Systèmes de pensée en Afrique noire

9 | 1989 Le deuil et ses rites I

Danouta Liberski (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/span/637 DOI : 10.4000/span.637 ISSN : 2268-1558

Éditeur École pratique des hautes études. Sciences humaines

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 1989 ISSN : 0294-7080

Référence électronique Danouta Liberski (dir.), Systèmes de pensée en Afrique noire, 9 | 1989, « Le deuil et ses rites I » [En ligne], mis en ligne le 16 août 2012, consulté le 07 août 2021. URL : https://journals.openedition.org/span/ 637 ; DOI : https://doi.org/10.4000/span.637

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© École pratique des hautes études 1

Ce cahier se propose de revenir sur ce que S. Freud ou R. Hertz avaient conceptualisé sous l'expression "travail de deuil", en l'appliquant aux matériaux africains. Hertz proposait une mise en perspective des rites funéraires à partir de trois lieux d'interrogation simultanés: le traitement de la dépouille, celui de l'âme du mort et celui des survivants. Ici, nous prêtons en particulier attention à ce qui, dans les cérémonies funéraires, est montré d'une déconstruction progressive d e l'image du défunt, en tant que cette image appartient par toutes sortes de liens à la mémoire des vivants.

NOTE DE LA RÉDACTION

Le tirage de 610 exemplaires du numéro 9 est épuisé. La diffusion de ce tirage: 77 % en ventes, 10 % en échanges et 13 % à titre gratuit (dépôt légal, auteurs, etc.).

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SOMMAIRE

Présentation Danouta Liberski

Le soupçon Christine Henry

Les voies de la rupture : veuves et orphelins face aux tâches du deuil dans le rituel funéraire bobo (Burkina Faso) (première partie) Guy Le Moal

Le mort circoncis. Le culte des crânes dans les populations de la Haute Bénoué (Cameroun / ) Françoise Dumas-Champion

Le deuil du père en pays goin (Burkina Faso) Michèle Dacher

Le deuil du conjoint en pays évhé Albert de Surgy

Interrogatoire du mort en pays joola felup Odile Journet et André Julliard

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Présentation Presentation

Danouta Liberski

1 Bien qu'il ne manque pas d'études ethnographiques approfondies sur les cérémonies funéraires africaines, l'institution du deuil et les multiples formes qu'elle a pu prendre en Afrique Noire sont encore largement méconnues. Et cela, sans doute, parce que dans la plupart des analyses – quelquefois remarquables – qui ont été menées sur ces cérémonies, les auteurs ont privilégié des lectures sociologiques sans prêter beaucoup d'attention à ce qui, en ces rites, est montré d'une déconstruction progressive de l'image du défunt, en tant que cette image appartient par toutes sortes de liens à la mémoire des vivants.

2 En un grand nombre d'ethnies, la perte d'un membre de la communauté suscite la mise en place d'une espèce de procès où tous les proches du disparu auront à se défendre contre le soupçon qui pèse sur eux. En ces mêmes groupes, ou ailleurs, la manifestation de certaines formes de violence fait intrinsèquement partie de la trame du rite. Les simulacres d'actes guerriers, la mise à mort symbolique (parfois réelle) d'un ennemi du clan du mort ou encore les combats singuliers auxquels se livrent les deuilleurs pour chercher à tester la puissance de leurs « médecines » sont quelques-unes de ces mises en scène de la violence. A celles-ci fait curieusement écho, dans le discours, la crainte formulée des risques de mort qu'encourent les acteurs du rite. A d'autres moments, ce sont le grotesque et l'obscène qui, par des mimes et des chants, viennent brusquement envahir la scène funéraire. Dans leur réalité souvent brutale, ces faits de rite ne sont pas sans susciter en celui qui les observe « du dehors » une certaine fascination, mêlée d'effroi, comme si ce qui était montré était tout à la fois obscurément familier et radicalement étranger.

3 C'est une fascination d'une autre sorte qui s'exerce sur l'ethnologue quand, au fil des enquêtes, se dévoile à lui la puissante architectonie de ce qui, à première vue, n'est qu'une suite d'opérations complémentaires dont chacune serait, pour ainsi dire, close sur elle-même. Pour donner au lecteur une idée de cette architechtonie, il faudrait pouvoir exposer jusque dans les moindres détails tous les actes du drame funéraire tout en montrant comment, par des permutations de rôles, des interversions spatiales, des

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manipulations similaires d'objets différents ou, à l'inverse, des manipulations différentes d'un même objet, et par bien d'autres « techniques » de déplacements encore, chacune des opérations rituelles qui y sont accomplies reprend, sous un angle de vue différent, ce qu'une opération précédente avait déjà commencé à traiter. Une telle démonstration n'aurait pas sa place dans cette note de présentation. Nous nous contenterons d'illustrer notre propos par un exemple, pris dans des matériaux recueillis chez les Kasena du Burkina-Faso.

4 Enterrer les siens – le fait est attesté en Afrique mais aussi dans d'autres aires culturelles – cela demande du temps, beaucoup de temps. Pour les Kasena, comme pour d'autres ethnies voltaïques, ce temps funéraire est rythmé par deux grandes séries de rites, la première s'achevant avec l'enterrement, la seconde prenant place beaucoup plus tard (quelques semaines, plusieurs mois, voire des années après le décès). Les trois unités de temps que fait apparaître ce découpage rituel (le temps des premiers rites, la période intermédiaire, le temps des cérémonies de clôture), les Kasena les distinguent au moyen d'expressions qui sont toutes forgées autour d'un même terme, lua, encore énigmatique pour nous. A défaut de pouvoir en donner une traduction, nous dirons que par ses différents emplois, ce terme évoquerait l'idée d'un reste laissé par la mort ; un reste qui, après un temps de « suspension » (la période intermédiaire), est « pris », « assis » et « carbonisé » au cours des cérémonies de clôture. On sait la valeur symbolique que peut parfois prendre, en Afrique, le nombre d'unités de temps qu'une culture juge nécessaire pour l'accomplissement d'un rite. Les indications que fournit le comput permettent ainsi, dans certains cas, de savoir d'emblée si un rite est effectué pour un homme ou pour une femme. Un principe semblable régit la structure temporelle des funérailles kasena mais, cette fois, le décompte des unités de temps n'a pas seulement pour fonction de marquer l'appartenance sexuelle du personnage pour lequel le rite est accompli. Avant de préciser quelle serait cette autre fonction, il nous faut donner quelques indications supplémentaires sur le comput des rites funéraires en suivant l'exemple des funérailles d'un homme âgé qui, à sa mort, a laissé une descendance nombreuse.

5 Trois jours pleins, tel est le chiffre de la première cérémonie, toute entière agencée autour du traitement du cadavre et du creusement de la tombe. Dans cette période de trois jours, aucune scansion ne se fait sentir qui permettrait de distinguer des sous- séquences. Mais le comput des cérémonies de clôture est plus complexe. A la façon de ces images construites en abîme, il vise à reproduire dans des séquences temporelles emboitées la structure rythmique du cycle funéraire pris en sa totalité. On repèrera ainsi, tout d'abord, deux périodes, nettement différenciées par les actes qui s'y déroulent. La première, lors de laquelle le lua est « pris » et « assis », s'étend sur trois jours. A bien des égards, ces trois jours rappellent les trois jours des rites d'enterrement : les musiciens rejouent la phrase musicale qui y avait dominé ; les danses sont les mêmes ; les veuves sont à nouveau recluses. Le « personnage » central y est un simulacre du mort, morceau de bois fourchu placé au centre d'un dispositif fait des affaires de l'absent. L'ensemble de la séquence est placée sous le signe de l'arc du défunt qui sera brisé au terme des trois jours. La deuxième période, entièrement centrée sur la préparation de la bière de mil, est d'une toute autre nature. Elle est, en effet, pour ainsi dire « tendue » par le proche déliement – il aura lieu au lendemain du dernier rite accompli – des cordelettes que, dès les premiers jours de la dite période, on aura attaché aux reins des proches du disparu (enfants du mort et veuves). Mais cette deuxième période est, à son tour, subdivisée en deux séquences : une première de trois

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jours qui, à nouveau, porte la marque du temps de l'amertume (on y puise une « eau amère » que l'on « jettera ») ; une seconde séquence, de quatre jours cette fois, qui, à nouveau également, diffère en nature de la séquence qui la précède puisqu'elle se déroule, elle, dans le temps des « choses qui ont la saveur » (pour la préparation de la bière de mil, on puisera la « bonne eau », « l'eau douce et savoureuse »). C'est au cours de cette dernière séquence, appelée « ils carbonisent le lua », qu'une reproduction miniature du carquois du mort sera détruite par le feu. Par rapport au premier, ce dernier acte des cérémonies de clôture met aussi en scène sa différence et cela, par au moins deux procédés : la phrase musicale que sifflent les flûtes n'évoque plus la brutalité du fait de la mort (« les ancêtres ont pris leur personne ») mais invoque la reprise du cours des choses (« Une personne en remplace une autre ») ; les veuves au lieu d'être cloîtrées au coeur de leurs appartements sont assignées à l'espace du dehors, hors des murs de l'enclos, sur la cour extérieure.

6 Que le dernier acte vienne ainsi rappeler, pour s'en différencier, des traits du premier, cela n'est pas étranger à la façon dont les Kasena, dans leur comput, enregistrent le déroulement des cérémonies de clôture. Interrogés sur le nombre d'unités de temps jugé nécessaire pour accomplir ces cérémonies, ils ne répondront jamais, en effet, « dix jours », comme nous aurions tendance à le faire en additionnant les trois jours du « lua assis » aux trois jours « amers » et aux quatre jours de la « carbonisation du lua ». Mais ils diront que ce nombre est de « trois plus quatre », comme si au premier acte suivait, dans la foulée, le dernier. Des énoncés rituels martelés par les Aînés au cours des trois premiers jours des cérémonies de clôture disent également cette volonté de faire s'enchaîner la première et la dernière séquence, bien que tous savent qu'il n'en sera rien puisqu'entre les deux, il doit nécessairement s'écouler un certain laps de temps qui n'est pas sans rappeler le temps du « lua suspendu » — il peut varier de quelques semaines à quelques mois mais ne peut en aucun cas être inférieur à trois jours, temps d'effectuation des rites où l'on puise « l'eau amère ». Toutefois, bien loin d'être seulement un déni du temps réel qu'il faut pour accomplir les rites de clôture, la formule kasena, par sa concision même, pourrait bien nous fournir la clef du temps funéraire en cela qu'elle énoncerait non un décompte des jours effectifs mais la règle qui régit ce temps. En effet, que ce soit dans le discours ou dans les faits, tout se passe comme s'il fallait que ce temps soit impérativement scandé par la réitération d'une période de trois jours (chiffre de l'amertume) suivie d'une période de quatre jours (chiffre de la saveur).

7 Nous avions annoncé précédemment que, dans les rites funéraires kasena, le décompte des unités de temps de chacune des séquences avait une autre fonction que celle, qu'il peut aussi avoir, de marquer la différence des sexes. Nous pouvons maintenant préciser que cette autre fonction est de signaler un déplacement du point d'application à partir duquel, à un moment donné, va s'exercer le travail de séparation d'avec le mort qui, rappelons-le, se poursuit tout au long de ces cérémonies. On constate en effet que si les séquences de trois jours mettent toujours en scène un mort trop vif que l'on cherche à écarter tant de la demeure que des survivants, les opérations qui se déroulent dans le temps des quatre jours visent, elles, à « tuer le mort » (plus précisément, à tuer ce qui du mort rappelle qu'il fut un vivant) et à mettre en place, dans le moment même où les survivants se défont des liens qui les attachaient au défunt, de nouveaux types de liens qui, après un nouveau temps de deuil, plus indéterminé et non marqué par des rites, s'actualiseront dans un culte rendu au disparu promu au statut d'ancêtre. Ce mouvement de bascule, les Kasena le formulent nettement lorsqu'ils disent que pour

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« carboniser le lua », il faut d'abord faire partir les « choses amères » avant de pouvoir « ficher » en terre les « choses qui ont la saveur ».

8 Cette rythmique particulière imposée aux rites funéraires (qui n'est pas spécifique aux rites kasena), comme les moments déjà évoqués où se donnent libre cours le soupçon, la violence ou l'obscénité sont pour nous autant d'aspects que peut prendre en Afrique ce que S. Freud (1915) et R. Hertz (1907), à peu près à la même époque et en des termes forts proches, avaient conceptualisé sous l'expression de « travail du deuil ». Reprendre ces matériaux que chacun avait accumulés sur les rites funéraires et les repenser à la lumière de ce concept tout en cherchant, le cas échéant, à réélaborer la définition qu'en avait donné R.Hertz, tel était, pour un groupe de chercheurs du L.A. 221, l'axe de recherche à prendre si l'on voulait rouvrir le dossier en évitant l'écueil d'y apporter, seulement, quelques monographies supplémentaires.

9 Un constat, très vite, s'imposa. Alors même que certaines des hypothèses avancées par R. Hertz (comme celle des doubles obsèques ou celle de la mort conçue dans les sociétés primitives comme un état transitoire) étaient reprises dans la littérature africaniste au titre d'acquis, cette « admission » n'allait pas sans un certain abrasement de leur tranchant théorique qui portait à perdre de vue l'essentiel, à savoir la thèse qu'il soutenait d'une mise en oeuvre dans les rites de deuil d'un véritable travail. Sans chercher à réinjecter telles quelles, dans ces matériaux africains, des hypothèses formulées à partir d'un tout autre matériel (que ce soit celui des rites funéraires de certaines populations indonésiennes ou que ce soit celui dont traite la psychanalyse), il fallait donc, dans un premier temps, tenter de voir si la démarche même de R.Hertz – cette mise en perspective des rites funéraires à partir de trois lieux d'interrogation simultanés : le traitement de la dépouille, celui de l'âme du mort et celui des survivants – n'allait pas, appliquée aux rites d'Afrique, ouvrir une voie de recherche extrêmement féconde.

10 Au cours des débats qui ont précédé la présente publication, les chercheurs ont, selon leur pente théorique et la nature de leurs matériaux, privilégié tel ou tel aspect des formes que prend dans les rites funéraires des ethnies où ils travaillent la séparation entre les morts et les vivants. Certains ont ainsi approfondi leur recherche en maintenant l'un des angles d'approche retenus au début de l'enquête. Ils auront alors suivi, tout au long du déroulement des cérémonies funéraires, les uns, le traitement rituel des affaires du mort (M. Cartry, M. Smadja), les autres, le traitement des proches du disparu (veuves et orphelins) par un jeu d'attache et de déliement de liens réels et/ ou métaphoriques (M. Sanogo et nous-même) ou par diverses techniques de « rupture » (G. Le Moal). Les mêmes ou d'autres ont élargi le champ d'investigation initial en s'attachant à d'autres dimensions que peuvent exploiter, en certaines ethnies, les rites de deuil. Telles que, par exemple, la réitération dans les cérémonies funéraires de thèmes liés à l'initiation (M. Cartry, Fr. Champion, A. de Surgy) ou encore, la suspicion dramatiquement mise en scène dans les interrogations du cadavre ou dans certains rites de type ordalique auxquels sont soumises les veuves et, le cas échéant, les orphelins (Ch. Henry, O. Journet).

11 Les textes réunis dans ce cahier sont les premiers témoignages de cette recherche collective entreprise depuis quelques années au sein du Laboratoire 221. Ils seront bientôt suivis d'un nouveau numéro de la revue où prendront place des contributions qui, faute de temps et d'espace, n'ont pu être publiées ici. Disons dès à présent que dans certains de ces travaux (présents et à venir), on voit déjà se profiler ce qui, à terme,

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pourrait bien constituer une stratégie de recherche permettant d'aborder de manière nouvelle un thème classique de l'anthropologie religieuse, celui de la transformation d'un mort en ancêtre.

INDEX

Thèmes : Kasena Mots-clés : deuil, funérailles, temps rituel Keywords : mourning, funerals Index géographique : Afrique de l'ouest, Burkina Faso

AUTEUR

DANOUTA LIBERSKI LA 221 – CNRS-EPHE

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Le soupçon The Suspicion

Christine Henry

1 Il y a deux jours, alors que le village1 était assoupi sous la chaleur, à l'heure où les hommes sont en forêt et où les femmes, délaissant les gros travaux, nouent des jupes de fibre à l'ombre des vérandas, des cris stridents retentirent. Deux hommes, portant sur une civière un cadavre enroulé dans une natte, venaient d'entrer au village. La défunte fut déposée sous la véranda du grenier d'un homme de son clan.

2 Fatou était morte2.

3 En un instant tout ce qui vivait au village s'agglutina autour du corps. De cette mêlée s'élevaient pleurs, lamentations, hurlements. Ce chaos qui semblait l'expression spontanée d'un immense chagrin s'organisa bientôt. Les femmes couraient de la morte à la maison, revenaient avec les accessoires qui servent à leurs cérémonies (coiffes de bois, éventails de plumes), et les agitaient au dessus du corps3. Un tambour fut apporté, les pleurs se firent chant.

4 Quelques femmes de la promotion de Fatou se chargèrent d'aller avertir les villages voisins. Elles s'éloignèrent sur le chemin, chantaient et dansaient en battant tambour. Pendant ce temps, d'autres préparaient la morte. Le corps fut sommairement lavé, puis assis dans un fauteuil de toile pliant qu'un voisin avait prêté pour la circonstance. Des tee-shirts, les siens et ceux que les villageois commençaient à offrir, lui furent enfilés les uns par dessus les autres. Pour ce faire, il fallait à chaque fois dénouer le foulard jaune vif qui, passé sous le menton, maintenaient les mâchoires fermées et gardait sa tête appuyée contre un poteau de la véranda. A chaque fois, il fallait réajuster son mouchoir de tête et lui reposer sur le nez ses lunettes de soleil. Le bas du corps était enveloppé dans une couverture de couleur vive qui cachait ses jupes et ses pieds chaussés de sandales de plastique4.

5 Des femmes des villages voisins venaient grossir la masse de celles qui, assises par terre en face du cadavre, pleuraient et psalmodiaient des bribes de chants cérémoniels féminins au rythme monotone du tambour. D'autres, debout, ébauchaient un pas de danse ou se balançaient sur place, les bras à demi-levés, les mains ouvertes vers le ciel. Les proches de la morte, accroupies à ses pieds, agrippaient ses mains, ses jambes,

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dérangeant le fragile équilibre du corps. Parfois, suffoquant de pleurs, elles se levaient et passaient derrière le grenier pour pousser un hurlement sinistre.

6 De retour au village, les hommes âgés s'étaient regroupés à l'ombre d'une maison voisine ; les plus jeunes assistaient le mari de la morte qui, dans l'obscurité de sa chambre, poussait des cris lamentables. D'autres avaient commencé à creuser la tombe dans la maison de Batipon, un frère de Fatou5.

7 Toute activité sans rapport avec l'enterrement avait cessé dans le village, et ceux que l'on voyait passer ça et là allaient fouiller au fond d'une malle à la recherche d'un cadeau à offrir : jupe de fibre, foulard, pagne, tabac, argent, alcool. Près du corps les lamentations continuaient, prenaient parfois des allures de fête quand les vocalises des femmes répondaient à un coup de fusil ou saluaient un cadeau particulièrement fastueux. Du riz en grain et en épi était jeté, prestement ramassé par une voisine ou picoré par les poules.

8 En fin d'après-midi, le corps, enroulé dans une couverture, fut rapidement porté dans la maison où avait été ouverte la tombe. Il fut enfoui avec les quelques objets que possédait la morte et quelques uns des cadeaux. Les autres offrandes réparties entre les proches parentes utérines regagnèrent l'abri des malles au fond des greniers. Seules les jupes de fibre furent pendues à un bâton posé horizontalement sur deux bois fourchus près de la maison du deuil. Un paroxysme de cris et de pleurs marqua le déplacement et l'ensevelissement.

9 Les parentes et les femmes venues des villages voisins se préparèrent à dormir dans la maison. Longtemps la nuit bruissa du murmure des hommes restés à veiller et des chants plaintifs des femmes. Les aînées se réunirent dans le sanctuaire et décidèrent que le lendemain il serait procédé à l'interrogation de la morte. Cette décision n'allait pas sans entraîner des soucis pour le village car en raison de l'importance de la défunte il faudrait battre le tambour de bois et donc faire venir le tambourinaire d'Indena6.

10 Le lendemain, l'activité du village se concentra à nouveau autour de la maison du deuil : les vieilles femmes assises en groupe devant la maison continuaient à pleurer, les autres allaient et venaient avec des plats. Quelques hommes commencèrent à fabriquer la civière qui allait servir à l'interrogation. Le joueur de tambour arriva avec son acolyte et ils installèrent l'instrument en face de la maison.

11 La civière fut achevée : étroite, longue d'un mètre cinquante environ, de bois liés dont certains en forme d'arceaux pour figurer l'emplacement d'un corps. Dans cet espace fut introduite une natte enroulée à l'extrémité de laquelle dépassaient deux fétiches semblables à la paume d'une main prolongée d'une fourche à trois pointes que l'on appelle ulan-koko, « medecine-main ». Ces fétiches sont habituellement gardés dans la maison du chef rituel, sur l'autel qui abrite l'orebuko, l'esprit du village7. Sur les arceaux on attacha une tige de bananier et sa fleur. L'ensemble fut recouvert d'un pagne rouge à bandes jaunes, plié et attaché au bord de la civière. Les hommes avaient également confectionné deux anneaux de portage en feuilles de bananier et cueilli des feuilles rondes de kañama8 qui reposeraient entre l'anneau et la civière sur la tête du premier porteur.

12 En début d'après-midi, après que le tambour de bois eut appelé tous les villageois à se regrouper, le plus jeune initié du village et un autre homme (seul le premier porteur a une importance) posèrent la civière sur leur tête et se rendirent dans le bas du village, devant la case miniature de l'orebuko akpenena, l'esprit du bas9. Quand tous les villageois

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par groupe de sexe et d'âge se furent assis près de la petite case, trois hommes initiés prirent successivement la parole. Ils dirent en substance la même chose. Ils rappelèrent que Fatou avait été longtemps malade et qu'aujourd'hui, elle était morte. Ils demandèrent à l'esprit de les aider à découvrir ce qui avait tué Fatou. Etait-elle morte parce que quelqu'un lui en voulait ? C'était cela, qu'eux tous réunis – et l'orateur d'interpeller les personnes les plus importantes du village – c'était cela qu'ils voulaient savoir. Bien des hypothèses avaient été avancées par les guérisseurs consultés par Fatou et son frère, mais ce qu'ils voulaient savoir aujourd'hui, c'était la vérité ! Que l'esprit du bas les aide dans leur quête !

13 Le sacrificateur de l'esprit du bas tua un poulet offert par le frère de Fatou. Il lui coupa la tête, laissa le corps sauter en tous sens et quand l'animal s'arrêta, humecta de son sang les cinq mains de l'esprit. Cela fait, Oringa, l'aîné du clan Onoka Munio, le clan de Fatou, qui dirigeait la cérémonie, donna le signal de se rendre sur la grande place du village. Les mêmes porteurs reprirent la civière et la posèrent devant la tonnelle du chef rituel. Le chef prit place sous la pergola en compagnie de la prêtresse et du chef d'un village voisin. Okati, la femme qui a la charge de porter la civière lors de l'interrogation des morts quand il s'agit de femmes ou d'hommes non initiés, les rejoignit. Les villageois s'assirent autour de la place. Une fillette apporta le fétiche de l'esprit du village, un homme alla chercher le fétiche des hommes initiés et le posa près du premier face à la tonnelle. Le chef se leva et sacrifia successivement trois poulets, le premier offert par le clan du père de Fatou, les autres par le clan de Fatou. Il procéda de la même manière que la première fois. Okati s'était levée et semblait se concentrer ; elle mit ses mains dans les mains de la prêtresse puis des chefs et s'approcha de la civière. Une femme se détacha de l'assistance et vint derrière elle. Elles se coiffèrent des anneaux de portage, levèrent la civière et la posèrent sur leur tête en la maintenant des deux mains. Elles vacillaient comme si elles avaient porté quelque chose de très lourd.

14 Enkeme, le maître de l'initiation, un des hommes les plus vieux et les plus respectés du village, se leva et se plaça devant la civière. Il dit :

15 - Fatou, est-ce toi qui est ici dans la civière ?

16 La civière acquiesça en penchant brusquement vers la droite10. Enqueme continua :

17 - As-tu vu ton père ? – Oui.

18 - Ton père t'a-t-il dit ce qui t'avait tuée ? – Oui.

19 - Vas-tu nous le dire aujourd'hui ? – Oui.

20 - Maintenant j'ai assez parlé. Ce sont les tiens qui vont venir te questionner. Tu dois parler sans honte car nous sommes tous rassemblés pour connaître la vérité.

21 Quand il eut fini de parler, la civière recula doucement, effectua un mouvement tournant et partit en courant jusqu'au sanctuaire où elle entra. Cette manoeuvre déconcerta un moment l'assemblée ; quelques aînées se précipitèrent à sa suite. Après quelques minutes, la civière revint sur la place suivie des vieilles femmes qui jodlaient. Elles se rassirent et la séance reprit. Sesimo, le père11 de Fatou, se leva et vint se placer devant la civière.

22 - Fatou, est-ce toi qui est ici ? – Oui.

23 - As-tu vu ton père ? – Oui.

24 - T'a-t-il dit ce qui t'avait tuée ? – Oui.

25 - Est-ce de moi qu'est venu ce qui t'a tuée ? – Non.

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26 - Est-ce mon frère aîné, le tambourinaire, celui qui a hérité de toi à la mort de ton père, qui t'a tuée ? – Non.

27 - Je possède un fétiche qui peut tuer les gens, as-tu fait quelque chose qui aurait suscité sa colère ? – Non.

28 - Je m'arrête ici, d'autres vont venir te poser des questions car nous voulons savoir la vérité.

29 Oringa, l'aîné du clan des Onoka Munio, se leva.

30 - Fatou, est-ce toi qui est là ? – Oui.

31 - As-tu vu ton père ? – Oui.

32 - Ton père t'a-t-il dit ce qui t'avait tuée ? – Oui.

33 - Dans notre clan, il y a beaucoup de personnes qui sont mortes dont nous n'avons pas fait les levées de deuil. Même moi, qui parle ici, je ne le fais pas car je suis vieux et je n'ai plus de force. Est-ce de cela que tu es morte ? – Non.

34 - Dans le monde d'aujourd'hui, les gens n'ont plus de respect, ils se moquent les uns des autres. L'un qui passe est pauvre, tu le regardes et tu ris de lui, il te tue pour laver l'offense, est-ce cela qui t'a tuée ?

35 La civière nia, recula comme un animal impatient et partit en courant vers le sanctuaire. Comme la première fois, les vieilles femmes la suivirent. Quelques instants passèrent, la civière revint.

36 Oringa reprit :

37 - J'ai entendu dire qu'un de tes frères avait volé dans la maison d'un Balante12, est-ce cet homme qui t'a tuée pour se venger ? – Non.

38 - Est-ce l'esprit13 de notre clan, celui qui peut tuer, qui t'a fait mourir ? – Non.

39 A nouveau, la civière partit en courant vers le sanctuaire. Quand elle revint, Oringa poursuivit :

40 - A toutes mes questions, tu réponds par la négative. Fatou, est-ce moi qui t'ai tuée ? – Non.

41 - J'ai entendu dire que tu étais peut-être morte d'avoir mangé d'un plat du sanctuaire, est-ce de cela que tu es morte ?

42 La civière acquiesça plusieurs fois avec violence. Oringa reprit la parole :

43 - Je suis triste et mécontent de tout cela car tu avais fait tout le travail d'honorer les aînés, tu devais finir cette année et tu es morte. Tu ne pourras pas manger les fruits de ton travail, toute ta fatigue n'aura servi à rien.

44 Il retourna dans l'assemblée et Nimapa, un frère de Fatou, celui qui l'avait accompagnée dans ses quêtes thérapeutiques, se leva et prit sa place.

45 - Fatou ? – Oui.

46 - Je ne vais pas recommencer à poser toutes les questions qui ont déjà été posées. Tu as été tuée dans le sanctuaire ? – Oui.

47 - Vraiment tu es morte là ? – Oui.

48 - Tout le monde meurt, il n'est personne qui échappe à la mort, mais nous devons savoir ce qui t'a tuée. Quand tu étais malade, nous sommes allés voir bien des guérisseurs, j'ai fait faire beaucoup de divinations. L'un de ces guérisseurs, déjà, avait

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dit que tu étais morte d'avoir mangé d'un plat du sanctuaire, ainsi véritablement, c'est bien de cela que tu es morte ? – Oui14.

49 Nimapa alla se rasseoir ; Mukis, une femme, se leva vivement et se jeta à genoux devant la civière. Cette femme partage avec une autre, Ilisia, ce jour-là absente, la responsabilité, côté Akpenena, du groupe Aragui, groupe hiérarchiquement supérieur à celui de Fatou.

50 - Tu as été tuée dans le sanctuaire ? – Oui.

51 - Nous avons deux côtés, Akpenena et Aletena, est-ce de notre côté que tu es morte ? – Oui.

52 - Est-ce de ma main que tu as reçu la nourriture qui t'a fait mourir ?

53 - Non.

54 - Mais c'est bien de notre côté que tu es morte ?

55 Les porteuses penchèrent violemment la civière vers la droite en signe d'acquiescement mais sans achever le mouvement la lâchèrent brusquement et regagnèrent leur place. Mukis se releva et retourna vers les femmes tout en continuant à parler avec une intense émotion.

56 - C'est de notre côté qu'elle est morte, mais tous ici savent que ce n'est pas moi qui l'ai tuée. J'aurais trop honte d'avoir fait une pareille chose. Il est dommage que les femmes aient lâché la civière et que nous ne puissions savoir avec certitude qui l'a tuée !

57 La cérémonie était finie, l'assemblée se dispersa.

58 Seule une responsable avait pu prélever de la nourriture réservée et la présenter à Fatou. Puisque la morte avait disculpé Mukis, il ne pouvait s'agir que de l'autre femme : Ilisia. Native d'Inorei, elle n'y habite pas car elle a épousé le chef rituel d'un village du sud de l'île. Elle ne revient à Inorei que pour le temps des cérémonies. Actuellement, elle ne se trouve même pas à Canhabaque car tout son village a migré temporairement sur une petite île du sud pour la saison culturale. A son retour, elle ne pourra ignorer le soupçon qui pèse sur elle, que fera alors la seconde victime de la maladie de Fatou ?

NOTES

1. Il s'agit d'Inorei, village de Canhabaque, île à l'est de l'archipel des Bijagos (Guinée-Bissau). 2. Agée d'une trentaine d'années, la jeune femme était malade depuis trois ans. Dernièrement, elle était allée consulter des guérisseurs au sud du continent, c'est là qu'elle était morte. 3. Fatou était l'une des deux responsables du groupe apuduta chargé du rituel nubir kusina, « honorer les aînés ». Ce cycle rituel est suivi par les hommes et les femmes entre 20 et 35 ans dans des promotions parallèles. 4. Ordinairement, les femmes vont nu-pieds et sont vêtues de deux ou trois jupes de fibre posées sur les hanches leur arrivant à mi-cuisse. Elles aiment à porter des tee-shirts, qui sont le plus souvent en haillons. Lors des cérémonies nubir kusina, elles superposent quatre ou cinq jupes de fibre très épaisses et très longues et portent des tee-shirts en bon état, de couleur vive. Elles se

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parent avec des foulards drapés sur la tête et noués en flots au bras, mettent des socquettes, des sandales en plastique, des lunettes de soleil et s'arment de gros parapluies noirs ou de tubes néon. L'habillement de Fatou était un mélange de ces deux modèles. Elle portait des jupes courtes (vie quotidienne) mais on la parait des accessoires des moments rituels (tee-shirts, chaussures, lunettes). 5. Quel que soit le statut du mort, ce sont les nalo, les jeunes gens non initiés, qui creusent la tombe, un trou profond au fond duquel est ouverte une galerie horizontale, n'importe où dans la maison, sans autre souci que de ne pas creuser là où déjà repose un corps. Les nalo transportent le cadavre, l'enfouissent et comblent la tombe. Ils sont seuls à pénétrer dans la maison au moment de l'ensevelissement. Quand ils ont terminé, ils sortent en file indienne et quittent le village pour aller se laver au puits. 6. Indena est à deux heures de marche au sud d'Inorei ; les deux villages sont en rivalité et entretiennent des relations agonistiques. Inorei a bien un tambourinaire mais il ne sait pas ou ne sait plus jouer. Certains disent qu'il a été mal choisi et n'a jamais su jouer, d'autres disent qu'il a perdu son savoir à la suite d'événements obscurs. 7. Orebuko, (pl. arebuko), est un terme générique désignant tous les fétiches ; il signifie également le principe vital des êtres animés. Cette entité perdure à leur mort, le terme est donc aussi employé dans le sens de « défunt »et désigne les femmes possédées par les morts à certains moments rituels. 8. Le kañama est une liane, de la famille des ficus, qui tient une grande place dans la vie bijogo. Ses feuilles sont utilisées, sous diverses formes, dans la thérapie indigène. Près du village, un kañama qui a pris des proportions gigantesques et enlace un jeune fromager est un fétiche féminin important. 9. Le village, outre les divisions en quartiers, est divisé en deux moitiés : akpenena et aletana, le haut et le bas. Les âmes des morts, avant d'entreprendre le voyage qui les mène dans l'au-delà, se présentent devant l'esprit du bas. Ce fétiche se compose de cinq « medecine mains »posées sur un plateau qui est gardé dans une petite case ronde. Toutes les nuits, un aîné ou une aînée vient allumer du feu dans cette case. Lorsqu'une cérémonie est adressée à ce fétiche, le plateau portant les mains est sorti de la case et posé devant une toute petite maison de bois, qui ressemble à une niche, édifiée en face de la case ronde. Cette maisonnette est encadrée de vieilles bouteilles de gaz rouillées, des culs de bouteilles de verre sont enterrés à son seuil, un mât surmonté d'un panneau où se devine une ancienne inscription, qui est probablement un ancien signal maritime, est fiché à son côté. 10. C'est la première porteuse qui effectue le mouvement, la seconde ne fait que suivre les inclusions. Pour répondre « oui », les femmes penchent la civière vers la droite. Pour répondre « non », elles l'agitent dans un tremblement qui évoque le mouvement de va-et-vient d'une tête secouée en signe de dénégation. A ces mouvements effectués sur place, il peut s'en ajouter d'autres : mouvements affirmatifs de déplacement en avant jusqu'à toucher l'épaule du questionneur, en manière de salutations ; mouvements négatifs en arrière comme si la civière était offusquée par la question. 11. Ego appelle ote, père, son père légal et tous les hommes du même matrilignage. Les droits et devoirs paternels se transmettent dans le matrilignage. Les pères de Fatou dont il est question ici sont son père légal qui est mort, un neveu utérin de cet homme qui est mort également, et le frère de ce dernier, l'actuel pater de Fatou. 12. Ethnie du continent, les Balante ont la réputation d'être voleurs. 13. Oringa emploie, ici, le terme elamundi pour désigner cette puissance. Chaque clan possède un elamundi mais tous les kolamundi ne sont pas des esprits claniques. Par contre, ils ont tous la même origine, ce sont des pythons qui sont allés vivre dans la mer. 14. Lorsque les femmes « honorent leurs ainées », l'essentiel de leur travail consiste à cuisiner dans un pot de terre spécial un plat composé de riz, d'huile de palme et de

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coquillages. Les pots sont apportés au sanctuaire où les responsables de la promotion répartissent la nourriture en plusieurs parts. Une est réservée aux morts, une autre au chef rituel, une autre à la prêtresse. Le reste est mangé par les aînées dans le sanctuaire. Les femmes qui ont cuisiné n'assistent pas au repas, elles n'ont pas le droit de manger. On dit qu'elles mourraient si, à ce moment-là, elles touchaient à cette nourriture. Elles ne goûteront les plats que le lendemain quand les aînées répartissent l'excédent dans le village.

RÉSUMÉS

Ce texte rapporte les premiers faits et gestes d'un village bijago frappé par la mort de l'une de ses « filles ». Dès le lendemain du jour où le corps est enterré, des démarches sont faites pour organiser un interrogatoire de la défunte. De questions en réponses, la « cause » de la mort se précise, la culpabilité virtuelle des uns et des autres se dissipe. De la nourriture interdite avait été offerte à la défunte. Il n'y a qu'une femme qui aurait pu offrir cette nourriture... mais elle habite au sud de l'île. A son retour, elle ne pourra pas ignorer le soupçon qui pèse sur elle...

This description details the events (preparing the corpse, making the bier, etc.) occurring right after the death of a woman. Following the wake, villagers sacrificed to the fetish of the village's « lower half » to ask for its help in seeking out the person responsible for this death. Several persons, one after the other, asked questions, which the bier, carried notedly by a woman who has this duty of inquest, answered by indicating that the deceased was offered forbidden food in the sanctuary of a certain ritual group. Forthwith the bier fell the ground, and the inquest stopped. There is but one woman who could have offered this food... but she lives in the south of the island. When she comes back, she will not be able to ignore the suspicion surrounding her...

INDEX

Mots-clés : interrogatoire du mort Keywords : Index géographique : Guinea-Bissau, Bijagos Islands Thèmes : Bijago

AUTEUR

CHRISTINE HENRY U.A. 221 (EPHE-CNRS)

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Les voies de la rupture : veuves et orphelins face aux tâches du deuil dans le rituel funéraire bobo (Burkina Faso) (première partie) Making a Break : Widows and Orphans Dowing Grief Work in the Bobo Funeral Ceremony (Burkina Faso)

Guy Le Moal

1 Sans doute conviendrait-il de réviser quelque peu l'idée si souvent exprimée que la mort est toujours ressentie, dans l'Afrique traditionnelle, comme un désordre grave, comme un profond facteur de déséquilibre et qu'il n'est jamais de mort vraiment « naturelle ».

2 Sans nier l'existence de certains faits qui ont pu motiver cette façon de voir1, disons qu'en bien des sociétés d'Afrique occidentale la mort se trouve interprétée tout différemment. C'est ainsi que pour les Bobo du Burkina Faso, comme pour leurs voisins Bwa, Bolon et Marka, la mort s'inscrit dans l'ordre normal des choses et que les conditions du décès de la plupart des individus sont considérées comme parfaitement naturelles.

3 Les Bobo, pour leur part, attachent aux mythes qui rendent compte des origines de la mort le sentiment d'une pure fatalité – d'autant mieux acceptée que les faits rapportés ne poussent guère à cultiver l'idée d'une véritable culpabilité des hommes. Dans le grand mythe de Création qui fournit à la pensée bobo ses principaux cadres de référence (Le Moal, 1980 : 92), la première mort (infligée aux hommes par la foudre divine kwere) constitue l'événement ultime de la période cosmogonique et elle prélude à l'éloignement définitif du Dieu suprême wuro. La mort, dans ce mythe, est conçue comme étant l'une des parts constituantes de l'édifice de la Création : elle compte au nombre des éléments fondateurs que wuro organise de telle sorte qu'ils se fassent rigoureusement équilibre. Deux autres mythes, moins proprement bobo il est vrai, sont aussi invoqués parfois ; ils tournent autour de thèmes fort classiques en Afrique de

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l'ouest. Le premier, qui a pour héros le caméléon et le lézard, illustre le modèle dit « du message manqué » : mythe de la « mort-fatalité », mythe « oedipien » selon L.V. Thomas (1982 : 31 & 34). Le second illustre le modèle « jobien » du même auteur, il a pour héroïne la femme gloutonne Fogola qui vole en brousse la viande de la Mort et entraîne ainsi cette dernière au village. Ainsi, même si dans ce dernier cas se profile l'idée vague d'une sanction, ce ne sont pas tant des fautes délibérées qui sont en cause dans ces trois mythes que les récits de démarches imprudentes menées à l'encontre d'un projet divin ; à cet égard, la « faute » de Fogola est significative : sa gloutonnerie est en soi innocente, mais elle a pour effet d'ouvrir une brèche entre les mondes irréductiblement opposés de la nature (sogo, la brousse) et de la culture (kiri, le village), brèche par laquelle s'engouffre la mort.

4 La réponse de mort, faite à l'humanité, n'est pas une punition ; bien plutôt elle s'inscrit dans la logique d'un certain système du monde, un système au sein duquel une place est prévue pour la mort.

5 Qu'à leurs yeux la mort doive être ainsi interprétée, les Bobo nous en fournissent une excellente preuve – bien qu'il s'agisse en l'espèce d'une preuve « par défaut ». Les masques de feuilles – figures initiales de la grande divinité dwo présentes au monde pour maintenir la Création dans l'état exact où wuro l'a laissée et, comme telles, antidotes de tout désordre – sont en effet très généralement absents des rituels funéraires : puisque dans la mort il n'y a rien qui compromette l'ordre du cosmos, rien ne justifie la mise en oeuvre des fonctions spécifiques des masques de feuilles2.

6 Tenir la mort pour naturelle ne vient pas du seul fait qu'on la reconnaisse comme faisant intrinsèquement partie du donné ontologique ; d'autres raisons existent aussi que motivent notamment les idées que se font les Bobo sur les fins dernières de toutes les vies humaines. Ainsi, à l'exemple de ce que pensent tant d'autres Africains, la mort n'est-elle pour les Bobo qu'un passage, un état transitoire qui peut et souvent même doit déboucher sur une « renaissance », sur le retour à la vie sinon du corps (il ne s'agit pas d'une « réincarnation »), du moins d'une part immortelle de l'âme (meleke : cf. Le Moal, 1986 : 80).

7 Si la mort en vient de la sorte à être presque niée au plan de l'imaginaire, il reste qu'au plan du réel elle est dramatiquement présente, imposant à ses témoins une série de réponses concrètes qui, en parfaite conformité avec les croyances eschatologiques établies, pourront tout en même temps satisfaire leur esprit, contribuer à réduire la charge affective infligée soudainement par une perte durement ressentie et apporter une solution décente à la présence troublante d'un corps menacé dans son intégrité physique par une rapide décomposition.

8 Face à la mort, la réponse des Bobo est toute tracée, puisque – comme leurs mythes les encouragent à le penser – c'est à leurs soins qu'a été confié le bon ordre des choses et puisque les justes équilibres de la Création dépendent entièrement d'eux, il est clair qu'il revient aussi aux hommes de prendre la mort en charge : il s'agit pour eux de gérer la mort, c'est-à-dire de lui appliquer le traitement rituel prescrit par de longues traditions. De là naîtra très vite la conviction que seule la bonne exécution des tâches funéraires – rites religieux aussi bien qu'opérations matérielles – peut garantir que l'ordre, donc le bien-être des hommes, sera maintenu ; le délicat passage et l'inévitable rupture que provoque le trépas s'accomplira alors sans dommage pour les survivants tandis que le défunt sera mis en situation d'accomplir heureusement son destin dans l'au-delà.

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9 Finalement, le grand souci des hommes va être d'accomplir sans erreurs et sans failles ce très difficile « travail de la mort ». Sans cesse, en effet, les vivants seront poursuivis par la hantise des termes à respecter et des prix à acquitter pour mener à bonne fin les urgents et coûteux rituels funéraires ; sans cesse aussi l'âme inquiète des défunts viendra troubler leurs rêves car aux rives du fleuve des morts les ancêtres attendent : suspicieux, ils exigent de l'âme qui se présente à eux la preuve qu'à son bénéfice tous les rites ont bien été accomplis et, pour s'en assurer, ils inspectent les viatiques n'hésitant pas à renvoyer les âmes mal ou insuffisamment pourvues.

10 Dans le cas le plus général des décès jugés en tous points normaux, seul cas envisagé jusqu'ici par nous, on peut dire en conclusion que ce n'est pas tant la mort en elle- même qui est crainte que les erreurs humaines commises dans le traitement rituel du défunt ; le seul et vrai danger, la seule et vraie cause d'éventuels désordres c'est de faillir aux devoirs funéraires : tarder à engager l'action cérémonielle, omettre quelque prestation, négliger tel sacrifice, commettre une erreur liturgique, transgresser les interdits de deuil... sont autant de facteurs de déséquilibre dont on peut craindre qu'ils ne génèrent bientôt des désordres et qu'ils ne gagnent à terme, comme un mal rampant, tout le corps social.

11 Reste le cas beaucoup plus rare, mais néanmoins reconnu, des morts « anormales ». A leur égard, les Bobo tiennent un raisonnement qui est en parfaite conformité avec ce que nous avons dit de leurs idées sur le sens de la mort : les « mauvaises » morts seraient en quelque sorte la suite naturelle de causes qui, ne relevant plus du destin ordinaire des hommes, ne peuvent être cette fois que le fruit d'erreurs humaines graves ou de fautes caractérisées commises antérieurement. Ici, ce ne sont plus les effets qui sont craints, les défauts possibles du traitement a posteriori de la mort, mais les causes originelles de celle-ci.

12 Qu'à la vue des circonstances du décès ou de certains signes bien définis des morts soient tenues pour simplement « suspectes », ou que d'emblée, elles s'imposent comme de toute évidence mauvaises, c'est à la recherche de leurs causes qu'il importe de se plier en tout premier lieu3. A ce stade, l'essentiel est de pouvoir établir à tout le moins la nature du forfait perpétré et l'identité de la puissance offensée afin de déterminer sans retard si des rites spécifiques doivent être accomplis et quel mode particulier de sépulture est à prévoir. Une fois élucidées les raisons d'une mort suspecte ou même mauvaise, l'enterrement peut fort bien se faire en effet selon les préceptes de la liturgie ordinaire soit que la gravité du cas ait été relativisée par quelque circonstance atténuante, soit que simplement le défunt se révèle être une victime innocente (cas des individus tués par un sorcier empoisonneur kyente4). Bien entendu, si les faits découverts sont assez importants pour que des suites fâcheuses soient à craindre, l'enquête devra être reprise après l'enterrement, de nouveaux sacrifices seront faits et surtout tout un processus rituel d'expiation devra être mis en branle5.

13 Par souci de concision et pour aborder sans trop tarder l'objet de notre propos, l'analyse des conduites de deuil, nous avons présenté dans le Tableau 1 une somme d'informations ponctuelles sur la façon dont les Bobo apprécient la « qualité » d'un décès en fonction de l'âge ou de la condition du défunt et des circonstances qui entourent sa mort – ce qui, on peut le voir, détermine le type de sépulture.

14 Egalement nous avons, dans le Tableau 2, esquissé un schéma général du cérémonial funéraire bobo, mais au passage quelques précisions doivent être fournies surtout quant à l'objet des nombreux rites qui y sont cités.

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Tableau 1

Tableau 2 : Schéma général du cérémonial funéraire bobo

15 Comme il est habituel en ces sociétés africaines, le déroulement des obsèques se fait en deux temps. En simplifiant à l'extrême – mais nous y reviendrons en détail –on pourrait dire que, chez les Bobo tout au moins, le premier temps – qui est à proprement parler « l'enterrement » – est consacré en priorité au traitement du corps du défunt, qu'il s'agit d'écarter au plus vite selon des procédés rituels bien définis. Cette autre composante de l'être qu'est l'âme n'est en revanche l'objet d'aucuns soins particuliers :

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séparée du corps, loin de s'effacer, elle est jugée pleinement présente à ce stade et fort active – porteuse même, nous le verrons, de quelques reliquats de vie qui ne disparaîtront que très graduellement. Suit une période de latence plus ou moins longue durant laquelle le sentiment de perte éprouvé par les proches du défunt sera compensé par la conviction que survit au moins, présente encore ici-bas, l'âme du disparu : le deuil peut être vécu sans de trop graves inhibitions, sans profonds troubles de la personnalité.

16 Enfin, le deuxième temps des obsèques viendra, réservé exclusivement au traitement de l'âme du défunt. Toute l'action se concentrera alors sur des opérations exprimant clairement – tant au niveau du discours qu'à celui des gestes rituels – l'image métaphorique du lien qui doit se rompre, de la frontière qu'il faut franchir sans esprit de retour. L'âme, dira-t-on « traverse le fleuve Volta » (ku kure) et accède enfin au repos dans le village des morts (sasara kiri). Le deuil s'achève.

17 Aussi égalitaire que soit dans son projet l'organisation villageoise communautaire bobo, de profondes différences de statut social existent que reflète le cérémonial funéraire. Bien des défunts ne se voient offrir que les plus simples devoirs au cours des deux temps de leurs obsèques. Pour les nouveaux-nés mais surtout pour de nombreux jeunes et même pour des adultes plus ou moins âgés ayant, pense-t-on, réussi leur vie (mariés, ayant des enfants), pour toutes ces personnes dont on peut dire qu'elles sont « du commun » parce qu'elles n'ont jamais joui de pouvoirs particuliers et que, nous l'avons vu, elles sont le plus souvent créditées d'une mort « naturelle », l'enterrement (tibidi) se déroule sans solennité, sans autres manifestations d'ordre religieux que quelques prières, quelques gestes symboliques. Le deuxième temps des obsèques est en revanche un peu plus cérémoniel ; on l'appelle ye kwa dãga « la coutume de la lune des lamentations » parce qu'il se déroule à un moment précis de l'année qui coïncide toujours avec l'une des phases de la première lune, celle qu'on appelle yesa « lune mère » parce qu'elle sert de point de départ pour le comput annuel du temps et que donc l'on nomme aussi ye kwa, « la lune des lamentations », la lune des funérailles.

18 Ye kwa dãga est un cérémonial collectif, on y pleure en effet tous les morts de l'année, tant ceux que nous avons définis comme étant « gens du commun » que les autres : des vieillards importants qui, nous allons le voir, bénéficient de funérailles personnelles. D'une tribu à l'autre, l'importance donnée à ce cérémonial est variable6, mais son objet reste toujours le même : faire « passer la Volta » à tous les morts « ordinaires » c'est-à- dire assurer par quelques rituels topiques le départ de leur âme et mettre fin au deuil.

19 Contrastant fortement avec cet appareil festif relativement modeste qui est employé pour le compte du plus grand nombre, existe une liturgie funéraire de caractère éminemment solennel réservée à quelques individus particuliers et qui porte le nom générique de syɛ (pl. syɛrɛ) chez les Syekõma où nous l'avons plus particulièrement étudiée (l'équivalent se disant sakõ, sakõma en dialecte syada de la région de Bobo Dioulasso). Bien entendu, le déroulement du syɛ se fait en deux temps : enterrement (syɛbĩ) et funérailles (syɛkwɛ)7.

20 En fait, il faut dire que le seul véritable destinataire de ce grand cérémonial est un personnage dont l'importance est sans égale en ces sociétés dites « sans Etat », c'est-à- dire sans chefferie politique centralisée : nous voulons parler ici du chef de lignage, sapro (pl. sapra), doyen d'âge et descendant en ligne directe agnatique de l'ancêtre fondateur du lignage. Certes, le prestige du sapro tient pour une part à cette fonction sociale qu'il exerce et aux pouvoirs économiques qui en dérivent, mais c'est surtout au

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caractère quasi sacré de son état qu'il doit et la place éminente qu'il occupe et les rites spécifiques qu'on lui réservera au moment de sa mort : non seulement le sapro, par la vertu d'une investiture religieuse dont il a fait l'objet, est prêtre desservant des autels de lignage, mais il est promis dans l'au-delà à la dignité d'ancêtre.

21 S'il est donc vrai que la procédure funéraire spéciale dite syɛ concerne avant tout le sapro chef de lignage, il reste que, au stade tout au moins des funérailles solennelles syɛkwɛ, d'autres personnes peuvent y être associées – elles sont, dit-on, simplement « ajoutées », mais elles en tirent un bénéfice presque égal. Ces personnes, qu'on peut qualifier de « notables » et qui, ayant eu à leur décès un simple tibidi, peuvent attendre pour s'y joindre la célébration du syɛkwɛ sont : l'adjoint du sapro lui-même (sapro ma doro ma) – qui est généralement un frère cadet ; un watõ, c'est-à-dire un chef de lignage qui, étant mort avant l'investiture religieuse, n'a pas qualité de sapro ; des frères et soeurs âgés du sapro ; enfin, certaines femmes du lignage très âgées et ayant eu un grand nombre d'enfants.

22 C'est à la description et à l'analyse du cérémonial solennel syɛ que nous nous attacherons ici. Il offre un foisonnement exceptionnel de rites, lesquels – à travers l'évidente richesse de leur expression symbolique – peuvent nous aider à déceler et à mieux comprendre les représentations qui, dans l'esprit des Bobo, s'associent à l'image de la mort et à l'expérience douloureuse du deuil. Soulignons toutefois que, portant plus spécialement intérêt au « travail du deuil » tel que Hertz le définit, c'est moins au traitement du défunt, de son corps puis de son âme, que nous consacrerons notre recherche qu'au travail mental et aux comportements des « survivants » les plus directement concernés aux yeux des Bobo, c'est-à-dire orphelins et veuves.

Les orphelins au syɛbĩ (enterrement)

23 Sont considérés comme de vrais « orphelins » (yibri, pl. yabra) non seulement les propres enfants, garçons ou filles, du défunt ou de la défunte8, mais aussi leurs frères et soeurs classificatoires en ligne de filiation agnatique (enfants des frères du père donc9). Les petits-enfants du ou de la défunte ne sont pas à proprement parler des orphelins ; en raison de leur statut très particulier10, ils ont un rôle et des comportements propres que nous décrirons – ils ne s'approchent d'ailleurs guère des orphelins et restent en général groupés tout au long des cérémonies.

24 Comme c'est aussi le cas lors du simple enterrement tibidi la fonction rituelle des orphelins est très réduite au cours de l'enterrement solennel syɛbĩ d'un sapro chef de lignage. Bien qu'ils aient été informés aussitôt du décès, les orphelins (ainsi d'ailleurs que les veuves) sont pratiquement tenus à l'écart tout au long du déroulement des premières phases du rituel qui voient se succéder des actions concernant le corps du défunt (toilette, etc.), puis des opérations symboliques afférentes au statut de sapro dont il jouissait – opérations qui consistent notamment à retirer de sa main le bâton sacré sapra kokolo pour signifier une mise en vacance (d'ailleurs toute relative, on le verra) du pouvoir.

25 Les veuves et les orphelins, comme tous les autres membres de la parenté y compris les amis et voisins, ne sont donc autorisés à se manifester qu'après un long moment, lorsqu'enfin est publiquement proclamé le décès. Dès lors, le défunt, dûment paré de ses plus beaux vêtements, est sorti de sa chambre et exposé sur un léger catafalque (bla

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en dialecte syeda, gbaga en syada) fait de branches de néré (Parkia biglobosa). Chacun, pressé autour de la dépouille mortelle, est libre enfin de faire éclater sa douleur et de verser des pleurs jusque là retenus.

26 Les larmes en effet ne doivent être versées qu'à certains moments bien définis. Elles peuvent même, chez les forgerons de la secte sibe par exemple, être absolument prohibées aux funérailles de personnes âgées (tout en restant tolérées au décès des plus jeunes). De fait, si la comparaison s'impose – ici comme ailleurs – entre les larmes qui coulent et de l'eau, c'est leur tiédeur, sensation généralement exprimée emphatiquement en termes de « chaleur » ou même de « brûlure », qui retient l'attention des Bobo. Dans leur symbolique, la chaleur – opposée au froid qui est signe de paix, de santé, de félicité – est étroitement liée à l'idée de danger, de malfaisance : verser de l'eau froide sur un autel est de règle pour s'attirer les faveurs d'une entité spirituelle, verser de l'eau chaude – acte de sorcellerie – serait immanquablement déchaîner la tempête et provoquer tous les malheurs. Ainsi, pleurer « à chaudes larmes » n'apaise nullement ; bien au contraire cela aggrave, dramatise une situation et risque peut-être même de l'orienter vers des suites dangereuses.

27 Le corps du défunt reste exposé tout le temps que dure le creusement de la tombe ; c'est une opération qui se déroule très discrètement dans la pièce centrale du temple de lignage (wasa, « maison mère »). En présence des anciens, les forgerons fossoyeurs ouvrent le caveau et taillent une nouvelle niche dans la paroi du puits d'accès. Cela fait, on sacrifie au-dessus de la fosse « la poule de la tombe » tandis que les choeurs de femmes chantent les louanges du défunt et que les griots exécutent des batteries de guerre. La tombe enfin prête, a lieu le très spectaculaire cérémonial de la promenade du défunt11 ko koro tɛ dãga, seul et unique rituel où un rôle est dévolu aux orphelins et aux petits-enfants. Le défunt est allongé sur un simple brancard porté par six jeunes gens de la famille. A la mort, ces parts composantes de l'âme qu'on appelle meleke, sabĩ (le souffle) et yɛ (l'ombre) sont restées auprès du corps, observant le déroulement des premiers rituels funéraires12. Meleke, et son pendant indissociable sabĩ, se séparent de yɛ au moment du creusement de la tombe car, laissant l'ombre auprès du cadavre, meleke doit surveiller le travail des fossoyeurs et assister au sacrifice ; toutefois lorsque le défunt va accomplir sa « promenade », les trois principes spirituels sont réunis et c'est sous leur impulsion que les porteurs vont choisir leur itinéraire. A ce moment, pense-t-on également, toute vie ne s'est pas encore retirée du cadavre car une infime parcelle en demeure : elle a été soustraite puis consignée dans des cauris qui, gardés jusqu'à ce jour, vont être placés dans la main de la première fille du mort.

28 Pour comprendre tout ce que recouvre le symbolisme de ces cauris, il faut remonter à l'époque où le défunt prit la grave décision d'accepter son élévation à la dignité de sapro. Son prédécesseur étant mort et ses funérailles achevées, le successeur naturel (son propre frère en général puisqu'on respecte ici la règle adelphique) devient, sans autre forme de procès, un watõ, un simple chef de lignage, chargé, pourrait-on dire, des « affaires courantes ». Pour remplir pleinement sa fonction en lui donnant la dimension sacrée qui lui fait défaut, il faut que ce watõ accepte l'investiture religieuse d'un sapro – décision difficile à prendre et souvent remise car la charge de sapro est écrasante matériellement mais surtout spirituellement puisque elle va faire de lui un ancêtre vivant. Avant, donc, d'en venir, après bien des épreuves, au grand cérémonial de nomination (le sapra zõ dãga, « coutume sur la terrasse – zõ – des ancêtres », cf. Le Moal 1980 : 42-46), l'engagement pris par le watõ devra avoir été scellé par un rite inaugural

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extrêmement secret. Le jour convenu, au milieu de la nuit, le watõ postulant, accompagné de témoins (sa première femme et des parents), se présente devant un sapro de son clan et le sapro du lignage forgeron du village. Le rite se déroule dans les profondeurs d'une arrière-chambre de la maison de lignage (wasa) des fondateurs du village, autrement appelée sapra vye, « maison des ancêtres », précisément parce que y sont nommés tous les sapra de tous les lignages constituant la communauté villageoise. L'espace de cette pièce fort exiguë et complètement obscure se trouve presque entièrement occupé par de nombreux et épais poteaux de soutènement. Chacun d'entre eux a été élevé par l'un des lignages du village : ainsi la terrasse qui se trouve placée directement au-dessus de la pièce (« terrasse des ancêtres » sapra zõ, lieu où se déroule le rite de nomination signalé plus haut) prend-elle appui très symboliquement sur ces poteaux dont la réunion est l'image des accords interlignagers sur lesquels doit se fonder toute communauté villageoise bobo. C'est donc devant le poteau planté par ses ancêtres que le futur sapro se place. Il a apporté avec lui une poule blanche pour le sacrifice, de la bière de mil en abondance, des nourritures à consommer, une corde neuve et une calebasse à long manche qui serviront le jour de sa nomination, et surtout il s'est muni d'une petite poterie contenant 500 cauris. Après qu'on ait attaché la calebasse avec la corde sur le corps du poteau, on creuse à son pied même un trou dans lequel est enfouie la poterie aux cauris. De longues prières sont prononcées, des instructions très précises sont données à l'intéressé relativement à la conduite qu'il devra adopter jusqu'au jour de sa nomination et aux interdits qu'il lui reviendra de respecter, enfin la poule blanche est immolée à l'emplacement du trou comblé.

29 Le nom que l'on donne à ce rite, pra tibi dãga « coutume (dãga) de creuser pour enterrer, enfouir (tibi) », fait état d'une technique souvent employée par les Bobo pour matérialiser un engagement très grave. Cette technique consiste à prélever symboliquement sur une personne une parcelle de sa vie pour la consigner à titre de gage au sein de la terre. Le support de cette once de vie soustraite peut être de la salive, comme c'est le cas lors du stade sinkye sawa dãga de l'initiation (Le Moal, 1980 : 348) ; ici ce sont de toute évidence pra tibi güene, les cauris enterrés13. Bien entendu, toute promesse non tenue entraînerait saisie du gage c'est-à-dire privation brutale de la vie consignée et c'est bien cette menace réelle de mort qui est contenue dans l'autre nom, plus secret, du rite en question, kye sogo dãga, nom qui évoque, sous l'image de la rupture (kye) d'un barrage (sogo) libérant des eaux captives, le déversement fatal et donc la perte d'une vie que ne retiendrait plus la barrière qu'une promesse dûment gagée a élevée.

30 L'engagement solennel du futur sapro et la consignation corrélative d'une part de sa vie sous les espèces des cauris restés enfouis courent tout au long de son existence et durent jusqu'à ce que celle-ci atteigne à son terme. Cela nous ramène à cet instant où, quelques heures après son décès, le défunt sapro avait été hissé sur un brancard en vue de sa « promenade ». Bien que la mort ait fait son oeuvre, cet homme est donc crédité d'un dernier souffle de vie et c'est, avons-nous dit, à sa fille aînée qu'il revient d'en prendre charge. Dans la poterie du pra tibi dãga – qu'un forgeron a déterrée – ont en effet été prélevés 120 des 500 cauris qu'elle contenait (la différence restant au bénéfice des forgerons) ; ces cauris sont versés dans une petite urne de terre et confiés à la fille du défunt, laquelle, sans plus tarder, va se placer en tête du cortège qui s'ébranle. C'est, dit-on, en puisant dans le faible influx vital présent encore dans ces cauris que le défunt va faire preuve, pour la dernière fois sur terre, de sa libre volonté et de ses connaissances car, nul n'en doute, c'est lui et lui seul qui, sciemment, décide du trajet

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du cortège. De fait, comme poussée par l'esprit de son père, c'est la porteuse de cauris qui ouvre la marche et qui, sans hésitation, choisit le chemin à suivre. Le brancard funèbre suit, progressant par à coups, et l'on affirme que, perchés sur le corps, sont présents les principes spirituels de l'âme – eux aussi contribueraient à exprimer la volonté consciente du mort en imprimant des mouvements coordonnés à ses porteurs et en les aiguillant dans la bonne direction. Instant de vérité pour le sapro défunt car il doit effectuer un long et savant parcours à l'intérieur du réseau tortueux des ruelles afin de pouvoir faire une station devant chacun des autels et lieux sacrés visibles ou cachés du village en tenant compte, pour l'ordre des visites, de leur place dans de subtiles hiérarchies fondées sur des critères que tout sapro est censé bien connaître tels que : nature des entités concernées, statut de leur desservant, préséances lignagères établies, rapports de force politiques et économiques... Dans la foule bruyante et exaltée qui suit la vénérable dépouille, il est assez d'initiés et de vieux sages capables d'apprécier la qualité du savoir que révèlent tours, détours et retours, haltes brèves ou longues stations effectuées, pour que ne soient aussitôt relevés erreurs et oublis : qu'ils soient bénins, ils ne provoqueront que des sourires entendus, mais qu'ils soient graves, ils autoriseront à lancer des injures bien sonores ! A plusieurs reprises, notons-le sans plus insister car la coutume est connue (cf. supra note 10), les petits-enfants attaquent avec détermination les porteurs du brancard et tentent d'arracher la couverture du cadavre.

31 En vérité, ce qu'à l'analyse montre clairement le cérémonial funéraire jusqu'ici évoqué – avec plus particulièrement cet instant crucial où la déambulation hallucinée du cadavre est vécue par tous comme une sorte de glorieuse parousie -, ce qu'à maintes occasions aussi le comportement même des acteurs met en lumière, c'est bien qu'au stade de l'enterrement syɛbĩ, si compte est tenu d'abord de la dépouille charnelle dans ce qu'elle a de plus physique (corps à peine froid et encore « humide » – bĩ – mais déjà simples restes matériels qu'il convient d'expulser dignement), dans le même temps s'affiche le refus déterminé d'une mort de l'esprit : tous les rites en effet vont concourir à poser les principes spirituels de la personne du défunt comme présents encore au monde et pleinement agissants.

32 Dès le jour du décès et dès ses lendemains, durant même de longs mois et de longues années, c'est au lent apprentissage de l'absence que devra principalement s'appliquer le travail du deuil. Sans doute l'absence est-elle d'abord ressentie comme la brutale privation de la personne physique d'un être cher, mais à cet arrachement subi le remède est bientôt trouvé dans la conviction, largement entretenue par les pratiques rituelles, d'une présence spirituelle effective du défunt ; présence d'abord affirmée comme tout à fait proche mais qui progressivement sera acceptée comme plus lointaine, voire même intermittente, de telle sorte qu'à mesure que s'amoindrit le sentiment de la perte, l'affect du deuil tend à se dissoudre. L'accoutumance à la solitude enfin venue, veuves et orphelins pourront affronter, les yeux et le coeur « secs » (kwɛ), l'ultime étape, celle qui consacrera la levée de leur deuil : ce seront les funérailles « sèches » (syɛkwɛ), « sèches » comme « secs » le sont aussi désormais – au fond de leur tombe – les ossements du défunt ; funérailles solennelles assorties en final de nombreux et très symboliques rituels illustrant, comme nous le verrons, le thème de la définitive rupture.

33 En attendant cette issue encore relativement lointaine, tout sera donc fait pour marquer d'abord la présence quasi réelle du défunt, pour évoquer ensuite son

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effacement progressif. Aussitôt achevé son périple villageois, le cadavre du sapro est réintégré dans la maison de lignage, la wasa, pour qu'il soit procédé, dans la plus stricte intimité, à des rites spécifiquement claniques et qui recouvrent notamment diverses pratiques de traitement du corps inscrites au patrimoine de connaissances religieuses propres au clan du défunt (usage d'onguents et de poudres, tracé de signes, etc.) : il convient en effet que l'âme reçoive, au titre de premier viatique, les marques distinctives de son clan pour les présenter à ses ancêtres lorsqu'elle devra les rencontrer aux rives du fleuve des morts. Dûment paré, le corps peut désormais être mis en terre ; il est donc placé dans le caveau avant que le puits d'accès ne soit remblayé. Un léger monticule de terre meuble est cependant laissé volontairement en l'état au niveau du sol de la chambre mortuaire, ce qui suggère un sentiment d'inachevé, de transitoire... bientôt renforcé par le geste de la fille du défunt qui dépose sur cette terre fraîchement remuée l'urne aux cauris où l'on sait que subsistent quelques traces de la vie de son père : tout n'est pas encore accompli semble-t-on vouloir affirmer en cet instant qui marque le terme de la première journée de l'enterrement.

34 Après une nuit de veille durant laquelle les femmes, parentes et amies se réunissent pour chanter les chants des morts, la deuxième journée est essentiellement consacrée aux prières et aux dons. Les membres de la parenté, parmi lesquels on remarque ceux, nombreux, qui arrivent de villages lointains, se rendent auprès de la tombe et, comme le feront aussi les autres visiteurs amis du défunt, ils prient et surtout ils déposent des offrandes qui complètent le viatique jugé nécessaire au grand voyage vers le village des morts : des cauris sont donnés pour que le défunt puisse payer son passage au cocher de la pirogue des morts, des branchettes et du mil lui sont aussi offerts pour qu'il puisse se réchauffer et se nourrir en chemin. Invisibles, mais extrêmement attentifs au bon déroulement des choses, les principes spirituels de l'âme du sapro, yɛ et meleke, sont considérés comme étant présents et, toujours présente aussi dans l'urne posée là, sur la terre, est la petite étincelle de vie contenue dans les cauris du pra tibi dãga.

35 Au matin du troisième jour, devant les veuves et les orphelins mais en l'absence des petits-enfants, on procède au rituel appelé tĩ na tiri dãga. La terre meuble laissée à la surface de la tombe (tĩ) est rassemblée (tiri) et l'on modèle assez grossièrement une petite effigie humaine (bre) qui est allongée et orientée de la même façon que le corps du défunt, tête au sud ; la tête du gisant est d'ailleurs clairement figurée sous la forme d'une coupelle en poterie. Au soir aura lieu un rituel sur lequel nous ne pouvons pas nous étendre ici, il s'agit du zoxa yaxe worofra : une chèvre ou une brebis dont on a brisé (yaxe) les pattes (zoxa) agonise toute la nuit sur la tombe en hurlant... transfert, par animal interposé, de la douleur du deuil en ce qu'elle compte de violence en excès ? Enfin, tôt le matin du quatrième jour, il sera procédé à un sacrifice sur l'effigie. Une libation de bière de mil est faite dans la coupelle qui marque la tête de l'effigie, et les plumes blanches de la poule immolée (dont le sang a coulé en trois points à la périphérie de la coupelle) sont plantées en guise de chevelure. La bière et la chair de la poule sont cette fois partagées par les mêmes, les petits-enfants auxquels revient le droit de prendre les biens que possède ou reçoit leur grand-père.

36 C'est pratiquement là le dernier acte religieux marquant de cet enterrement solennel syɛbĩ. Un geste particulièrement riche de sens reste cependant à faire. L'urne aux cauris restée près de l'effigie va être en effet enlevée – sans cérémonial particulier – et enfouie à peu de distance dans une pièce de la wasa du lignage, là même où s'élève l'énorme

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grenier cubique appelé molo. C'est, il est vrai, un lieu de très haute sacralité : non seulement molo est le réceptacle d'une denrée alimentaire que, sur la foi de tous les mythes qui en attestent, les Bobo ont largement survalorisée – il s'agit du « petit mil blanc » (pennisetum ou dugo furu en bobo) autrefois cultivé, récolté, stocké et distribué selon le mode foroba, c'est-à-dire de façon communautaire -, mais ce grenier molo se trouve être aussi dans un rapport très particulier avec les ancêtres lignagers eux- mêmes et plus précisément avec leur représentant qu'est justement le sapro. C'est ce dernier, disions-nous ailleurs (Le Moal, 1980 : 50), qui non seulement « assume la responsabilité d'une utilisation strictement codifiée du grain », mais c'est lui également – et lui seul – qui peut entreprendre l'érection d'un molo, lors notamment de l'installation première d'un lignage dans un village, quand est fondée la wasa.

37 On comprend, dans ces conditions, qu'il ne soit de lieu plus propice pour recueillir et conserver quelque temps encore l'ultime parcelle de vie d'un sapro et c'est, très symboliquement, au point clef de ce grenier qu'une place sera ménagée à l'urne aux cauris : dans la terre, entre les larges pierres qui épaulent le double lit de rondins portant tout le poids des épaisses parois de terre du molo et de son contenu. Là, combinent leurs effets et la puissante fécondité naturelle du grain amassé et les forces purement spirituelles qui s'attachent tout aussi bien à la présence encore affirmée des âmes végétales libérées au temps de la récolte du mil qu'aux pouvoirs rémanents que l'acte de fondation du molo par le premier sapro a inscrits dans sa descendance.

38 Ainsi, comme la faible lumière d'une veilleuse près d'un autel donne à penser que les lieux sont investis par quelque invisible entité, les cauris de pra tibi dãga témoignent de la présence ténue, mais bien tangible, d'un souffle de vie du défunt au plus secret du temple de lignage wasa. Cette présence paradoxale d'un mort qu'animerait encore une sorte de vie – dont nous avons déjà souligné qu'elle est suggérée pour porter remède au sentiment douloureux de perte qu'éprouvent tous ses proches – d'autres faits nombreux vont l'attester au travers de rites presque quotidiens. Régulièrement, par exemple, un peu de bière sera versée dans la coupelle surmontant la statuette sépulcrale et des parts de gâteau de mil seront déposées à côté : boisson et nourriture pour le mort. Chaque fois aussi qu'aura lieu le rituel partage des viandes de chasse ou des offrandes carnées sacrificielles, la part du sapro défunt (toujours les parts « nobles » : cuisse, râble... ) sera réservée pour être déposée sur sa tombe. Enfin, hors même du cadre des fréquentes prières à lui adressées, un vrai dialogue sera maintenu avec le défunt, ce dernier étant consulté par son futur successeur à tout propos et mis au courant du moindre événement familial.

39 (à suivre)

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(Cliché G. Le Moal — CNRS)

NOTES

1. Par exemple la prégnance, attestée en diverses ethnies, du modèle du « sorcier » ou de la « mangeuse d'âmes ». 2. Cf. Le Moal, 1980 :332-336. Les deux seuls cas où des masques de feuilles apparaissent dans des funérailles s'expliquent par l'existence d'une relation personnelle particulière du défunt à dwo lui-même : soit que durant sa vie, il ait rempli les fonctions de chef du culte de dwo (dwobwɔ) et qu'il ait donc été maître des masques ; soit qu'en raison d'une faute exceptionnellement grave il ait été tué de la main même de dwo (par le feu – carbonisé dans l'embrasement de la tunique de fibres d'un masque – ou par la foudre). Noter qu'à la différence des agriculteurs bobo, dont il est question ici, certains forgerons (de la secte sibe notamment) prêtent des fonctions funéraires à leurs masques en se justifiant par des mythes qui leurs sont propres. En ce qui concerne enfin les masques de fibres, n'ayant pas la haute sacralité que leur rôle cosmologique confère aux masques de feuilles et n'étant dotés que de fonctions surtout sociales, ils sont d'un emploi plus libre et plus facilement adaptable aux nécessités humaines – c'est pourquoi en certaines régions du sud (Syakõma, Vorɛ, etc.) ils apparaissent aux funérailles pour apporter la bénédiction de dwo aux défunts (fête collective du sakõkwɛ). 3. Pour résoudre l'énigme posée par une mort suspecte, on a recours à de simples sacrifices divinatoires (observation de la position de l'animal immolé) faits devant les autels d'ancêtres : soit borɛ, soit saprɛ – ces derniers pouvant, en réponse, renvoyer à d'autres autels, celui par exemple de la brousse -soxo– (si la cause de la mort est le vol de biens et de nourriture). Plus rarement et pour des cas s'avérant très graves une procédure beaucoup plus théâtrale est employée, celle de « l'interrogatoire du cadavre » (sasara to dãga) : placé sur un brancard spécial porté par deux hommes, c'est le défunt lui-même qui, par les mouvements qu'il est censé

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imprimer à ses porteurs, répond positivement ou négativement aux questions très précises qui lui sont posées. Il faut noter toutefois que les dénonciations ou aveux du défunt doivent être aussitôt confirmés par de nouveaux sacrifices divinatoires faits cette fois au-dessus des pieds du cadavre 4. A propos de la sorcellerie et de l'interrogation des cadavres, cf. Le Moal, 1975. 5. On notera que les principaux rituels bobo de purification et d'expiation (cf. le film « Dwo a tué ! » et Le Moal, 1978) – comportent la mise en action de masques de feuilles. Ces masques qui, nous l'avons déjà souligné plus haut, n'interviennent jamais ès qualités dans le rituel proprement funéraire, sont en revanche dans leur rôle lorsqu'il s'agit de traiter les conséquences ultérieures de certaines morts « mauvaises » puisqu'ils sont par excellence ferments d'ordre et donc restaurateurs attitrés des équilibres compromis. 6. Très développé dans le nord et surtout chez les Bakõma, il est un peu secondaire chez les Syekõma du centre et est apparemment peu pratiqué chez les Bobo du sud où il tend à se confondre avec des funérailles solennelles (sakõkwɛ) tout en restant collectif. 7. Nous verrons plus loin le sens de ces vocables. A noter que l'enterrement syɛbĩ peut être différé si les moyens matériels font défaut ou si la saison ne s'y prête pas. On fait alors une simple inhumation et lorsque vient le syɛbĩ, le défunt est représenté par un mannequin. 8. Il est à noter, à propos de la défunte, que dans la société bobo, où la filiation est patrilinéaire et la résidence patrilocale, l'enterrement – solennel ou non – est pris en charge par le lignage du mari ; en revanche c'est le lignage agnatique de la femme qui assure la levée du deuil – solennelle (syɛkwɛ) ou non (ye kwa dãga). 9. S'agissant de la soeur du père, si celle-ci, mariée dans un lignage étranger, n'a pas eu d'enfants et ne laisse en conséquence pas d'orphelins, on peut à sa mort désigner pour assumer les nécessaires fonctions rituelles d'orphelin, l'un de ses neveux ou nièces dans son propre lignage agnatique. 10. On sait que, selon la règle classique qui veut que s'opposent alternativement conduites d'alliance et conduites antagonistes – règle qui vaut dans le cadre de la parenté pour les générations successives, mais aussi dans le cadre de la société villageoise pour les classes d'âge -, la relation parents/enfants est placée sous les signes respectivement de l'autorité et de la subordination et que la relation grands-parents/petits-enfants est au contraire placée sous le signe mutuel de l'égalité et donc de la familiarité. Il en va ainsi chez les Bobo pour qui existe une relation très égalitaire entre grands-parents et petits-enfants (appelés réciproquement mama, (pl. meme) ; mamatõ pour le grand père, mamaya pour la grand-mère et mamanõ pour les petits- enfants si besoin est de préciser). Cette relation égalitaire peut aller jusqu'à la substitution de rôle (c'est un mamanõ qui sacrifie au lieu et place de son grand-père décédé jusqu'à nomination du successeur de ce dernier). Curieusement, cette relation est rituellement affichée par une conduite de prédation imposée, à toute occasion, aux petits-enfants à l'encontre de leurs grands- parents : les premiers pouvant et même devant, ne serait-ce que par jeu, prendre à leur guise les biens des seconds ; c'est une forme de vol licite (appelé nanato) et qui ne concerne que des objets de peu de valeur – le vol libre d'objets de valeur (dit kimi dãga) n'étant autorisé que chez les maternels. Nanato est d'ailleurs accompagné par un échange réciproque d'injures (dit buru biri dãga). Tout le comportement des petits-enfants dans les funérailles est dicté par l'obligation d'illustrer cette grande liberté qui marquait leurs rapports avec le défunt ou la défunte ; c'est ainsi qu'on les verra rire et apostropher le mort, tenter de s'opposer à son inhumation et de lui voler son suaire. 11. A ne pas confondre avec 1’interrogatoire du défunt sasara to dãga pour lequel le corps est également hissé sur un brancard (de nature, il est vrai, fort différent). 12. Pour plus de précisions sur la conception de la personne chez les Bobo et sur les composantes de l'âme, cf. Le Moal, 1973.

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13. ... et, dans une moindre mesure, la corde et la calebasse car toutes deux constituent aussi une sorte de caution : la corde qui servira à fermer le gros sac contenant les 25.000 cauris qui seront exigés avant même de « monter sur la terrasse » sapra zõ et la calebasse qui servira alors à puiser sa nourriture engagent par leur seul dépôt le futur sapro à mener à bonne fin le processus de sa nomination.

RÉSUMÉS

Cette analyse des rites imposés aux survivants, veuves et orphelins, porte sur les techniques de traitement des effets du deuil et des modes de résolution du sentiment de perte. Dans l'exemple retenu des funérailles solennelles réservées aux chefs de lignages le seul cérémonial de l'enterrement est traité ici, et il est montré qu'à ce stade tous ces rites tendent à nier la mort : non celle du corps que l'on porte en terre mais celle de l'âme dont une parcelle, symboliquement préservée sous forme de cauries, est manipulée rituellement et retenue en des lieux sacrés jusqu'au jour futur des funérailles, qui consacreront l'éloignement définitif du défunt.

This analysis of the rites to be performed by orphans and widows concentrates on the means of resolving feelings of loss and handling bereavement. Using the example of the solemn funerals for lineage heads, it is shown that all rites during the burial tend to deny death, not the death of the body placed in the earth but that of the soul. A parcel of the soul is preserved in cowry-shells, ritually manipulated and kept in shrines till the funeral ceremonies, which signal the definitive departure of the deceased.

INDEX

Keywords : mourning, widow, orphans, funerals, ancestors Mots-clés : deuil, veuve, orphelin, funérailles, ancêtres Thèmes : Bobo Index géographique : Burkina Faso

AUTEUR

GUY LE MOAL U.R.A.221 (EPHE-CNRS)

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Le mort circoncis. Le culte des crânes dans les populations de la Haute Bénoué (Cameroun / Nigeria) The Desceased Circumcised. Skull Cults among the Peoples of the Upper Benue River Basin (Cameroon and Nigeria)

Françoise Dumas-Champion

1 Les pratiques d'exhumation et de conservation des crânes en Afrique ne semblent avoir retenu l'attention des ethnologues que de manière secondaire ou subordonnée. Hormis les descriptions faites par certains spécialistes du monde bantou des traitements que réservent ces populations aux crânes des chefs et des rois, les données sur le sujet sont rares et fragmentaires, particulièrement lorsqu'il s'agit des gens du commun. L'importance d'une telle pratique parmi les peuples de la Haute Bénoué1 nous a amené à considérer cette question en prenant pour principal objet de recherche la place qu'occupe le traitement du crâne dans ce qu'on pourrait appeler le processus d'ancestralisation du défunt.

2 Dans un premier temps, nous suivrons, chez les Koma du Cameroun2, le déroulement des opérations rituelles qui vont de l'enterrement à l'exhumation du crâne. Les matériaux utilisés ici ne sont pas sans évoquer certaines des conceptions indonésiennes relatives à la mort qui, selon l'analyse qu'en a fait Robert Hertz (1907), établissent une série de corrélations entre la dessication du corps, l'évolution des conduites de deuil et le devenir de l'âme. Dans un second temps, nous nous proposons d'examiner, à partir de l'exemple des Dowayo, la reprise de thèmes liés à l'initiation dans les rites funéraires. Les Dowayo, qui font partie d'une aire culturelle3 où se retrouvent des traits communs aux rites de circoncision et au culte des crânes, développent une théorie que nous utiliserons comme réfèrent pour exposer et expliciter les caractères récurrents de cet ensemble de populations. Elle nous permettra de proposer une hypothèse quant à la signification de la pratique de conservation des crânes.

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Aire de répartition du culte des crânes dans les populations de la Haute-Bénoué et de l'ouest du Cameroun

1. De l'enterrement à l'exhumation du crâne

3 Notre propos n'est pas de présenter le détail du cycle funéraire koma mais de privilégier quelques rites significatifs concernant la position du cadavre dans la tombe, le traitement des veufs et des deuilleurs ainsi que les étapes qui mènent à l'exhumation du crâne, afin d'appréhender la corrélation entre le travail du deuil et le passage à l'ancestralité.

4 La préparation du cadavre vise en premier lieu à fermer tous les orifices du corps. La communication est rompue avec le défunt et l'héritier du crâne a pour charge de lui fermer les yeux. La bouche, les narines et les oreilles sont obturées avec du kapok pour éviter tout écoulement de sang ou de salive, puis la bouche est bâillonnée à l'aide d'un tissu. Les Jukun, qui ferment également les orifices avec du coton et placent un baillon sur la bouche, font glisser ce dernier sur le menton au moment où le cadavre est introduit dans la niche qui lui sert de tombe4. Après le lavage et l'onction de la tête, on enroule le corps nu dans des bandes de cotonnade, à la manière d'une momie. Mais on veille à ne pas entraver le cours naturel de la séparation tête/corps qui se produira lors du pourrissement des chairs en laissant le cou libre de toute bandelette. Les Koma ne décapitent pas le cadavre, comme c'est la coutume chez les Bamun, mais favorisent la décollation de la tête en plaçant le corps verticalement dans la tombe et en le maintenant en suspension par la tête à l'aide de bois fourchus qui traversent de part en part la fosse circulaire. La décomposition des chairs provoquera la chute du reste du squelette au fond de la tombe. Seuls le crâne et la mâchoire resteront sur les branchages. Bien que la position du cadavre dans la tombe varie selon les groupes, le

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principe reste le même. Les Goonu sont enterrés couchés sur le dos, les bras le long du corps; la tête, orientée vers l'est, est maintenue en position verticale grâce à une sorte de tribart soutenu par des branches fourchues. Ce type d'ensevelissement est, à Douga, réservé aux prêtres de Hwaye (Meek 1931a: 221). Chez les Duru, pour les défunts dont on conserve le crâne – chef, forgeron, notable ou vieillard – le cadavre est placé debout dans une fosse circulaire. On laisse dépasser la tête à la surface du sol. La fosse est comblée de manière à ce que seules la tête et les mains fassent saillie. On les recouvre d'une grosse poterie dont les bords sont colmatés (Frobenius 1925/1984: 243). Nous serons plus loin en mesure d'appréhender la finalité de ce traitement particulier de la tête. Nous verrons aussi, à propos des Dowayo, que la tête est la partie du cadavre qui est toujours traitée de manière indépendante.

5 La tête des veuves (ou du veuf) va être l'objet de soins qui rappellent ceux qu'on prodiguera plus tard au crâne exhumé. Après l'enterrement, le forgeron, qui tient aussi le rôle de fossoyeur, va raser leur chevelure et enduire leur tête d'huile et d'ocre. Cette onction est répétée matin et soir durant les sept jours de leur réclusion. Occupées à chasser les images du mort de leurs pensées, les veuves s'aident dans ce travail sur la mémoire en se massant les tempes à l'aide d'une plante qui, dit-on, favorise l'oubli. Le devin est le fournisseur de ce végétal, un cissus quadrangularis. Le comportement mélancolique qui s'empare des deuilleurs, et pas seulement des veuves, résulte, pense- t-on, de la pénétration du défunt dans le corps de ses proches. Cette incorporation traduit en fait le malaise du mort concernant son nouveau statut d'errant. C'est non pas par vengeance mais par amour des siens qu'il « s'accroche » à son ancienne vie. Il est, pour les vivants, appréhendé comme une présence pathogène qu'il faut extraire du corps. C'est ce qu'indique la gestuelle qui accompagne l'onction. Il s'agit, à l'aide du pouce et de l'index, préalablement imprégnés de cissus, de masser tout d'abord les tempes du patient – on procède de la même manière pour chasser un mal de tête – puis de poursuivre le massage au niveau du sternum, considéré comme le lieu du souvenir, pour enfin glisser le long du corps jusqu'aux gros orteils, en un geste d'expulsion. Cette pratique thérapeutique est destinée à déloger le mort ancré dans l'enveloppe corporelle du deuilleur.

6 L'autre temps fort du rituel, dit dog lele en gɛma (langue des Geme), litt: « attacher la corde », qui suit l'enterrement, consiste pour la famille du défunt à passer une ficelle autour du cou des veuves (ou du veuf). Cette corde vient rappeler au survivant les liens qui l'unissent au mort en lui interdisant tout commerce sexuel; la transgression de cet interdit entraînerait la mort de l'amant. Les Koma associent le veuvage à l'abstinence sexuelle qui en résulte, comme en témoigne le sens du terme wol yiké (ou yin wolé), litt. « l'abstinence de la mort ». La sexualité d'un couple engage une énergie dont l'activité perdure par-delà la mort, et c'est cette force qui anéantirait l'amant. L'un des aspects des rites de veuvage sera de procéder au désinvestissement de cette énergie sexuelle par une période de chasteté qui sera symboliquement rompue par la rupture de la corde. Cette période varie de trois à six mois pour les femmes. Elle est généralement abrégée à deux semaines pour un homme.

7 Commence alors le lent travail de deuil où il va falloir, jour après jour, chasser le mort de son esprit. Si le défunt a pu être, dans un premier temps, expulsé du corps des veuves, il est encore présent parmi les vivants, présent sur les lieux mêmes de son habitation, présent à travers ses objets. Il faudra du temps pour que s'estompe son souvenir, du temps pour que « les deuilleurs consomment la mort dans leur

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conscience », selon les termes de Hertz (1928). A l'altération du souvenir correspond, sous terre, une lente décomposition des chairs. Au fil des mois, les traits marquant l'individualité du mort perdent de leur netteté tant dans la mémoire des vivants que dans la réalité organique. L'errance à laquelle est voué le défunt est rapportée au temps de décomposition du cadavre. Son passage du monde des vivants vers le monde des ancêtres est tributaire du travail qui s'opère sur son enveloppe corporelle. Le squelette une fois décharné, les os s'affaisseront dans la tombe, et la tête sera séparée du corps. Les Koma qui ouvrent les sépultures pour exhumer des crânes sont très au fait de cette transformation de la forme et de la matière, qu'ils associent au changement de statut du défunt.

8 Le cadavre transformé en squelette, vient alors pour les vivants le temps de l'oubli : kunde disent les Gɛme. Le rite de levée de deuil qui mettra un terme à l'emprise du mort sur ses épouses rendra, dans le même temps, ses biens accessibles aux héritiers. Le fils aîné du défunt, organisateur de la cérémonie5, veille en premier heu au brassage de la bière faite à partir du sorgho provenant de la récolte de son père. Ce breuvage qui occupe une place importante dans tous les rituels est chargé d'une haute valeur symbolique chez les Koma comme dans l'ensemble des populations de la Bénoué. Le mot « bière » intervient dans l'appellation de chaque fête, comme du reste chez les Jukun et chez les Chamba, et connote l'idée de rassemblement. Les Gumbé désignent cette séquence funéraire par le terme war vume: « la bière du cadavre », ou sul vume : « la bière de la corde » selon qu'ils privilégient ou non la rupture en jeu dans cette fin de deuil. Les Goonu emploient le terme gaéle sao: « la bière de la tombe ». Les Chamba la désignent comme la « bière de la mort »: weisimi (Fardon 1980: II, 73)6.

9 En signe d'ultime séparation avant la distribution de la boisson, les jarres de bière qui étaient entreposées dans l'habitation du défunt sont mises dehors ainsi que ses effets. Rien ne reviendra plus dans sa demeure. On procède au partage des jarres, selon l'ordre de séniorité. L'aîné du village, qui tient le rôle d'officiant, verse une petite quantité de bière sur le sol. On dit que c'est la part du défunt, celle qu'il attend pour partir. Chaque participant offrira au mort une semblable libation avant de consommer la bière qui est répartie de manière conviviale entre membres de même classe d'âge, réunissant parents, amis et alliés du défunt. En conviant une dernière fois le mort à boire sa bière, on appelle à venir honorer de leur présence les esprits ancestraux qui doivent accomplir leur rôle de psychopompe. La participation des ancêtres au départ du défunt se fait toujours par la médiation de la bière, même dans le cas d'un jeune (on réduit alors considérablement la quantité de boisson en ne préparant que six ou sept pots, et l'on s'adresse à lui comme s'il s'agissait non pas de bière mais d'eau).

10 Tandis qu'on célèbre le départ du défunt, on va procéder à la libération de ses épouses et au partage de ses biens, hérités par les neveux utérins. La corde qui avait été nouée autour du cou des veuves et qui symbolise la pérennité du lien conjugal par delà la mort est alors détachée. Tout se passe comme si ce lien s'était usé avec le temps, de même que, sous terre, le cou qui sépare la tête du reste du corps s'est rompu, libérant le défunt de son statut d'errant et les veuves de leur sujétion. La décapitation apparaît comme un modèle pour la séparation du défunt d'avec ses épouses et pour son accession à l'ancestralité. Désormais, rien ne retient plus les veuves: « Prends ta part », dit-on à chacune d'elles, « tu as vécu avec ton mari. Il t'a laissée. Prends une part de sa richesse ». La veuve quittera alors la famille de son mari et se remariera ailleurs, à moins qu'elle accepte de rester avec un frère du mort.

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11 Le rite final inaugure le nouveau statut du défunt et apporte la preuve de la réussite du rituel. L'offrande de bière qui, dans un premier temps, a permis le départ du mort, sert une fois encore de médiation pour que se manifeste le signe de sa transformation. Tous les participants courent en criant vers son habitation. Là, l'aîné du village se tient face à sa case, un épi de mil en main. Il crache une gorgée de bière sur la panicule. Un instant après, une petite araignée blanche sort de l'épi7. L'apparition de cette arachnide témoigne pour les Koma de la présence du défunt et de sa satisfaction8. C'est la première manifestation du mort en tant qu'esprit. D'après Meek, cet animal doit être considéré comme un substitut du crâne. Son culte est couramment observé dans les sociétés qui conservent les crânes des ancêtres (Meek 1931b, I:367). Lorsque l'absence d'araignée vient dire la désapprobation des ancêtres sur la conduite de la famille, on veille à taire les dissenssions familiales et, une fois l'ordre rétabli, on renouvelle l'acte sacrificiel autant de fois qu'il sera nécessaire.

12 Lorsque s'achève la « bière de l'oubli » et que l'araignée se manifeste, on a l'impression d'assister à la fin d'un cycle, à l'aboutissement d'une longue mutation qui a fait du mort un esprit ancestral. Cependant, tant que ne sera pas organisée la « bière du crâne », l'esprit ne sera pas véritablement un ancêtre. La voie vers l'ancestralisation s'effectue, dans la conception koma, étape par étape, selon le modèle de vie d'un homme, marqué par une succession de stades initiatiques. Deux, voire trois années séparent généralement les deux cérémonies. La terre doit poursuivre son travail. Les Koma donnent, en effet, comme condition impérative à l'effectuation de la seconde cérémonie que le crâne soit libéré de toute trace de chair au moment de l'exhumation. Cette exigence n'est pas seulement justifiée par la crainte d'un reste qui rappelerait le statut de vivant du disparu; la présence de fragments de chair masquerait la véritable nature du crâne et nuirait au but recherché. Ces traces intempestives apporteraient la preuve d'un travail inachevé et viendraient contredire le caractère d'inaltérabilité du crâne. C'est la qualité de cette matière, quasiment indestructible, que l'on compare à la pierre et qui évoque l'intemporalité du monde des esprits, que ces populations mettent en avant lorsqu'elles font des crânes de leurs parents un objet de conservation privilégiée.

13 C'est au fils aîné, l'héritier9 du crâne de son père et de sa mère, qu'incombe la décision d'organiser la cérémonie, au moment même où l'on invoque les ancêtres en vue de la prochaine saison agraire. Le mil destiné au brassage de la bière provient de la récolte du défunt dont une quantité de sept paniers a été soustraite à l'héritage des neveux utérins. Les parents, amis et alliés du défunt sont conviés à la fête, mais seul un petit comité se rend au cimetière. Le fils n'assiste pas lui-même au prélèvement du crâne. Les aînés du village délèguent sur place le devin, géza, quelques anciens et quelques jeunes initiés qui partent avec trois pots de bière; les femmes qui le désirent – filles ou soeurs du défunt – peuvent se joindre au groupe.

14 La présence des femmes sur les lieux mêmes de la tombe peut surprendre quand on sait qu'elles en sont tenues à l'écart au moment de l'enterrement. Elles ne peuvent alors accompagner le corps qu'à mi-parcours sur le chemin du cimetière. La séparation se fait brutalement, au coup de sifflet du madi10 Les femmes doivent s'enfuir avant que vrombissent les rhombes, non sans abandonner les quelques objets du mort qu'elles portaient, et après avoir brisé les calebasses remplies des denrées provenant de son grenier. Il ne semble pas que ce soit seulement pour protéger les femmes du danger que représente la vue du mort au moment de l'inhumation – bien qu'il soit habituel de

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dissuader les jeunes, y compris les circoncis, d'assister à l'enterrement – mais aussi et surtout pour les tenir à l'écart de ce qui, dans le rite d'inhumation d'un homme, vient rappeler l'initiation du défunt aux cultes du vome (ou kéné), interdits aux femmes. En revanche, aucun rite secret ne semble avoir lieu pour l'exhumation du crâne. La présence des femmes est tolérée, peut-être même souhaitée ? Ne doivent-elles pas être témoin, elles aussi, du changement d'état de leur parent ? Elles ont d'ailleurs parfois un lien à rompre avec celui-ci. Ainsi, une fille brisera sur la tombe la figurine de terre glaise, représentation de son père (ou de sa mère), qu'elle avait modelée de son vivant. L'effigie avait pour but de conserver ses parents en bonne santé. Au lieu de détruire cette statuette au moment de la mort, son propriétaire attend le prélèvement du crâne comme s'il cherchait, à travers la mise en rapport de ces objets de nature antinomique (l'effigie, représentation d'un vivant, étant brisée alors qu'on exhume le crâne, représentation de l'ancêtre) à souligner la mutation du défunt et à consommer la rupture du lien filial encore en jeu. Il semble bien que le temps de l'exhumation soit le moment choisi pour mettre un terme à toutes les relations qui unissaient les vivants au mort. C'est ainsi que les Chamba, dont les cérémonies funéraires présentent de nombreuses analogies avec celles des Koma, vont lever la malédiction qu'aurait proférée le défunt de son vivant, avant même de déterrer son crâne (Fardon 1982, 11:73).

15 Revenons à l'exhumation. Généralement, l'opération ne se limite pas au prélèvement de la boîte crânienne mais concerne l'ensemble des os du squelette, afin de libérer la tombe pour un nouvel usage. Les Gme disent qu« 'on fait sortir la personne », nek basunani. Les ossements une fois déterrés sont gardés sous un abri rocheux ou tout simplement poussés sur le côté de la fosse. Etant donné que les tombes sont réutilisées, il n'y en a pas plus de trois par cimetière. C'est seulement en cas de morts rapprochées qu'une nouvelle sépulture est creusée. Les initiés sont enterrés dans un heu distinct de celui des femmes et des jeunes incirconcis qui sont, quant à eux, inhumés à proximité du village.

16 Avant d'être l'objet d'un examen attentif, le crâne est minutieusement nettoyé afin qu'aucun fragment de peau ou de tissu n'adhère plus aux parois osseuses. L'un des pots de bière est réservé à ce lavage qu'on doit peut-être considérer comme une première libation11 .L'os crânien et les mâchoires dont l'apparence doit révéler la véritable nature du défunt sont alors analysés par le devin. La présence de trous minuscules apporte la preuve de sa sorcellerie12. Cet examen est décisif. Si, jusque là, le défunt avait été considéré comme un sorcier et si son crâne présente un aspect lisse et sans irrégularité, il est de mise de revenir sur ce jugement pour affirmer qu'il était, en fait, innocent. Il est vrai que les parents n'attendent pas trois années, le temps de l'exhumation, pour rechercher les signes susceptibles de les informer sur les causes de la mort. Ils commencent leur investigation le lendemain de l'enterrement. Les frères du défunt, ou le mari et le frère aîné de la défunte, se rendent au cimetière pour examiner la tombe. S'ils distinguent à proximité de la pierre tombale un trou de la grosseur d'un doigt, ils en déduisent que le mort était un « sorcier-anthropophage ». S'il n'y a rien, ils pensent qu'il a succombé à une mort naturelle. Les Koma attribuent toujours la mort d'un sorcier à l'action des traitements anti-sorcellerie dont ils font un grand usage13. En revanche, il est difficile de savoir si un mort a été victime de sorcellerie.

17 L'état du crâne révèle toujours, semble-t-il, la véritable nature d'un individu, information que ne donne pas la singularité des traits du visage, qui permet seulement

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de différencier les individus les uns des autres. Rien dans l'apparence physique ne distingue un sorcier d'un autre homme – tout du moins en dehors des moments où il n'agit pas en tant que tel. En revanche, après la mort et l'effacement des formes du visage apparaît la véritable identité d'un individu. Le crâne, considéré comme le siège de l'âme, divulgue, de par les modifications de son ossature, la nature de l'esprit qu'il enferme. Doit-on comprendre que seul l'esprit malfaisant d'un sorcier peut modifier cette matière supposée inaltérable qu'est le crâne ? L'enquête demanderait à être approfondie. Nous ignorons d'ailleurs ce qu'il advient des crânes de sorciers. Deviennent-ils comme les autres un objet de culte ? Chez les Fali, il semble que tous les crânes soient systématiquement frottés à l'aide d'une mixture14 destinée à éloigner les mauvais esprits (Gauthier: 175). Les Dowayo, quant à eux, nettoient le crâne avec des feuilles d'un arbre dit tarko 15 dont la symbolique rappelle au défunt sa position de candidat à l'ancestralisation ( Barley : 111).

18 Une fois examiné, le crâne est oint d'huile et d'ocre selon un traitement similaire à celui des vivants16. La prière prononcée par l'officiant ainsi que celles que son fils adressera à son père donnent quelques éléments d'exégèse sur ce rite auquel les Koma attachent la plus haute importance. « Au nom de ton fils », dit l'aîné des célébrants en s'adressant au défunt, « je soustrais ton crâne aux mauvais esprits en présence des hommes et du N'Da »17. Dans ses prières ultérieures, son successeur insistera encore pour rappeler l'acte essentiel dont il est l'instigateur. Il ira jusqu'à dire que « 'il s'est montré un homme en délivrant son père des esprits néfastes qui peuplent la brousse ». On peut s'étonner d'une telle insistance pour un acte qu'il est tenu d'accomplir. Il est vrai que sans l'exhumation du crâne, le défunt ne pourra jamais être ancestralisé. Aussi, pour un homme ou une femme décédé sans laisser de descendance, un frère se chargera de mettre leur crâne « à l'abri », selon l'expression usitée par les Bamileke et qui traduit le même objectif (Pradelles de Latour 1986: 15618). Extraire le crâne de la terre et en faire un objet de culte, c'est donner au défunt rang d'ancêtre. L'héritier qui achève ainsi le cycle funéraire est quitte auprès de son géniteur : en le faisant accéder au statut d'ancêtre, il intervient, pourrait-on dire, dans sa « re-naissance ». S'il insiste sur son geste et sur la réciprocité en jeu dans cet engagement, c'est dans l'espoir d'être, en quelque sorte, payé de retour. Telles sont les considérations que les Chamba Leko avancent aussi dans leurs prières. « Aujourd'hui », dit un vieil officiant en s'adressant au défunt, « nous sommes venus te conduire jusqu'à la maison de ton fils. Car, ce n'est pas sa volonté que tu restes abandonné en brousse. Peux-tu donc prendre soin de lui comme il prend soin de toi. Veille à ce qu'un malheur ne l'accable pas » (Meek 1931b, I : 382). L'exhumation du crâne apparaît donc comme l'intervention première, l'acte princeps, qui fonde la relation aux ancêtres.

19 Le crâne, déposé dans une poterie, a été rapporté au fils aîné, demeuré chez lui. A cause du danger encouru, le transport est toujours effectué par les vieillards que ce soit chez les Koma, les Vere, les Chamba ou les Dowayo. Ces derniers croient que le porteur « en mourra quelques années plus tard » (Barley: 71). C'est pour les mêmes raisons que, chez les Chamba, un fils ne manipule jamais le crâne de son père; un vieil homme s'adressera au défunt à la place du jeune héritier. Cette précaution n'est pas de rigueur pour les Koma. Le fils accomplit lui-même le premier acte sacrificiel qui installe son père parmi les ancêtres et qui, du même coup, instaure entre eux une nouvelle relation. La prière qu'il prononce, en égorgeant une chèvre dans la cour intérieure de son habitation, « Père! je te donne ton sac », fait référence à la sacoche dont un Koma ne se sépare jamais dans ses déplacements. On dit que « les ancêtres doivent voir arriver le nouveau

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venu avec son sac » (Dogari 1984: 69). Cette formule rituelle marque l'ultime voyage du défunt et son accession à l'ancestralité. Dès lors, lorsque le fils sort, muni d'une louche du sang de la victime, pour procéder à la première libation sur le crâne déposé au pied d'un arbre, il s'adresse à son père en tant qu'ancêtre: « Père! je t'ai donné ton sac. Je te prie de faire en sorte que je sois chanceux dans la vie, que j'obtienne une bonne récolte et que j'aie des enfants ». L'exhumation du crâne, qui marque l'aboutissement du procès d'ancestralisation pour le défunt, achève, par voie de conséquence, le principe filiatif. Désormais, l'héritier du crâne, en tant que nouveau chef de famille, prend en charge les sacrifices familiaux dédiés aux ancêtres.

20 L'assemblée réunie pour la cérémonie commence à boire « la bière du crâne » non sans offrir une première libation au nouvel ancêtre, selon le cérémonial déjà établi lors de « la bière du mort ». La viande de chèvre qui a été cuisinée par les femmes est partagée entre les participants. Les danses et les chants qui accompagnent la fête se poursuivent jusqu'au soir, au moment où un petit groupe d'hommes s'en retourne, non sans cesser de chanter et de danser, déposer le crâne dans l'arbre qui sert de cimetière et qui reçoit tous les crânes des hommes disparus ayant appartenu à la même communauté. Les poteries qui leur servent de réceptacle sont placées en équilibre sur les branches. Les crânes des femmes sont entreposés dans un autre lieu. Plus tard l'héritier pourra construire un grenier non loin de son habitation pour y déposer le crâne de son père. L'inauguration donne lieu à une libation de bière sur le crâne et au sacrifice d'un animal, chèvre ou poule, dont le sang est versé sur la boîte crânienne. Si la victime est une volaille, on colle le duvet sur le sang coagulé. Une fois enfermés dans le grenier ou à l'abri dans une poterie, les crânes ne sont plus l'objet d'aucune manipulation rituelle jusqu'à l'année suivante19 où un cycle de cérémonies est organisé entre tous les détenteurs de crânes. Les reliques sont alors portées sur les lieux de l'habitation où chaque propriétaire les enduit d'une bouillie de mil en nommant tous ses ancêtres du côté paternel et maternel afin de les convier au sacrifice, dogɛ kɛla, qu'il dédie à son père (et/ou à sa mère). La prière qu'il formule est une demande de prospérité pour la nouvelle saison agraire. Elle est semblable à celle des autres sacrifices qui inaugurent les différentes phases de la récolte: les prémices, la moisson et le battage.

21 Bière ou bouillie de mil, sang d'une victime ou onction de traits ocres, sont les seuls éléments auxquels les Koma recourent aussi bien pour régénérer leurs objets et instruments cultuels20 que pour vénérer les crânes de leurs ancêtres et traiter rituellement le front des vivants, qu'il s'agisse d'initiés, d'officiants ou de malades. Ce type de marquage met en évidence une corrélation entre le traitement du crâne et la circoncision21. Ce sont, pour les Koma, les symboles même de la vie: la bière de mil ou la bouillie de mil germé est associée à la semence masculine, l'ocre ou le sang représente le sang féminin. On retrouve, dans tous les rites koma, ce même schéma opératoire mettant en jeu les termes de la procréation22.

2. La conservation d'objets en rapport avec l'ancêtre

22 Le crâne, libéré de toute trace de chair qui pourrait rappeler l'identité passée du défunt apporte, de par sa matière dure et inaltérable, la preuve de l'ancestralisation du parent. Si reste de squelette il y a bien, la transformation qui s'est opérée pendant le travail du deuil dans l'imaginaire des deuilleurs, en corrélation avec un travail de décomposition de la matière, a recréé une « image ancestralisée » du parent, image concrétisée par

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l'exhumation du crâne, alors visible aux yeux de tous, et qui n'a plus rien à voir avec le souvenir du disparu. Le crâne n'évoque plus l'individu, il est la représentation de l'ancêtre. Mais, dans ce cas, que penser des autres objets qui sont mis en rapport avec le défunt en vue d'une conservation ? Sont-ils eux aussi une représentation de l'ancêtre ?

23 Le mourant n'a pas encore trépassé qu'on recueille son souffle en frôlant sa bouche à l'aide de deux plumes qui sont ensuite piquées dans une petite corne obturée à la cire23. Cette corne, dite vo'te, symbolise l'âme du mort. Chaque défunt, homme ou femme, est représenté par un tel objet. Le vo'te peut être gardé par l'héritier du crâne, chez lui, à l'intérieur d'un sac qui pend d'une solive de l'habitation, ou avec les autres vo'te du clan, rassemblés dans une cavité rocheuse, à l'extérieur du village. Cette corne reçoit un traitement rituel identique à celui du crâne. De même qu'on organise une fête annuelle pour les crânes, on célèbre les vo'te chaque année. Par la médiation des vo'te, les ancêtres exercent leur protection sur les membres de leur famille. L'oubli ou la négligence de ceux-ci les fait se manifester comme agents pathogènes. La virulence de la maladie est d'autant plus forte que l'ancêtre est dans une relation de proximité avec le malade. Chaque corne se distingue par sa taille et sa forme, de telle sorte qu'aucune erreur n'est possible sur l'identité du vo'te dont le devin révèle la part de responsabilité dans la maladie. Pour rétablir l'ordre, on lui sacrifie une chèvre et on arrose le vo'te d'une libation de bière. Ainsi, cette corne est une autre représentation de l'ancêtre. Il nous est difficile d'appréhender, dans l'état actuel de nos connaissances, la différence existant entre ces deux objets médiateurs.

24 On ne saurait dissocier la pratique de conservation des crânes de celle qui consiste à conserver d'autres parties du corps. Certains groupes chamba qui, en dehors du crâne, conservent des dents, des rognures d'ongles, des os du bras et d'autres objets les identifient sur le plan rituel en les désignant d'un même terme: uri, « crâne ». Qu'il s'agisse de l'autel du patriclan –le seul à être composé de crânes – ou de l'autel du matriclan qui utilise, en remplacement, des cols de poterie, les cérémonies effectuées auprès de ces autels sont désignées d'un même terme, ten uri, « la prise du crâne », et leur déroulement est identique. Alors qu'à chaque mort, l'autel du patriclan s'enrichit d'un crâne, un pot nouveau est ajouté à l'autel du matriclan (ou, à défaut, le cou d'une jarre de bière cassée) (Fardon 1980, 11:73). Ces petits pots qui représentent les défunts reçoivent des offrandes de bière exactement comme des crânes. On peut se demander dès lors si l'équivalence que posent les Chamba entre le crâne et d'autres parties du corps ne repose pas sur un trait qui serait commun à ces « objets », à savoir leur inaltérabilité. Qu'il s'agisse des ongles, des dents ou des os, ils échappent à la décomposition du cadavre et apparaissent, tout comme le crâne, associés à l'intemporalité des esprits ancestraux.

25 Pour expliquer l'identité rituelle qu'établissent les Chamba entre le traitement du crâne et celui d'autres objets cultuels, il est indispensable de faire référence à la fonction de l'institution du voma parmi les populations de la Haute Bénoué. Ce culte, d'origine chamba, est largement diffusé dans la région puisqu'il est attesté jusque chez les Jukun sous le nom de buhor (Dumas-Champion 1987). Chez les Koma, il y a une corrélation étroite entre la structure de ce culte et l'organisation sociale et politique de la société. Les détenteurs de pouvoir au sein de chaque communauté – chacune d'elles étant politiquement autonome – sont les propriétaires du vome24. Chaque individu mâle accède au cours de sa vie à plusieurs étapes qui l'initient progressivement à la connaissance du vome. Au terme de cette initiation, à un âge avancé, l'homme est

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intégré au collège des anciens qui, aux côtés du chef rituel, dirige la communauté. Des rites funéraires, spécifiques au vome, complètent le deuil ordinaire. C'est dans ce cadre que le forgeron et les chefs rituels sont enterrés avec des rhombes sous les aisselles. Ces sacra sont restitués au culte lors de l'exhumation du crâne.

26 Quelle est donc la finalité d'une telle inhumation ? Dans un clan chamba d'origine vere, les Yambu, on ensevelit un homme avec un morceau de trompe en calebasse, qui est l'instrument rituel par excellence, et on place une petite pierre dans la bouche d'une femme. Ces objets, retirés au moment de l'exhumation du crâne, sont désignés par le même terme : uri, « crâne » (Fardon, II:41). Alors qu'on eût pu croire, eu égard à l'importance de l'institution du voma, que le culte du crâne était secondaire par rapport à celle-ci – l'objet crâne étant traité comme les objets sacrés du vome – cette assimilation terminologique nous invite à renverser la proposition. Les propos recueillis au début du siècle par Frobenius confortent cette idée. Chez les Daka, « les instruments cultuels les plus précieux du jubi (équivalent du voma) sont avec les rhombes, langa, des bracelets en fer auxquels pendent des grelots et des plaques en fer, dozi. A la mort d'un kameni, prêtre du jubi, le forgeron fabrique aussitôt un grelot qu'on placera dans la tombe du défunt. Puis, lorsqu'on estime que le cadavre s'est décomposé, on ouvre la tombe pour y prélever le grelot. Il est nettoyé au moyen d'un médicament, puis on l'accroche sur le dozi à côté des autres grelots ». Tout se passe comme si, par ce séjour sous terre, tel un crâne, le grelot acquérait, en assistant au long processus de décomposition, quelque chose du principe de l'ancestralité puisqu'on s'adresse aux dozi comme aux « grands-pères ». D'autre part, c'est bien de représentation d'esprits ancestraux qu'il s'agit puisqu'on dit « du bruit de ces sonnailles que ce sont les voix des ancêtres » (Frobenius 1925/1984: 73).

27 Voyons ce qu'il en est des autres représentations et notamment des pierres qui sont les symboles substitutifs privilégiés des crânes tant chez les Jukun que dans les autres populations de la Bénoué. La manière dont ces pierres sont censées acquérir leur valeur, chez les Fali de Ngoutchoumi, doit retenir notre attention. Il est, une fois encore, question de mise en contact avec le cadavre mais sans inhumation. « Placée entre les cuisses du mort, la pierre prend de sa puissance sexuelle, que les vivants conserveront ainsi et pourront lui emprunter par des sacrifices... Celle-ci est ensuite frappée à l'aide d'un petit bâton afin d'inviter l'esprit du défunt à y pénétrer » (Gauthier: 169-170). Ces pierres vont être sollicitées à la place du crâne qui, bien que déterré, n'est pas conservé à des fins de culte. Il est inhumé définitivement une seconde fois. Chez les Fali du Tinguelin, Jean-Paul Lebeuf signale que les pierres « qui représentent les hommes sont accompagnées de reliques, mâchoire inférieure (le crâne étant conservé à part), gourde pour le tabac à priser et pointes de flèches » (1961: 63)25. La forme des pierres varie selon le sexe du défunt: « plates et angulaires pour les hommes, meules courantes hors d'usage pour les femmes ». L'équivalence pierre/ crâne/ancêtre apparaît ici sans équivoque.

28 Citons encore l'exemple des Dowayo qui exhument les crânes de leurs morts, à l'exception de ceux des chefs de pluie. La tête manquante est remplacée par une pierre pour le chef de pluie de Kpan, et par une poterie pour celui de Mango. A défaut de pierre, les pots de terre cuite sont les symboles les plus couramment substitués aux crânes. Cette pratique est observée notamment chez les Yungur du Nord et chez les Jibu, qui retiraient autrefois les crânes de leurs morts et les plaçaient dans un pot avant de les déposer sur une branche fourchue faisant office d'autel puis, à une époque plus

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récente, sans procéder à l'exhumation, ont simplement fait usage de poteries (Meek, II: 464 et 516). Chez les Chamba, les pierres font directement référence au monde ancestral. On dit des pierres aux formes originales qu'elles sont l'oeuvre des ancêtres. A ce titre, elles sont ajoutées aux autres objets du culte voma. On dit aussi du rite d'intronisation des chefs rituels – qui consiste dans le fait d'asseoir l'impétrant sur la pierre du voma – que c'est un moyen pour le chef d'entrer en relation avec le monde des ancêtres (Fardon II: 31).

29 L'identité de traitement entre le crâne et les objets cultuels amène à penser que les traitements rituels liés au crâne offrent à ces populations un schème de pensée pour construire toutes les représentations de l'ancestralité. Le crâne, partie inaltérable du corps, apparaît comme le paradigme des objets cultuels du vome. Il en résulte que le culte du vome, institution largement répandue, est subordonné par rapport au culte des crânes qui recouvre la même extension géographique.

3. De la circoncision à l'ancestralité

30 Le cas des Dowayo que nous allons présenter maintenant nous aidera à proposer une interprétation concernant la pratique de la décollation des crânes. Les matériaux exposés par N. Barley (1983) mettent en évidence le fait que la circoncision a valeur de paradigme dans cette société. Ce trait, pensons-nous, est récurrent chez les Chamba, Duru, Pape, Voko et Koma; l'exemple des Dowayo nous sera d'autant plus précieux qu'il permet de préciser un enjeu commun à ces populations.

31 Que l'initiation soit remise en scène à l'occasion des cérémonies funéraires n'a en soi rien d'original mais la constante référence que les Dowayo y font donne une autre dimension à cette pratique. En tant que rite de passage, l'initiation apparaît servir de modèle pour penser les étapes successives qui marquent l'accession du défunt à l'ancestralité. Si l'on considère le traitement du cadavre, celui de l'arc et enfin celui du crâne, on constate que le mort est placé, à chacun des stades de son cheminement vers son statut d'ancêtre, dans la position d'un candidat à la circoncision. Ce modèle ne s'applique pas seulement au mort, il est encore le système auquel on fait référence pour séparer les deuilleurs du défunt puisque les veuves sont, au cours des phases marquantes du travail de deuil, mises dans une position de circoncis. De plus, nous verrons comment les compagnons de circoncision du mort interviennent aux côtés des agnats ou des bouffons pour favoriser son passage au statut d'ancêtre. Alors que dans la première partie de cet article, nous avons mis en évidence le fait que l'exhumation du crâne était l'acte fondateur du culte des ancêtres, nous allons maintenant examiner à travers le déroulement de la « cérémonie des crânes », ultime phase du cycle funéraire, l'articulation entre la circoncision et l'accession au statut d'ancêtre. L'habitat où s'achève le trajet du défunt, alors que son crâne y fait cérémoniellement son entrée, a valeur emblématique pour les Dowayo. Dit « la maison des crânes », ce lieu est non seulement celui des ancêtres mais aussi le site de référence que les vivants ont choisi pour signifier leur cohésion et l'origine de leur appartenance. En effet, la plus grande unité sociale est « le groupe de la maison des crânes » qui réunit tous les descendants en ligne agnatique, hommes et femmes26. Cette « maison » est bien plus qu'un simple « reliquaire ». C'est le lieu où s'organisent et d'où partent l'ensemble des cérémonies scandant la vie d'un Dowayo ainsi que les rites afférents au traitement des maladies. C'est, dans cette société patrilinéaire, le centre de la vie sociale. Les décisions

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religieuses y sont prises collectivement par les membres les plus anciens. A la tête de ce groupement social se trouve généralement le « prêtre de la maison des crânes ». Maître des cérémonies, il est aussi le gardien du lieu et doit veiller non seulement sur les crânes des ancêtres mais aussi sur les objets cultuels sacrés comme les rhombes ou les pierres destinées à assurer la fertilité du mil (Barley: 54). Il est aidé dans sa tâche par des bouffons rituels qui ressemblent trait pour trait aux madi des Koma. La « maison des crânes » et ses environs proches circonscrivent un territoire hautement sacralisé et, à ce titre, interdit aux femmes. On raconte que « leur odeur mettrait en colère les esprits et qu'elles deviendraient stériles ». Bien que les crânes des ancêtres féminins soient associés à ceux des ancêtres masculins lors des cérémonies, ils sont entreposés dans un lieu distinct de celui des hommes, généralement sous un arbre. La séparation des sexes est chez les Dowayo, comme dans l'ensemble des peuples de la Haute Bénoué, un trait fortement marqué qui s'exprime par l'exclusion des femmes d'une grande partie de la vie rituelle. Seuls les hommes initiés ont donc le droit de pénétrer dans cette « maison » – symbole de l'ordre masculin – dont le premier accès constitue pour le circoncis l'étape décisive qui fait de lui un homme à part entière. Après sa mort, l'intégration de son crâne à la maison des ancêtres est la phase ultime qui marque son accession à l'anscestralité. Cette dernière « entrée » dans la « maison des crânes » est pour les Dowayo l'occasion d'une cérémonie qui rassemble les plus grandes foules, où sont conviés parents, alliés, amis et étrangers. Célébrée à n'importe quel moment après la mort, elle est souvent le résultat d'une pression émanant d'un défunt qui se manifeste d'abord sous forme onirique, puis par une maladie. L'agnat du mort ainsi persécuté se voit contraint d'organiser la cérémonie en collaboration avec ses frères, en demandant la contribution financière de ses autres parents et de ses alliés. En raison des dépenses somptuaires que cette fête nécessite en mil et en viande –des bovins et des caprins sont abattus en nombre – les crânes des morts récents appartenant à la même maison sont traités ensemble, qu'il s'agisse d'homme, de femme ou de forgeron (Barley: 99). Ces frais sont compensés par le prestige non négligeable dont les organisateurs bénéficient aux yeux du public.

32 Autrefois, lorsqu'une cérémonie des crânes allait être organisée, les agnats du mort et ses frères de circoncision tendaient une embuscade pour tuer un étranger. Cet homicide se déroulait sur un mode guerrier. Les tueurs, de retour au village, érigeaient un nouveau dõre – sorte de pieu fourchu qu'on dresse en cas de meurtre ou lors de l'abattage d'un fauve – et entonnaient un chant de guerre (p.62). Arrêtons-nous un instant sur le traitement de la victime. Son sexe importait peu, mais elle devait être habillée, après sa mort, d'un chapeau rouge de Peul. Ce trait vestimentaire fait directement référence au mythe d'origine de la circoncision et à la vieille femme peule qui fut battue à mort par les Dowayo après qu'ils lui eurent emprunté cette pratique27. Barley ne dit pas pourquoi l'adoption de cette opération, qui a valeur civilisatrice, impliquait nécessairement un meurtre. Mais on peut penser que ce récit est la métaphore de l'opération même de la circoncision. L'ablation du prépuce – auquel on confère un caractère féminin – est représentée par l'exécution à coups de bâtons d'une femme peule. La légende de circoncision des Duru présente une variante. Cette fois, les forgerons s'approprient cette pratique non sans avoir tué la femme qui fit subir à son mari une opération dont elle fut le témoin chez les singes28. La connaissance ne va pas sans une forme de mise à mort. C'est bien en vertu de ce principe que les circoncis, pour être initiés au secret des hommes, sont bastonnés lorsqu'ils pénètrent pour la

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première fois dans la « maison des crânes ». Cette séquence initiatique, dans sa mise en scène, est commune à la majorité des populations de la Haute Bénoué.

33 La circoncision est encore le paradigme d'autres transformations qui concernent non pas l'homme mais le végétal. Le battage du mil d'un « vrai cultivateur » se célèbre comme s'il s'agissait d'une véritable circoncision. Il a lieu de nuit, sans la participation des femmes. Les bâtons que les hommes utilisent sont en bois de gokoh, semblables à ceux que portent les circoncis. Durant le battage, les hommes entonnent le chant de circoncision (p. 65). Le mil, de nature féminine, frappé à mort à l'aide de bâtons, est « circoncis ». La perte de son enveloppe donne les grains mâles.

34 Mais s'il n'y a là qu'un processus métaphorique, pourquoi un véritable meurtre devait- il être autrefois commis quand une simple mise en scène suffit aujourd'hui ? Cela tient sans doute au contexte de guerre dans lequel vivaient les Dowayo, toujours en conflit avec leurs plus proches voisins, tout particulièrement les Peuls. Le traitement réservé au crâne de la victime témoigne de ce long passé conflictuel. Alors que le crâne du parent est conservé, la victime était décapitée et sa tête broyée. Quand on sait l'importance attachée à la conservation du crâne, ce meurtre équivalait à une double mise à mort, réduisant à néant la possibilité pour la victime d'accéder un jour au statut d'ancêtre. L'enterrement devait avoir lieu en brousse, sous une pile de pierres. Il présentait les mêmes caractéristiques que l'enfouissement des feuilles de borassus portées par le bouffon lorsqu'il interprète le personnage de la vieille femme peule – sa traîne de feuilles est alors frappée à coups de bâtons par les hommes. L'enfouissement du pansement d'herbe qui protège la blessure des circoncis est également à rapprocher de cet enterrement. L'équivalence de traitement entre les restes de la victime – fictive ou réelle – et ceux de la plaie, souligne le fait que la circoncision a partie liée avec un meurtre. De même qu'après l'enfouissement de leur pansement, les initiés prennent un nouveau nom qu'ils ne prononceront qu'au moment de leur entrée dans la maison des crânes, en réponse aux anciens qui les interrogent sur leur identité; de même, après l'inhumation de la victime, on appelle le défunt par son nom pour célébrer son entrée dans la maison des crânes, aux côtés des ancêtres.

35 Ce meurtre rituel qui s'apparente à une chasse aux têtes n'a cependant pas pour finalité l'acquisition d'un trophée mais la destruction d'un crâne. Outre la gratuité du crime qui, disent les Dowayo, augmente la fertilité générale, pourquoi le crâne d'un ennemi doit-il être détruit pour que le crâne d'un parent trouve place aux côtés de ses ancêtres ? Cette épreuve que les agnats et les « frères d'initiation » du mort accomplissent en son nom doit être rapprochée de la mise en scène du rite de circoncision. La perte du prépuce est censée résulter d'un combat victorieux contre un léopard qui se jette en rugissant sur le candidat. Le circoncis qui sort vainqueur de cette lutte rythmée par un chant de guerre aura la taille ceinte d'une peau de léopard et l'on dira des initiés qui ne reviennent pas qu'ils ont été dévorés par ces fauves. Les frères du défunt qui doivent tuer sont dans la position du léopard qui circoncit; et l'étranger est une victime qui échoue devant l'épreuve de la circoncision.

36 Pour le circoncis, l'entrée dans la « maison des crânes » marque le passage à l'état d'homme; pour le défunt, l'installation du crâne dans cette « maison » fait de lui un ancêtre. Entre le moment de sa mort et cette intégration finale, il est censé passer par une succession d'étapes qui le replacent dans une position de circoncis. D'emblée, son cadavre est traité comme tel. Le lieu où il est préparé en vue de son enterrement, les soins qu'il reçoit, l'accoutrement dont on l'affuble sont autant de traits qui l'identifient

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à un candidat à la circoncision. Il est transporté dans l'abri des défunts pour y être toiletté à l'endroit même où les néophytes sont rasés et vêtus. Ses pieds sont liés avec une herbe (sole) de la même variété que celle que l'impétrant attache autour des chevilles et qui est coupée juste après l'ablation du prépuce. Si lui ou son père était un meurtrier, on lui met dans la bouche ou sur les épaules de l'écorce rouge diiblyo du même type que celle dont le circoncis a la taille ceinte. On l'habille d'une robe bleue et blanche, et d'un chapeau rouge, exactement comme la vieille femme peule. Puis il est successivement enveloppé dans la peau d'un grand nombre de bêtes qui sont immolées pour l'occasion. Autrefois, on n'hésitait pas à abattre la moitié du troupeau du mort. Le cadavre, ainsi enveloppé de plusieurs épaisseurs de peaux de boeufs et de vêtements funéraires, a l'aspect d'un énorme ballot en forme de poire. (A la veille de la circoncision, l'adolescent, tel un mort en puissance, porte lui aussi un vêtement funéraire ainsi que des peaux de chèvre et de mouton). La peau qui sera au contact du corps doit être celle d'un taureau au corps parfait. Si le défunt est un chef il faut choisir le meneur du troupeau29. On enduit d'huile et d'ocre rouge la tête et la robe de l'animal, comme le cadavre l'a été précédemment. Couché sur le flanc à côté du mort, on lui tranche la gorge. La peau est ensuite placée sur le cadavre, la tête sur celle du mort. Le corps est enfermé dans cette peau qui est cousue avec un fil végétal bosohse. (Une ou plusieurs années plus tard, on utilisera les mêmes liens pour habiller le crâne à l'occasion de son entrée dans la maison des ancêtres). La tête du défunt est traitée à part. Elle ne sera pas recouverte de cette même peau, mais de celle d'un bouc. Le choix de cet animal rappelle le statut de circoncis du mort. En effet, le sacrifice qui doit augurer du bon déroulement de l'initiation concerne l'immolation d'un bouc dont le sang est versé sur une variété d'herbe (silkoh) qui, souvenons-nous, blessa le pénis du fils de la vieille femme peule. Dans le contexte de la circoncision, cette victime sacrificielle est la doublure de l'impétrant. Lors des funérailles, la peau de cet animal, qu'on appelle « le bouc nu », sert à recouvrir la tête du cadavre. Fourni par les agnats du mort, il est égorgé par son frère d'initiation qui enduit le cadavre de ses excréments. Ce badigeonnage est-il une brimade propre aux circoncis ? Barley ne rapporte rien de semblable. En revanche, une telle épreuve existe chez les Koma où les bouffons, chargés de l'éducation des néophytes, n'hésitent pas à mater les « fortes têtes » en les bombardant d'excréments. Mais revenons à ce traitement bien particulier. Le maître de la maison des crânes et ses assistants jettent, en plus, sur le cadavre une substance végétale appelée « l'excrément du prêtre »30 qui est fabriquée à partir d'une écorce yaahutu pourrie dans l'eau. Lors du rite d'installation de l'arc, on attachera un morceau de cette écorce à l'arme du mort. Enfin, le jour qui clôture la cérémonie des crânes, on décorera le toit de son habitation avec ce même yaahutu. Cette matière est particulièrement réservée aux hommes qui tiennent une place importante dans la société. Les meurtriers ou les chasseurs de léopard en portent en permanence autour de la taille et leur fils doit en mordre durant la circoncision. A leur mort, ils sont enterrés avec un fragment d'écorce dans la bouche. Aux funérailles d'un circonciseur, ses pupilles portent des jupes en écorce et son corps est recouvert de cette même matière (p. 116 note 30). Enfin, pour la récolte d'un « vrai cultivateur », on place du yaahutu dans le premier tas de mil moissonné (p. 117 note 39). Cette substance connote l'idée de noirceur, de saleté, de nudité, dit Barley; mais comment ne pas associer aussi cette matière putride à la mort et à la décomposition du cadavre ? Il reste, cependant, que ce traitement qui met en jeu des éléments de nature excrémentielle est d'autant plus achevé qu'il s'adresse à des hommes survalorisés d'un point de vue rituel.

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L'explication réside, une fois encore, dans la symbolique de la circoncision qui permet de comprendre la valeur conférée aux excréments qu'ils soient de nature animale ou végétale.

37 Dans la version réservée aux femmes, l'opération alléguée ne concerne pas l'ablation du prépuce mais l'occlusion de l'orifice rectal à l'aide d'un morceau de peau de vache (p. 25). Ce discours opère donc un déplacement du pénis à l'anus. Cette fiction rappelle celle qui avait cours chez les Chagga du Kilimandjaro au XIXeme siècle. Les jeunes garçons subissaient une initiation au cours de laquelle on était censé leur suturer l'anus. Selon ce récit, les hommes adultes en âge de procréer ne déféquaient jamais (Moore 1976: 357). C'est aussi ce que les Dowayo veulent faire entendre aux femmes. Mais, quand les hommes ont la diarrhée, celles-ci ne manquent pas de leur faire remarquer que: « leur peau doit être pourrie » (Barley: 26). La suturation, chez les Chagga, connote la fécondité masculine dont la nature « fermée » évoque celle de la femme enceinte, alors au summum de sa fonction procréatrice. Le sang menstruel qui indique la nature « ouverte » de la femme est alors « absorbé ». Les hommes qui sont censés « absorber » leurs excréments seraient donc perpétuellement « enceints ». Il ne semble pas que les Dowayo aient développé une telle spéculation. Cependant, les séances de défécation collectives, les pets tonitruants, constituent toujours, dit Barley, « une allusion à la réalité de la circoncision ». C'est ce qu'expriment les circoncis qui, à leur retour au village, s'adressant aux femmes, évoquent en chanson la mutation dont ils ont été l'objet: « Jusqu'à présent, nous avons dormi ensemble; maintenant, je vais péter dans ma case et vous allez péter dans la vôtre ». La circoncision des populations voisines, Koma, Chamba, Duru, Pape et Voko présente une grande similitude avec le rite dowayo31. Des bouffons et des « frères d'initiation » y jouent, notamment, un rôle identique32. Mais, on ne sait pourquoi, la pétomanie est attachée au seul nom des Koma. Bien que nous n'ayons pas connaissance de récit mentionnant l'occlusion de l'anus dans cette population, l'association qui existe chez les Dowayo entre la circoncision et le pet rituel permet de supposer qu'il existe une association de même nature chez les Koma.

38 Ces charges scatologiques qui évoquent la circoncision sont, tout au long du cycle funéraire dowayo, adressées au mort par ses « frères d'initiation ». Ce sont eux qui, aux côtés des bouffons rituels, le maltraitent ou le ridiculisent tel un circoncis. La participation à une même initiation crée des liens de confraternité qui s'expriment par un échange de prestations rituelles mais la réciprocité ne vaut que pour une poignée d'entre eux. Ceux-là mêmes qui joueront un rôle de décepteur au cours des funérailles. « Ils volent le cadavre, le plongent dans une rivière ou le cachent jusqu'à ce que paiement leur soit fait. A l'enterrement d'un homme pauvre, ils se moquent impitoyablement du mort en apportant en guise de mil, des paniers de cendres ou en dansant avec des peaux de souris comme s'il s'agissait des peaux du bétail abattu en son honneur » (p.71). Aux obsèques d'un homme riche, « ils s'arrêtent tous au milieu de la cérémonie pour aller déféquer ensemble en brousse » (p.74). A leur retour, ils se précipitent sur le cadavre et le bousculent tout en chantant le chant de circoncision.

39 La description de cette inhumation relevée dans un ouvrage de J.P. Benoit complète ces informations. « Peu à peu la foule se tait, les chants de cinq flûtes montent en choeur. Une voix d'homme entonne un étrange chant syncopé... Cependant qu'on apporte un phallus de bois, un vieillard le tranche en s'appuyant sur le mort. Les joueurs de flûte se lèvent. Le chant, d'abord angoissant, s'apaise et se termine en un cri triomphal, car

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c'est le chant de la circoncision, celui qu'on fait entendre aux jeunes garçons (juste après l'opération)... En un éclair, deux d'entre eux touchent le sac mortuaire, saisissent l'arc et le carquois sous l'abri et s'enfuient en courant vers la montagne » (1957: 108). On roule alors le cadavre comme un vulgaire ballot jusqu'à sa tombe, située à l'extérieur du village. Avant d'être enseveli verticalement dans la fosse, on détache de la peau la queue du taureau qui est clouée à l'arbre tarko. Cette séparation présage de la décollation à venir. Nous avions remarqué, lors de la préparation du cadavre, que les Koma veillaient à laisser le cou libre de toutes bandelettes pour permettre la décollation ultérieure du crâne. Sachant la corrélation en jeu entre le temps du deuil, l'ancestralisation du défunt et la séparation naturelle du crâne, on pouvait s'interroger sur ces modalités pratiques concernant la coutume dowayo puisque le cadavre est successivement enveloppé dans plusieurs peaux. Or l'auteur relate qu'avant même d« 'expédier » le cadavre dans la fosse, « un homme avance un poignard presqu'aussi long qu'un glaive et le plante dans le sac au niveau du cou... Faisant glisser la lame autour du cou, l'homme découpe la première peau de boeuf et en libère un capuchon de cuir qui découvre la seconde peau blanchâtre. Il sectionne de la même manière les trois autres peaux... Chaque capuchon est découpé en lanières qui sont lancées vers les spectateurs... Ils en feront des « médicaments ». Enfin la peau de chèvre apparaît; elle laisse voir en partie le visage du mort qu'un ultime coup de poignard met à nu » (Benoit: 110). La tête est donc libérée de toute entrave pour que le défunt accède au monde des ancêtres. Ainsi, plus tard, lors de l'exhumation, lorsque le crâne sera « bien sec », « le crochet sera introduit dans l'orbite et le forgeron tirera vers lui en tournant: la tête se décrochera... Il vérifiera si la première vertèbre cervicale n'est pas accrochée au crâne, car cela risquerait de mécontenter l'âme du mort qui reviendrait tourmenter le village » (Benoit: 112). La séparation naturelle de la tête est ici encore associée au processus d'ancestralisation.

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(J.P. Benoit, 1957, p. 79)

40 Au sujet de ce rite, Barley précise que c'est, une fois de plus, l'occasion d'apostropher les femmes dans le registre scatologique. Afin de les éloigner momentanément de la tombe, on leur dit: « Si nous nous courbons pour récupérer le crâne et si nous pétons, le raconterez-vous ? » (p. 114 note 14). Ces propos prennent leur véritable sens avec la fête des crânes qui ressemble à « une insulte élaborée à l'égard du mort », alors qu'on réitère sur les boîtes crâniennes le badigeonnage excrémentiel qu'on avait réservé au cadavre. Elles sont, en effet, bombardées de la main gauche avec les déjections des victimes sacrifiées – boucs et béliers – par les organisateurs de la fête et par les clowns qui aspergent, par la même occasion, les assistants parés de leurs plus beaux atours. Ce geste rituel est, sans doute, le plus significatif de la cérémonie puisqu'il lui donne son nom: zuuldukyo, qui fait référence à l'action de « jeter » sur les crânes. Lorsqu'il est reproduit en dehors de ce contexte et qu'il consiste à jeter de la saleté, avec la main gauche, au visage de la personne qu'on veut outrager, il équivaut à la pire des insultes et seuls les circoncis ont le droit de la proférer. Le dernier jour de la fête des crânes, un frère d'initiation du mort grimpe sur le toit de son habitation et se frotte l'anus contre le faîte. Il garde cette posture jusqu'à ce qu'on lui offre de la bière. Durant cette parade, les initiés jouent de la flûte, wangbedo, réservée au temps de la circoncision (pp. 102-103).

41 Ces injures ou ces plaisanteries, tout comme la bouffonnerie des clowns rituels, si elles font explicitement référence à la circoncision, sont aussi la contrepartie des tâches dangereuses que les frères d'initiation accomplissent pour le défunt. Ils deviennent meurtriers, dansent avec les crânes sur la tête (on connaît le danger encouru puisque le transport des crânes est réservé aux vieillards qui appartiennent à une catégorie de parents cathartiques, duuse), puis ils libèrent les veuves et les biens personnels du mort, à la fin du deuil.

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42 Les séquences funéraires dowayo ne se déroulent pas selon le même ordre que celles des Koma, si l'on se réfère aux informations fournies par Barley. L'exhumation du crâne, qui intervient « trois semaines après l'enterrement »33 et un mois environ avant la levée de deuil, n'est donc pas ici l'acte qui ancestralise le défunt, mais il permet, comme ailleurs, l'examen « phrénologique » qui révélera la véritable identité du défunt, la présence d'ecchondroses constituant une preuve de sorcellerie (cf. note 14). Si l'exhumation n'est pas l'étape terminale du processus d'ancestralisation, elle est la première opération indispensable à la poursuite du cycle funéraire et sans laquelle le défunt serait, à jamais, vouée à l'errance. Le crâne, après avoir été déterré puis nettoyé, est enfermé dans une poterie avant d'être placé dans un arbre. Il y demeure jusqu'à la levée de deuil au cours de laquelle il est transporté dans « l'abri des morts », où se trouvent déjà les objets personnels du défunt : son étui pénien, sa natte, son couteau, sa houe, ses vêtements, son carquois et son arc qui va être coupé à chaque extrémité avec son couteau, traité avec les mêmes éléments que le cadavre, puis « circoncis » (Barley: 89). Cette coupure, localisée à l'endroit du « nombril », ainsi nommé par les Dowayo, n'est-elle pas plutôt une réitération de la section du cordon ombilical ? Quoiqu'il en soit, durant cette opération jugée délicate, tout se passe comme si se jouait la destinée du mort dont l'accomplissement dépend de la fidélité des veuves.

43 Au cours de la séquence suivante, tandis que les hommes, portant leur étui pénien, décapitent l'habitation du mort et se ruent en brousse avec le toit en flammes, d'autres évacuent en toute hâte ses effets, saisissent sa calebasse et transportent l'arc et le crâne jusqu'à la « maison des crânes ». Le bouffon s'adresse alors aux ancêtres: « Nous avons apporté votre grand fils ». La présentation du crâne aux esprits ancestraux, en tant qu'elle apporte la preuve de la mutation du défunt, est l'acte de passage qui permet au mort de rejoindre le monde des ancêtres et, de ce fait, de libérer les deuilleurs. Cependant, tant que le crâne et l'arc ne seront pas installés à l'intérieur de la « maison », l'esprit du mort harcèlera ses descendants pour les contraindre à organiser la cérémonie qui achèvera son ancestralisation.

44 Une fois le crâne confié aux ancêtres, l'acte de circoncision est mimé. Les hommes entonnent le chant de cette cérémonie et vont coincer le toit de l'habitation du mort entre les branches d'un arbre, tel un crâne qui vient d'être exhumé. Le bouffon, grondant comme un léopard, se jette alors sur le « frère d'initiation », double du défunt, et simule l'opération. Le « circoncis » part s'accroupir dans l'eau de la rivière comme pour rafraîchir sa plaie. Plus tard et publiquement, le mythe d'origine est remis en scène, le bouffon interprétant le rôle de la vieille femme peule.

45 Les veuves et les orphelins, comme les biens du mort, vont être libérés de son emprise par une aspersion d'eau et de mil germé. Puis les veuves se rendent à un croisement, lieu de passage des ancêtres où s'achève tout rituel. Nous avions vu combien la réussite du rite d'installation de l'arc dépendait de la bonne conduite des épouses. L'une des phases du rituel consistait à attacher un fragment de poterie aux extrémités de l'arc préalablement coupées et trois autres, au niveau du « nombril », où il a été sectionné. Comme pour rappeler les liens qui unissaient les conjoints et qui sont désormais rompus, le bouffon place sur la tête des veuves un même fragment de poterie après l'avoir plongé dans l'huile et l'ocre rouge comme l'arc l'avait été précédemment, puis il le fait tomber en brousse. C'est alors que le frère de circoncision, double du mort, enduit le ventre des veuves d'huile et d'ocre tandis qu'une parente leur oindra le dos. Ce rite de rupture, qui précède la réinsertion des veuves, reproduit celui des circoncis,

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à leur retour au village. Déjà, dès l'annonce de la mort, les règles assignées aux veuves rappellent celles auxquelles sont soumis les circoncis. Leur mari est transporté dans l'abri des défunts et elles restent assises à l'extérieur, sur des grandes nattes de même facture34 que celles des initiants. C'est encore sur ce même genre de natte que sont déposés les crânes lors de la fête qui célèbre leur entrée dans la « maison des ancêtres ». Chaque soir, la soeur du mort les accompagnaient à la rivière pour qu'elles y prennent un bain, tels les néophytes après l'opération. Elles ont été soumises au même interdit alimentaire que les circoncis durant toute la période du deuil et habillées de feuilles gbungtyo et de végétal silkoh, l'herbe qui blessa le sexe du fils de la vieille femme peule. Si les veuves qui viennent de perdre leur mari sont traitées comme des circoncis, ne sont-elles pas aussi assimilées au défunt, lui-même replacé dans la position d'un initiant ? Mais on peut aussi dire des orphelins qui arborent un signe vestimentaire propre à la circoncision qu'ils sont l'objet d'une même identification. Le chapeau rouge de la vieille femme peule qu'ils portent, on en coiffe également le mort. De même, la fille aînée qui intervient dans le rituel comme le substitut de son père tient encore la même place que le frère d'initiation du défunt et que son arc et son crâne quand, lors de l'enterrement, les femmes originaires du village la transportent sur leurs épaules tout en scandant le chant de guerre. Le confrère du mort est pareillement porté sur les épaules d'un danseur, comme les restes du défunt lors de la cérémonie finale.

46 La réintégration des veuves correspond à un schéma rituel qui, s'il concorde avec celui des circoncis, s'applique aussi à d'autres participants, selon les circonstances. Ainsi, lorsque le bouffon présente aux veuves un plat, jusque là interdit, de viande fumée et de sésame cuit; ce mets ne leur est pas spécifiquement réservé puisqu'il est de rigueur dans les rites marquant un changement de statut. D'autre part, la tonsure en forme d'étoile qui caractérise les veuves mais surtout les circoncis au moment de leur entrée dans la « maison des crânes », et, à la mort d'une femme, le veuf, les orphelines et ses « soeurs du village », est aussi celle des enfants atteints de zaase. Les objets quotidiens de la maisonnée sont les agents de cette maladie infantile. Mais on dit encore du couteau de circoncision ou du contact avec les biens du mort qu'ils causent une forme de zaase. On peut dire, pour simplifier, de cette vaste catégorie qu'elle recouvre la notion de souillure. Le traitement que ces cas impliquent reproduit sur la tête des patients les motifs figurant sur les jarres, représentatives des « esprits des morts ». Lors de la « décoration » de la jarre, le rite de levée de deuil pour une défunte, on verse dans la poterie, pleine de bière, de la farine de mil germé en appelant la morte par son nom. Le bouillonnement dû à la fermentation est interprété comme la manifestation du principe spirituel de la défunte35. L'énumération des défunts a lieu lors de la fête collective des crânes, où les restes des hommes et des femmes sont rassemblés. La jarre féminine est placée sur un foyer, sous un arbre tarko, tandis que l'autre, masculine, est posée à même le sol, sous un arbre sekoh. (La poterie réservée aux hommes diffère de celle des femmes par un bouchon qui évoque l'anus scellé de la circoncision). Au moment où les duuse versent la bière apportée par l'ensemble des parents, on cite les noms des défunts alors élevés au rang d'ancêtre. De même que le rite d'entrée dans la « maison des crânes » fait des nouveaux circoncis des hommes, lorsque, questionnés sur leur identité, ils divulguent leur nom d'initié pour la première fois, de même, l'ancestralisation des défunts est célébrée par la dation de leur nom. A la fin de la cérémonie, les deux jarres seront entreposées avec les crânes.

47 Pour finir, les veuves vont toucher le front du bouffon et son épaule avec la patte d'un poulet, trempée dans l'huile et l'ocre. Cette onction, qui intervient à plusieurs reprises

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dans le cycle funéraire, a des vertus libératrices pour les officiants rituels. Les veuves sont maintenant délivrées de leur veuvage; toutefois, elles ne peuvent pas encore se remarier. Elles doivent attendre la cérémonie des crânes, temps où le défunt est ancestralisé, pour être héritées par les frères du mort. A cette occasion, elles revivent la même séquence rituelle. Elles passent, une dernière fois, la nuit ensemble sur les nattes ghohgle. Et le lendemain, le bouffon leur présente le plat de viande fumée et de sésame. Comme les circoncis à leur retour au village, elles visitent les habitations de toutes les épouses. La même aspersion sacrificielle avec le sang de la patte d'un poulet a lieu sur le foyer de la première épouse et sur la tête des veuves ainsi que sur celle de la fille de la soeur du mort qui les a vues nues. On leur rase les cheveux en reproduisant les dessins de la jarre. Puis, tels des circoncis, le bouffon leur place entre les cuisses une igname cuite qu'elles doivent manger sans la toucher avec les mains ni la couper avec un couteau. Elles crachent les trois premières bouchées et avalent la quatrième. La consommation de l'igname les rend aptes au mariage. On les pare de bracelets et de colliers (comme la jarre « esprit » ou les patients atteints de zaase) puis on les enduit d'ocre et d'huile avant qu'elles aillent danser avec leur futur époux, les frères du défunt.

48 Tout au long de son processus d'ancestralisation, le défunt est, nous l'avons vu, placé dans la position d'un circoncis. Le cadavre est habillé comme un néophyte puis associé à une matière végétale excrémentielle ayant valeur initiatique. Le même schéma est reproduit sur l'arc au moment de la levée de deuil. L'arme est coupée à chaque extrémité avant qu'on y attache des morceaux de poterie mais aussi d'écorce yaahutu qui rappelle le traitement du cadavre. L'arc est enfin « circoncis » au niveau du nombril. Sa présentation aux ancêtres, couplée à celle du crâne, donne aussitôt lieu à la mise en scène du mythe d'origine de la circoncision, précédée d'une simulation de l'opération sur le double du défunt. La logique de ce scénario rituel, joué en entier pour la première fois lors du cycle funéraire, montre que le processus d'ancestralisation – en tant qu'il implique l'exhumation du crâne, acte qui parachève la séparation de la tête du reste du corps – est appréhendé comme la reprise de l'acte initiatique de circoncision, séparant l'initiant de son principe féminin. Le fait qu'on ne prélève pas le crâne d'un circoncis mort durant son séjour en brousse (Leiris 1934: 75) corrobore cette interprétation (à ses parents, on dira que le léopard l'a dévoré).

49 Enfin, pour l'intégration du crâne à la maison des ancêtres, un meurtre devait être commis. La mise à mort de la victime était assimilée à celle de la vieille femme peule du mythe. De nos jours, l'organisateur s'écrie à la fin de la cérémonie: « J'ai circoncis ces hommes. Si ce n'était à cause des blancs, j'aurais tué un homme ». Le crâne va être, à son tour, « menacé de circoncision » et traité comme le cadavre l'avait été au début des funérailles. L'arc, qui restera associé au crâne, est d'abord enveloppé dans un vêtement funéraire avec une igname provenant de l'abri des morts. Au paquet ainsi confectionné, on attache deux tiges de mil ornées de plumes rouges et blanches. Cet ornement rappelle celui de la jarre à l'occasion du rite de « décoration » (Barley: 108). L'arc est successivement porté par le bouffon, puis par le frère d'initiation au cours d'un périple qui conduit tous les hommes du village vers la brousse, chantant l'air de circoncision et maniant leurs lances. A leur retour, les hommes déposent le paquet sur le wagle. Puis ils chassent les femmes et les non-initiés avant de célébrer la scène rituelle la plus marquante de la cérémonie. L'organisateur et ses frères se livrent alors à une seconde bataille de déjections animales dont les crânes sont la cible et, pour les asperger de sang, décapitent des poulets que les bouffons tentent de voler. Comme lors de

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l'exhumation, on nettoie les crânes avec des feuilles de tarko avant de les habiller d'une robe blanche et bleue, d'un chapeau rouge et de peaux de moutons, selon l'habit des circoncis. On « effraie » les crânes ainsi vêtus avec des couteaux en faisant mine de les circoncire. Les duuse les transportent alors sur la tête à travers le village puis en brousse, suivis par les hommes qui chantent l'hymne de guerre. On dépose enfin chaque crâne et son arc sur le wagle. Plus tard, les duuse vont défaire les paquets et, avant de placer les crânes à l'intérieur de la « maison », ils vont les enduire d'huile et d'ocre et les bombarder une nouvelle fois d'excrément animal.

50 Au terme de ce travail, nous sommes mieux à même d'appréhender le sens de ce traitement rituel auquel se livrent les populations de la Haute Bénoué. La présentation des faits dowayo autorise une hypothèse sur la signification de la conservation des crânes, hypothèse pertinente pour les sociétés voisines (Duru, Koma, Vere et Chamba) qui présentent à la fois une grande similitude dans le rite de circoncision et dans les modalités du culte des crânes. Nous avons pu établir l'existence d'une corrélation entre le travail du deuil et le processus de décomposition du cadavre: la séparation naturelle de la tête du reste du corps marquant l'accession du défunt au monde des ancêtres inaugurée par l'exhumation du crâne. Cet acte rituel qui confère l'ancestralité doit être appréhendé comme la réitération de l'acte de circoncision. Cette séparation, bien loin d'avoir valeur de perte, opère comme la circoncision une mutation bénéfique puisqu'elle réalise le passage à la condition d'ancêtre.

51 On peut toutefois s'interroger sur le choix de la circoncision comme modèle. Car enfin, l'acte de circoncire est engagé dans un processus de différenciation des sexes, alors que l'ancestralisation concerne tous les défunts quelque soit leur sexe. Faut-il donc comprendre que seul est retenu de ce procès initiatique la valeur opératoire d'une séparation qui permet un changement de statut ? Si l'on compare le traitement réservé aux éléments prélevés du corps, le prépuce et le crâne, on constate qu'ils sont tous deux conservés dans un même lieu, hautement sacralisé. Mais le parallèle s'arrête là puisque le crâne n'a pas la connotation féminine qu'a le prépuce, bien que celui-ci semble emprunter sa sacralité au statut du crâne, en raison d'une homologie structurale. N'est-ce donc pas, en fait, l'état d'indifférenciation qu'il s'agit de maîtriser ? En effet, en supprimant la partie féminine, la circoncision opère le passage à l'état adulte, tandis qu'en séparant la tête du reste du squelette, la décollation du crâne met un terme à l'indétermination du défunt, l'arrache à sa condition d'errant et le fixe définitivement dans l'ancestralité. Les rites mis en scène par les Dowayo illustrent combien « dans l'état du deuil se rejoue quelque chose de l'état d'indifférenciation du mort de même nature que la question de la différence des sexes » (Cartry, 1987, séminaire E.P.H.E.).

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NOTES

1. Dans les sociétés segmentaires sans pouvoir centralisé, comme chez les Koma, Dowayo, Papé, Véré, Mumuyé, Mumbake, Gabin, on conserve le crâne de tous les individus. Il devient un instrument cultuel qui joue un rôle social de premier ordre. Dans les systèmes monarchiques où cette pratique est réservée au roi, le crâne fait fonction de regalia. C'est le cas des Duru, Bata, Bachama, Chamba, Daka, Kam, Yungur du Sud. A propos des Jukun, Meek écrit : « il est probable que la préservation du crâne était répandue dans toutes les communautés jukun, mais actuellement seuls les Kona conservent les crânes de leurs chefs » (1931a :264). 2. Les données sur les Koma du Cameroun ont été recueillies au cours de deux enquêtes de terrain en 1983 et 1985. Les Koma sont divisés en quatre groupes politiquement autonomes comprenant d'est en ouest : les Goonu, les Gumbe, les Ritibe et les Geme. Ils parlent trois dialectes différents, rattachés, selon la classification de Greenberg, au groupe 4 des langues de l'Adamaoua de l'embranchement Niger-Congo. Ces quatre groupes, comme les autres populations de la Haute Benoué, ont subi l'influence culturelle des Chamba et des Jukun. Tous ces peuples ont un passé commun. D'après l'historien camerounais Eldridge Mohanmadou, ils faisaient partie de la confédération Kona, l'une des composantes, avec les confédérations Mbum et Jukun, de l'empire de Kororafa du XVIIeme au XVIIIeme siècle (1978 :9). Les systèmes religieux de ces populations présentent des traits communs. Les Jukun, Chamba et Koma, entre autres, comprennent sous une même dénomination les esprits ancestraux et les divinités alors que les parents défunts sont désignés par un autre terme. Cette distinction terminologique tend à montrer que le lien de parenté, encore présent dans la mémoire des vivants, empêche l'accès au statut de « divinité ». Soulignons la faible profondeur de mémoire généalogique de ces populations, qui ne retiennent pas le nom de leurs aïeux au-delà de trois générations du côté paternel comme du côté maternel. (Pour les Jukun, cf. Yamaguchi, 1974 :5, Fardon pour les Chamba ; Edwards pour les Vote, Dumas- Champion 1986 et 1987 pour les Koma). 3. Les Dowayo appartiennent à la même famille linguistique que les Koma. Tout au long de cette recherche, nous étayerons notre démonstration par des exemples pris dans d'autres populations de la Haute Benoué et l'Ouest Cameroun, comme les Bamum et les Bamileke qui conservent également les crânes d'ancêtres domestiques ou royaux. 4. Ce geste prend toute sa portée dans les jours gui suivent l'enterrement, lors de l'interrogatoire du défunt qui doit révéler aux vivants les causes de la mort. Celui qui prend la parole au nom du défunt donnera la réponse établie par la consultation divinatoire. 5. Cette cérémonie a lieu en saison sèche, après la fête des récoltes. 6. Les Véré la désignent comme « la bière des cheveux », wak suuk. On se rase la tête au moment de la mort et une nouvelle fois lors de cette cérémonie (A. Edwards, documents non publiés). 7. La lie de bière attire les araignées qui se logent dans les panicules. 8. Dans les populations de la Bénoué, la réussite d'un rituel est toujours liée à l'apparition d'une araignée. Chez les Birotti du plateau Bauchi, qui parlent une langue proche des Chamba, l'araignée joue une part importante dans beaucoup de rites (Meek 1931b, I :371). Pour J.G. Davies, l'araignée est l'équivalent de l'esprit d'un homme... Elle « contient le double de l'âme ou son complément » (1942 : 106-107). On note des ressemblances entre les rites birom et koma destinés à guérir les jeunes enfants. Une araignée posée sur la tête du malade signifie le retour de l'esprit égaré (cf. Davies : 123 et 353-361, et Dumas-Champion 1986 : 56). 9. Les Koma, matrilinéaires, transmettent leurs cultes en ligne paternelle.

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10. Le madi, assistant du forgeron - celui-ci est aussi circonciseur et fossoyeur - a une fonction de dérision rituelle. En tant qu'éducateur des circoncis, il apparaît comme un garant de l'ordre masculin et exerce sa bouffonnerie tout particulièrement à l'encontre des femmes (Dumas- Champion 1986 : 54). 11. Chez les Vere, le crâne est retiré, nettoyé, lavé à la bière et barbouillé d'huile de karité (Meek 1931b, I :422). A propos de ce rite d'exhumation, A. Edwards écrit : « le lamz (fossoyeur) et les autres participants se rendent sur la tombe avec trois pots de bière tout en soufflant dans une corne. Ils retirent la pierre plate qui ferme la tombe et prélèvent la tête. Ils lavent le crâne à la bière, boivent ensemble l'un des pots, versent le dernier sur la tombe puis enduisent la tête d'ocre » (Documents non publiés). Chez les Duru, « le forgeron prélève le crâne et le nettoie. Il le place ensuite dans une calebasse et le ramène chez lui. Là, il le nettoie encore une fois à fond et le peint de traits ocres, dont l'un correspond à la couture médiane et l'autre croise la première et longe l'arrière de l'os frontal » (Frobenius : 244). Cette cérémonie se déroule donc selon les mêmes modalités chez les Chamba, Koma, Vere et Duru. 12. Chez les Fali, « les excroissances anormales au niveau des apophyses styloïdes ou de la symphyse mentonnière » sont la preuve que le crâne abrite des « mauvais esprits » (Gauthier 1969 : 175). Chez les Dowayo, la présence d'ecchondroses derrière la mâchoire indique que la personne concernée était un sorcier. Si ces excroissances pointues sont rouges ou noires, c'est signe que le sorcier a fait des victimes. Si elles sont brisées, le sorcier a été tué par une médecine contre la sorcellerie (Barley 1983 : 111). Cette pratique, qui est largement attestée dans les sociétés de la Haute Bénoué, l'est encore dans d'autres régions, notamment chez les Challa, voisins des Birom du plateau Bauchi (communication personnelle de J.C. Muller). 13. Les Dowayo raisonnent de la même manière. « Quand les Dowayo, écrit Barley, déclarent qu'un tel a été tué par sorcellerie, ils veulent normalement dire qu'il était lui-même un sorcier » (p 37). 14. Ce mélange à base de cissus quadranqularis est également utilisé chez les Koma pour expulser le mort (cf. plus haut). 15. Arbre non identifié par l'auteur. 16. Les Koma ont l'habitude de s'enduire la tête d'huile ocrée. Un informateur vere de A. Edwards explique cette onction comme un moyen de conserver le crâne « afin qu'il ne se brise pas ». 17. Prière formulée par les Gumbe. N'Da désigne la divinité suprême. 18. « Pour qu'un défunt devienne ancêtre et passe ainsi du côté des dieux, il faut que son successeur détache son crâne du squelette un an ou deux après l'enterrement. Les Bangwa disent que les « têtes » doivent être mises à l'abri de la pluie ». 19. A la différence des Koma qui n'entretiennent pas un contact intime avec les crânes de leurs parents - tout au moins de nos jours - les Vere placent (ou plaçaient autrefois) le crâne de leur père près de leur tête durant la nuit et « font des prières fréquentes au crâne » (Meek 1931b, I : 422). Dans des documents récents fournis par A. Edwards, il est dit que tous les crânes du lignage sont gardés ensemble dans le luuk, lieu sacré, exactement comme chez les Chamba et les Dowayo. 20. Les objets cultuels dits kene ou vome, ainsi que les pierres dressées, les trophées des animaux tués à la chasse ou les massacres des taureaux abattus en l'honneur de la belle-mère, sont pareillement traités. 21. Ainsi, le novice qui accède à l'ultime stade de son initiation est marqué à l'ocre d'un long trait qui part du sommet du crâne jusqu'à l'arête nasale ; de part et d'autre de cette ligne, deux traits blancs à la farine de mil complètent ce tracé. Les circonciseurs reçoivent la même onction, avant la cérémonie. Un malade est soigné de manière identique. Ces marques ne sont pas spécifiques aux Koma. A propos de Mapeo, Fardon rapporte qu'avant de circoncire les néophytes, « on touche le front du premier garçon de chaque clan participant à l'aide de couteaux de circoncision pour ensuite leur couper le prépuce avec n'importe quel couteau pointu » (1980, II : 38). Cette mise en vedette du front a lieu aussi lors de la cérémonie d'entrée au culte yaaqumeni (les

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propriétaires de ce culte sont les Yambu, patriclan d'origine vere), « les aînés font mine d'inciser chaque adolescent en traçant, à l'aide d'une flèche, une ligne du sommet du crâne jusqu'au milieu du front » (Fardon, 11 :42). Meek relate encore, au sujet des Chamba, un rite sacrificiel où sont traités conjointement le crâne de l'ancêtre qui tient le rôle d'agent pathogène et le front du malade (1931b, 1 :382). 22. Nous ne disposons pas d'informations suffisantes pour interpréter la signification du tracé dont les crânes font l'objet aussi bien chez les Koma que dans les autres populations de la région (Duru, Vere, Dowayo), à savoir une longue ligne médiane de bouillie de mil germé barrée par deux lignes transversales de couleur ocre. Rappelons que tous les objets cultuels (instruments de musique, couteaux de circoncision) sont affectés de ce signe. 23. Cette pratique est attestée dans deux groupes koma : les Gɛme et les Gumbe. Nous ignorons si elle existe chez les Goonu. 24. L'institution considérée, dénommée du terme générique voma en langue chamba leko, jubi en daka, vome en gɛma, inclut un grand nombre de cultes associés à des maladies ou à d'autres malheurs. 25. Dans un article ultérieur (1987), Lebeuf précise que la conservation des maxillaires inférieures des défunts n'est observée qu'au Tinguelin. 26. La résidence est patrilocale mais les femmes mariées sont enterrées dans leur village natal et leur crâne intégré à la « maison des crânes » de leur père. C'est aussi le cas chez les Vere. 27. Voici le récit de ce mythe : « Une vieille femme peule avait un fils qui était malade. Il s'était blessé en courant dans l'herbe, silkoh. Son pénis enfla et devint purulent. Sa mère prit un couteau et lui coupa le prépuce, ainsi l'enfant guérit. Son pénis embellit. Elle circoncit de la même manière son second fils. Un jour qu'elle se promenait dans un village dowayo, ceux-ci virent que c'était bien. Ils adoptèrent la circoncision et la battirent à mort. Voilà l'origine de cette pratique car les Dowayo ne connaissaient pas la circoncision. Ils interdirent aux femmes d'y assister, à l'exception des femmes peules » (Barley :60). 28. « Une femme se promenant en brousse vit un singe coupant l'extrémité du prépuce de son petit. La femme raconte le fait à son mari et le persuade de subir la même mutilation dans leur intérêt commun. Elle circoncit son mari au moyen d'un couteau emprunté à un forgeron. Ces derniers, avertis ultérieurement de l'événement par le premier circoncis, tuent la femme et reprennent le couteau. Ce seront eux désormais qui pratiqueront la circoncision, qu'ils auront apprise de la femme qui elle-même la tenait du singe » (Podlewski 1971 :29). La révélation de la circoncision par les singes est un trait récurrent dans d'autres populations plus lointaines comme les Mundang (Adler 1987 :149) et les Masa (Champion 1977 :249). 29. Les Dowayo, qui élèvent une race de petit taurin, entretiennent des relations symboliques étroites avec leurs bovins. Barley donne quelques exemples concernant l'identification entre un homme et son troupeau (19 et sq.). 30. Barley désigne du terme sorcerer toute une classe d'officiants rituels comme le maître de la maison des crânes, les circonciseurs et mêmes les bouffons sacrés. 31. Dans l'un des groupes koma, les Goonu, le terme qui désigne la circoncision, yuakɛ, est identique au terme dowayo yaakɛ. Il diffère cependant dans les autres groupes : dogme pour les Gɛme et dogmo pour les Gumbe. 32. Toutefois, nous ignorons s'il existe la même catégorie de bouffons chez les Duru. 33. Ce délai paraît bien court pour que le corps puisse être décomposé. J.C. Casu indique une durée de trois mois (1975 : 89) et J.P. Benoit que « le crâne doit être bien sec » (1957 : 112). Cependant, il apparaît que les Vere et les Dowayo exhument le crâne après un délai beaucoup plus court que les Koma et les Chamba, qui attendent trois années. 34. Ces nattes sont tressées à partir de graminées ghohgle qui possèdent un « chapeau » rouge appelé la « tête du doré ». Au moment des prémices du taro et du gombo, on en fait des tresses qu'on place sur l'autel wagle, comme les crânes.

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35. Le mari se met debout, appelle la morte par son nom et dit : « Viens, je voudrais t'accompagner aujourd'hui chez ton père » (Casu 1975 :95).

RÉSUMÉS

A partir de matériaux recueillis chez les Koma du Cameroun, cet examen du déroulement des rites depuis l'enterrement jusqu'à l'exhumation du crâne, partie « inaltérable » du corps, établit une corrélation entre la dessication du cadavre et les conduites de deuil. La décollation naturelle de la tête signale la fin du deuil et l'accession du défunt à l'ancestralité. L'auteur démontre l'équivalence linguistique et rituelle entre certains objets cultuels (vome) et les crânes des ancêtres, ces deux institutions étant aussi largement répandues dans les populations de la Haute Bénoué. Les rites des Do-wayo servent à montrer que l'exhumation du crâne doit être appréhendée comme la réitération de l'acte de circoncision.

This study of rites that the Koma (Cameroon) perform from the burial of the corpse to the exhumation of the skull establishes a correlation between the dessication of the corpse and mourning behaviors. The natural separation of the skull, this « unalterable » part, from the body signals the end of mourning and the passage of the deceased to ancestorhood. There is shown to be a ritual and linguistic equivalence between certain ritual objects (vome) and ancestors'skulls, two institutions widespread in the area. Among the Dowayo, the exhumation of the skull is a repetition of circumcision.

INDEX

Thèmes : Koma, Dowayo, Jukun, Bamun, Fali, Goonu, Duru, Chamba, Vere, Challa, Voko Mots-clés : enterrement, deuil, exhumation, crâne, ancêtres araignée Keywords : burial, mourning, exhumation, skull, ancestors, spider Index géographique : Cameroun, Nigeria

AUTEUR

FRANÇOISE DUMAS-CHAMPION U.A.221 (EPHE-CNRS)

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Le deuil du père en pays goin (Burkina Faso) Mourning the Father among the Guin (Burkina Faso)

Michèle Dacher

1 Comme dans de nombreuses sociétés « voltaïques », les cérémonies funéraires goin (sud-ouest du Burkina Faso) ont lieu en trois temps : l'enterrement, une période intermédiaire, et les funérailles. Ces dernières comportent plusieurs séquences, la première étant le rite de l'ambalma. A l'issue de ce rite, le mort a été éloigné des vivants et rapproché des ancêtres. Pour les vivants, l'ambalma met fin aux prohibitions qui pesaient sur les deuilleurs, ce qui permet notamment, au lendemain même du rite, le remariage des veuves avec les héritiers du défunt. Mais le double mouvement qu'a enclenché l'ambalma (mort rapproché des ancêtres et vivants libérés des comportements de deuil) ne s'achève pas avec la levée de deuil. D'autres rites seront nécessaires pour que le processus d'ancestralisation soit mené à son terme. La séquence finale des funérailles consiste en l'insertion d'une pierre supplémentaire dans l'autel des ancêtres (rangées de pierres fixées dans le haut du mur extérieur de la maison, près de la porte d'entrée). Le rite marque l'accès du défunt au statut d'ancêtre et donc, son intégration au groupe des ancêtres auxquels un culte est rendu.

2 Dans cette société matrilinéaire, ou à prédominance matrilinéaire1, les parents soumis au deuil sont, pour un défunt masculin, ses enfants et ses épouses – c'est-à-dire des parents hors filiation – tandis que ses maternels n'y sont pas astreints. Pour une défunte, les comportements de deuil concernent ses enfants et son mari, mais ils sont davantage laissés au libre choix des individus qu'imposés par la coutume.

3 Dans ce travail, nous nous proposons de décrire le rite ambalma et les comportements de deuil observés depuis le décès jusqu'à la fin du rite. Nous chercherons ensuite à saisir la logique qui sous-tend le partage des parents du mort en « parents en deuil » et « parents hors deuil ». Nous nous attacherons tout d'abord aux comportements de deuil et au rite de levée de deuil tels qu'ils sont observés pour un défunt de sexe masculin ; nous indiquerons ensuite les variantes lorsque deuil et ambalma sont accomplis pour une femme. Dans la seconde partie de l'article, nous exposerons rapidement

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l'organisation familiale. Nous verrons que le deuil ne concerne pas le groupe de filiation (matrilinéaire) mais les alliés et les descendants et que, pour un défunt masculin, le rite est effectué conjointement par son père et par son fils. Nous analyserons le concept de paternité dans cette société matrilinéaire et nous montrerons que la part biologique de la paternité est totalement déniée au profit d'une définition symbolique. La paternité, qui est corrélative de l'alliance, ne devient effective qu'après l'accomplissement du rite de mariage ; elle est également fondée, de manière beaucoup moins visible mais tout aussi fondamentale, par le rite ambalma. Nous constaterons d'ailleurs qu'il existe une équivalence structurelle et formelle entre les rites matrimoniaux et les rites funéraires.

I – Comportements de deuil et rite de levée de deuil

4 Le terme ambalma vient du mot mbala ou mabala qui signifie mauvais. Faire l'ambalma, c'est enlever la mauvaise chose du mort2. Pour certains informateurs, il s'agit de purifier le mort du mal qu'il a commis pendant sa vie et qui l'empêche d'être accueilli par ses ancêtres ; pour d'autres, le rite sert à libérer les épouses et les enfants des dangers que le défunt leur fait courir. Nous verrons que ces deux points de vue ne se contredisent pas mais se complètent.

5 L'ambalma doit être accompli pour tous les adultes mariés, avec ou sans enfants. En ce qui concerne les enfants, l'ambalma n'est pratiqué que pour le premier-né de chaque épouse, y compris s'il est mort-né. Le rite prend alors un sens différent : il s'agit d'éviter la répétition de ce malheur en dissuadant l'esprit ancestral, « incarné » dans un nouvel être, de continuer ses allées et venues entre le monde des vivants et celui des morts. Les cérémonies funéraires des enfants se limitent à un ambalma extrêmement écourté, exécuté par les parents au moment de l'enterrement.

6 Pour un homme, l'ambalma est accompli par un ou plusieurs de ses fils (réels ou classificatoires) et par ses épouses. La terminologie de parenté étant de type crow, entrent dans la catégorie des fils, pour un Ego masculin, les fils de tous les membres masculins de son matrilignage (voir schéma ci-dessous). Les fils classificatoires d'Ego sont également ceux de tous les membres masculins de son lignage. Ils peuvent donc accomplir l'ambalma pour n'importe lequel de leurs pères classificatoires.

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7 Le rite est généralement accompli par plusieurs fils dont l'un tient le rôle principal. Les frères utérins âgés, réels ou classificatoires, se réunissent en conseil de famille pour se répartir les fils chargés de leur ambalma respectif. Garder son fils réel pour son propre rituel risque d'être interprété comme un signe de mésentente dans la famille ou comme un excès d'individualisme.

8 Ces échanges de fils entre frères utérins pallient les aléas démographiques qui pourraient priver un homme de descendance mâle. Ils illustrent le fait que le matrilignage est, vis-à-vis de l'extérieur, un « groupe en corps » (corporate group) dont les membres sont substituables les uns aux autres ; ils affirment la prééminence des liens utérins sur tout autre lien de parenté. Ceci ne signifie pas que le matrilignage dénie à la relation agnatique sa spécificité ou son importance – la description des rites de deuil le montre – mais qu'il veille à ce que cette relation demeure une relation entre deux individus, un père et un fils, et ne devienne pas un principe susceptible de légitimer l'instauration de lignées agnatiques dont l'autonomie et les intérêts concurrenceraient ceux des maternels.

9 Pour une femme, l'ambalma est accompli par une fille de soeur, à défaut par une fille directe.

10 On ne fait l'ambalma qu'une seule fois dans sa vie pour un parent de même sexe : le fils pour son père, la fille pour sa mère. En tant qu'épouse, une femme participera à l'ambalma effectué pour son premier mari (mais non pour les éventuels autres conjoints, ces derniers n'étant, au regard de l'institution léviratique, que des substituts du défunt3). En tant qu'époux, un homme accomplit l'ambalma de sa première épouse s'il l'a obtenue par mariage direct et non par héritage (il n'a pas à faire l'ambalma des veuves dont il a hérité puisque son remariage avec elles ne constitue pas une nouvelle alliance mais la reconduction du lien conjugal conclu avec l'ensemble du matrilignage). Pour les épouses suivantes, l'exécution de l'ambalma est laissée au libre choix du mari.

11 La période de deuil s'étend entre le décès et l'ambalma, qui marque théoriquement le début des funérailles. La coutume fixe la durée de cette période à trois semaines de cinq jours pour un homme et quatre semaines pour une femme, soit respectivement quinze et vingt jours. En pratique, les difficultés matérielles obligent souvent les familles, d'une part à allonger la période intermédiaire, d'autre part à détacher le rite de sortie

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de deuil du reste des funérailles : celles-ci pourront être repoussées à la prochaine saison sèche, au pire à l'année suivante. Mais le retard apporté à la célébration de l'ambalma ne saurait excéder quelques mois sans mettre gravement en danger la famille du défunt.

1. De l'enterrement à l'ambalma

12 L'acteur principal de l'ambalma, fils réel ou classificatoire du mort, se nomme ambalmatiyo (celui de l'ambalma). Son ou ses frères, éventuellement responsables avec lui du rituel, de même que les veuves concernées par la levée de deuil, sont également appelés ambalmatiyo (pl. ambalmatama). Dans la pratique, le terme a tendance à s'étendre à tous les enfants et à toutes les veuves, ainsi qu'aux parents impliqués économiquement ou rituellement dans la cérémonie.

13 Dans le village de Gouera (mais pas dans la totalité du pays goin), l'ambalmatiyo doit faire la toilette mortuaire de son père. On peut alors le désigner par le terme de tiasartiyo, « celui qui verse l'eau sur le sexe »4. Les gestes de la toilette mortuaire, comme la plupart de ceux qui ont trait à la mort, sont exécutés « à l'envers », comme s'ils étaient vus dans un miroir. Ainsi, l'ambalmatiyo pénètre dans la case mortuaire, la nuit, à reculons, la tête enfoncée dans un panier. Guidé par des vieillards qui lui ont mis des rameaux feuillus entre les mains, il va à reculons jusqu'à la dépouille paternelle sur laquelle il esquisse quelques gestes symboliques de toilette. Le corps sera ensuite complètement lavé à l'eau et au savon par les vieillards, frotté au beurre de karité, parfumé, vêtu d'un cache-sexe de coton blanc retenu par une lanière de cuir, puis enveloppé d'un linceul blanc5.

14 A l'enterrement, la fille aînée du mort conduit le cortège de la maison à la tombe, vêtue du boubou de son père ; ses frères la suivent6. Au moment de mettre le corps en terre les veuves dissimulent le spectacle aux jeunes enfants : elles leur mettent la tête dans un panier et les tirent à reculons vers l'intérieur de la concession tout en faisant retentir des lamentations.

15 Généralement les épouses infidèles doivent fuir la concession dès le décès de leur mari. Elles ne reparaîtront, couvertes de bouse de vache, que lorsque l'enterrement sera terminé, c'est-à-dire lorsque la tombe et le sol de la case mortuaire auront été également enduits de bouse de vache. Partout les femmes enceintes ou réglées s'abstiennent de toucher le cadavre et de s'approcher de la tombe.

16 L'essentiel des rites de deuil est dirigé par le groupe des bidama. Les bidama étaient autrefois les compagnons de guerre du mort, unis par un même secret de fabrication du poison des flèches. Ils appartiennent à la même unité défensive correspondant, le cas échéant, à une unité résidentielle, concession ou groupe de concessions. Pour certains informateurs, ce lien résiderait plutôt dans une origine paternelle commune. Bien que la règle de résidence soit patrilocale, les agnats ne sont pas automatiquement co- résidents ; les hasards de l'héritage (un homme peut aller vivre chez son oncle maternel et y demeurer) et les migrations par petits groupes que les Goin pratiquèrent au moins pendant un siècle, ont en effet souvent dispersé les familles. Le groupe des bidama est donc structuré selon un principe résidentiel et/ou agnatique oublié aujourd'hui. Sa seule fonction actuelle est de conduire le rite de l'ambalma pour ses membres.

17 Les bidama arrivent sur place en même temps que les balafonistes et les fossoyeurs, tous forgerons7. Ils prennent l'arc, le carquois et les flèches du mort, parfois aussi sa houe et

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son couteau, et les enferment dans une case : ces objets, qui portent le nom générique de hango, représentent le mort jusqu'à l'ambalma. Pendant toute la période de deuil, les veuves donneront chaque jour à boire et à manger au défunt en versant à terre un peu d'eau et de nourriture auprès du hango (si la pièce où est placé le hango est condamnée, elles effectueront ces gestes dans leur propre case). Les bidama sacrifient un coq pour chacune des veuves afin qu'elles soient protégées des sorciers jusqu'aux funérailles. Leurs cheveux sont rasés puis les bidama leur confectionnent et leur passent autour de la taille une ceinture de fibres de rônier qui ne sera rompue que le jour de l'ambalma : elle est le signe de la continuation de leur lien conjugal. Les veuves sont tenues à une stricte chasteté durant toute cette période sous peine de tomber gravement malades. Des « soeurs de père » ou des parentes maternelles du mort viennent dormir avec elles jusqu'aux funérailles. On ne les laisse jamais seules la nuit : on les surveille en même temps qu'on les protège des assiduités de leur défunt mari et de leurs éventuels soupirants. Elles ne peuvent quitter le village, ni sortir la nuit sans lumière, et une lampe est allumée en permanence dans leur case pendant la nuit. Hormis ces prescriptions, elles mènent une vie normale et s'acquittent de toutes leurs tâches habituelles.

18 Les bidama revêtent l'ambalmatiyo du boubou de son père, ils lui donnent ses objets familiers tels que sa gourde, sa canne, son couteau, sa tabatière... Durant toute la période intermédiaire, l'ambalmatiyo endosse la personnalité sociale de son père, il porte ses vêtements, il imite ses attitudes et ses gestes, offrant par exemple du tabac et de la bière de mil aux amis de son père si tel était le comportement de ce dernier ; ceux- ci lui répondent comme s'il était le père. On dit qu « 'il entre dans le trou de son père », (u suri u to funguna). Le terme fungo, litt. « trou », par son évocation d'un espace à trois dimensions, suggère que le fils doit occuper la totalité de l'espace social laissé vide par le défunt : non seulement la surface visible de la position sociale du père, mais encore sa dimension cachée dans le monde de l'occulte, celle qui, pour les Goin, donne sa vraie profondeur à un être. On peut faire l'hypothèse que ce trou où le fils doit entrer soit celui de la tombe. La métaphore exprimerait alors qu'en accomplissant les rites de l'ambalma, le fils participe symboliquement au voyage de son père vers l'au-delà, qu'il l'accompagne dans la mort.

19 Le fils ne peut quitter le village, ni sortir la nuit sans lumière et il est astreint à un certain nombre d'interdits spécifiques à chaque famille et à chaque individu. Il porte en outre des amulettes destinées à le protéger des sorciers. Si le décès a eu lieu pendant la saison des pluies on lui met dans les mains une poignée de terre du champ paternel et on prévient le mort afin que le fils puisse continuer à cultiver. Exception faite des objets personnels du défunt que le fils doit porter sur lui, aucune de ses possessions ne peuvent être utilisées avant la fin des funérailles.

2. L'ambalma

a) Sortie du hango

20 Le premier jour de la semaine goin (safiengo), les bidama du mort construisent un paravent de paille qu'ils appuient contre le mur extérieur de la concession, à l'ouest, créant ainsi un « isoloir » derrière lequel l'ambalmatiyo prend place dès le début de la cérémonie8. Il est vêtu d'un costume traditionnel acheté par les maternels du mort : un petit bonnet blanc, une chemise blanche composée de deux pans reliés sous les bras par

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deux bandes noires, éventuellement une culotte bouffante blanche, les trois pièces étant en coton tissé.

21 Les bidama sacrifient une poule devant l'entrée de la case mortuaire puis ils entrent à reculons, en enfonçant parfois la porte, après avoir marqué un temps d'arrêt sur le seuil en secouant trois fois leur jambe gauche vers l'arrière et en poussant trois fois le cri de guerre. Lorsqu'il ressortent, cette fois dans le sens habituel de la marche, ils tiennent le hango, c'est-à-dire l'ensemble des objets, armes et outils qui figurent le mort, et ils le posent à terre devant les balafonistes-forgerons qui entonnent le chant des guerriers9. Autrefois, on portait le hango au premier carrefour à l'ouest. Aujourd'hui, et bien qu'on désigne toujours ce rite par l'expression « porter le hango au carrefour », la plupart des villages ne s'y risquent plus, de peur qu'un homme qui aurait partagé sexuellement une femme avec le mort ne le voie, ce qui signerait, dit-on, son propre arrêt de mort. Il est en effet interdit à tout homme qui, selon l'éloquente expression goin, « s'est mélangé dans une femme avec le mort », d'entrer dans la concession pendant les cérémonies funéraires, de boire la bière de mil ou de manger les animaux sacrifiés à cette occasion, et même d'être en contact visuel ou tactile avec quoi que ce soit qui représente ou concerne le défunt.

22 Le jour de l'enterrement, si le père réel du défunt est décédé, le mort « choisit » l'homme et la femme qui lui tiendront lieu de « père » et de « soeur de père » pendant les funérailles. Autrefois, on pratiquait l'interrogation du cadavre ; aujourd'hui cette coutume est abandonnée et on recourt au devin pour connaître les volontés du défunt10. Le « père » et la « soeur du père » – qui peuvent être n'importe quelle personne portant le même matronyme que le père réel11 et dont le rôle sera plus important à la fin des funérailles – sont responsables du passage de leur « fils » dans l'au-delà.

23 L'ambalmatiyo a fourni une poule et un coq, ainsi qu'un bouc s'il est déjà marié12. Le « père » du mort sacrifie la poule tout près du hango et dit en substance : « Voici ton fils qui fait ton ambalma. Il va retourner dans la concession avec ton arc. La manière dont tu t'es comporté, il faudra qu'il se comporte pareillement (allusion à la bravoure). Si tout est en ordre, fais que la poule tombe bien, s'il y a un problème, fais le savoir. Laisse la santé aux enfants. »

24 Entre l'enterrement et l'ambalma, de nombreuses consultations divinatoires ont été menées par les maternels et les paternels du défunt : elles ont pour but de faire connaître la cause du décès et de permettre au mort d'avouer tous ses crimes en sorcellerie. Si la poule que le « père » vient de sacrifier près du hango meurt sur le ventre, c'est que le mort est chassé par les ancêtres parce qu'il n'a pas tout avoué ou que ses victimes mettent des obstacles sur son chemin. Des raisons moins essentielles peuvent aussi le pousser à refuser la première poule : tel détail du rituel n'a pas été respecté, il en veut à son fils ou à l'un de ses proches pour tel incident, etc. On essaye de savoir ce qui le contrarie en lui présentant plusieurs poules et en fournissant diverses explications. S'il les refuse toutes, on arrête la cérémonie et on envoie à nouveau les parents chez différents devins pour que le mort puisse achever sa confession. Il arrive aussi, nous a-t-on dit, que l'esprit du mort possède l'un des assistants qui se met brusquement à s'agiter, et à crier les aveux ou les exigences du défunt. Aucun mort ne peut être accueilli par les ancêtres tant qu'il n'a pas avoué la totalité de ses actes de sorcellerie. A chaque aveu, le « père » sacrifie aux ancêtres et il demande que son

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« fils » soit pardonné. Lorsqu'enfin la poule meurt sur le dos, c'est que la confession est achevée et que les ancêtres lui ont ouvert la porte.

25 Le « père » du mort peut alors procéder au sacrifice du second animal donné par le fils (un coq). On lui entortille les ailes pour qu'il ne se débatte pas car le sacrifice n'est plus une mantique mais une offrande. Puis, si l'ambalmatiyo est marié, on tue un bouc en l'assommant. Tuer un animal en l'assommant au lieu de l'égorger serait le propre de l'ambalma, car cette « mauvaise » manière de mettre à mort est conforme à la « mauvaise chose » de l'ambalma. Enfin ont lieu les sacrifices des deux poules que les maternels du mort ont offertes pour chaque veuve : un maternel les sacrifie près de l'autel des ancêtres du défunt en leur présentant chaque épouse et en demandant la santé pour elle. Les maternels du mort, ou celui parmi eux qui héritera de la femme, doit fournir un bouc si elle a été adultère13.

b) Le repas du hango

26 Des veuves résidant dans la concession, donc des femmes ayant déjà participé à un ambalma, ont préparé la bière de mil et le repas du hango composé de gâteau de maïs ou de petit mil, de gibier, de poisson et de beignets de pois de terre ou de haricots à l'huile de karité. Un compagnon d'armes du mort (bidayongo, sing. de bidama) donne à l'ambalmatiyo, toujours caché derrière la natte, un simulacre de repas. Il pose trois fois une pincée de ces nourritures alternativement sur la paume, puis sur le dos des mains tendues de l'ambalmatiyo. Trois fois celui-ci retourne ses mains et laisse tomber la nourriture à terre. La quatrième fois, le bidayongo lui met la nourriture dans la bouche et l'ambalmatiyo l'avale. Cette opération sera accomplie quatre fois avec, successivement, une gorgée de bière de mil puis des fragments de pâte de mil, de beignet, de poulet et de bouc, de poisson et de gibier. La nourriture tombée à terre est considérée comme donnée au mort : celui-ci reçoit donc de ses bidama son ultime repas terrestre. L'ambalmatiyo sort alors de sa cachette et, accompagné des bidama, mange le reste du repas du hango et boit la bière de mil dans le gobelet de son père14. Quant aux veuves, à Gouera, elles ne s'approchent pas du hango, et restent dans la concession15. Elles reçoivent le même repas que l'ambalmatiyo et elles le mangent à côté de lui si elles ont été fidèles, à l'intérieur de la concession dans le cas contraire. L'aîné des bidama dépose une pincée de nourriture quatre fois sur le dos puis sur la paume de leurs mains, quatre fois elles la jettent sur un van couvert de bouse de vache, car cette nourriture ne doit pas toucher terre. La cinquième fois il la dépose dans leur bouche et elles l'avalent. Les miettes seront soigneusement enterrées.

c) Séparation des conjoints et reconduction de l'alliance

27 Autrefois, un ou deux bidama allaient au marigot confectionner un redoutable objet : le caro ou tosungo, petite brindille de bois entourée de fibre de palmier. Ils revenaient dans la concession et l'un d'eux, le tenant caché dans sa main ou dans un petit panier car les épouses ne devaient pas le voir sous peine de mort, le passait trois fois entre les jambes de chaque veuve en tournant autour de la cuisse gauche. Puis on plaçait le caro à côté du hango et il recevait le sang des sacrifices. Les bidama, le futur mari et un maternel de la veuve partaient ensuite l'enterrer dans un endroit secret. Si le nouveau mari, un maternel du mort, était mécontent du comportement de sa femme, il déterrait le caro et en brûlait un morceau, ce qui avait pour effet de rendre celle-ci gravement malade.

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Aussi était-il fréquent qu'un maternel de l'épouse le dérobe en cachette et le jette ailleurs. Aujourd'hui, dans la plupart des villages, les bidama confectionnent toujours le caro et le placent à côté du hango afin qu'il reçoive le sang des sacrifices, mais ils ne le passent plus entre les jambes des veuves, cette coutume étant considérée comme trop dangereuse pour elles ; ils vont ensuite le jeter dans une rivière pour que l'eau l'entraîne. Là où le rite du caro est encore accompli entièrement, il est présenté par les informateurs comme servant à séparer définitivement la veuve de son mari. Lorsque le caro n'est plus passé entre les jambes des veuves, le rite serait destiné à leur assurer santé et fécondité.

d). Levée du deuil

28 A Gouera, où le marigot est toujours à sec en cette saison, ce qu'on appelle le « bain » se déroule dans la cour du mort. Le rite consiste à esquisser trois fois pour les femmes, deux fois pour les hommes, le geste de plonger le pied gauche dans une cuvette d'eau et de l'y plonger réellement la fois suivante. Quand les ambalmatama, veuves et enfants, « reviennent du marigot vers la concession », on rase leurs cheveux qu'on ramasse soigneusement avant qu'ils ne touchent terre. Ils seront portés soit sur la tombe du mort, soit sur un autel d'ancêtre.

29 Lorsque les veuves ont été purifiées par le bain rituel, les bidama coupent la ceinture de fibres de rônier qu'ils leur avaient nouée autour des reins après le décès. Ils la jettent dans le marigot ou l'enterrent en un endroit secret, ainsi que les deux bouquets de feuilles qu'elles avaient glissés sous cette ceinture au début de l'ambalma pour cacher leur nudité. Les femmes insistent sur l'importance de cette séquence, disant qu'il leur est impossible de se remarier tant que les feuilles et la ceinture n'ont pas été jetées. Les bidama leur mettent une nouvelle ceinture végétale que leur prochain mari coupera le soir de leur première nuit de cohabitation. Avant de passer une nuit avec elle, celui-ci devra donner une poule au forgeron, qui la sacrifiera devant la porte de leur case.

30 Durant toute la durée de l'ambalma, les bidama sont restés à l'extérieur de la concession. La nuit suivante, ils rentrent chez eux sans avoir pénétré une seule fois dans la concession du mort. Autrefois, l'aîné emportait l'arc et les flèches du hango et il les remettait plus tard à l'ambalmatiyo. Ces armes pouvaient retrouver leur usage normal mais jamais elles ne servaient à un autre ambalma16. Un bidayongo sacrifie un poulet pour que l'ambalmatiyo puisse rentrer dans la concession de son père. On brûle soigneusement le paravent de paille et tous les débris de l'ambalma ; il arrive que les enfants exécutent une ronde autour du bûcher en poussant des cris de guerre.

31 L'ambalma est terminé. L'ambalmatiyo porte encore pendant un an (ou un mois) le costume blanc qu'il a revêtu pendant le rituel ainsi que la tabatière et la gourde de son père.

3. Deuil et ambalma d'une femme

32 Si les hommes sont représentés à la fin de leur vie par les armes du guerrier et du chasseur, les femmes le sont par les instruments de travail de la porteuse et de la cuisinière. Trois jours seulement avant l'ambalma, on enferme le porte-fagots (kolongo17) de la défunte dans une case ; sa fille lui verse quotidiennement quelques gouttes d'eau et une cuillerée de bouillie de mil. Théoriquement, la case de la défunte

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est scellée dès l'enterrement afin que son foyer et parfois sa pierre à moudre ne puissent être utilisés pour préparer la nourriture de son mari (en cas de transgression, celui-ci enflerait et mourrait).

33 Le mari n'est pas tenu à l'abstinence sexuelle et il mène sa vie habituelle. Tout au plus prendra-t-il une lanterne pour sortir la nuit. La ou les filles de la défunte désignées pour l'ambalma évitent de quitter le village et de sortir la nuit sans lumière pendant la période de deuil. Elles ne sont pas tenues de porter les vêtements de leur mère ni d'adopter son comportement. On constate néanmoins que la plupart des filles s'astreignent volontairement à un certain nombre d'interdits qui leur sont davantage inspirés par la piété filiale que commandés par la tradition : porter le pagne de leur mère ou quelques-uns de ses objets personnels, ne pas se laver à l'eau chaude, pratiquer l'abstinence sexuelle...

34 En ce qui concerne le processus d'ancestralisation, l'ambalma d'une femme a la même nécessité structurelle que celui d'un homme : une femme ne peut devenir ancêtre que si l'une de ses filles, réelle ou classificatoire, accomplit son ambalma. En revanche, du point de vue de la rupture des liens entre vivants et morts et de la libération consécutive des premiers, les rites de séparation sont beaucoup plus simples pour une femme que pour un homme. Si une fille doit être présente à l'ambalma de son père, un fils n'est pas obligé d'assister à celui de sa mère. Un mari n'est formellement tenu d'accomplir que l'ambalma de sa mère. Mais il peut s'y faire représenter par n'importe quel homonyme clanique, tandis qu'une telle délégation est impossible pour une épouse. Par ailleurs, le kolongo – équivalent féminin du hango – est réellement porté au carrefour, c'est-à-dire à un embranchement de sentiers, à l'ouest de la concession. Il n'est pas nécessaire de le cacher car les différents partenaires sexuels de la morte ou les femmes qui auraient partagé un homme avec elle n'encourent aucun danger en le voyant. Aussi l'ambalma d'une femme est-il beaucoup moins dramatisé que celui d'un homme.

35 La ou les filles du ambalma entrent à reculons dans la case de la morte et ressortent en tenant le kolongo (le porte-fagots), un gros panier de riz non décortiqué et quelques objets ayant appartenu à la défunte, tels que van, houe et canne. Elles emportent le tout au carrefour ainsi que la bière de mil spécialement préparée par les veuves. Puis deux maternels du mari (jamais le mari lui-même) entrent à leur tour à reculons dans la case mortuaire, cassent le foyer de la défunte, mettent les morceaux dans un panier et vont les déposer sur le chemin, entre la concession et le carrefour18. L'un d'eux sacrifie la poule et la pintade de l'époux près des fragments de foyer et il dit en substance : « Voici ton mari qui a cassé ton foyer. Quand tu étais vivante tu n'as pas refusé de faire à manger un seul jour. Que la paix soit avec toi. Fais que la pintade tombe bien19. Si la réponse est positive, le rôle du groupe des maris est terminé et il rentre dans la concession. Sinon, on procède à de nouvelles consultations divinatoires. Ensuite, les maternels de la femme sacrifient près du kolongo la poule puis la pintade des filles, le sacrifiant demandant à la morte de laisser les enfants en bonne santé. Les filles retournent alors en courant vers la concession avec le panier de riz et le kolongo sur la tête. Les balafonistes-forgerons qui les attendent à la porte extérieure les bousculent et le riz tombe à terre ; ils le ramassent, en gardent une partie pour eux et rendent le reste aux filles, qui font alors parfois le simulacre de le semer. Le van sera déchiqueté et jeté dans un creux. Le kolongo est rapporté dans la case de la morte et la fille qui joue le rôle

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de l'ambalmatiyo pourra l'utiliser normalement, mais il ne doit jamais resservir pour un autre ambalma.

36 Au début de cet article, nous avons présenté l'ambalma comme un rituel de deuil poursuivant deux objectifs : l'ancestralisation du défunt et la séparation des vivants et des morts, ce second point nous apparaissant comme la conséquence du premier. Cependant, ne semble répondre pleinement à cette définition que le rite accompli par les enfants pour leur parent de même sexe ; celui effectué par le mari pour sa femme opère de toute évidence une rupture du lien conjugal entre les individus (et non entre les groupes échangistes), mais il n'apparaît pas nécessaire à l'ancestralisation du conjoint défunt. Seuls la participation rituelle et les sacrifices offerts par les enfants sont indispensables à cette transformation du mort. En ce qui concerne l'ambalma accompli pour un homme, il nous a été dit que le défunt se présentait devant les ancêtres avec, à la main, le coq et les poules des enfants et des épouses. Néanmoins, nous faisons l'hypothèse que l'ambalma effectué par une femme pour son mari ne contribue pas non plus à l'ancestralisation du défunt mais seulement à la séparation des conjoints.

37 « On ne fait l'ambalma qu'une seule fois dans sa vie, parce que personne n'est assez fort pour le faire deux fois sans mourir » disent les Goin. Or nous avons vu qu'une femme devait effectuer l'ambalma de sa mère et de son premier mari et qu'un homme accomplissait le rite pour son père et pour son (ou ses épouses) non héritées, s'il le souhaitait. La formule goin, qui ne précise pas quel est ce destinataire unique du rite, semble exclure les ambalma effectués pour les conjoints et ne prendre en compte que l'ambalma qu'effectue un fils pour son père, une fille pour sa mère. Un ambalma au sens plein du mot serait donc un rite qui « enlève la mauvaise chose du mort », qui le purifie des souillures accumulées pendant sa vie terrestre et qui, de ce fait, lui permet de devenir ancêtre. Ce serait ensuite, mais par simple voie de conséquence, un rite de séparation entre morts et vivants. L'ambalma accompli par un conjoint, dans la mesure où il ne contribue pas à l'ancestralisation de celui-ci mais seulement à la rupture des liens avec lui, ne mériterait pas pleinement le nom d'ambalma et ne serait appelé ainsi que par extension du terme.

II- Parents en deuil et parents hors deuil

38 Les maternels, qui héritent les épouses et les biens mobiliers du défunt, assument la plus grande partie des dépenses des cérémonies funéraires (animaux sacrificiels et surtout repas et boisson pour les invités). Les aînés discutent en conseil de famille des politiques financières à adopter au sein du matrilignage et décident des dates auxquelles ils pourront faire face à tout ou partie des dépenses afférentes à ces cérémonies. Malgré l'importance de leur rôle et l'étroitesse de leur lien de parenté avec le mort, on constate que les maternels ne sont soumis à aucun comportement ou marque de deuil. Seuls les conjoints et les enfants, c'est-à-dire les parents issus de l'alliance, adoptent les comportements et accomplissent les rites de deuil, seuls ils ont à couper rituellement les liens qui les unissent au mort. Nous nous proposons d'examiner maintenant les raisons de cette distribution des rôles entre parents en deuil et parents hors deuil.

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Le groupe de filiation

39 La filiation dominante est matrilinéaire. L'unité sociale de base, le matrilignage, est un groupe en corps (corporate group) exogame, possesseur collectif du numéraire et des biens qui peuvent être acquis avec de l'argent, au premier rang desquels se placent les épouses et les captifs. Ce groupe comprend évidemment les ancêtres : l'aîné des vivants leur rend un culte au nom et au bénéfice de tous les membres du groupe.

40 Dans la conception et la gestation, la mère est considérée comme responsable de la moitié de la substance physique de l'enfant ; à la naissance, celui-ci est intégré automatiquement à son matrilignage puisque « c'est le même sang » ou « le même lait ». Pour employer les termes de Leach20, chacun est avec ses maternels dans un rapport d'incorporation permanente.

Paternité et alliance

41 L'autre moitié de la substance physique de l'enfant lui est donnée par son géniteur, mais cette hérédité biologique est dépourvue de toute conséquence psychique et spirituelle directe. D'autre part, la paternité n'est pas conférée par l'engendrement mais par l'alliance. Les Goin connaissaient (et connaissent parfois encore) une double union : la première, conclue entre jeunes, s'achevait après quelques années de cohabitation par une cérémonie appelée kubenao (« c'est frais »), au cours de laquelle la jeune femme était excisée. Son amant payait les frais du rituel et de la fête de trois jours qui s'ensuivait. En outre, il versait à l'oncle maternel de la jeune femme une compensation équivalente à quinze mille francs CFA actuels et fournissait, pendant toute la période de cohabitation, des prestations en travail aux parents de son amie. Après ce rite, la jeune femme demeurait encore chez lui quelques semaines, quelques mois au plus, puis avait lieu une seconde cérémonie, kukurao (« c'est sec »), à l'issue de laquelle elle était mariée avec son fiancé officiel, obligatoirement distinct de l'amant. Dès lors, elle ne devait plus entretenir de relations avec son amant. Le mari, à qui la fille était obligatoirement promise depuis sa naissance, payait les frais du kukurao, versait les mêmes prestations que l'amant aux oncles maternels de sa femme, donnait à celle-ci les mêmes cadeaux et fournissait également aux parents de sa fiancée des prestations en travail (légèrement inférieures à celles de l'amant). Mais, alors que les prestations de l'amant ne lui conféraient aucun droit sur la femme ou sur les enfants qu'il pouvait engendrer, celles du mari lui donnaient des droits exclusifs sur la femme et surtout des droits de paternité permanents sur la progéniture de celle-ci, quels que soient le géniteur et l'époque de la conception.

42 Actuellement l'ami tend à devenir le mari, mais les droits conjugaux et paternels ne sont acquis que lorsque le prétendant a accompli successivement les deux cérémonies et achevé les deux séries de prestations. L'important pour l'accès à l'alliance et à la paternité n'est pas que la séquence rituelle comprenant kubenao et kukurao soit accomplie par un ou deux hommes mais qu'elle soit accomplie entièrement et que la double série de prestations soit effectuée.

43 Les enfants sont placés sous la dépendance spirituelle du mari de leur mère que nous appellerons leur père social. Il est responsable des deux grands passages rituels de leur vie : le mariage et les funérailles. Il peut, seul avec la mère, les tuer d'une malédiction ou livrer leur double ancestral au sorcier. Les fils qui ont fait l'ambalma, ainsi que l'aîné,

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succèdent à leur père social dans l'ensemble de ses positions magico-religieuses. Tous ses enfants sont sous son « influence métaphysique » ou « influence mystique » (Leach, op. cit.).

44 Les enfants, lorsqu'ils étaient issus de l'amant, connaissaient l'homme qui les avait engendrés mais ils n'entretenaient aucune relation avec lui puisqu'aucun lien social ne les unissait. Dans la mesure où, autrefois, l'amant n'épousait jamais la mère, il n'était jamais le père social de ces enfants et ceux-ci ne faisaient en aucun cas son ambalma. Une seule circonstance pouvait les mettre ponctuellement en contact : chacun possède un double ancestral, le jufwengo, constituant spirituel et psychique essentiel de la personne, maître de son destin de surcroît. Or le jufwengo peut provenir d'un ancêtre, d'un ami ou d'une amie de l'un des deux géniteurs. L'identité du jufwengo doit être tenue secrète : lorsque le devin révélait que le jufwengo d'un enfant d'amant provenait de son géniteur, la mère n'en dévoilait jamais l'identité à son mari, le père social de l'enfant. Si le jufwengo réclamait un sacrifice, la mère partait avec l'enfant chez son ancien amant, seul habilité à se charger des modalités rituelles requises. Le père social ne devait en aucun cas s'en occuper.

45 Dans le tableau I, qui résume l'ensemble des déterminants de la personne et du destin individuel, on voit que la paternité biologique et ses conséquences sur l'hérédité ne sont pas prises en compte. Elles sont même déniées lorsque le géniteur est l'amant. Les Goin disent : « La paternité, c'est l'alliance ». Il faut ajouter que la formule est réversible : l'alliance est la paternité, et ceci, que le mariage ait été fécond ou non, comme il apparaît clairement lors de l'ambalma : un homme marié sans descendance aura toujours un « fils » pour accomplir son ambalma tandis qu'un homme non marié n'aura pas d'ambalma, quel que soit le nombre des enfants qu'il aura engendrés.

Tableau 1

46 La paternité n'a d'existence que si elle est affirmée par les rites : le premier est le mariage, le second est l’ambalma. Avant de montrer que ces deux rites font système, il faut dire un mot de l'organisation de la descendance.

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La descendance

47 Pour une femme descendance et filiation se confondent tandis que pour un homme elles sont évidemment disjointes. Il n'existe ni patrilignage ni culte ancestral agnatique, mais seulement une relation individuelle père-fils et un culte rendu par le fils à son père défunt. Encore ne peut-il ni l'instaurer ni l'accomplir lui-même, il doit demander la médiation d'un utérin du père, tant il est vrai qu'un ancêtre stricto sensu ne peut être que maternel. Au cours de l'ambalma, un fils contribue à l'ancestralisation de son père pour le bénéfice du groupe de filiation de ce dernier. Une pierre, représentant le père ancestralisé, est automatiquement placée, à l'issue des funérailles, dans l'autel lignager des maternels par leur aîné. Si le père veut être honoré à titre individuel par son fils, il l'en avertira par la médiation du devin et le fils demandera au neveu utérin du père de lui fabriquer l'autel (un caillou fixé au mur extérieur d'une case) à l'écart de l'autel des ancêtres maternels (des rangées de pierres fixées au mur de l'autre côté de la porte ou sur une autre case). Une fois l'autel posé, les modalités du culte sont moins rigides : pour les uns, le fils est libre de s'adresser directement à son père et de sacrifier lui-même ; pour les autres, il doit demander à un maternel du père – ou à n'importe qui ayant le même matronyme – de tenir le couteau et de transmettre ses paroles. En revanche, dans d'autres domaines du religieux (celui des cultes agraires, ou celui des magies et des « fétiches » donnés à titre individuel par les génies ou par Dieu, et transmis de père en fils), le fils sera officiant du culte et invoquera non l'entité propitiée mais son père, médiateur obligé entre lui et la puissance concernée.

48 La relation agnatique est, disions-nous, une relation individuelle entre deux personnes, le père et le fils. Mais, dans la mesure où le père a lui-même un père, il s'établit une relation entre trois personnes : le grand-père paternel, le père et le fils. L'ambalma est une des rares circonstances de la vie goin où la relation entre ces trois personnes s'actualise simultanément.

Ambalma et mariage

49 Le mariage fonde la paternité. La naissance d'un enfant, qui ne représente rien en soi du point de vue de la descendance masculine, est très peu ritualisée. Lorsqu'un homme adulte et marié meurt, même s'il est encore trop jeune pour obtenir des funérailles complètes, même s'il n'a pas engendré d'enfants, il a droit à un ambalma, donc à un « fils » qui accomplira le rite pour lui.

50 L'ambalma nécessite également un « père » et une « soeur de père ». Nous avons dit plus haut comment le mort choisissait ces « parents », qui peuvent être toute personne portant le même matronyme que le père social : on dépasse ici l'équivalence structurelle habituelle entre membres du matrilignage ainsi que la parenté classificatoire ordinaire pour atteindre une équivalence structurelle s'étendant aux membres du matriclan.

51 Pendant le temps du rite, la fonction paternelle est dédoublée : elle a pour support, d'une part le père-ancêtre du mort, d'autre part son substitut vivant que nous désignerons par : « père », gardant la graphie : père pour l'ensemble de la fonction paternelle. L'ambalma met en relation un mort, son père, sous sa double forme vivante et ancestralisée, et son fils, réel ou classificatoire. Le rite actualise le moment où le

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mort se présente devant la communauté des ancêtres, son père-ancêtre jouant, dit-on, le rôle de médiateur. Ceux-ci refuseraient de l'accueillir sans le rituel accompli sur terre par son « père » et par son fils et, plus précisément, sans l'offrande des animaux sacrificiels du fils. Rappelons que le défunt ne peut être ancestralisé qu'à condition d'avoir avoué devant les vivants la totalité des actes de sorcellerie commis pendant sa vie terrestre. Tant qu'il ne l'a pas fait les ancêtres lui refusent l'accès à leur « village »; il le signale aux vivants en rejetant les poules du fils. Ceux-ci lui donnent alors la parole par l'intermédiaire du devin afin qu'il puisse achever sa confession. Puis le « père » recommence à sacrifier des poules données par le fils jusqu'à ce qu'elles tombent du bon côté. On dit que le mort se présente devant les ancêtres avec, à la main, le coq et les poules offerts par ses enfants et ses épouses. Sans ces animaux, la honte l'empêcherait de s'approcher des autres morts.

52 Ainsi l'ambalma met en scène une relation de dépendance entre le mort et son père, le mort et son fils. Le père est considéré comme un médiateur : en tant que père-ancêtre il est le médiateur entre son fils mort et la communauté des ancêtres ; en tant que « père », acteur essentiel du rite de l'ambalma, il l'est entre le mort et la communauté des vivants, dont le fils est le représentant principal. Dans la pensée goin, cette médiation accomplie par le père entre son enfant et la totalité visible et invisible du monde est inhérente à l'essence même de la relation paternelle.

53 Le « père » du défunt actualise rituellement sa relation de paternité pour la seconde fois de sa vie, la première étant son mariage ; le fils actualise pour la première fois sa position de fils ; le mort « actualise », si l'on peut dire, sa relation à son père et à son fils. La collaboration des générations alternées nécessaires à l'ancestralisation de leur terme médian rappelle le principe de leur équivalence structurelle.

54 Le rite de mariage a fondé la paternité du père, le rite ambalma oblige le fils à assumer sa position de fils et c'est en quoi les deux rituels sont symétriques et complémentaires. En effet, si l'on compare les trois temps des rites funéraires et des rites matrimoniaux, on constate qu'ils se correspondent terme à terme. L'enterrement se nomme kubenao, « c'est frais »; il est suivi d'une période intermédiaire, la période de deuil, qui s'achève par l'ambalma, premier acte des funérailles, lesquelles se nomment kukurao, « c'est sec ». Pendant cette période intermédiaire, le mort n'a pas quitté complètement le monde des vivants, il n'est pas encore entré dans celui des ancêtres, il ne peut pas recommencer son cycle de vie, il est dangereux pour ses proches. De même la jeune femme, entre l'excision, kubenao, et le mariage, kukurao, est hors du cycle de fécondité ; non seulement elle est temporairement stérile mais encore sa stérilité est contagieuse et peut, par l'intermédiaire du sang impur qui coule de sa blessure, contaminer les champs et les hommes ; elle-même est comme les deuilleurs en grand danger d'être ensorcelée. En effet les jeunes excisées doivent éviter tout contact avec les « choses » de la mort : rencontrer une procession funéraire, boire par mégarde la bière des funérailles ou toucher un objet ayant été en contact avec un mort entraînerait, dit-on, la mort des jeunes filles.

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Tableau 2

55 Si on replace en vis-à-vis (tableau 2) les rites matrimoniaux et les rites funéraires, on constate qu'ils ont la même structure formelle.

Deuil, filiation et descendance d'un homme

56 On voit maintenant pourquoi seuls les conjoints et les descendants prennent le deuil : du point de vue des individus, la mort rompt le lien d'alliance et sa conséquence, la paternité, mais du point de vue des groupes de filiation auxquels appartiennent ces individus, les liens perdurent et sont transférés du membre décédé à un membre vivant. Instaurés par un rite, le mariage, les liens d'alliance et de paternité doivent être reconduits par un autre rite : l'ambalma.

57 Le fils est non seulement le produit de l'alliance du père mais aussi un allié par rapport au père : d'une part parce qu'ils appartiennent à deux lignages alliés, d'autre part parce qu'ils sont partenaires actifs et permanents de l'alliance. Le père doit offrir à son fils sa première épouse tandis que le fils lui rend la deuxième fille issue de ce mariage. L'idéal pour les Goin est que ce cycle d'échange, hautement valorisé, se reproduise aussi souvent que possible dans leur vie.

58 Le fils n'est pas qu'un allié du père, il est aussi son descendant, c'est-à-dire celui que le père a socialement engendré et qui reprendra l'ensemble des positions sociales paternelles non liées à la filiation. Le deuil et l'ambalma célèbrent la capacité d'engendrement symbolique du père. Lors de l'ambalma, le fils, entouré des compagnons d'armes du père, collabore à un double changement statutaire : il aide son père à acquérir un statut chez les ancêtres, et donc à quitter celui qu'il occupait de son vivant ; il est lui-même autorisé à prendre graduellement possession de la place ainsi libérée.

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59 En revanche, au sein du groupe des maternels, les comportements de deuil et les rites de séparation n'ont pas à être marqués pour deux raisons :

60 – Les maternels sont un groupe en corps comprenant les vivants et les morts. La même substance physique et mystique, la même volition, les mêmes intérêts animent les membres vivants et morts du matrilignage. Dans ces conditions, la transformation rituelle du cadavre en ancêtre ne peut être prise en charge par les alter ego vivants du mort. Cette responsabilité revient aux alliés : son père et son fils21. Mais, une fois le processus mené à terme par la ligne agnatique du défunt, les maternels reprennent possession de leur mort et le fixent, sous la forme d'une pierre, dans l'autel des ancêtres du matrilignage.

61 – L'appartenance au groupe des maternels n'est pas fonction de l'alliance mais de la mise au monde par la mère. Si la relation mère-enfant fait l'objet d'un traitement symbolique au même titre que la relation père-enfant, il n'en demeure pas moins que celle-là se fonde sur une donnée d'évidence dont ne dispose pas la paternité : l'accouchement de la mère. Il s'ensuit que la paternité plus que la maternité nécessite une expression symbolique et rituelle par le mariage et les funérailles.

Deuil d'une femme : filiation et descendance

62 Pour les femmes la relation mère-fille est également célébrée, bien que plus modestement, au cours des cérémonies funéraires. Cette relation mère-fille recouvre deux liens différents qu'il convient de distinguer : l'un de descendance et l'autre de filiation. Lorsqu'une fille accomplit l'ambalma de sa mère elle le fait non en tant que membre du même groupe de filiation mais en tant que descendante. Dans la plupart des circonstances de la vie, la filiation masque la descendance car la filiation est le cadre majeur des activités socio-économiques. Cependant les rites et comportements de deuil sont pour les femmes, comme pour les hommes, l'affaire exclusive de la descendance. C'est le moment privilégié où ce lien ascendant-descendant est célébré, indépendamment de sa position dans ou hors de la filiation dominante. Ainsi l'opposition introduite par Meyer Fortes entre filiation dominante/descendance complémentaire n'épuise pas le champ de la parenté goin : elle escamote la relation de descendance lorsque celle-ci se situe à l'intérieur de la filiation dominante.

Conclusion

63 Les cérémonies de deuil, et plus largement les cérémonies funéraires, demeurent, malgré l'acculturation rapide de la société goin, un phénomène d'une très grande richesse, où se révèlent tous les aspects de la réalité sociale, y compris ceux que l'on ne peut pas observer, ou observer aussi clairement, en d'autres circonstances : ainsi l'opposition structurelle entre descendance et filiation pour une femme ; le couplage deux à deux des six matriclans goin ; la relation à plaisanterie des Goin et des Lobi qui ne se manifeste plus guère qu'aux enterrements où les Lobi, s'il s'en trouve dans le voisinage, viennent jouer un rôle de bouffon en caricaturant les pleurs des proches ; la relation entre bidama totalement obsolète et jamais actualisée en dehors de l'ambalma ; le rôle essentiel de ces derniers dans le contrôle de la fidélité des épouses et ce qu'il révèle des conceptions goin à ce sujet ; les chants des balafonistes-forgerons qui disent en cette occasion ce qu'on ne proclame pas dans la vie ordinaire, par exemple que le

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défunt est descendant de captif. D'autre part la totalité des relations sociales du mort est mise à contribution pendant les cérémonies funéraires. On s'aperçoit alors qu'aucune relation, si apparemment privée, si libre, si minime soit-elle, n'échappe aux codes sociaux : ainsi les amis du mort qui avaient conclu un pacte d'amitié avec lui vont se livrer auprès de ses descendants à une offre de reprise de contrat ; les femmes pour qui le mort fut un intermédiaire dans leur mariage apporteront le savon pour sa toilette funéraire...

64 La société goin s'est beaucoup transformée pendant les trente dernières années et les vieux ne cessent de déplorer la décadence des cérémonies funéraires. Cependant celles- ci demeurent un phénomène social total apte à refléter aussi bien un stade ancien de la société que ses innovations les plus récentes. Ainsi, lorsqu'un villageois musulman meurt, comme on ne peut pas réunir dans un même ensemble rituel des réalités aussi hétérogènes que les rites musulmans et l'ambalma, on a recours à deux cérémonies successives, espacées de quelques heures ; jusqu'à présent on ne s'est pas encore résolu dans les villages à renoncer aux rites traditionnels.

NOTES

1. Les Goin (ou Gouin ou Ciranba) comptent environ 50 000 personnes au Burkina Faso et quelques milliers en Côte-d'Ivoire. Cette société lignagère est traditionnellement acéphale, caractère qui demeure en partie malgré le renforcement des unités villageoises et la création de chefs de village par l'administration coloniale. L'organisation familiale était matrilinéaire ; actuellement on peut la qualifier de bilinéaire à prédominance matrilinéaire, tendant à devenir patrilinéaire dans les villes. Le système de parenté est de type crow. Les Goin sont des agriculteurs passionnés et relativement favorisés par la nature (isohyète 1300). Cependant les migrations en Côte-d'Ivoire, saisonnières ou de plus longue durée, sont anciennes et importantes. La langue goin (ou cirma), qui n'a encore jamais été analysée, appartient au groupe des langues voltaïques. 2. On dit parfois faire le maama, c'est-à-dire la chose, l'affaire. 3. Même en cas de remariage légal avec un étranger au lignage de son premier mari, une veuve ne fera pas de second ambalma. 4. A Banfora, l'ambalmatiyo n'est pas tenu à une toilette mortuaire, réelle ou symbolique. Il doit seulement avoir vu le cadavre de son père. 5. Les acteurs de la toilette peuvent être également de vieilles parentes maternelles ou encore les dorama du mort, c'est-à-dire les femmes pour lesquelles il a joué un rôle d'intermédiaire et de témoin matrimonial. Si celles-ci sont encore jeunes, elles payent le savon et délèguent l'exécution de la tâche à des femmes âgées. La participation symbolique du tiasartiyo à la toilette mortuaire peut également être marquée de la manière suivante : la tête enfoncée dans un panier, il tient le bras gauche de la femme qui lave le corps, car il ne doit ni voir ni toucher lui-même le cadavre. 6. Un mythe raconte l'origine de la prééminence des filles sur les fils : un père, voulant mettre ses enfants à l'épreuve, les emmena en brousse. Soudain, il s'éloigna et leur dit de l'attendre. Il « mit sa voix dans un petit panier » et imita les rugissements du lion. Ses fils se sauvèrent affolés. Ses

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filles se précipitèrent à son secours. Alors il dit : « Dorénavant, à mon enterrement, les filles passeront devant les fils et porteront mes vêtements à leur place ». 7. En pays goin il y a deux espèces de forgerons : les Tontunamba, d'origine senufo, et les Fonamba, goin. Les premiers sont censés avoir enseigné aux seconds les techniques d'extraction et de fonte du fer. Fossoyeurs et balafonistes peuvent être aussi bien Tontunamba que Fonamba. 8. A Soubakaniedougou l'isoloir ne sert pas à cacher l'ambalmatiyo mais la fabrication de la bière funéraire durant les trois jours précédant le rite. 9. Ils peuvent aussi le déposer derrière l'isoloir où se trouve l'ambalmatiyo. 10. Dans certaines familles les gens âgés peuvent choisir un « père » de leur vivant. 11. La société goin se compose de six matriclans. 12. Si l'ambalmatiyo est trop jeune pour payer lui-même les animaux sacrificiels, ceux-ci lui sont fournis par les maternels du père. A Soubakaniedougou, le fait d'être marié n'entraîne pas l'obligation de fournir un bouc. 13. A Soubakaniedougou, les maternels du mort donnent automatiquement un bouc, partant du principe qu'il est impossible à une femme d'être fidèle, et on ne présente pas les épouses à l'autel des ancêtres du mari. A Gouera, en revanche, les veuves ne peuvent accomplir l'ambalma de leur mari si cette présentation n'a pas été faite. Autrefois on les présentait lors de leur mariage ; actuellement on le fait au moment de l'ambalma, la raison invoquée à cette évolution étant que leur inconduite grandissante leur attirerait trop d'ennuis de la part des ancêtres. 14. Selon certains informateurs, l'ambalmatiyo ne mangerait aucun repas ce jour-là. 15. A Soubakaniedougou on fait asseoir les veuves au soleil sur le chemin où est déposé le hango jusqu'à ce qu'elles avouent leurs infidélités ; ailleurs elles peuvent accompagner le hango au carrefour. 16. De nos jours, le hanqo est constitué d'un bâton courbé et de quelques brindilles, reproduction en miniature de l'arc et des flèches ; l'un des bidama le démantèle et le jette dans un creux quelconque. 17. Le kolonqo se pose sur la tête. Il est constitué d'un fonds de bois recouvert de peau ; ses côtés antérieur et postérieur sont ouverts tandis que ses côtés latéraux sont fermés par une branche courbée en arceau, de façon à maintenir en place la charge transportée. 18. Le foyer est constitué de deux trous ronds ménagés dans une banquette d'argile qui court le long du mur, à l'intérieur de la case circulaire. Casser le foyer consiste donc à casser l'argile dans la partie de la banquette où se trouvent les deux trous. 19. A Soubakaniedougou, un mari ne serait tenu à aucun sacrifice pour l'ambalma de sa femme. 20. Leach, E.R., Critique de l'anthropologie, Paris, PUF, 1969, 238 p. 21. De même, dans Death, property and the ancestors, a study of the mortuary customs of the LoDaqaa of West Africa (Tavistock Publications, London, 1962), J. Goody insiste sur le fait que la plupart des rituels funéraires ne sont pas accomplis par les parents les plus proches du mort mais par ce qu'il appelle des partenaires d'affliction au sein de réseaux d'échanges de services d'affliction.

RÉSUMÉS

Chez les Goin (sud-ouest de Burkina Faso), les comportements et les rites de deuil ne concernent pas le groupe de filiation (le matrilignage) mais seulement les alliés et les enfants issus de l'alliance. On constate que les rites funéraires et les rites matrimoniaux possèdent une structure

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et une terminologie identiques et forment un système symbolique. Celui-ci fonde et manifeste la relation de descendance de façon plus évidente pour les hommes que pour les femmes, chez qui la relation de filiation recouvre et voile ordinairement la relation de descendance.

Neither mourning behaviors nor mourning rites among the Guin in southwestern Burkina Faso involve the matrilineal descent group. In effect, only relatives through marriage and the offspring of marriages are concerned. Funeral and matrimonial ceremonies have an identical structure and vocabulary. They form a symbolic system that underlies and expresses the filiation relationship in a way that is obvious for men but less visible for women, since the latter's descent relationship overlaps with and ordinarly covers the filiation relationship.

INDEX

Keywords : mourning, kinship, filiation, kin Thèmes : Goin, Gouin, Ciranba Mots-clés : deuil, parenté, filiation, alliés Index géographique : Burkina Faso

AUTEUR

MICHÈLE DACHER E.H.E.S.S.

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Le deuil du conjoint en pays évhé Ewe Mourning Rites ()

Albert de Surgy

1 On emploie le mot deuil pour désigner aussi bien le douloureux désarroi de celui qui vient de perdre un de ses proches que, de façon plus objective, l'ensemble des mesures par lesquelles la société en prend acte et en dirige l'expression, ne le rendant ainsi évident que pour mieux y mettre fin. Ne nous hasardant pas à analyser les sentiments éprouvés par des Africains à la suite d'une mort, nous nous bornerons à étudier les rites auxquels les Evhé (répartis à proximité du littoral des deux côtés de la frontière séparant le du Togo) soumettent traditionnellement ceux des leurs qu'ils estiment en être les plus affectés. Ces rites nous permettront toutefois de mieux comprendre la façon dont est perçue, et en conséquence ressentie chez eux, la disparition de tel ou tel.

2 Nous exclurons du champ de nos réflexions toutes les cérémonies funéraires (traitement du cadavre, enterrement, premières funérailles, secondes funérailles, offrandes au mort et à ses compagnons invisibles) qui ne se proposent pas ouvertement de remédier aux conséquences de la rupture soudaine des liens qui unissaient un défunt à un ou plusieurs de ses proches. Exécutées pour faciliter l'insertion dans l'au- delà de l'âme du mort, ces cérémonies sont certes de nature à rassurer les survivants comme à leur donner bonne conscience et contribuent donc à les apaiser. Il n'empêche que l'appellation de rites de deuil mérite à notre avis d'être limitée au petit nombre de ceux qui, au lieu d'être dédiés à un mort, apparaissent centrés sur des personnes qui se voient mises dans l'obligation de respecter temporairement certaines règles (vestimentaires, alimentaires et de comportement) destinées à les préserver d'effets malsains. Alors seulement pouvons-nous parler de prise de deuil.

3 Trois sortes de rites de deuil, entendus en ce sens restreint, peuvent être observés chez les Evhé. Ils correspondent à une distinction, dont j'ai déjà signalé l'existence chez les Mwaba-Gurma (Surgy, 1983, p. 37-38), de trois types de relations unissant par paires six termes primordiaux rapportés d'une part aux six extrémités du corps humain (pieds, mains, tête et sexe), d'autre part à six strates célestes dont le parcours dans les deux sens par la lune définit une « année lunaire » de douze lunaisons.

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4 Les premiers concernent une rupture des relations établies entre deux rivaux de même rang, deux partenaires d'un même jeu, deux sources d'une incessante dialectique. Ils sont exécutés après la mort du premier membre d'un couple de jeunes jumeaux. Jusqu'à leur septième année environ, ceux-ci sont jugés à ce point inséparable que le survivant risquerait de suivre le premier dans la mort si celle-ci ne se trouvait pas symboliquement niée. A cet effet une statuette de bois représentant le défunt est confectionnée et l'on en prend soin comme s'il s'agissait d'un véritable enfant. Plutôt que d'écraser celui que le mort a épargné par un « travail de deuil » qu'il ne serait sans doute pas assez robuste pour supporter, on préfère l'inviter à épuiser ainsi en imagination tous les rapports qu'il aurait souhaité ne jamais cesser d'entretenir avec celui ou celle qui lui fait défaut (cf. Surgy, 1988 : 278-279).

5 Les seconds concernent au contraire une rupture des relations établies entre deux personnes dont l'une domine hiérarchiquement l'autre, tout en l'aidant bienveillamment à s'accomplir. Ils sont exécutés pour quelqu'un après la mort d'un parent, d'un aîné ou d'un maître spirituel. Débutant, à la discrétion des intéressés, à une date parfois très largement postérieure à l'issue des funérailles qui sont elles- mêmes assez distantes des cérémonies qui entourent l'enterrement, ils consistent en l'adoption solennelle temporaire, modérément contraignante, des signes d'un état appelé efu, terme qui évoque le désarroi ou la détresse de celui qui ne sait plus auprès de qui aller trouver secours et réconfort.

6 Les troisièmes concernent une rupture de relations établies entre deux êtres complémentaires, indispensables l'un à l'autre en vue d'une production. Ils sont exécutés pour quelqu'un après la mort de son époux ou de son épouse.

7 Me réservant de décrire ultérieurement ce qu'il advient dans les deux premiers cas, je me bornerai à traiter ci-dessous du deuil pris par quelqu'un après la mort de son conjoint. Le rite consiste à placer le survivant, de façon bien plus contraignante que les rites liés à l'état d'efu, dans un état temporaire d'affliction cette fois appelé aho. La condition elle-même qui lui est imposée est appelée ahome (« dans aho »). L'endeuillé(e) est appelé(e) ahosi (« l'épouse d'aho »), car il est jugé touché par aho de la même façon qu'un fidèle de vodu, ou vodusi, est jugé touché par son vodu. Les cérémonies qu'il doit subir sont dans l'ensemble appelées ahowowo (l'acte de « faire aho »). La première d'entre elles, celle de prise de deuil, est appelée ahoxoxo (l'acte de « recevoir aho ») et la dernière d'entre elles est appelée ahododo (l'acte d'évacuer aho »).

8 Ces cérémonies ne suivent pas automatiquement le décès du conjoint. En pays anlo, sur le littoral du Ghana, elles débutent, au gré des membres de la famille, environ deux à trois mois après les premières funérailles, elles-mêmes organisées de quatre à neuf jours après l'enterrement selon les clans. A Ave-Dzolo, au Togo, elles débutent théoriquement dès l'achèvement des premières funérailles, au soir du rite d'apheme kpokplo ( balayage de la cour ») qui a définitivement purifié les lieux d'habitation de toute présence de l'esprit vital (agbe luvho) du défunt ; cependant elles y sont souvent reportées de quelques jours, ou même de quelques semaines, parfois jusqu'au-delà des secondes funérailles, pour laisser au veuf le soin de se préparer à interrompre un certain temps ses travaux comme à supporter les petites dépenses auxquelles il lui faudra faire face.

9 En ce domaine comme en d'autres, les coutumes varient assez considérablement d'une région à l'autre. Il serait fastidieux de les passer toutes en revue. (On trouvera d'autres informations à leur sujet dans Rivière, 1982). Je me contenterai de décrire les

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cérémonies qui étaient encore célébrées récemment à Anloga, capitale du pays anlo, car elles sont apparemment les plus riches ; je signalerai en notes quelques variantes attestées dans le voisinage ; je ferai état ensuite des principales différences entre les cérémonies observées à Ave-Dzolo et celles d'Anloga.

1 – Les cérémonies du veuvage chez les Anlo

10 A Anloga ce sont deux femmes appartenant à la famille paternelle et à la famille maternelle du défunt (et non du survivant) qui sont invitées à effectuer les cérémonies, aussi bien pour un veuf que pour une veuve1. Il suffit qu'elles soient au courant du rituel, car il n'y a pas pour cela de spécialistes attitrés.

11 Examinons tout d'abord le traitement réservé aux veufs avant d'expliquer comment s'en distingue celui des veuves.

1. Cas du veuf

a) Réclusion à domicile

12 Jadis le veuf était confiné chez lui pour une durée théorique de huit jours (limitée en fait à sept nuits et six jours). Il commençait par être confiné dans sa chambre pour une durée théorique de quatre jours (limitée en fait à trois nuits et trois jours). Puis, à compter du quatrième jour, il demeurait confiné pendant une durée théorique de quatre autres jours (en fait quatre nuits et trois jours) dans l'ensemble de sa maison, pouvant dès lors occuper aussi sa pièce de séjour. En considérant comme premier jour celui où on l'avait introduit dans la chambre, on venait mettre fin à sa réclusion le matin du huitième jour.

13 Depuis quelques décades le veuf n'est plus confiné chez lui que pour une durée théorique de quatre jours (limitée en fait à trois nuits et deux jours). Dès le lendemain de son introduction dans sa chambre on lui permet de passer de celle-ci dans sa pièce de séjour, et on vient mettre fin à sa réclusion au matin du quatrième jour.

14 L'introduction dans la chambre a toujours lieu le soir d'un ketasigbe, jour du marché à et Anloga, jugé propice au culte des ancêtres.

15 Le soir venu, les deux officiantes versent d'abord des libations d'eau enfarinée et d'alcool à l'intention de l'épouse défunte, lui déclarant que son mari va faire les cérémonies d'aho. Après avoir rasé elles-mêmes le veuf à l'intérieur de sa cour, elles le conduisent devant la porte de ses appartements, le saisissent par la tête et le « comptent » jusqu'à quatre2 avant de le faire entrer dans la pièce de séjour. Puis elles répètent les mêmes gestes avant de l'introduire dans sa chambre à coucher.

16 Là elles lui remettent un à un, en comptant encore chaque fois jusqu'à quatre, tout ce qu'il lui a fallu se procurer pour assumer sa condition de veuf reclus : • des haillons sous lesquels il ne devra porter qu'un cache-sexe (bande d'étoffe retenue par- devant et par-derrière par une corde passée autour des reins), • une natte où s'étendre pour dormir, • une assiette en argile pour y recevoir de la viande ou du poisson en sauce, • une calebasse couverte (akpakuvi) pour y recevoir de la pâte de maïs (akplê), • une petite calebasse neuve pour boire de l'eau,

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• une éponge et du savon pour se laver.

17 Puis elles font semblant de lui raser encore trois fois la tête (cela en mémoire du temps où le veuf demeurait confiné quatre jours dans sa chambre et où elles revenaient chaque jour lui raser la tête de frais jusqu'au soir du quatrième jour avant de l'introduire dans la pièce de séjour).-

18 Dès lors, le veuf ne doit plus sortir de chez lui si ce n'est pour ses besoins naturels3 ou pour aller discrètement se laver, avant tout le monde au point du jour et après tout le monde la nuit venue. Un ancien veuf ou une ancienne veuve de sa propre famille paternelle vient lui apporter à manger et à boire et reste non loin de là à sa disposition au cas où il aurait besoin de quelque chose.

19 Pour passer le temps il tresse des fibres ededho, provenant des ramures du palmier à huile, avec lesquelles il confectionne de la ficelle et des cordes qui seront ensuite vendues pour son profit personnel (s'il ne sait pas encore tresser des cordes, un veuf ou une veuve viendra le lui apprendre).

20 Seuls d'anciens veufs ou d'anciennes veuves ont le droit de lui rendre visite et de discuter un peu avec lui. Ils frappent deux fois à la porte et ne doivent pas l'appeler par son nom, mais crier : « aho ! ». Le veuf ne doit pas leur dire d'entrer, mais frapper un nombre indéterminé de fois sur un objet quelconque de sa chambre (son lit, ou sa table, par exemple) pour leur montrer qu'il est bien là et les inviter à ouvrir. Il ne doit manifester sa présence à la suite d'aucun autre appel, même de ceux qui émanent de membres très proches de sa famille.

b) Premier lavage et remise du pagne de deuil noir

21 Le quatrième jour avant l'aube (autrefois le huitième jour), nécessairement un ashimlegbe, ou veille du marché de Keta)4, vers 4 heures 30 du matin, les deux femmes qui ont introduit le veuf dans sa case viennent l'en faire sortir.

22 Devant la porte de la case où se tient le veuf, elles prient tout d'abord, l'une après l'autre – celle qui appartient à la famille paternelle de l'épouse défunte en premier, celle qui appartient à la famille maternelle en second. S'adressant à la défunte, elles déclarent : « - X..., aujourd'hui nous allons sortir ton époux. Apporte du bien à ton époux… » et elles versent une libation d'eau enfarinée.

23 Ceci fait, elles frappent deux fois à la porte de la chambre et appellent : « Aho ! ». Le veuf leur répond en prenant un objet quelconque pour frapper le sol ou un meuble. Alors les officiantes ouvrent la porte. Elles le prennent ensemble, à deux mains, le tournent vers l'est et vers l'ouest en prononçant les paroles d'usage5, puis le « comptent » quatre fois et le font sortir dans la pièce de séjour, puis dehors.

24 Elles l'emmènent au bord de la mer6 en compagnie d'une ou deux autres personnes de sa famille. C'est toujours au lieu-dit Godzomonu que les habitants d'Anloga emmènent les veufs pour le lavage rituel. Sur le chemin qui y conduit il y a huit emplacements précis, le dernier à la plage, où il convient de prier. A cet effet on prend soin d'emporter un seau d'eau enfarinée, à verser sous forme de libations, et huit cauris. A chaque emplacement les officiantes élèvent une butte de terre (ou de sable) et déposent à son sommet un cauri. Elles prient à tour de rôle, la veuve appartenant à la famille paternelle de la défunte en premier, celle appartenant à la famille maternelle en second. Ayant présenté à l'est puis à l'ouest, en prononçant les paroles d'usage, une

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calebasse d'eau enfarinée, elles demandent la protection de Dieu et des ancêtres, déclarant, par exemple, à l'épouse défunte : « Nous conduisons ton mari à la mer. Il faut que la mer soit calme (litt. « sans creux ») pour le laver ». Puis elles comptent trois fois la calebasse et versent la libation en trois fois au pied de la butte.

25 Ayant répété ceci huit fois, et étant arrivées à la plage, elles rasent à nouveau le veuf (cheveux, poils axillaires et poils pubiens) et lui retaillent les ongles. Puis elles creusent dans le sable, au plus près des vagues, une cavité qui se remplit d'eau de mer. Elles aspergent le veuf d'eau de mer, le prennent à deux mains, par les épaules, le « comptent » quatre fois et lui font prendre place, debout, dans la cavité. Le veuf s'y lave lui-même en utilisant du savon et une éponge. S'il le désire il peut avancer dans les vagues et même nager quelques instants »7.

26 Toujours vêtu de ses haillons, le veuf revient ensuite vers les officiantes qui lui confient habituellement pour se rincer un pot d'eau douce. Ceci fait, elles lui ôtent ses haillons et son cache-sexe. Puis, agissant toujours ensemble, ayant présenté chacun de ces objets à l'est et à l'ouest en prononçant les paroles d'usage, et les ayant comptés quatre fois, elles lui remettent un cache-sexe neuf et un pagne de deuil noirs8 dont il s'habille pour revenir à la maison.

27 Avant le départ elles enterrent dans le sable les haillons et le cache-sexe que portait le veuf, les poils, les cheveux et les ongles qu'elles lui avaient coupés en arrivant à la plage, enfin l'éponge et la vieille serviette dont il s'était servi pour se laver.

28 Il pourra désormais, mais en tenue de deuil, vaquer librement à ses occupations, et dormir et manger comme il lui plaira. Cependant il lui sera encore interdit de se mêler activement à des réjouissances publiques et de chanter9.

29 La natte sur laquelle il dormait durant les nuits de sa réclusion devient la propriété de l'officiante appartenant à la famille paternelle de sa défunte femme. Quant à l'écuelle et aux calebasses dont il se servait pour manger et boire, elles deviennent la propriété de l'officiante appartenant à la famille maternelle de sa défunte femme.

c) Second lavage et levée de deuil

30 Un ou deux mois plus tard, les deux officiantes viennent de nouveau chercher le veuf, la veille d'un jour de marché, vers cinq heures du matin, pour l'emmener se laver une seconde fois dans la mer (à Anloga au même lieu-dit Godzomonu). Sur le chemin elles s'arrêtent huit fois, comme il a déjà été décrit, pour élever une butte de terre, y placer un cauri, prier et verser des libations d'eau enfarinée. « Aujourd'hui, disent-elles parfois en s'adressant à la défunte, ton mari te fait les dernières cérémonies d'aho. A partir d'aujourd'hui vous n'êtes plus mari et femme. Voici ton eau enfarinée fraîche (dzatsi fafa) ».

31 Après la dernière libation d'eau enfarinée, à la plage, l'une d'elles rase un peu les cheveux du veuf, au-dessus du front seulement ; elle lui rase aussi des poils axillaires et des poils pubiens, et elle lui taille un peu les ongles.

32 Le lavage et le rinçage s'effectuent comme la première fois. Revenant du bain, le veuf se présente devant les officiantes et leur abandonne successivement son pagne noir et son cache-sexe noir (elles se partageront ce pagne noir et aussi le tissu du cache-sexe s'il est assez solide pour servir à fabriquer des coussinets de portage sur la tête ; sinon elles

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l'enterreront sur place, avec les cheveux, les poils, les rognures d'ongles, et l'éponge ayant servi au lavage).

33 Après les avoir présentés à l'est et à l'ouest en prononçant les paroles d'usage, et après les avoir comptés quatre fois, les officiants remettent aussitôt au veuf un cache-sexe ou un caleçon neuf, de la pommade, de la poudre de talc et un beau pagne. Lorsque le veuf a achevé de se pommader, de se poudrer et de s'habiller, l'une ou l'autre d'entre elles lui attache au cou un collier de perles blanches akpoϒi. L'une ou l'autre d'entre elles lui attache encore, à chaque poignet, un bracelet des mêmes perles blanches akpoϒi. Mais c'est nécessairement celle qui appartient à la famille paternelle de l'épouse défunte qui lui attache sous le genou gauche trois perles godobui (des perles devenues rares, de forme cylindrique, rayées longitudinalement de rouge sur un fond de couleur cendre) dont la réunion est dénommée avhake, (« la guerre s'est ouverte », c'est-à-dire est finie). Elles ne lui attachent rien sous le genou droit. Le veuf, s'il le désire, complète lui-même sa tenue en revêtant quelques autres colliers, bracelets, ou bijoux10.

34 Ses parents et ses amis, y ayant été invités, ont déjà commencé à se rassembler dans sa cour et accueillent joyeusement son retour. En arrivant, les deux femmes préposées aux cérémonies prient encore l'esprit de la défunte, déclarant par exemple : « Ton mari t'a fait du bien, il faut que tu lui fasses aussi du bien ! ». Après avoir commencé à chanter en s'accompagnant des instruments rythmiques gakokoe et axatse, elles font faire quatre tours au veuf au milieu de l'assistance puis, se mettant à danser les premières, l'entraînent à danser à son tour tandis que plusieurs autres personnes se mettent aussi de la partie. Il faut exécuter quatre rythmes différents et chanter, sur chacun de ces rythmes, quatre chansons différentes.

35 Enfin, le veuf offre de la bière de mil ou de maïs (liha) et de l'alcool aux participants. En retour, chacun lui offre, à titre de cotisation pour l'aider à faire face à ses frais, une petite obole dont le montant n'est pas fixé. Si certains veulent se réjouir encore, ils peuvent continuer à le faire tandis que d'autres se dispersent.

36 Le veuf pourra porter les perles qui lui ont été remises aussi longtemps qu'il le désirera. Il pourra les enlever dès le lendemain ou les conserver plusieurs semaines11.

d) Sacrifice final à la défunte

37 L'un des prochains jours propices au culte des ancêtres, à savoir un domegbe (lendemain du marché de Keta) ou un ketasigbe (jour du marché de Keta), le veuf fait sacrifier un coq et une poule12 (dont la couleur importe peu) à l'esprit de son épouse défunte. Le vieux de son lignage préside normalement la cérémonie.

38 A moins que le devin n'ait prescrit d'exécuter ce sacrifice au-dessus d'un trou creusé dans le sol ou contre un linge blanc épinglé au mur, le sang est versé sur deux brassées de feuilles aviangba, disposées à même le sol devant la porte de la case.

39 On cuit les volailles en sauce, on prépare de la pâte de maïs akplê et on achète des boulettes cuites de maïs enveloppées de feuilles (abolo et kokoe). Là où l'on a versé le sang, on dépose un peu de tout cela, en deux tas, à l'intention de l'épouse défunte. Puis on verse par-dessus de l'eau et de l'alcool. Les assistants, peu nombreux, se partagent le reste de la nourriture et de la boisson. Ils se dispersent généralement sans chanter ni danser.

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40 Quelques jours plus tard il est bon que le veuf, accompagné de quelques personnes de sa famille, se déplace pour aller remercier verbalement tous ceux qui ont assisté aux cérémonies.

41 Désormais seulement il lui est permis de se remarier.

2. Cas de la veuve

42 Le veuvage est plus long et plus rigoureux pour une femme. Autrefois elle était théoriquement confinée huit jours dans sa chambre (en fait seulement sept nuits et sept jours), puis huit autres jours dans la pièce de séjour (en fait seulement huit nuits et sept jours). Sa réclusion était donc deux fois plus longue que celle de l'homme13. Dans la plupart des cas elle ne reste désormais confinée, comme l'homme, que pour une durée théorique totale de quatre jours (en fait seulement trois nuits et deux jours), pouvant dès le second jour passer elle aussi de sa chambre à la pièce de séjour. Au cours de sa réclusion, au lieu de tisser des cordelettes, elle confectionne des paniers (kevi) du type de ceux où les femmes entreposent leurs petites affaires personnelles et qui sont fabriqués avec des fibres de roseau keti14. Les lavages destinés à la purifier doivent avoir lieu en période de nuit noire, précédant de très peu l'apparition de la nouvelle lune (tandis que pour l'homme on ne tenait aucun compte de la position de la lune). En conséquence on introduisait autrefois une veuve dans sa chambre en période de pleine lune, et on l'y introduit aujourd'hui huit jours environ avant la nouvelle lune. A l'issue de ses jours de réclusion à domicile, son veuvage se prolonge, comme autrefois, par une période pendant laquelle elle est tenue de porter le pagne noir15 et, sauf dans les grandes agglomérations où une certaine tolérance est observée, ne peut encore prendre soin de sa chevelure, ni même se peigner. Elle ne quitte le deuil qu'au bout de quinze lunes (durée théorique parfois désormais raccourcie ou prolongée de quelques mois), étant lavée pour la dernière fois un matin ne précédant que de quelques jours l'apparition dans le ciel, à l'heure du dîner, de la seizième lune (en comptant comme première lune celle apparue quelques jours après la fin de sa réclusion à domicile). Là où le second lavage du veuf a été supprimé on tend (comme c'était le cas à Atorkor) à ne plus laver également la femme qu'une seule fois, le jour de la levée de son deuil, et par conséquent à supprimer le lavage qui était effectué à l'issue de sa réclusion à domicile. Le jour de la levée de son deuil elle porte généralement plus de perles qu'un veuf : par exemple, à Atorkor, trois rangées de perles de veuvage aux poignets et au- dessous des genoux, au lieu d'une seule pour un homme, et un plus grand nombre de colliers et de bijoux ordinaires.

2 – Les cérémonies du veuvage à Ave-Dzolo

43 A Ave-Dzolo (sous-préfecture de Keve, au Togo, à mi-chemin entre Lomé et Palimé) les cérémonies du veuvage sont exécutées pour un homme par un ancien veuf et pour une femme par une ancienne veuve, n'appartenant pas obligatoirement à sa famille ou à celle du conjoint disparu.

44 Le soir d'un asituigbe ou d'un tonyigbe (lendemain ou veille du jour de marché d'Ezdi, jugés propices au culte des divinités), le veuf est d'abord entraîné sur le dépotoir pour y être lavé avec de l'eau simple et du savon. L'officiant commence par lui frotter circulairement le crâne, de droite à gauche, quatre fois de suite, avec une éponge

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indigène imbibée d'eau savonneuse, le laisse se nettoyer seul, mais va lui-même jeter l'éponge sous des herbes ou des broussailles en déclarant à la défunte « X..., aujourd'hui j'introduis ton époux dans aho. Toi aussi, sois introduite dans aho ! ».

45 Aussitôt il confie au veuf, après les avoir comptés quatre fois, un vieux pagne déchiré de couleur blanchâtre et une cordelette de coton qui lui servira à se le fixer aux reins.

46 De retour au village il lui confie, en outre, un tabouret de veuvage (ahozi) dont il devra faire exclusivement usage jusqu'à la fin de son deuil16, l'y fait immédiatement asseoir pour le raser intégralement, et l'introduit dans une case où il devra rester confiné seize jours (en réalité quinze nuits et quatorze jours) dans des conditions semblables à celles prescrites ailleurs.

47 Cette case n'est autre, normalement, que celle mise par l'époux à la disposition de son épouse, où il avait eu avec elle des relations sexuelles17 Ou bien elle y a rendu son dernier soupir, ou bien elle y a été ramenée une fois morte18. Le veuf s'y fait remettre en dernier lieu une vieille natte pour y dormir et un vieux pot pour faire sa toilette. Afin qu'il ne prenne pas froid, on y allume éventuellement du feu.

48 Le même officiant revient le matin du seizième jour pour l'en faire sortir, lui rase une nouvelle fois les cheveux et les poils et lui retaille les ongles. Puis il l'emmène de nouveau au dépotoir pour le laver rituellement. Cachant pareillement sous les herbes l'éponge utilisée, il déclare cette fois « X..., aujourd'hui j'enlève ton époux de dedans aho. Qu'on t'enlève aussi de dedans aho ! ».

49 Normalement il jette ensuite aussi en brousse le pagne sale et déchiré que portait le veuf19 et le présente, ce faisant, à la défunte en déclarant « X..., voici ton mauvais pagne ».

50 Remettant au veuf le pagne neuf dans lequel il se drape aussitôt, il lui dit : « Aujourd'hui tu es sorti en compagnie de tes camarades. Tu ne resteras plus en compagnie des noli »20 (terme désignant ce qui subsiste d'un être humain après sa mort).

51 De retour à la maison, la famille du veuf fournit un quadrupède (généralement chèvre ou bouc) et une volaille (généralement coq ou poule) que l'officiant fait égorger par quelqu'un de son choix devant la porte de la case où le veuf était reclus. D'anciennes veuves se chargent aussitôt de cuisiner les viandes et de préparer de la pâte akplê et du fufu. Une fois la nourriture prête on se la partage puis on se réjouit un moment en chantant. C'est à cette occasion que le nouveau veuf est officiellement rendu à sa famille. Il ne reste qu'à recueillir auprès des participants de petites cotisations et à passer les remercier rapidement le lendemain matin.

52 A Ave-Dzolo le veuf se trouve donc libéré de son deuil dès l'issue de sa réclusion, mais la durée de cette réclusion est un peu plus longue qu'ailleurs et il n'en est pas moins lavé deux fois au total. Quant à la veuve, elle n'y est recluse que durant huit jours (soit moitié moins de temps que le veuf) mais doit continuer de porter durant un certain temps le même petit pagne sale blanchâtre, ne peut toujours ni se peigner, ni chanter, ni danser, et nul ne doit encore l'appeler par son nom, mais seulement l'appeler ahosi, jusqu'à ce qu'elle ait été libérée du deuil, au gré de sa famille, quelques mois ou même parfois deux ou trois ans plus tard21.

53 Bien que l'on fête légèrement l'événement en se partageant un repas et un peu de boisson, on ne lave pas la veuve rituellement le jour de sa sortie de la case. Elle n'est lavée au dépotoir une seconde et dernière fois que le jour où elle abandonne

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définitivement le deuil. En coupant à cet effet la cordelette de coton qui lui attache aux reins son pagne sale, l'officiant déclare à l'époux défunt : « X..., aujourd'hui nous coupons l'ahodhetike (« fil de coton d'aho ») pour ta femme. Prends cet ahodhetike pour aller chez tes camarades ».

54 Au retour, on égorge à nouveau un poulet pour préparer un repas, et on se réjouit cette fois un peu plus intensément, faisant faire quatre tours à la veuve au milieu de l'assistance avant de l'inviter à danser pour signifier ainsi qu'elle est rendue à la vie normale.

3 – Ce que mettent en valeur de telles cérémonies

55 Les rites que nous venons d'examiner se trouvent parfois très nettement dissociés des autres rites funéraires et leur sévérité ne varie nullement avec l'intensité de l'affection ayant été éprouvée pour le défunt. Les raisons qui en sont données montrent qu'ils correspondent à une problématique spécifique : celle de la délivrance de l'âme défunte bien plus que celle de la réadaptation du survivant. Leur structure peut être mise en parallèle avec celle d'une initiation qui aurait en vue la conversion parfaite de l'âme défunte à son principe vital, jugée entravée par la persistance indue de certains liens moraux. Les liens dont la rupture a été envisagée sont ceux qui obligent mutuellement deux conjoints, mais il en va de même pour ceux qui obligent un supérieur envers ceux dont il est responsable.

1. Les rites de deuil sont dissociés des autres rites funéraires

56 Une première constatation s'impose : les rites du veuvage n'apparaissent liés ni aux cérémonies d'enterrement ou de funérailles, ni à l'expiration d'une durée précise après la mort. Une constatation analogue peut être faite pour le deuil pris en l'honneur d'un supérieur hiérarchique.

57 a) La prise de deuil ne suit pas immédiatement les rites d'achèvement des premières funérailles (yophopho ou dzogbaphopho dhe gu comportant un damage de la tombe et une offrande de bouillie sur celle-ci) invitant l'esprit vital du mort à résider provisoirement en terre et non plus sur terre. Elle n'en est pas non plus séparée par un nombre de jours déterminé. Elle a lieu après un délai laissé à l'appréciation des intéressés à la seule condition de n'être pas trop long et de prendre fin, de préférence, un bon jour de la semaine traditionnelle, à une période convenable de la lunaison.

58 b) La levée du deuil est indépendante des funérailles ultérieures. Dans les régions (comme à Ave-Dzolo) où celles-ci sont organisées par la famille et n'ont d'autre but que de rendre aux morts les honneurs civils, il peut arriver qu'elle ait lieu après leur conclusion. La date de ces funérailles a été fixée en effet sans se soucier du désir de la veuve de quitter ou non le deuil en temps voulu22. Dans les régions (comme chez les Anlo) où les funérailles ultérieures sont collectives et ne sont organisées qu'à chaque changement de génération pour assurer l'intégration de tous les nouveaux défunts dans l'au-delà, sous l'autorité de leur chef de lignage, elle a évidemment lieu auparavant.

59 c) La levée du deuil ne coïncide pas davantage avec l'expiration d'une durée déterminée qui, comptée depuis le décès, serait jugée nécessaire au voyage de retour de l'esprit

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vital du mort au pays de l'origine (amedzophe ou bome) qu'il lui avait fallu quitter pour venir prendre naissance23. Que le deuil soit beaucoup plus long pour une femme que pour un homme semble déjà le prouver ; on ne voit pas pourquoi l'esprit d'un homme cheminerait moins vite. Mais surtout nul ne tombe d'accord sur la durée d'un tel voyage24.

60 Peut-être le deuil n'est-il nécessaire qu'au bon embarquement pour l'au-delà (embarquement effectué, selon les Evhé, sur les rives de la Volta) ou au bon débarquement dans l'au-delà de l'esprit du mort ? De l'exécution des rites qui le sanctionnent dépendrait alors arbitrairement la durée de la transition entre la vie terrestre et celle poursuivie au pays des ancêtres. Cependant, le fait qu'un défunt dont l'épouse n'a pas encore mis fin à son deuil conduit parfois sans plus attendre à la vie de nouvelles âmes dont il devient l'ancêtre tutélaire (l'amedzoto) tend à montrer qu'il est déjà admis en compagnie de ses ancêtres25.

2. L'affection pour le défunt n'est pas prise en considération

61 Le deuil (aho) d'un époux ou d'une épouse n'est pris qu'une fois le premier choc émotif passé ou du moins très largement absorbé par la participation aux premiers rites funéraires qui encouragent les lamentations et témoignent à l'intéressé(e) de la solidarité de son entourage.

62 En outre, il lui est imposé selon des critères et dans une mesure qui ne tiennent aucun compte de la nature de ses sentiments envers le défunt : nul n'y est introduit après la mort de quelqu'un qu'il a passionnément aimé mais avec lequel il n'a pas eu de relations légitimes durables ; il ne le sera qu'après celle d'un conjoint avec lequel il a longtemps cohabité ou du moins entretenu des rapports dont est résulté une grossesse26.

63 Il arrive qu'un divorcé (ou une divorcée) soit amené à prendre le deuil de son ancien conjoint, dont souvent il ne se soucie plus guère et avec lequel, parfois même, il reste brouillé27. Le deuil pris en l'honneur d'un supérieur hiérarchique est, de même, proportionnel, non pas à l'affection éprouvée pour lui, mais à l'autorité qu'il exerçait.

64 Le souci d'apaiser la douleur du survivant semble dépassé par celui de le rendre à la réalité, fût-ce en le plongeant davantage encore qu'il ne l'est dans le malheur, pour lui faire admettre un événement qu'il est enclin à refuser d'accepter. Les coutumes respectées ne l'entretiennent nullement dans l'illusion de vivre encore d'une certaine façon dans l'intimité du disparu. De bout en bout elles traduisent une volonté de l'en séparer au plus vite comme d'un facteur d'aliénation. Les paroles prononcées lors de la levée de deuil : « A partir d'aujourd'hui vous n'êtes plus mari et femme », pourraient laisser croire que le mariage a été prolongé jusque-là en imagination pour donner le temps au veuf ou à la veuve d'en dénouer volontairement les liens plutôt que de subir leur rupture. Cependant les prérogatives du conjoint décédé apparaissent déjà écartées avec insistance avant même la prise de deuil :

65 Dès après la mort il est prescrit à une veuve de ne jamais abandonner son cache-sexe, de nuit comme de jour, pour éviter toute tentative de jouissance de ses organes sexuels par l'esprit du disparu. Elle ne se permet de l'ôter que très furtivement pour procéder à sa toilette. Claude Rivière (1982) rapporte même que, dans la région d'Anecho, des feuilles odoriférantes d'ahame sont introduites dans le cache-sexe pour en intensifier le

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pouvoir dissuasif et que des fumigations des mêmes feuilles en complètent l'action, le soir, dans la chambre.

66 Par ailleurs, pour éviter que l'esprit du disparu ne vienne partager, et donc contaminer dangereusement ou dévitaliser sa nourriture, un veuf ou une veuve prend soin de déposer un morceau de charbon de bois dans sa bouillie du matin, comme dans son plat de viande ou de poisson en sauce, et d'enfoncer une petite baguette pointue de n'importe quel bois dans sa boule de pâte (akplê ou autre). Les piquants blessent les esprits et le charbon de bois (par ailleurs associé à Gu, le dieu du métal et des armes) les souille.

3. Justification de la prise de deuil

67 Le lien avec une personne de l'autre sexe dont la rupture nécessite une prise de deuil (aho) est un lien matrimonial mettant en jeu une sexualité profonde liée aux mystères de la procréation, mélangeant intimement les forces vitales des deux époux, non les « bagatelles » d'ordre sexuel qu'échangent sans lendemain de légers amants.

68 Les Evhé considèrent en effet qu'un peu de la vie de l'homme subsiste en la femme avec laquelle il a des relations sexuelles sérieuses et peut y être malmené, au point de le rendre malade ou de provoquer sa mort, par un acte d'adultère introduisant en elle une force virile concurrente. « On croit que lorsqu'un homme s'unit à une femme, écrit Seth Nomenyo (1968 : 45, cité et commenté par Claude Rivière, 1981 : 103), il détruit ce que le premier homme a déposé dans son âme pour le remplacer par une partie de sa vie à lui…Quand la femme d'un homme parti en guerre commet l'adultère, son mari est tué parce qu'elle a laissé détruire une partie de la vie qu'il a déposée dans son âme ». Autrement dit, une partie de la vie de l'époux réside en celle avec laquelle il a pouvoir de donner vie, et le lien de solidarité qui s'établit de la sorte entre eux est sans commune mesure avec tout autre type d'attachement entre deux êtres.

69 Les cérémonies du veuvage ont pour but de dénouer un tel lien qu'il serait fâcheux de laisser subsister entre une personne de l'au-delà et une personne continuant d'être engagée au service du monde. Cependant elles paraissent bien davantage exécutées au bénéfice du mort qu'à celui du survivant. Si elles étaient négligées, m'assurait un vieux d'Atorkor, le ɳoli de l'époux ou de l'épouse (c'est-à-dire, ce qui en subsiste après la mort) ne franchirait pas le fleuve qui marque la frontière occidentale du pays des vivants. Indûment attardé auprès de ces derniers, il ne manquerait pas d'entraver l'existence du veuf ou de la veuve en venant pour le moins troubler son sommeil, et cela rendrait inopportun, voire dangereux, son remariage. Dans ces conditions, agir selon la coutume soulage bien entendu le survivant de désagréments qui l'empêchent de reprendre une vie normale, mais ne lui profite que par contrecoup, à un moment où le bouleversement qu'il a éprouvé est déjà calmé, où la vie autour de lui a repris son cours et où il peut songer avec une sérénité d'esprit suffisante à venir en aide au disparu.

70 Des paroles telles que « X..., aujourd'hui je mets ton époux en deuil (aho). Toi aussi qu'on te mette en deuil », ou « X..., aujourd'hui j'enlève ton époux du deuil. Qu'on t'enlève aussi du deuil (aho) », montrent que le mort est lui aussi introduit dans aho, puis sorti d'aho. Des paroles telles que « maintenant que ton mari (le survivant) t'a fait du bien, il faut que tu (la défunte) lui fasses aussi du bien », prononcées lors de la levée du deuil, attestent que les rites concernent en premier lieu le défunt : sans eux il ne

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prendrait pas tranquillement place dans l'autre monde et ne serait pas en condition de remplir convenablement les fonctions attendues de lui.

71 C'est en réalité le mort qui est jugé devoir être délivré, pour sa propre satisfaction comme pour celle de son conjoint, d'un lien profond qui l'attache encore au monde à travers la personne de celui-ci. Alors qu'un mari défunt continue d'éprouver de l'attraction pour sa veuve, du fait qu'elle conserve en elle une partie de sa vie, une épouse défunte subit une attraction exercée sur elle par son veuf du fait qu'elle emporte en elle une partie de la vie dont il l'avait imprégnée. Dans les deux cas, la délivrance du défunt ne peut être obtenue qu'en agissant sur le survivant : en amenant la veuve à abandonner une part de la vie de son époux reçue légitimement en dépôt, ou en amenant le veuf à renoncer à la part de sa vie qu'il avait placée en dépôt, comme il le devait, dans la personne de son épouse. Indépendamment de toute autre considération pratique allant dans le même sens28, la plus grande longueur du veuvage de la femme se justifie par le fait qu'il est moins facile de renoncer à ce dont on a déjà pris à bon droit possession que d'abandonner toute poursuite de ce dont on s'est déjà à demi dépossédé et dont la récupération paraît soudain sans espoir.

4. L'aspect initiatique du deuil

72 Le traitement du veuf ou de la veuve semble toucher à un plan, vital ou neurologique, plus fondamental que celui d'une intervention psychologique. Il déconditionne le survivant des éléments de son passé immédiat en rapport avec le disparu et lui permet de renaître à la vie en reprenant toute chose comme à son début. L'interdiction momentanée qui lui est faite de sortir, d'avoir des relations sexuelles, de se réjouir en compagnie de ses camarades, de se vêtir normalement, etc., introduit une rupture grâce à laquelle ses activités, ses amours, ses loisirs, ne seront plus troublés par les rémanences de processus ayant été tranchés nets. Par ailleurs, en le privant de toute occasion de dépenser sa vitalité, elle l'aide fort à propos à en refaire provision. Des rites de lavage achèveront de le convaincre que tout ce qui lui collait fâcheusement à la peau a été renvoyé au pays de l'origine depuis un carrefour, le bord d'une rivière ou celui de l'océan, lui redonnant de l'assurance avant d'affronter à nouveau les difficultés de l'existence.

73 Pareil traitement rappelle étrangement celui que doit subir un candidat à une autre sorte de nouvelle naissance par initiation à un vodu. Ce ne doit pas être sans raison qu'un veuf ou une veuve est appelé ahosi comme un nouvel initié à un vodu est appelé vhusi ou vodusi. A y regarder de près, la durée idéale du deuil apparaît en effet structuré à l'image de celle d'une initiation.

74 Tout porte à croire que la réduction de huit à quatre des jours de réclusion du veuf à Anloga fut elle-même précédée d'une réduction de seize à huit jours et que la durée de son confinement était donc autrefois de seize jours (en réalité quinze nuits et quatorze jours). Cette dernière durée est celle dont font état, pour l'homme comme pour la femme, les informations recueillies chez les Anlo de Woe par G.K. Nukunya (1969 : 205).

75 Aussi bien à Atorkor qu'à Anloga, la femme est recluse un nombre de jours qui est toujours un multiple pair du temps de réclusion de l'homme. Nous sommes donc autorisés à estimer que cette durée était théoriquement fixée (comme encore tout récemment à Atorkor) à deux fois seize jours (en réalité trente et une nuits et trente jours). Devant se prolonger encore durant quinze lunaisons entières, la durée totale de

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son veuvage couvrait dans ces conditions une période approximativement égale à trente-deux demi-lunaisons, soit autant de demi-lunaisons qu'une initiation à Afa compte de tranches de douze heures entre le matin de la réception d'Afa au « bois sacré » par un homme et le matin des premières cérémonies de fin de son initiation (Surgy, 1981, chap. VII, et pp. 306 & 402), ou autant qu'une initiation à un orisha (l'analogue d'un grand vodu évhé) chez les Yoruba (P. Verger, 1982, p. 35 ss)29.

76 Une fois autorisé à sortir librement de chez lui, un veuf n'est pas tenu de prolonger son veuvage alors que la veuve continue de porter pendant longtemps encore un pagne noir ou une tenue négligée. Mais n'en aurait-il pas été tout simplement dispensé pour des raisons pratiques analogues à celles dont se prévalent aujourd'hui de nombreux initiés à Afa pour quitter la cour de leur initiateur avant l'échéance du dix-septième jour (le plus souvent dès la soirée du troisième jour, mais parfois même aussitôt après avoir reçu leurs noix d'Afa au « bois sacré ») ?

77 A supposer, selon toute vraisemblance, qu'il en soit ainsi, son deuil, prolongé pareillement durant trente demi-lunaisons, couvrirait une durée totale de trente et une demi-lunaisons, plus courte seulement d'une demi-lunaison que celle de rigueur pour une veuve. Or, en traitant de l'initiation à Afa, nous avons eu l'occasion de faire observer que l'initiation, légèrement mineure, de la femme ne l'amenait à remonter symboliquement, en couvrant une durée mesurée en tranches de douze heures, qu'un nombre de degrés de l'échelle mystique inférieur d'une unité à ceux devant être parcourus par l'homme (Surgy, 1981 : 312)30. Que le deuil d'un veuf soit mesuré de la sorte par un nombre identique à celui caractérisant l'initiation d'une femme, et que le deuil d'une veuve soit mesuré par un nombre, inférieur d'une unité, identique à celui caractérisant l'initiation d'un homme, vient renforcer l'hypothèse selon laquelle les cérémonies du veuvage concernent essentiellement le conjoint défunt et non le survivant.

78 A supposer cependant qu'il n'en soit pas ainsi, la durée actuelle du deuil de l'homme à Anloga (quatre jours de réclusion suivis de presque deux mois en pagne noir) reste mesurée par le même nombre, identifiant non plus des jours mais des semaines traditionnelles de quatre jours. Enfin un deuil réduit à seize jours, comme à Ave-Dzolo, mais où la mise en retraite est précédée d'un rite de purification au dépotoir faisant lui- même théoriquement suite aux cérémonies d'installation du défunt dans son tombeau, nous ramène à nouveau vers les mêmes nombres identifiant cette fois des tranches de douze heures.

79 L'analogie entre les rites du veuvage et ceux d'une initiation à Afa ou à un grand vodu (divinités dont le report sur des descendants ne suit pas uniquement la voie patrilinéaire ou matrilinéaire, mais peut sauter de l'une à l'autre), paraît donc s'imposer31.

80 Notons que le deuil pris en l'honneur de leur maître spirituel par les adeptes d'un vodu les remet aussi dans une condition analogue à celle de leur initiation (corps passé à l'huile, port d'une tenue blanche, usage de la langue sacrée).

81 Ce genre d'initiation, nous le savons, est recommandée par un devin pour préserver un individu de facteurs de perturbation compromettant sérieusement sa santé physique et mentale. Pareille épreuve peut le frapper en conséquence de sa propre inconduite ou n'être due qu'à un malheureux concours de circonstances ; cependant elle apparaît souvent programmée dans son destin comme une occasion d'élévation spirituelle. Quel que soit le cas, il importe de le remettre en bonne condition en effaçant toutes les

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traces d'erreurs comportementales ou de mésaventures qui continuent de le marquer à son désavantage. Pour lui éviter de verser à l'avenir dans les mêmes ornières, il importe aussi de le placer sous la protection d'une divinité appropriée et, par bonheur pour lui, celle-ci ne bornera pas son action à une simple surveillance mais lui offrira, en outre, le moyen de mieux exprimer et cultiver l'aspect de sa nature dont il n'avait pas suffisamment pris soin. L'initiation à Afa va ainsi de pair avec l'adoption d'Afa. De même l'initiation à un vodu, après déconditionnement du sujet des causes de ses troubles par immersion dans ce que Pierre Verger nous décrit comme un « état d'hébétude », est conclue par une consécration solennelle à ce vodu.

82 Certes le déconditionnement analogue du veuf ou de la veuve ne s'accomplit sous aucun patronage particulier et ne conduit pas à l'adoption d'une divinité du veuvage, mais cela s'explique dans la mesure où le traitement de la personne d'un veuf ou d'une veuve (pour amener le premier à renoncer à la part de sa propre vie emportée par son épouse et la seconde à abandonner la part de vie de son mari dont elle a pris possession) vise essentiellement le conjoint défunt.

83 Le rite de passage délimité par la prise de deuil (aho) et la levée du deuil permet moins au survivant de retrouver une vie normale qu'il n'assure un bon transfert du défunt d'une condition d'âme insatisfaite agissant inconsidérément pour son propre compte (pouvant par exemple provoquer chez son épouse prématurément remariée une grossesse nerveuse ou une série de grossesses à répétition) à celle d'une âme parfaitement intégrée dans la société de l'autre monde, n'agissant plus qu'en harmonie avec les autres ancêtres32. La consécration du sujet à une divinité protectrice paraît remplacée au terme du veuvage par l'installation de l'esprit vital (agbe luvho) du défunt auprès de celui de son ancêtre tutélaire (l'amedzoto) et du principe vital (Kla) ayant présidé à son envoi au monde ; en effet il se mettra dès lors à leur disposition pour faire fonction lui aussi d'ancêtre tutélaire ou de telle ou telle divinité à laquelle il se trouvera assimilé.

84 Que conclure des observations précédentes, si ce n'est tout d'abord qu'en raison de leur date indéterminée, souvent tardive, ainsi que de leur indépendance des sentiments ayant été éprouvés pour le défunt, les rites évhé du deuil ne semblent pas pouvoir être considérés comme un traitement social de l'émotion immédiatement ressentie après une mort.

85 Gardons-nous d'oublier, à ce propos, que les rites du deuil ne font pas partout face au même événement psychologique que celui habituellement occasionné autour de nous par un décès. La fin de la vie d'un proche n'est pas du tout ressentie de la même manière au sein de sociétés dont les institutions et les croyances, notamment celles relatives au statut de la personne humaine, diffèrent considérablement. C'est ainsi qu'en milieu traditionnel évhé (mais je crois que cette observation peut être étendue à une très large partie de l'Afrique noire) on est si persuadé de la subsistance de l'âme d'un mort auprès de ceux qu'il a quittés que sa disparition physique n'est en aucun cas perçue comme un anéantissement ou un éloignement définitif, mais comme une transformation des modalités de sa présence. Bien que toujours difficile à supporter, la mort n'est pas jugée révoltante. Elle fait passer un individu de la condition de personne vivante, appelée à jouer un certain rôle dans le monde, à celle d'un défunt appelé à y jouer un rôle plus éminent encore, car indispensable à l'humanisation de ses descendants33. Elle met à la disposition des survivants un agent d'action magique ou un ancêtre supplémentaire à qui ils offriront des cadeaux, de qui ils attendront en retour

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certaines faveurs, à qui ils rendront des sacrifices, qu'ils associeront à toutes leurs beuveries en leur versant au sol le premier verre de boisson, qu'ils feront parler par l'intermédiaire d'un médium ou ne cesseront de consulter chez divers devins pour lui demander conseil et connaître ses exigences. Après qu'elle ait frappé ils se préoccupent bien moins de remédier à une « perte », le mort étant loin d'être perdu pour la société, que de mener à bon terme, dans l'intérêt de tous, un changement d'état qui est dans l'ordre des choses.

86 Ce n'est pas tant de la personne même du défunt dont les survivants se trouvent privés, mais de son potentiel de travail et de reproduction. Cette perte est très forte en ce qui concerne un enfant qui était un être plein de promesses et ne deviendra même pas un véritable ancêtre. Elle décroît avec l'âge en ce qui concerne un adulte, à mesure que déclinent ses forces et sa puissance génésique. Enfin elle devient quasiment nulle en ce qui concerne un vieillard ayant honorablement atteint le terme de sa vie. Or les rites de deuil sont inexistants après la mort d'un enfant et sont observés le plus strictement après la mort d'un vieillard. Revêtant ainsi une importance inversement proportionnelle à la perte éprouvée, ils ne sauraient avoir pour but de surmonter cette dernière.

87 Le travail de deuil ne porte donc éventuellement que sur des réactions secondes plus subtiles comme l'apparition d'un lancinant remords de n'avoir pas toujours agi comme il le fallait à l'égard du disparu, et le sentiment d'une dette désormais irremboursable envers lui. De l'auto-accusation dépressive pouvant en résulter, le survivant serait préservé par une imposition temporaire d'interdits lui donnant l'impression de s'acquitter a posteriori, par une sorte de pénitence, de tous ses devoirs.

88 Contrairement aux cérémonies qui occupent positivement l'esprit des individus en les amenant à reconstituer collectivement le tissu social déchiré où ils se situent, contrairement surtout aux veillées d'enterrement et de funérailles qui leur permettent de se libérer des tensions accumulées au cours des jours ayant précédé la mort et des heures qui l'ont suivie, le deuil se traduit en effet par un repliement sur soi, par une négligence ou par un assombrissement de sa toilette, par une interdiction des distractions et une suspension des activités principales, imposant à ceux qui s'y soumettent un surcroît de désagrément, sinon de douleur. Ils s'infligent là une épreuve supplémentaire de nature à les purifier d'un sentiment de culpabilité à l'égard du disparu.

89 La culpabilité en cause, précisons-le, ne prend pas source en des manquements à un impératif moral. Elle ne se développe guère à l'égard d'un enfant, d'un faible ou d'un pauvre homme n'ayant pas réussi. Elle se confond avec la crainte d'avoir déplu à quelqu'un pouvant prétendre au droit de s'en offenser.

90 Quelles qu'en soient cependant les répercussions bénéfiques sur les vivants eux-mêmes, le deuil évhé nous apparaît essentiellement envisagé, non comme un remède aux séquelles psychologiques d'un décès, ou comme un moyen de faire toucher aux intéressés le fond élastique d'un désespoir dont il serait ensuite plus aisé de les sortir, mais comme un devoir à rendre au défunt pour l'aider à accepter sans difficulté son nouveau mode d'existence.

91 D'aucuns feront remarquer que le défunt n'existe plus, si ce n'est dans l'imagination de ceux qui le regrettent, et que ces derniers règlent donc leurs comptes, en prenant son deuil, avec des objectivations chimériques de leurs angoisses, élaborées conformément aux traditions de leur groupe. A supposer cependant qu'il en soit ainsi, que la notion

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d'un univers psychologique entièrement construit par le sujet à l'aide d'éléments culturels extérieurs à lui corresponde – ce dont je doute – à la réalité, et que la libération de l'âme du défunt ne soit alléguée que pour justifier un travail de déconditionnement du survivant de tout ce qui touchait à lui, il n'en reste pas moins que l'endeuillé adopte une attitude altruiste, se désintéressant de son propre sort pour songer surtout au bonheur du disparu. Cela n'a pas du tout le même effet que s'il s'y résignait dans un état d'accablement et de fermeture sur lui-même d'où il risquerait de ne pouvoir être sauvé sans intervention thérapeutique. La signification socialement conférée à la condition dont il fait l'expérience, que nous prenions ou non la liberté de la juger illusoire, tire ainsi positivement à conséquence et mérite qu'on lui reconnaisse pour le moins un statut de cause. Ne se bornant pas à couvrir d'un simple déguisement le traitement systématique d'un accès plus ou moins inévitable de mélancolie, elle en constitue un élément capital.

BIBLIOGRAPHIE

Nomenyo, Seth (1968) La notion du Dieu créateur dans les croyances traditionnelles des Ewe du sud- Togo, Documents du Centre d'Etudes et de Recherches de Kara, fasc.1

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Rivière, Claude (1982) « Deuil et veuvage chez les Evhé du Togo », Anthropos, 77,3/4, p. 461-474.

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Surgy, Albert de (1983) La divination par les huit cordelettes chez les Mwaba-Gurma (Nord-Togo), I - Esquisse de leurs croyances religieuses, Paris, L'Harmattan, 330 p.

Surgy, Albert de 1984 « Origine et fonction humanisante de la mort chez les Mwaba (Togo du Nord) », Anthropos, 79, p. 129-143

Surgy, Albert de (1988) Le système religieux des Evhé, Paris, L'Harmattan, 334p.

Verger, Pierre (1982) Orisha, Paris, M. Métaillé, 293 p.

NOTES

1. Selon G.K. Nukunya (1969, p. 206) qui se réfère aux coutumes en vigueur à Woe (pays anlo), ce sont un ancien veuf et une ancienne veuve qui officient, le rôle principal étant tenu par celui de même sexe que le sujet. 2. Les comptages rituels sont très fréquents chez les Evhé. L'officiant se saisit à deux mains d'un objet ou d'une personne et lui imprime, dans telle ou telle direction (point cardinal, lieu précis,

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destinataire) un nombre déterminé d'impulsions (le plus souvent 3, 4 ou 7) en nommant successivement les chiffres correspondants (1, 2, 3...) 3. Pour lui éviter d'avoir à sortir de chez lui dans la journée pour ce motif, on lui aménage parfois un trou dans son enclos de toilette. Ailleurs, comme à Atorkor, on tolère qu'il sorte à condition qu'il avance en tenant ses deux mains posées sur ses épaules, les coudes appuyés contre sa poitrine. 4. Ce jour est propice aux relations avec les esprits et les divinités. A Atorkor on préfère fixer réellement le nombre de nuits de retraite du veuf ou de la veuve à un multiple de quatre et on introduit en conséquence le veuf ou la veuve en retraite un ashimlegbe. 5. Vers l'est : « Voici pour les mauvais (bis). Si le soleil se lève, qu'il se lève sur eux ! » Vers l'ouest : « C'est pour nous le soir (bis). Un enfant du soir va jusqu'au soir ». 6. Dans les villages éloignés du rivage maritime les veufs sont généralement emmenés, pour être lavés, à un croisement de deux chemins. 7. Le lavage d'un veuf ne fait intervenir aucune plante magico-médicinale (ama). Cependant, l'eau de mer est une eau à laquelle on attribue un caractère « chaud » (dzodzo) tandis que l'eau douce avec laquelle il se rince habituellement après coup est une eau de caractère « frais » (fafa) Ce n'est que dans les villages de l'intérieur qu'on éprouve parfois le besoin de rendre « chaude » et « fraîche » l'eau avec laquelle on lave un veuf en y introduisant une ou plusieurs feuilles appropriées. 8. Depuis une génération environ, de nombreux veufs refusent de porter le pagne noir en attendant un second lavage purificateur au bord de la mer. A Anloga, ils quittent alors le veuvage ce même jour, de la même manière qu'ils le quittaient autrefois à l'issue du second lavage. Se faisant remettre à la plage un cache-sexe et un pagne blancs qu'ils pourront laisser de côté dès le lendemain, ils se parent immédiatement des perles de levée du veuvage et donnent chez eux au retour une petite fête dès le début de laquelle les officiants les introduisent rituellement au milieu des danseurs. A Atorkor cette suppression de la seconde phase du deuil étant entrée en vigueur avant le raccourcissement de huit à quatre jours de la durée de réclusion à domicile, les veufs continuent de passer quatre jours dans leur chambre, mais durant les quatre jours suivants où ils peuvent occuper la pièce de séjour, ils sont déjà autorisés à ne plus tresser de cordelettes et à recevoir des amis. 9. A Anloga on autorise dès lors le veuf ou la veuve à se peigner, ce qui reste souvent interdit ailleurs. 10. Parfois, les perles ne sont remises au veuf qu'à son retour à la maison. Elles diffèrent plus ou moins d'un village à l'autre. Ainsi, à Atorkor, on attache au poignet gauche du veuf une perle rouge sui, une perle bleue qblotsi, un bijou d'or et un grain noir hloku, ce qui semble correspondre aux quatre éléments), à son poignet droit des perles variées, au dessous de son genou gauche une enfilade de petites perles appelées aussi avhake, et au dessous de son genou droit des perles variées. 11. Dans certains villages où le port du pagne noir a été supprimé et où le deuil du veuf prend donc désormais fin avec sa réclusion à domicile, on lui demande parfois, en compensation, de porter ces perles un certain nombre de jours (par exemple, à Atorkor, au minimum 14 jours). 12. Par égard pour son épouse, le veuf peut y ajouter aussi un canard. 13. A Atorkor le temps de réclusion était resté, en 1968, quatre fois plus long pour la femme. Elle devait passer 16 jours dans sa chambre puis 16 jours dans la pièce de séjour, et ne sortait qu'au 33ème jour. 14. A Dzolo (Togo), c'est au contraire le veuf qui a pour occupation traditionnelle de fabriquer des paniers, mais de grands paniers (kusi) utilisés par les agriculteurs, durant les jours où il reste confiné chez lui. Quant à la veuve, elle tresse des cordelettes de coton ou casse des noix palmistes.

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15. Elle le remplace souvent, çà et là, de nos jours, par un pagne plus économique de toile blanche écrue appelé aqaqa. 16. De nos jours ce tabouret est rendu à l'usage public ; mais autrefois nul autre que le veuf n'avait jamais le droit de s'en servir. C'est celui-là qui était ensuite brisé et abandonné sur sa tombe. 17. Si l'homme était parti résider avec sa femme dans un autre village, c'est dans cet autre village, et non dans celui où le corps a été ramené pour être enterré, qu'il doit être reclus 18. Si la femme était partie résider au loin et y est morte, la case en question est celle où l'on a premièrement rapporté sa relique (paquet de cheveux, de poils et de rognures d'ongles) censée servir d'appui à son esprit vital. 19. Si le pagne n'est pas en trop mauvais état, il arrive de nos jours que l'officiant, au lieu de le jeter en brousse, en prenne possession, ainsi que de la vieille natte sur laquelle le veuf couchait et du vieux pot dans lequel il se lavait 20. Durant sa réclusion, le veuf est jugé plongé au milieu des « mauvaises choses » (nom souvent donné aux facteurs de dérangement spirituel). Ce sont ses « mauvais cheveux » et un « mauvais pagne » qu'on lui enlève. 21. Certaines femmes prolongent leur veuvage délibérément dans l'espoir que cela incitera leur mari défunt à les aider dans leurs travaux, notamment dans leur commerce. 22. Le cas ne se pose guère pour l'homme dont la durée du deuil est courte, à moins qu'il ne reporte sa prise de deuil après des funérailles organisées sans tarder après le décès par la famille de son épouse défunte. 23. L'esprit du défunt, pense-t-on, après un premier temps d'errance et de cheminement terrestre à travers la forêt, atteint bientôt le fleuve (la Volta) qui délimite à l'ouest le territoire où il avait vécu et s'y embarque à destination des abîmes de l'autre monde. 24. Cette durée est diversement estimée. « Dieu seul la connait » est l'aveu final des informateurs. Certains la disent de 40 jours, mais 40 est, chez les Evhé, comme mille l'est ailleurs, un chiffre symbolique utilisé pour qualifier un ensemble complet. Des rites exécutés en certains endroits à l'issue du 4è mois après le décès peuvent laisser croire que le voyage exige 4 mois ; mais 4 mois (3 fois 40 jours) est aussi, comme 16 lunaisons et quelques jours (environ 12 fois 40 jours), un symbole numérique de complétude. 25. Cette conclusion peut être discutée. En effet, sans être encore installé au pays de ses ancêtres, il pourrait n'agir pour l'instant qu'en simple intermédiaire de son propre amedzotoa avant d'hériter très bientôt de la fonction de celui-ci. 26. Une toute jeune épouse passionnément aimée, mais dont les récents rapports avec le défunt n'ont pas donné fruit sera seulement soumise aux rites d'efu. 27. Claude Rivière (1982) déclare qu'au Togo les anciennes épouses d'un homme décédé doivent nécessairement participer au deuil. Comme le deuil se prend dans la case où l'on a vécu avec le conjoint, je me suis laissé dire que plusieurs femmes, craignant quelque rancune de la famille de leur ancien mari à leur égard, cherchaient à s'en dispenser ou le prenaient séparément à leur manière en suivant le conseil d'un devin. Au Ghana et à Ave Dzolo la prise de deuil d'une divorcée ne m'a été présentée que comme recommandée ou même seulement possible et devant être prescrite par un devin. 28. G.K. Nukunya (1969, p. 207-208) fait observer que la plus courte durée du deuil du veuf s'explique par l'obligation qu'il a de ne pas priver trop longtemps ses autres épouses de relations sexuelles. 29. La mesure de la durée initiatique, en nombre de tranches de douze heures depuis le matin du premier jour jusqu'au soir du dix-septième jour, met en évidence le nombre trente trois. Cependant la dernière tranche de douze heures marque déjà un engagement dans la période suivante. De même, la cérémonie de levée du deuil n'appartient déjà plus au temps du deuil. En admettant que l'intervalle de temps séparant la mort de la prise de deuil soit analogue à la

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nuit de réclusion d'un futur initié à Afa dans la pièce qui lui tiendra lieu, les jours suivants, de sanctuaire d'Afa, ou analogue au temps de réception du futur initié à un orisha ou à un vodu, avant qu'on ne s'en occupe dès le lendemain matin durant dix-sept jours, la prise de deuil devrait normalement avoir lieu une demi-lunaison après le décès et la levée du deuil trente-trois demi- lunaisons après le décès. S'agit-il de la durée qui fut jadis estimée nécessaire à l'intégration de l'âme dans la société des ancêtres ? 30. La femme n'est pas normalement introduite au « bois sacré ». Son initiation ne débute véritablement qu'en fin d'après-midi de la première journée, en un moment où l'homme est déjà sorti du « bois sacré » après y avoir été acheminé dès l'aube, environ douze heures plus tôt. En qualité de génératrice, une femme siège en effet simultanément en elle-même et en dehors d'elle-même. En raison de cette ambiguïté, elle n'est pas tenue de remonter symboliquement jusqu'au fondement même du monde, mais seulement jusqu'à la frontière séparant ce fondement lointain du chemin qui conduit au monde. 31. Une initiation complète dure, dit-on, trois ans, mais elle se poursuit théoriquement durant 33 mois lunaires et met ainsi toujours en évidence le même nombre symbolique caractérisant le déploiement de toutes les puissances d'un principe vital. 32. Claude Rivière (1982) signale que le veuvage est moins long à Notse quand il est pris pour une personne ayant été frappée de « mauvaise mort ». Cela peut s'expliquer par le fait que l'âme d'un « mauvais mort » n'a pas à reprendre pied au pays de l'origine en s'y identifiant à une divinité. Tout au plus entre-t-elle, dans le monde intermédiaire où elle continue à évoluer, au service d'une des divinités. Il n'en convient pas moins de l'aider à changer radicalement de rôle. 33. On peut parfaitement reprendre pour les Evhé ce que j'ai déjà exposé à ce sujet en traitant des Mwaba-Gurma (Surgy 1984).

RÉSUMÉS

Nullement proportionnés à l'intensité de l'affection pour le défunt et exécutés indépendamment d'autres rites funéraires, les rites évhé du veuvage semblent destinés à prévenir des réactions d'auto-accusation dépressive liée au sentiment de ne pas avoir rempli ses devoirs envers le disparu. Ces rites, systématiquement centrés sur la personne du défunt, peuvent être interprétés comme son initiation à une condition nouvelle où, détaché de son conjoint et de ses subordonnés, il reprendra place auprès du principe vital qui l'avait envoyé au monde. Le deuil évhé apparaît comme un devoir à rendre au défunt pour l'aider à accepter son nouveau mode d'existence, puisque sa disparition physique n'est pas un anéantissement ou éloignement définitif mais une transformation des modalités de sa présence.

Performed independently of funeral ceremonies, Ewe widowhood rites are not directly proportional to feelings for the deceased. Their aim seems to be to prevent reactions of depressive self-accusation that one has not fulfilled duties toward the dead person. Systematically centered on the deceased, these rites can be interpreted as his (or her) initiation into a new condition as, separated from spouse and subordinates, he returns to the vital principle that sent him into this world. Mourning is a duty to be executed for the dead person so that he accept his new existence, since his physical extinction is not thought to be a definitive departure or annihilation, but a transformation of the way he is present.

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INDEX

Thèmes : Evhé Keywords : mourning, funerals, widowhood Mots-clés : deuil, rites funéraires, veuvage Index géographique : Togo, Ghana

AUTEUR

ALBERT DE SURGY URA.221 (EPHE-CNRS)

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Interrogatoire du mort en pays joola felup Questioning the deceased (joola-felup)

Odile Journet et André Julliard

1 Dans la société felup1, les rituels de deuil se prolongent de une à deux semaines selon que le défunt est un vieillard ou un enfant. Les funérailles proprement dites commencent le soir du décès pour se terminer le lendemain au coucher du soleil : le mort est enterré indifféremment de jour comme de nuit. La cérémonie publique et collective se développe suivant quatorze grandes étapes, dûment nommées, qui, progressivement, vont impliquer les proches comme les lointains du défunt. Quatorze moments que nous ne ferons qu'énumérer ici :

2 . annonce du décès (bubahulélu) : il faut avertir les ukin2, puis divulguer la nouvelle par des cris de douleur et les coups sourds du tambour à lèvres ;

3 . veillée nocturne (morahu) par la parenté paternelle et maternelle ; laver le mort (ukullénahu ata anaho akeen) : dès cinq heures du matin, la famille du mort cuisine un porc pour la parenté. Le cadavre est ensuite lavé et couché à plat ventre sur le brancard de l'interrogatoire, la tête relevée et les yeux ouverts ;

4 . interrogatoire du défunt (kasaabaku) : le brancard porté par des spécialistes fait le tour d'une série d'ukin pour déterminer la cause de la mort ;

5 . « faire l'estrade » (buyagitam) : exposition du cadavre en position assise sur la place du quartier où est né le défunt ;

6 . « se mettre de la boue » (kahonoraku) : les femmes des familles paternelle et maternelle se couvrent de boue qu'elles vont chercher dans le marigot par deux fois au cours de la journée ;

7 . danses funéraires (nyukukry) : danses collectives (l'après-midi) autour de l'estrade, interrompues par les nombreux hommages et offrandes (ensevelies ou non) au mort ;

8 . séparation symbolique du défunt d'avec les ukin dont il était responsable (bunannorabu) ;

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9 . habillage du mort (uliménàhu) et démontage de l'estrade ;

10 . présentation du défunt à un boekin (kasikenatu) pour déterminer le type de sacrifice qu'il faut faire pour que le mort quitte sa famille en la laissant sans conflit ;

11 . nouvelle interrogation sur la place du quartier pour déterminer les qualités personnelles du défunt (un grand cultivateur ! Un grand lutteur ! etc.) ;

12 . « tuer pour quelqu'un d'exemplaire » (kabuja kata esokey) : il s'agit d'assommer un poulet sur le brancard (ce n'est pas un sacrifice) ;

13 . enterrement (kuhokahu) : dernier interrogatoire sur le chemin du cimetière, puis ensevelissement du corps dans la terre : tête à l'ouest, le mort est couché sur le côté gauche, le bras replié sous la tête, de façon à ce qu'il regarde le nord (pays des morts) ;

14 . condoléances à la famille (kalobaku nuku ianu) : les femmes du patrilignage vont passer la nuit dans la maison du défunt.

15 De ce schéma cérémoniel, nous ne retiendrons ici que l'interrogatoire, et uniquement le kasaabaku (interrogatoire effectué le matin même des funérailles), en prenant pour exemple celui que nous avons observé à Susana, en janvier 1986.

16 Dans la société felup, la mort est avant tout un événement social qui admet quatre types d'interprétations : • la volonté de Dieu (Emitay) ; • l'attaque d'un boekin (châtiment, punition, etc.) ; • l'agression d'un sorcier (asayo) (dans le sens de « witchcraft ») ; • la malveillance d'un « homme mauvais ». Ce dernier peut utiliser un poison d'origine végétale ou les pouvoirs d'un boekin (dans ce cas, c'est un homme qui a des pouvoirs de clairvoyance et d'invisibilité).

17 Originaire et marié à Susana (principal village du pays felup), père de deux enfants, Osile (« long et maigre ») est décédé en janvier 1986 dans la pleine force de l'âge puisqu'il devait compter une quarantaine d'années. Sa mort, comme toutes les autres, ne peut relever que de l'un – et seulement de l'un – des 4 types d'explications mentionnées ci-dessus.

18 La première étape dans cette matinée d'interrogatoires qui en comprendra quatre au total, est sous le signe du boekin Ekobey qui protège les hommes initiés et gouverne les maladies « de côtes ». Une trentaine d'hommes accompagnés d'une dizaine de femmes (veuves ou portant un enfant) prennent place de manière à dessiner une aire semi- circulaire d'une quinzaine de mètres de diamètre. Au centre de l'aire, et face à l'assistance, se tiennent les deux porteurs du brancard, très exactement situés dans l'axe du boekin qui se dissimule dans le feuillage encore vert de ce début de saison sèche, quelques 20 ou 30 mètres plus loin. Personne ne peut s'interposer entre le brancard et le boekin (que ce soit en passant ou en stationnant sur le sentier).

19 Apparemment, il n'y a pas d'interrogateurs désignés : tous ceux qui se sentent concernés ou pensent être impliqués dans l'événement de ce décès peuvent prendre la parole. L'interrogatoire prend la forme d'un dialogue dans lequel chacun exprime sa version de l'événement, ses explications, son opinion et ses questions. Par l'intermédiaire du brancard, le mort « répond » en ayant à sa disposition cinq types de comportements-réponses :

20 1. pour une réponse positive (notée : « oui » dans le compte rendu de l'interrogatoire), le défunt « poussera » le brancard vers son interlocuteur, qui l'arrêtera en saisissant de

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la main droite le barreau transversal sur lequel repose la tête du mort. Puis, il fera le geste de le repousser au centre, signifiant ainsi qu'il accepte la réponse du défunt. Si l'interrogateur refuse ce « oui » – signifiant ainsi que le mort ment –, il s'écartera du brancard qui entre dans la foule, laquelle se disperse aussitôt. Le brancard retourne ensuite au centre de la place.

21 Le mort peut également souligner l'importance de sa réponse (noté : « oui »), en « fonçant » littéralement sur le questionneur, qui devra faire un effort physique réel – et même quelquefois appeler à l'aide son voisin – pour renvoyer le brancard. Ce comportement donne une orientation décisive aux questions ultérieures ;

22 2. pour une réponse négative (notée : « non »), le brancard reste immobile au centre de la place ;

23 3. le défunt peut également refuser de répondre (noté : « ... ») ; les porteurs pratiquent alors un mouvement de balancement latéral de peu d'amplitude (piétiner sur place en se balançant est une attitude courante pour exprimer « la honte » d'avoir commis une faute envers le code moral en usage dans la société felup) ;

24 4. enfin, le mort peut choisir son interlocuteur, en se dirigeant droit sur lui. Cette situation se produit dans un moment où chacun reste silencieux et où l'interrogatoire ne progresse plus.

25 Sikundo (féticheur, cousin paternel du défunt Osile ; il était appelé oncle par ce dernier parce que plus âgé que lui) : - « Je ne peux pas tout dire ce qui t'a tué. Tu nous as montré les gens qui savent pourquoi tu es mort. Peut-être ton âme est-elle dans le boekin ? » - « Non »

26 Le féticheur demande à Osile si, de son vivant, il a accompli toutes les obligations rituelles dues à Ekobey. Il cherche à savoir si la mort ne serait pas un châtiment du boekin : le boekin aurait littéralement dévoré le mort.

- « Est-ce que ton âme n'est pas dans Ekobey ? » - « … »

- « Il faut que tu nous dises si réellement tu as eu des discussions avec Ekobey ? » « Oui »

27 Avoir des discussions avec le boekin est une formule ambiguë, même pour les deux personnes qui nous ont aidés à traduire l'interrogatoire. Elle peut signifier d'abord qu'Osile était en conflit avec le boekin, soit parce qu'il avait refusé d'accomplir un sacrifice (une rébellion en quelque sorte), soit parce qu'il avait négligé ou oublié de le faire : le sacrifice représente toujours une charge économique et un endettement prévisible. La question peut aussi implicitement signifier : Osile n'est-il pas un de ces « hommes mauvais » qui utilise le boekin pour ensorceler ses victimes ? A cette ambiguïté répond une hésitation du brancard : elle signifie la honte sociale (surtout pour la famille) d'avouer cette relation.

28 Le brancard recule et se dirige vers Sikahunan (cousin paternel de Osile, habitant la même concession).

29 Sikundo :

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- « C'est chez Sikahunan que tu as pris la mort. Sikahunan perdait ses enfants. C'est toi qui les as tués ? » - « Oui »

30 Dans les années 68-70 – presque 20 ans en arrière – Sikahunan a été la victime de Sihongoli, le père d'Osile, qui était un puissant féticheur de Susanna et l'un des gardiens du boekin Ekobey. Pourquoi devient-il le sorcier de son neveu ? Parce que celui-ci, s'étant converti au catholicisme, refusait de subir le rite de la circoncision. Sikahunan échappera à son oncle après un mois de maladie mais, et jusqu'à sa mort, Sihongoli le poursuivra, notamment après son mariage catholique, en tuant (en « prenant ») les deux premiers enfants du couple.

31 Nous ferons trois remarques :

32 1. Au cours de cet interrogatoire, cette affaire de sorcellerie ne sera pas autrement discutée ni commentée. Nous pourrions dire toutefois que le kasaabaku « prolonge » cette histoire en y apportant des explications supplémentaires, et va sans doute la clore définitivement ainsi que le conflit social qui secoue le lignage d'Osile.

33 2. Le choix du boekin Ekobey comme celui de tous les autres de cet interrogatoire, est déterminé à l'avance. La veille des funérailles s'est tenue une réunion secrète entre quelques chefs de lignage, détenteurs d'ukin qui ont reconstitué (en sacrifiant) l'histoire familiale d'Osile et « jugé » en quelque sorte la cause du décès. A cette assemblée assistait également le chef des porteurs du brancard (il se tiendra à l'avant- gauche) qui conduira donc ses mouvements en tenant compte des décisions retenues.

34 3. La réponse à la question que pose le décès d'Osile (et qui par conséquent explique la cause de sa mort), est connue de tout le monde. C'est pourquoi elle est envisagée très rapidement, pratiquement sans précaution rituelle d'aucune sorte.

35 La mère d'Osile : - « Osile, il faut tout dire pour que tu ne reviennes pas ! »

36 La mère d'Osile exprime prématurément son idée : son fils est sorcier et elle craint qu'il ne revienne sur terre comme il en a le pouvoir.

37 Un homme : - « Tais-toi, c'est les oncles qui doivent parler avec lui ! »

38 La mère en chantant, appelle les vieux de la concession. Ces chants qui évoquent la qualité prépondérante de chacun des ancêtres, entrent également dans les chants de l'umangau (fêtes d'intronisation d'un nouveau féticheur) ou encore, dans les chants des luttes. Cette psalmodie peut être perçue comme un appel à la force et à la sagesse des ancêtres qui vivaient en un temps où il n'y avait pas « d'hommes mauvais ».

39 Malum (cousin paternel) : - « Tu vois bien notre oncle Sikundo. Il faut nous montrer comment tu fais pour prendre les enfants de ton cousin et les tuer. » - « Non »

- « Tu as honte de dire la vérité ou bien faut-il quitter cette place pour que les femmes n'entendent pas comment tu as fait pour prendre les enfants ? »

40 Le brancard fait le tour de la place et s'arrête en direction du boekin Ekobey

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- « C'est Ekobey qui t'a tué ? » - « Oui »

- « Est-ce que tu as eu des disputes avec ton frère ? » - « Non »

41 (Sikahunan et Osile sont cousins de même génération : ils sont appelés frères).

- « Sikahunan a perdu ses enfants, c'est toi qui les a mangés ? » - « Oui »

- « Tu as raison ! Tu as bien fait de manger les enfants de ton frère plutôt que de manger les enfants d'autrui. C'est pour cela que tu as eu des problèmes avec Ekobey ! » - « Oui »

- « Tu as bien fait de prendre les enfants de la maison plutôt que d'aller ailleurs. Sinon, je t'aurais demandé : « pourquoi es-tu allé dans une autre maison manger les enfants d'autrui ? »

42 Malum exprime une opinion très appréciée de l'assistance car elle va dans le sens de l'apaisement et non du conflit toujours redouté : d'une part, il rappelle habilement qu'un sorcier n'est pas entièrement responsable de ses actes (il est poussé) et d'autre part, il démontre que son cousin est resté dans une certaine norme sociale en n'attaquant pas des étrangers à son lignage, évitant ainsi de déclencher des conflits pouvant dégénérer en violence (poison, bataille, etc.).

43 Usumboal (féticheur, gardien de Ekobey) : - « C'est donc toi qui t'es tué, ce n'est pas quelqu'un qui t'a mangé. C'est toi-même qui t'es fait tuer. Le kasaabaku ne sera pas long ! » 44 Le brancard ne répond ni oui ni non, et il ne refuse pas non plus la question : il l'ignore en retournant lentement au centre de la place. Le comportement du brancard se comprend car l'intervention de Usumboal sert avant tout à marquer son extériorité par rapport à la relation existant entre son boekin et Osile : ce que personne ne mettrait en doute compte tenu de la notoriété de Usumboal.

45 Abayan (cousin paternel) : - « Pourquoi as-tu répondu à Sikundo et n'as-tu pas voulu répondre à Malum ? Tu as bien répondu à Usumboal ? Ton père, lui, ne va pas te demander de quoi tu es mort ! »

46 « Ton père ne va pas te demander ce qui t'as tué » : il engage Osile à ne pas craindre la honte de répondre qu'il est lui-même sorcier parce que son père, lors de son interrogatoire, a déjà avoué qu'il était le sorcier de Sikahunan. La honte sur la famille est déjà publique.

- « Pourquoi ne veux-tu pas nous dire exactement de quoi tu es mort ? Nous allons reprendre les questions de Sikundo ! Quand tu t'es levé (= soulevé par le brancard), tu t'es dirigé vers Ekobey, après tu t'es dirigé vers Sikahunan. Certains t'ont interrogé, tu n'as rien voulu dire et d'autres t'ont interrogé et tu as dit ce qui t'a tué. Ce que tu as dit à Sikundo à l'ukulaw (= place d'exposition du cadavre), c'est vrai ? » - « Oui »

- « Pourquoi ne veux-tu pas dire exactement les choses ? Tu fais des zigzags. Yalori (= ombre, silhouette, sorcier), c'est Dieu qui l'a créé. Je ne serai pas étonné que Dieu ait créé le sorcier pour les gens.

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Pourquoi tu ne veux pas nous dire : « oui, je suis mort parce que j'ai tué les enfants de mon cousin » ? Et tu fais des zigzags ! » - « ... »

47 Abayan évoque ici un savoir commun au village : le sorcier aurait été créé par Dieu pour rappeler aux hommes qu'ils doivent suivre les règles et les usages édictés par les ancêtres (hommes proches de Dieu). Ce faisant, il introduit les arguments qui vont permettre de donner une conclusion satisfaisante à l'interrogatoire, maintenant prévisible par tous : puisque c'est Dieu qui a créé le sorcier, sa fonction sociale, bien que nuisible et mauvaise, fait partie de « l'ordre naturel » de la société.

- « Einanum (= personne élue, Dieu) fait bien les choses. Peut-être est-ce nous qui t'avons mangé ou bien c'est toi qui t'es tué ? Nous souhaitons que tes enfants vivent longtemps et nous allons les garder ». - « ... »

48 Un homme

- « Abayan, as-tu fini ? »

49 Abayan

- « Oui, j'ai fini !' »

50 Usumboal

- « Nos frères t'ont interrogé pour savoir si tu es mort d'avoir tué les enfants de notre frère. Est-ce bien vrai ? » - « Oui »

- « C'est vrai, notre frère a perdu ses enfants. Personne ne dira le contraire. Nous parlons de la même chose depuis le début ». - « Non »

- « Tu ne veux pas répondre parce que j'ai dit à tout le monde de quoi tu es mort ? - « Non »

- « Nous, nous avons l'habitude de nous appuyer sur ce que chacun de nous a dit. Nous allons donc reprendre ces paroles pour t'interroger ! »

51 Toutes les questions à venir devront se centrer sur les deux énoncés suivants :

52 1) Osile est mort parce qu'il a tué les enfants de ses cousins ;

53 2) Il a été tué par le boekin Ekobey. - « C'est toi qui a tué les enfants de tes frères, et c'est pour cela que tu es mort ? » - « Oui »

- « Sikundo t'a demandé où vas-tu manger ? C'est ici (= dans la concession d'Osile) qu'il faut manger ! » - « Oui »

- « Comme Ekobey a refusé (que tu manges les enfants), pourquoi es-tu allé manger ? Est- ce que les hommes ne passent pas à l'interrogatoire ? » - « Bon, tu dis que l'interrogatoire (celui de Usumboal) est fini ! L'interrogatoire est fini ? » - « Oui »

54 Ampahanji, le beau-père d'un cousin d'Osile chez qui ce dernier allait souvent jouer lorsqu'il était enfant, veut parler mais le brancard part dans la direction opposée.

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55 La mère d'Osile - « Ne pars pas là-bas ! Il faut revenir de ce côté-ci car Anpahanji ne te trouvera pas ! »

56 Le brancard revient au centre de la place

57 Ampahanji - « C'est vrai, quand tu t'es levé, tu t'es dirigé vers Ekobey. Si tu t'étais arrêté à cette place et avais dit que c'est nous qui t'avons mangé, l'interrogatoire serait court. Moi, je n'ai pas su à temps que tu étais malade. Je ne savais pas. Quand ta femme est venue me dire : « Osile est malade », c'est à ce moment que je suis allé chez toi, et je t'ai dit : « tu es malade et tu ne veux pas te soigner. Si la maladie est grave, tu ne pourras jamais guérir. Nous avons cultivé ensemble les rizières et voilà que tu es tombé malade ; voilà que cela t'a bien fatigué et tu en es mort. Quand je suis arrivé chez toi, je t'ai demandé pourquoi tu étais malade. Tu m'as répondu : « non, je ne sais pas ce qui m'a rendu malade ». Notre causerie n'a pas duré ». - « Est-ce moi qui t'ai tué parce qu'une fois je t'ai dit que j'étais allé sacrifier au boekin ? » - « Non »

58 Ampahanji se fait publiquement innocenter de toute accusation de sorcellerie envers le mort. Cette accusation aurait pu lui être faite car le cousin d'Osile dont il est le beau- père, n'est autre que le frère de Sikahunan, converti lui-aussi au catholicisme et par conséquent, ennemi désigné de Sihongoli (père d'Osile). Il aurait pu par l'intermédiaire de Ekobey (où il est allé sacrifier) « riposter » et prendre la défense des deux frères.

- « Tes frères (= fils classificatoires de Ampahanji) aussi, c'est moi qui les ai mis au monde, je leur ai posé la question comme à toi, ils ont reculé. Tu n'as pas voulu me dire ce qui t'avait rendu malade. Je t'ai dit : « le jour où tu vas mourir, tu auras quatre pattes » (« avoir quatre pattes » = symbole du brancard), voilà c'est aujourd'hui que tu as quatre pattes. C'est à cause de ton frère que tu es mort ? » - « Oui + »

59 Il demande à quelqu'un de l'aider à repousser le brancard.

- « Tes frères ne t'ont pas mangé et toi tu es mort d'avoir mangé leurs enfants ? » « Oui + »

- « Le sorcier meurt, l'âme aussi meurt. Quand Osile était malade, nous étions partis en réunion à Kugel, je vous ai dit : « je ne garde pas le pagne pour moi, mais je garde ça pour Osile parce qu'Osile c'est moi qui l'ai mis au monde ». Parce que moi toute l'année je suis malade, donc je ne crois pas que je vais mourir maintenant ».

60 Ampahanji s'était vraisemblablement rendu à Kugel, quartier de Susana, à l'une de ces nombreuses réunions où se discutent les problèmes du village, et y avait montré le pagne qu'il venait d'acheter en prévision du décès d'Osile (offrande).

61 Le brancard reste devant lui - « Moi et Sihonguli : qui devait mourir le premier ? Or, Sihonguli est mort avant moi. »

62 Ampahanji veut dire qu'avec Sihonguli, ils sont comme les deux parties complémentaires d'un tout : si l'un est malade, l'autre tombera malade pour que le premier guérisse (explication donnée par les deux traducteurs de l'interrogatoire). Une telle complémentarité s'observe souvent chez les Felup, entre deux grands lutteurs.

63 Cette remarque donne tout son sens à l'affirmation de Ampahanji : « je suis malade toute l'année, mais je sais que je ne mourrais pas », puisqu'Osile, représentant de son

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père (représentation encore renforcée par la présence du caractère héréditaire de sorcier) est mort une fois encore avant lui. - « Kia Osile ! » (Expression de pitié).

64 La mère d'Osile

- « Awania (« awania » = grand cultivateur), tu as vu ton interrogatoire ! » - « Oui + »

- « Quand je lui demandai de son vivant l'origine de sa maladie, je savais que le jour où il mourrait, il me dirait qui l'a tué. Voilà aujourd'hui que tu te diriges vers ton frère : tu t'es disputé avec lui ? Vous vous êtes disputés dans les rizières. Quand Sikahunan a cultivé sa parcelle, Osile a dit que c'était la sienne, et il a arraché tout le riz que Sikahunan avait repiqué, et il a planté son propre riz. Mais la parcelle n'est pas pour Osile, elle est à Sikahunan et tout le monde a dit qu'Osile avait tout. Le riz de Sikahunan que tu as arraché, c'est pour cela que Ekobey t'a tué ? » - « Non »

- « C'est parce que tu es sorcier que tu as mangé ses enfants et que tu es mort ? - « Oui »

- « Oui, c'est ce que je t'ai dit. Je suis allée sacrifier et on m'a dit que c'est Ekobey. Tout le temps que tu étais à la mission, avant de revenir à la maison, tu as peut-être vu quelque chose et peut-être n'as-tu pas sacrifié à Ekobey pour lui dire que tu avais vu là-bas quelque chose de dangereux ? » - « Non »

- « Quand tu as quitté la mission, tu aurais dû aller chercher du vin (de palme) pour sacrifier à Karahayaku. Mais tu n'es pas allé afin de dire ce que tu as vu. » - « Non »

65 Le dispensaire, seul centre médical correctement équipé du pays felup et que possède la mission catholique italienne implantée à Susana, comprend 3 pièces qui communiquent : une salle de soins, une maternité et un dépôt de médicaments. Parce que cette salle d'accouchement n'est pas isolée comme la maternité traditionnelle, l'idée communément répandue surtout chez les femmes, est qu'elle constitue un lieu où les consultants masculins – et les catholiques consultent fréquemment puisqu'ils n'ont plus le droit d'aller chez le féticheur-guérisseur – peuvent transgresser, volontairement ou non, un interdit très rigoureux : le secret de l'accouchement. C'est pourquoi la mère d'Osile regrette qu'il n'ait pas sacrifié au boekin de la maternité Karahayaku-Ubuyau, parallèle masculin du Karahayaku (exclusivement réservé aux femmes).

66 La mère d'Osile - « C'est à cause de ton frère que tu as tué ses enfants ? » - « Oui + »

- « Ton interrogatoire est fini. Maintenant il faut partir, on va te faire descendre. Susana ! Ce que j'ai appris d'Osile ce n'était pas ça, donc c'est lui-même qui s'est tué ! »

67 Une femme

- « Son papa était sorcier, donc son fils est aussi sorcier ! »

68 Un homme

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- « Tais-toi ! »

69 Sibekandopa (féticheur, guérisseur de Osile) veut parler mais le brancard se dirige vers une autre personne de l'assistance.

70 Ampanaï (ami d'Osile) s'adresse alors à Sibekandopa : - « C'est ton ami, tu connais son secret ! »

71 Le brancard revient vers Sibekandopa

72 Sibekandopa

- « Vous me rendez la vie difficile, tu es le troisième maintenant. Chaque fois que vous êtes attaqués par le boekin, vous refusez de vous soigner et vous venez chez moi. Quand j'ai su que déjà tu étais tué par le boekin, je t'ai dit de retourner chez toi pour y attendre la mort. Chaque fois que j'allais « dans » un boekin, on te disait que c'est Ekobey qui t'avait rendu malade. Moi, j'ai trouvé que Ekobey t'avait déjà tué. Tu n'étais pas encore mort, mais tu avais la bouche fermée, je ne pouvais pas te soigner. Quand le père d'Osile est mort, je lui ai tout demandé, et pourquoi Ekobey l'avais pris. On a dit à Sikahunan de repartir dans sa concession, que rien ne lui arriverait. Mais il avait peur de repartir, c'est donc à cause de toi, Osile, qui tuais ses enfants. Quand j'étais parti chez toi, j'avais dit à Sikahunan de venir pour discuter de ta maladie. Mais Sikahunan n'est pas venu. N'est-ce pas que Sikahunan n'était pas venu ? » - « Non »

73 Les couples convertis au catholicisme habitent un quartier (Santa Maria) isolé de Susana par les murs de la mission italienne. Cet isolement apparaît comme une mesure préventive destinée à protéger les habitants des féticheurs, qui n'hésitent pas à recourir au poison en représailles contre ceux qui ne respectent pas les règles de Dieu et qui attirent ainsi son courroux sur le village.

- « Quand j'étais parti chercher Sikahunan chez lui, j'ai trouvé sa femme. Elle m'a dit que Sikahunan était allé dans les rizières pour chasser les oiseaux. Puis je suis allé à Ewang où je suis resté, et c'est là que je l'ai aperçu qui partait dans les rizières. Sikahunan était donc fâché contre toi parce que tu lui avais fait quelque chose ? »

74 Sikahunan se cachait car en tant que catholique vivant à Santa Maria, il ne voulait pas se rendre à la convocation du féticheur, craignant réellement pour sa vie : Osile, même malade, restait menaçant d'autant qu'en cette occasion, Sibekandopa pouvait être son allié. - « Oui »

- « Ce que tu lui a fait ne lui plaît pas, c'est pour cela qu'il n'est pas venu te répondre. C'est bien à cause de ton frère que tu es mort ? » - « Oui »

75 Remarquons que Sibekandopa préfère interpréter l'attitude de Sikahunan comme une démonstration d'irritation et non de méfiance envers eux : paroles qui vont dans le sens de l'apaisement de ces conflits, objectif général de l'interrogatoire.

- « C'est la seule chose que tu as faite, ou bien il y en a encore une autre ? » - « Oui + »

76 Sijula (beau-frère d'Osile) :

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- « Si mon grand frère était là, moi je ne devrais pas parler ! C'est mon grand frère Kantente qui devrait parler. C'est donc comme tes frères te l'ont demandé que tu es mort ? A cause de ton frère ? » - « Oui »

- « Ce n'est pas à cause de ta mère ? » - « Non »

- « C'est toi-même qui t'es tué ».

77 Le brancard se retourne pour partir.

- « Viens ici ! Est-ce que tu n'as pas entendu ce que ta maman a dit ? Tu n'es pas mort à cause de la parcelle pour laquelle tu t'es disputé avec Sikahunan ! » - « Non »

- « Donc, c'est toi qui t'es tué ! »

78 Le brancard se dirige vers la femme d'Osile.

79 Ampanaï (ami d'Osile) - « Quand l'ami de Youtou (village de Casamance) m'a envoyé quelqu'un pour me dire de venir le rencontrer à Kaguit, j'ai marché et couru jusqu'à être fatigué. Je me sentais mal et je me suis assis. Alors je me suis posé la question : qu'est-ce qui va m'arriver ? Au lieu de me dire : « notre ami est mort », on me dit tout simplement d'aller le rencontrer à Kaguit et quand je suis sorti du marigot, j'ai vu des gens qui venaient en pleurant, c'était la femme du mort. Je vous dis maintenant ce que j'ai entendu mais mon ami Osile, nous sommes venus ensemble pour naître à Susana ! » - « Oui + »

80 Youtou, où habite Ampanaï, est distant d'une quarantaine de kilomètres de Susana. Kaguit est à la frontière sénégalo-gambienne. Entre ce village et Susana, il y a un marigot assez large à traverser.

81 Sihuolo (féticheur, gardien de Balinabu, boekin de la guerre et qui gouverne les maladies de la folie). - « Peut-être as-tu vu quelque chose sur moi, c'est cela que tu viens me dire ? » - « Non »

82 Sihulo est comme tous les féticheurs qu'Osile a fréquentés avant sa mort : il s'agit pour lui de faire reconnaître publiquement qu'il est innocent de cette mort ou plus exactement, qu'il n'a joué aucun rôle dans cet événement.

- « Tu es venu me saluer et tu rentres ? » - « Oui + »

- « Quand tu as envoyé ta femme auprès de moi pour dire que tu étais malade, je suis allé te voir. Tout ce que tu m'as dit, je n'ai pas gardé ça en tête. Si ce que tu m'as dit, c'est réellement ce qui t'a rendu malade, alors tu ne vas pas avancer ; c'est pour cela que j'ai pensé que c'est parce qu'on avait parlé que tu venais vers moi pour me saluer et partir. » - « Non »

- « Peut-être ai-je fait quelque chose ? » - « Non »

- « Peut-être mes enfants ont-ils fait quelque chose ? » - « Non »

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- « Ce dont nous avons parlé quand tu étais malade n'en fait pas partie ? » - « Oui »

- « Je pensais que c'était à cause de ce que je t'avais dit que tu es venu vers moi. Mais ce n'est pas ça ? » - « Oui »

- « Susana, c'est ce que je voulais lui demander parce que ça fait longtemps que nous parlons ».

83 Le beau-père d'Osile veut parler mais le brancard s'en va sur le sentier en direction du boekin Ekobey, et les porteurs posent le brancard sur le sol à quelques mètres de l'assistance.

84 Sikundo - « Les enfants d'Osile vont vivre et vivront longtemps. Comme un serpent qui enlève sa peau et puis s'en va, rien n'arrivera aux enfants, nous les garderons bien ! Tu es mort, mais rien n'arrivera à tes enfants. Je suis là, mais Osile quand il est revenu de Santa Maria, il n'a pas vécu longtemps. Il est mort et les deux enfants qu'il a mis au monde sont là. Moi, Sikundo, je suis peut-être sorcier mais ces enfants-là ne vont pas mourir. Ils vivront encore longtemps ».

85 Sikundo conclut l'interrogatoire pour le lignage et la concession d'Osile. Mais c'est plus qu'une parole au nom d'une collectivité, car c'est réellement elle qui s'engage par la bouche de Sikundo. Et l'assistance sera toujours là pour rappeler les engagements. La métaphore de la mue du serpent sert à affirmer que le village se garde (pour l'instant) de reconnaître que les deux garçons d'Osile sont des sorciers potentiels, successeurs de leurs père et grand-père. Chacun espère, et souhaite pour les enfants, que les funérailles d'aujourd'hui mettront fin à cette lignée de sorciers et que les enfants ne seront pas porteurs de cette force. Par ailleurs, Sikundo, qui prend l'engagement public de veiller sur les enfants, prévient incidemment le village : s'il s'avère que lui aussi est un sorcier, il faudra protéger les enfants de lui-même.

86 Un homme - « Les enfants là vivront encore longtemps. Il ne faut pas qu'ils fassent comme leur père. Ce que Sikundo a dit est une vérité. Les enfants vivront encore longtemps car actuellement tu mets des enfants au monde puis tu meurs, tu les laisses dans les mains des autres ».

87 En entendant ces paroles, Sikundo va frapper la tête des deux enfants qui assistent aux funérailles.

88 La femme d'Osile - « Quand je me suis mariée avec Osile, on était bien, on ne s'est jamais disputé. Trois ans après le mariage, j'ai eu des problèmes avec lui et j'ai quitté la maison. Je suis allé à Ziguinchor (Sénégal). Osile m'a trouvé à Ziguinchor, il m'a dit qu'il a appris par les gens que des hommes m'ont cherchée en mariage. Mais Osile m'a dit : « Ne vas pas te marier ailleurs, retourne dans ma maison ». Je suis revenue. Il a épousé une autre femme qui s'appelle Koutok. Koutok a eu un enfant la première, mais l'enfant n'était pas sur le dos de sa mère, il était sur mon dos. Quand elle a eu l'enfant, je l'avais appelée : « Koutok ? ». Elle a répondu : « oui ». « Celui-ci tu l'as mis au monde, mais ce n'est pas ton enfant, c'est mon enfant ! Quand tu auras un second, c'est celui-là qui sera ton enfant ! »

89 Le brancard est relevé et revient au centre.

- « Mais voici mon enfant, toi qui t'es tué, tu as mangé les gens ? » - « Oui + »

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- « Comme ton papa est sorcier, toi aussi tu es sorcier ?

90 Le brancard reste devant elle, puis recule au centre : Osile a « honte ». La première épouse d'Osile lance alors ce qui sera la dernière question :

- « Comme j'ai eu des enfants avec toi, es-tu content ? »

91 Le brancard court sur elle (« oui ») et sans s'arrêter, traverse la foule pour reprendre le chemin qui mène au quartier de Kugel.

92 Le départ du brancard vers le lieu du prochain interrogatoire provoque la dispersion de l'assemblée. L'interrogatoire était théoriquement achevé depuis le discours de Sikundo. C'est bien, en effet, les paroles de ce dernier qui viennent mettre un terme à la première phase du kasaabaku et non l'épuisement des questions concernant la cause du décès : rapidement circonscrites au tout début de la séance, en très petit nombre, elles ne variaient plus depuis longtemps, d'une personne à l'autre. Tout se passe plutôt comme s'il fallait rapidement les énoncer pour s'en servir comme prétexte (obligatoire) pour remémorer publiquement et avec exactitude le rôle que chacun des interrogateurs a joué dans le cours de la maladie puis de la mort d'Osile. Comme s'il fallait que chacun obtienne « de la bouche même du défunt » l'explication des causes du décès et, donc, la confirmation publique que lui, l'interrogateur, a été étranger à sa mort. Le départ du brancard marque non pas que les causes de la mort sont suffisamment éclaircies, mais que les acteurs de l'événement ont correctement rapporté la réalité de chacune des situations.

93 Le déroulement du kasaabaku que nous venons de rapporter nous montre qu'il y a, en fait, deux groupes bien distincts de participants à cette séance :

94 - les gens du village, qui veulent intervenir sans cesse mais que le brancard laisse peu s'exprimer. Leur intervention semble n'avoir d'autre but que de faire répéter inlassablement « l'incroyable vérité » de cet homme bouffeur d'enfants ;

95 - les personnages ayant eu un rôle direct ou indirect dans la vie d'Osile : la parenté proche (cousins, oncle, beau-frère), un ami, et les féticheurs, qu'il a consultés pendant sa maladie. Onze personnes au total qui, à un moment ou un autre de cette affaire, ont sacrifié et consulté également le boekin Ekobey.

96 Par l'intermédiaire du brancard, le défunt décide que toutes paroles autres que celles de ces onze personnes ne peuvent être que négligeables ; y compris, d'ailleurs, celle de sa première épouse qui évoque pourtant un drame profond (stérilité, polygamie et relations avec la coépouse) mais bien trop ordinaire à la vie familiale felup pour être retenu.

97 Par conséquent, chaque interrogatoire engage quatre types de personnages : le défunt, les acteurs du drame mortuaire, le boekin et la communauté villageoise. La seconde phase du kasaabaku (qui sera sous le signe d'un autre boekin) réunira d'autres acteurs : tous ceux qui auront consulté la puissance en question et qui de ce fait sont considérés comme impliqués dans la mort d'Osile. Les questions et réponses sur les causes du décès ne feront que se répéter.

98 L'interrogatoire consiste certes à expliciter officiellement – à proclamer publiquement en quelque sorte – les causes du décès que chacun connaît par avance. Mais il sert surtout à désamorcer les risques d'un éventuel cycle de violences (et pas seulement à travers la sorcellerie) qui pourrait s'enclencher après la mort d'Osile. Au cours des trois ou quatre interrogatoires dont se compose le kasaabaku, il sera répété que les frères et

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alliés de Sikahunan ne se vengeront pas sur les enfants ou la famille du mort. L'interrogatoire procure encore une autre sorte d'apaisement : il ramène subtilement, par le raisonnement moral, la cause du décès – aussi horrible soit-elle – à la volonté de Dieu (ce qui n'exclut pas les obligations de sacrifices réparateurs pour la famille).

NOTES

1. Les Joola sont divisés en plusieurs sous-groupes qui se distinguent principalement par leurs variantes dialectales. Ces différents groupes ont un certain nombre de traits communs, en particulier, la pratique d'une riziculture inondée, d'origine locale, l'absence d'autorité politique centralisée, l'importance sociale des classes d'âges et le culte des ukin. 2. Le système religieux joola s'appuie pour l'essentiel sur l'ensemble complexe des ukin (sg. boekin), terme polysémique qui désigne à la fois l'esprit propitié, le lieu du culte, et les éléments matériels qui composent l'autel. Les ukin sont des puissances intermédiaires entre les hommes et la divinité suprême, maître du ciel

INDEX

Mots-clés : deuil, interrogatoire, brancard Keywords : mourning Thèmes : Joola Index géographique : Guinée-Bissau

AUTEURS

ODILE JOURNET URA 221 (CNRS-EPHE)

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