diî'l histoire • J cahiers DE LINSTITUT MAURICETHOREZ

A PROPOS DES ALLIANCES

économie et société : l’analyse et la pratique du p.c.f. 1926-1939 (S. WOLIKOW) • vers l’unité antifasciste : e rôle d’amsterdam-pleyel (J. prezeau ) • l’appel iu 10 juillet 1940 (A. moine) • le front lational (interview de M. BRAUN et P. VILLON) • e gaullisme et la c.e.d. (J. gacon ) • de la politique falliance à l’union du peuple de france (G. cogniot ) INSTITUT MAURICE THOREZ

Conseil d’Administration Président délégué : GEORGES COGNIOT Présidents : WALDECK ROCHET GEORGES GOSNAT JEANNETTE THOREZ-VERMEERSCH JEAN ORCEL JEAN SURET-CANALE BENOIT FRACHON MARIE-CLAUDE VAILLANT-COUTURIER FRANÇOIS BILLOUX GUY BESSE GERMAINE WILLARD LOUIS ARAGON Directeur : EUGENE AUBEL JEAN BURLES GEORGES BAUQUIER ANDRE BERTELOOT Directeurs adjoints : FLORIMOND BONTE JACQUES DENIS JEAN BURLES CLAUDE WILLARD RAOUL CALAS JEAN-MICHEL CATALA JACQUES CHAMBAZ HENRI CLAUDE GEORGES COGNIOT MADELEINE COLIN AUGUSTE CORNU PIERRE COT PAUL COURTIEU PAUL DFl.ANOUE JACQUES DENIS FERNAND DUPUY LOUIS DUREY JEAN GACON GEORGES GOSNAT PIERRE HENTGES JEAN JEROME GISELE JOANNES PIERRE JUQUIN Dr H P. KLOTZ PAUL LABERENNE HELENE LANGEVIN-JOLIOT JEAN-PAUL LE CHANOIS NADIA LEGER HENRI MARTEL PIERRE MEUNIER JEANNE MOUSSINAC JEAN ORCEL Colonel ROL-TANGUY LOUIS SAILLANT JEAN SURET-CANALE MARIE-CLAUDE VAILLANT-COUTURIER FERNANDE VALIGNAT CLAUDE WILLARD GERMAINE WILLARD MARCEL ZAIDNER JEAN ZYROMSKI dhistouie• 1 cahiers DE L'INSTITUT MAURICETHOREZ

Directeur ; Georges COGNIOT

Rédacteurs en chef : Jean GACON V ictor MICHAUTt

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Comité de rédaction : Alexandre ADLER Jean BRUHAT Raoul CALAS Bernard CHAMBAZ Henri CLAUDE Basile DARIVAS Jacques DENIS Jean DUMA Parution tous les deux mois Roger MARTELLI 64, Boulevard Auguste-BIanqui Claude MESLIAND Paris-13* - Tél. 331-25-41 André MOINE C.C.P. Paris 3 363-26 Maurice MOISSONNIER Danielle TARTAKOWSKY Abomiement 1 an Jacques VARIN (cinq numéros) : Claude WILLARD France : 35 F Etranger : 40 F Germaine WILLARD ohistoiie• J cahiers DE LINSTITUT MAUR1Œ7H0REZ

8* année - Numéro 10 - Nouvelle série (33) nov., déc. 1974

L N° 10 - Nouvelle série (38)

SOMMAIRE

A PROPOS DES ALLIANCES

Georges COGNIOT 8 De la politique d’alliance à l’union du peuple de France

Serge WOLIKOW 22 Economie et société : l’analyse et la pratique du P.C.F. (1926-1939), première partie

Jocelyne PREZEAU 53 Vers l’unité antifasciste : le rôle d’Amsterdam-Pleyel

André MOINE 65 Un appel historique à l’union 10 juillet 1940

Une interview de 80 Le Front national Madeleine BRAUN et de Pierre VILLON

Jean GACON 95 Gaullisme et C.E.D.

PROBLEMES

David DIAMANT 108 Le massacre de 88 patriotes le 11 août 1942 PARMI LES LIVRES

Jacques BOUNIN 116 Beaucoup d’imprudences

Roger BOURDERON 119 Libération du Languedoc méditerranéen

Jean MAITRON 123 Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier

Pierre DURAND 127 Vivre debout : la Résistance

Fernand GRENIER 128 Ce bonheur-là...

Madeleine GRAWITZ 130 Méthode des sciences sociales

Parmi les revues 131 Studi storici n' 2, 1974

Notes de G. Willard, Cl. Mesliand, Cl. Willard, R. Martelli

Livres reçus 133 L'histoire est au cœur des combats actuels Elle répond à des questions d'aujourd'hui “Les Cahiers d'histoire" s'efforcent de vous apporter ses réponses Leur but est d'aider à mieux connaître aujourd'hui, pour mieux participer à la transformation du monde. Faites les connaître à vos amis!

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JE VOUDRAIS RECEVOIR 5 EXEM­ PLAIRES DE CHAQUE NUMERO DES 3 CAHIERS D’HISTOIRE AFIN DE LES DIFFUSER. nom...... prénom ...... adresse A PROPOS DES ALLIANCES A la veille du Congrès des décisions hardies DE LA POLITIQUE D’ALLIANCE A L’UNION DU PEUPLE DE FRANCE Georges COGNIOT

« La situation est grave » : ainsi parlait le ministre du Travail à la télévision le 16 septembre à propos de la conjoncture éco­ nomique et monétaire. L’inflation — cet « ennemi numéro un de la société >, selon le nouveau Président des Etats-Unis — prend des porportions de catastrophe. La session des ministres des Finances de la Communauté européenne, tenue à la mi- septembre à Bruxelles pour étudier les questions qui se ratta­ chent à la difficile situation économique, aux problèmes moné­ taires, à l’inflation, s’est terminée sans résultats. Le processus hyper-inflationniste échappe manifestement au contrôle des gouvernants français ; engendré en premier lieu non pas, comme ils voudraient nous le faire croire, par des causes « fortuites » telles que le relèvement du prix du pétrole mais par les

(1) Bien entendu, la crise du pétrole est elle-même fondée en fait dans les réalités du système, avec son incapacité de faire un usage rationnel et équilibré des ressources, énergétiques et autres. L’aggravation de la crise est le fruit, d’abord, des responsabilités internes des groupes dirigeants et de leurs gouvernants. On ne saurait accepter que ces messieurs invoquent les causes externes pour passer l'éponge sur leur propre politique. 8 contradictions propres à une société dominée par les grands mono­ poles et les banques, il approfondit à son tour ces contradictions, ébranle tout le mécanisme de l’économie, aggrave l’instabilité.

Les secousses répétées du système monétaire international, son démantèlement se reflètent douloureusement sur l’économie. Ces phénomènes aboutissent à l’exaspération de la concurrence entre les divers pays. Leur action s’exerce dans le sens de la désorganisation du marché mondial.

En subissant l’inflation, les Français craignent la « stagfla­ tion », le chômage massif. Ils luttent contre les fermetures d’entre­ prises et les licenciements de la main-d’œuvre.

Dans les derniers mois, les problèmes sociaux se sont aggra­ vés, de la vie chère à la fiscalité, de l’emploi au logement. Des questions comme la redistribution du revenu national accaparé par l’oligarchie financière, la participation des syndicats à l’orga­ nisation du travail et de la production dans l’entreprise, l’accom­ plissement des réformes démocratiques venues à maturité figurent au premier plan des préoccupations d’une très large opinion.

C’est bien pourquoi les représentants des monopoles au pou­ voir essayent de camoufler leur politique réelle à l’aide de parades qui se voudraient spectaculaires et de manipulations démagogi­ ques, qui n’amusent plus grand monde. Même les badauds les mieux disposés prennent difficilement au sérieux des « change­ ments » qui se manifestent dans l’itinéraire du défilé du 14 juil­ let, dans le régime des fiches d’hôtel ou dans les migrations provinciales du conseil des ministres. Décidément, il faut que l’accentuation de la crise fasse craindre à la réaction de trouver de moins en moins d’adeptes dans la nation pour que la démago­ gie acquière une importance inestimable à ses yeux ! S’il arrive cependant au gouvernement d’effectuer une réforme réelle, comme l’abaissement de l’âge de la majorité politique et civile, chacun sait bien qu’il faut y voir le fruit de l’action persévérante et résolue des masses.

D’après certains sondages, un électeur sur quatre du Prési­ dent de la République se déclare déçu par sa politique. Selon Le Figaro du 18 septembre, 52 % des Français trouvent que « les choses ont tendance à aller plus mal » au lieu de 45 % en juillet dernier ; le grand journal bourgeois constate : « La confiance fait défaut... Un pessimisme global sur l’évolution des affaires de la France s’est établi. > Si l’ancien ministre des Finan­ ces et de l’Economie qui, avant d’accéder à la magistrature suprême, a eu si longtemps la responsabilité de la marche de l’appareil de production et de circulation ne veut pas faire son autocritique, la nation a les yeux ouverts et elle affronte elle- même ses problèmes.

Aux treize millions de Français et de Françaises qui ont assuré le succès sans précédent des forces de gauche aux élec­ tions présidentielles parce que ces forces étaient unies et parce qu’elles offraient un Programme commun de gouvernement pré­ sentant une alternative réelle à la politique du capitalisme mono­ poliste d’Etat, l’heure est venue d’ajouter des millions d’autres qui perdent confiance dans leurs anciens dirigeants et qui veu­ lent, eux aussi, une issue positive à la crise. Ces Français désa­ busés ne doivent pas être abandonnés à la confusion des analyses et des jugements. Il faut leur montrer que pour assurer à la France la reprise et l’extension de son développement économi­ que, social, culturel sur des bases démocratiques, il est néces­ saire de donner au pays une direction politique nouvelle et un nouveau mode de gouvernement définis par l’action pour limiter la puissance des monopoles. Il faut leur exposer ce que Georges Marchais a qualifié d’idée centrale de noire démarche : « Il n’y a pas, il ne peut y avoir de changement réel dans notre pays si ne sont pas mises en œuvre des réformes s’attaquant à la domi­ nation du grand capital <**. >

Pour ce changement, à qui les communistes proposent-ils l’union ?

« Nous proposons l’union, dit encore Georges Marchais, à tout noire peuple, à tous les travailleurs, à toutes les victimes du grand capital. Notre appel s’adresse à tous ceux-là : travailleurs manuels et intellectuels, salariés et indépendants, hommes et femmes, jeunes et anciens ; citoyens qui ont apporté leur soutien au de la gauche ou qui n’ont pas encore rejoint ce combat ; Français d’opinions ou confessions les plus diverses.

« Fixons-nous une limite à ce rassemblement ? Notre réponse est catégoriquement : NON, aucune limite, à l’exception de la poignée de féodaux des grandes affaires et de leurs commis politiques >

Trois jours après ce discours, un hedbomadaire anticommu­ niste comme Le Point se croyait autorisé à faire de l’ironie :

« En neuf ans, les communistes ont été invités à « encaisser >

(2) Intervention au Comité central, 6 septembre 1974. (3) Ibid. 10 les socialistes, les « démocrates sincères >, les « républicains de progrès », puis les radicaux de gauche, les chrétiens et les cadres, il y a trois mois les gaullistes, aujourd’hui enfin les paysans, les P.M.E. ou, en tout cas, leurs six millions de salariés. Tous sont peut-être « objectivement » victimes de la même politique, et le rôle du parti de la classe ouvrière est, bien sûr, de les en convaincre, mais enfin, certains militants trouvent parfois cet effort dangereux... »

Maurice Martin du Gard a dit un jour qu’« il y a des hommes spirituels dont toute l’ironie consiste à projeter leurs ridicules sur les autres ». La rédactrice du Point, Mme Irène Allier, est de cette espèce : elle ne s’aperçoit pas des bévues où elle tombe en essayant de railler autrui.

LA POLITIQUE D’ALLIANCE

Ce n’est pas depuis « neuf ans » que les conununistes sont invités à faire le front unique avec les socialistes et ce n’est pas d’« aujourd’hui » que la classe ouvrière < encaisse » les paysans : toute cette politique date dans ses origines de cinquante-cinq ans, elle est en gestation depuis 1920-1921. Le grand mérite du Parti communiste français est précisément de développer et d’épanouir aujourd’hui, dans les conditions de la crise du capi­ talisme monopoliste d’Etat, la politique traditionnelle d’alliance de façon à en faire une ligne audacieuse et novatrice d’union du peuple entier, < à l’exception de la poignée de féodaux des grandes affaires et de leurs commis politiques ».

Encore sommes-nous modeste et prudent en ne recherchant les sources historiques de la politique d’aujourd’hui qu’un demi- siècle en arrière. Nous pourrions trouver des répondants beau ­ coup plus anciens.

C’est à l’automne de 1847 que, dans son article sur « Les communistes et Karl Heinzen », Friedrich Engels employait, en évoquant les rapports de la classe ouvrière avec les paysans et la petite bourgeoisie urbaine, une admirable formule : « Le prolétariat industriel des villes est devenu la couronne de toute démocratie moderne. »

L’année dernière, nous avons célébré le cent vingt-cinquième anniversaire du « Manifeste du Parti communiste ». D’après ce document fondamental, non seulement la classe ouvrière défend les intérêts de tous les opprimés et établit le pouvoir nouveau

11 « dans l’intérêt de l’immense majorité », mais les communistes doivent travailler partout à l’unité des partis démocratiques.

Dès lors, la conception du prolétariat comme allié et guide de la paysannerie est constante chez Marx et chez Engels. Elle se fonde sur la constatation que, même sous le capitalisme prémo­ nopoliste, il se produit un début d’expropriation des petits possé­ dants par le grand capital et un renforcement de la pression de ce dernier sur les couches moyennes. Quand Marx commente et explique les leçons de la Commune de 1871 dans < La Guerre civile en France », il insiste sur les énormes avantages que la Commune aurait apportés aux couches moyennes, paysans compris. D’après lui, les oppositions entre paysannerie et prolé­ tariat sont alimentées non par l’opposition des intérêts, mais uniquement par les préjugés hérités du passé et les manœuvres de la grande bourgeoisie.

Engels rédige en novembre 1894 son étude sur « La Question paysanne en France et en Allemagne ». Il commence son propos par cette remarque : < Les partis bourgeois et réactionnaires s’étonnent prodigieusement de voir la question paysanne soudain et partout à l’ordre du jour chez les socialistes. Ils seraient plutôt en droit de s’étonner que la chose n’ait pas eu lieu depuis longtemps. » Et il qualifie le paysan d’« élément fort important de la population, de la production et du pouvoir politique ». Cependant, ajoute-t-il, < le développement de la forme capitaliste de production a porté le coup mortel à la petite exploitation en agriculture ; elle décline, elle périt sans espoir de salut » Le devoir des partis socialistes est d’aider le paysan, de lui montrer les solutions, « d’aller à la campagne, de devenir une puissance à la campagne »

Ce n’est pas « aujourd’hui enfin » que ces lignes ont été écrites. Elles sont vieilles de 80 ans !

Quand Lénine vient, il développe encore les idées de Marx et d’Engels sur le rôle de la paysannerie, il met en forme claire la théorie de la politique d’alUance. Dès 1902, dans « Que faire ? », il recommande que le parti de la classe ouvrière aille de l’avant hardiment « dans le soutien de toute protestation contre l’arbitraire », de quelque couche sociale qu’elle émane.

Plus tard, dans ses thèses pour le H* Congrès de l’Internatio­ nale Communiste, il juge indispensable que les jeimes partis

(4) Friedrich ENGELS : La Questton paysanne en France et en AUcmasne, Paris, Editions sociales, 1956, pp. 11 et 12. 12 communistes des pays européens reconnaissent toute l’importance de la politique d’alliance du prolétariat avec les autres couches de travailleurs et il souligne ; « Le prolétariat ne devient révo­ lutionnaire que dans la mesure où il ne s’enferme pas dans un cadre étroitement corporatif, où il intervient dans toutes les manifestations et tous les domaines de la vie sociale en qualité de dirigeant de toute la masse laborieuse et exploitée » Les décisions du II' Congrès de l’Internationale s’élevaient contre toute sous-estimation du problème des alliés, contre toute indul­ gence pour la théorie de la « masse réactionnaire unique >.

En même temps. Lénine recommande à la classe ouvrière de tenir soigneusement compte des intérêts de ses alliés, d’aller au-devant de leurs besoins, de ne jamais chercher à les flouer.

Conunent Lénine se représente-t-il la bataille politique ? Il qualifie de pédante et de ridicule l’idée que deux armées s’affron­ tent en ligne, d’im côté, l’armée purement prolétarienne qui combat « pour le socialisme >, de l’autre côté, les forces de la bourgeoisie qui prennent position « pour l’impérialisme >. La disposition des forces est beaucoup plus compliquée, beaucoup plus articulée, voire enchevêtrée, que ce schéma ne le suppose.

L’UNION CONTRE L’OLIGARCHIE MONOPOLISTE

Par sa position et son rôle dans la société, la bourgeoisie n’a jamais été homogène. Aux différentes périodes de l’histoire, les divers groupes de la bourgeoisie ont joué dans la vie sociale des rôles qui étaient bien loin d’être identiques. Au stade initial du développement de la société capitaliste, le rôle décisif appartenait à la bourgeoisie bancaire et commerciale ; ensuite, dans la période du capitalisme prémonopoliste développé, c’est la bourgeoisie industrielle qui dominait. Le passage du capita­ lisme à l’impérialisme est caractérisé par l’apparition de la bour ­ geoisie monopoliste. Elle concentre dans ses mains la part pré­ pondérante de la production sociale et elle domine non seulement les autres classes, mais aussi la bourgeoisie non monopoliste. Elle renforce l’oppression et la spoliation de larges couches de la population. Ses intérêts de classe forment une contradiction insurmontable avec les intérêts de tout le peuple, de toute la nation.

Certes, la bourgeoisie non-monopoliste reste toujours une classe exploiteuse, qui accumule le profit grâce au travail des

(S) LENINE : Œovra, Editions sociales, t 31, p. 196. 13 ouvriers, mais dans les conditions actuelles, elle est elle-même refoulée par les monopoles. Ses intérêts sont loin de coïncider avec ceux de la bourgeoisie monopoliste. Le capital monopo­ liste vise à accaparer les branches de la production qui rappor­ tent le plus de profit. Entre les groupes monopolistes et non- monopolistes grandissent et s’accusent les contradictions.

La paysaimerie, même moyenne, subit l’exploitation de l’oli­ garchie dominante, des monopoles, des banques. La situation économique des paysans, à beaucoup d’égards, ne se distingue pas de celle du prolétariat. Avec le concours du prolétariat, la paysannerie, dont le mécontentement et l’angoisse éclatent à l’heure actuelle, est capable d’actions décisives contre les exploi­ teurs.

C’est une loi du développement actuel de la paysannerie que la réduction de ses effectifs par suite de la ruine et de l’exode rural. Cette évolution, déjà ancienne, s’accélère surtout sous la domination du capitalisme monopoliste d’Etat, lorsque les mono­ poles s’efforcent, à l’aide de toute une série de mesures prises par l’Etat et par exemple de l’abaissement des prix agricoles comparés aux prix industriels, de créer un déséquilibre croissant entre les ressources des paysans et l’augmentation de leurs charges afin d’évincer les petits producteurs marchands ou de se les subordonner entièrement.

A côté des classes fondamentales de la société moderne existent des couches sociales telles que la petite bourgeoisie urbaine (artisans, petits commerçants, petits entrepreneurs), les intellectuels et les employés. Elles forment avec la paysannerie ce qu’on appelle les couches moyennes.

A l’époque de l’impérialisme, la petite bourgeoisie urbaine subit des modifications essentielles. Elle est refoulée des secteurs fondamentaux de la production. Ses revenus tombent dans bien des cas au-dessous du salaire des ouvriers qualifiés de l’industrie. On voit décliner le rôle économique de la petite bourgeoisie urbaine et s’aggraver ses conditions de vie et de travail. A preuve, la colère des boutiquiers contre les grands magasins, les diffi­ cultés financières des petites et moyennes entreprises, privées d’un crédit que les entreprises monopolistes trouvent toujours aisément le moyen de se procurer. L’oppression du capital mono­ poliste accroît chaque année le nombre des faillites de bourgeois petits et moyens.

Cest pourquoi, dans les conditions actuelles, les intérêts économiques et politiques fondamentaux de la petite bourgeoisie 14 urbaine l’opposent aux grands monopoles et la poussent à l'alliance avec la classe ouvrière.

Quant aux intellectuels, ils se rapprochent dans leur grande masse de la classe ouvrière du point de vue de la position maté­ rielle et sociale : c’est le cas par exemple des enseignants, des ingénieurs, etc. Parmi les intellectuels, mûrit de plus en plus l’attitude critique à l’égard du régime bourgeois, qui se montre hostile au développement de la culture authentique et incapable de garantir aux travailleurs intellectuels une large activité créa­ trice et une situation stable. Le chômage frappe les jeunes ensei­ gnants et un grand nombre de techniciens ; on se demande s’il ne faudra pas rouvrir pour ces déshérités les fameux « chan­ tiers » de l’Entr’aide des travailleurs intellectuels qui fonction­ naient pendant la grande crise du début des années 1930 et empêchaient les ingénieurs, les enseignants, les artistes en chô ­ mage de mourir tout à fait de faim. L’offensive des monopoles contre les droits vitaux des intellectuels amène ceux-ci à répudier la conception bourgeoise du monde, à prendre une part active à la lutte pour la transformation profonde de la vie sociale. Parmi les intellectuels, se détache déjà tout un groupe qui a fait sienne la conception socialiste du monde et se tient solidement sur les positions de la classe ouvrière.

Dans la structure de classes des pays capitalistes développés, les employés tiennent une grande place. Dans le passé, le travail des employés était payé beaucoup plus que celui des ouvriers ; mais au fur et à mesure que le capitalisme se développait, on a vu diminuer l’écart entre le salaire des uns et des autres. En 1967, l’employé de la catégorie inférieure gagnait 132 % du salaire du manœuvre de l’industrie, et en 1971 seulement 124 % ; l’employé le mieux payé était à l’indice 259 en 1967 et seulement 238 en 1971 '**. En même temps, la mécanisation du travail de bureau a rapproché souvent par leur caractère l’activité des employés et celle des ouvriers industriels et elle a renforcé consi­ dérablement la subordination effective des employés au capital.

Dans leur grande masse, les employés et les fonctionnaires petits et moyens subissent la pression des monopoles, la menace du chômage et de la baisse du niveau de vie et ils appartiennent à la fraction inférieure des couches intermédiaires, qui se rap­ proche nettement par sa position du monde ouvrier.

Les couches moyennes mènent aussi une action parallèle à celle du prolétariat dans la lutte contre l’injustice des impôts.

(6) Problèmes économiques, 1972, n** 1263, p. S. 15 Dans la période de crise générale du capitalisme, on observe un renforcement croissant de la charge fiscale pesant sur les tra­ vailleurs, tandis que le grand capital est non seulement ménagé dans la répartition de l’impôt, mais gavé de subventions. La véritable réglementation des salaires et des revenus qui s’effec­ tue par le biais des impôts représente une confiscation systé­ matique d’une partie considérable des ressources des ouvriers et des classes moyennes.

Ainsi, ce sont à la fois les vieilles couches moyennes (les petits producteurs indépendants) et les couches moyennes nou­ velles (les intellectuels et les employés rattachés aux secteurs jeunes de la production et à la sphère des services) qui ont de graves raisons économiques et politiques de se rallier à la lutte énergique contre le capital. Dans les pays capitalistes développés conune le nôtre, ils deviennent un allié de plus en plus important pour la classe ouvrière.

La sociologie bourgeoise, à l’heure actuelle, prodigue toute sorte de flatteries aux couches moyennes. Une thferie largement répandue parle de la disparition des classes fondamentales de la société capitaliste : bourgeoisie et prolétariat, qui seraient préten- dûment absorbées par les couches moyennes. Ainsi la sociologie bourgeoise prophétise à celles-ci un brillant avenir, elle prétend voir en elles les perspectives du futur. Beaucoup de sociologues américains ont déclaré que la « classe moyenne » était devenue, dans une série de pays, l’élite dirigeante, que la société arrivait au triomphe final de la couche moyenne.

Les faits montrent que le mythe de « la classe moyenne > ne repose sur rien de réel. Les effectifs croissants des couches moyennes ne peuvent pas absorber les classes fondamentales de la société et se substituer à elles. D’autre part, un élément des couches moyennes aussi important que la paysannerie décroît et tombe graduellement dans les rangs de la classe ouvrière.

Bien que les couches moyennes ne jouent ni un rôle détermi­ nant ni un rôle indépendant dans la vie sociale, leur importance est grande dans la lutte politique d’aujourd’hui. Les couches moyennes dans leur ensemble sont l’allié naturel de la classe ouvrière dans la lutte contre les monopoles capitalistes, puisque leurs intérêts fondamentaux coïncident dans cette lutte avec ceux du prolétariat. Seule une fraction insignifiante des couches moyen­ nes, comme les grands commis du capital, les fonctionnaires haut placés, les intellectuels privilégiés, sert de toute son âme le capital. 16 Résumons-nous.

Sous l’impérialisme, et surtout dans les conditions du capi­ talisme monopoliste d’Etat, ce ne sont plus tous les capitalistes, c’est seulement l’oligarchie financière qui effectue la direction étatique de la société. L’Etat est devenu im comité de gestion des affaires de la bourgeoisie monopoliste.

C’est cette subordination de l’appareil d’Etat aux monopoles qui a conduit, par exemple, à l’affaiblissement prononcé du rôle du Parlement, tandis que la place centrale dans le mécanisme de l’Etat revenait au pouvoir exécutif. Le déclin du poids politique du Parlement prouve qu’il n’est plus l’expression de la souve­ raineté de la bourgeoisie prise en corps, que le parlementarisme n’est plus à même de garantir la démocratie pour toute la classe des capitalistes, que l’oligarchie financière, maîtresse des posi­ tions-clés dans l’économie et l’appareil d’Etat, impose par la force sa volonté à toutes les autres couches de la bourgeoisie.

Toute cette situation explique qu’à l’heure actuelle, on voie, d’un côté, grandir énormément l’ampleur des tâches démocra­ tiques qui incombent à la classe ouvrière et à ses alliés et que, d’un autre côté, le contenu des revendications démocratiques change profondément : elles ne se ramènent plus à la seule lutte habituelle pour la sauvegarde et l’extension des libertés et des droits économiques, sociaux et politiques. Les mots d’ordre démocratiques se remplissent d’un contenu essentiellement anti­ monopoliste. Les principaux de ces mots d’ordre portent sur le contrôle démocratique du développement économique du pays, sur la nationalisation démocratique des secteurs décisifs de l’économie, sur la planification démocratique, etc.

Le Parti communiste appelle hardiment à l’union du peuple de France contre les monopoles parce qu’il tient compte des réalités de la situation objective, parce qu’il constate l’appro­ fondissement actuel de l’antagonisme entre les intérêts de la majo­ rité écrasante des Français et ceux de l’oligarchie financière. Dans la situation économique actuelle, il y a une masse de perdants et une petite poignée de gagnants, bien loin que les sacrifices soient répartis équitablement et que les Français soient tous embarqués sur le même bateau I

Notre Parti a accumulé une riche expérience en matière d’union des forces contre le grand capital, par exemple au temps de la lutte contre le fascisme et du Front populaire, ou encore au lendemain de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, le phénomène change d’échelle, le cercle des alliés s’étend, des

17 possibilités beaucoup plus larges apparaissent ; la base de l’union est la lutte commune contre les monopoles, contre l’oppression et le pillage de toutes les classes et couches non-monopolistes, pour de profondes réformes démocratiques et sociales assurant la renaissance du pays.

L’UNION CONTRE L’ABDICATION NATIONALE

Cependant, l’expérience révèle encore un autre aspect de la situation : les intérêts des monopoles forment aussi ime contra­ diction insurmontable avec les intérêts nationaux du pays.

Le cosmopolitisme congénital des monopoles, leur imbrica ­ tion avec les sociétés multinationales, leurs liaisons avec l’impé­ rialisme le plus fort, celui des Etats-Unis, tout cela se traduit dans les nouvelles orientations de politique étrangère que suit manifestement Giscard d’Estaing en rompant net avec le meil­ leur de la tradition gaulliste. Chaque jour apporte sa confirmation du cours nouveau, dont les grandes revues américaines se féli­ citent : Newsweek du 8 juillet en parlant du « rapprochement de la France avec les points de vue des Etats-Unis », Time du 1®' août en soulignant « les changements de la politique française depuis l’arrivée au pouvoir de Giscard d’Estaing ». Alain Peyre­ fitte annonce maintenant que la France va participer au groupe de l’Euronad, qui coordonne les politiques d’armement des pays de rO.T.A.N. Dans le Quotidien de Paris, et le Journal de Genève du 14 septembre, René Dabemat a pu écrire :

« ... Il est connu que le chef de l'Etat français désire préparer les esprits, notamment au sein de la majorité, en prévision d’une normalisation des rapports France-U.S.A. Il rencontrera M. Ford en janvier, quelque part dans l’Atlantique. Déjà, M. Sauva- gnargues a téléphoné plusieurs fois à M. Kissinger, dont une en présence du ministre allemand des Affaires étrangères, charmé, dit-on, de constater que la concertation Paris-Washington reprenait. »

Normalisation, concertation, on sait de reste quelles relations de vassalité ces vocables séduisants recouvrent quand ils s’appli­ quent aux rapports d’un pays tel que la France avec les Etats- Unis. Comme Toumoux le disait un jour, le partage des responsa­ bilités entre Paris et Washington dans l’O.T.A.N. s’est toujours fait selon la recette du pâté proverbial : un cheval, une alouette. Le gros cheval, c’est les Etats-Unis, la minuscule part d’alouette, c’est la France. 18 Cette vassalité, les communistes ne l’ont jamais admise. Ils ont toujours lutté pour l’indépendance du pays, pour sa souve­ raineté, pour sa grandeur. Leur Parti s’est toujours révélé, indis­ solublement, populaire et national. Sa doctrine l’y oblige.

Déjà le Manifeste communiste soulignait que l’internationa­ lisme prolétarien ne s’oppose nullement aux tâches nationales de la classe ouvrière des divers pays. Il indiquait au contraire que le prolétariat doit se constituer en nation, s’ériger en classe dirigeante de la nation. Le prolétariat soutient la lutte la plus conséquente pour la liberté et l’indépendance de sa nation.

Lénine a toujours insisté sur l’importance de l’idée nationale.

Quand Rosa Luxemburg attache une signification histori­ que exagérée à l’incorporation économique et socio-politique des territoires polonais au cadre des Etats bénéficiaires du partage, surtout au cadre de l’empire tsariste, cette conception aboutit à éliminer de la stratégie du Parti socialiste un facteur aussi important que la lutte du peuple polonais pour sa libération, et Lénine insiste sur la lourde faute ainsi commise par celle qu’il considère pourtant comme un aigle de la révolution.

Le Parti communiste français, sous la direction de Maurice Thorez, a toujours associé l’aspiration populaire à un ordre mon­ dial de justice et de paix et l’amour du pays. Il a rejeté résolu­ ment les théories aventurières des trotskistes et des autres gau­ chistes, qui prêchent un pseudo-internationalisme abstrait, avec le mépris des tâches nationales incombant à la classe ouvrière. Il a surmonté les survivances de l’anarcho-syndicalisme, de l’her- véisme, du nihilisme dans la question nationale.

Au VII® Congrès de l’Internationale Communiste, en 1935, la classe ouvrière est apparue comme la force dirigeante non seulement dans la lutte antifasciste, mais dans la lutte pour défendre les intérêts de la nation contre l’impérialisme le plus menaçant.

L’expérience politique du Parti communiste français était pour une grande part à la base de cette conception.

L’année suivante, Maurice Thorez lancera, face à la menace hitlérienne, le mot d’ordre du Front français. Il ne devait mal­ heureusement se réaliser qu’après la défaite et sous l’occupation, quand le Front national fut fondé, avec les Mauriac et les Debû- Bridel, les R.P. Philippe et les Jacques Bounin aux côtés des communistes. Parce que l’intérêt supérieur de la nation était en

19 jeu, gaullistes et communistes marchaient la main dans la main, entourés d’autres patriotes de toute opinion.

Dix ans plus tard, en 1953-1954, un nouveau péril surgit pour la France : la prétendue Communauté européenne de défense (C.E.D.) qu’introduisaient les Accords de Bonn et de Paris, instrument de guerre et d’esclavage.

Quel militant gaulliste ne se rappelle les manifestations communes, les actions communes qui réunirent alors à travers tout le pays communistes et gaullistes ? On excusera l’auteur de cet article d’apporter ici un souvenir personnel.

Le dimanche 25 octobre 1953, 70 000 Parisiens s’assem­ blaient dans l’ample vaisseau de la porte de Versailles et aux abords. Le cœur de Paris battait dans cette immense démons­ tration contre le réarmement allemand et la vassalisation de la France. J’avais l’honneur de parler au nom des députés commu­ nistes de Paris et de la banlieue. J’appelais « le Paris des usines et des bureaux, de la Régie Renault et de la Sorbonne » à réaliser son unité par-dessus toutes les divergences. Je disais : « Nous saluons avec un sentiment de joie et de solidarité tous les parti­ cipants de cette journée d’union et d’action, tous les volontaires de cette campagne de salut national, quelles que soient leur position politique et leur condition sociale... >.

Mais, d’autres tenaient le même langage. Edmond Michelet disait : « Rien ne justifie la perte de notre indépendance natio­ nale, dont les accords seraient la consécration... » On acclamait, avec sa voix, celle de Léo Hamon proclamant : « U ne faut pas que les vaincus d’hier fassent prime... Je souhaite que, quelles que soient par ailleurs les divergences des uns et des autres, nous puissions trouver des terrains de rencontre, et ce pour la mémoire de nos morts, pour la paix intérieure et la grandeur de notre pays. > Jusqu’à Louis Marin qui avait tenu à apporter son concours à la manifestation. Cest cette unanimité de l’opinion nationale qui fit rejeter la C.E.D. par les députés. L’accord entre gaullistes et communistes devait se manifester à nouveau dans les dernières années de la question algérienne, contre rO.A.S., lors du discours de Pnom- Penh, à propos de l’O.T.A.N. De Gaulle disait que la France ne peut être elle-même qu’au premier rang. Il combattait toute rupture de l’équilibre inter­ national en faveur des Etats-Unis. Il savait que les Etats-Unis, pour s’ingérer dans les affaires intérieures de la France, préten­ 20 daient agir au nom de la lutte contre le communisme, voire, tout simplement, contre la menace de gauche, ainsi que Couve de Murville le rappelle dans son livre de 1971 « Une politique étrangère ». De Gaulle combattait les croisés réactionnaires de l’Europe, les René Meyer et les Robert Schuman. Il a toujours été accusé de nationalisme par le parti américain, de Paul Rey- naud à Pinay, de Tixier-Vignancourt à François-Poncet,

Comme le déclare Georges Marchais, « communistes et gaul­ listes ont eu et ont encore entre eux des divergences incontesta­ bles. Mais ils se sont le plus souvent retrouvés côte à côte dans les combats essentiels pour l’indépendance et la dignité de la France. C’est ce combat qui est de nouveau à l’ordre du jour... ».

Aujourd’hui, en effet, comment le sentiment national ne conduirait-il pas les gaullistes de conviction à saisir l’incompati­ bilité entre le règne du grand capital et l’indépendance nationale ? Comment ne constateraient-ils pas que, pour la nation, la voie de l’indépendance passe par la maîtrise des rouages essentiels de l’économie : circuits financiers et groupes industriels décisifs ?

Un Parti communiste digne de ce nom s’attache toujours à tenir compte des conditions historiques concrètes, il se confronte à la situation donnée dans chaque cas. L’esprit vivant, l’esprit profondément scientifique du marxisme ne se laisse jamais enfer­ mer dans un dogme canonial, mais reste ouvert à tout ce que la pratique sociale et la recherche peuvent apporter de nouveau. Le Parti communiste a toujours su prendre en considération les changements qui surviennent dans la réalité, et éventuellement corriger les schématismes, sans jamais rien perdre de sa capa­ cité de combat. A l’heure actuelle, le nouveau, c’est la possi­ bilité concrète de parvenir à un rassemblement majoritaire parce que la solution des problèmes du pays exige objectivement la large union de toutes les forces ouvrières, démocratiques et nationales.

C’est pourquoi le Congrès extraordinaire du Parti commu­ niste, réuni en une heure critique, pleine d’incertitudes et de risques pour le pays, doit être et sera un Congrès des décisions hardies, attirant à bon droit l’attention de tous les Français qui veulent, comme les communistes, un pays libre, indépendant, uni, énergique et assuré dans sa démarche antimonopoliste.

21 Economie et société L’ANALYSE ET LA , PRATIQUE DU P. G F. (1926 -1939 ) 1” partie

Serge WOLIKOW

{Nous publions ici la première partie de l’étude de notre camarade Serge Wolikow. Nous en donnerons la suite dans notre prochain numéro.

Il est donc évident que les conclusions tirées de cette pre ­ mière partie ne peuvent être que partielles. Cependant, la rédac­ tion des Cahiers pense que cette première partie est homogène, que le caractère de la recherche ne souffre pas de cette division. Cette étude, avec d’autres que nous avons déjà publiées sur ces questions, peut former l’axe autour duquel l’histoire aborde le Parti communiste dans la société.

C’est en refusant de telles analyses, ou en minimisant leur 22 efficacité que certains en arrivent à la vision du P.C.F. comme contre-société.

Au contraire, quand on veut bien s’attacher d cette tâche, qui n’est certes pas mince, on peut dégager des points d’ancrage, souvent sous-estimés, du parti de la classe ouvrière sur le ter­ rain qu ’il veut transformer ; ainsi les luttes engagées n’apparais­ sent plus comme une succession de hauts faits ou de tentatives avortées. La pénétration des idées communistes dans les masses est alors non pas seulement fonction de ses efforts subjectifs mais aussi de ses capacités objectives, de la situation politique et économique réelle.) La Rédaction.

Etudier la place occupée par le P.C.F. dans la formation sociale française dans une période donnée — il y a trente ans ou actuellement — est toujours reconnu comme légitime et important. C’est d’une appréciation juste de cette place que dépend la compréhension exacte de l’impact et de l’efficacité de sa politique. Or, elle résulte de l’entrecroisement, déterminé à chaque moment historique, d’un grand nombre de facteurs. Si les conditions socio-économiques constituent le terrain matériel sur lequel le Parti communiste se développe, l’importance et les caractéristiques principales de celui-ci renvoient surtout à une série d’éléments idéologico-politiques : les traditions, l’organi­ sation politique, la vie du mouvement ouvrier révolutionnaire en France et dans le monde, considérés comme des éléments sub ­ jectifs ; ce sont eux qui forment les composantes essentielles du Parti communiste. Compte tenu de cela, quelle est la part véri­ table de l’analyse économique dans sa politique d’ensemble, c’est-à-dire le rôle qu’elle joue dans l’intervention du Parti communiste dans la lutte des classes ? Intervention visant en fin de compte à supprimer les luttes de classes en mettant un terme à l’oppression de classe. La réponse à cette question mérite attention.

Bien sûr, on peut se référer aux principes fondamentaux du matérialisme historique. La compréhension scientifique du fonctionnement des formations sociales repose sur l’analyse des principales composantes du mode de production. L’étude histo­ rique des conditions de la production, circulation et consomma­ tion des richesses, a donc une importance centrale. Mais peut-on en déduire immédiatement l’importance dans le fonctionnement du parti ? En principe, tout est simple, le Parti communiste élabore une analyse scientifique de la formation sociale, lui permettant de définir le fondement théorique de sa politique à un moment donné de la situation concrète ; cette élaboration

23 suppose une analyse économique, base de l’étude générale de la situation. En réalité, il en va tout autrement. Pour plusieurs raisons :

On ne peut isoler l’effort d’analyse économique du Parti communiste des formes concrètes de la vie du parti lui-même. Celles-ci conditionnent son élaboration théorique. On le vérifie particulièrement pour ce qui concerne les dix premières années du P.C.F. D’une façon générale, il ne suffit pas pour le Parti communiste de proclamer sa volonté de fonder sa stratégie sur une analyse scientifique de la société pour réaliser celle-ci.

La période d’apprentissage du P.C.F. est marquée par l’effort des communistes français et de l’Internationale communiste pour dégager le mouvement ouvrier français du réformisme. Cette rupture qui s’étale sur plusieurs années au travers de nombreux conflits dans le parti, se fait surtout au niveau des luttes politiques immédiates, qui représentent le critère le plus évident du rallie­ ment aux thèses de l’I.C. : les questions de la guerre, des élec­ tions en 1924 et 1928, du front unique et des relations avec les socialistes. Les difficultés du jeune Parti communiste sont, dans ces conditions, très grandes.

Au moins jusqu’en 1926, l’analyse de la situation économique n’est pas le terrain de lutte idéologique le plus important, tant dans le parti qu’à l’extérieur. Et pour les années suivantes de 1926 à 1932, même si ces questions se posent au premier plan, nous essaierons de montrer que les positions en la matière n’entretiennent pas encore des rapports cohérents et directs avec les positions adoptées dans les luttes politiques immédiates. Il nous semble ainsi tout à fait décisif de voir dans quelles condi­ tions et à quel moment des rapports liant l’analyse économique et la stratégie politique d’ensemble du P.C.F. se sont articulés d’une façon cohérente et logique. Dans ce domaine, la période de transition nous paraît se situer entre 1932 et 1935. Bien entendu, cela ne saurait nous conduire à sous-estimer le fait que le P.C.F., dès le départ, affirme son attention au mode de production capitaliste, dont les contradictions fondent la nécessité révolutionnaire. Cette affirmation, cependant, prolonge l’héritage socialiste (guesdiste), — sans en éviter les insuffisan­ ces : l’économisme, la vision mécaniste, — plus qu’elle ne le dépasse...

Ainsi donc l’objet de notre étude apparaît : définir quelle fut la place réelle des positions du P.C.F. sur l’économie dans sa politique d’ensemble. Ce qui, nous venons de l’évoquer, ne va pas de soi. 24 Et, pour approfondir la réflexion, il paraît nécessaire d’exa- nüner la question sur une période relativement longue, de quinze à vingt ans. Introduire, ainsi, au moins le moyen terme dans l’analyse conduit à ne pas faire seulement l’histoire des moments forts, des épisodes marquants de l’activité du P.C.F. D’autant que l’examen des moments difficiles pour le Parti communiste, pour son activité ou son rôle, permet de dégager mieux les pro­ blèmes posés par l’élaboration de ses positions économiques et leur rapport avec sa pratique politique générale. En effet, il nous semble primordial d’étudier comment se constitue et s’élabore, dans le P.C.F., la prise en compte théo­ rique et pratique des différents aspects du capitalisme français. Pour apprécier correctement ce mouvement, il est indis­ pensable de considérer ensemble les différents facteurs qui le conditionnent. C’est plus particulièrement l’évolution réelle du capitalisme en France, mais aussi l’héritage idéologique, par exemple, les anciennes analyses social-démocrates, guesdistes, ou anarcho-syndicalistes. Tout aussi importante est la lutte poli­ tique à chaque moment ; elle pèse sur les analyses du P.C.F., tenu de répondre aux initiatives politiques de la bourgeoisie qui visaient à faire accepter sa politique économique dans le domaine financier, monétaire par exemple (politique d’inflation jusqu’en 1926, de stabilisation ensuite, puis de déflation à partir de 1931 jusqu’en 1936, enün, de nouveau, de dévaluation et d’inflation). On doit prendre garde aussi à ne pas négliger le rôle de l’Internationale communiste. Les formes de son influence sont variées : pour exemple, les analyses de Varga dans La Correspondance internationale ; les analyses et résolutions des Comités exécutifs et des Congrès ; mais aussi les travaux du Secrétariat latin spécialement consacrés à la France (1926, 1928, 1930). On voit donc que l’étude des positions du P.C.F. sur l’éco­ nomie ne peut se faire par l’exégèse de quelques textes. Elle suppose au contraire de bien les situer dans le travail d’ensem­ ble du parti, en tenant compte de l’évolution globale politique et économique française et internationale. Affirmer cette exigence représente un danger : ce qui est souhaitable apparaît impossible dans l’immédiat. Nous consi­ dérons qu’il est possible, au contraire, d’entamer une étude partielle, à condition d’en voir clairement le caractère provi­ soire, propre à celui d’une contribution parmi d’autres à venir. Si l’on considère les premières années du P.C.F. (en s’inté­ ressant à la question qui nous préoccupe : l’analyse économique).

25 on a tôt fait de conclure que là comme dans d’autres domaines, l’activité du parti est caractérisée par des tâtonnements et des mouvements contradictoires. Peut-être plus encore pour les positions sur l’économie. En réaction contre le réformisme, le P.C.F., au niveau des Congrès et des Comités centraux, s’attache à mettre en valeur la faillite complète du système capitaliste en général. Mais, par ailleurs, la critique de la politique économique des gouvernements de bloc national, dans les journaux et les heb ­ domadaires {l’Humanité, Le Bulletin communiste), restent can­ tonnés surtout dans le domaine budgétaire et monétaire.

LE DEBUT DES ANNEES VINGT

La situation économique de la France était catastrophique. De fait, la guerre a profondément ébranlé l’économie fran­ çaise ; la production a diminué, les finances publiques ont connu, dès lors, une dette croissante ; la dépréciation du franc s’est accélérée. Cependant, après la crise de 1920, l’essor de la produc­ tion et de toute l’activité économique est très rapide. Les condi­ tions de cet essor économique, la reconstruction des régions dévastées, l’inflation, favorisent l’industrie capitaliste mais aggra­ vent la situation des couches moyennes, de la petite bourgeoisie rentière, paysanne

L’essentiel de l’activité du P.C.F. est mobilisé par les dis­ cussions avec l’Internationale communiste sur le fonctionnement du parti, sa stratégie électorale. Mais aussi par la lutte contre l’occupation de la Ruhr, en 1923, et la critique de la social- démocratie.

L’année 1924 marque la faillite de la politique du Bloc national ; les difficultés de l’occupation de la Ruhr, la fiscalité alourdie, l’inflation, l’endettement de l’Etat sont supportés de plus en plus mal par les couches qui soutenaient le gouverne­ ment de droite, auréolé du prestige de la victoire, et qui fondait sa domination idéologique sur le nationalisme le plus chauvin. La perspective révolutionnaire y trouve sa justification : le Iir Congrès du P.C.F., qui a lieu du 20 au 23 janvier 1924 à Lyon, au moment où les mouvements spéculatifs accélèrent la dépréciation du franc, note ;

« La France capitaliste vient de vivre une heure tragique de

(1) Cf. J. MARSEILLE et S. WOLIKOW, in Travaux de la Commission « Origine et apprentissage du P.CF. », Institut Maurice Thorez, ronéotypé. (2) Idem. 26 son existence ; pour la première fois, elle a ressenti l’ébranle ­ ment annonciateur de sa fin. Ce que les communistes affirment depuis la guerre, et dont elle se riait, elle l’a tout à coup entrevu. La chute rapide du franc a donné pour la première fois cons­ cience du danger. »

La campagne électorale de 1924 est notamment marquée par les efforts du P.C.F. pour présenter xm programme : celui du Bloc ouvrier-paysan qui, dans tous les domaines, politiques, économiques se démarque de celui du Bloc national, des partis de droite, mais aussi du Cartel des gauches regroupant radicaux et socialistes. Ainsi est-il amené à populariser les idées révolu­ tionnaires sur la nécessité d’en finir avec le système capitaliste. L’affirmation, souvent péremptoire, de cette nécessité trouve sa justification dans la vision catastrophique de l’avenir proche du capitalisme. Vision souvent davantage plaquée que déduite de l’analyse économique.

« Nous assistons aux convulsions suprêmes d’un ordre social frappé à mort.

< Tout annonce l’écroulement du capitalisme et pose au peuple l’impérieux dilemme : la révolution ou l’esclavage !

« Le Parti communiste dénonce axix masses populaires l’irré­ médiable banqueroute de la bourgeoisie, son impuissance à sau­ ver la civilisation, son incapacité d’enrayer la crise économique qui épuise les peuples, de rétablir un minimum de paix, de sécu­ rité et de bien-être pour les masses >

LES EFFORTS D’ANALYSE, LEURS LIMITES ET LA BOLCHEVISATION

Pour interpréter les prises de position du P.C.F. dans le domaine économique pendant la période du Cartel des gauches (1924-1926), il faut prendre en considération tant l’évolution économique et politique générale que celle du parti lui-même.

La bolchévisation

Celle-ci est caractérisée par un effort de rupture avec les orientations opportunistes, la volonté de réaliser la bolchévi­ sation du parti par sa réorganisafion sur la base des cellules

(3) Cf. Résolution du III* Congrès du P.CF., janvier 1924. 27 d’entreprises. Comme on le sait, cette orientation comporte bien souvent im aspect sectaire et aventuriste. Les mesures sont admi­ nistratives, les discussions inexistantes ; les possibilités révolu­ tionnaires exagérées. Cette politique, pratiquée par S. Girault et A. Treint, renforce les positions opportimistes des adversaires de la bolchévisation et surtout constitue un frein au dévelop­ pement de la politique de front unique. La Conférence nationaJe des I" et 2 décembre 1925 amorce la correction de cette ligne dans la lettre qu’elle adopte et qu’elle adresse à tous les adhérents du parti. Elle montre la nécessité d’en finir avec les méthodes bureaucratiques de direction et de promouvoir largement le Front unique. Il est d’autant plus intéressant de constater que les années 1924-1925 voient un certain progrès dans l’analyse économique.

La politique du Cartel des gauches et le P.C.F.

Celle-ci apparaît indispensable pour mener la bataille poli­ tique, apporter les explications du Parti communiste sur sa position critique à l’égard du gouvernement radical soutenu par les socialistes.

Ces derniers expliquent ce soutien, en montrant ce qu’ils attendent du gouvernement :

« C’est l’intervention vigoureuse de l’Etat pour assurer l’assai­ nissement de la situation financière, monétaire, économique, comme pour résoudre les problèmes de l’habitation et de l’Admi­ nistration publique >

Au lendemain des élections, le P.C.F. s’efforce de montrer le caractère véritable de la politique du Cartel. Il le fait en dénon­ çant les influences financières dans le ministère Herriot ou en publiant la liste des participations des différents ministres dans les Conseils d’administration des grandes sociétés indus­ trielles et bancaires.

Parallèlement, il essaye de rendre compte du poids gran­ dissant du grand capital dans la vie politique (Comité des Forges, consortium des textiles, etc.).

Pour cela, il tente de mettre en évidence la concentration

(4) S.F.I.O. : Conseil national des 1« et 2 novembre 1924. In Compte renda stinographique du XXIIe Congrès. (5) Bulletin communiste, 27 juin 1924. 28 dans l’industrie, notamment dans la métallurgie Ses moyens d’investigation demeurent très limités pour analyser les grands groupes capitalistes ; leur contrôle sur les sociétés qu’ils domi­ nent est vu, d’une façon restrictive, au travers des participations personnelles des grands patrons à une multitude de conseils d’administration (ex. Schneider).

La faiblesse de l’analyse rend possible la généralisation som­ maire et aboutit à des conclusions politiques dont la fermeté dogmatique ne peut cacher l’insuffisance. En effet, de la mise en évidence des liens unissant les hommes du Cartel à la grande bourgeoisie, le P.C.F. déduit mécaniquement la similitude des bases sociales et du contenu de classe du Bloc national et du Cartel des gauches.

« Bloc national et Bloc des gauches représentent deux frac­ tions du grand capitalisme entraînant chacune des masses petites bourgeoises >

L’analyse de l’impérialisme français

C’est en réponse à la politique coloniale poursuivie par le Cartel que l’analyse de l’impérialisme est entamée. Mais en fait, l’impérialisme français est d’abord seulement conçu comme un expansionnisme : le colonialisme et la politique militaire en Afrique, en Indochine et au Moyen-Orient en constituent l’essen­ tiel ; ils sont complétés par la politique militaire et financière de la France en Europe centrale : avances aux gouvernements, encadrement militaire. La conception globale léniniste de l’impé­ rialisme apparaît particulièrement méconnue.

La faillite diplomatique de la Ruhr, les difficultés finan­ cières provoquées par la politique du Bloc national ont affaibli la position de l’impérialisme français. En témoignent la mise en place du plan Dawes pour le règlement des réparations dues par l’Allemagne, l’emprunt contracté et renouvelé par le gouverne­ ment français auprès de la banque américaine Morgan. Le P.C.F. dénonce les conséquences économiques et politiques de la soumission du gouvernement Herriot aux Anglo-américains. Reprenant les analyses de l’Internationale, de Varga, il insiste sur le facteur de déséquilibre à long terme apporté par le Plan Dawes — dépendance de l’Allemagne, concurrence exacer­ bée. Surtout, il dénonce, dans ce plan, le modèle du règlement

(6) Bulletin communiste (B.C.), 11 juillet 1924 et novembre 1924. (7) B.C n" 24, 13 juin 1924. TREINT : « Après les élections ». 29 financier vers lequel la bourgeoisie française s’achemine pour la France elle-même, sous la pression de la crise financière et des manœuvres anglo-américaines. Ainsi, c’est dès la fin de 1924, dans le cadre de la préparation de son IV* Congrès, que le P.C.F. dénonce « la France mise à l’encan » et la respon­ sabilité du gouvernement : « Ces patriotes vendent la nation comme ils vendraient leur père et leur mère pour éviter de sortir un sou de leur coffre-fort. »

La situation économique

L’évolution économique réelle se révèle complexe et comporte un grand nombre d’éléments contradictoires. Ce qui rend tout à fait insuffisant, sinon illusoire, les prévisions économiques, à ranger au rang des pronostics.

« L’année 1925 sera marquée par trois grandes crises, ac­ compagnées de remous sociaux dont il n’est guère possible de prévoir l’ampleur : crise industrielle et chômage, crise agraire, aggravation, dans le dernier semestre, de la crise financière >

Depuis l’avènement du gouvernement de cartel, l’essor éco­ nomique se poursuit, la balance commerciale devient pour la première fois excédentaire, alors même que la dépréciation du franc se trouve fortement freinée — au moins pendant dix mois. Cette relative stabilisation du franc ne débouche pas sur un réel ralentissement économique : et quand, dans le second semestre 1925, la dépréciation du franc s’accélère avec les difficultés croissantes du Trésor, la prospérité économique demeure. La théorisation et la systématisation hâtive de chaque fluctuation financière représentent une facilité à laquelle le P.C.F. ne résiste pas toujours. Mais elles reposent sur l’idée que la bourgeoisie maîtrise complètement la situation financière.

« La bourgeoisie appréhende d’affronter en ce moment les conséquences sociales d’une inflation sans mesures, qui ruinerait complètement des milliers de petits porteurs, qui déterminerait une montée déréglée et vertigineuse de tous les prix et n’irait certainement pas sans une réaction violente de la masse des victimes »

(8) CahkTs du Bolcbévlsme (CB.) n° 6, 1924. c Projet de thèse sur la situation nationale >. (9) Idem. (10) CB. n" 12, 1925. V. GAYMAN : c La situation économique et financière de la France >. 30 Pendant plusieurs mois, une discussion abstraite se pour­ suit dans le parti : on tente de discerner, de la stabilisation ou de l’inflation, laquelle est la plus avantageuse pour la bour ­ geoisie

La nécessité de l’analyse économique pour le P.C.F.

C’est dans ce contexte que l’on commence à souligner « la nécessité de l’étude économique... pour comprendre la situation concrète >

« Il est d’un intérêt primordial pour le prolétariat de savoir dans quelle conjoncture économique l’on se trouve. Selon que l’on se trouve à la veille d’une crise économique ou non, les méthodes de lutte à employer par le prolétariat révolutionnaire pour la défense des intérêts de la classe exploitée peuvent chan­ ger considérablement >

Cette préoccupation est particulièrement provoquée par la nécessité d’expliquer la prospérité économique apparente, début 1925. A. Marty précise les choses en mettant cet effort en relation avec la réorganisation du parti et son action. Examinant la situation en France au 31 janvier 1925, il souligne ; « Bolché- viser le parti n’est pas seulement changer son organisation et préparer des démonstrations, c’est surtout étudier incessamment les événements et en rechercher les causes matérialistes ; c’est tenter d’apporter une solution claire et nette à tous les problèmes posés par l’anarchie capitaliste. > Mais la conclusion qu’il en tire est surtout la justification a priori de toutes les schématisa­ tions possibles en la matière. En effet, il ajoute ; « C’est cela que je me suis efforcé de présenter : une thèse élémentaire, volontairement incomplète, pour rester simple, sur la situation économique et politique »

Quant à Treint, ses théorisations unilatérales sont autant de justifications de ses conceptions gauchistes sur la crise en France.

La chute du ministère Herriot lui fournit l’occasion d’affir­ mer que « la crise ministérielle en France n’est que l’aspect gouvernemental de la crise du régime capitaliste lui-même ». S’il considère l’appréciation de l’Internationale sur la stabili-

(11) C.B. n” 24, 1925. « Inflation ou stabilisation 7 » (Tribune de discussion), (12) C.B. n° 12, 1925. V. GAYMAN : € La situation économique et financière de la France ». (13) CB. n" 15, 1925. A. MARTY : » La situation en France au 31 jan­ vier 1925 ». 31 sadon « juste dans l’ensemble », c’est en fait pour la critiquer en ce qui concerne la France. H déclare : « Il ne faut pas oublier que la France fait exception. Le régime n’y entre pas dans une période de stabilisation. Il en sort (U)

Mais à la fin de l’année, Treint est devenu beaucoup plus prudent. Concernant la situation financière, « la question cen­ trale », il affirme qu’il « n’est pas possible aujourd’hui d’apporter ime étude complète du problème financier »

POUR UNE AUTRE POLITIQUE ECONOMIQUE

C’est peut-être dans l’analyse économique et par la place accordée aux questions économiques dans la politique de Front unique que l’on ressent mieux l’effort réalisé par l’Internationale communiste et sa section française pour opérer un tournant dans le travail du P.C.F. à la fin de 1925.

Deux éléments l’ont rendu nécessaire et possible : ce sont, premièrement, l’aggravation de la crise financière, la reprise de l’inflation et le mécontentement toujours plus large dans les couches moyennes des villes et des campagnes. Ce mécontente­ ment se reflète jusque dans les partis du Cartel, radicaux et socialistes, dont une partie des membres refusent de céder aux pressions de la grande bourgeoisie. C’est, deuxièmement, la critique de la pratique gauchiste dans le P.C.F., de la politique imprimée par une partie du Bureau politique sous l’impulsion de Girault et de Treint. En effet, les 1®*^ et 2 décembre, un Comité central élargi critique les analyses qui avaient surestimé le dan­ ger fasciste et les perspectives révolutionnaires tout au long de l’année. Après les manifestations qui avaient accompagné le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon ; après les premiers succès de la lutte menée par le P.C.F. contre la guerre du Rif, les analyses, au lieu d’élargir le front unique, l’avaient rétréci.

Le iront unique et les initiatives du P.C.F.

H s’agit donc pour le P.C.F. d’avancer des mots d’ordre susceptibles de rassembler les larges masses et qui prennent en

(14) La Correspondance internationale (C.I.), n° 46, 1925. (15) CB. n* 30, 1925. A. TREINT : c Après la (Conférence nationale, la situation financière et nos tâches politiques <. 32 compte d’une façon juste la réalité nouvelle, c’est-à-dire princi­ palement la crise financière et l’inflation.

Dès la fin de 1925, P. Semard, examinant la tactique du Front unique en France démontre à quel point le P.C.F. est décidé à prendre de larges initiatives dans ce domaine.

Il signale que dès le 21 novembre 1925, le P.C.F. a fait des propositions de Front unique à toutes les organisations socialis­ tes afin d’entreprendre en commun une vaste campagne d’agi­ tation. Sur un programme de revendications immédiates dont les principaux points étaient « le rétablissement de la situation financière aux frais des capitalistes, la lutte contre la vie chère, l’institution des assurances sociales pour les ouvriers, la fourni­ ture d’engrais, de semences, de machines agricoles et l’organi­ sation du crédit agricole pour les paysans travailleurs, ainsi que toute une série de mesures pour les classes moyennes. Nous demandions en outre, comme point capital, le désarmement et la dissolution des ligues fascistes >.

Il signale en outre que le P.C.F., après avoir exposé claire­ ment son programme aux larges masses travailleuses, appliquait justement la tactique du Front unique, simultanément au som­ met et à la base, en demandant à toutes les organisations socia­ listes de faire un Front unique sur un programme de revendica­ tions partielles préalablement fixées.

Enfin, après la chute du gouvernement Painlevé, le P.C.F., le 25 novembre, pose nettement < la question d’un soutien conditionné à un gouvernement socialiste pur ou carteUiste ».

« Le Parti communiste se déclare près à défendre contre toutes les attaques de la réaction tout gouvernement carteUiste ou socialiste qui travaillerait réellement sur la base suivante : prélèvement progressif sur le capital et solution de la crise finan­ cière sur les gros capitalistes ; paix immédiate au Maroc et en Syrie ; lutte effective contre le fascisme. »

Face à la faillite de la politique financière du Cartel sou­ tenue par les socialistes, les communistes développent un pro­ gramme dont l’objet est de montrer qu’une autre politique éco­ nomique est possible immédiatement et ainsi apportent des solutions favorables aux travailleurs. Pour garantir le pouvoir d’achat des salariés, le programme du parti préconise la mise

(16) Cl., n» 121, 1925. 33 en place d’un système d’échelle mobile. Pour résorber la dette publique, le déficit budgétaire, il montre qu’il est nécessaire « d’affranchir l’Etat de la tutelle des puissances bancaires et industrielles à l’intérieur et à l’extérieur ». Il précise comment : « Par la nationalisation des banques et des monopoles de fait, l’Etat est affranchi de la tutelle des puissances financières et industrielles, à l’intérieur, dans une très forte mesure ; par l’ins­ titution du monopole du commerce extérieur, il est libéré de la tutelle de la puissance étrangère.

« En effet, pour pouvoir agir, il faudra d’abord arracher aux capitalistes l’arme dont ils se servent pour mettre obstacle à toute mesure qui permettrait de les faire payer à leur tour »

« Le remède, c’est celui que la fraction communiste réclame depuis plusieurs années ; que le Parti socialiste a lui aussi, inscrit à son programme ; qui figure aussi dans le vieux programme du Parti radical socialiste. Ce remède, c’est la nationalisation des banques. » Le P.C.F. met en avant le caractère limité de ces propositions : « Le programme n’est qu’une réforme, mais tel quel, ce programme est susceptible d’améliorer grandement la situation des travailleurs et surtout de résoudre la crise finan­ cière sur le dos des riches et non sur le dos des pauvres. »

L’ANALYSE ECONOMIQUE DE L’INTERNATIONALE ET LA DEGRADATION DE LA SITUATION INTERNE DU PARTI

Cette attention portée à la défense des revendications immé­ diates, cet accent mis sur ce qui unit, traduisent bien l’effort du P.C.F. pour entraîner la masse des travailleurs dans l’action.

Mais toute une série de facteurs jouèrent contre le déve­ loppement de cette tactique juste, au-delà de l’été 1926 : l’atti­ tude négative des socialistes, le regroupement des forces de la droite derrière Poincaré, bénéficiant de l’appui des radicaux et des socialistes, la fin de l’inflation, enfin les tendances oppor­ tunistes dans le parti lui-même, qui sous-estiment la nécessité et la possibilité de conquérir l’influence dominante dans la classe ouvrière. Il faudra attendre au moins 1932-1933, dans le cadre d’un autre rapport de forces, pour voir réapparaître, en partie, cette politique de Front unique fondée sur la défense des revendications immédiates...

{17) C.B. n* 46, 1926. c Le programme financier du P.CF. ». 34 Les changements dans la structure du capitalisme

« Cest en février 1926 que le Comité exécutif élargi de l’Internationale communiste procède à l’analyse des change­ ments survenus dans la structure du capitalisme français, dans le regroupement des clans et des partis, et dans la situation finan­ cière, pour en dégager ce que, dans une telle situation, devait être le rôle du parti et de la classe ouvrière »

Ces travaux de l’I.C. ont une grande importance pour le P.C.F., même si une partie des analyses développées ne fut assimilée que lentement.

En effet, il s’agit de la première analyse générale portant sur l’évolution du capitalisme en France depuis la guerre.

Les travaux de cette session du Comité exécutif de l’Inter­ nationale communiste mettent l’accent sur les changements éco­ nomiques survenus : le développement de la grande indus­ trie, la concentration de la propriété par la centralisation des capitaux au moyen de l’inflation, la crise agraire. Cette prise en compte des modifications de structure du capitalisme permet d’aborder plus à fond la question des rapports de classes, car « ces bouleversements économiques influent sur le regroupement des classes à l’intérieur du pays ». Ainsi est mise en évidence « la plus grande différenciation des classes sociales > avec une polarisation renforcée, d'une part, autour de la grande bour ­ geoisie qui domine économiquement et qui aspire à la complète domination politique : « Mais elle se trouve encore gênée par l’ancienne forme parlementaire, basée sur la domination des partis politiques qui sont le reflet des anciens rapports écono­ miques du pays... De là proviennent les tentatives du gros capi­ tal de soumettre définitivement le Parlement à ses intérêts, ou bien de briser la résistance de la petite bourgeoisie et de ses partis politiques et de résoudre le conflit social par des moyens extraparlementaires » ; d’autre part, « à l’autre pôle se trouve le prolétariat qui peut jouer un rôle décisif dans les conflits sociaux prêts à éclater ».

Il s’est renforcé numériquement, s’est concentré. < Il dépend de notre parti et de la C.G.T.U. que nous puissions organiser, dans les prochains conflits sociaux, de nouvelles couches de ce prolétariat, qui aura à remplir une mission historique. »

(18) J. DUCLOS : Mémoires, t 1, p. 256, Fayard. (19) CB. 47, 1926, et CI. n-» 51 et 64, 1926. 35 La résolution de l’I.C. examine enfin la position des couches moyennes. Elle signale un déclin économique qm explique au fond la faillite du Cartel : « C’est justement dans le fait que le rôle économique très amoindri de la petite bourgeoisie ne cor­ respond pas à son influence politique qu’il faut chercher la cause de la crise parlementaire permanente ». Elle constate le désarroi de ces couches qui ont suivi le Bloc des gauches et qui commen­ cent à s’orienter plus à gauche. Elle en déduit la nécessité pour le P.C.F. de pratiquer une politique d’alliance avec elles : « La tâche de notre parti consiste à utiüser ce glissement des masses laborieuses vers la gauche afin d’établir une liaison avec elles pour les prochaines luttes de classes ».

Celles-ci devront se développer en raison même des perspec­ tives ouvertes par la crise financière. L’I.C. envisage la possi­ bilité d’une stabilisation mais souligne que même si la bourgeoisie française « parvient à stabiliser le franc, cela n’empêchera pas une crise industrielle grave de faire suite à l’actuelle crise du chômage ».

Finalement, l’attitude de la petite bourgeoisie apparaît déci­ sive pour l’issue des luttes de classes en France. Mais ses rap­ ports avec la classe ouvrière sont vus en des termes (conquête, hégémonie) qui ne permettent pas d’aborder facilement la ques­ tion de l’aUiance :

« Nous sommes actuellement en France devant cette alter­ native : ou le prolétariat réussira à conquérir la majorité de la petite bourgeoisie et des paysans et à résoudre par des voies révolutionnaires la crise actuelle sur le dos du gros capital, ou la petite bourgeoisie, comme en Italie, suivra la grande bour ­ geoisie et celle-ci établira un régime réactionnaire basé sur une exploitation renforcée du prolétariat et de la petite bourgeoisie, qui fera peser sur leurs épaules tout le fardeau de la crise ».

Dans le parti français...

Ces travaux de l’Internationale communiste fourniront l’es­ sentiel des thèses — parfois textuellement — mises en discus­ sion au V® Congrès du P.C.F. à Lille, du 20 au 26 juin 1926

(20) Cf. CB. n° 49, 1926. A. BERNARD ; « La crise de la petite bour ­ geoisie et l’hégémonie du prolétariat >. (21) V* Congrès du P.CF. Compte rendu sténograpbique, p. 20. Bureau d'éditions, 1927. 36 Bien que se déroulant au paroxysme de la crise financière et parlementaire, il n’abordera pas toujours les problèmes éco­ nomiques et sociaux comme l’Internationale l’avait souhaité Les problèmes d’organisation et de tendances y dominèrent bien souvent‘“\ Cependant, il fut l’occasion d’une première réflexion dans le parti sur les questions économiques d’ensemble. Ce qui fut retenu des travaux de l’Internationale communiste, ce furent essentiellement les analyses conjoncturelles, les perspectives de crise, au détriment de l’étude des modifications de structure dans l’économie et la société française, abordées cependant par Semard dans son rapport.

Le secrétaire général du parti y rappelle la nécessité du Front unique et des alliances contre la politique du gouvernement sou­ mis davantage encore à la pression de la grande bourgeoisie. « Notre but, c’est de réaliser toutes les alliances possibles et profitables pour le prolétariat. Dans les circonstances actuelles, cette tactique est une nécessité. >

Inflation ou stabilisation ? P. Semard dessine la perspective d’une nouvelle crise et d’une offensive ouverte contre le prolé­ tariat, donc de nouvelles luttes. Les questions portant sur la tactique de soutien à un gouvernement qui prendrait des mesures contre le capital ne se posent plus, compte tenu du ralliement d’une grande partie du Cartel des gauches aux solutions finan­ cières préconisées par la grande bourgeoisie (nomination du Comité des experts par Briand, projets financiers du gouverne­ ment Caillaux)

Ces analyses et les travaux du Congrès de Lille vont se trouver vite en porte à faux en raison même de l’évolution de la situation politique et économique et des difficultés du P.C.F. pour y faire face, compte tenu de ses problèmes intérieurs, portant aussi bien sur la situation nouvelle que sur les formes d’organisation dans le parti en France et les divisions dans le Parti russe.

(22) Cf. idem. (23) Cf. J. HUMBERT-DROZ ; Mémoires, t 2, p. 272 ; . Le Parü est absent des tâches qu'il devrait accomplir dans ies masses ouvrières. Il ne voit pas ses devoirs essentiels ; il juge secondaire la lutte contre le capitalisme français et primordiale la question de savoir si on est avec Staline, ou Zinoviev, ou 'Trotski. Au fond, tout le Congrès est dominé par cela et non par la crise du capitalisme français et les tâches révolutionnaires du Parti. > (24) V Congrès dn P.CJ'. Rapport de P. SEMARD pp. 326-327-328. 37 FACE A L’UNION NATIONALE

Les événements économico-politiques de l’été 1926 mirent le P.C.F. devant la nécessité de porter une appréciation sur la situation nouvelle.

La formation du gouvernement d’Union nationale, qui, sous la direction de Poincaré, regroupait tous les partis jusqu’aux radicaux, avec la bienveillante passivité des socialistes, consti­ tuait un tournant politique. Mais comment l’apprécier? Alors même que le P.C.F. avait, depuis plus d’un an, mis en valeur le développement de la crise en France, quel était le sens de la stabilisation monétaire et de la nouvelle politique financière ?

D’une manière générale, le P.C.F. considère la politique de Poincaré comme marquant la fin de la prospérité capitaliste, n en distingue bien l’aspect tactique : une tentative de la grande bourgeoisie pour imposer sa politique grâce au soutien plus ou moins direct des partis de l’ancien cartel. Les radicaux parti­ cipent au nouveau gouvernement d’Union nationale, les socia­ listes adoptent une attitude d’attentisme bienveillant.

La constitution du nouveau gouvernement est l’aboutisse ­ ment d’une intense campagne d’affolement des classes moyennes et de spéculation dont le but fut d’imposer les solutions de la grande bourgeoisie comme les seules possibles. Poincaré, grâce aux décrets-lois que lui vote le Parlement, aux mesures finan­ cières réactionnaires qu’il propose, — alourdissement des impôts de consommation, économies budgétaires sur les dépenses sociales, aide à l’exportation, — rétablit la « confiance des milieux possédants ».

Mais la profondeur de la crise financière et son caractère chronique depuis des années en France conduisaient à s’interroger sur la possibilité d’une stabilisation financière durable. Et d’une façon plus générale, c’était la question d’une stabilisation du capitalisme qui était posée.

LA STABILISATION ET L’ATTENTE DE LA CRISE

Depuis plusieurs aimées, la question de la stabilisation était au centre des analyses et des discussions de l’Internationale communiste. Les Français, en raison de la situation de leur pays, ne s’étaient pas sentis concernés par ces débats. 38 La reconnaissance d’une période de stabilisation relative de l’économie capitaliste avait résulté des travaux du V*" Congrès.

Mais à partir de 1926, au moment de la stabilisation finan­ cière, de nouvelles analyses insistent sur l’apparition d’éléments susceptibles d’ébranler la stabilisation d’ensemble de l’économie capitaliste. Cela n’est pas sans rapport avec la tendance, même dans l’Internationale communiste, au début, à surestimer la crise qui suivrait le règlement financier en France.

Varga en envisage très tôt la possibilité, mais, pour lui, elle dépend d’un soutien anglo-américain par le biais d’un grand emprunt étranger de la France : « Un grand emprunt étranger est nécessaire pour stabiliser le franc ».

Mais très tôt, il est obligé de reconnaître que l’essai de stabilisation nationale peut réussir et ainsi que l’évolution modérée de la crise économique consécutive à la stabilisation financière est possible « C’est que l’inflation et donc les déformations économiques ont été moins profondes qu’en Allemagne ».

Au contraire dès cette époque il analyse le développement du capitalisme français et s’interroge sur les facteurs durables de son renforcement. En dépit de quelques nuances, cette appréciation est celle de l’I.C. pour qui les perspectives de crise économique en France ne doivent pas, en fin de compte, être surestimées. Ces analyses sont d’autant plus intéressantes qu’elles prennent régulièrement pendant deux années (jusqu’au VI® Congrès de l’I.C.) le contrepied des analyses du Parti com­ muniste en France.

En effet les positions du P.C.F. sont différentes, sur la question de la stabilisation financière dans un premier temps et sur celle de la crise économique ensuite.

La conception générale de la crise

C’est que le Parti communiste français assimilait la crise financière à une crise générale de l’économie capitaliste française. Et la tentation était grande d’en déduire l’inéductabilité de la révolution comme seule solution à cette crise financière.

(25) Correspondance Internationale, 1926, n° 49. € Sur la question de la stabilisation >. (26) CI. 1926, n« 125, p. 1490. (27) C.l. 1927, n” 48, p. 564. 39 « Non, la stabilisation du franc n’est pas possible actuel­ lement. Non, il n’est pas possible de remédier au mal fiscal et financier présent autrement que par des mesures et des moyens profondément révolutionnaires »

Même au lendemain de la stabilisation financière de fait réalisée par Poincaré, le P.C.F. refuse d’y croire : « En fait la stabilisation monétaire semble impossible compte tenu des difficultés économiques et commerciales »

Et, dans les mois suivants, lorsque la stabilisation se confirme, le P.C.F. affirme qu’« une stabilisation durable n’appa­ raît pas encore possible ».

Bien que cette question n’ait plus été centrale dans l’analyse comme dans la discussion à propos de la stratégie d’ensemble du Parti, elle témoigne de la persistance des tendances à étudier d’une façon schématique et superficielle l’évolution de l’économie française.

On comprend mieux ainsi l’irritation de l’Internationale qui, en 1928, dénote encore la persistance de cette « idéologie de l’inflation dans le Parti français ».

Au moment de la stabilisation légale, en 1928, Varga le rappelle :

« Nous n’avons jamais douté de la possibilité d’une stabilisa ­ tion du franc. Cette opinion, que nous avions alors, rencontra assez de résistance parmi les communistes français »

Ce rappel n’avait rien d’historique puisque les débats du IX* Exécutif de l’I.C. constatent la persistance de ces concep­ tions : « On observe dans l’analyse, faite par le P.C.F., de la situation économique ime sérieuse survivance de l’idéologie de l’inflation. L’exemple classique est fourni par l’attitude du Parti en face de l’inflation. En 1926 déjà, il devait être évident, pour tout observateur, qu’il n’existait pas d’obstacle économique à la stabilisation du franc français. Malgré cela, la résolution du Parti et même les discours faits ici parlent encore toujours de l’inflation »

(28) CB. n» 52, juin 1926. (29) CB. n" 64, janvier 1927. c Après le Comité central du 11 au 13 jan­ vier ». (30) CI. no 76, août 1928. (31) « Classe contre classe La question française au IX* Exécutif et au Vie Congrès de l'LC Bureau d’éditions, 1929. 40 L’attente de la crise

C’est une constante de l’analyse du P.C.F. que d’évoquer l’aggravation de la crise. De fait, l’économie française connaît un fléchissement sensible de son activité, contre-coup de la stabilisation monétaire et de la nouvelle politique financière qui pèse sur la consommation intérieure au moment même où les exportations spéculatives basées sur l’effondrement du franc prennent fin. Mais ce ralentissement économique ne prend pas l’allure d’une crise générale et violente. Les communistes français, pour en prévoir l’évolution, se réfèrent à l’Allemagne de 1923- 1924. En fait, la situation économique française est fort différente de celle du « modèle » allemand Varga le signale à plu­ sieurs reprises : « Les formes de la crise du capitalisme français seront plus compliquées et plus lentes qu’en Allemagne ». Il caractérise le rythme de la crise et précise qu’il s’agit d’« une aggravation générale, mais pas très profonde, de la conjonc­ ture » Ainsi donc on se trouve seulement devant « une ère de stabilisation traînante »

Prenant en compte le développement du capitalisme indus­ triel et financier français, il peut même constater que « malgré la stabilisation, la bourgeoisie a pu conserver sa capacité d’expor­ tation sur le marché mondial »

S’appuyant sur les fluctuations conjoncturelles, le Parti com­ muniste français analyse cette crise de stabilisation, mais l’inter­ prète comme le signe avant-coureur d’une crise générale du capitalisme français qui devra nécessairement survenir sous peu. n s’agirait donc de l’ouverture d’une nouvelle période de crise et de révolution :

« En France, où la période de prospérité capitaliste a pris fin, où l’une après l’autre surgissent les crises (financières, industrielles et militaires) et où augmente la résistance du prolé­ tariat, les perspectives révolutionnaires prochaines indiquent le rapprochement incontestable de la révolution socialiste » Quelques mois plus tard, alors même que le rythme de la crise est relativement lent, les thèses pour la Conférence nationale du P.C.F. soulignent que « la crise est moins brutale qu’il n’avait été prévu », mais ajoutent : < Cependant, la crise financière et la

(32) CI. n» 48, 1927. (33) CI., 1927, no 63. (34) CI., 1927, no 121, p. 1788. (35) CI. 1928, n” 21, p. 284. (36) CB. n° 64, 1927. Thises pour la semaine de Lénine. 41 crise industrielles présentes ne sont que des épisodes de la grande crise économique dans laquelle nous sommes entrés » L’attente de l’aggravation est d’autant plus réaffirmée que les premiers signes de reprise se confirment à l’automne 1927 ; « La crise économique qui persiste aura tendance à s’aggraver au cours des mois prochains et les premiers symptômes indiquent qu’elle sera plus large et plus aiguë que l’hiver passé » Ainsi on adopte l’idée d’une crise chronique : « Le phénomène fondamental, c’est la crise permanente et sans cesse plus aggravée que traverse notre impérialisme depuis que l’excitant factice de l’inflation a disparu »

Les réaffirmations soutenues de l’approfondissement de la crise se multiplient au moment même où la reprise économique est pourtant indéniable. Cela ne procède pas d’une méconnais­ sance de la réalité conjoncturelle mais plutôt des conséquences à la fois de conceptions erronées sur la crise et de la discussion interne qui se développe, à partir de décembre 1927, dans le Parti, à propos de la stratégie de « Classe contre classe >, adoptée pour les élections législatives prochaines.

« Le recul de ^impérialisme français »

L’attente de l’aggravation de la crise se fondait sur l’analyse de l’affaiblissement réel et durable du capitalisme français, la fin de l’inflation le mettant en position internationale d’infériorité et la conjoncture du marché intérieur amenant nécessairement une crise économique générale. Les modifications du capitalisme — concentration, politique douanière — sont vues, soit seulement comme des difficultés, c’est le recul de l’impérialisme français que P. Marion théorise avec toutes les conséquences opportu­ nistes qu’il en tire : repli sur le marché intérieur, politique de hauts salaires soit, à l’inverse comme des difficultés d’adap­ tation du capitalisme français à la nouvelle situation, difficultés à partir desquelles on déduit le développement révolutionnaire rapide, issu des affrontements de classes toujours plus vifs. Sous-estimant les possibilités pour l’impérialisme français de surmonter la crise, la direction du Parti français explique encore, début 1928, la nouvelle stratégie classe contre classe par l’impor­ tance de la crise. Au IX® plénium de l’Exécutif de l’I.C., la

(37) CB. n” 72, mai 1927. (38) CB. n* 81, oct 1927. P. SEMARD : « Perspectives et tâches ». (39) CB. idem. P. MARION ; < La crise économique s'affirme ». (40) CB. 1927, n" 69. P. MARION : « L’impérialisme français recule », et n° 71, la rectification de P. Marion sur les possibilités de recul, après les critiques du CC du 6-7 avril : « La politique de l'impérialisme français ». 42 commission française souligne que « la crise en France n’est pas une crise passagère et seulement d’ordre monétaire ; cette crise est beaucoup plus profonde, elle est chronique »

Boukharine le dit d’une façon générale : « Dans notre tacti­ que, nous devons nous baser, non pas sur l’argument qu’en France l’aggravation de la crise économique est en somme imminente, mais sur ce que, dans un cas comme dans l’autre, les contradictions de classe s’intensifieront » Schuller sou­ ligne qu’« il n’est pas du tout nécessaire de croire qu’une aggravation de la lutte de classe en France n’est possible que si la crise économique s’accentue. Au contraire, il est possible que justement, dans la situation actuelle de la France, avec ces perspectives, ces tentatives de la bourgeoisie d’arriver à une stabilisation et de surmonter la crise économique, nous assistions à une accentuation de la lutte des classes »

Si donc les « flottements » dans l’analyse économique ne font pas de doute, il serait erroné d’en déduire que cette période (1926-1928) marque une sorte de recul absolu dans ce domaine. Les tendances mécanistes dans l’analyse ne proviennent pas seulement d’insuffisances théoriques et politiques à étudier les problèmes économiques, elles sont aussi le r&ultat de l’intense pression idéologique à laquelle le P.C.F. et la C.G.T.U. doivent faire face sur ces questions. Devant l’argumentation de la social- démocratie et des idéologies du grand capital, la réponse était nécessaire, elle fut donnée : c’était primordial, même si, rapide, elle était insuffisamment dialectique et nuancée. En effet, on ne peut ignorer le grand effort idéologique du mouvement réfor­ miste politique et syndical pour justifier son attitude compré­ hensive face à la rationalisation de l’économie, préconisée par la grande bourgeoisie.

La rationalisation et les dirigeants réformistes

Cette conception est largement critiquée par de nombreux dirigeants de l’I.C. qui participent aux discussions sur la « ques­ tion française ». Il est intéressant, à ce sujet, de se référer à l’activité des socialistes pendant cette période. En fait, par leurs déclarations et leurs actes, les dirigeants de la C.G.T. et de la S.F.I.O. marquent ouvertement leur évolution vers le réformisme et la collaboration de classe. « Les travailleurs acceptent de

(41) < Classe contre classe »... IX" Exécutif. Rapport de la commission française (P. Semard), ouv. cité. (42) « Classe contre classe ». IXe Exécutif, ouv. cité. 43 collaborer à une organisation scientifique du travail ayant pour objet de développer la productivité des entreprises » écrit L. Jouhaux. Les livres et les compte rendus de voyages se multiplient : les socialistes y célèbrent l’évolution du capitalisme américain dont l’effort de rationalisation représente d’ailleurs une sorte de modèle pour la France. J. Moch définit d’ailleurs la rationalisation comme « tm effort systématique vers la meil­ leure utilisation des ressources humaines et naturelles » L. Blum donne sa caution : « Ce progrès accélère l’évolution du régime capitaliste vers le régime de production sociale » On s’achemine donc vers un néo-capitalisme assurant désormais le progrès social par sa propre organisation : « Les privilégiés du sort comprennent, plus d’un siècle après leurs adversaires, qu’ils doivent s’organiser raisonnablement. Ils empruntent au socialisme certaines de ses méthodes, ils limitent eux-mêmes le droit de propriété, ils subordonnent de plus en plus la jouissance de ce droit à l’intérêt collectif et, comble de contradictions, dans leur économie à profit individuel, ils sont nécessairement conduits à pratiquer une politique de satisfaction des besoins collectifs » <***.

On ne doit pas ignorer ces prises de position pour apprécier la valeur des analyses du Parti communiste sur la politique économique du grand capital. Elles s’attachent à montrer r« orientation économique de la bourgeoisie française > contenue dans la politique de rationalisation Les contradictions entre les différentes fractions du capital à propos de la politique douanière ***' permettent d’expliquer les efforts du grand capital industriel et bancaire pour s’adapter à la nouvelle conjoncture économique caractérisée par la stabilité monétaire et les diffi­ cultés d’exportation. Même si elles n’évitent pas toujours des généralisations rapides à partir d’une situation conjoncturelle (par exemple, la théorisation du repli absolu de l’impérialisme français sur son marché intérieur et colonial), elles ont le mérite d’aborder les questions économiques en termes de classes, et non en termes techniques comme les partis de droite regroupés dans l’Union nationale tentaient, avec l’appui de la S.F.I.O., de les faire aborder par la classe ouvrière. « La rationalisation n’est pas un simple problème technique industriel, c’est l’application de tout im plan de défense et d’attaque du grand capital français

(43) L. JOUHAUX : L’AtcHer, ocL-nov. 1926. (44) J. MOCH : • Socialisme et rationalisation >. (45) L. BLUM : Le Populaire, mai 1927. (46) J. MOCH : < Socialisme et rationalisation >. (47) CB. 1927, n* 71, Titre d’un article de J. Berlioz. (48) CB. 1927, n* 73. L. DELHAYE : € Loi douanüre, loi de classe >. 44 pour surmonter sa crise aux frais du prolétariat et des peuples coloniaux. »

Il est intéressant de constater que l’adoption par le P.C.F. de la stratégie « Classe contre classe », apr^ le Comité central de novembre 1927, n’a pas de traduction directe dans l’analyse économique. D’ailleurs celle-ci demeure déterminée par ime problématique de la crise. Cette position, nous l’avons vu, fut critiquée par l’I.C., mais elle fut discutée sur un autre plan en France. La stratégie « Classe contre classe » avait été en partie justifiée par les perspectives d’aggravation de la crise. Aussi, ceux qui s’opposent à la nouvelle ligne politique s’appuient sur une critique des analyses économiques du parti pour en rejeter toute la ligne (Gayman, Renaud Jean)

Une réflexion sur le rapport entre analyse économique et stratégie politique

Ainsi donc, le rapport entre analyse économique et stratégie politique d’ensemble se trouve posé. Le P.C.F. doit donc étudier quelles furent les erreurs dans l’analyse mais aussi la portée — limitée ou non — de ses conséquences au plan politique général.

Une étude de P. Semard aborde la question et mérite d’être largement citée :

« Certains attaquent aujourd’hui la « lettre ouverte » dans son ensemble en condamnant l’analyse faite alors de la situation économique et en déclarant que l’appréciation sur l’état de la crise et sur son développement était inexacte ou forcée. L’erreur commise dans l’appréciation de la crise économique ne peut en rien diminuer ou affaiblir l’analyse faite sur la politique anti­ ouvrière, expansionniste et impérialiste poursuivie par l’Union nationale, sur le regroupement des classes et des partis, sur la radicalisation de la classe ouvrière ainsi que les points importants sur les erreurs du Parti, la politique de redressement à poursuivre et la fixation de la tactique « classe contre classe ». Notre erreur, c’est de nous être trop attachés aux soubresauts de la crise, pas assez à ses origines et à sa nature. Nous avons examiné la crise seulement dans le cadre de l’économie française, pas assez

(49) et « Classe contre classe ». VI* Coi^ès de l'I.C ; discussion de la question française au Secrétariat latin, ouv. cité, pp. 105 et sqq. (50) CB. 1928, n* 10. < La situation économique et politique en France >. 45 en liaison avec la crise mondiale du capitalisme, avec le problème de la lutte pour les marchés et débouchés et ses conséquences.

« En novembre 1927, nous étions encore dominés par les diffi­ cultés réelles rencontrées par le capitalisme avant et après la stabilisation monétaire de fait. Nous avons trop souligné les aspects négatifs et les difficultés économiques de l’heure, ce qui nous a entraînés à faire ressortir les indices d’aggravation sans tenir suffisamment compte des possibilités de manœuvre du capitalisme et des résultats positifs qu’il avait déjà obtenus dans le domaine financier, dans la réadaptation de l’industrie et dans la rationalisation industrielles ».

Les aspects différents de ces insuffisances furent au centre des discussions de l’I.C. sur la question française.

En fin de compte, il apparaissait évident que les faiblesses et les erreurs d’appréciation sur les questions économiques étaient dues à une sous-estimation des transformations en profondeur du capitalisme en France tel que le XI® Exécutif l’avait étudié en 1926.

Maurice Thorez le souligne fortement : « Jusqu’à ces tout derniers temps, le Parti n’avait pas compris toutes ces transfor­ mations dans les conditions économiques et politiques en France »

L’ANALYSE DE LA REPRISE ET DE SES CONTRADICTIONS

Ainsi donc le parti s’oriente désormais vers l’analyse des modifications profondes dans l’économie, le rôle des différentes classes sociales, le développement du capitalisme industriel, du capital financier.

Avec le souci de faire une analyse correcte de la situation, en évitant de tomber dans le danger contraire : celui de la sur­ estimation du renforcement des positions économiques de la bourgeoisie.

En effet, l’analyse dogmatique — catastrophiste — de l’économie avait nourri, par un effet de balancement bien connu.

{5t) C.B. 1928, n* 8. M. THOREZ : * Les problèmes de la poUtioue du P.CK .. 46 des appréciations — celles de R. Jean, V. Gayman — qui mettaient en valeur les signes de reprise pour en déduire le début d’une période de consolidation de l’économie française. « Les événements politiques et économiques depuis les élections françaises peuvent laisser croire à une restauration de longue durée de notre capitalisme et une apparence de prospérité de bon aloi. On se laisse facilement aller à penser que la crise du régime est surmontée. Cette surestimation de la solidité de la reconstruction économique et de son évolution paisible engendre inévitablement dans notre Parti des dangers d'opportunisme »

L’effort d’analyse du P.C.F., aidé par l’I.C., consiste à mettre en valeur les aspects contradictoires de la reprise économique.

La rationalisation n’en est pas un des moindres. En effet, ce qui apparaît caractéristique de cette rationalisation, c’est plus le développement de l’intensification du travail à tout pris, imposé par le patronat à la classe ouvrière, que le développement de la productivité, réalisé dans la période précédente.

« En France, la rationalisation qui consiste dans la trans­ formation, la modernisation de l’appareil de production est achevée. De même la formation des monopoles, l’influence des banques sur l’industrie répondent entièrement au développement moderne. Ce qui maintenant s’impose dans le domaine de la rationalisation, c’est une offensive de la bourgeoisie contre les conditions d’existence de la classe ouvrière ; mon idée est que cette offensive prendra, non pas une forme directe, mais bien plutôt indirecte, qui se manifeste par un relèvement constant du niveau des prix en France »

Cette analyse, sans nuance, qui séparait les deux tendances, mêlées en même temps que contradictoires, du développement des forces productives et de l’intensification de l’exploitation, ne rendait pas compte exactement de la croissance du capitalisme français. Varga devait ultérieurement le signaler en étudiant la politique de financement et d’investissement dans le secteur des biens d’équipement, d’industrie lourde. Mais à court terme cette analyse offrait l’avantage de concrétiser l’explication de la reprise économique comme source de contradictions aggravées. Le parti en France développe cette idée d’autant qu’elle permettait d’en déduire directement le processus de radicalisation de la classe ouvrière.

(52) C.B, 1928, n" 6. J. BERLIOZ : € Où va le capitalisme français?». (53) VARGA : in • Classe contre classe ». IX* Exécutif, ouv. cité. 47 « La rationalisation en France porte et doit porter davantage sur la main-d’œuvre, sur l’emploi de la main-d’œuvre que sur la réorganisation technique », affirme M. Thorez

On ne peut pas parler de stabilisation du capitalisme français ; à la suite du VI® Congrès, le P.C.F. s’efforce d’étudier les perspectives de son prochain « ébranlement ».

< Cela exige que nous fixions pour la France les différents phénomènes de concentration et de réorganisation de l’économie capitaliste, ainsi que ses contradictions internes et externes, qui démontrent que si la crise du capitalisme a changé d’aspect, la France impérialiste, étroitement liée aux autres puissances capi­ talistes dans le cadre de l’économie mondiale, subira, dans la perspective d’un nouvel ébranlement de la stabilisation, une aggravation qui atteint l’ensemble du capitalisme »

L’analyse des rapports de classes

Le deuxième aspect de l’analyse nouvelle que le P.C.F. s’efforce d’approfondir, c’est celui du « regroupement des classes ». Le débat sur cette question revêtait une importance centrale : il portait en effet à la fois sur l’analyse économique et sur la stratégie générale politique du parti. Pour nous, son étude doit nous permettre d’aborder concrètement la question de l’articulation reliant l’analyse générale faite par le P.C.F. sur la formation sociale et les positions politiques qu’il adopte.

L’Internationale et le Comité central du parti français posèrent comme question décisive celle de l’appréciation que portait le parti sur les rapports de classes en France, insistant pour que celle-ci ne soit pas produite au travers seulement de la vie politique parlementaire.

En effet le parti, après l’été 1926, avait décelé et dénoncé des ministres radicaux dans le gouvernement d’Union nationale comme expression des intérêts du grand capital. Mais, il n’avait pas pris en compte l’évolution du rapport des forces qui lui avait permis de consolider sa domination. En réalité, l’entrée des ministres radicaux dans le gouvernement d’Union nationale, reflétait, d’une certaine façon, la subordination de la petite bourgeoisie et des couches moyennes à la grande bourgeoisie.

(54) « Classe contre classe ». IX* Ex&:utif, ouv. cité, p. 62 (55) C.B. 1928, n” 10 ; P. SEMARD : » La situation économique et politi­ que en France». 48 Sur ce point, M. Thorez souligne à juste titre que les conclusions politiques des analyses du VI® Exécutif qui avaient mis en lumière le déclin économique de la petite bourgeoisie ne furent pas à temps tirées par le P.C.F. Il ne le fait qu’en 1928 : en constatant la situation créée par TUnion nationale, il conclut au déclin du rôle politique indépendant de la petite bourgeoisie.

« Une deuxième conséquence de l’incompréhension de la situation en France, c’est l’appréciation inexacte des rapports de classes. Des camarades n’estiment pas à sa juste valeur le déclin du rôle économique et politique de la petite bourgeoisie qui ne peut plus être un facteur indépendant entre la grande bour ­ geoisie et la prolétariat ». Mais cette tendance réelle était ainsi considérée comme un processus achevé ; les phénomènes socio­ économiques qui pouvaient la freiner n’étaient pas vus. Les contradictions entre fractions de la bourgeoisie étaient ignorées, et localisées seulement à l’intérieur de la petite bourgeoisie.

« Il est entendu que la France reste un pays à forte popu­ lation rurale, mais peut-on ne pas voir que la production agricole est maintenant soumise à la domination grandissante du capital financier, qu’elle est de plus en plus subordonnée à la production industrielle, qui a pris la première place dans l’économie du pays ?... Politiquement, la petite bourgeoisie se trouve entraînée dans sa majorité derrière la grande bourgeoisie. »

Le regroupement politique de la bourgeoisie apparaît fondé sur un regroupement économico-social relativement durable. D est expliqué par l’existence d’un compromis économique entre les diverses fractions de la bourgeoisie. Ce compromis étant réalisé sur le dos de la plus grande partie de la classe ouvrière et sur celui des peuples coloniaux.

« Il faut comprendre la signification profonde de l’Union nationale, comme expression politique du regroupement des différentes fractions de la bourgeoisie, ayant subordonné les intérêts de groupes à l’intérêt commun de la classe capitaliste, en vue de pratiquer la politique qu’exige le développement de l’impérialisme français »

Là encore c’est le mérite du P.C.F. d’avoir dégagé, dans des conditions difficiles, cette stratégie de la grande bourgeoisie.

(56) CB. n° 8, 1928. M. THOREZ : c Les problèmes de la politique du P.CF. .. 49 D n’en reste pas moins que l’analyse restait trop conjonc­ turelle, qu’elle surestimait en fait les possibilités durables pour toute la bourgeoisie française de lutter contre la tendance à la baisse du taux de profit. Cela au moment même où les efforts du grand capital pour se réorganiser, se concentrer et reprendre la politique d’exportation des capitaux, face à une concurrence internationale exacerbée, devaient amener une rupture entre les différentes fractions de la bourgeoisie. D’ailleurs celle-ci se manifeste, fin 1928, par la sortie des radicaux du gouvernement et l’attitude plus critique des socialistes. La raison en est le mécontentement profond des couches moyennes, qui, après que la stabilisation légale eut sanctionné leur appauvrissement par la dévaluation officielle du franc, se trouvaient touchées par la pesante fiscalité et la hausse des prix.

« Maintenant que la stabilisation financière paraît devoir éloigner tout péril immédiat, ces couches sacrifiées de la petite bourgeoisie, à qui n’échappe pas entièrement le caractère et les buts de la politique poursuivie par la grande bourgeoisie, prennent à nouveau une attitude gauche, non pas qu’elles soient en désaccord avec le programme général de la grande bour ­ geoisie et qu’elles en aient un autre à lui opposer, mais pour obtenir certains adoucissements, et pour se garantir éventuel­ lement une participation politique plus large dans le gou­ vernement »

Dans ces conditions, le P.C.F. éprouve des difficultés pour apprécier correctement le mécontentement de la petite bour ­ geoisie et en tirer des conclusions politiques justes. D’une façon générale, il est vu comme une contradiction secondaire. « La petite bourgeoisie qui entend continuer à retirer des profits de cette politique impérialiste, ne peut pas la combattre au fond, et les partis qui la représentent au Parlement ne cessent d’y apporetr leur collaboration ».

On passe ainsi de la sous-estimation du regroupement de la petite bourgeoisie derrière la grande, dans la période 1926- 1927, à une surestimation de la solidité de ce regroupement. Cette dernière appréciation qui se trouve en apparence justifiée par la politique de répression des gouvernements Laval- Tardieu, tend à isoler davantage le courant révolutionnaire, au moment même où des possibilités nouvelles s’offraient pour rompre cet isolement.

(57) CB. 1928. n- 9. P. SEMARD « L’union nationale et la crise ministérielle ». 50 Dans ces conditions, le rappel de l’action nécessaire en direction de ces couches, s’il est juste, reste formel. « Tenant mieux compte de l’état de mécontentement qui existe au sein des couches de la petite bourgeoisie et surtout de la paysannerie, nous devons faire un effort spécial pour toucher ces couches diverses en prenant la défense de leurs revendications particu­ lières et en les organisant politiquement et syndicalement pour les entraîner avec le prolétariat à une opposition plus efficace à la politique impérialiste des gouvernants »

L’analyse du rôle de l’Etat

Les travaux du VP Congrès de l’I.C. avaient mis l’accent sur « l’accroissement des tendances au capitalisme d’Etat » et noté que « sous des formes nouvelles se développe actuellement le processus de fusion, l’interpénétration de plus en plus marquée des trusts, des cartels, des consortiums bancaires avec les organes étatiques de la bourgeoisie capitaliste » En France, l’évo­ lution politique et économique semblait confirmer cette analyse. La politique formulée par les gouvernements Laval-Tardieu, en 1929 et 1930, d’où les radicaux étaient exclus, était celle de la grande bourgeoisie. Politique de la droite, elle s’appuyait largement sur l’intervention de l’Etat, législative et budgétaire, dans l’activité économique

Varga déclare que « les efforts du gouvernement français visent surtout à élever l’activité des investissements en France. Celle-ci fut longtemps entravée par l’incertitude concernant le cours ultérieur du franc. Maintenant, le gouvernement français pratique une politique de subventions afin de soulever (?) de toute façon l’activité de la construction, l’achèvement de la flotte commerciale, des travaux portuaires, de l’électrifi­ cation »

H tente de dégager les traits nouveaux de la politique économique de l’Etat et du grand capital. « Contrairement à l’avant-guerre, les grandes banques françaises semblent actuel­ lement, ou pour l’instant, concentrer l’essentiel de leur activité sur le financement de l’industrie par la fondation des sociétés

(58) C.B. 1928, n“ 9. P. SEMARD : € L’union nationale et la crise ministérielle >. (59) . Rapport au VI* Congrès de l’I.C BOUKHARINE. (60) Cahiers d'HlstoIre, n° 6, S. WOLIKOW : € L'intervention de l’Etat. 1926-1932 ., pp. 38^. (61) CL, n° 153, 21 décembre 1928. VARGA : « La situation économique mondiale >. 51 holding ». Par ailleurs, il souligne que « dans la politique de subventions du gouvernement français, les livraisons de répa­ rations (de l’Allemagne. S.W.) jouent un grand rôle ».

S’appuyant sur les travaux de l’I.C., le P.C.F. reprend cette analyse non sans un certain schématisme : « La caractéristique juste pour la France, c’est le développement de la tendance au capitalisme d’Etat sous la forme d’une cohésion plus grande entre l’appareil de l’Etat et les grandes organisations capitalistes industrielles et financières, obtenue par une pression accentue des « grandes forces économiques », etc., sur l’Etat, qui rend ce dernier encore plus étroitement dépendant de ces forces économiques, et qui permet à ces dernières une utilisation plus rationnelle » de l’Etat et de son appareil pour réaliser leur politique économique, leur plan de lutte sur le marché mondial et aussi d’écrasement du mouvement ouvrier » M. Thorez s’efforce de concrétiser cette analyse en s’appuyant sur les traits de la vie économique française. « Comment se manifeste pratiquement cette tendance au capitalisme d’Etat ? Par l’Etat, client principal d’entreprises déterminées, surtout des entreprises sidérurgiques ; par la participation financière, sous forme de subventions ou de prêts, à des entreprises de « caractère natio­ nal » ; par le gros effort direct de l’Etat pour « l’aménagement de l’outillage national ». Et comme conséquence de ces ten­ dances, par une interpénétration de l’appareil d’Etat et des grands organismes patronaux. »

Le gonflement du budget, les ressources importantes de la Trésorerie qui se maintiennent jusqu’en 1929-1930 sont les moyens de « la puissance économique croissante de l’Etat » Une partie intégrante, particulièrement importante, de cette puissance économique de l’Etat est représentée par le budget public qui augmente de 20 % en quatre ans.

€ Une comparaison avec l’Allemagne permet de constater que la puissance économique du gouvernement est en France relativement beaucoup plus grande que dans l’Allemagne avec son capitalisme d’Etat ». < Les paiements des réparations font que l’Etat allemand prend plus qu’il ne rend au pays pour les marchandises et le paiement des services, alors que c’est le contraire en France. »

(62) J. CHAVAROCHE : € L'économie et la lutte politique en France i Introductioa de Barbé. Bureau d’édidons, 1930. (63) CI., n* 49, juin 1930, p. 585 (Varga). 52 UN PREMIER BILAN

Essayons de faire le bilan de cet effort de « redressement » du P.C.F. dans le domaine de l’analyse économique. Globale ­ ment, il y a un progrès dans l’étude des aspects nouveaux de développement du capitalisme français. En particulier pour ce qui concerne l’évolution du grand capital, celle des classes sociales et celle du rôle de l’Etat. Au bout du compte, sur ces points, les appréciations du P.C.F. comportaient de nombreux éléments justes. Mais elles recélaient aussi des erreurs méca­ nistes, dont le point commun était la propension à considérer comme achevées des tendances nouvelles, la propension à sur­ estimer les faits économiques nouveaux.

La distorsion dogmatique principale se situe cependant à un autre niveau. Celui des rapports entre déterminations écono­ miques et luttes de classes dans leur ensemble. Cette distorsion revenait essentiellement à surestimer les effets politiques du simple développement des facteurs économiques.

Ainsi de l’extension du rôle économique de l’Etat et de l’emprise grandissante de la grande bourgeoisie, le P.C.F. déduit la politisation automatique de toutes les luttes du prolétariat.

« Dans ces conditions toute action plus ou moins importante du prolétariat se transforme en une action contre l’Etat, c’est- à-dire ime action politique »

« Le caractère de la situation actuelle fait que chaque lutte oppose inévitablement les ouvriers non plus à un seul patron, mais à toute la classe capitaliste, à son Etat et à ses agents. > Donc, le P.C.F. se préoccupera essentiellement des luttes de classes au plan politique. Ces luttes se développent , produites par la poussée des contradictions économiques.

€ Le fond de notre conception de la radicalisation des masses, c’est qu’une série de facteurs objectifs permanents agis­ sent de plus en plus sur la classe ouvrière, la poussant à une action de masse de plus en plus révolutionnaire. Parmi les plus importants de ces facteurs, il faut citer d’abord les facteurs économiques que sont la rationalisation et la hausse constante du coût de la vie »

(64) Préface de BARBE à CHAVAROCHB, out . cité. (65) CB., n° 22, 1929. Avant la Conférence nationale. € Le caractère de la < crise > du Parti • (éditorial) . 53 L’affirmation de la radicalisation politique de la classe ouvrière traduisait en fait l’abandon opportimiste du terrain des luttes revendicatives. En retour, cette attitude erronée devait accentuer le caractère dogmatique des analyses du parti, trop souvent coupées des luttes de classes réelles.

L’arrivée de la crise économique et la situation nouvelle, qui en découle, devaient contribuer à mettre en lumière ces faiblesses et ces erreurs dans la vie du Parti et la nécessité de les surmonter. Cest ce qui apparaît dans l’étude de la période postérieure (1932-1939). (A suivre.)

54 VERS L’UNITE ANTIEASCISTE : LE ROLE D’AMSTERDAM- PLEYEL

Jocelyne PREZEAU

Le VII® Congrès du P.C.F. (11-19 mars 1932), analysant la crise économique et ses répercussions internationales, déter­ mina les tâches principales du Parti ; la lutte contre la guerre impérialiste et la défense de l’U.R.S.S. y occupaient une place prépondérante.

Cette analyse, surestimant le rôle et les possibilités de l’impérialisme français, mettait principalement l’accent sur la lutte nécessaire contre « l’ennemi [qui] est dans notre propre pays > en rappelant sans cesse cette phrase de K. Liebknecht.

L’impérialisme français, principal bénéficiaire du Traité de Versailles, a su exploiter à son avantage les difficultés des pays touchés plus rapidement par la crise : « Il a employé les moyens de pression financiers, les crédits dont le montant atteint plus de 10 milliards de francs, notamment en Europe centrale et orientale ». C’est en promettant ou en retirant ses investissements que l’impérialisme français a pu obtenir certains avantages et renforcer relativement ses positions dans les pays limitrophes de l’Union Soviétique. Principal instigateur de la guerre anti­ soviétique, il soutient, à l’Est, l’agression japonaise contre la Chine, et tente de constituer, à l’Ouest, un « bloc danubien » pour enserrer l’Union Soviétique dans un étau. 55 Deux causes essentielles à son agressivité croissante : — L’Union Soviétique est une entrave à l’expansion capi­ taliste à l’heure où la crise mondiale ferme les marchés tradi­ tionnels. La bourgeoisie française espère trouver dans la des­ truction de l’Union Soviétique une solution à la crise qui désor­ mais l’affecte. — L’essor du socialisme en U.R.S.S. (c’est l’époque des premiers plans quinquennaux) contraste trop avec la crise du système capitaliste. Il est un exemple dangereux pour la classe ouvrière des pays d’Europe centrale, sur lesquels l’impérialisme français accentue son exploitation, dangereux aussi pour les peu­ ples coloniaux, pour la classe ouvrière française à qui la bour ­ geoisie veut faire supporter tout le poids de la crise. Dans la perspective d’un conflit avec l’U.R.S.S., le gouverne­ ment français va pratiquer une politique effrénée d’armements, gonflant son budget militaire, développant un armement mo­ derne (développement de l’industrie chimique liée à la guerre, de l’artillerie lourde, de l’aviation militaire). Pour mieux faire accepter la guerre (espérant bien en rejeter les responsabilités sur l’U.R.S.S.), le gouvernement adopte offi­ ciellement une politique « pacifiste », d’où sa participation aux différentes conférences dites de « désarmement » et son rôle influent au sein de la Société des Nations. Cependant, la crise économique, si elle atteint plus tardi­ vement la France, va s’y développer très rapidement. Les principaux secteurs de production sont touchés : la production de charbon recule de 8 %, celle de l’acier de 17 %, celle de la fonte de 18 % — chute qui va encore s’accélérer au début de l’année 1932.

Si le pouvoir d’achat des ouvriers employés à plein temps ne baisse pas, le chômage s’étend ; le nombre de chômeurs complets va passer de 1 474 000 en janvier 1932 à 1 615 000 en février.

Le nombre de chômeurs partiels est particulièrement inquié­ tant : de 5 676 000 en janvier 1932, il atteint plus de 6 000 000 un mois plus tard. M. Thorez, dans le rapport du Comité central au VII* Con­ grès note l’importance de la poussée révolutionnaire des

(1) Cf. D. BLUME : « L’£laboration de la politique extérieure du P.CF. ». CaUcn dliMoIre, n* 3, p. 66. 56 masses. La situation jugée « pré-révolutionnaire > va amener le P.C.F. à mettre l’accent sur la tactique du Front unique à la base, « qui doit allier notre offensive renforcée contre le € parti social-fasciste * et notre tactique de la main tendue aux ouvriers socialistes » Le jugement du P.C.F. sur le Parti socialiste « principal soutien de la bourgeoisie » trouve sa justification dans la pratique menée par le Parti socialiste : vote des budgets de guerre, participation à la S.D.N. Cette attitude s’oppose radicalement à la conception marxiste-léniniste de la lutte révolutionnaire contre la guerre selon laquelle « il faut, à la lumière de l’expérience de 1914 et de 1917, lutter contre la guerre en recourant si nécessaire au défaitisme révolutionnaire » Enfin, le P.C.F., rappelant les graves erreurs révélées lors du Comité central de juin 1931, met l’accent sur les deux objectifs qui doivent guider le parti dans la période à venir : lutte sur les deux fronts afin d’éliminer définitivement les conséquences de la politique menée par le groupe Barbé-Celor, développement des actions de masse. A partir de l’affirmation de la nécessité de développer une « politique de masse », le P.C.F. doit se lancer résolument dans des « pratiques de masse », la défense des revendications économiques ; la lutte pour les revendications immédiates est le < chaînon principal » pour mobiliser les masses. C’est cette ligne politique qui va déterminer l’attitude du P.C.F. par rapport au Con^s, puis par rapport au Mouvement d’Amsterdam, puis d’Amsterdam-Pleyel Dans ce contexte, l’appel lancé par R. Rolland et H. Barbusse, le 22 mai 1932, pour la convocation d’un Congrès mondial contre la guerre nous amène à nous poser différentes questions.

LE MOUVEMENT CONTRE LA GUERRE En quoi cet appel et le mouvement de masse qu’il va susciter est-il original ? Comment à partir d’une plateforme bien spécifique, — la lutte contre la guerre, le fascisme, — le Mouvement Amsterdam,

(2) • Le Congrès du P.CF. •. La Correspondance Internationale, n° 27. 1932. (3) M. THOREZ ; < En avant pour l'issue révolutionnaire de la crise >. Rapport présenté au Vile Congrès (1932). (*) Nous tenons à souligner l'apport qu'a représenté pour nous la lecture de mémoire de maîtrise de Eve BARAS : « Le Mouvement Amsterdam-PleyeL 1932-1934 » réalisé sous la direction de Q. WILLARD. 57 né de cet appel, va-t-il réussir à prendre en charge la bataille pour l’imité et devenir l’organisme spécifique du Front unique ?

L’originalité de cet appel ne réside pas dans le fait qu’une telle initiative ait pu être lancée. Nous l’avons vu, la situation internationale s’y prête, d’autre part les deux auteurs ont déjà montré leur dévouement dans la lutte contre la guerre ; lutte de longue haleine pour l’auteur du « Feu », elle est plus récente pour R. Rolland, dont la sympathie envers l’expérience russe l’amène à multiplier les appels pour la défense de la « Patrie socialiste ».

Enfin cette initiative ne peut être qu’approuvée par le P.C.F. qui a mis la lutte contre la guerre impérialiste et pour la défense de rU.R.S.S. au centre même de ses préoccupations.

Bien qu’il ne soit pas resté inactif depuis la guerre du Maroc (Congrès antifaciste international de Berlin (1929), Congrès contre l’oppression coloniale de Bruxelles (1927), de Francfort (1929), semaines de mobilisation, journées nationales contre la guerre, traditionnellement le 1" août, le P.C.F., en tant que tel, n’est pas à l’initiative de ce Mouvement. Autre originalité, cet appel provient du milieu intellectuel.

La personnalité des deux auteurs, en effet, devait rapidement susciter, dans le milieu intellectuel, de nombreuses adhésions à cet appel. La fait que Henri Barbusse ait d’abord cherché à élargir ce mouvement contre la guerre dans ce milieu exprime-t-il déjà sa volonté d’en faire un congrès de masse < au-dessus des partis » ? Ces adhésions massives d’inorganisés ne risquaient- elles pas de faire du Congrès un ensemble incohérent d’ou ne sortirait aucune directive contre la guerre ?

En fait, cet appel va canaliser aussi des adhésions provenant du milieu ouvrier, paysan, préfigurant une union future contre la guerre et le fascisme.

Un problème allait rapidement se poser. Quelle place y occuperaient les organisations ouvrières ? Seraient-elles repré­ sentas en tant que telles ou bien le Congrès serait-il une mani­ festation informelle des masses ? Bien qu’il se soit associé à l’appel de Barbusse, — lancé à « tous les hommes, à toutes les femmes, sans tenir compte de leur affiliation politique et à toutes les organisations ouvrières (culturelles, sociales et syndicales), toutes les forces et toutes les organisations en masse ! », — Romain Rolland continue de lancer individuellement des appels à tous 58 les partis leur demandant même de « désigner d’urgence des représentants à un Comité d’organisation du Congrès... >.

L’attitude d’Adler voulant opposer R. Rolland et H. Bar­ busse allait amener ce dernier à préciser les objectifs du Congrès : « Ce n’est pas une assemblée où doivent se dérouler des luttes de partis, ce serait son anéantissement, il ne doit pas être dans les mains d’un parti politique. Il doit, tout en laissant une cer­ taine place aux intellectuels, alerter et actionner la classe ouvrière vers des solutions antiguerrières énergiques et efficaces »

Cette conception du Congrès, sur laquelle finalement R. Rol­ land et H. Barbusse se mirent d’accord, allait être le motif du refus de la II® Internationale. Pour elle, ce congrès qui veut se situer au-dessus des partis, ne fait que poursuivre « les manœu­ vres dites de front unique » faites précédemment par le P.C.F.

En fait, le soutien que ce dernier apporte à l’initiative est logique, il est une expression du souci du Parti communiste d’être à l’avant-garde de la lutte contre la guerre impérialiste, de développer des actions de masse dans ce sens.

En raison de l’initiative émanant du milieu intellectuel, du souci de H. Barbusse « d’éviter tout débat politique susceptible de mettre en conflit les partis », le Congrès ne devant considérer que « le fait de guerre et les moyens pratiques de s’y opposer » ‘®*, il risque d’être une manifestation de pur pacifisme, ce qui motive les craintes de certains critiques du P.C.F. En fait, un autre danger, pense Barbusse, menace le Congrès : c’est que, par leur nombre, les communistes en fassent une manifestation politique dirigée essentiellement contre la social-démocratie

M. Thorez allait définir clairement l’attitude que devaient adopter les communistes dans le mouvement : « Nous n’exigeons pas et nous n’exigerons pas de ceux qui sont dans le mouvement d’Amsterdam qu’ils pensent comme nous, communistes, sur tous les problèmes que pose actuellement la menace de guerre. Nous ne l’imposerons pas comme condition au rassemblement dans les comités d’Amsterdam. Mais nous n’accepterons jamais que l’on puisse voiler notre opinion ou nous obliger à ne pas la dévelop­ per devant les masses. » M. Thorez ajoute que ce n’est que par

(4) Secrétaire de la II® Internationale (LO.S.). (5) Monde, 16 juillet 1932. (6) Monde, 17 juin 1932. (7) Cf. Lettre du 30 août 1932 adressée à un dirigeant du P.CF. (8) Maurice THOREZ : rapport au CC du P.CF., février 1933. 59 l’action que les communistes se distingueront des autres et gagne­ ront ainsi une autorité suffisante au sein du mouvement. En fait, si le rôle des communistes fut primordial dans l’organisa­ tion du Congrès (voir l’impact du Congrès ouvrier et paysan dans la région parisienne, 2-3 juillet 1932), leur activité dans le mouvement va le faire vivre.

Des deux buts du Congrès rappelés par H. Barbusse dans une lettre qu’il adresse à un dirigeant du Parti (20 août 1932) : « susciter un consensus mondial contre les dangers de la guerre impérialiste — qui menacent rU.R.S.S. — ; élaborer un front unique ouvrier, sur le vrai plan marxiste, contre la guerre », seul le premier trouve sa réalisation dans le mouvement d’Amster­ dam. Début 1933, les structures du Mouvement sont en place : il a son journal. Front Mondial, son Comité national, ses comités de lutte (400 au début de 1933).

Il lui faut appliquer sa propre tactique de lutte contre la guerre. S’il considère le capitalisme très justement comme le principal responsable, la tactique du mouvement d’Amsterdam est loin d’être identique à celle du P.C.F., qui consiste à lier la lutte contre la guerre à la lutte pour les revendications éco­ nomiques.

L’année 1933 s’engage, pour le Mouvement d’Amsterdam, sur une lutte centrée contre la guerre.

Enfin, l’élaboration du front unique, si elle est un des buts du Mouvement pour H. Barbusse, n’en est pas officiellement l’objectif primordial.

Pourtant un front unique, timide certes, va se réaliser dans les faits avec les comités de luttes : les socialistes n’adhèrent pas encore en masse au mouvement. Mais les événements d’Allema­ gne, le mouvement des masses allaient porter le problème de l’unité au premier plan des préoccupations d’Amsterdam et en élargir le contenu. Au début de l’année 1933, M. Thorez, jugeant que le Mouvement d’Amsterdam avait été jusqu’alors « beaucoup plus l’organisation de la propagande, de l’agitation, des meetings, que l’action », devait appeler les comumnistes à une plus grande activité au sein du Mouvement.

Malgré la persistance des tendances sectaires, qui se réper­ cutent dans l’activité des communistes adhérant au Mouvement,

(9) Idem. 60 les efforts et l’attention du P.C.F. pour développer ce mouvement de masse contre la guerre en y alliant la lutte pour le front unique vont, sous l’effet des répercussions politiques de la montée du fascisme en Europe, faire d’Amsterdam un grand mouvement, contre la guerre et surtout capable d’impulser le front unique.

LE MOUVEMENT AMSTERDAM-PLEYEL ORGANISME DU FRONT UNIQUE

L’instauration du fascisme en Allemagne est très vivement ressentie par les masses. « La lutte contre le fascisme et pour l’unité de la classe ouvrière est devenue une question décisive pour le mouvement ouvrier international > : l’Internationale communiste, attentive au danger que représente le fascisme, lance le 5 mai 1933 un appel à l’I.O.S. en vue d’une action commune. Le C.C. du P.C.F. qui « s’était adressé précédemment à la direction de la S.F.I.O. en vue d’organiser de grands débats politiques et de travailler ainsi à la réalisation de l’unité d’ac­ tion » approuve cet appel. Il adresse à la C.A.P. de la S.F.I.O. des propositions d’action commune pour des revendi­ cations immédiates. Barbusse, appréciant ces appels comme « un signe de rapprochement de la plus haute importance >, en tire des conclusions pour l’action.

« S’il est inopportun ou impossible d’engager des négociations directes sur une unité d’action concernant l’ensemble des pro­ blèmes de la lutte ouvrière, il est cependant nécessaire et possi­ ble d’envisager une action commune pour des objectifs limités »

Le danger fasciste est rapidement décelé par Amsterdam : d’où l’appel du Comité mondial pour le « Front unique de lutte contre la guerre et le fascisme » {Front mondial, n* 4, avril 1933).

L’adhésion du mouvement Amsterdam au Congrès de Pleyel, l’analyse du fascisme qui y est faite, allaient fournir la plate­ forme de lutte indispensable à la réalisation de l’unité, malgré les erreurs d’appréciation dont elle est encore marquée

(10) Maurice THOREZ : • Prolétaires de tous les pays, unissez-vous I >, l’Humanité, S mars 1933. (11) Lettre circulaire de H. Barbusse, envoyée à 40 militants du Mouvement ouvrier européen et datée du 30 mars 1933. (12) A ce sujet, voir S. WOLIKOW : . 1928-1938 : Le P.CF. et les ques­ tions de l’Etat >, Cahiers d’histoire, n* 6, 1974. 61 Le fascisme et la guerre ont la même cause : le capitalisme. Le fascisme est, comme la démocratie bourgeoise, l’expression de la dictature du capital sur le prolétariat. La lutte antifasciste est donc une lutte de classes : celle du prolétariat contre le fascisme. La défense de la démocratie bourgeoise est condam­ née. Telles sont, en effet, les appréciations générales, encore retenues, dans la lutte contre le fascisme. Cependant on s’ache­ minera peu à peu vers des conceptions plus justes, reconnaissant dans le fascisme la forme terroriste de la domination bour ­ geoise, et déjà les bases d’une vision plus claire existent : Le fascisme est un danger international et menace les tra­ vailleurs de tous les pays, la lutte antifasciste doit donc revêtir un caractère de solidarité et de coopération internationale. La lutte antifasciste exige l’unité d’action des masses. Le Congrès condamne, à ce propos, l’attitude de la social-démocratie allemande qui, en refusant le Front unique, a favorisé la montée du fascisme. Mais l’analyse de l’implantation du fascisme ayant révélé qu’il repose sur « la mobilisation des classes moyennes dont il exploite la misère et le mécontentement et qu’il éblouit par du nationalisme et des promesses démagogiques », l’alliance de la classe ouvrière avec les couches moyennes devient primordiale. La mobilisation passe par la défense de leurs revendications. Le mot d’ordre renoue très justement avec la tactique du P.C.F. pour la défense des revendications économiques, principal chaî­ non pour mobiliser les masses contre la guerre. Cette analyse du fascisme au Congrès de Pleyel préfigure l’activité du mouvement : lutte contre la guerre et le fascisme, rassemblement sur ces mots d’ordre de la classe ouvrière alliée désormais aux couches moyennes.

UNITE D’ACTION OU UNITE ORGANIQUE, LE ROLE D’AMSTERDAM-PLEYEL

L’appel à la direction de la S.F.I.O. ne constitue pas vrai­ ment un changement de tactique du P.C.F. Elle constituait une tentative faite dans des circonstances données au moment de l’instauration du fascisme en Allemagne. Le refus opposé par la S.F.I.O. aux propositions d’action commune du 5 mars 1933, l’interdiction aux militants socia­ listes d’adhérer au Congrès de Pleyel, la tentative de Front com­ mun, le glissement progressif d’une partie de la S.F.I.O. vers 62 le fascisme (fraction Deat - Marquet - Renaudel) ont montré l’opposition du Parti socialiste à l’unité réelle concrète, à l’unité d’action.

Devant les progrès de l’idée d’unité dans les masses, le Parti socialiste ne peut plus rejeter ce terme. Il pose des préalables : la cessation des injures, la discussion, d’organisation à organi­ sation, pour l’unité organique, position inconciliable avec celle du P.C.F. Dans ces conditions, le P.C.F. continue à « dénoncer la responsabilité des chefs socialistes ». D’où ses attaques contre la fraction Déat-Marquet-Renaudel, certes, mais aussi contre la tendance-Blum-Faure-Zyromski : un article des Cahiers du bol- chévisme d’août 1933 expliquait la position du P.C.F. :

« Si, dans nos propositions de mars 1933, notre Parti a admis la cessation de la critique envers ceux ou envers les orga­ nisations qui combattront sincèrement à nos côtés, il a affirmé avec netteté qu’il entendait poursuivre avec toute la force indis­ pensable la lutte contre ceux qui sabotent l’action de la classe ouvrière et entretiennent la division dans ses rangs. >

Pour le P.C.F., « la réalisation pratique du Front unique ne dépend pas de l’appel au sommet, mais des propositions faites à la base pour la réalisation d’une action concrète. »

Ces positions inconciliables, en théorie, des deux partis allaient amener le mouvement Amsterdam-Pleyel à jouer un rôle de catalyseur.

C’est par l’action pratique sur la plateforme d’Amsterdam- Pleyel que ce mouvement allait devenir l’organisme spécifique du Front unique, concrétisant ainsi la conception du P.C.F. : le Front unique, c’est l’action.

« La bataille pour l’unité passe par la lutte contre la guerre et le fascisme, mais réciproquement la lutte contre la guerre et le fascisme passe par l’unité pour être efficace. »

C’est cette interaction qu’a voulu exprimer Barbusse quand il dit : « Nous devons donc considérer que le Front unique et l’action s’adaptent l’un à l’autre, se complètent et forment un tout. Il ne faut pas les abstraire et les considérer comme isolés. Nous devons faire le maximum de Front unique et de rassem­ blement en même temps et ne jamais, en somme, perdre de vue ni l’un, ni l’autre. » 63 S’il est acquis que le mouvement doit jouer ce rôle, encore faut-il qu’il développe suffisamment son action. Elle revêt les formes traditionnelles de meetings, de propagande, de dénoncia­ tions de la guerre et du fascisme, mais aussi des formes nouvelles apparaissent : comptes rendus des commissions d’enquêtes, lutte en faveur des accusés du procès de Leipzig, boycott du trans­ port des armes, lutte contre les manœuvres militaires, contre les ligues fascistes qui multiplient les provocations. Dans le but de mobiliser les masses contre la guerre et le fascisme, il va s’adres­ ser plus particulièrement aux paysans, aux jeunes, aux femmes. Cependant, la mobilisation des couches moyennes pour la défense de leurs revendications immédiates n’apparaît pas clairement dans la pratique. C’est dans la lutte contre les ligues fascistes et le gouverne­ ment Doumergue-Tardieu-Laval qui les soutient, que le mouve­ ment va se réaliser pleinement.

La riposte systématique des Comités de lutte aux provoca­ tions fascistes, la pratique de l’action unitaire allaient permettre un nouveau bond en avant. Le Mouvement devenait réellement l’organisme spécifique du Front unique, il pouvait animer le Front unique, il pouvait en élargir le contenu ; bientôt l’unité d’action pourrait être scellée jusqu’aux organismes dirigeants des partis, fondant ainsi les efforts des communistes jusqu’à la signature du pacte d’unité d’action.

D’un simple mouvement contre la guerre impérialiste et pour la défense de rU.R.S.S., Amsterdam-Pleyel devenait donc un mouvement spécifique du front unique, seul capable de réaliser l’unité ; une unité plus large que celle conçue à l’origine, quand il s’agissait d’un front unique ouvrier dirigé contre les dirigeants socialistes pour soustraire la classe ouvrière à l’in­ fluence du réformisme et dont le but est l’issue révolutionnaire : en fait, une unité qui peut gagner désormais les couches moyen­ nes pour un objectif limité, la lutte contre la guerre et le fascisme, la critique du réformisme étant conçue dans le cadre du dévelop­ pement de l’unité, dans la mesure où il s’oppose à la concréti­ sation de cette unité.

Ainsi, au départ, c’est par l’intermédiaire d’un mouvement de masse où les partis ne sont pas représentés en tant que tels, que l’unité peut naître. La réalisation pratique, concrète, va désormais dépendre de la capacité du Mouvement de mener toujours plus largement la lutte antifasciste. Les événements du 6 février 1934, la menace directe du fascisme en France allaient lui permettre de jouer ce rôle. 64 UN APPEL HISTORIQUE A L’UNION : 10 JUILLET 1940

André MOINE

Début de juillet 1940 : nous sommes au cœur d’une véri­ table dislocation nationale ; en juin, six millions de Français sont dispersés sur les routes, mitraillés par les aviations allemande et italienne. Quand les longues files de l’exode s’arrêtent, c’est pour se rendre compte de la dispersion des familles et de l’ignorance du sort de deux millions de prisonniers. L’armée s’est disloquée, et c’est pour beaucoup une dure et inexplicable surprise. Les institutions du pays sont en grande partie mises dans l’impossi­ bilité de fonctionner et toutes les formations sociales et politiques légales sont divisées, désemparées. La confusion est partout. Et puis, d’abord, il faut vivre, dans une confrontation parfois tragique avec le retour d’exode, le ravitaillement, le travail, la recherche des disparus...

La défaite écrase les esprits : la stratégie des généraux fran­ çais, vainqueurs 25 ans plus tôt, a été bousculée ; les places fortes « imprenables », la ligne Maginot rendues inutiles ; le matériel de guerre apparemment surclassé ; et, par dessus tout, la pagaille, l’incapacité, les ordres en qui se flaire la trahison (1) A ce propos, le récent témoignage de Constantin FELDZER, pilote de Normandie-Niemen, compagnon de la Libération, est accablant ; le 10 mai 1940, son escadrille prenait l'air avec l’ordre de ne pas tirer sur les avions allemands qui venaient bombarder Paris. In Icare, n° 65, 1974. 65 Les Allemands, qui occupent déjà une partie de l’Europe, s’installent sur près des deux tiers du pays, provoquant un choc psychologique, une crainte indécise, un problème imprévu, dont on ne discerne pas encore les contours.

C’est dire que les perspectives nationales sont bouchées, ou plutôt qu’elles s’ouvrent, comme le note R. Paxton sur une volonté massive de paix chez les civils et chez les militaires.

Or, la défaite n’était pas le fruit du hasard, de circonstances imprévisibles, pas plus que d’une simple supériorité militaire allemande. Elle était la conséquence logique d’une politique menée depuis 1938, qui tournait le dos à l’intérêt national.

La grande bourgeoisie française, profondément effrayée par le mouvement du Front populaire en France et en Espagne, fit tout pour arrêter cet élan des masses, y compris en cherchant des appuis à Berlin. Les dirigeants français revinrent dès cette époque à leur politique des années 1918-1920 qui visait à détruire militairement l’Union Soviétique considérée comme le cœur du mouvement ouvrier, mais cette fois avec un nouvel instrument : Hitler. Répression antidémocratique, antisoviétisme, recherche d’appuis dans l’Allemagne nazie allaient de pair. La classe dirigeante ne prépara pas la guerre et elle accepta la défaite comme le moyen d’asseoir plus sûrement sa domination.

Entré au ministère comme vice-président du Conseil de la République, signant l’armistice après l’avoir appelé de ses vœux. Pétain assassina la République le 10 juillet 1940, se faisant octroyer les pleins pouvoirs par une Chambre des députés d’où sont exclus les communistes depuis huit mois. Seuls quatre-vingt parlementaires ne participent pas à ce coup de grâce.

Le diplomate américain à Paris, Biddle, témoigne : « Le maréchal Pétain avait été choisi comme chef du gouvernement parce qu’il passait pour le seul homme qui put amener le peuple à accepter des conditions d’armistice que l’on prévoyait rigou­ reuses et qui put en même temps empêcher une révolution <**. »

En fait, la défaite permet de parachever la victoire des forces réactionnaires et antinationales. Pétain, après avoir « fait don de sa personne à la France >, fait don de la France à l’Alle­ magne, qui va commencer une politique de pillage des richesses françaises.

(2) La France de Vichy, Seuil, 1973. (3) Cité par w. LANGER : Le }en américain à Vichy, 1948, p. 41. 66 Cependant, cette politique se couvre d’un rideau « national » et « socialiste >. Le partage des tâches, nécessaire, entre le gou­ vernement de Vichy et les représentants nazis à Paris n’est pas toujours facile.

Pétain tire, à sa façon, les leçons de la défaite, en culpabi­ lisant les Français : * L’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice... On a voulu épargner l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur » (21 juin). Il faut donc, d’après lui, se soumettre aux conséquences de la défaite. Pétain n’hésite pas à parler de régime nouveau, de « Révolution nationale » et à déve­ lopper, dès 1940, des thèmes anticapitalistes, nationalistes ; il se fera, à ce moment, procureur contre les < responsables de la déroute ». S’appuyant sur la défaite et sur la crise sociale, usant des pouvoirs qu’il a reçus et de son prestige, Pétain préside à une puissante campagne pour dévoyer l’opinion.

L’occupant, lui, fait patte de velours ; c’est le temps de l’offen­ sive du sourire et des manœuvres pour tenter de gagner le cœur et la pensée des Français.

Certes, la présence du drapeau à croix gammée porte un coup aux sentiments des patriotes et des antifascistes. Mais les sol­ dats allemands sont corrects, les autorités occupantes aident la population à se réinstaller, elles libèrent des prisonniers politi­ ques, et vont jusqu’à laisser entendre que le Parti communiste français pourrait accepter une telle politique. Les nazis s’effor­ cent de faire faire le travail répressif, la sale besogne, par les hommes de Vichy.

On conçoit que, dans de telles conditions, l’obscurité, la confusion, les interrogations et les doutes dominent les pensées. Si les perspectives d’avenir ne se discernent pas, les dangers sont bien néels d’une perversion des esprits, tout au moins d’une résignation générale.

Il importe de ne pas oublier, ni de sous-estimer la cons­ cience nationale et la volonté de résistance d’ime petite mino­ rité : officiers, soldats qui refusent de capituler devant l’armistice, civils qui mesurent le drame et se rangent dans l’opposition, rares hommes politiques. Puis, le Parti communiste français se dresse contre le nouveau régime et l’occupation. Mais, il faut bien dire qu’en juillet, tous ceux-là sont à contre-courant et leur mérite peut en être d’autant souligné. Leur attitude laisse seulement percevoir ce qu’il aurait été possible de faire avec une autre politique, et en fait, ce que deviendra la Résistance. 67 D’autant plus qu’on ne saurait méconnaître les racines de la naissance et du développement de la Résistance. D’une part, elles se frayaient un chemin à travers certaines volontés de redressement, qui se reflètent même en mai 1940, jusque parmi des ministres, et se traduisent notamment par des tentatives d’ouvertures en direction de rU.R.S.S.

D’autre part, et surtout, elles se sont nourries des actes d’un parti, le Parti communiste français. En mai, à plusieurs reprises, dans l’Humanité clandestine, il trace l’ébauche d’une politique de défense nationale avec des propositions claires tendant à transformer le caractère de la guerre : chasser les banqueroutiers, libérer les emprisonnés et les internés, réintégrer les élus du peuple, rétablir les libertés démocratiques et les lois sociales ; constituer un gouvernement de paix s’appuyant sur les masses populaires, prenant des mesures immédiates contre la réaction et s’entendant avec l’U.R.S.S. pour rétablir la paix générale.

Un mot d’ordre est partout répété : imposer la paix dans la sécurité et l’indépendance nationale.

On sait que le 6 juin, le Parti communiste, par l’intermédiaire de G. Politzer, transmettait au gouvernement des propositions de mesures concrètes de mobilisation populaire pour la défense de Paris.

Ainsi, le Parti communiste français s’efforçait, dès ce moment, de poser des jalons pour l’avenir et de dégager les bases d’une action capable de s’opposer aux conséquences de la capitulation.

L’appel du 10 juillet est inséparable de cette situation histo­ rique concrète comme des prémices politiques qui l’enracinent.

LES CIRCONSTANCES DE L’ELABORATION ET DE LA DIFFUSION DE L’APPEL

Si l’on se reporte aux Mémoires de Jacques Duclos, c’est le 5 juillet, à l’annonce de la réimion de l’Assemblée des deux Chambres, que fut décidé l’appel au peuple de France.

Deux documents nous confirment que l’élaboration de l’appel date bien de la première décade de juillet ; un numéro 60 de ^Humanité clandestine du 7 juillet et un deuxième numéro 60 sans date, mais dont la rédaction permet de le situer, en tout cas, avant le 10 juillet. Ces numéros contiennent un c Appel 68 au peuple de France » signé de M. Thorez et de J. Duclos. Très court, on y retrouve des formules identiques ou analogues, de mêmes mots d’ordre, la même idée centrale du Front de la liberté, du travail, de l’indépendance de la France.

C’est une ébauche, une préfiguration de l’appel du 10 juillet.

Cependant, le texte donné aux imprimeurs Tirand et Le Marrec ne sera pas tiré sans difficulté. D’après Jean Jérôme, qui servit d’intermédiaire, une première composition, trop lon­ gue pour le papier disponible, dut être refaite après une recher­ che de caractères plus petits...

Ce contre-temps permit à J. Duclos de revoir le texte et de l’actualiser ; finalement, l’appel commença à être tiré, sur deux machines, à des centaines de milliers d’exemplaires, vrai­ semblablement au plus tard dès la dernière décade de juillet

Du fait de la publication massive de l’appel sous forme de tracts, l’Humanité clandestine centrale, à Paris, ne le reproduit pas et se contenta d’y faire référence en appelant à le lire et à le diffuser. Par contre, il est reproduit dans des numéros de l’Humanité clandestine de la zone non occupée, dès août 1940.

C’est ainsi que l’appel du 10 juillet fut diffusé dans toute la France durant, au moins, tout le dernier semestre de 1940. 11 constitua, non seulement un élément psychologique important, mais il servit effectivement de guide pour des milliers de militants plongés au plus noir de la clandestinité.

Son impact, sa valeur politique, son rôle de témoignage historique ne sont pas disparus après la Libération. Il a subi avec succès l’épreuve du temps : des extraits, des citations ont été repris dans de nombreux ouvrages. On retrouve intégra­ lement le texte de l’appel notamment dans le tome XIX des

(4) A. Rossi (Physiologie du P.C.F.), artiste dans la manipulation des texte^ prétend que l'appei date de la fin de la première quinzaine d'août Les indications et précisions que nous donnons ici infirment absolument une telle assertion. H. Noguères, dans son Histoire de la Résistance, remarque que le texte prévoit le transfert du gouvernement à Versailles, mais que ce projet n’a vu le jour qu'en août Or, il nous semble qu'il s'agissait d'une éventualité parfai­ tement plausible dès juillet sans projet officiel connu. D'autant plus que ce transfert est envisagé, dans l'appel, par référence à un événement de l'histoire : le peuple voit < que le gouvernement de traîtres et de vendus qui siège à Vichy en attendant de venir à Versailles, pour imiter le sinistre TUers... >. 69 Œuvres de M. Thorez, édité en 1959, ainsi que dans le tome II des Œuvres choisies, publié en 1966

L’appréciation correcte d’un texte ne peut se faire que si l’on prend en considération la situation du moment.

Nous avons rappelé plus haut quelques traits de cette situa­ tion en juillet 1940. Cela ne saurait suffire. Il faut encore saisir les conditions « internes * dans lesquelles il a été rédigé.

D’abord, celles d’une clandestinité totale, sans appui de masse, sous une pression considérable : 90 arrestations, 9 organi­ sations détruites entre le l*' et le 7 juillet, rien que dans la région parisienne.

Les hommes qui rédigent l’appel sont en partie isolés, ne disposent que des informations officielles et de bien rares informations de leurs « contacts ». Il a fallu beaucoup de mérite et de lucidité pour ne pas se tromper sur l’essentiel dans ces conditions.

De plus, il fallait tenir compte de l’appréciation sur le carac­ tère de la guerre formulée par l’Internationale Communiste, à laquelle appartenait le Parti communiste français. On sait que ri.C. avait analysé la guerre de 1939-1940 comme une guerre uniquement et globalement impérialiste, sans tenir compte des situations particulières où se trouvèrent placés différents pays. Même si elle ne correspondait pas à sa politique effective, cette appréciation est reprise par le Parti communiste français, et se traduit, dans l’Humanité, par exemple, par des formulations inadaptées, en décalage avec d’autres.

Cette analyse pèse visiblement sur l’appel. D’autant plus que l’heure n’est pas à la manifestation de divergences qui ris­ queraient d’ajouter à la confusion générale. Ainsi, la dénonciation du capitalisme d’une manière générale, en bloc, manque sans doute de nuances ; l’insistance sur la volonté de paix des commu­ nistes en 1939-1940, si elle est opportune et justifiée, ne peut- elle pas apparaître à tort comme estompant les responsabilités profondes du nazisme ?

(5) Contrairement à certaines affirmations reprises sans vérification, ou parfois aussi dans l’intention de nuire, les ouvrages dont nous parlons repro­ duisent intégralement l'appel, à un détail près, mineur : l'omission du nom de Zyromski parmi les banqueroutiers. Ils s'agit d’un militant, résistant, qui, par la suite, mit sa vie au servie de la cause ouvrière. L’historien, sans approuver cette omission, la comprendra. 70 D’autres formulations, qui, aujourd’hui, peuvent paraître à première vue des erreurs grossières, doivent être appréciées, elles aussi, dans la réalité précise des circonstances pour les situer à leur juste niveau ; elles doivent faire l’objet d’un exa- mcnt parfois très fin. Ainsi, « la réprobation de voir la France enchaînée au char de l’impérialisme britannique > voilait certes la distinction à faire, dès ce moment, avec l’impérialisme alle­ mand. Mais, d’une part, n’avait-elle pas un fondement, après le rôle néfaste joué en 1938-1939 par l’impérialisme britannique, après son projet d’union asservissante en 1940, et après le bom ­ bardement de Mers-el-Kébir ? De Gaulle n’a-t-il pas été obligé par la suite de résister, parfois durement, aux pressions cons­ tantes des autorités britanniques dont les buts de guerre n’ont jamais été séparés d’intérêts impérialistes ? D’autre part, il convient de remarquer que cette réprobation se présente dans le texte de M. Thorez et de J. Duclos comme un rappel du passé : « Le peuple de France... a su, sous les formes les plus diverses, montrer sa réprobation de voir la France enchaînée au char de l’impérialisme britannique et il saura signifier aussi à la bande actuelle au pouvoir sa volonté d’être libre. » La nuance ne saurait être négligée : elle est, au contraire, très significative de l’orientation générale qui guidait le rédacteur.

Mettons donc chaque chose à sa place : les appréciations déformantes, les formulations discutables, inadaptées doivent, elles aussi, être replacées dans l’ensemble du texte et situées dans toute la politique patriotique pratiquée par le P.C.F. durant cette période. La ligne générale doit être dégagée et replacée dans la globalité de la pratique politique.

LE CONTENU FONDAMENTAL

1) L’Appel répond aux interrogations pressantes des masses populaires.

Ces interrogations concernent les raisons de la situation créée et les responsabilités. L’Appel les dévoile.

« La France meurtrie, douloureuse, trahie par ses diri­ geants subit la rançon de la défaite. Voilà où nous ont conduit les politiciens à la Daladier... soutenus par un Parlement de valets et de corrompus. > L’Appel insiste sur la « trahison des classes possédantes > en évoquant « les Bazaines de 1940 >, Thiers et l’Assemblée de Versailles. Il dénonce « les gouvernants

71 français qui n’ont pas voulu la paix, ne se sont pas préparés à la guerre et ont scienunent organisé la trahison >. Pareillement, il met au pilori les affairistes, les profiteurs de guerre, la « dictature des forbans » qu’il oppose à la misère sans nom des blessés, des malades, des chômeurs, et des victimes de la répression. En parallèle, il invoque l’attitude des communistes qui € seuls... ont lutté contre la guerre > et que l’on a frappés parce que défenseurs du peuple, sous le prétexte d’avoir réclamé un débat sur la paix au Parlement. L’Appel, par ses explications, révèle une de ses premières qualités : il reflète la situation concrète, la pensée populaire. Non pour la suivre, mais pour l’éclairer. Il est né dans la souffrance du moment et l’exprime intensé­ ment, non à la manière de Pétain pour justifier les abdications, mais au contraire, pour en dévoiler les causes réelles, accuser les responsables, et appeler au refus. Pour l’organisation et le développement futur de la Résis­ tance, il fallait que ces choses soient dites, et seul, le Parti communiste pouvait le faire pleinement. Les revendications proposées, les mots d’ordre revendicatifs formulés tendent à regrouper les travailleurs pour leur propre défense. Ils répondent aussi à une exigence politique du moment : démasquer la démagogie pétainiste et nazie, faire pièce aux illusions semées par les thèmes de la « Révolution nationale >. La perspective avancée d’un « gouvernement de la renais­ sance française composé d’hommes courageux et honnêtes, de travailleurs manuels et intellectuels... », souligne qu’il n’y a rien à attendre d’un « gouvernement de honte », d’affairistes et de politiciens tarés. Elle s’inscrit dans la grande idée qui traverse le document : c’est dans le peuple que se trouvent les forces de rénovation et de libération.

2) L’Appel indique où sont les forces nationales, l’espoir de la France.

Les élites ont trahi ; Pétain abdique. La France est isolée, en partie occupée. Beaucoup, comme l’antimunichois de l’Aube, Georges Hourdin, doutant de tout, estiment que le pays « était devenu définitivement une petite nation » (7) Georges HOURDIN : Dieu en liberté, p. 203, Stock, 1973. 72 Que faire donc ? Vers qui se tourner ?

L’Appel de M. Thorez et J. Duclos réplique à ces attitudes, répond à ces questions ; il indique le sens d’une recherche, donne une perspective, dégage une nouvelle confiance. Cela était capital.

Il le fait par son existence même qui affirme que dans la tempête subsiste, comme un roc, une grande force politique, point de ralliement des courages dispersés. Dans les mois qui suivent, il sera une arme précieuse, matérielle et politique, pour le regroupement et le redressement du Parti, premier noyau nationalement organisé de la Résistance.

Il le fait par ses phrases incisives : « C’est dans le peuple que résident les grands espoirs de libération nationale et sociale... C’est autour de la classe ouvrière ardente et généreuse... »

Il s’agit d’une appréciation fondamentale, d’une portée his­ torique, qui plonge dans le passé et va au-delà des circonstances. Là encore, seul, le Parti communiste pouvait la saisir, non pas par une sorte de divination, ou en raison d’une < mission » à remplir, mais du fait de son enracinement dans les masses popu­ laires, de la rigueur, même relative, de ses analyses et de la pratique politique invariablement nationale élaborée depuis une dizaine d’années sous la conduite de M. Thorez.

Avec les batailles antifascistes, le Front populaire, les luttes pour une « France forte, libre et heureuse », l’opposition à la trahison de Munich, la classe ouvrière s’élève aux responsabilités nationales, elle devient l’élément déterminant de la nation, le meilleur catalyseur des forces populaires et patriotiques. En 1940, c’est elle qui pouvait et devait, avec son parti d’avant-garde, relever le drapeau de l’indépendance nationale. L’appel du 10 juil­ let est la suite logique des propositions du 6 juin pour la défense de Paris. On sait que F. Mauriac fera, plus tard, le constat lucide du rôle national de la classe ouvrière.

Enfin, le texte rappelle qu’il existe un pays, l’U.R.S.S., qui peut aider la France à reconquérir son indépendance. Il ouvre, dans ce domaine, l’espoir d’un appui international.

3) Résistance dans le mot ou préparation réelle ? En juillet 1940, il ne pouvait être question, en France, de résistance au plein sens du terme. La résistance militaire était brisée ; la résistance politique devait prendre corps, d’abord

73 en démasquant Pétain. Lorsqu’une grève ouvrière est complè­ tement battue dans une entreprise, le syndicat liquidé, les mili­ tants révoqués et le syndicat patronal triomphant, il n’est plus question de grève, mais d’un long et difficile travail d’explica­ tions, de clarifications, voire d’organisation clandestine. C’était, sur le terrain national, la situation de juillet 1940.

De Gaulle, à Londres, le percevait bien, qui appelait au regroupement en Grande-Bretagne et dans l’Empire. « Nous sommes submergés par les forces ennemies... La France n’est pas seule ! Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique > (appel du 18 juin). « Je parle avant tout pour l’Afrique du Nord française > (appel du 19 juin). Le 26 du même mois, son mémo­ randum à Churchill préconise la formation d’un Comité national français pour organiser les résistances qui « se révéleraient dans l’Empire, et, peut-être, dans la métropole >.

Cette attitude de de Gaulle se comprend d’autant mieux que ses positions de classe ne l’incitent pas à regarder vers le peuple.

Le texte du 10 juillet, rédigé à Paris, au cœur du drame, ne pouvait évidemment pas être im appel direct à la Résistance. Il était l’énoncé concret de sa préparation. Il en définissait déjà les trois grandes composantes : l’indépendance nationale, l’action populaire, l’union de tous les patriotes.

Certes, l’Appel part en quelque sorte de la situation maté­ rielle des Français ; il détermine avec précision un certain nom­ bre de revendications : le travail, l’aide aux démobilisés, aux victimes de la guerre, aux paysans qui ont perdu leur récolte, le rétablissement des libertés, le droit de parution de la presse démocratique...

Mais en quoi cela est-il contradictoire avec la lutte natio­ nale ? La liaison entre ces deux objectifs de lutte n’est-elle pas, au contraire, ime condition de sensibilisation, et, ensuite, de mobilisation des masses ? Comment regrouper, non plus quel­ ques personnes d’élite, mais de larges secteurs de l’opinion, les engager à une action immédiatement possible et encourageante à partir des plus petits faits sensibles, qui rendra confiance aux larges masses? Que l’accent, à tort ou à raison, soit mis sur tel aspect ou tel autre, on peut en discuter. Cela ne change rien au fond.

En juillet-août 1944, dans une situation et un rapport de 74 forces complètement modifiés, l’Humanité clandestine, qui appelle à la préparation directe de l’insurrection, n’en néglige pas pour autant la lutte revendicative. Le numéro du 4 août 1944, en première page, titre : « La lutte pour le pain inséparable de la lutte pour la délivrance de la patrie. »

En vérité, en ce domaine, l’Appel reflète un solide réalisme et un grand sens politique ancrés dans les luttes sociales et poli­ tiques précédentes ; il exprime aussi une orientation profonde : faire confiance, et s’appuyer sur l’action du peuple français.

4) Une trame globale : l’Union pour l’Indépendance nationale.

Le soubassement de l’Appel et de tous les fils qui s’en déga­ gent jusqu’aux mots d’ordre finaux s’articule autour des deux thèmes de l’union et de l’indépendance nationale, toujours liés à l’action populaire.

Ce n’est pas par hasard si la première phrase est pour dénon­ cer les responsables de la guerre, de la défaite et de l’occupation. Il est bien précisé par la suite qu’il s’agit « de l’occupation par l’armée allemande aux frais de la France ». Que de ce fait, « le peuple de France connaît l’humiliation de cette occupation et ne se sent pas chez lui ».

Le ton n’est pas seulement à une constatation, mais à l’oppo­ sition : « La France ne deviendra pas une sorte de pays colonisé... il faut que la France soit aux Français... La France veut vivre libre et indépendante... La France doit se relever en tant que grand pays avec son industrie et son agriculture... Jamais un grand peuple comme le nôtre ne sera un peuple d’esclaves... il n’y a de paix que dans l’indépendance des peuples... »

Le fait qu’on trouve une douzaine de fois le mot indépen ­ dance dans l’Appel (« indépendance complète et réelle ») n’a-t-il pas une signification dans un pays occupé ? Et peut-on négliger l’invitation à la constitution d’un « Front de la liberté, de l’indé­ pendance et de la renaissance de la France », qui n’apparaît en aucun cas comme un mot d’ordre plaqué, mais qui s’insère dans tout le texte ?

A moins que les mots ne perdent leur sens, il nous semble que tout cela est, globalement, sans équivoque.

En fait, un souffle patriotique incontestable anime l’Appel. On y sent l’indignation et la colère vengeresse contre la trahison.

75 Ici, les auteurs assument les traditions patriotiques des jacobins, des communards, des antimunichois, d’un patriotisme populaire contre les fossoyeurs de la patrie et contre l’occupation étrangère.

L’Appel fond en quelque sorte la revendication à la libé­ ration nationale avec celle de la libération sociale, sous-tendant les réclamations immédiates au pain et à la liberté. Ce faisant, il ne réduit pas le patriotisme, U lui donne, au contraire, toute sa force — un patriotisme qui n’est pas inspiré par les seules circonstances, ou par les intérêts occasionnels d’une caste, d’une minorité, ou qui risque d’être un jour perturbé ou limité par eux, mais qui s’enracine et prend sa vigueur dans le peuple tout entier. En ce sens, comme en 1792, il est pleinement national. Et cela le différencie profondément de l’Appel de de Gaulle.

Cest à cette conception et à cette pratique de la lutte contre l’occupant et contre Vichy que se rallieront les résistants en 1944, avec l’adoption du Programme du C.N.R., où se fondent l’appel à la libération nationale et l’énoncé de mesures de libé­ ration sociale. Ce sont les fondements d’une union large et dura­ ble qu’on trouve donc déjà dans l’Appel de juillet.

5) Uappel à l’action.

Enfin, le texte n’est pas une proclamation généreuse vide de sens pratique. Il est un appel à l’action. Une action qui se discerne encore mal, dont les conditions devront mûrir pour être formulées avec précision et qui aussi pourra devenir largement mobilisatrice ; une action dont les mots d’ordre évolueront sans cesse, jusqu’à celui de l’insurrection nationale, lorsque les condi­ tions seront données. Pour l’heure, en juillet 1940, on conçoit que les mots d’ordre très généraux comme : « A bas le capita­ lisme générateur de misère et de guerre » en côtoient d’autres très immédiats et très précis comme celui de remettre la France au travail ou celui des Comités de solidarité et d’entraide, des comités de chômeurs, des comités d’entreprises. Et les commu­ nistes sont appelés à jouer leur rôle de défenseurs du peuple. Dans la misère générale, ils doivent être les initiateurs de la solidarité et de l’entr’aide, les animateurs d’actions, même élé­ mentaires, qui montreront aux masses que leur salut est entre leurs propres mains, dans l’action.

La politique, dit-on, est l’art du possible. Visant loin avec l’union et l’action de tous les Français, avec la libération de la France, l’Appel s’incruste dans le possible immédiat, s’accro­ 76 che à tout ce qui va permettre de faire un pas en avant, de donner une nouvelle confiance, d’éclairer le chemin.

Nous trouvons ici un autre trait important de l’Appel, émi­ nemment réaliste quant aux conditions objectives du moment : il fait, en même temps, confiance au peuple. Sa confiance en l’avenir ne se place pas particulièrement dans une avant-garde de l’armée, dans une élite politique, dans une libération venant de l’extérieur et hypothéquant l’indépendance ultérieure ; elle se situe essentiellement dans la masse des Français eux-mêmes. Ce sont eux qu’il appelle à l’action, ce sont eux qui, dans les combats, doivent trouver le chemin de leur union ; ce sont eux qui donneront toute sa force à la résistance, et permettront à la France de reconquérir toute sa place dans le monde. En ce sens aussi, l’Appel est pleinement national, patriotique.

QUELQUES REFLEXIONS

L’examen du document du 10 juillet 1940, écrit à l’aube du mouvement complexe de la Résistance au plein sens du terme, appelle à réflexion : sur la Résistance elle-même, sur la place et le rôle du Parti communiste français ainsi que sur les possi­ bilités de l’union du peuple de France et les chemins que pros­ pecte aujourd’hui le mouvement populaire.

Il est significatif qu’en juin-juillet 1940, deux conceptions se firent jour, non pas opposées, mais distinctes, différentes.

De Gaulle, à Londres, en militaire issu d’un milieu de la bourgeoisie, ne conçoit la résistance que militaire, comme la simple poursuite de la guerre, et, en raison des circonstances, s’organisant à l’extérieur, comme force faisant bloc avec l’armée anglaise, éventuellement avec l’appui des forces qui pourraient surgir sur le sol national.

Le Parti communiste français, enraciné dans le peuple, envisage la résistance comme un mouvement populaire, de masse, essentiellement en France même, trouvant son dyna­ misme dans les initiatives de masses, dans l’action. Cette concep­ tion incluait nécessairement une lutte diversifiée, multiforme : revendicative, politique, idéologique, militaire. Elle comportait nécessairement une politique d’union patriotique donnant au mouvement un contenu non fractionné, pleinement national. Cette politique s’inspirait du patriotisme populaire né avec 1789 ; seul 77 un parti ancré dans les masses et ayant une pratique politique liée à leurs luttes pouvait la concevoir et la promouvoir.

L’expérience a apporté la vérification de ces idées : après un long cheminement, le sommet de la Résistance, l’insurrection nationale n’est possible que lorsque les masses les plus larges en acceptent l’idée, soutiennent les combattants armés, partici­ pent à la lutte par les sabotages, les grèves, les manifestations dans un combat unifié par des organisations, comme celles for­ mant le C.N.R.

Et c’est seulement ce combat qui a permis à la France de retrouver, en août 1944, son indépendance, malgré les projets américains.

Il nous semble à ce propos intéressant de noter que de Gaulle a été sensible aux réalités, qu’il n’est pas resté figé sur ses positions de départ et qu’il a su proclamer que la libération nationale était inséparable de l’insurrection nationale.

L’union de la Résistance a été extrêmement large, regrou­ pant des couches sociales différentes, les familles politiques et idéologiques les plus diverses. Or, cette union s’est réalisée autour de l’intérêt national qui s’est révélé indissociable des besoins et des aspirations populaires (programme du C.N.R.).

C’est ce développement qui était contenu dans la vision de l’Appel du 10 juillet ; on peut affirmer du reste qu’il s’agit d’une conception fondamentale dont la valeur ne s’est pas atténuée aujourd’hui.

Une autre réflexion peut porter sur la formation et le déve­ loppement de la résistance dont on a, trop souvent, une vue statique déformante.

De juin à octobre 1940, surgissent des éléments spontanés de résistance : refus de la capitulation, de l’occupation, haine de l’envahisseur, opposition au régime autocratique de Vichy, constitution de petits groupes de propagande et d’action... Dans certaines régions, comme le Nord, l’Appel de de Gaulle n’est pas sans impact. Les communistes, dispersés, s’engagent dans la lutte sur tous les terrains, dans toute la France...

Il y a des résistants, il n’y a pas encore une Résistance. Il manque, pour la masse des Français susceptibles d’agir, les liaisons, la coordination, l’organisation à l’échelle de la nation. 78 Il manque, surtout, des perspectives et une plate-forme natio­ nale d’union et d’action, une stratégie mobilisatrice.

Ce n’est que lentement, dans les drames et les épreuves, que se formera et se forgera le mouvement de la Résistance. On pourrait en situer les étapes depuis les premiers contacts entre communistes et « gaullistes » au début de 1941, la constitution du Front national pendant l’été de la même année, du C.N.R. en 1943, l’élaboration de son programme en mai 1944, puis, parallèlement, à Londres et à Alger, la formation du Comité français de libération nationale, puis du gouvernement provi­ soire de la République française.

Cette longue gestation, ce mûrissement au fil des ans ne peut être isolé de la vision définitive qu’on peut avoir à partir de 1944. Ce mûrissement s’alimente dans le mouvement spontané de résistance qui se développe — par exemple avec l’oppo­ sition au S.T.O. Mais il n’est possible que parce qu’il est fécondé, orienté, impulsé et structuré par les organismes diri­ geants dont la propre conscience s’élève sans cesse dans l’expé­ rience, dans les débats et les luttes politiques et idéologiques.

Dans cette évolution constructive, l’Appel du 10 juillet apparaît comme un élément précurseur qui apporte la cons­ cience la plus vaste et la plus claire des problèmes, à l’échelle de la nation, des masses populaires. Ainsi orienté, le Parti communiste français sera la première organisation nationale de résistance, nationale par son rayonne­ ment sur tout le pays, nationale par le contenu de sa politique. Il pratiquera en effet une politique audacieuse d’union et de combat, marquée par ses initiatives comme l’appel à la consti­ tution du Front national, la formation des F.T.P. et ses mots d’ordre unificateurs et mobilisateurs comme « S’unir, s’armer, se battre ». Dans ce sens, il mènera une lutte permanente contre l’attentisme, reflet persistant d’une conception étriquée de la résistance. La presse du parti, en particulier l’Humanité clan­ destine, dont la parution sera ininterrompue, jouera un rôle sans équivalent.

Avec le recul du temps qui permet de mieux saisir la globa ­ lité des problèmes et des événements, il ne nous semble pas présomptueux de dire que le Parti communiste français, porteur de grandes initiatives, s’il n’a pas été le seul mouvement de résistants — loin de nous cette idée — a été le noyau le plus ferme et le plus clairvoyant du grand combat pour la libération de la France. 79 LE FRONT NATIONAL une interview de Madeleine BRAUN et de Pierre VILLON recueillie par Claude et Germaine WILLARD

Claude Willard . — Pouvez-vous d’abord évoquer les auteurs et les origines de l’appel à la formation du Front national en date du 15 mai 1941 ?

Pierre V illon . — Il s’agit d’un appel lancé par le Parti communiste, bien qu’il y ait eu, je crois, des contacts préalables avec Joliot-Curie et avec Langevin, par l’intermédiaire de Jac­ ques Solomon. Sur l’origine du texte, il faudrait interviewer Jacques Duclos...

J’étais, depuis octobre 1940, en prison et ne m’en évadai qu’en janvier 1942. Je peux témoigner sur l’état d’esprit des militants, des dirigeants, qui permet de mieux comprendre dans quel esprit l’appel a été lancé.

Premier souvenir : en août ou septembre 1940, à la demande de Jacques Duclos, je pris contact avec Georges Politzer puis­ qu’il avait exprimé le désir de faire quelque chose en direction des imiversitaires. Nous avons discuté d’une « lettre-boule de neige », qu’on enverrait aux enseignants. Ce projet, qui est à l’origine de l’Université Libre, révèle que dans la pensée de 80 Politzer existait clairement, en octobre 1940, l’idée d’une vaste alliance contre l’occupant nazi.

Ce même état d’esprit, je le retrouve à travers mon journal de prison, le seul journal que j’aie jamais tenu de ma vie. A la date du vendredi 6 novembre 1940, j’y relis aujourd’hui : « V. (c’était Paul Vienney, mon avocat) est venu et m’a appris que Langevin a été arrêté par la Gestapo. Une haute institution. Collège de France ou Académie des sciences, s’apprêtant à voter un ordre du jour de félicitations à Pétain pour son dernier dis­ cours, n’a pas exécuté ce projet lorsqu’en pleine séance, la nou­ velle lui est parvenue. Protestation platonique, mais déjà impor­ tante en raison du conformisme des milieux en question. Cette arrestation est certainement la plus grosse gaffe faite par les Allemands Elle peut devenir le point de départ d’un mouve­ ment de protestation parmi les intellectuels et, partant, d’un mouvement de résistance parmi la petite et la moyenne bour ­ geoisie contre l’oppression nationale. Elle peut susciter des actions d’étudiants, où les fils des classes moyennes, touchés dans leur orgueil national, se retrouveront aux côtés des étu­ diants communistes. >

Moins d’un mois après, alors que nous avions appris les manifestations étudiantes du 11 novembre, j’écrivais à la date du mercredi 4 décembre : « Nos étudiants semblent avoir com­ mencé la réalisation du front unique avec les autres pour l’indé­ pendance nationale. Dix-sept communistes ont été arrêtés, mais eux sont transférés devant les tribunaux français. C’est la divi­ sion du travail entre la bourgeoisie française et allemande : livre-moi tes gaullistes, je te livrerai les communistes ».

Madeleine Braun . — Cette réalisation d’un front unique des étudiants, c’est déjà l’état d’esprit qui animait l’appel de juillet 1940 : pour la liberté, pour l’indépendance de la France...

Pierre V illon . — Effectivement, voilà ce qu’il y avait dans la tête des communistes en cette période où, selon certains, nous ne faisions pas de résistance ! Et ces deux exemples, bien qu’il s'agisse de militants ayant travaillé en étroite liaison avec la direction du Parti, m’apparaissent typiques. Ils révèlent, en effet, combien le Parti avait, à travers les expériences du Front unique de 1934 et du Front populaire, saisi l’importance capi­ tale des alliances pour atteindre les objectifs fondamentaux du

(1) Des dizaines de scientifiques écrivent alors à Langevin à la Santé pour lui dire leur indignation. (N.D.L.R.) 81 moment. Naturellement, le mot d’ordre du Front français avait aussi largement contribué à nous faire rechercher l’alliance d’hommes et de femmes appartenant à des catégories sociales, à des familles politiques auxquelles nous n’avions pas coutume de nous adresser, et à mieux nous faire comprendre le rôle natio­ nal de la classe ouvrière et de son parti. L’origine de cette réédu­ cation des militants communistes, pour en finir avec le nihilisme national, hérité de l’anarcho-syndicalisme, doit être situé en 1934, avec la déclaration de Maurice Thorez sur l’amour de notre pays, à la Conférence nationale du Parti.

Germaine Willard . — Vous êtes entrés, tous les deux, à peu près au même moment, en 1942, dans l’appareil directeur en formation du Front national. Comment s’est constitué, dans les deux zones Nord et Sud, le Comité directeur dont vous avez été l’un et l’autre les artisans ?

Pierre V illon . — La constitution pratique du Front natio­ nal s’est faite, en zone Nord, en partant de la base, des comités de base par l’initiative de militants communistes. Le Comité directeur n’a été fondé qu’à la fin de 1942, en novembre, je crois. Je suis d’abord allé trouver Joliot-Curie, que nous désirions avoir comme président, et qui faisait déjà partie du Comité des Universitaires du F.N. ; Jean Jérôme a contacté Francis Jourdain ; quelqu’un, peut-être moi, a obtenu l’accord du pro­ fesseur Wallon ; par Raymond Leibovici et Françoise Leclerc, alors catholique très pratiquante, nous avons eu l’accord du Père Philippe, supérieur par intérim, en l’absence d’Argenlieu, du couvent des Carmes d’Avon.

Il y a aussi eu Pierre Le Brun (ami de Jouhaux) qui avait lui-même pris contact avec le Parti. Par lui, nous avons obtenu la participation du militant radical Pemey. Ultérieurement se sont ajoutés des hommes venant de comités de base tels que l’acteur Pierre Blanchard, ou Jacques Debû-Bridel, du Comité des écrivains ; ou encore, contactés à cause de leur activité de résistance quasi publique, tels que Monseigneur Chevriot, curé de Saint-François-Xavier.

Germaine Willard . — Et, en zone Sud, le processus a-t-il été identique ?

Madeleine Braun . — Je ne crois pas ; mais, sur les origines, Marrane eût été mieux qualifié pour vous renseigner. A mon 82 avis, le Comité directeur, constitué au quatrième trimestre de 1942, a précédé les comités de base. Cette différence peut s’expliquer par la spécificité des conditions de la Résistance en zone Nord et en zone Sud.

Mon premier contact avec Marrane, qui a été la cheville ouvrière du Front national en zone Sud, date d’octobre ou novembre 1942. Comme en zone Nord, nous avons cherché à rassembler les gens les plus divers d’accord avec nous pour l’action commune contre l’occupant Nous avons tout de suite rallié Justin Godard, radical (il sera le maire provisoire de Lyon, avant le retour de Herriot), Victor Basch, président de la Ligue des Droits de l’homme ; j’ai été voir Louis Marin à Vichy et il a délégué au Comité directeur un de ses amis politiques de la Fédération républicaine, Borgeaud. Le Comité directeur peu à peu s’est élargi, complété : l’ancien ministre Raoul Dautry, le pasteur Eberhart (il habitait une charmante maison à traboule), Yves Farge, Aragon, Jacques Bounin, Zunino, socialiste, à titre personnel, P. Seghers, L. Martin-Chauffier, ces deux derniers s’occupant plus spécialement, l’un des écrivains-poètes, l’autre des journalistes. Plus tard, j’ai « récupéré > Georges Bidault, alors professeur au lycée Ampère de Lyon, membre du mouve­ ment « Combat > et qui devait assumer la coordination des deux organisations ; il est venu à plusieurs de nos réunions.

Claude Willard . — Comment fonctionnait le Comité direc­ teur et quel rôle y jouiez-vous ?

Madeleine Braun . — J’étais secrétaire, coordinatrice du Comité directeur.

Le Comité directeur se réunissait assez régulièrement en divers endroits de la région lyonnaise, notamment chez un jeune soyeux lyonnais fort sympathique, Boisson de Chazoume, qui nous confiait les clés de sa maison, à Vaugneray.

Le Comité directeur était mis au courant de toutes les actions qui se déroulaient dans les comités de base et des questions politiques essentielles. Il assumait vraiment im rôle de direction.

Claude Willard . — Et en zone Nord ?

Pierre V illon . — Le Comité directeur se réunissait à peu près régulièrement, au complet, environ une fois par mois.

83 Claude Willard . — Combien étiez-vous ?

Pierre V illon . — Une quinzaine de membres, du moins à la fin. Je soumettais les problèmes qui se posaient au C.N.R., au bureau permanent du C.N.R. Quand je pouvais, je faisais approu­ ver d’avance les initiatives ou les positions que je comptais pren­ dre ; mais souvent, j’étais devancé par les événements et alors je faisais ratifier après coup mon attitude. Fréquemment, je voyais Joliot-Curie avant la réunion, discutais avec lui de l’ordre du jour.

Germaine Willard . — Avez-vous discuté au Comité direc­ teur du projet de programme que tu as soumis au C.N.R. au nom du Front national ?

Pierre V illon . — Je ne peux pas le jurer, car ma mémoire est infidèle. Mais j’en suis à peu près sûr. Je possède encore l’original du projet remis au bureau permanent du C.N.R. en novembre 1943 ; et il comporte l’indication des personnes à qui le projet, une fois tapé à la machine, devait être transmis. Il y avait parmi elles les membres du Comité directeur.

J’assurais un triple rôle de direction, de coordination et de représentation (au C.N.R.). J’avais plusieurs camarades, tel Servin, qui travaillaient avec moi, notamment pour assurer la liaison avec les Comités départementaux.

Germaine Willard . — Quelles étaient les structures et les activités du F.N. dans les deux zones ?

Madeleine Braun . — Nous disposions d’abord d’un service technique. Il ronéotypait pour toute la zone Sud un bulletin d’informations, informations que nous-mêmes tirions de l’écoute des radios anglaise et soviétique et des renseignements que nous recevions des départements. Les rapports nous arrivaient codés (les grilles étaient, je crois, chez Marrane) et nous fournissaient des renseignements précieux sur les actions menées par les F.T.P., par la population, sur les luttes pour un meilleur ravi­ taillement, sur les manifestations de femmes. Par ailleurs, nous tirions des journaux clandestins — jusqu’à cinquante-deux titres pour l’ensemble de la zone Sud — d’abord 84 ronéotypés avec de très pauvres moyens, puis imprimés dans des imprimeries clandestines sur une, deux, parfois quatre pages.

Pierre V illon . — En zone nord, il en allait de même. Et, à la direction, nous recevions tous les journaux et tracts publiés par les Comités départementaux ou Comités professionnels. Nous leur adressions quelquefois des critiques et des suggestions.

Madeleine Braun . — Notre service technique s’occupait aussi de fabriquer de faux papiers. J’habitai un moment, non sans imprudence, chez les enfants du professeur Hadamard, me du Guesclin. Tout à côté, un commissariat, où un des policiers était prêt à se procurer à n’importe quel prix du tabac ; en échange de paquets de cigarettes, il fabriquait des cartes, tamponnées, enregistrées, numérotées ; si bien qu’en cas de rafle, la vérifi­ cation d’identité ne présentait aucun danger. Nous avons ainsi procuré de faux (mais très bons) papiers à Marrane, à Aragon, à Eisa Triolet, à Jacques Sadoul. Bien entendu, il y avait aussi les cartes d’alimentation fausses ou volées.

Pierre V illon . — Mes papiers et ceux de nos camarades de zone Nord étaient plus vulnérables.

Madeleine Braun . — Nous avions, en deuxième lieu, im service social chargé d’aider les familles de ceux qui étaient arrêtés, déportés.

Troisième branche : celle des . Lorsque fut décrété le S.T.O. (service du travail obligatoire) et que les jeunes se cachèrent pour ne pas être envoyés en Allemagne, nous avons mis sur pied une organisation pour les abriter, les nourrir, leur enseigner les mdiments de l’action armée. Puis, notre organi­ sation (que dirigeait Jean, mon mari) les remettait entre les mains des F.T.P., qui, eux, les organisaient en groupes ou en maquis, les engageaient dans l’action, dirigeaient le combat militaire.

Germaine Willard . Quels étaient vos liens avec les F.T.P. ?

Pierre V illon . — J’étais en contacts constants avec les F.T.P. J’ai rencontré à deux ou trois reprises Tillon, plus régu­ lièrement Georges Beyer et pratiquement chaque semaine, Jean

85 Jérôme et Camphin. Assez tardivement, les F.T.P. furent repré­ sentés au Comité directeur du F.N., notamment, à partir du printemps 1944, par .

Dans nos rapports, nous étions surtout préoccupés par le souci d’aider matériellement les F.T.P., d’alimenter leur recru­ tement, de les soutenir politiquement.

Madeleine Braun . — Nous avions aussi, dans les deux zones — et c’est une des originalités du F.N. — des Comités de résistance d’intellectuels, par catégories, écrivains, journalistes, médecins, avocats, enseignants, cinéastes, etc., publiant une presse très active : l’Université Libre, le Médecin français, le Palais libre, et beaucoup d’autres (l’Ecole laïque, les Lettres françaises).

Naturellement assistait au Comité directeur du F.N. (zone Sud) un délégué des F.T.P. : Périnetti, un représentant des F.U.J.P. : Barou et une déléguée de l’U.F.F. : Simone Bertrand.

Claude Willard . — Sur quelle base les non-communistes venaient-ils au Front national ?

Madeleine Braun . — Pour lutter contre l’occupant et pour libérer la France. Et en adhérant au F.N., ils savaient que c’est avec des communistes qu’ils allaient lutter.

Pierre V illon . — Oui. Libération de la France et indépen­ dance nationale. Nous ajoutions que les Français détermineraient eux-mêmes après la guerre le régime ultérieur de la France : nous ne gênions pas ainsi l’alliance même avec des gens d’hori­ zons monarchistes.

Claude Willard . — Ne pourrions-nous pas maintenant évoquer l’éventail politique du Front national ? D’abord, quels rapports entreteniez-vous avec la S.F.I.O. ?

Madeleine Braun . — De même que nous avions fait savoir à Herriot que nous nous intéressions à son sort, je me suis

(2) Les Forces unies de la jeunesse patriotique (F.U.J.P.) et l'Union des {enunes françaises (U.F.F.). 86 rendue à Riom voir la femme de Léon Blum, pour qu’elle trans­ mette à son mari le salut du F.N. et du P.C.F.

Si le Parti socialiste en tant que tel n’existait pas dans la Résistance, fonctionnaient des Comités d’action socialiste qu’ani­ maient Daniel Mayer, Augustin Laurent, Noguères, Ribière, etc. J’ai rencontré à quelques reprises D. Mayer ; comme j’étais chargée une fois de lui demander de faire partie du Comité directeur du F.N., il m’attendait, déguisé en amoureux transi, un bouquet de violettes à la main ; mais la comédie s’est terminée par une engueulade ; à ma proposition, D. Mayer a rétorqué : « Le F.N., vous avez découvert un nouveau moyen de plumer la volaille socialiste ! » Je suis repartie, avec dans les mains seulement un bouquet de violettes...

Claude Willard . — Et en zone Nord ?

Pierre V illon . — Les rapports étaient très espacés. Je n’ai vu Daniel Mayer qu’aux rare sréunions plénières du C.N.R. Ceci dit, nous avons eu au F.N., à la base, certainement, de nombreux socialistes. Joliot-Curie (dont la femme avait été sous-secré­ taire d’Etat dans le gouvernement Blum en 1936), lui-même, venait du Parti socialiste, mais l’avait quitté après Munich. Il est d’ailleurs significatif que d’autres résistants actifs qui pou­ vaient être considérés comme socialistes avaient également rompu leurs liens avec la S.F.I.O. en automne 1938. C’était le cas de Louis Saillant et de Yves Farge.

Claude Willard . — Et vos rapports avec les catholiques, notamment avec la hiérarchie ?

Madeleine Braun . — Une fois, sur instructions du F.N. de zone Nord, j’ai été voir le nonce pontifical à Vichy, Mgr Vale- rio Valeri. Il s’agissait d’obtenir, sur la demande de Bidault, des facilités pour le départ à Alger d’un membre du haut clergé (je crois qu’il s’agissait de Mgr Chevrot). Louis Marin m’a procuré un rendez-vous. Mais le nonce ne voulut rien entendre sur le voyage de Mgr Chevrot, déclarant que ce problème concernait la hiérarchie de l’Eglise française. Par contre, il m’a longuement interrogé sur les événements, sur la Résistance ; chaque fois que je revenais à mes moutons, sa figure se fermait. Finalement, je suis partie en lui déclarant : « Eh bien ! si vous ne m’avez pas dit oui, vous ne n’avez pas non plus donné de réponse néga­ tive ». A jésuite, jésuite et demi ! C’est la seule réponse que je pus rapporter. 87 J’ai rendu visite à l’archevêque de Toulouse, Mgr Salièges, pour lui demander de déléguer un de ses proches au Comité directeur du F.N. Il avait fait des déclarations publiques remar­ quables, fracassantes. Il m’a admirablement reçue, de façon amicale, chaleureuse. Et c’était pour lui une épreuve : il n’avait plus de cordes vocales et sa voix perçait à travers un orifice pratiqué en haut de la poitrine ; on avait les plus grandes diffi­ cultés à le comprendre. Il a voulu me voir seule, si je puis dire sans traducteur. Il m’a posé, avec une grande sympathie, de nombreuses questions et a paru satisfait de mes réponses. En sortant, son vicaire me confia : « Venez demain matin, je vous donnerai la réponse ; je suis plein d’espoir, cela va marcher. » Mais le lendemain, le visage du vicaire était tout allongé : « Eh bien ! c’est non. J’ignore ce qui s’est passé, mais Mgr Salièges vous fait dire qu’il ne peut pas. > J’en ai conclu que l’arche­ vêque de Toulouse avait reçu des ordres de haut, de très haut, lui interdisant toute collaboration avec des communistes.

Mes rapports avec Gerlier, archevêque de Lyon, furent pitto­ resques, mais mauvais. Il me reçoit la première fois, toujours sur la recommandation de Louis Marin, par l’intermédiaire et en compagnie de Borgeaud. J’espérais obtenir de lui une protesta­ tion contre le massacre de jeunes, Place Bellecour, une protes­ tation publique comme celle qu’il venait d’élever contre les bombardements américains sur Lyon. Mgr Gerlier, immense, arrive dans un grand mouvement de robe et Borgeaud me pré­ sente : « Madame Nicole, de la Résistance ». Gerlier a un recul : « Madame, si j’avais su que vous étiez de la Résistance, je ne vous aurais pas reçue ». Le dialogue devient vif :

« Je croyais. Monseigneur, que vous ne souhaitiez pas la victoire de l’Allemagne !

— Non, je ne la souhaite pas ; mais j’ai parmi mes ouailles d’excellents catholiques qui sont miliciens ; je me dois à tous.

— Vous avez une curieuse conception de votre mission ; moi, quand j’ai une opinion que je crois juste, je fais tout pour la faire partager par ceux qui me font confiance.

— Tel n’est pas le rôle de l’Eglise. »

Bref, nous nous sommes quittés fort fâchés. J’ai retrouvé Mgr Gerlier quelques mois plus tard, juste après la Libération de Lyon, à l’occasion d’une grande réception organisée par la municipalité : j’arrivais en retard (la plupart des ponts étaient coupés), mal fagotée et j’aperçois l’archevêque paradant au 88 milieu de journalistes ; il m’interpelle : « Madame Nicole, vous n’étiez guère contente de moi la dernière fois que je vous ai vue. » Et le dialogue de rebondir :

« Mais je ne suis pas plus contente de vous maintenant.

— Pourquoi ?

— N’oubliez pas que vous avez d’excellents catholiques qui sont miliciens, vous vous devez à eux, vous n’avez pas le droit de vous réjouir.

— Ah ! je voudrais bien que vous soyez cardinal pendant huit jours, vous comprendriez.

— Et moi, j’aimerais que vous soyez une femme pendant huit jours, nous pourrions alors nous entendre. >

Pierre V illon . — Mes contacts avec la hiérarchie furent plus paisibles. Ils se sont limités à deux hommes.

D’abord le Père Philippe. Il prit sur lui d’adhérer au F.N., de faire partie même de son Comité directeur, expliquant qu’ap­ partenant à l’ordre des Carmes, il ne relevait que de Rome (avec laquelle les liaisons étaient alors difficiles), et non de l’épiscopat français, il croyait donc pouvoir prendre cette déci­ sion. Il n’émit qu’une réserve ; il n’appellerait jamais, par tract ou par journal, à tuer des Allemands. Curieusement, cet enga­ gement politique et courageux du Père Philippe contrastait avec des positions théologiques assez réactionnaires : il se posait en adversaire militant de Teilhard de Chardin.

Deux anecdotes concernant le Père Philippe,. Un jour, au début d’une séance du Comité directeur, nous le trouvons en train de noircir un papier de sa fine écriture de moine. Et lui de nous dire qu’il rédigeait d’avance une justification de sa présence au Comité directeur, aux côtés de commimistes, à partir de citations de bulles pontificales. Une autre fois, il me confia : « Je suis particulièrement heureux. J’ai vu quelqu’un de très important, enfin, comment dire, la clé de voûte, et je lui ai avoué que j’appartenais au Comité directeur du F.N., avec des communistes, et il m’a répondu : « Mais c’est très bien, mon fils, il faut que l’Eglise soit partout. »

Je suis allé voir, à la fin de 1943, à Saint-François-Xavier,

89 Mgr Chevrot, dont nous connaissions les convictions et le cou­ rage, puisqu’il les exprimait ouvertement dans ses prêches.

Nous avions auparavant, mais en vain, tant au F.N. qu’au C.N.R. lancé un appel aux évêques français réunis à Paris pour qu’ils se prononcent contre la déportation des ouvriers français en Allemagne.

Je commence avec beaucoup de précautions, — pour ne pas le heurter — par déplorer ce refus de prendre position. Mgr Qievrot m’arrête d’un geste de la main ; « Que voulez-vous mon cher Monsieur, depuis Jeanne d’Arc, l’épiscopat français a toujours trahi la France. » Puis, s’engage une discussion de fond sur les rapports et l’alliance possible entre communistes et chrétiens : « Certes, nous sommes athées, mais nous savons que la religion plonge ses racines dans la réalité sociale ; nous pensons que ces racines dépériront dans une société socialiste, lentement. Nous ne demandons nullement aux chrétiens de par­ tager une telle conviction. Mais nous leur disons : Si vous nous combattez parce que nous voulons instaurer un régime qui ris­ que à la longue de faire disparaître la religion en faisant dispa ­ raître les maux, cela signifiera que vous n’êtes pas très croyants, car si Dieu existe, la religion continuera d’exister quel que soit le régime politique et social. Et alors, ce serait vous qui auriez gagné le pari. » Mgr Chevrot termine à ma place : « De tels chrétiens n’ont pas une foi très solide. » Mgr Chevrot était un homme pour qui j’éprouvais une grande admiration. Il nous a beaucoup aidés au Comité directeur ; notamment lorsque Passy et un agent de l’Intelligence Service, Thomas, essayèrent de justifier la discrimi­ nation dans l’envoi des armes aux F.T.P., le plus fougueux fut Mgr Chevrot.

Madeleine Braun . — J’ai aussi le souvenir de visites à maints curés de la campagne lyonnaise, dont plusieurs manifestaient leur sympathie, parfois active, à la Résistance, voire au F.N.

Pierre V illon . — Il y eut d’ailleurs, je crois, une quinzaine de curés au premier congrès du Front national, après la Libé ­ ration, en janvier 1945.

Madeleine Braun . — Dans le F.N. étaient représentées des tendances politiques et philosophiques très éloignées du commu­ nisme et du marxisme.

Pierre V illon . — Oui. Par exemple, un membre du Parti social français de Reims, Choisnel. Par Pierre Le Bnm, nous 90 avions pris contact avec Georges Villiers, président du patronat français, que j’ai rencontré, il y a quelques temps, par hasard, au Bourget et qui éprouvait encore une certaine fierté d’avoir alors eu avec nous ces rapports indirects.

En dehors du F.N., c’est vrai, mais au nom du Comité d’ac­ tion contre la déportation, avec Yves Farges, j’ai rencontré un des grands magnats de l’électricité, Ernest Mercier — un des fondateurs et un des principaux bailleurs de fonds des Croix-de- feu — pour obtenir de l’argent en faveur des réfractaires. Il affirma être hostile aux Allemands, ne serait-ce qu’en raison de son mariage avec une juive, et il nous a donné 100 000 F de l’époque, ce qui, pour lui, n’était pas énorme.

Germaine Willard . — Comment s’est implanté le F.N. dans la classe ouvrière ?

Pierre V illon . — Nous n’avions pas de comités de F.N. dans les usines. Car à l’intérieur de l’entreprise, l’union pour la Résistance était incarnée par la C.G.T., qui était représentée dans le Comité directeur par Nédelec, ancien secrétaire de l’Union départementale des syndicats des Bouches-du-Rhône.

Madeleine Braun . — En zone sud, par Perrier, je crois.

Claude Willard . — Le F.N. de zone Sud était-il en liaison régulière avec le F.N. de zone Nord ?

Madeleine Braun . — Jamais les gens du « Nord > ne ve­ naient chez nous ; c’était toujours moi qui étais obligée de « monter » à Paris ; j’étais la petite sœur des pauvres. A partir de 1943, mes voyages sont devenus relativement réguliers et j’ai rencontré à plusieurs reprises Pierre Villon et Servin.

Pierre V illon . — J’ai également vu Marrane plusieurs fois à Paris. Il y avait aussi les rapports directs entre la direction du Parti et la délégation du Comité central en zone sud.

Germaine Willard . — Quels rapports entreteniez-vous avec les autres organisations de Résistance et notamment avec les gaullistes ?

91 Madeleine Braun . — Jean-Pierre Lévy, qui dirigeait Franc- Tireur, fut mon premier contact gaulliste à Lyon.

Il y eut ensuite ce qu’on a appelé le « procès de Jeanne d’Arc ». Le 19 juin 1943, je suis venue avec Bounin à Paris pour rencontrer, au nom du F.N. de zone Sud, Emmanuel d’Astier, que je ne connaissais pas encore. Au rendez-vous fixé, je me trouve devant un aréopage composé de d’Astier, Pierre Hervé, Bénouville, Valrimont, Closon, Baumel, Reclus, Segaut, Claude Bourdet, et peut-être, je ne me rappelle pas, J.-P. Lévy. Avec un certain mépris, je suis aussitôt interpellée : « Qu’est-ce que représente le F.N. en zone Sud ? Vous n’avez pas de force armée !» — « Vous n’avez jamais entendu parler des F.T.P. ? » Comme ils continuaient à attaquer le F.N., je repris : « Ecoutez, je ne suis pas venue devant des juges ; je suis venue pour tenter de travailler ensemble ; mais si vous ne voulez pas, je reprends le train et je me remets à un travail qui, lui, est utile. » Dans son livre qui vient de paraître Bounin raconte que pendant toute cette scène, ses doigts de pieds se recroquevillaient, parce qu’il redoutait les effets de mon insolence ; mais en définitive, tout s’est bien arrangé. Et, dès lors, nous avons eu plus de liberté pour coordonner le travail avec les mouvements de Résistance en zone Sud.

Nous avons, en effet, resserré les liens qui nous unissaient ; nous avons publié des appels communs, des tracts, signés à la fois par le P.C., le F.N., la C.G.T., les M.U.R. '*>. Cette union était telle qu’à la Libération, en raison des difficultés matérielles, -— les ponts avaient sauté, et une seule imprimerie était acces­ sible, — les différents organes des mouvements fusionnèrent pendant cinq jours, sous le titre Lyon libéré; l’éditorial étant rédigé (sans être signé) tour à tour par chacun des mouvements.

Pierre V illon . — Il en a été de même — mais ce fut plus durable — à Reims, où nos camarades écrivent toujours aujour­ d’hui dans l’Union, journal créé par tous les mouvements à la Libération.

Madeleine Braun . — Mais nos rapports n’étaient pas tou-

(3) Jacques BOUNIN ; Beaucoup d'imprudences. Stock, 1974. (4) Mouvements Unis de Résistance, résultat du regroupement, le 26 jan­ vier 1943, de trois mouvements, € Combat », « Libération-Sud », » Franc- Tireur », représentés respectivement par Frenay, d’Astier, J.-P. Lévy au Comité directeur que présidait . (5) La Liberté, La Marseillaise, Le Patriote, Le Progrès, La Voix do Peuple. 92 jours idylliques, surtout lorsqu’il s’agissait d’armes et d’argent. Au début de 1944, les organisations gaullistes recevaient, rien que pour la région lyonnaise, 14 millions de francs par mois. Nous n’avions, bien entendu, nulle portion de cette manne. Après d’énergiques protestations, on nous a octroyé, pour toute la zone Sud, 500 000 F par mois. Et on nous a donné six mois d’un coup, 3 millions, que j’ai dû trimballer enveloppés dans du papier journal, à vélo. Nous n’avons rien reçu d’autre.

Pierre V illon . — Nous avons été encore moins « généreu­ sement » traités : seulement 2 millions, que Farge nous fit passer au titre du « Comité d’action contre la déportation >, pour faire vivre des réfractaires.

Madeleine Braun . — Quand je venais à Paris, j’avais des liaisons avec Parodi, délégué du général de Gaulle. Il me faisait apporter un vélo tout neuf sortant de l’usine, par une des ravis­ santes nanas qui l’entouraient.

Pierre V illon . — Moi, il ne m’a jamais mis en contact avec ses nanas...

Madeleine Braun . — Tu n’as pas eu de chance, car elles étaient fort jolies et elles prenaient un charmant accent anglais, qui n’était pas alors spécialement indiqué à Paris, mais qui faisait distingué.

Claude Willard . — Et maintenant, votre conclusion à tous deux.

Madeleine Braun . — Y a-t-il une conclusion ? Je pense plutôt que notre Résistance a été un moment de cette longue chaîne d’efforts vers l’unité des démocrates pour un objectif précis. C’est d’abord une habitude de pensée vers l’efficacité à laquelle, personnellement, j’ai toujours souscrit et pour laquelle j’ai toujours agi, que ce soit pour la lutte antifasciste, pour le Front populaire, pour l’Espagne républicaine, pour la lutte contre rhitlérisme, et maintenant encore pour l’indépendance de notre pays, le mieux-être et la liberté de son peuple. H est prouvé que seul on ne peut pas aboutir, aller vers des solutions qui intéres­ sent la grande majorité. C’est donc encore et toujours le rassem­ blement de femmes et d’hommes de bonne volonté qui reste à l'ordre du jour. 93 Pierre V illon . — L’expérience du Front national et de la Résistance, en général, est probante : elle atteste que des hommes et des femmes n’ayant ni les mêmes origines sociales, ni les mêmes conceptions philosophiques ou politiques peuvent s’unir et agir ensemble quand des valeurs aussi importantes que la liberté et l’indépendance nationale, les libertés et les droits démocratiques sont à reconquérir.

Cette expérience doit nous encourager à reconstruire ime union aussi large et aussi profonde pour sortir notre pays de la crise grave où il se débat, pour l’arracher aux puissances d’argent cosmopolites qui le pillent, pour rétablir son indépendance natio­ nale et pour assurer aux citoyens les moyens d’une participation démocratique plus réelle aux décisions qui concernent leur avenir.

94 GAULLISME ET CED.

Jean GACON

« Les communistes ont combattu bien des aspects de la politique soutenue par les gaullistes. Mais les uns et les autres se sont retrouvés côte à côte dans des combats essentiels pour l’indépendance et la dignité de la France. Cest de cela qu’il s’agit à nouveau. >

Ainsi s’exprime le projet de résolution préparatoire au XXI* Congrès — extraordinaire — du Parti communiste fran­ çais, dont il est dit qu’il considère le rapprochement avec les patriotes gaullistes « comme une des questions déterminantes de la réalisation de l’Union du peuple de France ».

Que l’existence de terrains d’entente avec les gaullistes, en dépit et par delà les divergences de fond, appartienne à l’his­ toire est une évidence qui réfute les trop faciles accusations portées contre le Parti communiste de se livrer uniquement aujourd’hui à ce sujet à une opération tactique circonstancielle.

Nous avons déjà largement étudié ce que fut, au temps de la Résistance et de la Libération, l’union effective, face non seulement à l’ennemi, à l’occupant, mais aussi aux différentes

95 manœuvres pour perpétuer le régime de Vichy ou instaurer, en France, une administration étrangère, rA.M.G.O.T.

Cette rencontre n’était pas le fruit du hasard. L’apparte­ nance de classe est un élément fondamental d’explication du comportement politique. Mais, dans la mesure où les idées « deviennent forces matérielles quand elles pénètrent dans les masses >, elles jouent à leur tour un rôle actif dans les compor­ tements. Il est donc incontestable qu’il existe désormais, depuis plus d’une génération, une < famille idéologique gaulliste »

On en annonce, ici et là, trop prématurément la disparition. Elle s’est reconnue dans la pensée d’un homme qui fut sans doute, en un sens, le héraut des conceptions et des besoins d’une partie de la grande bourgeoisie française, mais qui fut aussi, à un degré assez rare, au niveau qu’U occupa, prisonnier de sa propre idéologie.

De Gaulle croyait intensément à ce qu’il disait et à ce qu’il faisait, quand il parlait et agissait en faveur de l’indé­ pendance de la France. Qu’il ait, par ailleurs, sur les plans économique, social et politique, et même dans les aspects les plus positifs de sa diplomatie, servi les intérêts d’une fraction de l’oligarchie financière, ne peut empêcher qu’autour de ses discours et de ses démarches, ait cristallisé un courant puissant allant dans la voie de l’intérêt national.

D’ailleurs, l’analyse de classe reprend ici ses droits en s’affirmant : comment nier que des dizaines de milliers de travailleurs, attirés par ce courant, s’y retrouvaient à l’aise : ils n’y étaient pas en contradiction avec une mission histo­ rique de la classe ouvrière qui est d’assumer l’intérêt national, aux heures où trahissent les couches les plus cosmopolistes de la bourgeoisie.

L’homme du 18 juin, le fondateur du R.P.F., le premier président de la V® République appartient désormais au passé. Pendant un certain temps, après sa démission en 1969, puis après sa mort, on a vu s’affairer les exploiteurs de la légende gaullienne, dans les allées du pouvoir. Mais le tournant est pris : il devient de bon ton, même dans certains cercles U.D.R., de jeter le voile de l’oubli.

(1) Voir, à ce sujet, l'ample documentation fournie dans le n" 8/9 des CaUcn d’histoire. (2) Voir la contribution de Nicole Grynzpan à la tribune de discussion de l'Humanité. 21 sept 1974. 96 Le paradoxe apparent est donc qu’aujourd’hui survivent chez les fidèles et, ce qui est plus important encore, dans le pays, les traits les plus positifs de l’id^logie dont de Gaulle fut le symbole !

Paradoxe apparent puisqu’il s’agit de la partie la plus vivante (parce que progressiste et réellement sous-tendue par une partie de notre peuple) de cette idéologie éminemment contradictoire.

L’historien de l’anecdote va s’emparer du personnage et même s’acharner sur lui. L’histoire événementielle débrouiUera les intri^es du sérail gaulliste et décrira les fluctuations du groupe dirigeant de ce parti politique qui, sous des noms variés, n’a cessé d’exister autour de l’homme qui, assez naïvement, pourfendait volontiers le système et même l’existence des partis.

Mais l’historien marxiste ne saurait réduire le « gaullisme » à cela. Le phénomène gaulliste a des racines profondes dans le terreau national. Il a une base sociale composite, mais il transcende les pratiques politiques et les formes d’organisation des états-majors politiciens.

Il dépasse aussi l’homme de Gaulle quelle qu’ait été sa stature. Il est piquant, mais ce n’est pas un cas isolé, que ce général venu de l’extrême-droite, nourri de Maurras, finisse par incarner l’attachement de millions de Français à des idéaux périodiquement sabordés par les privilégiés et la réaction, mais repris par les travailleurs.

Idéaux issus en réalité bien plus de la Révolution de 1789 que d’une tradition royale millénaire !

Le général d’Action française avait, dès le micro de la Radio de Londres, parlé en jacobin... Quoi d’étonnant, alors, à ce qu’il y ait eu des moments d’union entre ses partisans et les communistes, « jacobins d’aujourd’hui », assumant par la prise en charge des intérêts de la nation une nécessaire relève d’un courant fluctuant et parfois dévoyé, au rythme des hésitations des couches moyennes.

Un de ces moments d’union fut incontestablement la lutte contre le réarmement de l’Allemagne de l’ouest, sous le camou­ flage d’une Communauté européenne de défense, contre la C.E.D. 97 DE GAULLE ET L’ALLEMAGNE

Le R.P.F. (Rassemblement du peuple français), d’obédience gaulliste, fut dans les années cinquante une formation typique­ ment réactionnaire, encore qu’alors le grand capital l’ait consi­ déré avec quelque condescendance, lui mesurant chichement son aide, préférant la « troisième force ».

Cependant, en ce qui concerne l’Allemagne, ses dirigeants étaient imprégnés de la philosophie gaullienne qui n’allait pas sans contradictions. De Gaulle avait rêvé (comme tant d’autres, y compris Roosevelt, avec qui il ne s’entendait guère) d’un démembrement de l’Allemagne. « Plus de Reich centralisé », écrit-il, dans ses Mémoires.

Il espérait faire de la Rhénanie un Etat séparé. Mélange de conceptions vieillottes, fondées sur une conception statique de l’histoire (revenir au Moyen Age, ou imiter Richelieu !) et d’aspirations plus récentes et plus concrètes de l’impérialisme français.

Mais de Gaulle se heurta vite au réel, à l’existence du peu­ ple allemand, aux vues plus réalistes des autres alliés. Dès 1945, il propose une fédération d’Etats de l’Ouest européen. Le 10 septembre, son interview au Times évoque la solidarité occidentale. En octobre, il visite la Rhénanie et déclare à Trêves : « Nous ne sommes pas ici pour prendre, mais pour faire renaître », tout en magnifiant la parenté entre Gaulois et bons Germains de l’Ouest face aux Prussiens belliqueux, causes de tous les maux allemands, thèse qui n’a aucune base histori­ que sérieuse, d’ailleurs.

De Gaulle quittant le pouvoir pour Colombey en 1946, la diplomatie française va abandonner sur l’Allemagne les nuées fédéralistes, mais aussi, à partir de 1947, elle va jouer de plus en plus la carte du bloc occidental. Seulement, au lieu de rester dans la ligne gaulliste, une fédération d’Etats souverains, Geor­ ges Bidault glisse vers la petite Europe, chère à Robert Schu­ man, communauté économique, politique et aussi militaire.

Malgré leurs dénégations, les négociateurs français consen­ tent, dans le cadre de l’exécution du Plan Marshall, des aban-

(3) DE GAULLE : < Mémoires de guerre >, t. 3, Le salut. Livre de poche, p. 57. (4) Sur Robert Schuman, voir Jean GACON, c Eléments pour un portrait ». Cahiers ifhistoire, n° 4. 98 dons de souveraineté de plus en plus criants, de plus en plus graves. De Gaulle le constate amèrement et le stigmatise au nom de l’indépendance nationale.

Dans sa conférence de presse du 18 novembre 1948, il s’exclame : « Le Reich reconstitué évoluera vers l’aventure ». Il ajoute même, avec le ton brutal, qu’il prend à cette époque, d’opposition catégorique : « Nous avons vécu sans plan Marshall pendant des siècles ! je l’ai acclamé, et il peut être utile, mais à condition qu’il ne nous amène pas à sacrifier l’avenir de la France et de l’Europe. Il vaut mieux perdre le bénéfice du plan Marshall plutôt que laisser la Ruhr aux Allemands ! »

Fait trop peu connu de ceux (tel M. Malaud) qui aujour­ d’hui ne retiennent d’alors que l’épithète de « séparatistes > dont il gratifiait les communistes, mais qu’ils feignent peut-être simplement d’oublier, de Gaulle déclare dans cette même confé­ rence de presse : « S’il existe une entreprise séparatiste, finan­ cée de l’extérieur, il faut prendre la chose au sérieux. Mais les faits sont-ils prouvés ? Je n’ai pas vu dans ce qui a été dit par M. Moch des preuves certaines. Je répète : si c’est vrai, agissez. Sinon, ne mentez plus ! »

Dans les luttes sociales et politiques intérieures, le Parti communiste français et le R. P. F. vont s’affronter durement, d’autant plus que fréquentes sont les collusions des politiciens R.P.F. avec la réaction traditionnelle, les « indépendants » de Pinay et Laniel. Non contents d’être résolument conservateurs à l’intérieur, ils trahissent fréquemment l’idéal exprimé par de Gaulle et par les plus fidèles de ses partisans en politique extérieure, les voix des députés U.R.A.S. (groupe parlementaire du R.P.F.) se mêlant trop souvent à celles des atlantistes. De Gaulle en tirera les conclusions, en ne leur reconnaissant plus le droit de parler en son nom.

DE LA C.E.D. AUX ACCORDS DE LONDRES ET PARIS

D’ailleurs l’enjeu du conflit engagé autour du projet Pleven d’armée européenne, repris et modifié par les Anglo-saxons, à partir de 1950, est si important que l’entreprise R.P.F., comme l’a bien noté Paul-Marie de la Gorce, paraît soudain à de Gaulle dépassée C’est vrai aussi aux yeux d’hommes comme Edmond Michelet ou René Capitant, qui ne vont pas hésiter

(S) P.M. DE LA GORCE ; « De Gaulle entre deux mondes », Fayard, 1964. p. 507. 99 r"

à rejoindre les communistes et d’autres patriotes dans les actions communes contre un péril majeur. Le traité signé à Paris, le 27 mai 1952, portant institution d’une Communauté Européenne de Défense (C.E.D.), englo­ bant des contingents allemands de l’Ouest, ne fut finalement pas ratifié par le Parlement français. Le projet Pleven en était le point de départ ; l’initiative semblait française au niveau gouver­ nemental. Mais le peuple français avait dit non. L’Assemblée nationale rejetait le traité, le 30 août 1954, par 319 voix contre 264. Un débat parlementaire passionné était la conclusion d’une longue campagne dans tout le pays. Même si, en décembre 1954, une Assemblée résignée accep­ tait, à 27 voix seulement de majorité, les accords de Londres et de Paris, prélude à la renaissance d’une armée allemande de l’Ouest, dans le cadre de l’O.T.A.N., la « bataille de la C.E.D. >, achevée en victoire, avait été un frein efficace aux audaces des forces militaristes et revanchardes de Bonn. Et surtout, elle allait laisser des traces durables, encore perceptibles de nos jours. Mendès-France avait cédé au chan­ tage anglo-saxon : Churchill avait menacé d’isoler la France, de pratiquer « la politique de la chaise vide >. Mais un clivage s’était opéré dans les groupes politiques et dans les profondeurs de la population. Car il ne s’agissait pas d’un conflit technique sur la façon d’organiser une armée. Il s’agissait, par delà ce réarmement allemand devenu inéluctable sous la pression amé­ ricaine, du moment que la France s’enferrait dans le bloc occi­ dental, d’un prodigieux duel sur les principes, sur l’indépendance nationale, sur le destin de la France. Le Pacte Atlantique, prolongement militaire du Plan Marshall (E.R.P., European Recovery Programm) qui datait de juin 1947, fut ratifié le 4 avril 1949. Le Monde du 6 notait, dans une phrase demeurée justement fameuse ; « Le réarme­ ment de l’Allemagne est contenu dans le Pacte Atlantique comme le germe dans l’œuf ». La prophétie se réalisa en décembre 1954! Pendant plus de cinq ans, les patriotes se sont regroupés pour essayer d’empêcher ce réarmement, mais par delà, pour défendre la paix, pour proclamer certaines valeurs qui n’ont rien perdu, de nos jours, de leur actualité, même si le problème

(6) Voir « La querelle de la C.E.D. >, essai d'analyse sociologique (dirigée par R. Aron et D. Lemer). A. Colin, 1956. 100 allemand, pris en lui-même, ne se pose plus dans les termes d’il y a vingt ans.

LA CONFERENCE NATIONALE SUR LE PROBLEME ALLEMAND Un des points culminants de la « bataille de la C.E.D. » fut la Conférence nationale sur le problème allemand, tenue à Paris, le 8 novembre 1953, regroupant selon l’appel qui la prépara « des Français représentatifs des courants de pensée les plus divers ». Cet appel était lancé par un collectif où nous retrouvons notamment côte à côte Pierre Villon, député commu­ niste de l’Ailier, et Jean Auburtin, vice-président R.P.F. du Conseil municipal de Paris ; Joseph Hours, professeur lyonnais catholique, et Bernard Lavergne, juriste parisien protestant ; Ernest Labrousse, Paul Rivet et beaucoup d’autres... A la tri­ bune voisinaient Jean-Marie Domenach, rédacteur en chef de la revue Esprit, et Gilbert de Chambrun, député progressiste de la Lozère, avec Charles Hemu et le pasteur Boegner. Les courants de pensée les plus divers étaient bien repré­ sentés. Mais ce qui frappe dans le compte rendu analytique des débats, c’est une certaine unité de ton et de volonté. Le Parti communiste français avait clairement montré les dangers La France renonçait à toute armée nationale ; l’armée européenne (selon l’article 77) pouvait intervenir sur le territoire de l’un des pays membres. Selon la formule de Ber­ nard Lavergne, le Reich d’Adenauer obtenait juridiquement ce que le Reich hitlérien n’avait obtenu que par la guerre : une possibilité d’occuper des portions du sol français ! La renaissance du militarisme ouest-allemand, dans un pays non dénazifié, représentait ime menace pour la Paix, un nou­ veau pas vers une troisième guerre mondiale contre l’U.R.S.S. et le camp socialiste. Jacques Duclos, lors du Comité central des 22 et 23 octo­ bre 1953, déclarait que les communistes étaient prêts à parti­ ciper à toutes les actions politiques contre la nouvelle Wehr- macht « avec tous les Français, quels qu’il soient ». Cet élan se retrouvait, avec les mêmes arguments, chez les participants de la Conférence nationale du 8 novembre suivant.

(7) Voir Cahiers d’histoire, n” 4 ; Robert BOUVIER et Jean DUMA : € Le P.CF. et l'Europe », et dans ce numéro, des extraits du traité de la CE.D. (p. 147). 101 Léo Hamon rappelait une formule de Gilbert de Chambrun, qu’il faisait sienne : « Ne pas se déterminer en fonction d’appel­ lations plus ou moins incontrôlées, mais d’après la conscience, dans une circonstance donnée de l’intérêt national. » Après avoir évoqué « la volonté de Paix », il concluait : « Il nous faut entre nous parler de l’Allemagne bien sûr, mais parler toujours de l’Allemagne en hommes qui croient d’abord au destin de la France. »

Edmond Michelet évoque avec émotion, à la fois, l’oppo­ sition, en Allemagne même, au réarmement et l’ignorance outre- Rhin dans la jeunesse devant ce qu’avaient été les camps de concentration. Il se scandalise des accords prévoyant la resti­ tution à Bonn des archives de la Gestapo. Et il termine : « L’Eu­ rope, bien sûr ! Mais pas cette Europe casquée de Saint-Empire romain germanique. »

René Capitant, professeur à la faculté de droit de Paris, R.P.F., ancien ministre de l’Education nationale, est plus net : « Dans une telle conjoncture, en présence d’un danger qui domine toutes les autres questions, l’heure est bien venue de rassembler tous ceux qui sont disposés à faire front ensemble. Si les communistes sont d’accord, et ils le sont, je suis moi aussi d’accord pour marcher avec eux. C’est une alliance légi­ time et qui devient nécessaire, comme elle l’était dans la Résis­ tance, où il aurait été criminel de refuser les concours et les sacrifices qui s’offraient. »

Pierre Villon, membre du Comité central du P.C.F., lui fait écho, en analysant les sources profondes de l’attitude et de l’action communes de gens que tant de choses séparent par ailleurs. Il en trouve essentiellement deux : l’existence de la nation en tant que réalité objective au xx® siècle ; l’intérêt général, celui de tous les hommes dignes de ce nom, à la sauve­ garde de la Paix.

Dans les mois qui suivent, l’alliance se concrétise à tous les niveaux : signatures de pétitions dans les milieux intellec­ tuels ; meetings populaires de protestation. Sur les estrades, l’éventail politique est toujours large allant des communistes, de nombreux socialistes au R.P.F. C’est ainsi que Raymond Schmittlein, député de Belfort, rappelant que l’Alsace a été sauvée, dans l’hiver 1944-45, d’une seconde invasion qui aurait été accompagnée d’affreuses représailles, grâce à l’offensive so­

ts) Compte rendu de la Conférence nationale snr le problème allemand, SEDIC, 195Î. 102 viétique déclenchée à l’Est plus tôt que prévu, met en garde contre le poison mortel de l’antisoviétisme.

Le sursaut national devait conduire le traité de la C.E.D. à l’impasse. Le débat à l’Assemblée nationale, le vote des députés ne furent que les reflets de l’indignation populaire. Or, le ciment du rassemblement avait été une certaine rencontre entre l’idéo­ logie gaullienne, par delà ses brumes et ses contradictions, et la lucidité scientifiquement fondée des communistes et de leurs alliés, des forces de progrès et de paix.

Il ne s’agit pas d’une rencontre fortuite, puisqu’elle avait déjà eu lieu dans le passé. La conjonction pouvait donc se re­ trouver dans l’avenir. Elle avait aussi des composantes au niveau des couches sociales.

Il conviendrait de réfléchir sur ce que furent les adhérents et surtout les électeurs du R.P.F. Dupés sur le plan de la politique intérieure et déjà, au point de vue social, par la mysti­ fication de la participation, pourquoi en auraient-ils perdu le réflexe national ? Petits bourgeois honnêtes, paysans, ouvriers même, les Français influencés par l’idéologie gaullienne n’ap­ partenaient ni aux milieux d’affaires, ni aux cercles politiques où la notion de patriotisme devait céder le pas devant la servilité intéressée aux désirs et aux injonctions des nouveaux maîtres américains.

UNE NOUVELLE AFFAIRE DREYFUS?

La « bataille de la C.E.D. » que Michel Debré qualifia un jour de « nouvelle affaire Dreyfus », a creusé des fossés, suscité des regroupements qui ne sont insolites qu’à première vue.

Tandis que les « managers » de grandes sociétés se pronon­ çaient en faveur d’une armée européenne, une fraction notable du patronat français se dressait contre. Au C.N.P.F., Georges Villiers faillit perdre sa place de président parce qu’il affirme tôt et haut son hostilité ; son adjoint, André Boutemy, dont l’anticommunisme était notoire et agressif, opère un retour­ nement spectaculaire, pour défendre les intérêts de ses mandants, dirigeants de moyennes entreprises.

Les administrations civiles, l’armée furent ébranlées par les

(9) Raymond SCHMITTLEIN, R.P.F., qui fut un des animateurs de France-U.R.S.S., est décédé le 29 septembre i974, à l'hôpital de Colmar. 103 remous de la lutte contre la C.E.D. Ainsi, en 1953, cinq cents hauts fonctionnaires ont condamné la C.E.D. à l’initiative d’un Comité de liaison dans lequel figure, aux côtés de Charles Hemu et René Capitant, le sénateur Michel Debré. Tandis que les généraux Stehlin et de Larminat font une sorte de tournée des popotes en faveur de la C.E.D., plus nombreux sont les géné­ raux hostiles : Koenig, de Montsabert, Revers, Jousse, Paul Gérardot.

Michel Debré, encore lui, publie, avec deux officiers supé­ rieurs, une brochure intitulée : « Pas d’Europe sur la démis­ sion française >, dont l’idée-clef est que sous une apparence technique assez fallacieuse, on conduit les Français à accepter l’aliénation de la nation.

Michel Debré raconte : < Ce fut la période la plus fatigante, la plus énervante de ma vie. Trois fois par semaine en moyenne, je prononçais des conférences contre la C.E.D. dans toute la France. J’ai parlé à une loge maçonnique, à une réunion de jésuites. »

Et André Bougenot, sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil, dans le ministère Laniel, confirme ; « Nous rece­ vions la visite bi-hebdomadaire d’une délégation conduite par Jacques Chaban-Delmas et Michel Debré. Le premier, en jon­ glant avec un illusoire ballon de rugby, épaulait la violence du second. Nous écoutions, nous ne leur promettions rien. *

Bien entendu, tout cela ne va pas sans équivoque. Le Parti communiste mène une action dépourvue d’ambiguïté ; son oppo­ sition est sans faille. Le R.P.F. accepte de participer au gouver­ nement. Quand il s’agit de protester, en août 1954, contre les concessions excessives de Mendès-France aux partisans de la C.E.D., trois ministres gaullistes démissionnent, trois demeu­ rent dans le cabinet !

Et cependant, il n’est pas faux de dire que si toutes les formations politiques sont ébranlées, sauf le P.C.F. unanime, c’est dans le courant imprégné de l’idéologie gaullienne que la passion anti-C.E.D. est la plus forte et le désir d’une entente efficace avec les communistes le plus patent. Il ne s’agit point de calcul, mais d’une donnée objective qui doit faire réfléchir l’historien et le politique. En effet, les indépendants, ancêtres des giscardiens, sont

(10) Georgette ELGEY : La r^puMique des contradictions, Fa/ard, p. 305. (U) Ibid., p. 325. 104 partisans de la C.E.D., à l’exception du député lorrain Pierre André. Le M.R.P. est, dans son immense majorité, favorable à l’armée européenne. Il est vrai que la S.F.I.O. est cruellement divisée, chez les militants de base comme chez les dirigeants et au groupe parlementaire. Daniel Mayer, Jules Moch et Alain Savary sont devenus des opposants. Mais dès 1952, un blâme a été adressé par le Comité directeur aux députés ne respectant pas la discipline de vote « petite-européenne » !

Lors du scrutin décisif du 30 août 1954, quoique le Congrès S.F.I.O. ait approuvé le traité de C.E.D. par 1 969 mandats contre 1 215, il y eut 53 députés socialistes contre et seulement 50 pour. Jules Moch et Daniel Mayer furent alors, pour un temps, exclus du parti... Pareillement, les radicaux se sont cou­ pés en deux (34 contre et 33 pour) après la pathétique objur ­ gation d’Edouard Herriot contre « l’armée sans âme >. Mais, communistes et gaullistes ont tous voté, ensemble, en bloc contre la C.E.D., en ce jour historique.

Jacques Debû-Bridel a pu écrire : « Dans le pays, les meetings se succédaient presque sans interruption. J’ai à nou­ veau, comme en 1947, fait mon tour de France avec Henry Torrès, Palewski, Debré, Pierre de Gaulle, Pierre Lebas, Fou- chet... Les élus gaullistes étaient à l’avant-garde de la croisade pour l’indépendance, avec les communistes, une fois encore. Certains d’entre nous n’hésitèrent pas à participer à de vastes réunions « anticéedistes >, côte à côte, avec les adversaires numéro un d’hier ; d’autres s’y refusaient. J’étais naturellement des premiers, heureux en mon for intérieur de me retrouver sur la même estrade avec mes camarades du Front national, pour une lutte commune contre le danger de la renaissance du militarisme allemand. A vrai dire, ces meetings communs étaient les plus efficaces, les auditeurs venaient au fond pour écouter, réunis et d’accord, des hommes qui la veille encore échan­ geaient des coups et dont les rencontres provoquaient de dures bagarres. Jamais le Général de Gaulle ne condamna ou blâma « ce travail en commun »

Contre les accords de Londres et Paris qui recréaient une armée allemande, sans toutefois enlever à la France l’autonomie de sa défense, les gaullistes se divisèrent. Michel Debré accepte de rapporter le projet de ratification devant le Conseil de la République (Sénat d’alors), tandis que le général Billotte le

(12) Voir Cahiers d’histoire, n” 4, p. 98. Interview de Robert VERDIER par Bernard CHAMBAZ : « Sur ia poiitique extérieure de la S.F.I.O. >. (13) Jacques DEBU-BRIDEL : «De Gaulle contestataire», Plon, 1970, p. 108. 105 faisait devant l’Assemblée nationale. Cependant Louis Vallon, Edmond Michelet, Henxy Torrès et bien entendu Debû-Bridel continuèrent la lutte aux côtés des communistes.

Le 30 décembre 1954, l’Assemblée nationale votait, nous l’avons vu, la ratification à 27 voix de majorité, 287 voix contre 260. Restait le Conseil de la République où les adver­ saires de la remilitarisation de l’Allemagne étaient nombreux.

Mendès-France tomba sur sa politique nord-africaine, avant le débat ultime. Edgar Faure devint président du Conseil, flan­ qué de Pinay. Ils surent retourner beaucoup de sénateurs indé­ cis. Par 184 voix contre 110, fin mars, le Conseil de la Répu­ blique approuvait à son tour le réarmement de l’Allemagne de Bonn. Un avantageux accord économique sur la Sarre avait faci­ lité les conversions. Une fois de plus, l’hameçon sarrois, un leurre comme l’avenir le prouverait, avait joué.

C’était grave, cependant moins grave que l’armée euro­ péenne, mettant la France en tutelle. « L’échec de la C.E.D., c’est grâce à moi et aux communistes », confiait, en 1956, le général de Gaulle à Jacques Fauvet Jugement partiel, partial, car c’est oublier et faire fi de toutes les bonnes volontés mobilisées aussi par le Mouvement de la Paix, du poids propre des travailleurs et de leurs organisations syndicales, de l’existence d’un Comité national paysan pour la sauvegarde de la Paix et de l’agriculture... Mais jugement qui dénote à quel point il y avait eu, alors, conjugaison d’efforts pour défendre l’indépendance et l’honneur de la France.

Le poids de la tradition historique n’existe pas seulement chez les intellectuels ou dans les cénacles politiques. H joue, dans l’ensemble de la nation, un indéniable rôle idéologique, n y a, dans notre pays, des femmes et des hommes qui sont < gaullistes > parce que de Gaulle incarnait pour eux la patrie, son indépendance et son rayonnement. Encore aujourd’hui, ils veulent défendre un héritage que les gouvernants actuels sont en train de dilapider. Ils refusent une Europe qui signifierait, comme au temps de la C.E.D., la disparition de l’identité natio­ nale. Comme les communistes, ils pensent que la < nation » n’est pas un concept périmé, ce que disait précisément Pierre Villon, déjà en 1953. Au sein de la gauche unie, la logique de l’histoire récente fait qu’il appartient aux communistes de faire appel à eux, qu’il appartient aux communistes de les inviter à rejoindre l’Union du peuple de France.

(14) Jacques FAUVET : Histoire du Parti coRunniiiste français. Fayard, 1965, t II, p. 278. 106 PROBLÈMES Le massacre de 88 patriotes le 11 août 1942

En 1942, l’Allemagne hitlérienne entrait dans une phase critique de la guerre, elle devait faire face à l’offensive sovié­ tique et à la résistance croissante des pays occupés. Au même moment, les polices allemandes, aidées par la Préfecture de Police de Paris, décidaient d’entreprendre ime opération « ter­ reur » pour désorganiser les réseaux de Résistance. Ils désignè­ rent 93 otages, pris dans les prisons ou camps, de la Santé, du Fort de Romainville, de Compiègne, de Drancy ou directement sortis du Dépôt de la Préfecture de Paris.

La grande majorité de ces otages (78) étaient français (de Paris ou de sa région) mais se trouvaient aussi parmi eux : un italien, un belge, un polonais, deux hongrois, un juif allemand, deux juifs roumains, cinq juifs polonais et un juif russe.

La police allemande les présentait comme « terroristes > ou communistes, ou encore « terroristes communistes ».

De ces 93 otages, on en prit finalement 88. C’étaient pour la plupart des militants communistes, honnêtes, de purs patriotes chérissant leur pays, tous prêts à mourir pour leur idéal. Parmi ces martyrs, il y avait aussi des hommes sans activité militante, 108 voire sans appartenance politique. On fusilla des frères, des beaux-frères, des pères étant seulement coupables de compter dans leurs familles des militants communistes.

Le massacre commença le 11 août 1942 à 7 h 05 et se ter­ mina à 11 h 40. Par groupe de quatre, les otages furent passés par les armes.

Les corps des victimes furent d’abord transférés en secret au cimetière du Père-Lachaise, surveillés jour et nuit, par ime triple garde. Us furent ensuite incinérer dans le crématoire du cime­ tière.

L’ordre fut donné à la police française d’enterrer les urnes contenant les cendres des victimes dans divers cimetières pari­ siens.

Ironie du sort ! La Préfecture de la Seine signala au Chef de la Sûreté et du service de Sécurité (police allemande) que l’ordre avait été exécuté sur du papier où l’en-tête proclamait : « République Française - Liberté - Egalité - Fraternité ».

Les urnes furent donc réparties dans quatre cimetières extra- muros : 30 urnes à Pantin, 8 à Saint-Ouen, 20 à Bagneux et 30 à Thiais. Elles furent placées en pleine terre sans signes apparents, évidemment pour éviter que la population ne vienne s’incliner devant ces héros de la lutte patriotique.

Voilà ce que représente à peu près l’état de nos recher­ ches. Nous possédons une documentation quasi-complète sur une dizaine de martyrs. Sur quarante autres, nous avons des renseignements incomplets provenant uniquement de source allemande. Néanmoins, nous connaissons l’état-civil de chacun de 88 fusillés — nous les communiquons ici.

Pour poursuivre ce travail, il nous serait très utile de rece­ voir des notes biographiques aussi complètes que possible, photos et pièces concernant les martyrs (lettres de prison, pièces d’iden­ tité, avis allemands...). David DIAMANT.

109 LISTE DES 88 PATRIOTES FUSILLES LE 11 AOUT 1942

Date Nom et Prénom de Dernier domicile naissance

1 APPAY, Léon 24-11-92 Suresnes 2 BAYNAC, alias « Mallet », Camille 15-07-15 Paris-XIII® 3 BOATTI, Ricaido 9-10-00 Paris-XVIII» 4 BONNEFODC, Jean 25-10-98 Ivry-s/Seine 5 COMPAGNON, Jean, Louis 29-08-19 Paris-Xm® 6 DAUBEUF, Henri 29-07-11 Paris-XIX« 7 DESPOUY, Yves, René 9-10-16 Paris-XI® 8 DJIAN, alias « Dumas », Paul, Henri, Yvon 14-12-19 Paris-XV® 9 ETIEVENT, Gaston 9-01-10 Paris-XI® 10 FTLLATRE, Lazare, Marins 8-11-02 Paris-XVII* 11 GALESLOOT, Pierre, Bertrand 11-08-09 Paris-V* 12 GENTIL, Georges, Emile 20-09-98 Bezons (S-et-0) 13 FRANDOOING, Maurice, 31-08-11 Ezanville Louis (S-et-O) 14 GUYOT, Louis 15-06-08 Argenteuil 15 HARDENBERG, Pierre 12-07-01 Paris-Xin* 16 HOUDART, Eugène, Robert 18-01-05 Paris-IV® 17 LACAN, Pierre 28-06-85 Paris-X® 18 LANDRAGIN, Julien, Alphonse 16-09-83 Paris-XrV* 19 LANTOS, André 20-01-04 Paris-XIX® 20 LANTOS, Ladislas 16-11-07 Paris-XrV® 21 LECAT, Gustave 27-03-11 Paris-XI®

110 Date Nom et Prénom de Dernier domicile naissance

22 LERAT, Roger, Pierre, Emile 27-09-12 Paris-XIV* 23 LOISON, alias « Boutin », Georges 24-11-14 Paris-II« 24 MAILLARD, Henri, Théodule, Albert 9-04-83 Gagny 25 MONGE, Marcel 4-08-11 Suresnes 26 OLIVIER, Auguste, Charles 4-01-85 Paris-XX* 27 PICARD, Gaston, Louis, Camille 12-03-18 Paris-XrV* 28 PITIOT, Gustave, Emile 21-04-20 Paris-XX» 29 POTTIER, Jean 15-06-13 Paris-Vn® 30 QUEDEC, Maurice 2-02-09 Paris-XX« 31 RAINE, Jean, Eugène 10-05-04 Saint-Maur 32 RODDE, Jean 21-05-85 Paris-IX® 33 RODDE, Edouard 17-12-09 Paris-VII® 34 ROQUE, Joseph, Antonin 11-08-97 Paris-XIV® 35 SACRISTAN, Benito 25-03-21 Paris-XX* 36 TINTELIN, Arthur, Henri 30-11-13 Paris-XVI® 37 WOLKOWITSCH, Jean, Louis 30-09-13 Versailles 38 WOUTERS, François 20-06-09 Paris 39 SCHMIDT, Charles, Georges, Fernand 26-04-14 Saint-Ouen 40 JEHENNE, Georges, Marcel 25-08-12 Ivry-s/Seine 41 PERTHUIS, Hilaire, Ferdinand, Joseph 24-04-10 Clamart 42 GUILLEBAUD, Armand, Aimé 1-10-04 Antony 43 ENGUEHARD, Fernand, Adrien 24-04-00 Bagneux

111 Date Nom et Prénom de Dernier domicile naissance

44 DOUVRIN, Jean-Baptiste 2-02-96 Montrouge 45 GUEGAN, alias « Pâtissier Jean », René 4-06-11 Paris-XX« 46 BRU, André, Léon 2-10-00 Villejuif 47 ROUSERAIT, Georges 10-12-08 Montreuil 48 FREMONT, Georges, Victor 11-09-07 Villejuif 49 FLOSSEAUX, Marcel, Joseph 28-10-07 Paris-Xni* 50 SLIMAN, Mohamed env. 1899 Villejuif 51 RENAUD, Paul 4-02-07 Bicêtre 52 EERZ, Pierre, Albert 8-05-12 Villejuif 53 MARGUERITEAU, Georges, Alphonse 26-09-20 Chevilly-Larue 54 SAUTET, François, Louis 25-04-09 Villejuif 55 HEMMEN, Jean-Bapüste 19-07-10 Boulogne 56 HARTMANN, Marcel, Albert 27-01-88 Ivry-s/Seine 57 BRETAGNE, André, Julien, 17-06-23 Villeneuve- Louis St-Georges 58 CALVIER, Roger, Edmond 2-10-24 Villeneuve- St-Georges 59 DESEHANCIAUX, Gilbert, 2-10-24 Villeneuve- Jean St-Georges 60 GUILLON, Maurice 20-03-96 Athis-Mons 61 DEBORDE, Samuel, Eugène 6-07-03 Athis-Mons 62 DYSKIN, Nathan 27-03-12 Paris-VI* 63 LECKI, Bronislaw 21-03-09 Paris-V* 64 BURSZTYN, Bernstein, Joseph 1-10-12 Paris-V® 65 NADLER, Samuel 27-10-08 Paris-Xni* 66 TOPOROWSKY, Stanislav 20-03-03 Paris-V*

112 Date Nom et Prénom de Dernier domicile naissance

67 KALLAI, Tibor 7-05-02 Paris-IV* 68 BRAJLOWSKI, Zygmunt 16-06-21 Paris 69 KIRSCHEN, Bernard 13-09-21 Paris-XVI* 70 THOREZ, Louis 27-04-05 71 KIRSCHEN, Joseph 15-04-78 Paris-XVI® 72 GEORGES, Félix 2-02-87 Paris-X* 73 SAVATTERO, Antoine 8-09-96 Paris-XV* 74 SCORDIA, Guillaume 18-04-06 Paris-XIX® 75 NUNEZ, Nicolas 13-07-85 Paris-XIX» 76 L’HUILLIER, Alphonse 10-11-01 Paris-XX' 77 LECLER, Alexandre 8-11-88 Paris-XIV® 78 MARTIN, Lopès 25-11-67 Aubervilliers 79 DEL AUNE, Raymond 23-06-93 Paris-XVI' 80 RODIER, Basü 1-01-95 Maisons-Alfort 81 ZALKINOW, Naoum 31-12-85 Paris-XX' 82 SAVATTERO, Louis 25-08-88 Paris-XVIII' 83 LE GALL, Henry 23-02-07 Gennevilliers 84 ETHIS, Marcel 23-11-94 Romainville 85 BACONNIER, Alphonse 2-08-99 Romainville 86 DUTREUX, Jean 10-01-09 Nayemont-les- Fosses (Vosges) 87 JAILLARD, Gabriel 17-01-14 Viry-Chatillon 88 JEANNOT, Raymond 19-09-17 Vitry-s/Seine

113 ARCHIVES

Les dossiers de Maître Fonteyne, l’un des avocats chargés de la défense des députés communistes au procès du « chemin de l’honneur », ont été déposés à l’Institut Maurice Thorez par Mme Veuve Fonteyne. Ces documents, d’une grande richesse, concernant le procès à huis clos de mars 1940, font déjà l’objet d’une recherche des historiens de notre Institut. Que Mme Fonteyne trouve ici les vifs remerciements de l’Institut Maurice Thorez, de son président-délégué, Georges Cogniot, et de son directeur, Jean Burles.

114 PARMI LES LIVRES Beaucoup d'imprudences

Jacques BOUNIN Stock 1974

Quand on a ouvert le livre de Jacques Bounin, on ne le lâche plus. Le récit, dégagé de toute grandiloquence, respire la vie. L’ironie, attendrie ou féroce, loin de masquer la riche per­ sonnalité de l’auteur, la fait ressortir. Si Jacques Bouin n’étale jamais ses sentiments, la façon dont il parle de sa famille, de ses amis, de ses compagnons d’armes, de son pays, nous les laissent deviner. Dans sa colère en découvrant les tortures atro­ ces de la milice de Vichy (p. 151), tous les résistants se retrou­ veront. Comme ils se retrouveront dans cette réflexion, le lende­ main de la Libération : « Nous sommes arrivés au but, mais tant de nos camarades auraient dû être là, à nos côtés, que nous nous sentons un peu comme des doublures. La victoire nous en ramène heureusement quelques-uns, squelettes zébrés ; les autres demeureront dans notre souvenir comme des cadavres que la mer n’a pas rendus. » (p. 183) Le livre nous fait entrer de plain-pied, presque familière­ ment, dans la réflexion et dans la vie d’un résistant ; il est un de ces témoignages, concrets et simples, qui apportent tant à l’historien de cette période. H revêt en outre im intérêt parti­ culier car il est celui d’im homme fort éloigné des communistes, € modéré et bourgeois » (p. 66), qui s’est battu, dans le Front national, en collaboration étroite avec eux, et qui fut l’un des premiers de ce bord à le faire.

Comment expliquer cet itinéraire ? Sans doute faut-il invo- 116 quer cette qualité, qu’il attribue à l’influence de son père : « Ne jamais accepter une vérité révélée, un tabou » (p. 15). Cette honnêteté intellectuelle a sans doute contribué à le garder de l’anticommunisme systématique des adversaires du Front popu­ laire. Même aux pires moments de la « drôle de guerre » et bien qu’il ne désapprouve pas la répression contre le Parti communiste, il ne se laisse pas entraîner par l’hystérie générale. Il est significatif que le chapitre qui traite de cette période (chapitre IV), ait pour titre une phrase d’un de ses discours — qui fut censuré : « Faut-il faire la guerre à Hitler ou à Sta­ line ? ». Et Jacques Bounin mentionne la volonté des commu­ nistes de défendre Paris en juin 40 (p. 55), comme l’attitude des communistes internés du camp de Gars qui demandaient alors à être volontaires pour combattre l’armée ennemie (pp. 64-65).

Le cheminement de sa réflexion politique éclaire bien les ressorts de son action. Venu à la vie politique dans les années 30, deux conséquences essentielles de la crise économique le frappent : le danger de « convulsions violentes dans tout le pays » et « le fascisme à nos portes » (p. 29). Il se situe alors sur la position des « modérés nationaux » ; en 1935, il entre au Conseil municipal de Nice, sur la liste de Léon Médecin ! en mars 1939, il est élu député de Nice, avec notamment le soutien du P.S.F. Charles Vallin. Toutefois, il ne s’intégre pas à un parti à cause, dit-il, de son « anticonformisme » (p. 30).

En fait, le « modéré » et le « national » ont bien du mal à coexister. Jacques Bounin se sent mal dans sa peau au milieu de ces « nationaux (qui) ne sont plus nationalistes » (p. 34) ; opposé aux communistes dans ses convictions sociales et poli­ tiques, il se retrouve à leurs côtés quand il s’agit de faire bar ­ rage à l’expansion des Etats fascistes qui lui apparaît vite comme le danger primordial. Certaines boutades ou anecdotes sont à cet égard significatives : ainsi, à propos de la guerre d’Espa­ gne : « Que faire ? Je n’irai pas jusqu’à m’engager dans les brigades internationales. » (p. 35) ; et, en Italie, il salue « ironi­ quement le poing fermé » les Français qui, fuyant le Front popu­ laire, « cherchent refuge dans l’ordre fasciste » (p. 35). Aussi, dès 1936, la politique communiste d’union de la nation fran­ çaise contre Hitler, les appels de Maurice Thorez « aux catho­ liques, aux Croix de feu, au Front des français ont retenu mon attention » (p. 38). Jacques Bounin sera, en 1938, « vio­ lemment antimunichois » et le Parti communiste enregistre son élection, en 1939, comme étant celle de !’« antimunichois > (p. 39).

Lorsque se produit la catastrophe de 1940, le rapprochement

117 de Jacques Bounin avec la politique commimiste se précipite. Face aux impératifs du combat national, le « modéré » s’efface devant le « national ». Au début de juillet 40, c’est le militant Virgile Corboui, secrétaire départemental de la C.G.T. — auquel Jacques Bounin s’était heurté, notamment lors de la grève du 30 novembre 38 — qui produit le choc décisif : de son camp d’internement, il écrit à Jacques Bounin pour invoquer « l’union... indispensable pour relever le pays » (p. 63). Maintenant, dit Jacques Bounin, « je suis sûr de l’antihitlérisme des communis­ tes du monde entier. Cette certitude je vais l’apporter à ce qui est fondamental pour moi : la France envahie doit retrouver une unité nationale... » (pp. 65-66)

C’est pourquoi une fois trouvé le contact avec les repré­ sentants du Parti communiste — avant l’agression hitlérienne contre l’U.R.S.S., comme il se plaît à le souligner (p. 89) — il est, en zone sud, l’un des fondateurs de ce Front national auquel le Parti communiste convie tous les Français. Il s’y trouvera parfaitement à l’aise (p. 109) ; et il combattra vigoureusement l’anticommunisme de certains résistants. A la Libération, Com­ missaire de la République à Montpellier, il s’efforcera de main­ tenir cette union des forces nationales pour achever la guerre et relever le pays.

Bien sûr, Jacques Bounin ne partage pas les analyses commu­ nistes sur les raisons de classe de la politique munichoise et de la défaite, sur la nature de classe du régime de Vichy ; les fondements du patriotisme des communistes lui échappent.

Certaines de ses indications laissent pourtant transparaître le caractère social et politique du clivage entre patriotisme et démission nationale : son allusion à cet < Hitler plutôt que Blum qui avait rôdé prudemment dans les popottes » (p. 51) ; sa constatation que la chasse aux communistes est < tr^ commode (pour) se débarrasser des meneurs syndicalistes » (p. 82) ; ses déceptions, avec un de la Rocque obnubilé par l’anticommu­ nisme (p. 69), avec ces notables qui « appelés le 11 novem­ bre 42... arrivent en septembre 44 » (p. 163). A la Libération, sans être le moins du monde communiste, il montrera, en paro­ les et en actes, que pour lui, dans l’esprit du programme du C.N.R., une politique sociale favorable aux travailleurs est une condition essentielle de la force et de la grandeur du pays.

L’exemple de Jacques Bounin illustre ainsi fort bien la fécon­ dité de la politique d’alliance audacieuse amorcée par le Parti communiste en 1936. Germaine WILLARD. 118 Libération du Languedoc méditerranéen

Roger BOURDERON Hachette 1974

Lorsqu’il a mis en chantier sa « Libération du Languedoc méditerranéen », Roger Bourderon était bien conscient des difficultés de l’entreprise. Une recherche historique conduite sur un sujet si proche de nous et surtout encore si frémissant de passions comporte nécessairement des difficultés spécifiques : lacunes inévitables de la documentation et de non moins inévi­ tables problèmes d’interprétation, s’agissant des conceptions, des méthodes et des objectifs de la Résistance. Et l’on sait que ces problèmes créent pour l’historien une grande responsabilité, dans la mesure où les réponses qu’il leur propose renvoient à des analyses différentes et même divergentes sur l’évolution politique de notre pays depuis la Libération. Il convient donc de ne pas le dissimuler ; ce ne peut pas être une histoire innocente, ou bien distributive, plus ou moins équitablement, de la critique et de l’éloge, que celle de la Libération. Et c’est en raison même de ces risques qu’il est nécessaire de l’écrire, pour débarrasser cette période décisive de notre histoire nationale de ses mythes et de ses affabulations. Est-ce à dire que l’on puisse dès mainte­ nant livrer des conclusions définitives ? Roger Bourderon s’est fixé des objectifs à la fois plus réalistes et plus scientifiques : il a conçu son ouvrage comme une « première tentative de syn­ thèse », avec « l’ambition d’apporter une mise au point fondée 119 prioritairement sur les documents écrits de l’époque étudiée ». Cest dans cette ligne de conduite qu’il faut analyser et appré­ cier son livre.

Ce qui retient d’abord l’attention, c’est la documentation rassemblée et mise en œuvre. C’est indiscutablement une diffi­ culté sérieuse à résoudre, puisque les sources écrites échappent pour ime part importante à la curiosité de l’historien et que, à mesure qu’elles lui sont ouvertes, leur masse même apparaît comme une gêne. Mais la tâche de longue haleine, souvent obscure et pourtant considérable, accomplie par les correspon­ dants du Comité d’Histoire de la deuxième guerre mondiale, a tout à la fois balisé et déblayé le terrain et Roger Bourderon a su utiliser avec bonheur les notes et travaux sectoriels qu’ils ont accumulés : ils lui ont fourni une trame serrée d’événements et de nombreux sujets de réflexion. On voit bien la démarche qu’il suit dans le chapitre IV par exemple, lorsqu’il étudie les sabotages effectués entre les deux débarquements. Il dispose d’un dossier très complet, et la présentation qu’il en fait donne vie à la Résistance dans la diversité de ses actions, et aussi dans leur justification stratégique et économique : paralysie fer­ roviaire et plus largement paralysie économique par la multipli­ cation des coups de main dans les mines, freinant ou interrom­ pant la production tout en assurant la protection de l’outil de travail, donnent aux actions de la Résistance une profonde cohérence et permettent de prendre une exacte mesure de leur efficacité. Mais l’historien ne s’en tient pas là et il observe, partant de là, la relation positive entre les centres prolétariens et l’activité de la Résistance aussi bien que « la faible partici­ pation, voire l’absence, des maquis qui se sont le plus récla­ més de l’ancienne A.S., qui ont préféré le retrait dans des réduits médiocrement peuplés et loin des grands objectifs ferro­ viaires et industriels ». (p. 141)

Mais le seul traitement des documents établissant la réalité des actions de résistance et permettant d’en dresser la statis­ tique n’aurait sans doute pas suffi à formuler de telles obser ­ vations. C’est là qu’intervient ce qui m’apparaît comme le plus remarquable dans la documentation utilisée par Roger Bour- deront : la recherche des témoignages, livrant des informations et plus encore apportant des éclairages qu’il app2utient à l’his­ torien de confronter, de soumettre à la critique, démarche indis­ pensable pour dépasser le simple récit et poser les problèmes, avant tout politiques, sous-jacents aux diverses manifestations de la Résistance. Sans doute Roger Bourderon n’a-t-il pas retrouvé ni rencontré tous les survivants — au moins ceux qui exerçaient des fonctions de responsabilité — de cette histoire, 120 et il le dit lui-même. Mais il a interrogé des hommes repré­ sentatifs de tous les courants de la Résistance, assurant ainsi à sa documentation la diversité nécessaire, sans pour autant céder à la tentation d’un équilibre qui aurait contredit aux exi­ gences de la recherche scientifique. Il s’est laissé porter, dans sa recherche des témoignages, par la réalité telle qu’il l’appréhen­ dait progressivement, et s’il y a parmi ses témoins beaucoup de militants communistes — dont certains sont venus au Parti communiste par leur activité de résistance et les réflexions poli­ tiques qu’elle leur inspirait (p. 54) — c’est tout simplement parce qu’il y avait beaucoup de communistes dans la résis­ tance languedocienne, et qu’ils y tenaient une place de premier plan. Comment apprécier correctement les conditions de lutte de la classe ouvrière, dont on sait bien qu’elle est présente par­ tout où on se bat contre l’occupant, sans interroger les syndi­ calistes Albert Solié et Félix Roquefort, ou bien Paul Balmigère, ouvrier agricole exerçant la direction clandestine du P.C. pour la région Hérault-Aude à partir de 1943 ? Et pour en venir à des problèmes d’interprétation plus importants, plus lourds de conséquences, on voit bien à l’analyse qu’en donne Roger Bour- deron (p. 95 - p. 202) que le thème du « noyautage commu­ niste » dans les organisations de la Résistance relève du parti- pris idéologique et politique, qu’il ne résiste pas à la confron­ tation rigoureusement conduite des raisons qu’en donnent ceux qui l’ont avancé et lui ont donné corps, avec l’expérience vécue et exposée par ceux-là même que l’on voudrait placer en posi­ tion d’accusés. Cette démonstration — c’est par là précisément que l’histo­ rien s’attaque aux mythes et aux affabulations — doit beaucoup aux témoignages patiemment rassemblés par Roger Bourderon, qu’il a traités avec rigueur, et dans le respect des opinions et jugements formulés par leurs auteurs.

Mais si la méthode de travail est remarquable, appuyée sur une documentation d’une rare densité pour im ouvrage de cette nature, la problématique ne l’est pas moins. C’est l’archi­ tecture du livre qui nous la suggère, dans un déroulement chro­ nologique organisé en trois parties, du printemps 1944 au prin­ temps 1945. La Libération est certes un événement, avec son intensité et ses limites temporelles précises, elle est aussi un accomplissement, la sanction d’une lutte, de longue date engagée, qui dès le printemps 1944 fit basculer le rapport des forces du côté des combattants clandestins, si faiblement armés et pourtant porteurs dès lors d’une espérance et d’une certitude que partagent avec eux, sur la foi de leur engagement, de larges masses. Et elle est encore une mise en œuvre, l’installation d’un

121 nouveau pouvoir, le redémarrage de l’activité économique et la poursuite de l’effort de guerre, tout ceci réalisé dans l’esprit du programme du Conseil National de la Résistance, sous l’auto­ rité du Gouvernement Provisoire de la République Française et de son président, le Général de Gaulle. C’est tout cela que Roger Bourderon expose et l’on découvre à le lire ce qui est la caractéristique de cette tranche d’histoire, et qui explique tout à la fois les succès de l’insurrection nationale et les ombres, déceptions et inquiétudes sur lesquelles s’achève la Libération : la volonté d’unir et de souder en un seul bloc toutes les forces engagées dans la Résistance et les obstacles qui très vite se dressent contre cette volonté. On est là, bien évidemment, dans une problématique nationale et l’essai de Roger Bourderon vaut non seulement pour les résultats auxquels il parvient dans un cadre régional, mais plus encore pour les perspectives qu’il trace à d’autres travaux. Dans le Languedoc comme ailleurs, la Résistance réalise dans des actions diversifiées — propagande, renseignement, sabo ­ tages... — la convergence de mouvements très différents par leurs promoteurs comme par leurs bases sociales de recrutement et par leurs méthodes d’action. Elle est par ailleurs une création continue, elle obéit à une dynamique sensible, bien sûr, aux conditions générales de la guerre, mais où intervient également comme im facteur de croissance et un gage d’efficacité la recher­ che de l’unité entre ses différentes composantes. L’unité de la Résistance est tout à la fois un mot d’ordre et un objectif, un combat politique et une pratique d’autant plus difficile qu’elle se déroule dans la clandestinité. Roger Bourderon nous fait vivre avec précision le mouvement unitaire dans la Résistance languedocienne. Il montre comment l’initiative en revient aux actions de résistance entreprises dans les centres ouvriers (p. 93) où le sens de la solidarité et de l’union est une donnée de classe, et il suggère par ailleurs — peut-être aurait-il pu développer ce point — à la suite d’une remarque de Lucien Roubaud (p. 33) que la persistance d’une opinion de gauche donna à la Résis­ tance un caractère « républicain » qui sans doute facilita et stimula le courant unitaire. Mais le mouvement unitaire ainsi enraciné, dans les traditions politiques aussi bien que dans l’ac­ tion de résistance elle-même, doit beaucoup aux efforts patients du Parti communiste et du Front national et à la conviction chaleureuse de beaucoup de résistants des M.U.R., particuliè­ rement dans les groupes de l’Action Ouvrière (pp. 52-54). Gil­ bert de Chambrun était très conscient des perspectives politi­ ques et sociales qu’ouvrait à la Résistance la réalisation de son unité. « Pour lui, écrit R. Bourderon, le rôle des ouvriers dans la Résistance, celui des Soviétiques à Stalingrad, la recon­ 122 naissance de l’influence communiste dans la classe ouvrière font que les communistes doivent, non assumer seuls l’avenir de la Nation, mais y participer pleinement. A ses yeux, l’ensemble de la Résistance unie devait avoir la responsabilité des destinées du pays, sous l’autorité du Général de Gaulle ; tel était le sens de son gaullisme, et la signification qu’il donnait au gaullisme. Enfin, dans la pénurie générale du pays dont tous étaient témoins, germait chez lui l’idée d’une démocratie économique et sociale, précisément à cause du rôle éminent de la classe ouvrière dans la Résistance. » (pp. 53-54)

Cette vision de l’avenir était partagée assurément par la majorité des Résistants languedociens, elle rencontrait cepen­ dant des réticences, voire des oppositions. On n’est pas surpris, par exemple, des tentatives inspirées par la Résistance exté­ rieure à la diligence du Délégué militaire régional pour orga­ niser des concentrations de maquisards dans des zones monta­ gneuses susceptibles de devenir de « vastes réduits intégrant sous commandement unique et sous les ordres directs d’Alger la majeure partie des forces de la Résistance » (p. 123). U est clair que ces manœuvres, qui ignorent le commandement régio­ nal F.F.I. — lequel a justement réalisé l’unité de tous ceux qui se battent — répondent à des arrière-pensées politiques, où la peur du peuple et de ses aspirations se camoufle sous un anticommunisme que justement contrariait fortement l’unité de la Résistance. Mais il est plus surprenant de voir que parmi les résistants socialistes un courant non négligeable de méfiance à l’égard de l’unité de la Résistance se manifeste, dès lors que l’on procède à la mise en place des organismes communs à l’ensemble de la Résistance qui devaient prendre en charge l’ad­ ministration du pays, sitôt la Libération accomplie. Certes, le courant unitaire l’emporta alors, mais ce ne fut pas sans mal, comme l’expose R. Bourderon (pp. 95-98). Et il est tout à fait évident que les difficultés ne vinrent pas du côté des commu­ nistes. n ne fallut pas longtemps pour que s’expriment, dans le con­ texte de la Libération, les tendances anticommunistes, et elles eurent pour effet de réduire à la portion congrue la part des communistes dans l’exercice des responsabilités d’Etat dans le Languedoc. On se rend compte alors de l’importance qu’avaient eue avant la Libération les négociations et discussions préala­ bles aux désignations pour ces fonctions, et l’on comprend qu’aujourd’hui Paul Balmigère estime qu’au cours de ces dis­ cussions « les représentants du P.C.F. s’étaient insuffisamment occupés de ces nominations, eu égard à l’influence réelle des communistes dans la Résistance languedocienne » (pp. 197-198). 123 Il est essentiel d’en finir avec une des affabulations les plus pernicieuses de la période de la Libération, selon laquelle les communistes, ayant noyauté la Résistance, auraient tenté de s’infiltrer aux postes clés du pouvoir partout où les circonstances le leur permettaient. Sur ce point, R. Bourderon apporte des informations aussi précises qu’irréfutables, et il avance une hypo­ thèse de travail qui pose en des termes neufs les problèmes politiques de la Libération et des années suivantes (pp. 199- 203). L’union sans exclusive des différents courants de la Résis­ tance était la condition d’« ime prodigieuse montée de cadres nouveaux, ces ouvriers, ces instituteurs, ces paysans, ces intel­ lectuels, forces vives de la Résistance » et il y avait là la pro­ messe d’un réel renouvellement et de profondes réformes de l’Etat. L’échec de cette perspective, que partageaient avec le P.C.F. et le Front National bon nombre de militants des M.U.R., non seulement conduisait à l’élimination des communistes, mais aussi aboutissait à « la reconstruction de l’Etat libéral classi­ que ». C’est un fait que dans leur majorité les cadres de la social- démocratie se prêtèrent à ce jeu et même en furent les instiga­ teurs dans le Languedoc, et j’ajouterai que le scénario fut le même en Provence. R. Bourderon ouvre là une voie de recher­ che qu’il faudra explorer plus avant, mais on voit bien, dans la logique de sa réflexion, comment se met en place le clivage politique à l’intérieur de la gauche dès la Libération et le parti que saura en tirer la bourgeoisie, disqualifiée dans ses équipes dirigeantes et qui s’abritera derrière les figures rassurantes des notables sociaux-démocrates. Combien de destinées municipales se sont ainsi construites, et pour de longues années, dans la France méditerranéenne...

Mais j’arrête là, conscient de n’en avoir pas épuisé les riches­ ses, les réflexions que m’inspire le beau livre de R. Bomderon. n faut le dire, mais surtout il faut qu’à la suite d’autres travaux sur le même sujet soient mis en chantier. Des travaux exigeants par la documentation qu’ils requièrent, des travaux qui n’hési­ tent pas à poser les problèmes sans complaisance pour les parti- pris politiques et idéologiques. C’est la double condition d’ime œuvre scientifique, et c’est ce qu’a si bien réussi R. Bourderon, pour notre plaisir d’historiens, pour notre honneur de commu­ nistes. C. MESLIAND.

124 Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français

publié sous la direction de Jean MAITRON (Editions ouvrières)

Jean Maitron poursuit, contre vents et marées, son œuvre monumentale. Après avoir achevé les deux premières tranches chronologiques, 1789-1864, 1864-1871 il aborde la période 1871-1914 ; 12 000 biographies dans 7 tomes à paraître ; 2 sont sortis, couvrant les lettres A à Del (tomes X et XI).

Parmi les personnages dont le Dictionnaire retrace la vie, citons Marcellin Albert (qui dirigea la révolte des vignerons du Languedoc en 1907), les socialistes Allemane, Bracke, Camé- linat, J.B. Clément, le chanteur Aristide Bruant, les frères Degey- ter ; Aristide Briand aussi, mais dont on peut regretter que ne soit point évoqué le problème de son « fil à la patte », de ses attaches policières. D’autres apparaissent, dont la biographie sera étoffée dans la tranche historique postérieure. V. Auriol, V. Basch, P. Bouthonnier, M. Cachin.

La forte équipe (environ 100 collaborateurs) qu’anime Jean Maitron demeure fidèle à sa méthode rigoureuse : une brève notice en caractères gras résume l’essentiel ; suivent tous les

(1) Dont les Cahiers de llnstilut Maurice Thorez, N' 12 (4* trimestre 1968) ont rendu compte. 125 éléments biographiques qui ont pu être recueillis (parfois sur plusieurs pages) et les sources (archives nationales et départe­ mentales, ouvrages divers). Le lecteur possède, en outre, au début du tome X une liste très précieuse de tous les participants à tous les congrès nationaux, socialistes et syndicaux.

Un outil remarquable à la disposition de tous ceux qui s’inté­ ressent à l’histoire du mouvement ouvrier. Une collection qui devrait trouver place dans toutes les bibliothèques municipales et d’entreprises.

Claude Willard.

126 Vivre debout, la Résistance

Pierre DURAND Préface de Max-Pol FOUCHET Editions de la Farandole, 1974

Un excellent livre destiné à la jeunesse.

La préface, remarquable, de Max-Pol Fouchet, d’abord, explique, en termes à la fois très simples et fort émouvants, ce qu’était le nazisme et les raisons de la Résistance.

Puis notre ami Pierre Durand, journaliste et historien retrace « le grand combat contre la barbarie », des premiers actes de Résistance jusqu’à l’insurrection libératrice.

Pierre Durand a su trouver le ton et le style les mieux adaptés à son jeune public. Un style sobre, clair, des explications éclai­ rantes, un refus à la fois de la grandiloquence et de l’imagerie d’Epinal : ses résistants ne sont point des surhommes, mais des êtres de chair et de sang qui savent pourquoi ils combattent.

Ce livre, très richement illustré, comporte un disque avec le poème d’Eluard Liberté (récité par le poète) et l’Affiche rouge d’Aragon (chanté par Monique Morelli).

Voilà, sans nul doute, un cadeau parmi les plus indispensa­ bles et les plus agréables à offrir aux jeunes. Un livre à placer dans toutes les bibliothèques municipales et les bibliothèques scolaires. Claude WILLARD.

(1) Signalons, notamment, une passionnante histoire du pain. Le Urre du pain (Editions du Rocher, 1973) et sa biographie de Lonise Michel (Edi­ teurs Français Réunis, 1971). 127 Ce bonheur-là...

Fernand GRENIER : Préface de J. DUCLOS Editions sociales, 1974

Le colloque international organisé par l’Institut Maurice Thorez, en décembre 1970, à l’occasion du 50* anniversaire de la naissance du Parti communiste français avait émis le vœu que soient recueillis, sollicités, les témoignages de militants. Et Fernand Grenier de nous offrir cette passionnante autobiogra ­ phie, écrite en un style clair, vivant, familier.

Nous suivons d’abord son cheminement vers le communisme. Un chemin éclairé, comme pour beaucoup d’autres, par trois grands fanaux : un milieu ouvrier, la Guerre de 1914-1918 et la Révolution d’Octobre ; et sur son chemin, plusieurs guides, son père (militant syndical), un admirateur de Barbusse mais qui refuse de s’engager, enfin le secrétaire de la section communiste de Neuville.

Puis, c’est l’apprentissage dans un parti lui-même en appren­ tissage : après ses premiers pas militants dans la section rurale de Neuville (près de Tourcoing), en 1922-1923, F. Grenier, incorporé à Metz, en 1923, anime, dans sa caserne, la lutte

(1) Travaux publiés sous le titre La Fondation du Parti communiste fran­ çais et la pénétration des idées lénùiistes en France, Editicms sociales, 1971. 128 contre l’occupation de la Ruhr. Démobilisé, il est désigné pour suivre la première Ecole centrale du P.C.F. à Bobigny.

De 1926 à 1932, nous revivons, avec F. Grenier, les grandes batailles politiques et revendicatives dans la cité textile d’Halluin, la « bolchévisation » du Parti et ses difficultés, une grève géné­ rale de sept mois, le sectarisme, les répressions, etc.

Novembre 1932 : Grenier est appelé à la direction de l’Asso­ ciation des Amis de l’Union Soviétique. Pour l’historien, c’est sans doute la partie la plus riche de l’ouvrage. Animée par des hommes comme Vaillant-Couturier, Jean Lurçat, A. Wurmser, Grenier, cette Association a joué, dans la genèse du Front popu­ laire et dans une meilleure connaissance de rU.R.S.S., un rôle de premier plan, jusqu’à présent ignoré ou sous-estimé.

Un chapitre raconte la grande bataille menée à Saint-Denis contre Doriot dont l’évolution vers le fascisme et la trahison est rappelée.

Cette chronique d’une riche vie de militant sans taire ses hésitations, ses erreurs, permet de revivre de l’intérieur plu­ sieurs des grandes pages exaltantes du mouvement ouvrier français.

Claude WILLARD.

(2) Elle se poursuit dans d’autres ouvrages parus antérieurement : Le Jour­ nal de la drôle de guerre (E.S., 1969), C’était ainsi (E.S., 19S9), Ceux de Châteaubriant (E.S., 1961). 129 Méthode des sciences sociales

Madeleine GRAWITZ : (coU. des Précis Dalloz - 1 076 p.) 2* édition 1974

Un tableau des sciences sociales, de leurs problèmes et de leurs techniques d’approche. Une somme de références utiles : le tableau des méthodes est complété par des annexes sur la sta­ tistique, sur les probabilités et sur les représentations carto­ graphiques ; un répertoire des bibliographies et un index bio ­ graphique terminent l’ouvrage, tandis que chaque chapitre est accompagné d’une bibliographie assez étoffée.

Sans entrer dans le détail, il faut souligner l’effort accompli par l’auteur pour les problèmes que pose la théorie de la connais­ sance. Mais les difficultés de l’entreprise et de graves confusions idéologiques (notamment sur la dialectique marxiste) font souhai­ ter que l’effort soit prolongé. Il faut soumettre plus étroitement le tableau des techniques actuellement employées à une réflexion globale sur les conditions du travail scientifique et les rapports entre les différentes sciences (la place réduite réservée à la science historique témoigne, à elle seule, d’un point de vue discutable). L’auteur pose à plusieurs reprises les problèmes de l’objectivité, du rapport entre science et marxisme, de l’inter­ disciplinarité. Nous reviendrons sur ces problèmes en nous inter­ rogeant, dans les prochains numéros, sur les voies de la science historique. Roger Martelli. 130 DANS LES REVUES Studi sîorici n"" 2, avril-juin 1974

Un numéro passionnant qui nécessite une étude attentive et une large discussion. Trois grandes études de fond enrichis­ sent notre connaissance de la II® Internationale ; un article du grand historien anglais Hobsbawn (son rapport introductif à la IX® Conférence de Linz <•>) pose les problèmes de « la diffu­ sion du marxisme (1890-1905) >. Retenons-en l’appel final à des recherches plus larges. < Si nous voulons comprendre la diffusion du marxisme, c’est-à-dire non seulement son adoption formelle de la part d’organisations, mais sa pénétration réelle dans les mouvements de la classe ouvrière, nous devons prêter atten­ tion non seulement aux œuvres de Marx et des théoriciens et leaders marxistes, mais à la réalité concrète de la vie et des luttes des travailleurs et aux leçons qu’ils en tirent. Il faut encore beaucoup de recherches avant de pouvoir saisir à fond cet aspect de la pénétration du marxisme dans les années 1890- 1905. » Georges Haupt et Claudie Weil abordent de façon détaillée les problèmes de « l’héritage de Marx-Engels et la question nationale » en rapport avec la situation historique concrète de leur temps ; réflexion très riche, à approfondir. (•)

(•) Cf. à ce sujet, les interventions de nos camarades M. MOISSONNIER et J.L. ROBERT à la 1X« Conférence de Linz. Cahiers d’histoire, n” 5, p. 174. 131 Enfin, en faisant le point sur « la social-démocratie allemande et l’impérialisme à la fin du XIX* siècle », F. Andreucci ouvre des perspectives intéressantes à l’étude des racines de l’oppor­ tunisme dans la II® Internationale. A ces trois articles fonda­ mentaux, il faut ajouter une contribution de C. Pinzani sur « les socialistes italiens et français dans la période de la neutralité italienne » (1914-1915) et plusieurs notes critiques de mise au point notamment sur A. Bordiga (article de F. Livorsi) et sur le tournant du VII® Congrès de l’I.C. (étude critique d’ou­ vrages récents) par A. Agosti.

Roger Martelli.

132 LIVRES REÇUS

FLAMMARION GUIRAL (Pierre) : Libération de Marseille (1974). DE SPINOLA (Antonio) : Le Por­ tugal et son avenir (1974). Colonel ROMANS-PETIT (Hen­ ri) : Les maquis de l’Ain (1974). JACOT (Michael) : Les enfants ASTTER (Sidney) : Les origines de de Térézine (1974). la II* guerre mondiale. Coll. Notre Siècle (1974). HACHETTE-LITTERA TU RE ARTHAUD BAUDOT (Marcel) : Libération de la Bretagne (1973). FABRA (Paul) : L’anticapitalis­ me. Essai de réhabilitation de BECAMPS (Pierre) : Libération l’Economie politique. Coll. « No­ de Bordeaux (1973^ tre Temps », n° 28 (1974). BERTAUX (Pierre) : Libération DALLOZ de Toulouse et sa région (1973). CHARDONNET (Jean): Etudes BOURDERON (Roger): Libéra ­ politiques, économiques et socia­ tion du Languedoc méditerranéen les. L’économie française. T. IL (1974). Les grandes industries (2® partie - 1973). Général GAMBIEZ (Fernand) : Libération de la Crose (1973). GRAWTTZ (Madeleine): Métho­ des des sciences sociales (1974). DEJONGHE (Etienne) et LAU­ RENT (Daniel) : Libération du FAYARD Nord et du Pas-de-Calais (1974). BREDIN (J.-Denis) : La Républi­ GUINGOUIN (Georges): Libé ­ que de M. Pompidou. Coll. « En ration du Limousin (1974). toute liberté » (1974). 133 ANTHROPOS IDEP C.E.R.M. : Philosophie et religion (1974). VERGOPOULOS et S AM IR AMIN : La question paysanne et MARCHAIS (Georges) : La poli­ le capitalisme (1974). tique du P.C.F. (1974). CARDOZE (Michel) - LE LAGA- CALMANN-LEVY DEC (Jean); 49%, naissance SARAZIN (James) : Le système d’une majorité (1974). Marcellin, la police en miettes CUNHAL (Alvaro) : Portugal : (1974). l’aube de la liberté (1974). GRIFFITHS (Richard) : Pétain et Semaine de la Pensée Marxiste - les Français (1974). C.E.R.M. : Morale et société, avec la participation de P. Bérégovoy, STOCK G. Besse, M. Bluwal... (1974). BLUWAL (Marcel) : Un aller. LUCKACS (Georges) ; Ecrits de Moscou (1974). GALLIMARD MARX (Karl) : Théories sur la plus-value. < Le Capital », livre * • * : Chili, dossier noir. Coll. VI, t. I (1974). € Témoins » (1974). GRAMSCI i Ecrits politiques. T. I (1914-1920) - 1974. EDITEURS FRANÇAIS REUNIS JOXE (Alain) (textes présentés par) : Le Chili sous Allende. Coll. FUCIK (Julius) : Ecrits sous la « Archives » (1974). potence (1974). LUIZARD (recueillis par Pierre) : EDITIONS OUVRIERES La guerre n’était pas leur métier. Maquis : Ain - Charente - Côte- VAZ DIAS (Manuel) : Cri d’un du-Nord - Hte-Vienne - Yonne immigré (1974). (1974). DENOEL MORA (Victor) : La pluie morte (1974). AZIZ (Philippe) : Les criminels de guerre (1974). DECOUR (Jacques) : Comme je vous en donne l’exemple (1974). EDITIONS SOCIALES BARRAN (Robert) : Le rugby des villages (1974). Conférences de l’Institut Maurice Thorez : La politique de l’Impéria­ LAURAN (Annie) : La casquette lisme français (de 1930 à 1958). d’Hitler ou le temps de l’oubli Coll. < Notre Temps > (1974). (1974). GRENIER (Fernand) : Ce bon ­ MANOUCHIAN (Melinée) : Ma- heur-là (1974). nouchian (1974). LENINE : Cahiers philosophiques EHRENBOURG aiya) : La chute (1974). de Paris (1974). 134 Formule d’abonnement et de réabonnement aux CAHIERS D’HISTOIRE DE L’INSTITUT MAURICE THOREZ

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