Facundo Quiroga
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Variations autour d’un assassinat politique : Facundo Quiroga Christophe Larrue CRICCAL, Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle es faits sont à peu près les suivants : à l’époque des guerres civiles (qui opposent après l’indépendance unitaires et fédéralistes), un caudillo fédé- L raliste argentin, Juan Facundo Quiroga, figure influente mais à moitié reti- rée de la vie politique, accepte une mission de bons offices dans le nord du pays, sa zone d’influence. Il part de Buenos Aires en décembre 1834, ramène la concorde entre les gouverneurs querelleurs et repart vers Buenos Aires par la même route et dans la même voiture qu’à l’aller. Alors qu’il traverse la province de Córdoba, sa voiture est attaquée au lieu-dit Barranca Yaco, le 16 février 1835, et il est assassiné ainsi que toutes les personnes qui l’accompagnent : son secrétaire et ami Ortiz, le postillon, le cocher… En tout, l’attentat aurait fait neuf morts. Les coupables furent finalement arrêtés et exécutés, jugés par la justice de Rosas, l’homme fort de la province de Buenos Aires, invoquant le Pacte Fédéral de 1831 : le chef de bande Santos Pérez, mais également les commanditaires immédiats : deux des quatre frères Reinafé (José Vicente, gou- verneur de Córdoba, et Guillermo), lâchés par leur protecteur, Estanislao López, gouverneur de Santa Fe. Cet événement, qui eut un énorme retentissement dans l’Argentine de l’époque et des répercussions notables sur l’ascension de Rosas et la vie politique argen- tine en général, a, depuis, été maintes fois raconté en vers et en prose, ainsi que par les historiens ou les dramaturges, au point de faire l’objet d’une antholo- gie par Armando Zárate (Facundo Quiroga, Barranca Yaco Juicios y testimonios). Mais c’est à la plume géniale de Domingo Faustino Sarmiento dans son Facundo. Civilización y barbarie (1845) que l’assassinat du caudillo Juan Facundo Quiroga doit sans doute d’être resté aussi présent dans la mémoire argentine et d’avoir été America43.indd 109 04/07/13 13:48 110 Christophe Larrue autant réécrit, notamment par Borges. Nous disposons également d’une lithogra- phie d’époque d’Andrea Bacle 1, qui reconstitue l’attaque de la voiture. Le travail se propose donc de mettre en regard toutes ces représentations de ce qui, aux yeux des contemporains, était de toute évidence un crime politique où le pathétique le dispute au mythique (et au tragique bien sûr) et de s’interroger sur l’intérêt qu’ont pu y trouver des générations d’écrivains et d’artistes argentins. Cycle folklorique de Quiroga Parmi les textes les plus anciens figurent sans doute des poèmes et chansons populaires (que nous désignerons comme romances) (Fernández Latour, 1969 : 63-64) 2, en assez grand nombre, dont Quiroga est le héros et qui, pour la folklo- riste Olga Fernández Latour, forment un « Cycle de Quiroga » ; ils appartiennent au groupe des corridos noticieros (c’est-à-dire littéralement qu’ils répandent une nouvelle), sous-groupe des « pièces historiques » (et en particulier les romances à teneur politique), et seraient contemporains de l’événement (Fernandez Latour, 1969 : 6), ce qui ne les empêche pas de comporter des erreurs factuelles, comme la date de la mort, située parfois en 1824 : « Versión procedente de los Cuadernos de don Justo Rodríguez » (Fernández Latour, 1960 : 64) ou 1840 : « Número el año cuarenta » (ibid. : 66). Selon Olga Fernández Latour, ils constituent en Argentine « un des plus anciens témoignages poético-folkloriques vivants », au moins entre 1835 et 1921 (mais il y a une pièce recueillie en 1940), ce qui, pour elle, constitue un exploit pour une période qui n’est pas le xiie ou xiiie siècle. Le cycle de Quiroga émane de différents secteurs de l’opinion publique puisque certains des poèmes populaires sont favorables à Quiroga, d’autres le considérant comme un bandit, un monstre sanguinaire, comme le « Cantar » 3, par exemple. Les romances christianisent volontiers le récit 4 et cette attitude est bien entendu à mettre en rapport avec les enjeux politiques du moment où les fédéra- 1 Cárcano signale cette lithographie et celle représentant l’exécution des auteurs de l’attentat au Museo Histórico Nacional de Buenos Aires. 2 L’auteur précise : « Aunque todos los tratadistas han preferido entre nosotros para denominarlos la expresión romances criollos, el nombre de romances no existió ni existe para ellos en el pueblo argen- tino […] a estas piezas criollas las designó genéricamente corrido o corrida, letra, verso, versada, com- puesto y argumento […] » 3 C’est le titre que lui donne Fernández Latour dans Cantares… Le poème, collecté par Juan Alfonso Carrizo dans la province de Salta, commence ainsi : « Don Juan Facundo Quiroga, / General de muchos bandos, / Que tuvo tropas de líneas / Muchos pueblos a su mando ». 4 Ainsi Quiroga s’écrie-il au moment de sa mort dans le « Cantar » : –No me mates, Santos Pérez [– Ne me tue pas Santos Pérez –le gritaba el general…- – lui criait le général… Dame tregua de minutos Accorde-moi au moins le temps Siquiera para rezar. (quatrain 69) de faire mes prières] America43.indd 110 04/07/13 13:48 Variations autour d’un assassinat politique : Facundo Quiroga 111 listes se présentaient comme les champions du catholicisme, à l’instar de Quiroga qui avait adopté la devise « Religión o muerte ». De même, la « Versión procedente de los cuadernos de don Justo Rodríguez » assimile curieusement les trois cau- dillos 5 que Quiroga était allé réconcilier aux rois mages. Ils tirent aussi l’épisode vers un pathétisme mièvre et contiennent, çà et là, des détails surprenants (surtout quand on les compare à la tenue dramatique du texte de Sarmiento), comme l’in- tervention d’un perroquet au moment le plus dramatique 6, animal qui fait partie du bestiaire populaire 7. La « Versión recogida por Terrera en Córdoba » (Fernández Latour, 1960 : 63-64), entièrement sous l’invocation de la Vierge, donne lieu à un quatrain de comptine, qui fait rimer Barranca Yaco avec tabaco : Virgen mía, no lo dejes Morir en Barranca Yaco; Mandalo para La Rioja Que vaya a picar tabaco 8. [Sainte Vierge, ne le laisse pas Mourir à Barranca Yaco ; Envoie-le à la Rioja Hacher du tabac] Ces romances populaires s’écartent aussi des faits, pour certains, lorsqu’ils décrivent les conditions de la mort du caudillo. La « Versión recogida por Terrera en Córdoba » (Fernández Latour, 1960 : 63) donne le modus operandi suivant avec un visible plaisir dans l’énumération des étapes de la mort : « ils tueront Quiroga / ils l’égorgeront / et ils le pendront à une corde ». Il semblerait que l’auteur assimile en partie ici le sort de Quiroga à celui de ses assassins dont les corps furent exhi- bés pendus après avoir été fusillés (comme le montre une lithographie d’Andrea Bacle). Le romance « Dicen que Quiroga viene » le fait mourir égorgé « comme un agneau » (ce qui est un renversement pour celui qui était surnommé le Tigre de los llanos). La version recueillie par Carrizo à Atiles (Rivadavia) offre une variante de déca- pitation : « le capitaine Santos Pérez / s’est comporté en méchant homme / il lui a coupé la tête / et l’a pendue à un piquet ». En fait cette version populaire aligne 5 Il s’agit des gouverneurs de Salta, Tucumán et Santiago del Estero (Sarmiento, 2005 [1845] : 298) 6 Dans « Dicen que Quiroga viene » et le « Cantar » qui contient les vers suivants : « un loro que allí venía / les gritaba que hagan alto ». 7 Fernández Latour, 1969 : 82, cite le corrido animalier « El loro y la cata ». 8 Certains poèmes du cycle de Quiroga poursuivent le récit jusqu’au châtiment des coupables comme le « Cantar » qui finit sur une mise en garde moralisante traditionnelle : « Que les sirva de ejemplar / La vida de Santos Pérez / Y cómo vino a acabar » [qu’elle serve d’exemple la vie de Santos Pérez et comment il a fini]. D’autres racontent l’arrestation de Santos Pérez trahi par sa maîtresse (comme le chapitre de Sarmiento) : le chef de l’escadron d’assassins devient alors le personnage central du texte. America43.indd 111 04/07/13 13:48 112 Christophe Larrue le traitement du cadavre de Quiroga sur celles d’autres caudillos (qui pourraient peut-être servir à dater le texte), comme Mariano Antonio Acha, fusillé et dont la tête fut exposée en 1841 9, Marco Manuel Avellaneda, qui subit le même sort la même année, ou le Chacho Peñaloza en 1863. Il y a là donc une coutume politique, si ce n’est une pratique anthropologique, que reflètent ces versions 10. Quelques strophes recueillies dans la province de Córdoba demandent que l’assas- sin de Quiroga subisse un châtiment à peu près semblable mais avec une touche de raffinement : Que le corten la cabeza Con un serrucho afilado Causantes de tal desgracia Deben morir degollados (Fernández Latour, 1960 : 62) [Qu’on lui coupe la tête Avec une scie aiguisée Ceux qui causent un tel malheur Doivent mourir égorgés.] Remarquons qu’à la différence du texte de Sarmiento, les romances populaires empruntent à différents sous-genres : religieux, enfantin ou folklorique animalier (Fernández Latour, 1969 : 53 ssqq.). Différentes versions de la mort (corpus complet) Voyons maintenant les variantes de cette mort dans les textes savants. S’agissant des causes directes de la mort, Quiroga est parfois tué d’un coup de pistolet dans l’œil (gauche, préciseront David Peña et d’autres), d’autres fois il est transpercé d’un poignard. La version de Sarmiento est la suivante : Llega [la galera] al punto fatal, y dos descargas traspasan la galera por ambos lados, pero sin herir a nadie; los soldados se echan sobre ella, con los sables desnudos, y en un momento inutilizan los caballos y descuartizan al postillón, correos y asistente.