INGÉNIEURS ET TECHNICIENS FRANÇAIS EN EGYPTE, AU XIXe SIÈCLE

Pendant plus d'un siècle et demi, clercs et laïques, égyptologues et professeurs, médeoins et techniciens français ont travaillé en Egypte avec une efficacité déjà plusieurs fois mise en lumière : Gaston Maspero fut, en même temps que l'un des maîtres del'égyp- tologie, un historien averti du rôle de ses devanciers et de ses émules ; les travaux de Gabriel Guémard, d'Henri Munier et surtout dp M. François Charles-Roux fournissent des vues étendues sur l'his• toire scientifique de l'expédition dirigée de 1798 à 1801 par Bona• parte, Kléber et Menou ; enfin, Jean-Marie Carré a laissé un très bel ouvrage sur les Voyageurs et écrivains français en Egypte. Pourtant, jusqu'à ce jour, et sous réserve de quelques exceptions, l'on n'a pas mis en lumière, ailleurs que dans des publications spécialisées, l'œuvre d'ensemble des ingénieurs et des techniciens : c'est une lacune que nous aimerions contribuer à combler en pré• sentant une brève synthèse de l'activité de ces hommes dans la vallée du Nil, en limitant l'essentiel de. nos développements au xixe siècle. * *

En partant pour l'Egypte en mai 1798 à la tête de 35.000 soldats, Bonaparte était accompagné d'un certain nombre de personnes non inscrites sur les rôles de l'armée ou de la marine dont cent cinquante environ étaient groupés au sein de la « Commission des Sciences et Arts ». Si, à l'époque, les membres de cet organisme furent souvent désignés sous le nom collectif de « savants », en fait, un grand nombre d'entre eux étaient des ingénieurs, des élèves des 692 LA REVUE

grandes écoles et aussi des techniciens et des compagnons de diverses spécialités. Compte tenu des promotions faites en Egypte même, il y eut au total une cinquantaine d'ingénieurs de divers corps : ponts et chaussées, mines, géographes, etc. L'âge moyen de tous ces personnages était, en 1798, voisin de vingt-cinq ans : cette extrême jeunesse du groupe allait singulièrement faciliter son adaptation. A l'exception peut-être de Nicolas-Jacques Conté, aucun alors n'était célèbre mais, dans la suite, la plupart de ceux qui revinrent en — sept périrent en Egypte — occu• pèrent des places enviables dans les grands corps de l'Etat ; cinq (1) appartinrent à l'Institut de France et seule une mort prématurée empêcha Michel-Ange Lancret d'avoir pu prétendre au même honneur. Le séjour en Egypte allait donner aux meilleurs l'occasion de s'épanouir intellectuellement et de participer à une œuvre collective sans équivalent. En quelques mois, Conté installa des manufactures de drap, fit construire des moulins à vent, lança des montgolfières, réussit, presque sans moyens, à fabriquer d'innombrables objets dont des instruments topographiques et même des trompettes de cavalerie. Un ingénieur des poudres, Jacques-Pierre Champy de Boisserand, parvint, avec des produits préparés sous sa direction, à faire lancer des boulets d'épreuve à une distance supérieure à celle prévue par les règlements de France. D'autres techniciens installèrent une - fabrique de chapeaux, une brasserie et maints autres ateliers. Jean-Joseph Marcel et Marc-Aurel introduisirent l'imprimerie dans le pays. Pierre-Simon Girard étudia l'hydrologie du Nil et, dès cette époque, l'on comprit l'intérêt que pouvait présenter, p*our l'écono• mie égyptienne, un aménagement rationnel des eaux du fleuve. Napoléon lui-même, bien renseigné jadis par ses techniciens, devait résumer à Sainte-Hélène l'avenir qu'il entrevoyait pour l'Egypte, supposée bien gouvernée pendant cinquante ans : « Mille écluses maîtriseraient et distribueraient Vinondation sur toutes les parties du territoire; les huit ou dix milliards de toises cubes d'eau qui se perdent chaque année dans la mer, seraient répartis dans toutes les parties basses du désert... un grand nombre de pompes à feu, de moulins à vent, élèveraient les eaux dans des châteaux d'eau, d'où elles seraient tirées pour l'arrosage. »

(1) Chabrol de Volvic, Cordier, Dubois-Aymé, Girard et Jomard. INGÉNIEURS ET TECHNICIENS FRANÇAIS EN EGYPTE 693

Sous la direction de Testevuide d'abord, de Pierre Jacotin ensuite, les ingénieurs géographes dressèrent la première carte détaillée de l'Egypte, à l'échelle du 1 /100.000e. De leur côté les ingénieurs des ponts et chaussées effectuèrent, sous la direction de Jacques-Marie Le Père, des opérations topographiques plani- métriques et altimétriques dans l'isthme dé Suez : au nombre des instructions données par le Directoire à Bonaparte figuraient expressément celles d'unir par un canal navigable la Méditerranée et la mer Rouge. A la vérité, le nivellement de 1799, entre Suez et Péluse, fut entaché d'une regrettable erreur, de l'ordre de 8 m. 50 à 9 m., de sorte que, pendant presque tout le demi-siècle qui suivit, l'on devait considérer très généralement mais à tort, le niveau moyen de la mer Rouge comme surpassant nettement celui de la Méditer• ranée. Quoi qu'il en soit, si le premier projet sérieux de jonction des deux mers, élaboré par Le Père, était en partie vicié par l'erreur commise, cette étude n'en devait pas moins orienter puissamment les idées vers le percement de l'isthme de Suez. L'œuvre archéologique des ingénieurs de Bonaparte devait avoir une portée bien supérieure à celle de leurs travaux purement techniques. Les jeunes hommes qui, au printemps de 1798, s'étaient inscrits comme volontaires pour une expédition lointaine dont nul d'entre eux ne connaissait positivement le but, avaient l'esprit curieux et une âme bien trempée. Certains avaient été prématu• rément mûris par les épreuves de la tourmente révolutionnaire. Sur le plan intellectuel, après des études classiques baignées des souvenirs de la Grèce et de Rome, ils s'étaient pendant quelques années adonnés presque exclusivement aux mathématiques, ce qui donnait, même aux plus fervents, le désir confus de s'en déta• cher pour un temps. Et brusquement, au milieu de l'exaltation et des dangers de la guerre, ils furent jetés dans un monde presque inconnu. Les premiers qui allèrent en Haute-Egypte virent surgir des sables, des pylônes, des portiques, des obélisques aux propor• tions gigantesques, sUr lesquels étaient gravés les signes d'une écriture que nul ne comprenait alors. Les objectifs assignés à la première mission envoyée, en mars 1799, au sud du Caire, étaient strictement techniques : il s'agissait de lever des profils du Nil, de mesurer la vitesse des eaux du fleuve, de calculer des débits, de rechercher les eaux souterraines de la vallée. Certes, nos jeunes gens s'acquittèrent de leur mieux de leurs tâches professionnelles mais aussi et surtout, en dépit de leur chef Girard, ils voulurent de ,694 LA REVUE toute leur âme, visiter, mesurer, dessiner et faire connaître ces temples, ces statues et ces tombeaux si différents de ceux que leurs maîtres leur avaient décrits quelques années plus tôt. Deux d'entre eux ont exprimé les sentiments que tous partagèrent plus ou moins intensément ; « Nous éprouvions quelque plaisir à penser que nous allions transporter dans notre patrie tous les produits de Vantique science et de Vindustrie des. Egyptiens ; c'était une véritable conquête que nous allions essayer au nom des arts. Nous allions enfin donner, pour la première fois, une idée exacte et complète des monu• ments dont tant de voyageurs anciens et modernes n'avaient pu parler que d'une manière peu satisfaisante... Et d'ailleurs, quels attraits, quel charme secret ne présente pas la vue de ces ruines ? On ne cherche pas ce spectacle par une curiosité stérile et momentanée; on y est conduit par une passion ardente et vive qu'il faut avoir éprouvée pour s'en faire une juste idée (1) ». Remplaçant spontanément les deux «antiquaires» — nous dirions aujourd'hui «archéologues» — de l'expédition qui s'intéressèrent peu aux vestiges de l'antiquité et quittèrent d'ailleurs l'Egypte prématurément, Dubois-Aymé, Jollois, Jomard, Lancret, de Villiers du Terrage, d'autres encore, se vouèrent avec passion à l'étude des monuments anciens et l'un d'entre eux, au cours de la séance de l'Institut d'Egypte du 29 juil• let 1799, signala au monde savant la pierre trilingue de Rosette qui devait permettre plus tard à Jean-François Champollion de retrouver le secret des hiéroglyphes, perdu depuis l'antiquité. Après leur retour en France, les ingénieurs jouèrent encore un rôle essentiel dans la préparation et la publication de l'ouvrage édité de 1809 à 1826 aux frais des gouvernements qui se succé• dèrent en France au début du xixe siècle. La Description de l'Egypte est une véritable encyclopédie du pays auquel elle a été consacrée et, de nos jours encore, il est impossible d'étudier sérieusement une question quelconque sur la contrée sans se référer d'abord à ce monument qui comporte plus de douze mille pages de texte dans l'édition in-octavo en vingt-six volumes et environ mille planches d'un format jusqu'alors inusité. Trois grandes parties ont été consacrées aux Antiquités, à l'Etat moderne, à l'Histoire naturelle. Or, sur quarante-deux auteurs de mémoires, l'on compte vingt ingénieurs qui écrivirent au total plus de 90 % des pages de texte de la première partie et 60 % de l'ensemble de l'ouvrage. Si l'on

(1) Description de- l'Egypte, 2' édition, tome II, pages 11 et 12. INGÉNIEURS ET TECHNICIENS FRANÇAIS EN EGYPTE 695 ajoute que de très nombreuses planches de monuments anciens furent dessinées par le groupe et que la responsabilité de l'édition incomba essentiellement à Conté, à Lancret et surtout à Jomard, l'on est bien en droit de dire que la Description de VEgypte fut au premier chef l'œuvre des ingénieurs de Bonaparte et que le climat si favorable en France aux études égyptologiques des Champol- lion, des Mariette et des Maspero fut créé par eux.

Après le départ de l'armée française en 1801, l'Egypte connut une période troublée au cours de laquelle un Albanais, Mohammed Aly, servant dans les armées du sultan, réussit peu à peu à s'em• parer du pouvoir. Juridiquement simple « vali », titre qui serait mieux rendu en français par le vocable de « gouverneur » que par la traduction de courtoisie de « vice-roi », si usitée à l'époque, Mohammed Aly disposa très vite d'une autorité quasi absolue à l'intérieur de l'Egypte qu'il considérait comme une immense pro• priété familiale dont il devait tirer le meilleur parti. Intelligent, il comprit qu'avec les seules ressources en hommes du pays, aucun progrès ne pouvait être réalisé ; c'est pourquoi, il fit très largement appel à des étrangers, spécialement à des Français. C'est ainsi qu'un ancien contremaître mécanicien, Alexis Jumel, introduisit, aux environs de 1820, la culture méthodique du coton à longues fibres. Il est superflu de souligner l'importance de ce fait dans l'économie égyptienne... Jumel monta également pour le compte du vali, la première filature de la contrée dont la direction fut ensuite confiée à un nommé Maurel, tandis qu'un certain Ducotet, de Sedan, dirigeait une fabrique de drap. A la tête de l'arsenal du Caire se trouvait en 1817 un autre Français appelé Gonon. En 1823, un ancien contrôleur de la manufacture de Versailles, Guillemain, fut nommé directeur d'un établissement analogue produisant en grand nombre des fusils d'un modèle analogue à celui en usage en France. En 1825, un ingénieur mécani cien, Cadet de Vaux, fut appelé comme expert par le vali. Après la bataille de Navarin, Mohammed Aly voulut non seule• ment reconstituer sa flotte sévèrement éprouvée, mais encore disposer de bâtiments plus nombreux. A sa demande, un ingénieur du Génie maritime, Lefèbure de Cérisy, fut détaché en Egypte par 696 LA REVUE

le gouvernement français. Arrivé en avril 1829, Cérisy élabora en deux mois les plans d'un arsenal moderne, aussitôt approuvés par le vali. Quatre cales furent aménagées pour les vaisseaux et deux pour les navires de moindre tonnage ; des ateliers de toutes spécialités furent rapidement construits et équipés ; la coiderie, plus longue que celle de Toulon, faisait en particulier l'admiration de tous les visiteurs. En même temps, on fit venir'de France des contremaîtres et des compagnons charpentiers, tourneurs, calfats, voiliers pour encadrer et instruire la main-d'œuvre locale. On se procura en Syrie et en Europe les bois indispensables. Cérisy, seul ingénieur responsable, investi de la confiance de Mohammed Aly, avait, sur le plan technique, une liberté absolue, sans avoir, comme il aurait dû le faire en France, à rendre compte et à solliciter cons• tamment des autorisations. Il en profita pour unifier l'armement, canons et caronades ayant le même calibre, diminuer la largeur des coques à leur partie supérieure pour rendre les abordages plus difficiles. Très vite, il construisit un vaisseau de 100 canons, un autre de 74, puis en lança un troisième de 136, doté d'un équipage de 1.100 hommes. Au total, en six ans, huit vaisseaux furent complète• ment achevés et, en 1835, au départ de l'ingénieur, d'autres étaient en construction. Certes, en raison de l'impossibilité où l'on fut de se procurer en quantité suffisante des bois absolument secs, de la rapidité avec laquelle les bâtiments durent être construits et de la qualité médiocre de la main-d'œuvre locale, même encadrée par des Européens, même militarisée, les vaisseaux de Cérisy furent moins parfaits que ceux alors en service en France ou en Angleterre ; ils n'en rendirent pas moins les services que le vali en attendait.

Dans le domaine des travaux publics, les, ingénieurs et techni• ciens français jouèrent également un rôle fort important sous l'égide de Mohammed Aly. Le premier de la lignée fut un archi• tecte, Pascal Costes, venu en 1817 pour construire des bassins de décantation pour le « natron » que l'on trouvait en abondance dans une vallée du désert oriental. Mais bientôt, Costes se vit confier par le vali la direction de l'achèvement des travaux du canal Mahmoudieh, destiné à amener l'eau du Nil à Alexandrie ; il fit aussi creuser d'autres canaux de moindre importance, installa un INGÉNIEURS ET TECHNICIENS FRANÇAIS EN EGYPTE 697 télégraphe optique entre Le Caire et Alexandrie, dressa des plans de fortifications, de palais, de mosquées même, avant de quitter l'Egypte en 1822. Son action "fut pourtant incomparablement moindre que celle de Louis-Maurice-Adolphe Linant de Bellefonds. Ancien pilotin de Terre-Neuve, Linant servait en 1817 comme élève de marine sur une frégate conduisant en Orient une mission scientifique et archéo• logique dirigée par le comte de Forbin, alors directeur général des Musées de France. Plusieurs des collaborateurs de celui-ci étant devenus indisponibles, Linant, qui avait un joli coup de crayon, fut pressenti pour remplir l'un des postes de dessinateur devenus vacants ; c'est en cette qualité qu'il vint pour la pre• mière fois en Egypte. Au départ de Forbin, le jeune homme resta dans le pays dont il apprit la langue. Successivement conducteur de travaux, guide des voyageurs de marque, explorateur pour le compte de la Société Africaine de Londres, il se retira en 1829 dans le Sinaï en vue d'acquérir dans les livres ce qu'il pensait lui manquer encore de connaissances théoriques pour occuper le poste d'ingénieur en chef des travaux de la Haute-Egypte qui lui avait été offert par l'un des fils de Mohammed Aly. L'année suivante, Linant commença au service égyptien une carrière qui, avec des fortunes diverses, allait s'étendre sur plus de quarante années et se terminer, peur l'intéressé, avec la dignité de pacha et les fonctions de ministre des Travaux publics. Linant peut d'abord être considéré comme le précurseur le plus important du canal de Suez, avant l'intervention du réali• sateur . Après avoir accompli de minutieuses reconnaissances du terrain dès 1822 et avoir vérifié partiellement le nivellement de Le Père, sans du reste avoir la bonne fortune de mettre en évidence l'erreur dont nous avons parlé plus haut, Linant fut l'auteur de plusieurs projets de jonction des deux mers. Mais surtout, il eut une influence déterminante sur Lesseps, au début même du premier séjour que fit celui-ci en Egypte. Le diplomate devait reconnaître lui-même en ces termes le rôle de Linant, dans une lettre adressée le 16 janvier 1855 à Arlès-Dufour : « Vous savez que Linant est depuis trente ans en Egypte et qu'il s'y est*cons• tamment occupé de travaux de canalisation. Lorsque j'étais consul au. Caire en 1833, c'est lui qui m'a initié à ses projets d'ouverture de l'Isthme de Suez et qui a fait naître chez moi ce violent désir que je n'ai jamais abandonné au milieu de toutes les vicissitudes de ma 698 LA REVUE carrière, de participer de tous mes moyens à la réalisation d'une œuvre aussi importante (1). » Linant s'occupa personnellement de la plupart des grands tra• vaux exécutés en Egypte pendant sa carrière ; il lit creuser, res• taurer et réparer des canaux, élever des digues, aménager des pistes. Ce fut lui qui, peu de temps après son entrée en fonctions, élabora le premier projet des barrages que Mohammed Aly voulait faire construire sur les deux branches du Nil, à la pointe du delta, pour accroître la surface des terres cultivables. Linant eut l'idée, audacieuse pour son temps mais pourtant fort judicieuse, de cons• truire les ouvrages à sec dans des dérivations destinées à remplacer les bras existants du fleuve, qui eussent été ensuite partiellement comblés. L'ingénieur travaillait à ce projet lorsque, le 23 octo• bre 1833, un groupe de saint-simoniens débarqua à Alexandrie, sous la conduite du « Père » Enfantin. Le grand-prêtre de la nouvelle religion industrielle venait en Egypte pour percer l'isthme de Suez, comme il l'avait solennellement annoncé quelques semaines plus tôt à Barrault, l'un de ses disciples :

C'est à nous de faire, Entre l'antique Egypte et la vieille Judée, Une des deux nouvelles routes d'Europe Vers l'Inde et la Chine... Nous poserons donc un pied sur le Nil, L'autre sur Jérusalem; Notre main droite ^étendra vers la Mecque, Notre bras gauche couvrira Rome Et s'appuiera encore sur . Suez Est le centre de notre vie de travail, Là, nous ferons l'acte Que le monde attend... (2) » Bien qu'ancien élève de l'école Polytechnique, Enfantin se préoccupait assez peu du détail des travaux à entreprendre mais deux de ses disciples, ingénieurs au corps des mines, Charles Lam• bert et Henri Fournel, étaient en* mesure de travailler efficacement et eux, surtout le second, le désiraient violemment. Malgré la sin• gularité de leur costume, les saint-simoniens furent bien accueillis en Egypte, tant par les autorités locales que par leurs compatriotes installés dans le pays. Quelques semaines après son arrivée, Four• nel fut présenté par le consul général de France Mimaut à Moham• med Aly, toujours préoccupé des barrages et au reste également

(1) Bibliothèque de l'Arsenal, archives saint-simoniennes, N° 7.836/95. (2) Œuvres de Saint-Simon et d'Enfantin, tome IX. t>. 56. INGÉNIEURS ET TECHNICIENS FRANÇAIS EN EGYPTE 699 sollicité par un Anglais nommé. Galloway qui s'intéressait à la construction d'un chemin de fer du Caire à Suez. L'ingénieur fran• çais mit tout en œuvre pour persuader le vali de l'utilité présentée par lé percement de l'isthme de Suez mais, très vite, le disciple d'Enfantin comprit que ses chances d'aboutir étaient faibles. A la fin de janvier 1834, Mohammed Aly réunit son « Grand Conseil » et, ainsi que cela .était désiré par le maître, l'assemblée donna priorité aux travaux du barrage. Désappointé, Fournel quitta bientôt l'Egypte tandis que le « Père » et un certain nombre de ses compagnons se mettaient à la disposition de Linant, chargé d'exécu• ter son projet de barrage. L'année suivante, une épidémie de peste ravagea les chantiers, emportant plusieurs saint-simoniens, notam• ment l'ancien capitaine du génie Hoart: Les travaux suspendus ne devaient pas être repris plus tard d'après les mêmes conceptions. En 1836, Enfantin quitta l'Egypte, y laissant quelques uns de ses disciples comme Lambert et Michel Bruneau qui dirigèrent au Caire, l'un une école Polytechnique, l'autre une école d'artillerie. Un peu plus tard, pour permettre une réparation facile des vaisseaux construits par Cérisy, Mohammed Aly fit, par l'inter• médiaire de Lesseps, approcher le gouvernement français en vue d'obtenir le détachement d'un ingénieur capable de construire un bassin de radoub. L'ingénieur des ponts et chaussées désigné cons• truisit de 1838 à 1842 un ouvrage sans défaut. En présence de cette réussite, le vali demanda à Mougel de reprendre les travaux des barrages. L'ingénieur estima possible d'implanter les construc• tions dans le lit même des branches du fleuve ; il fit couler des radiers en béton et édifier d'imposantes piles en briques, sur les• quelles devaient s'appuyer les vannes permettant de régulariser le débit des eaux. A la vérité, le projet ne put pas être exécuté de manière parfaite : en raison des infiltrations, la retenue n'attei• gnit pas tout à fait deux mètres alors que, suivant les plans primi• tifs, elle aurait dû en mesurer quatre. Mais Mougel, tombé en dis• grâce sous Abbas Ier, successeur de Mohammed Aly, n'avait pu diriger l'achèvement des travaux.

* * * En quittant l'Egypte, Enfantin n'avait pas, pour autant, renoncé définitivement à percer un jour l'isthme de Suez. Après un séjour en Algérie, le « Père » avait pu de nouveau se fixer en France 700 LA REVUE où il était devenu administrateur de sociétés, en même temps que nombre de ses disciples se créaient, dans diverses affaires, des situations rémunératrices. En 1846, les circonstances paraissant favorables. Enfantin et quelques-uns de ses amis, dont les frères Talabot et Arlès-Dufour, provoquèrent la formation d'une « Société d'études pour le canal de Suez », réunissant d'autre part des Aus• tro-Allemands et des Britanniques. Le groupe français, dont l'ingé• nieur était Paulin Talabot, fut chargé de faire procéder à un nou• veau nivellement de l'isthme. A la fin de 1847, le conducteur des ponts et chaussées Adrien Bourdalouë, qui dirigea les opérations en compagnie de Linant, trouva que les niveaux moyens de la mer Rouge et de la Méditerranée différaient seulement de 0 m. 80 et non pas de 8 m. 50 ou 9 m. comme l'avait pensé Le Père (1). Ces résultats modifiaient sensiblement les données du problème du percement. Mais, en dehors de cette importante contribution scientifique et technique, la société d'études tenta vainement d'obtenir une concession du sultan. Quelques années se passèrent sans résultat et, en 1854, plusieurs membres du groupement avaient renoncé à poursuivre de vains efforts. C'est alors qu'intervint Lesseps qui, s'adressant au vali Mohammed Saïd dont il était l'ami, obtint, le 30 novembre 1854, un « firman » lui donnant « pouvoir exclusif de constituer et de diriger une Compagnie Universelle pour le percement de l'isthme de Suez et Vexploitation d'un canal entre les deux mers ». Un livre assez récent (2) rend inutile le rappel des circonstances générales de l'action de celui qui, le succès venu, devait être le « Grand Français ». Contrairement à ce qui a été si souvent écrit par erreur Lesseps lui-même n'était pas ingénieur : les obstacles politiques à sur• monter pour réussir le percement étaient encore supérieurs aux difficultés purement techniques et au fond un diplomate était le mieux qualifié pour conduire à bien l'entreprise. Néanmoins, le choix du meilleur tracé était délicat ; les travaux à effectuer, en plein désert, pour créer un canal d'une profondeur et d'une largeur suffisantes pour donner passage aux plus grands bâtiments de mer de l'époque, étaient sans précédent. Le rôle des techniciens de l'ouvrage devait donc être considérable. Parmi eux, en dehors de

(1) Des mesures effectuées «le 1923 à 1925 par la Compagnie Universelle du Canal maritime de Suez ont montré Que la différence des niveaux ne devait pas excéder une vingtaine de centimètres. (2) George Edgar-Bonnet : Ferdinand de Lesseps. Le diplomate, le créateur de Suez (Hachette, 1951) INGÉNIEURS ET TECHNICIENS FRANÇAIS EN EGYPTE 701

Linant et de Mougel, de nouveaux venus, Voisin, Laroche, Larousse, s'illustrèrent au service de la Compagnie Universelle, tandis que des entrepreneurs de premier ordre tels Couvreux, Dussaud, Borel et surtout Alexandre Lavalley, montrèrent toutes leurs qualités. La côte méditerranéenne au voisinage de Péluse est si plate que l'on ne trouve des fonds d'une dizaine de mètres qu'à sept ou huit kilomètres du rivage ; un courant littoral, portant vers l'est, est susceptible de charrier des alluvions du Nil : dans ces condi• tions, Paulin Talabot avait considéré, dès 1847, l'établissement et le maintien d'un port à Péluse comme impossible ; il avait donc préconisé le creusement d'un canal débouchant dans la Méditer• ranée à Alexandrie ; l'ouvrage, d'une longueur totale de l'ordre de 400 kilomètres, aurait traversé toute l'Egypte inférieure avant d'aboutir aux environs de Suez ; il aurait comporté douze écluses et d'autres ouvrages d'art. Beaucoup de bons esprits considéraient ce projet comme déraisonnable et Mohammed Saïd ne voulait pas laisser couper l'Egypte en deux. Aussi Lesseps, sans parti pris au début, se rallia très vite au tracé direct et orienta en consé• quence les travaux de ses premiers ingénieurs, Linant et Mougel. Ceux-ci élaborèrent de janvier à mars 1855 un avant-projet, com• portant notamment à Péluse des jetées de 8 kilomètres, ce qui était beaucoup, comme le firent publiquement observer Paulin Talabot et d'autres auteurs. Mais Lesseps, en plein accord avec Mohammed Saïd, convoqua à Paris une « Commission Internatio• nale » formée des spécialistes européens les plus réputés en travaux hydrauliques dont une délégation vint en Egypte, en automne 1855 : ces experts, tout en approuvant les grandes lignes de l'avant- projet Linant-Mougel, estimant en particulier que l'ensablement de l'entrée septentrionale du canal n'était pas à redouter, suggé• rèrent, au prix d'un certain allongement de l'ouvrage, de reporter cette entrée d'une trentaine de kilomètres vers l'ouest, en un point où la côte moins plate autorisait une diminution sensible de la lon• gueur des jetées. Ainsi, grâce à la coopération d'assez nombreux techniciens, grâce aux critiques mêmes d'adversaires de Lesseps, le tracé du canal de Suez fut pleinement satisfaisant. L'exécution des travaux nécessita l'installation en plein désert de milliers de travailleurs : mutatis mutandis, cela devait être plus difficile que de faire vivre aujourd'hui, sur leurs chantiers de forage, les prospecteurs du Sahara : au milieu du xixe siècle, il n'y avait ni camion, ni avion, ni hélicoptère, ni réfrigérateur, ni 702 LA REVUE air conditionné. Au début, l'on avait largement compté sur l'eau de puits à forer dans le centre et le sud de l'isthme. Celle qu'on trouva fut si saumâtre que les Egyptiens, habitués à s'abreuver dans le Nil ou ses canaux, la refusèrent. Pour un temps, il fallut ravitailler les ouvriers avec des outres apportées à dos de chameau parfois de plus de trente kilomètres. A Port-Saïd, établi au bord de la Méditerranée sur un étroit cordon littoral séparant la mer du l«fc Menzaleh, on disposa seulement pendant de longs mois d'eau distillée, revenant, au mètre cube, à vingt ou vingt-cinq francs de l'époque. Le précieux liquide était parcimonieusement distribué et les autres agréments de la vie quotidienne étaient tels que l'on surnomma la nouvelle cité la « Cayenne du Désert ». Pourtant, avec le temps, les choses s'améliorèrent, surtout lorsque l'on eut achevé le creusement d'un canal amenant l'eau douce du Nil jusqu'à Suez et lorsque l'on eut posé une conduite forcée d'Ismaïlia à Port-

Saïd. Mais, en 1865; une épidémie de choléra fut à l'origine de nouvelles épreuves pour les habitants de l'Isthme. L'on ne savait alors pratiquement pas soigner la maladie ; surtout, l'on ignorait tout de son mode de propagation ; il y eut donc, dans tout le pays, comme à l'ordinaire en pareil cas, des dizaines de milliers de vic• times. Les chantiers du canal furent désertés par beaucoup d'ou• vriers méditerranéens, pris de panique ; tous les ingénieurs fran• çais demeurèrent à leur pos^e : on imagine aisément ce que fut alors leur existence. A Ismaïlia, on enregistra plus de cent morts parmi les seuls Européens (1) ; la propre femme de Voisin, alors directeur général des travaux, fut emportée en quarante-huit heures ; à l'époque, la nouvelle fut gardée secrète pour ne pas effrayer... Pour donner une idée de l'ampleur des travaux à réaliser pour exécuter le canal de Suez, il suffira de rappeler que, de 1848 à 1854, pour curer la rade de Toulon avec des dragues à vapeur, l'on n'avait pas mis moins de sept ans pour extraire sept millions de mètres cubes. Dans l'isthme, le volume des déblais à enlever atteignait soixante-quinze millions de mètres cubes... Certes, au début, l'on avait bien pensé à faire appel, le plus largement pos• sible, à des contingents de fellahs, requis par le gouvernement égyptien suivant la procédure de la « corvée », système alors lar-

(1) Lors de l'épidémie de choléra de 1947, les statistiques officielles dénombrèrent, pour toute l'Egypte, environ 10.000 décès, mais, sur ce nombre, l'on ne signala aucun Européen. INGÉNIEURS ET TECHNICIENS FRANÇAIS EN EGYPTE 703 gement employé dans l'exécution des travaux publics. Mais en 1863 ce mode de prestations fut aboli par Ismaïl, successeur de Mohammed Saïd, poussé en sous-main par les agents du gouver• nement britannique, foncièrement hostile au canal. Il fallut donc user au maximum des moyens mécaniques. Pour les terrassements à sec, Couvreux employa en grand les excavateurs de son invention. De très notables perfectionnements furent apportés aux dragues par les ingénieurs du canal. L'on mit notamment au point la nou• velle technique du « long couloir » permettant le déversement à grande distance des déblais sur les berges. Lavalley eut l'idée de remplir, avec l'eau du canal dérivé du Nil, des dépressions natu• relles à un niveau atteignant parfois six ou sept mètres au-dessus de celui de la mer : des terrassements qui, sans cet artifice, auraient dû être exécutés à sec purent de la sorte l'être beaucoup plus éco-. nomiquement à l'aide de dragues que l'on fit peu à peu descendre en abaissant la cote des retenues. Sur toute la ligne du canal, un matériel d'une importance sans précédent fut mis en action; il y eut notamment soixante grandes dragues simultanément en ser• vice ; leur puissance était supérieure à 100 CV, alors que, peu auparavant, un unique engin de 60 CV, construit pour le port du Havre, avait été considéré comme un appareil « record ». Bref, les ingénieurs du canal de Suez firent faire à la tech• nique des terrassements à sec et des dragages des progrès tels que l'entreprise du percement, vouée initialement à l'échec par de nombreux augures, se termina par l'apothéose de la traversée inaugurale du 17 au 19 novembre 1869, en présence de l'impératrice Eugénie, de l'empereur François-Joseph, du prince royal de Prusse et des milliers de passagers des quatre-vingts bâtiments du convoi.

Pendant la seconde moitié du xixe siècle, des ingénieurs fran- çias d'Egypte continuèrent à s'intéresser à l'aménagement du Nil, commencé précédemment par Linant et Mougel. C'est ainsi que, reprenant un projet de Linant, dressé dès 1833, A. de La Motte proposa à partir de 1880 l'édification d'un barrage au gebel Sil- sileh, à 55 kilomètres au nord de la cataracte d'Assouan. Une « Société d'Etudes du Nil » fut créée en 1881. Des relevés furent effectués sur place l'année suivante par l'ingénieur des ponts et chaussées Louis Jacquet qui préconisa la transformation de la 704 LA REVUE plaine de Kom Ombo en un réservoir de 7 ou 8 milliards de mètres cubes (1). Une active propagande fut entreprise en faveur du pro• jet et une concession demandée au gouvernement égyptien. Mais les ingénieurs britanniques, responsables, à partir de l'occupation consécutive aux événements de 1882, du Service des Irrigations, étaient hostiles à la construction de grands ouvrages sur le fleuve ; la « Société d'Etudes du Nil » travailla donc en pure perte. A partir de 1890, une autre campagne pour l'édification d'un grand barrage, cette fois au sud d'Assouan, fut entreprise par un nouveau venu, l'inspecteur général des ponts et chaussées Alexandre Prompt, récemment nommé administrateur des chemins de fer et des télégraphes égyptiens. Energique et tenace, Prompt avait tout de suite été conquis par l'Egypte et ses problèmes ; dans une série de communications à l'Institut d'Egypte, dans des rapports offi• ciels, il exposa clairement et avec beaucoup de conviction la néces• sité impérieuse de l'établissement d'un barrage. Les dirigeants anglais comprirent et le Service des Irrigations chargea l'un de ses ingénieurs, d'Une compétence d'ailleurs éprouvée, William Willcocks, de se pencher sur tous les aspects du problème. En 1893, toutes les solutions techniques avaient été examinées et l'année' suivante, après avoir sollicité les conseils techniques d'une commission de trois membres, dont un Français, l'inspecteur géné• ra] Boulé, le gouvernement égyptien décidait la construction du barrage d'Assouan.

Aujourd'hui les noms de Lancret, Jomard, Jumel, Linant, Mougel, Voisin, Lavalley, Prompt tombent peu à peu dans l'oubli. Et pourtant ces hommes, assistés de quelques centaines d'ingé• nieurs et de techniciens français, eurent un rôle fondamental dans le développement culturel et économique d'un pays où quatre questions présentent un intérêt universel : l'égyptologie, le coton, l'aménagement du Nil, le canal de Suez. Au début du xixe siècle, une dizaine de jeunes polytechniciens se firent les hérauts d'une science nouvelle en signalant au monde savant l'existence de la « Pierre de Rosette » et en étudiant avec amour dans la Descrip-

(1) L'actuel barrage d'Assouan, deux fols surélevé, retient aujourd'hui environ cinq milliards de mètres cubes. Le réservoir que devrait créer le « Haut Barrage » actuellement en projet aurait une capacité de 130 milliards de mètres cubes. INGÉNIEURS ET TECHNICIENS FRANÇAIS EN EGYPTE 705 tion de l'Egypte les monuments anciens de la vallée du Nil. La gloire de l'introduction en Egypte de la culture méthodique du coton à longues fibres revient à un technicien de chez nous. Si, en défi• nitive, les Britanniques jouèrent le rôle le plus important 'dans l'aménagement du Nil, nos compatriotes eurent pourtant une place de choix parmi les précurseurs et les pionniers. Enfin le canal de Suez fut conçu et creusé sous la responsabilité d'ingénieurs presjque tous français, comme devaient l'être leurs successeurs chargés, jusqu'au 26 juillet 1956, de l'entretien et de l'amélioration de l'ouvrage. Et si des erreurs et des échecs de détail retardèrent cer• taines réussites, le bilan d'ensemble fait honneur à la lignée des hommes dont nous avons évoqué l'œuvre.

JEAN-ÉDOUARD GOBY.

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