”. As the international community refrained from interfering in the Bosnian war, the genocide of Bosnian Muslims was interpreted in terms of a historical European tendency to oppress the Muslim world. The war was also interpreted as a religious one in the Muslim world35, and volunteers from Muslim countries and Muslim diasporas in Europe came to Bosnia to fight jihad against “Christian oppression”36.

16 The war in Bosnia has contributed to the repositioning of Bosniak ethno-religious boundaries and, more widely, to the redefinition of all three Bosnian ethno-religious identities. The horrors of the war and the wartime essentialist discourses have influenced the people's understanding of their own identities, as well as the ways they perceive the others. Bosnian post-war identities are a product of pre-war, wartime and post-war political, journalistic and popular discourses. A public opinion survey conducted in Bosnia and Herzegovina in 1988 shows for example that 55,8 % of the Croats, 37,3 % of the Muslims, 18,6 % of the Serbs and 2,3 % of the Yugoslavs declared themselves as believers37. Ten years later, the number of believers has significantly increased : 89,5 % of the Croats and 78,3 % of the Bosniaks in the Federation of Bosnia and Herzegovina declared themselves as believers38. A research conducted in 2000 in the Doboj area shows that 88,0 % of the Croats, 84,8 % of the Bosniaks, and 81,6 % of the Serbs declared themselves as strong or relatively strong believers39. This research, led by Dijana Krajina, reveals an increased level of religiosity which manifests itself in various forms such as an increased presence of religious symbols in people's home, a more widespread celebration of religious holidays, a higher level of religious practice both at home and in mosques or churches, and a closer following of basic religion prescriptions40. The most important findings of this research are that national and religious self-identifications overlap almost perfectly in post-war Bosnia and Herzegovina, that believers – especially “new” ones – show a clear tendency towards religious exclusiveness in the sphere of friendship and marriage, and that they are

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 129

close to the nationalist parties, which were the foremost advocates of religious interpretations of the war41.

From Bosnians to Muslims: Shifting Social Boundaries among Migrants in Slovenia

17 In Slovenia, the northernmost republic of the former Socialist Federative Republic of Yugoslavia (SFRJ) and an independent state since 1991, Islamic presence dates back from the socialist period. From the 1960s onwards, Slovenia represented a republic of immigration for people from other Yugoslav republics, who arrived in large number to Slovenian industrial centres. Yugoslav internal migrations were influenced by economic factors and encouraged by state institutions42. Guaranteed jobs in industry, catering industry and tourism, facilities with accommodation, grants and free vocational education, all this represented an incentive for migrants to come to Slovenia. Overpopulation and high demographic growth in rural parts of Yugoslavia were additional reasons. Most migrants came from Bosnia, from the border between Slovenia and Croatia, and later from Kosovo, Macedonia and Montenegro43. It is difficult to define where exactly the Bosnian Muslim population came from, but the majority of the Bosniaks living today in Slovenia are from Bosanska Krajina and Sandžak44. Many of them decided to stay permanently. When Slovenia became independent in 1991, those who had permanent residence in Slovenia could get Slovenian citizenship.

18 According to my informants, all migrants from southern Yugoslav republics were at first perceived by Slovenians as a homogeneous group. At the time not only migrants from Bosnia, but all the migrants from southern Yugoslav republics were labelled « Bosnians » by Slovenians. Some people in Jesenice told me that many Slovenians didn't really distinguish among their different ethnic identities, and that it was quite common to hear statements like : « You, Bosnians, go to your Macedonia ! » The word Bosanec (Bosnian) used to denote a Serbo-Croatian speaking migrant in Slovenia, regardless of his/her ethnic background or the Yugoslav republic he/she came from. Besides being called Bosanci, these people were also called južnjaki (southerners), ta spodni (those from down there), čefurj 45 and even Švedi (Swedes), all terms having strong negative connotations. Due to their evident secularization, Bosnian Muslims in Slovenia were not perceived as a religious group despite their national name, Muslimani.

19 During the war, Bosnians living in Slovenia started to take sides along ethnic boundaries and to organize themselves as separate ethnic groups : Bosniaks46, Serbs and Croats. At the time many – but not all ! – neighbours of different ethnic background began to break contacts. I have heard many personal accounts about friendships that ended in front of the television while watching the news – when it became clear that friends or neighbours from different ethnic groups defended incompatible points of view about what was going on and who was attacking whom. An additional reason for breaking everyday contacts with Serbs was that Bosniaks living in Slovenia gave refuge to relatives, friends and sometimes even unknown people of “their” ethnic group, who had run away from their homes in Bosnia because of the war47. To have refugees at home meant that it was inconvenient to have contacts with Serbs, who were perceived as aggressors. Ethnographic material also shows that people were actively involved in the war. Some Serbs and Bosniaks volunteered to fight in

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 130

Bosnia. Their act could not show more clearly that they had taken sides. Of course, most people stayed at home and got involved instead in organizing humanitarian aid, such as collecting money and organizing convoys to transfer the aid to Bosnia. This caused situations that were perceived by many Bosnians living in Slovenia as similar to those in Bosnia itself. A young Bosniak man (28-year-old, Jesenice), who was very active during the war, summarized this to me in the following way : « During the war in Bosnia, we too had a war here in Jesenice ».

20 Social activities linked to the war led to the creation of several Bosniak community centers. Most of them were founded in order to collect humanitarian aid, help refugees in Slovenia and support the Bosniak people in Bosnia and Herzegovina. Some imams also arrived as refugees to Slovenia, religious activities became more organized and people's attendance increased. Between 1991 and 1995, twelve new džemati (local branches of the Islamic Community) were organized in different Slovenian towns48. In Jesenice, many refugees and other Bosniaks told me that they used to attend the local mesdžid (Islamic praying room) in order to find peace in prayer and also to meet with compatriots. Young Bosniaks united with refugee youth and, together, these took part in mesdžid activities or in the local folklore society Biser (Pearl), established in 1992 in order to organize spare-time activities for young Muslim refugees and migrants. The collapse of the Yugoslav federation in 1991/1992 was followed in 1993 by the split-up of the Islamic Community of Yugoslavia, along the same ethnic “faultlines”. As part of this process, the Islamic Community in Slovenia became an extraterritorial branch of the Islamic Community of Bosnia and Herzegovina in December 199449. That means that, from an institutional point of view, the Slovenian Islamic Community (Slovenska Islamska skupnost) is actually a Bosniak one50.

21 Bosnian Islam with its “traditional” religious rituals and cultural practices is still scarcely noticeable in the Slovenian environment. The only Muslim cultural practice adopted en masse is the celebration of the end of Ramadan in the community setting, various family and community gatherings and attendance at the mesdžid during the festivities of Ramazanski bajram ('id al-fitr). The rule of fasting beforehand is not commonly followed. Only a minority of Bosnian Muslims living in Slovenia, mostly the elderly, attend the mesdžid and pray regularly. Women do not wear a veil except when they go to the mesdžid or attend religious occasions such as mevlud51, tevhid52, iftar53, sharia wedding or annual meetings of the local Muslim community. Since these veiling practices are more or less of private nature, i.e. practiced mainly at home or in the mesdžid, they are not visible signs that would point to their religious identity in the wider Slovenian context. These “traditional believers” use religious markers as a means of differentiation among Bosnians. For them, Islam is the main pillar of their ethno- religious identity and, therefore, a mean of further differentiation from Catholic Croats and Orthodox Serbs, who during the war featured as “ethnic enemies”.

22 The absence of a mosque is another factor that had long kept imperceptible the religious identity of the Bosniaks and the other denominational Muslims. According to Ahmed Pašic, the first collective religious ceremonies – mostly mevludi – were organized in 196954. At the time Muslims in Slovenia asked local authorities for permission to build a mosque in Ljubljana, following the example of other European capitals. While the permission was gained immediately, the search for an appropriate location represented an obstacle that has not yet been overcome. Until 1997 the procedure went lost in the obscure corridors of Slovenian bureaucracy. With the better organization of

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 131

Muslims after the war, this issue gave rise to feverish public discussions. Although the permission to build the mosque is not in question anymore, the debate provoked many xenophobic statements about Muslims and Islam. Some local medias and politicians raised questions about the compatibility of the mosque with Slovenian cultural landscape, about national security and the possibility of terrorism in Slovenia, and about the danger that Slovenian culture could “disappear”. The debate went so far that the mosque somehow became a symbol for the opening of the door to a new “Turkish” invasion, but this time Muslims did not ride horses but came in a guise of terrorists55. Slovenian public became imbued with Islamophobic outbursts, which were generated by political parties and spread by the media, within the framework of the pre-election campaign56. In the eyes of the Slovenian public, Bosnian Muslims – in the national sense of the word – actually became “Muslims” – in the religious sense of the word – exactly at the time when the request for a mosque became a bone of contention. Besides some veiled women, who are still a rarity in Slovenia, the mosque in Ljubljana has thus become the most visible sign of Muslim presence even before its construction57.

A Fragmented National Identity: Bosniak, Bosnian, Muslim

23 As already said, the label “Bosniak” became during the war the new official national name applying only to Bosnian Muslims. Since, at the same time, religion became the cornerstone of the new Bosniak national identity, many questions remained open in regard to the relation between Bosniak identity and Islam. In Slovenia, the Islamic Community and the Bosniak Cultural Union of Slovenia (Bošnjački kultumi savez Slovenije – BKSS58) present the Bosniaks as a homogeneous group. In reality, however, Bosniak identity is overwhelmed with inner tensions, and there are many discrepancies between its official definition and its perception by ordinary people. The most obvious sign of these tensions and discrepancies is the fact that, in the population census carried out in Slovenia in 2002, 19 923 denominational Muslims declared themselves as “Bosniaks“, 9 328 as “Muslims”, and 5 724 as “Bosnians”59.15 892 Bosniaks, 5 456 Muslims and 4 771 Bosnians declared “Bosnian” as their first language, whereas 3 300 Bosniaks, 2 886 Muslims and 1 999 Bosnians declared “Serbo-Croatian”60.

24 This fragmentation of Bosniak identity appears also in the findings of my fieldwork. When the last census was carried out in Jesenice, Bosnian Muslims attending the local folklore society Biser were instructed how to fill the forms. A woman (24-year-old, Jesenice) told me that she was required to declare herself as “Bosniak”. This kind of interference by the leaders of the folklore society suggests that they attempt to impose an exclusivist understanding of the national name “Bosniak” as reserved exclusively for Bosnian Muslims. Biser was not the only organization that tried to guide its members into this direction. The president of the džemat of Jesenice told me that they had informed their members about their national identity by distributing leaflets to all Muslim families, irrespective of their membership in the Islamic Community. The leaflets read : « You are Bosniaks and not Muslims. Your language is Bosnian and not Serbo-Croatian as you were told before ». It means that, for the Islamic Community as well, the national name “Bosniak” applies exclusively to Bosnian Muslims. This kind of nationalist endeavours from the part of the leaders of the folklore society and the džemat in Jesenice has had a strong influence on Bosnian Muslims and their sense of

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 132

identity during the census. Nevertheless, in Jesenice and elsewhere, the perception of Bosniak identity by ordinary people has remained far less uniform than it has been claimed in political and other public discourses. During my fieldwork it became quite obvious that people did not know exactly whether the label “Bosniak” applies only to the followers of Islam or whether it includes also the two other Bosnian confessions.

25 When I asked a young woman (20-year-old, Jesenice) who seemed to have a very secularized approach to religion but claimed that she believed in God, what she considered to be, she answered that she was a Bosniak. When I asked her what it meant to be a Bosniak she said that Bosniaks are the people living in Bosnia : Muslims, Serbs and Croats. Therefore, her definition of Bosniak identity was at first glance “territorial”. However, as I found out through more detailed conversation, she also considered the label “Bosniak” as a replacement for the old national name “Muslim”. She said that, recently, “they” had become Bosniaks but that she felt strange with this new self-identification and continued to use the name “Muslim”. She looked rather confused when I asked her whether Bosnian Serbs and Croats were Bosniaks as well. As she did not find the answer to my questions which seemed to irritate her, she defended her statements with the argument that she was told so at Biser. She had been reached by powerful instructions about her official identity, and yet, her personal views remained sort of open and influenced by previous political definitions. At this point it should be also mentioned that not all Bosnian Muslims equate their identity with the definitions “prescribed” by nationalists, and some even try to overcome nationalistic discourses by declaring themselves “Bosnians”. The latter is a third option of self- identification which officially does not count as a national category. Therefore, it offers a neutral and non-nationalist way to express one's identity, and the label Bosanec (Bosnian) is today used by all those who support the idea of a non-ethnic state of Bosnia and Herzegovina61. Among them are not only Bosnian Muslims, but also some Bosnian Serbs and Croats62.

26 For many people I interviewed, however, the most sensitive issue was the relationship between Bosniak identity and Islamic religious practice. Most of my informants emphasized that they were denominational Muslims, even when it was obvious they were not active believers. A young man (26-year-old, Jesenice) who used to have a hangover each time I had a morning coffee at their house told me in an interview that he was proud of being Muslim, and proud of having a Muslim name. He intended also seriously to do hadž (hajj, pilgrimage to Mecca). For him, as for many others, being Muslim was an ethnic label, a means of marking his difference from Serbs and Croats. Although he did not practice Islam and did not consider the war as a religious one, he perceived Serbs as aggressors against Bosniaks and he had a strong need to define the boundary between him and them. He enacted this distinction through a religious marker. The understanding of Islam as a marker of ethnic difference is evident in the comments he made while watching TV news showing the events in Gaza. He positioned Muslim Bosniaks and Palestinians as victims on one side, and Christian Serbs and Israeli Jews as aggressors on the other : « I hate Jews so much. For me, they're the same as Serbs. The same Chetniks, really ».

27 A similar understanding of Islam can be met among practicing believers. A very religious young man (35-year-old, Ljubljana) had no doubt about the definition of Bosniak identity : in his views, Bosniaks were people of Islamic faith from Bosnia and Herzegovina, and they lived together with Serbs and Croats. This interpretation

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 133

coincided with the official definition of Bosniak national identity since it applied only to ethnic Muslims. Another devout young man (28-year-old, Jesenice) explained to me the role of Islam in fixing the boundaries of national identity. His understanding of the war was as essentialist as in nationalist political discourses, and Serbian aggression was seen as a stimulus for the reislamization of Bosnian Muslims : « Radovan Karadžić, the leader of the Bosnian Serbs, did more for Muslims than the whole Islamic Community. Muslims in Yugoslavia had already been so secularized that if they had left us in peace for the next 30 years there wouldn't be any Muslim left, and we would be more Serbian today than Serbs themselves. We are like a steak. The more you beat it, the bigger it becomes. »

28 All these examples demonstrate how Bosnian history seems to be repeating in that religion is instrumentalized as a tool for ethnic differentiation. Religion remains the main marker of ethnic difference among Bosnians, and it seems that it has become important to many people, regardless whether they are active believers or not. Many of my informants told me indeed that religion was what distinguished the three Bosnian ethnic groups from each other63. In the wider Slovenian context, however, the same people usually do not like to put forward their religious identity, even when they are still using the old national name “Muslim”.

29 However, while most Bosniaks see Islam as an ethnic marker, some of them do not agree with the prevailing idea that Islam and Bosniak identity simply overlap, and insist also on the religious difference from Slovenians. Moreover, the latter stress that belonging to the Umma, the global community of Muslim believers, is more important to them than being Bosniak. A very religious young woman (22-year-old, Jesenice) expressed in front of me her concern about the process of equating Islam with Bosniak identity. In her view, having a Muslim name or a religious ancestor (for example a hodža, an imam, or a bula, a female religious teacher) did not make you a Muslim believer, and not all Bosniaks were Muslims, since they did not follow the prescriptions of Islam. She considered that the national name “Bosniak” applied exclusively to Bosnian Muslims, and distinguished her own ethno-religious identity from the Croat and Serb ones, but the label “Bosniak” had no religious meaning for her, as it included also secularized Bosnian “Muslims”.

30 Therefore, for some Bosnian Muslims Islam represents an essential ethnic marker, while for others it represents the source of their “real” religious identity, which does not overlap with their definition of Bosniak identity. The latter strive for a “pure” Islam, cleared of the elements of local tradition (considered by them to be incompatible with Islam), and base their religious identity and practices on the teaching of the original textual sources, the Qur'an and the Sunna (Tradition64). This understanding of Islam contradicts the views of most members of Bosniak community in Slovenia who consider it as a “foreign Islam” and practice their religion as embedded in the local Bosnian traditions.

Social Boundaries Within a Contested Religious Identity

31 The appearance of new religious cleavages within the Bosniak community occurred under the influence of the politics led during the war by the Bosnian authorities. Namely, the Bosnian government established parallel power networks through

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 134

humanitarian organizations such as the Vienna based Third World Relief Agency. The TWRA collected money from Muslim countries and provided Bosnia with weapons and other military equipments65. The increased ideological influence of the Muslim world was a byproduct of that logistical support. Many individuals and organizations from various Muslim countries arrived in Bosnia, with the aim of reislamizing Bosnian Muslims. This endeavour was, as far as I could find out, sponsored mainly by Saudi Arabia and Iran66. People were offered material benefits for learning and practicing Islam in the “right” way67. Mudžahedini (mujahiddin, fighters) were also incorporated into specific units of the Bosnian army68. These fighters from Muslim countries perceived the war as a jihad, and fought on the side of the Bosnian army against Christian Serbs and Croats. Their arrival is not a mere coincidence, since most of those people came to Bosnia with the help of the afore mentioned parallel networks.

32 After the war, such reislamization activities spread also to the Bosniak community in Slovenia. There is no clear evidence about the first connections between the representatives of “foreign Islam” and the Bosniaks living in Slovenia. It seems that “foreign Islam” arrived in Jesenice through a Bosniak volunteer who came into contact with the mujahiddin while fighting in Bosnia and, after the war, went to study Islam in Sudan with their help. When he came back, some people eager to learn about Islam – mostly younger ones – gathered around him. Another channel through which “foreign Islam” arrived in Slovenia were books brought from Bosnia. Nowadays, such books are still being brought to lesenice, but they originate from the Vienna based organization Tevhid, which is actually a branch of the Organization of Active Islamic Youth (Organizacija aktivne islamska omladina – OAIO), a Salafist organization that appeared in Bosnia at the end of the war69. These books have religious contents, they contain translations from Arabic to Bosnian and are sponsored by different Islamic humanitarian organizations. During my fieldwork, I have come across books sponsored by the Saudi Arabian organization IGASA and by the Islamic foundation Al Haramain. Both of them used to be active in Bosnia during the war70. The main characteristic of these books is that, compared to the practices of “traditional believers”, they interpret Islam in a very scriptural way, with a strong insistence on the following of the Qur'an and the Sunna.

33 In Jesenice, a group of about 20 individuals is influenced by Salafist ideas, which represents a tiny proportion of the denominational Muslims living in that municipality71. They are mostly younger persons, aged between 20 and 40. They seek to follow the Sunna to the full extent and to shape every aspect of their everyday life in accordance with the example of the Prophet Muhammad and his companions. They have adopted an Islamic dress code, claiming that in doing so they follow the Sunna. Women wear veils, men grow beards and sometimes wear shorter, above-the-ankle trousers. All their arguments in favour of the Islamic dress code are of religious nature and they often explain their practices by quoting the hadiths72. This group has adopted a highly ritualized behaviour reflected in the strict adherence to the rules set up by the Qur'an and the Sunna. Besides performing the five daily prayers, fasting during Ramadan, giving zekat (zakat, ritual alms), men and women do not shake hands, avoid glances and any kind of contact (especially when left alone), women avoid ostentatious perfumes and make-up, men do not wear jewelry, silk or gay colours, and they eat only halal meet. They often debate about the Qur'an and the hadiths and go as far as interpreting some hadiths of the Prophet as condemning listening to music and

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 135

singing. Due to their scriptural and puritan interpretations of religious sources, they do not try to adapt them to contemporary circumstances and create therefore a clear social boundary separating them from the rest of the Bosniak community. Stressing their religious identity, which is above all visible in the dress code, they seem alien to the other Bosniaks and to the Slovenian society in general. Their image is more often than not associated with non-European Muslim identity. Thus women who wear a veil often say that people in the streets stare at them, address them in English, or do not serve them in shops, because they assume that they do not speak Slovenian.

34 These young “Salafists” are very critical of what they consider to be the religious ignorance of the Bosniak population. In their view, most Bosniaks do not know the difference between Islam and mere local traditions, and take for granted everything their parents and grandparents passed on to them. They disagree with the religious practices – or lack of practice – of a large majority of Bosniaks and criticize them for emphasizing only their denominational identity – « I'm a Muslim » – while neglecting the basic prescriptions of Islam or taking them into consideration only in a truncated form : « A Bosniak, even when he doesn't believe in God, for example, he doesn't know what kelimei-šehadet [73] is, he doesn't know the basis of religion, but he will tell you that he's Muslim. He'll teach his child that he has to be Muslim, (...) He'll advise his son to marry a Muslim, although he doesn't know what the five pillars of Islam are » (woman, 22-year-old, Jesenice).

35 “Salafists” blame Bosniaks for not praying or praying only once a week at the džuma (jum'ah, Friday congregational prayer) or coming to the mesdžid only for the teravija (tarawih, evening prayers during Ramadan), while escaping other daily prayers, for celebrating Bajram while not fasting during Ramadan, and for consuming alcohol during the year. In short, they think that the religiosity of many Bosniaks resemble the former national name “Muslim”, denoting a form without content, a Muslim without Islam, and thus not a real devout believer : What indicates that you are a Muslim ? A [Muslim] first name ? [74] You know... This is like a Johann, lets say a Johann, but who is a Muslim. He prays five times a day... Or Cat Stevens, yes, I got it ! He prays five times a day, he did hadž, he gives zekat, he has everything, all five pillars, and probably even something more. But no, he is Cat Stevens. And then you have also Mujo Mujagić who schnipps and schnapps, with wife and mistress, and you know, he would say that he is a Muslim. And what makes him a Muslim ? You know, Cat Stevens is a Muslim. And he doesn't have a Muslim name. But a Bosniak who follows some sort of tradition, is it the name that indicates that he is a Muslim ? (woman, 24-year-old, Jesenice)

36 Bosniaks are also blamed for the truncated forms of their Islamic practices, which are seen not as a product of religious knowledge but only as passively inherited tradition, a mixture of Islamic beliefs and Bosnian customs. For the “Salafists”, practices such as the mevludi and tevhidi are especially problematic, since they see them as haram (illicit). Although mevludi and tevhidi are organized to worship God and the Prophet, they consider them as innovations that appeared after the death of Muhammad and do not belong to the original, the “pure” Islam. “Salafists” condemn even more strongly traditional forms of fortune-telling, which are very popular among Bosniaks. In their view, they do not only represent širk (shirk, superstition), a denial of the first pillar of Islam which states the uniqueness of God, but are also problematic because people believing that some hodže can predict the future from the Qur'an often spend a lot of

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 136

money on it. A true believer, however, should be aware that only Allah knows the future, and that a true hodža would never take money from people.

37 Although “Salafists” represent only a tiny minority of the Bosniak community living in Slovenia, reactions to their practices are virulent and other believers try hard to denigrate them. The most frequent way to do this is to represent their form of Islam as something that is not Bosniak – « this is not ours » (to nije naše), that is deviant – « they are a sect », « they are Wahhabis », that is aggressive – « they are mujahiddin », « they are extremists ». “Traditional believers” also describe them as non-Muslims, or denounce their supposed immorality and backwardness : We are Muslims, but we are not like them. They are not Muslims at all. They pray in a different way than we do. They've made it all up. (man, 26-year-old, Jesenice) They think that they are better than us. They show off. They don't have a clue. As Muslims they shouldn't show off like that. My mother always taught me that I have to be Muslim in the heart and that it is something personal, not to be made public. They put on those terrible clothes and scarves and two years ago she was wearing a miniskirt and a decollete like that. And now she goes like [pretending that] « I'm honourable now ». But she is not. (...) She doesn't know that she disturbs me with her dirty socks, that I can't pray if dirty socks are in front of me. Tell me, is that supposed to be a Muslim, dirty like that ? (woman, 60-year-old, Jesenice) It doesn't help to be in the mosque [75] all the time, to pray all the time, if you go there to slander people. Besides, they are there all the time, but the only thing they are interested in is how this one was dressed and what another one said. That's why I don't go to the mosque at all. If I want to pray, I can do it at home as well. (man, 45-year-old, Ljubljana) These women who wear veils, we can't be like that. We live here, in Europe. This is like there, in those Muslim countries. This is like going hundred years backwards. (woman, 24-year-old, Jesenice)

Conclusion

38 As shown in this paper, Islam represents a very important, yet controversial source of the postwar Bosniak identity. “Salafists” perceive “traditional” Bosnian Islam as blended with elements of local customs and based on narrow, parochial definitions of Islam rather than purely religious ones. As such, it is too vague and too unstable to be used as the fundament of their identity : Bosniak cultural repertoire is hard to disentangle from the two other Bosnian cultural repertoires, and also inadequate to be used as a source of pride in relation to ethnic Slovenians. On the contrary, an identity grounded on “pure” Islam is clearly defined by the Qur'an and the hadiths and provides the possibility to overcome the marginal status of being Bosniak in Slovenia. In their eyes, the distinction between Bosniak identity, which remains linked to one's place of origin, and the preferred self-designation as “Muslim”, a label that expresses the belonging to the Ummah, the global community of believers, widens the boundaries of their own identity. It leads beyond the narrow ethnic and national boundaries that posit the Bosniaks as an invisible, or even non-existing ethnic group in relation to the Serbs and Croats, and as an inferior group in relation to the Slovenes. The identification with the Ummah can thus be said to provide a sense of belonging and continuity that is similar to that entailed by the identification with an ethnic group, despite the fact that the Ummah is not based on the notion of shared ancestry.

39 “Salafists” position themselves primarily along religious boundaries, which comprise all the actions, behaviours and outlooks that denote them as members of the Muslim

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 137

religious community in Slovenia. Those are above all the formal everyday practices through which they construct the boundaries of their global, supra-ethnic identity. Such practices inevitably entail some kind of public statement of difference from their non-Muslim colleagues or friends. Strict fulfilment of religious duties like five daily prayers and fasting during Ramadan ensure that the non-Muslims with whom they have social contact will be made aware of their activities as devout Muslims. Additionally, fundamental prescriptions such as the prohibition of alcohol and pork or the ritual slaughter of animals reinforce their social distinctiveness. Islamic religious prescriptions encompassing all aspects of everyday life ensure that the boundaries defining Islamic identity emerge in mundane as well as in explicitly religious contexts. 76

40 Against this background, the strong tendency among Bosniaks to denigrate the “Salafists” most likely derives from the conviction that strict Islamic practices misrepresent Bosniaks to the Slovenian public and can be detrimental to them. “Traditional believers” utilise all means to represent themselves as non-aggressive, moderate, of good morality and, first of all, as European – the opposite of what is presented in the media as “Islamic extremism”. In their eyes, the emphasis put by Salafists on religious boundaries reinforces a problematic social categorization within the Slovenian society. While a majority of Bosniaks use Islam as a marker of ethnic difference in the Bosnian context (in relation to Serbs and Croats), they do not wish to stress their religious difference in the Slovenian context (in relation to ethnic Slovenians). The maintenance of “traditional” Bosnian Islam, as a moral code and as a loose observation of religious prescriptions and rituals, is thus perceived as a convenient way of balancing their identity between these two social contexts. The religious practices of the “Salafists” are seen as too extreme, as something “traditional believers” have to distance themselves from, which they usually do by saying : « to nije naše », « this is not ours ». New religious practices, and especially the new veiling practices among women, represent for them something that has nothing to do with Bosniak culture. While, for Salafists, these veiling practices represent a strong statement of their religious identity in both the Bosnian and the Slovenian contexts, “traditional believers” associate them with the non-European cultures of Muslim countries and, as such, with something that could threaten their position in Slovenia, both as Bosniaks and as Europeans.

NOTES

1. I would like to thank Xavier Bougarel and my Ph.D. supervisor Bojan Baskar who helped with their suggestive readings of earlier drafts of this article, who provided me with useful examples and additional literature, and from both of whom I have learned much in the course of our conversations. I would also like to thank Dimitrina Mihaylova for the final editing of this article. Naturally, neither is responsible for the opinions expressed here, which are mine. 2. Barth (Frederik), ed., Ethnic Groups and Boundaries : The Social Organization of Cultural Difference, London : George Allen and Unwin, 1969.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 138

3. Eriksen (Thomas Hylland), Ethnicity and Nationalism : Anthropological Perspectives, London : Pluto Press, 1993. 4. In using the term “social boundaries”, I am drawing on Barth's well-known work on ethnicity (see Barth (Frederik), ed., op.cit.). He argues that only interaction between ethnic groups defines boundaries bet ween them, and that these boundaries actually represent selective perceptions of difference between their respective cultural repertoires. 5. Hutnik (Nimmi), « Ethnic Minority Identification and Social Adaptation », Ethnic and Racial Studies, 9 (2), 1986. 6. According to the last population census carried out in 2002, 3 885 denominational Muslims live in Jesenice (20 % of the local population), and 13 628 in Ljubljana (5 %). 7. Bringa (Tone),Being Muslim the Bosnian Way. Identity and Community in a Central Bosnian Village, Princeton : Princeton University Press, 1995, p. 35. 8. In Yugoslavia, ethnic Muslims became an officially recognized national group – a so-called narod (nation) in Yugoslav terminology – in 1971 only. Until 1993, Musliman (with capital « M ») was the national name of the Serbo-Croatian-speaking Muslims living in Bosnia and Herzegovina and other parts of Yugoslavia. 9. Bringa (Tone), op.cit., p. 35. 10. See Bringa (Tone), op.cit., pp. 20-23 ; Čičak-Chand (Ružica),« Islam, etničnost i država : Balkan » (Islam, Ethnicity and State : The Balkans), Migracijske teme : Časopis za iztraživanje migracija i narodnosti, 15 (3), 1999. 11. Out of the three basic criteria by which Serbs and Croats distinguished themselves and established themselves as nations during that period – history, language and religion – only religion could apply in Bosnia, a country which had its own history and in which the contours of the linguistic map cut across religious boundaries. See Malcolm (Noel), Bosnia : A Short History, London : Macmillan, 1996, esp. pp. 148-149,199-200, 235 ; Bojić (Mehmedalija), Uzroci genocida u Bosni (The Causes of the Genocide in Bosnia), Sarajevo : El-Kalem, 2001, pp. 31-38. 12. Bringa (Tone), op.cit, pp. 24-26. 13. Velikonja (Mitja), « In hoc signo vinces : verski simbolizem v vojnah na Balkanu 1991-1995 » (In hoc signo vinces : Religious Symbolism in the Balkan Wars 1991-1995), Časopis za kritiko znanosti, 30 (209-210), 2002. Historical sources rather suggest that the inhabitants of medieval Bosnia represented one South Slav population which was, even before the Ottoman conquest of this territory, divided into three religious groups : Bogumils, Catholics and Orthodoxs (see Malcolm (Noel), op.cit., p. 12), and that conversions were not one-way ones, as often presented in nationalist discourses. Bogumils, but also Catholics and Orthodoxs converted to Islam, and conversion from these three groups was not exclusively to Islam, since they also converted among each other (see Fine (John), The Bosnian Church : A New Interpretation, Boulder : East European Monographs, 1975). 14. Kržišnik-Bukić (Vera), Bosanska identiteta med preteklostjo in prihodnostjo (The Bosnian Identity bet ween the Past and the Future), Ljubljana : Institut za narodnostna vprašanja, 1996, p. 45. 15. The term Bošnjak was first mentioned in documents from the 12th century (1166). In Ottoman sources it refers sometimes to all inhabitants of the Bosnian province, and sometimes only to Bosnian Muslims. It is closely connected with the historical tradition of the independent Bosnian state and its inhabitants regardless of their confession. As a national category it did not develop as an alternative to Serb and Croat nationalist ideologies until the second half of the 19th century. See Bojić (Mehmedalija), op.cit., pp. 7-31, Bringa (Tone), op.cit., pp. 50-51. 16. « Deklaracija prvog Bošnjačkog sabora »(Declaration of the First Bosniak Convention), quoted in Vijeće kongresa bošnjačkih intelektualaca, Almanah 1992-2002, Sarajevo : VKBI, 2002, p. 161.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 139

17. Bougarel (Xavier), « Kako je panislamizam zamjenio komunizam » (How Did Pan-Islamism Replaced Communism), Dani, (109), 02/07/99, p. 48. 18. See Baskar (Bojan),Dvoumni Mediteran (The Ambiguous Mediterranean), Koper : Knjižica Annales, 2003. 19. See Barth (Frederik), ed., op.cit. ; Eriksen (Thomas Hylland), op.cit. 20. The term “ethnic cleansing” has a broad meaning covering all forms of ethnic violence, from murder, rape and torture to the forced removal of people or whole ethnic groups from certain territories. See Carmichael (Cathie), Ethnic Cleansing in the Balkans : Nationalism and the Destruction of Tradition, London : Routledge, 2002, p. 2. 21. Velikonja (Mitja), art.cit, p. 193. 22. Sorabji (Cornelia), « Ethnic War in Bosnia ? », Radical Philosophy, (63), Spring 1993, pp. 33-35. 23. See Bringa (Tone), op.cit., pp. 16,72,92-93,162-166 ; Sorabji (Cornelia), Muslim Identity and Islamic Faith in Socialist Sarajevo, unpublished Ph.D. thesis, University of Cambridge, 1989 ; Sorabji (Cornelia), art.cit. 24. Shari'a (Islamic law) treats the marriage of a Muslim woman to a non-Muslim man as haram (illicit) but allows the marriage between a Muslim man and a non-Muslim (Christian or Jewish) woman. However, as ethnographic evidence shows, interethnic marriages in rural parts of Bosnia were not wel comed in general. See Bringa (Tone), op.cit., pp. 163-164. 25. See Bringa (Tone), op.cit., p. 16 ; Sorabji (Cornelia), art.cit., p. 35. 26. Sorabji (Cornelia), art.cit. ; Sorabji (Cornelia), « A Very Modern War : Terror and Territory in Bosnia-Herzegovina », in Hinde (Robert A.), Watson (Helen E.), War : A Cruel Necessity ? The Bases of Institutionalized Violence, London : Tauris, 1996. 27. Bringa (Tone), op.cit., p. 16. 28. See Sorabji (Cornelia), op.cit. ; Sorabji (Cornelia),« Ethnic War in Bosnia ? » (art.cit). 29. Sorabji (Cornelia), op.cit., pp. 86-117 ; Sorabji (Cornelia), « Ethnic War in Bosnia ? » (art.cit.), p. 34. 30. Bougarel (Xavier), « Bošnjaci pod kontrolom panislamista » (The Bosniaks under the Control of Pan-Islamists), Dani, (107), 18/06/99 ; Bougarel (Xavier), « Bosna na riječima – “Muslimanija” na djelu » (Bosnia in Words – “Muslimistan” in Acts), Dani, (108), 25/06/99 ; Bougarel (Xavier),« Kako je panislami-zam zamjenio komunizam » (art.cit.) ; Bougarel (Xavier), « Avtoritarna reislamizacija in nove sestave v bosanskem islamu » (Authoritarian Reislamization and the Restructuration of Bosnian Islam), Časopis za kritiko znanosti,30 (209-210), 2002. 31. Velikonja (Mitja), art.cit., p. 194. 32. Vrcan (Srdan), Vjera u vrtlozima tranzicije (Religion in the Turmoil of Transition), Split : Glas Dalmacije, 2001. 33. Bougarel (Xavier), « Bosna na riječima – “Muslimanija” na djelu » (art.cit.) ; Maček (Ivana), War Within : Everyday Life in Sarajevo under Siege, unpublished Ph.D. dissertation, Uppsala University, 2000, pp. 201-203. 34. The Ramazanski bajram (in Arabic : 'id al-fitr, feast of fast-breaking) marks the end of the holy month of Ramadan, the Kurban bajram ( 'id al-kabir, feast of sacrifice) celebrates Abraham's sacrifice, and the Lejletu-l-kadr (Laylat al-Qadr, Night of Destiny), celebrates the night when the Qur'an started to be re vealed to the Prophet Muhammad. 35. See for example Behdžet (Ahmed), Bosna i Hercegovina : zločin stolječa (Bosnia and Herzegovina : The Crime of the Century), Sarajevo : El-Kalem, 2004. 36. See Velikonja (Mitja), art.cit. ; Bougarel (Xavier), « Ramadan during a Civil war (as reflected in a serie of sermons) », Islam and Christian-Muslim Relations, 6 (1), 1995 ; Bougarel (Xavier), « Bošnjaci pod kontrolom panislamista » (art.cit.) ; Bougarel (Xavier), « Bosna na riječima – “Muslimanija” na djelu » (art.cit.) ; Bougarel (Xavier), « Kako je panislamizam

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 140

zamjenio komunizam » (art.cit.) ; Bougarel (Xavier), « Avtoritama reislamizacija in nove sestave v bosanskem islamu » (art.cit.) ; Maček (Ivana), op.cit. 37. Bakić (Ibrahim), Nacija i religija (Nation and Religion), Sarajevo : Bosna Public, 1994, p. 72. 38. Vican (Srdan), op.cit., p. 167. 39. Krajina (Dijana), « Povojni trendi hiperreligioznosti in religijsko-nacionalnega ekskluzivizma v BiH : študija primera Doboj » (Post-War Manifestations of Hyper-Religiosity and Religious-National Exclusivism in Bosnia and Herzegovina : A Study of the Case of Doboj), Časopis za kritiko znanosti,29 (202-203), 2001, p. 248. 40. Ibid., pp. 251-255. 41. Ibid., pp. 258,260-261. 42. Malačič (Janez), « Zunanje migracije Slovenije po drugi svetovni vojni » (The External Migrations of Slovenia after World War II), Zgodovinski Časopis, 45 (2), 1991. 43. Kodelja (Jerina), « Iz katerih območij v Jugoslaviji so prihajali, kje v Sloveniji so se naselili : selitve prebivalstva v Slovenijo v letih 1982-1990 » (From which Areas in Yugoslavia They Arrived, Where in Slovenia They Settled Down : Migrations of Population in Slovenia in 1982-1990), IB revija, 26 (1-2), 1992. 44. Bosanska Krajina is located in the northwestern part of Bosnia and Herzegovina, and Sandžak is located on the boundary between Serbia and Montenegro. The region of Sandžak was part of Bosnia and Herzegovina till 1878, and most of the Serbo-Croatian speaking Muslims living there declare themselves as “Bosniaks”. 45. The word čefur entered the Dictionary of Standard Slovenian for the first – and last – time in 1991, where it was presented as a synonym for the designation južnjak (southerner) : « File je črnolas čefur. Vse južnjake je Liza klicala za čefurje ... » / « File is a black-haired čefur.Liza used to call all southerners čefurji... » (Slovar slovenskega knjižnega jezika – peta knjiga, Ljubljana : DZS, 1991). There have been many speculations about the etymological derivation of this term from the word čifut(from Turkish : Cühut ; Arabic : Yähud), a derogatory term for Jews, which is hard to prove. Nevertheless, the terms čefurand čifut have obviously one historical use in common in the Slovenian context : insulting the Other. Against this background, it is easier to understand why the described etymological speculations appear so often in Slovenian media and also among scholars (compare Baskar (Bojan), op.cit, p. 203). 46. As already mentioned, the term “Bosniak” became the official national name for Bosnian Muslims in 1993. 47. The disintegration of Yugoslavia and the war that followed led to a complete change in migration currents. Refugees from Croatia started to arrive in Slovenia in September 1991, but most refugees came from Bosnia and Herzegovina in the spring of 1992. In that period Slovenia accepted approximately 45 000 refugees (see Vrečer (Natalija), « When Will Social Exclusion and Temporary Protection of Bosnian Refugees in Slovenia End ? », Treatises and Documents, (38/39), 2001, available at ), who for the most part have left the country afterwards. Refugees who came to Slovenia during the war often decided to continue their way to Western Europe or America, which means that they sojourned in Slovenia only for a short time. Most of those who decided to stay, mainly for financial reasons (illegal channels of transfer to the West were too expensive for them) returned to Bosnia after the war, mostly in 1997 and 1998. In 2002 there were approximately 2150 recorded refugees left (see European Commission against Racism and Intolerance, Second Report on Slovenia (adopted on 13 December 2002), Strasbourg : Council of Europe, 2003, p. 12). 48. Until the 1990s there were only two mesdžids registered in Slovenia : one in Ljubljana (opened in 1981) and one in Jesenice (opened in 1987). Nowadays, the Slovenian Islamic Community (Slovenska Islamska skupnost) has fourteen džemati in fourteen Slovenian towns. 49. The same happened with the Islamic Community in Croatia and in the Sandžak.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 141

50. About 90 % of the members of the Islamic Community in Slovenia are Bosniaks, the rest are Albanians, Roma (Gypsies), Turks and some Arabs, mostly students from non-aligned countries who came to study in Slovenia during the socialist period. The Islamic Community has 6 500 member families, which means approximately 26 000 members (the last census in 2002 showed that 47 488 denominational Muslims live in Slovenia. See ). The present mufti of Slovenia is a member of the Rijaset, the executive organ of the Islamic Community of Bosnia and Herzegovina, and the language used within the Islamic Community is not Slovenian but Bosnian (which is actually understood and spoken by all the members, since most of them come from the territory of former Yugoslavia, where the Serbo-Croatian language – today called Serbian/Croatian/ Bosnian language – was widely understood and spoken). 51. Mevlud is a collective religious ceremony which is usually organized to celebrate the anniversary of the birth of the Prophet Muhammad, or as an event connected with religious or family life (inauguration of a new mosque, sharia wedding, circumcision of male children, etc.). 52. From the Arabic tawhid (divine uniqueness). Tevhid as a ritual appeared in Bosnia in the 1970s. It developed into a specific Bosnian ritual, a ceremony of common prayer organized in honor of the deceased. Some authors mention also a type of tevhid organized to celebrate life (on the occasion of a wedding or a circumcision), but among people such celebrations are usually called mevlud. Tevhidi most likely derive from sufi practices and ceremonies in which people gather in a circle and pronounce religious sentences or the 99 names of Allah. In Bosnia tevhid usually take place in homes, but in Jesenice, where most Muslims live in small apartments, they take place in the mesdžid (see also Bringa (Tone), op.cit, pp. 198- 206 ; Softić (Aiša), « Tevhidi u Sarajevu » (The tevhidi in Sarajevo), Glasnik zemaljskog muzeja Bosne i Hercegovine, N. S. Etnologija, 1984). 53. Iftar is the fast-breaking community meal during the month of ramadan. 54. Pašić (Ahmed), Islam in muslimani v Sloveniji (Islam and Muslims in Slovenia), Sarajevo : Emanet, 2002, p. 204. 55. In Slovenian public, media and political discourse, the issue of Islam often evokes images of the so-cal led “Turkish invasions” in the 15th and 16th centuries, when the Ottomans – that is Ottoman troops made up of Turks, islamized Balkan people and/or hired soldiers from Christian privileged social classes – in vaded several times the territory of contemporary Slovenia. In those representations Islam is equated with classic military incursions and plundering expeditions, which do not have anything in common with Islam or . See for example the statements brought up in the TV show Trenja (Frictions), broadcasted on 23 January 2003 on the Slovenian channel POP TV. 56. Dragoš (Siečo), « Islamofobija na Slovenskem » (Islamophobia in Slovenian), Poročilo skupine za spremljanje nestrpnosti / Intolerance Monitor Report, (03), 2004, available at http :// www.gla.ac.uk/rg/smigra09.pdf 57. There is no Muslim cemetery or halal butcher's shop that would indicate the presence of Islam in Slovenia. The cemeteries of Jesenice and Maribor have separate parcels for Muslims but, in Jesenice, that parcel is practically unnoticeable as it is visually adapted to the general standards of the cemetery. Slovenian meat industry has started to produce halal meet only recently and to a very limited extent. Since Slovenian law forbids the slaughter of animals outside official institutions, halal meet often remains inaccessible or at least illegal. Thus, people complain that religious ceremonies such as Kurban bajram are accompanied by great difficulties. 58. The BKSS federates at the state level all local Bosniak community centres. 59. 1213 Orthodoxs, 353 Catholics, 259 non-believers and 507 others also declared themselves as “Bosnians”.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 142

60. See Rezultati popisa 2002 : Slovenia : Prebivalstvo : Demografske znaćilnosti (Census Results : Slovenia : Population : Demographic Characteristics) at . 61. In pre-war Bosnia and Herzegovina, the label “Bosnian” referred to all inhabitants of the republic, Muslims, Serbs, Croats, Jews, Roma, and so forth. 62. Nowadays, nationalist Bosnian Croats and Serbs tend to omit the adjective “Bosnian”. Thus they explicitly equate their national identity with belonging to the Serbian or Croatian national states. 63. A similar manner of ethnic differentiation was noticed also among Bosnian refugees in Sweden and Australia. See Eastmond (Marita), « Nationalist Discourses and the Construction of Difference : Bosnian Muslim Refugees in Sweden », Journal of Refugee Studies, 11 (2), 1998 ; Colk- Peisker (Val), « “At Least You're the Right Colour” : Identity and Social Inclusion of Bosnian Refugees in Australia », Journal of Ethnic and Migration Studies, 31 (4), July 2005. 64. The Sunna is the body of social and legal Islamic traditions based on the sayings and deeds attributed to the Prophet Muhammad (see note 72). 65. Bougarel (Xavier), « Bošnjaci pod kontrolom panislamista » (art.cit.) ; Bougarel (Xavier), « Avtoritarna reislamizacija in nove sestave v bosanskem islamu » (art.cit.). 66. See also Maček (Ivana), op.cit., pp. 168-169 ; Bagherzadeh (Alireza), « L'ingérence iranienne en Bosnie-Herzegovine », in Bougarel (Xavier), Clayer (Nathalie), eds., Le Nouvel Islam balkanique : Les musulmans, acteurs du post-communisme 1990-2000, Paris : Maisonneuve et Larose, 2001 ; Bellion- Jourdan (Jérôme), « Les reseaux transnationaux islamiques en Bosnie-Herzégovine », in Bougarel (Xavier), Clayer (Nathalie), éds., op.cit. 67. See Bellion-Iourdan (Jérôme), art.cit. ; Maček (Ivana), op.cit., pp. 170,192-193. 68. The existence of these units was very important at the symbolical level, since their fighters were perceived as very fierce ones and, in the eyes of Sarajevans they were the only units Serb Chetniks were really afraid of. See Maček (Ivana), op.cit., pp. 204-205. 69. Contemporary Salafists – also called neo-salafists or neo-fundamentalists – promote a strict and scrip tural interpretation of the Qur'an and the Sunna, imitating the way of life of the Prophet Muhammad and the “pious ancestors” (al-salaf al-salih). The OAIO was created shortly after the end of the war by young Bosnian Muslims who have fought together with foreign mujaheedins. 70. See Maček (Ivana), op.cit., pp. 168-171,192-195. 71. See note 6. 72. Hadiths are accounts of the sayings and the deeds of the Prophet Muhammad and his companions, which represent the basis of the Sunna (see note 64). A rich and elaborate science of hadiths has developed among ulama (Islamic religious scholars) in order to determine the veracity of the hadiths. 73. Kelimei-šehadet (kalima shahada, words of witnessing) is the first pillar of Islam, stating that « There is no God but God and Muhammad is his Servant and his Prophet ». 74. In Bosnia names denote people's ethno-religious identities. Muslim names are of Turkish or Arabic (Islamic) origin. They are often changed or shortened in everyday life, thus they have a specific Bosnian form : Mehmed – Meho, Salih – Salko, Šemsudin – Šemso,Fatima – Fata, Emina – Mina,etc. (see also Bringa (Tone), op.cit., pp. 32-33,194,196). 75. Bosniaks in Jesenice call their mesdžid “džamija” (a “mosque”). 76. Compare with Jacobson (Jessica), « Religion and Ethnicity : Dual and Alternative Sources of Identity among Young British Pakistanis » , Ethnic and Racial Studies, 20 (2), 1997 (Special Issue : Ethnicity and Religion).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 143

RÉSUMÉS

Cet article offre un aperçu sur les Bosniaques vivant en Slovénie, et sur la manière dont ils perçoivent l'Islam comme source de leur identité. Les résultats de mon travail de terrain indiquent que la représentation qu'ont aujourd'hui d'eux-mêmes les Bosniaques de Slovénie est liée à deux contextes socio-historiques principaux. D'une part, les événements guerriers en Bosnie-Herzégovine ont aussi influencé l'attitude des Bosniaques vivant à l'étranger envers les groupes qui faisaient figure à l'époque d'« ennemis ethniques ». D'autre part, du fait d'une islamophobie croissante depuis l'indépendance en 1991, les Bosniaques de Slovénie évitent d'exprimer ouvertement leur identité religieuse. Dans ce contexte, diverses représentations de l'identité bosniaque voient le jour. Pour tous les Bosniaques vivant en Slovénie, l'Islam représente une source importante de leur identité. Dans le même temps, toutefois, celui-ci est devenu un sujet fortement controversé. Pour une majorité de Bosniaques, l'Islam représente un marqueur ethnique essentiel qui les distingue des Bosno-Serbes et des Bosno-Croates ; pour d'autres, il représente la source d'une identité religieuse « pure », et ne coïncide donc pas avec leur idée de l'identité bosniaque.

This article provides an insight on the Bosniaks living in Slovenia, and on the way they understand Islam as a source of their identity. The findings of my fieldwork indicate that contemporary Bosniak self-identification in Slovenia depends on two main socio-historical contexts. On the one hand, war events in Bosnia and Herzegovina have also influenced the attitude of the Bosniaks living abroad towards the groups which featured at that time as « ethnic enemies ». On the other hand, due to increasing islamophobia since the independence in 1991, Bosniaks in Slovenia refrain from expressing openly their religious identity. Against this background, various self-representations of Bosniak identity appear. For all Bosniaks living in Slovenia, Islam represents an important source of their identity. At the same time, however, it has become a highly controversial topic. For a majority of Bosniaks, Islam represents an essential ethnic marker which separates them from (Bosnian) Serbs and (Bosnian) Croats, while for others it represents the source of a « pure » religious identity and, therefore, does not overlap with their idea of Bosniak identity.

AUTEUR

ŠPELA KALČIĆ PhD candidate in anthropology, University of Ljubljana. Contact : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 144

Constructing “Sameness” and “Difference”: Bosnian Diasporic Experiences in a Danish Context Construire la « similitude » et la « différence » : les expériences diasporiques bosniennes dans un contexte danois

Kristina Grünenberg

Introduction1

1 Setting : A municipal allotment in southern Zealand, June 20022 It is fairly cool and windy, but the sun sometimes peeks through the clouds and allows us to feel almost warm on this otherwise cool June day. I am in one of the small municipal allotment gardens with a wooden shed, belonging to Armela and Mirzet, a couple with two children who describe themselves as “Muslims by name” (i.e., non-religious). The neighbouring allotments are occupied mainly by immigrants, mostly Muslims (mainly “Arabs”, the family tells me), with whom the family occasionally exchange favours but nothing more. We are about to have a barbecue, pretending that it is a hot summer afternoon. As the chicken starts barbecuing, Mirzet opens a bottle of beer. His wife immediately stands in front of him, shielding him off from the neighbour's potential gazes and starts pouring the beer into opaque plastic cups. « You can drink from a glass if you want, 174 / Balkanologie IX(1-2), décembre 2005, p. 173-193 Kristina », she says to me. « But if they see us drinking beer, they will start talking, saying that we are not real Muslims. »3

2 The opaque plastic cup with the beer “concealed” inside it can be viewed as a symbolic display of the importance of markers of “sameness vs. difference”. The beer, apart from being something the family actually enjoyed, constituted a marker of sameness or equality with Danes. The opaqueness of the plastic cup, however, made it possible to sustain a relation of reciprocity with the Muslim neighbour. In this particular context, it became important for the family to subscribe to a “conventional” Muslim religious order related to the (non-)consumption of alcohol. Construction of relatedness was in

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 145

this case based upon a common religious affiliation, in contrast to “the Danes” as “the others”. Armela's impulse to hide the beer surprised me, because one of the things frequently mentioned to me by the Bosnian Muslim informants with whom I conducted fieldwork was the difference between them and other Muslims. The markers of difference varied : sometimes they would mention that most Bosnian Muslim (men) drank alcohol ; on other occasions, they would note the more egalitarian relations between men and women in Bosnian as opposed to in Arab families where women wore the veil4.

3 The example of the hidden beer provides an illustration of the contextual nature of identification. The point here is not whether the differences cited between Bosnian Muslims (Bosniaks5) and other Muslims were factual. Rather, the focus is on the importance that these markers of sameness and difference acquired, and the frequency with which they were invoked among this group of refugees to Denmark, all of who have been in the country for about a decade. In this article, I will tell one of several possible and equally valid mul-tilayered stories. Thus, while this introductory example would seem to hint at an attempt to establish common grounds with other Muslim immigrants, my focus here will describe how Bosnian Muslims avoided, rather than cultivated such relations.

4 The main actors in this article are Bosnian adults, all of whom were parents, who at the time of my fieldwork were mainly oriented towards the creation of a “normal life”, after being granted permanent resident status in the mid-1990s. Their practice is inextricably linked to a longing to “fit” into Danish society. At the same time they consistently expressed a feeling of being under a constant vigilant Danish gaze and a certain pressure to conform to what, I will later argue, constitute Danish ideals of sameness.

5 First I will describe how Bosnian refugees were initially constructed in a specific way in the Danish media and political debate as a consequence of what was defined as their Europeaness and a Danish ideal and discourse of sameness. Then I will discuss how this specific way of constructing Bosnians, together with a more tense political climate following the September 11th terrorist attacks in New York and the harsh Danish debate on immigrants and refugees (and in particular on Muslims) which dominated the Danish general elections of 20 November 2001 resulted, on the one hand, in limited social interaction with people from the Danish majority population6, and, on the other hand, in a practice and discourse of avoidance of other Muslim immigrants and refugees. Finally I will speculate how the mentioned situation might, together with other factors, have initially contributed to an emphasis on secularity even for those Bosnians who were practicing Muslims7.

Danish Discourses of Sameness and Bosnians as « Legitimate Others »

6 One of the consequences of this practice and discourse of avoidance is a widespread view of Bosnians as “racists” who think too highly of themselves. It is a view I encountered not only among other immigrants, but also among Danish social workers and even one researcher on migration issues8. I will argue, however, that rather than “racism” being an inherent and reified trait of Bosnianness, we are dealing with social processes related to a Danish discourse about levels of relatedness and inclusion based

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 146

upon a perception of sameness or similarity. The premise of this discourse could be expressed as « the more you are defined as “being like us”, the more you are able to be part of the “us” in question ». As John Larsen puts it : » [It is] a dominant notion [in Danish society] that the condition for societal participation of foreigners is premised on their similarity with us »9.

7 Several other scholars have addressed this specific way of dealing with sameness and difference in a Danish context10. In his book Strangers, Ambivalence and Social Theory, a deconstructivist approach to the discourse on immigration, Bülent Diken, for example, argues that in Denmark, a monocul-turalist, assimilationist discourse has become prevalent : In Denmark, where a « core set of cultural and political values » are generally defined on the basis of nationality and increasingly of Europeanness, a monocultu- ralist, assimilationist discourse still prevails. Traditionally, the politics and discourse of assimilation prioritized a homogeneous vision of Danish society, and making minority groups invisible without creating ethnic enclaves or ghettos has been the main target. The individual immigrant's role in such a vision has been to adapt oneself to the homogeneous values of this monocultural/thus homogeneous, society.11

8 While Diken calls this discourse “prevalent”, it is not the only one. He points to the existence of a complementary discourse of multiculturalism, which focuses on the “preservation” and rights of cultures as homogenous entities in their own right as another important part of the Danish discursive environment. I would add that another component of this scenario, related mainly to the monoculturalist discourse, was a general media tendency of lumping all “non-Danes” into the category of “foreigners” regardless of individual, sociocultural, political, religious and historical differences and objectify them as a cultural, social and economic burden12. After September 11th, however, this tendency seems to have evolved into a particularly negative focus on Muslims who were defined as unable, or unwilling to adapt to Danish social norms and values, associated with honour killings and forced marriages, and furthermore portrayed as potential fundamentalists and terrorists13. In this paper, the main focus is on perceptions and articulations related to this media scenario and to what Diken calls the “monoculturalist discourse”. I will address this complex scenario following a brief description of Bosnian immigration to Denmark.

Bosnian Immigration to Denmark

9 In 2003, about 20 618 people of Bosnian origin were residing in Denmark, of which 2 566 had been born in Denmark14. Of these, the vast majority were Muslim refugees who had arrived in the wake of the war in Bosnia. In the mid-1990s, when the Bosnian Muslim refugees arrived in Denmark, it was generally their “relaxed” attitude to religion and the fact that they were European which was highlighted repeatedly in the dominant media and political discourses15. Two factors are important here in trying to explain the specific construction of Bosnians in media as well as political discussions. First, as daily reports from war-torn Bosnia and Hercegovina filled the media, there emerged a new concept of “Bosnian war refugees” (Bosniske krigsflygtninge). In a context of debates about “fake asylum seekers” and “refugees of convenience” (bek- vemmelighedsflygtninge), there seemed to be a high proportion of legitimacy attached to this concept of “war refugees”16. Secondly, “the Bosnians” were publicly identified as

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 147

“secular”, “European” Muslims, and as a group with a relatively high level of education. This in turn led to the prevalence of a definition of the Bosnian group as being very much like a Danish « us »17, understood as the most easily integrated, most adaptable, least visible and thus easiest to deal with. The discussion of Bosnians was in sharp contrast to media debates about Somali refugees, often referred to by social workers as the “heavy group”, “the others”par excellence. Somalis wee contrasted with the Bosnians, who were depicted as “the good example” or “authentic refugees”.

10 Diken illustrates this point with a comment by female volunteer from the Friends of Refugees association. Talking to a Danish journalist about the Bosnian refugees, she remarks : « Many Danes compare them to Muslim extended families from Turkey or Arab countries, but they are really just ordinary people » (emphasis added). This remark became the headline of the article : « Bosnians are Just Like Us »18. As Diken argues, defining the Bosnians as « just like us » and other immigrants as « not ordinary people », and thus « not like us » establishes a definitive dichotomy between Danes and non-Danes. It thus becomes necessary to get rid of the “non-” in order to become Danish. A virtual “either/or” is in place19. The positioning of the Bosnian Muslim households in this dichotomy, although being in some ways advantageous to them in comparison with other immigrant groups, had an unfortunate side effect : Bosnians often felt to be under a constant scrutinizing Danish gaze.

Sameness, Danish Gazes and Bosnian Self- Surveillance

Before, when I walked in the streets with [my four-year old daughter] Dženita, we would sometimes speak Danish, sometimes Bosnian, whatever the child felt like. I didn't have a problem speaking Bosnian to her on the street. Now I have started forcing her to speak Danish if someone is looking, or if there are many Danes around, just to justify myself in the situation. (...) I am beginning to feel ashamed of speaking my own language.20

11 In this quote, Nizama specifically refers to the situation before and after the media discussion and political campaign during the aforementioned general elections. This discussion and the political campaign revolved around the difficulties of integrating foreigners into Danish society, where the main political parties had various combinations of “carrot and stick” policies including restrictions on immigration, expulsion of immigrants who commit serious crimes, compulsory language examinations and more control on welfare payments. Her account shows what several of the families perceived as a change of situation, which seemed to enlarge the scope and centrality of the monoculturalist discourse and thus enhance the pressure to conform to the principle of sameness. The terrorist attacks in New York in September 2001 further seemed to have enhanced Bosnians’ feelings of being under “the gaze of the other”.

12 Diken argues that it is not necessarily in immigrants’ interest to be categorized along the axis of sameness. Following Edward Said21, Diken argues that the binary oppositions at work predefine subject roles prior to any social interaction and thus either delimit or prevent meaningful social contact. On the other hand, paraphrasing Jacques Derrida, Diken considers that the fact that the “non-” has to be removed from the “non-Dane” in order to achieve sameness leads to a forced appropriation of “the other” into “the

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 148

same”, i.e., what we otherwise term “assimilation”. I would argue that both lines of argument could be applied to the situation of the Bosnian families.

13 Diken focuses principally on discourse. While I would concur that this use of binaries seems to be an important constituent of the monoculturalist discourse on immigrants, it is not only a question of “either/or”. In practice, Bosnian families as well as other refugee groups were placed and placed themselves on a continuum from “difference” to “sameness” in relation to the Danish majority population. Their place on this continuum depended on the specific context and the position of the individual. Along this continuum, as Larsen argues, Bosnian refugees were originally defined in the public discourse as a category somewhere between other foreigners and Danes. On the surface, they were, after all, “European refugees”, light skinned, wearing European clothing. Moreover, their claim to political persecution could hardly be disputed in light of the war events in Bosnia.

14 This categorization of the Bosnians as « like us » was a privileged and positive position, which may have contributed in making it relatively easier for Bosnian families to gain access to the labour market22. As Diken states, following Michel Foucault : « Any discursive utterance is not merely a linguistic but also a social practice »23. However, this positive image had a reverse side. Bosnians who tried to conform to this image of similarity found that in socializing with Danish acquaintances and colleagues and interacting in the public sphere caused a feeling of being under the constant scrutinizing “gaze of the other”. It is a gaze reminiscent of the “Foucauldian” one : « Just a gaze. An inspecting gaze, a gaze which each individual under its weight will end by interiorizing to the point that he [she] is his [her] own overseer, each individual thus exercising this surveillance over, and against him[her]self. A superb formula : power exercised continuously and for what turns out to be a minimal cost »24.

15 Moreover, I would argue that this initial positive image of similarity, combined with the harsh debate on immigrants as an undifferentiated mass, led some Bosnians, especially adults, to either avoid contact with or dissociate themselves from other immigrants. After September 11th, this pattern of avoidance was especially prevalent in relation to other Muslim immigrants, both those who originally came to Denmark as labour migrants (e.g., Turks, Pakistanis, etc.) and those who had come as refugees (e.g. Palestinians, other Arab groups, Somalis, etc.).

16 The following examples from my fieldwork serve to illustrate my first point about the experience of uncomfortable differences between Danes and Bosnians in public space and in social interaction.

17 I am out for a walk in the city centre with Snježana, a 36-year-old designer. We speak Bosnian together (or Serbo-Croatian as she prefers to call it) and because of her way of continuously looking around us, I sense a kind of unease. When I ask her what is the matter, she replies : « You speak very loudly. You automatically raise your voice when you are speaking Serbo-Croatian ». Later on, as we discuss the incident, she says : « Well, everything in Denmark is so quiet... People look at you if you speak loudly, you stick out. In the beginning, when I was speaking on the phone with my girlfriends, Ole [her Danish boyfriend] would ask if something was wrong with the line, because he thought we were shouting, but that's just the way we talk »25. Snježana added that she felt very embarrassed when, from time to time, she would hear other Bosnians speaking loudly in public spaces26.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 149

18 Another example will serve as an illustration of how differences felt uncomfortably highlighted in social interaction. In an interview with Namira (a 38-year-old nursery school teacher), she brings up the topic of the lack of social interaction with Danes outside working hours. She tells the story about a Christmas party she went to with her Danish colleagues at work : « It was a lot of fun in the beginning. We went bowling. It was a lot of fun. But during dinner they started discussing music... some singer from the eighties. I didn't know the singer, so I started feeling left out ». Her husband Denis adds : « That was a marvellous example, Namira, I have experienced this in my parties at work as well, you sit there and you think : who on earth is this now ? You get bored and think : I ought to say something now, but I can't. Then what do you do with yourself ? »27.

19 Namira also explained the difficulty she had answering her colleagues’ question about why she didn't eat pork. She said : « The question bothered me and I didn't know how to explain it. We just never ate it at home ». She was bothered by the fact that she felt the need to justify not eating pork. This discomfort should be seen in the context of a dominant discourse according to which differences need to be defended and explained whereas similarities do not28.

20 Social interaction with Danes thus highlighted concrete differences and the lack of a certain shared “experiential” repertoire, which questioned the definition of sameness and relatedness upon which the “positive connotations” of Bosnian refugees as being « like us » was constructed. I would argue, however, that rather than these differences being necessarily “cultural”, that is related to the fact that Namira and Denis were Bosnians, they might just as well have derived from social, generational and/or other factors transcending the conventional understanding of culture as rooted in geographical place of origin. As an example of these non-cultural factors, we can cite the fact that several of the families had had to take up employment within occupational sectors which they had never previously considered. In some cases, this was because the Danish system did not recognize educational qualifications from Bosnia, thus impeding people from being able to practice their occupation or occupy the same qualified position as they had in former Yugoslavia (e.g., engineer, doctor, etc.). In other cases, there were linguistic barriers. In general, pre- and post-war social positions and occupations varied considerably. As a consequence, Danish colleagues were often from a very different social background. Or to put it more concretely, middle-class, cultured Bosnians encountered traditional working-class Danes. What appeared to be clash of national cultures was just as much a clash of classes, life-styles and educational backgrounds.

21 Nonetheless, cultural explanations - very much at work in the Danish discursive environment - were also invoked by the families themselves in certain contexts, as for example when explaining different ways of life between the Danish and Bosnian population or different religious attitudes between Bosnian Muslims and other Muslims. Differences among Bosnians and similarities with Danes were highlighted and made more relevant in other contexts, such as e.g. when explaining to me why in some families there was a feeling of social isolation despite the presence of Bosnian neighbours, or why some people would not attend Bosnian clubs. Articulation of intra- group differences, however, seemed to have become much less pronounced over time, which provided a sharp contrast to the way in which differences were articulated by the Bosnians in the Danish refugee camps during the mid-1990s29.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 150

22 Regardless of the specific differences which were constructed as significant and thus led to the uncomfortable sensation of “not fitting in”, the importance that cultural explanations seemed to hold and the frequency with which they were invoked in different contexts I found thought-provoking30. Given this context, to imply that all Bosnians formed part of a community as such or asserting that there is a single Bosnian Muslim (Bosniak) community would be incorrect. Instead it is possible to identify several communities or friendship and family groups, some of which would be overlapping, and some of which would have nothing to do with one another as a consequence of, for example, different socio-cultural backgrounds or because of differing views about religion, politics, and other issues31.

23 Enhanced by the feeling of being under the gaze of “the Other” in public space, being inside the “home”32, that is in private space, with family and Bosnian friends and neighbours, seemed to constitute a “sanctuary” for most Bosnians. Home was a place where religious, linguistic, culinary and other “differentiating” aspects could be enacted without a direct “othering” and questioning gaze. However, for some of the young people and especially some of the girls and a few adult women, “home” took on a completely different meaning. Depending on the articulation of gender roles in the family, “home” could also turn into the place where they were under the gaze of vigilant parents or spouses.

24 To sum up my first point, then, the fact that the Bosnian families were predefined as “the same”, in the public debate paradoxically delimited and complicated social interaction with Danes. Actual social relationships between Bosnians and Danes hinged upon the limits of the perceived notion of sameness and highlighted differences. These differences, whether grounded in personal, gender, age or socially related experiences or a combination of them all, would generally be interpreted by both parties as differences in culture. This interpretation accords with Said's argument that the predefinition of subject roles limits or prevents proximity. In this case, however, the limitation is based not in any racist or Orientalist stereotype, but in a positive categorization of like-mindedness. Being defined as « just like us » is not necessarily a guarantee of social proximity or inclusion. Perceptions of sameness did not lead to closeness, but instead to distance.

Othering the Others: Hierarchy of Foreigners and Bosnian « Arrogance »

25 Turning to my second point, I will start with an illustration related to the discussion of the above-mentioned, more or less self-imposed pressure to conform to Danish norms. During an informal conversation, I was surprised by a comment by Hajro (a 43-year-old sports teacher) : « In a way I envy the Somalis, they seem more free, more relaxed, they are not afraid of shouting across the street or looking differently »33. From Hajro's perspective, the one of someone feeling pressure to conform to a Danish ideal of sameness, the Somalis seemed freer, more at ease and in a certain way protected by the impossibility of conforming to the ideal of sameness.

26 Commenting on the Danish situation, Liep and Olwig observe that « it would seem that general cultural perceptions of a people united in equality and like-mindedness have in practice caused a differentiation into smaller groups within which this idea of unity/

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 151

harmony and equality can be upheld »34. Following the argument that social relationships, relatedness and communities in Denmark are constructed on the basis of perceptions of sameness and according to the logics of the monoculturalist discourse, the Somalis, were excluded from a “Danish us” by virtue of their different physical appearance ; they were not expected by majority Danes, the media or politicians to be “the same”, but instead expected to form a community of their own35. They were to a greater extent “expected” to be different, whereas the Bosnians were expected to be (almost) similar36.

27 While recognizing the real problems related to the marginal and stigmatized position occupied by Somali refugees, and the fact that many Somali would most probably not recognize themselves in Hajro's statement, I would argue that the two groups, while both being Muslims, had to deal with quite different problems due to their different subject positions and the spaces of identification available to them. In the case of the Bosnian families, they could only reaffirm their relatively high position on the Danish “hierarchy of foreigners” by distancing themselves from other foreigners, especially from other Muslims. In effect, this distancing took the form of accentuating a specific secular version of Bosnian Muslim identity37.

28 This process of distancing was visible in the neighbourhood in which I conducted part of my fieldwork, where both Bosnian and Somali families were living. There was no interaction between the Bosnian and the Somali families, and my Bosnian informants often pointed out to me how different the Somalis were38. As Bato (a 38-year-old man working as a translator) commented in an irritated tone of voice when talking about the neighbourhood : « Some new Danish people moved in upstairs, and I was helping them a bit. I told them that the only problem in this neighbourhood is that there are too many foreigners. It gives the place a bad reputation among the Danes even though there aren't any problems ». A few minutes later, Bato adds : « But the Somalis take drugs and steal »39.

29 This distancing rhetoric would not only be expressed in relation to the Somalis, however. Distance would also often be articulated in relation to other, mainly Muslim refugee and immigrant groups. As Mirzeta (34 years old) puts it : « Bosnians are different [from other refugees], they are not very different from Danes. Really [boga mi], there isn't a lot of difference. Let's say you compare Bosnian and Arab Muslims... They are not the same, they really aren't »40.

30 General identification with or definitions of relatedness with other immigrants and/or refugees, which forms an explicit goal or sometimes an implicit outcome of the work of immigrant associations, was not expressed by the Bosnian informants. A notable exception were those in younger generation, who succeeded in establishing occasional friendships with other youngsters defined as “non-Danes”41. The following excerpt from my fieldnotes shows how two models of identification, one based on a “common immigrant identification”, the other based on non-identification with immigrants, were juxtaposed in an incident between 17-year-old Bosnian Saida, and her Palestinian high school friend Leyla : I am off downtown with Saida and one of her friends, Leyla, whom we meet at school and whom Saida has presented as Palestinian. We are off window shopping. In the pedestrian area, Saida points to a huge man and a small skinny woman : « He is a driving teacher, and that is his girlfriend », she whispers with a giggle, referring to the size difference. As we are heading home on our bicycles, she mentions another story she had heard in school a few days earlier : « They mentioned that in

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 152

Copenhagen four perkere [derogatory term for Pakistanis, now extended to everyone with an ethnic background considered foreign] were taking driving lessons and they completely wrecked the car, imagine that ! ». Leyla replies, astonished : « What fame you are giving us ! » [By the “us”, Leyla was including Saida in the perker category]. Saida, puzzled : « Ehh ? » Me : « What do you mean by perkere ? » Saida, blushing and stuttering : « Ehh, I don't really know... ehh... I guess people who aren't Danish ». We went off the topic as we approached a small hill which made it difficult to talk, and the subject wasn't mentioned again.42

31 Saida hadn't conceived of herself as a perker, as opposed to Leyla who immediately stepped into the position, making it part of her identificational repertoire. What was meant to be a funny story turned out to be an embarrassment from Leyla's point of view, displaying Saida's lack of « knowing her place » with other foreigners within the cultural hierarchy in place in the Danish context.

32 Social interaction in the parent generation outside the realm of the household or extended family would take place mainly with other Bosnians, if at all. During an interview, a housing consultant working in a housing estate containing several Bosnian, Somali and Palestinian families discussed the Bosnian group of residents and their lack of cooperation and contact with the other immigrant groups : « The Bosnians keep to themselves. They do not mix with “the blacks”. They are actually a bit racist »43. The same housing consultant added that the other groups of immigrant residents defined the Bosnians as “racists” as well.

33 The Bosnians’ avoidance of other groups and the attitude displayed by the housing consultant can both be viewed as an outcome of the Danish discourse of sameness, although from different perspectives. The housing consultant expected the Bosnian families to show solidarity with other immigrant and refugee groups. Like the Palestinians and Somalis, the Bosnians came to Denmark as refugees. Instead, the Bosnian families in question would on several occasions associate themselves more with the Danish majority population ; for example by dissociating themselves from other immigrants and refugees or by explicitly focusing on “sameness” with Danes.

34 Hajro, a 38-year-old bricklayer, explained how he managed to inscribe himself into this sameness prerogative in an interview in which he repeatedly mentioned how he drinks beer and identifies himself as “not a real Muslim” at work. Hajro talks about his first day at work : » It isn't so difficult now as it was in the beginning. It was interesting, but at closing time, everyone grabbed a beer or two and then everyone looked at me. Then I grabbed a beer. They all laughed, and I made fun of myself [by saying] “Now you know, I am really only a ‘photocopied Muslim’” »44.

35 By making fun of himself, emphasizing a specifically secular version of Muslim identity, Hajro inscribed himself successfully into the Danish (mono-culturalist) discourse and ideal of sameness and difference. This ideal, centered on sameness, contributed to a process by which Bosnian families tended to continually emphasize a specifically secular version of Bosnian Muslim identity, in some cases toning down religious and other potentially differentiating aspects in the process, and to dissociate themselves from other immigrants, and especially from other Muslims. However, the fact that a secular Muslim identity was continuously emphasized did not mean that religious practices, or practices which were conceived of as referring to Islam, were completely

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 153

absent in all families. On the contrary, I argue in the next section that the privacy with which religious practices were enacted and the fact that I have very little empirical material concerning religious life might be in part related to the same discursive emphasis on sameness, which I have pointed to throughout this paper45.

Religious Practices in Everyday Life

36 Religious practices varied considerably from family to family46. On the basis of comparative research with Bosnian refugees in the Netherland and the United Kingdom, Nadje Al-Ali has argued that for many Bosnian refugees in the UK, Islam « has remained largely a framework for ethnic and cultural identity rather than a marker of religious belonging »47. Al-Ali also found that Bosnians often emphasized their specific approach to Islam, as opposed to the way Islam was approached by other refugees and immigrants, and that they would stress their European heritage : « We are European as much as we are Muslim », was a remark frequently heard by Al-Ali during her fieldwork48. At the same time, Al-Ali wondered about the specific stress on “Muslimness” which took place in the context of her conversations : « I could not help but wonder if and how much my Muslim name prompted several of my respondents to stress their “Muslimness” and thereby our supposed commonalities »49. In my own empirical material, informants instead stressed their commonality with Danes, and there was a general absence of direct references to “Muslimnes”, religion and to religious practices as such, except when related to the older generation, burial rituals and celebrations such as Bajram, which was often compared to the tradition of Christmas in Denmark (i.e., more a celebration of family life than a religious ritual as such)50.

37 The most interesting issue here, however, is not whether or not the families were actually religious or not, but rather how they would present and identify themselves in various contexts. Sometimes the only way I would know about practices related to religion was through second-hand information, by people who would sometimes classify these practices as a sign of “non-cultu-redness” (nekultura), pertaining to a way of life reminiscent of Bosnian villages and thus position themselves as different and more “cultured” through the comments. This was the case with endogamous practices. Some parents found it important to make sure that (specifically) their daughters married a (preferably Bosnian) Muslim. I acquired this information from second-hand sources, such as Bosnian neighbours and/or acquaintances, or from the youth themselves. In one case, however, this was mentioned to me by a parent51.

38 While in public and in interviews, a “secular religiosity” corresponding to a popular Danish perception of Bosnian Muslims as being « like us » was emphasised, in private, or rather, in the kind of private space into which I was allowed52, some of the families would practice traditions indicating their Muslim religious and/or ethno-national affiliation, such as observing Ramadan or taking off shoes before entering a house. Among most of the families in my study, however, only the elderly people and sometimes women would pray regularly and fast consistently during the Ramadan. Most of the adults who had to go to work or were during the day would only observe the fast outside working hours and during weekends (if they observed it at all). Religious practices if indeed existing were thus kept private and moulded to the needs and exigencies of everyday life.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 154

39 The differences as to how and by whom religious rituals and practices were undertaken were related to several factors, such as generation, gender, socio-cultural and geographical background, and specific combinations of these aspects. Furthermore, the present practice and discussions of Islam and religion in general in the Danish and Bosnian settings also contributed in shaping these practices. However, all the families would in one way or other celebrate Bajram, marking the end of the month of Ramadan and one of the main Muslim holidays. This was a period of intense socializing, mutual exchange of presents and hospitality and reaffirmation of social networks and emotional bonds.

40 The dichotomy between public and private identity practices which I believe I observed to some extent during my fieldwork was seemingly nothing new. According to Bringa, Islamic religious practices were tolerated, but not encouraged in Tito's Yugoslavia. Noel Malcolm reports that overt Muslim religious and cultural manifestations would in some cases be interpreted as hostile acts against the Yugoslav state and result in prison sentences53. In 1971, Bosnian Muslims were officially recognized as one of the six constituent nations of Yugoslavia. Articulation of the religious dimension of their national designation was not encouraged, however, by the Communist party. Downtoning religious expression was a means of ensuring the overall credo of Yugoslav “Brotherhood and Unity” (Brarstvo i jedinstvo)54.

41 It could be argued then that the monoculturalist Danish discourse emphasizing sameness reinforced religious identity practices based on a strict distinction between public and private sphere already prevalent in socialist Yugoslavia. An important factor tied up to religious practices being private was furthermore the absence of a formal, let alone Bosnian mosque in the Danish region where I did my fieldwork. When asked about the presence of mosques, Dženeta (aged 28, employed in a local supermarket) said : No, there aren't any mosques down here. If there were, I am sure many of the older people would attend. Anyway, there is no one who could take on the role of hodža [imam]. I don't even know if there are any in Copenhagen. No Bosnian mosques anyway. I think there are Arab and Turkish mosques, but not Bosnian. I remember we visited a Turkish mosque in Copenhagen once. That was when we were [still living] in the [refugee] camps.

42 Unlike other countries such as Germany, which already had a large number of well- established Bosnian immigrants before the war (mainly of a rural background), and where Bosnian Muslims have extensive and organized religious networks, the pre-war Yugoslav immigrants in Denmark came mainly from Serbia and Montenegro, and were thus mainly Christian55. However, the absence of Bosnian mosques and the frequent debates in the Danish media about the appropriateness of allowing the construction of a central mosque (despite the fact that Islam is officially the second largest religion in Denmark after Lutheranism) also seem to support the argument that, in the Danish context, differences should be obliterated or kept private, to put it a bit pole-mically56.

43 While the display of Muslim religious practices and ethno-national belonging was toned down among the Bosnian families in Denmark and in pre-war socialist Yugoslavia, the situation had changed markedly in some areas of post-war Bosnia. During research visits conducted in 2002, I witnessed several frustrating experiences of families on holidays in their old hometowns and their encounter with more overt requirements to display religious affiliation.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 155

Walking down the street in the small town where Aida (a 24-year-old student) was born and lived until the war, we passed by an elderly man. She greeted him with a « Kako ste ? » (« How are you ? ») and subsequently started telling me about her frustrations related to the changes in vocabulary which have taken place in the village : « We used to say Dobar dan (Good day), except when we met people who we knew were religious, now you cannot use it anymore. I went into a shop owned by Muslims the other day and said Dobar dan, and the shopkeeper looked rather sternly at me and said Merhaba and a couple of days later I was in a different shop, which is apparently now owned by Serbs and said Merhaba and of course they didn't like it. You feel so stupid and out of place. It was really frustrating and irritating »57.

44 Aida reacted to the fact that linguistic, ethno-national markers had been “tightened” considerably during the war, leaving no neutral ground. She also reacted to the fact that the people and places with which she was once very familiar had changed. Different and unknown people now owned the shops, many shops had disappeared, and she did not know how to navigate in the new geographical and social space. In Denmark, a pre-war vocabulary was still most commonly used among the Bosnian Muslim families, except when talking to older people. Hence, identity practices among Bosnian Muslim families in Denmark often differed from those in Bosnia, but at the same these practice “fed into” each other. This interplay was observed especially by some of the young girls.

45 As Enisa (16-year-old primary school student) said during an interview in Denmark, in which we were talking about what she liked about Denmark : The good thing is the freedom... because people change when they go somewhere else... I mean, I have been visiting down there [in Bosnia] and I prefer being here, there is more freedom here to do things... Down there if you do something wrong, everyone knows and here they don't care as much... I mean, if I was down there I would probably have been home all the time, and maybe I would already have stopped attending school, because we stop school early down there.58

46 During their annual holiday in Bosnia, I stayed with the family for a week. At the time, there were many conflicts between Enisa and her parents, because they felt she needed to adapt her conduct to local Bosnian norms, which she experienced as restrictive. During one argument, Enisa shouted at her parents that she was much better off in Denmark, and asked what was the point of being in Bosnia, when she was hardly « let out of the house ». In the past two weeks, she said, she had only been out three times59. In the Bosnian context, this family was eager to preserve the honourable conduct of their daughter, which would feed back into the family image, and display their ability to comply with certain gender norms previously operating in Bosnian village contexts, norms which had become more restrictive and nationally important as a consequence of the war60. In the Danish context, however, Enisa's parents defined moral conduct in a much less strict way61.

Concluding Summary

47 The story told in this article is the story of some Bosnian families, mainly families directing their efforts towards “fitting into” Danish society62. These families from Bosnia and Herzegovina do not constitute a homogenous group with the same priorities and practices, but rather several groups of individuals and families, some of whom formed close-knit social networks, others who were in conflict or simply did not have a lot of contact.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 156

48 This paper has attempted to demonstrate how a particular way of thinking sameness and differences has affected the parameters for establishing re-latedness in a Danish context. This ideal, if we could call it that, affected the processes of identification taking place among Bosnian Muslim refugee families. Bosnians occupied a privileged position in the Danish “hierarchy of foreigners”. They were defined as being « like us [the Danish majority] ». Yet we have seen how this seemingly advantageous position generated its own unique set of limitations and contradictions which particularly affected Bosnians precisely because of their defined “almost Danishness”.

49 In some families, this situation led to the constant accentuation of a secular Bosnian identity, emphasizing sameness with the Danes and a downtoning of religious aspects. This group of Bosnians perceived themselves to be under the constant “gaze of the Danish other”. This situation led Bosnians to physically avoid or rhetorically distance themselves from other refugees and immigrants, especially when they felt subject to “the Danish gaze”. Finally, this situation caused strains in Bosnians' interaction with Danes, as as it was precisely in these contexts that differences were constantly on display. These tensions seem to have accelerated following the September 11th debates and the harsh debate on immigrants and refugees leading up to the November 2001 Danish parliamentary elections.

NOTES

1. Although the perspectives put forth in this paper are entirely my responsibility, I am indebted to my supervisor, Leif Olsen (AKF) for comments and feedback on this paper and to Steven Sampson (University of Lund) for language editing and comments. 2. Municipal allotments ( kolonihaver) are small gardens, usually with small cottages for remaining overnight in the summer months. The allotments, many of them picturesque and exhibiting imaginative kitch-peasant architecture, occupy a special place in constructions of Danishness. The first allotment was established in 1884. The idea was to provide a recreational space for workers living in densely populated urban areas and the possibility of a nutritional supplement or an extra source of income from growing vegetable gardens (see http:// www.kolonihaveportal.dk). Today, whenever “Danish culture” is on display it often includes images of municipal allotments ; people in their garden drinking beer, eating open-top sandwiches, the Danish flag waving in the background. 3. Fieldnotes, June 2002. 4. Occasionally, I would hear categorizations very much akin to those operating in Bosnia in terms of “cul-turedness” (kultura) and “non-culturedness” (nekultura) applied to other immigrants and refugee groups. In former Yugoslavia, the terms “peasant” (seljak) or “bumpkin” (papak) were used about people from small villages defined as narrow-minded, uncultured and backward, or as a specific provincial outlook on life implying the same adjectives. The concepts then constituted important social categories marking socio-cultural differences in the Bosnian, but also in the Danish context (see Bringa (Tone), Being Muslim the Bosnian Way : Identity and Community in a Central Bosnian Village, Princeton : Princeton University Press, 1995 ; Grünenberg (Kristina), Det tomme rum ? Midlertidighed, flygtningelandsbyer og bosniske flygtninge i Danmark (The

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 157

Empty Room. Temporariness, Refugee Villages and Bosnian Refugees in Denmark), University of Copenhagen (Institute for Anthropology) : MA Thesis, 1997 ; Grünenberg (Kristina), « Det her milevidt fra Grundtvig. Kontinuitet, forandring og fællesskab i to danske flygtnin-gelandsbyer » (This is Miles Away from Grundtvig. Continuity, Change and Community in Two Bosnian Refugee Villages), in Schwartz (Jonathan), ed., Et Midlertidigt liv. Bosniske flygtninge i de nordiske lande (A Temporary Life : Bosnian Refugees in the Nordic Countries), Copenhagen : Nord, 1998. 5. “Bosniak” (Bošnjdk) is a historical term whose meaning has, according to anthropologist Tone Bringa, been heavily debated especially in the immediate pre-war situation (see Bringa (Tone), op.cit, pp. 34-36). Among the families of my study, the generally accepted meaning of the term was to equate it with Bosnian Muslims, so as to distinguish them from Bosnian Croats (Catholics) and Bosnian Serbs (Orthodox). The majority of the refugees from Bosnia who arrived in Denmark between 1992 and 1995 were Muslims, however. Among the families in my own research, the self- referential category generally used was “Bosnian” rather than “Bosniak”, which is therefore the term I use in this paper. 6. As one example of the campaign, the major winner of the elections, the Liberal Party Venstre introduced an election poster during their campaign, featuring a small group of immigrant males who had been convicted of raping a young ethnic Danish girl, coming out of the Court of Law. The poster was imprinted with the words Time for Change. Thereby the individual characteristics of these minorised individuals were generalized to all ethnically minorised males. See also Andreassen (Rikke), Gender, Race, Sexuality and Nationality. An Analysis of the Danish News Media's Communication about Visible Minorities from 1971 to 2004, University of Toronto (Department of History) : PhD dissertation, 2005, p. 203, for an analysis of the meanings attached to this poster. 7. It is important to underline that I am not arguing that Bosnian actively hid the fact that they were religious, but rather that if they were, this was not generally articulated among the households which I did my research at the time. Today however, it seems to have become increasingly difficult to be a “secular”, meaning non-practicing/religious Muslim in the Danish public debate. 8. This idea is based on interviews with a municipal social worker, a member of the regional integration council, a housing consultant and personal communication with researchers working within the field of migration. 9. Larsen (John), Bosniske krigsflygtninge i dansk offentlighed. Forestillinger og politisk virkelighed (Bosnian war refugees in the Danish public space : imagination and political reality), København : Institut for Antropologi, 1997. 10. Borish (Steven), The Land of the Living : The Danish Folk High Schools and Denmark's Non-Violent Path to Modernization, Nevada City : Blue Dolphin Press, 1991 ; Goldschmidt Salomon (Karen Lisa), « “I grun-den er vi enige.” En eskkursion i skandinavisk foreningsliv » (“We Actually Agree.” An Excursion in the Life of Scandinavian Associations), Journal of Anthropology, 25, 1992 ; Liep (John), Olwig (Karen F.), eds., Komplekse Liv. Kulturel mangfoldighed i Danmark (Complex Lives. Cultural Diversity in Denmark), Copenhagen : Akademisk Forlag, 1994 ; Anderson (Sally), Chronic Proximity and the Management of Difference. Study of the Danish School Practice of « Klasse », University of Copenhagen (Department of Anthropology) : MA Thesis, 1996 ; Grünenberg (Kristina), op.cit. The historian Uffe Østergaard argues that this particular way of conceiving the Danish national and cultural community which is based on an emphasis on sameness and homogeneity is rooted in a broad popular cultural movement promoting the rights of the common man / peasantry and in the ethos of social equality rooted in the historical movement of Grundtvigianism. Nikolay Frederik Severin Grundtvig (1783-1872) was a Danish priest, writer and politician whose ideas, broad popular appeal and emphasis on equality and sameness have had a profound influence on the Danish political discourse and welfare model (see Liep (John) and Olwig (Karen F.), « Kulturel kompleksitet » (Cultural Complexity), in Liep (John), Olwig (Karen F.), eds., op.cit.)

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 158

11. Diken (Bülent), Strangers, Ambivalence and Social Theory, Aldershot : Ashgate, 1998, p. 54. 12. Gaarde Madsen (Jacob), Mediernes construction af flygtninge- og indvandrer spørgsmålet (The Media Construction of the Question of Refugees and Immigrants), Magtudredningen : Hans Reizels Forlag, 2000. 13. See Andreassen (Rikke), op.cit., p. 157. According to two research reports, it was already the case before September 11th. See Hervik (Peter), Mediernes Muslimer. En antropologisk undersøgelse af mediernes dæk-ning af religioner i Danmark (The Muslims of the Media. An Anthropological Investigation in the Media Coverage of Religions in Denmark), Copenhagen : Nævnet for Etnisk ligestilling, 1997 ; Dindler (Svend), Olesen (Asta), eds., Islam og Muslimer i de danske medier (Islam and Muslims in the Danish Media), Aarhus : Aarhus Universitetsforlag, 1988. 14. 17 793 of these people were Bosnian citizens with a permanent resident permit, and 3 301 of them had by 2003 acquired Danish citizenship. See Statistics Denmark, Statistical Yearbook 2003, available at . 15. It was often claimed that the Bosnians were Muslim in the same way that most Danes are nominally Protestant, meaning not really Muslims and therefore able to be Europeans. See also Bringa (Tone), op.cit, p. 7. 16. John Larsen has aptly demonstrated this point in his study of media discourses about Bosnian refugees. See Larsen (John), op.cit. 17. Ibid., p. 134. 18. Diken (Bülent), op.cit. p. 97. I collected many similar comments during my first fieldwork in the refugee camps in 1995 both from Red Cross staff and from Danish “contact families”. See Grünenberg (Kristina), Bosnianness, Culture and Context, University of Oxford (Refugee Studies Programme ) : Trinity term paper, 1995. 19. Tone Bringa shows how the same kind of binary oppositions are often invoked when scholars try to make sense of the phenomenon “European Muslims”, which challenged the notion of Europe as inherently Christian. She argues that as long as the dominant European discourse defines Europe as Christian, then Bosnian Muslims will have to be defined either as « not European, or as European, but not really Muslim ». See Bringa (Tone), op.cit, p. 7. 20. Interview, November 2001. 21. Said (Edward), Orientalism, London : Vintage, 1979. 22. Coupled with the fact that the general educational level was relatively high, compared to other refugee and immigrant groups. See Gluhovic (Petal), Integration af bosniske flygtninge på arbejdsmarkedet (Integration of Bosnian Refugees on the Labour Market), Copenhagen : CASA, 2000, p. 12. 23. Diken (Bülent), op.cit., p. 37. 24. Michel Foucault (1980), quoted in Denzin (Norman K.), The Cinematic Society : The Voyeur's Gaze, London : Sage Publications, 1995, p. 1.I would argue however, that the scrutinizing voyeur's gaze was not simply interiorized. By being aware of the gaze and relating consciously to it, some families already seemed to be challenging it, a point I will have to elaborate in a different article. See also Holstein (James A.), Gubrium (Jabel F.), The Self We Live By : Narrative Identity in a Post- Modern World, Oxford : Oxford University Press, 2000. 25. Fieldnotes, September 2003. 26. Which means that not all Bosnians would feel the need to conform to public “norms of silence”. They would then be categorized as “non-cultured” (nekulturni) or “peasants” (seljaci) by the people striving to conform to these norms. 27. Interview, June 2003. 28. However, in this context some differences are more acceptable than others. Had Namira e.g. been a vegetarian, she would probably not have had to answer the same kind of probing questions.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 159

29. See Grünenberg (Kristina), « “Bosnianness” in the Context of a Specific Refugee Policy », Anthropology in Action, 3(1), 1996 ; Grünenberg (Kristina), Det tomme rum ? (op.cit). I do not mean to imply that the internal differences had vanished, but that it seemed less important to emphasize them in the present context. In everyday camp life, these differences were continuously emphasized, the families would share a very small space, being unable to avoid one another, and would be generally treated as a homogenous group by Red Cross staff members who were mostly unfamiliar with life in former Yugoslavia and thus unfamiliar with identity markers, including those marking social class. Furthermore, the whole idea of establishing “refugee villages” (flygtningelandsbyer), with the implicit references to a community atmosphere, reinforced this perception of the Bosnians as a single, unified group. Later on, outside the camp context, the families were no longer “forced” to relate to other Bosnians with whom they found little if anything in common, but could establish social relations on the basis of common interests, sense of relatedness, etc. 30. For a brief discussion of “over-culturalization” in Danish society, see Sampson (Steven), « Why Do Bosnian Kids Piss on the Floor ? Clearing Up Cultural Misunderstandings in a Culturalised Society », Anthropology in Action, 3(1), 1996. 31. For similar arguments, see also Wight (Ellen), Bosnians in Chicago : Transnational Activities and Obstacles to Transnationalism, Brighton : Sussex Centre for Migration Research, 2000 ; Al-Ali (Nadje), « Gender Relations, Transnational Ties and Rituals among Bosnian Refugees », Global Networks. A Journal of Transnational Affairs, 2(3), July 2002. 32. On different meanings of “home” in the context of migration, see Ahmed (Sara), Castañeda (Claudia), Foitier (Anne-Marie), Scheller (Mimi), eds., Uprootings/Regroundings. Questions of Home and Migration, Oxford : Berg, 2003. 33. Fieldnotes, June 2003. 34. Liep (John), Olwig (Karen F.), art.cit, p. 17 (my translation from the Danish). 35. Knudsen (Anne), Her går det godt, Send flere penge (All is Well Here, Send More Money), Copenhagen : Gyldendals Forlag, 1996, p. 27. 36. However, this does not mean that Somalis are not under pressure to conform to public norms. It means that it is no big surprise to anyone if they do not. 37. One might argue that all Muslims who participate in the public debate and the democratic institutions in Denmark are secularized to a certain extent, notwithstanding their religious observance. By using the word “secular” in this context, I mean non-religious or non-practicing. 38. By this I do not mean to imply the existence of some norm that prescribes social interaction between groups of immigrants. It is, after all, quite common for Danes not to have extended contact with their neighbours as well. 39. Fieldnotes, June 2003. 40. Interview, June 2003. 41. At least one of the young boys, being the fairest and most blond of all the Bosnian youngsters, who spoke flawless Danish could easily be defined as Danish, increasingly identified with other immigrant youth as opposed to Danish youngsters, much to the dismay of his parents. 42. Fieldnotes, June 2002. 43. Interview, May 2002. 44. Interview, June 2002. 45. Knowing that as a representative of the majority population and a researcher as well, the knowledge I produced would be widely accessible, and given the monoculturalist discursive emphasis on sameness, the political climate around the time of my fieldwork and the fact that I did not specifically raise the issue of religion, it could be expected that the families did not bring up their religious practices and beliefs during my fieldwork. 46. According to the religious historian Tim Jensen, there are no official statistics regarding the number of practicing Muslims in Denmark. Based solely on the number of immigrants from

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 160

Muslim countries (which then includes a variety of different ways of relating to religion, including atheists), Islam is judged to be the second largest religion in Denmark (following the Danish Lutheran State church) with estimates varying between 149 000 and 170 000 Muslims (approximately 3 % of the population). There were approximately 55 mosques in Denmark in 1999, but only one, pertaining to the Ahmadiyya tradition, is formally constructed according to religious prescriptions and turned towards Mecca. Jensen (Tim), ed., Religionsguiden - en vejviser til flygtninges og indvandreres religioner i Danmark (The Religious Directory -A Guide Focusing on Religions Practiced by Refugees and Immigrants in Denmark), Copenhagen ; Dansk Flygtningehjælp, 1999 (available at http ://www.sdu.dk/Hum/TimJensen/Rel/index.html). 47. Al-Ali (Nadje), art.cit, p. 257. 48. Ibid., p. 256. 49. Ibid., p. 250. 50. It is a widely shared perception in Denmark that the Danish Christmas has lost most of its originally religious content and is in most Danish families celebrated as the yearly tradition of family togetherness. 51. According to Tone Bringa, endogamy was common in the village where she did her fieldwork, and tied up with perceptions of religiosity. Women, not men, were seen as the guardians of Islam ; therefore, intermarriage in the village was relatively uncommon (see Bringa (Tone), op.cit., pp. 149-154). Whether this ideal of endogamy among some families in the Danish context was always religiously based or whether it was sometimes one of the consequences of the war remains unclear. The war certainly seemed to have restricted interethnic social relations and may thus have intensified the kind of endogamous practices cited by Bringa for Bosnian villages. Nevertheless, in in large cities intermarriage was a common practice. 52. It could be debated whether this private was “private” at all during my presence and, if so, in what respect and to what extent. I will, however, have to discuss this in a different paper. 53. One of the prominent people to have spent many years in prison on this account is Alija Izetbegovic (1925-2003), the former President of Bosnia and Herzegovina. See Malcolm (Noel), Bosnia : A Short History, London : Macmillan, 1994, pp. 195-196 ; Bringa (Tone), op.cit., p. 236, note 12. 54. According to Tone Bringa, free expression of religion was allowed in Socialist Yugoslavia, but considered a strictly private matter. It was impossible to be a member of the Communist party and a practicing believer simultanously, whereas party membership was a prerequisite for making a career as a professional or climbing the hierarchy of state bureaucracy. See Bringa (Tone), op.cit, p. 204. 55. On the differences between pre-war Croatian / Bosnian migrants and Croatian / Bosnian refugees, see Povrzanovic-Frykman (Maja), « Construction of Identities in Diaspora and Exile : Croats in Sweden in the 1990s », in Povrzanovic Frykman (Maja), ed., Beyond Integration : Challenges of Belonging in Diaspora and Exile, Lund : Nordic Academic Press, 2001 ; Povrzanovic- Frykman (Maja), « Establishing and Dissolving Cultural Boundaries : Croatian Culture in Diasporic Contexts », in Resic (Sanimir), Tornquist-Plewa (Barbara), eds., The Balkans in Focus : Cultural Boundaries in Europe, Lund : Nordic Academic Press, 2002. 56. In a paper on “Euro-Muslims”, the Danish / American professor of law, Jytte Klausen, made reference to the different degrees of liberty and rights to difference between the United States and Denmark, defining the Danish model as limited to peoples heads : « In Denmark, the Minister for Integration said the other day that people are allowed to think what they like. In the States, the right to difference is the right to not move your car from a parking space on the Sabbath » (Klausen (Jytte), « Euro-Muslims : Religion and Civic Inequality in Denmark and Sweden », Paper presented at the Institute of Sociology, University of Copenhagen, 9 September 2003). 57. Fieldnotes, August 2002. 58. Interview, May 2002.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 161

59. Although I believe that the form of many of these discussions had to do with the fact that Enisa was an adolescent, displaying normal teenage “sulkiness” and resistance, the content of these discussions was related to the differences Enisa experienced between the Danish and Bosnian contexts respectively, and thus reflected some of the difficulties that some youngsters (as well as some adult women) experienced when on holiday in what was still generally defined as their “homeland”. Ruba Salih describes how Morrocan migrant women encounter a similar situation when on their summer trips to Morocco. See Salih (Ruba), Gender in Transnationalism. Home, Longing and Belonging among Moroccan Migrant Women, London : Routledge, 2003, p. 74 ; see also Jansen (Stef), « Gendered Transformations of “Home” amongst Bosnian Refugees », paper presented at the conference Displacement : Global Dynamics and Gendered Patterns, Centre for Women and Gender Research, Bergen (Norway), 29 September - 1 October 2005, p. 11. 60. Djuric (Tatjana), « From National Economies to National Hysteria - Consequences for Women », in Lutz (Helma), Phoenix (Ann), Yuval-Davies (Nira), eds., Crossfires. Nationalism, Racism and Gender in Europe, London : Pluto Press, 1995. 61. Another, more pragmatic reason for this reincorporation of Enisa into a more patriarchal normative universe, was that as her grandmother who normally took care of her younger sister, was travelling around Bosnia, and Enisa being the eldest child had to take care of her sister. 62. An interesting topic for further research along the lines of this paper would be to investigate how the processes of identification described here have evolved among those Bosnian families who fled to and eventually settled in Muslim countries.

RÉSUMÉS

Cet article s'intéresse à la manière dont un discours danois dominant s'articulant autour des questions de “similitude” et de “différence”, ainsi que la position spécifique occupée par les réfugiés bosniens musulmans dans ce discours a façonné leurs expériences et leurs pratiques diasporiques. La thèse avancée est que certains aspects de ce contexte danois ont structuré les relations des Bosniens avec les autres réfugiés et immigrants musulmans et avec la population danoise majoritaire, et que ces facteurs ont également influencé les formes d'expression religieuse parmi les adultes bosniens, qui ont fortement insisté sur une version sécularisée spécifique de l'Islam. L'article s'appuie sur des données ethnographiques recueillies au cours de recherches de terrain parmi les familles bosniennes dans les camps de réfugiés danois en 1995, et parmi les mêmes familles au Danemark et en Bosnie en 2002.

This article focuses on how a dominant Danish discourse revolving around issues of ‘sameness’ and ‘difference’ and the specific positioning of Bosnian Muslim refugees within this discourse shaped Bosnian diasporic experiences and practices. It is argued that certains aspects of the Danish context has structured Bosnians' relations with other Muslim refugees and immigrants and with the Danish majority population, and that these factors also influenced the forms of religious expression among Bosnian adults, who laid a strong emphasis on a specific secular version of Islam. The article draws on ethnographic data from field-work among Bosnian families in Danish refugee camps in 1995, and among the same families in Denmark and Bosnia in 2002.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 162

AUTEUR

KRISTINA GRÜNENBERG PhD candidate in sociology, University of Copenhagen, Denmark, and Institute of Local Government Studies (AKF), Denmark. Contact : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 163

Adapting Mystic Identity to Italian Mainstream Islam: The Case of a Muslim Rom Community in Florence L'adaptation de l'identité mystique au courant dominant de l'Islam italien : le cas d'une communauté rom musulmane a Florence

Fabrizio Speziale

The Muslim Roma1

1 The religious identity of the Muslim Roma of the Balkans, their oral transmission of the Islamic religious knowledge and tradition, of the Sufi esoteric doctrine and mystical poetry, their affiliation to Sufi orders and the related observance of Shi‘a devotional traditions are all subjects that have not received much attention among scholars. This article focuses on a Macedonian Rom community living in a camp situated in the suburbs of Florence (Italy), and led by Shaykh Baba Jevat Rufat Helveti, a shaykh (Sufi master) belonging to the Khalwatiyya order. The purpose of this article is to describe the composite identity of this group of Muslim Roma, made up of different and contrasting layers of cultures and traditions, and the way in which interaction with the local Islamic authorities has contributed to important readjustments in their religious identity and rituals.

2 Muslim Roma often call themselves Khorakhané, a name related to the Qur'an (khora in Romanè language), most likely meaning « in the way of the Our'an ». Baba Jevat defines habitually himself and the members of his community as Rom, which along with the Sinti constitute the two main groups of Gypsies who settled in Italy. Rom (pl. : Roma) means « man », as well as « husband », and Roma often refuse to be called « Gypsies », because this is the name given to them by the Gagi, the non-Rom2. Opera Nomadi, an association working with Gypsy populations, estimates that in 2005 there are about 150 000 Gypsies in Italy ; 70 000 of them - Rom, Sinti and Camminanti – are Italian citizens ; 80 000 are migrants from Eastern Europe. They migrated to Italy since the late 1960s,

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 164

and later in the 1990s, due to the Yugoslav wars3. Most of them are sedentary. There is no statistics available about the Muslim Roma in Italy4. They usually did not care about the rules of identity control proper to sedentary cultures, but they have recently become more aware of the advantages that a status of legal immigrant can provide. A first element that strongly defines the position of Muslim Roma in the Italian society and in the wider Gypsy community is that they constitute only a minority of the Gypsy population living in Italy. They are a minority of a minority, which can be discriminated not only by the surrounding society, but also by the majority of the . Christian Gypsies such as the Sinti settled in Italy since the beginning of the 15th century5, while the immigration of Muslim groups became noticeable only in the second half of the 20th century. Almost all groups of Muslim Roma settled in Italy are of Balkan origin6. The new waves of migration in the last decades, mostly from Yugoslavia, have increased the size of the Gypsy population living around Italian cities. This demographic growth has contributed to rekindle the social intolerance against Gypsies, especially in the larger cities, and has threatened the integration within the Italian society achieved by the elder and sedentary groups of Gypsies.

3 The group of Muslim Roma described in this article lives in the northern suburbs of Florence, not far from the airport, in a camp named ilPoderaccio. Nearby is another Gypsy camp named Masini. The Poderaccio camp hosts about 300 persons, but no official data are available. The population of the Poderaccio and Masini camps consists of Roma from Macedonia and Kosovo. The Macedonian group is guided by an eminent religious leader, Shaykh Baba Jevat Rufat Helveti, who belongs to the Khalwatiyya order7. His authority is more or less acknowledged by the whole Poderaccio camp. He has initiated many residents of the camp (both from Macedonia and Kosovo), as well as some Italians, into the Khalwatiyya. Before describing the activities of this group and its interactions with the local Islamic authorities, however, it is necessary to point out a few basic features of the traditional identity of Muslim Roma.

4 The composite structure of the Khorakhané social and religious identity may be considered as made of two main cultural traditions : the Rom one and the Muslim one. The Rom identity is actually an aggregate of different cultural layers coming from the Indian setting (India being Gypsys’ land of origin), the nomadic culture, and all those features that have been acquired by the Rom during their migrations and contacts with various Asian and European populations. Gypsies are distributed nowadays in various regions of the Islamic world, or of what was part of the Islamic world, such as in the case of the Balkans. According to a well-known legend, their migration from India started before Islam, and the first country they migrated to, as artists, was pre-Islamic Iran, at the request of the Sasanid king Bahram Gur (420-438). In the famous historic and epic works by Hamza al-Isfahani (10th century) and Abul Qasim Firdawsi (ca. 940-ca. 1020), these Indians are called « Luli » or « Zott »8. The Muslim identity of the Balkan Roma has been acquired only after the Ottoman conquest of the Balkans at the end of the 14th century. Regarding their affiliation to Sufi orders, monographic researches on this topic are lacking, but it seems that Sufi brotherhoods spread among Balkan Roma mostly in the interwar period, and that the number of Rom shaykhs increased in Macedonia only after the Second World War. Alexandre Popovic, observing the flourishing of takiya (Sufi centers) among Macedonian Gypsies in the 20 th century, remarks that the role acquired by Gypsy shaykhs was favoured by the migration to Turkey of the local Turkish populations and Sufi masters, whose vacant places were occupied by Gypsy shaykhs, and by the positive attitude of the ZIDRA (Zajednica

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 165

Islamskih Derviskih Redova Alije), the official association of Sufi orders in Yugoslavia, willing to increase the number of his members9.

5 Roma have a different, “elective” point of view about such a crucial issue as their religious origins, whose veracity is not relevant here. They assert thatthe first Rom who became Muslim took the bay‘at (oath of initiation) directly from the hands of Muhammad, that he was thus a companion of the Prophet, a member of the highest spiritual and religious Muslim elite, who, like the Prophet himself, made of itinerant work his main source of income. Nomadism offers to the Rom another sound level of analogy. This real or/and symbolical analogy and elective affinity is based on the fact that nomadism and its implications, such as the rejection of permanent residence and goods, are essential and noble attributes of both the dervish and the Roma.

6 At the technological-artistic and professional level, and without suggesting any direct influence as far as the Balkans are concerned, one can observe that Sufis and Roma present strong analogies. A clear example is constituted by the so called be-shar‘ (heterodox) Indian Sufi orders. For various reasons, both the be-shar‘ Sufis and the Roma occupy low positions in the social hierarchy. In India, some be-shar‘ orders, such as those of musicians, are commonly assimilated to a low caste10. There are other similarities between be-shar‘ Sufis and Roma, such as the practice of professions connected to the alchemic technology (metal working, etc.), the transmission of various esoteric and healing skills, the professional and ritual use of music and other arts, the practice of artistic occupations (jugglers, etc.)11. Both groups are wandering ones. Obviously, such analogies are not confined to the Indian subcontinent and its heterodox Sufi orders12. For example, the popular music played by Balkan and Macedonian Gypsies, bears elements which may recall the music played by Ottoman Sufi orders and the military hymns of the Janissaries in particular13. An open question remains whether, in recent times, such analogies in the professional domain may have played a role in the process of assimilation of Sufism by the Roma in the Balkans, all the more that the link existing betweenSufi orders and certain jobs, crafts or artistic professions like musicians represents also a means trough which Sufi orders rooted themselves into local groups and societies14.

7 The Rom and the Muslim identities may clash with each other at different levels. Lying, stealing, or sending children to school have completely different meanings whether interpreted in the Rom or Muslim frame of thought. Roma do not know the concept of private property : stealing something from a Gagi is not perceived as a criminal or sinful act. As Baba Jevat told me during one of the meetings I had with him : « Roma do not know Allah, they have no fear, no shame, that's why they need to be educated in Islam ». Except one family who is affiliated to the Jehovah's Witnesses, all the residents of the camp are formally Muslims, even if their compliance to the Shari‘a (Islamic law) can be quite limited. Muslim Roma have a deep religious feeling that pervades many aspects of their life, but at the same time many of them may drink alcohol. They give Muslim names to their children, most of them fast during Ramadan and attend to the prayers at the camp mosque during this month and for other important religious celebrations. However, fewer of them attend the five daily prayers offered by Jevat, his relatives and closer disciples. Various families of Roma have strongly internalised their affiliation to Balkan Sufi orders, and some families of the Poderaccio camp bear Sufi family names. Appellations such as Kadiri and Halweti came to identify the main structural component and the centre of the Rom society and life : the family. Their cult

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 166

of Muslim Saints may be considered analogous to that of Christian Saints practised by other Gypsies, and on the very Italian territory, the shrines of some Christian Saints are well known for being the place of large Gypsy gatherings during the Saint's anniversary15. On the day of Saint George's anniversary, some Muslim Gypsies of Florence wear green clothes and celebrate Khidr (The Green One) 16, who is often associated with this Christian Saint. Important differences exist, however, since Muslim Roma have no shrines in Italy and the rituals described below have no equivalent in the religious customs of Christian Gypsies.

8 As in many other Gypsy camps in Italy, the level of criminality and social deviance is quite high, especially at the Masini camp. But it would be wrong to consider the deviant behaviours of the Gypsies only as the result of their lackof respect toward the Gagi social rules and of other similar prejudices. Besides the frequently forgotten Nazi persecution during the Second World War, which stands as the example of the non existing political power of the Gypsies, it would be too long here to list all the forms of intolerance, discrimination and persecution that have been and are still perpetrated against Gypsies in our “civilized” societies. The social deviance of Gypsies living in Western Europe is the product of their assimilation to local discriminated minorities and sub-cultures, and is also related to the loss of their traditional identity, especially at work. The traditional occupations transmitted for centuries among Gypsies, such as metal working based on alchemical technology, smith, coppersmith, farrier, engraver, etc., artistic occupations (circus shows, itinerant orchestra, etc.) and nomadic trade of goods among isolated villages, have lost most of their role in contemporary Italian society. Only few of these professions survive, such as professional music groups playing also in the streets, and the ancient divinatory art of chiromancy, still widely practiced by women as their main source of income. This loss of professional identity is not merely a material issue, but first of all a psychological one, since in traditional societies, alchemical and artistic occupations represented a mean for personal and spiritual realization. The passage from a culture that did not know the concept of accumulating goods and money to a culture where their possession marks social differences, redefines the role of traditional authority, once based on age, knowledge and experience ; it encourages criminal activities, social deviance and/or economic dependence from the welfare state of the Gagi society. Some Roma of the camp have started to find other sources of income, especially through the opening of co-operative societies providing various kinds of services. Jevat himself works in a co-operative society financed by the Municipality of Florence that keeps watch on the entrance of the camp 24 hours a day. His second son works in a co-operative society cleaning institutional buildings such as schools and hospitals. His third son works in the family bar and in a cooperative helping immigrants to look for a job.

Shaykh Baba Jevat’s Spiritual and Social Authority

9 Baba Jevat was born in Skopje and today he is in his fifties. His family had stopped being nomadic two generations earlier. As Jevat said : » Thanks also to Tito, I have two houses in Skopje ». However, his family was still practising a traditional Rom occupation, horse-breeding, and Jevat himself has spent his adolescence watching horses. In 1973, he had his first encounter with his shaykh, Baba Najib. Baba Najib was a friend of his maternal grandfather and once came to his home to treat Jevat while he

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 167

was ill. Soon afterwards, he tookthe bay'at with Baba Najib and developed a strong interest in the qasa'id (sing. : qasida), the spiritual poems which are sung during Sufi rituals. Baba Najib is also a Rom and a shaykh of the Khalwatiyya order17; he is still alive and Jevat visits him when he goes to Skopje, at least once a year.

10 Jevat discovered what it means to be a nomad when he migrated in Italy in 1981, looking for job, with his wife, children and the families of his three brothers. They were illegal immigrants, moving between Naples, Campania, Puglia and Calabria, and surviving by doing hard and irregular works such as seasonal farm workers. They returned to Macedonia in 1984. They came back to Italy in 1986 and applied for a permesso di soggiorno (residence permit), the document conferring the status of legal immigrant and opening the possibility of getting a regular job. They obtained this document and moved to the richer province of Pisa, before settling down in Florence in 1987. In the Poderaccio camp, next to his house, Jevat built a mosque that serves also as a takiya (Sufi centre) and opened a bar where no alcohol is served. The mosque established by Jevat at the Poderaccio camp was the first mosque built in Florence, and it remained the only one until 1989-1990, when a space for the Friday prayer was offered by the International Student Centre Giorgio La Pira.

11 In 1994, while being back in Macedonia, Jevat received from Baba Najib the khilafa (investiture) to initiate disciples into the Khalwatiyya. Jevat says that he did not make any request to his master, since he did not believe that his spiritual rank was high enough for this task. But his master said that his khilafa was the expression of God's will and that it was Jevat's duty to take care of the souls of his community in Italy. The choice of his master was also clearly determined by the fact that, since the 1990s, Jevat had had several initiatory dreams and spiritual encounters with eminent Saints and even with Hasan al-Basri18. These spiritual encounters, in the style of the uwaysi initiation19, and the khilafa received from his shaykh are the main sources of Jevat's spiritual and religious authority.

12 Since he has become a shaykh, Jevat has given the bay'at into the Khalwatiyya to more than 40 Gypsies living in Italy, and the camp mosque became also the takiya of the group20. Many other people visit him and ask for his spiritual mediation without being formally initiated into the Sufi order. Most of them are from Macedonia and Kosovo and live in the Poderaccio and Masini camps, others come from various Gypsy camps in Tuscany and Italy. Only a certain number of persons who approach Jevat formally enter into the Khalwatiyya by means of a ritual of initiation. Some of them perceive and make this choice as a means for the salvation of their souls. Being taken under Jevat's spiritual protection is a way to escape problems such as alcohol and drug addiction, criminal behaviour or domestic violence. Therefore, for the new murid (disciple), entering the Sufi order represent also a way to redefine his personal identity and construct a new one fitting better with the social order and its ethical principles, that is not only with Islamic law but also with the Western rules. Several of Jevat's disciples in Florence need a strong authority that can direct them not only on the spiritual path, but also in their daily actions.

13 The range of religious and social functions played by Baba Jevat is wide. He is the embodiment of the typical Sufi master, who is a mediator between the human and the spiritual worlds, as well as a social mediator. The fact that Jevat knows well the Romanè language, speaks some Turkish and knows the Islamic traditions and those of his community defines him as a high authority. Roma turn to him for all kinds of

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 168

difficulties. He often plays the role of an arbitrator in the frequent conflicts opposing some families and ethnic groups. In cases of bride abduction, the members of the two families gather for hours in Jevat's house to look for an agreement. Baba Jevat is also the spokesman of his community with the Municipality of Florence and other Italian institutions. Nevertheless, the authority exerted by Jevat in the Poderaccio camp itself remains limited and adapted to Rom cultural framework. As a whole, the Rom society lacks any central hierarchy, and each elder man is actually the only chief of his own family group. Ethnical divides are also strong among Roma. This social fragmentation has often prevented Roma from uniting their efforts for the achievement of common aims, especially in regard to state institutions. Roma turn to Jevat if they need his mediation during critical life events like illness or family conflicts, but he could not prevent the selling of alcohol in another bar inside the camp.

14 Being the main Rom Muslim religious authority in Florence, Jevat is frequently invited to lead religious ceremonies by the Khorakhané living in the city. He is also often called by Roma living in other Italian cities such as Naples,Bolzano, Trento or Pisa. One of the most frequent reasons for such invitations is the circumcision of young boys. Jevat does not make the surgery, but he performs the religious rituals and the prayers before the child enters the hospital ; some Roma were circumcised by specialists coming from the Balkans. Jevat treats also many Roma, be they adults or young children brought by their parents. Some people are possessed by a jinn (genius, demon). Once, I was told, a van with five passengers arrived to the camp. They had been driving from Naples for several hours. In the back of the van, an eighteen year old guy was lying, fastened with ropes ; he was possessed by a dangerous and violent jinn. When Jevat opened the back door of the van, the man staying nearby stepped back, but the young guy was suddenly calm. Jevat untied him and took him into the mosque where he recited the Qur'an and other prayers ; the day after the young guy had recovered. For difficult cases and powerful jinn, he also writes amulets21.

15 Besides the ones who have entered the Sufi order in order to change their lifestyle, there is a small bunch of disciples who can be regarded as the true spiritual murids of Baba Jevat. Most of them are part of the Gypsy elite that is better integrated into the Italian society. They follow the individual methods of meditation of the order, they learn the qasa'id of the order. As already mentioned, Jevat has also initiated a few Italians into the Khalwatiyya. For some of them, it has been an intense personal experience. One of them, before meeting Jevat, had dreamt about a man in a mosque and heard a voice saying that, in order to be saved, he should go to this place. When he arrived to the camp mosque he recognised it as the mosque he had dreamt about. Jevat was in Spain at that time, and the man had to wait a couple of days before realising that he was also the man he had dreamt about. Other Italian disciples of various Sufi orders periodically took part to the hadra (Sufi ceremony) in the camp mosque, to which intellectuals, artists and social workers interested in Sufi and Gypsy ceremonies have been also occasionally invited.

16 For the Italians, Jevat embodies a double and overlapping archetypal figure, since he is at the same time a Sufi and a Gypsy, two figures that in the Western imagination symbolise the mediator with the spiritual realms22. Sufi rituals enable the Rom group and the Italians to interact within a sphere, thereligious one, which is usually closed and banished to non-Roma. Furthermore, the fact that he is regarded as a master by the Gagi who usually discriminate Roma, confirms and reinforces his role as a shaykh within

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 169

his own community. However, in other significant cases, the boundaries around the religious life of the group are not easily permeable for outsiders. Jevat's group (as other ethnic Sufi groups existing in Italy) do not interact with other non-Rom Muslims and Sufis, and have no significant relations with the other ethnic Sufi orders settled in Florence and Tuscany, such as the Shadhiliyya from Egypt and the Muridiyya from Senegal23.

17 In the 1990s, the Sufi rituals held in the camp mosque experienced a considerable vitality ; the hadra was held twice a week. During important religious celebrations such as the ’id al-Kabir (Abraham's Sacrifice) or the Maulid al-Nabi (Prophet Muhammad's birthday), it was not uncommon to see fifty or more men assembled in the mosque, performing dhikr (repeated invocation of God's name) during the hadra, as well as some women, who have their own space for prayer at the entrance of the mosque, that can be also separated by a curtain. The dhikr-i dawrani (circular dhikr) was also held quite often. During the first part of the collective dhikr the disciples assemble in a circle and remain seated invoking the dhikr ; then, they stand up and some of them form a whirling circle inside the main external circle, with Jevat standing in the middle of the internal circle, stressing with cymbals the rhythm of the dhikr. Qasa'id are sung during the ritual. Some of these dhikr can last from the evening until short before thefajr prayer (first daily prayer at dawn). The ritual of initiation of a new disciple usually takes place just before the hadra and it is a long ritual. The novice is carried by two elder disciples standing on his sides and holding him by the harms. They approach Jevat by walking slowly from the entrance door of the takiya ; at each step they stop and recite invocations. At the end the novice reaches the feet of his shaykh. Jevat covers himself and the new disciple with a black cloth and, while covered, gives him the bay'at. During important hadra, Jevat leads also the shish (pike) or ijrah ceremony, during which he pierces his disciples with blades and pikes. Few of his disciples have the permission to pierce themselves with their hands24.

18 The hadra is a melting-pot of languages, and observing it offers a powerful insight into the composite structure of the Rom Islamic identity : dhikr and invocations are in Arabic, the du‘a’ (prayers) are in Romanè, the qasa'id are inTurkish, Bosnian, Romanè and even Persian. Another important celebration observed by the group and his master, even though they are Sunni Muslims, is the celebration of Muharram (first month of the Islamic calendar). As a Sufi, Jevat has a particular veneration for ‘Ali and his family25. During the ten days that precede the Ashura (10th of Muharram26), he and a group of his relatives and disciples symbolically share the tragic destiny of Husayn by eating only raw food and drinking only rain water. During this period of time, they do not change their dresses, nor watch television, nor listen to music or having sexual intercourse.

Sheykh Baba Jevat and the Challenge of Islamic Reformism

19 Since the late 1990s, Baba Jevat's authority and the religious life of his group of disciples have been threatened by various factors. The first one comes from within the Rom community and is represented by other Sufi groups. In the Poderaccio camp, as well as in other Rom camps in Tuscany and in Italy, there are also masters and disciples of different Sufi orders, in particular the Qadiriyya, the Rifa'iyya and the Sinaniyya, the

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 170

latter being another branch of the Khalwatiyya. The affiliation to a particular order often reflects ethnic, but also kinship divides27; the Roma from Kosovo, for example, are mostly affiliated to the Qadiriyya since a Qadiri shaykh from Kosovo was living in Palermo in the 1990s. Some families from Kosovo living in the Poderaccio camp are disciples of this shaykh, who came several times to visit them in the late 1990s. They also took part to the khalwati hadra lead by Jevat who offered also his ta-kiya to the Qadiri shaykh to perform dhikr with his disciples, but the shaykh refused and decided to open another mosque in the camp, in the house of one ofhis disciples. However, this mosque was closed a few years later, after the Qadiri shaykh had left for Germany28.

20 But the main interethnic conflicts in the Poderaccio camp have been fed by external factors, such as the building of new houses for the Roma in Florence, a project run by the Municipality and funded by the European Union. The Municipality built a first group of houses in one of the city suburbs, and some members of Jevat's family moved in when they were finished in 1998. But, soon afterwards, protests organized by the inhabitants of these suburbs led to the cancellation of the project, and the construction of the other houses was stopped. Even though Florence and Tuscany are ruled by a left- wing coalition, local politicians preferred to give back the European funds than to loose votes. Most of the Roma who recently settled in Italy have no right to vote at local and national elections, so that they have a very limited influence on political parties. Jevat was attacked by other Roma in the camp, since his family had taken the only houses that had been finished. For this reason, Jevat remained in the camp with his wife and sent his two sons and his daughter to live in the new houses. But this was not enough to calm the situation and several persons, mostly from Kosovo, stopped to attend the hadra.

21 The main challenge to the religious life of the group, however, was the interaction with the Arab and Moroccan imams of the new mosques opened in Florence in the recent years. Many of the mosques established in the last decade in Italy have been funded by Saudi Arabia and other Arab countries. As a consequence, Wahhabism and the related anti-mystic attitude (typical of other Islamic reformist movements as well)29, constitute the ideological leaning of many imams appointed in these mosques. These reformist- minded imams condemn religious orders, as did the Protestants in the 16th century. They regard the Sufis and their miracles as superstitious heritages of the past to be banished. In the beginning, Jevat himself encouraged some members of his community to visit the new mosque when being in the city, all the more that, at the same period, a group of Jehovah's witnesses began to visit the camp with the aim to convert Muslim Roma30. But Jevat's spiritual authority, basedon initiation and personal gnostic experience, was challenged by a new model of religious authority based on the knowledge of Arabic language, the Qur'an and the Sunna (Islamic tradition). Muslim Roma usually have a rather limited, personal and orally transmitted knowledge of Islam and the Sunna. For example, one of Jevat's disciples told me once a hadith (saying or deed of the Prophet), starting with : « The Prophet and ‘Ali were travelling together by bus when the Prophet said... ». Therefore, Arab imams could easily gain a certain influence among the Roma who started to go to the mosque in the city. Arab imams had a strong set of criticisms against Sufis and their rituals. Jevat's personal style, the respectful way in which his disciples treated him, the ecstatic behaviours during the dhikr in the camp mosque, the same fact that the mosque was also a takiya, offered arguments for such criticisms. Some Roma frequenting the mosque started

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 171

complaining about their wives and daughters since they did not cover their head, or were seduced by the anti-American qut-bas (Friday sermons) of some imams31. The clash between the imams' views and Jevat's Sufi identity and rituals was inevitable and represents only the local version of a conflict that has pervaded most of the Muslim world in the 20th century.

22 It is important to note that Jevat had never been faced with Wahhabi ideas before. When he left for Italy, Wahhabism was rather unpopular in Macedonia and Sufis were the main traditional religious authorities. In the year 2000, Jevat invited several times the imams to come to pray in his mosque ; they came a couple of times and attended the dhikr. They criticised Jevat's personal style as being based on the cult of the shaykh, and his role of mediator with God. They blamed Sufi rituals during the hadra for being non-Islamic. They accused Jevat and his disciples of being Shi'a Muslims, since they celebrated Muharram and recited prayers for ‘Ali and the Shi'a imams during the hadra. Jevat's second son, Merkes, the one designated by his father to succeed him as the shaykh in the Sufi order, wants to become the imam of his community, and the imams offered him to apply for a scholarship to study in Saudi Arabia, but, at the end, he renounced.

23 The interaction with the Arab imams of Florence and their criticisms has deconstructed and reshaped the religious identity of the group at different levels. The adab (rules) inside the takiya and toward the shaykh has considerably changed. The reverential behaviour of the murids towards Baba Jevat, based on the model of the master-disciples relationship that can be observed in most takiya in the Balkans, has been completely redefined. Before, all thedisciples were used to bow in front of Jevat, to kiss his right hand, or even his feet. They always stood up when Jevat did so and never sat in his presence. Disciples never walked turning their back to the shaykh, but always went backwards. Now, only few disciples still observe these rules. The Sufi atmosphere of the takiya has considerably changed. All the pictures of Saints and Sufis, as well as those of the Shi'a imams (a heritage of the Iranian influence in the Balkans) and of Jalaluddin Rumi's32shrine in Konya, have been taken out from the takiya. Only the calligraphies of the Qur'an, the pictures of Mecca and of the Prophet's shrine in Medina and a small naqsh (talisman) of ‘Abd al-Qadir al-Jilani 33still hang on the walls. Before, as it is the case in the Balkans, it was normal to smoke in the takiya, and Jevat used to offer cigarettes to his guests and disciples. Cigarettes, coffee and tea accompanied the long discussions on religious issues between Jevat and his disciples, before and after the hadra. Smoking was banned after the imams complained that the takiya was first of all a mosque, in which smoking was not allowed. The celebration of the hadra underwent also important changes. The most significant one is that the longer and more animated part of the ritual, when the assembly stand up, was not performed anymore. The last three times that I visited the camp the dhikr was performed only in the sitting position.

24 However, Jevat says that his relation with the Arab imams is not one of conflict and that they never denied his religious authority. After a phase of adaptation, Jevat has learned how to counter Wahhabi types of criticisms. His knowledge of the Sunna, however restricted in comparison to that of the imams, enabled him nonetheless to understand that Wahhabi arguments are often based on rather individual interpretations of the Sunna, and that there are many authentic traditions and legitimate interpretations that can be used to reveal their weaknesses. At that time, it seems that it was also important for Jevat to strengthen his relationship with Italian

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 172

Sufis, whose strong and detailed criticisms of Wahhabism provided him with sound additional arguments to use with the imams.

25 An important event that has contributed to redefine Jevat's relation with the Arab imams is his participation to the hajj (pilgrimage to Mecca) in 2003, together with a group of Arab immigrants living in Florence and some imams of the city mosques. According to Jevat's account, the imams were highly surprised to see that he was praying even more than they were and that he could offer such a deep interpretation of Islamic beliefs and rituals, quoting great theologians, poets and Sufis unknown to the Wahhabis. Jevat told me that hewas really surprised when he understood that the Wahabbi imams ignored completely the sayings of religious authorities such as Ibn al- Arabi34, Rumi or Yunus Emre35, all authors whom Jevat can quote by hearth. It seems that also for the imams and the other pilgrims from Florence, it had been difficult not to perceive the spiritual strength of his Sufi religious style, even though he did not speak Arabic. One day, a small group of them made the salah (daily prayer) in the Prophet's mosque in Medina. After the salah, Jevat started to recite some additional prayers for the Prophet Muhammad. A voice from their back began to reply to Jevat's invocations. Once he had finished, somebody tried to see the one who had joined the prayer, but nobody was there. Somebody said that it could have been the voice of an angel, and this strange event gave to Jevat a scent of saintliness. When I visited again the camp in 2003, one of Jevat's disciples who go to the mosque in the city told proudly that some Arabs there were saying that Jevat has a higher spiritual rank that all the imams of Florence. Jevat himself had decided to celebrate again Muharram, notwithstanding the imams' criticisms, replying that this is not only the month of Husayn's martyrdom, but also the month when Adam was left on the earth, when Noah was saved and when Moses escaped from Egypt36.

Conclusion

26 Jevat's ability to adapt his personal religious style and that of his group to the local circumstances can be regarded as a typical example of the Roma expertise in adapting themselves to foreign and difficult settings. The adaptation capacity has always been an essential resource for the Roma who are constantly changing their place of residence and have to interact with various environments and cultures which are usually discriminating them as an underclass. The life of the Roma in Florence can be seen as a continual process of adaptation to and mediation with external rules. This process implies cultural changes at different levels. As already said, from a social point of view, the main adaptive efforts of the Roma are related to the labour market and to state institutions. The main alternative to criminality and dependence from the welfare state, that is co-operative work, is something that necessarily contributes to modifying the traditional identity of the group. Many Khorakhané of the Poderaccio camp have applied for legal immigration documents and got registered at the Municipality in order to access to social housing, although this implies to split the enlarged family group into several parts.

27 Notwithstanding the empty promises of the past, Jevat still tries to mediate with the Municipality of Florence. In this way, the camp was connected to the municipal canalization and sewerage system, but Roma complain that it would have been cheaper to build a new camp. The Municipality has indeed decided to build a new camp with

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 173

wooden-houses on a field beside the Poderaccio camp. The construction works have been finished by the half of 2004 and peoples moved in. The new camp has a “unique” wooden Mosque of seventy squared meters with bathrooms and an office. Here, Jevat's second son has started giving once a week dars (lessons) on Islamic topics to other Roma. By importing in Italy a Sufi order and its rituals, Jevat has given to the members of his community a powerful way to preserve important features of their religious identity in a foreign setting and, at the same time, a mean to deal with the growth of social deviance. Sufi rituals have also given rise to a set of relations with Italian Muslims and intellectuals that are completely different from the discriminatory ones that usually define the attitude of the Italian society toward the Gypsies. Finally, Jevat decided to adapt the religious style of his Sufi group to make it more suitable to the leaning of the new mainstream Islam in Italy.

28 Jevat did not meet with insuperable difficulties in adapting the dhikr and the behaviour of his disciples according to the requests of the imams. He thinks that he and his discriminated community have nothing to gain from an antagonist relationship with the local Islamic institutions ; however, the recent supposed connections of some members of these Islamic Institutions with fundamentalist plans, may also have warned him of the risks connected with tight close relations with such elements. From a wider point of view, it has to be underlined that the changes that we may observe in the last years in the Florence group (decline of spiritual authority in the society, simplification and impoverishment of rituals, assimilations of reformist features, etc.) are similar to the main changes characterising in the whole Islamic world, and since the Colonial period, the adaptation of Sufi orders to modernity.

29 It is also important to note that some of the criticisms put forward by the imams are buttressing Jevat's own social and religious endeavours in the camp. For example, when the imams visited the camp he showed them that in his family bar no alcohol was sold, and in this way could mobilize their religious authority against the Roma selling alcohol in the other bar of the camp. The same pattern can be applied to other behaviours considered haram (forbidden, unlawful) in Islam, such as theft and other crimes. Shari'a, even in the guise of an Arab Wahhabi imam rejecting Sufism, is one of the strongest weapons that Jevat has for countering social deviance in the camp. The new relation that Jevat has developed with the imams of the city implies the relinquishment of a part of the religious identity and ritual life of the group. At the same time the Arab imams of the city have redefined their critical attitude towards Djevat and started to esteem his role among the Rom community. The new attitude of the imams has provided an additional external sanction to Jevat's religious authority among the Roma, and the whole process have opened the group to a wider set of relations with the Muslims of Florence.

NOTES

1. The author would like to thank Leonardo Landi, Alexandre Popovic and Nathalie Clayer for their comments on different topics of this paper. On Gypsies in general, see Acton (Thomas),

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 174

(ed.), Gypsy Politics and Social Change, London : Routledge, 1974 ; Cozannet (Francois). Gli Zingari. Miti e usanze religiose, Milano : Oscar Mondadori, 1990 [original edition : Mythes et coutumes religieuses des Tsiganes, Paris : Payot, 1973] ; Liégeois (Jean-Pierre), Gypsies : an Illustrated History, London : Al Saqi Books, 1986 [or. ed. : Tsiganes, Paris : La Découverte, 1983]; Liégeois (Jean- Pierre), Zingari e Viaggianti, Roma : Lacio-Drom, 1987 (ed. or. : Tsiganes et Voyageurs, Strasbourg : Conseil de l'Europe, 1985) ; Ledda (Luisa), Pau (Paola), eds., Gente del mondo. Voci e silenzi delle culture zingare, Roma : Artemide, 1994. 2. On the different groups and tribes of Gypsies settled in Italy and the origins of their names, see Soustiede Condat (Daniell), Rom, una cultura negata, Palermo : Assessorato agli Incarichi Speciali della Città diPalermo, 1997, especially pp. 2-3, 33-35. 3. Converso (Massimo), Scheda Rom, Sinti e Camminanti, Roma : Opera Nomadi, 2005. 4. The number of regular Muslim immigrants originating from Macedonia is estimated at 4 126 in 2000(La Repubblica, 14/09/00). 5. As early as in November 1547 there is a ban of the Signoria di Firenze against Gypsy men and women. 6. Campani (Giovanna), « Flux Migratoires des Balkans en Italie », Homme et Migration, (1205), janvier-février 1997. 7. He calls himself also a karabash, but this, as remarked by Nathalie Clayer, should not be considered as an association with the Karabashiyya branch of the Khalwatiyya, but it is rather an epithet (likelyconnected to the black colour turban worn by the shaykh) used in the Ramazaniyya, at least from the beginning of the 20th century. See Clayer (Nathalie), Mystiques, Etat et société. Les Halvetis dans l'aire bal-kanique de la fin du XVème siècle a nos jours, Leiden : Brill, 1994, p. 255 ; De Jong (F.), «Khalwatiyya », Encyclopédie de l'Islam, volume IV, Leiden / London : Brill / Luzac & Co., 1978. 8. Lewis (G. L.), « Cingâne », The Encyclopaedia of Islam, n. e., vol. II, Leiden / London : Brill / Luzac & Co.,1965 ; Minoisky (V.) [L. P. Elwell-Sutton], « Lûlî », The Encyclopaedia of Islam, n. e., vol. V, 1986, Leiden : Brill, 1986 ; Walker (I.), « Nûrî », The Encyclopaedia of Islam, n. e., vol. VIII, Leiden / London : Brill / Luzac &Co., 1995. 9. Personal communication of Alexandre Popovic. See also Popovic (Alexandre), « Les Balkans post-ottomans » in Popovic (Alexandre), Veinstein (Gilles), eds., Les Voies d'Allah. Les ordres mystiques dans lemonde musulman des origines a aujourd'hui, Paris : Fayard, 1996 ; Clayer (Nathalie), op.cit., pp. 303-305. 10. Gaborieau (Marc),« Les ordres mystiques dans le sous-continent indien, Un point de vue ethnologique »,in Popovic (Alexandre), Veinstein (Gilles), eds., Les ordres mystiques dans l'Islam. Cheminement et situation actuelle, Paris : EHESS, 1986, pp.111, 122-123. 11. On Indian Sufi orders, see Sharif-Herklots (Ja‘far) Islam in India or the Qanun-i islam, Delhi : AtlanticPublishers, 1999 (new edition revised and rearranged, with additions by W. Crooke, or. ed. 1832), p. 289 sq.; Digby (Simon), « Qalandars and Related Groups. Elements of Social Deviance in the Religious Life of theDelhi Sultanate of the Thirteenth and Fourtheenth Centuries », in Friedmann (Yohanan), ed., Islam inAsia, vol. I, Jerusalem : The Magnes Press / Hebrew University, 1984. 12. Other interesting information come from the study of the secret languages and jargons of vagabonds,beggars and Gypsy groups in various regions of the Islamic world, although conclusions are not univo-cal. Wladimir Ivanow, who carried his field investigations in the period around the First World War,wrote that many words in the language of the Gypsies of Qainat (between modern Iran andAfghanistan) « are used in the secrete code of dervishes, beggars, and, I believe, thieves ». Ivanow (Wladimir), « On the Language of the Gypsies of Qainat (in Eastern Persia) », Journal of the Asiatic Societyof Bengal, n.s., 10,1914, pp. 442, 445 ; for a wider discussion of this topic see Bosworth (Clifford Edmond), The Mediaeval Islamic Underworld. The Bânû Sâsân in Arabic Society and Literature, Leiden : Brill, 1976, volume I, pp. 169-171, 176-179.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 175

13. Traditionally, Roma used to sell horses to the Ottoman military forces. 14. Even today in a land of migration as Italy, certain strong connections between ethnic Sufi orders and professions can be observed ; for example, many Senegalese immigrants disciples of the Muridiyya order are pedlars, while most of the Egyptians disciples of the Shadhiliyya in Florence are pizzaioli (pizza makers), cooks and bakers. 15. An example is the shrine and the anniversary of the Saints Cosma and Damiano in the town of Riace, in Calabria. 16. Khidr is an initiatory figure to which, according to the Sufis, refers the Qur’an in connection with Moses (XVIII : 59-81). He is connected with green, the highest symbolical colour in Islam. Many Sufis were initiated by Khidr during uwaysî states (see note 19). 17. The order traces its origins to the figure of ‘Umar al-Khalwati (d. ca. 1397-1398), whose name refers to the custom of the spiritual retreat (khalwa). The master of Baba Najib was Baba Haydar who was a Turk and not a Rom. 18. Hasan al-Basri (ca. 642-728) was the son of a freed female slave of Umm Salama (the Prophet's wife); he became the great imam of Basra, and one of the great hadith masters of his time (hadith are sayingsand deeds of the Prophet). 19. From the name of Uways al-Qarani, a contemporary of the Prophet who became Muslim but never met Muhammad. The term became a synonymous for the Sufi spiritual and visionary initiation without any physical contact. The uwaysi initiation is traditionally regarded as being of a higher spiritual level than the ordinary one. 20. It can be observed that the khalwati group of Florence is structured in the typical decentralised way that has characterised the development of the Khalwatiyya (see Clayer (Nathalie), op.cit., p. 23 sq.). The Florence group and his master do not depend from the asitane (headquarter) of the order in Macedonia, the only connection with the original spiritual authority is maintained by Jevat, who visits his masters when he goes to Skopje. 21. Jevat's healing and talismanic skills, his control over the jinns and the allied knowledge that he received from his master, may be related to the traditional association that the Khalwatiyya order has withthe transmission of esoteric and occult sciences. See Clayer (Nathalie), « La Khalwatiyya (Khalvetiye) »,in Popovic (Alexandre), Veinstein (Gilles), eds., Les Voies d'Allah (op.cit.). 22. René Guénon, an author considered as an authority of esoteric doctrines by certain Italian and European milieus, quotes Saint-Yves d'Alveydre's (1910) and Ossendowski's (1924) travel books and the accounts they refer to, according to which Gypsies were once living in the mysterious and subterranean initiatic centre of Agarttha. Guenon (Rene), Il re del mondo, Milano : Adelphi, 1977, p.12 [ed. or. : Le Roi du Monde, Paris : Gallimard, 1958]. 23. On the diffusion of Sufi orders in Italy and the contacts / boundaries among different ethnic SoufiGroups and between them and the members of the non-ethnic Sufi orders, see Speziale (Fabrizio), « Isentieri di Allah : aspetti della diffusione dell'Islam delle confraternite in Italia », La Critica Sociologica,(135), automne 2000. 24. For a description of this ritual held during the night of the 'Id al-kabir, see Speziale (Fabrizio), Passalacqua (Elisabetta), « I rituali sûfî dhikr e shish. Il caso della confraternita Khalwatiyya di Firenze »,Antropologia Medica, 2 (5-6), octobre 1998. 25. ‘Ali ibn Abi Talib (ca. 599-661) was the cousin and son-in-law of the Prophet. He is considered by Shi'a Muslims as their first Imam and the first rightful Caliph. He had two sons, Hasan and Husayn, with the daughter of the Prophet Fatima. Husayn (ca. 626-680) and his family were killed by the troops of the Umayyad Caliph Yazid during the battle of Karbala on 10 October 680 (10th of Muharram). Most Sunni Sufi orders consider ‘Ali as the first to whom the Prophet Muhammad transmitted the dhikr and the esoteric knowledge connected with Sufism. 26. On the 10 th of Muharram, Shi'a Muslims celebrate the anniversary of the martyrdom of Husayn (see note 25), whom they consider as their third Imam. Sunni Muslims do not celebrate

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 176

Husayn's martyrdom, but commemorate the Ashura as the day on which Noah's ark survived the Flood and when the Jews led by Moses left Egypt for the Sinai peninsula (Ashura corresponds also to the Jewish Yom Kippur). 27. On the role of ethnic networks within Balkan Sufi orders, see Popovic (Alexandre), art.cit. 28. Some other Roma living in Florence and Tuscany have recently become shaykh, some of them probably through family acquaintances. In the Poderaccio camp, a Rom from Macedonia has recently become shaykh of the Rifa'iyya order, but he drinks alcohol and regularly attend the khalwati dhikr led by Jevat. In western Tuscany, near Livorno, there is also a young shaykh of the Sinaniyya order. About the situation in Palermo, see Soustre de Condat (Daniell), op.cit. 29. Wahhabism is a Sunni fundamentalist sect named after his founder Muhammad Ibn Abd al- Wahhab (d. 1792) ; the sect allied with the rulers of Saudi Arabia where it become the official religious doctrine. Wahhabis oppose all forms of Islamic esoteric and mystic thought and the rituals traditionally connected to them, such as the cult of Sufi Saints and shaykh and the pilgrimage to their shrines. Anti-mystic views are also characteristic for other reformist and modernist movements which appeared in the Muslim world during the Colonial period, such as the Ahl-i Hadith (People of the Hadith) in India. 30. Conversion to Christianity is not uncommon among Muslim Roma, and is perceived as a way to integrate more easily into the local society, especially since the “war against terrorism” has revived in Europe medieval phobias against Islam and the Muslims. 31. One of the Moroccan imams was briefly put in jail by the Italian police in the wake of the terrorist attacks in New York on 11 September 2001, but he was soon released and freed from all accusations. 32. Jalaluddin Rumi (1207-1273) was born in the Persian city of Balkh, and died in the Anatolian city of Konya. He is one of the greatest Sufi poets, and his major work, the Mathnawi al-Manavi (Spiritual Couplets), is regarded as one of the masterpieces of Persian mystical literature. 33. ‘Abd al-Qadir al-Jilani (1083-1166) is the founder of the Qadiriyya order. 34. Ibn al-Arabi (1165-1240) was born in the Andalucian city of Murcia, and died in the city of Damascus. He is one of the greatest Sufi thinkers ; among his numerous works are al-Futuhat al- Makkiyya (The Meccan Revelations), written during his pilgrimage to Mecca. 35. Yunus Emre was a Sufi poet living in Anatolia in the 13th century. 36. See note 26.

RÉSUMÉS

Cet article décrit l'adaptation de la vie et des rituels religieux d'une communauté rom vivant dans un camp de migrants a Florence, en Italie. Le chef de ce groupe de Roms est un maître de l'ordre soufi appelé Khalwatiyya. Le but de cet article est de décrire l'identité complexe de ce groupe de Roms musulmans, faite de différentes strates de cultures et de traditions, ainsi que la manière dont l'interaction avec les imams arabes de la ville a conduit a d'importants ré- ajustements dans leur identité et leurs cérémonies religieuses.

This article describes the adaptation of the religious life and rituals of a Macedonian Rom community living in a migrants' camp in Florence, Italy. The chief of this group of Roma is a master of the Khalwatiyya Sufi order. The purpose of this article is to describe the composite identity of this group of Muslim Roma, made up of different layers of cultures and traditions, and

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 177

the way in which the interaction with the Arab imams of the city has determined some important readjustments in their religious identity and ceremonies.

AUTEUR

FABRIZIO SPEZIALE Teacher of Anthropology of Religion at the Pontificia Università Gregoriana (Rome). Contact : [email protected].

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 178

Dossier : Les orthodoxies en Europe balkanique Special issue: Orthodoxies in Balkan Europe

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 179

Les orthodoxies en Europe balkanique Introduction

Antonela Capelle-Pogǎcean et Kathy Rousselet

1 Ce dossier sur les orthodoxies en Europe balkanique est en partie issu d'une journée d'études organisée au Centre d'études et de recherches internationales (FNSP-CNRS) le 7 octobre 2005 et destinée à présenter un objet encore trop souvent ignoré dans sa complexité et sa diversité.

2 Certes, on observe la multiplication, depuis quinze ans, des études et ouvrages traitant de l'orthodoxie et l'intégrant comme facteur d'explication à d'autres dynamiques politiques ou sociales. Mais ces recherches sont dominées par des paradigmes et types d'approche sur lesquels il nous semble nécessaire de revenir. Une première approche consiste à envisager une “renaissance du religieux” à l'Est au sortir du communisme. L'épuisement de l'utopie communiste aurait laissé la place à un redéploiement spectaculaire du religieux, qu'aurait annoncé cette formule du Pape Jean-Paul II : « Dieu a gagné à l'Est ». Une seconde a une visée culturaliste, plus ou moins inspirée de la thèse du “choc des civilisations” formulée par Samuel Huntington. Elle consiste à définir une spécificité orthodoxe et à pointer une continuité de la culture orthodoxe comme mode de vie, à examiner l'incidence des “valeurs orthodoxes” sur la démocratisation et le pluralisme, sur la “modernisation” et l'“européanisation” des sociétés, à mesurer ainsi leur degré de sécularisation. Cette approche se rencontre chez certains “culturologues” (pour reprendre le terme consacré dans plusieurs pays de langue slave), mais aussi chez des acteurs religieux vantant les mérites d'une religion orthodoxe plus fidèle à la Tradition que les autres Églises chrétiennes. On la retrouve aussi chez certains transitologues et analystes du nationalisme à l'Est (en particulier dans les Balkans), ainsi que chez des internationalistes et chercheurs en géopolitique visant à redessiner de nouvelles cartes mentales et symboliques après la chute du communisme et l'épuisement de la polarité Est-Ouest.

3 Ces lectures posent toute une série de difficultés. D'une part, la thèse du retour du religieux dans les sociétés post-communistes a été relativisée par des études à la fois quantitatives et qualitatives. De nouvelles recherches anthropologiques analysant les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 180

pratiques sociales et les univers de significations dans les sociétés post-communistes ont mis en lumière la diversité des logiques fondant le passage par le religieux et exploré les divers sens de la visibilité sociale de l'orthodoxie1. Des descriptions plus fines des rapports entre politique et religion montrent que le désenchantement du politique n'a pas débouché, de façon nécessaire, à un réenchantement religieux. D'autre part, il est nécessaire de poser un regard critique sur les représentations essentialisées, déshistoricisées et décontextualisées de l'orthodoxie véhiculées par les lectures culturalistes. Elles insistent de façon souvent très schématique, à partir de considérations théologiques et/ou d'une histoire trop mal connue, sur des accointances entre l'orthodoxie, présentée comme mystique et collectiviste, et le nationalisme, ou encore sur une “symphonie”, mal définie, régissant les relations entre l'État et l'Église. Des études, mobilisant la sociologie des institutions et l'analyse de discours, ont pourtant souligné les tensions internes aux Églises et nuancé l'image d'institutions monolithes. Enfin, l'approche géopolitique ou géoreligieuse, pensée de façon trop essentialiste, tend à effacer les différences entre les orthodoxies dites nationales et à occulter les interactions ainsi que les logiques de rivalités et de compétitions qu'elles entretiennent. Elle ignore, par ailleurs, les processus de globalisation qui traversent les sociétés concernées, le redéploiement du croire orthodoxe et les diverses stratégies d'adaptation des institutions ecclésiales à l'heure de l'ouverture internationale du marché des biens du salut.

4 L'ensemble des articles présentés ici révèle une pluralité de logiques qui nourrissent dans l'espace balkanique les “politiques de l'orthodoxie”, au gré des redéploiements stato-nationaux aux trajectoires diverses et des nouveaux enjeux européens. En Serbie, dès les années 1980, l'Église orthodoxe acquiert une forte visibilité sociale qui accompagne la réémergence du nationalisme, dans un contexte de crise politique, économique, sociale et idéologique ; alors que la population reste très sécularisée, cette institution religieuse tente aujourd'hui d'obtenir un statut d'Église d'État qui lui fut refusé jusqu'à présent (Yves Tomic). Dans d'autres pays de la région, des revendications identitaires provoquent, sur un même territoire, l'émergence ou la réémergence de nouvelles Églises et d'importants conflits de légitimité. C'est ainsi, par exemple, qu'au Monténégro s'opposent l'Église orthodoxe serbe et l'Église autocéphale autoproclamée monténégrine ; chacune investit à sa façon les sites religieux traditionnels et véhicule son idéologie propre, tandis que le gouvernement monténégrin semble prendre ses distances par rapport aux tensions ecclésiales (Amaël Cattaruzza, Patrick Michels).

5 Par delà les spécificités des trajectoires, les Églises orthodoxes évoluent aujourd'hui dans le cadre européen, ce qui suscite de nouveaux enjeux. Le Patriarcat de Constantinople, celui de Moscou et l'Église de Grèce apparaissent à Bruxelles comme des concurrents, aux actions faiblement coordonnées. Chacune de ces institutions a sa propre vision de l'Europe et des rapports que l'orthodoxie devrait entretenir au monde et aux autres religions. Le jeu est néanmoins complexe, cette rivalité s'accompagnant d'une coopération intra-orthodoxe réaffirmée et de stratégies d'alliances entre Églises chrétiennes face au monde sécularisé (Bérengère Massignon).

6 La rivalité sur le plan européen a ainsi des conséquences sur la politique des Églises. En Grèce, elle provoque un activisme et un militantisme renouvelés tant à l'intérieur du pays que vers l'extérieur. L'Église d'Athènes tente de renforcer son poids dans la société grecque en multipliant, entre autres, les activités caritatives. Face à l'influence accrue du Patriarcat de Constantinople, elle se rapproche de Moscou et, dans un même

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 181

élan de lutte contre l'indifférence religieuse, tend la main à Rome (Tassos Anastassiadis).

7 Les Églises orthodoxes affirment avec force leur inscription dans la Tradition et, face aux nouveaux défis, elles se tournent vers des répertoires d'action déjà utilisés dans d'autres contextes historiques. Mais le réemploi et la resémantisation des concepts anciens se conjuguent avec l'invention de nouvelles stratégies que les différents textes de ce dossier contribuent à mettre en lumière. Confrontées au pluriel et à l'ouverture, les Églises orthodoxes sont aujourd'hui entrées dans un monde de négociations.

NOTES

1. Voir à ce sujet en particulier Religion, State and Society, 33 (1), mars 2005, ainsi que « Les pratiques religieuses dans la Russie post-soviétique : entre tradition et renouveau », Revue d'études comparatives Est-Ouest, 36 (4), décembre 2005.

AUTEURS

ANTONELA CAPELLE-POGǍCEAN Chercheur, Centre d'Études et de Recherches Internationales (CERI). Contacts : [email protected]

KATHY ROUSSELET Chercheur, Centre d'Études et de Recherches Internationales (CERI). Contact : rousselet@ceri- sciences-po.org

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 182

Du réveil national au « réveil » religieux ? Le cas de la Serbie au tournant du XXIe siècle From National Awakening to Religious “Awakening”? The case of Serbia at the turning of 21st century

Yves Tomić

1 L'historiographie serbe accorde un rôle important à l'Église orthodoxe dans la préservation et la construction de l'identité nationale serbe. Son rôle est surtout souligné pour la période allant de la disparition de l'État médiéval serbe en 1459 aux insurrections libératrices du début du XIXème siècle (1804-1813 et 1815). Néanmoins, son rôle a été moins important dans la définition de la nation serbe contemporaine établie au XIXème siècle comme une nation multiconfessionnelle orthodoxe, catholique et musulmane1. L'Église serbe orthodoxe n'en pas moins été un acteur institutionnel et social important au sein de l'État de Serbie puis de Yougoslavie, entre 1918 et 1941.

2 Au cours de la période communiste, l'Église serbe orthodoxe se retrouve marginalisée. Elle réapparaît sur la scène sociale de manière significative au cours des années 1980. Il s'agira de préciser le contexte dans lequel l'Église serbe orthodoxe s'est imposée comme acteur social de poids. Quel a été son rôle dans le mouvement national serbe de la seconde moitié des années 1980 ? Comment s'est-elle positionnée pendant les guerres de dissolution yougoslave au cours des années 1990 ? Si l'Église serbe orthodoxe s'est imposée comme l'une des premières institutions sociales de référence au cours des années 1990, a-t-elle réussi à renforcer la religiosité des citoyens serbes ? Peut-on parler d'un retour du religieux ?

3 Cet article analyse l'évolution de l'Église serbe orthodoxe à partir de ses courants dominants. L'auteur a, bien entendu, conscience qu'elle représente une organisation plus diversifiée et complexe qu'on ne le pense habituellement.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 183

La position de l'Eglise serbe orthodoxe dans la Yougoslavie communiste

4 Comme l'ont souligné l'historienne Radmila Radić et le sociologue de la religion Dragoljub B. Djordjević, peu d'études systématiques ont été consacrées à l'Église serbe orthodoxe pendant la période communiste. Ce n'est qu'au début des années 1990 qu'un intérêt pour cette institution s'est manifesté, et surtout de la part de sociologues de la religion2.

5 En 1946, la nouvelle Constitution yougoslave proclame le principe de séparation de l'Église et de l'État tout en reconnaissant le droit de pratiquer la religion. L'Église serbe orthodoxe se retrouve socialement marginalisée. Elle ne peut plus s'occuper d'éducation et les mariages religieux sont supprimés. La réforme agraire l'ampute d'une grande partie de ses terres3. En 1958, elle perd également une part considérable de son patrimoine immobilier et foncier. Globalement, c'est la période de 1945 à 1955 qui est la plus difficile pour l'Église serbe. Même si les relations hiérarchiques entre l'État et l'Église s'améliorent au début des années 1950, à l'échelle locale, les tracasseries perdurent4. Sa presse demeure également limitées5. L'Église parvient toutefois à restaurer de nombreux monastères, églises et chapelles.

6 Outre son influence sociale diminuée, elle subit également un rétrécissement des diocèses sous sa juridiction : elle perd ceux de Tchécoslovaquie entre 1945 et 1948 et, en 1969, une partie de ceux de Roumanie sont rattachés à l'Église orthodoxe roumaine. La perte la plus importante est celle des diocèses de la République de Macédoine qui se constituent, en 1967, en Église orthodoxe autocéphale de Macédoine sans l'accord du Patriarcat serbe. De surcroît, les autorités communistes encouragent l'autonomisation des diocèses du Monténégro sans pour autant qu'une Église indépendante ne soit (re)constituée.

7 L'Église serbe orthodoxe entretient une relation particulière à la nation comme d'ailleurs l'ensemble des Églises orthodoxes. Certaines de ces Églises sont manipulées et utilisées dans les régimes communistes d'Europe orientale en raison de leur nationalisme, notamment en Roumanie et en Bulgarie. Étant donné l'hétérogénéité nationale de l'État yougoslave, l'Église serbe orthodoxe n'a jamais été encouragée dans son expression nationaliste. Cela ne l'empêche pas de prendre à certains moments des positions s'en rapprochant : lors de l'essor du mouvement national croate entre 1967 et 1971 ; face aux tentatives d'autonomisation de l'Église orthodoxe au Monténégro ; et lors de la création de l'Église autocéphale de Macédoine. Les Monténégrins et les Macédoniens sont considérés comme des membres de la nation serbe : les Macédoniens étant dénommés « Serbes du Sud ». Sous la période titiste, l'Église serbe orthodoxe se présente comme une institution nationale et la forteresse de l'identité nationale, notamment lorsqu'elle installe les reliques de l'empereur Dusan à l'église Saint-Marc de Belgrade en 1968. Certains ecclésiastiques sont d'ailleurs condamnés à plusieurs années de prison pour avoir fait preuve de nationalisme lors de leurs prêches6. Toutefois, la perception de la nation n'est pas unique et certains théologiens orthodoxes mettent en avant les valeurs universelles du christianisme7. Du fait de l'imbrication du national et du religieux, il n'est pas étonnant de voir l'Église orthodoxe se préoccuper des intérêts nationaux au cours des années 1980.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 184

La revitalisation de l'Eglise dans les années 1980

8 La revitalisation de l'Église serbe orthodoxe est favorisée par le contexte de crise économique, sociale et idéologique des années 1980. Les valeurs que portait l'Église jusqu'en 1945 ont été rejetées alors qu'elles étaient porteuses de sens et d'enracinement dans la société pour les citoyens serbes (traditions, morale patriarcale, valeurs religieuses et histoire nationale)8. Lors du dépérissement progressif du régime communiste, on constate un rapprochement de certains individus vers l'Église serbe orthodoxe, vecteur des valeurs et symboles nationaux.

9 La plupart des enquêtes réalisées au cours des années 1980 concluent néanmoins à une forte sécularisation parmi les habitants serbes des territoires de tradition orthodoxe9. Le nombre des croyants et pratiquants orthodoxes chute considérablement sous le régime communiste : dans une enquête menée dans la région de Niš en 1982, 23,8 % des personnes interrogées se déclarent croyantes – contre, à la même époque, 50,5 % en Slovénie (1981-1982) et 44,6 % dans la région de Zagreb – et une seconde, réalisée en 1984 à Belgrade, en indique 10 %10. Or, la puissance d'une Église dépend essentiellement du nombre de croyants déclarés et de pratiquants se rendant régulièrement à l'église. Au cours des années 1980, et cela sera constaté aussi ultérieurement, les personnes se déclarant de confession orthodoxe et étant liées traditionnellement à la religion (respect de certaines pratiques comme le baptême et l'enterrement religieux, célébration des fêtes religieuses, etc.) ne remplissent pas leurs obligations religieuses auprès de l'Église. Trois facteurs ont été avancés pour expliquer cette forte sécularisation : l'affaiblissement et la souffrance de l'Église serbe orthodoxe au cours de la Seconde Guerre mondiale, le poids du régime communiste (surtout à travers l'idéologisation de la vie sociale et de l'éducation et l'enseignement athée) et les faiblesses internes de l'Église11. En outre, les connaissances de la population, et des croyants en particulier, sur les principes du christianisme et de l'orthodoxie ne sont pas importantes. La décomposition de l'idéologie communiste et l'engagement de l'Église dans la défense de la cause nationale permettent une revitalisation des pratiques religieuses, surtout dans la seconde moitié des années 1980 et plus précisément à la fin de cette décennie. Mais force est de constater que l'Église orthodoxe ne constitue pas une institution puissante et influente au cours de la période communiste.

10 L'Église serbe orthodoxe saisit les événements du Kosovo en 1981 pour revenir sur la scène publique et sortir de son isolement. Au cours des années 1980, l'Église orthodoxe se fait de plus en plus présente. En 1984, elle obtient l'autorisation de construire un grand édifice (église Saint Sava) à Belgrade, ainsi que de nouveaux locaux pour la faculté de théologie12. En fait, il s'agit de la poursuite de la construction d'un grand temple qui avait été interdite après 1945. La hiérarchie de l'Église avait plusieurs fois demandé la reprise de la construction, mais ce n'est que sous la présidence de Dušan Čkrebić (1984-1986) que l'autorisation est accordée (juin 1985)13. La construction de la faculté de théologie est réalisée avec l'aide et sous le contrôle de l'État. La faculté est appelée à renforcer la dimension intellectuelle de l'Église serbe orthodoxe. Les rassemblements religieux se multiplient, les ecclésiastiques accordent des entretiens dans les médias, de nouvelles revues ecclésiastiques sont créées (Glas crkve fin 1984- début 1985 en particulier). Le discours des ecclésiastiques passe progressivement de la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 185

question de la construction et de la rénovation des églises à celle de la position du peuple serbe dans la Yougoslavie socialiste.

Le combat national

11 Ce changement d'orientation sous le système communiste est impulsé par un courant d'ecclésiastiques plus jeunes (Anatasije Jevtić, Amfilohije Radović, Irinej Bulović, Artemije Radosavljević). Ce groupe de religieux appartient à la même génération et a pour pères spirituels Justin Popović et Nikolaj Velimirović, théologiens de l'entre-deux- guerres. Le premier, évêque de l'avant-guerre, avait été écarté et isolé après 1945, le second avait dû quitter la Yougoslavie pour les États-Unis car il était considéré comme un « traître » et un « nationaliste clérical » par les nouvelles autorités communistes. Leurs écrits, mis en avant par le groupe de religieux, constituent les fondements idéologiques du combat de l'Église pour la cause nationale. Justin Popović et Nikolaj Velimirović se sont opposés en leur temps à l'influence du monde occidental dans la société yougoslave de l'époque. Selon Nikolaj Velimirović, la Seconde Guerre mondiale a été la conséquence de la sécularisation de l'Europe infidèle et peut s'expliquer par la trahison de Dieu et des valeurs chrétiennes14. Il s'est également distingué par ses écrits antisémites dans lesquels il estimait que les souffrances des juifs pendant la guerre ont constitué la vengeance de Dieu pour la mort du Christ15. Ces ecclésiastiques plus jeunes contestent l'autorité du patriarche German, depuis 30 ans à la tête de l'Église serbe orthodoxe. Ils lui reprochent entre autres son manque de combativité contre le régime communiste et l'athéisme.

12 La situation de tension au Kosovo est l'élément moteur du dynamisme de l'Église. Le groupe de religieux se manifeste pour la première fois en février 1982, soulevant la question nationale au sein de l'Église dans une lettre ouverte au patriarche German et au synode des évêques de l'Église serbe orthodoxe. Ils y soulignent entre autres la situation difficile du clergé, ainsi que des croyants dans la province du Kosovo, et reprochent à la hiérarchie de l'Église, et à son organe Pravoslavlje, de n'être pas suffisamment sensibles à ce genre de problèmes : « La presse de l'Église ne donne aucune information sur les pogroms, sur les exactions commises contre le clergé et les fidèles orthodoxes au Kosovo. Elle ne donne aucune information sur les destructions, les incendies et les actes blasphématoires commis contre les sanctuaires du Kosovo »16.

13 Les auteurs de cette lettre ouverte, exerçant dans l'éparchie de Raska et de Prizren, demandent à l'Église de reconsidérer sa place dans la société et ses relations avec le pouvoir, et l'appellent à sortir de son silence. En raison des graves critiques portées à l'encontre de la hiérarchie de l'Église, leur lettre n'est pas publiée dans la presse ecclésiastique serbe en Yougoslavie mais à l'étranger. Le journal du patriarcat serbe Pravoslavlje fait allusion aux critiques qui circulent dans les rangs de l'Église en reprenant un texte de l'organisation du clergé orthodoxe de Yougoslavie (créée à l'initiative du régime après 1945), publié dans son organe Vesnik. À propos du silence de l'Église orthodoxe face à la « situation de terreur » au Kosovo, ces religieux écrivent : L'Église ne se tait pas : elle fait ce qu'elle peut, consciente de la gravité du moment. Elle ne souhaite pas « l'escalade du nationalisme serbe » et elle se comporte dans une grande mesure de façon constructive : elle parle là où cela a un sens, appelant à la conscience, aux intérêts étatiques, sociaux et nationaux. C'est exact, l'Église prône la tolérance – et elle continuera à le faire, car il s'agit du commandement du Christ. De cette façon, elle éduque et renforce son peuple afin qu'il puisse résister à

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 186

chaque épreuve, car « Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au- delà de vos forces. Avec la tentation, il vous donnera le moyen d'en sortir et la force de la supporter » (1 Cor. 10, 13). L'Église n'appelle pas à la vengeance mais parle de pardon ; elle ne demande pas l'application de la force mais appelle la conscience17.

14 En avril 1982, un groupe de 21 popes (Atanasije Jevtić, Irinej Bulović, Amfilohije Radović, etc.), dans la ligne de la lettre ouverte du 26 février 1982, rédige un appel d'une portée plus générale à l'adresse des autorités fédérales, serbes, ainsi qu'au synode de l'Église. Ces popes réagissent à la situation des Serbes du Kosovo afin de protéger cette région considérée comme « l'être biologique et spirituel du peuple serbe ». Leur appel est publié dans le journal Pravoslavlje en date du 15 mai 1982 18. Ce texte est le point de départ de l'investissement de l'Église orthodoxe, sinon d'une partie de ses rangs, dans la défense des intérêts nationaux serbes. Par leur appel adressé aux autorités, ces ecclésiastiques se placent dans les champs politique et public. Leur vision de la nation serbe, inscrite dans le champ religieux, est inséparable de la région du Kosovo considérée comme le principal lieu de mémoire des Serbes : Une chose doit être claire pour tous : qu'il s'agisse du passé, du présent ou de l'avenir, le peuple serbe n'a pas de mot plus cher que le nom de Kosovo, ni de réalité plus précieuse, ni de sanctuaire plus grand. Pour les Serbes, la question du Kosovo ne se réduit pas simplement à une question démographique, ni à une question de province, de région autonome, ou de république. Il s'agit de quelque chose d'infiniment plus grand et d'infiniment plus élevé. (...)

15 La question du Kosovo est une question d'identité spirituelle, culturelle et historique du peuple serbe. Depuis l'oeuvre de Saint Sava, c'est dans la réalité du Kosovo que le peuple tout entier a trouvé, pour la première fois, l'expression de son unité et de son intégrité.19

16 Les auteurs de l'appel comparent le destin du peuple serbe à celui des Juifs qui, « après 2 000 ans de souffrance et à rencontre de toute logique historique » étaient retournés à Jérusalem. Ils replacent les exactions (menaces de mort, pillages, profanations de tombes, violences exercées sur les moines et les écoliers, etc.) dont sont victimes les Serbes, dans le contexte historique de la région. Selon eux, la situation de ces derniers au début des années 1980 est identique à celle qu'ils ont connue sous l'Empire ottoman et plus particulièrement à celle de la fin du XIXème siècle où ils ont subi d'importantes violences. En outre, ils mettent en avant l'exode forcé des Serbes et considèrent ce phénomène comme un génocide : « Sans exagération aucune, on peut dire qu'au Kosovo, le peuple serbe subit un lent génocide bien planifié. Car s'il n'en était rien, que signifierait alors cette thèse “d'un Kosovo ethniquement pur”, défendue et mise en pratique sans honte par ceux qui provoquent des expulsions ininterrompues ? »20.

17 L'appel est donc une réaction aux exactions commises à l'encontre des Serbes du Kosovo ainsi qu'à leur « exode forcé » de cette province. Il apparaît clairement dans ce document que ces ecclésiastiques ont pris conscience du déclin serbe au Kosovo qui est devenu progressivement, du point de vue démographique, une région albanaise. C'est ce déclin qui les motive à agir afin de préserver le caractère serbe du Kosovo. En fait, l'Église y défend aussi ses propres intérêts et son riche patrimoine. Afin de réveiller et de gagner l'opinion à sa cause, ainsi que de provoquer un retournement de situation, elle emploie des mots à fortes charges émotionnelles, tels que celui de génocide, qui, en fait, ne correspond pas à la réalité.

18 La question du Kosovo est abordée lors du synode annuel de l'Église qui se déroule entre les 14 et 21 mai 1982. Les responsables de l'Église se défendent de se taire sur les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 187

exactions commises contre la population serbe du Kosovo et rappellent qu'ils ont en tout temps transmis les plaintes des ecclésiastiques auprès des autorités compétentes. Le synode décide de rédiger un rapport sur les violences commises contre les Serbes et, plus précisément, contre les religieux depuis l'année 1968 et sur les suites données par l'Église auprès des autorités politiques : ce document sera publié dans le journal du Patriarcat Pravoslavlje le 15 novembre 1982.

19 À partir de 1982, le thème du Kosovo ne quitte plus la presse orthodoxe et Atanasije Jevtić s'impose comme le principal acteur idéologique de cet engagement de l'Église pour le Kosovo. En juin 1982, il aborde la question du Kosovo et évoque la volonté des Albanais d'exterminer les Serbes de cette province21. Il revient également sur l'appel des 21 et les critiques publiées dans la presse en Serbie et en Croatie en se concentrant sur les remarques de journalistes de Croatie (Nenad Ivanković, Zorajda Runić). Un article sur l'exode des Serbes, à travers la poésie patriotique d'Aleksa Šantić, affirme que les Serbes quittent le Kosovo ainsi que d'autres Républiques22. Selon l'auteur, ce problème doit affecter l'ensemble de la communauté yougoslave dans la mesure où les Serbes constituent une force de cohésion pour l'État yougoslave. Les attaques contre les Serbes sont ainsi considérées comme des attaques contre la Yougoslavie. Le chauvinisme albanais est inscrit dans la continuité de la politique antiserbe d'Ante Pavelić pendant la Seconde Guerre mondiale. En outre, afin de défendre la cause des Serbes du Kosovo à l'étranger, un groupe d'évêques se rend aux États-Unis auprès du Congrès et du Département d'État.

20 À partir de la fin 1983, Atanasije Jevtić publie plusieurs textes sur le Kosovo tout en les élargissant aux crimes perpétrés par les Ustaše croates au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il évoque les viols contre les femmes serbes au Kosovo, les pressions albanaises contre les religieux orthodoxes. Son attention se porte uniquement sur les violences, les exactions commises contre des Serbes. Il consacre ses recherches à cette thématique et le produit, hormis ses articles parus dans la presse, en est un ouvrage, véritable chronique des souffrances des Serbes du Kosovo et de la Métochie entre 1941 et 199023. Il aborde, par la suite, la question des camps où ont été détenus et exterminés des Serbes entre 1941 et 1945, ainsi que celle des fosses communes où ils ont été enterrés24. Les textes en question soulignent l'identité de martyr de l'Église et du peuple serbes développée par cette institution. Atanasije Jevtić y lie le génocide commis par les Ustaše aux événements du Kosovo25. Dans cette même orientation, l'organe du Patriarcat publie également des textes, sur la base d'archives, au sujet des crimes et des violences exercés à l'encontre des Serbes par les Albanais dans la seconde moitié du XIXème siècle dans l'Ancienne Serbie (Kosovo). À partir de 1984, le thème du génocide contre les Serbes de Croatie au sein de l'État indépendant croate occupe une place de plus en plus importante dans la presse ecclésiastique, et plus particulièrement dans la seconde moitié des années 1980.

21 Au cours de cette période, étant donné la nouvelle politique des autorités communistes en Serbie à partir de 1987, l'Église peut s'exprimer plus librement et joue un rôle non négligeable dans le grand mouvement de réveil des sentiments nationaux. Lors de son synode annuel régulier qui se déroule du 23 mai au 2 juin 1987 à Peć au Kosovo puis à Belgrade, l'Église porte une attention particulière à « l'exode tragique et au génocide contre le peuple serbe au Kosovo » ainsi que dans certaines parties de la Serbie du sud- est (éparchie de Vranje)26. Pour la première fois, la direction de l'Église utilise le terme de génocide dans un document officiel. La rédaction de Glas Crkve, à la pointe du combat

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 188

national de l'Église, insiste sur la nécessité de formuler un programme de travail sur le Kosovo avant la tenue du synode. Elle propose la création d'un comité pour le Kosovo, chargé de suivre la vie religieuse et de réagir aux menaces visant l'Église, et d'un bulletin d'information du Patriarcat consacré à cette question. Le synode s'oppose aux exigences de Glas Crkve mais n'en manifeste pas moins son inquiétude quant à la situation dans la province du sud de la Serbie. En 1987, l'Église prépare l'organisation du 600ème anniversaire de la bataille du Kosovo qui doit avoir lieu en juin 1989. La même année, elle accorde une place significative à la commémoration de la personnalité de Vuk Karadžić à l'occasion du bicentenaire de sa naissance. Elle saisit cette occasion pour défendre l'emploi de l'alphabet cyrillique et protester contre sa faible utilisation dans l'administration et les médias en Serbie27.

22 En 1988, l'Église organise une action fortement symbolique et révélatrice de sa volonté d'affirmer sa présence dans la société serbe. Elle entreprend de transférer les reliques de Saint Lazar, le fameux prince ayant péri lors de la bataille du Kosovo, au monastère de Ravanica où celui-ci avait décidé de reposer. La décision avait déjà été prise en 1954 ; elle est appliquée pour marquer le 600ème anniversaire de son « martyre »28. Ses reliques partent de Belgrade pour le monastère de Vrdnik dans la Fruška Gora (Voïvodine) le 28 juin 1988, jour de la Saint Guy (Vidovdan), avant d'être transportées à travers les territoires serbes de Bosnie-Herzégovine et de Serbie pour le monastère de Gračanica où doit se dérouler la célébration du 600ème anniversaire de la bataille du Kosovo en juin 198929. Les reliques arrivent le 3 septembre 1988 au monastère d'Ozren dans l'évêché de Tuzla et de Zvornik où plus de 50 000 personnes assistent aux cérémonies organisées à cette occasion30. Les reliques sont ensuite conduites au monastère de Ravanica.

23 Plus la crise du communisme yougoslave s'approfondit, plus l'Église se présente comme une institution nationale dont la principale tâche est de préserver la nation serbe. De ce fait, elle concurrence les autorités communistes serbes qui prétendent à elles seules représenter la population. Elle appelle les Serbes au retour à la foi en soulignant qu'un bon Serbe ne peut être qu'un orthodoxe pratiquant.

L'Eglise serbe orthodoxe dans les années 1990 : entre défense de la serbité et renouveau moral

24 Après la tenue des premières élections pluralistes en décembre 1990, l'Église serbe orthodoxe tend à s'émanciper du pouvoir, mais elle entretiendra avec lui des relations ambiguës tout au long des années 1990. Elle est confrontée à un régime qui a, certes, endossé le nationalisme comme ressource de légitimation mais qui demeure prudent face à certains acteurs nationalistes, se réclamant de valeurs plus traditionnelles. Si la messe de Noël est retransmise à la télévision en décembre 1990, le Parti socialiste serbe au pouvoir ne souhaite pas faire de Noël une fête nationale. En janvier 1991, le nouveau patriarche, Pavle, désigné en décembre 1990, adresse une lettre de protestation au Président, Slobodan Milošević, à ce propos. Lors des manifestations de l'opposition en mars 1991, l'Église ne manifeste pas son soutien au régime et prône la réconciliation. Pour elle, l'unité des Serbes est d'autant plus importante que les tensions s'aiguisent en Croatie entre Serbes et Croates. Au printemps 1991, l'Église serbe orthodoxe, ne contribuant pas à apaiser les esprits, poursuit sa politique d'inhumation des victimes des crimes des extrémistes ustaše pendant la Seconde Guerre mondiale. Au mois de mai 1991, le patriarche Pavle célèbre une messe à Jasenovac, lieu concentrationnaire où des

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 189

dizaines de milliers de Serbes, Juifs et Tsiganes ont péris entre 1941 et 1945 (700 000 selon l'historiographie serbe dominante). L'organe de l'Église publie durant la même période une série de textes consacrés aux massacres contre les Serbes en Croatie pendant la Seconde Guerre mondiale.

25 L'Église serbe orthodoxe se place dès le début des incidents en Croatie aux côtés des Serbes de cette république. Elle agit auprès des acteurs politiques locaux (partis politiques d'opposition) et internationaux afin de défendre les intérêts des Serbes des « pays serbes occidentaux » (Croatie et Bosnie-Herzégovine). En octobre 1991, le patriarche Pavle s'adresse à Lord Carrington, président de la Conférence internationale sur la Yougoslavie, déclarant que les Serbes ne peuvent plus vivre aux côtés des Croates étant donné le génocide perpétré à leur encontre pendant la Seconde Guerre mondiale. Il préconise que les Serbes de Croatie vivent sous le même toit étatique que les autres Serbes. En janvier 1992, lors du synode des évêques de l'Église serbe orthodoxe, un message de soutien est prononcé en faveur de l'autonomie politique des Serbes de Bosnie-Herzégovine. L'Église souhaite s'imposer comme interlocutrice et représentante de l'ensemble des Serbes d'ex-Yougoslavie, et conteste au pouvoir de Belgrade le droit de parler au nom de tous les Serbes. Elle veut se poser en principal arbitre moral de la vie politique en Serbie.

26 Dans le contexte de la désintégration de la Yougoslavie communiste, l'Église serbe orthodoxe ne limite pas son action aux frontières de la République de Serbie ou de la République fédérale de Yougoslavie instituée au printemps 1992. En effet, les éparchies composant l'Église serbe orthodoxe concernent de nombreux territoires situés en dehors des limites de la Serbie. Son territoire de référence n'est donc pas celui de l'État de Serbie, mais celui où sont établis ses éparchies et diocèses (en dehors de ceux constitués dans le monde occidental). L'ensemble de ces territoires constitue la « terre sacrée serbe », amenée à être intégrée dans un seul cadre étatique.

27 Si l'Église ne diffuse pas à proprement parler un discours de haine à rencontre des Croates catholiques et des Bosniaques musulmans, elle nie que les Serbes soient responsables de l'éclatement du conflit. À la dénonciation des crimes perpétrés par les forces armées serbes, les ecclésiastiques opposent les crimes commis contre les Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. Ils récusent l'accusation selon laquelle les Serbes sont les agresseurs en arguant qu'ils sont autochtones en Bosnie-Herzégovine et que par conséquent ils ne peuvent pas être considérés comme des occupants. Selon l'Église serbe orthodoxe, les Serbes ont été victimes d'un « génocide spirituel », de nombreux lieux de culte ayant été volontairement détruits par leurs ennemis31. Ils estiment que tous les Serbes doivent vivre sous un seul et même toit étatique. Selon eux, les frontières entre les républiques yougoslaves ont été imposées par des « révolutionnaires marxistes » et ne sauraient être acceptées32.

28 Au cours des années de guerre, l'Église serbe orthodoxe se sent plus proche du pouvoir politique serbe de Bosnie-Herzégovine que de Serbie. En effet, les autorités de Pale, sous la direction de Radovan Karadžić, soutiennent les valeurs traditionnelles de la société serbe, à savoir la monarchie et la religion orthodoxe. Alors que le catéchisme a été introduit dans le système scolaire de la Republika Srpska, les autorités de Belgrade refusent qu'il soit enseigné. L'Église n'aura de cesse de réclamer au cours des années 1990 l'introduction du catéchisme dans les écoles. Lors du conflit politique opposant entre 1993 et 1995 les dirigeants serbes de Bosnie-Herzégovine et de Serbie, l'Église se place du côté de la Republika Srpska et dénonce l'embargo imposé par Belgrade en 1994

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 190

à l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine33. Néanmoins, le patriarche Pavle ne se déclare pas hostile à l'idée que Slobodan Milošević représente les intérêts serbes aux négociations de Dayton au nom des Serbes de Bosnie-Herzégovine. À la fin du conflit en Bosnie-Herzégovine, elle dénonce les « injustices » des accords de paix de Dayton, selon elle, défavorables aux Serbes. En 1996, elle manifeste son inquiétude face à la justice internationale et plus particulièrement au TPIY (Tribunal Pénal International pour l'ex- Yougoslavie) de La Haye jugeant, selon elle, uniquement les dirigeants serbes et, à travers eux, le peuple serbe34.

29 En même temps que l'Église serbe orthodoxe s'investit dans la défense des intérêts des Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, elle œuvre au renouveau moral et spirituel du peuple serbe en Serbie même. Elle déplore que l'éducation nationale soit sous l'emprise du marxisme. Elle critique l'esprit consumériste, l'influence néfaste des sectes qui, selon elle, menace de détruire la foi chrétienne. Au cours des années 1990, elle se distancie du pouvoir, considéré comme communiste, et lors du grand mouvement de contestation civique de l'hiver 1996-1997, elle dénonce avec fermeté la falsification des résultats électoraux, tout en rappelant la trahison par le pouvoir des « pays serbes occidentaux »35.

L'Eglise serbe orthodoxe après la chute du régime de Slobodan Milošević

30 Depuis la chute du régime de Slobodan Milošević en octobre 2000, les relations entre le pouvoir politique et l'Église serbe orthodoxe se sont largement améliorées. En effet, l'Église s'était montrée très critique à l'égard du régime de Slobodan Milošević qui gardait une dimension laïque et, selon elle, marxiste. Elle était davantage proche d'une grande partie de l'opposition démocratique de Serbie qui tenait un discours anticommuniste.

31 En juillet 2001, l'État a cédé à la demande de l'Église serbe orthodoxe d'introduire le catéchisme dans le système scolaire de Serbie. Cette mesure a été interprétée comme une concession du gouvernement de Zoran Djindjić à la suite du transfert à La Haye de l'ancien Président yougoslave, Slobodan Milošević. En effet, cette mesure a été prise dans la précipitation, sans réflexion en amont, sans réelle concertation avec le Patriarcat et surtout à l'encontre de la Constitution stipulant la séparation de l'État et des Églises36. L'Église orthodoxe agit en direction de la jeunesse et considère que l'on ne peut la séparer de l'école, comme la mère d'un enfant. Le dogme religieux orthodoxe doit être le fondement de l'éducation morale et tous ceux qui s'y opposent sont considérés comme des « disciples de Satan »37.

32 Néanmoins, l'État n'a pas accédé à l'ensemble des demandes de l'Église serbe orthodoxe qui souhaite, en particulier, que l'orthodoxie devienne une religion d'État supérieure aux autres religions sur un plan juridique. L'Église serbe rejette le principe de sécularisation et est soutenue en cela par une partie de l'élite politique, en particulier par le Parti démocratique de Serbie du Premier ministre Vojislav Koštunica38.

33 En canonisant l'évêque d'Ohrid et de Ziča, Nikolaj Velimirović (1880-1956), le 24 mai 2003, le synode de l'Église serbe orthodoxe a franchi la dernière étape du processus de réhabilitation de l'ecclésiastique controversé, qui avait débuté au cours des années 1980 et était porté par le courant autour d'Amfilohije Radović et Atanasije Jevtić. Désormais,

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 191

cet évêque a pris une place significative dans l'histoire de l'Église, peut-être plus importante que celle de Saint Sava, fondateur de l'Église serbe orthodoxe en 1219. Même si l'Église serbe orthodoxe soutient officiellement la démocratisation de la société serbe, cette canonisation l'inscrit paradoxalement dans un courant de pensée orientée contre l'Europe, le monde occidental en général et la démocratie39.

34 Malgré le retour de la paix en Croatie, Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, l'Église serbe orthodoxe est impliquée dans des questions politiques et territoriales. L'avenir du Kosovo est au cœur de ses préoccupations, tant le patrimoine de l'Église y est riche et son identité liée aux événements historiques qui se sont produits dans cette région. Selon le métropolite du Monténégro et du littoral, Amfilohije Radović, une bataille a été perdue (par un incroyant : Slobodan Milošević), mais l'Église et le peuple serbe ne peuvent être vaincus. Perdre le Kosovo reviendrait à « être rayé de l'histoire et de l'humanité »40. L'Église serbe orthodoxe est contestée au Monténégro où une Église monténégrine orthodoxe s'est constituée en octobre 1993. Au Monténégro, il y a deux façons d'être orthodoxe qui dépendent de la nation à laquelle on appartient : monténégrine ou serbe. Par ailleurs, l'Église serbe orthodoxe conteste l'autocéphalie de l'Église macédonienne orthodoxe prononcée en 1967 mais non reconnue sur le plan canonique. En 2002, l'Église serbe lui a proposé un accord pour sortir de la situation bloquée depuis la fin des années 1960 : elle se déclare prête à reconnaître l'autonomie de l'Église macédonienne à condition que celle-ci renonce à l'autocéphalie. Cette offre a été rejetée par le chef de l'Église macédonienne orthodoxe41. L'Église serbe orthodoxe a provoqué de nouvelles tensions entre les deux Églises : elle a renforcé le statut de sa branche en Macédoine en l'élevant au rang d'archevêché (d'Ohrid) auquel une autonomie a été reconnue au mois de mai 2005.

Renouveau de la foi ?

35 En l'espace d'une vingtaine d'années, la religion orthodoxe est redevenue une religion de référence pour les habitants de Serbie et un élément important de leur identité. Alors que, sous le régime communiste, la norme était de se déclarer athée (ce qui ne signifie pas que toutes les personnes l'étaient), de nos jours, elle est de s'affirmer orthodoxe. Pour autant, le nombre de pratiquants n'a pas augmenté de manière significative. Selon le dernier recensement de la population de 2002, 6 371 584 personnes ont déclaré qu'elles appartenaient à la confession orthodoxe, soit 84,98 % de la population totale de Serbie (7 498 001 habitants). Néanmoins cette indication ne nous renseigne pas réellement sur le degré de religiosité des habitants concernés. En revanche, peu de personnes ont précisé qu'elles n'étaient pas croyantes mais athées : 40 068, soit 0,53 % de la population totale42. On a donc assisté au début des années 1990 à un retournement de situation et ce phénomène n'a fait que se renforcer depuis.

36 Une enquête réalisée en 2004 indiquait que 84,9 % de la population serbe majeure était croyante et que 89,4 % était baptisée. Néanmoins, seulement 17,2 % de ces personnes déclaraient aller régulièrement à l'église, 17,6 % souvent et 23,4 % rarement43. Les études sociologiques réalisées au cours des années 1990 ont mis en relief un retour de la population serbe à la foi orthodoxe. Le degré de religiosité a évolué au cours de la dernière décennie : c'est en 1993-1994 qu'il a été le plus élevé, au moment où le pays sombrait dans l'hyperinflation et cherchait à s'extirper du conflit armé en Bosnie-

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 192

Herzégovine. Le taux de religiosité de la population s'établissait à 60 % environ en 199944.

37 Néanmoins, le fait de se déclarer croyant et pratiquant ne nous renseigne pas en profondeur sur la religiosité. Nombre d'enquêtes sociologiques révèlent un écart entre le sentiment d'appartenance à l'orthodoxie et la religiosité. Si 70 % des citoyens de Serbie fêtent Noël par conviction et tradition, seuls 20 % déclarent croire réellement en Dieu tandis que 41 % affirment ne pas croire en lui45. Une bonne partie de la population doute de sa religiosité. En outre, les citoyens de Serbie ne lient pas la religiosité à la fréquentation régulière de l'église. On enregistre un degré de religiosité différent en fonction des générations : les plus religieux étant les personnes les plus âgées et les plus jeunes tandis que la génération des 40-50 ans l'est moins.

38 Il est intéressant de noter que les athées autrefois très nombreux sont désormais une portion congrue de la population et qu'un rejet se manifeste à l'égard de ces personnes puisque, selon une étude de l'UNDP, 30 % des citoyens de Serbie ne souhaiteraient pas qu'un de leurs proches se marie avec un ou une athée46.

Conclusion

39 L'Église serbe orthodoxe est depuis une quinzaine d'années une des premières institutions dans laquelle les citoyens serbes ont confiance. En décembre 2004, 71 % des citoyens de Serbie déclaraient avoir confiance dans l'Église contre 51 % pour le Président de la République et 33 % pour le gouvernement de Serbie47.

40 Dans un monde en pleine mutation, l'Église serbe orthodoxe apparaît comme une source de stabilité et de continuité. Néanmoins, si l'Église s'impose comme un acteur social significatif en Serbie, c'est moins en diffusant une culture religieuse qu'en défendant les intérêts nationaux serbes. Avant d'être orthodoxe, l'Église est serbe, tout comme l'indique le nom officiel de cette structure. L'Église serbe orthodoxe est sortie de la marginalité au cours des années 1980, en particulier au moment de la grande vague nationaliste des années 1987-1989. Elle s'est impliquée largement dans la défense des Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine pendant les conflits armés des années 1990 en soutenant les différentes directions politiques qu'ils s'étaient données. Sa plus grande visibilité dans l'espace social et son action n'ont pas pour autant contribué à un renforcement significatif de la religiosité des citoyens serbes, même si ceux-ci marquent leur attachement à l'orthodoxie en tant qu'élément constitutif de l'identité nationale serbe.

NOTES

1. Selon les conceptions de Vuk Karadžić, reprises ensuite par une partie importante de l'élite intellectuelle serbe. Tomić (Yves), La Serbie du prince Miloš à Milošević, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang, 2003, pp. 44-48. 2. Radić (Radmila), Verom protiv vere (Avec foi contre la foi), Beograd : INIS, 1995, p. 9.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 193

3. Sur les 173 367 hectares de terres confisqués par l'État, 70 000 appartenaient à l'Église serbe orthodoxe. 4. Alexander (Stella),Church and State in Yugoslavia since 1945, Cambridge : Cambridge University Press, 1979, p. 251. 5. Voir le chapitre sur l'Église orthodoxe serbe dans l'ouvrage de Ramet (Pedro), ed., Religion and Nationalism in Soviet and East European Politics, Durham : Duke University Press, 1984, pp. 154-155. 6. L'évêque Vasilije de Ziča en 1972, Sava Branković en 1973, Nedjo Janjić en 1980. Voir Ramet (Pedro), « Religion and Nationalism in Yugoslavia », in Ramet (Pedro), op. cit., p. 162. 7. Radić (Radmila), « Srpska pravoslavna crkva u poratnim i ratnim godinama : 1980-1995 » (L'Église orthodoxe serbe dans les années d'avant-guerre et de guerre), Ogledi (suppl. de Republika, (121-122), 01-31/08/95), p. II. 8. D'après le sociologue Blagojević (Mirko), « Vezanost ljudi za religiju i crkvu na pravoslavno homoge-nim prostorima » (Le rapport des gens à la religion et à l'Église dans les territoires orthodoxes homogènes) in Religija rat-mir (Religion-guerre-paix), Niš, 1994, p. 209. 9. Le processus de sécularisation affecta moins les catholiques et les musulmans. Ibid., p. 207. 10. Djordjević (Dragoljub B.), Djurović (Bogdan) « Sekularizacija i pravoslavlje : slučaj Srba » (Sécularisation et orthodoxie : le cas des Serbes), in Djordjević (Dragoljub B.), ed., Povratak svetog ? Zbornik tekstova (Le retour du sacré ? Recueil de textes), Niš : Gradina, 1994, p. 222. 11. Ibid., p. 221. 12. À propos de la construction de l'église Saint-Sava, voir Aleksov (Bojan), « Nationalism in Construction : The Memorial Church of St. Sava on Vracar Hill in Belgrade », Balkanologie, 7(2), 2003. 13. Čkrebić (Dušan), Zapis na pesku : sećanja (Note sur le sable : mémoires), Beograd : Prosveta, 1995, p. 141. 14. Bajford (Jovan), « Mučeništvo u Dahauu kao “zamenjeni mit” » (Le martyr à Dachau comme mythe de substitution), Danas, 06/04/05, p. 31. Au cours de la première moitié du XX ème siècle, Nikolaj Velimirović, évêque d'Ohrid et Zica, était l'un des ecclésiastiques les plus respectés. Il se prononçait pour l'établissement d'une société basée sur les valeurs chrétiennes orthodoxes, nationalistes et monarchistes. Il rejetait fermement les traditions et valeurs occidentales telles que l'individualisme, l'égalité, la tolérance religieuse, la démocratie. Bajford (Jovan), « Glavni glas hriscanskog nacionalizma u Srbiji » (La principale voix du nationalisme chrétien en Serbie), Danas, 05/04/05, p. 24. 15. Nikolaj Velimirović a écrit ses textes les plus antisémites alors qu'il était paradoxalement interné au camp de Dachau en 1944. Ses notes de Dachau ont été publiées pour la première fois en 1985 en Allemagne avant de l'être en Serbie sous le titre de Reč srpskom narodu kroz tamnički prozor (Parole au peuple serbe à travers la fenêtre de la prison). 16. Cette lettre est reprise dans l'ouvrage de Jevtić (Atanasije), Dossier Kosovo, Lausanne : L'Age d'Homme, 1991, pp. 149-151. 17. Pravoslavlje, 15/02/82, p. 2. En outre, on peut signaler que Pravoslavlje reprit dans son numéro du 15/01/82 un texte sur les violences contre les Serbes du Kosovo publié en décembre 1981 dans le périodique serbe Duga. 18. Pravoslavlje, 15/05/82, pp. 1-4. 19. Jevtić (Atanasije), op. cit., p. 144. 20. Ibid., p. 146. 21. Pravoslavlje, (366), 15/06/82. 22. Jević (Hrizostom), « Iseljavanje Srba u Svetlosti rodoljubivih pesama Alekse Šantića » (L'exode des Serbes à la lumière des poèmes patriotiques d'Aleksa Šantić), Pravoslavlje, 15/12/82, p. 6.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 194

23. Jevtić (Atanasije), Stradanja Srba na Kosovu i Metohiji od 1941.do 1990 (Les souffrances des Serbes au Kosovo et en Métochie de 1941 à 1990), Pristina : Jedinstvo, 1990. 24. Ces textes furent publiés dans les numéros suivants de Pravoslavlje : (400) du 15/11/83, (404) du 15/01/84 et (405) du 01/02/84. Atanasije Jevtić les publia à comptes d'auteur en 1984 sous le titre de : Jevtić (Atanasije), Od Kosova do Jadovna : putni zapisi jeromonaha Atanasija Jevtića (Du Kosovo à Jadovno : car net de voyage du moine Atanasije Jevtić), Beograd : A. Jevtić, 1984. 25. « Immédiatement après la création de leur État Indépendant Croate malfamé, les oustachis ont commencé le soi-disant “nettoyage du terrain”, c'est-à-dire qu'ils ont essayé de créer le plus rapidement possible un “espace croate pur” raciste, quelque chose de semblable à l'aspiration actuelle à un “Kosovo ethniquement pur” ». Ibid, p. 30. 26. Pravoslavlje, 01/06/87, p. 7. 27. Terzić (Dragan), « O Slavljenju Vukove godine » ( A propos de la célbration de l'année de Vuk), Pravoslavlje, 15/05/87, p. 2. 28. Pravoslavlje, 01/07/88, p. 1. 29. Le prince Lazar reposa à Ravanica trois siècles avant que ses reliques ne fussent emportées lors de la grande migration du peuple serbe de 1690. Elles finirent par aboutirent au monastère de Vrdnik où elles furent conservées pendant 245 ans. En 1942, sous l'occupation allemande, ses reliques furent transportées à Belgrade où elles demeurèrent jusqu'en juin 1988. 30. Pravoslavlje, 15/10/88, p. 10. 31. Pravoslavlje, (697), 01/04/96, p. 1. 32. Pravoslavlje, (664), 01-14/11/94, p. 2. 33. Pravoslavlje, (664), 01-14/11/94, p. 1. 34. Pravoslavlje, (701), 01/06/1996, p. 1. 35. Pravoslavlje, (716), 15/01/97, p. 1. 36. Popović-Obradović (Olga), « Crkva, nacija, država ija u Srbiji » (Église, nation, État : l'Église serbe orthodoxe et la transition en Serbie), in Izmedju autoritarizma i demokratije : Srbija, Crna Gora, Hrvatska, knjiga II, Civilno društvo i politička kultura (Entre autoritarisme et démocratieonténégro, Croatie, livre II, La société civile et la culture politique), Beograd : CEDET, 2004, pp. 137-138. 37. Selon un communiqué du service d'information de l'Église serbe orthodoxe du 24/11/00. 38. À titre d'illustration, voir le message adressé par Vojislav Koštunica à l'occasion d'un colloque organisé le 4 janvier 2003 sur l'évêque Nikolaj Velimirović. Politika, 05/01/03, p. 7. 39. Ce courant antidémocratique est représenté par les évêques renommés Atanasije Jevtić, Amfilohije Radović, Danilo Krstić et Irinej Bulović. Danas, 31/05/05, p. 4. 40. Entretien du métropolite, Amfilohije Radović, au quotidien Blic, 13/12/99. 41. Popović-Obradović (Olga), art.cit, pp. 145-146. Il faut noter que le Métropolite Jovan de Veles a accepté l'invitation de l'Église serbe orthodoxe. Il a été exclu de l'Église macédonienne orthodoxe. 42. Soit quatre fois moins qu'en 1991 (160 000 personnes). « Povratak tradiciji », Politika, 31/05/03. p. 1. 43. Radio B92, 13/04/04. 44. Politika, 31/05/03. 45. Selon une enquête réalisée en 2003. « Božić se poštuje i slavi u Srbiji », Politika, 06/01/2003. 46. Izve štaj o humanom razvoju. Srbija 200s : snaga različitosti (Rapport sur le développement humain. Serbie 2005 : la force de la différence), Beograd : UNDP, 2005. 47. Poverenje u institucije i spremnost gradjana na političku participaciju (Confiance dans les institutions et disposition des citoyens à participer à la vie politique), Beograd : Centar za politikološka istraživanja i javno mnenje, 2005. Document en ligne : (consulté le 27 septembre 2005).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 195

RÉSUMÉS

Cet article définit le contexte dans lequel l'Église serbe orthodoxe a réemergé en tant qu'acteur social d'envergure dans la Yougoslavie des années 1980 et quel a été son rôle dans le réveil national serbe (1987-1990) ainsi que pendant les guerres de dissolution de la Yougoslavie. La nouvelle visibilité de l'Église serbe orthodoxe a-t-elle contribué à un réveil religieux en Serbie ?

This paper defines the context in which the Serb Orthodox Church reermerged as a large social actor in the 1980s Yugoslavia and the role it played in the Serbian national awakening (1987-1990) and during the wars of Yugoslav dissolution. Did the new visibility of the Serb Orthodox Church contribute to a religious awakening in Serbia ?

AUTEUR

YVES TOMIĆ Ingénieur d'études (BDIC, Université Paris X-Nanterre), chercheur associé au LASP (CNRS, Université Paris X-Nanterre). E-mail : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 196

Dualité orthodoxe au Monténégro Dual orthodoxy in Montenegro

Amaël Cattaruzza et Patrick Michels

Nous tenons à exprimer nos plus vifs remerciements à Antonela Capelle pour ses conseils et ses commentaires.

1 La polémique sur la légitimité de l'Église orthodoxe serbe au Monténégro est assez récente : elle apparaît au début des années 1990 avec l'affirmation ou la réaffirmation d'une Église orthodoxe autocéphale autoproclamée monténégrine. Cette dualité entre deux Églises orthodoxes au Monténégro accompagne un processus plus général de division identitaire entre des populations se considérant comme serbes et d'autres se revendiquant plus spécifiquement comme monténégrines1. L'autocéphalie de l'Église monténégrine n'est revendiquée par une poignée de Monténégrins que depuis peu et ce mouvement reste encore aujourd'hui minoritaire dans le pays2. La première cérémonie pour laquelle a officié l'Église autocéphale du Monténégro eu lieu le 31 octobre 1993. Cette manifestation publique permit l'élection du premier métropolite de l'Église autocéphale monténégrine, Antonije Abramovic. Symboliquement, la cérémonie se déroulait sur la place du palais du roi Nikola 1er à Cetinje, tandis que quelques cinquante mètres plus loin, dans le monastère de Cetinje, se tenait la cérémonie officielle de l'Église orthodoxe serbe.

2 Ce « coup de force » du 31 octobre 1993 dépasse le strict cadre religieux et revêt des aspects identitaires et politiques. Il serait d'ailleurs vraisemblablement passé inaperçu si le contexte sociopolitique n'avait pas participé à renforcer son importance. En effet, l'année 1993 est caractérisée par l'enlisement des conflits yougoslaves en Bosnie- Herzégovine, dans lesquels les Monténégrins participent, enrôlés aux côtés des Serbes dans les rangs de l'Armée yougoslave. La lassitude des combats et de l'encerclement international favorise le développement d'un mouvement pacifiste au Monténégro. Or, au même moment, la presse nationaliste monténégrine souligne le soutien moral apporté par l'Église serbe aux soldats orthodoxes de l'Armée yougoslave. L'apparition, ou la réapparition, d'une Église autocéphale monténégrine se situe donc à la convergence de deux mouvements, l'un national, et l'autre antiguerre, qui peuvent expliquer l'importance que l'événement prend dans le pays, alors qu'il est au départ

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 197

confiné à la petite ville de Cetinje. Pourtant, il est largement rapporté dans les médias, salué par les journaux pro-monténégrins et vilipendé par la presse pro-serbe. Le débat public qu'il inaugure sur le choix nécessaire entre une Église serbe ou une Église monténégrine se perpétue jusqu'à aujourd'hui.

3 La compréhension de ce phénomène, lequel n'est pas seulement conjoncturel et semble s'inscrire dans la durée, puisque les deux Églises continuent aujourd'hui encore à se concurrencer sur le territoire monténégrin, nécessite la prise en compte de plusieurs éléments, à savoir l'ancrage spatial des deux Églises et le dédoublement des lieux de cultes, les fondements historiques qui légitiment l'existence de l'une et de l'autre et les provocations de plus en plus visibles perpétrées des deux côtés.

Dédoublements des lieux symboliques : doubles célébrations et concurrence nationale

4 Le lieu symbolique, qu'il soit national, religieux ou d'autre nature, est porteur d'un message communautaire. Il constitue un site fédérateur, un espace de ralliements qui, tout en cristallisant l'idéologie du groupe qui l'a créé, permet à celui-ci de se réunir, de conforter son existence et de perdurer dans le temps. Toutefois, la situation particulière du Monténégro – cette division identitaire entre pro-serbes et pro- monténégrins – a entraîné deux types de processus. D'un côté, on a pu assister à un dédoublement des lieux symboliques nationaux et à la création d'institutions nationales parallèles représentant le nationalisme « pro-monténégrin ». De l'autre, les sites traditionnels religieux se sont chargés d'une signification ambiguë suivant les points de vues.

5 La division de l'Église orthodoxe monténégrine s'inscrit de facto dans ces processus politiques3. Ce dédoublement des instances religieuses illustre l'intensité des liens entre le politique et le culturel au Monténégro. Comment comprendre, en effet, l'activation de ces « schismes » institutionnels si ce n'est dans l'espoir d'un renversement possible des hiérarchies et des élites au sein d'un Monténégro indépendant ? Mais, cette concurrence au sein des organes symboliques nationaux entraîne une revalorisation d'un certain nombre de lieux symboliques qui se voient appropriés différemment par les « proserbes » et « pro-monténégrins ». Ainsi, le monastère de Cetinje est revendiqué par les deux Églises comme haut lieu culturel. Pour l'Église serbe (Srpska Pravoslavna Crkva – SPC) qui en est propriétaire, il est considéré comme un haut lieu spirituel de la foi orthodoxe serbe d'autant plus symbolique qu'il représente, d'une certaine manière, la permanence de cette foi dans l'histoire. Le Monténégro compte un certain nombre de monastères importants dans la liturgie orthodoxe serbe : le monastère de Cetinje, le monastère Ostrog (incrusté à 671 m d'altitude sur le flanc d'une montagne près de Nikšić) ou celui de Morača entre Kolasin et Podgorica. Pour l'Église monténégrine (Crnogorska Pravoslavna Crka – CPC), le monastère de Cetinje prend, en plus de sa valeur spirituelle, une dimension nationale. Fondé au cœur du vieux Monténégro4, il incarne l'Église autocéphale de résistance de l'époque ottomane et donc la spécificité monténégrine. À ce titre, l'Église monténégrine réclame encore la restitution du monastère à sa nation.

6 En revanche, certains lieux sont plus clairement identifiés comme symboles nationaux monténégrins. C'est le cas de la place du palais du roi Nikola 1er à Cetinje5, que seuls

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 198

quelques dizaines de mètres séparent du monastère. Cette place a souvent été utilisée pour les rassemblements populaires pro-monténégrins (célébrations religieuses ou déclarations politiques). La ville de Cetinje, du fait de son histoire et de ce qu'elle représente tant pour les Serbes que pour les Monténégrins, se prête particulièrement à ce type d'analyse visant les différents lieux symboliques et leurs significations nationales à petite échelle. Cette ville apparue au XVème siècle joue un rôle central dans les histoires nationales serbe et monténégrine. Elle devient le centre politique des Monténégrins au temps de l'État médiéval de Zeta, lorsque l'ancienne capitale, Žabljak, sur le lac de Skadar, est conquise par l'Empire ottoman et qu'Ivan Crnojević, gouverneur du royaume, y installe son palais résidentiel en 14826. La place privilégiée de Cetinje dans l'histoire monténégrine depuis plus de six siècles explique l'exceptionnelle concentration de vestiges, de monuments et de bâtiments symboliques (cf. figure 1) pour une agglomération d'importance démographique modeste (18 482 habitants en 2003). Ces lieux d'histoires accumulées peuvent être classés en plusieurs types suivant le pouvoir qui les a construits, la période qu'ils représentent, leur dimension spirituelle et, plus largement, le message symbolique dont ils sont porteurs.

7 La ville de Cetinje a, tout d'abord, une importance religieuse. La première église y est construite en 1484 par Ivan Crnojevic et ses vestiges sont encore visibles actuellement (monument 9 sur la figure 1). Celle-ci est détruite par les Vénitiens en 1692 mais, quelques mètres plus loin, le vladika gospodar Danilo bâtit, entre 1701 et 1704, le monastère de Cetinje qu'il dédie à Sainte Marie (monument 5). Bien qu'il ait été endommagé trois fois par des incursions turques au XVIIIème siècle (1712, 1714 et 1785), il a toujours été restauré et conservé au cours des siècles. Il fut occupé par les vladike monténégrins qui incarnent alors, pour les populations environnantes, la résistance spirituelle de l'orthodoxie face aux envahisseurs ottomans. Le monastère, aujourd'hui connu sous le nom de « monastère de Saint Pierre de Cetinje » en l'honneur du vladika Pierre 1er qui y repose, abriterait également la main droite de Saint Jean-Baptiste. Ce site est revendiqué symboliquement par le camp pro-serbe comme par le camp pro- monténégrin. Du côté serbe, il est le centre de l'archidiocèse du littoral monténégrin de l'Église serbe et, de ce fait, la résidence du métropolite Amfilohije Radović. Du côté monténégrin, il reste la demeure des vladike monténégrins et le centre historique de la tradition orthodoxe monténégrine. Parallèlement, la ville est également parsemée de symboles nationaux monténégrins, souvent hérités des XIXème et XX ème siècles. Elle possède notamment les sépultures de tous les vladike et princes de la dynastie des Petrović Njegoš ayant régné jusqu'en 19187. Les espaces symboliques parallèles, religieux, nationaux, communistes (cf. figure 1), se côtoient dans la ville et permettent de conforter des nationalismes divergents et contradictoires. Ces processus d'opposition deviennent manifestes lors des célébrations religieuses orthodoxes et de la confrontation des deux Églises.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 199

Figure 1 – Identification des lieux et monuments dans le centre de Cetinje

Source : municipalité de Cetinje – légendes modifiées.

8 À Cetinje, les grandes célébrations religieuses orthodoxes se sont dédoublées depuis la création de l'Église orthodoxe autocéphale. Ainsi en est-il de la célébration de Lućindan. Le jour de la Saint-Luc, le 31 octobre, est une slava, c'est-à-dire, dans la tradition orthodoxe serbe, la fête d'un saint familial. Ce jour a une signification particulière au Monténégro puisqu'il coïncide avec la liturgie en l'honneur de Sveti Petar Cetinjski (Saint Pierre de Cetinje) qui a appartenu à la grande dynastie des Petrović Njegoš. Cette double célébration prend donc une ampleur nationale. Or, depuis la création de l'Église autocéphale monténégrine, l'évènement est célébré à Cetinje en deux lieux différents : dans le vieux monastère de Cetinje par l'Église orthodoxe serbe et dans une maison reconvertie en église par l'Église autocéphale monténégrine, dans les faubourgs de Cetinje. La liturgie observée dans les deux structures est strictement identique et chacune de ces deux Églises regroupe un certain nombre de fidèles, qui ne se différencient finalement que par leur positionnement politique, la foi orthodoxe se trouvant ici écartelée entre les nationalismes pro-monténégrin et proserbe. Cette division n'est d'ailleurs pas seulement subie mais également créée par les différentes Églises, puisque les protagonistes, à savoir le métropolite de l'Église serbe, Amfilohije, et l'archevêque et métropolite de l'Église monténégrine autocéphale, Mihajlo8interviennent régulièrement sur la question nationale et ont des positions très tranchées, l'un en faveur de l'identité serbe et l'autre valorisant la spécificité nationale monténégrine.

9 De la même manière, mais de façon plus spectaculaire, la célébration de Badnji dan9, le « Jour des Rameaux » qui se déroule traditionnellement devant l'ancien monastère de la ville, s'est depuis 1994, dédoublée. Une célébration parallèle est organisée par l'Église orthodoxe autocéphale monténégrine sur la place du roi Nikola, à une centaine de mètres à peine du monastère, reproduisant fidèlement toute la liturgie, jusqu'à

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 200

l'embrasement des rameaux. La messe est tenue devant le monastère par le métropolite Amfilohije de l'Église serbe alors que, devant la place, elle est dite par le vladika Mihajlo, patriarche de l'Église monténégrine autoproclamée. Les discours prononcés par les deux autorités religieuses sont teintés d'une coloration nationaliste particulière. Les uns sont souvent liés aux sujets chers à l'Église serbe (attachement au Kosovo, au « srpstvo », ou serbité) tandis que les autres demandent la restitution des monastères du onténégro à l'Église monténégrine autocéphale. La célébration parallèle de Badnji Dan à Cetinje pourrait sembler anecdotique si celle-ci n'était pas facteur de tension. La police est présente sur les lieux et sépare le monastère de la place par un cordon de sécurité pour veiller au bon déroulement des festivités. Cette double cérémonie signe le clivage entre pro-monténégrin et pro-serbe en créant, le temps de la fête, une concurrence symbolique entre les deux communautés religieuses, se contestant réciproquement la légitimité. Cette confrontation est d'autant plus forte que la proximité géographique est étroite. La plupart des Cetinjani et les pro-monténégrins sont regroupés sur la place du palais du roi Nikola tandis que, du côté pro-serbe, des cars sont affrétés ainsi que des voitures individuelles en provenance de Niksic, de Podgorica et, d'un peu partout au Monténégro et dans la diaspora, pour venir se recueillir devant le monastère. Chaque camp tente de rassembler un maximum de personnes et le déroulement des deux manifestations fait l'objet d'un compte rendu détaillé dans la presse du lendemain. Cetinje est peu à peu devenue, le temps de Badnji Dan, la vitrine de l'opposition entre les deux Monténégro.

10 Cette situation pourrait toutefois évoluer puisque ces doubles célébrations tendent actuellement à s'étendre à d'autres villes. En janvier 2003, l'Église autocéphale monténégrine avait ainsi organisé des célébrations parallèles à Podgorica, Nikšić et à Mojkovac. Cette extension de la zone d'influence de l'Église autocéphale monténégrine semblait pouvoir être relativisée, les rassemblements dans les autres villes n'ayant alors concerné qu'une centaine de personnes. Elle s'est toutefois pérennisée depuis et s'est confortée réunissant chaque année dans chacune de ces agglomérations un peu plus de fidèles. Elle doit donc être prise en considération comme un phénomène potentiellement durable.

Deux Eglises orthodoxes en quête de légitimité

11 Chaque partie amène son lot de présomptions dans son affirmation et présente ce qu'elle estime être les racines du problème actuel. Les moyens matériels dont elles disposent ne sont pas les mêmes, l'idéologie qu'elles revendiquent est également distincte. Pour l'une, les orthodoxes présents dans l'Union de Serbie-et-Monténégro sont des Serbes qui ne peuvent être rattachés qu'à une seule Église ; pour l'autre, les orthodoxes du Monténégro sont des Monténégrins qui devraient dépendre d'une seule Église. Aucune des deux ne remet en cause le caractère national de l'orthodoxie, mais l'Église monténégrine s'affirme non pas en ostracisant mais en affichant son caractère pluri-culturel. L'archevêque de l'Église Monténégrine, Mihajlo, insiste sur la différence majeure avec l'Église serbe : il n'y a « pas de baptême dans une église serbe si on ne se déclare pas serbe. L'Église monténégrine est une église ouverte. Nous baptiserons tous ceux qui le souhaitent et indiquerons la nationalité qu'ils veulent »10. Cette ouverture proclamée est-elle sincère ou participe-t-elle d'une mise en scène de la part de l'Église

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 201

monténégrine à des fins de légitimation ? Toujours est-il que l'Église monténégrine a su cultiver une image de tolérance, qui fait souvent défaut à l'Église serbe au Monténégro.

Deux Églises, deux histoires

12 Le débat porte sur l'existence historique de l'autocéphalie monténégrine, sa légitimité à représenter les orthodoxes du Monténégro du fait de son « apparition » récente, alors que l'Église serbe, au travers de la Métropolie du Monténégro et du Littoral, est établie depuis longtemps. Historiquement, les Églises orthodoxes ont un caractère national (les Patriarcats de Bulgarie et de Serbie font, par exemple, partie intégrante du processus d'édification étatique et participent activement à l'affirmation de l'identité nationale). Les Églises autocéphales sont créées pour des raisons géopolitiques, étatiques, politiques ou idéologiques. Elles se séparent de l'Église mère de façon non canonique, sans son accord ou contre sa volonté (comme par exemple l'Église Saint Sava du Patriarcat d'Ohrid en 1219) bien que, souvent, l'autocéphalie soit octroyée par un des anciens Patriarcats (Constantinople, parfois Moscou)11.

13 En ce qui concerne l'autocéphalie revendiquée de l'Église orthodoxe monténégrine, pour les défenseurs de la singularité monténégrine, ses racines plongent dans l'histoire : la Dioclée et Raska étaient deux États distincts. D'ailleurs, le premier roi serbe, Stefan Prvovjencani (1217) ne s'était-il pas proclamé « roi des terres serbes et de la Dioclée », signifiant par là même que la Dioclée n'est pas une terre serbe12 ? En faisant abstraction de cette question, nombreux évoquent l'indépendance de fait de l'Église au Monténégro à l'époque ottomane à partir de 1766 lorsque le Patriarcat de Pec, siège de l'Église orthodoxe serbe, est démantelé13. Mais pour autant, les princes Petrović (princes-évêques du Monténégro) n'ont jamais déclaré être commandeurs d'une Église autocéphale14. Ce n'est qu'après le Congrès de Berlin en 1878 que le Patriarcat de Constantinople (Istanbul) confère l'autocéphalie aux Églises de Serbie et de Karlovac (autonomes depuis 1831)15. L'Église du Monténégro n'est pas concernée.

14 L'histoire étant sujette à interprétations, il est fait appel à divers documents canoniques ou juridiques faisant état de l'existence autocéphale de l'Église orthodoxe monténégrine. En 1851, l'Église monténégrine apparaît dans le catalogue du Saint Synode des Églises russes ; en 1855, elle est mentionnée dans le syntagme d'Athènes du Patriarcat œcuménique de Constantinople16. Mais l'Église russe n'avait théoriquement pas le droit canonique de reconnaître l'autocéphalie monténégrine ; en outre, les auteurs du syntagme (Ralis et Potlis) ont en réalité reconnu la Métropolie monténégrine dans le cadre de l'Église serbe en tant qu'exarchat17. Ces documents, tout comme l'histoire, font l'objet de diverses interprétations selon le positionnement pro- serbe ou pro-monténégrin des commentateurs. Pour les uns, ils témoignent de la reconnaissance canonique de l'autocéphalie monténégrine. Pour les autres, ils ne constituent que la reconnaissance de l'autonomie dans le cadre du Patriarcat de Peć, aboli. Toutefois, ces documents, remis en perspective, n'ont probablement pas la portée qu'on leur attribue. Lorsque Bartholomé, patriarche de Constantinople déclare à Pobjeda (quotidien monténégrin) qu'il n'a pas connaissance que l'Église monténégrine ait jamais été autocéphale, les « pro-Monténégrins » rétorquent que le formalisme canonique n'a pas lieu d'être au vu de l'histoire atypique du Monténégro. Selon eux, l'autocéphalie est toujours une revendication nationale, avant d'aboutir à une

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 202

reconnaissance canonique. D'ailleurs, soulignent-ils, il n'existe pas une seule Église orthodoxe qui ait obtenu son indépendance par des voix canoniques18.

15 Toutefois, officiellement, l'autonomie d'une éparchie rattachée au Patriarcat de Peć est tolérée mais cette autonomie n'est pas une autocéphalie si elle n'est pas déclarée selon les canons ecclésiastiques. Historiquement, l'Église du Monténégro n'était rattachée à aucun Patriarcat, ce qui représente les racines de l'autocéphalie pour les « pro- Monténégrins », tandis que pour les « pro-Serbes », cela ne fait pas sens en soi.

16 Si l'autocéphalie, existante de facto, n'a jamais été reconnue de façon canonique, le courant « pro-monténégrin » en réfère pour sa part à la Constitution de la Principauté du Monténégro de 1905 qui mentionne dans son article 40 que « la religion de l'État est orthodoxe et l'Église monténégrine est autocéphale »19. Néanmoins, la Constitution de 1905 ne mentionne pas auprès de qui elle a cherché son autocéphalie ni qui la lui a conférée. Par ailleurs, que l'autocéphalie soit mentionnée dans la Constitution du Prince Nikola indique qu'il s'agit d'une décision étatique et non ecclésiastique : si l'Église avait réellement été autocéphale, elle aurait obtenu cette autocéphalie de l'Église œcuménique et non d'un pouvoir séculaire.

17 Si les deux thèses s'opposent sur l'histoire avant la Yougoslavie, elles s'accordent sur l'union des Églises en 1920 qui met fin à l'Église monténégrine (exarchat pour les « pro- Serbes », autocéphale pour les « pro-Monténégrins »). Lorsque, le 30 juin 1920, le Roi du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, Aleksandar Karadjordjević, proclame l'unité des circonscriptions orthodoxes, il décompte, parmi les Églises autocéphales qui s'unissent, le Patriarcat de Cetinje et la Métropolie des Montagnes et du Littoral du Monténégro20. De même la Constitution de l'Église serbe de 1931 évoque trois Églises orthodoxes serbes autonomes, indépendantes l'une de l'autre 21 ; en revanche, le protocole 1036 du Patriarcat de Constantinople du 24 février 1922 considère que « dans les frontières de ce Royaume unifié des Serbes, Croates et Slovènes, sont entrées les Églises orthodoxes autocéphales de Karlovac et du Monténégro » 22. Là encore, les interprétations divergent mais, de fait, l'unification de l'Église serbe en 1920 abolit les différences régionales qui pouvaient exister jusqu'alors23.

18 Cette unification orthodoxe représente le seul point d'accord dans les deux versions de l'histoire. Tout le reste fait l'objet de polémiques et de zones d'ombre. À titre d'exemple, nous nous appuyons sur deux textes, la version « pro-serbe », tirée de l'historien Aleksandar Stamatović, et une version « promonténégrine », issue de l'historien Zvezdan Folić24. La Métropolie du Monténégro et du Littoral est créée en 1921 et le premier métropolite du Monténégro dans le jeune Royaume est Gavrilo Dožić, nommé le 17 novembre 1920. Il était également membre de l'Assemblée nationale de Podgorica qui avait voté en 1918 le rattachement au Royaume de Serbie. Il officie à une époque où l'Église représente l'instrument étatique d'intégration nationale serbe et est, selon Z. Folić, le « digne représentant de l'idéologie officielle du yougoslavisme intégral ». Joanikije Lipovac lui succède (1941-1945). Il est, pour A. Stamatović, « assassiné à la fin de la guerre par les communistes ». Sans en donner les raisons, il mentionne seulement qu la Métropolie du Monténégro et du Littoral, lors de la guerre, « luttait contre les Oustachis, les occupants et le mouvement révolutionnaire », c'est-à- dire avec les Tchetniks. De son côté, Z. Folie nous précise qu'il excommuniait et dénonçait les croyants qui participaient au mouvement communiste. Arsenije Bradvorović, élu en juillet 1947, est emprisonné en 1954 puis confiné au monastère Sainte Vavedenja à Belgrade jusqu'à sa mort en 1963. À nouveau, A. Stamatović

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 203

n'apporte aucune précision sur les causes de son emprisonnement. Z. Folie mentionne pour sa part, que son arrestation serait due à sa critique ouverte de la fédéralisation de l'État. Danilo Dajković succède à Arsenije Bradvorović en 1961. Pour Z. Folić, il « surveille et étend la serbité ». Enfin, en 1991, est nommé Risto Radović, dont le nom de baptême est Amfilohije. A. Stamatović précise les conditions dans lesquelles il prend la direction de la Métropolie : « 50 années de communisme ont laissé leurs marques, les églises sont à l'abandon, les prêtres peu nombreux et, surtout, toute une génération a été endoctrinée, sécularisée et dénationalisée ». Le travail antichrétien et antiserbe d'un demi-siècle de communisme s'est notamment traduit par le morcellement de la nation serbe dans « quatre nouveaux États » : la république socialiste yougoslave, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la Macédoine ; et en « trois nouvelles nations : monténégrine, macédonienne et musulmane ». Cette nation a également été divisée religieusement : tout d'abord a été créée l'Église orthodoxe macédonienne ; et aujourd'hui la même chose se déroule pour le Monténégro. Selon lui, il faut impérativement rétablir l'orthodoxie serbe. En revanche, pour l'hebdomadaire « pro- monténégrin », Monitor, Amfilohije Radović perpétue le travail de son prédécesseur, à savoir « absorber les orthodoxes du Monténégro dans le corpus ethnique serbe ».

Deux Églises, deux idéologies

19 L'Église serbe est obsédée par le destin tragique du peuple serbe dans l'histoire. Elle estime avoir contribué de façon décisive à la conscience nationale serbe en sauvegardant l'héritage médiéval de l'État serbe. S'affirmant comme le protecteur ultime de l'identité nationale serbe, elle considère la distinction entre Église et nation non-pertinente25. De fait, elle analyse l'unification des Slaves du sud en 1918 comme représentant également l'unification des Serbes26. Elle s'oppose au morcellement de la serbité qu'ont pratiqué les communistes27 et développe un complexe victimaire 28, parfois assimilé à du fondamentalisme orthodoxe29, estimant que le peuple serbe dans son ensemble a souffert pour la foi du Christ bien plus que d'autres30.

20 Effectivement, le régime communiste encourage un séparatisme ecclésiastique au Monténégro dans l'immédiat après-guerre31, dans le cadre de la politique d'encouragement national32. Le soutien cesse lorsque l'Église serbe accepte l'autonomie de l'Église orthodoxe macédonienne33. La décomposition de la Yougoslavie ouvre la question de l'appartenance ecclésiastique des Monténégrins, associée à celle de l'appartenance nationale. L'Église serbe, affirme Amfilohije, souhaite les Serbes unis dans un seul État34. La nation monténégrine ayant été, selon lui, « créée dans le laboratoire de Tito et de Djilas »35, le Monténégro doit donc intégrer la Serbie comme il l'a fait en 191836. La fin du communisme permet à l'Église orthodoxe de s'engager dans l'activité politique, de restaurer des cérémonies religieuses pré-communistes, et de développer des activités caritatives et éducatives37. Il lui est également ouvert le droit d'acquérir divers biens.

21 Au Monténégro, le métropolite du Monténégro et du Littoral soutient diverses réunions commémoratives du mouvement tchetnik. Amfilohije évoque alors les luttes contre le fascisme et le communisme, ravivant parfois l'animosité des populations pro- monténégrines38. Investissant le champ politique, Amfilohije n'hésite pas à afficher son anticommunisme, prônant la destruction du mausolée de Njegoš et la restauration de la chapelle sur le mont Lovcen. En janvier 2005, au monastère de Dajbade, Amfilohije

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 204

soutient une réunion sur la protection de l'État commun, l'Église et la langue39. En plus de se consacrer à ses tâches religieuses, le métropolite Amfilohije parvient à revêtir le rôle d'un leader politique. Sa défense des Serbes est inconditionnelle. Il encense les deux Karadžić (Vuk et Radovan, jouant sur leur homonymie) et comparé Biljana Plavšić à la jeune fille du Kosovo, celle qui vient abreuver les héros agonisants sur le champ de bataille de 138940. Les moyens à sa disposition sont sans commune mesure avec ceux dont dispose l'Église monténégrine. Depuis l'unification de l'Église orthodoxe serbe en 1920, les églises lui appartiennent41.

22 Le patriarche de l'Église monténégrine demande donc, pour sa part, à ce que les 650 lieux saints qui sont aux mains de l'Église serbe lui soient « rendus ». Sans église, il est difficile de baptiser, marier, célébrer une messe. Ainsi, l'Église orthodoxe monténégrine commence à préciser ses ambitions et formule ses revendications. Contrairement à l'Église serbe, le parti pris est ouvertement « promonténégrin », avec un fervent soutien de l'indépendance du Monténégro et, conjointement, la reconnaissance des Monténégrins comme nation à part entière. Elle a bénéficié en temps de guerre du soutien des partis « pro-monténégrins » opposés à Milošević. Détachée du soutien guerrier dont a fait montre sa concurrente, elle acquiert une aura pacifiste. Face à son manque de moyens, et bénéficiant du nouveau contexte indépendantiste42, l'Église monténégrine commence à réagir. Elle envisage de construire une église en Voïvodine, dans le village de Lovćenac, majoritairement peuplé de Monténégrins installés dans la région depuis 194543. Puisqu'elle est légalement enregistrée au niveau de l'Union de Serbie-et-Monténégro et malgré l'absence de reconnaissance canonique44, l'Église monténégrine a le droit d'acquérir des terrains et de construire des églises45. En outre, elle n'hésite pas à faire appel aux instances internationales, comme c'est le cas pour faire valoir son droit sur l'église Saint Georges à Mirac.

23 Les discours de Mihajlo sont de fait teintés de nationalisme monténégrin. Le nationalisme monténégrin se veut tolérant46, les intellectuels, les sciences ne sont pas mobilisées dans la négation de l'autre. Les travaux pro-monténégrins sont consacrés pour l'instant à l'affirmation de la nation monténégrine. Celle-ci n'étant pas posée, ses fondements peu assurés, la principale fonction des sciences sociales se concentre sur la différenciation d'avec les Serbes. Paradoxalement, l'Église monténégrine, qui bénéficie de cette image de tolérance, associée au camp pro-monténégrin, s'inscrit également dans une concurrence symbolique avec l'Église serbe et participe à un jeu de provocations réciproques figeant les deux parties. De facto, cette « guerre froide » entre les deux Églises paraît loin de prendre fin.

Cristallisation du schisme religieux sur fond de provocations réciproques

24 En 1993, la « restauration » ou la « création » de l'Église orthodoxe monténégrine sert de point d'appui à l'affirmation de l'identité monténégrine et à la dénonciation des crimes commis au nom de la « Grande Serbie »47. Fruit des activités du Comité pour la restauration de l'Église autocéphale48, débutées en 1989 « contre la serbisation et l'abandon du Monténégro à la Serbie », elle n'obtient pas de réelle reconnaissance des autorités, ni beaucoup de partisans49. Peu soutenue, l'Église monténégrine reste d'abord en retrait et évite toute provocation. Néanmoins, le gouvernement de Momir Bulatović, allié de Slobodan Milošević, tente de dissuader l'archevêque Antonije Abramović de

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 205

prendre la charge de l'Église autocéphale monténégrine50. Celui-ci décède en 1996 et est remplacé par Miraš Dedeić, sous le nom ecclésiastique de Mihajlo, qui prend ses fonctions à Noël 1997 (6 janvier). Il se démarque de son prédécesseur en affirmant l'existence de l'Église autocéphale monténégrine qui doit être l'Église des Monténégrins51. Il se positionne tout de suite comme un opposant à Amfilohije. L'orientation autonomiste du Monténégro que prône le nouveau résident monténégrin Milo Djukanović, élu en 1997, coïncidant avec sa nomination l'incite peut-être à des prises de position plus virulentes.

25 Profitant du nouveau climat politique au Monténégro, Mihajlo est intronisé en mars 1998 par le patriarche Pimen de l'Église orthodoxe bulgare52, avec le soutien de l'une des Églises autocéphales ukrainiennes. Cette intronisation implique la reconnaissance de l'autocéphalie monténégrine mais elle n'a pas fait l'objet de reportage télévisé53 marquant l'absence de soutien officiel. Le 31 octobre de la même année (1998), il est élevé au rang de métropolite à Cetinje en présence de l'evêque Evlohije et le métropolite Antonije du saint Synode bulgare. Le métropolite de l'Église orthodoxe serbe, Amfilohije, considère que « la soi-disant consécration du défroqué Miraš Dedeić (...) par des peudo-évêques inconnus (...) représente un acte de pure violence politique ». Cette fois-ci, la télévision diffuse des reportages, mais consacrés à la réunion de la Métropolie du Monténégro et du Littoral54. Le gouvernement de Djukanović reste à l'époque indécis sur le sort à réserver à l'Église monténégrine : sans l'interdire, il ne la plébiscite pas.

26 Les associations de la diaspora monténégrine aux États-Unis sont réunies à San Francisco les 28 et 29 septembre 2002 en présence du métropolite Mihajlo et du Reis Idriz Demirović, le responsable de la communauté islamique du Monténégro. Cette réunion symbolise la tolérance religieuse et nationale de la Mère patrie au sein de la diaspora (les associations réunies prônent un Monténégro souverain, démocratique, multiethnique et multiconfessionnel). Elle indique surtout la tolérance qu'incarnerait l'Église monténégrine et précède de peu l'intronisation, en tant que patriarche, de Mihajlo55. Les 28 et 29 octobre 2002, les Églises orthodoxes monténégrine et russe se réunissent à Cetinje. Deux évêques orthodoxes russes rejoignent l'Église monténégrine. Désormais, celle-ci peut introniser de nouveaux évêques et former son propre synode56, ce qui est fait le 31 octobre. S'estimant alors sur un pied d'égalité, non plus avec la Métropolie, mais avec le Patriarcat serbe, Mihajlo déclare qu'« il est temps que ceux qui sont entrés dans les saintes églises monténégrines et au Monténégro délaissent nos édifices sanctifiés et le Monténégro (...) de leur propre volonté et en sachant que leur place n'est plus parmi les Monténégrins »57. Ces événements participent activement à ce jeu de provocations réciproques que se livrent les deux Églises. De son côté, l'Église serbe n'est pas en reste.

27 Le 18 juin 2005, un hélicoptère de la 172ème Brigade Aéroportée de l'Armée de Serbie-et- Monténégro de Podgorica dépose à 1593 m d'altitude, sur le mont Rumija, depuis Bar, deux blocs de métal, à la demande du Conseil ecclésiastique de Podgorica, dépendant de la Métropolie du Monténégro et du Littoral, diocèse de l'Église orthodoxe serbe. Ces deux blocs, assemblés, forment l'église orthodoxe de la Sainte Trinité. Ce dépôt met fin à une ancienne pratique religieuse partagée par plusieurs communautés58. Il indique en outre la collusion entre la Métropolie du Monténégro et du Littoral et l'armée. Il révèle à nouveau l'investissement du champ politique par son représentant, le métropolite Amfilohije. En effet, l'initiative a une signification politique, elle réaffirme la présence

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 206

de l'Église serbe au Monténégro, niant la présence du même coup de l'Église monténégrine. Rumija constitue un épisode particulier de l'affirmation de la présence de l'Église orthodoxe serbe au Monténégro. Par la symbolique de l'église arrivée par les airs et sise sur les hauteurs, il affirme la primauté de l'orthodoxie sur les autres religions. En outre, cette installation est, pour l'Église serbe, un moyen de réaffirmer le caractère serbe du Monténégro.

28 Le culte pluriculturel détruit, l'orthodoxie affirmée, l'Église serbe en appelle à la tolérance. Le 24 juillet, le métropolite Amfilohije, dans un courrier adressé au Premier ministre monténégrin, Milo Djukanović, soutient qu'enlever l'église est un acte de pur vandalisme. Rumija est si proche de la frontière avec le Kosovo, la présence de l'église est un signe adressé « aux terroristes qui s'y trouvent »59. Le patriarche de l'Église orthodoxe serbe, Pavle, lui fait écho dans un courrier du 27 juillet qu'il adresse à Svetozar Marović (président de Serbie-et-Monténégro), lui demandant de « ne pas détruire l'église que les Turcs ont détruit en 1571 »60. A contrario, le journaliste et écrivain Andrej Nikolaidis se demande comment l'on pourrait détruire ce qui n'est pas construit : « est-ce qu'une église se transporte par hélicoptère ? Sans autel, sans icône, sans architecture, aucun croyant ne peut y entrer, ni allumer de bougie (...). C'est une maquette »61. Le dépôt de l'église à Rumija ne constitue pas la première appropriation symbolique de l'Église serbe. Il n'est qu'un élément dans une suite de contrôle ecclésiastique sur les biens religieux que l'État communiste a laissé à l'abandon. Ce n'est pas non plus la dernière.

29 Ainsi, à Beška, aux abords du lac de Skadar, cinq prêtres et une dizaine de croyants de l'Église monténégrine avaient commencé, début février 2005, à restaurer deux églises délaissées, Saint George et Sainte Bogorodica. Dès qu'elle en fut informée, la Métropolie du Monténégro et du Littoral a appelé les orthodoxes de Zečani, Crmničani et Beranci à défendre les lieux. La police s'interposa, conseillant à l'Église monténégrine de revenir quand les tensions seraient apaisées. Quelques jours plus tard, la police quittait les lieux, immédiatement occupés par les prêtres de la Métropolie. Mi-février, l'armée venait aux côtés de l'Église serbe pour conforter cette occupation. L'affaire portée devant les tribunaux semble aujourd'hui oubliée62. Fin août 2005, la réplique de la chapelle de Njegoš, détruite par le gouvernement communiste en 1952 afin de dresser, à sa place, le mausolée de Njegoš, symbole national non religieux63, est achevée et sanctifiée sur le Mont Bjelašica par l'Église serbe64. Là encore, le gouvernement ne prend pas position.

Conclusion

30 Cette étude démontre les jeux auxquels se livrent deux Églises orthodoxes partageant le même territoire et revendiquant les mêmes fidèles. Elles ne luttent pas pour déterminer laquelle attire le plus d'ouailles mais, de façon plus large, se disputent la légitimité ecclésiastique sur l'espace géographique concerné. Pour les « pro- monténégrins », depuis la moitié du XIXème siècle, la politique de l'Église serbe consiste à faire coïncider orthodoxie et serbité65. A contrario, pour les « pro-serbes », l'Église monténégrine participe à un projet plus vaste de désintégration de l'héritage culturel serbe. La stratégie du gouvernement monténégrin de Djukanović a toujours été, face à ces deux Églises, de se détacher des polémiques. Loin des querelles identitaires, celui-ci semble mettre en exergue les bienfaits économiques de l'indépendance. Si

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 207

l'hebdomadaire Monitor estime qu'un Monténégro indépendant résoudra la question ecclésiastique en faveur de l'Église monténégrine66, cette affirmation mérite peut-être d'être nuancée. En effet, la dissociation établie par le pouvoir entre la question de la souveraineté et celle de l'héritage culturel monténégrin pourrait bien perpétuer les divisions et les polémiques identitaires, y compris dans un Monténégro indépendant.

NOTES

1. Cette division dans la population monténégrine entre une fraction « pro-serbe » et une fraction « promonténégrine » reprend l'ancien clivage entre Verts et Blancs apparu lors des élections parlementaires de 1918 lorsque les partisans d'une union avec la Serbie et d'une intégration au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes votaient avec un papier blanc et ceux qui, au contraire, préconisaient l'indépendance et la fidélité à la famille royale des Petrović Njegoš, votaient avec un papier vert. Aujourd'hui, cette division réapparaît dans un nouveau contexte alors que le Monténégro oscille entre une union renouvelée avec la Serbie et l'indépendance. 2. Il est intéressant de constater que, pendant la période communiste, le schisme macédonien de 1967 n'a pas, à l'époque, donné matière à la revendication d'un quelconque séparatisme de l'Église orthodoxe au Monténégro. Selon l'historien Dušan Bataković, des tractations auraient pourtant étaient tentées par les communistes mais en vain, le clergé local s'opposant fortement à cette idée (Bataković (Dušan T.),Yougoslavie. Nations, religions, idéologies, Lausanne : L'Age d'Homme, 1994, p. 246). 3. De même, au niveau scientifique, la création en 1999 de la Dukljanska Akademija Nauka i Umjetnosti, l'Académie des Sciences et des Arts de Duklja (du nom du premier État monténégrin), entre également dans cette logique. 4. Le Vieux Monténégro, Stara Crna Gora, représente le foyer originel de lutte des tribus monténégrines contre l'envahisseur ottoman. Elle se situe dans la région de Cetinje qui en était la capitale. 5. Le palais, devenu musée, représente une époque où le Monténégro indépendant était reconnu comme acteur autonome sur la scène internationale et jouissait d'une certaine aura diplomatique. 6. Cetinje reste alors la capitale politique jusqu'à la disparition du Royaume de Monténégro et son unification au royaume de Serbie en 1918. Le 23 novembre 1946, Podgorica, renommée Titograd, est choisie comme centre politique et administratif. Finalement, le 29 décembre 1993, l'Assemblée monténégrine accorde à la ville le statut de « Prijestonice » , c'est-à-dire de capitale historique et culturelle. 7. Parmi les sites les plus reconnus, le mausolée de Petar II trône au sommet du Lovcen qui est devenu un véritable lieu de pèlerinage. La sépulture du vladika Danilo surplombe la ville sur une petite colline au sud (monument 1), la sépulture de Petar I est dans le monastère (monument 5), tandis que celles du roi Nikola 1er et de son épouse Milena se trouvent dans la petite chapelle construite sur les vestiges de l'église d'Ivan Crnojević (monument 9). 8. Le métropolite Mihailo, alias Miraš Dedeić, succède à Antonije Abramović, premier métropolite de l'Église autocéphale monténégrine, décédé à la fin de l'année 1996. Monténégrin, il est né le 8 novembre 1938 au village de Ramovo Ždrijelo, près de Šavnik. Après avoir étudié la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 208

théologie à Prizren et à Belgrade, il termine ses études supérieures à Rome et est invité par le métropolite Filaret à Moscou. Ordonné prêtre en1988, il exerça longtemps à l'Église grecque orthodoxe de Rome. Après sa nomination à la tête de l'Église autocéphale monténégrine, il est excommunié de l'Église par le patriarche œcuménique Bartholomé le 9 avril 1997. 9. Badnji dan, le jour des Rameaux, correspond à la célébration de la veille de noël dans la liturgie orthodoxe yougoslave. 10. Dedeić (Miraš), « Put mira i ljubavi » (La voie de la paix et de l'amour), Monitor, 10/01/97. 11. En plus de la primauté morale des Patriarcats, la tradition orthodoxe reconnaît également l'autocéphalie de certaines églises nationales, qui, en retour, acceptent la préséance honorifique du Patriarcat de Constantinople. Cette « autocéphalie » comprend pour l'Église locale la possibilité d'élire son patriarche lors d'un synode patriarcal, ainsi qu'une complète autonomie. Seule restriction, cette élection doit être confirmée par une autre Église autocéphale. Le nouveau patriarche a alors autorité sur les métropolites, les évêques, le clergé et le peuple de son territoire. Cette pratique de l'autocéphalie, introduite en 1448lorsque l'Église de Moscou se proclame elle-même autocéphale, se généralise au XIXème siècle avec le déclin de l'Empire ottoman et l'émergence de nouvelles nations sur le continent européen. Ainsi, quand la Grèce, la Serbie et la Roumanie accèdent à l'indépendance, le patriarcat de Constantinople reconnaît l'autocéphalie de leur Église. Pour l'Église bulgare, le processus a été beaucoup plus compliqué. En 1870, un firman du Sultan a confirmé la création d'un Exarchat bulgare. Mais l'État n'étant pas reconnu, l'Église bulgare a été condamnée pour “phylétisme” et exclue des Églises orthodoxes canoniques. Sa réintégration est intervenue uniquement en 1945, donc bien après l'indépendance. 12. Cf. Kadojević (Danilo), « Autokefalna crnogorska pravoslavna crkva kao izraz suvereniteta crnogorskedržave » (L'Église orthodoxe autocéphale monténégrine comme expression de la souveraineté de l'Étatmonténégrin), in Crna Gora pred izazovima budućnosti (Le Monténégro face au challenge du futur),Cetinje : Matica crnogroska, 1996, p. 221-223. 13. Ibid., pp. 222-223. 14. Stamatović (Aleksandar), Kratka istorija mitropolije crnogorsko-primorske, 1219-1999 (Brève histoire de la Métropolie du Monténégro et du Littoral), Beograd : Sveti Petar Cetinjski, 2000 (). 15. Perović (Sreten), « Praznoj čaši molitve nema » (Ne pas prier le verre vide), Monitor, 20/03/98 ; Radojević (Danilo), art.cit., p. 226. 16. Perović (Sreten), art.cit. 17. Stamatović (Aleksandar), op.cit. 18. Mlakar (Mirko), « Šcepan u odori » (Šćepan en tenue de gala), Monitor, 08/11/93. 19. Mitrić (Blagota), « Crnogorska crkva je bila autokefalna » (L'Église monténégrine était autocéphale),Monitor, 06/11/98 ; Perović (Sreten), art.cit. ; Koprivica (Veseljko), « Božja i narodna pravda » (Droit du peuple et droit divin), Monitor, 20/03/98. 20. « Službeni list ujedinjene SPC » (Journal officiel de l'unification de la SPC), Glasnik, 1 (1), 14/07/20 (cité dans Radojević (Danilo), art.cit., p. 225). Cette « restauration » du Patriarcat serbe aurait coûté au royaume des Serbes, Croates et Slovènes 1 500 000 de francs-or versés au Patriarcat de Constantinople (cf. Perović (Sreten), « Amfilohijeva fildžan Crna Gora » (Le mazagran monténégrin d'Amfilohije), Monitor, 10/04/98). 21. Radojević (Danilo), art.cit., p. 225. 22. Radović (Veljko), « Uspenje kiča na Rumiju » (Ascension kitsch à Rumija), Vijesti, 23/07/05. 23. Sont réunies la Métropolie de Serbie (5 éparchies, diocèses), autocéphale ; la Métropolie de Karlovac (7éparchies), autocéphale ; la Métropolie du Monténégro et du Littoral (3 éparchies), autocéphale ; l'Église serbe en Bosnie-Herzégovine (4 éparchies), passée en 1878 sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople ; la région ecclésiastique dalmate (2 éparchies), passée sous la juridiction de Constantinople ; la région ecclésiastique en Vieille Serbie et

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 209

Macédoine (6 éparchies), rattachée en 1912 au Patriarcat de Constantinople). Cf. Kastoder (Šerbo), « Istoriografija u Crnoj Gori 1989-2001 » (L'historiographie au Monténégro, 1989-2001), Centar za proucavanje historije, avril 2002 (dokument br. 99b-2002). 24. Stamatović (Aleksandar), op.cit. ; Folić (Zvezdan), « Amfilohije je kontinuitet » (Amfilohije représente la continuité), Monitor, 16/09/05. 25. Van Dartel (Geert), « Nationalities and religion in Yugoslavia », in van den Heuvel (Martin), Siccama(Jan G.), eds., The disintegration of Yugoslavia, Amsterdam / Atlanta : Rodopi, 1992, p. 37. 26. Cf. Ramet (Pedro), « The Serbian Orthodox Church », in Ramet (Pedro), ed., Eastern Christianity and Politics in the Twentieth Century, Durham / London : Duke University Press, 1988, p. 234. 27. L'autocéphalie macédonienne, déclarée en 1967, n'est toujours pas reconnue par l'Église serbe. À l'époque, elle affirmait que « les Macédoniens sont un groupe ethnique et l'indépendance ecclésiastique des groupes ethniques est contraire aux intérêts de l'orthodoxie » (synode SPC, 14/09/67, cité in Banac (Ivo), « Universalist religions in a multinational society : Yugoslavia since 1966 », Cross Curents, 7 (1), 1988,p. 68). 28. Ce complexe victimaire est analysé par S. Ramet. Cf. Ramet (Sabrina Petra), « The Serbian church and the Serbian nation » in Ramet (Sabrina Petra), Adamovich (Ljubisa S.), eds, Beyond Yugoslavia : Politics, Politics, Economics, and Culture in a Shattered Communit, Boulder : Westview Press, 1995. 29. Cf. Gredelj (Stjepan), « Klerakilzam, etnofiletizam, anti-ekumenizam i (ne)tolerancija » (Cléricalisme, ethnophilie, anti-œucuménisme, et (in)tolérance), Sociologija, 41 (2), 1999. 30. Prêtre Lazar Milin, dans une brochure éditée au début des années 1970, cité in Ramet (Pedro), Cross and commissars. The politics of religion in Eastern Europe, Bloomington : Indiana university press, 1987, p. 15. 31. Cf. Alexander (Stella), Church and State in Yugoslavia, since 1945, Cambridge / London / New York /Melbourne : Cambridge University Press [Soviet and East European Studies, (23)], 1979, p. 169. 32. Cf. Michels (Patrick), « Les Monténégrins : création ou reconnaissance ? », in Gervereau (Laurent),Tomic (Yves), éds., De l'unification à l'éclatement. L'espace yougoslave, un siècle d'histoire, Nanterre : Musée d'histoire contemporaine / BDIC, 1998, pp. 197-198. 33. Cf. Ramet (Pedro), art.cit, pp. 242-243. La reconnaissance de l'autonomie ne remet pas en cause la non-reconnaissance de l'autocéphalie. Elle permet, néanmoins, d'améliorer les relations entre l'Église orthodoxe serbe et l'État communiste, à tel point que ce dernier renonce à son soutien à l'Église autocéphale monténégrine. 34. Nin, 17/07/92. 35. Koprivica (Veseljko), « Zatri bližnjega svoga » (Nuis à ton prochain), Monitor, 01/11/02. 36. En ce sens, il est soutenu par l'Académie serbe des Sciences et des Arts (cf. Papović (Stanko), « Njegoševnaslednik » (L'héritier de Njegoš), Vreme, 07/01/91 ; Stamatović (Aleksandar), Istorijske osnove nacional-nog identiteta crnogoraca 1918-1953 (Racines historiques de l'identité nationale des Monténégrins), Zemun : Srpska radiklna stranka, 2000, p. 296). 37. Cf. Slater (Wendy), Engelbrekt (Kjell), « Eastern Orthodoxy defends its position », RFE/RL Research Report, 2 (35), 03/09/95. 38. Ce fut ainsi, par exemple, le cas à Lješanka en 1995, où les combats entre cousins et voisins ont abouti à l'intervention de la police et l'interdiction des liturgies, cf. Koprivica (Veseljko), art.cit. 39. Cf. « Populism and the church in Montenegro (part 2) », South Slavic Service, 7 (26), 08/09/05. 40. Cf. Vojičić (Branko), « Amfilohije, bič božji » (Amfilohije, fléau de Dieu), Monitor, 29/07/05. 41. Cerović (Rajko), « Otvaranje Pandorire kutije » (L'ouverture la boîte de Pandore), Monitor, 22/02/02.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 210

42. La chute de Milošević aurait dû affaiblir le courant indépendantiste, pourtant c'est le contraire qui se produit. C'est en 2001 que Djukanović opte pour l'indépendance. Les raisons du soutien public pour l'indépendance accru après 2001 se trouvent dans la croyance qu'elle favorisera un développement économique plus rapide, une amélioration de la situation politique, une position internationale plus avantageuse, le renforcement du développement démocratique, une plus grande assistance internationale, une accession plus rapide à l'UE et une amélioration du tourisme. Cf. « Public opinion on the relations of Serbia and Montenegro » (Yugoslav survey, (1), mars 2001, cité in Huszka (Beáta), « The Dispute over Montenegrin Independence », in Bieber (Florian), ed., Montenegro in Transition. Problems of Identity and Statehood, Baden-Baden : Nomos, 2003, p. 48. C'est surtout la situation économique (49 % des répondants),plus que le statut de l'État (23 %) qui prime dans les réponses données en avril 2001 (Centar za tranziciju, Governing the state, Montenegro's citizens' opinion and attitudes, 2002, cité in ibid., pp. 49-50). 43. Beta, « Crnogorska pravoslavna crkva gradiće crkvu u selu Lovćenac, u opštini Mali Idoš » (L'Église orthodoxe va construire une église dans le village de Lovcenać, commune de Mali Idoš), 08/08/05. Il ne s'agit pas, selon Ljubomir Perović, président de l'association culturelle Krstaš, d'une réponse à la situation à Rumija, mais le fruit d'un projet de long terme (Beta, « Uticaj običajnog prava na gradnju », 10/08/05). 44. Milan Radulović, ministre du Culte en Serbie, affirme que ces églises ne peuvent pas être enregistrées comme églises, car ne peut pas être enregistré ce qui n'existe pas. Beta, « Uticaj običajnog prava nagradnju », 10/08/05. 45. Beta, « Crnogorska pravoslavna crkva gradiće crkvu » (art.cit.). 46. Il est « sans prétention territoriale » (Filipović (Mileva), « Paradigma za konstrukciju nacionalnih identiteta » (Paradigmes pour la construction des identités nationales), Sociologija, 43 (4), 2001, p. 317), lié à la tolérance et la co-existence inter-ethnique (Bieber (Florian), « Montenegrin politics since the disintegration of Yugoslavia », in Bieber (Florian), ed., op.cit., p. 42). 47. Dérens (Jean-Arnault) « Orthodoxie : l'Église serbe face aux schismes macédonien et monténégrin »,Religioscope, 2004 (). Ce qui constituerait les raisons du soutien que lui accorde la Ligue libérale (qui a critiqué la participation du Monténégro à la guerre en Croatie, le nationalisme serbe et l'Église serbe) ; cf. Bieber (Florian), art.cit. Bien que la « restauration » de l'Église monténégrine permette également de renforcer l'identité nationale spécifique monténégrine. 48. Composé notamment de Jevrem Brković (écrivain), Milorad Popović (écrivain), Milo Pavlović (peintre), Dušan Gvozdenović. Ce comité qualifie la Métropolie du Monténégro et du Littoral (donc l'Église serbe)de « résidu de l'occupation serbe du Monténégro en 1918 » (Ramet (Sabrina Petra), art.cit., p. 116). La nomination d'Amfilohije fait accélérer le projet (cf. Jokić (Branko), « “Plus Crnogorci” u nemilosti vlasti » (Les “Monténégrins plus” en état de disgrâce), Vreme, 11/03/91). 49. Bieber (Florian), art.cit., p. 26. 50. Il l'accuse d'être homosexuel et d'avoir été un agent des services secrets yougoslaves aux États-Unis (cf. Brajović (Velizar), « Opkoljavanje popa » (Encerclement du pope), Monitor, 22/11/93 ; Brajović (Velizar), « Borba za crkveno zvono » (Lutte pour la cloche de l'église), Monitor, 08/11/93). 51. Notamment, il déclare dès sa prise de fonction que « l'Église orthodoxe monténégrine n'appartiendra à personne et le peuple monténégrin appartiendra à l'Église autocéphale monténégrine » (cité in Šuković (Darko), « Bjekstvo iz svjetovnih zamki » (Évitement des pièges de profane), Monitor, 10/01/97). 52. Il existe en Bulgarie une autre Église orthodoxe, dont le patriarche Maksim n'est pas reconnu comme légitime, ayant été nommé par les communistes. 53. Koprivica (Veseljko), « Božja i narodna pravda » (art.cit.).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 211

54. Koprivica (Veseljko), « Vlast na nebu, narod na zemlji » (Pouvoir au ciel, peuple à terre), Monitor,06/11/98. 55. Cerović (Rajko), « Nova svijest i pokoja sjenka » (Nouvelle conscience et ombres diverses), Monitor,11/10/02. 56. Cerović (Rajko), « Odlućni koraci » (Des pas assurés), Monitor, 01/11/02. 57. « Osnovan sveti sinod » (Création du saint Synode), Monitor, 08/11/02. 58. Le tumulus que l'église a écrasé date de 3 000 ans. La tradition qui y est attachée est déniée. Celle-ci via le culte de Saint Vladimir (saint patron de la ville de Bar) était célébrée par les trois communautés religieuses (orthodoxe, catholique et musulmane). Le 40ème jour après Pâques (Trojicin dan), elles déposaient ensemble une croix et une pierre sur le tumulus (Cf. Vučinić (Stevo), « Razaranje tumula na Rumije je kulturocid » (La destruction du tumulus à Rumija est un culturocide), Vijesti, 30/07/05 ; Peric (Igor), « The Church in the Offensive : “The Miracle” of the Mt. Rumija », Helsinki Charter, (85-86), july-august 2005 (< http ://www.helsinki.org.yu/ charter_text.php ? lang=en8ridteksta=1491>). 59. « Amfilohije : rušenje neće proći mirno i bez posljedica » (Amfilohije : la destruction ne sera pas tranquille et sans conséquence), Vijesti, 24/07/05. 60. « Pavle : ne dozvolite da zauvijek obraz nagrdimo » (Pavle : ne permettez pas qu'on perde l'honneur pour toujours), Vijesti, 28/07/05. 61. Nikolaidis (Andrej), « Povratak mrznje u velikom stilu » (Retour de la haine de grand style), Monitor,29/07/05. 62. Cf. Nikolić (Predrag), « Udarnici u mantijama » (Les meilleurs ouvriers en soutane), Monitor, 28/06/02. Il a été fait appel du jugement qui sommait l'Église monténégrine de quitter les lieux. Les conclusions du tribunal étaient que les devoirs et obligations de l'archevêque Mihajlo n'étaient pas définis. 63. Et construit par le sculpteur croate Ivan Meštrović. 64. Cf. Peric (Igor), art.cit. 65. Radojević (Danilo), art.cit.

RÉSUMÉS

En 1993, l'Église orthodoxe autocéphale monténégrine apparaît ou réapparaît dans l'espace religieux monténégrin déjà occupé par l'Église orthodoxe serbe. Cette dualité dépasse le strict cadre religieux et revêt des aspects identitaires et politiques. La compréhension de ce phénomène, qui s'inscrit dans la durée, nécessite la prise en compte de plusieurs éléments, l'ancrage spatial des deux Églises et le dédoublement des lieux de cultes, les fondements historiques qui légitiment l'existence de l'une et de l'autre et les provocations de plus en plus visibles perpétrées des deux côtés.

In 1993, the autocephalous Montenegrin Orthodox Church appears or reappears in the Montenegrin religious space already occupied by the Serbian orthodox Church. This duality goes beyond the strict religious framework and bears identity and political aspects. The comprehension of this phenomenon, which takes place in the long duration, requires to take into account several components, the spatial anchor of the two Churches and the unfolding of worships' places, the historical patterns which legitimate the existence of both Churches and the increasingly visible provocations on both sides.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 212

AUTEURS

AMAËL CATTARUZZA Amaël Cattaruzza est docteur en géographie (Université de Paris IV), contact : .

PATRICK MICHELS Patrick Michels est titulaire d'un DEA de politique comparée (Université de Paris X), contact : .

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 213

Prise entre trois Romes. L'église de Grèce1 et les relations inter- ecclésiastiques dans la nouvelle Europe Vers un retour d'anciennes problématiques ? Entangled between 3 Romes. The orthodox Church of Greece and inter- denominational Relations within a new European Framework: Towards a return of Old paradigms?

Tassos Anastassiadis

1 Il convient de commencer par poser une question, certes provocatrice, mais qui définit tout de même “l'horizon d'attente”2 des orthodoxes grecs ou, si on veut, des orthodoxies grecques : le schisme entre catholiques et orthodoxes se sera-t-il effacé à temps pour la commémoration de son millénaire en 2054 ?

2 Ce travail traite des récentes évolutions induites par le nouveau cadre européen dans le fonctionnement de l'Église de Grèce à la fois au niveau national et dans ses relations internationales. L'Église de Grèce est souvent présentée comme fondamentalement nationaliste et xénophobe, notamment depuis les années 1990 et en particulier l'accession au pouvoir de son primat actuel, l'archevêque Christodoulos, en 19983. Pour autant l'approche en termes d'une idéologie nationaliste conduit vite à une aporie. C'est aussi durant l'épiscopat de Monseigneur Christodoulos que l'Église a développé ses relations internationales et inter-ecclésiastiques de manière fulgurante4. Sommes nous en présence d'une schizophrénie dans l'action ?

3 Nous espérons démontrer que la situation s'éclaircirait si nous quittions le domaine de l'explication idéologique pour se concentrer sur les aspects inter-actionnistes. Ici, les maîtres mots, qui sont des classiques de l'histoire et de la sociologie des religions de Max Weber à Pierre Bourdieu ou encore Peter Brown seraient : activisme et militantisme dans un cadre de concurrence frénétique pour le monopole de la gestion

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 214

des biens du saluts5. Vus sous l'angle de l'activisme et du militantisme ecclésiastique, les deux niveaux (le niveau national et le niveau international) s'imbriquent et s'expliquent mutuellement. Ainsi pourra-t-on constater dans un premier temps, que l'activisme bien réel de l'Église grecque obéit à la même logique, aussi bien lorsqu'il se dirige contre les partisans de la sécularisation en Grèce que lorsqu'il accomplit des “miracles” en termes de rapprochement avec l'Église catholique. Ce constat mériterait ensuite d'être contextualisé. Cet activisme prend ses racines dans la prise en compte de l'évolution du contexte institutionnel : l'Église de Grèce, longuement seul représentant institutionnel orthodoxe au niveau européen, se trouve dans le cadre de la nouvelle Europe en situation à la fois de pluralisme institutionnel orthodoxe et de récepteur de sollicitations catholiques. Athènes doit désormais gérer des relations avec trois Romes6 et cela nécessite une certaine innovation stratégique. Toutefois, c'est aussi sur ce point qu'un rappel historique peut être utile afin de mettre en perspective cette innovation. La période de l'après 1917 nous offre à plusieurs titres une occasion saisissante de voir comment l'Église a déjà eu à faire face à ce type d'interrogations et comment elle a développé un répertoire d'actions, disponibles pour un réinvestissement permanent. Dressons d'abord le constat.

Le constat : un double activisme en apparence contradictoire

4 Il est important de souligner dans un premier temps que si nous suivions les commentateurs empêtrés dans le schéma dualiste simpliste Modernité/Tradition7 nous nous trouverions face à un hiatus inexplicable entre le mode d'action (polémique) de l'Église par rapport à la société grecque et celui (plutôt coopératif) en relation avec les institutions supranationales/internationales ou même d'autres Églises. Prendre appui sur le refus par l'Église du principe de la crémation pour les orthodoxes8 ou encore de sa persistance à voir l'appartenance confessionnelle figurer sur les cartes d'identité grecques9 pour démontrer son caractère “traditionnellement” conservateur et la nature nationaliste de son primat conduit vite à un paradoxe. Comment expliquer alors que c'est aussi sous Monseigneur Christodoulos qu'un évêque de Rome a pu visiter Athènes (en mai 2001) pour la première fois depuis le schisme entre christianisme oriental et occidental10 ? En réalité ce paradoxe ne l'est qu'en apparence. Il a trait au double activisme de l'Église grecque (dirigé vers l'intérieur et l'extérieur).

5 Il est indiscutable que depuis l'accession au siège archiépiscopal de Monseigneur Christodoulos en 1998, l'Église de Grèce n'a cessé d'occuper une place centrale sur la scène médiatique et politique grecque11. Il ne se passe pas une semaine sans que ses déclarations ne fassent la une des journaux et deviennent un chiffon rouge pour divers éditorialistes, intellectuels et hommes politiques partisans d'une plus grande “sécularisation” en Grèce. Mais c'est surtout son activisme au niveau intérieur qui provoque l'ire des ses opposants. Cet activisme intérieur concerne, notamment, une plus grande implication au niveau de la bienfaisance et un meilleur quadrillage de la société par des institutions de bienfaisance ecclésiastiques ; la mesure qui servit de symbole et qui cristallisa d'ailleurs toutes les oppositions fut la décision de créer une allocation familiale destinée aux familles nombreuses orthodoxes des régions frontalières de la Grèce12. Afin de développer ce domaine, l'Église a voulu aussi valoriser la propriété ecclésiastique, ce qui a provoqué des conflits avec les collectivités locales

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 215

qui auraient bien aimé voir le statut de cette propriété rester en suspens13. Souhaitant procéder à une simplification des structures ecclésiastiques orthodoxes au profit d'une structure pyramidale sous les ordres de l'archevêque de Grèce et du Synode, Monseigneur Christodoulos a également essayé d'affirmer son contrôle sur les diocèses du nord de la Grèce qui continuent à dépendre en partie du Patriarcat œcuménique provoquant ainsi l'ire de ce dernier ainsi que des élites laïques qui considèrent le patriarche œcuménique Bartholomé Ier comme un représentant plus convenable de l'orthodoxie grecque14. Tout dernièrement, l'Église de Grèce semble avoir obtenu de la part du gouvernement la prise de contrôle de la formation des prêtres grâce à l'élévation des écoles ecclésiastiques en écoles de statut universitaire (alors que jusqu'à présent seules les facultés de théologie où on entrait par examen public assumaient ce rôle)15. Enfin, au niveau de la communication et de la visibilité, Monseigneur Christodoulos a mis en place la radio et la chaîne de télévision ecclésiastiques tout en dynamisant la présence de l'Église sur la Toile16.

6 L'ensemble de ces axes d'action de l'Église témoigne bien de la volonté de la rendre plus impliquée dans la société grecque, pourvue d'un personnel plus motivé et plus fidèle à une hiérarchie centralisée. Ce qui apparaît en filigrane, c'est le désir de se renforcer en privilégiant la participation militante, plutôt que la pratique ou l'affiliation routinières, dans un environnement perçu comme hostile ou indifférent.

7 La même logique conduit à un activisme tout différent au niveau extérieur. À ce niveau, on privilégie la recherche d'alliances et de partenaires, alors que l'inertie avait dominé depuis bien longtemps. Le rapprochement avec l'Église catholique (visite du Pape en 2001, multiplication des partenariats avec différentes institutions romaines17) décidée elle aussi à se battre contre les partisans de la “laïcisation” à l'extérieur et de l'accommodation à l'intérieur n'est pas innocent. De même, c'est depuis Monseigneur Christodoulos que l'Église de Grèce participe de manière institutionnelle à un dialogue intense avec le groupe de la démocratie chrétienne européenne (le PPE). Il y a déjà eu huit dialogues depuis 1996 entre le PPE et les institutions orthodoxes. Le neuvième dialogue a eu lieu à Istanbul en octobre 2005 ; or, il convient de rappeler que Monseigneur Christodoulos avait été le représentant de l'Église de Grèce lors du premier dialogue alors qu'il n'était qu'une étoile montante du champ ecclésiastique grec18. Enfin c'est aussi Monseigneur Christodoulos qui a finalement ouvert un bureau de représentation à Bruxelles et ce, dès son accession au siège athénien en 199819. L'Église de Grèce n'en possédait pas, alors que la Grèce fait partie de la CEE depuis 1981.

8 Ce sont justement les évolutions au niveau du cadre européen qui nous fournissent les premiers indices quant à la compréhension des dynamiques en cours.

Amorce d'une explication : le contexte européen

9 Pendant longtemps la Grèce a été le seul pays de la CEE avec une forte Église orthodoxe, qui plus est établie. De même, l'affaiblissement du Patriarcat œcuménique en Turquie et la situation complexe du Patriarcat moscovite sous le régime soviétique aurait dû faire d'Athènes le seul véritable interlocuteur. Mais ce ne fut pas le cas. L'Église de Grèce s'était montrée indifférente et la représentation était assumée par le Patriarcat œcuménique. Or, depuis 1989 et la chute du Mur de Berlin, la deuxième Rome (Istanbul/Constantinople) et la troisième Rome (Moscou) furent de nouveau propulsées au devant de la scène, ce qui suscita des inquiétudes du côté athénien.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 216

10 La fin de l'URSS donna au Patriarcat moscovite une plus grande marge d'autonomie mais surtout stimula les mêmes phénomènes centrifuges qu'on constata au niveau politique. Souhaitant s'émanciper de la tutelle russe, toute une série d'Églises orthodoxes de l'ex-URSS (Géorgie, Ukraine) s'est rapprochée de la seule source de légitimité ecclésiastique orthodoxe “supérieure”, le Patriarcat œcuménique. La réinstauration en 1996 de l'Église d'Estonie par le Patriarcat œcuménique provoqua même une passagère rupture des relations entre Constantinople et Moscou20.

11 Le renouveau du Patriarcat constantinopolitain fut accentué par l'évolution des frontières de l'UE. En 1995, la Finlande rejoignit l'UE, ajoutant une deuxième Église orthodoxe établie. Bien que rassemblant peu de fidèles, cette dernière avait une valeur symbolique considérable. Elle permettait au Patriarcat constantinopolitain dont dépendent à la fois l'Église de Finlande, mais aussi l'Église sémi-autonome de Crète, certains diocèses de Grèce et les exarchats des communautés orthodoxes d'Europe occidentale de revendiquer avec force le statut de pôle orthodoxe et de véritable représentant des orthodoxes au sein de l'Union21.

12 L'accession à l'Union de Chypre et de l'Estonie a renforcé ce projet. Les candidatures de la Bulgarie et de la Roumanie ne pourront aller que dans ce sens également. Ce n'est pas non plus un hasard si le Patriarcat soutient ardemment l'entrée de la Turquie. Ses partisans ne manqueront pas de faire remarquer que face à l'Église catholique qui avance unie, seul le Patriarcat constantinopolitain dispose d'une légitimité suffisante pour être l'unique et donc efficace représentant des Églises orthodoxes, dont la fragmentation constitue aussi un handicap dans le cadre de l'ingénierie institutionnelle européenne. Pour paraphraser la célèbre phrase de Kissinger, on pourrait dire « l'orthodoxie, quel numéro de téléphone ? »

13 Le Patriarcat se verrait bien donc dans le rôle d'un représentant et superviseur d'une confédération des Églises orthodoxes qui pourrait mieux aborder les discussions avec l'Église catholique au sein de l'UE. Mais cette compétition pour la représentation a bien évidemment suscité l'inquiétude de l'Église de Grèce. D'unique représentant des orthodoxes, elle risque fort de se retrouver complètement marginalisée. Cette crainte la motive à la fois pour se renforcer en interne, réduire le poids patriarcal en son sein, et construire des nouvelles alliances inter-ecclésiastiques.

14 C'est tout naturellement qu'elle s'est tournée vers ceux qui risquaient d'être les autres grands perdants d'un renforcement de la deuxième Rome, voir d'un rapprochement intense entre les deux premières Romes : Moscou. Les relations entre Athènes et Moscou sont au beau fixe depuis quelques années, ce qui constitue une nouveauté depuis le XIXème siècle.

15 Pour cette même raison on se montre attentif aux signaux de l'Église de Rome en direction des orthodoxes. Il faut sur ce point dire, que celle-ci gère pour l'instant la situation avec beaucoup de diplomatie. Certes, le Pape Jean-Paul II a visité Athènes (et a souhaité visiter Moscou) mais il a aussi procédé à un acte symbolique fort en rendant au Patriarche Bartholomé Ier lors d'une cérémonie commune au Vatican les reliques de deux de ses anciens et plus illustres prédécesseurs : Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome. Et ce, alors qu'on commémorait justement le 800ème anniversaire du sac de Constantinople par la quatrième croisade22.

16 Aussi nouvelle que puisse être la conjoncture, il ne faut pas pour autant croire que l'Église grecque innove complètement. Les Églises sont des institutions attachées à leur

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 217

généalogie et abhorrant l'idée d'innovation. Tout changement, car le changement est inévitable, doit donc être justifié au nom d'un retour à la “Tradition”. Il y avait déjà eu par le passé un moment où sur fond de profondes mutations sociales et géopolitiques en Europe, d'affaiblissement de l'Empire et de l'Église russes, d'efforts unionistes de l'Église catholique, Athènes et la Nouvelle Rome s'étaient affrontées sur la question de la représentation des orthodoxes. Les répertoires d'action s'étaient déjà mis en place à cette époque et ils pouvaient de nouveau être mobilisés et valorisés23.

Un retour par le passé : la problématique de l'union

17 Lors de l'accession au siège pontifical de Benoît XVI au printemps 2005, les commentateurs furent nombreux à spéculer sur le choix de son nom. On s'attacha surtout à évoquer le rôle de Benoît XV (1914-1922) durant la Grande Guerre et aussi le rôle organisateur du fondateur de l'ordre des bénédictins Saint Benoît de Nursie24. Pour autant, nous pensons qu'il faut également, sinon davantage, regarder du côté du rôle de Benoît XV dans la définition de la politique du St. Siège en direction des orthodoxes, dans le cadre d'une vision d'union entre chrétientés catholique et orthodoxe en Europe.

18 Rappelons d'abord que la première sortie dominicale de Benoît XVI pour saluer la foule réunie dans la place St. Pierre fut effectuée le dimanche qui correspondait à la Pâques orthodoxe (1er mai 2005). Il consacra une substantielle partie de son message à l'attention des Orientaux qu'il salua « avec une affection particulière »25. De même, son premier voyage pastoral en dehors de Rome l'amena à Bari pour l'Assemblée générale de la Conférence épiscopale italienne26. Le saint patron de cette ville n'est autre que Saint Nicolas, l'évêque grec de Myra, dont les reliques y furent transportées d'Orient au XIème siècle et qui est aussi un grand saint de l'Église orthodoxe. Se saisissant de cette symbolique, Benoît XVI martela sa volonté d'œuvrer en « faveur de l'unité des chrétiens » au sein d'une Église militante face à l'indifférence et la froideur du monde extérieur27. Il s'agit d'un discours qui cible la laïcisation comme le véritable adversaire de tous les chrétiens et qui ne peut déplaire aux prélats grecs.

19 Or, le fait que Benoît XVI se considère investi de la mission d'œuvrer en faveur de l'unité des chrétiens dans le cadre d'une Europe en pleine recomposition suite à la chute de l'Empire soviétique nous semble un indice sérieux quant au choix du nom. En effet, ce fut justement Benoît XV qui se trouva chargé de définir l'action catholique en direction des orthodoxes au lendemain de la Révolution d'octobre et de la chute de l'Empire russe en 1917. C'est en 1917 que furent créés le PIO (Pontificio Instituto Orientale), c'est-à-dire l'université romaine chargée des questions du christianisme oriental, et la Congrégation Pro Ecclesia Orientali (qui fut séparée de la célèbre Congrégation De Propaganda Fide). C'est à ce moment que la question des catholiques de rite byzantin (ou uniates) fut de nouveau remise à l'ordre du jour afin de réussir cette unité. Le sujet est vaste et mériterait un traitement à part28. Nous le mentionnons ici parce que c'est précisément dans la suite de ces événements et durant les années 1920 que l'Église grecque fut amenée à réfléchir sur la manière de jouer un nouveau rôle sur l'échiquier des Églises chrétiennes. La révolution bolchevique ayant paralysé l'Église russe, la défaite grecque à la guerre gréco-turque de 1922 ayant affaibli le Patriarcat constantinopolitain, elle se voyait bien assumer le rôle de coordinatrice des Églises orthodoxes face aux tentatives d'union catholique. C'est avec vigueur qu'elle refusa à

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 218

plusieurs reprises à l'époque les propositions de faire du Patriarcat un pôle d'allégeance supranational pour tous les orthodoxes29.

20 Elle se rendit compte que se maintenir impliquait deux voies d'action : à l'échelle européenne il fallait nouer des alliances inter-ecclésiastiques. À l'époque elle favorisa les projets œcuméniques avec les mainstream protestants30. Quant à l'échelle nationale, il fallait organiser un quadrillage efficace de “sa” société nationale grâce à une meilleure organisation bureaucratique et davantage hiérarchisée. Cette organisation se devait d'investir le domaine de l'action de bienfaisance face à la crise sociale de l'entre-deux- guerres. Elle devait également être plus militante aussi, s'attaquant à ce qui était perçu comme l'indifférence croissante des masses suite à la guerre. L'activisme de l'Église se devait être un Ianus à deux visages : militant agressif en interne ; militant irénique en externe.

21 Comme dans les années 1920, l'Église de Grèce est aujourd'hui confrontée à un contexte géopolitique fluide ; elle fait l'objet d'une sollicitation de la part de la première Rome ; elle se trouve en situation d'antagonisme avec la deuxième ; elle constate les bouleversements qui secouent la troisième ; elle doit faire face à une nouvelle poussée à la fois du pluralisme religieux et de l'indifférence. Face à ces bouleversements et à la perspective de nouveaux efforts de réunification “chrétienne” en Europe, elle peut se retourner vers un répertoire d'action déjà rodé et réinvestissable. Cette démarche comporte l'avantage d'autoriser l'innovation tout en se montrant attaché à la tradition. Décidément, les voies des serviteurs du Seigneur sont bien impénétrables, ou presque...

NOTES

1. Dans cet article, le terme “Église de Grèce” est utilisé à dessein et par commodité pour désigner l'Église orthodoxe autocéphale de Grèce. 2. Nous utilisons cette expression dans le sens que lui donne Reinhard Koselleck dans son livre Koselleck (Reinhard), Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris : Éditions de l'EHESS, 1990 [1979], ch. 5, et en particulier p. 313 : « l'horizon, c'est cette ligne derrière laquelle va s'ouvrir un nouveau champ d'expérience dont on ne peut encore avoir connaissance ». 3. Pollis (Adamantia), « Eastern Orthodoxy and Human Rights », Human Rights Quarterly, 15 (2), mai 1993. Cf. le même type d'affirmations dans Lipowatz (Thanos), « Orthodoxos Christianismos kai Ethnikismos : dyo ptyhes tis syghronis Ellinikis politikis koultouras » (Christianisme orthodoxe et nationalisme : deux aspects de la culture politique grecque moderne), Elliniki Epitheorissi Politikis Epistimis, 2, 1993 ; Lipowatz est revenu sur la question dans un article intitulé Lipowatz (Thanos), « Logos kai thelisi ston Hristianismo » (Reason and Will in Christianism), Elliniki Epitheorissi Politikis Epistimis, 6, novembre 1995. Sur une appréciation de la période après 1998 dans la longue durée, voir Diamandouros (Nikiforos), Politismikos dyismos kai politiki allagi stin Ellada tis metapolitefsis (Dualisme culturel et changement politique dans la Grèce post- autoritaire), Athènes : , 2000.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 219

4. Pour un rappel de l'état des lieux de la recherche voir Anastassiadis (Tassos), « Religion and Politics in Greece : The Greek Church's “Conservative Modernization” in the 1990s », Questions de Recherche du CERI, (11), janvier 2004. 5. Weber (Max), Économie et société, Paris : Agora, 1995 [1921], t. 2, chapitre V. Weber (Max), « Les sectes protestantes et l'esprit du capitalisme », in Weber (Max), L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris : Agora, 1964 ; Bourdieu (Pierre), « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives européennes de sociologie, 12 (1), 1971. Brown (Peter),Poverty and Leadership in the Late Roman Empire, Hanover : Brandeis University Press, 2002, en particulier, pp. 45-83. 6. Par référence à Rome, Constantinople (la “Nouvelle Rome” depuis le transfert de la capitale de l'Empire romain en 330 ap. J.-C.) et Moscou (la “troisième Rome” depuis la chute de Constantinople en 1453). 7. La vision la plus sophistiquée de ce schéma en relation avec l'Église et la Grèce a été donnée par Diamandouros (Nikiforos), op. cit. Une première version en anglais de ce travail a été publiée sous le titre Cultural Dualism and Political Change in Postauthoritarian Greece, Madrid : Instituto Juan March, 1994. 8. Voir sur ce sujet Dargentas (Magadalini), « Modem Greece », in Davies (D.J.), éd., Encyclopedia of Cremation, Aldershot : Ashgate, 2005. 9. La littérature sur la question des cartes d'identité est très impressionnante. Pour un rapide tour d'hori zon, voir le numéro spécial de la revue Social Compass édité par Vasilios Makrides et Lina Molokotos-Liederman consacré à la Grèce : Social Compass, 51 (4), décembre 2004. Pour une approche essayant d'inscrire les controverses actuelles dans un cadre explicatif et non pas simplement descriptif et s'inscrivant dans la longue durée voir Anastassiadis (Tassos), art.cit. 10. Sur les aspects évènementiels de la visite du Pape à Athènes voir de Montclos (Christine), « La visite du Pape à Athènes : une main tendue à l'Orthodoxie », Cahiers d'Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, (32), juillet-décembre 2001. 11. Stavrakakis (Yannis), « Religious Populism and Political Culture : The Greek Case », South European Society and Politics, 7 (3), hiver 2002. 12. Anastassiadis (Tassos), art.cit. Voir aussi le rapport d'étape d'un projet en cours sur l'effort de bienfaisance de l'Église de Grèce : Fokas (Effie), « Orthodoxy, National Welfare and National Identity », communication faite à la XXVIIIème conférence de la S.I.S.R., Zagreb, 18-22 juillet 2005. 13. Voir les articles du quotidien Eleftherotypia du 6 février, du 22 et 24 avril et du 6 octobre 2004, concernant notamment une propriété foncière à la région de Karea à Athènes. 14. Voir les articles publiés tous les jours dans le quotidien Eleftherotypia durant la période du 16 au 27 avril 2004 lorsque l'on était aux bords de la rupture et durant la période allant du 9 au 12 août 2004 lorsque l'on est parvenu à une “réconciliation” entre les deux protagonistes. Pour les élites laïques, le Patriarche Bartholomé représente une image de l'orthodoxie à la fois supranationale – et non pas étroitement nationale voire nationaliste – et moderne puisqu'il s'intéresse tout particulièrement aux questions de l'environnement – d'où son surnom de “Patriarche vert”. Voir sur ce point le livre d'un ex-ministre du précédent gouvernement socialiste qui illustre parfaitement ce choix des milieux intellectuels de gauche : Siphounakis (Nikos), Politiki : shediasmos kai praxi (Politique : planification et action), Athènes : Kastaniotis, 2006. 15. Sur cette question voir notamment les interventions des universitaires Yorghos Sotirelis et Ioannis Tarnanidis dans le quotidien Eleftherotypia respectivement le 26 septembre et 10 octobre 2005. 16. Voir le très performant site de l'Église grecque : qui inclut une bibliothèque, des archives synodales et une librairie en ligne.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 220

17. Ainsi, et ce à titre d'exemple, la Bibliothèque apostolique vaticane et le Service de Mission intérieure de l'Église de Grèce ont lancé un ambitieux projet conjoint d'édition de manuscrits byzantins et/ou orthodoxes se trouvant dans la Bibliothèque vaticane. 18. Sur l'historique de ces dialogues et leurs comptes-rendus, voir le site du PPE :. 19. Voir le site de la représentation : . 20. Voir une présentation faite de cette crise mais aussi de la volonté des Églises orthodoxes non-russes de l'Est de s'affranchir de Moscou dans le site officiel de l'Église orthodoxe d'Estonie : . 21. Sur les territoires sous la juridiction du Patriarcat voir son site : . 22. Voir le site de l'Église catholique à ce sujet : . 23. Sur cette mobilisation des différentes facettes de “la Tradition” d'une Église voir l'analyse très classique de Halbwachs (Maurice), Les cadres sociaux de la mémoire, Paris : Albin Michel, 1994 [1925], en particulier pp. 190-204. 24. L'allocution du 27 avril du nouveau Pape est allée dans ce sens. Voir : . 25. < http ://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/angelus/2005/documents/hf_ben- xvi_reg_ 20050501_workers_fr.html>. 26. < http ://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/angelus/2005/documents/hf_ben- xvi_ang_20050529_bari_fr.html>. 27. < http ://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/homilies/2005/documents/hf_ben- xvi_hom_20050529_bari_fr.html>. 28. Sur ces questions voir deux travaux fondateurs de Croce (Mgr Giuseppe), « Alle origini della Congregazione orientali e del PIO : Il contributo de Mons. Louis Petit », Orientalia Christiana Periodica, 53, 1987 ; Ibid., « Monde hellène et chrétienté romaine : L'Union introuvable », Ricerche di storia sociale e reli-giosa, 33 (66), juillet-décembre 2004. 29. Sur ces sujets voir Anastassiadis (Tassos), « Religious Minorities Ecclesiastical Antagonism and Church Modernization : The Greek Orthodox Church, Past and Present », communication faite à la XXVIIIe conférence de la S.I.S.R., Zagreb, 18-22 juillet 2005. 30. Voir Anastassiadis (Tassos), « Controverses politiques et tolérance canonique : la relecture au sein de l'Église orthodoxe grecque du XXème siècle de la notion patristique d'oikonomia et les relations avec les Anglicans », Études Balkaniques, 10, 2003,

RÉSUMÉS

Ce travail traite des récentes évolutions induites par le nouveau cadre européen dans le fonctionnement de l'Église orthodoxe de Grèce à la fois au niveau national et dans ses relations internationales. Plutôt que de suivre les travaux mettant l'accent sur les facteurs idéologiques et adoptant le nationalisme comme variable suffisante d'explication, il propose à la fois de focaliser sur les aspects interactionnistes et d'opérer un retour par le passé, pour illustrer la manière dont l'Église gère depuis longtemps l'apparente contradiction entre tradition et innovation.

This article deals with the recent changes induced by the new European context in the functioning of the Greek Orthodox Church on a national, as well as on an international level. It

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 221

takes issue with recent academic work proposing ideological factors and especially nationalism as the sole framework of analysis. It proposes instead to focus on the sociological, interactionnist aspects and to use historical evidence in order to illustrate the ways the Church copes with the apparent contradiction between tradition and innovation.

AUTEUR

TASSOS ANASTASSIADIS EHESS Paris – Université de Versailles Saint Quentin. Mail : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 222

Les représentations orthodoxes auprès de l'Union européenne : entre concurrence inter-orthodoxe et dynamiques d'européanisation Orthodox offices towards the European Union: inter-orthodox competition and dynamics of europeanization

Bérengère Massignon

1 L'inscription européenne de l'orthodoxie présente des difficultés. Elle est marquée par un paradoxe. Branche presque exclusivement européenne du christianisme, à la différence du catholicisme et du protestantisme majoritairement implantés hors d'Europe, l'orthodoxie se situe pourtant en marge de l'Europe, comme territoire mais aussi comme civilisation occidentale, définie par les ruptures de la Réforme, des Lumières et de la Révolution française. L'orthodoxie resta à l'écart des grands courants de modernisation politiques, économiques, sociaux, scientifiques, intellectuels et religieux qui ont fait le socle de la spécificité civilisationnelle européenne. Ceci se traduit par un sentiment d'extériorité à l'Europe, a fortiori vis-à-vis de l'Union européenne (UE), voire même, dans certains cas, d'hostilité. En effet, l'orthodoxie a parfois été le vecteur d'un sentiment anti-occidental, combiné à une critique et même un refus de la modernité1.

2 De plus, l'orthodoxie a une situation minoritaire dans l'UE ; seuls deux pays à majorité orthodoxe en sont actuellement membres, à savoir la Grèce depuis 1980, et Chypre depuis le 1er mai 2004. Ce statut contraste avec le poids de l'orthodoxie dans des pays où la définition de l'identité nationale se confond avec l'appartenance à la religion orthodoxe. Les mobilisations grecques, avec, en tête, l'Église orthodoxe, contre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme et les pressions de l'UE qui exigeaient la suppression de la mention de la religion sur les cartes d'identité2, considérée comme potentiellement discriminatoire pour les minorités religieuses,

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 223

illustrent les frustrations suscitées par ce décalage entre le statut majoritaire sur le plan interne et la situation minoritaire au sein de l'UE.

3 Les Églises orthodoxes sont néanmoins amenées à s'adapter à la nouvelle donne géopolitique ouverte par la chute du mur de Berlin et l'implosion de l'Empire soviétique. L'émancipation des pays frères a, notamment, ouvert des perspectives nouvelles d'élargissement de l'Europe communautaire à l'Est. Le 1er mai 2004, dix nouveaux entrants ont rejoint les Quinze. Ces nouveaux membres sont majoritairement issus de l'ancienne sphère d'influence soviétique. Certains comptent des minorités orthodoxes. En Finlande, membre de l'UE depuis 1995, l'orthodoxie est religion d'État aux côtés de l'Église luthérienne3. Les orthodoxes sont également présents dans les Pays baltes4, intégrés à l'UE en 2004. Les prochaines vagues d'élargissement concernent des pays à majorité orthodoxe. La Roumanie et la Bulgarie pourraient rejoindre l'Union européenne en 2007, suivies à terme par les pays des Balkans et peut-être l'Ukraine. Ces adhésions ou candidatures à l'adhésion rapprochent le territoire de l'Union de la Russie, débouchant sur de nouvelles interactions. L'implication de la Pologne dans la Révolution Orange en Ukraine en a fourni un témoignage récent. Le démantèlement de l'Union soviétique, ainsi que de la Yougoslavie, a bouleversé, en outre, le paysage canonique de l'orthodoxie car il a conduit à la création de nouvelles Églises orthodoxes autocéphales. De plus, la chute du communisme a induit en Russie un retour du sentiment religieux, vecteur de nationalisme, alimenté, notamment, par un refus de l'ouverture du marché religieux aux missions protestantes ou catholiques5.

4 Ces bouleversements géopolitiques et religieux expliquent le désir de l'Église orthodoxe de Russie de se positionner sur le terrain du lobbying en direction des institutions européennes. Elle se trouve alors en concurrence avec les deux représentations existantes : celle du Patriarcat œcuménique de Constantinople et celle de l'Église orthodoxe de Grèce. Qui des “trois Rome” (Athènes, Constantinople ou Moscou) est habilité à représenter et défendre les intérêts orthodoxes en Europe occidentale, notamment ceux des diasporas orthodoxes, anciennement implantées à l'Ouest ou issues d'une émigration récente ?

5 Nous examinerons dans un premier temps la genèse de ces trois représentations orthodoxes auprès des institutions européennes, puis les clivages qui opposent Patriarcat œcuménique et Églises nationales dans leurs diverses visions de l'orthodoxie dans l'Europe.

6 La présence à Bruxelles nécessite une dynamique d'européanisation que nous définissons comme : le processus de professionnalisation par lequel les organismes religieux et philosophiques présents à Bruxelles s'adaptent au jeu européen, notamment aux exigences du lobbying en direction des institutions européennes et aux attentes de la Commission européenne à l'égard des religions et des mouvements humanistes. Nous faisons l'hypothèse que cette logique adaptative crée de la collaboration transnationale et trans-confessionnelle, élément de formation d'une société civile européenne6.

7 Ainsi, nous montrerons la manière dont les Églises orthodoxes s'adaptent au jeu communautaire, en développant un processus de coopération inter-orthodoxe et œcuménique, tout en renforçant leurs moyens de lobbying en direction des institutions européennes. Dans leurs stratégies d'européanisation les Églises orthodoxes font néanmoins montre de spécificités, sans cesse réaménagées et négociées.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 224

La concurrence intra-orthodoxe à Bruxelles

8 À la différence des catholiques ou des protestants représentés au sein d'une organisation paneuropéenne unitaire (la COMECE pour les catholiques et l'EECCS, puis la KEK pour les protestants)7, l'orthodoxie ne dispose pas d'une seule instance auprès des institutions européennes. Trois bureaux se sont ouverts successivement, au rythme de la construction européenne et de l'élargissement de l'Union. À la diversité des structures correspondent aussi différentes manières de définir la place de l'orthodoxie par rapport à l'identité européenne.

Trois représentations de l'orthodoxie auprès des institutions européennes

9 Le lien entre orthodoxie et nation se traduit sur le plan ecclésiologique par l'existence d'Églises autocéphales8. Ceci induit l'éparpillement des représentations orthodoxes à Bruxelles. Il existe une concurrence entre, d'une part, le Patriarcat oecuménique qui a la primauté d'honneur, le rôle leader en matière de relations inter-orthodoxes ainsi, qu'en principe, l'autorité sur les diasporas orthodoxes en Occident et, d'autre part, les Églises orthodoxes nationales : celle de Grèce et, plus récemment, celle de Russie. Cette dernière, dans un communiqué publié dans Europaica9, dénie au Patriarcat de Constantinople le droit de parler au nom de toutes les Églises orthodoxes sans un accord préalable. Elle revendique aussi un accès direct, pour chaque Église, aux institutions européennes. L'existence de trois représentations traduit un désir d'indépendance de la part des Églises nationales, mais aussi une concurrence pour le leadership.

10 Le Patriarcat œcuménique ouvrit la première représentation orthodoxe auprès des institutions européennes. Le patriarche Bartholomé 1er s'engagea personnellement en rendant visite à Jacques Delors, alors président de la Commission européenne (12 mai 1993). En avril 1994, lors d'un voyage à Strasbourg, il prononça un discours devant le Parlement européen et, le 10 janvier 1995, était inauguré un bureau à Bruxelles sous la dénomination révélatrice : « Bureau de l'Église orthodoxe auprès de l'UE ». Par ce nom, le Patriarcat œcuménique indiquait sa volonté de représenter l'ensemble de l'orthodoxie auprès des institutions de l'Union. Ainsi, en septembre 1995, lors de la conférence des communautés locales orthodoxes à Istanbul, le patriarche Bartholomé 1er encouragea les liens entre les Églises orthodoxes et le bureau bruxellois, en vue de se mobiliser pour la Conférence intergouvernementale (CIG) préparant le Traité d'Amsterdam qui devait s'ouvrir en mars 1996.

11 Cet engagement tient à un double contexte. Avec l'effondrement du bloc de l'Est, un renouveau des relations inter-orthodoxes était espéré sous le leadership du Patriarcat œcuménique. Ensuite, sur le plan européen, le président Delors avait entamé, depuis 1990, une série de contacts avec des représentants protestants, puis catholiques. Il souhaitait les impliquer dans la définition d'un projet mobilisateur pour l'Europe d'après le Traité de Maastricht (1992). Selon Jacques Delors, 1992 représentait un tournant stratégique avec l'achèvement du grand marché unique. L'Europe devait désormais se constituer en communauté politique, ce qui supposait de préciser le socle commun de valeurs permettant de susciter l'adhésion des citoyens au projet européen. Delors avait coutume de dire : « on ne tombe pas amoureux d'un grand marché ». Ce

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 225

désir fut affirmé dans son fameux discours de 1992 : « si dans les dix années à venir, nous n'arrivons pas à donner un sens, un souffle, une âme à l'Europe, nous aurons perdu la partie »10. Pour la Commission, il était clair que le Patriarcat œcuménique était l'interlocuteur légitime orthodoxe. Désir auquel répondit l'engagement personnel du patriarche Bartholomé ainsi que l'ouverture rapide d'un bureau dans la capitale européenne.

12 Par contraste, l'institutionnalisation d'une représentation de l'Église de Grèce à Bruxelles fut beaucoup plus longue et réactive, suivant, plus qu'anticipant, les grandes étapes de la construction européenne. Peu après l'adhésion de la Grèce, le Saint Synode de Grèce décida, le 23 septembre 1980, la création d'un comité de quatre membres chargé de suivre les questions européennes, en coordination avec le ministère grec de l'Éducation, également chargé des cultes. Cependant, il faut attendre septembre 1998 pour que l'Église de Grèce exprime son souhait d'ouvrir un bureau à Bruxelles, animé par un laïc. Cette brusque prise de conscience européenne peut s'expliquer par la volonté d'affirmer un leadership dans la représentation orthodoxe auprès de institutions de l'UE. Celui-ci était justifié par le fait que la Grèce était le seul pays majoritairement orthodoxe de l'Union. Or, en avril de cette année-là s'ouvraient les négociations d'adhésion avec dix nouveaux pays, dont Chypre, majoritairement orthodoxe. L'Église de Grèce se trouvait aussi en situation de concurrence alors que, pour la première fois, un délégué de l'Église orthodoxe de Russie rendait visite à de hauts fonctionnaires de la Commission européenne (avril 1998). Toujours dans une stratégie réactive, l'Église de Grèce nomma, en 2000, à la tête de son bureau bruxellois, un clerc de rang épiscopal, Monseigneur Athanassios d'Achaïe. Cette nomination intervenait au moment de la Convention sur la Charte des Droits fondamentaux, suivie et discutée par les représentations des Églises catholiques et protestantes à Bruxelles, ainsi que par la Fédération humaniste européenne. Finalement, ce n'est qu'en mai 2003 que furent définis les statuts du bureau de l'Église de Grèce à Bruxelles. Monseigneur Christodoulos, archevêque d'Athènes, inaugura cette officine lors de sa visite aux institutions européennes, les 4-6 octobre 2003, c'est-à-dire juste au moment où commençait la CIG qui devait conduire à la signature du Traité constitutionnel par les chefs d'État et de gouvernement (4 octobre 2003).

13 L'inscription de l'Église orthodoxe de Russie à Bruxelles témoigne d'une forte implication et se situe en rivalité directe avec le Patriarcat œcuménique. En effet, l'Église russe justifia son arrivée à Bruxelles par sa volonté de représenter non seulement l'orthodoxie russe mais aussi la diaspora russe en Europe occidentale et les Églises orthodoxes rattachées au Patriarcat de Moscou (en Ukraine, Biélorussie, Moldavie et Estonie), ainsi que « d'autres pays de l'espace post-soviétique » et les paroisses rattachées au Patriarcat de Moscou sur le territoire de l'Union, ce qui témoigne d'une vision très extensive de son territoire canonique et la pose en rivale du Patriarcat œcuménique. L'ouverture d'un bureau à Bruxelles s'est faite avec prudence et par étapes, en lien avec la représentation permanente de la Fédération de Russie auprès de l'UE. Des dirigeants de l'Église de Russie, de plus en plus haut placés, établirent des contacts successifs avec de hauts fonctionnaires européens afin de jauger la marge de manœuvre de leur institution. En avril 1998, l'archiprêtre Victor Petlyuchenko, vice-président des relations extérieures du Patriarcat de Moscou rendit visite à des officiels européens afin de discuter de la meilleure manière de représenter l'Église de Russie auprès de l'UE. Différentes formules furent testées. En janvier 1999, le métropolite Kirill de Smolensk et de Kaliningrad,chef du Département des relations

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 226

extérieures et numéro deux du Patriarcat de Moscou, effectua un voyage officiel à Bruxelles, à la suite duquel le recteur de la cathédrale orthodoxe Saint Nicolas de Bruxelles, l'archiprêtre Nedossekine, fut invité aux réunions de briefing organisées par la Cellule de Prospective11 de la Commission pour les représentants religieux et humanistes (première invitation le 17 décembre 1999). Le 17 juillet 2002, le Saint Synode de l'Église orthodoxe russe décida de créer une « Représentation permanente de l'Église orthodoxe de Russie auprès des institutions européennes ». Celle-ci commença son travail en octobre 2002. À sa tête fut nommé Monseigneur Hilarion de Podolsk, ancien secrétaire aux relations inter-chrétiennes du Département des relations extérieures du Patriarcat œcuménique.

14 Très vite, l'Église orthodoxe de Russie a fait montre d'une forte implication avec un bureau étoffé de quatre permanents (contre deux pour l'Église orthodoxe de Grèce et quatre pour le Patriarcat œcuménique). Depuis novembre 2002, elle publie sur son site Internet un bimensuel trilingue (anglais, français, allemand), Europaica. Par comparaison, la COMECE édite un mensuel sur papier en cinq langues et la KEK, un trimestriel trilingue sur papier. À la manière des organisations chrétiennes présentes à Bruxelles qui organisent séparément ou conjointement des conférences, l'Église orthodoxe de Russie propose, depuis la rentrée 2004, une conférence mensuelle. Alors que, pour les protestants et les catholiques, ces réunions visent autant à mobiliser leur propre réseau qu'à sensibiliser les fonctionnaires ou parlementaires européens à leur problématique, l'Église russe a plutôt tendance, à travers ces réunions, à mettre en scène son poids géopolitique en Europe en invitant, par exemple, des représentants des Églises orthodoxes de l'Union européenne. Elle démontre ainsi sa sphère d'influence en Europe occidentale tout en servant de recours aux Églises orthodoxes qui cherchent à prendre contact avec les institutions européennes. L'Église russe, avec la collaboration du diocèse de Bruxelles et de Belgique (Patriarcat de Moscou) et de la Fraternité orthodoxe de Belgique, a ainsi inauguré son cycle de conférences par l'invitation du métropolite Jérémie de Wroclaw, membre du synode de l'Église orthodoxe de Pologne (13 octobre 2004) et de Monseigneur Christophore, archevêque de Prague, un des quatre hiérarques de l'Église orthodoxe autocéphale des territoires tchèques et slovaques (11 novembre 2004).

Des visions de l'orthodoxie en Europe : le clivage entre Patriarcat œcuménique et Églises nationales

15 La concurrence des représentations orthodoxes à Bruxelles ne repose pas seulement sur des ambitions géopolitiques rivales12. Elle tient aussi à des visions différentes de l'Europe et diverses manières d'être présentes auprès des institutions européennes. À ces deux niveaux apparaît un clivage net entre Patriarcat œcuménique et Églises nationales.

16 Le Patriarcat œcuménique représente avant tout une autorité spirituelle et morale alors que les représentations des Églises orthodoxes nationales à Bruxelles cherchent à peser sur les développements de la construction européenne par les divers moyens du lobbying. Symptomatiquement, l'Église orthodoxe de Grèce et celle de Russie ont déposé des contributions à la Convention pour la définition d'un traité constitutionnel alors que le Patriarcat œcuménique ne l'a pas fait. Comme les Églises nationales protestantes, notamment l'Église évangélique d'Allemagne (EKD), très implantée à

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 227

Bruxelles, mais aussi l'Église catholique (même si cela ne s'exprime pas par des voies nationales), l'Église orthodoxe de Grèce cherche à se prémunir des retombées que la législation communautaire pourrait avoir sur sa position privilégiée, notamment par le biais de l'application du principe de non-discrimination. Le même raisonnement vaut pour l'Église de Russie dans ses rapports avec le Conseil de l'Europe dont la Russie est membre13. Il s'agit d'un lobbying avant tout défensif. Extérieure au territoire de l'Union, l'Église orthodoxe russe partage aussi des caractéristiques avec le lobbying des organisations de la communauté juive, majoritairement implantée hors d'Europe. Il s'agit pour elle de défendre la diaspora russophone en Europe occidentale et de favoriser de bonnes relations entre l'Union et la Fédération de Russie, comme le Congrès juif européen défend les intérêts de la diaspora juive d'Europe, tout en voulant favoriser de bonnes relations entre l'Union et Israël14. En revanche le Patriarcat œcuménique s'investit dans la promotion de rencontres interreligieuses ou l'organisation de réunions sur des thèmes d'intérêt général comme l'écologie.

17 Le Patriarcat œcuménique et les Églises orthodoxes nationales ont une vision différente du rapport de l'orthodoxie à l'Europe et au reste du monde. Le Patriarcat de Constantinople a, rappelons-le, un rôle prépondérant parmi les Patriarcats dans la conduite des affaires interreligieuses15. Il se distingue par un refus du clash des civilisations, en accord avec les référentiels défendus par les institutions européennes. Il a ainsi joué une activité de médiation dans le conflit yougoslave. Il a, par exemple, organisé, en 2000, à Thessalonique, une conférence avec le soutien de l'OTAN, de la Commission et du Parlement européens. Celle-ci rassemblait une quarantaine de représentants religieux16 sur le thème The Contribution of Religious Communities towards Multi-ethnic and Democratic Societies. De même, suite aux attentats du 11 septembre 2001, le Patriarcat œcuménique a organisé, avec le soutien du président de la Commission, Romano Prodi, une vaste rencontre interreligieuse rassemblant une cinquantaine de personnalités religieuses, autour du thème The Peace of God in the World. Towards Coexistence between Monotheistic Religions (19-20 décembre 2001).

18 A contrario, l'Église orthodoxe de Grèce peut se montrer assez hostile à l'islam. Lors de son discours devant les parlementaires européens, Monseigneur Christodoulos d'Athènes a mis en garde, dans des termes très virulents, contre la possible entrée de la Turquie dans l'Europe17. De même, au rebours de la thématique du dialogue des civilisations, chère aux institutions européennes, de nombreux discours de représentants de l'Église orthodoxe russe, notamment Monseigneur Hilarion en charge de la représentation permanente de son Église auprès de l'UE, présente le rapport orthodoxie/Europe occidentale comme le choc de deux civilisations irréductibles18.

19 Autre différence, le Patriarcat œcuménique se projette dans une perspective européenne transnationale qui est celle des diasporas sur lesquelles il a autorité19. Sa vision paneuropéenne n'est d'ailleurs pas strictement inter-orthodoxe, mais avant tout œcuménique et interreligieuse. Il raisonne en terme d'euro régions multiethniques et multiconfessionnelles. C'est ce dont témoignent la conférence et les manifestations itinérantes de juin 1999 qu'il a organisées sur le thème A River of life : From the Danube to the Black Sea. Ces initiatives concernant la sensibilisation aux problèmes écologiques dans le bassin du Danube, ont rempli les critères européens pour recevoir un financement du programme PHARE, un programme qui finance des rencontres et des collaborations transfrontalières en Europe centrale et orientale. À la différence, les Églises orthodoxes autocéphales sont liées au fait national, jusqu'à parfois défendre une

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 228

vision ethnique de la nation (le phylétisme)20. Quand cela ne les conduit pas à mettre explicitement en adéquation identité nationale et identité religieuse orthodoxe, ces Églises défendent une Europe des patries, voire même une Europe des peuples.

Une dynamique d'européanisation

20 Cependant, peser sur le processus de décision européen nécessite des stratégies d'alliance. Les trois représentations orthodoxes ont ainsi développé des stratégies de collaboration intra-orthodoxe, tout en cherchant à tisser des liens avec les structures européennes catholiques et protestantes. En outre, devenir un acteur légitime aux yeux des institutions européennes suppose d'en épouser les thématiques ou du moins de ne pas les heurter de front. L'Église orthodoxe russe a montré dans cette logique une capacité d'adaptation particulière. Elle a pu manier le discours ethnocentrique, traditionaliste et anti-occidental et en même temps adopter une perspective plus nuancée qui lui a permis de négocier sa différence dans le champ européen. Plus généralement, les stratégies d'européanisation de l'orthodoxie ont illustré ce souci de marquer une différence et de lui donner un sens dans le concert européen.

Coopération intra-orthodoxe et réaménagement du jeu œcuménique21

21 Nouveaux venus sur le terrain des institutions européennes, les représentations orthodoxes ont d'abord cherché à s'intégrer dans le concert des relations œcuméniques bruxelloises. Catholiques et protestants ont, en effet, tissé de longue date des relations à différents niveaux. Si bien qu'on peut parler d'un oecuménisme au quotidien, pragmatique, ordonné à des fins du lobbying. On peut rappeler à ce sujet l'organisation de conférences conjointes auprès des fonctionnaires et parlementaires européens ou les réunions ad hoc des commissions juridiques de la Commission « Églises et Société » de la KEK et de la COMECE pour coordonner leur action de lobbying, etc.

22 Les représentations orthodoxes à Bruxelles se sont d'abord appuyées sur les liens anciens avec les protestants tissés au sein d'organisations œcuméniques communes. Le Patriarcat œcuménique et l'Église de Grèce, à leur début à Bruxelles, ont demandé à être invités comme observateurs aux réunions de Commission œcuménique européenne pour les Églises et la société (European Ecumenical Commission for Church and Society - EECCS), la structure protestante au niveau de l'Union européenne. Devant le Parlement européen, en 1994, le patriarche œcuménique Bartholomé 1er a souligné l'orientation œcuménique ancienne du Patriarcat de Constantinople et son implication dans la création du Conseil œcuménique des Églises (COE), structure mondiale qui rassemble protestants et orthodoxes. Les statuts du bureau bruxellois du Patriarcat œcuménique (1997) mentionnent la collaboration avec le COE, la KEK, la COMECE et avec des ONG chrétiennes à caractère catholique, protestant ou œcuménique. Entre 1980 et 1988, l'Église de Grèce a d'abord envisagé sa présence à Bruxelles à travers un rassemblement inter-chrétien, avant de se doter elle-même d'un bureau22.

23 Cependant, les Églises orthodoxes n'ont pas inscrit durablement leurs stratégies de lobbying européen dans le cadre d'une coopération œcuménique avec les protestants. La volonté de se doter de leurs propres structures peut même être interprétée comme une conséquence de la crise des relations œcuméniques protestants-orthodoxes, due au

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 229

choc de différentes visions ecclésio-logiques et anthropologiques, alors même que le mode de décision au sein des instances internationales et paneuropéennes œcuméniques (Conseil œcuménique des Églises ou Conférence des Églises européennes) favorise les Églises protestantes plus nombreuses23.

24 Par contre, il existe une certaine convergence entre catholiques et orthodoxes sur une réponse traditionnelle à apporter aux questions de société et de mœurs. De plus, la vision de Jean-Paul II d'une « Europe à deux poumons » intègre l'orthodoxie dans l'Europe et fait écho aux discours orthodoxes sur la « maison commune européenne », terme employé par Mikhaïl Gorbatchev au moment de la Perestroïka. Dans son rapport d'activité de 1997, la COMECE se fixe comme priorité le rapprochement avec les orthodoxes. Monseigneur Homeyer, président de la COMECE, effectue plusieurs voyages en Biélorussie (janvier 1999), Grèce et Roumanie (janvier 2000). Ces contacts débouchent sur des invitations à Bruxelles, occasions de premiers contacts avec les institutions européennes. Le métropolite Philaret de Minsk se rend dans la capitale belge en septembre 2000, suivi en décembre de la même année par une petite délégation d'évêques orthodoxes grecs. Sur plusieurs dossiers européens, catholiques et orthodoxes sont sur la même longueur d'ondes. Ils furent d'accord pour supprimer l'initiative « Une âme pour l'Europe », programme qui finançait des rencontres interreligieuses sur le sens de la construction européenne24, alors que les protestants et les humanistes y étaient plus attachés. Lors de la Convention sur le Traité constitutionnel, catholiques et orthodoxes défendirent la mention de Dieu dans le Préambule, alors que la Commission Église et Société de la KEK soutenait la seule mention des « racines chrétiennes de l'Europe ».

25 L'élection du Pape Benoît XVI fut saluée par les responsables orthodoxes comme la possibilité d'une coopération renouvelée entre les deux Églises25, notamment sur le plan européen. Monseigneur Hilarion a rencontré le nouveau nonce apostolique auprès de l'UE le 4 novembre 2005. Lors de cet entretien, il fut question du témoignage commun que catholiques et orthodoxes pouvaient apporter sur les valeurs chrétiennes dans les sociétés séculières. Lors de la rencontre entre responsables religieux et hommes politiques européens et nationaux (dont Rocco Buttiglione et Helmut Kohl) qui s'est tenue les 16-17 septembre 2005, à Gniezno, Monseigneur Hilarion appelait à une large coopération catholico-orthodoxe26 (« traditionnal Christianity » ( sic)) afin de « maintenir la doctrine et la morale chrétienne ». Au niveau européen, les deux confessions chrétiennes devaient prendre des positions communes contre le mariage homosexuel, l'IVG, la contraception, l'euthanasie et l'ordination des femmes. Elles devaient s'unir dans le combat contre le libéralisme, le sécularisme et le relativisme. L'alliance catholico-orthodoxe ne s'étend pas aux protestants assimilés au libéralisme moral et dépourvus, à la différence des Églises catholiques et orthodoxes, d'un corpus de doctrine sociale clairement établi, base doctrinale qui permet de fonder une coopération solide27.

26 Cependant, cette alliance n'est que stratégique. Ainsi, le représentant de l'Église orthodoxe russe auprès de l'UE écarte-t-il le projet du cardinal Kasper, président du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens, présenté à Bari, en présence de Monseigneur Kirill, dans le cadre du Congrès eucharistique national italien des 22-29 mai 2005, de créer un « synode de réconciliation catholico-orthodoxe »28. Cette idée soulève des réticences dans la mesure où elle rappelle les conciles où les catholiques avaient « forcé les orthodoxes à adopter l'uniatisme »29. À la place d'une

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 230

unité ecclésiale et dogmatique entre les deux confessions chrétiennes, il propose « une Conférence catholico-orthodoxe des évêques au niveau européen ». Ce terme est calqué sur celui de la COMECE. De plus, choisir le niveau des évêques et non des Églises, permet une égalité entre orthodoxes et catholiques. Ces derniers sont ainsi amenés sur le terrain de l'ecclésiologie orthodoxe, plus décentralisée. Dans le même esprit de recherche d'équilibre, les orthodoxes favorisent le niveau européen. Selon Monseigneur Hilarion, à la différence des autres continents, dans cet espace européen le nombre des fidèles des deux confessions est proche.

27 C'est dire que le duo - fonctionnel plus qu'idéologique - entre catholiques et protestants, à Bruxelles, ne s'est pas transformé en trio30. Il est vrai qu'il y a eu quelques réunions tripartites de concertation finale dans le cadre de diverses CIG et Conventions31, mais l'essentiel de la coordination avait été réalisé, au préalable, entre catholiques et protestants. Jusqu'à présent, les relations catholico-orthodoxes n'ont pas atteint l'intensité des relations catholico-protestantes. Cependant, le rapprochement catholico-orthodoxe achoppe sur la question uniate. Lorsque l'Église gréco-catholique d'Ukraine a souhaité ouvrir un bureau à Bruxelles fin 2003, son représentant fut invité à faire une conférence au siège du COMECE. La collaboration protestants-orthodoxes reste, quand à elle, difficile au sein de la KEK et ne se traduit pas par des engagements communs en direction des institutions européennes, malgré la recherche de compromis institutionnels32.

28 L'adaptation des Églises orthodoxes européennes au jeu communautaire se fait pourtant progressivement au fil des CIG et des Conventions. Leur lobbying qui était d'abord strictement national s'européanise, tout en s'intensifiant.

29 Lors de la CIG pour le Traité d'Amsterdam, l'Église orthodoxe de Grèce fit cavalier seul, en faisant pression sur son seul gouvernement. Elle obtint ainsi une déclaration annexe spécifique (n° 59) qui lui permettait de sauvegarder son statut, tel qu'il avait été défini dans le Traité d'adhésion de la Grèce. La déclaration annexe n°11, pour laquelle s'étaient battus les catholiques et protestants, avait, en fait, le même but : maintenir les questions religieuses dans le domaine de compétence nationale afin de sauvegarder la variété des statuts juridiques des Églises dans les États membres, avec leurs privilèges, en cas de concordat ou de système des cultes reconnus. Ce texte avait, cependant, une portée plus large puisqu'il valait pour toutes les Églises, les communautés religieuses et les mouvements philosophiques non confessionnels de tous les États membres.

30 Lors de la Convention pour la Charte (17 décembre 1999-2 octobre 2000), l'Église orthodoxe de Grèce fut présente dans les débats, quoique de manière limitée. Monseigneur Christodoulos intervint très tard alors que les négociations étaient presque closes. Dans une lettre adressée au Président Jacques Chirac, il critiqua la position française contre la mention de l'héritage religieux dans le Préambule de la Charte des Droits fondamentaux.

31 Tout au long de la Convention sur le Traité constitutionnel, les Églises orthodoxes de Grèce et de Russie furent actives sur la scène européenne et élargirent leur répertoire d'action, sans pour autant fournir un effort de mobilisation comparable à celui des structures européennes d'Églises protestantes et catholique. Ces deux Églises orthodoxes déposèrent chacune une contribution sur le site de la Convention33, alors qu'elles ne l'avaient pas fait lors des débats sur la Charte des Droits fondamentaux. Enfin, il y eut une première coordination inter-orthodoxe entre les trois représentations basées à Bruxelles, le 7 décembre 2002, dans le contexte de la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 231

présentation du projet préliminaire du Traité constitutionnel. De son côté, l'Église orthodoxe de Grèce prit l'initiative d'organiser deux réunions inter-orthodoxes paneuropéennes à Héraklion, les 18-19 mars 2003, puis à Athènes, les 4-6 mai 200334, soit à l'époque où la Convention discutait de l'article 2 sur les valeurs de l'Union, puis s'opposait sur l'opportunité d'inclure la mention des « racines chrétiennes » dans le Préambule du Traité constitutionnel. Il faut noter, qu'à plus long terme, les réunions organisées par l'Église orthodoxe russe à son siège bruxellois visent aussi à renforcer les liens inter-orthodoxes. Ainsi, Monseigneur Athanassios d'Achaïe, représentant de l'Église orthodoxe de Grèce à Bruxelles, fut invité à y parler le 7 décembre 2004.

Les dynamiques d'européanisation orthodoxes : des spécificités négociées ?

32 Nous avons souligné plus haut la différence des modes de présence et des visions de l'Europe du Patriarcat œcuménique et des Églises orthodoxes nationales. Le clivage n'est pas aussi strict, dans la mesure où les Églises autocephales négocient leur différence dans l'Europe et développent une rhétorique complexe entre affirmation de leur spécificité et adhésion à la construction européenne. Selon les personnes, les enceintes, le contexte, elles naviguent entre le registre du particularisme et de l'européen, quitte à faire de leurs particularités un signe vivant de la diversité intrinsèque à l'Union européenne dont la devise est, après tout, « Unie dans la diversité ».

33 Une première caractéristique des Églises orthodoxes est leur recours au politique dans leurs relations avec les institutions européennes35. Ainsi, les Églises orthodoxes de Grèce et de Russie ont bénéficié de la médiation de leur gouvernement respectif dans l'établissement de contacts avec l'UE. La Grèce, membre de l'Union, a pu mobiliser quelques hauts fonctionnaires européens de nationalité grecque afin de faciliter les relations de l'Église avec la Commission, notamment à propos du contentieux sur la mention de la religion sur la carte d'identité grecque. L'Église orthodoxe de Russie vient de formaliser, le 3 novembre 2005, un accord de coopération avec la Mission permanente de la Fédération de Russie auprès des institutions européennes, en définissant un programme d'actions communes pour 200636. Il est vrai que les Églises nationales protestantes s'appuient aussi sur leur gouvernement, tout particulièrement lors des CIG où le processus de décision est inter-gouvernemental. Ainsi, les Églises chrétiennes, notamment l'Église évangélique d'Allemagne, ont pu tout particulièrement compter sur la voix du gouvernement allemand. Helmut Kohl a mis son poids dans la balance pour arracher un compromis sur la Déclaration annexe n°11 du Traité d'Amsterdam. Corrélativement, les organisations humanistes et laïques, également ancrées dans la réalité nationale, ont pu compter sur le gouvernement belge à maintes reprises, compensant des moyens de lobbying plus faibles sur le plan européen que les structures européennes des Églises. Mais, pour ces deux types d'organisations, le recours à la voie nationale n'est qu'une option parmi d'autres dans une large palette d'actions déployées au niveau communautaire. Le recours au politique par les Églises orthodoxes est-il seulement le signe d'une immaturité de leurs modes de lobbying en direction de l'UE et donc une manière de compenser leurs faibles moyens de pression sur le plan communautaire ? Une stratégie d'européanisation du lobbying orthodoxe semble, peu à peu, se mettre en place, quoique de manière encore très

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 232

limitée, comparée aux autres confessions chrétiennes et aux organisations représentant l'humanisme séculier.

34 Il n'en reste pas moins que le recours au politique apparaît, en dernier ressort, comme une caractéristique, sinon une spécificité orthodoxe. Alors que les partis démocrates- chrétiens se déconfessionnalisent37 (le Parti populaire européen est plus un grand parti conservateur qu'un parti de la Démocratie chrétienne), des députés des Parlements nationaux issus de différents pays orthodoxes ont cherché à créer un équivalent du parti démocrate-chrétien européen : la European Inter-Parliamentary Association of Orthodoxy (EIAO,) créée en 1993, à l'initiative de députés grecs38. Le pouvoir se partage entre la Grèce (seul membre orthodoxe de l'UE) dont est issu le secrétaire général et la Russie (seul membre permanent du Conseil de Sécurité de l'ONU) à laquelle est dévolue la Présidence. Ces deux pays sont membres permanents du Secrétariat. Cette association s'assigne comme but de « renforcer le rôle de l'orthodoxie dans le cadre de l'Union européenne et de consolider l'orthodoxie comme une entité politique, culturelle et spirituelle, importante et nécessaire, tournée vers la construction d'une nouvelle réalité européenne ». Il s'agit de défendre la place de l'orthodoxie en Europe en rappelant que l'Europe ne s'arrête pas à sa partie occidentale, d'affirmer une solidarité envers les « orthodoxes persécutés » et de s'unir pour « combattre la désinformation qui consiste à imputer aux populations orthodoxes un rôle dans les régions en conflits »39. La question du prosélytisme et des sectes qui cherchent « à changer la carte religieuse ou culturelle de l'Europe » est un sujet de préoccupation de l'EIAO, notamment de sa commission d'experts sur l'éducation40.

35 À l'instar de l'EIAO, qui cherche à traduire sur le plan politique une alliance inter- orthodoxe transnationale, l'Église orthodoxe de Russie a soutenu le projet d'une réunion visant favoriser l'émergence d'un parti orthodoxe en Europe, protecteur des minorités russophones. Les 3-4 décembre 2004, la conférence sur la population russophone d'Europe, organisée au Parlement européen en présence d'une députée européenne russe (Lettonie)41, se donnait pour but de créer un parti européen de la population russophone, parti commun à la diaspora russe dans l'UE (« le Parti russe de l'Europe »). Ce parti s'assignait comme but : la sauvegarde de l'identité culturelle de la diaspora russophone dans l'Europe élargie et la défense de ses intérêts spécifiques, l'amélioration des relations UE/Russie et l'étude de questions d'intérêt général européen, agenda qui rappelle celui de maintes organisations communautaires juives européennes. Les différents messages émanant de l'Église orthodoxe de Russie (notamment du patriarche Alexis II et du métropolite Kirill) soulignaient le rôle de l'Église dans la préservation de l'identité russe de la diaspora russophone d'Europe. Elle affirmait ainsi son rôle géopolitique en Europe occidentale par le biais de la diaspora russophone, qui pourtant échappe parfois à son contrôle.

36 Les Églises orthodoxes cherchent à donner sens à leur différence dans le concert européen. Pour elles, leur ecclésiologie collégiale est un modèle en affinité avec la structure confédérale de l'Europe au rebours du centralisme monarchique romain. Comme chez les protestants, la crainte de « l'Europe vaticane », conjugue méfiance à l'égard du modèle ecclésiologique romain et rejet d'une construction européenne qui rimerait avec une uniformisation et un déni des différences culturelles. Dans son discours du 19 avril 1994 devant le Parlement européen, le patriarche Bartholomé 1er fait un parallèle entre le principe communautaire de subsidiarité et la dialectique orthodoxe entre autocéphalie et synodalité.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 233

C'est surprenant que l'organisation vraiment démocratique de l'Église chrétienne orthodoxe - avec son haut degré d'autonomie administrative et d'autorité locale des évêques, des patriarches et des Églises autocéphales, à laquelle s'ajoute en même temps l'unité eucharistique dans la foi - fasse figure de prototype, lequel a été récemment institutionnalisé par l'Union européenne sous la dénomination de principe de subsidiarité, comme étant la méthode la plus profitable quant à l'articulation des pouvoirs.42

37 De même, il interprète la devise européenne « Unie dans la diversité » à la lumière de sa foi trinitaire : « Que le sens de l'Europe soit la personne qui tâtonne vers l'autre, dans l'écoute, le respect et la responsabilité. Unité diverse, diversité une, à l'image peut-être d'un Absolu qui est lui-même Communion ».

38 L'Europe prônée par les représentants orthodoxes n'est pas fédérale mais confédérale. Elle doit respecter la diversité des peuples. Lors de la 9ème Assemblée de l'EAIO, le patriarche roumain Teoctist donnait une justification théologique à cette conception politique en évoquant la métaphore de la Pentecôte, marquée par le don des langues. « Votre Assemblée confirme et incarne le merveilleux miracle de la Pentecôte, le miracle de la descente de l'Esprit Saint ; unité dans la différence. L'orthodoxie apprécie la valeur culturelle de chaque pays, de chaque langue, de l'art de chaque nation qui représentent toujours, selon la parole des Saints Évangiles, l'identité nationale, historique et culturelle »43. Lors de la Convention sur l'avenir de l'Europe, les Églises orthodoxes de Grèce et de Russie défendaient, dans leur déclaration, la sauvegarde de la diversité culturelle44.

39 Une première stratégie des Églises orthodoxes nationales consiste à négocier leur spécificité et leurs intérêts européens, en faisant des concessions formelles ou à la marge. Certaines thématiques des Églises orthodoxes nationales peuvent heurter de front les idéaux européens universalistes et libéraux. Dans différentes déclarations, y compris celles faites au moment de la Convention sur le Traité constitutionnel, en 2002, les Églises de Russie et de Grèce présentent la liberté religieuse, en termes de droits collectifs plus qu'individuels. Cette approche leur permet de justifier un certain protectionnisme religieux et de légitimer la mobilisation contre le prosélytisme des autres religions. À cette fin, ces deux Églises interprètent la Déclaration annexe n°n comme un principe de clôture de leur espace canonique alors que ce texte reconnaît seulement les statuts juridiques des cultes tels qu'ils sont définis, dans leur diversité, au niveau des États membres. Cette déclaration applique le principe de subsidiarité aux questions religieuses (la définition des statuts cultuels revient aux États), mais ne renonce pas à légiférer en matière de Droits fondamentaux (liberté religieuse, principe de non-discrimination, etc.).

40 Afin d'éviter les heurts frontaux avec d'autres visions du monde, des représentants orthodoxes peuvent adapter leur discours, sans pour autant renoncer à faire passer un message de défense de leurs intérêts particuliers. Par exemple, lorsque l'Église orthodoxe de Russie proclame son rôle de défenseur des diasporas russophones, elle ne se réfère pas à un groupe ethnique (les Russes), mais linguistique (les russophones), voire même à la « la participation à la culture russe ». Ceci lui permet évidemment de définir un périmètre d'action beaucoup plus large que si elle s'adressait aux seuls ressortissants de la Fédération de Russie. Elle peut ainsi englober les diasporas anciennes acculturées à la société occidentale et tous les russophones de l'ancien Empire soviétique45. Une deuxième stratégie est de manier les différents ressorts de la dialectique unité/diversité, particularité orthodoxe/européanité. Prôner « l'unité dans

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 234

la diversité » est un discours réversible selon que l'on insiste sur l'unité ou l'irréductible diversité. Un même discours devient alors alternativement inclusif ou exclusif. Le discours de l'identité est un discours de la frontière et de l'écart. Or, ces deux notions sont relatives, tout particulièrement dans le contexte post-national qui caractérise l'Union européenne (notion de subsidiarité, gouvernance multi-niveaux).

41 Les Églises orthodoxes ont une vision géopolitique spécifique de l'Europe compte tenu de leur position géographiquement et numériquement marginale dans l'Union européenne. Inclure l'orthodoxie dans l'Europe tout en lui conservant un rapport de forces favorable par rapport aux autres confessions chrétiennes, signifie dépasser la vision de l'Europe des 15, voire des 25, au profit de celle d'une grande Europe « de l'Atlantique à l'Oural »46. De nombreux responsables orthodoxes, religieux ou politiques, emploient la métaphore gorbatchévienne de la « maison commune européenne »47, complétée et renforcée par l'adjectif « pluraliste ». Le discours peut correspondre à une vision d'unité dans la diversité, mais peut aussi contenir les germes d'un affrontement Est/Ouest, orthodoxie/Occident. L'orthodoxie serait alors un territoire proposant une vision du monde et un modèle socio-économique et politique alternatif48. La frontière entre discours inclusif et exclusif est relative : dans le souci de représenter une alternative culturelle et spirituelle à l'Ouest déchristianisé, l'Église orthodoxe de Russie, dans sa déclaration lors de la Convention pour l'avenir de l'Europe, se pose en protectrice des valeurs des nouveaux entrants slaves face à l'Occident libéral, sécularisé et dépravé. L'image des heurts entre blocs civilisationnels peut céder la place à la métaphore du pont49. L'orthodoxie, notamment par le biais de la Russie eurasiatique, est ce pont entre l'Orient et l'Occident du fait de sa situation géopolitique, mais aussi de son identité civilisationnelle.

42 De même, le discours de certains responsables de l'Église orthodoxe russe sur le clash des civilisations entre l'orthodoxie et l'Europe occidentale, peut devenir une opposition entre les défenseurs d'une identité religieuse et de valeurs traditionnelles, inspirées par la religion, contre l'Ouest libéral, athée, relativiste et amoral. Elle en vient ainsi, paradoxalement, via un discours d'opposition aux valeurs libérales, à prôner une union de toutes les religions, y compris le judaïsme et l'islam, voire au-delà. Un discours d'affrontement devient par la même occasion un ferment d'alliances interreligieuses50. Ainsi, l'Église orthodoxe de Russie s'assure la légitimité idéologique pour une implication dans les rapports interreligieux, concurrençant sur son terrain le Patriarcat œcuménique51.

43 On peut se demander si la dialectique de l'unité dans la diversité ne permet pas finalement de justifier n'importe quelle différence dans la mesure où elle devient un signe vivant de la pluralité. Ainsi, retournant l'argument du clash des civilisations dû à l'ancrage dans des identités religieuses différentes, Monseigneur Hilarion, en vient à imputer l'existence de l'affrontement à un « totalitarisme libéral »52 - oxymore s'il en est. Il devient alors légitime d'affirmer diverses interprétations des droits de l'Homme, parfois au rebours des principes élémentaires d'égalité et de liberté. Ainsi, le représentant de l'Église orthodoxe russe auprès de l'UE distingue deux niveaux dans les droits humains : un niveau universel renvoyant aux grands interdits communs à toutes les religions (tu ne tueras point...) et un niveau particulier correspondant aux modalités d'application des libertés fondamentales en fonction des systèmes sociopolitiques particuliers. Il serait faux de penser que ce discours est strictement relativiste, renvoyant dos à dos les adversaires. En définitive, le primat du collectif sur l'individuel,

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 235

prôné par l'orthodoxie, est posé en alternative au modèle occidental individualiste qui conduit à l'anomie.

Conclusion

44 La présence orthodoxe auprès des institutions européennes est récente. Elle tient à des logiques externes, telles que la perspective de l'élargissement, la crise du mouvement œcuménique réunissant des protestants et des orthodoxes et le message adressé par Jacques Delors à toutes les religions afin de donner sens au projet européen d'après Maastricht. Les consultations entre la Présidence de la Commission et des responsables religieux induisent une logique de pluralisation de la scène religieuse européenne, sur un mode compétitif. Le succès des uns entraîne le désir des autres d'avoir le même accès aux institutions, ce qui signifie plus une reconnaissance symbolique que des avantages substantiels. Ce raisonnement s'applique à l'orthodoxie dans ses relations aux autres confessions chrétiennes présentes de longue date à Bruxelles ; il joue également dans les rapports qu'entretiennent les diverses représentations orthodoxes, chacune prétendant au leadership. Les raisons de cette présence dans le champ européen sont également internes. Avec la chute du mur de Berlin, les Églises orthodoxes se sont heurtées à une situation nouvelle d'ouverture du marché religieux. Elles ont pris conscience du processus de globalisation, dont la construction européenne est l'un des avatars. D'où la volonté d'être présentes sur le plan continental. La globalisation bouscule des positions acquises mais ouvre aussi des opportunités d'expansion, de diffusion et d'alliances. Comme le souligne Jean-Paul Willaime, l'Europe est « œcuménogène », mais donne aussi lieu à des réaffirmations identitaires confessionnelles53 (coopération inter-orthodoxe) qui s'expriment, entre autres, contre d'anciennes alliances (orthodoxes-protestants) et en faveur de nouveaux liens (catholiques-orthodoxes). Le rapport des trois confessions chrétiennes à Bruxelles illustre la reconfiguration du paysage œcuménique intra-chrétien.

45 L'analyse des stratégies et des discours des responsables orthodoxes à Bruxelles amène à abandonner toute perspective interprétative culturaliste concernant le rapport orthodoxie/modernité. L'orthodoxie à Bruxelles n'est pas un bloc : il y a trois représentions concurrentes dont l'action est faiblement coordonnée. Les différences organisationnelles correspondent à des clivages entre les visions du Patriarcat œcuménique et des Églises orthodoxes nationales quant à leur conception des rapports orthodoxie/Europe/reste du monde. Cependant, ces clivages ne sont pas absolus. Le discours de l'unité dans la diversité est réversible et dosable. Il est plus ou moins inclusif/exclusif. Il légitime alternativement l'affrontement et les alliances stratégiques. Il permet de négocier sa différence, sans pour autant renoncer à la défense de ses intérêts, ni à prôner l'excellence de son modèle civilisationnel face à un Occident confronté à une crise des valeurs.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 236

NOTES

1. Makrides (Vasilios N.), « Le rôle de l'orthodoxie dans la formation de l'anti-européanisme et de l'anti-occidentalisme grecs », in Vincent (Gilbert), Willaime (Jean-Paul), éds., Religions et transformations de l'Europe, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 1993. 2. Molokotos-Liederman (Lina), « Identity Crisis : Greece, Orthodoxy and the European Union», Journal of Contemporary Religion, 18 (3), 2003. 3. Malgré ce statut égal, les orthodoxes ne représentent que 1 % de la population contre 83,6 % de luthériens. Source :US International Report on Religious Freedom, 2005. 4. Il n'est pas facile d'évaluer la population orthodoxe des Pays baltes. En l'absence de statistiques fiables, le gouvernement américain donne des chiffres basés sur des modes de comptage différents : soit les don nées fournies par les Églises aux gouvernements nationaux ; soit une déduction fondée sur des statistiques ethniques car les orthodoxes sont généralement des russophones, non citoyens et résidents permanents. En Lettonie, selon l'auto-déclaration des Églises, les trois principales confessions sont, dans l'ordre : les luthériens (539 000), les catholiques (428 000) et les orthodoxes (350 000). Rapporté au chiffre total de la population, on aurait 22,46 % de luthériens, 17,83 % de catholiques et 14,58 % d'orthodoxes. La religion majoritaire en Estonie est le luthéranisme (170 000). Le cas de l'Estonie retient l'attention de Moscou car il existe deux Églises orthodoxes : l'une - l'Église orthodoxe apostolique d'Estonie (18 000 fidèles) - est indépendante ; l'autre - l'Église orthodoxe d'Estonie (150 000 fidèles) - est rattachée au Patriarcat de Moscou. Si on additionne les membres des deux Églises orthodoxes, on en déduit que luthériens et orthodoxes font à peu près jeu égal et représentent, chacun, quelque 12,5 % de la population. En Lituanie où la majorité est catholique, les orthodoxes forment le deuxième groupe confessionnel avec 140 000 membres, soit 4,12 % de la population. Mais, si l'on s'appuie sur des statistiques ethniques, la population lituanienne, présumée catholique, forme 68 % de la population globale et les russophones (Russes, Ukrainiens, et Biélorusses), présumés orthodoxes, 29 %. Source : US International Report on Religious Freedom, 2005. 5. Sur le réemploi des ressources religieuses et la tendance au protectionnisme religieux dans la Russie post-soviétique, voir :Rousselet (Kathy), « L'Église orthodoxe russe dans l'espace soviétique et post-soviétique des années soixante à nos jours », in Mayeur (Jean-Marie), Pietri (Charles et Luce), Vauchez (André), Venard (Marc), éds., Histoire du christianisme, crise et renouveau (de 3958 à nos jours), Paris : Desclée, 2000 ; Rousselet (Kathy), « Globalisation et territoire religieux en Russie », in Bastian, (Jean-Pierre), Champion, (Françoise), Rousselet, (Kathy), éds., La globalisation du religieux, Paris : L'Harmattan, 2001 ; Kalinowski (Wojtek), Moniak-Azzopardi (Agnieszka), « Réemploi du religieux dans la géopolitique. Le cas des identités collectives russes et européennes », Études, février 2003. 6. Massignon (Bérengère), « Les relations des organismes européens religieux et humanistes avec les institutions de l'Union européenne : logiques nationales et confessionnelles et dynamique d'européanisation », Commissariat au Plan, Institut Universitaire de Florence, Chaire Jean Monnet d'Etudes européennes, Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne (Actes du colloque du Commissariat au Plan « Europe et religions »), Paris : La Documentation française, 2002, p. 23. 7. La COMECE ou la Commission des Épiscopats de la Communauté européenne a été créée en 1980. L'EECCS ou Ecumenical Commission for Church and Society - une organisation strictement protestante et limitée à la seule Union européenne - a été fondée dans les années soixante, puis a fusionné en 1999 avec la KEK ou Conférence des Églises européennes - une structure

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 237

paneuropéenne et oecuménique, rassemblant, depuis 1959, anglicans, protestants et orthodoxes -, pour devenir la Commission « Église et Société » de la KEK (CES-CEC). 8. Sur le lien orthodoxie/nation, voire notamment : Gillet (Olivier), Les Balkans. Religions et nationalisme, Bruxelles : Ouisa, 2001. Sur l'articulation complexe et différente des dimensions européenne et nationale pour chaque confession chrétienne voir :Bastian (Jean-Pierre), Collange, (Jean-François), éds., L'Europe à la recherche de son âme, Les Églises entre l'Europe et la nation, Colloque au Conseil de l'Europe du 4-5 novembre 1996, Genève : Labor et Fides, 1999. Pour une analyse traitant de ce même sujet à propos des trois confessions chrétiennes, mais aussi pour les juifs, les musulmans et les laïco-humanistes séculiers, voir Massignon (Bérengère), La construction européenne : un « laboratoire » pour la gestion de la pluralité religieuse. Clivages nationaux et confessionnels et dynamiques d'européanisation, EPHE, Thèse sous la di rection de Jean-Paul Willaime, 2005, 2 Vol., notamment chapitre I, « Institutionnalisation et pluralisation de la scène religieuse européenne ». 9. Lettre du métropolite Kirill à Win Van Velzen, vice-président du Parti populaire européen, Europaica, (31), 19 janvier 2004. (Europaica est le journal bimensuel de l'Église orthodoxe russe, consacré à l'Europe, sur internet : . Son premier numéro date du 26 novembre 2002). Or le Patriarcat a, en principe, le rôle leader dans les relations inter-orthodoxes. Sur les fonctions du Patriarcat œcuménique, voir Papathomas (Grigorios D.), « Les différentes modalités d'exercice de la juridiction du Patriarcat de Constantinople », Istina, 1995 ; Stavridis (Basile), « L'autorité du patriarche oecuménique dans la vie de l'Église orthodoxe », Istina, 1995. 10. Cette phrase, souvent citée, provient d'un discours du président Delors devant les représentants des Églises protestantes allemandes, le 14 février 1992. Cf. Archives de la Cellule de Prospective de la Commission européenne, Dossier Marc Luyckx, n°51, « Rencontres avec le Président Delors, 1990-1994 ». 11. La Cellule de Prospective est un « think tank » rattaché à la Présidence de la Commission. Il conseille le président tout en menant des études de moyen/long terme. C'est à ce niveau politique et transversal qu'ont été organisées les relations Commission/religions à partir de Jacques Delors. Sous la présidence de Romano Prodi, la Cellule fut remplacée par le Groupe des Conseillers politiques (GOPA) et perdit beaucoup de son caractère prospectif. L'un des quatre conseillers principaux était chargé du suivi des relations avec les religions et les humanistes. Le Président Barroso semble avoir reconduit la formule prodienne plutôt que deloriste. Pour une analyse plus détaillée des relations Commission/religions, voir Massignon (Bérengère). op. cit., chapitre II : « Le "laboratoire" des relations Commission européenne/religions : Définition de référentiels d'action et forums institutionnalisés » ; Massignon (Béiengère), « Les relations entre les organismes religieux européens et les institutions de l'Union européenne : un laboratoire de gestion de la diversité religieuse et philosophique ? », in Armogathe (Jean-Robert), Willaime (Jean-Paul), éds., Les mutations contemporaines du religieux, Turnhout : Brepols, 2003. Voir aussi la contribution de deux acteurs clés de ces relations, l'un religieux, l'autre haut fonctionnaire européen :Chaientenay (Pierre de), « Les relations entre l'Union européenne et les religions », Revue du Marché Commun et de l'Union européenne, (465), février 2003 ; Jansen (Thomas), « Europe and Religion : The Dialogue between the European Commission and the Churches or Religious Communities », Social Compass, 47 (1), 2000. 12. Sur la géopolitique de l'orthodoxie, voir notamment : Bardos-Feltoionyi (Nicolas), Églises et États au centre de l'Europe. Réflexions géopolitiques, Paris : L'Harmattan, 2000 ; Thual (François), Le douaire de Byzance, territoires et identités de l'orthodoxie, Paris : Ellipses, 1998 ; Zinovieff (Maurice), L'Europe orthodoxe, Paris : Publisud, 1994. 13. L'Église orthodoxe russe à non seulement un bureau à Bruxelles, mais aussi un à Strasbourg chargé de suivre les travaux du Conseil de l'Europe. Elle a vivement réagi aux résolutions de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe des 3-8 octobre 2005 prônant une approche comparative et historique de l'enseignement des religions (résolution 1720/2005) et liant la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 238

question des discriminations faites aux femmes à la persistance de valeurs traditionnelles inspirées des religions (résolution 1464/2005). 14. Conférence au Parlement européen, les 3-4 décembre 2004 : « La population russophone dans l'Europe élargie », Europaica, (54), 21 décembre 2004. 15. Sur les fonctions du Patriarcat œcuménique, voir note 9. 16. Étaient notamment présents des représentants de la KEK, de la COMECE, du Patriarcat de Serbie et des dirigeants musulmans de Bosnie. 17. Discours du 8 octobre 2003. « The Church demands that the Union remains European, an expression of European Civilization. For a number of centuries we, Europeans, have agreed that Europe is not merely a géographic term, but a cultural identity, from which derives geopolitical importance. If we do not take this realization into account then we are not creating Europe but a new entity, alien and possibly hostile to Europe and its civilization... A Union that would include countries of the Eastern and Southern Mediterranean will constitute a historical joke. Who among us desires a political entity comparable to the erstwhile Soviet Union ? Who among us did not see in the collapse something more than the fall of Communism ? Who did not see in it the dissolution of “union” of dissimilar cultures ? The Churches would have had nothing to fear if a policy aimed to incorporate alien cultures was successful. All European Churches are concerned that such policy would have devastating consequences for the European Spirit. Such a policy means that such monstrous “union” would succeed only to the degree that it is able to eliminate ethnie and national identifies. Such policy leads to the draining of the European spirit and using its corpse for the construction of a grey mass with the incoherent designation of a “multicultural union”. If the European political leadership in fact desires this ; why doesn't it have the courage to admit it and why does it persist in calling this union “European” ? ». Cité dans Europaica, (26), 3 novembre 2003. 18. De très nombreux discours émanant de Monseigneur Hilarion, responsable de la Représentation permanente de l'Église orthodoxe russe à Bruxelles, développent, de différentes manières, la thématique du choc entre les visions du monde libéral occidental et des orthodoxes ou des sociétés traditionnelles inspirées par des valeurs religieuses. Cette approche fut notamment illustrée dans le discours prononcé à l'occasion du congrès « L'Europe en dialogue. Être chrétien dans une Europe pluraliste », Gniezno, 16-17 septembre 2005, qui rassemblait des responsables politiques européens et nationaux et des représentants religieux, lors de la rencontre entre le président de la Commission et des leaders religieux à Bruxelles, le 12 juillet 2005, ou encore à l'occasion de la rencontre des associations et des organisations religieuses au Parlement européen, le 22 avril 2005. Ce fut également la perspective adoptée lors de la 8ème rencontre orthodoxie/PPE, à Thessalonique. Celle-ci portait paradoxalement sur le thème Building Europe through Reconciliation and Cooperation. 19. Daldas (Nikolaos), « Le statut de la diaspora orthodoxe », Istina, 1995. 20. Le phylétisme a été condamné par le Synode de l'Église orthodoxe en 1872, dans un contexte de constitution d'entités nationales et d'Églises autocéphales en Europe orientale et balkanique. La Patriarcat oecuménique a réitéré la condamnation du phylétisme lors de la Conférence préconciliaire de Chambéry (1996) et lors de la rencontre panorthodoxe de Patmos, en 1995. 21. Sur les recompositions du champ oecuménique après la chute du communisme et plus particulièrement au niveau européen, voir Bizeul (Yves), « Les stratégies œcuméniques dans un contexte de globalisation », in Bastian (Jean-Pierre), Champion (Françoise), Roussel et (Kathy), éds., op.cit. ; Willaime (Jean-Paul), « L'ambivalence oecuménique de Jean-Paul II. Entre la restauration catholique et la promotion du dialogue », in Luneau (René), Michel (Patrick), éds., Tous les chemins ne mènent plus à Rome. Les mutations actuelles du catholicisme, Paris : Albin Michel, 1995 ; Willaime (Jean-Paul), « Les formes de coopération des organisations et acteurs religieux en Europe entre oecuménismes et quête identitaire », in Commissariat au Plan, Institut Universitaire de Florence, Chaire Jean Monnet d'Etudes européennes, op.cit.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 239

22. Lettre officielle de l'archevêque d'Athènes Séraphin, le 27 février 1979, citée dans Papathomas (Grigorios), L'Église de Grèce dans l'Europe unie. Approche nomocanonique, Athènes : Editions Pektasis, 1998. 23. Il y a eu, cependant, quelques rencontres entre protestants et orthodoxes de la KEK à Bruxelles. Ces derniers ont été invités au CES de la KEK pour discuter du document « Les Églises européennes qui vivent leur foi dans la mondialisation ». Ce texte est l'apport du CES à la préparation de la prochaine réunion plénière du COE (8-9 décembre 2005). Il renvoie dos à dos le libéralisme économique et l'économie centralisée totalitaire. 24. Nous ne développerons pas ici les raisons de l'échec de cette initiative lancée par Jacques Delors qui renvoient autant à un désaccord des partenaires religieux et humanistes du Comité de pilotage qu'à des causes internes à la Commission européenne. Sur la genèse, les transformations et le fonctionnement de ce programme voir le chapitre II de la thèse de Massignon Bérengère), op.cit. 25. Le comité de coordination catholico-orthodoxe s'est réuni les 13-15 décembre 2005. À cette réunion étaient présents deux représentants européens de l'orthodoxie, Monseigneurs Athanassios et Hilarion. La co-présidence du comité est tenue par le Patriarcat oecuménique. Ses réunions avaient été interrompues en 2000 à cause d'un désaccord sur l'uniatisme. Une rencontre plénière est prévue entre les 18 et 25 septembre 2006. (Cf. Europaica (81), 16 décembre 2005). Un autre exemple du rapprochement catholico- orthodoxe est fourni par la rencontre organisée entre le président du Conseil pontifical Justice et Paix et le métropolite Kirill, à Moscou, à l'occasion de la traduction en russe du Compendium de la doctrine sociale de l'Église catholique (29 novembre 2005). Le vice-président du Département des relations extérieures de l'Église orthodoxe russe a alors proposé une collaboration catholico-orthodoxe dans le service social, sur les questions « de paix, d'éthique scientifique, des rapports de sexes et de justice ». (Cf. Europaica, (80), 6 décembre 2005). Le 28 décembre 2005, le métropolite Kirill a rencontré le Secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les États, Monseigneur Giovanni Lajalo, en visite à Moscou. Il a souhaité que catholiques et orthodoxes coordonnent leurs actions dans le cadre des institutions européennes (UE, Conseil de l'Europe) (Cf. Europaica, (79), 10 novembre 2005.) Le 1er mai 2005, le métropolite Kirill a rencontré le Pape Benoît XVI. Il a insisté sur la « nécessité pour les deux Églises d'oeuvrer ensemble pour la défense des valeurs traditionnelles en Europe ». (Cf. Europaica, (66), 1er mai 2005.) 26. « Can Europe breathe with one lung ? Catholic-Orthodox dialogue today », Europaica, (74), 22 septembre 2005. 27. Cf. Le Compendium de la doctrine sociale de l'Église catholique et les bases de la pensée sociale de l'Église orthodoxe russe, définies lors du Jubilé du Conseil des évêques de l'Église orthodoxe russe en 2000. Monseigneur Hilarion souligne qu'il existe des convergences plus importantes entre le « christianisme traditionnel », l'islam et le judaïsme, qu'entre ce premier et le « protestantisme libéral ». 28. Dans cette « ville pont entre l'Orient et l'Occident », le Cardinal Kasper fixe l'horizon de la réconciliation catholico-orthodoxe à 2098, soit mille ans après le synode des évêques grecs et latins de Bari de 1098. Voir l'agence de presse du Vatican en ligne : www.zenit.org>, 26 mai 2005. 29. Dans son discours à Gniezno, le 16 septembre 2005, (« Can Europe breathe with one lung ? » [art.cit.]), Monseigneur Hilarion rejette l'idée d'une union catholico-orthodoxe et prône une alliance stratégique. Pour ce, il s'appuie sur le contentieux uniate en faisant une référence explicite au Concile de Ferrare-Florence (1439) qui projetait une union catholico-orthodoxe, à la vieille de la prise de Constantinople par les Turcs, puis au Concile de Brest-Litovsk (1596) qui vit le ralliement de l'Église gréco-catholique d'Ukraine à Rome et sa rupture officielle avec le Patriarcat de Moscou. Cette mémoire historique du contentieux uniate est aujourd'hui ravivée par les conflits entre uniates et orthodoxes autour de la restitution des biens spoliés par le régime communiste et autour du projet de l'Église catholique de créer des diocèses sur le

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 240

territoire canonique orthodoxe. Cette avancée de l'uniatisme vers l'Est a été interprétée par les Églises orthodoxes comme une violation des accords catholico-orthodoxes de Balamand (1993) qui condamnaient l'uniatisme comme méthode d'union entre catholiques et orthodoxes. Pour un long développement sur l'historique des relations catholico-orthodoxes, voir le discours de Monseigneur Hilarion, « Prospects of Orthodox-Catholic Relations », prononcé le 7 octobre 2002, à l'Université St Thomas (Minnesota) et le 9 octobre 2002, à l'Université catholique d'Amérique (Washington D.C.). Voir . 30. Lors de la rencontre religions/UE des 16-18 septembre 2005, Monseigneur Hilarion appelle à une alliance stratégique entre catholiques et orthodoxes, alors que son homologue protestant ne mentionne, à propos de l'œcuménisme, que la Charte œcuménique entre catholiques et protestants. Voir Europaica, (74), 22 septembre 2005. 31. Par exemple, la réunion tripartite du 7 avril 1997, à la fin de la CIG pour le Traité d'Amsterdam. 32. Lors de la Convention sur l'avenir de l'Europe, en mars 2001, il y eut une réunion entre des responsables européens orthodoxes (Patriarcat œcuménique et Église orthodoxe de Grèce) et protestants (CES de la KEK, EKD). Chaque confession chrétienne était représentée à égalité avec deux membres. Les Églises orthodoxes visent à obtenir la même égalité dans le processus de décision des instances œcuméniques (COE et KEK). Ce modèle paritaire a été proposé au sein du COE lors de la réunion de son comité central, les 15-22 février 2005. La décision se prendrait désormais, non à la majorité des voix, mais par consensus ou accord. À cet effet devrait être créé un « Standing Committee for Consensus and Cooperation » réunissant un nombre égal de représentants protestants et orthodoxes. Cette proposition doit être débattue lors de l'Assemblée plénière du COE, en février 2006. 33. Pour consulter l'ensemble des contributions des organisations de la société civile au débat constitutionnel européen, voir le site : 34. Cette dernière était intitulée « Valeurs et principes pour l'édification de l'Europe ». Elle rassemblait différents hiérarques orthodoxes : le patriarche Bartholomé de Constantinople, l'archevêque Christodoulos d'Athènes et de toute la Grèce, Monseigneur Hilarion, représentant du Patriarcat de Moscou auprès des Institutions européennes, l'archevêque Anastase de Tirana et d'Albanie, des représentants d'autres Églises orthodoxes autocephales ; ainsi que des représentants d'autres confessions chrétiennes : le cardinal Etchégaray (Église catholique), l'évêque de Londres Richard Chartres (Église d'Angleterre) et des membres du Parlement européen et du gouvernement de Grèce. 35. Sur la conception orthodoxe des relations Église/État, voir pour la Grèce :Kokosaloakis (Nikos), « Orthodoxie grecque, modernité et politique », in Davie (Grace), Hervieu-Léger (Danièle), éds.. Identités religieuses en Europe, Paris : La Découverte, 1996 ; et pour les Balkans :Gillet (Olivier), op.cit. 36. Europaica, (79), 10 novembre 2005. 37. Lamberts (E.), « La démocratie chrétienne en Europe comme expression politique des religions chrétiennes : essor et déclin (1945-2000) », Social Compass, 47 (1), 2000. 38. Elle comprend, au départ, des députés des pays suivant : Arménie, Bulgarie, Géorgie, Grèce, Estonie, Chypre, Lettonie, Belarus, Lituanie, Moldavie, Serbie-et-Monténégro, Ukraine, Fédération de Russie, Finlande. Puis vinrent s'adjoindre l'Albanie et le Kazakhstan. Depuis 2000, le mouvement s'est internationalisé avec des délégués invités issus de Palestine, Ouganda, États- Unis et Australie ainsi que des représentants issus de pays de l'UE (Pays-Bas, Suède). 39. Acte fondateur et Manifeste de l'EIAO, Voir . 40. Déclaration de Chalkidiki réitérée lors de la 5ème session de l'EIAO (1999) qui demande « de renforcer les moyens légaux en faveur des religions traditionnelles locales par l'éducation, l'école, l'accès des religieux aux institutions (armée, hôpitaux, prisons), la présence dans les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 241

médias et notamment à la télévision ; de permettre les mesures législatives et administratives permettant de protéger les victimes des activités religieuses exerçant une pression violente ou inadéquate sur les personnes en détresse ou dans le besoin », Bulletin de l'EIAO, février 2000, pp. 23-24. La réunion du groupe éducation demande à l'État d'assurer la protection des citoyens et tout particulièrement des jeunes contre de telles pressions (mai 2002). Le même rejet du prosélytisme est opéré au nom du Traité de Rome (sic !), dans la déclaration de l'Église orthodoxe de Grèce sur l'avenir de l'Europe, du 30 mai 2002. 41. Le comité d'organisation de cette conférence réunissait une députée européenne russe (Lettonie), le président d'une association de la diaspora russe, le Conseil international des Russes, le secrétaire du Conseil de coordination pour les Droits de l'Homme en Lettonie et le secrétaire de la Représentation de l'Église orthodoxe russe auprès des institutions européennes. La conférence se tint au Parlement européen, avec le soutien du parti Verts/EAC dont était membre la députée lettone. Ont pris part à la réunion des représentants russophones de plus de dix pays de l'Union européenne. 42. Ce raisonnement mettant en adéquation fonctionnement ecclésiologique de l'orthodoxie/ démocratie et fonctionnement des institutions européennes se retrouve aussi dans la bouche de dirigeants des Églises orthodoxes nationales (métropolite de Wroclaw, Europaica, (53), 3 décembre 2004), mais avec, parfois, une tonalité plus offensive et anti-romaine (métropolite Kirill, ROC, Europaica, (76), 12 octobre 2005). 43. . 44. Il en va de même de la position des Jeunes de l'Église orthodoxe de Grèce pour « l'avenir de l'Europe », présentée à la Convention en grec. Nous remercions Lina Molokotos pour sa traduction. 45. Conférence « la population russophone dans l'UE élargie », en présence de la seule députée russe de l'UE (Lettonie), Tatiana Zdanoka. Il a été question de créer un parti européen de la population russophone, parti commun à la diaspora russe dans l'UE. Cf. Europaica , (54), 21 décembre 2004. 46. Déclaration de Chalkidiki et propos du président du Parlement hellénique, . 47. Rev. Georges Tsetsis, Représentant du Patriarcat oecuménique lors de la 4ème rencontre entre le PPE et le Patriarcat œcuménique, Fundamental Rightsfrom the Perspective of the Church, p. 67. 48. Ce discours se retrouve chez des dirigeants orthodoxes aussi bien politiques (EIAO) que religieux (Église orthodoxe de Russie). Voir leur site Internet respectif, et . 49. Déclaration de Chalkidiki, . 50. Différentes déclarations de l'Église orthodoxe de Russie suivent ce schéma. Tel est le cas pour la déclaration du Département des Relations extérieures à propos de deux résolutions du Conseil de l'Europe d'octobre 2005 (voir note 13). Pour infléchir l'attitude des organisations internationales, un front commun des religions, est souhaité afin de combattre les « préjugés matérialistes, syncrétiques, agnostiques ou athées » qui sous-tendent la faveur accordée aux cours comparatifs d'histoire des religions par rapport à une instruction religieuse de nature confessionnelle. Cf. Europaica, (81), 16 décembre 2005. 51. Ainsi, Monseigneur Hilarion a représenté l'Église orthodoxe de Russie à la deuxième réunion de l'Assemblée des responsables religieux du monde (the Board of World Religious Leaders) qui se tenait à Taiwan les 28-29 novembre 2005 (thème de la rencontre : « la crise du sacré »). 52. L'expression est employée dans la déclaration du Département des Affaires extérieures de l'Église orthodoxe de Russie, suite à deux résolutions, jugées anti-religieuses, du Conseil de l'Europe, en octobre 2005. Voir note 13. Europaica, (81), 16 décembre 2005. 53. Willaime (Jean-Paul), Europe et religions. les défis du XXIème siècle, Paris : Fayard, 2004, p. 74 et ss.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 242

RÉSUMÉS

Les élargissements successifs de l'Union européenne ainsi que les projets d'adhésion futurs, ont inscrit des pays à majorité orthodoxe dans le périmètre de l'Union. Les Églises orthodoxes sont donc amenées à répondre au défi de la construction européenne, tant sur le plan organisationnel (en ouvrant des bureaux de lobbying à Bruxelles), que discursif (en définissant l'apport de l'orthodoxie à l'identité européenne). Elles apparaissent en ordre dispersé, avec trois représentations (Patriarcat œcuménique, Église orthodoxe de Grèce et Église orthodoxe de Russie). Chacune prétend défendre les intérêts orthodoxes en Europe. Cependant, s'inscrire au niveau européen nécessite une « dynamique d'européanisation », c'est-à-dire des stratégies d'alliance à plusieurs niveaux (coordination inter-orthodoxe ; insertion dans le jeu oecuménique bruxellois, dominé par la coopération ancienne entre catholiques et protestants) et la mise en oeuvre de moyens efficaces propres à leur permettre de peser sur le processus de décision communautaire.

Successive enlargements of the European Union and future memberships tend to include Orthodox countries within the perimeter of the Union. Orthodox Churches have to face up the challenge of European building. They take it up by setting up offices in Brussels and defining Orthodox contribution to the European identity. They are divided into three different representations (The Ecumenical Patriarcat, the Church of Greece, and recently the Orthodox Church of Russia). Each of them is claming the leadership in defending Orthodox interests in Europe. However, being active in Brussels requires a strategy of europeanization, which means building up alliances (interorthodox gathering or insertion into the ecumenical game based on the old cooperation between Catholics and Protestants). They also have to develop adequate and efficient structures of lobbying able to influence the European decision process.

AUTEUR

BÉRENGÈRE MASSIGNON Membre du Groupe « Sociétés, Religions et Laïcités » (UMR CNRS-EPHE). Chargée de cours à Sciences Po Paris. E-mail :

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 243

Recherches Research studies

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 244

La magie chez les musulmans des Balkans (III) : l'apport de Tihomir R. Djordjević (1868-1944) Magic among Muslims in the Balkans (III): the contribution of Tihomir R. Djordjević (1868-1944)

Alexandre Popovic

1 Travaillant depuis novembre 2000, dans le cadre de mon séminaire de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, sur la magie chez les musulmans balkaniques1, je me suis rapidement rendu compte de l'intérêt qu'il y avait à mener cette étude selon trois principes : (a) l'entreprendre pays par pays afin d'analyser plus facilement la quasi totalité des publications connues et de la documentation accessible ; ensuite (b) le faire en comparaison constante avec la magie pratiquée chez les populations non musulmanes du pays en question ; mais aussi (c) avec la magie pratiquée dans d'autres régions du monde musulman et, avant tout - pour des raisons évidentes - avec celles des populations de l'Empire ottoman et de la Turquie moderne. Il y a lieu d'ajouter que j'ai débuté mes recherches par les territoires de l'ex-Yougoslavie, car les publications et la documentation en général y sont infiniment plus nombreuses et plus riches par rapport à celles concernant les autres pays des Balkans.

2 Les travaux publiés touchant à la magie chez les musulmans des territoires ex- yougoslaves sont l'œuvre d'une cinquantaine d'auteurs et sont, évidemment, d'importance très inégale. Au sommet de cette pyramide se trouvent indiscutablement les quatre principaux spécialistes, à savoir : le fondateur de l'ethnologie scientifique serbe, Tihomir R. Djordjević (1868-1944), auquel est consacrée la présente étude ; l'historien et turcologue Gligorije/Gliša Elezović (1879-1960)2 ; le médecin Stanko Sielski (1891-1958)3 ; ainsi qu'un personnage atypique et extrêmement intéressant, Muhamed Garcevic (né vers 1893, et mort après 1951)4. Après ces quatre auteurs, on doit signaler un groupe d'une dizaine d'autres noms, tels ceux de Leopold Gluck (1854-1907), Kosta Hörmann (1850-1921), Lujo Thaller (1891-1949), Vladimir Bazala (1901-1987), Josip Matasović (1892-1962), Veselin Čajkanović (1881-1946), Milovan

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 245

Gavazzi (1895-1992), et le spécialiste d'une forme particulière de magie appelée bajanje (lire bayanye), Ljubinko Radenković (né en 1951) 5. Finalement, il existe un dernier groupe d'auteurs moins connus, qui ont cependant eux aussi apporté leur obole à l'étude de la magie en ex-Yougoslavie, suivant leurs possibilités personnelles et les circonstances historiques du moment6.

3 Dans ce troisième texte de cette série d'études (les deux précédents ayant été consacrés à M. Garčević et St. Sielski), je voudrais présenter rapidement l'apport tout à fait capital pour l'étude de la magie chez les populations des territoires ex-yougoslaves (voire balkaniques en général), du principal spécialiste de ces questions dans la première moitié du XXème siècle, à savoir Tihomir Djordjević. En effet, celui-ci avait publié en 1938, le tout premier (et pratiquement unique) ouvrage d'envergure sur ce sujet particulier.

Le personnage et son œuvre

4 Originaire de la Serbie orientale, T. R. Djordjević est né dans la petite ville de Knjaževac le 19 février 1868. Son père, Radoslav, étant pope dans le village de Tešica, Tihomir y fait ses études primaires, qu'il va poursuivre aux lycées d'Aleksinac et de Niš, avant de s'inscrire dans le département d'histoire et de philologie de la “Grande École” (Velika Škola), c'est-à-dire de la future Université de Belgrade, études qu'il terminera cum laude en 1891. Nommé professeur, puis directeur de l'École d'instituteurs et du lycée d'Aleksinac, il y enseigne de 1891 à 1906. Entre temps, il étudie pendant un semestre à l'Université de Vienne et soutient, en 1902, à l'Université de Munich sa thèse de doctorat Die Ziqeuner in Serbien (Les Tsiganes de Serbie), publiée aussitôt à Budapest (tome I dès 1903, tome II en 1906). En 1906 également, il est nommé professeur au Premier lycée de Belgrade et est élu maître assistant (docent) à l'Université.

5 Mobilisé pendant les Guerres balkaniques (1912-1913), puis pendant la Première Guerre mondiale, il participe à la retraite de l'armée serbe à travers l'Albanie en 1915. Envoyé en mission officielle (de 1916 à 1918) à Londres, et ensuite à Paris, pour faire des conférences publiques sur la Serbie, son histoire, sa population, son folklore, etc., il saisit cette occasion pour suivre de près l'évolution des travaux scientifiques des spécialistes européens dans le domaine de l'ethnologie et d'autres sciences humaines (Tylor, Morgan, Frazer, Doutté, Seligmann, Budge, Westermarck, Elworthy, Wellhausen, Crooke, Carra de Vaux, et quelques autres), dont il utilisera abondamment par la suite les méthodes et les résultats, pour ses propres recherches. En 1919, il est nommé professeur extraordinaire à l'Université de Belgrade puis, en 1921 (l'année où il rentre de son long séjour à l'étranger), professeur régulier, ainsi que membre correspondant de l'Académie serbe des Sciences, dont il devient membre régulier en 1938, donc l'année même de son départ à la retraite. En 1941, au moment de l'occupation allemande, il est interné dans le tristement célèbre camp de détention de Banjica, près de Belgrade, d'où il sera finalement libéré du fait de son âge avancé et de l'état de sa santé. Il meurt d'épuisement, pour ne pas dire pratiquement de faim, dans sa soixante- dix septième année, le 28 mai 1944.

6 Ethnologue et folklorisant avant tout, mais également historien, balkano-logue, anthropologue, pédagogue, muséologue, spécialiste d'histoire culturelle, éditeur scientifique de nombreux ouvrages collectifs et de revues7, il a très profondement marqué de son empreinte ces diverses disciplines en Yougoslavie. La liste de ses

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 246

publications contient plus de 700 titres d'ouvrages, d'articles et de compte-rendus8, dont certains avaient été écrits directement en allemand, en anglais, ou en français. La grande majorité de ces publications porte naturellement sur son principal pôle d'intérêt, c'est-à-dire sur les différents aspects de la culture traditionnelle des diverses populations de la partie orientale de l'ex-Yougoslavie, sujet sur lequel il a patiemment rassemblé et systématisé une énorme quantité de matériaux, tirés des sources les plus diverses. Il a mis au point également sa propre technique d'enquêtes sur le terrain et de collecte des données, grâce à ses fameux “questionnaires” (upitnici, sing. upit-nik) et ses “directives” (uputstva, sing. uputstvo). Pour lui, un ethnologue devait être en connexion constante avec d'autres disciplines des sciences humaines, et notamment avec l'histoire, l'archéologie et l'anthropologie. C'est pourquoi on trouvera dans ces écrits, et avant tout dans son monumental ouvrage en dix volumes, intitulé « Notre vie populaire » (Naš narodni život)9, des textes extrêmement variés : sur les coutumes et les croyances populaires des Slaves du Sud (mais aussi des Turcs, des Albanais, des Valaques, des Tsiganes et même, à quelques occasions plus rares bien entendu, des Čerkesses, des Juifs et des Noirs de ces régions), sur les métiers et les corporations, les vêtements, la médecine populaire, les coutumes médicales, les méthodes et usages ayant cours dans le domaine de la technologie, la chasse, le droit coutumier, etc. Naturellement, sa façon d'analyser les phénomènes étudiés était liée à la vision évolutionniste courante pour l'époque, qui privilégie le “regard historicisant” des manifestations observées10.

Ses textes sur la magie et sa méthode

7 D'après ce que j'ai pu voir jusqu'à présent de ses publications, trois parmi ses textes concernent directement notre sujet : tout d'abord un bref article de quelques pages à peine, sur les talismans, intitulé Amajlije/Hamajlije, paru en 1932 et réédité en 1984 11 ; ensuite, une étude beaucoup plus longue sur le Mauvais œil dans la croyance des musulmans d'Ohrid, parue en 193412 et, enfin, son célèbre ouvrage intitulé Le mauvais œil dans la croyance des Slaves du Sud, paru en 1938 et réédité en 1985 13, dans lequel il a repris, complété et systématisé de nombreux passages tirés de ses publications antérieures14.

8 Pour comprendre sa méthode de travail, son bref article sur les talismans est un exemple typique qui mérite d'être analysé en détail. Il y présente, de façon claire et précise, les résultats de ses enquêtes sur le sujet, menés auprès d'un (ou de plusieurs ?) hodja de la ville de Niš 15. L'objet de l'article est brièvement introduit, en deux petits paragraphes qui contiennent cependant beaucoup de données précises : Chez les Turcs [lire les « musulmans »], il est une coutume très enracinée, en cas de malheur et en particulier en cas de maladie, d'aller chez les hodja afin qu'ils regardent dans les livres et qu'ils viennent en aide. Les hodja apportent de l'aide de différentes façons ; entre autres, très souvent, au moyen des talismans [amaj-Hje/ hamajlije]. Les talismans sont très divers et demandent un examen particulier. Je présente ici, ce que j'ai appris [à ce sujet] pour inciter quelqu'un à examiner ces phénomènes, non seulement chez les Turcs, mais aussi chez nous [lire les « non musulmans »], car ils y sont également très fréquents et très divers. Chez les hodja viennent chercher de l'aide non seulement les Turcs, mais aussi les chrétiens. À Niš, dans le quartier de Belgrade [u Beograd mahali], il y avait un hodja auprès duquel venaient chercher remède des gens dans le malheur, depuis Aleksinac et même de contrées encore plus éloignées.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 247

9 Suit une minutieuse description de la préparation des hamajlija “turques” (c'est-à-dire musulmanes), sur laquelle nous devons nous arrêter pour deux raisons. D'une part, du fait qu'elle montre bien la méthode de travail de Djordjević ; d'autre part, du fait que très curieusement, dans ses deux autres études sur la magie (parues à peine quelques années plus tard, en 1934/193516et en 193817) qui traitent du mauvais œil et des hamajlija, l'auteur n'a plus du tout abordé le sujet de la confection des talismans de façon aussi détaillée, alors qu'il a repris, notamment dans son célèbre volume de 1938, tant d'autres de ses publications antérieures. Dans ce texte, Djordjević relate la séance de fabrication d'un talisman depuis l'arrivée du patient chez le hodja. On comprend que Djordjević a demandé au hodja de lui fabriquer pour lui-même un talisman, tout en lui posant un certain nombre de questions, ce qui lui permet de décrire le processus, à la fois de façon particulière et de façon générale.

10 Le patient explique d'abord la raison de sa venue. L'ayant écouté, le hodja prend alors le tableau de conversion18 des caractères de l'alphabet arabe en chiffres correspondants (tableau qu'il peut d'ailleurs connaître par cœur) et demande le prénom du patient (ou de la personne absente, c'est-à-dire du malade que le visiteur représente) ainsi que celui de sa mère19. Au cas où l'on ne connaît pas le prénom de la mère, on utilise celui d'Ève (c'est-à-dire Hawwâ') pour un musulman, et celui de Marie (c'est-à-dire Meryem) pour un chrétien. T. Djordjević ayant pris comme exemple son propre cas, le hodja fait d'abord additionner les chiffres correspondants aux prénoms de Tihomir et de sa mère Jelisaveta, ce qui aboutit dans ce cas précis au chiffre 177820. Ensuite, de ce chiffre global, le hodja enlève autant de douzaines qu'il peut, car il y a douze mois dans l'année. Après cette opération, il ne reste forcément qu'un chiffre se situant entre un et douze (ici 1778 = 12 x 148 + 2). Le hodja prend alors un ouvrage dont le titre est « Le livre des étoiles » (Yildiz nâme)21 qui contient, au début, une liste des douze têtes de chapitres, dont chacune est suivie du nom d'une étoile sous laquelle le patient est né. Le hodja cherche donc ici l'étoile figurant sous le titre du chapitre 2, et lit ce qui y est écrit au sujet de la personne née sous ce signe (donc en l'occurrence de notre auteur). Djordjević présente in extenso le texte en traduction serbocroate : L'homme qui se trouve [donc qui est né] sous cette étoile apprécie les gens cultivés, il est savant et réalise ce qu'il entreprend. Son foyer est prospère, il fréquente des gens [qui sont] bons. Sur le plan matériel il a une bonne situation. Il a des frères dont il a beaucoup d'avantages. Il a père et mère, et d'eux également il tire beaucoup de profit. Il aura plusieurs fils et filles. Il a des maladies : il souffre des jambes et des genoux, mais cela ne dure pas longtemps. Il a une femme et sa femme a bon cœur. Il mourra d'une maladie du cœur. Sur le côté droit il a le signe de la magie (sehir)22, et c'est à cet endroit qu'il a des douleurs. Sur le plan matériel tout va bien. Il gagne bien sa vie, mais il dépense très vite. Il se mariera deux fois. Il a une marque à un œil, et aussi sur la jambe [provenant] soit d'une morsure de chien, soit d'une brûlure. Il a beaucoup d'ennemis mais ils sont plus faibles que lui. Le mercredi et le mois de zi l-hidjdje lui conviennent. S'il aperçoit la nouvelle lune, il doit regarder [dans] l'argent et prier Dieu. Il doit porter des vêtements verts. Lorsqu'il se rend auprès de personnes importantes, il doit se placer à leur droite, ainsi sa demande sera exaucée. Il aura peur de la mort à trois moments : à l'âge de sept ans, à l'âge de quatorze ans et à l'âge de quarante-trois ans. S'il surmonte cela, il vivra quatre-vingts ans, sept mois et sept jours. Pour le reste Dieux sait [mieux].

11 Après cette première opération, le hodja demande au patient s'il veut une hamajlija. Le hodja sait, d'après l'étoile sous laquelle la personne en question est née, quelle hamajlija lui convient. Dans ce cas-là, le patient reçoit une hamajlija et quatre nuska 23. Si le patient déclare vouloir une hamajlija, alors le hodja la lui confectionne sur une étroite

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 248

bande de papier en commençant par écrire en arabe, le texte suivant : « Au nom de Suleyman (Salomon) et au nom d'Allah, le Clément, le Miséricordieux », suivi, toujours en arabe, par un autre texte bref de cinq lignes24. Il ajoute ensuite le tableau suivant (qui est évidemment, dans l'édition de Djordjević, toujours en caractères cyrilliques)25 :

12 Ce ruban de papier est alors plié en triangle, et entouré d'un tissu ciré en trois épaisseurs ; puis le tout est enveloppé dans un tissu sec et cousu à un cordon. L'ensemble, confectionné de cette façon, s'appelle hamajlija et se porte en pendentif autour du cou26.

13 Les nuska sont également des morceaux de papier comportant un texte écrit en arabe. Dans le cas de la visite de Djordjević chez le hodja, la première nuska comporte un très bref texte commençant par « Bismillahi... »27. Cette première nuska se met dans l'eau et, pendant trois jours, le malade doit boire seulement de cette eau-là. Si le malade est chrétien, pendant ces trois jours il ne peut boire de vin ou de raki (alcool, eau de vie), ni manger de porc, ni d'ail. Le restant de cette eau doit être versé le quatrième jour dans une rivière. Le hodja confectionne les trois autres nuska sur un même morceau de papier qui comporte, en arabe, la triple inscription suivante28 :

14 Pendant trois jours, au coucher du soleil, on découpe de ce morceau de papier l'une des nuska, on la jette sur les braises et le malade en inhale la fumée. Après la fumigation, les braises doivent être jetées dans le foyer. Pour chaque personne, la hamajlija et le texte seront différents. De même, les nuska et leur nombre changent. Mais il doit y avoir toujours, cependant, une hamajlija et une nuska à immerger, tandis que le nombre de celles qui servent à la fumigation varie - il peut y en avoir parfois jusqu'à quinze. La fumigation elle-même peut se faire à des moments différents selon les patients. Certains la font le matin, d'autres le soir, et d'autres encore et le matin et le soir. Djordjević précise enfin que les hamajlija se font non seulement en cas de maladie mais aussi contre les sorts (les magies), contre le mauvais œil, contre les armes29, etc.

15 Si le patient est à tel point malade qu'il ne peut venir personnellement chez le hodja, alors quelqu'un d'autre peut venir à sa place chercher la hamajlija. Mais celui-ci doit veiller à ne pas aller avec le talisman aux toilettes, et si il est obligé d'y aller avant de l'avoir remis au malade, alors il doit le laisser à l'extérieur afin qu'il ne soit pas désacralisé ou souillé dans les toilettes, auquel cas il perdrait son pouvoir. Pour ses services le hodja ne doit pas demander de rétribution, il doit se satisfaire de ce qu'on lui donne, que ce soit en espèces ou en nature, et seulement de cette façon son travail garde un caractère sacré. Cependant les hodja suivent peu cette règle et, pour la plupart, ils demandent à être rétribués.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 249

Le mauvais œil

16 Comme on l'a déjà dit plus haut, l'ouvrage de Djordjević sur la magie chez les Slaves du Sud, paru peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale, est encore de nos jours l'unique étude globale sur ce sujet. L'idée de le mettre en chantier lui est probablement venue à l'esprit au cours des années passées en Europe occidentale (1916-1921) où, entre 1890 et 1930, c'est-à-dire depuis la parution des travaux de Frazer à ceux de Budge, ont été publiées les toutes premières synthèses sur la magie dans le monde, rédigées par une dizaine de savants ayant des profils et des curiosités scientifiques fort différentes30. D'après son titre, sa propre étude devait se limiter uniquement aux Slaves de la péninsule balkanique, mais en réalité elle englobe aussi des renseignements sur la magie chez les Albanais et les Turcs de la région. Par ailleurs, comme le remarque très justement Ljubinko Radenković dans sa postface de la seconde édition de ce livre31, les matériaux concernant la magie en Slovénie, par exemple, sont plutôt rares, et sont encore plus rares ceux concernant les diverses régions de la Bulgarie ce qui est, bien entendu, tout à fait compréhensible. Djordjević en était parfaitement conscient d'ailleurs, puisque dans son introduction il écrivait : Les données consignées [dans cet ouvrage] sur le mauvais œil chez nous, ne sont pas suffisantes pour pouvoir se faire une idée complète et exacte sur cette question, pas même pour nos régions où elles ont été un peu plus abondamment notées, du fait que le plus souvent elles ont été collectées par des amateurs bien intentionnés, de sorte que leur travail est non seulement insuffisamment détaillé, mais qu'il est même, parfois, également erroné. Enfin, il y a chez nous des régions [entières] où les matériaux concernant le mauvais œil n'ont pas du tout été relevés.

17 La plus grande partie de ce livre (à savoir trois des quatre chapitres : le premier, le second et le quatrième32) est consacrée au mauvais œil. Dans le premier chapitre, qui se compose de six sous-chapitres, l'auteur aborde le phénomène du mauvais œil en général, tout en présentant une grande quantité de détails provenant soit de ses propres enquêtes de terrain, soit des publications d'auteurs locaux parues depuis les dernières décennies du XIXème siècle. Tout ce matériau est rangé par thèmes, systématisé et complété par un impressionnant nombre de comparaisons avec des cas similaires observés dans d'autres régions du monde. Les exemples comparatifs sont puisés dans les travaux des principaux spécialistes étrangers, dont Djordjević cite constamment les références, ce qui témoigne de l'éventail de ses lectures. Il présente ensuite (1) un bref historique des études sur le mauvais œil dans le monde en général, le rattachant aux travaux sur la jettatura publiés en Italie. Puis, revenant sur la situation à ce sujet dans les Balkans, il rappelle qu'il existe, dans le cas de l'Église orthodoxe grecque par exemple, des prières spécifiques contre le mauvais œil33. Il examine ensuite (2) la terminologie du mot « urok » (le mauvais œil) et d'autres termes ayant le même sens, utilisés dans les territoires yougoslaves. Les autres parties de ce chapitre traitent très en détail de (3) la façon dont le mauvais œil peut être jeté et des jeteurs de mauvais œil (différentes catégories d'humains mais également certains animaux), de (4) qui et quoi est susceptible (et quand et comment) de subir le mauvais œil (hommes, femmes, enfants, animaux, objets inanimés, plantes, travail accompli par quelqu'un), de (5) qui ou quoi est immunisé contre le mauvais œil et, enfin, de (6) quels peuvent être les dommages provoqués par celui-ci. Dans cette volumineuse partie, Djordjević aborde également une quantité d'autres sujets, tels que le phénomène de “magie contagieuse” de Frazer ou le port des amulettes et des talismans, thème sur lequeel il reviendra d'ailleurs de façon

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 250

détaillée dans le troisième chapitre, comme on va le voir ci-dessous. Il présente également quelques photographies pour mieux illustrer son propos.

18 Le chapitre suivant, consacré à la protection contre le mauvais œil est divisé en cinq parties. La première concerne (1) la mise à l'abri du regard d'autrui. Djordjević y étudie les cas des femmes en couches, des enfants en bas âge34 et des nouveaux mariés. Il évoque les stratagèmes consistant à donner des réponses inexactes à des questions posées, à cacher le sexe véritable des petits garçons et des petites filles, à changer le parrain des enfants, à couvrir la mariée en la mettant ainsi à l'abri des regards et, par conséquent, aussi du mauvais œil, à mettre des vêtements bizarres et inadéquats, à placer les blessés derrière des rideaux (donc hors du regard d'autrui), à cacher du regard également les ruches et les abeilles. Il mentionne en outre diverses actions à éviter ou, au contraire, à faire : ne pas compter les étoiles, se servir abondamment de l'ail qui est un peu partout considéré comme un excellent moyen de protection, etc. La seconde partie traite du (2) détournement du premier regard d'autrui. Il s'agit d'attirer ce regard par des objets curieux ou totalement inattendus. Ainsi, on placera un tissu de couleur rouge au-dessus du lit d'une femme qui vient d'accoucher ; on portera ostensiblement une cuillère à la ceinture ; ou l'on portera des chaussettes de couleurs différentes. Des stratagèmes similaires, ne faisant pas intervenir un objet, sont aussi possibles. Ainsi, on prévoiera au cours d'un mariage la présence d'une personne qui, par ses pitreries, détournera le regard des invités de la jeune mariée. Le père se couchera dans le lit du nouveau-né, à la place de celui-ci. De façon analogue, il existe des systèmes par lesquels on agit pour protèger les champs, les ruches, les vignobles, les vergers, les maisons d'habitation, etc. La troisième partie concerne (3) l'utilisation des signes et des marques sur le corps afin de détourner le regard d'autrui. Il s'agit de se déguiser de façon frappante au moyen de peintures, de vêtements ou de bijoux. La quatrième partie traite de (4) la protection par la malpropreté, par la saleté en général, et plus particulièrement par la salive, les crachats et l'urine. Enfin, la cinquième partie recense (5) les formules de protection, telles : ne budi uroka, « pas de mauvais œil ! », mašallah, « ce qu'Allah veut », nazar değmesin, « pas de mauvais œil ! »), utilisées concurrement avec certains termes obscènes ou certaines prières.

19 Dans le quatrième (et dernier) chapitre de l'ouvrage, Djordjević traite cette fois de la guérison du mauvais œil. Il commence par faire deux remarques d'ordre général. Il cite d'abord un dicton populaire serbe selon lequel « pour chaque maladie existe un remède ». On en conclut que le mauvais œil peut être soigné. Cependant, dans la croyance populaire, on croit aussi fermement que, contre le mauvais œil, les médecins ne disposent pas de remède et que celui-ci ne peut être guéri que par des magiciennes (vračare), ou en tout cas par des femmes âgées. Il en ressortirait donc, selon notre auteur, que, d'une part, presque toutes les actions que l'on entreprend dans le but de la guérison du mauvais œil appartiennent au domaine de la magie et que, d'autre part, la croyance à la nuisance par le mauvais œil est, partout dans le monde, extrêmement ancienne. Ce chapitre contient quatre parties, dont la dernière est subdivisée à son tour en huit paragraphes. La première partie a pour objet (1) la constatation de la maladie. Celle-ci doit être faite pendant qu'il en est encore temps, sinon elle devient incurable. Pour être sûr qu'il s'agit réellement du mauvais œil et non pas d'une autre maladie, les procédés peuvent varier. Chez un enfant, on lèche le front, voire les tempes ou la peau du front entre les sourcils, mais on peut aussi toucher ces mêmes endroits avec un doigt que l'on lèche ensuite. Si le goût est salé, acide ou amer, il est sûr qu'il s'agit du

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 251

mauvais œil. Chez les adultes, les signes sont les suivants : mal de tête, malaise, sensation de chaud et de froid, baillements incessants, etc., et tout cela sans raison apparente. Il existe aussi des procédés magiques permettant de diagnostiquer la maladie en question. Par exemple, on jette des braises incandescentes dans un récipient contenant de l'eau, soit froide, soit chaude. Si les braises surnagent, il ne s'agit pas du mauvais œil ; mais si elles tombent au fond, celui-ci est diagnostiqué. Il existe de nombreuses variantes à ce procédé. On peut faire la même chose avec du plomb ou de l'étain fondu, puis interprêter les diverses figures qui viennent de se former au contact du liquide. On peut aussi jeter dans le feu un morceau de sel, que l'on avait auparavant mouillé dans sa bouche, et observer s'il fait du bruit en éclatant dans le feu, ou pas. Il existe aussi d'autres pratiques du même type, ou plus complexes que les précédentes, et notamment celles où le hodja intervient pour confectionner des écrits et faire des calculs “savants” dans lesquels entrent en jeu les lettres de l'alphabet arabe, avec leur valeur numérique, ce qui permet de multiplier les systèmes et les combinaisons. Des procédés analogues (quand ce n'est pas pratiquement les mêmes, ou avec des variantes) sont décrits dans les deux parties suivantes portants sur (2) la recherche de la personne ayant jeté le mauvais œil et sur (3) les différentes façons de deviner l'issue de la maladie.

20 Mais la partie la plus longue de ce chapitre est évidemment la quatrième, c'est-à-dire celle qui est consacrée à la guérison. Intitulée (4) traitement contre la maladie, l'auteur y présente, à l'aide d'une grande quantité de détails, les divers procédés magiques servant à la guérison, tels : l'extinction des braises, le bajanje (pour les humains et pour les animaux), la lecture ou la récitation des prières spéciales (différentes chez les orthodoxes, les catholiques et les musulmans), diverses pratiques magiques (combinant les différents procédés cités), des remèdes et médicaments, ainsi que des méthodes de purification du malade (par l'eau et par les fumigations). Parmi les pages les plus intéressantes, il faut insister surtout sur celles concernant le bajanje, qui est une forme très particulière de magie. Opérée principalement (mais pas exclusivement) par des femmes âgées, elle consiste à effectuer des actions magiques les plus variées, en chuchotant à voix mystérieuse et peu audible de brèves incantations appelées basma ou basmica35, dont le sens n'est pas évident à première vue mais qui relève d'un certain nombre de systèmes qui ont une, voire plusieurs, logiques internes36. L'ensemble de ses actions sert à éloigner la gêne, le mal, le malheur ou la maladie. La plupart du temps, pour obtenir la guérison, on combine divers procédés magiques, comme cela a été souligné plus haut. Ainsi, par exemple, on combine l'extinction des braises (du plomb ou de l'étain) avec le bajanje, ou bien avec la récitation de telle ou telle prière, ou encore on combine ces trois actions, et d'autres encore, tout en effectuant, simultanément ou successivement (mais au cours de la même séance), des pratiques magiques les plus variées, le tout pouvant être répété un certain nombre de fois (à tel ou tel moment de la journée ou tel ou tel jour de la semaine, à tel ou tel endroit, etc.), selon la prescription du guérisseur.

Les Hamajlije

21 Le chapitre le plus volumineux de l'ouvrage est le troisième37, dans lequel Djordjević traite des hamajlija (pl. hamajlije), c'est-à-dire des talismans 38 et des amulettes, dont le rôle est de protéger du mauvais œil, d'annihiler les maléfices causés par celui-ci, par les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 252

mauvais esprits ou par des actes magiques divers, mais également de guérir ou de prévenir d'autres maux (maladies, accidents, foudre, etc.).

22 Ce chapitre se compose de deux parties de longueur très inégale. Tout d'abord, dans une brève introduction, l'auteur analyse savamment l'historique des divers termes servant à décrire ce type d'objet universel, et présente la bibliographie essentielle (étrangère et locale) sur le sujet. Après ces préliminaires, suit une minutieuse description (accompagnée de 72 photos) d'environ cent cinquante hamajlija les plus diverses utilisées dans les territoires yougoslaves. Celles-ci sont classées en quatre catégories, deux d'entre elles étant divisées à leur tour en plusieurs sous groupes. Cette description est précédée d'une introduction qui concerne plus spécifiquement les hamajlija chez les Slaves du Sud. Djordjević y fait plusieurs remarques globales intéressantes. Il note par exemple que le port des hamajlija est nettement plus fréquent dans les régions sud-slaves où l'influence musulmane a été la plus forte. Il souligne que ce terme arabe et ottoman est attesté en serbocroate dès le XVIème siècle, et donne des informations très précises sur un certain nombre de coutumes peu connues. Citons, à titre d'exemple, celles concernant la réutilisation des hamajlija après le décès de leur propriétaire, ou la très curieuse façon d'utiliser comme hamajlija un petit bout de placenta d'un nouveau-né (ou d'un tout petit morceau d'un arbre [ ?]39, de la taille d'un grain de blé) que l'on introduit sous la peau du bras droit (ou sous l'aisselle) de l'enfant.

23 Comme je viens de le signaler, l'auteur classe l'ensemble des hamajlija étudiées en quatre catégories, à savoir : les hamajlija populaires, chrétiennes, musulmanes et mixtes.

24 Concernant la première catégorie, celle des hamajlija populaires, il note qu'elles existaient déjà à l'époque du paganisme et que l'on peut les diviser à leur tour en trois sous groupes, à savoir : les hamajlija minérales, végétales et animales. Leur force proviendrait de leur caractère propre (la dureté, le tranchant, le piquant, la douceur, l'aigreur, la couleur, etc.). Il existerait également un quatrième sous groupe, celui des hamajlija composites, formées d'un élément minéral et d'un élément végétal par exemple ou d'un élément végétal et d'un élément animal, ou encore d'un élément minéral et d'un élément animal.

25 Du fait que les minéraux sont beaucoup moins connus de la population que les plantes ou les animaux, les hamajlija minérales sont nettement moins nombreuses. Djordjević n'en cite d'ailleurs que six (le sel, le fer, l'or, l'argent, le mercure, les “pierres de foudre” [ou “pierres de tonnerre”] et, enfin, différentes sortes de pierres précieuses et semi-précieuses), au sujet desquelles il fournit de nombreux exemples provenant des diverses régions du monde, y compris du Sud-Est européen.

26 Les hamajlija végétales sont beaucoup plus répandues. Elles sont employées pour des infusions, des fumigations, des bains du corps, ou portées telles quelles, parfois cousues sur les habits. Djordjević en cite une trentaine, parmi lesquelles, l'ail, l'oignon, le bois d'if, la rue, la nigelle, la ronce, l'aubépine, la pomme de pin, la noix de galle, une herbe rougeâtre appellée “cœur de lapin” qui est censée avoir été “vomie par des sorcières”, la mauve, le romarin, le poivre, le bois résineux, le cornouiller, une herbe contenant du poison appelée “ludinjak” qui a le pouvoir de rendre fou, le chêne, le gui, la fougère, la bardane, mais aussi les produits faits des végétaux, comme le pain, des fils de coton, ou une chemise qui a été tissée en une seule nuit... Tous ces exemples sont accompagnés de commentaires et de références.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 253

27 Les hamajlija animales sont encore plus répandues et Djordjević en cite un très grand nombre. Il s'agit, d'une part, d'objets faits à partir de certaines parties du corps humain, le plus souvent un petit morceau du placenta d'un nouveau né ou de son cordon ombilical, mais également d'autres parties de corps, dont le choix et l'éventail sont parfois très surprenants. Il s'agit, d'autre part, de parties de corps d'animaux de toute sorte : os creux de chien, œuf de loutre, croupion de canard, queue de serpent à sonnettes, morceau de la peau de lapin, queue de lapin ou de poisson, dent de loup, de sanglier ou d'ours, morceau de corne de tel ou tel animal, patte de taupe, griffe d'aigle ou d'épervier, parties du corps de la chauve-souris, escargot, coquillages, etc.

28 À côté de ces hamajlija que Djordjević qualifie de « populaires », il y a les hamajlija chrétiennes, dont la puissance, contrairement aux précédentes, ne provient pas de leurs qualités propres mais de leur rapport au christianisme. En introduction, l'auteur décrit fort bien, et en peu de mots, la complexité et l'évolution des rapports entre magie et christianisme. On assiste d'abord, au Concile de Laodicée qui eut lieu vers 343, à la condamnation la plus absolue de l'usage de talismans et de la magie en général. Mais, dès les débuts du Vème siècle, l'Église cède peu à peu le pas, pour aboutir à des “arrangements” tacites, puis à une reconnaissance sous entendue d'un certain nombre d'objets, qui font depuis office de ce que l'on peut appeler les hamajlija chrétiennes. L'auteur analyse ensuite longuement ces différentes sortes d'objets et de reliques, en commençant évidemment par la croix, les images de la Vierge, du Christ, des anges, des grands Saints, des martyrs de l'Église, ainsi que les extraits tirés des Écritures, reproduits sur différents supports, comme le cuir, le papyrus, la pierre et le papier. Il s'attarde sur leur description (avec des illustrations), ainsi que sur différents types de médailles, de médaillons et de petites icônes représentant la Vierge à l'enfant, le baptême du Christ dans le Jourdain, Saint Georges terrassant le dragon, etc. Ces objets sont portés sur soi, tels quels, de façon visible, ou au contraire cousus dans les vêtements, donc de façon invisible, voire dans de petites boîtes en métal que l'on porte, sous forme de pendentifs autour du cou ou du poignet. Il examine également le cas des bannières, des oriflammes et des enseignes d'églises, ainsi que de très nombreux objets relatifs au rituel religieux, et de ce fait considérés comme “saints” (ossements et reliques, mais aussi encens, pain de la communion, certaines plantes comme le basilic, etc.).

29 Enfin, il place dans une catégorie à part les zapisi (ou “écritures”). Il s'agit de morceaux de papier sur lesquels sont généralement inscrites des prières (souvent apocryphes), des passages tirés des Évangiles et des livres saints, des suppliques ou incantations diverses et, parfois, des menaces. Ces zapisi sont souvent écrits à la main, par des prêtres ou par leurs sacristains, mais il en existe également sous une forme imprimée (et qui sont d'ailleurs beaucoup plus souvent demandées par la population). Djordjević ajoute à ce sujet que les zapisi en question ont un caractère plus magique que religieux. Ces zapisi sont confectionnés non seulement pour les humains mais aussi pour les animaux domestiques. En ce qui concerne les hommes, ceux destinés à la population orthodoxe sont écrits en caractères cyrilliques, alors que les zapisi pour les catholiques sont en caractères latins. Dans les toutes dernières pages de cette partie, l'auteur traite de l'utilisation dans un but médico-magique du fameux “sceau de Salomon” et des divers livres saints qui sont portés comme hamajlija, le plus connu étant intitulé « Le rêve de la Sainte mère de Dieu », (San Svete Bogorodice), dont le texte est tiré d'une hrisovulja, “ chrisobulle”40 en provenance du Mont Athos.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 254

30 La troisième catégorie est celle des hamajlija musulmanes, sujet particulièrement complexe auquel Djordjević consacre plus d'une cinquantaine de pages et de nombreuses illustrations. Dans son préambule, il décrit comment elles sont apparues dans les différentes régions étudiées, insistant sur la situation fondamentalement différente de la magie (sihr/sihir) dans l'islam et le christianisme. Il analyse sa pénétration dans les territoires yougoslaves, y compris chez les populations non musulmanes du pays. Procédant ensuite de la même façon que pour la catégorie précédente, il divise les hamajlija musulmanes en deux groupes distincts : les hamajlija populaires et religieuses. Dans son analyse, il fait ressortir, de façon commode, les analogies et les divergences par rapport aux hamajlija chrétiennes.

31 On remarque ainsi dans le groupe des hamajlija populaires minérales musulmanes, la mention de quelques autres minéraux, comme l'ammoniac (nišador), une sorte d'asphalte ou de goudron mou nommé ljaden, différentes sortes de pierres (turquoise, “pierre bleue” dite gök taşi, perle de verre bleue, appelée mavi boncuk ou nazar boncuğu), des petites épées, massues et fusils en miniature (faites en argent ou en autres métaux) que l'on fixe sur les vêtements ou sur les bonnets des enfants, etc.

32 En ce qui concerne les hamajlija populaires végétales musulmanes, il mentionne par exemple l'ail, ainsi que les graines noires de la plante appelée çurek otu (nigella damascena), avec lesquelles on saupoudre les simit (petits pains en forme d'anneau) et le pain fait à l'occasion des grandes fêtes religieuses musulmanes comme le bayram (bayram ekmeği), graines que l'on peut aussi envelopper dans un petit morceau de toile qui sera cousu ensuite sur les vêtements. Dans cette même catégorie, il mentionne aussi une sorte de noix de galle, dite mazi (ou mazija), avec laquelle les femmes musulmanes se colorent les cheveux.

33 Enfin, pour ce qui est des hamajlija populaires animales musulmanes, Djordjević mentionne, en plus de celles qui ont été citées au sujet des hamajlija chrétiennes : la queue de scorpion, l'œil de loup, un morceau de cœur de loup, voire des hamajlija faites en forme d'œil, et que l'on incruste sur des sabres ou d'autres objets. Un genre particulier est celui des hamajlija représentant la main humaine ou les cinq doigts de la main (faites en or, en argent ou en un autre métal), la patte d'un animal, ainsi que des cloches, des clochettes et des hochets que l'on accroche au cou, sur les harnais et sur les brides des animaux domestiques à quatre pattes. Djordjević ne classe d'ailleurs pas ces objets dans le groupe des hamajlija minérales, considérant que leur force contre les maléfices ne provient pas des matériaux dont ils ont été faits, mais du son que ces objets produisent, censé chasser les mauvais esprits.

34 L'auteur s'attarde ensuite longuement sur les hamajlija religieuses musulmanes. Il rappelle tout d'abord leurs origines, puis décrit les nuska (nuskha ou nüsha, donc les zapisi ou “écritures”) et la manière de les confectionner (ce qui est surtout fait par les derviches et les hodja), ainsi que les pratiques et les croyances diverses les concernant, tout en citant - selon son habitude - un grand nombre d'exemples accompagnés de références. Il mentionne notamment les nombreux cas où les chrétiens viennent chercher des nüsha chez les religieux musulmans et vice versa. Il fait également état de médaillons faisant office de hamajlija, sur lesquelles on voit parfois des symboles religieux chrétiens et musulmans se côtoyer (comme par exemple la croix et l'inscription maşallah). Djordjević mentionne également l'existence des hodžinska hamajlija, petit carnet de notes servant de vade mecum aux hodža pour composer des zapisi, et des ćitap hamajlija, à savoir des Corans en miniature, portés en pendentif dans

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 255

une petite boîte en métal. Il évoque aussi les divers objets en tissu, en cuir ou en métal servant à contenir les zapisi sur papier, tels que mahfaza (ou hajmali mahfaza), pazvant (ou pazubent, pazibent, du persan bâz u bend), dilbagija (dilbaği), et ename (ou enâm- hamajlija).

35 Enfin, la quatrième et dernière catégorie de hamajlija définie par Djordjević est celle des hamajlija mixtes, à savoir celles que l'on peut considérer comme étant à la fois des hamajlija populaires et des hamajlija religieuses. L'auteur examine d'abord, très rapidement, le cas du placenta de nouveau-né qui, chez les chrétiens, peut revêtir un pouvoir quasi religieux par le truchement de sa “liturgisation” préalable. En effet le pope (voire son sacristain) place le placenta près de lui (donc quelque part dans l'autel), au cours des offices religieux, durant six semaines, avant de le rendre à la famille. Bien entendu, chez les musulmans des régions étudiées, le procédé est tout à fait différent. Chez eux on fait d'abord sécher le placenta, sur lequel le hodja va écrire ensuite un zapis (talisman). Djordjević donne également quelques autres exemples similaires : le pain de la communion avec un peu de sel et un grain de blé, la patte de taupe, les dents de sanglier, l'ail, le mercure, voire un zapis fait par le hodja ou par le pope41.

Conclusion

36 On comprendra aisémént je pense, d'après ce qui précède, que l'apport de Tihomir Djordjević à l'étude de la magie chez les musulmans, et les non musulmans, des Balkans a été, et reste encore aujourd'hui, essentiel et incontournable et qu'il doit servir de base aux travaux à venir dans ce domaine. Cela étant dit, cette constatation appelle aussi deux remarques de simple bon sens. Il faut rappeler que Djordjević n'était évidemment pas un “orientaliste”, c'est-à-dire un islamisant ou islamologue et que cela réduisait donc ses possibilités d'approcher de près certains problèmes ou complexités, concernant la magie dans le monde musulman médiéval et moderne en général, et dans le monde musulman du Sud-Est européen en particulier42. En outre, on constate qu'il a, curieusement, très peu utilisé le seul livre existant à son époque sur la magie chez les derviches du Kosovo et de la Macédoine, celui de Gliša Elezović, alors que celui-ci traite de ce sujet sur une bonne soixantaine de pages43.

37 Je terminerai en rappelant que, de son côté, pour des mobiles extra-scientifiques (et avant tout politiques), l'œuvre monumentale de Djordjević a été ignorée dans les publications des deux principaux spécialistes de la magie musulmane (et non musulmane) en Bosnie-Herzégovine, Stanko Sielski et Muhamed Garcević, parues en 1942 à Zagreb, Banja Luka et Sarajevo. Il a cependant été honoré par une seconde édition de son opus magnum sur le mauvais œil, parue à Belgrade en 1985, dans laquelle on trouvera une Postface de Ljubinko Radenković, qui contient une rapide présentation de l'ouvrage ainsi que des réflexions théoriques sur le problème du mauvais œil et les incantations (bajanje).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 256

NOTES

1. Il s'agit du séminaire intitulé « Histoire moderne et contemporaine des musulmans balkaniques », du Centre d'histoire du domaine turc de l'EHESS. 2. Dont nous sommes en train d'analyser les travaux sur la magie, à notre séminaire de l'EHESS, depuis le début de l'année scolaire 2005-2006. 3. J'ai terminé récemment une étude sur Stanko Sielski et ses publications sur la magie, qui devrait paraître à Belgrade en 2006, dans un volume dédié à la mémoire du turcologue Slavoljub Djindjić (1935-2000). 4. Sur M. Garčevic et ses publications, voir mon article, Popovic (Alexandre), « A propos de la magie chez les musulmans des Balkans » in Bouillier (Véronique) et Servan-Schreiber (Catherine), De l'Arabie à l'Himalaya. Chemins croisés en hommage à Marc Gaborieau, Paris : Maisonneuve & Larose, 2004. 5. Voir notamment ses deux ouvrages Radenković (Ljubinko), Narodna bajanja kod Južnih Slovena (The popular bajanja among the South ), Beograd : Prosveta-Balkanološki Institut SANU, 1996 ; et Radenković (Ljubinko), Simbolika sveta u narodnoj magiji Južnih Slovena (The Symbolism of the World in the popular magic among the South Slavs), Beograd / Niš : SANU / Prosveta, 1996. 6. Je compte analyser, dans les années à venir, l'apport de chacun de ces auteurs concernant la magie chez les musulmans balkaniques, dans plusieurs articles et notices de cette série de publications. 7. Il a ainsi fondé et édité, dans la petite ville d'Aleksinac, à l'âge de 31 ans (et à ses propres frais) le périodique Karadžic (1899-1903). Voir à ce sujet : Janković (Ljubica S.), « Tihomir R. Djordjević i značaj njego-vog Karadžića » (T. R. Djordjević et l'importance de son “Karadžić”), Narodno Stvaralaštvo, 28, 1968. 8. On trouvera la liste la plus complète de ses publications dans : Janković (Ljubica S.), Janković (Danica S.), « Bibliografija radova Tihomira R. Djordjevića » (Bibliographie des travaux de T. R. Djordjević), in Spomenica posvećena stogodišnjici rodjenja Tihomira Djordjevića (Mélanges dédiés à T. R. Djordjević, à l'occasion du centenaire de sa naissance), Beograd : SANU, 1971. 9. Djoidjević (T. R.), Naš narodni život (Notre vie populaire), Beograd : Srpska Književna Zadruga, 1930-1934, 10 vols. ; (seconde éd., sous la réd. d'Ivan Čolović), Beograd : Prosveta, 1984, 4 vols. Sur les péripéties de la première édition, voir les détails dans le tome 4 de l'éd. de 1984, pp. 289-290 ; et sur les différences, plus ou moins minimes, entre ces deux éditions, les explications de l'éditeur, aux pages 333-334 du même tome. 10. Sur la biographie et l'oeuvre scientifique de T. R. Djordjević, voir : Čajkanovic (Veselin),« Djordjević Tihomir Dr », Narodna Enciklopedija srpsko-hrvatsko-slovenačka, Zagreb, 1926, t.1, p. 695 ; Fishta (Filip), « Te Akademiku Z. Tihomir R. Gjorgjeviç », Leka, 3 (11), novembre 1931 ; Bajiaktaiović (Mirko R.), « D r Tihomir Djordjević i njegov rad » (Dr T. Dj. et son travail scientifique), Glasnik Etnografskog Muzeja u Beogradu, 16, 1953 ; Janković (Ljubica), Janković (Danica S.), « Gradja o životu i radu Tihomira R. Djordjevića » (Matériaux concernant la vie et l'œuvre de T. R. Dj.), Bilten Instituta za proučavanje folklora, 3, 1955 ; Bajiaktaiović (Mirko), « Djordjević Tihomir », Enciklopedija Jugoslavije, Zagreb, 1958, t. 3 ; Antonijević (Diagoslav), « Naučna metoda i tehnika Tihomira Djordjevića » (La technique et la méthode scientifique de T. Dj.), Narodno Stvaralaštvo, 28, 1968 ; Nedeljković (Dušan), « Značaj naučnog dela Tihomira Djordjevića » (L'importance de l'oeuvre scientifique de T. Dj.), Narodno Stvaralaštvo, 28, 1968 ; Antonijević (Diagoslav), « Tihomir Djordjević i njegovo naučno delo » (T. Dj. et son œuvre scientifique), Zbornik za društvene nauke Matice Srpske, 53, 1969 ; Spomenica posvećena stogodišnjici rodjenja Tihomira Djordjevića (Mélanges dédié à T. Dj., à l'occasion du centenaire de sa naissance),

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 257

Beograd : SANU, 1971 ; Ljubinković (Nenad) « Život i delo Tihomira R. Djordjevića » (Vie et œuvre de T. R. Dj.), in Djordjević (T. R.), op.cit, seconde édition, t. 4, pp. 275-290 (où l'on trouvera quelques autres références). 11. Djoidjević (T. R.), « Amajlije », in Djordjević (T. R.), op.cit., t. V, 1932 ; puis Djoidjević (T. R.), « Hamajlije », in Djordjević (T. R.), op.cit, seconde édition, t. 2. Sur ce terme, cf. Carra de Vaux (B.), « Hamâ'il », Encyclopédie de l'Islam, première édition, t. II, 1927. 12. Djordjević (T. R.), « Zle oči u verovanju muslimana u Ohridu », Glasnik Etnografskog Muzeja u Beogradu, 9, 1934. (En réalité, le volume en question a dû paraître très probablement en 1935, si ce n'est encore plus tard.) Cette étude se compose de quatre parties : (a) « Le mauvais oeil en général et chez les musulmans d'Ohrid en particulier » (pp. 1-12 et 27-28) ; (b) « Les hamajlije en général et chez les musulmans d'Ohrid » (pp. 12-28, avec deux planches hors-texte, comportant 28 illustrations) ; (c) La légende sur les « Sept dormants d'Ephèse » (p. 29) ; et (d) un résumé en allemand « Böser Blick in Aberglauben der Muselmanen in Ochrid » (pp. 29-30). Cette étude a évidemment été incorporée ensuite dans le volume paru en 1938. 13. Djordjević (T. R.), Zle oči u verovanju Južnih Slovena, Belgrade : Srpska Kraljevska Akademija, 1938 (seconde édition , Beograd : Prosveta, 1985, avec une importante postface de Ljubinko Radenković, pp. 367-380). 14. Voir, à titre d'exemple : pour le “mauvais œil”, t. I, 1984, pp. 276-312 ; pour le “couteau ayant un manche en corne noire” (qui éloigne les mauvais esprits), et les gens appelés “serbetli” (c'est- à-dire les personnages munis de pouvoirs surnaturels), t. II, pp. 221-222 ; pour les “démons qui s'attaquent aux femmes en couches”, t. 4, pp. 106-123, etc. 15. Il s'agissait visiblement d'un hodja albanais, du fait que la lettre arabe lam (donc le -1- y est régulièrement prononcée et transcrite “à l'albanaise”, c'est-à-dire par un -lj- (1 “mouillé”). 16. Voir Djordjević (T. R.), « Zle oči u verovanju muslimana u Ohridu » (art.cit). Cet article sur le mauvais œil dans la croyance des musulmans d'Ohrid était d'ailleurs le fruit d'une enquête effectuée par Djordjević en juillet 1934 à Ohrid, région où l'auteur avait l'habitude de passer une partie de l'été. 17. Voir Djordjević (T. R.), Zle oči u verovanju Južnih Slovena (op.cit). 18. Djordjević reproduit ce tableau, mais en caractères cyrilliques, car l'imprimerie ne possédait pas les caractères de l'alphabet arabe. On doit signaler cependant que l'auteur ne mentionne pas à cet endroit l'existence du « grand et du petit abdjad« (sur ce terme, cf. Colin (G. S.), « Abdjad », EI, nouvelle éd., t. I, 1954). 19. Djordjević rappelle dans une note (dans laquelle il renvoie à un autre endroit de son ouvrage) que, selon les explications de quelques hodja locaux, la demande du prénom de la mère vient du fait que la filiation ne peut être certaine que du côté de la mère, et pas du côté du père. Cela dit, Djordjević rejette cette explication et y voit plutôt (d'après Robertson-Smith (W.), Kinship and Marriage in Early Arabia, London : Cambridge University Press, 1885) une survivance du matriarcat chez les Arabes. 20. L'auteur explique scrupuleusement toute cette opération, notant bien le cas des lettres -e- et -i- de l'alphabet cyrillique que le hodja ne prend pas en compte, alors que pour la lettre -a- finale, il prend la vingt-sixième lettre de l'alphabet arabe, c'est-à-dire la trentième lettre de l'alphabet turc ottoman (donc : le « hâ'« en arabe, le « hé » en turc ottoman, dont la valeur numérique est 5). 21. Que Djordjević transcrit ici, en caractères cyrilliques, par : « Y'ld'z nâme« . Au sujet de ce type d'ouvrages, voir Massé (Henri), « Fâl-nâma », EI, nouv. éd., t. II, 1963. 22. Voir Macdonald (D. B.), « Sihr », EI, (première édition) t. IV, 1927 ; et Fahd (T.), « Sihr », EI, (nouv. éd.), t. IX, 1997. 23. En arabe nuskha (en turc nüsha) veut dire « copie, duplicata, exemplaire, transcription, manuscrit », mais aussi « amulette, talisman ». Dans les Balkans on dit généralement nuska. Cf.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 258

Škaljić (Abdulah),Turcizmi u srpskohrvatskom jeziku (Les turcismes dans la langue serbocroate), Sarajevo : Svjetlost, 1965, p. 496, s.v. « nuskadžija ». 24. De ce que j'ai pu déchiffrer, ces quelques lignes écrites en un arabe assez approximatif, et en caractères cyrilliques, contiennent une partie du verset 28, de la sourate 46 (« al-Ahqâf »). 25. Tableau où l'on lit horizontalement (première ligne) : harplerte [sic ! au lieu de “harflerte” ; littérale ment « en lettres arabes »], tâ', sîn ; kâf, hâ, yâ, 'ayn, sâd ; (seconde ligne) : 3 [fois] hâ, 9 [fois] wâw [et en suite les chiffres]. 26. Mais aussi, évidemment, autour du bras ou autrement. 27. Suivent trois lignes de texte en arabe, en transcription en caractères cyrilliques, qui se terminent par une “formule magique” que l'on rencontre souvent, à savoir : « yašafi, yaćafi (“yakâfî”), yameafi ». 28. Comme plus haut (dans la note 20), ici aussi il s'agit de la vingt-sixième lettre de l'alphabet arabe, c'est-à-dire la trentième lettre de l'alphabet turc ottoman, à savoir le « hé », dont la valeur numérique est 5. 29. Dans le texte « contre le fusil ». 30. Voici une liste (qui est loin d'être exhaustive) des principaux travaux de ce genre, auxquels Djordjević renvoie régulièrement le lecteur dans ses très nombreuses notes de bas de page : Frazer (James George), The Golden Bough. A Study in Magic and Religion, London : Mac Millan, 1890, 2 vols. ; 1900, 3 vols. ; 1911-1915, 12 vols. ; (trad. fr., Le cycle du rameau d'or, Paris : Geuthner, 12 vols., 1925-1935 ; réed., Le Rameau d'or, Paris : Robert Laffont, 1981-1984 [et réed. de 1998], 4 vols.) ; Elworthy (Frederic Thomas), The Evil Eye, London, 1895 ; Doutté (Edmond), Magie et religion dans l'Afrique du Nord, Alger : A. Jourdan, 1908 ; réed., Paris : J. Maisonneuve et P. Geuthner, 1984 ; Seligmann (Siegfried), Der böse Blick und Verwandtes. Ein Beitrag zur Geschichte des Aberglaubens aller Zeiten und Völker, Berlin, 1910, 2 vols. ; réed. en 1 vol. : Hildesheim / Zürich / New York : Olms, 1985 ; Seligmann (Siegfried), Zauberkraft des Auges und dasBerufen (Ein Kapitel aus der Geschichte der Aberglaubens), Hamburg : L. Friedrichsen, 1922 ; Seligmann (Siegfried), Die magischen Heil- und Schutzmittel aus der unbelebten Natur mit besonderer Berücksichtigung der Mittel gegen den bösen Blick. Eine Geschichte des Amulettwesens, Stuttgart : Strecker und Schröder, 1927 ; Crooke (William),Islam in India or the Qânûn-i-islâm. The Customs and Manners of the Musalmans of India... by Ja'far Sharîf.., new edition, revised and rearranged, with additions, London : Oxford Univ. Press, 1921 ; Crooke (William),Religion and Folklore of Northern India, Oxford, 1926 ; Westermarck (Eduard),Ritual and Belief in Morocco, London : Mac Millan, 1926, 2 vols. ; Westermarck (Eduard),Pagan Survivais in Mohammedan Civilisation, London, 1933 ; (trad. fr., Survivances païennes dans la civilisation mahométane, Paris : Payot, 1935) ; Budge (E. A. Wallis),Amulets and Superstitions, Oxford : Oxford Univ. Press, 1930 ; rééd., sous le titre Amulets and Talismans, New York : University Books, 1961, 1970, 1975 ; etc. 31. Voir, Djordjević (T. R.), Zle oči u verovanju Južnih Slovena (op.cit.), 1985, p. 367. 32. Chap. I, « Le mauvais œil » (pp. 1-91 de l'éd. de 1938, pp. 11-107 de l'éd. de 1985) ; Chap. II, « La protection contre le mauvais œil » (pp. 92-116 de l'éd. de 1938, pp. 108-186 de l'éd. de 1985) ; et Chap. IV, « La guérison du mauvais œil » (pp. 296-324 de l'éd. de 1938 ; pp. 314-343 de l'éd. de 1985). 33. Il cite notamment l'ouvrage de Rodd (Rennel), The Customs and Lore of Modem Greece, London, 1892, p. 160. 34. Il y a lieu de noter ici que (p. 97, de l'éd. de 1938 ; p. 113, de l'éd. de 1985), Djordjević croyait naïvement que la coutume, ayant eu cours à une certaine époque chez les sultans ottomans, de placer leurs enfants mâles dans des “cages”, avait été instaurée afin de « les prémunir contre le mauvais œil » ! 35. Basma (pl. basme), ou basmica (pl. basmice) qui veut dire “brève basma”, ou “petite basma”.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 259

36. Pour les explications des différents systèmes qui régissent les basma, et le “bajanje” en général, voir les ouvrages de Lj. Radenković : Radenković (Ljubinko), Narodna bajanja kod Južnih Slovena (op.cit.) et Radenković (Ljubinko), Simbolika sveta u narodnoj magiji Južnih Slovena (op.cit.). 37. Voir pp. 167-295 de l'éd. de 1938, ou pp. 187-313 de l'éd. de 1985. 38. Soulignons que Djordjević ne voulait pas utiliser ce terme (cf. p. 169 [éd. de 1938], p. 189 [éd ; de 1985]) car celui-ci était, selon lui, très rarement employé par la population. 39. L'auteur écrit « česno drvo »,ce que l'on pourrait traduire, peut-être, par « l'arbre sacré », (časno drvo),ce qui n'est qu'une supposition. Mais à un autre endroit de son livre (voir p. 249 de l'éd. de 1938, et p. 312 de l'éd. de 1985), il spécifie qu'il s'agirait en fait de « crni glog« , donc de l'aubépine “noire”. 40. Privilège accordé à un monastère par l'empereur byzantin. 41. Pour compléter la présentation de cette étude de Djordjević, il y a lieu d'ajouter que le volume se termine par une brève version de la légende des Sept dormants d'Éphèse et par un copieux index qui facilite son utilisation. 42. Il avait utilisé, bien entendu, l'Encyclopédie de l'Islam, et avait consulté à plusieurs reprises son collègue de l'Université de Belgrade, Fehim Bajraktarević, qu'il remercie vivement à ce sujet dans l'introduction de son livre. 43. Voir Elezović (Gliša), Derviški redovi muslimanski. Tekije u Skoplju (Les ordres musulmans des derviches. Les tekke de Skoplje), Skoplje, 1925, pp. 32-95 (dont le texte avait paru auparavant dans plusieurs numéros des périodiques Stara Srbija et Crkva i život, de Skoplje). Djordjević n'utilise cet ouvrage qu'à deux reprises (pp. 242 et 275 de l'éd. de 1938, et pp. 266 et 295 de l'éd. de 1985).

RÉSUMÉS

Au cours de sa riche carrière, Tihomir Djordjević, l'un des fondateurs de l'ethnologie serbe, a consacré beaucoup de temps à l'étude de la magie chez les différentes populations yougoslaves. Après avoir tracé à grands traits l'itinéraire de ce savant de tout premier plan, j'essaye ici de décrire le plus fidèlement possible sa méthode de travail et les résultats auxquels il a abouti sur la fabrication des talismans, le mauvais œil et la catégorisation des hamajlije (talismans et amulettes). Car, ses importants travaux sur ce sujet, parfois considéré comme marginal, n'ont malheureusement jamais été traduits dans une langue de grande diffusion, et sont donc restés relativement peu connus.

During his rich career, Tihomir Djordjević, one of the founders of Serbian anthropology, devoted a lot of time to the study of magic among various Yugoslav populations. After having given a broad outline of the career of this foremost scientist, I try here to describe as accurately as possible his method of working and the results he achieved about the fabrication of talismans, the evil eye and the categorisation of hamajliye (talismans and amulets). Because his key studies on the subject, sometimes viewed as marginal, were unfortunately never translated into one the major diffused language, and are therefore, remained rather unknown.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 260

AUTEUR

ALEXANDRE POPOVIC CNRS-EHESS, Paris

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 261

État des lieux de la recherche Reasearch studies

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 262

Les Balkans vus depuis la Turquie : état des lieux des dernières publications Reading the Balkans in Turkey: inventory of the latest publications

Sylvie Gangloff

1 Le monde de l'édition en Turquie est extrêmement foisonnant. Les coûts relativement modestes d'impression justifient et expliquent cette production très importante en simples termes quantitatifs. Mais si les coûts de production restent modestes, la diffusion est, elle, plus délicate à assurer. En conséquence, de très nombreux ouvrages n'apparaissent que ça et là et, surtout, ils disparaissent aussi vite qu'ils apparaissent. Parfois tirés à 3 000, 2 000 voire 1 000 ou 500 exemplaires, la plupart des ouvrages ne restent que quelques semaines en rayon, cédant rapidement la place à de nouvelles parutions.

2 Dans l'ensemble, la production sur les Balkans occupe une place relativement marginale. Ce sont les questions de politique intérieure (questions sociales, économiques ou purement politiques, et les minorités, juive, alévie, kurde ou autres) qui occupent les plus larges espaces sur les étalages. Dans le domaine international, l'Union européenne accapare les esprits, les recherches et les publications. Il n'y a notamment pas ou peu d'ouvrages sur l'histoire générale des Balkans ; d'où le recours aux traductions. Il s'agit essentiellement d'ouvrages de références sur les Balkans : Barbara Jelavic, Georges Castellan, Maria Todorova, etc. Ces traductions restent finalement d'un coût modeste et comblent des manques notamment sur de sérieuses histoires générales des Balkans1. Les conflits yougoslaves ont cependant naturellement motivé un intérêt marqué. On trouve donc de nombreux ouvrages sur les conflits en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo dans cette recension.

3 L'Empire ottoman fait l'objet d'une attention toute naturelle mais le sort des terres balkaniques de cet empire est essentiellement traité dans des chapitres d'ouvrages plus généraux. Pour les ouvrages exclusivement consacrés aux Balkans à l'époque ottomane, c'est la thématique migratoire qui domine. Très couverte dans le monde éditorial, les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 263

migrations des Balkans vers la Turquie font l'objet de publications à caractère très divers allant de la publication de documents d'archives aux récits plus politiquement engagés (sur le sort des Turcs des Balkans) ou aux mémoires ou témoignages personnels. Ces publications présentent bien sûr des intérêts contrastés parmi lesquels il faut souligner les publications de thèses, souvent de qualité, et les nombreuses publications de documents d'archives (commentés ou non, souvent avec leur traduction en turc). Enfin, des travaux plus anciens font l'objet de traduction en turc et publication ou re-publication, notamment des mémoires ou témoignages de divers protagonistes de l'époque (intellectuels ou fonctionnaires ottomans).

4 Pour des raisons évidentes de place, seule la période post-1990 a été prise en compte ici. Il semble toutefois intéressant de noter que deux thématiques ont dominé les publications sur les Balkans dans les années 1980 : 1. Les relations avec la Grèce et la situation de la minorité turque de Thrace : ces publications sont de tonalité très diverse allant de la synthèse des relations –et controverses –gréco- turques à la publication de documents d'archives2. 2. Et, surtout après 1985, la situation de la minorité turque de Bulgarie. Nombreux ont notamment été les ouvrages publiés sous l'égide d'organismes officiels. Quelques exemples sont ici mentionnés à titre d'illustration (1 à 8)3.

5 De fait, les publications sur les Balkans sont largement dominées par des études sur les minorités turques dans les Balkans, leur folklore et leur littérature. C'est le cas dans le monde éditorial mais aussi dans la recherche (et un inventaire des articles publiés dans les revues en Turquie donnerait le même profil). Il faut noter, parmi les auteurs de ces études, une présence notable de Turcs d'origine balkanique : parce qu'ils s'intéressent à la région mais aussi parce qu'ils parlent une ou plusieurs langues balkaniques. On les retrouve, bien sûr, dans les publications associatives, mais pas uniquement ; ils sont assez présents dans le monde de la recherche et, pour certains, sont des « chercheurs émigrés ».

6 Parmi les fondations officielles, la Fondation d'histoire turque (Türk Tarih Kurumu – TTK – ) présente un catalogue de publications très fourni. Cette fondation officielle, créée dans les années 1930, s'est occupée dans un premier temps de codifier l'histoire officielle de la Turquie républicaine (et kémaliste). Ses études sont souvent assez sérieuses mais quelque peu orientées, plus ou moins selon les cas. Un premier thème de publication du TTK est le sort des Turcs de Bulgarie. Elle avait déjà publié sur cette question dans les années 1980 et on retrouve cette thématique, bien que moins présente, après 1991 (9-12, 24). La thématique migratoire fait également l'objet de sérieuses analyses (13-14). La TTK a aussi publié des documents d'archives (21-25) et notamment les volumineuses compilations de documents de Bilâl Şimşir sur les migrations des Balkans ou les Turcs de Bulgarie (23-25).

7 L'alter ego de la fondation d'histoire, mais cette fois-ci sur les langues, la Fondation de la langue turque, Türk Dil Kurumu (), a peu publié sur les dialectes turcs des Balkans (26-28). Son impressionnante collection est surtout consacrée aux langues d'Asie centrale, du Caucase ou du Moyen-Orient.

8 Tout comme le TTK et le TDK, le Centre de recherche Atatürk (Atatürk Araştirma Merkezi) fonctionne sous l'égide du Atatürk Kültür, Dil, ve Tarih Yüksek Kurumu, qui coordonne, depuis 1982, les activités de ces diverses fondations ou centres. L'Atatürk Araştirma Merkezi organise des conférences et édite des ouvrages essentiellement sur

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 264

des questions relatives aux premières années de la république de Turquie et sur son fondateur (pour les Balkans 29-32).

9 La maison d'édition du ministère de la Culture, T.C. Kültür Bakanliği (), met l'accent sur les Turcs de Bulgarie, leur éducation ou leur littérature (33-36), mais elle a aussi publié plusieurs anthologies de poésies, de littérature turques ou des chants populaires turcs dans les Balkans (37-42), des présentations des monuments turcs-ottomans dans les Balkans (43-44) et une étude sur les Turcs de la Dobroudja (45). La présence turque dans les Balkans ou l'héritage culturel ottoman sont, de fait, des thématiques que l'on retrouve – en filigrane ou plus directement traités - dans beaucoup de publications.

10 Depuis 1992, la Direction des Archives nationales (T.C. Başbakanlik Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü) a signé des accords de coopération dans le domaine des archives avec la plupart des pays balkaniques. Elle a, en conséquence, publié plusieurs catalogues de manuscrits conservés dans ses archives ou des catalogues d'autres sources archivées dans des bibliothèques dans les Balkans (48-54).

11 Enfin, le Stratejik Araştirma ve Etüdler Milli Komitesi (SAEMK) a été créé par le Haut Conseil de l'Enseignement (Yükseköğretim Kurulu) en 1997 avec pour objectif de produire des recherches sur les relations gréco-turques (58-68). En 2001, le SAEMK () a étendu ses domaines de recherches aux Balkans, au Moyen-Orient et au Caucase.

12 L'Institut de recherche sur la culture turque (Türk Kültürünü Araştirma Enstitüsü – TKAE) a été fondé en 1961. C'est un institut non officiel mais qui bénéficie du soutien de l'État. Cet institut a beaucoup publié sur la synthèse turco-islamique et, plus récemment, sur la question arménienne. Le TKAE s'est intéressé aux Balkans dans les années 1980 (entre autres, sur les Turcs de Bulgarie). Son intérêt pour la région s'est atténué dans les années 1990 (69-71) au profit d'autres zones ou thèmes politiques4.

13 La Fondation de recherche sur les Turcs dans le monde (Türk Dünaysi Araştirmalari Vakfi – TDAV – ) est une fondation non officielle qui s'intéresse aux « Turcs de l'extérieur ». Ces avocats et mécènes de la « turcité » dans le monde dirigent leur intérêt essentiellement vers l'Asie centrale et le Caucase et ont peu publié sur les Balkans – essentiellement sur les minorités turques ou la présence turque dans la région (sur les Turcs de Macédoine ou les « Turcs pomaks », 72-74) – quelques traductions également non listées ici. La TDAV publie, également, les revues Türk Dünyasi Araştirmalari et Türk Dünyasi Tarih Dergisi qui consacrent régulièrement des articles aux minorités turques des Balkans. Il faut noter, par ailleurs, que les publications, exclusivement en turc, de la maison d'édition Balkan Aydinlari Yazarlari Yayinlari (BAY), localisée à Prizren, sont largement diffusées en Turquie (75-80).

14 Le catalogue du Centre de Recherche sur l'Histoire, l'Art et la Culture Islamique, İslam Tarih, Sanat ve Kültür Araştirma Merkezi (IRCICA – ), un organisme financé par l'Organisation de la Conférence Islamique, est essentiellement consacré au monde arabe, mais IRCICA a publié quelques ouvrages sur les Balkans, notamment sur le patrimoine ottoman dans les Balkans (81-84)5. La Fondation d'études sur la culture et l'histoire islamique (İslam Tarih, Sanat ve Kültürünü Araştirma Vakfi – İSAR) a également peu publié sur les Balkans (85-87).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 265

15 Parmi les fondations non officielles, la très sérieuse Fondation d'histoire (Tarih Vakfi) a publié de nombreuses traductions sur les Balkans mais peu de travaux originaux (88-89).

16 Deux centres de recherches en sciences politiques proposent des collections ou revues sur les Balkans. La Fondation pour les études moyen-orientales et balkaniques, Orta Doğu ve Balkan İncelemeleri Vakfi (OBİV) ou Fondation for Middle East and Balkan Studies, a publié deux volumineux ouvrages sur les Balkans (90-91) et, surtout, elle publie une revue annuelle en anglais sur les Balkans, Turkish Review of Balkan Studies (92). Le Centre de recherches stratégiques sur l'Eurasie, Avrasya Stratejik Araştirmalar Merkezi (ASAM), a été créé en 1999 autour de l'équipe de la revue Avrasya Dosyasi (Dossier Eurasien, trimestriel, depuis 1994). ASAM dispose d'un catalogue et de fonds assez étendus. Ce centre de recherche publie diverses collections par zone géographique (séries sur l'Asie centrale, le Caucase, Russie-Ukraine, etc.), des périodiques (le mensuel Stratejik Analis consacre toujours des articles aux Balkans) et des workingpapers. La collection sur les Balkans (Balkan Araştirmalari Dizisi) offre sept ouvrages (individuels ou collectifs) (93-100). Ces deux centres de recherche (OBİV et ASAM) sont dirigés et animés par des diplomates (ambassadeurs à la retraite), des militaires à la retraite, des journalistes et des chercheurs-enseignants, un mariage assez classique dans le monde de la recherche et de l'édition en Turquie.

17 L'armée publie d'ailleurs également des analyses géostratégiques via l'Académie militaire (Harp Akademileri Komutanliği) ou le bureau du chef d'état major (Genelkurmay baskanliği) (103-108).

18 Les maisons d'éditions universitaires ont essentiellement publié des actes de colloques (souvent les textes bruts des communications – donc des articles assez courts). Là encore le thème des minorités turques dans les Balkans domine (109-116). Ces publications ne sont pas toujours très bien diffusées.

19 Sur les questions économiques, la Chambre de commerce d'Istanbul (Istanbul Ticaret Odasi) offre des études ponctuelles et assez détaillées sur les relations économiques de la Turquie avec certains pays des Balkans (117-122) et la fondation d'études économiques, Iktisadi Araştirmalar Vakfi (Istanbul), a publié les actes des conférences et panels organisés par le vakif : pour les Balkans, publications sur les relations économiques entre la Turquie et la Bulgarie, la Turquie et la Roumanie (123-124). Ces publications ne sont pas, ou peu, distribués dans le réseau des librairies.

20 Les associations de Turcs originaires des Balkans publient des actes de colloques sur la présence turque dans les Balkans et divers ouvrages sur des questions historiques ou culturelles (126-133). Elles publient également, souvent de façon épisodique, des revues associatives. Certaines revues se distinguent toutefois par leur durée de vie et/ou leur diffusion plus massive. Ne sont considérées ici que les revues toujours (ou nouvellement) diffusées en 2004 : Bati Trakya'nin Sesi (134), Balkan Türk Kültürü (135) et Rumeli Kültürü (136). Ces revues sont essentiellement distribuées dans le réseau associatif et dans quelques bibliothèques.

21 Hormis ces fondations, associations ou centres de recherche, plus de 500 maisons d'édition se disputent les étalages des libraires en Turquie. Ces maisons d'édition – d'envergure très variée – ont pour certaines édité travaux, recueils ou autres opuscules sur les Balkans. Plusieurs thématiques ou approches se dégagent de cette production.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 266

22 Le premier objet d'intérêt est fort logiquement celui des conflits dans les Balkans. De très nombreux ouvrages (une vingtaine recensés ici), plus ou moins sérieux, plus ou moins engagés, ont été publiés, les uns retraçant les conflits en Bosnie ou au Kosovo, les autres présentant les fondements des nationalismes dans la région ou les diplomaties internationales depuis 1992 (137-157).

23 Les frontières entre monde académique, monde politique ou diplomatique et journalisme ne sont, par ailleurs, pas si cloisonnées et, tout comme les diplomates produisent divers travaux académiques, ils sont parfois éditorialistes dans la presse et, à l'inverse, les éditorialistes/journalistes produisent des travaux ou recherches sur les questions d'actualité. Cette mixité des profils des auteurs s'exprime dans la composition des équipes des centres de recherche, tout comme dans le monde de l'édition. Les conflits et les tensions ethniques dans les Balkans ont soulevé un grand intérêt dans la presse et de nombreux journalistes/editorialistes ont alors entrepris d'effectuer des voyages d'étude dans la région. Ce genre littéraire, entre le récit de voyage, le témoignage et l'analyse politique, est assez prisé en Turquie. Il remplit d'ailleurs assez bien la vocation, ouvertement exprimée par les auteurs, de diffusion d'une information accessible à un large public. Ces auteurs se penchent plus particulièrement sur la situation des Turcs de la région, non seulement parce qu'elle les interpelle, mais aussi parce qu'ils trouvent en ces Turcs des interlocuteurs durant leurs voyages (158-164).

24 Divers travaux et études historiques sur la région, thèses – souvent de bonne tenues – ou documents d'archives, ont fait l'objet de publications : sur la question macédonienne, l'Albanie, la Serbie ou la Bulgarie sous administration ottomane, les migrations des Balkans vers la Turquie, etc. (165-175). La correspondance, le journal ou les mémoires de divers acteurs de l'époque ottomane ou de périodes plus récentes été également été édités ou réédités (176-182). La présence turque dans les Balkans, l'héritage ottoman dans les Balkans et les migrations des Turcs suscitent toujours intérêt et travaux. On retrouve ici des thématiques déjà mentionnées (la poésie turque, l'architecture ottomane... 183-199).

25 Enfin, les relations entre la Grèce et la Turquie motivent toujours de très nombreuses publications, là encore plus ou moins politiquement engagées et objectives (200-216), auxquelles il faut rajouter, entre autres, les publications du SAEMK présentées plus haut.

26 Nota : Cette recension se veut la plus complète possible mais ne peut en aucun cas prétendre à l'exhaustivité.

27 Le nom de famille de l'auteur est suivi de son prénom. 1 - Bulgaristan'da Türk varliği (La présence turque en Bulgarie), Ankara : TTK, VII (87), 1985, 91 p. + cartes. Publication des actes d'un colloque. Cartes assez précises du peuplement turc en Bulgarie (villages), quatre articles (langue, peuplement, migrations, droits). 2 - Turkish Presence in Bulgaria, Ankara : TTK, VII (87), 1986, 90 p. + cartes. Version anglaise du précédent (version arabe en 1987). 3 - Ergenç (Leman), Bulgar Yayinlarinda Türkler (Les Turcs dans les publications bulgares), Ankara : TTK, VII (112), 1989, 97 p. + index et documents. Analyse des discours sur les Turcs dans plusieurs oeuvres bulgares du XIXème siècle. 4- Tekin (Talât), Tuna Bulgarlari ve Dilleri (Les Bulgares du Danube et leur langue), Ankara : TDK, 1987, 70 p.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 267

Brève histoire des proto-Bulgares et des « Bulgares du Danube » ; partie importante du livre dédiée à l'étude de la langue des « Bulgares du Danube » étudiée d'après des inscriptions proto-bulgares6. 5 - Nimetullah (Hafiz), Bulgaristan'da çağdaş Türk edebiyati antolojisi (Anthologie de la littérature turque contemporaine en Bulgarie), Ankara : Kültür ve Turizm Bakanliği, 1987, 390 p. 6 - Şimşir (Bilâl), Bulgaristan Türkleri : 1878-1985 (Les Turcs de Bulgarie : 1878-1985), Ankara : Bilgi, 1986, 403 p. 7 - Keskioğlu (Osman), Bulgaristan'da Türkler : tarih ve kültür (Les Turcs en Bulgarie : histoire et culture), Ankara : Kültür ve Turizm Bakanliği, 1985, 223 p. 8 - Tuğlaci (Pars), Bulgaristan ve Türk bulgar ilişkileri (La Bulgarie et les relations turco-bulgares), Istanbul : Cem, 1984, 558 p. 9 - Acaroğlu (Türker), Bulgarca ve Bulgaristan üzerine yüzyillik Türkçe kaynakça (Les sources en turc depuis un siècle sur la Bulgarie et le bulgare) Ankara : TTK, XII (8), 19977, 202 p. Un catalogue (non commenté) des publications en turc sur la Bulgarie. 10 - Turan (Ömer), The Turkish Minority in Bulgaria, Ankara, TTK, VII (165), 1998, 350 p. 11 - Gözler (Kemal), Les Origines des Pomaks de Lofça d'après les tahrir defters ottomans : 1479-1579, Ankara : TTK, XIV (26), 2001, 117 p. 12 - Şentürk (Hüdai), Osmanli Devleti'nde Bulgar Meselesi (1850-1875) (La question bulgare dans l'Empire ottoman - 1850-1875), Ankara : TTK, VII (143), 1992, 401 p. L'opposition patriarcat / exarchat, l'activisme des Bulgares, de la Russie, panslavisme, etc. 13 - İpek (Nedim) Rumeli'den Anadolu'ya Türk Göçleri (Les migrations turques de Roumélie en Anatolie), Ankara : TTK, XVI (73), 1994, 260 p. Publication d'une thèse. Couvre la période 1877-1890, essentiellement à partir des archives du Basbakanlik (correspondance consulaire et rapports des commissions sur les minorités) : motifs de ces migrations, populations concernées, géographie des départs et des lieux d'installation, aspects sanitaires et sociaux. Index très fourni. 14 - Halaçoğlu (Ahmet), Balkan Harbi Sirasinda Rumeli'den Türk Göçleri (Les migrations turques de Roumélie pendant les guerres balkaniques), Ankara : TTK, XVI (72), 1995, 156 p. 15 - Görgül (İsmet), On yillik harbin kadrosu, 1912-1922 : Balkan-Birinci Dünya ve İstiklal Harbi (L'establishment d'une décennie de guerres - 1912-1922 : les guerres balkaniques, mondiale (Première) et d'indépendance), Ankara : TTK, XIV (69), 1993, 359 p. 16 - Kosova Zaferi'nin 600. Yildönümü Sempozyumu (Symposium pour le 600 ème anniversaire de la victoire du Kosovo), Ankara : TTK, VII (120), 1992, 54 p. 17 - Uzer (Tahsin), Makedonya Eşkiyalik Tarihi ve Son Osmanli Yönetimi (L'histoire du brigandage en Macédoine et l'administration de la fin de l'époque ottomane), Ankara : TTK, XVI (25). 1999, 393 p. 18 - Kodaman (Bayram), 1897 Türk-Yunan Savaşi (Tesalya Tarihi) (La guerre gréco- turque de 1897, Histoire de la Thessalie), Ankara : TTK, XIV (15), 1993, 118 pages de textes, une centaine de pages de documents. Publication de documents et poèmes. L'auteur a publié la version ottomane et une traduction en turc. 19 - Nusret (Çam), Yunanistan'daki Türk eserleri (Les monuments turcs en Grèce), Ankara : TTK, XXI (8), 2000, 394 p. Catalogue des monuments, présentation et illustrations. 20 - Ocak (Ahmet Yaşar) Sari Saltik : Popüler İslâm'in Balkanlar'daki Destanî Öncüsü (San Saltik – le fondateur légendaire de l'islam populaire dans les Balkans), Ankara : TTK, VII (203), 2002, 155 p. 21 - Balkanlar ve İtalya'da şehir ve manastir arşivlerindeki Türkçe Belgeler semineri (16-17 kasim 2000) (Les Balkans et les documents en turc dans les archives des monastères

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 268

et des villes en Italie - colloque), Ankara : TTK, XXVI (10), 2003, 83 p. Actes d'un colloque 22 - Atatürk ve yabanci Devlet Başkanlari, Vol. IV, Romanya-Yunanistan (Atatürk et les chefs d'Etat étrangers, Vol. IV, Roumanie-Grèce), Ankara : TTK, XVI (62-c), 2001, 610 p. 23 - Şimşir (Bilâl), Rumeli'den Türk Göçleri – Belgeler (Les migrations turques des Balkans – Documents), Ankara : TTK, 3 volumes, XVI (50), 1989 : Vol. 1 (1877-1878), 819 p. ; Vol. 2 (1879), 832 p. ; Vol. 3 (1880-1885), 714 p. Publication de documents d'archive commentés : correspondance consulaire (anglaise, française, turque) et présentation des événements de la période. Index très fourni. 24 - Şimşir (Bilâl), The Turks of Bulgaria in International Fora – Documents, Ankara : TTK, 2 volumes, VII (100), 1990. Sources ottomanes, anglaises, françaises. 25 - Şimşir (Bilâl), Ege Sorunu, Belgeler (La question égéenne – Documents), 2 volumes, Ankara : TTK, XVI (29.1 et 29.2) 1982, réédité en 1989 : Vol. 1 (1912-1913), Vol. 2 (1913-1914). 26 - Dalli (Hüseyin), Kuzeydoğu Bulgaristan Türk ağizlari üzerine araştirmalar (Recherches sur les dialectes turques en Bulgarie du nord-est), Ankara : TDK, 1991, 201 p. Étude des dialectes turcs, de la toponymie et des coutumes locales. Un lexique à la fin. 27 - Hasan (Hamdi), Makedonya ve Kosova Türklerince kullanilan Atasözü ve deyimler (Idiomes et proverbes employés par les Turcs de Macédoine et du Kosovo), Ankara : TDK, 1997, 234 p. 28 - Balkan ülkelerinde Türkçe eğitim ve yayin hayati bilgi şoleni : 20-24 nisan 1998 – Bildiriler (Réunion scientifique sur la vie éditoriale et l'éducation en turc dans les pays balkaniques : 20-24 avril 1998 – communications), Ankara : TDK, 1999, 420 p. 29 - Turan (Mustafa), Yunan Mezalimi (İzmir, Manisa, Denizli, 1919-1923) (La cruauté grecque : Izmir, Manisa, Denizli), Ankara : Atatürk Araştirma Merkezi, 1999, 474 p. 30 - Sarinay (Yusuf), Saydam (Abdullah) Pehlivanli (Hamit), Pontus meselesi ve Yunanistan'in politikasi : makaleler (La question pontique et la politique de la Grèce : articles), Ankara, Atatürk Arastirma Merkezi, 1999, 145 p. ; traduit en anglais, The Pontus and the Policy of Greece, Ankara : Atatürk Arastirma Merkezi, 2000, 114 p. 31 - Eski (Mustafa), Kurtuluş Savaşin'da Yunanlar ve Anadolu Rumlari üzerine makaleler (Açiksöz Gazetesi), (Articles sur les Grecs et les Rums anatoliens durant la guerre d'indépendance - Le journal Açiksöz), Ankara : Atatürk Arastirma Merkezi, 1999, 130 p. 32 - Yildiz (Namik Kemal), Türkdoğan (Berna), eds., Romanya Köstence Ovidius Üniversitesi Uluslararasi Atatürk Romen-Türk Araştirma Merkezi Faaliyetleri ve Panel Bildirileri, (Communications et activités du centre de recherche turco-roumain Atatürk de l'université Ovidius de Constaţa), Ankara : Atatürk Araştirma Merkezi, 2001, 255 p. 33 - Yenisoy (Hayriye Süleymanoğlu), Bulgaristan Türk Çocuk Edebiyatindan Örnekler (Exemples de la littérature enfantine des Turcs de Bulgarie), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, « Türk Dünyasi Edebiyati », 2002, 380 p. 34 - Şerefli (Ahmet Şerif), Bulgaristan'daki Türkler (1879-1989) (Les Turcs en Bulgarie), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, « Türk Dünyasi Edebiyati », 2002, 738 p. 35 - Memişoğlu (Hüseyin), Geçmişten Günümüze Bulgaristan'da Türk Eğitim Tarihi (Histoire de l'éducation turque en Bulgarie d'hier à nos jours), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, « Kültür Eserleri » (361), 2002, 320 p. 36- Acaroğlu (Türker), Bulgaristan Türkleri Üzerine Araştirmalar (Les recherches sur les Turcs de Bulgarie), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, « Kültür Eserleri » (251), 1999, 655 p. Les recherches produites sur les Turcs de Bulgarie ces 60 dernières années présentées par chapitre : histoire, langue, coutumes.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 269

37 - Mercan (Hasan), Can gergefi. Yugoslavya (Kosova) Türk şiiri antolojisi (Anthologie de la poésie turque yougoslave (Kosovo) – ‘Can gergefi’), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, 2000, 117 p. 38 - Mercan (Hasan), Kosova'da maziye karişanlar : 15 yaş grubu öğrencilere ve gençlere hikayeler (Le passé du Kosovo : histoires pour des jeunes et des étudiants de 15 ans), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, 2001, 467 p. 39 - Kösoğlu (Nevzat), İsen (Mustafa), Engüllü (Suat), eds., Başlangicindan günümüze kadar Türkiye dişindaki Türk edebiyatlari antolojisi (nesir - nazim) : Makedonya Türk Edebiyati ve Yugoslavya (Kosova) Türk Edebiyati (Anthologie de la littérature turque à l'extérieur de la Turquie – de ses origines à aujourd'hui (prose – vers) : la littérature turque en Macédoine et en Yougoslavie-Kosovo), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, 1997, 461 p. 40 - Sağlam (Feyyaz), ed., Bati Trakya / Yunanistan'da çağdaş Türk edebiyati antolojisi (Anthologie de la littérature turque contemporaine en Grèce / Thrace occidentale), Ankara : T.C. Kûltùr Bakanliği, 1990, 262 p. 41 - Recepoğlu (Altay Suroy), Kosova'da Türk kültürü veya Türkçe düşünmek (La culture turque au Kosovo ou penser en turc), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, 2001, 420 p. 42 - Ülker (Çiğdem), Makedonya Türk öyküsünde kimlik sorunu (La question identitaire dans les chansons populaires turques de Macédoine), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, 1998, 182 p. 43 - Virmiça (Raif), Kosova'da Osmanli Mimari Eserleri (Les œuvres architecturales ottomanes au Kosovo), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, « Osmanli Eserleri » (13), 1999, 787 p. Présentation, photos et croquis. 44 - Virmiça (Raif), Kosova Hamamlari (Les hamams du Kosovo), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, « Sanat Eserleri » (373), 2002, 135 p. 45 - Naci (Önal Mehmet), Romanya Dobruca Türkleri (Les Turcs de la Dobroudja roumaine), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, 1998, 333 p. Ouvrage sur les coutumes des Turcs de la Dobroudja roumaine (la naissance, le mariage et la mort). Cartes, annexes (extraits de Türkü et mani de Roumanie). 46 - Arslan (Çetin H.), Türk akincibeyleri ve Balkanlarin imarina katkilari, 1300-1451 (Les chefs d'akïndjï et leur participation au développement des Balkans, 1300-1451), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, 2001, 242 p. 47 - Artun (Erman), Cemal ritueli ve Balkanlardaki varyantlari (Les rituels de « cemal » et leurs variantes dans les Balkans), Ankara : T.C. Kültür Bakanliği, 1993, 142 p. + illustrations. 48 - Bosna-Hersek. Bibliografisi (Bosnie-Herzégovine. Bibliographie), Ankara : T.C. Başbakanlik Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, Dokümantasyon Daire Başbakanliği (16), 2 volumes, 1995, 1299 p. Catalogue des documents d'archive du Başbakanlik sur la Bosnie-Herzégovine (avec les cotes). 49 - Bulgaristan'daki Osmanli evraki (Documents ottomans en Bulgarie), Ankara : T.C. Başba kanlik Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, 1994, 230 p. Catalogue des documents ottomans dans la bibliothèque nationale bulgare (Kiril : Metodij). 50- Arşiv belgelerine göre Balkanlar'da ve Anadolu'da yunan mezalimi, (Les cruautés grecques en Anatolie et dans les Balkans selon les archives), Ankara : T.C.Başbakanlik Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, Vol. 1, 1995, 685 p.; Vol. 2, 1996, 674 p.; Vol. 3, 1996, 630 p. 51 - Ege Sorunu Bibliyografyasi / A Bibliography of the Aegean Question, Ankara : T.C. Başbakanlik Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, 1997, 190 p. 52 - Demir (İsmet), ed., Bosna-Hersek ile ilgili arşiv belgeleri (1516-1919) (Documents d'archives à propos de la Bosnie-Herzégovine – 1516-1919), Ankara : T.C. Başbakanlik Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, Osmanli Arşivleri Daire Başkanliği, 1992, 685 p.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 270

53 - Binark (İsmet), ed., Bulgaristan'a satilan evrak ve Cumhuriyet dönemi arşiv çalişmalari (Les documents d'archives vendus à la Bulgarie et les travaux d'archives de l'époque républicaine), Ankara : T.C. Başbakanlik Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, 1993, 604 p. 54 - Binark (İsmet), Aktaş (Necati), Kahraman (Seyit Ali), eds., Makedonya'daki Osmanli evraki (Les documents ottomans en Macédoine), Ankara : T.C. Başbakanlik Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, Osmanli Arşivleri Daire Başkanliği, 1996, 229 p. 55 - Mercan (Hasan), e d., Balkanlarda çağdaş Türk şiiri antolojisi (Anthologie de la poésie turque contemporaine dans les Balkans), Ankara : T.C. Başbakanlik Basin- Yayin ve Enformasyon Genel Müdürlüğü, 2000, 382 p. 56 - Kurnaz (Sefika) Balkan harbinde kadmlarvnizin konuşmalari (Les discours des femmes durant la guerre balkanique), Ankara : T.C. Milli Eğitim Bakanliği, 1993, 86 p. 57 - Balkanlar'da Kültürel Etkileşim ve Türk mimarisi Uluslararasi Sempozyumu bildirileri, 17-19 Mayis 2000 (Actes du colloque international sur les interactions culturelles dans les Balkans et l'architecture turque), Ankara : Atatürk Kültür Merkezi Başkanliği, 2001, 949 p. (2 volumes). 58 - Bostan (İdris), Kurumahmut (Ali), Trablusgarb ve Balkan harplerinde işgal edilen Ege adalari ve işgal telgraflari (Les îles égennes occupées durant les guerres balkaniques et la guerre de Tripoli et les télégrammes d'occupation), Ankara : SAEMK, 2003, 451 p. Guerres 1912-1913. 59 - Bostan (İdris), Kurumahmut (Ali), Haritalar ve coğrafya eserlerine göre Ege Denizi ve adalari (La mer Egée et ses îles d'après les travaux géographiques et les cartes), Ankara : SAEMK, 2001, 125 p. 60 - Adiyeke (Ayşe Nükhet), ‘ Cemaat-i Islamiyeler’. Yunanistan smirlari içinde müsülman ce-maat örgütlenmeleri 1913-1998 (‘Cemaat-i İslamiyeler’. L'administration des fondations communautaires musulmanes en Grèce, 1913-1998), Ankara : SAEMK, 2001, 119 p. Publié en 2002 en version anglaise : « Cemaat-i Islamiye » . Islamic Community Brotherhood Adminiştrations in Greece (1913-1998). 61 - Aksu (Fuat), Türk-Yunan ilişkileri : ilişkilerin yönelimini etkileyen faktörler üzerine bir in-celeme (Les relations gréco-turques : Recherches sur les facteurs influençant les orientations de ces relations), Ankara : SAEMK, 2001, 365 p. 62 - Başaran (Sertaç Hami), Kurumahmut (Ali), Ege'de eğemenliği devredilmemiş adalar (Les îles qui ne sont pas tombées sous domination en Egée), Ankara : SAEMK, 2003, 188 p. 63 - Küçük (Cevdet), Ege adalarinin egemenlik devri tarihçesi (Brève histoire de la période de souveraineté ottomane sur les îles égéennes), Ankara : SAEMK, 2001, 395 p. ; republié en 2002 en anglais : A Sort history of the period of the Ottoman sovereignty of the Agean islands. 64 - Bostan (İdris), Ege adalari'nin idarî, malî ve sosyal yapisi (Structure sociale, économique et administrative des îles égéennes), Ankara : SAEMK, 2003, 183 p. 65 - Küçük (Cevdet), ed., Türk hakimiyetinde Ege adalari'nin yönetimi (Administration des îles égéennes sous gouvernement turc), Ankara : SAEMK, 2002. 66 - Ayman (Gülden), Güç, tehdit ve ittifaklar. Neo-realist bir perspektiften soğuk savaş son-raşi Yunan diş politikasi (Pouvoir, menaces et alliances. La politique extérieure de la Grèce après la guerre froide dans une perspective néo-réaliste), Ankara : SAEMK, 2001. 67 - Oran (Baskin), Yunanistan'in Lozan ihlalleri (Les violations de Lausanne par la Grèce), Ankara : SAEMK, 1995, 108 p. Republié en 1999 et de nouveau en 2002 en anglais : Greek Violations of the Lausanne Treaty. 68 - Hatipoğlu (Murat), Yunanistan'da Etnik Gruplar ve azinliklar (Les groupes ethniques et les minorités en Grèce), Ankara : SAEMK, 1999, 183 p. Les minorités turque, slavo-macédonienne, valaque, albanaise, juive. Survol historique depuis l'indépendance de la Grèce puis situation présente détaillée, les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 271

discriminations et violations des droits de l'homme. Archives turques, documents du Helsinki Committee. 69 - Memişoğlu (Hüseyin), Bulgaristan'da Türk Kültürü (La culture turque en Bulgarie), Ankara : Türk Kültürü Araştirmalan Enstitüsü (145), 1995, 211 p. 70 - Baştav (Şerif), Osmanli Türk-Macar Münasebetlerinde ilk devir (Première période des relations ottomano-hongroises), Ankara : Türk Kültürü Araştirmalan Enstitüsü, 1991, 188 p. 71 - Gülsoy (Ufuk), 1828-1829 Osmanli-Rus savaşinda Rumeli'den Rusya'ya göçürülen reaya (Les Reayas qui ont migré de Roumélie vers la Russie durant la guerre russo- ottomane de 1828-1829), Ankara : Türk Kültürü Araştirmalan Enstitüsü, 1993, 160 p. 72 - Şahin (İlhan), Öke (Kemal), Zaim (Kazim), Karaman (Lütfullah), Bosna- Hersek (La Bosnie-Herzégovine), Istanbul : TDAV, 1992, 244 p. 73 - Kalafat (Yaşar), Makedonya Türkleri (Les Turcs de Macédoine), Istanbul : TDAV, 1994, 54 p. Petit ouvrage sur les croyances populaires des Turcs et des Torbeş de Macédoine, sous forme de témoignage. 74- Memişoğlu (Hüseyin), Balkanlarda Pomak Türkleri (Les Turcs pomaks dans les Balkans), Istanbul : TDAV, 1999, 112 p. Histoire des « Turcs pomaks », dialecte, vie socio-économique, lutte contre les Bulgares et les Russes durant la guerre de 1877-1878, la politique d'assimilation de la Grèce, les migrations8. 75 - Recepoğlu (Altay Suzoy), Prizren çeşmeleri, şiirler, bilgiler, belgeler (Les fontaines de Prizren, poèmes, connaissances, documents), Prizren : BAY, « Araştirma- inceleme » (2), 2003, 190 p. 76 - Baymak (Osman), ed., Kosova-Prizren'de Osmanli eserleri : araştirma-inceleme (Les œuvres ottomanes à Prizren-Kosovo, recherches-travaux), Prizren : BAY, 2001, 386 p. 77 - Recepoğlu (Altay Suroy), Canli kitabeyiz – Kosova'da şiirler (Les poésies au Kosovo – nous sommes une épitaphe vivante), Prizren : BAY, « Arastirma- inceleme » (3), 2004. 78 - Recepoğlu (Altay Suroy), Kosova'da Türkçe veya kimlik mücadelesi (La langue turque au Kosovo ou la lutte identitaire), Prizren : BAY, « Araştirma-inceleme » (4), 2004. 79 - Recepoğlu (Altay Suroy), Belgrat Camileri (Les mosquées de Belgrade), Prizren : BAY, « Araştirma-inceleme » (5), 2004, 118 p. 80 - Güler (Hüseyin Rasim), Bulgaristan Türkleri'nin Rumeli Türküleri (Les chansons populaires balkaniques des Turcs de Bulgarie), Prizren : BAY, « Araştirma- inceleme » (6), 2004, 191 p. Les paroles de plus de 300 chansons populaires de Bulgarie. 81- Balkanlar'da İslâm Medeniyeti Milletlerarasi Sempozyumu Tebliğleri, Sofya, Nisan 21-23, 2000 (Actes du symposium international sur la civilisation islamique dans les Balkans), Istanbul : IRCICA, 2002, 447 p. Ce premier volume rassemble les contributions des participants turcs. 82- Proceedings of the International Symposium on Islamic Civilisation in the Balkans, Sofia, April 21-23, 2000, Istanbul : IRCICA, 2002, 301 p. Ce deuxième volume rassemble les articles en anglais et en bulgare (128 pages sur 301 sont en anglais). 83 - Handzic (Adem), Population of Bosnia in the Ottoman Period. A Historical Overview, Istanbul : IRCICA, 1994, 42 p. 84 - Handžić (Adem), A Survey of Islamic Cultural Monuments until the end of the 19th Century in Bosnia, Istanbul : IRCICA, 1996, 118 p. (index et photographies). Inventaire des vakif, mosquées et écoles coraniques d'une cinquantaine de villes et villages en Bosnie (à l'exception de Sarajevo qui n'a pas été couvert). Inclus un glossaire, un index et des photographies.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 272

85 - İhsanoğlu (Ekmeleddin), Bulgaristan'da Türk-İslam eğitim ve kültür müesseseleri ve Medresetü'n-Nüvvab (L'éducation turco-islamique, les institutions culturelles et le « Medresetü'n-Nüvvab » en Bulgarie), Istanbul : İSAR, 1993, 111 p. 86 - Nemlioğlu (Candan), Bosna-Hersek Foca'da yok edilen Türk-İslam kültür eserleri (Les monuments culturels turco-islamiques qui ont été détruits à Foça en Bosnie- Herzégovine), Istanbul : İSAR, 1996, 116 p. 87 - Biçakçi (İsmail), Yunanistan'da Türk mimari eserleri (Les œuvres architecturales turques en Grèce), Istanbul : İSAR, 2003, 435 p. 88 - Babuna (Aydin), Geçmişten günümüze Boşnaklar (Les Bosniaques d'hier à aujourd'hui), Istanbul : Tarih Vakfi, 2000, 235 p. 89 - Millas (Herkül), Daha iyi Türk Yunan ilişkileri için yap yapma kilavuzu (Guide de ce qu'il faut faire et ne pas faire pour améliorer les relations gréco-turques), Istanbul : Tarih Vakfi, 2002, 71 p. Quelques réflexions sur les perceptions réciproques des Grecs et des Turcs. 90- Balkanlar (Les Balkans), Istanbul : Eren / OBİV, 1993, 299 p. Ouvrage collectif qui couvre les Balkans de l'époque ottomane à nos jours en se voulant assez exhaustif : l'ensemble de la période est couverte et, sur le contemporain, divers aspects sont abordés : guerres yougoslaves, relations gréco- turques ou migrations. 91- Dağilan Yugoslavya ve Bosna-Hersek Sorunu : Olaylar-Belgeler, 1990-1996 (La désintégration de la Yougoslavie et la question bosniaque. Faits et documents, 1990-1996), préparé par İsmail Soysal et Şule Kut, Istanbul : İSİS / OBİV, 1997, 341 p. Chronologie détaillée (sur 150 pages) des événements mois par mois en Bosnie- Herzégovine dans les années 1990-1996 ; documents. 92 - Turkish Review of Balkan Studies, OBIV, Annuel en anglais, depuis 1993 chez ISIS (Istanbul), puis (2003) chez Bigart (Istanbul). 93 - Karatay (Osman), Hirvat Ulusunun oluşumu. Erken ortaçağ'da Türk-Hirvat ilişkileri (La formation de la nation croate. Les relations turco-croates au début du moyen âge), Ankara : ASAM, « Balkan Araştirmalari Dizisi » (1), 2000, 221 p. 94 - Lütem (Ömer), Türk-Bulgar İlişkileri, 1983-1989 (Les relations turco-bulgares, 1983-1989), Vol. 1, 1983-1985, Ankara : ASAM, « Balkan Araştirmalan Dizisi » (2), 2000, 600 p. Par un ancien ambassadeur. Source : presse turque. Un second volume est annoncé. 95- Lütem (Ömer), Demirtaş-Coşkun (Birgül), eds., Balkan Diplomasisi (Diplomatie balkanique), Ankara : ASAM, « Balkan Araştirmalari Dizisi » (3), 2001, 311 p. Ouvrage collectif. Des articles sur la Bosnie-Herzégovine, la politique extérieure de la Croatie, la Grèce et la Macédoine, le nationalisme albanais, etc. 96- Demirtaş-Coşkun (Birgül), Bulgaristan'la yeni dönem. Soğuk Savaş Sonrasi Ankara- Sofya İlişkileri (Nouvelle période avec la Bulgarie. Les relations entre Ankara et Sofia après la Guerre froide), Ankara : ASAM, « Balkan Araştirmalan Dizisi » (4), 2001, 126 p. 97- Şimşir (Bilâl), Türkiye-Arnavut ilişkileri, Büyükelçilik anilari (1985-1988) (Les relations turco-albanaises, mémoires d'ambassadeur), Ankara : ASAM, « Balkan Araştirmalan Dizisi » (5), 2001, 510 p. Mémoires d'un ancien ambassadeur. Couvre la période 1985-1988. 98- Hatipoğlu (Murat)., ed., Makedonya sorunu : dünden bugüne (La question macédonienne d'hier à aujourd'hui), Ankara : ASAM, « Balkan Araştirmalan Dizisi » (6), 2002, 187 p. Articles sur la Macédoine à l'époque ottomane, la minorité slavo-macédonienne en Grèce, les Turcs de Macédoine, etc. 99 - Demirtaş-Coşkun (Birgül), ed., Türkiye-Yunanistan : eski sorunlar, yeni arayişlar (Turquie-Grèce – anciennes questions, nouvelles réflexions), Ankara : ASAM, « Balkan Araştirmalan Dizisi » (7), 2002, 238 p. 100 - Türbedar (Erhan), ed., Balkan Türkleri (Les Turcs balkaniques), Ankara : ASAM, 2003, 350 p.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 273

101 - Kut (Şule), Makedonya ve sorunlari (La Macédoine et ses problèmes), Istanbul : Türkiye Sosyal Ekonomik Siyasal Araştirmalar Vakfi (TÜSES), 1993, 67 p. 102 - Arnavutluk mevzuati : 1993-1994-1995 (La législation albanaise, 1993-1994-1995), Ankara : Türk İşbirliği-Kalkinma (Tika), 1995, 144 p. 103 - Makedonya (Macédoine), Istanbul : Harp Akademileri Komutanliği, 1992, 177 p. 104 - Balkanlar'in dünü, bugünü, yarini (Les Balkans, hier, aujourd'hui, demain), Istanbul : Harp Akademileri Komutanliği, 1993, 208 p. 105 - Balkanlardaki gelişmeler ve Türkiye'ye etkileri ile Balkanlar-Türkiye otoyol projesi (Les développements dans les Balkans et leur influence sur la Turquie et le projet d'autoroute Balkan-Turquie), Istanbul : Harp Akademileri Komutanliği, 1999, 191 p. 106 - Osmanli-Rus Harbi (1877-1878) Koleksiyonu kataloğu (Catalogue de la collection sur la guerre russo-turque, 1877-1878), coordinateurs du projet : Hüseyin Görür, Nasir Yüceer, Ankara : Genelkurmay Başkanliği, 4 volumes, 1994-1995 : Vol. 1, 1994, 336 p.; Vol. 2, 1994,317 p.; Vol. 3, 1995, 400 p.; Vol. 4, 1995, 388 p. Catalogue des archives militaires sur la guerre russo-turque de 1877-78. 107 - Öznal (Erdoğan), Makedonya Yunan değildir (La Macédoine n'est pas grecque), Ankara : Genelkurmay Başkanliği, 1993, 81 p. 108 - Türk Silahli Kuvvetleri Tarihi : Balkan Harbi (Histoire des forces militaires turques : la guerre balkanique), Ankara : Genelkurmay Başkanliği, 1993. Comprend également de nombreuses cartes détaillées des opérations militaires. 109- Tarihte Güney-Doğu Avrupa : Balkanolojinin dünü, bugünü ve sorunlari - South-east Europe in History : The past, the present and problems of Balkanology, Ankara : Ankara Üniversitesi, Dil ve Tarih-Coğrafya Fakültesi, 1999, 141 p. Actes d'un colloque sur les sources, les archives et quelques questions. Articles en turc et en anglais. 110 - Balkanlar'daki Türk Kültürü'nün Dünü-Bugünü-Yarini, Uluslararasi Sempozyum (26-28 Ekim 2001), Bildiri Kitabi (La culture turque dans les Balkans, passé-présent- futur, actes du colloque international, 26-28 octobre 2001), Bursa : Uludağ Üniversitesi Rektörlüğü, Uludağ Üniversitesi, 2002, 270 p. 111 - Balkan Türkleri Sempozyomu – Tebliğler (Colloque sur les Turcs des Balkans - communications), Kayseri : Erciyes Üniversitesi (34), 1992, 81 p. 112 - Tarih Boyunca Balkanlardan Kafkaslara Türk Dünyasi Semineri : 29-31 Mayis, 1995 : bildiriler (Conférence sur le monde turc des Balkans au Caucase au cours de l'histoire – communications), Istanbul : İstanbul Üniversitesi, Edebiyat Fakültesi, 1996, 207 p. 113 - Balkanlar'da Türk Mührü (L'empreinte turque dans les Balkans), Istanbul : İstanbul Üniversitesi, Türkiyat Araştirmalan Enstitüsü (n°1), 1998, 239 p. Actes de deux colloques organisés les 24-29 septembre 1979 et 20-25 septembre 1982, une trentaine de communications publiées. 114 - Ergenç (Leman), Bulgar edebiyat tarihi (Histoire de la littérature bulgare), Ankara : Ankara Üniversitesi Dil Tarih Coğrafya fakültesi (378), 1996, 103 p. 115 - Arnavutluk Devlet Arşivleri Osmanli Yazmalari Kataloğu / Katalogu i Dorëshkrimeve Osmane ne Arkivat e Shqiperise / Ottoman Manuscripts Catalog of Albanian State Archives, préparé par Giyasettin Aytaş, Haci Yilmaz, Ankara : Gazi Üniversitesi Türk Kültürü ve Haci Bektaş Veli Araştirma Merkezi (1), 2001, XLIX+211 p. (en turc, albanais, anglais) 116- Dişçi (Rian), Sözlük Türkçe-Arnavutça-İngilizce = Fjalor shqip-turqisht-anglish = Dictionary english-turkish-albanian, Istanbul : İstanbul Üniversitesi İletişim Fakültesi Basimevi ve Film Merkezi, 1994, 520 p. 117 - Romanya – ülke profili, mevzuat, Türk girişimcileri ve Türkiye-Romanya serbest Ticaret anlaşmasi (La Roumanie – profil du pays, législation, les entreprises turques et l'accord turco-roumain de libre échange), Istanbul : İstanbul Ticaret Odasi, 1997, 154 p. 118 - Slovakya – ülke profili ve Türkiye-Slovakya serbest anlaşmasi (La Slovaquie – profil du pays et accord turco-slovaque de libre échange), Istanbul : İstanbul Ticaret Odasi, 1998, 176 p.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 274

119 - Bulgaristan – ülke profili, mevzuat ve Türk girişimcileri (La Bulgarie – profil du pays, législation et entreprises turques), Istanbul : İstanbul Ticaret Odasi, 1998, 167 p. 120- Makedonya – ülke etüdü (La Macédoine – étude du pays), Istanbul : İstanbul Ticaret Odasi, 1999, 106 p. 121 - Bulgaristan – ülke etüdü ve Türk yatirimlari (La Bulgarie – étude du pays et investissements turcs), Istanbul : İstanbul Ticaret Odasi, 2003, 80 p. 122 - Romanya – ülke etüdü ve Türk yatirimlari (La Roumanie – Etude du pays et investissements turcs), Istanbul : İstanbul Ticaret Odasi, 2003, 123 p. 123 - Türkiye-Bulgaristan Ekonomïk İlişkleri Konferans – Sofya – 1998 (Les relations économiques entre la Turquie et la Bulgarie – Conférence – Sofia, 1998), Istanbul : İktisadi Araştirrmalar Vakfi, 1998, 114 p. 124 - Türkiye-Romanya Ekonomik İlişkilerinin Geliştirilmesi – Konferans – Bükreş – 1998 (Le développement des relations économiques entre la Turquie et la Roumanie – conférence, Bucarest, 1998), Istanbul : İktisadi Araştirmalar Vakfi, 1998, 98 p. 125 - Çolak (Ömer Faruk), ed., Avrupa Birliğine giriş sürecinde Balkanlarla ilişkiler ve Türkiye ekonomisi (L'économie turque et les relations avec les Balkans dans le processus d'adhésion à l'UE), Ankara : Türkiye Ekonomi Kurumu, 2003, 224 p. 126 - Vatan (Kemal), ed., Makedonya'da Rumeli Türkleri'nin tarihi ve kültürleri panelleri ve konferansi (Conférence et panels sur la culture et l'histoire des Turcs rouméliotes de Macédoine), Izmir : İzmir-Makedonya Göçmenleri Kültür ve Dayanişma Derneği, 1996, 168 p. 127 - Ağanoğlu (Yildirim), ed., Türklerin Rumeli'ye çikişinin 650. yildönümü (650 ème anniversaire de l'arrivée des Turcs dans les Balkans), Istanbul : Rumeli Türkleri Kültür ve Derneği, 2003, 346 p. Actes d'un colloque organisé en 2002. Articles principalement sur les minorités turques dans les Balkans et les développements socio-économiques dans la région. 128 - Kahramanyol (Mustafa), ed., Makedonyadaki Türk ve Müslüman toplumlarinin dilleri konusunda karşilaştirmali sözlük : (Türkçe- Arnavutça- Boşnakça- Pomakça) (Dictionnaire comparatif des langues des sociétés musulmane et turque de Macédoine (turc-albanais-bosniaque-pomak), Ankara : T.C. Devlet Bakanliği-TIKA / Bosna-Hersek Dostlari Vakfi / Balkan Bariş, Özgürlükler ve Geliştirme Derneği, 2002, 90 p. 129 - Ağanoğlu (Yildirim), ed., 1896 - Kosova Vilayeti Salnamesi (Almanach du vilayet de Kosovo), Istanbul : Rumeli Türkleri Kültür ve Dayanişma Derneği, 2003, 382 p. Situation militaire, économie, commerce, éducation, population, agriculture, structures sociales dans le vilayet de Kosovo (Priştine, Prizren, İpek, Yenipazar et Taşlica). 130- Ağanoğlu (Yildirim), ed., Yücel Teşkilati (II dünya savaşin'da Yugoslavya'da bir direniş mücadelesi) (L'organisation ‘Yücel’ – une lutte de résistance en Yougoslavie durant la Seconde Guerre mondiale), Istanbul : Rumeli Türkleri Kültür ve Dayanişma Derneği, 2003. 131 - Tusufoğlu (Hicran), Osmanli-Macar ili ş kileri (Les relations osmano- hongroises), Ankara : Türk-Macar Dostluk Derneği Yayinlari / Sam, 1995, 126 p. 132 - Sağlam (Feyyaz), Yunanistan'da (Bati Trakya'da) çağdaş Türk şiiri antolojisi (Anthologie de la poésie turque contemporaine en Grèce - Thrace occidentale), Izmir : Bati Trakya Türkleri Dayanişma Derneği (BTTDD), 1995 [2002], 246 p. 133- Sağlam (Feyyaz), Bati Trakya Türkleri Basin-Yayin Tarihi (Histoire des publications-éditions des Turcs de Thrace occidentale), Izmir, 2002, 240 p. Catalogue des publications des Turcs de Thrace occidentale, en Grèce, en Europe occidentale ou en Turquie publié par la Fédération européenne des Turcs de Thrace en Allemagne9 et republié en Turquie à compte d'auteur. 134 - Bati Trakya'nin Sesi (La voix de la Thrace Occidentale), Istanbul : Bati Trakya Türkleri Dayanişma Derneği (Association des Turcs de Thrace). Mensuel puis, depuis 1997, bimestriel.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 275

135 - Balkanlarda Türk Kültürü Dergisi (La Revue culturelle des Turcs des Balkans), Bursa : Association Bal-Göç. Trimestriel. 136 - Rumeli Kültürü (La culture balkanique), Istanbul : Rumeli Türkleri Kültür ve Dayanişma Vakfi. Trimestriel, depuis 2002. 137 - Özdoğan (Günay Göksü), Saybaşili (Kemâli), eds., Balkans. A Mirror of the New International Order, Istanbul : Eren, 1995, 351 p. Ouvrage collectif dont les articles couvrent l'ensemble des questions diplomatiques dans les Balkans. 138 - Saybaşili (Kemâli), ed., Yeni Balkanlar, eski sorunlar (Nouveaux Balkans, anciennes questions), Istanbul : Bağlam, 1997, 311 p. 139 - Çaliş (Şaban H.), Hayaletbilimi ve hayali kimlikler : Neo-osmancilik, Özal ve Balkanlar (Fantasmagorie et identités imaginées : le néo-ottomanisme, Özal et les Balkans), Konya : Çizgi, 2001, 208 p. 140 - Küpeli (Yusuf), Tarihin izinde Balkanlar ve ABD (Les États-Unis et les Balkans dans une perspective historique), Ankara : Öncü, 2000, 222 p. 141 - Özğür (Nurcan), Etnik Sorunlarin Çözümünde Etnik Parti, Hak ve Özgürlükler Hareketi, 1989-1995 (Un parti ethnique dans la résolution des questions ethniques. Le Mouvement des Droits et des Libertés – 1989-1995), Istanbul : Der, 1999, 469 p. Sources turques et bulgares, travail de terrain important. 142- Akarslan (Mediha), Bosna-Hersek ve Türkiye (La Bosnie-Herzégovine et la Turquie), Istanbul : Ağaç, 1993, 104 p. Petit ouvrage qui porte essentiellement sur l'histoire de la Bosnie-Herzégovine, de la Yougoslavie et des Balkans. 143- Tiliç (Doğan), Milliyetçiliğin pençesindeki kartal. Kosova (L'aigle dans les griffes du nationalisme. Le Kosovo) Ankara : Ümit, 1999, 204 p. Les fondements des nationalismes albanais et serbe, les politiques américaine, européenne et turque dans la région. 144 - Karatay (Osman), Bosna-Hersek bariş süreci – Dayton Bariş antla şmasi eki ile (Le processus de paix en Bosnie-Herzégovine – accord de Dayton en annexe), Ankara : Karam, 2002, 184 p. 145 - Karatay (Osman), Kosova Kanli Ova (Kosovo, la plaine ensanglantée), Istanbul : İz, 1998, 173 p. Présentation succincte de l'histoire du Kosovo par étapes historiques. 146- Selver (Mustafa), Balkanlara Stratejik yakinlaşim ve Bosna (La Bosnie et le rapproche ment stratégique vers les Balkans), Istanbul : İO Kültür Sanat, 2003, 224 p. Géographie, population, histoire depuis le Congrès de Berlin jusqu'au accords de Dayton. 147 - Ülger (Irfan Kaya), Yugoslavya Neden Parçalandi : Balkan Draminin Perde Arkasi (Pourquoi la Yougoslavie a-t-elle implosé : les coulisses d'une tragédie balkanique), Ankara : Seçkin, 2003, 256 p. 148 - Koca (Mucahit), Bosna kitabi (Le livre bosniaque), Istanbul : Sur, 1999, 64 p. 149 - Hatipoğlu (Tahir), Bosna'ya farkli bakiş : gözlem-yorum-tartişma (Un autre regard sur la Bosnie : observations-interprétation-discussion), Istanbul : Selvi, 140 p. 150 - Burhan (Metin), Unaltay (Altay), Bosna-Hersek ve postmodern ortaçağa giriş (La Bosnie-Herzégovine et l'entrée dans le Moyen-Age postmoderne), Istanbul : Birleşik, 1996, 477 p. 151 - Yahya (Harun), Gizli el Bosna'da : Sirplarin arkasindaki anti-islami enternasyonel'in bilin-meyen hikayesi (La main secrète en Bosnie : histoire de l'internationale anti- islamique derrière les Serbes), Istanbul : Vural, 1997, 253 p. 152 - Karatay (Osman), Ba'de Harâbi'l – Bosna (Après la destruction de la Bosnie), Istanbul : İz, 1997. 234 p. 153 - Gunay (Ertegrul), Bosna yazilari : Bosna için insanlik girişimi (Les écrivains bosniaques : une initiative humaine pour la Bosnie), Istanbul : AD, 1997, 222 p.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 276

154 - Alkan (Necmettin), Dağilan Yugoslavya mozaiğinde Bosna (La Bosnie dans la mosaïque yougoslave éclatée), Istanbul : Beyan, 1995, 240 p. 155 - Erduran (Refik), Bosnali Samuraylar (Les samouraïs bosniaques), Ankara : Vadi, 1997. 156 - Bora (Tanil), Yeni Dünya düzeni'nin av savaşi : Bosna-Hersek (La guerre prédatrice du nouvel ordre international : la Bosnie-Herzégovine), Istanbul : Birikim, 1994, 330 p. 157 - Gürbüz (Bahadir), Bati'dan Doğu'ya uzanan çizgide Balkanlar ve Türkler : (1996-1999 Makedonya ve Bosna-Hersek) (Les Turcs et les Balkans entre l'Occident à l'Orient : 1996-1999, Macédoine et Bosnie-Herzégovine), Konya : Çizgi, 2002, 269 p. 158 - Tekin (Arslan), Balkan Volkani (Le volcan balkanique), Istanbul : Ötüken, 1993, 351 p. Récit d'un voyağe effectué en 1992 (Bulgarie, Grèce, Macédoine, Kosovo) par un éditorialiste du quotidien Ortadoğu. 159- Balbay (Mustafa), Balkanlar (Les Balkans), Istanbul : Çağdas, 2ème édition, 1998, 159 p. Récit de voyage (Bulgarie, Macédoine, Albanie, Serbie, Bosnie) par un éditorialiste du quotidien Cumhuriyet. 160- Bâkiler (Yavuz Bülent), Üsküp'ten Kosova'ya (De Skopje au Kosovo), Ankara : Türk Dünyasi Vakfi, 1997, 203 p. (1ère édition 1989). Récit de voyağe entrecoupé d'anecdotes, de poèmes et de témoiğnağes. 161- Özfatura (Necati), Hedefteki ülke, Kosova (Kosovo, le pays ciblé), Istanbul : İzci, 1998, 221 p. Recueil d'articles d'un éditorialiste du quotidien Türkiye. 162- Karatay (Osman), Balkanlarin Gülen Çehresi (Le visağe souriant des Balkans), Ankara : Kirali Mat., 1999, 169 p. Recueil de chroniques, couvre les années 1997-1998. 163 - Fürüzan, Balkan yolcusu : gezi-röportaj (Voyage dans les Balkans : reportages), Istanbul : Yapi Kredi, 1996, 193 p. 164 - Elveriş (İdil), New Orleans'tan Kosovo'ya. Bir Türk kizinin anilari (De la Nouvelle Orléans au Kosovo. Journal d'une jeune femme turque), Istanbul : Aykiri, 2002, 195 p. Journal d'une jeune femme turque qui a travaillé à l'UNMIK. Couvre environ un an de juillet 2000 à juin 2001. 165- Tokay (Gül), Makedonya Sorunu. Jön Türk İhtilâlinin Kökenleri (1903-1908) (La question macédonienne. Les origines de la révolution jeune-turque - 1903-1908), Istanbul : Afa, 1996, 212 p. Publication d'une thèse ; sources : archives ottomanes (Başbakanlik notamment) et autrichiennes (Haus-Hof- und Staats-Archiv, Kriegs Archiv). 166 - Börekçi (Mehmet Çetin), Osmanli Imparatorluğu'nda Sirp meselesi (La question serbe dans l'Empire ottoman), Istanbul : Kutup Yildizi, 2001, 199 p. 167 - Bozbora (Nuray), Osmanli yönetiminde Arnavutluk ve Arnavut ulusçuluğunun gelişimi (L'Albanie sous réğime ottoman et le développement du nationalisme albanais), Istanbul : Boyut, 1997, 300 p. 168 - Çelik (Bilgin), İttihatçilar ve Arnavutlar : II. Meşrutiyet döneminde Arnavut ulusçuluğu ve Arnavutluk sorunu (Les Albanais et le Comité Union et Progrès : le nationalisme albanais et la question albanaise à l'époque de la deuxième Constitution), Istanbul : Büke Kitaplan, 2004, 536 p. 169 - İnanç (Üstün), Makedonya Gamzesi : Osmanlinin çikamadiği Jön Türk Tüneli (Le clin d'œil macédonien : le tunnel jeune-turc dont les Ottomans ne peuvent sortir), Istanbul : Okul, 2004, 242 p. 170 - Bulgaristan devrimci gençlik haraketi tarihi (Histoire du mouvement de la jeunesse révolutionnaire en Bulgarie), Istanbul : Evrensel, 1999. 171 - Birdoğan (Nejat), Anadolu ve Balkanlarda Alevi yerleşmesi : ocaklar-dedeler- soyağaçlari (Le peuplement alévi en Anatolie et dans les Balkans : les foyers-les dedes-les généalogies), Istanbul : Mozaik, 1995, 292 p.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 277

172- İki Dünya Şavaşi arasinda Avrupa ve Balkanlar. İdeolojiler ve uluslarasi politika (L'Europe et les Balkans durant l'entre-deux ğuerre. Idéologie et politique internationale), Istanbul : Albay, 1994, 229 p. Actes d'un colloque organisé en janvier 1993. Les nationalismes en Europe et dans les Balkans durant l'entre-deux guerre, les Balkans dans les enjeux internationaux, les relations turco-allemandes. 173- Hezarfen (Ahmet) Rumeli ve Anadolu Âyan ve eşkiyasi - Osmanli arşiv belgeleri (Les brigands et notables provinciaux anatoliens et balkaniques – documents d'archives ottomans), Istanbul : Kaynak, 2004, 374 p. Présentation des documents d'archives en ottoman accompagnés de leur traduction en turc. 174- Engin (Vahdettin), Rumeli demiryollari (Les chemins de fer balkaniques), Istanbul : Eren, 1993, 303 p. Histoire de la construction des chemins de fer dans les Balkans, avec cartes et illustrations, 175- Ağanoğlu (Yildirim), Osmanli'dan Cumhuriyete Balkanlar'in Makûs Talihi : göç (La destinée malheureuse des Balkans de l'époque ottomane à la république : les miğrations), Istanbul : Kum Saati, 2001, 397 p. (index) 176- Çalislar (İzzettin), Görgülü (İsmet), eds., On yillik savaşin günlüğü : Balkan, Birinci Dünya ve İstiklal Savaşlari (Journal d'une décennie de ğuerres : les guerres balkaniques, mondiale (Première) et d'indépendance), Istanbul : Yapi Kredi, 1997, 416 p. 177- Öztürk (Ali), Rumeli'den Bursa'ya. Bulgaristan'dan Türkiye'ye. Hayatim ve Hatiratim (Des Balkans à Bursa, de la Bulğarie à la Turquie. Ma vie et mes mémoires), introduction par Mustafa Öcal, Bursa : Düşünce, 2004, 261 p. Récit d'une vie, mémoires et correspondance d'Ali Öztürk (1923-), Turc de Bulgarie qui a émigré en Turquie en 1950, membre de l'Institut islamique de Bursa. 178- Kâni İrtem (Süleyman), Osmanli Devleti'nin Makedonya Meselesi (Le problème macédonien de l'État ottoman), présentés par Osman Selim Kocahanoğlu, Istanbul : Temel, 1999, 304 p. Les œuvres de Süleyman Kâni İrtem, ancien kaymakam en Macédoine (fin XIXème - début XXème) et membre du Comité Union et Progrès. 179 - Ardici (Mehmet), Yücelciler 1947 : Makedonya'da müslüman direnişi : Mehmet Ardici'nin anilari (Les partisans de « Yücel » en 1947 – la résistance musulmane en Macédoine, les mémoires de Mehmet Ardici), Istanbul : İnsan Yayinlari, 1991, 296 p. 180 - Cemal (Yübaşi), Arnavutluk'tan Sakarya'ya komitacilik : Yüzbaşi Cemal'in anilari (Des komitadjis de l'Albanie jusqu'à Sakarya : mémoires du capitaine Cemal), préparé par Kudret Emiroğlu, Ankara : Kebikeç, 1996, 63 p. Histoire militaire – mémoires d'un officier – guerre 1912-1913. 181- Muhtar Paşa (Mahmud), Balkan Savaşi Üçüncü Kolordu'nun ve Ikinci Doğu Ordusu'nun muharebeleri, (La guerre balkanique. Les combats du Troisième Corps d'armée et de la Deuxième Armée orientale), Istanbul : Güncel, 2003, 175 p. Le journal d'un officier de l'armée ottomane sur le front, octobre-novembre 1912. 182- Akseki (Ahmet Hamdi), Bulgaristan mektuplan (Lettres de Bulğarie), Istanbul : Rağbet, 2001, 119 p. Correspondance de Ahmet Hamdi Akseki (1887-1951), écrivain et homme de religion. 183 - İsen (Mustafa), İsen (Reyhan), Balkanlarda Türk Çocuk Siiri Antolojisi (Anthologie de la poésie turque pour enfant dans les Balkans), Istanbul : Grafikler Meslek Kuruluşu, 2001, 441 p. 184 - İsen (Mustafa), Ötelerden bir ses : divan edebiyati ve Balkanlarda Türk edebiyati üzerine makaleler (Une voix d'ailleurs : articles sur la littérature de Divan et la littérature turque dans les Balkans), Ankara : Akçağ, 1997, 581 p. 185 - Cumali (Necati), Makedonya 1900 : öyküler (La Macédoine dans les années 1900 : Histoires), Istanbul : Çağdaş, 1995, 191 p.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 278

186 - Akin (Nur), Balkanlarda Osmanli dönemi konutlari (Les maisons dans les Balkans à l'époque ottomane), Istanbul : Literatür, 2001, 242 p. 187 - Kahraman (İsmail) Bulgaristan'da Osmanli Medeniyeti (La civilisation ottomane en Bulğarie), Gebze/Kocaeli : Anadolu Basin ve Yayincilik, 1999, 145 p. Présentation historique de villes bulgares et des monuments ottomans qui s'y trouvent. Composé sous forme de fiches par villes ou personnages. 188 - Mercan (Hasan), Sevinç uzak bir düştü : bir Yugoslav Kosova Türk şairinin savaş günlüğü (Le bonheur était un rêve lointain : journal de ğuerre d'un poète turc kosovar), Ankara : Orijin, 2000, 72 p. 189 - Mercan (Hasan), Elele : Kosovali şairler antolojisi (Main dans la main : anthologie de la poésie kosovare), Ankara : Damar, 1999, 112 p. 190 - Kaya (Fahri), ed., Boşnak edebiyati antolojisi (Antholoğie de la littérature bochniaque), Istanbul : Yapi Kredi, 1997, 323 p. 191 - Gümüş (İsmail), Boşnak Türküsü : öyküler (Les chants populaires bochniaques : histoires), Ankara : Ardiç, 1994, 102 p. 192 - İzeti (Metin), Balkanlar'da Tasavvuf (Le soufisme dans les Balkans), Istanbul : Gelenek, 2004, 351 p. 193 - Balkanlarda Türk ünlüleri : ansiklopedik bilgiler (Les Turcs célèbres dans les Balkans : informations encyclopédiques), Istanbul : Bizim Yurt, 1999, 295 p. 194 - Çavuşoğlu (Halim), Balkanlar'da Pomak Türkleri : Tarih ve sosyal kültürel yapi (Les Turcs pomaks dans les Balkans : histoire et structures socio-culturelles), Ankara : Köksav Vakfi, 1993, 221 p. 195 - İsen (Mustafa), Balkanlar'da Türk kültür varliği (Présence culturelle turque dans les Balkans), Ankara : Turk Kadinlari Kültür Derneği, 1993, 48 p. 196 - Nesin (Aziz), Bulgaristan'da Türkler, Türkiye'de Kürtler (Les Turcs en Bulgarie, les Kurdes en Turquie), Istanbul : Adam, 1992, 215 p. 197 - Kahramanyol (Mustafa), Makedonya'daki Türk ve müslüman toplumlarinin vatanindan ve hayatindan manzaralar (Vues sur la vie et sur la patrie dans les sociétés musulmane et turque en Macédoine), Ankara : Senoğlu, 2003, 99 p. 198- Edreniç (Mirza), Pinar (Birsen), Begoviç (Şükrü ), eds., Boşnakça-Türkçe Türkçe-Boşnakça (turc-bosniaque / bochniaque-turc – dictionnaire), Istanbul : Fono Açiköğretim Kurumu, 1994, 412 p. 199- Hengirmen (Mehmet), Türkçe öğreniyorüz : Türkçe-Boşnakça anahtar kitap (Apprenons le turc : manuel turc-bochniaque), Ankara : Engin, 1993, 3 volumes. 200- Millas (Herkül), Türk-Yunan ilişkilerine bir önsöz (Une introduction aux relations gréco-turques), Istanbul : Kavram, 1995, 184 p. 201 - Millas (Herkül), Yunan ulusunun doğuşu (La naissance de la nation grecque), Istanbul : İletişim, 1994, 408 p. 202 - Millas (Herkül), Türk Romani ve ‘öteki’ / ulusal kimlikte Yunan imaji (Les romans turcs et l'Autre / l'image du Grec dans l'identité nationale), Istanbul : Sabanci Üniversitesi, 2000, 382 p. Quelques 450 œuvres littéraires turques couvrant la fin de la période ottomane et toute la période républicaine sont passées en revue. 203 - Gürel (Şükrü), Tarihsel Boyut içinde Türk Yunan İlişkileri (1821-1993) (Les relations gréco-turques dans leurs dimensions historiques), Ankara : Ümit, 1993, 181 p. 204 - Demirbaş (Bülent), Bati Trakya Sorunu (La question de la Thrace occidentale), Istanbul : Arba, 1996, 196 p. 205 - Türgay (Çin), Yunanistan'daki Müslüman Türk Azmliği din ve vicdan özgürlüğù (Liberté de conscience et de reliğion chez la minorité musulmane turque de Grèce), Ankara : Seçkin, 2003, 154 p. 206 - Berber (Engin), ed., Izmir 1920 : Yunanistan işgali altmdaki bir kentin öyküsü (Izmir 1920 : Histoire d'une ville sous occupation grecque), Izmir : Akademi Kitabevi, 1998, 104 p. 207 - Tosun (Ramazan), Türk-Yunan ili şkileri ve nüfus mübadelesi – 1821-1930 (Les relations turco-grecques et l'échange de population), Ankara : Berikan, 2002, 179 p.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 279

208 - Hatipoğlu (Murat), Yakin tarihte Türkiye ve Yunanistan (1923-1954) (La Grèce et la Turquie dans l'histoire récente – 1923-1954), Ankara : Siyasal Kitabevi, 1997, 343 p. 209 - Gökaçti (Mehmet Ali), Geographika : yeniden keşfedilen Yunanistan (Géographica : La Grèce redécouverte), Istanbul : Iletişim, 2001, 616 p. 210 - Sönmezoğlu (Faruk), Türkiye-Yunanistan ili şkileri ve büyük güçler : Kibris, Ege ve diğer so-runlar (Les relations turco-grecques et les Grandes puissances : Chypre, la mer Égée et autres questions), Istanbul : Der, 2000, 403 p. 211 - Sofuoğlu (Adnan), Fener Rum Patrikhanesi ve siyaset faaliyetleri (Le patriarcat ‘rum’ du Phanar et ses activités politiques), Istanbul : Turan, 1996, 259 p. 212 - Çelik (Mehmet), Türkiye'nin Fener Patrikhanesi meselesi : ABD'nin Yeni Dünya Düzeni Projesi'nde Ortodoks aleminin yeniden yapilandirilmasi, II. Vatikan Projesi : Fener Patrikhanesi'ne verilecek ökümeniklik statüsünün Türkiye için doğuracaği tehlikeler (La question du patriarcat du Phanar en Turquie : La restructuration du monde orthodoxe dans le projet de Nouvel Ordre international des États-Unis ou le projet Vatican II. Les dangers pour la Turquie de l'octroi d'un statut œcuménique au patriarcat), Izmir : Akademi Kitabevi, 1998, 106 p. 213 - Çelik (Mehmet), Fener Patrikhanesi'nin ökümeniklik iddiasinin tarihi seyri (325-1453) (Les évolutions historiques des revendications d'oecuménisme du patriarcat du Phanar), Izmir : Akademi Kitabevi, 2000, 285 p. 214 - Atalay (Bülent), Fener Rum Ortodoks Patrikhanesi'nin siyasi faaliyetleri 1908-1923 (Les activités politiques du patriarcat orthodoxe « rum » du Phanar), Istanbul : Tarih ve Tabiat Vakfi, 2001, 350 p. 215 - Günay (Tuncer), Misyonerler ve Fener Rum Patrikhanesi : Haçlilarin ajan- provokatör kollari, (Les missionnaires et le patriarcat orthodoxe « rum » : le bras provocateur-agitateur des croisades), Ankara : Berikan, 2002, 352 p. 216 - Macar (Elçin), İstanbul Rum Patrikhanesi (Le patriarcat orthodoxe (‘grec’) d'Istanbul), Istanbul : İletişim, 2003, 357 p. Étude du patriarcat œcuménique d'Istanbul à partir des archives turques (Başbakanlik).

NOTES

1. Les traductions ne sont pas prises en compte dans cet état des lieux, de même que les articles parus dans des revues scientifiques. 2. La question chypriote n'a pas été couverte par cet état des lieux. 3. Les chiffres entre parenthèses renvoient à la liste des publications ci-après. 4. Le Türk Kültürünü Araştirma Enstitüsü publie également, depuis 1964, deux revues : Türk Kültürünü Araştirmalari et Cultura Turcica. 5. Ne sont pas mentionnés ici les pré-rapports et rapports (publiés) sur la reconstruction du pont de Mostar, en partie financée par IRCICA. 6. Talât Tekin a également publié un ouvrage sur la langue des Bulgares de la Volga, Volga Bulgar Kitabeleri ve Volga Bulgarcasi (Le bulgare de la Volga et les inscriptions des Bulgares de la Volga), Ankara : TDK, 1988, 91 p. 7. Il a publié une nouvelle bibliographie, beaucoup plus complète, en 1999, au TC Kültür Bak. 8. L'auteur avait déjà publié un petit ouvrage (68 p.) sur ce sujet en 1991 aux éditions Şafak (Ankara).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 280

9. Bavyera Eyaleti Bati Trakya Türkleri Aile Birliği (Union familiale des Turcs de Thrace occidentale – province de Bavière), Munich. L'auteur a également publié plusieurs autres ouvrages sur la littérature turque de Thrace occidentale à la section de Dusseldorf de l'association, à la section australienne (Melbourne -Bati Trakya Türk İslam Dayanişma Derneği) ou au Bati Trakya Araştirma Merkezi (centre de recherche sur la Thrace occidentale) de Munich.

RÉSUMÉS

Cette nouvelle rubrique est destinée à offrir aux lecteurs une présentation des publications sur les Balkans dans les Balkans. Elle offrira, espérons-nous, de nouveaux matériaux aux chercheurs, leur présentera les publications sur leurs centres d'intérêt mais des langues qui ne leur sont pas forcément accessibles et donnera un aperçu de la variété (ou non) des thématiques traitées. Cette première recension porte sur les publications sur les Balkans en Turquie. Elle couvre les années 1991-2004 et, sans prétendre à l'exhaustivité, se veut la plus complète possible. 216 ouvrages sont ici référencés.

This new section intends to present the publications on the Balkans in the Balkans. We hope it will introduce new materials to the researchers, enlighten them on publications in their own fields but published in languages that are not necessarily understandable to all, and will give an insight on the variety – or not – of the recurrent handled subjects. This first inventory focuses on the publications on the Balkans in Turkey. It encompasses the 1991-2004 years and, without claiming to be exhaustive, it tends to be as complete as possible. 216 books are listed here.

AUTEUR

SYLVIE GANGLOFF Chercheur associée au Laboratoire d'Etudes turques et ottomanes (UMR 8032). Mail : [email protected]

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 281

Notes de lecture

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 282

Hösch (Edgar), Nehring [Karl], Sundhaussen (Holm), Hrsg., Lexikon zur Gescnichte Südosteuropas Wien-Köln-Weimar : Böhlau, 2004, 770 p.

Nathalie Clayer

RÉFÉRENCE

Hösch (Edgar), Nehring [Karl], Sundhaussen (Holm), Hrsg., Lexikon zur Gescnichte Südosteuropas, Wien-Köln-Weimar : Böhlau, 2004, 770 p.

1 La mode est aux dictionnaires thématiques, catégorie dans laquelle se range le présent ouvrage. Le dictionnaire de l'histoire du Sud-Est européen préparé par le Südost-Institut de Munich s'inscrit cependant dans la continuité d'un travail encyclopédique entamé depuis de nombreuses années par cette institution. En effet, on peut le considérer comme un prolongement du très utile Biographisches Lexikon zur Geschichte Südosteuropas (Dictionnaire biographique pour l'histoire du Sud-Est européen) paru en quatre volumes, entre 1974 et 1981 (München, Oldenbourg). Les noms de personnages ont d'ailleurs été exclus du nouvel ouvrage pour cette raison. Toutefois, à la différence du précédent, il ne s'adresse pas uniquement aux spécialistes, mais aussi à un public plus large de lecteurs intéressés par cette zone, d'où son format plus compact et la relative brièveté des articles (renvoyant sur une bibliographie complémentaire).

2 Le dictionnaire en question est un ouvrage collectif, ayant mobilisé plus de 60 chercheurs, principalement d'Allemagne et d'Autriche, qui ont ainsi couvert un large champ géographique, temporel et thématique. Le Sud-Est européen est ici considéré dans un sens très large, englobant la Slovaquie, la Moldavie et Chypre. La période prise en considération va de l'époque médiévale à nos jours, de l'Empire byzantin, aux États modernes, en passant par les empires ottoman et habsbourgeois. Les entrées sont de différents types. Il y a d'abord les entrées « pays » (par exemple : Empire ottoman, Bulgarie, Empire bulgare – premier et deuxième), les entrées « régions » (par exemple :

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 283

Banat, Baranya, Épire) et les entrées villes (essentiellement les capitales actuelles). Il y a ensuite la catégorie des entrées « groupes ethniques » (par exemple : Albanais, Arméniens, Aroumains, Macédoniens) et « religions ou groupes religieux » (par exemple : alévis, vieux croyants, orthodoxie, uniates). Un troisième type d'entrées englobe les noms de dynasties importantes (par exemple : Anjou, Arpade, Petrović- Njegoš), et des événements marquants de l'histoire du Sud-Est européen (par exemple : différents traités, crise d'annexion de la Bosnie-Herzégovine, attentat de Sarajevo). Une autre catégorie renferme les termes correspondant à différentes réalités socio- politiques byzantines, ottomanes ou autres (par exemple : despotes, pronoia, ayans, archontes, armatoles, berat, beg, nahiye, mülk). Enfin, le dictionnaire contient bon nombre d'entrées que l'on pourrait qualifier de « thématiques » (par exemple : nobles, alphabets, alphabétisation, anti-sé-mitisme, travailleurs, Aufklärung, austro-marxisme, partis, police).

3 À n'en pas douter, il s'agit donc d'un ouvrage globalement très utile et pratique. On ne peut ici faire une critique détaillée de chaque entrée, dont le style et la teneur dépendent, comme toujours, de l'auteur. Sur un plan général, bien qu'un tel ouvrage ne puisse naturellement prétendre à l'exhaustivité, on aurait pu imaginer que d'autres villes que les capitales actuelles y eussent leur place, lorsqu'elles furent importantes dans l'histoire, à l'instar de Plovdiv ou de Bitola. Même Constantinople/Istanbul, qui fut longtemps la métropole des Balkans aurait mérité d'y figurer. Les fleuves et rivières importantes, comme le Danube, auraient aussi pu compter parmi les entrées. Par ailleurs, l'histoire économique (commerce, matières premières, etc.) est assez peu représentée. Il est surtout regrettable que certaines entrées prévues par les éditeurs manquent, parce que certains auteurs n'avaient pas remis leurs copies (c'est le cas de Belgrade, de Musulmans bosniaques, de élites, intelligentsia, socialisme, stalinisme, urbanisation, transport, etc.). Je ferai également une critique sur le plan formel. Pour les lecteurs qui ne sont pas de langue maternelle allemande, le très grand nombre de mots abrégés rend parfois laborieuse la lecture des articles.

4 Cependant, au moins deux points forts méritent d'être soulignés. La présence de nombreux termes relatifs aux fonctionnements des institutions ottomanes pourra être très utile aux historiens du Sud-Est européen qui méconnaissent trop souvent les « arcanes » de cette période qui a marqué l'histoire d'une partie des territoires du Sud- Est européen. D'autre part, les nombreuses entrées thématiques invitent à réfléchir globalement sur les évolutions des sociétés Sud-Est européennes et, au-delà, à les comparer, voire à les réinsérer dans le cadre des sociétés européennes en général, ce qui est hautement souhaitable.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 284

De Waele (Jean-Michel), éd., European Union accession referendums Bruxelles : Éditions de l'Université de Bruxelles, 2005,154 pages.

Emmanuelle Chaveneau-Le Brun

RÉFÉRENCE

De Waele (Jean-Michel), éd., European Union accession referendums, Bruxelles : Éditions de l'Université de Bruxelles, 2005,154 pages.

1 Huit États d'Europe centrale (l'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie) ont posé à tous leurs ressortissants une question identique dans un intervalle de temps inférieur à un an. Il s'agissait de se prononcer sur l'adhésion de leur État à l'Union européenne lors de la dernière vague d'élargissement de la communauté, en mai 2004. Un matériau rare, dont Jean-Michel de Waele s'est saisi, y ajoutant les résultats des élections européennes en juin 2004 et ceux des référendums nationaux sur le projet de Constitution pour l'UE, survenus plus tard.

2 J.-M. De Waele s'interroge dans un premier temps sur la portée politique du référendum en général. Il reprend les arguments ordinaires des pro- et des anti- et les précise dans les contextes politiques nationaux de l'époque où ont eu lieu les referendums pour l'adhésion à l'UE, citant notamment une question de Laurence Morel : « Can a referendum act as an effective remedy to the representational crisis of which it is nowadays a symptom ? ». Il estime que les gouvernements d'Europe centrale choisirent de donner au peuple un rôle politique dans leur mouvement de « retour à l'Europe », tout en espérant gagner du crédit grâce à un oui massif. Les partisans du non n'eurent que de faibles arguments à opposer, si bien que la politisation des votants fut assez faible. Dans un second temps, J.-M. De Waele s'intéresse aux résultats des premières élections européennes qui suivirent d'un mois la vague d'adhésion de mai 2004. Il rappelle les contextes nationaux (périodes politiques d'instabilité dans laquelle se trouvait la plupart des États d'Europe centrale, principaux points de débat par État) avant d'en tirer et d'expliquer deux tendances fortes : l'abstention record et le vote de

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 285

protestation contre les partis au pouvoir. En revanche, il nuance l'idée selon laquelle ce sont les partis eurosceptiques qui ont remporté ces élections.

3 Neuf auteurs analysent ensuite, en huit chapitres dédiés chacun à un pays, les résultats des référendums nationaux pour l'adhésion à l'UE de mai 2004. En une douzaine de pages environ, la situation politique propre à chaque pays est analysée, les résultats mis en lumière par l'étude des partis politiques et autres institutions en présence, de l'évolution de l'opinion publique face à l'élargissement communautaire, voire des clivages internes au pays. Clairs et précis et documentés, chaque article s'appuie sur des figures, tableaux ou graphiques qui peuvent en faire une bonne source pédagogique.

4 Au total, l'ouvrage apporte, dans l'introduction, une comparaison assez succincte des résultats du référendum pour l'ensemble de l'Europe centrale. Mais la juxtaposition des huit analyses nationales extrêmement précises du même événement donne toute latitude à chacun pour cerner les convergences et divergences.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 286

Traian (Sandu), Illusions de la Puissance, Puissance de l'illusion. Historiographies et histoire de l'Europe Centrale dans les relations internationales de l'entre-deux-guerres Paris : L'Harmattan (« Cahiers de la nouvelle Europe »), 2005, 300 p.

Joseph Krulic

RÉFÉRENCE

Traian (Sandu), Illusions de la Puissance, Puissance de l'illusion. Historiographies et histoire de l'Europe Centrale dans les relations internationales de l'entre-deux-guerres, Paris : L'Harmattan (« Cahiers de la nouvelle Europe »), 2005, 300 p.

1 Ce recueil d'articles constitue une contribution de grande valeur à l'étude des relations internationales dans l'entre-deux-guerres dans une vaste région comprise entre la Finlande et l'Albanie, appelée « Europe médiane » sous l'inspiration d'Antoine Marès, spécialiste bien connu de la Tchécoslovaquie et des pays tchèques qui conclue ce recueil, publié dans la collection qu'il dirige. Certes, le recoupement avec les pays balkaniques n'est que partiel. Quatre articles sur 19 sont consacrés à des sujets balkaniques (la Roumanie et l'Albanie) et l'on peut admettre que l'introduction de Traian Sandu, coordonnateur l'ouvrage, porte largement sur le problème de la Petite Entente et de la politique étrangère française envers « l'Europe centrale », dont la Roumanie ou la Yougoslavie semblent faire partie à s'en tenir à cet ouvrage. L'évacuation du concept de « Balkans » au profit d'une « Europe centrale » ou d'une « Europe médiane » largement entendue ici de l'Albanie à la Finlande, constitue d'ailleurs la première thèse implicite de cet ouvrage collectif.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 287

2 Le livre recoupe deux genres historiques bien connus, l'étude des relations internationales et l'étude critique des historiographies nationales. La première – dans le sillage de l'œuvre de Pierre Renouvin et de Jean-Baptiste Duroselle dont l'ouvrage, la décadence (1932-1939, Imprimerie nationale, Paris, 1979), est constamment cité – est ici illustrée par une relecture des années 1920, alors que les recherches françaises privilégient les années 1930, et par une mise en valeur des acteurs de la région, dont la Roumanie et la Hongrie, comme acteurs autonomes dans le grand jeu continental. Ces acteurs, perçus comme « secondaires », se sont efforcés de jouer leur rôle propre et l'histoire de leurs relations réciproques ou avec des acteurs plus considérables comme la France, l'Allemagne ou d'autres, se révèle bien plus nuancée qu'on le dit d'ordinaire. Catherine Horel montre ainsi dans son article sur « une brève idylle dans les relations franco-hongroises au début des années trente » que certains dirigeants ont esquissé un comportement francophile et une politique de rapprochement avec la France.

3 De même, s'il est convenu de s'intéresser au système d'alliances françaises dans cette zone comprise entre la Pologne, la Roumanie et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, Traian Sandu montre dans son introduction, comme le fait également Isabelle Davion dans son article « La France entre Prague et Varsovie de 1919 à 1939 : du triangle stratégique au triangle des solitudes », que la Pologne et la Tchécoslovaquie se détestent, que les alliances franco-polonaises et la Petite Entente constituent des voies parallèles mal coordonnées, tandis que la Pologne et la Roumanie s'ignorent ou, plus précisément, que la politique française en Europe centrale et dans les Balkans n'est pas efficacement cordonnée. Certes, il faut éviter, comme le dit Traian Sandu, une lecture téléologique de cette histoire : la crise de Munich jette une lueur rétrospective tragique sur toutes ces alliances croisées et lire l'histoire des années 1920 à la lumière de la fin des années 1930 risque de fausser le regard de l'historien.

4 Du point de vue de la « balkanologie », un des principaux apports de l'ouvrage porte sur la situation albanaise. Dans l'article « La France et l'Albanie entre les deux guerres (1914-1940) », Stefan Popescu montre la densité des initiatives, militaires, politiques et culturelles de la France en Albanie pendant cette période. Il a étudié les archives du Quai d'Orsay, les archives diplomatiques italiennes et les études antérieures (il cite, entre autres, l'article d'Etienne Augris « Korçë dans la grande guerre. Le Sud-est albanais sous administration française 1914-1918 », publié dans le n°4 de Balkanologie). L'influence française, notamment du point de vue linguistique, trouve ses origines directes dans l'établissement d'un réseau scolaire à cette époque.

5 Plusieurs articles sont d'une remarquable densité, à commencer par l'article sur l'historiographie finlandaise des deux moments problématiques de son histoire, à savoir la guerre de 1918-1920, inséparablement guerre d'indépendance et guerre civile entre « blancs » et « rouges », et la guerre d'hiver de 1939-1940 contre l'URSS de Staline. Ces deux périodes, qui mettent en cause à la fois les relations avec l'URSS et le sort du système politique du pays, sont stimulantes pour les « balkanologues » qui trouveront aisément des crises comparables dans leur champ de recherches.

6 Les analystes attachés à l'historiographie pourront également trouver leur profit dans les articles de Francesco Guida, professeur à Rome, sur « Historiographie italienne récente sur l'Europe centre-orientale d'une guerre mondiale à l'autre » et celui de Traian Sandu « Le renouvellement de l'histoire politique roumaine de l'entre-deux- guerres ». Les historiens italiens se sont surtout consacrés à la Hongrie, à l'exception d'Alberto Basciani, Giuliabo Caroli et Franscesco Guida lui-même, spécialistes de la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 288

Roumanie. Dans le cas roumain, comme dans tous les pays communistes, l'histoire de l'entre-deux-guerres fut d'abord soumise à la vulgate marxiste-léniniste qui faisait des rapports de force socio-économiques internes la principale cause de la politique extérieure et intérieure. La nécessité de légitimer le régime de Ceauşescu, qui prétendait prendre ses distances diplomatiques avec l'URSS, a conduit l'historiographie communiste à trouver quelques qualités aux hommes politiques roumains, à commencer par Nicolae Titulescu, ministre des Affaires Étrangères entre 1932 et 1936, à la fois artisan de la « Petite Entente » et d'une politique de rapprochement avec l'URSS. Ce courant « national-communiste » a, certes, souvent été analysé mais Traian Sandu note que, du fait de la continuité du personnel universitaire, ses principaux représentants, comme les historiennes Eliza Campus et Viorica Moisuc qui ont écrit sur l'histoire de la « Petite Entente » et de la Bessarabie, continuent de donner le ton alors même que l'historiographie communiste avait repris la thématique d'historiens et de juristes roumains d'avant 19391. Ce remarquable exemple de continuité d'une tradition idéologique et intellectuelle dans un pays donné peut stimuler la réflexion des comparatistes et des spécialistes des nationalismes. L'autre grand problème de l'historiographie roumaine est celui de l'étude du « fascisme » ou des phénomènes d'extrême-droite dans la Roumanie des années 1932-1945. Les historiens communistes de l'époque Ceauşescu ont eu tendance à analyser « la légion de l'archange Gabriel », matrice de plusieurs mouvements d'extrême-droite comme une « officine » des pays fascistes comme l'Allemagne et l'Italie. Politiquement, cette thèse « historique » était nécessaire si l'on entendait présenter le Parti communiste, même clandestin et minuscule, comme seul représentant des masses populaires. Cette thèse se heurte notamment au succès électoral non négligeable des organisations liées à cette « légion » (15,7 % des voix aux élections de 1937).

7 Dans l'après-communisme, cette dénégation du caractère fasciste se heurte à deux obstacles : d'une part, les historiens, post-communistes mais issus d'une tradition communiste, tendent à fondre ce mouvement dans la droite roumaine dans son ensemble et, d'autre part, une certaine renaissance de l'idéologie nationaliste tend à banaliser, selon Traian Sandu, l'aspect « fasciste » des phénomènes des année 1930. On pourrait, cependant, faire remarquer que la réticence à admettre le fascisme comme phénomène endogène n'est pas spécifiquement roumaine : les historiens français ont, pour la majorité et les plus éminents d'entre eux, à tort ou à raison, refusé de considérer que le fascisme pouvait être un phénomène réellement enraciné en France dans les années 1930 pour des motifs, en apparence, très différents (force de tradition républicaine française entre autres) et seuls des historiens extérieurs à la France, spécialistes de l'histoire des idées (par exemple, Zeev Sternhell, Israélien), ont soutenu que le fascisme était né en France ; tandis que d'autres, également extérieurs à la France mais aussi spécialistes du fascisme, sont plus circonspects2. Dans le cas roumain, l'équivalent de l'oeuvre de Sternhell est représenté par l'ouvrage de Zigu Ornea3, où apparaissent les futures célébrités comme Cioran et Eliade et d'obscurs auteurs oubliés. Les thématiques roumaines y sont reliées aux grandes thématiques du fascisme européen. Mais comme le note Traian Sandu, si l'étude des idées politiques des élites restreintes pouvait peut-être résumer le débat à l'époque du suffrage censitaire, après 1918, le suffrage universel et l'urbanisation a élargi le public, de sorte que l'approche fondée sur les textes programmatiques et les pétitions idéologiques s'avère plus aléatoire pour cerner la réalité d'un éventuel fascisme. On rejoint les objections qui ont été faites à Sternhell : celui-ci déduisait de l'histoire des idées politiques en France vers

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 289

1907-1910 que le fascisme était né en France. Mais, politiquement, le fascisme, en utilisant un héritage idéologique varié, notamment français, s'est d'abord affirmé en Italie. Dans le cas roumain, Codreanu, leader de la légion déclarait dès 1936 qu'il avait besoin des ouvriers plus que des paysans, ce qui contredisait certains aspects agrariens de son idéologie. Mais cette coexistence entre « modernisme » agressif et archaïsme, comme une certaine sociologie des militants (étudiants, fonctionnaires et classes moyennes), caractérisait également le fascisme italien. Cela plaide pour l'existence d'un fascisme roumain endogène mais dont les traits structurels sont largement similaires à celui d'autres mouvements en Europe. Si la sociologie des électeurs d'extrême droite est encore trop peu étudiée par les historiens roumains, on voit ainsi que les débats sur les historiographies roumaines sont, en réalité, assez peu « balkaniques » au sens péjoratif, mais rejoignent nos débats « français » et « européens » au sens le plus occidental du mot.

NOTES

1. Voir, par exemple, l'ouvrage de Şofronie (Gheorghe), La position internationale de la Roumanie. Etude juridique et diplomatique de ses engagements internationaux, Bucarest, 1938. 2. Parmi les ouvrages récents les plus intéressants, non mentionnés par Traïan Sandu, Paxton (Robert), Le fascisme en action, Paris : Le Seuil, 2004 ; Gentile (Emilio), Ou 'est que le fascisme, histoire et interprétation, Paris : Gallimard (Folio), 2004 ; Mosse (George) La révolution fasciste, Vers une théorie générale du fascisme, Paris : Le Seuil, 2003. 3. Ornea (Zigu), Anii treizeci, Extrema dreaptă românească (Les années 1930, l'extrême droite roumaine), Bucarest : Fundaţiei Culturale Române, 1995.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 290

Richard (Yann), Sanguin (André- Louis), éds., L'Europe de l'Est quinze ans après la chute du Mur, Des pays baltes à l'ex-Yougoslavie Paris : L'Harmattan, 2004, 330 p.

Patrick Michels

RÉFÉRENCE

Richard (Yann), Sanguin (André-Louis), éds., L'Europe de l'Est quinze ans après la chute du Mur, Des pays baltes à l'ex-Yougoslavie, Paris : L'Harmattan, 2004, 330 p.

1 Y. Richard et A.-L. Sanguin passent en revue les quinze années passées depuis la chute du Mur de Berlin. L'ouvrage est divisé en deux thèmes.

2 Le premier traite des héritages : assistons-nous à une rupture d'avec le système soviétique ou à une évolution l'intégrant ? L'introduction de M.-C. Maurel nous rappelle que les deux approches ne sont pas incompatibles et que les « héritages du passé sont propres à chacun des territoires concernés ». La première partie concerne les recompositions territoriales. C. Autin analyse la politique des États baltes vis-à-vis des minorités russes. J. Wendt et A. Ilies évoquent les vicissitudes du district de Kaliningrad, ballotté entre Pologne, Lituanie et Russie. Y. Richard se penche sur les changements de la Biélorussie. Il montre bien l'évolution par rapport à l'époque soviétique : il ne s'agit pas d'une rupture dans les dynamiques territoriales ou d'un déclin démographique mais de la poursuite d'une évolution débutée avant la fin de l'URSS. Par contre, le Kazakhstan qu'étudie J. Thorez se caractérise par une évolution et une rupture. O. Balabanian nous montre les aléas de la production en électricité en Arménie qui ne bénéficie plus de l'approvisionnement « traditionnel » et ne tire pas le meilleur profit des structures existantes. F. Ardillier-Carras nous présente le

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 291

repositionnement de l'Arménie (qui passe de frontière sud de l'URSS à frontière nord de l'espace arabo-persique) et nous démontre l'absurdité du projet nord-américain de couloir pour « régler » le problème du Karabakh. La comparaison démographique des pays occidentaux avec les pays « ex-communistes » (lesquels sont scindés en ex-URSS et démocraties populaires) qu'opère G.-F. Dumont établit des constatations très intéressantes et montre les divergences qui persistent de chaque côté de l'ex-rideau de fer.

3 La deuxième partie de l'ouvrage traite des espaces, urbains et ruraux, en mutation. I. Amestoy et L. Coudroy de Lille comparent l'habitat stalinien en Pologne et en Russie : les formes architecturales sont différentes tout comme l'est l'imprégnation de l'idéologie. C. Cabanne, P. Fatal et E. Tchistiakova passent en revue les aspects positifs et négatifs de l'héritage soviétique en Russie et mettent en exergue les perceptions différentes, inhérentes à chaque groupe social, de la localisation géographique et de l'âge. Volovgrad, leur sujet d'étude, est une « région test » pour l'implantation des nouveautés (impôts) ainsi que pour son conformisme (musellement). D. Eckert nous donne plusieurs pistes de réflexion sur la quasi-absence de changement de toponymes en Russie, au contraire de ce que l'on a pu observer en Europe centrale et balkanique. I. Brade s'appuie sur les principes idéologiques de la politique économique soviétique pour expliquer le déclin de nombreuses villes. Seules les centres économiques (tissu industriel diversifié, localisation géographique avantageuse, relations formelles et informelles des entrepreneurs économiques avec les élites politiques) sont prospères. M. Schulze évoque la modification des modèles migratoires en URSS. A. Ancuta décrit l'impact des coopératives agricoles de production roumaines sur la société agricole. A. Jezierska-Thole nous alerte sur le patrimoine polonais en danger. Des travaux de conservation/restauration sont à réaliser urgemment.

4 La troisième partie est centrée sur les identités territoriales. J. Radvanyi retrace les territoires perdus et reconquis par la Russie, la perception géographique de son espace, les relations au sein de la CEI dont l'utilité est différemment perçue par les acteurs en présence. V. Kolossov dépeint les relations Ukraine-Russie, les enjeux qu'elles recouvrent et les mythes ré-férents, leviers de l'européanisation des ex-« Petits Russiens ». C. Roux traite des relations moldavo-roumano-transnistriennes et montre que la « nation-État » existe. B. Drweski évoque l'évolution de la société polonaise qui, tout en adoptant les normes dominantes, a conservé les habitudes, structures et valeurs de la précédente période. P. Dostal et J. Markusse, se basant sur les enquêtes d'opinion menées par l'Eurobaromètre, estiment qu'un sentiment pro-européen « est en train d'émerger dans l'opinion publique » des pays post-communistes.

5 Le second thème concerne les pays « ex-yougoslaves ». Dans son introduction, A.-L. Sanguin nous rappelle que les rancoeurs et les ambitions rivales sont les vecteurs de « l'explosion ».

6 La première partie est consacrée aux recompositions territoriales. M. Bufon revient sur les difficultés à définir l'Europe centrale (point de rencontre linguistique, culturelle, transfrontalière). Elle s'attarde sur les perceptions des acteurs de l'Eurorégion (« instrument de l'expansionnisme hongrois » pour les Slovaques et les Roumains). La dynamisation de la coopération transfrontalière permet, selon J. Zupancic, l'activation des potentiels locaux. Le soutien de l'État et le renoncement aux prétentions territoriales sont les vecteurs du développement. E. Chaveneau-Le Brun montre, par exemple, que la volonté du gouvernement croate d'intégration à l'Europe s'illustre par

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 292

une collaboration avec le TPI (la mort de F. Tudjman ayant aussi ouvert cette voie). Toutefois, le gouvernement en oublie les conditions sociales. M. Klemencic commet un texte ambitieux sur la transition du communisme au « nettoyage ethnique ». Malheureusement les nombreux raccourcis historiques nuisent à la compréhension du discours. A.-L. Sanguin étudie la poche de Goražde. Il montre qu'elle n'est pas viable (situation économique déplorable, axes de communication inexistants).

7 La seconde partie traite des nouvelles identités. À partir de cartes mentales et d'imaginative geography, L. Sakaja nous rend compte de la perception qu'ont les lycéens croates de l'Europe. Notamment, elle nous fait part de l'usage binaire de l'Europe qu'ils se représentent. Utilisant les cartes mentales dessinées par ses interviewés, A. Cattaruzza analyse les représentations spatiales politiques et culturelles des 16-25 ans en Bosnie-Herzégovine. La territorialisation constatée est relativisée du fait d'affinités transfrontalières dissymétriques des éventuels pays d'accueil référents. S. Engelstof, A. Pobric, G. Robinson évoquent l'effort mis en œuvre pour « déserbiser », « décroatiser » et décommuniser les noms de rues à Sarajevo tout en insistant sur l'histoire et la culture commune aux Bosniaques.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 293

De Waele (Jean-Michel), Husting (Alexandre), éds., Sport, politiques et sociétés en Europe centrale et orientale Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005, 166 pages

Taline Ter Minassian

RÉFÉRENCE

De Waele (Jean-Michel), Husting (Alexandre), éds., Sport, politiques et sociétés en Europe centrale et orientale, Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005, 166 p.

1 Sous ce titre générique associant mystérieusement une réalité supposée singulière du sport à la pluralité indéfinie des politiques et des sociétés en Europe centrale et orientale, apparaît l’un de ces ouvrages collectifs ficelés hâtivement par des éditeurs visiblement plus soucieux d’ajouter un titre supplémentaire à la liste déjà impressionnante de leurs publications que d’apporter à leurs lecteurs une réflexion étayée sur la sociologie politique du sport. Tous deux sont issus de la prestigieuse Université Libre de Bruxelles (ULB) : Jean-Michel de Waele a dirigé un certain nombre d’ouvrages collectifs portant essentiellement sur les partis politiques en Europe centrale et orientale tandis qu’Alexandre Husting, spécialiste des politiques publiques du sport, s’est beaucoup intéressé à la contribution du sport dans l’élaboration d’une « citoyenneté européenne ». Sans préciser l’origine de cet ouvrage – une journée d’études, un colloque ? dans quel cadre ? – les éditeurs déplorent, dans leur introduction, que le sport, « fait social total », soit demeuré largement ignoré de la science politique. Pour autant, aucune problématique n’est véritablement posée faute d’une définition préalable du sport et d’une justification pertinente de l’espace envisagé. Après une introduction comportant certaines lourdeurs, le lecteur devra surmonter son appréhension pour aborder le corps de l’ouvrage composé de sept contributions de qualité inégale. Michel Raspaud et Radu Ababei abordent le thème de l’organisation et de l’économie du football roumain depuis la fin du régime

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 294

communiste. Mais comment comprendre les mutations du milieu du football intervenues dans les années 1990 sans une présentation détaillée de ce milieu à l’époque communiste ? Certes, les auteurs indiquent (p. 25) qu’à l’époque du communisme roumain, « le championnat de football fonctionnait suivant la logique d’un système informel tout à l’avantage des clubs appartenant aux grands corps de l’État que sont l’Armée et la Police, lesquels, par des réseaux d’influence et la corruption, tiraient avantage sportif de leur domination sur les sphères politiques et la société » mais ne livrent aucune précision supplémentaire. En abordant l’influence de la transformation du régime politique en Pologne sur le fonctionnement des clubs sportifs, Andrzej Smolen propose une étude qui comporte une foule d’informations notamment sur l’orientation sportive des organisations politiques de l’entre-deux- guerres comme l’Union des associations sportives des travailleurs (liée au Parti socialiste polonais, PPS), l’Association de gymnastique Sokol (liée à la démocratie nationale) ou encore l’Association de tir Strzelec. À l’époque communiste, les représentants du parti, et en particulier les directeurs d’usines, semblent exercer leur patronage sur les clubs sportifs. Ainsi, le sociologue peut-il envisager ces conseils patronaux exerçant leur tutelle sur les clubs sportifs comme d’authentiques “corps sociaux” « dont les membres, dans le cas des clubs interentreprises ou municipaux, étaient le plus souvent des directeurs des établissements industriels les plus importants dans les diverses régions, des gouverneurs de ville et des personnes qui remplissaient des fonctions importantes dans les organes municipaux et provinciaux du PZPR » (p. 45). Véritable micro-société, l’entreprise socialiste trouve un prolongement dans les clubs sportifs et l’économie informelle qu’ils ne manquent pas de susciter. Cette situation évolue naturellement durant les années 1980 mais l’article n’aborde pas précisément des thèmes que l’on aimerait voir développés comme le rôle de l’Église catholique, de Solidarnosc ou même l’évolution des clubs sportifs aux chantiers Lénine de Gdansk qui aurait probablement fourni une étude de cas intéressante. En abordant le rôle du sport dans la construction de l’identité nationale lituanienne, Ingvaras Butautas et Rasa Čepaitiene, font apparaître le sport parmi les composantes de l’identité nationale en Lituanie où le basket fut longtemps élevé au rang de « religion nationale ». Ici, les auteurs abordent davantage le rôle des victoires sportives dans le renforcement des identités nationales, le cas lituanien étant intéressant de ce point de vue car dans le contexte soviétique, l’identité nationale s’est maintenue. Par exemple, le recrutement de l’équipe de football s’est accompli en Lituanie sur une base nationale comme en Géorgie ou en Arménie, ces cas étant à l’opposé du Kazakhstan dont l’équipe ne comptait qu’à peine 30 % de sportifs kazakhs. L’article mentionne ensuite la portée politique des manifestations à l’issue de matchs comme celle des supporters de l’équipe de football Žalgiris de Vilnius en 1977 qui s’inscrit dans un contexte de contestation sensible en Lituanie depuis 1972 lorsqu’un étudiant de Kaunas s’était volontairement immolé en signe de protestation contre l’occupation soviétique. Dans une contribution dont le titre rappelle les mots d’ordre des hajduks (haïdouks) bulgares, « fidèles jusqu’à la mort », Maria Iliycheva analyse le nationalisme bulgare à travers le discours des supporters. Dans le style du langage guerrier propre à la compétition sportive, elle met en évidence les stéréotypes attachés à la désignation des adversaires, notant ainsi d’intéressantes réminiscences historiques : les autorités grecques du sport sont qualifiées de « byzantines » tandis que les équipes de football et les supporters croates sont désignés comme des Oustashis... Abordant le « cas symptomatique » de l’ex- Yougoslavie, Srdjan Vrcan aborde la seconde partie des années 1980. Malheureusement,

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 295

le style déplorable de cet article ne permet pas de comprendre dans son essence le « symptôme » du football yougoslave. À propos de la politisation du milieu du football, l’auteur écrit par exemple que (sic) « cette politisation représente l’évolution d’une politisation, plutôt douce, sporadique et partielle du football par le socialisme yougoslave en crise, dans des formes atténuées, vers une politisation radicale et totale du football dans une direction opposée et dans un mode politique et idéologique nationaliste pendant la transition postsocialiste » (p. 102) et que (sic) « la politisation transitionnelle du football a mené à son instrumentalisation politique quasi totale, ainsi qu’à une instrumentalisation footballistique de la politique d’aujourd’hui » (p. 103). Philippe Chassagne et Kolë Gjeloshaj présentent la seule contribution synthétique portant sur les liens entre le sport et les « milieux d’affaires » dans les Balkans. L’implication des hommes d’affaires et des réseaux mafieux, la corruption, la criminalité déterminent les liens entre groupes de sportifs et milieux criminels. On voit apparaître ici une esquisse de typologie faisant intervenir une criminalité « traditionnelle », puis la criminalité économique à partir des années 1960 auxquelles il convient d’ajouter les sportifs et « bandits » anciens de la guerre d’Afghanistan... sans compter les cas de reconversion d’anciens sportifs dans les milieux criminels. Ainsi, après la chute du régime communiste en Bulgarie, bon nombre de sportifs – lutteurs, haltérophiles, boxeurs, adeptes de l’aviron etc. – se sont lancés dans des activités illicites cherchant notamment le contrôle du marché des paris. Le cas de Željko Ražnatović dit Arkan, bras armé du régime de Slobodan Milosevic, est présenté comme un cas d’école : son intervention dans le milieu du football serbe correspondait à la volonté de canaliser les groupes de supporters violents afin de créer une milice paramilitaire, la Garde des volontaires serbes. Par la suite, les intrigues d’Arkan dans le milieu sportif, épaulé par son épouse, la célèbre chanteuse Ceca, mettent clairement en évidence l’investissement du secteur sportif par les différents réseaux de la criminalité dans les Balkans. Clôturant l’ouvrage, la contribution d’Alexandre Husting consacrée aux sportifs professionnels originaires des PECO dans le football européen, ne présente pas, en dépit de nombreux tableaux et graphiques, une vue synthétique de la question. On retiendra cependant, que c’est surtout en Allemagne et en Autriche qu’évolue le plus grand nombre de footballeurs ressortissants des PECO dans les clubs de première division. Un tel ouvrage rédigé dans un style constamment pesant mêlant maladroitement le jargon de la sociologie à la terminologie sportive produit un effet plutôt déconcertant. Outre le manque de rigueur méthodologique – on aurait attendu par exemple une distinction élémentaire entre la pratique sportive et la haute compétition – il manque à l’évidence dans cet ouvrage des chapitres essentiels de la relation historique entre sport et politique dans l’espace envisagé : il s’agit de l’URSS et de la RDA dont le rôle central a été visiblement oublié.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 296

Roth (Klaus), Hg., Sozialismus : Realitäten und lllusionen. Ethnologische Aspekte der sozialistischen Alltagskultur Wien : Verôffentlichungen des Instituts fur Europäische Ethnologie (n° 24), 2005, 256 p.

Bernard Lory

RÉFÉRENCE

Roth (Klaus), Hg., Sozialismus : Realitäten und lllusionen. Ethnologische Aspekte der sozialistischen Alltagskultur, Wien : Verôffentlichungen des Instituts fur Europäische Ethnologie (n° 24), 2005, 256 p.

1 La période socialiste fait l'objet de réinterprétations idéologiques souvent très partisanes qui tendent à en répandre une vision plus fantasmatique qu'historiquement justifiée. Loin des grandes déclarations de principe, le présent volume s'attache à décrire, aussi précisément que possible un certain nombre d'aspects de la vie quotidienne caractéristiques de cette période de quarante-cinq ans. La plupart des dix- huit études portent sur des cas bulgares, mais aussi sur la Yougoslavie et la République Démocratique Allemande.

2 Le logement est au centre de la réflexion de trois études. Celle de Doroteja Dobreva sur les stratégies mises en œuvre pour la construction d'une maison individuelle dans un village, dans les années 60 et dans les années 80, est remarquable de clarté dans la mise à plat de l'action « illégale, mais non illégitime » (p. 28) des réseaux de solidarité et de clientélisme. Le phénomène des grands ensembles citadins d'immeubles préfabriqués pose problème : faute d'une véritable méthode d'enquête, les deux études qui leur sont consacrées restent au niveau du discours commun.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 297

3 Petăr Petrov s'attache à un aspect secondaire, mais révélateur, de l'emprise que le régime socialiste voudrait exercer sur la paysannerie en stimulant la diffusion de livres et de brochures de vulgarisation agronomique, par le biais du réseau des čitalište (maison de la culture) déjà très développé avant 1944. L'étude de cas montre que, malgré des « plans de développement de la lecture », ce genre d'ouvrages ne jouissaient guère des faveurs des paysans, lesquels, tant qu'à faire d'emprunter des livres, choisissaient plutôt des romans. Ženja Pimpireva étudie les documents normatifs concernant les « Maisons de la Culture socialiste », sortes de salles des fêtes destinées à la célébration des rituels socialistes, en substitution aux rituels coutumiers et aux liturgies religieuses ; nous espérons qu'un travail d'enquête fournissant le point de vue des « consommateurs » de ces rituels viendra compléter cette recherche.

4 Milena Benovska-Săbkova s'interroge sur les pratiques de petite corruption à l'égard des enseignants, dont elle trouve trace dès le XIXème siècle ; dans le contexte de pénurie et de bas salaires du socialisme, elles occupaient une certaine place malgré leur caractère de déviation de la norme socialiste ; sur la base d'une trentaine d'entretiens avec des candidats à l'éducation universitaire à Sofia en 1999, elle montre des évolutions contemporaines du même phénomène.

5 Les études sur la famille socialiste et les rapports entre genres occupent un bon tiers du volume. Nous retiendrons celle de Miroslava Malešević qui montre les progrès vers l'égalité des sexes en Yougoslavie durant la Deuxième Guerre mondiale et l'immédiat après-guerre, puis un retour en arrière très prononcé durant la décennie suivante ; la « question féminine » étant considérée comme purement et simplement résolue, les pratiques traditionnelles reprenaient leurs droits. La même problématique est traitée pour la Bulgarie par Ana Luleva, dans une étude remarquable de clarté, qui prend en compte la période pré-socialiste et étudie les évolutions de la législation parallèlement au discours officiellement tenu par le régime, partagé entre sa volonté de faire participer l'ensemble de la main d'œuvre féminine à la production et ses préoccupations d'ordre démographique. Karin Taylor se penche sur la génération accédant à l'âge adulte dans les années 1960-1970 : liberté du choix du partenaire lors de la période d'entre-deux que constituent les études, problèmes de logement pour le jeune couple, relative permissivité à l'égard des relations sexuelles pré-maritales. Jadranka Djordjević examine les droits à l'héritage qu'ont les filles dans la région de Vranje et montre que, malgré l'égalité des droits prévue par la loi socialiste, les pratiques coutumières, qui laissent aux garçons les biens immobiliers, restent prédominantes.

6 Signalons enfin l'article d'Elka Minčeva qui nous aide à comprendre la logique interne qui sous-tendait l'abominable Processus de régénération (la campagne de changement de noms imposé à la minorité turque de Bulgarie en 1984-1985) ; la région de Devin avait joué un rôle pilote car ce processus s'était déroulé en 1970 pour les villages pomaks et en 1975 pour les villages turcs. En 1987, une série de fraternisations entre familles turques d'une part, bulgares ou pomaques de l'autre, y fut organisée de façon officielle, au moyen de rituels mélangeant des aspects de la tradition villageoise et des pratiques festives socialistes. L'objectif déclaré était de créer du lien social entre les groupes ethno-confessionnels et d'accélérer la des groupes minoritaires. On peut penser que l'on testait alors à petite échelle une seconde phase du Processus de régénération.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 298

Gallagher (Tom), The balkans in the new Millennium. In the Shadows of War and Peace London / New York : Routledge, 2005, 232 p.

Patrick Michels

RÉFÉRENCE

Gallagher (Tom), The balkans in the new Millennium. In the Shadows of War and Peace, London / New York : Routledge, 2005, 232 p.

1 Dans ce dernier volume de sa trilogie, T. Gallagher poursuit son investigation sur l'action « occidentale » dans les Balkans. Ce tome est consacré aux crises qui sont survenues dans les Balkans depuis 1998 ; l'auteur y insiste sur la lenteur de l'implication des pays de l'OTAN, l'adoption de mesures minimalistes pour contenir les problèmes, même si, globalement, l'Occident est mieux préparé face aux crises kosovare (1998) et macédonienne (2001), bien que n'étant pas habitué à traiter avec des États faibles (tel que peut l'être la Bosnie-Herzégovine). En 1999, l'UE est dotée d'une nouvelle équipe qui estime qu'intégrer les pays balkaniques à l'UE représente un moteur pour apaiser les disputes frontalières et normaliser les relations interethniques. Le retrait des États-Unis aboutit à une plus forte implication de l'UE dans le maintien de la paix en Bosnie-Herzégovine, la reconstruction, la restauration des infrastructures et la transformation des institutions. Néanmoins, l'option économique privilégiée (privatisation rapide) favorise ceux qui ont profité de la guerre et ceux qui ont détourné les fonds publics.

2 En Grèce, Papandréou affronte un problème de crédibilité. Chypre, les relations avec la Turquie, lui ont servi à détourner l'attention de la population, tout comme les controverses avec la république de Macédoine. La dispute porte sur le nom du jeune État, revendiqué par la Grèce. Son alliance de fait avec le régime de Milošević est une des raisons de l'implication de l'UE dans cette dispute. L'autre sujet de discorde

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 299

concerne l'Épire du nord. Le Traité de paix de Dayton signé, l'UE exerce plus de pressions sur la Grèce. Cet épisode met en évidence le clivage grec entre le nord du pays (sur lequel l'embargo a des conséquences négatives) et le sud (éloigné de ces préoccupations). Par ailleurs, si les tremblements de terre turc et grec de 1999 rapprochent les deux États, l'affaiblissement de la politique turque dans les Balkans en cette fin de XXe siècle n'y est pas étrangère.

3 Dans le deuxième chapitre, consacré au Kosovo, T. Gallagher revient sur les racines des deux nationalismes qui s'y opposent (centre de l'empire serbe selon l'idéologie nationale établie au XIXe siècle ; primauté des Albanais descendants des Illyriens, Prizren, racine du mouvement national albanais). La politique de l'État yougoslave, puis serbe, vis-à-vis des Albanais, a engendré une résistance passive, sous l'égide de Rugova (qui veut bien négocier le statut de la Province sur la base de l'indépendance). Le jeu Rugova / Milošević (« Milošević tolerated Rugova for as long as he kept the Albanian quiet, which provided Rugova with the space for what he believed would be a steady if slow advancement of the cause of the Albanian independence », p. 31) ne satisfait pas tout le monde, et le leader politique ne peut empêcher la création de nouveaux partis. L'« Occident » ne prête que peu d'attention au Kosovo, malgré les multiples avertissements de commissions d'enquête sur les droits de l'Homme, reconnaissant de fait la mainmise de Belgrade sur la Province. Le 1er octobre 1997, une manifestation se déroule à Priština sans le soutien de Rugova. C'est le vecteur de la dissension au sein de la LDK (Ligue Démocratique du Kosovo) et l'émergence ouverte du mouvement armé. Néanmoins, les attaques de l'UÇK (Ushtria Çlirimtare e Kosovës, Armée de libération du Kosovo) depuis 1996 incitent l'« Occident » à réagir. Les déclarations vont dans le sens d'un Kosovo autonome dans la Yougoslavie et, surtout, les négociations se font avec les autorités serbes. La problématique est la même qu'en 1991 sur l'ensemble de la Yougoslavie, chacun refuse de céder devant l'autre. Les négociateurs sont précautionneux, ne voulant pas donner de signes interprétables par les Albanais de Macédoine. Par ailleurs, quelle incidence aurait un Kosovo indépendant sur la Bosnie- Herzégovine ? Les choix proposés et proposables sont hésitants, entre une partition du Kosovo et une troisième République au sein de la Fédération yougoslave. C'est le massacre de Račak (15 janvier 1999) qui fournit le prétexte à l'« Occident » de s'engager plus activement. Les négociations de Rambouillet, avec cette fois des représentants de l'UÇK et de la LDK, aboutissent, devant le refus serbe de signer les accords, au choix de l'option militaire.

4 Il s'agit du premier conflit armé en Europe depuis 6o ans. Les autorités serbes profitent du bombardement pour opérer des déplacements de la population albanaise du Kosovo par des forces paramilitaires liées au haut commandement militaire. Milošević et l'OTAN ont chacun mal interprété les intentions de l'autre. Le traitement des réfugiés en Albanie révèle que les conditions économiques priment sur la solidarité nationale. En Yougoslavie, le sentiment anti-occidental se développe, d'autant plus que la presse muselée ne rend pas compte des raisons de cette attaque. Le 3 juin 1999, Milošević accepte le retrait serbe du Kosovo qui est divisé en trois zones (nord-américaine, française, allemande, avec des troupes russes dans chacune). Afin de maintenir l'union Serbie-Monténégro, la solution choisie pour le Kosovo a été rapide. La chute de Milošević en 2000 ne met pas fin aux problèmes du pays. L'assassinat de Djindjić révèle la polarisation qui existe entre réformateurs et nationalistes et que la mafia, les profiteurs de guerre restent très présents.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 300

5 En Macédoine, des revendications albanaises se font entendre, mais de nombreuses minorités font tampon entre les Macédoniens et les Albanais. Si la cohabitation est difficile, il n'y a pas d'éclatement. Les peurs de grande Albanie se font plus vives avec l'arrivée des réfugiés du Kosovo. Bientôt, la chute des Serbes au Kosovo est un signal pour les Albanais de Macédoine. Le problème devient plus aigu lorsque le ciment externe (Milošević) tombe. En outre, des rumeurs persistantes de corruption, auxquelles s'ajoutent rapidement celles d'un accord entre élites albanaises et macédoniennes sur le partage de l'État, avivent les tensions qui se transforment en combats armés. Ce n'est qu'au bout de trois mois de conflit que l'Occident prend conscience qu'il n'y a de solution sans coût. On peut effectivement se demander si la révolte albanaise n'est pas une révolte d'intégration (mettre fin à l'hégémonie d'un groupe national, cf. p. 109). La communauté internationale parvient à impliquer les minorités, dont les Albanais, dans le processus de décision (d'autant plus que les deux partis nationaux macédoniens luttent entre eux, ce qui les tient à l'écart), la décentralisation semble calmer le jeu mais les partis nationalistes macédonien et albanais attendent peut-être de prendre leur revanche.

6 Deux États parallèles coexistent en Bosnie-Herzégovine. Néanmoins, en 2002, les hauts représentants de l'ONU (d'abord Wolgang Petrisch [2002-2002], puis Paddy Ashdown [2002-2005]) parviennent à établir de nouvelles Constitutions pour les entités qui se traduisent notamment par un accroissement du pouvoir de l'État central. Ils parviennent également à favoriser le retour des réfugiés (1 million, sur les 2 millions de personnes déplacées, revient sur son lieu d'habitation). Mais la Bosnie-Herzégovine reste un État fracturé, marqué de clientélisme, de corruption et d'économie souterraine et dont le renforcement du centre n'est pas irréversible.

7 Les gestionnaires du Kosovo ont du mal face à la mafia d'Albanie fin 1999. La KFor soutient l'action humanitaire durant l'hiver 1999-2000 et participe à l'effort de reconstruction mais la supériorité de l'UÇK sur la LDK, la distance qu'elle prend avec les institutions du Kosovo, les actes de revanche commis à l'encontre des Serbes et des Tsiganes, la répression contre les Albanais qui dénoncent les membres ou les actes de l'UÇK et l'image des Albanais impliqués dans le crime organisé participent aux hésitations occidentales sur le statut du Kosovo, les États membres de l'UE ne s'entendant pas entre eux. Bien que l'expérience de la Bosnie-Herzégovine ait servi, tout ceci témoigne d'un manque de vision à long terme. L'impréparation de l'UE dans ce conflit a également été patente. Le conflit du Kosovo a néanmoins eu pour conséquence d'inciter à la mise en place d'une politique européenne de sécurité et de défense (1999). Mais l'engagement des forces militaires sur d'autres fronts (en Irak pour le Royaume-Uni, en Afghanistan pour l'Allemagne, en Côte d'Ivoire pour la France) a nuit à sa pleine utilisation. Si la Roumanie et la Bulgarie, en remerciement de leur soutien à l'UE lors de la crise du Kosovo, sont invitées à intégrer l'UE au sommet d'Helsinki en décembre 1999, il n'y a pas de réelle initiative positive prise en vue de cette intégration des Balkans occidentaux. L'UE se trouve en fait démunie face à l'instabilité politique, la corruption et les problèmes économiques exacerbés par l'échec de la Banque mondiale à prioriser la transition économique.

8 La plupart des dirigeants politiques balkaniques s'appuient, depuis 1989, sur des populations tournées, elles, vers des solutions autoritaires. Les modernisateurs – qui se trouvent dans les centres urbains – se sont éloignés du champ politique, laissant la voie au crime organisé. L'exemple le plus probant en est la Macédoine en 2001. L'inégalité

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 301

économique s'est largement accrue et rien n'indique que cette tendance ne va pas s'intensifier. Les alternatives politiques n'ont que peu d'écho, et la fuite des cerveaux n'arrange rien, d'autant plus que les institutions transnationales ont produit des paix « dysfonctionnelles ». Même s'il existe des contre-exemples (notamment la Transylvanie), seul l'économique permettra une normalisation des relations ethniques et la protection de la sécurité humaine.

9 Dans cet ouvrage, T. Gallagher nous montre les incidences des changements de personne dans la direction des États, aux Affaires étrangères, sur la politique choisie vis-à-vis des Balkans. Il insiste sur les conséquences des modifications de contexte et nous rappelle la prédominance de l'économique. Il nous démontre la politique incrémentale occidentale et comment les phrases des diplomates sont sujettes à diverses interprétations. Il n'oublie pas de souligner la corruption de la classe politique balkanique et la prédominance de la mafia. Seule la restauration de l'état de droit, de la loi, permettrait de lutter. L'intégration dans l'UE peut représenter la solution à ces problèmes.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 302

Green (Sarah F.), Notes from the Balkans. Locating Marginality and Ambiguity on the Greek-Albanian Border Princeton / Oxford : Princeton University Press, 2005, 313 p.Sarah F. Green

Gilles de Rapper

RÉFÉRENCE

Green (Sarah F.), Notes from the Balkans. Locating Marginality and Ambiguity on the Greek- Albanian Border, Princeton / Oxford : Princeton University Press, 2005, 313 p.

1 Ce livre est le résultat d'enquêtes de terrain menées entre 1992 et 1998 dans les villages de la région de Pogoní, en Épíre, du coté grec de la frontière entre la Grèce et l'Albanie. Anthropologue et enseignante à l'Université de Manchester, Sarah Green a collaboré à des programmes de recherche européens et pluridisciplinaires, impliquant principalement des géographes et des géologues, sur des questions d'érosion des terres et de changements environnementaux dans le bassin méditerranéen. Ses enquêtes en Épire ont donc d'abord porté sur l'utilisation des terres par les villageois et sur les problèmes liés à certains types d'érosion ou encore à la transformation, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, de terres agricoles et de pâturages en maquis. Comme elle le raconte cependant, son intérêt pour la question de l'érosion et de la dégradation des terres – évident de la part des chercheurs occidentaux – s'est heurté à l'incompréhension de ses interlocuteurs, qu'il s'agisse des habitants des villages ou des techniciens des différentes administrations locales consultées : de là une nouvelle interrogation, point de départ de ce livre, sur la relation entre les gens et les lieux qu'ils occupent, sur leur perception et leurs usages du territoire qui les entoure. D'autres constatations sont venues enrichir cette interrogation (chapitre 1) : la position

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 303

frontalière de la région considérée (une partie de Pogoni a été attribuée à l'Albanie en 1913 ; certains des villages grecs ont maintenu jusqu'en 1944 et la fermeture de la frontière des relations matrimoniales et de travail avec les villages de la minorité grecque d'Albanie), l'expression par les habitants de la région d'un sentiment de marginalité et de périphérie, reproduisant dans certains cas des hiérarchies entre petites régions remontant à la fin de l'époque ottomane (par exemple, la valorisation patrimoniale et touristique de la région voisine de Zagori, inconnue à Pogoni, qui rappelle le statut particulier de ces villages de montagne dans l'administration ottomane), et enfin l'apparition au début des années 1990, suite à l'ouverture de la frontière, de gens venus de l'autre côté de la frontière, qu'ils soient considérés comme « Albanais » ou « Épirotes du Nord ».

2 Ce livre parle donc de la relation entre les gens et les lieux. Les chapitres 2 et 3 s'intéressent à ce qui fait les « lieux » et principalement à la mobilité des individus entre différents lieux : les histoires de vie et les catégories utilisées localement pour parler de soi et des autres révèlent en fait l'importance des déplacements qui concernent, d'une manière ou d'une autre, toute la population : pasteurs transhumants, villageois installés en ville et revenant périodiquement au village, migrants ayant quitté leur village pour l'étranger, migrants venus depuis l'Albanie, épouses venant vivre dans le village de leur mari à partir du mariage, etc. L'opposition pertinente n'est donc pas entre ceux qui se déplacent et les autres, elle est entre les différents types de mouvement (définis par la distance parcourue, la périodicité, etc.) et ces différents types de mouvement permettent de différencier et de classer les gens : « It was the way that they moved, not the fact that they moved (for everybody moved), that made the difference » (p. 67). Sarah Green s'inscrit ainsi dans la lignée des travaux de Akhi Gupta et James Ferguson sur la notion de « lieu » en anthropologie (anglais place).

3 Le chapitre 4, peut-être le moins convaincant du livre, cherche à rendre compte des relations complexes entre les différents types de lieux et les différentes échelles à l'aide d'un modèle issu de la théorie mathématique des fractals, modèle étendu ensuite aux Balkans pour tenter de rendre compte de ce que sont les Balkans par rapport à l'Europe. Cela donne lieu à une analyse des représentations des Balkans et des tentatives de description et de définition de la région qui s'appuie, entre autres, sur les travaux de Maria Todorova et d'Alex Drace-Francis1.

4 Les chapitres suivants (5 et 6) s'intéressent à une autre façon d'appréhender la relation entre gens et lieux : le comptage et la statistique. Ils contiennent de très fines analyses non seulement des modes de production des nombres (qu'il s'agisse de recensement de la population humaine, de comptage des troupeaux ou encore de la superficie des différents types de terres), mais surtout de la façon dont les nombres et ce qu'ils expriment, ou manquent à exprimer, sont perçus et interprétés par les différents acteurs, en fonction de leur statut ou de leurs intérêts personnels : « In any event, all of these population figures, in different ways and at different times, became objects of either active negotiation or passive indifference : there was no single kind of relationship among the numbers, the people, and the places, nor any single outcome » (p. 199). Ces deux chapitres offrent également des données sur les réformes agraires mises en œuvre dans la région et sur leurs conséquences jusque dans la période actuelle ; ils invitent enfin à une interrogation sur la notion de « village » et de « territoire villageois » et sur les interactions entre différentes échelles ou différentes appréhensions de la réalité (voir par exemple, pp. 179-183, la discussion de la catégorie

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 304

de « forêt » telle qu'elle est comprise par les villageois et par les techniciens de l'office des forêts).

5 Le chapitre 7, enfin, est une discussion des implications de deux phénomènes récents : l'ouverture de la frontière avec l'Albanie et la multiplication des projets de développement local financés par l'Union européenne. C'est l'occasion de montrer l'ambiguïté et les processus de négociation dont sont l'objet les classifications appliquées aux gens de part et d'autre de la frontière et la façon dont celle-ci, tout en séparant, « did not imply a fixed or essential difference between two sides » (p. 231). Le livre s'achève sur une analyse des notions de « modernité », « pré-modernité » et « tradition » dans le contexte des relations entre les deux côtés de la frontière et de leur rapport à l'Europe, analyse qui s'appuie sur les récents travaux de Michael Herzfeld2 et d'Alexandra Bakalaki 3 et sur des exemples dans plusieurs villages, révélateurs de la manière dont, à travers les projets européens visant au développement de la région, les mêmes relations entre les gens et les lieux, et les lieux entre eux, se reproduisent : « And so the marginality of this place was reconstructed once again, and it was both the same and different from what had corne before » (p. 248).

6 Remarquablement écrit, Notes from the Balkans mêle ethnographie détaillée et analyse anthropologique avec une grande finesse et beaucoup de rigueur. Par l'ampleur des thèmes abordés et la multiplication des échelles et des angles d'approche, l'intérêt que ce livre présente dépasse les limites de l'ethnologie et des seuls spécialistes de la frontière gréco-albanaise.

NOTES

1. Todorova (Maria), Imagining the Balkans, New York : Oxford University Press, 1997 ; Drace- Francis (Alex), « The prehistory of a neologism : “south-eastern europe” », Balkanologie, 3 (2), 1999. 2. Herzfeld (Michael), The body impolitic. Artisans and artifice in the global hierarchy of value, Chicago / London : Chicago University Press, 2004. 3. Bakalaki (Alexandra), « L'envie, moteur de l'imitation », Ethnologie française, (2) 2005 ; Bakalaki (Alexandra), « Locked into security, keyed into modernity : The selection of burglaries as source of risk in Greece », Ethnos : Journal of Anthropology, 68 (2), 2003.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 305

Cahiers Balkaniques, 33, 2005, « Turquie, Grèce : un passé commun, des nouvelles perspectives » Sous la direction de Faruk Bilici, 204 pages

Athéna Skoulariki

RÉFÉRENCE

Cahiers Balkaniques, 33, 2005, « Turquie, Grèce : un passé commun, des nouvelles perspectives » (sous la direction de Faruk Bilici), 204 p.

1 Au cours de l’année 2005, l’éventualité d’une future adhésion de la Turquie à l’UE donna lieu à des vifs débats à propos de la définition des frontières de l’Europe et des conditions politiques et/ou culturelles de l’élargissement. Le volume 33 des Cahiers Balkaniques de l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales), consacré aux relations entre la Turquie et la Grèce, présente en ce sens un double intérêt. En plus des spécialistes de la région, il concerne tous ceux qui veulent approfondir sur l’histoire contemporaine des deux pays et comprendre les enjeux qui y sont liés.

2 Le volume intitulé « Turquie, Grèce : un passé commun, des nouvelles perspectives », publié sous la direction de Faruk Bilici, présente les actes du colloque organisé par l’INALCO en 2004. Le titre indique déjà la volonté affichée des participants d’aller « au délà des visions stéréotypées »1 qui se contentent de souligner la rivalité et les points de rupture et, en adoptant une posture optimiste, de chercher les convergences et les possibilités d’entente entre deux peuples qui sont, après tout, « condamnés à cohabiter »2. Cette approche constructive n’a pas toutefois empêché la mise en

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 306

évidence des problèmes très réels qui empoisonnent toujours les relations entre les deux États.

3 Les articles se regroupent en deux parties. La première partie porte sur les liens culturels entre la Grèce et la Turquie, examinés surtout à travers la littérature, la musique et la mémoire des populations échangées. Il s’agit d’une contribution innovante, car le volet culturel est absent de la plupart des analyses qui existent en France. La deuxième partie concerne les relations bilatérales du point de vue politique et diplomatique et plus particulièrement le rapprochement gréco-turc des dernières années, les tensions qui persistent, l’antagonisme dans les Balkans, la question de Chypre et le statut des minorités.

4 Le recueil a donc le mérite d’aborder le sujet sous plusieurs angles, bien qu’on puisse regretter l’absence de certains autres. On ne trouve pas de référence aux échanges culturels, intellectuels et universitaires qui nouent des liens entre les sociétés, en se développant de plus en plus. Ce sont les initiatives de ces milieux qui ont préparé le terrain en Grèce, permettant à certains responsables politiques de rompre avec la rhétorique anti-turque dominante et de changer l’orientation de la politique étrangère. Manque notamment une analyse sur les médias qui jouent un grand rôle tant dans les crises, que dans le rapprochement, par divers moyens : en amplifiant les événements, en recourant aux stéréotypes nationalistes, en provoquant même des incidents-chocs (comme lors de la crise de Imia/Kardak en 1996 quand les deux pays ont failli entrer en guerre du fait d’un groupe de journalistes turcs qui ont hissé le drapeau de leur pays sur un îlot de la mer Égée pour contester la souveraineté grecque) ; ou, au contraire, en profitant des histoires humaines, des œuvres de fiction et des images émouvantes de l’actualité (comme dans le cas des tremblements de terre), pour promouvoir la réconciliation et les rapports de bon voisinage entre Grecs et Turcs. Les citoyens des deux pays sont ainsi confrontés quotidiennement à des discours contradictoires, soulignant soit les traits communs de la culture et des traditions, soit les spécificités de la nation adverse et les antécédents historiques qui justifieraient la méfiance réciproque et l’hostilité.

5 La question de la connaissance de l’autre est en effet essentielle en vue d’une amélioration des relations entre la Turquie et la Grèce. Les Cahiers Balkaniques ont ainsi exploré dans quelle mesure la littérature de chacun des pays est familière au public de l’autre. L’article de Stéphane Sawas, « ...Yana Yana : la littérature turque en Grèce, une première approche », propose une périodisation des traductions des œuvres turques traduites en grec depuis 1935 qui est censée refléter l’évolution des mentalités en Grèce au sujet des rapports avec la Turquie. L’auteur distingue trois tendances, la première étant la traduction d’une littérature qui s’adresse au lecteur grec pris « entre la soif d’exotisme et la nostalgie de l’Asie mineure » (p. 20) ; la deuxième concerne les œuvres des intellectuels de gauche (comme Nâzim Hikmet et Aziz Nesin) inspirées par la lutte pour la démocratie et les libertés, qui sont les plus diffusées en Grèce œuvres à « vocation universelle ». L’analyse de S. Sawas est intéressante, bien que l’on puisse exprimer quelques réserves vis-à-vis de certaines classifications3. Surtout, les livres qui misent sur l’exotisme d’un « Orient fantasmé » et ceux qui suscitent la nostalgie des Grecs originaires de l’Asie mineure entrent difficilement dans la même catégorie. Ces derniers ont connu un Orient bien réel et sont peu enclins à l’orientalisme. Par ailleurs, l’auteur critique le fait que la littérature turque paraît parfois dans des collections d’œuvres balkaniques. Or, pour le lecteur grec la littérature balkanique n’a rien

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 307

d’exotique ; elle est au contraire plus proche à son vécu par rapport à celle de l’Amérique latine, très prisée, par exemple. Il s’agit d’un choix de promotion, qui fait preuve de l’intérêt nouveau que suscitent en Grèce les pays voisins, depuis l’ouverture des frontières.

6 L’article suivant, intitulé « La littérature grecque contemporaine traduite en turc : un capital de sympathie », entreprend donc d’étudier le cas inverse. Son auteur, Faruk Bilici, dresse un panorama des éditions de prose et de poésie grecque, anciennes et modernes, ainsi que des anthologies. Il fait surtout un parallèle entre les choix des traducteurs et les préoccupations majeures de la société turque à chaque période. En comparant ces deux articles qui proposent un regard croisé, on constate une correspondance entre les deux cas de figure : la littérature engagée de la gauche grecque, notamment la poésie de Yannis Ritsos, a trouvé un écho important en Turquie, tandis que les œuvres des romanciers crétois (Kazantzakis et Prévélakis) sont d’autant plus appréciées qu’ils répondent « à la nostalgie du lecteur turc » pour la patrie commune, perdue à jamais. Faruk Bilici souligne, en outre, la contribution de la collection Marenostrum, motivée par la « philosophie de cohabitation sur les deux rives de la mer Égée » (p. 41), dans la diffusion des œuvres pacifistes de Terzakis, Venezis et Dido Sotiriou.

7 Henri Tonnet, dans son article : « L’image du Turc musulman dans Ali Hurshid bey de Basile-Miltiade Nicolaïdis », analyse le récit autobiographique, paru en 1882, d’un Grec de Constantinople qui a grandi comme musulman jusqu’à l’âge de 13 ans. Sa haine du Turc est en quelque sorte une dénégation de ce qu’il a été et d’un monde qu’il connaît de l’intérieur. Basma Zerouali étudie avec compétence « la part “ottomane” dans les pratiques musicales des Grecs de Smyme », la ville de l’Empire où le métissage entre les musiques occidentales et celles de la Méditerranée orientale a fait naître la musique grecque populaire du XXe siècle.

8 La première partie, dédiée aux questions culturelles, se clôt par un article très riche en informations et en nuances de Georges Drettas, à propos des « Modes et fonctions du voyage de pèlerinage des Gréco-pontiques en Turquie orientale ». En partant du constat que chez les populations déplacées il y a un « clivage idéel » entre la patrie originelle et le pays d’accueil qui est dévalorisé, l’auteur examine les effets du voyage en Turquie – et donc de la confrontation aux réalités du présent – sur l’identité des descendants des réfugiés. La rencontre avec les musulmans parlant le dialecte gréco-pontique qui vivent sur la terre ancestrale bouleverse les idées reçues à propos de l’authentique culture pontique, telles qu’elles sont élaborées par les associations folkloriques et les politiciens nationalistes en Grèce. Sa conclusion vaut pour nombre de cas analogues : « le droit au retour dans l’ordre symbolique permet d’éviter les délires irrédentistes » (p. 95).

9 La deuxième partie de la revue est consacrée aux problèmes politiques et communautaires. L’article « Les relations gréco-turques au tournant du siècle : ruptures, évolutions, permanences », signé par Samim Akgönül, fait le point sur l’ensemble des questions qui intéressent les deux États. En évoquant tant le cadre international modifié depuis la fin de la Guerre froide, que les facteurs internes qui influencent la prise de décision en politique étrangère (enjeux politiques, société civile, médias), il met en évidence la complexité des problèmes. Contrairement à l’idée répandue qui attribut l’amélioration des relations entre la Grèce et la Turquie à l’élan de solidarité entre les deux peuples causé par les tremblements de terre de 1999, S.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 308

Akgönül démontre clairement que le rapprochement politique était décidé par le gouvernement grec et surtout par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Giorgos Papandreou, après la crise de l’affaire Öcalan au début de la même année. De fait, la détente au niveau populaire supposait une « véritable volonté politique » (p. 106) et, nous ajoutons, beaucoup d’obstination face aux préjugés dominants. La stagnation depuis le changement du gouvernement en Grèce en 2004 en est une preuve supplémentaire.

10 L’article qui suit, intitulé « La Grèce et la Turquie dans les Balkans : la complémentarité introuvable », est une analyse minutieuse et bien documentée de Stéphane Yérasimos, un des plus bons connaisseurs de la région, décédé malheureusement en 2005. En commençant par un exposé des ambitions, des faiblesses et des sources d’insécurité des deux pays, S. Yérasimos met en perspective leurs stratégies, politiques et économiques, dans les Balkans. Il évoque notamment comment la Grèce, après une période de crispation, a pu enfin se montrer confiante à son avenir, ayant à la seconde moitié des années 1990 « pleinement intériorisé son appartenance à l’Union européenne » (p. 132) et tente depuis de s’imposer comme intermédiaire entre les pays des Balkans et l’UE. La Turquie, par contre, du fait de ses capacités économiques réduites, se contente d’affirmer sa présence régionale surtout sur le plan géostratégique. L’auteur remarque justement que « plus qu’une coopération gréco-turque, il s’agit d’un “marquage” de l’adversaire » (p. 170).

11 S’il y a un point sur lequel quasiment tous les analystes sont d’accord, c’est que la clé pour l’amélioration des relations entre la Grèce et la Turquie est la solution de la question chypriote et le retrait de l’armée turque de l’île. Gilles Bertrand dans son article « Chypre : vers la réintégration ou la partition définitive ? » décrit les évolutions politiques qui ont conduit, d’une part, au retournement de la politique de la Turquie, sous le gouvernement de R. T. Erdoğan, et ensuite à la fin du pouvoir Denktaş ; et de l’autre, au rejet du plan Annan par les Chypriotes grecs. L’auteur signale que le plan des Nations unies adopte la version officielle du conflit, celle d’un conflit intercommunautaire, et qu’il ne prend pas en compte une autre interprétation qui critique le rôle des élites nationalistes entrées en lutte pour le contrôle du pouvoir. Il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui encore ces élites se montrent hostiles à un accord qui les amènerait à partager leur pouvoir. L’adhésion de l’île à l’UE est certes une nouvelle donnée, qui a changé les rapports de force. Cependant, l’européanisation de la question n’a pas affecté le cadre des négociations jusqu’à présent, ni les principaux acteurs internationaux qui ne sont autres que les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie et l’ONU. Curieusement, le rôle de ces derniers n’est pas mentionné dans l’article. G. Bertrand explique avec pertinence les changements du côté des Chypriotes turcs, mais son analyse -faute peut-être de pouvoir lire des sources en grec – passe rapidement ce qui s’est passé du côté des Chypriotes grecs lors du référendum de 2004. Le Président Tassos Papadopoulos a alors déclaré qu’il refusait d’échanger la « République (de Chypre) » contre une « Communauté (des Chypriotes grecs) », en rompant avec la ligne officielle qui primait la solution d’une « fédération bicommunautaire ». Il semble d’ailleurs plausible qu’il avait évité de négocier sérieusement le plan Annan. Le débat était miné d’avance : la campagne pour le « non » a eu le soutien de toutes les instances de l’État, les discours alarmistes attisaient le sentiment d’insécurité de la population et les supporteurs du « oui » étaient qualifiés de « traîtres ». Dans ce contexte, même la gauche qui était traditionnellement pour l’entente avec les Chypriotes turcs a fait marche arrière. Il est par conséquent de plus

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 309

en plus difficile d’imaginer un accord pour l’unification de l’île, alors que la partition se consolide de facto.

12 Le dernier article, écrit par Joëlle Dalègre, est intitulé : « Entre Grèce et Turquie : une situation délicate, les minorités ». Il concerne, plus particulièrement, les ressortissants turcs de confession grecque-orthodoxe et les ressortissants grecs de religion musulmane qui sont protégés par le Traité de Lausanne de 1923. L’auteur décrit l’évolution des politiques des deux pays vis-à-vis de ces minorités jugées « inassimilables », voire « encombrantes », dans le cadre de l’État-nation qui se veut ethniquement homogène ; elle souligne notamment que le principe de réciprocité se traduit parfois en politique de représailles et que les citoyens minoritaires se transforment en otages aux moments des crises entre la Grèce et la Turquie. Après plusieurs décennies de marginalisation socio-économique des minorités et de non- respect de leurs droits, la situation semble s’améliorer sous la pression des instances internationales. En Grèce, les ennuis administratifs ont cessé depuis 1990 et un quota de discrimination positive permet l’entrée des jeunes minoritaires aux universités grecques. Bien qu’une révision de la politique éducative soit nécessaire pour l’intégration des musulmans dans la société grecque, la minorité a déjà une élite éduquée et de plus en plus émancipée. Le recul de la rhétorique nationaliste depuis une dizaine d’années en Grèce fait, en outre, baisser les tensions et encourage le dialogue. Si pourtant l’avenir des environ 130 000 musulmans de Thrace occidentale (Turcs, Pomaks et Roma) semble aujourd’hui plutôt assuré, celui des Roms d’Istanbul est très incertain, vu que leur nombre est passé de 130 000 dans les années 1930 en moins de 3 000 de nos jours, suite aux expulsions de 1964, aux confiscations de propriétés, à la politique de turquisation et aux pressions sur le Patriarcat. En dépit des déclarations de bonnes intentions, les gouvernements turcs successifs ne décident même pas l’ouverture de l’école théologique de Halki/Heybeliada.

13 Concluons avec une remarque sur l’actualité politique. À la surprise des autres pays membres, la Grèce soutient activement la candidature de la Turquie à l’UE. Le motif n’est autre que l’espoir d’une adaptation de l’État turc aux normes et aux principes européens relatifs à l’État de droit, aux libertés fondamentales et au respect du droit international. La démocratisation et la stabilité politique sont également les raisons qui ont commandés l’adhésion de la Grèce à la Communauté en 1981. Selon cette approche volontariste, malgré les retards économiques et la différence d’un pays en matière de culture politique, le processus d’adhésion et l’intégration aux institutions européennes agissent en catalyseurs des changements souhaités. Dans le cas de la Grèce, le pari a été gagné. C’est actuellement le tour de la Turquie. Les problèmes de la construction politique de l’Europe, la récession économique et le récent élargissement désignent, tout de même, un contexte moins favorable.

NOTES

1. Delouche (Gilles), « Préface », p. 5. 2. Bilici (Faruk), « Introduction », p. 7.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 310

3. Pour citer un exemple, la traduction de la poésie de Yunus Emre, une oeuvre fondamentale des lettres turques datant du XIIIème siècle, n'a pas de place, nous semble-t-il, parmi la littérature qui inspire de la nostalgie. De fait, le choix de Polymnia Athanassiadi de ne pas utiliser la transcription en turc moderne trahit sa rigueur scientifique et le respect de la métrique, plutôt qu'un goût pour l'exotisme ; il s'agit d'ailleurs d'une simple reproduction du texte, tel qu'il est publié par des éditeurs turcs contemporains.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 311

Regan (Krešimir), ur., Hrvatski povijesni atlas (Atlas historique croate) Zagreb : Leksikografski Zavod Miroslav Krleža, 2003, 386 p.

Bernard Lory

RÉFÉRENCE

Regan (Krešimir), ur., Hrvatski povijesni atlas (Atlas historique croate), Zagreb : Leksikografski Zavod Miroslav Krleža, 2003, 386 p.

1 Un atlas historique est un outil de travail précieux pour le chercheur. Comprendre les choses simultanément dans leurs dimensions spatiales et temporelles est, en effet, un exercice difficile mais ô combien nécessaire dans une zone aussi compliquée que les Balkans. L'Atlas historique croate est donc hautement bienvenu pour tous ceux qui ont à travailler sur les Balkans occidentaux (Croatie et Bosnie-Herzégovine, dans une certaine mesure Slovénie, Monténégro). Il est particulièrement riche, puisqu'il propose 250 cartes couvrant 8 000 ans d'histoire, du paléolithique à nos jours. La présentation fait preuve d'un grand souci de lisibilité, préférant multiplier les cartes plutôt que de les surcharger. Les options principales de l'édition sont de développer l'histoire politique et culturelle de la Croatie. L'histoire politique est fort compliquée, puisque des royaumes et empires différents ont occupé des portions variables du territoire de l'actuelle République de Croatie au cours des siècles. De ce point de vue le Haut Moyen Age est assurément la période la plus difficile à traiter. Une attention particulière est accordée au découpage administratif interne, aux différentes županije, dont les noms et l'extension varie au cours des siècles (douze cartes).

2 L'histoire culturelle est longuement développée pour les cultures néolithiques (13 cartes) et de l'âge du bronze (17 cartes). L'implantation des ordres religieux au Moyen- Âge et à l'époque moderne, et les divisions ecclésiastiques en générale, y compris pour la période récente (sans oublier orthodoxes, uniates et juifs), sont particulièrement

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 312

développées. Une douzaine de cartes évoquent le patrimoine architectural de chaque époque actuellement préservé sur le territoire de la République de Croatie). Les cartes 248, 249 et 250 indiquent de façon très éclairante les fluctuations successives des territoires désignés sous les noms de Croatie, Slavonie et Dalmatie au cours des siècles.

3 Certains choix éditoriaux sont néanmoins discutables, comme celui d'une vision plutôt statique que dynamique de l'histoire : c'est particulièrement net à propos de la guerre austro-turque de 1683-1699 (Bečki rat), présentée en onze cartes successives qui obligent le lecteur à une sorte de « jeu des sept erreurs » pour trouver les différences entre deux phases consécutives ; une approche plus dynamique, avec des flèches aurait sans doute été plus efficace. J'avoue ne pas trouver la différence entre les cartes 178 (la Croatie en 1822) et 181 (la Croatie en 1867)...

4 Le plus critiquable dans l'ouvrage est sans doute le choix du cadrage géographique : à une quinzaine près, toutes les cartes sont cadrées exactement de la même manière quel que soit le sujet traité. Ce cadrage, entre le 42e et 47e degré de latitude nord, et le 13° et le 20° degré de longitude est, découpe une sorte de fenêtre fixe, à travers laquelle toute l'histoire croate est observée. Elle permet d'inclure l'Istrie à l'ouest, le Medjumurje au nord et le Srijem à l'est mais elle ne permet pas de localiser Venise, ni à plus forte raison Vienne ou Budapest. Cette approche croato-centrée est particulièrement discutable pour les cultures néolithiques ou chalcolithiques qui ne sont traitées que pour l'espace de la République de Croatie contemporaine, sans qu'apparaisse parfois même le site éponyme de la culture (p. ex. Vinča), si celui-ci est extérieur à ces frontières. Ce cadrage unique, indiquant tout à la même échelle, ne facilite guère la compréhension des problèmes très localisés (la question de Trieste, carte 217). Les exceptions à ce cadrage uniforme concernent quelques batailles, Dubrovnik, l'insurrection de Matija Gubec dont l'extension en Slovénie est indéniable, ou encore les phénomènes migratoires du XXème siècle.

5 Ce parti pris de se centrer sur l'espace national est, bien entendu, intenable sur un plan scientifique, ce qui amène l'édition à insérer, en encart dans le coin inférieur gauche, par-ci par-là quelques cartes grandes comme des timbres-poste pour indiquer l'extension de l'Empire byzantin, du Royaume de Hongrie ou de la Double Monarchie. Qu'il y ait un refus de prendre en compte l'espace de la Yougoslavie (la seule représentation qu'on trouve est un petit encart consacré au « chemin de croix » de 1945, carte 216) peut à la rigueur se comprendre mais le rejet de toute approche régionale, et surtout européenne, a quelque chose d'incompréhensible pour un historien français. Comment comprendre l'histoire de la Dalmatie si aucune carte n'indique l'ensemble des possessions vénitiennes en Méditerranée ? Ce refus de contextualiser nuit gravement à la crédibilité scientifique de l'ouvrage : souhaite-t-il vraiment à faire comprendre les choses du passé à son lectorat ? La Croatie ne s'insère- t-elle pas dans une histoire européenne ? Une lecture exclusivement nationale de l'histoire n'est-elle pas en contradiction avec l'Histoire tout court ?

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 313

Colovic (Ivan), Le bordel des guerriers. Folklore, politique et guerre Munster : LIT [« Freiburger Sozialanthropologische Studien » (9)], 2005,154 p.

François Ruegg

RÉFÉRENCE

Colovic (Ivan), Le bordel des guerriers. Folklore, politique et guerre, Munster : LIT [« Freiburger Sozialanthropologische Studien » (9)], 2005,154 p.

1 La célébration de l'héroïsme, du guerrier ou simplement du casseur, n'appartient pas à un passé lointain dont la patine atténuerait la violence. C'est ce dont Le Bordel des Guerriers témoigne, en nous présentant une galerie de portraits de héros et de saints contemporains, venus alimenter la chronique populaire par leurs exploits plus ou moins sanglants durant les deux dernières décennies, marquées évidemment par la guerre fratricide du début des années quatre-vingt-dix.

2 Ce panorama, consacré à ce que l'on pourrait nommer un certain imaginaire serbe, permet à Ivan Čolović, dont on connaît l'intérêt pour les symboles politiques « nationaux »1, de se livrer à une analyse de la communication littéraire, symbolique et politique à la fois. L'intérêt du livre, outre l'analyse qu'en fait l'auteur, est de nous donner accès à des documents ethnographiques de première main, glanés dans les gazettes, les publicités ou même dans les cimetières, véritables témoins de l'existence d'une mythologie fonctionnelle qui n'a rien à voir avec les superstitions ou les survivances magico-religieuses relatées habituellement par l'ethnographie et le folklore nationaux.

3 Le discours se concentre sur la guerre et sa transposition dans la politique, son « im- mortalisation » dans le folklore, y compris le folklore religieux. Il fait voir comment la propagande contemporaine de la guerre et les media qui s'en font l'écho fonctionnent

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 314

sur le mode ou à la manière du folklore traditionnel et ont permis ainsi aux dirigeants d'assurer à leur politique l'adhésion quasi religieuse d'une partie de la population.

4 Le bordel des guerriers se compose de treize essais. L'auteur montre comment « Folklore, politique et guerre » s'associent pour célébrer le génie national au combat, à travers l'analyse de morceaux de bravoure littéraires. Ces textes, écrits à la veille du conflit en ex-Yougoslavie ou durant les années de guerre, témoignent de l'état d'esprit qui régnait alors dans l'opinion publique. Chaque essai prend pour cible un personnage épique ou un événement relaté par les media, dans des récits de style populaire et apologétique.

5 Dans « la mort de Ljuba de Zemun » ou le paradoxe du protecteur (pp. 7-18), premier essai du livre écrit en 1989, Čolović décrit le procédé de la mythologisation du criminel. Dans l'essai suivant, c'est la manipulation politique du folklore qui est exposée puis c'est le tour du football et des publicités d'une banque. Viennent ensuite le héros des débuts de la guerre, le capitaine Dragan, subtil pendant civilisé de la brute locale, puis le folklore érotico-guerrier, illustré dans une BD. Suivent, dans trois essais, la mythologisation de la souveraineté nationale, du peuple et des saints guerriers. L'identité serbe et les criminels héros de la guerre, terminent la série de ces essais.

6 Le livre a les défauts de ses qualités, c'est-à-dire qu'il ne peut, au travers de ces courts chapitres, présenter une étude systématique de la manipulation politique des symboles et des narrations « populaires ». Ce que l'auteur a fait dans d'autres ouvrages parus en serbe, en anglais ou en allemand2. La version originale en serbe de Le bordel des guerriers en est à sa troisième édition.

NOTES

1. Voir notamment son article Colovic (Ivan), « Les prêtres de la langue. Poésie, nation et politique en Serbie », Terrain, (41), septembre 2003. 2. Notamment dans Čolović (Ivan),The Politics of Symbol in Serbia. Essays in Political Anthropology, London : Hurst & Company, 2002.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 315

Athol (Robert), Les oubliés de l'histoire. Macédoine 1914-1918, Nantes : Amalthée, 2005, 76 p.

Emmanuelle Chaveneau-Le Brun

RÉFÉRENCE

Athol (Robert), Les oubliés de l'histoire. Macédoine 1914-1918, Nantes : Amalthée, 2005, 76 p.

1 Robert Athol était « téléphoniste » dans le 16e bataillon des zouaves. À partir de novembre 1916, ce bataillon est envoyé sur le « front d'Orient » où étaient regroupées des troupes britanniques, françaises, grecques, italiennes et serbes. Chaque jour ou presque, Robert Athol a relaté les faits marquants de sa journée. Dans un style sobre et précis, il mêle son histoire à la grande Histoire : « 17 mars 1917. Il tombe de la neige, mais elle ne tient pas. J'apprends la révolution en Russie et la démission du Général Lyautey ». Esprit curieux, assez bien informé grâce à son poste aux communications bien que simple soldat, il nous laisse un témoignage d'une simplicité de ton qui en fait sa saveur, ajoutant assez peu de remarques personnelles à la description des faits, même lorsque il estime par exemple que « les officiers serbes entretiennent généralement bien les jolies filles ». Les mouvements de troupes, la vie internationale du camp, l'arrivée des personnages importants (le roi Pierre de Serbie par exemple) sont rapportés, les lieux précisément nommés et décrits. Au total, un petit opus de 75 pages qu'on lira rapidement pour le plaisir d'écouter un zouave découvrir « l'Orient » et s'étonner de le découvrir si semblable à « l'Occident », au milieu d'événements historiques essentiels.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 316

Redžić [Enver], Bosnia and Herzegovineg in the Second World War, London / New York : Frank Cass, 2005, xi + 250 p.

Philippe Gelez

RÉFÉRENCE

Redžić [Enver], Bosnia and Herzegovineg in the Second World War, London / New York : Frank Cass, 2005, xi + 250 p.

1 Voici la traduction, sous le même titre et avec sensiblement le même contenu, d'un livre qu'E. Redžić (1915-) publia à Sarajevo en 19981. Le lecteur ignorant le bosniaque tient ainsi entre les mains un ouvrage en langue « accessible » qui reflète avec exactitude l'historiographie de l'ex-Yougoslavie. Celle-ci est typique en raison de la méthode avec laquelle sont traités les documents historiques. En effet, les historiens yougoslaves s'intéressaient généralement à l'histoire des idées ; plutôt que d'exposer les faits, ils préféraient décrire les intentions qui animaient les personnages marquants d'une époque donnée, en ignorant trop souvent les conséquences concrètes de ces intentions. Cette approche pouvait mener ou bien à un exposé trop vague, où les dates étaient rares et les événements plus rares encore, ou bien à la distorsion des faits sous la pression des idées. E. Redžić, formé à cette école hégélienne, nous retrace ici l'histoire intentionnelle, idéelle, de la Bosnie-Herzégovine durant la Seconde Guerre mondiale, avec quelques maigres décrochages dans la réalité statistique.

2 Néanmoins, outre sa maîtrise du sujet, il faut relever le travail important qu'il a effectué en archives (Sarajevo, Zagreb, Belgrade, Berlin), ce qui fait que ce livre est instructif à bien des égards. Il distingue cinq groupes qui s'arrachent le pouvoir en Bosnie-Herzégovine entre 1941 et 1945 : tour à tour les Puissances de l'Axe (concrètement, Allemands et Italiens), l'État Indépendant de Croatie (NDH), les Tchetniks, les autonomistes musulmans et les Partisans. Son exposé tire toute son appréciable clarté de ce qu'il étudie une à une chacune de ces formations, tout en les examinant constamment dans leurs interactions avec les autres. Ce détour rhétorique,

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 317

qui a l'inconvénient de parfois prêter à la répétition, permet d'envisager la période comme dynamique.

3 On voit ainsi les alliances se faire et se défaire ; nul ne frémit à l'idée de s'allier avec l'adversaire pour combattre l'ennemi commun. Redžić sort de l'opposition simpliste entre « fascistes » et « héros communistes » : il montre que les combats furent affaire plus souvent de circonstances que d'idéologie, et que les victoires des uns furent souvent obtenues par les querelles des autres entre eux. Les motivations de tous ces groupes sont diverses : celle d'assurer son pouvoir pour les Allemands, celle de le légitimer pour les Oustachis, celle de faire valoir un droit ethnique pour les Tchetniks, celle de faire triompher un droit historique pour les musulmans ou une idéologie pour les communistes.

4 À propos des Tchetniks et des musulmans, notamment, on peut cependant se demander si la résistance sur le terrain convergeait véritablement autour d'idéaux bien définis. D'une part, l'isolement géographique des différents acteurs ne permettait pas une communication fluide ; Redžić ne manque pas de le noter, mais n'en tire pas les conséquences. Or, la conduite de bien des officiers a été dictée par un chaos d'intérêts locaux et individuels, et c'est principalement ce fait qui peut expliquer les renversements d'alliance perpétuels. Notre auteur ne prend pas suffisamment en considération esprit de revanche et instinct de survie.

5 D'autre part, Redžić se plaît à penser que les musulmans désiraient une autonomie politique ; mais en est-on bien sûr ? En établissant trop rapidement leur prise de distance vis-à-vis du régime de Pavelić, le chef des Oustachis, il ne rend pas suffisamment compte du problème de leur participation à l'État Indépendant de Croatie. Cette position reflète celle des historiens « bochniaques » actuels, pour qui les musulmans ont toujours aspiré à l'indépendance et, lorsqu'ils ne disposaient pas des conditions pour y parvenir, ont réclamé une autonomie au sein de l'État auquel leur région appartenait.

6 Il semble ainsi qu'il y ait dans ce livre des généralisations abusives, que seule une étude de détail aurait évitées. Ce qui intéresse Redžić, c'est plutôt de créer une dialectique historique dans son exposé : il part des vaincus pour aller vers les vainqueurs, dans un mouvement semble-t-il nécessaire. Il est indéniable qu'à la fin 1944, Tito apparaît comme l'irrésistible héros de ce conflit ; Redžić, qui combattit lui-même à ses côtés, ne se fait pas faute de reprendre la présentation traditionnelle du rôle des Partisans. Mais il ne met pas en valeur le fait que Tito a remporté la partie moins par lui-même que grâce à l'aide des Alliés et au recul progressif de Hitler.

7 Saluons sinon la transparence de Redžić, en tout cas son courage. Quoiqu'éprouvant une sympathie marquée pour ses coreligionnaires, il n'hésite pas à souligner que les massacres commis au printemps 1941 sur les Serbes des confins bosniaques par les Oustachis, le furent en bonne partie par les musulmans appartenant à cette armée. C'est très courageux de sa part : il affronte une opinion nationale et internationale persuadée que les musulmans sont les victimes éternelles de l'orthodoxie serbe, depuis la bataille de Kosovo en 1389 jusqu'à 1995. Ce courage est d'ailleurs inutile : en insistant sur le fait que 750 000 Serbes périrent alors (voir la note 69, p. 113), Redžić montre qu'il n'a pas lu les livres de Vladimir Žerjavić et Bogoljub Kočovic2, ce que confirme l'inspection des notes (il n'y a pas de bibliographie). On pourrait interpréter cette absence de deux manières : ou bien les faits l'intéressent moins que les les idées ; ou bien il n'a pas voulu entrer dans des polémiques de chiffres, prétextes à un discours

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 318

victimaire, polémiques que le dernier conflit a ravivées et qui ont connu un rebondissement inattendu au début de 2006 avec les déclarations fracassantes de Mirsad Tokača sur le nombre de victimes du conflit de 1992-1995.

8 Cette version anglaise a été effectuée par Aida Vidan, lectrice de langues et littératures slaves à l'Université de Harvard, et préfacée par Robert J. Donia, spécialiste américain de la Bosnie-Herzégovine. Il n'y aurait pas grand chose à dire de ces personnalités tutélaires, et des buts implicites d'une telle traduction, sinon l'intérêt purement scientifique qui s'en dégage. On s'accordera donc sur son importance avec Marko Attila Hoare, qui en a publié une note de lecture dans Bosnia Report, la revue en ligne du Bosnian Institute de Londres3. Après avoir soutenu à l'Université de Yale, en 2000, une thèse intitulée Le Conflit entre Partisans et Tchetniks et les origines de l'étaticité bosniaque (The Chetnik-Partisan Conflict and the Origins of Bosnian Statehood), M. A. Hoare a écrit à plusieurs reprises sur l'histoire de la Bosnie-Herzégovine durant la Seconde Guerre mondiale ; il connaît son sujet et rend au livre d'E. Redžić tous les honneurs qui lui reviennent, tout en feignant d'en ignorer la part idéologique.

NOTES

1. Redžić (Enver), Bosna i Hercegovina u drugom svjetskom ratu, Sarajevo : OKO, 1998. 2. Le livre de Žerjavič, dont les résultats sont sensiblement identiques à ceux de Kočović, a été traduit en anglais : Žerjavič (Vladimir), Population losses in Yugoslavia : 1941 – 1945, Zagreb : Dom i svijet / Hrvatski institut za povijest, 1997. Il ramène le chiffre mythique de 1 706 000 “victimes du fachisme” colporté par la propagande titiste à un peu plus d'un million. 3. Bosnia Report, (43-44), janv.avr. 2005 — voir à l'adresse suivante : http ://www.bosnia.org.uk/ bosrep/re- port_format.cfm ? articleid=2984&reportid=167.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 319

Varro (Gabrielle), éd., Regards croisés sur l'ex-Yougoslavie. Des chercheurs face à leurs objets de recherche et aux événements sociaux et politiques, Paris : L'Harmattan (« Espaces interculturels »), 2005, 246 p.

François Ruegg

RÉFÉRENCE

Varro (Gabrielle), éd., Regards croisés sur l'ex-Yougoslavie. Des chercheurs face à leurs objets de recherche et aux événements sociaux et politiques, Paris : L'Harmattan (« Espaces interculturels »), 2005, 246 p.

1 Ce livre, comme son titre le laisse présager, croise en effet les regards, tant du point de vue des disciplines, de la provenance des auteurs que de l'observation et de la réflexivité. Sociologues, linguistes, politologue, historienne et pédagogue échangent leurs vues et leurs émotions au sujet de cette guerre invraisemblable, tant du point de vue de sa réalité proche que du fait qu'elle a révélé la permanence des instincts et des mécanismes de haine que l'on croyait disparus, au moins dans notre voisinage.

2 Le propos et l'orientation nous sont donnés d'emblée par Gabrielle Varro. Il s'agissait d'abord pour des non spécialistes intéressés à cette crise, réunis par le laboratoire Printemps de l'Université de Versailles Saint-Quentin en 2002, de comprendre et d'analyser leurs réactions face à cet événement : « Ce qui nous réunit enfin et qui constitue la raison d'être de ce volume est donc la tentative d'expliquer notre implication et d'expliciter des positions personnelles » (p. 9). Mais viennent s'y ajouter les vues de chercheurs de l'intérieur, de Bosnie-Herzégovine et de Slovénie, des chercheurs « d'origine yougoslave », ainsi que deux « hors textes » purement historiques.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 320

3 L'ambition de l'ouvrage est à la fois immense et modeste. Immense dans la mesure il propose d'ajouter à la problématique fort complexe du démembrement de la Yougoslavie les réactions parmi les chercheurs et dans le public. Modeste par ailleurs, puisqu'il n'a pas la prétention d'ajouter de nouvelles hypothèses à celles qu'ont échafaudées les spécialistes. De ce point de vue, ceux qui connaissent un peu l'histoire de la région resteront sur leur faim.

4 On reconnaîtra certes dans l'orientation de Regards croisés les perspectives post- modernes de l'expression de l'intimité ou des émotions partagées, de la polyphonie anthropologique qui mêle aux voix des observateurs les voix indigènes et celles de la réflexivité enfin : que puis-je apprendre de ces évènements, en quoi modifient-ils ma pratique de recherche. Cependant, ces nouvelles perspectives, redonnant à la subjectivité la place qu'elles croient qu'elle mérite, renouent en fait avec une tradition militante cyclique, celle de l'ethnologie engagée du temps de la décolonisation, celle des philosophes existentialistes, des Romantiques enfin.

5 Les grands thèmes du livre sont l'identité durant et après la guerre, particulièrement en Bosnie-Herzégovine et en Slovénie, qu'elle soit nationale, religieuse, ethnique et linguistique, de genre (J. Heinen) ou composée pour ce qui est des couples mixtes (G. Varro), ou des « Auto-désignations identitaires des originaires d'ex-Yougoslavie » (A. Prohić). Louvoiements entre les termes lourds d'histoire et bien connus, des « Musulmans » aux « Bochniaques » ou « Bosniens » (U. Habul) ou, en ce qui concerne la Slovénie (J. Muršak), nationalisme soft, fait davantage de patriotisme rural régionaliste en raison de l'absence d'État éponyme jusque-là. Pour la langue, P. Sériot montre comment, en Yougoslavie et en ex-Yougoslavie, on a, comme dans d'autres nations auparavant, utilisé la langue pour légitimer tantôt l'unité de destin politique, tantôt la nécessité du divorce. Pour sa part, C. Dubar, dans un article intitulé « Dynamiques identitaires », qui est aussi une conclusion, reprend la distinction essentia-liste/ nominaliste pour passer en revue les avatars historiques, linguistiques et sociologiques des identités yougoslaves, celles que l'on reçoit et celles que l'on se donne, en s'appuyant sur les grands auteurs classiques, de Durkheim à Weber.

6 Deux articles me semblent sortir du moule donné par le sous-titre : celui de S. Wahnich « La Yougoslavie hante l'Europe. À propos de quelques manifestations artistiques du spectre » (pp. 55-82) et celui de M. Radenković « La réécriture de l'histoire dans les manuels de Serbie après octobre 2000. Les fonctionnaires de la mémoire » (pp. 137-167). En accomplissant un détour par les arts, la poésie, la photographie et le cinéma, S. Wahnich a le mérite de nous ouvrir d'autres portes, habituellement réservées à des publications plus littéraires, pour comprendre de l'intérieur le drame ou la question yougoslave d'un point de vue « post-historique ». « C'est du côté des productions artistiques et culturelles qu'on trouve un foisonnement de dispositifs pour la réfléchir [la matière de l'histoire] » (p. 56). Sur un autre registre, l'analyse détaillée des nouveaux manuels d'histoire en Serbie à laquelle se livre M. Radenković nous fournit, quant à elle, selon une méthode anthropologique plus classique quoique réflexive, des lumières sociologiques intéressantes sur les sources de la nouvelle histoire nationale. Celle-ci oscille en quelque sorte entre deux pôles, l'un nationaliste, en fonction du recrutement provincial de ses membres, l'autre européanisant, issu des « anciennes » élites urbaines. Mais ces deux pensées – « une pensée mythique et une pensée discursive » (p. 167) – charrient toutes deux la mémoire douloureuse d'un passé proche raté, quelle que soit l'explication qu'on en donne, illusion des idées yougoslave et

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 321

socialiste, faute attribuée « aux autres » (du type complot des grandes puissances) ou encore, chances historiques gâchées et malheureux destin.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 322

Bernard (Antonia), éd., La Slovénie et l'Europe. Contributions à la connaissance de la Slovénie actuelle Paris : l'Harmattan, 2005, 170 p.

Diane Masson

RÉFÉRENCE

Bernard (Antonia), éd., La Slovénie et l'Europe. Contributions à la connaissance de la Slovénie actuelle, Paris : l'Harmattan, 2005, 170 p.

1 Les ouvrages en français consacrés à la Slovénie sont trop rares et chaque nouvelle parution sur cette petite république ex-yougoslave apparaîtrait presque comme un événement bibliographique. Spécialiste de la Slovénie et maître de conférences à l'INALCO, Antonia Bernard s'entoure ici de onze contributeurs de choix pour dresser un portait de ce pays aujourd'hui. Membre de l'UE et de l'OTAN, la Slovénie entend occuper une véritable place sur la scène internationale, et joue notamment un rôle moteur dans les Balkans occidentaux. Malgré son appartenance aux institutions euro- atlantiques, la Slovénie demeure, d'une part, encore méconnue en France mais elle jouit, d'autre part, d'une étiquette de « bon élève » parmi les nouveaux États membres. Pourtant, derrière cette imagée policée, existent aussi des difficultés inhérentes à toute transition à la démocratie, des complexes de petite nation, des dilemmes, des choix parfois peu aisés en terme de politique étrangère.

2 L'exemple du passé « yougoslave », depuis la création du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes en 1918, jusqu'à la Fédération titiste, brutalement rejeté au moment l'indépendance en 1991, est cependant loin d'être exempt d'aspects positifs, comme le souligne l'historien Peter Vodopivec dans sa contribution. Ainsi, « la Slovénie entre dans l'Union européenne avec sa tradition de fédéralisme et avec l'expérience de la vie en communauté à plusieurs ethnies et à plusieurs cultures » (p. 90). Cette connaissance des peuples et de leurs « mentalités » offre, par conséquent, aujourd'hui une légitimité

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 323

à la Slovénie pour ses actions remarquées au sein de l'ancien espace yougoslave, et sa participation aux structures ci-vilo-militaires sur place, au Kosovo et en Bosnie- Herzégovine notamment.

3 À partir de 1991 pourtant, les débuts de sa construction en tant qu'État indépendant et souverain n'ont pas été aisés. Paul Garde et Bernard Lory mettent en avant deux point importants et problématiques dans le positionnement de la Slovénie : la diplomatie et l'espace géographique. En découlent des hésitations et le désir d'être à la fois européen et atlantiste de la part des autorités Slovènes, alors que la population, elle, marque clairement son choix en faveur de l'Europe au moment du double référendum sur l'adhésion. De même, la construction de l'identité nationale, toujours complexe, est principalement articulée, pour le cas Slovène, dans le rapport à la langue et à la culture : « seule la culture, patiemment élaborée et entretenue autour de leur langue permit aux Slovènes de former peu à peu une entité nationale et finalement étatique » (Antonia Bernard citée par Sasa Horvat, p. 113).

4 On peut, tout en se félicitant vivement d'une telle parution, regretter peut-être, après lecture de l'ensemble des contributions, l'absence d'un réel fil conducteur entre ces dernières. Néanmoins, un des objectifs de cet ouvrage collectif, à savoir « servir de premier guide » sur la Slovénie, est certainement atteint. Il reste à espérer que « l'incitation à d'autres ouvrages plus vastes consacrés à la Slovénie européenne contemporaine » le sera également…

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 324

Revue Géographie de l’Est, 45 (1), mars 2005 : « Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement »

Patrick Michels

RÉFÉRENCE

Revue Géographie de l’Est, 45 (1), mars 2005 : « Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement », 61 p.

1 La Revue Géographique de l’Est consacre ce numéro au « nettoyage ethnique ». De très nombreuses choses ont été écrites à ce sujet, notamment lors des conflits bosniaques, en empruntant, souvent, des travers « nationalisants ». Dans cet opus, l’article théorique qui introduit le dossier recontextualise le « nettoyage ethnique » dans son cadre stato-territorial. Le « nettoyage ethnique » se rattache à l’évolution spatiale des États et l’intégration / l’interprétation du concept d’État-nation. « Le nettoyage ethnique est une politique », pas une « pratique ou une stratégie » nous dit Stéphane Rosière (p. 6). Dans ce cadre, il faut pouvoir appréhender l’impact des dynamiques démographiques et celui des violences politiques qui visent à homogénéiser un territoire. Cette introduction est suivie de monographies.

2 André-Louis Sanguin évoque le cas de Chypre (« Nettoyage ethnique, partition et réunification à Chypre ») et ses « nettoyages ethniques » gréco-turcs réciproques jusqu’au statu quo de 1974. La nouvelle donne turque en 2003 n’est pas suivie d’effets dans la partie grecque de l’île pour des raisons que le géographe présente. Le processus de réunification dont l’Union européenne hérite avance pour le moins lentement.

3 Michel Roux décrypte les discours nationalistes à propos du Kosovo (« Le Kosovo en voie d’homogénéisation : quelle est la part du « nettoyage ethnique » ? »), s’appuyant

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 325

sur des données chiffrées et mettant en exergue leurs lacunes et incohérences. Faire la part de l’accroissement naturel, des migrations, spontanées ou sollicitées, n’est pas aisé, d’autant plus que les discours et analyses des acteurs sont loin d’être exempts de toute distorsion. Aux conditions économiques désastreuses s’ajoute l’incertitude quant au devenir de la Province.

4 Laurence Robin-Hunter s’attache dans le cadre de la Bosnie-Herzégovine (« Le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine : buts atteints ? ») à la « purification ethnique perpétrée par les Serbes car c’est essentiellement la pratique des Serbes qui a été qualifiée de nettoyage ethnique par les Nations unies » (p. 35). L’analyse alors ne tient pas compte des interactions, du contexte, des évolutions de la perception des acteurs,... La fin de « la guerre en Bosnie-Herzégovine » ne donne pas lieu à la restauration de la situation antérieure. Les Accords de Dayton entérinent la division nationale de l’État. Quant au retour des réfugiés, prévue dans l’Annexe 7, il est freiné par diverses mesures administratives (lois sur la propriété, actions des partis politiques nationalistes élus). Les chiffres des retours sont parfois exagérés par les communes désireuses d’obtenir une « aide financière plus importante de la communauté internationale » (p. 41), quand ce ne sont pas les statistiques elles-mêmes puisque sont comptabilisés « les retours de personnes, même pour une journée [pour] revendre leur maison » (p. 42).

5 Nicolas Lejeau analyse la Krajina de Knin et ses multiples « nettoyages ethniques », ses rapports à la question minoritaire. Les paramilitaires et milices serbes de Croatie, approvisionnés en armes par la Serbie, chassent les Croates de la région avant d’être, quatre ans plus tard, à leur tour « évacués » manu militari. Toutefois, l’auteur note des fluctuations selon les régions. Dans certaines des zones rurales les plus reculées, la population serbe, pauvre et sans attache en Serbie est restée sur place tandis que les centre urbains ont été vidés ; alors qu’ailleurs, les Serbes sont plus restés dans les villes que dans les campagnes. Les causes en seraient « l’intensité des combats et des destructions », la « variation locale du “nettoyage” et les retours plus nombreux en ville » (p. 50) surtout depuis la mort de F. Tudjman. Ces chemins croisés destructeurs ont accentué le caractère « périphérique » de cette région de Dalmatie, aggravant son absence de perspectives de développement économique.

6 Les cas pratiques illustrent l’heuristicité de l’introduction. La cohérence de l’ensemble des textes est un peu entachée par le biais analytique qu’adopte L. Robin-Hunter, mais chaque auteur aborde la question de la violence politique sur un territoire sous tous ses aspects.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 326

Koleva (Svetla), Sotsiologiata kato proekt. Nauchna identichnost i sotsialni izpitania v Balgaria (1945-1989) (La sociologie en Bulgarie (1945-1989). Projet, pratiques et épreuves de la discipline] Sofia / Moscou : Pensoft, 2005, 288 p.

Kolyo Koev

RÉFÉRENCE

Koleva (Svetla), Sotsiologiata kato proekt. Nauchna identichnost i sotsialni izpitania v Balgaria (1945-1989) (La sociologie en Bulgarie (1945-1989). Projet, pratiques et épreuves de la discipline], Sofia / Moscou : Pensoft, 2005, 288 p.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit par Miladina Monorova

1 L'histoire de la sociologie bulgare n'a jamais représenté un sujet attractif pour les chercheurs bulgares. Pendant la dite « période socialiste », pas une seule recherche notable n'a été conduite sur l'état de la sociologie avant le 9 septembre 1944 (pour des raisons que l'on ne peut détailler ici). À l'exception des travaux sur le sociologue Ivan Hadzhiiski1, canonisé tardivement et qui incarne aujourd'hui le capital symbolique de la sociologie bulgare d'avant 1944, l'establishment sociologique du temps « socialiste » préférait dater ses origines à la fin des années cinquante et au début des années

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 327

soixante. Mais, dans le même temps, on ne peut nier que le père fondateur de la sociologie bulgare officielle dans cette période n'est autre que Zhivko Oshavkov avec son ouvrage Le matérialisme historique et la sociologie.

2 Force est de constater que, seize ans après 1989, cette lacune dans la connaissance sur les premiers pas de la sociologie bulgare demeure. Mais ce n'est pas tout. S'y ajoute aujourd'hui une autre lacune : celle de l'omission symptomatique de ses développements dans la période de 1949 à 1989. Bien entendu, ces dernières années, nous assistons à un réel et intense développement de la recherche dans le champ de la « sociologie historique du socialisme ». Mais la sociologie bulgare elle-même, en tant qu'objet qui s'inscrit dans son époque et en tant que pratique scientifique, ne semble pas susciter l'intérêt des chercheurs contemporains. C'est ainsi qu'a pu se libérer dans l'espace publique une certaine place pour des publications qui certes portent sur cette période mais qui prêchent pour une sociologie qui relève, à mon sens, d'une « théodicée de la souffrance ». Cette approche, au lieu de contribuer à la meilleure compréhension de la sociologie bulgare dans la période socialiste, au contraire, ne fait qu'en empêcher le développement.

3 C'est pourquoi la publication du livre de Svetla Koleva représente un événement marquant. Il s'agit, sans doute, du premier récit scientifique portant sur la nouvelle histoire de la sociologie bulgare, soutenu sur le plan théorique et validé à travers l'analyse empirique. Bien sûr, il ne s'agit sûrement pas de la seule analyse possible et elle n'ambitionne pas d'apporter l'ultime vérité sur la question. Mais il n'en reste pas moins que la publication de cette recherche est un événement d'envergure car elle pose de hauts critères d'exigence scientifique pour le sociologue de l'histoire. Cet ouvrage devrait – espérons-nous – jouer un rôle-clé, ou même celui d'une « clé qui à la fois ouvre et ferme des portes ». Il ouvre en effet la voie à des recherches rigoureuses sur le sujet et ferme celle du temps des exercices de style idéologisés qui nous ont tant lassé et dont nous n'arrivons toujours pas à nous dégager.

4 Tout d'abord, quelques mots sur les « horizons intérieurs » du livre. Les recherches de Svetla Koleva ces dix dernières années sont intimement liées aux développements de la sociologie en tant que discipline en Europe de l'Est de la Seconde Guerre mondiale à 1989. La période choisie montre d'elle-même le centre d'intérêt de l'auteur. En effet, S. Koleva s'interroge sur les conditions d'existence de la sociologie ; comment elle s'est constituée en champ indépendant et à quoi elle s'identifie dans cette période politiquement et idéologiquement hostile à la pensé scientifique dans le domaine du social.

5 Si, en Europe occidentale, la période de l'après-guerre marque le début d'un développement intense de la sociologie et de son institutionnalisation, dans les anciens pays de l'Est, cette science sociale est soumise à dure épreuve. Ces conditions difficiles dans lesquelles la sociologie tente de s'affirmer mettent aussi en évidence un rapport peu visible dans des contexte plus « normaux » : le douloureux rapport entre sociologie et pouvoir. Cette manière pertinente de poser le problème contribue en soi au succès de l'approche employée par Svetla Koleva. Elle l'a conduite à distinguer trois étapes – qu'il est finalement important de retenir – dans le développement de la connaissance sociologique dans les anciens pays de l'Est : • la réanimation institutionnelle, • le mimétisme institutionnel, • l'expansion institutionnelle.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 328

6 Pour chacune de ces étapes, l'auteur définit des profils de « connaissance sociologique ». Bien que la définition de certains traits dans ces périodes repose sur des caractéristiques structurelles communes aux institutions de tous les pays de l'Est à cette époque, l'analyse de S. Koleva marque une rupture avec la représentation qui s'est longtemps imposée en Europe occidentale, à savoir celle d'un modèle de sociologie qui serait uniforme et identique dans tous ces pays au régime totalitaire. Au contraire, S Koleva propose un biais qui démontre la diversité et les variantes dans la pratique de la connaissance sociologique, selon les contextes et les périodes considérées dans les différents pays.

7 S. Koleva s'arrête sur le cas bulgare et en fait un double emploi : en tant que point de comparaison avec des pays comme la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie ou l'Union soviétique et comme étude de cas méritant un intérêt à part. Telle est l'articulation de la réflexion présentée dans cet ouvrage.

8 Deux aspects importants de cet excellent ouvrage doivent être ici soulignés, l'un d'ordre méthodologique, l'autre d'ordre empirique. Svetla Koleva appartient à cette génération de chercheurs socialisés dans la période d'avant 1989. Dans ce temps hostile à la pensée sociologique libre, son évolution intellectuelle s'est réalisée au sein d'un cercle pour ainsi dire « informel » de sociologues qui avaient déjà une autre idée de la discipline et considéraient la connaissance scientifique comme une valeur en soi. L'heureuse coïncidence de ces deux contextes lui a permis de construire un regard authentique et, dans le même temps, de prendre cette nécessaire distance ou ce recul méthodologique. Ce self-control méthodologique -qui n'est pas évident – exige un véritable puritanisme dans la recherche d'une rigueur théorique et empirique. La première partie de l'ouvrage en présente un bon exemple. Son titre – »Précisions méthodologiques » – est à la fois attractif et finalement trompeur. Trompeur car ces « précisions » occupent un tiers de l'ensemble de l'ouvrage et nous révèlent une véritable bataille méthodologique pour la « conquête » d'un cadre conceptuel solide afin de mener l'analyse à bien. Cette partie est consacrée à la mise en lumière du « projet disciplinaire », mise en lumière où l'auteur ouvre une réflexion théorique sur les « pièges » de la recherche historique.

9 Tout d'abord, S. Koleva problématise le rapport entre la « pratique scientifique », d'une part, et les « conditions sociales » de son exercice, d'autre part. Elle démontre comment, dans cette relation, la sociologie transforme « la structure du contexte » tout en modifiant le caractère de sa propre « scientificité ». De même, elle note l'incompatibilité entre « mémoire disciplinaire » et « histoire de la discipline » et, plus généralement, prône une démarche « anti-réductionniste ». Toutes ces précautions permettent à l'auteur d'échapper aux dangers de l'anachronisme et de ses déformations ; elle ne tombe pas d'autre part, dans le piège de l'« héroïsation » versus « victimisation » de la sociologie dans les sociétés totalitaires. Cette partie de l'ouvrage témoigne d'une rigueur méthodologique qui ne va pas de soi, surtout dans les recherches sur le passé proche. Cette mise au point méthodologique nous prépare à l'analyse qui suit, celle de l'imbrication entre « rationalisations » politiques, idéologiques et sociologiques dans la réalité sociale en Bulgarie entre 1945 et 1989. L'auteur s'interroge sur le processus de différenciation dans la pratique sociologique et sur les « réseaux » des acteurs à l'intérieur du champ institutionnel sociologique.

10 Cette analyse est indiscutablement une importante contribution à la recherche, aussi bien sur le plan des connaissances qu'elle apporte que sur le plan méthodologique. Elle

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 329

combine étude de documents, témoignages, entretiens avec différents sociologues et analyse des débats les plus importants qui ont eu lieu dans le champ de la sociologie officielle et non officielle en Bulgarie durant les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt. L'auteur effectue également une analyse exhaustive du contenu de la revue Sotsiologicheski problemi (Problèmes sociologiques) depuis sa parution en 1969 jusqu'en 19892 ! Elle considère la revue comme une « forme relativement autonome de mémoire disciplinaire » et, dans le même temps, comme un espace où interagissent des influences de caractère politique, idéologique et scientifique. Cette étude sur la revue est un moment-clé de cette recherche : elle démontre brillamment le difficile accouchement d'un champ sociologique en Bulgarie, son autoformation, à la fois dans le cadre du « projet socialiste », mais aussi malgré celui-ci, souvent en allant à son encontre et quelque fois même contre ses impératifs.

11 La réussite de la recherche de Koleva repose également sur l'emploi d'une technique d'analyse d'avant-garde, celle dite du programme informatique « Réseau-Lu ». À partir de 16 variables prédéfinies, chaque publication étudiée se distingue « comme médiateur entre le champ de la discipline et les champs d'action sociale, cette dernière n'étant pas celle de la production de la connaissance disciplinaire ». Ainsi, à travers la visualisation des différents réseaux d'interaction qui se forment et se reforment, elle décrit les différents profils de la pratique sociologique. Ces profils nous permettent d'appréhender « les tendances théoriques et méthodologiques dans la sociologie bulgare dans la période considérée et au sein des cycles démontrés ». Nous observons tout à la fois « les changements dans les priorités théoriques en rapport avec les directives politiques du parti au pouvoir, la diversification des champs de recherche, l'évolution des objets de recherche et des cadres référentiels des sociologues bulgares et la diversification des types de discours sociologique ».

12 Svetla Koleva nous propose donc ici une véritable « socioanalyse » de la sociologie bulgare – et de son développement – pendant la période totalitaire. Cette recherche ouvre indubitablement une nouvelle ère dans le domaine de la sociologie en Bulgarie et elle ne pourra qu'être débattue, complétée, renouvelée ; la première à s'engager dans cette prochaine étape pouvant d'ailleurs être – et nous en sommes convaincus – l'auteur elle-même.

NOTES

1. Ivan Hadzhiiski est aujourd'hui considéré comme le fondateur de la sociologie et de la psychologie sociale en Bulgarie. Ses travaux datent des années 30-40 du XXème siècle et portent sur les mœurs et la psychologie du peuple bulgare. 2. C'est là une étude que j'attendais depuis longtemps. Depuis des années, je sollicitais les étudiants en sociologie pour passer en revue et étudier les débats et analyses présentés par cette revue, mais en vain. La complexité et l'immensité de la tache réalisée par S. Koleva doivent par conséquent être soulignées [l'auteur de cette note – Kolyo Koev – est le rédacteur en chef de la revue Sotsiologicheski problemi – NdR].

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 330

Panayotova (Boriana), L'image de soi et de l'autre. Les Bulgares et leurs voisins dans les manuels d'histoire nationale (1878-1944) Québec : Presses de l'Université Laval (« Interculturelle »], 2005, 240 p.

Liliana Deyanova

RÉFÉRENCE

Panayotova (Boriana), L'image de soi et de l'autre. Les Bulgares et leurs voisins dans les manuels d'histoire nationale (1878-1944), Québec : Presses de l'Université Laval (« Interculturelle »], 2005, 240 p.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit par Stylian Deyanov.

1 Les recherches sur les cadres institutionnels de la mémoire collective bulgare entrent dans une phase de professionnalisme passionnant1. Cette monographie de la jeune chercheuse canadienne – qui a fait des études en histoire et a enseigné en Bulgarie, sur les manuels nationaux d'histoire pour le cycle primaire – fait partie de cette tendance. Elle mérite une place particulière dans la longue et monotone liste de publications sur « l'image de soi et de l'autre ». Il s'agit, en effet, ici d'une étude précise et originale dans son approche et son analyse de la structure des textes des manuels et du canon historique national ; une étude qui avance, par ailleurs, des thèses provocatrices sur les limites du récit identitaire scolaire (une question d'actualité brûlante).

2 À partir d'un corpus de manuels scolaires d'histoire nationale utilisés dans l'enseignement primaire entre 1878 et 19442, l'auteur étudie comment on raconte aux

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 331

enfants ce que la Patrie représente, comment l'institution scolaire participe à la construction du métarécit du progrès de la Nation et quelle est l'image que le peuple bulgare se fait de soi-même et de ses voisins. L'auteur analyse 36 manuels et choisit un manuel – représentatif – pour effectuer une analyse structurale en profondeur : le manuel Connaissance de la Patrie pour la 3e et la 4e (enfants entre 9 et 11 ans) d'Ivan Pastoukhov (première édition en 1920). C'est le manuel de la discipline Obshtestvoznanie (connaissance de la Patrie), une matière qui se scinde en un tiers de Géographie, un tiers d'Instruction civique et un tiers – qui porte le nom – d'Histoire. Dans ce manuel, Boriana Panayotova retrouve ce que l'on appelle, d'après Prop et Lotman, le « texte invariant », le texte matriciel de l'histoire nationale. L'étude des autres manuels qu'elle réalise montre qu'ils reprennent tous les mêmes schémas : les évènements racontés, les personnages présentés et les messages s'y répètent.

3 Une des thèses principales soutenue par l'auteur est qu'il y a une ressemblance entre le texte scolaire et le texte de fiction : les leçons suivent les principes du récit de fiction ; ce qui justifie le choix de l'approche sémiotique de Greimas. À l'aide de son modèle actantiel, Boryana Panayotova cherche derrière les évènements la structure invariable Nous-Autres en dégageant les personnages-types, les relations-types et les lieux sacralisés. L'idéal-type du Nous est représenté par les héros positifs que sont les grands personnages de l'histoire nationale. Ils sont les instruments principaux du discours historique officiel3. L'analyse se fait en deux temps : la Bulgarie libre et la Bulgarie soumise (les cinq siècles de joug, gravés dans la mémoire de tout Bulgare, faisant avant l'objet des chapitres 2 et 3).

4 Le premier chapitre – introductif – présente le contexte de la « mémoire scolaire » : la « balkanisation » des Balkans, dans le cadre des nationalismes balkaniques du XIXème et du début du XXème siècle. Les différents modèles de nationalismes y sont présentés, notamment les modèles français et allemand (nation-contrat ou nation-âme du peuple). Pour l'auteur, le nationalisme balkanique s'inscrit dans la filiation de la conception dite allemande de la nation, fondée sur une communauté de race, de langue, d'histoire et de culture. L'auteur discute du « protonationalisme populaire » d'Hobsbawm, ce sentiment d'appartenance collective précédant les processus de construction de l'État-Nation (comme, par exemple, l'orthodoxie, l'élément le plus important des « représentations balkaniques », un élément d'ailleurs plus culturel que religieux). L'auteur examine ici les diverses raisons pour lesquelles les frontières « naturelles » dans les Balkans se discutent, encore aujourd'hui, avec tant de violence ; ce qui engendre « dans l'imaginaire balkanique, la perception du voisin en tant qu'ennemi redoutable. (...) L'image perdure encore » (p. 36).

5 Dans le chapitre « La Bulgarie libre », le héros, le peuple et l'État composent « une sorte de Trinité ». Le manuel étudié propose 28 personnages (18 chefs d'État, trois hommes de lettres, deux religieux et cinq boyards) ; 20 offrent des modèles positifs, cinq des modèles négatifs. L'incarnation héroïque préférée est celle du chef d'État, toujours courageux mais dans des rôles différents : libérateur, fondateur, patriote-martyr (Samouïl), civilisateur (Omourtag), père du peuple (Boris Ier),... Le manuel multiplie les images de héros positif ; les « méchants » y sont quatre fois moins nombreux. « Le manichéisme est à la base de l'organisation du récit scolaire » souligne l'auteur. Le contact avec l'Autre, l'étranger, est d'ordre militaire. Et parmi ces étrangers qui participent au récit, seuls six portent des noms propres. Les Byzantins se voient, par exemple qualifiés de « rusés » et d'« hypocrites » – adjectifs les plus utilisés pour les

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 332

désigner – et ils auraient souvent recouru à l'espionnage et aux pots-de-vin, leurs armes préférées restant la flatterie et les promesses.

6 Dans la troisième partie – « La Bulgarie soumise » – de sa monographie, B. Panayotova montre comment la triade héros-peuple-État est déchue. En revanche, le peuple-héros est, lui, consacré : ce n'est plus le héros mais le personnage collectif qui domine le récit : les Bulgares, le peuple bulgare. Seuls 22 personnages sont évoqués et ils ne remplissent que deux sortes de rôles : mener le peuple dans la lutte contre l'oppresseur et l'instruire pour survivre. La figure héroïque présente deux modalités, le Maître et le Révolutionnaire (d'ailleurs sous l'image du héros épique dans sa formule chrétienne). L'Autre continue de jouer le rôle de l'ennemi, du barbare (les Turcs qui « ne quittent jamais leur barbarie »). L'auteur décrit ici de manière très fine l'axe central du récit scolaire : barbarie versus civilisation. Cet axe dépasse souvent sa finalité essentielle, celle d'incarner l'opposition Orient-Occident, Europe-Empire ottoman.

7 La conclusion – « Quelques réflexions sur les limites du récit identitaire scolaire » – est très provocatrice et suscite débats. L'auteur soutient que non seulement le récit analysé mais également chaque récit de la mémoire nationale scolaire est exclusif, que « l'histoire nationale est par définition exclusive », que « le paradigme du modèle national » souligne la spécificité et la particularité du Nous et « provoque des réactions d'ordre émotionnelles et non cognitives ».

8 Une telle généralisation est discutable. L'idéologie nationale et la mythologie nationale (cette dernière imprégnant le « texte invariant ») sont des phénomènes liés mais pas identiques. Le métarécit national sur le progrès de la nation n'est pas le récit mythologique sur le passé de la nation. Il fait partie en même temps – par définition – du récit moderne sur les droits universels, sur l'égalité et la liberté des nations et des citoyens ; citoyen étant ici entendu comme « citoyen universel » (même si certains politiciens bulgares, après 1878, ont demandé, de manière ironique, « que quelqu'un nous le montre donc, ce monstre de citoyen universel » ; ou que d'autres essayent de le nationaliser par de nouveaux mythes). L'identité nationale, en tant qu'identité civique (ce que Habermas appelle « un patriotisme de la constitution »), doit être approchée, avant toute chose, par la séparation en deux parties distinctes – instruction civique et récit historique proprement dit – des manuels (en Bulgarie et ailleurs) qui fait que le récit scolaire historique « oublie » l'une des deux moitiés du métarécit national, à savoir le récit sur les institutions nationales, sur l'organisation sociale. C'est là une des raisons pour laquelle certains historiens continuent à être, aujourd'hui encore, des professionnels de la mythologie nationale et des sentiments patriotiques ; ils laissent alors l'étude de l'instruction civique à d'autres experts, spécialistes, eux, non pas de « l'ordre émotionnel » mais de « l'ordre cognitif ».

9 Cette dichotomie n'est, bien entendu, aucunement parfaite et Boriana Panayotova dispose de bien des arguments pour étayer son interprétation. Car, dans les manuels d'instruction civique, on trouve aussi, sans qu'ils soient pour autant prédominants, les idéologè-mes de base du nationalisme autoritaire et l'idée que « la plus grande vertu du jeune citoyen est de mourir pour la patrie », cette dernière étant perçue comme la « grande famille »4. À l'inverse, un grand nombre des manuels d'histoire sont pénétrés d'un nationalisme libéral-moderne. Ils soulignent ainsi que l'objet de la formation en histoire n'est point de chercher « des idéaux parmi les pitoyables vestiges d'une grandeur passée » ou de chanter « la gloire des victoires de Krum et de Siméon » mais « d'introduire le jeune citoyen dans le Panthéon de l'humanité ». Le problème vaut bien

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 333

une recherche sur la longue durée institutionnelle de la pédagogie nationale. D'ailleurs, comme le démontre la recherche de Dessislava Lilova, la jeune nation bulgare pendant la Renaissance présente une formule très flexible de l'identité et emploie de manière très souple les représentations de soi et de l'autre ; elle fait preuve d'un intérêt soutenu pour « l'homme universel ». Dans le « nationalisme populaire » des Bulgares, la nation est moins messianique, plus rationnelle, pragmatique, souple ; mais dans les conditions d'une normativité assez faible avant la création de l'État-Nation. Hélas, après sa construction réelle, l'État n'a pas profité de ce capital symbolique important. Se pose alors la question du bien-fondé de la thèse d'autres historiens qui soutiennent qu'avant les guerres le nationalisme bulgare, à la différence d'autres nationalismes balkaniques, fut « un nationalisme modéré et tolérant »5.

10 Les questions se multiplient... Et dans la communauté bulgare des sciences humaines les réponses se multiplient également ; ce qui constitue naturellement une évolution positive pour la Cité dans la nouvelle situation post-nationale, puisque l'école continue d'imposer des schémas de classement du monde social, quoique sans le rôle homogénéisateur de l'État fort ; État qui détenait jusque-là – comme l'a montré Pierre Bourdieu – le monopole de la « violence symbolique légitime ». Désormais, la question cruciale est de savoir qui va hériter de l'État et à quoi vont ressembler les manuels d'histoire dans le nouveau régime d'historicité.

NOTES

1. Certaines monographies ont ainsi donné lieu à des discussions très fécondes et notamment celles de Dessislava Lilova (« Les significations du nom national pendant la Renaissance »), de Naum Kaïtchev (« O ! Macédoine tant désirée. L'Armée, l'école et la construction de la nation en Serbie et en Bulgarie 1878-1912 ») ou les publications de l'historien respecté Ivan Elenkov, celles de Rositza Guentcheva sur les cartes nationales de langues, celles de Tchavdar Marinov sur les débats historiographiques macédoniens et bulgares, d'Albena Hranova, Antonia Koleva, Ana Dimitrova, Inna Peleva (l'auteur de Vazov, l'idéologue de la nation) et Alexander Kiossev sur le canon national ou encore les études stimulantes menées dans le cadre du Centre for Advanced Studies. Enfin, il ne faut pas oublier les études pionnières du professeur N. Danova ; celles de M. Radeva sur les débuts de l'enseignement scolaire d'État ; celles sur les manuels d'histoire menées par l'Institut des études critiques sociales ; sur l'image de l'Europe dans les manuels de M. Yakimova et al ; ou encore les monitorings sur l'enseignement d'histoire après 1989 réalisé par Georgy Kazakov de la fondation “Paideia”. Une bibliographie des publications de référence peut être trouvée dans le livre de B. Panayotova qui mène un dialogue permanent avec ses collègues. 2. À savoir de la libération, en 1878, de la domination ottomane – qui avait duré 5 siècles – à l'arrivée des communistes au pouvoir en 1944. La thèse d'un tournant, voire d'une rupture, dans les représentations et les messages véhiculés peut cependant être discutée notamment lorsqu'il s'agit des messages transmis aux enfants au travers “du texte invariant” du récit scolaire, ayant en vue ce que B. Guinée appelle la “cul ture historique” de la nation – auquel nous préférons la notion de “mentalité historique” – qui nous in cite à envisager cette “mentalité” sur la longue durée.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 334

3. Voir Ducreux (Maxie-Elizabeth), « Histoire et Nation en Europe centrale et orientale XIXe- XXe siècle », Histoire de l'Education, (86), numéro spécial, mai 2000. 4. Cité d'après Elenkov (Ivan), « Grajdansko utchenie ili tchitanka za malkite grajdane..., Turnovo 1891 », Arhiv. Buletin za grajdansko obrazovaniepo istoria, (3-4), 1997. 5. Voir la première grande Histoire sociale de la Bulgarie : Daskalov (Rumen), Bulgarskoto obchtestvo 1878-1939, Sofia : IK Gutenberg, T.1, T. 2, 2005.

AUTEURS

LILIANA DEYANOVA Professeur à l'Université “St. Kliment Ohridski” (Sofia).

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 335

Georgelin (Hervé), La fin de Smyrne, du cosmopolitisme aux nationalismes Paris : CNRS, 2005, 250 pages.

Joseph Krulic

RÉFÉRENCE

Georgelin (Hervé), La fin de Smyrne, du cosmopolitisme aux nationalismes, Paris : CNRS, 2005, 250 pages.

1 Ce livre, issu d'une thèse, constitue, au carrefour de l'histoire sociale, de l'analyse des nationalismes et de l'histoire des relations inter-nationales, une contribution majeure à l'analyse de la dernière période, c'est à dire après 1878, de l'empire ottoman. La plupart des lecteurs penseront, au regard de l'histoire « yougoslave » des années 1990 et du souvenir de l'exode des Grecs en 1923, à la problématique très « bosniaque » des temps, heureux ou supposés l'être, de la coexistence, cosmopolite ou interethnique, impériale précédent l'« épuration ethnique » nationaliste. Mais ce n'est pas la seule, ni même la principale, problématique, en dépit du titre, qui parcourt l'ouvrage. D'une part, parce que l'auteur ne verse jamais dans la simplification, bien au contraire. D'autre part, parce que les habitués des thèses d'histoire sociale, notamment sur la France de l'ancien régime, y reconnaîtront un livre d'histoire sociale. Son plan est classiquement thématique, avec une première partie qui analyse, à la manière de Fernand Braudel, la géohistoire de très longue durée de la région (un territoire non national ; une région féconde et hospitalière depuis l'antiquité, Smyrne : une urbanité hors du cadre national, sub-urbanisation : logique économique et sociale) ; une deuxième partie plus sociologique (« L'école à Smyrne : cultiver l'entre-soi ») se place dans le sillage de certains sociologues français de la haute bourgeoisie et de l'éducation (nous pensons notamment, au couple de sociologues Poinçon-Chariot) ; une troisième partie (« Réjouissance, vie privée et loisirs : rencontrer les autres ») qui étudie la sociabilité, concept et/ou réalité très en vogue depuis le milieu des années 1970, notamment parmi les spécialistes de la France d'avant 1789 ; une quatrième partie (« Les millets dans la

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 336

vie politique : vivre ensemble »), plus attendue des « balkanologues » ; et une cinquième partie, qui justifie le titre (« Épilogue meurtrier : un cosmopolitisme à détruire » ), où l'événement, la politique, la guerre, voire l'histoire-bataille, le temps court qui succède à la très longue durée géo-historique et à la longue durée socioéconomique ou socioculturelle reprend ses droits. Entre les deux, l'auteur dissipe quelques fausses continuités : ainsi le grec parlé à Smyrne ne rattache pas au grec parlé en Asie mineure dans l'antiquité – dont on trouve un exemple dans le « grec pontique » (c'est-à-dire du Pont-Euxin ou de l'est de la Turquie) – mais au grec parlé dans les îles grecques, ce qui signifie que, probablement que la population grecque de Smyrne résulte largement d'une émigration, depuis le XVIème siècle, de Grecs des îles en Asie mineure.

2 L'auteur veut explorer cette société de pied en cap, avec son soubassement matériel (géographie, économie), ses étages sociaux et culturels et son toit politique et religieux. Loin, cependant, de lui, une quelconque rigidité économiste, un monisme culturaliste ou un so-ciologisme trop schématique. Il s'efforce d'illustrer ou de cristalliser son analyse sur des moments de la société – que la tradition issue de Marcel Mauss qualifierait de « fait social total » – comme la célébration des « Pâques orthodoxes » (pp. 104-106), marquées par des manifestations hostiles aux juifs du passé mais aussi aux juifs locaux, ou le ramadan (pp. 106-107) où l'auteur remarque, suivant une anthropologie que la « nouvelle histoire » a contribué à répandre, « qu'on peut rapprocher certains éléments du ramadan des célébrations du carnaval : l'inversion de l'ordre courant, du jour et de la nuit ».

3 Avant 1918, les non musulmans et les non turcs sont majoritaires (environ deux tiers de chrétiens et quelques milliers de juifs vers 1881) dans Smyrne, surnommé « la ville infidèle ». Le grec y apparaît comme la langue majeure mais les réseaux privés d'écoles enseignent les nombreuses langues étrangères qui ont chacune leur utilité ou leur prestige. Le français est la langue la plus huppée au point, qu'après 1918, l'éducation des jeunes filles aisées d'Asie mineure a été raillée en Grèce comme celle du « français et piano ». En soi, cette situation de cosmopolitisme est banale dans un empire et notamment dans l'empire Ottoman. Toutefois, après 1878, comme on le sait, l'empire Ottoman subit une double poussée, ou le double volet géographique d'une même poussée des nationalismes des pays orthodoxes : d'une part, l'affirmation des États- nations des Balkans, soutenus par la Russie et, d'autre part, une poussée de la Russie dans le Caucase et en Asie centrale. Smyrne accueille de nombreux réfugies turcs fuyant les Balkans. Vers 1912, la ville apparaît alors comme un îlot cosmopolite dans une Asie mineure qui a entamé, malgré la persistance de minorités arméniennes ou grecques, un processus de « turcisation » avec la généralisation de l'État-nation comme forme politique dans la région et, en tout état de cause, avec la révolution des Jeunes Turcs de 1905. C'est dans le cadre de ces évolutions que l'auteur peut intituler son dernier chapitre « un cosmopolitisme à détruire ». L'épisode final pose de nombreux problèmes d'interprétation historique. L'incendie de la ville est généralement attribué aux troupes de Mustapha Kemal, sur le fondement de nombreux témoignages (p. 203). Mais, ce qui incontestable, c'est la volonté de détruire les élites autochtones (p. 215). Le patriarche grec est assassiné par la foule turque, avec la complicité apparente du général turc responsable sur place, Nurretin Paşa (p. 217). Les autres aspects de cette conquête font songer à la problématique de l'épuration ethnique (« humilier et violer », p. 218, « assassiner et déporter les hommes, », p. 219) ou, si l'on reste dans le contexte

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 337

de la Première Guerre mondiale, aux formes de violence les plus dégradantes. L'auteur se réfère à l'ouvrage de Stéphane Audoin-Rouzeau, L'enfant de l'ennemi, 1914-1918, (Aubier, 1995), qui analyse les viols des Allemands dans le nord de la France. Il note que les Occidentaux sont restés passifs devant les conquêtes kémalistes ce qui, là encore, nous évoque d'autres refus d'intervenir. Comme beaucoup de chercheurs et d'intellectuels, Hervé Georgelin éprouve la nostalgie de ce cosmopolitisme des cités orientales de la Méditerranée orientale qui ont disparu (p. 230) après la Première Guerre mondiale (Odessa, Smyrne), pendant la Seconde Guerre mondiale à cause du nazisme (Thessalonique), dans les années 1950 à l'époque du Passéisme et du régime militaire turc (Alexandrie et Istanbul), mais il note que ce processus est corrélée à une « cosmopolitisation » des métropoles occidentales dans le cadre de la globalisation. Le cosmopolitisme des âges impériaux a légué des significations ou des problèmes à l'âge de la mondialisation.

4 Toutefois, cette analyse nous paraît d'un optimisme excessif. Certes, en tant qu'analyste ou intellectuel, on peut partager la fascination ou le regret pour une société qui avait réussi, à l'instar de l'Autriche-Hongrie d'avant 1914, de manière imparfaite, à faire coexister plusieurs groupes linguistiques ou religieux. Mais l'auteur constate que ce « cosmopolitisme » a sombré dans la violence nationaliste et nous pourrions ajouter qu'il ne fut pas le seul. L'auteur n'aborde pas de front le problème : le cosmopolitisme impérial est-il condamné à finir dans le nationalisme violent ? De nombreux auteurs, d'Ernst Gellner à Alain Dieckoff, nous ont appris qu'il fallait prendre – intellectuellement – le nationalisme au sérieux. Le nationalisme n'est pas, comme nous voudrions le croire, un accident intermittent qui survient pour perturber un « cosmopolitisme » foncièrement bon, un peu comme l'homme selon Jean-Jacques Rousseau serait naturellement bon et corrompu par la société. Le nationalisme est un phénomène récurrent, qui a, notamment, détruit toutes les sociétés cosmopolites ou multiethniques qui ont tant fasciné les intellectuels depuis les années 1980 (Vienne 1900, Istanbul d'avant 1918 ou 1964, Beyrouth avant 1975, Sarajevo avant 1992 etc.). L'objet du livre est, dans une large mesure, une monographie. Mais le point de départ était bien une interrogation plus générale sur la fin des cités cosmopolites de l'espace méditerranéen. Le livre constitue, toutefois, une solide contribution à cette problématique.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 338

Seraïdari (Katerina), Le culte des icônes en Grèce Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2005, 256 pages

Gilles de Rapper

RÉFÉRENCE

Seraïdari (Katerina), Le culte des icônes en Grèce, Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2005, 256 p.

1 Ce livre est une étude anthropologique du culte des icônes dans la Grèce contemporaine. L’approche anthropologique s’inspire à la fois des travaux anglo- saxons sur l’anthropologie de la Grèce, principalement ceux de Michael Herzfeld et de Jill Dubisch, et des travaux sur le rituel et la mythologie chrétienne menés dans d’autres sociétés européennes par Jean-Pierre Albert, Claudine Vassas et Marlène Albert-Llorca. Il ne s’agit donc pas d’aborder l’icône comme objet mystique, à la manière des théologiens, ni comme objet esthétique à la manière des historiens de l’art, mais comme objet de dévotion, c’est-à-dire comme un produit des gestes et des paroles de dévotion. Car pour Katerina Seraïdari, ce sont les pratiques qui créent et individualisent l’icône, plus que sa signification théologique ou sa valeur esthétique : « ce n’est pas l’icône qui constitue une spécificité de la religion orthodoxe, mais ce sont les pratiques religieuses orthodoxes qui rendent l’icône spécifique » (pp. 20-21).

2 L’intérêt de l’auteur se porte donc sur les pratiques, et sur des pratiques localisées, observées à l’occasion de fêtes en divers lieux de Grèce mais principalement dans les îles. Ces observations sont complétées par l’interprétation du corpus légendaire véhiculé par les prêtres, les folkloristes et les érudits locaux comme par les fidèles et les pèlerins eux-mêmes. Cette approche comparative, mettant en évidence les variations locales dans le traitement des icônes ainsi que la multiplicité des significations accordées aux icônes et au rituel selon les acteurs et les contextes, autorise trois lectures : une lecture politique, s’intéressant aux parallèles et aux points de rencontre entre l’histoire locale telle qu’elle s’inscrit dans le rituel, l’histoire nationale et

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 339

l’histoire sainte ; une lecture spatiale, qui s’appuie sur l’analyse des pratiques de circulation des icônes entre différents espaces ; une lecture en termes de genre, qui s’intéresse aux rôles différenciés des hommes et des femmes dans le rituel.

3 La première partie, s’appuyant sur des observations menées à Limni (Eubée), Tinos et Sifnos, montre d’abord l’importance de l’histoire sainte dans le discours de la communauté nationale comme dans celui des communautés locales : par l’intermédiaire de l’histoire sainte, les communautés locales s’inscrivent dans le temps de la nation, lui-même identifié à l’histoire sainte (« les aventures de la nation (...) sont sans cesse rapportées à la Passion », p. 42). Le culte des icônes peut ainsi être vu comme un phénomène sociologique constitutif de la cohésion d’une communauté : « chaque communauté locale met en avant les spécificités cultuelles de ses icônes afin d’afficher sa particularité et sa cohésion, afin de créer son temps et son espace sacrés » (p. 29). Cela pose la question du rôle des hommes politiques, des intellectuels et du clergé pour donner du sens et « proposer des interprétations religieuses et politiques du passé » (p. 67). C’est l’interaction de ces discours avec les gestes dévotionnels et festifs de la communauté locale qui donne du sens aux rituels préexistants et engendre éventuellement de nouveaux rituels. L’ensemble forme ce que l’auteur appelle le « capital sacré » d’une communauté locale (p. 67), capital manipulé pour affirmer la cohésion sociale de la communauté.

4 La deuxième partie s’intéresse à l’une des modalités de la « manipulation » du capital sacré, celle de la circulation et de la rotation des icônes, telle qu’elle est pratiquée dans certaines îles (Sifnos, Sikinos, Naxos). Les icônes originales ou leurs copies sont en effet soumises à des déplacements tout au long de l’année, selon des modalités différentes d’une île à l’autre. À Sifnos, l’icône patronale est transportée dans un ermitage le jour de sa fête ; elle passe ensuite quinze jours dans une maison privée (qui prendra en charge les frais de la prochaine fête) avant de faire chaque jour, pendant le reste de l’année, le trajet entre cette maison où elle est gardée pendant la nuit, et l’église paroissiale où elle passe la journée. D’autres icônes circulent entre leurs églises et les maisons de fidèles qui les prennent en charge. Ces différents systèmes de rotation sont pour l’auteur des moyens de « diffusion du sacré dans le temps et dans l’espace » (p. 71), ils participent à la « décentralisation » du sacré (p. 83). L’analyse permet d’aborder certaines oppositions sous-jacentes à la circulation des icônes et aux formes de dévotion dont elles sont l’objet en général : opposition entre espace domestique (celui des maisons et des chapelles privées) et espace public (églises), entre espace profane et espace sacré, entre icônes originales et copies, ces dernières pouvant se voir attribuer autant sinon plus de pouvoir en raison de leur plus grande facilité de circulation. Alors que les récits d’invention évoqués dans la première partie mettaient en évidence le rôle des icônes dans l’affirmation de la cohésion sociale des communautés locales, la circulation des icônes révèle les divisions internes de la communautés, entre paroisses ou familles, entre clergé et fidèles.

5 Dans la troisième partie, Katerina Seraïdari part d’une critique de l’association traditionnelle, en anthropologie méditerranéenne, de l’espace privé avec le « féminin » et de l’espace public avec le « masculin » pour aborder les rôles respectifs des hommes et des femmes dans les récits d’invention des icônes d’abord, puis surtout dans trois fêtes : à Nyssiros dans le Dodécanèse, à Limni en Eubée et à Ipati en Phthiotide (Grèce continentale). Une analyse très fine du rôle central ou périphérique, actif ou passif, des hommes et des femmes dans les différentes étapes et les différents lieux de ces fêtes

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 340

permet d’aborder la construction sociale des figures féminines et masculines dans les différents contextes locaux, ainsi que leur association avec les catégories de « tradition » et de « modernité ». Les différences relevées entre les îles où les femmes semblent être moins tenues à l’écart des « structures festives » (p. 220), et la Grèce continentale où leur rôle est plus limité, sont rapidement rapportées à des différences d’organisation familiale (la résidence est généralement uxorilocale dans les îles et virilocale sur le continent), ce qui fait regretter non seulement que les structures familiales n’aient pas été prises en considération dans le reste de l’analyse mais aussi que le seul cas continental pris en compte ne permette pas d’approfondir la comparaison entre les différents systèmes coexistant en Grèce.

6 La comparaison, même interne aux seules sociétés insulaires, reste malgré tout un des points forts du livre, avec le souci de rendre compte des points de vue et des interprétations des différents acteurs : c’est la multiplicité des significations et la constante réinvention, dans le présent, des pratiques de dévotion, qui donnent aux icônes leur place centrale et en font un angle d’approche privilégié de la société grecque.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 341

Ethnologie française, (2), 2005, « Grèce-Ellada. Figures de l’altérité »

Gilles de Rapper

RÉFÉRENCE

Ethnologie française, (2), 2005, « Grèce-Ellada. Figures de l’altérité ». 371 p.

1 Reprenant le modèle naguère appliqué à la Roumanie (n° 3, 1995) et à la Bulgarie (n° 2, 2001), la revue Ethnologie française consacre un numéro spécial à la Grèce : il s’agit de donner la parole à des anthropologues grecs travaillant sur leur propre société, afin de fournir un état des lieux de la discipline et des questions qui lui sont posées par la société grecque des années 1990. Dans sa contribution (« Un moment pluriel. L’ethnographie grecque au tournant du siècle ») Evthymios Papataxiarchis, coordinateur (avec Jean Cuisenier) du projet, dresse un bilan de l’anthropologie de la Grèce dans les années 1990, replacé dans la perspective plus large de l’intérêt porté à la Grèce par les anthropologues dans la seconde moitié du XXe siècle. La principale évolution est « l’hellénisation » de la communauté anthropologique : les études sur la Grèce sont désormais menées par des anthropologues grecs (qui représentaient 26 % des ethnographes de la Grèce, contre 82 % aujourd’hui), qu’ils soient formés à l’étranger ou dans les deux départements d’anthropologie en activité en Grèce (Université de l’Égée, Université Panteion). En conséquence, l’anthropologie de la Grèce est de plus en plus une « anthropologie à domicile » qui représente, selon l’auteur, une de ses limites dans la mesure où cela la tient éloignée des « origines interculturelles » de la discipline et la prive des bénéfices du « regard extraverti » qui était celui des premiers ethnographes (souvent anglo-saxons et de formation africaniste) de la Grèce (pp. 220-221).

2 Le numéro s’articule autour des « figures de l’altérité » : les années 1990 ont en effet été pour la Grèce à la fois celles de l’européanisation – qui a, entre autres, favorisé l’émergence de mouvements régionalistes et minoritaires – et celles de l’immigration, en particulier en provenance des pays balkaniques voisins. En conséquence, écrit

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 342

Evthymios Papataxiarchis, « des formes anciennes d’altérité se sont politisées et d’autres se sont installées dans l’espace grec » (p. 204).

3 La première partie du volume, intitulée « Nous », s’intéresse à la première de ces évolutions et à la gestion de l’altérité culturelle dans la société grecque. Irina Toundassaki et Roxani Caftantzoglou reviennent sur la création des trois musées nationaux d’Athènes (Musée archéologique national, Musée byzantin et chrétien, Musée d’art populaire grec) au XIXe et au début du XXe siècle, dans le contexte de l’émergence de l’identité nationale (« Narrations de l’identité culturelle grecque : les trois musées nationaux d’Athènes »). Ces trois institutions peuvent être vues comme des instruments d’affirmation de l’unité nationale, au cours des trois moments reconnus dans l’histoire de la nation (antiquité, christianisme byzantin, occupation ottomane), et de négation de l’altérité culturelle et des différences régionales. Les résultats d’une enquête auprès des visiteurs de ces musées semblent d’ailleurs montrer qu’ils représentent « des lieux-refuges où les visiteurs rencontrent et réaffirment certains aspects hautement valorisés de ce passé (...) tout en assurant la promotion, la célébration et la visualisation des idéaux de l’histoire, de la culture et de l’identité nationales » (p. 240).

4 Panayotis Panopoulos (« Retour au village natal. Associations locales et renouveau culturel ») s’intéresse aux « associations locales », associations ayant le plus souvent leur siège à Athènes et rassemblant des gens ayant le même lieu d’origine et organisant des activités « culturelles » en relation avec le lieu d’origine tout en produisant un discours identitaire. À partir de l’observation du bal annuel organisé par l’Association des Philotiens de Naxos, il montre comment les activités de l’association dans le village d’origine reviennent à importer des modèles de festivité urbains et à expulser les éléments locaux. Le discours de l’association tend par ailleurs à l’affirmation de l’homogénéité de la population locale, alors que les modèles locaux de la fête mettent en scène des formes de compétitivité, entre chanteurs ou groupes de danseurs par exemple. L’auteur parle ainsi d’une « tentative systématique de décontextualisation culturelle qui fait perdre leur intensité aux fêtes traditionnelles » (p. 251). Il y voit aussi une des modalités de l’incorporation du local au national.

5 La « nationalisation » du local est aussi au centre de l’article d’Elia Petridou consacré à la feta et à sa protection en tant que fromage « local » par les directives de l’Union européenne (« Au pays de la feta. Négociation de la grécité dans le contexte européen »). L’auteur montre comment, dans le contexte des années 1990, la protection d’une production locale a été détournée en un instrument d’affirmation nationale : la « bataille » de la feta fut en effet contaminée par l’affaire du nom de la République de Macédoine comme par celle des marbres du Parthénon conservés à Londres. En défendant la feta grecque face aux « fausses « feta danoises, la Grèce en vient à s’affirmer face à l’Europe comme face à ses voisins balkaniques, par une rhétorique nationaliste déjà éprouvée : continuité historique (la feta apparaît chez Homère), pureté (blancheur due à l’utilisation de lait de brebis et non de vache) et authenticité (la feta est produite dans la montagne).

6 La deuxième partie, intitulée « Eux », s’ouvre sur un article d’Angélique Athanassopoulou traitant des interactions entre migrants albanais et habitants arvanites dans un village du Péloponnèse (« “Nos Albanais à nous”. Travailleurs émigrés dans une communauté arvanite du Péloponnèse »). Contrastant avec l’attitude d’autres communautés arvanites cherchant à se démarquer des migrants albanais, le

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 343

village en question semble affirmer une proximité culturelle avec ces derniers, et revendiquer des relations privilégiées avec eux, reposant sur la confiance mutuelle. Cette configuration s’explique par l’opposition récurrente de cette communauté à l’État grec, depuis la Guerre civile (1946-1949) jusqu’à aujourd’hui, où la confiance accordée aux migrants albanais est en décalage avec la tendance générale à leur criminalisation. Si l’auteur montre bien l’importance des processus d’empathie en faveur des migrants, qui reposent sur des expériences comparables de migration ou de persécution subies par les Arvanites, on peut toutefois regretter l’absence totale du point de vue des migrants albanais eux-mêmes tant dans l’ethnographie que dans l’analyse.

7 L’article d’Efie Plexoussaki (« Choix éducatifs d’une minorité “musulmane”. Entre la Grèce et la Turquie ») s’intéresse aux stratégies éducatives adoptées par trois familles membres de la minorité musulmane de Thrace. L’auteur prend pour point de départ l’hétérogénéité linguistique, confessionnelle et politique de cette minorité, généralement masquée par sa dénomination officielle de « minorité musulmane ». Elle montre comment cette hétérogénéité, concrétisée dans les parcours différenciés des trois familles étudiées, place les choix éducatifs au sein d’un système à trois termes : écoles minoritaires, système scolaire public majoritaire, et système scolaire de Turquie. Elle met en évidence le poids des relations gréco-turques comme celui de la politique grecque à l’égard de la minorité, laquelle, à partir des années 1990, cesse d’être perçue comme une menace.

8 Dans la troisième partie, intitulée « Réflexivité », Fotini Tsibiridou s’interroge sur les effets de l’idéologie du multiculturalisme et des nouvelles technologies de communication qui touchent les Pomaks de Thrace depuis la fin de leur isolement, au début des années 1990 (« “Comment peut-on être Pomak” en Grèce aujourd’hui »). Son analyse s’appuie sur une ethnographie des foires ainsi que sur son expérience de réalisation d’un documentaire ethnographique. Elle observe à la fois la prolifération des « identités » et la réinvention de traditions, à l’initiative d’élites politiques et intellectuelles, et la marginalisation de certains groupes : ces « politiques du lieu (...) font de la vie publique un “théâtre des identités”, tandis que sont soigneusement dissimulées dans les coulisses les discriminations particulières et les exclusions des minorités surtout marginales dans le paysage social général » (p. 300).

9 Georgios Agelopoulos (« Autochtones et anthropologues. Expériences ethnographiques en Macédoine occidentale ») se livre à une réflexion sur son expérience d’anthropologue à Florina, en Macédoine occidentale, à une époque où cette région était une des plus « ethno-graphiées » de Grèce, visitées par dix chercheurs, grecs et étrangers, depuis le milieu des années 1990, soit « un anthropologue pour 4 500 habitants » (p. 306). En conséquence, la société locale est devenue très sensible au regard des anthropologues, d’autant plus que la situation frontalière de la région, l’existence de revendications minoritaires de la part d’une partie de la population slavophone et la question du nom de la République de Macédoine, portaient ceux-ci à s’intéresser à la production des identités. Cela entraîne l’auteur à s’interroger sur la position de l’ethnologue au sein de la société locale et sur la façon dont le savoir anthropologique est perçu et éventuellement utilisé par les acteurs locaux, ainsi que sur les modes de reconnaissance de l’altérité dans cette société.

10 Enfin, Alexandra Bakalaki (« L’envie, moteur de l’imitation ») s’interroge sur les processus de distinction au sein d’une société dont la modernisation passe par l’imitation de modèles étrangers, comme ce fut le cas en Grèce à partir de la création de

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 344

l’État grec au début du XIXe siècle. Elle voit dans l’envie de ressembler et de s’identifier à des catégories perçues comme supérieures un des moteurs de l’imitation. Sa réflexion passe par une discussion sur la notion de « copie conforme à l’original », opposée à la « copie défectueuse », illustrée par l’attitude des « “inférieurs”, lorsqu’ils tentent, prématurément et sans remplir les conditions indispensables, d’imiter les “supérieurs”, [et] provoquent également hilarité et condescendance » (p. 320). Elle montre aussi que le stéréotype du vol appliqué aux étrangers « inférieurs » entrant en contact avec le niveau de vie plus élevé des Grecs repose sur une idée largement répandue « selon laquelle occuper une situation favorable suscite immanquablement l’envie de tous ceux qui voudraient se trouver à la même place » (p. 323), idée qui est aussi à la base de la croyance au mauvais œil.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 345

De Waal (Clarissa), Albania Today. A Portrait of Post-Communist Turbulence London / New York: I.B. Tauris, 2005, 268 pages

Gilles de Rapper

RÉFÉRENCE

De Waal (Clarissa), Albania Today. A Portrait of Post-Communist Turbulence, London / New York: I.B. Tauris, 2005, 268 p.

1 Clarissa de Waal (Université de Cambridge) est l’une des rares ethnologues occidentales à avoir longuement fréquenté l’Albanie au cours des années 1990. Dans ce livre, qui rappelle souvent, par la forme, le célèbre High Albania d’Edith Durham (1909), elle rend compte de son expérience de terrain dans plusieurs régions albanaises et principalement dans la région catholique de Mirditë, dans le nord du pays, où elle a séjourné à de nombreuses reprises entre 1993 et 1996. Le ton est celui du récit personnel ; l’auteur multiplie les anecdotes et certains passages font presque figure de guide à l’usage des apprentis enquêteurs en Albanie. C’est cependant surtout par la richesse des observations ethnographiques recueillies auprès d’un certain nombre de familles au fil des années que ce livre vaut d’être lu : le thème principal de l’enquête est la décollectivisation des terres au début des années 1990, ses modalités particulières dans la région (contrairement à la loi de 1991, les terres n’ont pas été distribuées par tirage au sort aux ouvriers des coopératives, mais rendues à leurs anciens propriétaires) et ses conséquences, en particulier les conflits de voisinage et les superpositions de droits donnant souvent lieu à des actions violentes de la part des parties en concurrence pour les mêmes terres. De là un intérêt pour les nouveaux usages du droit coutumier, le kanun, invoqué pour résoudre des conflits que la loi sur le partage des terres n’a pas prévus, ou dont les autorités refusent de s’occuper. Enfin, l’auteur décrit dans le détail les stratégies adoptées par les familles que la pauvreté de la terre, le manque de mécanisation et les faiblesses des moyens de transports détournent de la seule activité agricole : émigration vers la Grèce ou l’Italie d’un

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005 346

membre de la famille, exploitation illégale des forêts, descente vers la plaine cô-tière ou les villes.

2 Plus généralement cependant, c’est toute la vie quotidienne des villages de Mirditë qui est décrite, avec ses problèmes et ses espoirs : délabrement du système éducatif, importance des stratégies matrimoniales, apprentissage des rôles, impact de l’action des organisations humanitaires et missionnaires, mémoire de la dictature et passage au pluripartisme, etc. On peut regretter que toutes ces observations ne fassent pas l’objet de synthèses et d’analyses approfondies sur les différents thèmes abordés : l’ouvrage vaut avant tout comme un état des lieux de la vie quotidienne dans une région rurale albanaise au milieu des années 1990.

Balkanologie, Vol. IX, n° 1-2 | 2005