Histoire et politique un parcours de recherche et d’enseignement entre la France et l’Italie Leonardo Casalino
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Leonardo Casalino. Histoire et politique un parcours de recherche et d’enseignement entre la France et l’Italie. Histoire. Université Grenoble 3, 2013. tel-01977889
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Université Grenoble 3
Dossier de candidature pour l’obtention du
Diplôme d’Habilitation à diriger des Recherches.
« HISTOIRE ET POLITIQUE »
Tome 1. Mémoire de Synthèse : un parcours de recherche et d’enseignement
entre la France et l’Italie.
Leonardo Casalino
1
Soutenance le 5 Novembre 2013
Université Grenoble 3
Jury: Mme Anne Matard-Bonucci (Paris 8); Mme Silvia Contarini (Paris 10) ;
M.Christian Del Vento ( Paris 3- Tuteur de l’HDR) ; M.Enzo Neppi (Grenoble 3);
M.Gian Giacomo Migone (Università degli Studi di Torino); M.Jean-Claude Zancarini
(ENS Lyon -Président de Jury).
2 Introduction
Ayant effectué ma formation dans une culture peu encline à la réflexion
méthodologique, je vois dans ce travail de synthèse l’occasion de dresser un
premier bilan de mon parcours scientifique. Je vais en reconstruire les différentes
étapes en m’efforçant de réfléchir tant aux éléments de continuité qu’aux ruptures
qui l’ont caractérisé. Le fil conducteur le plus évident est sans aucun doute
l’influence que le thème du rapport entre politique et culture a eu sur mes choix.
Issu d’une famille d’enseignants et d’artistes, les études et l’engagement civique
ont toujours été au centre de ma sphère familiale et de mon environnement. Je suis
né d’une mère enseignante de collège et d’un père réalisateur de radio et de
télévision, ainsi que musicien. Tous deux appartenaient à cette génération née
dans les années 1930, qui, grâce à l’éducation scolaire, avait atteint un niveau de
vie et une position sociale supérieurs à ceux de leurs parents, encore liés au monde
rural.
« Trop âgés » pour participer au mouvement contestataire de la jeunesse à la fin
des années 1960, ils avaient vécu la période des mouvements collectifs en
soutenant les réformes qui avaient modernisé l’Italie au cours des années 1970 (le
divorce, la réforme du système de santé, le droit à la formation pour les travailleurs
– « le 150 ore » –, le nouveau droit de la famille, le « Statut des travailleurs »),
sans pour autant cautionner les extrémismes et la naïveté propres à toute période
de grandes espérances. Plus que pour les événements de 1968, ils se sont
3 passionnés pour l’autunno caldo, la lutte pour les droits sociaux et le militantisme
dans le syndicat turinois. Droits et égalité, sérieux dans le travail et dans les études
comme moyen de progression sociale, refus de la violence : tel étaient les
principes qu’ils cherchaient à me transmettre durant les sombres années du
terrorisme, qui n’étaient pas encore terminées lorsqu’en 1979 je m’inscrivis au
Lycée Classique Massimo D’Azeglio de Turin. Si les Brigades rouges avaient subi
leurs premiers revers, ce fut bien à Turin que s’écrivirent quelques-unes des pages
les plus atroces de la folie meurtrière de Prima Linea.
Dans les cortèges, on respirait encore un air de tension malsaine lorsque ma
génération devait connaitre un baptême politique encore plus éprouvant : entre
1979 et la première moitié de 1980 se préparaient en effet les « 35 jours de FIAT
». Naturellement, sur le moment, je ne parvins pas à tout saisir. Mais je défilai
avec les étudiants en signe de protestation contre les licenciements. Je participai
aux assemblées devant les usines et, sans avoir ni l’intuition ni le courage d’aller
leur parler, je vis les « autres », c’est-à-dire les ouvriers qui se trouvaient de l’autre
côté des grands boulevards de la périphérie turinoise, autour de Mirafiori, dans
l’attente d’un réouverture des portes, signe d’une division que la direction de la
FIAT exploita à la perfection. Au lycée d’Azeglio nous écrivîmes et votâmes la
motion qui convoquait la manifestation nationale d’étudiants et d’ouvriers que
Giorgio Benvenuto, à l’époque secrétaire de l’UIL, conclut par ce cri : « O molla
la Fiat o la FIAT molla ». Deux jours plus tard, il y eut la marche dite des «
4 quarante mille », et, la nuit même, un accord fut signé. J’assistai à une assemblée
au cours de laquelle Bruno Trentin – dont je parlerai dans les textes que je présente
pour mon HDR – expliqua que l’accord contenait certains aspects positifs, mais
que d’un point de vue politique il s’agissait d’une défaite du mouvement des
syndicats et des travailleurs. Une fois sorti de cette assemblée je me rendis au
siège du PDUP Manifesto de Turin avec Luca
Rastello – un camarade de lycée aujourd’hui écrivain et journaliste – pour rédiger
un tract. Nous voulions l’intituler « à partir d’aujourd’hui nous sommes tous
moins libres », mais c’était trop long et nous nous contentâmes de « nous sommes
tous moins libres ». Indéniablement, le fait de s’être construits à l’intérieur de cette
faille, durant ce passage historique, a considérablement marqué ma génération.
Au lycée d’Azeglio, je trouvai en la personne de Giampiero Bordino, un
extraordinaire professeur d’histoire et de philosophie qui m’aida beaucoup à ne
pas me laisser écraser par l’événement et qui me fit comprendre, par l’exemple,
ce que signifie cultiver et pratiquer une grande passion didactique. Tout aussi
décisive fut, à l’Université, ma rencontre avec Giuseppe Ricuperati. Mon parcours universitaire a été assez discontinu : au bout de deux années, je décidai
de commencer à travailler et n’assistai ainsi qu’à certains cours. Ricuperati, avec
beaucoup de patience, parvint à me maintenir à l’Université en me proposant, à la
fin de la deuxième année, un sujet passionnant pour mon mémoire de second
cycle, que je terminai avant même d’avoir passé tous les examens universitaires.
5 En effet Giuseppe Ricuperati (qui avait succédé dans l’enseignement de « la
Storia Moderna » à son maître, Franco Venturi), me suggéra de réfléchir à la
possibilité de m’occuper d’un discipline qui lui était chère et à laquelle il
consacrait plusieurs séminaires universitaires : l’histoire de l’historiographie.
Il s’agissait de s’interroger sur les raisons qui poussent les historiens à choisir un
sujet de recherche à une période déterminée de l’histoire. Autrement dit, comment
la recherche historiographique peut être influencée par les exigences du présent.
Ricuperati me connaissait bien et savait que, pour moi, l’étude de l’histoire avait
toujours été liée à une forte passion politique et un engagement constant dans la
vie politique et universitaire. L’année 1989 avait été traversée par de grands
changements : la chute du Mur de Berlin, la dissolution et la transformation du
Parti Communiste Italien, le début de la crise du système politique en Italie. Il
fallait réfléchir sur quelles bases politiques et culturelles construire l’avenir.
Ricuperati me dit qu’il serait intéressant d’étudier les raisons qui avaient poussé
de nombreux antifascistes italiens, en réaction au fascisme, à étudier les
événements du XVIIIe siècle en Italie et en Europe. Ils avaient cherché dans la
pensée des Réformes et des Lumières de ce siècle les idées et les projets
démocratiques qu’il fallait utiliser pour construire un nouvel État démocratique,
une fois que l’on serait parvenu à vaincre le régime fasciste.
Ma thèse de second cycle eut donc pour titre Piero Gobetti, Luigi Salvatorelli,
6 Franco Venturi: un percorso possibile nella storiografia dell’Illuminismo, et fut
consacrée à trois antifascistes, issus de trois générations différentes, qui s’étaient
révoltés contre la tentative du fascisme de se présenter comme l’héritier des
meilleures pages de l’histoire italienne. Pour Gobetti, Salvatorelli et Venturi, il
fallait réévaluer le XVIIIe siècle italien, tout comme la pensée de réformateurs tels
que Pietro Giannone, les frères Vasco, Pietro Verri et Cesare Beccaria, en les
opposant à la culture nationaliste et raciste du régime mussolinien.
En appendice à ma thèse, je publiai trois interviews. La première, avec l’un des
« héros » de mon travail : le professeur Venturi, l’un des plus grands historiens
européens du siècle dernier, qui avait été jeune militant antifasciste en exil dans
les années 1930, puis chef de la Résistance dans le Piémont entre 1943 et 1945.
Quant aux deux autres interviews, elles étaient consacrées à deux représentants de
premier plan de la culture laïque et illuminista italienne, les professeurs Norberto
Bobbio et Alessandro Galante Garrone. Franco Venturi mourut peu de temps
après, et ce fut le professeur Galante Garrone qui me convainquit d’étudier
l’expérience politique de sa jeunesse en France et au cours de ses années de
Résistance. J’acceptai volontiers ce conseil lorsque, entre 1996 et
1999, j’obtins par concours une bourse d’études pour mener à bien un Doctorat de
Recherche, toujours à Turin, en Crisi e trasformazione della società
contemporanea sous la direction des professeurs Nicola Tranfaglia et
7 Giovanni De Luna : le premier, biographe de Carlo Rosselli (le fondateur du
mouvement Giustizia e Libertà où milita, très jeune, Franco Venturi) et le second,
le meilleur spécialiste de l’histoire du Partito d’Azione (parti auquel Franco
Venturi adhéra en 1943, et dont il fut dirigeant pendant la Résistance et jusqu’à
sa dissolution en 1947).
Ma thèse de Doctorat s’intitula : Il diavolo in corpo: Franco Venturi e il progetto di un socialismo antitotalitario (publiée en 2006 sous le titre Influire in
un mondo ostile. Biografia politica di Franco Venturi 1931-1956, Stylos, Aosta).
Mes recherches dans les archives m’amenèrent pour la première fois en France,
où je pus faire la connaissance des historiens français spécialistes de l’histoire de l’antifascisme italien, et qui collaboraient au CEDEI
(Centre d’Études et de Documentation de l’Émigration Italienne) de Paris, dirigé
par Antonio Bechelloni. Parmi eux- outre Bechelloni - Éric Vial, Bruno Groppo
et Marc Lazar m’ont accueilli et guidé avec compétence et gentillesse. En deux
ans de recherche, je parvins, malgré l’absence de fonds d’archives importants, à reconstruire les contacts politiques et intellectuels des militants de Giustizia e
Libertà en France ; pour la période de 1943 à 1945 en Italie, le réseau des Istituti
Storici della Resistenza me permit de reconstruire avec précision l’action de
Franco Venturi en tant que chef résistant. Il fut le responsable de la presse
clandestine du Partito d’Azione, après avoir été, dans les années 1930, le rédacteur
de l’hebdomadaire « Giustizia e Libertà », édité à
8 Paris. Ses articles et ses essais de l’époque avaient un grand intérêt historique et théorique, et je décidai de les rassembler dans un volume publié en 1996 par les
Éditions Einaudi, sous le titre La lotta per la libertà. Toujours en 1996, j’ai établi,
avec une jeune chercheuse, Paola Bianchi, la bibliographie complète des écrits de
Franco Venturi, publiée dans le volume des actes d’un grand colloque
international consacré à Venturi (lequel se déroula à Turin en décembre 1996),
bibliographie que je présente dans le dossier des articles de mon HDR.
En 1956, après les événements de Hongrie et face à un monde qui se fermait en
deux blocs opposés, Franco Venturi décida d’abandonner l’activité politique et de
consacrer toute son énergie à la recherche historiographique. Les années pendant
lesquelles j’écrivais ma thèse coïncidaient avec la crise dramatique de la
République italienne, et avec l’apparition sur la scène politique de nouveaux partis
– la Ligue du Nord et Forza Italia – qui n’avaient aucun lien historique avec la
Résistance et la lutte antifascistes. Jusqu’alors, tous les partis politiques italiens avaient eu une origine commune : l’opposition au fascisme et la
participation – malgré les divisions dues à la Guerre froide – à la rédaction de
l’une des Constitutions les plus modernes et les plus avancées, celle qui fut
approuvée en 1947. Au début des années 1990, l’origine antifasciste de la
République italienne était remise en question, et les protagonistes encore vivants
de cette période, comme Alessandro Galante Garrone, furent soumis à de sévères
critiques. La nouvelle droite italienne leur reprochait, ainsi qu’aux représentants
laïques et non communistes de l’antifascisme, d’avoir été les complices du Parti
9 communiste italien. À leur tour, Galante Garrone et les hommes et femmes de sa
génération réagirent durement à ces critiques et dénoncèrent les risques que la
politique et la société italiennes couraient face à une nouvelle droite raciste et
intolérante. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres jeunes historiens, s’occuper
de l’histoire de Giustizia e Libertà et du Partito d’Azione signifiait aussi participer
à ce débat, maintenir vivant un lien entre les différentes générations, et défendre
une tradition laïque, progressiste, démocratique, qui nous apparaissait
indispensable à l’avenir de l’Italie.
Il s’agit là, en résumé, des étapes les plus importantes de mes débuts dans le
domaine de la recherche. Etant donné qu’il n’est pas permis en Italie d’enseigner
durant les années de doctorat, jusqu’en 2001 il manquait à mon parcours une
dimension didactique. De plus, les études et la recherche avaient toujours
représenté pour moi une « deuxième activité professionnelle ». En effet, en 1987,
j’avais commencé à travailler, d’abord aux ACLI de Turin, en m’ occupant, dans
le cadre de mon service civil, des rapports entre le monde des associations et le
Parlement ; puis, de 1989 à 1991, comme directeur éditorial à la maison d’édition
EDT ; de 1991 à 2000, comme dirigeant d’une association qui luttait contre le
drame de l’exploitation des femmes africaines en Italie, et comme attaché de
presse du groupe des conseillers du PDS au Conseil régional du Piémont.
La séparation entre recherche et enseignement rendait à mon avis plus difficile
une réflexion méthodologique aboutie sur mes propres travaux et je fus donc
10 particulièrement heureux lorsqu’en 2001, Antonio Bechelloni, enseignant à
l’Université Lille 3, me suggéra de présenter ma candidature pour un poste de
lecteur au Département d’italien de son Université. Ma demande fut acceptée, et
l’année universitaire 2001-2002 marqua le début de mon expérience d’enseignant
en France. Il s’agit là de la rupture la plus importante dans mon parcours de
recherche. Je suis resté à Lille jusqu’en 2005, deux années comme lecteur et deux
années en tant qu’ATER. En 2004, j’obtins ma qualification en Histoire et, en
2005, en Italien. En mai 2005, j’obtins le poste de MCF mis au concours par
l’Université Stendhal – Grenoble 3 où j’enseigne depuis cette date. Au début, en
plus de l’enseignement de l’histoire italienne du Risorgimento et du XXe siècle,
je me suis surtout chargé des cours de langue italienne pour débutants. Grâce à
l’aide de mes collègues (ici je voudrais remercier particulièrement Giorgio
Passerone, Sandra Cornez et Jean-Paul Manganaro), je suis parvenu rapidement à
m’intégrer dans l’équipe pédagogique de la section d’Italien et l’enseignement
s’est révélé pour moi un métier passionnant, auquel je me consacre avec grand
intérêt et beaucoup de plaisir.
Très rapidement, je me suis rendu compte que les cours sur l’histoire italienne
exigeaient une organisation particulière. Comment expliquer à ceux qui n’en ont
jamais entendu parler auparavant, l’histoire italienne et la complexité des
événements qui la caractérisent ? Il ne manquait évidemment pas de synthèses en
français, souvent excellentes, qui avaient cependant l’inconvénient de ne pas être
11 écrites en italien : elles ne pouvaient donc permettre l’approfondissement lexical,
qui est l’un des objectifs des cours dispensés dans les départements d’italien. La
solution qui m’est apparue judicieuse a été de préparer moi-même des polycopiés,
qui ont pris de l’ampleur au fil des années pour aboutir en 2011 à un Manuale di
storia politica dell’Italia repubblicana (dal 1946 ad oggi), que j’ai écrit en
collaboration avec mon collègue grenoblois Alessandro Giacone. De plus, à
Grenoble, j’assure depuis 2006 le cours Storia e lingua italiana attraverso il
cinema, avec une collègue spécialiste de l’enseignement des langues, Elena Tea.
À partir d’un film, nous reconstituons le contexte historique et nous faisons faire
des exercices de compréhension et de production orale et écrite en italien. Nous
sommes également en train de préparer un parcours didactique pour la plate-forme
en ligne utilisée à Grenoble, dont l’intitulé est Voyage en Italie : histoire et langue
italiennes à travers le cinéma.
Enfin, la collaboration avec le GERCI dès mon arrivée à Grenoble en 2005, m’a
poussé, ces dernières années, à étudier les années 1980 et 1990 en Italie et en
Europe. En 2009, j’ai organisé un colloque international sur les années 1980 en
Italie, à l’origine du volume que j’ai publié en 2012 aux éditions Ellug avec
Barbara Poirier-Aiosa : Les années 1980 en Italie. Le cas italien. Actuellement,
je prépare avec un collègue italien, le professeur Ugo Perolino de l’Université de
Pescara, un volume dans lequel je publierai un long essai : La democrazia dal
basso : storia, politica e autonomie da Giustizia e Libertà a Bruno Trentin, qui
12 constitue l’inédit que je présente pour mon HDR. Encore une fois, j’interrogerai
l’histoire, la plus récente comme la plus lointaine, pour chercher à mieux
comprendre le présent dans lequel nous vivons.
Avec Ugo Perolino, nous collaborons également à la direction d’une collection
éditoriale de la maison d’édition Tracce de Pescara. Il s’agit de la collection I
Taccuini, qui présente des essais historiques, littéraires et cinématographiques. En
juin 2013 a paru mon livre sur Leonardo Sciascia, Scomporre la realtà. Lo
sguardo inquieto di Leonardo Sciascia sull’Italia degli anni Settanta e Ottanta,
qui a été pour moi l’occasion de mener une réflexion sur le rôle de l’écrivain et
plus généralement de l’homme de lettres dans le débat politique d’un pays.
Entre 2012 et 2013, j’ai en outre entamé une collaboration avec le comédien
Marco Gobetti, fondateur de la compagnie théâtrale Teatro Stabile di Strada à
Turin, qui a donné naissance à la publication d’un livre, Lezioni recitabili, ainsi
qu’à un projet intéressant avec les écoles piémontaises au sujet du rapport entre histoire et théâtre.
L’histoire de l’historiographie, la pensée politique de l’antifascisme italien, le
rapport entre culture et politique, la didactique de l’histoire et la réflexion sur les
sources et les méthodes de l’historien contemporain, les années 1980 et la crise de
la gauche italienne : voici les thèmes autour desquels s’est tissée mon activité
d’enseignant-chercheur au cours des vingt dernières années, et sur lesquels je vais
m’efforcer de réfléchir de manière critique dans ce travail.
13 Chapitre 1.
La culture antifasciste et le concept des Lumières
Au cours de mes études universitaires (maitrise d’histoire moderne et
contemporaine à orientation philosophique), j’avais appris que seule la langue
allemande disposait, dès le XVIIIe siècle, d’un terme précis pour désigner cette
culture de l’émancipation, terme que Kant avait essayé de fixer de manière
problématique à partir de 1784 par le concept d’Aufklärung.
L’équivalent anglais Enlightenment ne s’était imposé dans la culture
anglosaxonne qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, d’abord comme
une simple traduction du terme allemand. La France continuait, elle, à préférer la
métaphore « Lumières ». Quant à la culture italienne, le mot Illuminismo apparaît
seulement au début du XXe siècle, comme une traduction du terme Aufklärung.
Dans mon mémoire de second cycle, j’ai donc étudié l’évolution de ce concept
d’Illuminismo dans les années 1920 en Italie, ainsi que pendant la formation de
Franco Venturi dans les années 1930, à Paris. Je me suis vite aperçu de la grande
complexité du sujet, qui exigeait de surcroît une expérience dans le domaine de la
recherche et une culture historiographique que je ne possédais pas. En effet, il ne
s’agissait pas seulement de comprendre comment le fascisme et le nazisme avaient
imposé une réinterprétation des fondements mêmes de la démocratie et de la
liberté, mais il fallait aussi savoir analyser les politiques de rationalisation
14 économique face à la crise de 1929 (à commencer par le New Deal de Roosevelt),
fondées non seulement sur une synthèse entre utopie et projet, mais aussi sur une
forte tension réformatrice.
Malgré ces difficultés, Giuseppe Ricuperati m’incita à poursuivre ce travail qui
devait, d’après lui, me permettre de réfléchir sur un sujet décisif pour ma
formation intellectuelle et politique : celui du rapport entre politique et culture.
En ce qui concerne la question méthodologique, j’ai eu la chance d’assister,
pendant la période où je rédigeais mon mémoire, à un séminaire biennal sur
l’historiographie des Lumières. Tous les mardis après-midis, à partir de 17h,
enseignants et jeunes chercheurs du Département d’Histoire Moderne et
Contemporaine de Turin étaient conviés par Ricuperati à se réunir au quatrième
étage du bâtiment Palazzo Nuovo. C’est ainsi que sous sa direction et celle de
Enzo Ferrone, Luciano Guerci, Bruno Bongiovanni et Edoardo Tortarolo, j’eus la
chance de pouvoir mener une réflexion sur les problèmes qui se présentaient à moi
au fur et à mesure que ma recherche avançait.
Je me rendis compte rapidement qu’étudier une période historique – les Lumières
– à partir de figures riches et complexes comme Gobetti, Salvatorelli et Venturi,
était loin d’être simple. Prenons le cas de Gobetti dont l’œuvre n’est pas
l’aboutissement d’une volonté précise, mais plutôt le résultat fascinant d’une
activité journalistique militante ; sa pensée est donc éclectique, dans la mesure où
un jeune homme mort avant d’avoir vingt-cinq ans laisse inévitablement derrière
15 lui plus de projets que d’œuvres achevées. C’est pourquoi je décidai d’insérer
l’analyse de l’œuvre de Gobetti dans un contexte plus large – le contexte européen
– et dans une période plus étendue du Turin des années 1920, à travers Salvatorelli
et la formation politique et intellectuelle de Franco Venturi en exil dans les années
1930.
Dans les années 1930, la culture française avait opéré un retour significatif au
siècle des Lumières, qui ne dominait pas seulement l’histoire littéraire, où agissait
le remarquable héritage de Gustave Lanson, mais aussi dans l’histoire
économique et sociale. En 1935, Paul Hazard découvrait l’espace-temps de La
Crise de la conscience européenne1. À l’origine de l’intérêt de Paul Hazard pour
les Lumières, il y avait surtout le nazisme et sa menace culturelle : face à la
Kultur nationale-socialiste, il s’agissait de redécouvrir une identité européenne à
la fois cosmopolite et raisonnable, qui avait eu son apogée entre 1680 et 1715. Le
débat sur les intellectuels en France et sur leurs responsabilités morales joua
également un rôle important dans ce processus : le fait d’adopter des positions
partisanes brisait de façon irrémédiable leur vocation cosmopolite et
universaliste. Telle était la leçon du célèbre livre de Julien Benda
La Trahison des clercs2, sur les origines de l’irrationalisme contemporain et sur
la remontée des particularismes des patries contre une vocation européenne.
1 Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, Bovin 1935, vol.3. 2 Julien Benda, La trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927.
16 Le monde de Giustizia e Libertà pouvait d’autant moins rester étranger à ce climat
culturel que la revalorisation des Lumières impliquait inévitablement la
confrontation avec des tendances de la tradition historiographique italienne
devenues dominantes pendant la période fasciste. Avec les historiens nationalistes
émergèrent à nouveau les aversions pour la Révolution française et les Lumières,
qui avaient été propres à l’historiographie réactionnaire. Elles étaient renforcées
par une conception du Risorgimento selon laquelle la croissance territoriale de la
maison de Savoie était devenue l’axe principal de l’histoire du XVIIIe siècle,
comme prémisse de l’unification nationale. Toutes les références à un sentiment
national présumé chez les intellectuels italiens du XVIIIe siècle étaient
emphatiquement exagérées comme des signes précurseurs du Risorgimento. Le
origini del Risorgimento d’Ettore Rota, édité par Vallardi en 1938, fut
l’aboutissement de cette vision nationaliste du XVIIIe siècle. Avec ce livre, on
enfermait toute la culture d’un siècle – qui connut pourtant d’intenses échanges
d’idées avec l’Europe – à l’intérieur des frontières nationales, en ne lisant dans la
culture du XVIIIe siècle qu’une seule chose : l’aspiration à l’unité nationale.
Les restrictions à la liberté de pensée, ainsi qu’un emploi habile des instruments
de recherche historique dans le but de faire prévaloir les instances du régime,
favorisèrent une historiographie officielle, très sensible aux exigences
apologétiques du fascisme, dont l’interprétation « sabaudista » - hostile aux
17 Lumières et « italocentrique »- du XVIIIe siècle constituait une composante
fondamentale. Il en ressortait un provincialisme culturel qui aplatissait tout effort
de recherche en tendant à interrompre les contacts avec la culture européenne. Ce
ne fut donc pas un hasard si de nouvelles interprétations comme celles de Paul
Hazard et d’Henri Bédarida (L’influence française en Italie au XVIIIe siècle, Paris,
1934) furent de fait ignorées par l’historiographie officielle : elles tendaient à
situer – bien que dans une dimension subalterne par rapport à la France – la place
de la culture italienne du XVIIIe siècle dans le circuit européen.
Dans ma thèse, j’explique comment le point de départ d’un renouveau des études
italiennes concernant le XVIIIe siècle doit être ramené à l’influence de Piero
Gobetti et de son Risorgimento senza eroi de 19262. Il s’agissait d’une œuvre non
professionnelle, au sens technique du terme, qui essayait de donner une base plus
complexe à sa proposition de « révolution libérale ». Le
Risorgimento avait eu lieu, mais avait été guidé par un État, le Royaume de
Sardaigne, qui jusqu’à la fin du XVIIIe siècle avait éloigné les héros intellectuels
et moraux tels Giannone, Radicati, les Vasco, Vittorio Alfieri. Dès ses origines,
cet État avait manifesté une insuffisance éthique destinée à refaire surface après
l’unification, et caractérisée par une carence démocratique et donc propice à
l’aventure fasciste.
Dans ce cadre, Piero Gobetti représentait une référence importante pour
2 Piero Gobetti, Risorgimento senza eroi, Edizioni del Baretti,Torino, 1926.
18 Giustizia e Libertà, en tant qu’inventeur d’une proposition libérale-socialiste et
aussi parce qu’il avait suggéré, au sein de la pensée radicale et réformatrice du
XVIIIe siècle italien, un point de départ pour une proposition éthique et politique
à laquelle il était nécessaire de se rallier. Tel fut le chemin parcouru par Carlo
Rosselli, Venturi et par une partie des historiens antifascistes, qui s’opposèrent à
la conception rhétorique et nationaliste du XVIIIe siècle italien et trouvèrent dans
le néo-illuminisme une référence pour leur propre opposition au régime. Dans ma
thèse, je consacrai une place importante à un historien qui me semblait avoir joué
un rôle fondamental dans ce processus: Luigi Salvatorelli. Celui-ci avait été
contraint par le régime fasciste de laisser la direction politique de « La Stampa »
de Turin en 19253. Toutefois, il poursuivit sa production historiographique, et en
1935 il publia chez Einaudi un ouvrage important intitulé Pensiero politico
italiano dal 1700 al 1870. Ce livre dépassait sans équivoque l’action nationaliste
de l’État, en rétablissant comme critère historiographique la dialectique entre
celui-ci et la société civile ; de plus, il articulait les deux siècles à travers des fils
reliant la pensée illuminista et les doctrines démocratiques du XIXe siècle à la
pensée européenne. Pour Salvatorelli, la pensée politique devait être une réflexion
sur des sujets de caractère général et de valeur universelle tels que : « État, société,
individu, autorité et liberté, pouvoir gouvernant et droits des citoyens. »4.
3 Leonardo Casalino, “Un’amicizia antifascista. Le lettere di Lionello e Franco Venturi a Luigi Salvatorelli (1914- 1941)”, dans Angelo D’Orsi (dir)., Quaderni di Storia dell’Università di Torino, anno II-III, 1997-1998, n°2., p. 441-462. 4 Luigi Salvatorelli, Il pensiero politico italiano dal 1700 al 1870, Einaudi, Torino, 1935, p. 9.
19 Une attention particulière doit être portée au choix si évident des termes présentés
de manière antithétique : l’État et l’individu, l’autorité et la liberté, les pouvoirs
de ceux qui sont en haut et les droits de ceux qui sont en bas. Il est évident –
Salvatorelli écrivait dans l’Italie de la première moitié des années 1930 où se
renforçaient les structures totalitaires – que son propos ne se cantonnait pas au
domaine historiographique et prenait inévitablement une dimension éthico-
politique. À l’occasion d’un entretien que Franco Venturi m’accorda en décembre
1993, celui-ci insista sur l’importance politique de ce livre : « Il pensiero politico
dal 1700 al 1870 est un livre important. Outre le contenu, c’est un livre
parfaitement conçu du point de vue politique, écrit au moment où il fallait l’écrire,
alors que commençait la crise hégémonique du fascisme. Je le définirais comme
un geste politique dans tous les sens du terme. »5.
Rosselli signala immédiatement le livre de Salvatorelli dans Giustizia e Libertà6.
Toutefois ce fut le très jeune Franco Venturi, étudiant en histoire à la Sorbonne de
1932 à 1936, qui relia de façon originale les intérêts et les problèmes politiques
avec ces aspects historiographiques 7 . Pour Franco Venturi, le fil conducteur
fondamental fut l’intérêt pour Diderot et la culture politique des Lumières, conçu
comme noyau originaire de la tradition socialiste.
5 Leonardo Casalino, “La conoscenza dell’altro. Incontro con Franco Venturi”, Linea d’Ombra, febbraio 1995, n°101, pp. 13-15. 6 Carlo Rosselli, “Stampa amica e nemica”, Giustizia e Libertà, 26 aprile 1935. 7 Leonardo Casalino, Il diavolo in corpo: Franco Venturi e la parabola del socialismo antitotalitario (19321956), Thèse pour le Doctorat de recherche en « Crise et transformation de la société », Département de l’Université d’Histoire de Turin, avril 1999; Id., Influire in un mondo ostile. Biografia politica di Franco Venturi 1931-1956, Stylos, Aosta 2006.
20
Chapitre 2. Giustizia e Libertà et les Lumières : le rôle de Franco Venturi
L’analyse du rôle de Franco Venturi dans la redécouverte du siècle des Lumières
faisait l’objet de la dernière partie de ma thèse. Mes recherches me montraient
clairement que l’intérêt de Franco Venturi pour la culture des Lumières a été
influencé par sa rencontre avec Carlo Rosselli. Depuis les années 1920, ce dernier
avait utilisé ce concept en un sens nettement anti-déterministe et antiéconomiste,
comme une alternative au marxisme : c’était le point de vue qui allait le mener à
l’élaboration de son œuvre majeure, rédigée à Lipari, Socialismo liberale8.
Il s’agit d’une des lectures fondamentales faites par Venturi dans sa jeunesse et on
pourrait facilement en trouver les échos dans l’ensemble des textes politiques que
le jeune chercheur allait rédiger non seulement dans les années 1930, mais aussi
pendant la Résistance 9 . Ses responsabilités au sein du mouvement gielliste
augmentent aussitôt après l’assassinat des Rosselli en juin 1937. Les références aux Lumières sont évidentes dans ses articles publiés dans
« Giustizia e Libertà » qui sont les plus directement liés à son futur métier
d’historien, ainsi que dans le livre Jeunesse de Diderot11, paru en 1939. Dans ma
thèse, je me penchai particulièrement sur la recension du livre qu’Aldo Garosci
8 Carlo Rosselli, Socialismo liberale, Einaudi, Torino, 1979 (Vallois, Paris 1930). 9 Franco Venturi, La lotta per la libertà. Scritti politici, a cura di Leonardo Casalino, Einaudi Torino, 1996. 11Id. Jeunesse de Diderot (de 1713 à 1753), trad. J.Bertrand, Skira, Paris 1939.
21 fit dans les colonnes de Giustizia e Libertà, sur sa volonté manifeste de montrer
une identité entre travail politique et travail intellectuel :
« Ceux qui vivent à nos côtés savent ce que signifie la collaboration de
Gianfranchi (nom utilisé par Venturi pour signer ses articles dans Giustizia e
Libertà) pour notre journal, à quel point elle va au-delà de la besogne
journalistique et, en mettant les idées en mouvement et en suggérant de nouvelles
directions, est fondamentale pour nous. »10.
La leçon donnée par Venturi en tant qu’historien est mise en relation avec une
ferme volonté de redécouvrir les racines du socialisme illuminista, avec une
critique de la tradition universitaire française, qui considérait Diderot comme un
« pantouflard », avec une découverte de la politique et avec un combat et un
engagement énergiquement dirigés contre l’interprétation académique des faits
pour parvenir à la vérité.
Lors de notre entretien, Franco Venturi m’expliqua l’importance cruciale qu’il attribuait, dans cette découverte des Lumières, à sa rencontre avec Leo Valiani en
193811. Militant communiste, emprisonné par le régime fasciste avant d’émigrer en France, collaborateur et correspondant de
« La Voce degli italiani » dans l’Espagne en guerre, Valiani s’était peu à peu
détaché de l’orthodoxie communiste et avait commencé à collaborer de façon
10 Magrini (Aldo Garosci), Giustizia e Libertà, 28 juillet 1939. 11 Leo Valiani, “Una testimonianza”, dans “Franco Venturi. Politica e Storia”, Rivista Storica Italiana, CVIII, fasc.II-III, 1996, p. 507-549.
22 isolée à la revue dissidente « Que faire ? », sous le pseudonyme de Paul Chevalier.
Son éloignement progressif du Parti communiste trouva son aboutissement définitif en 1939, au camp d’internement du Vernet, à la suite de la signature du pacte germano-soviétique, mais seulement après s’être faire arrêter par les autorités françaises comme tous ses camarades du Parti. Mais entre-temps, Valiani s’était rapproché de Giustizia e Libertà. Venturi m’avait raconté comment lui et
Valiani avait commencé à se voir chaque semaine, le soir, dans un bistrot de Paris, pour discuter de politique et d’histoire. Ils étaient convaincus, et en particulier dans cette période marquée par le Front Populaire, que la culture de l’antifascisme laïque avait besoin d’un vrai renouvellement. En effet, ses racines idéologiques
étaient doubles : la démocratie libérale et le marxisme, ce dernier étant à son tour divisé en deux tronçons opposés, à savoir le socialisme démocratique et le communisme. En France, il était naturel d’imaginer que l’unité entre ces courants pourrait être assurée à travers une réévaluation du jacobinisme de la grande
Révolution. D’après Venturi et Valiani, la démocratie française – menacée comme elle l’était par le réarmement massif de l’Allemagne nazie – ne pouvait que se référer au glorieux précédent des guerres contre l’Europe réactionnaire, déclarées par les Girondins mais menées à bien par les Jacobins, puis par le général
Bonaparte. Certes, le jacobinisme avait débouché sur les massacres de la Terreur et s’était détruit luimême, préparant le terrain à Napoléon. Cependant, la
23 réévaluation de cette période comme un bloc indissociable s’était développée dès
la première moitié du XIXe siècle.
Ricuperati me poussa à approfondir cet aspect de ma recherche : c'est-à-dire
chercher à comprendre de quelle manière, avec l’alliance entre les gauches laïques
au début du XXe siècle, le bloc historiographique était également devenu
politique. La scission communiste l’avait brisé, mais dès ce moment-là, un illustre historien de la révolution, Albert Mathiez12, avait essayé de démontrer la
parenté entre jacobinisme et bolchevisme.
En 1938, après la publication de ses travaux sur Diderot, Venturi avait commencé
les vastes lectures et les recherches dans les archives qui, après la guerre,
débouchèrent sur la publication de son livre Jean Jaurès et d’autres historiens de
la Révolution française13. Le problème fondamental mis en lumière dans son
interprétation de Jaurès résidait dans le rapport entre démocratie d’une part et
problèmes et mouvements sociaux de l’autre, la première ne pouvant exister sans
les seconds et réciproquement. Dans ces conditions, la démocratie devait être non
seulement défendue mais aussi organisée. Elle devait satisfaire les exigences des
travailleurs et, pour cela, se doter d’un gouvernement fort. La contradiction à
laquelle les Montagnards jacobins avaient été confrontés, venait de l’apparition
sur leur gauche d’un parti social dont ils auraient dû tenir compte – sans pour
12 Albert Mathiez, Carovita e lotte sociali sotto il Terrore, Einaudi, Torino, 1949. Traduction de Franco Venturi et Paolo Serini. 13 Franco Venturi, Jean Jaurès e altri storici della Rivoluzione francese, Einaudi, Torino, 1948.
24 autant affaiblir le pouvoir du gouvernement révolutionnaire - au lieu de l’envoyer
à la guillotine.
La comparaison avec le développement de la Révolution russe était immédiate :
désormais, en 1938-1939, on ne pouvait plus guère espérer une radicale inversion
de tendance dans l’évolution du communisme en Union soviétique. Le vice
contenu dans l’identification toujours plus complète entre idée révolutionnaire d’une part, parti et organisation étatique de l’autre, s’était traduit
par la destruction de toute possibilité de contrôle populaire. La classe au pouvoir
était devenue une bureaucratie dominante, et le noyau matérialiste et déterministe
de l’idéologie communiste s’était imposé aux dépens de l’élément idéaliste et
volontariste, présent tout au long de l’histoire du socialisme. En somme, il se
produisait exactement le contraire de ce qui avait été attendu : la réalité
révolutionnaire n’avait pas modifié l’idéologie et la pratique dictatoriales, mais
une autocratie oppressante était venue étouffer les aspirations libertaires 14 .
Venturi m’avait expliqué que cette analyse des giellistes était certainement
influencée par la diffusion des thèses d’Élie Halévy sur les totalitarismes17. De
fait, dans les années précédant l’éclatement de la guerre, la lecture de
l’hebdomadaire Giustizia e Libertà laisse également entrevoir la tendance à
rapprocher nazisme et communisme à partir des éléments indiqués par
14 Franco Venturi, “Note sulla Russia”, La lotta per la libertà, cit., p. 50-79. 17 Elie Halévy, L’ère des tyrannies, Gallimard, Paris, 1938.
25 l’historien français. Il s’agissait, bien évidemment, d’un problème théorique très
difficile à affronter et, dans la réflexion des antifascistes italiens, la façon de poser
la question de la relation entre socialisme et dictature présentait quelques points
de divergence par rapport au paradigme proposé par Halévy. Elle ne comportait
pas, ou en tout cas pas sous cette forme, cette priorité d’ordre à la fois
chronologique et causal que, dans la dérive totalitaire du XXe siècle, le directeur
de la Revue de métaphysique avait indubitablement attribuée au communisme.
Pour les giellistes, le fascisme était quelque chose de plus, et de différent, et non
une simple imitation du communisme. Il était différent parce qu’il demeurait une
réaction contre le socialisme ; il était quelque chose de plus parce que le
totalitarisme de droite avait pour caractéristique significative d’avoir révélé la
perversion totalitaire latente dans le socialisme.
Mon mémoire m’avait donc amené au cœur du problème théorique fondamental
pour les militants de Giustizia e Libertà : le rapport entre la dimension étatique
d’une part, et la création et l’organisation d’une société civile, sécularisée et
indépendante, d’autre part.
Une fois mon travail achevé, et dans l’attente de ma soutenance, je lus
attentivement un livre que Venturi m’avait décrit comme étant la synthèse des
toutes leurs discussions parisiennes : l’Histoire du socialisme au XXe siècle15,
15 Leo Valiani, Storia del socialismo nel secolo XX, Edizioni U, Milano, 1945.
26 rédigée au Mexique et aux États-Unis entre 1940 et 1943 par Leo Valiani, et
publiée en Italie dans l’immédiat après-guerre.
La question qui traverse tout l’essai de Valiani est la suivante : comment se faitil
que les révolutions socialistes n’aient réellement éclaté – bien qu’avec des
résultats très divers – que dans des pays sous-développés (Russie, Hongrie,
Espagne) et non pas dans le pays industrialisés ? Pour Valiani, il fallait en chercher
la cause dans l’incapacité du mouvement socialiste à détruire le principal
instrument de domination de la classe bourgeoise, c’est-à dire l’État centralisé,
pour créer à sa place « maintes autonomies régionales et provinciales, dans
lesquelles le peuple se gouverne lui-même »16.
Les démocraties européennes -à commencer par la France- héritières de la
Révolution de 1789, avaient été défaites parce que « dès leurs origines
révolutionnaires, elles étaient viciées par leur compromis avec l’appareil d’État,
bureaucratique et centralisé, hérité du despotisme éclairé ». C’est pour ces raisons
que Valiani, dans la conclusion de son livre, manifestait un intérêt tout particulier
pour les mouvements qui paraissaient dessiner une alternative à l’opposition entre,
d’un côté, l’expérience soviétique et le maximalisme idéologique, et, de l’autre côté, le capitalisme : les travaillistes, les socialistes indépendants du groupe Commonwealth de Sir Richard Akland, Cripps,
G. D. H. Cole, Harold Laski en Angleterre, et aux États-Unis, les disciples de
16 ivi, p. 180.
27 John Dewey ou la dissidence communiste d’Arthur Koestler. Valiani expliquait
que les traditions anglaise et nord-américaine se différenciaient du socialisme
continental en ce qu’elles étaient caractérisées par une forte culture
démocratique-libérale inspirée du self-government.
Ainsi, en réfléchissant, durant les années 1930, sur l’histoire du mouvement
socialiste et sur les conséquences de la crise de 1929, les giellistes s’étaient
convaincus de la nécessité absolue d’une intervention de l’État dans l’économie.
Cependant, si l’on ne voulait pas qu’elle devienne un instrument très dangereux
entre les mains des régimes totalitaires de droite et de gauche, cette intervention
devait s’accompagner de la création d’une société civile dynamique, qui serait le
résultat de ces processus promouvant la sécularisation et l’individualisme,
éléments permettant l’émergence d’une opinion publique plurielle, capable de
choisir sans rigidités préconçues entre diverses propositions politiques.
C’était un projet difficile à réaliser en Italie, et la comparaison avec l’expérience
des grandes démocraties européennes était indispensable, en particulier avec celle
- marquée par sa tradition culturelle - de la France, pays qui les avait accueillis et
où ils avaient été directement témoins des vicissitudes politiques des années 1930
(Front Populaire, massification de la politique, crise du système parlementaire,
Munich).
Et même lorsqu’ils critiquaient sévèrement les choix effectués par ses dirigeants
politiques, les responsables de Giustizia e Libertà avaient toujours manifesté une
28 grande confiance dans le rôle du peuple français. Au moment de la victoire du
Front Populaire, les commentaires publiés par leur hebdomadaire tendaient pour
l’essentiel à faire ressortir l’autonomie du peuple par rapport aux initiatives des
seuls partis, à qui Rosselli reprochait une conception statique de l’idée d’alliance,
entre forces prétendant représenter des classes sociales et des intérêts eux-mêmes
considérés comme absolument distincts.
Les peuples étaient donc porteurs d’identités anciennes et auxquelles il était
nécessaire de revenir dans les moments les plus difficiles. Les principes de liberté
et d’autonomie en étaient les éléments principaux, et c’est eux que les giellistes
avaient identifiés comme étant le lien entre, d’un côté, l’aspiration illuminista à
étendre la liberté et la justice dans le monde et, de l’autre, les réponses données à
cette aspiration par les mouvements socialistes et démocrates, politiques et
intellectuels, des XIXe et XXe siècles.
29 Chapitre 3 Franco Venturi comme sujet de recherche
En appendice à ma thèse de second cycle, j’ai publié trois interviews avec
Norberto Bobbio, Alessandro Galante Garrone et Franco Venturi. Ces trois
rencontres ont eu lieu entre l’automne 1993 et l’hiver 1994. C’était la période à
laquelle la crise du système politique italien, qui durait depuis 1992, semblait
trouver une solution inattendue. En effet, les entretiens avec Galante Garrone et
Bobbio ne pouvaient en aucun cas se limiter aux sujets de ma recherche : les deux
hommes se référaient inévitablement au présent.
Galante Garrone, que j’ai rencontré en décembre 1993, se trouvait engagé dans
une polémique avec Gianfranco Fini au sujet de la transformation du MSI en
Alleanza Nazionale. Bobbio – que j’ai vu quelques semaines après l’annonce de
l’entrée en scène de Silvio Berlusconi – était également engagé dans une
polémique, celle avec la droite italienne, au sujet de ses propos négatifs
concernant Forza Italia. Cependant, ils m’ont prodigué, l’un comme l’autre, de
précieux conseils. Avec Galante Garrone est née une relation de confiance et de
proximité qui a duré jusqu’à son décès, et qui reste pour moi l’une des expériences
humaines et intellectuelles les plus riches de ma vie.
Avec Venturi, à l’époque déjà très malade, le dialogue est resté centré sur les
thèmes historiographiques. Lorsque je lui ai fait part de mon intention d’intituler
mon mémoire « La tradition gobettienne », il a réagi vivement et m’a expliqué
30 que le travail d’un historien ne devait pas se fonder sur des traditions (« Le
tradizioni sono quelle cose per cui anche Mussolini poteva dire che sarebbe stato
sufficiente mettere due piemontesi alla testa dello Stato e tutto avrebbe funzionato
»), mais qu’il convenait de construire son raisonnement en partant de « problèmes
».
Franco Venturi est décédé peu de temps après. Je me souviens très bien du groupe
de personnes qui s’étaient réunies chez lui en décembre 1994. C’était une
cérémonie simple, laïque, dans la rue, sans microphones. En premier est arrivé
Nuto Revelli, chef militaire des groupes de résistants du Partito d’Azione dans le
Piémont. Il est resté immobile devant le portail, comme pour le monter la garde
Il a fait une brève déclaration au le journal télévisé local : « Franco était un grand
intellectuel, l’un des plus grands historiens italiens et européens. Il ne me revient
pas d’évaluer cette partie de son activité, je n’en ai pas les compétences. Je suis là
pour saluer un grand résistant, un homme qui s’est battu courageusement pour la
liberté, en tête de file, et qui a accompli de nombreuses actions très risquées avec
son épouse Gigliola. On l’appelait ˝l’homme aux yeux de panthère˝, il portait le
surnom de Nada, il dirigeait notre presse clandestine, il travaillait à Turin aux
côtés de Giorgio Agosti, mais lorsque le moral des résistants était au plus bas, je
le priais de nous rejoindre là-haut, dans la montagne, et avec ses récits, sa capacité
de faire comprendre aux jeunes le sens profond de ce qu’ils accomplissaient, il
avait le pouvoir de communiquer la confiance et l’enthousiasme. »
31 Le discours funèbre a été prononcé par Vittorio Foa. Les biographies de Foa et de
Venturi divergent beaucoup après 1945. Mais leurs liens d’amitié et de valeurs ne
se sont jamais rompus. Quelques jours après l’enterrement, Giuseppe Ricuperati
m’a appelé pour m’informer du projet d’un colloque international consacré à
Venturi, prévu pour 1996. La maison d’édition Einaudi – au sein de laquelle
Venturi avait été un auteur et un conseiller de premier plan – avait décidé de
publier un volume réunissant ses « Écrits politiques », à partir des années de
militantisme antifasciste jusqu’à celles plus récentes.
Ricuperati m’a demandé de prendre en charge la préparation de cet ouvrage, sous
la direction de Nicola Tranfaglia.
J’ai bien sûr accepté avec enthousiasme, et grâce à une bourse d’études de
l’Accademia dei Lincei et de la Fondazione Luigi Einaudi, j’ai débuté la recherche
et la sélection des textes pour l’édition d’Einaudi17. Malheureusement, au bout de
quelques semaines, Nicola Tranfaglia a décidé d’abandonner le projet, en raison
d’incompréhensions avec les héritiers de Venturi. C’est ainsi que je me suis
retrouvé le seul responsable de l’édition du volume.
Cette nouvelle situation m’effrayait sensiblement. En effet, il s’agissait de ma
première responsabilité éditoriale, et l’aide d’une personne plus expérimentée que
moi m’aurait été précieuse. La maison d’édition a demandé à Vittorio Foa et à
Alessandro Galante Garrone de rédiger les deux introductions aux « Écrits ».
17 Franco Venturi, La lotta per la libertà, cit.
32 Mais j’aurais dû avoir la lucidité et la force de demander à être aidé dans la
préparation des textes.
Par ailleurs, la maison Einaudi ne m’a pas vraiment apporté de soutien, car elle se
concentrait essentiellement sur l’édition de De senectute18 de Bobbio, publié au
même moment que le volume de Venturi. Si je n’avais pas été seul, certaines
erreurs et imprécisions auraient pu être évitées. De plus, j’aurais pu exiger de la
part de la maison Einaudi plus de notices et un index des noms en annexe, qui ont
été refusés. Mais la période d’un an et demi de travail qui a mené à l’édition de
La lotta per la libertà. Scritti politici m’a beaucoup appris, et m’a permis de
commencer à étudier avec davantage de précision les cultures politiques, non
seulement de Giustizia e Libertà et du Partito d’Azione, mais aussi d’autres
groupes antifascistes.
Le recueil des « Écrits politiques » de Venturi est né de la conviction que son
expérience de spécialiste ne pouvait être expliquée sans la prise en compte de son
engagement politique. Né en 1914, Venturi émigre en France avec sa famille en
1932, et adhère immédiatement à G.L. En 1940, fuyant la France sous l’occupation nazie, il est arrêté à la frontière et mis en détention dans les prisons
franquistes, de 1940 à 1941. Remis aux autorités fascistes, il est emprisonné en
Italie. Il participe ensuite à la guerre de libération et dirige la presse clandestine
du Pd’A. Dans l’après-guerre, il est à la tête du quotidien turinois « GL ». Après
18 Norberto Bobbio, De senectute, Torino, Einaudi, 1996.
33 la dissolution du Pd’A, il part pour Moscou en qualité d’attaché culturel de
l’Ambassade d’Italie.
Pour l’édition d’Einaudi, mon choix s’est porté avant tout sur les textes politiques
de la période allant de 1933 à 1946, avec un appendice bref mais important
regroupant des écrits des années successives. Les thèmes qui émergent de ces
textes sont décisifs pour la compréhension de l’histoire du
XXe siècle : le fascisme et l’antifascisme, le socialisme et la démocratie, le
bolchévisme et les totalitarismes.
Le fascisme, en particulier, est pour Venturi – comme on peut le lire dans son essai
La crisi italiana (1943)19 – un compromis entre les forces fascistes du chaos, nées
de l’échec de la révolution libérale et démocratique, et la classe dirigeante du vieil
État. C’est donc un « nazisme manqué » qui, à la recherche de son identité, s’allie
de manière désastreuse, et sans en être réellement conscient, avec le nazisme. La
défaite militaire, l’improvisation politique, la peur du cours des événements, font
fuir l’ancienne classe dirigeante et entraînent l’effondrement du régime. Le 8
septembre signe la fin de l’« Ancien Régime » de l’État italien, qui doit trouver
une suite dans le combat contre les Allemands afin de permettre une renaissance
du pays.
Les écrits de Venturi permettent en définitive l’étude de deux questions qui n’ont
cessé d’alimenter le débat historiographique autour de l’« azionismo » : la
19 ivi, p. 163-191.
34 dimension théorique qui a marqué les parcours d’adhésion au Pd’A des jeunes
adultes après l’arrivée au pouvoir du fascisme, et la conception de la politique qui,
à l’époque, inspire des choix individuels et des comportements collectifs.
En ce qui concerne le premier point, l’ouvrage permet de lier directement à
Franco Venturi les traits d’une élaboration achevée du
« socialisme antitotalitaire » qui inspire le projet de « révolution démocratique »
poursuivi par le Pd’A, surtout dans le nord de l’Italie et dans sa composante
turinoise. C’est une position marquée par la jonction avec le socialisme libéral de
Rosselli et la pensée de Piero Gobetti. Leur empreinte dans le vif des luttes de la
Résistance revêt cependant une force particulière, qui donne à la réflexion de
Venturi une grande originalité. Toute la difficulté consistait à concilier justice et
liberté, donc à identifier un parcours à travers lequel le socialisme serait
définitivement vacciné contre toute tendance totalitaire. Un « socialisme
antitotalitaire », impensable en dehors de la conjoncture historique exceptionnelle
qui s’ouvrait avec la Résistance. Venturi ne débattait pas avec les classiques de la
pensée politique ; ses références immédiates étaient le CLN, les groupes de
résistants, les formes d’autogouvernement qui provenaient directement de la lutte armée. Il partageait avec ses camarades le sentiment de
vivre une « occasion historique » qui ne se représenterait pas, comme si la guerre
avait amorcé un processus inexorable de rupture avec tous les éléments erronés et
35 injustes qui s’étaient développés dans le processus de construction de l’État
unitaire et de l’identité italienne.
Il en dérivait une conception de la politique fondée sur l’intransigeance, sur un
surplus de tension idéale, ressource qui servait de référence dans les moments
difficiles de l’histoire. Faire naître la démocratie dans un pays qui s’était
largement reconnu dans le fascisme, était l’une de ces tâches difficiles qui
nécessitaient d’« avoir le diable au corps »20, écrit Venturi en citant Bakounine.
Dans les Écrits politiques émerge un autre sujet central pour Venturi : l’intérêt
pour l’URSS et l’histoire russe en général. Après un voyage effectué à la fin de
l’année 1936, sur les traces anciennes de Diderot, et sur celles, récentes, du
bolchévisme, la passion pour l’histoire et la culture russes ne le quittera plus.
Venturi a toujours fait preuve d’un intérêt particulier pour la vie traditionnelle
authentique du peuple russe, capable de s’émanciper et de se défendre contre le
totalitarisme. Pourtant, malheureusement, rien n’avait suffi : diffusion culturelle,
industrialisation, participation décisive à la guerre antifasciste, n’avaient pas évité
le drame de la dégénérescence stalinienne. Et le XXe Congrès du PCUS n’y
changera rien. Pour Venturi, l’ultime espoir, vain, était dans la révolution
hongroise de 1956, qu’il décrit comme « l’aboutissement libéral des révolutions
socialistes des cinquante dernières années ». Sans liberté, en effet, Venturi en était
convaincu, le destin du socialisme était scellé.
20 ivi, p 284.
36 L’édition de La lotta per la libertà a été pour moi également l’occasion de
commencer à collaborer avec Giovanni De Luna. Il a été le premier historien à
consacrer une monographie à l’histoire du Partito d’Azione21, au début des années
1980. Pour De Luna, l’étude de l’« azionismo» a été un moyen de réagir
– sous la direction de Guido Quazza – à la fin de l’engagement politique.
Protagoniste du mouvement étudiant turinois de 1968, De Luna a été l’un des
chefs de file de Lotta Continua. Après la dissolution de l’organisation en 1976, il
avait continué à s’occuper de la publication du quotidien du mouvement. Mais
progressivement, il s’était éloigné de la politique pour se consacrer à une longue
recherche d’archives afin de préparer la rédaction de l’histoire du Partito
d’Azione. Ses camarades de lutte étaient, pour la majeure partie, des fils de
protagonistes de cette expérience : Luigi Bobbio, Marco
Revelli,
Andrea Casalegno, pour n’en citer que quelques-uns. Au début de notre
collaboration, De Luna préparait la nouvelle édition de son livre sur le
Partito D’Azione, publiée en 199725.
Au milieu des années 1990, la crise des partis de la « Première République » avait
déterminé un court-circuit entre « forme-parti » et recherche historique. La
mémoire de l’expérience « azionista » avait elle aussi fait l’objet de multiples
tentatives d’appropriation. La peur que l’« azionismo » pût assumer une fonction
21 Giovanni De Luna, Storia del Partito d’Azione, Milano, Feltrinelli, 1982. 25 Editori Riuniti, Roma, 1997.
37 de suppléance morale et culturelle pour les post-communistes et la gauche,
semblait relancer la rancœur agressive de ses adversaires traditionnels.
Ceux qui théorisaient l’exigence de passer d’une « première » à une « deuxième
» République, avaient besoin de délégitimer la culture « azionista » en sa qualité
de composante fondamentale de l’expérience antifasciste. Les critiques furieuses
qui s’abattaient sur un parti disparu depuis 45 ans ne se justifiaient que de cette
manière. L’affrontement semblait axé sur le passé et l’histoire, alors qu’en réalité,
il se référait à l’actualité.
Sur le plan historiographique, en effet, il n’y avait pas eu, entre les années 1970
et 1980, de contributions particulièrement innovantes, par comparaison au livre
de De Luna. Gian Enrico Rusconi a été le seul à raviver la discussion au sein de
la communauté scientifique, en se demandant si l’« azionismo » avait vraiment
été un obstacle à l’affirmation, en Italie, d’une force politique pleinement libérale-
démocrate. Les critiques de Rusconi portaient sur quatre points en particulier :
l’incapacité de la Résistance, à travers la représentation d’une
« moralité armée » qu’en donnaient les « azionisti», de créer un
« mythe civique » ; l’échec de leur tentative de faire de la « guerre civile » le
paradigme dans lequel tous les partis se reconnaîtraient, à cause de leur choix de
se déclarer vaincus et trahis. (« Seul le vainqueur », écrit Rusconi, « peut accepter
l’honneur éthique de déclarer civile la guerre menée et gagnée, et en faire un
mythe collectif ») ; la méfiance aristocratique pour la « zone grise » et par
38 conséquent l’incompréhension totale des raisons qui avaient conduit la DC à une
victoire politique retentissante ; un mythe de l’intransigeance, qui devenait un
alibi contre toute tentative d’expérimentation politique et intellectuelle, et finissait
par un désengagement substantiel22.
Pour répondre à ces observations, De Luna cherchait à consacrer, dans la nouvelle
édition de son livre, plus d’attention aux « azionisti » qu’il ne l’avait fait quinze
ans auparavant. Et, dans ce sens, il m’a recommandé de continuer mon travail sur
Venturi, et de présenter un projet pour une bourse de doctorat, axée sur la
biographie politique du grand historien. L’historiographie de l’« azionismo »
devait s’enrichir d’une série de « portraits », pour permettre d’approfondir des
parcours subjectifs et des penchants personnels, en plaçant la « petite histoire » de
chacun dans l’histoire du parti. Dans le cas de Venturi, il s’agissait d’étudier la
continuité et les ruptures de son expérience : la formation parisienne, la centralité
de la lutte dans la Résistance, mais aussi les raisons qui l’avaient poussé en 1956,
encore jeune, à la décision d’abandonner toute forme d’engagement politique et de se consacrer pleinement à la recherche
historiographique et à l’enseignement.
Le choix d’écrire une biographie, limitée à la période de l’engagement politique
de Venturi, est né de raisons historiographiques. À travers les histoires
individuelles des « azionisti », il a été possible de comprendre la différence entre
22 Gian Enrico Rusconi, “L’ultimo azionismo”, dans Il Mulino, n.4, 1992, p. 575-586.
39 l’histoire du Partito d’Azione et celle des autres partis de la gauche italienne. En
effet, si on lit les biographies des dirigeants et des militants du Parti
Communiste, on s’aperçoit qu’elles décrivent un parcours politique linéaire, qui
va de l’imperfection à la perfection, de l’ingénuité initiale de l’individu à la
découverte de la vérité finale collective, grâce à la rencontre avec le Parti. Un
passage de la « spontanéité » à l’ « organisation » (pour employer un slogan des
années 1970) sans ruptures ou contradictions.
Au printemps 1996, j’ai obtenu une bourse d’études pour un
Doctorat de recherche de trois ans en Histoire contemporaine à l’Université de
Turin. Le projet que j’avais présenté au concours oral était justement celui d’écrire
une biographie politique de Franco Venturi entre 1931 (année de son arrivée à
Paris avec sa famille, suite au refus du père, Lionello, de prêter serment au régime
fasciste) et 1956 (année de l’insurrection hongroise et du détachement de Venturi
de toute forme d’activité politique).
Une semaine avant l’épreuve orale, la coalition de l’Ulivo, fondée par Romano
Prodi, avait gagné aux élections législatives. Entre 1994 et 1996, je me suis vu
confier des tâches de direction de plus en plus importantes au sein du PDS turinois,
et les pressions qui me poussaient à me consacrer à la vie politique à temps plein
étaient fortes. En outre, depuis 1991, je présidais une association de lutte contre
l’exploitation en Italie des femmes africaines, nigérianes en particulier.
40 J’aurais également pu faire de cette activité un travail à temps plein. En somme,
il n’était pas simple d’être simultanément disponible pour les études, la politique
et l’engagement civique. Sans vouloir renoncer à aucune de ces trois activités,
j’éprouvais néanmoins le besoin de faire un choix afin d’établir des priorités. La
précarité et l’absence de perspectives stables dans la carrière universitaire
m’incitaient à envisager d’autres options, tout en sachant que les possibilités de
succès étaient liées à la qualité scientifique finale de ma thèse, qualité qui
nécessitait un temps et un travail considérables. De même, je ne voulais pas
transformer l’activité politique en métier, sans disposer d’une alternative qui me
permettrait de préserver mon autonomie, ainsi que ma liberté de jugement et
éventuellement de dissension.
Ma première année de doctorat, de septembre 1996 à octobre 1997, s’est déroulée
dans cette incertitude psychologique, due cependant à la richesse des possibilités.
Comme il arrive souvent dans la vie, ce sont des événements extérieurs qui m’ont
fait prendre une décision. L’année qui a suivi la victoire électorale de 1996 a été
pour moi, sur le plan politique, extrêmement décevante.
De mon point de vue, la direction du PDS aurait dû, d’une part, soutenir le
gouvernement Prodi sans incertitudes, et déployer simultanément une grande
énergie pour renforcer le parti sur le terrain, former de nouveaux cadres, et rétablir
un rapport entre politique et culture. Au contraire, au niveau national, s’est imposé
le modèle d’un parti dirigé par un groupe restreint, à savoir la culture du « staff »
41 du Secrétaire national, tout comme la réduction des espaces et des occasions de
débats, ainsi qu’une confiance aveugle dans les capacités du leader. Parallèlement,
au niveau local, l’arrivée au pouvoir était vécue comme un « tournant » dans la
vie du parti, c’est-à-dire l’apparition d’une conception de l’engagement comme
carrière politique, dans le but de conquérir un mandat d’adjoint ou de maire.
J’ai commencé à éprouver un sentiment d’amertume et de détachement, aggravé
par l’impression d’avoir gâché une énergie que j’aurais pu consacrer à ma
recherche sur Venturi. Après la lecture du premier rapport annuel sur la
progression de ma thèse, mes professeurs référents – Giovanni De Luna,
Nicola Tranfaglia, la regrettée Adriana Lay et Aldo Agosti – m’ont invité, sur un
ton amical mais décidé, à me concentrer sur mes études. Ou bien de renoncer à la
bourse et de continuer ma thèse sur une plus longue période, comme activité
secondaire à côté de la politique. Néanmoins, tous les quatre m’ont fait
comprendre sans équivoque que cette deuxième hypothèse représenterait pour eux
« mon échec et le leur ».
Ce qui m’a poussé à faire un choix radical, cependant, est une tragédie survenue
en octobre 1997. Ma compagne nigériane, avec qui je partageais le travail, y
compris le plus périlleux, au sein de l’association, a été assassinée à son retour du
Nigéria, où elle s’était rendue pour une visite à sa famille. Des nouvelles confuses
provenaient de Lagos, mais il était clair qu’il s’agissait d’une vengeance de la part
de l’organisation qui exploitait les jeunes femmes en Italie. Les agents de police
42 avec lesquels nous coopérions m’ont fait comprendre que pour des raisons de
sécurité, il était opportun que je m’absente de Turin pendant un certain temps. J’ai
alors pris une décision drastique : j’ai quitté toutes mes responsabilités politiques
pour me rendre à Paris, où par l’intermédiaire d’amis et de parents, j’ai pu trouver
une chambre pour me loger et étudier.
Je n’avais jamais été en France, excepté pour de brèves vacances. Deux de mes
oncles avaient fréquenté le lycée avec Laura Malvano, professeur d’histoire de l’art à Paris, où elle vivait depuis de nombreuses années. Son mari,
Antonio Bechelloni, enseignant à Lille, était le directeur du CEDEI, le Centre
d’Études et de Documentation de l’Émigration Italienne, qui se trouvait au siège
de l’Institut Culturel Italien. Tous deux m’ont accueilli avec beaucoup de
gentillesse, et Antonio Bechelloni m’a donné de précieux conseils pour organiser ma recherche sur Venturi et Giustizia e Libertà dans les archives et les
bibliothèques parisiennes. Il m’a mis en contact avec Éric Vial, que j’ai rencontré
rue d’Ulm. En quelques heures, ce dernier m’a dicté, par cœur !, une bibliographie
extrêmement détaillée des œuvres de l’historiographie française sur l’antifascisme
qu’il était important de lire, sans perdre de temps avec des lectures secondaires.
C’est ainsi qu’a débuté une longue période solitaire d’études, qui m’a énormément
aidé à surmonter l’angoisse et la douleur de la tragédie que je venais de vivre.
Entre 1998 et mars 2000, date de ma soutenance, j’ai passé mon temps entre Turin
et Paris, et j’ai décidé de réserver une place importante dans mon travail à l’étude
43 des rapports entre Giustizia e Libertà et Venturi et la culture et la politique
françaises des années 1930. Au cours des mois où je séjournais en Italie, je travaillais dans les archives du Ministère des Affaires étrangères à Rome, dans celles de Giustizia e Libertà à
Florence, et dans les archives turinoises et piémontaises du mouvement de la
Résistance.
Les archives personnelles de Venturi n’étaient pas disponibles ; elles existent
pourtant, mais restent jusqu’à ce jour inaccessibles aux chercheurs. Je devais
chercher par moi-même les documents dont j’avais besoin et dans le courant des
années 1998 et 1999, j’avais réussi à réunir le matériel suffisant pour rédiger la
biographie que j’avais envisagée.
Mon travail se fondait sur la conviction suivante : la biographie que j’écrivais
devait réussir à réunir deux facettes de l’identité de Venturi au cours de ses 40
premières années, à savoir celle du militant antifasciste et chef de la
Résistance, et celle d’un intellectuel réfléchi, d’un historien original, d’un vrai
spécialiste de la politique du XVIIIe siècle. Le point de jonction de ces deux
dimensions de sa personnalité se trouvait dans la certitude que la politique était
l’activité humaine par excellence.
Ses écrits des années 1930 et ceux de la période du combat entre 1943 et 1945
étaient axés sur le thème de l’émancipation. Si être libre signifie agir, alors le
siècle des Lumières, le socialisme et l’opposition au fascisme avaient été des
tentatives différentes mais complémentaires pour répondre au problème
44 fondamental : comment associer la défense des libertés fondamentales des
individus à un projet de transformation collective.
Étudier Venturi constituait en définitive une occasion privilégiée pour réfléchir
aux problèmes qui me semblaient des plus actuels. Le groupe G.L. croyait en
l’existence d’un élément de liberté dans la tradition socialiste qui devait aider à
vaincre le totalitarisme. Venturi voyait dans cette interprétation libertaire la
possibilité de dépasser à la fois le fascisme et le socialisme bureaucratique.
Dans ses articles apparaît clairement la thèse selon laquelle l’écart, déjà présent
chez Marx, entre socialisme et liberté était dû à l’erreur de considérer la
démocratie et les aspirations libérales comme une superstructure du capitalisme.
La faiblesse de l’action marxiste avait été de vouloir éliminer l’élément utopique
et d’instaurer le socialisme scientifique. Venturi s’intéressait aux figures qui
avaient vu dans le socialisme une forme de liberté individuelle : Bakounine, qui
s’était donné corps et âme aux idées de justice et de liberté ; Buonarroti, Babeuf.
Non pas Victor Serge, dont il n’aimait pas la défense de l’idée selon laquelle le
parti est détenteur d’une vérité absolue ; mais plutôt Charles Rappoport et son
groupe, réuni autour de la revue « Que faire ? « , du communisme hérétique, qui
à travers Valiani étaient devenus des interlocuteurs privilégiés pour Giustizia e
Libertà.
Une autre expérience fondamentale à Paris avait été la perception d’un
affrontement inévitable entre démocraties de tradition libérale et États totalitaires,
45 de même que la prise de conscience que cet affrontement mettait en jeu le destin
du monde entier. La longue réflexion pendant son assignation à résidence à
Avigliano, et ensuite une activité de responsable politique, avaient conduit
Venturi à une interprétation radicale de la pensée socialiste.
Dans ses « Cahiers »23, souvent splendides, rédigés entre 1943 et 1945, Venturi
avait théorisé la nécessité d’une nouvelle pensée critique, d’une nouvelle
idéologie capable d’influencer le cours de l’histoire. Il ne s’agissait de rien de
moins que de refonder le rapport entre pensée, action et société. La fascination
pour les écrits de Venturi, chef de la Résistance, réside dans l’horizon immense
dans lequel il situait les événements de cette période, sur laquelle soufflait le vent
impétueux des grands moments historiques, lorsque les vrais tournants semblent
possibles.
Lorsque le Partito d’Azione s’est dissous, et que Venturi voyait « renaître de ses
cendres le fascisme italien qui avait duré vingt ans », il était là pour rappeler
l’expérience de la Résistance, d’un ton radical qui exprimait parfaitement ce qu’il
avait pensé et vécu de 1943 à 1945. La Résistance avait été un mouvement du
peuple ; nul ne pouvait dire le vrai motif qui avait poussé tant de personnes à
rejoindre les combats dans les montagnes. Il s’agissait là d’un « sens de la
nécessité », d’un besoin d’être des « hors-la-loi dans un monde insoutenable ».
Derrière ces mots, dans les pages et gestes de Buonarroti, et peut-être aussi de
23 Franco Venturi, La lotta per la libertà,cit., p. 163-277.
46 Bakounine, Venturi trouvait le sens du combat de la Résistance, destiné à être
perdu24.
Une décennie plus tard, au milieu des années 1950, les espoirs d’un vrai
changement allaient s’éteindre de nouveau, et une fois pour toutes. À partir de ce
moment, Venturi s’était retiré définitivement de la scène politique, et pour un
homme encore jeune, qui avait consacré ses trente premières années à la lutte pour
la liberté, une telle décision n’avait été sans doute ni facile ni indolore. Mais une
fois disparues les conditions pour réaliser son projet politique, il ne voyait pas
d’autres possibilités. Et dans un pays souvent dominé par le
« transformisme » un tel choix avait une valeur pédagogique exemplaire.
24 Id., Introduzione à Livio Bianco, Venti mesi di guerra partigiana nel Cuneese, Panfilo, Cuneo, 1946.
47 Chapitre 4. Après Venturi : les cultures de l’antifascisme italien
De 1996 à 2001, période entre le début de mon Doctorat de recherche et mon
départ pour la France, j’ai commencé à faire connaissance avec la communauté
scientifique qui étudiait les thèmes de l’antifascisme, de son histoire et de ses
cultures politiques. Le point de départ a été, bien sûr, ma « spécialisation »
progressive dans l’étude de la personne et de l’expérience politique de Venturi.
Dans les deux chapitres précédents, j’ai insisté sur les contenus de mes recherches,
car la réflexion autour de ces thèmes constituait pour moi une découverte, une
sorte de porte d’entrée dans des domaines d’étude tout à fait nouveaux. La
participation à différents colloques ainsi que la rédaction d’articles pour des
revues historiques ont été des occasions de travailler et d’échanger avec des
chercheurs plus expérimentés et déjà connus.
En février 1995, la revue « Linea d’Ombra » m’a demandé de publier le texte de
mon interview avec Franco Venturi, objet de l’appendice à ma thèse de second
cycle25. Giuseppe Ricuperati m’a invité à rédiger avec lui la biographie de son
maître pour le « Bollettino Storico-Bibliografico Subalpino », revue à laquelle
Venturi avait longtemps collaboré26.
C’est encore Ricuperati qui, en 1996, m’a mis en contact avec le professeur Luigi
Cortesi, qui préparait un numéro de la revue
25 La conoscenza dell’altro, cit. 26 Leonardo Casalino-Giuseppe Ricuperati, “Franco Venturi”, dans Bollettino Storico-Bibliografico Subalpino, XCIV-1996- Fasc.1-gen-juin, p. 423-427.
48 « Scritture di Storia », consacré à la Seconde Guerre mondiale. Cortesi avait pensé
à une rubrique intitulée « Historiens pendant la guerre », avec la présentation de
deux profils : celui de Marc Bloch, rédigé par
Michèle Benaiteau, et celui de Venturi, que Cortesi m’a suggéré d’écrire, et pour
lequel j’ai eu recours aux premiers résultats de mes recherches d’archives27. En
1996, en effet, sur les conseils de Giovanni De Luna et d’Aldo Agosti, et grâce au
soutien financier de l’Istituto Piemontese per lo studio della Resistenza e della
società contemporanea (que je nommerai dorénavant « Istoreto »), j’avais
effectué un mois de recherches dans les archives du
Ministère des Affaires étrangères à Rome, afin de trouver les rapports officiels
que Venturi avait rédigés pendant son mandat à Moscou en qualité d’Attaché culturel de l’Ambassade d’Italie, entre 1947 et 1950.
Cette recherche n’avait jamais été réalisée auparavant, et elle m’a permis de
trouver une dizaine de rapports. J’ai préparé un article pour la revue de l’Istoreto,
« Mezzosecolo », en me référant aussi aux lettres que Venturi avait écrites à
Bobbio, à Galante Garrone et à Giorgio Agosti. Les rapports et les lettres
permettaient, d’une part, de suivre, au moins en partie, les étapes de la recherche
qui l’avait conduit à la publication, en 1952, de son grand livre Il populismo russo
(édité par Einaudi) ; d’autre part, ils révélaient un Venturi observateur, curieux et
27 Leonardo Casalino, “Storici nella guerra.Franco Venturi”, dans Scitture di Storia, Quaderno 1, Napoli, Istituto Universitario Orientale, 1996, p. 198-210.
49 portant un grand intérêt à une réalité qui pour la culture italienne de l’époque
représentait un continent quasiment inconnu : le modèle soviétique.
Lorsque Venturi arrive à Moscou, le passage de la phase de collaboration entre
puissances antifascistes à celle de la guerre froide est sur le point de s’achever. Ce
passage avait produit un effet négatif également sur la culture soviétique, qui
s’était refermée sur elle-même, souvent avec des accents nationalistes exaspérés.
Les observations de Venturi à ce propos sont d’un grand intérêt : critique sévère,
mais jamais malveillant, le jeune intellectuel cosmopolite ressentait le
renfermement réciproque entre les deux systèmes comme une véritable occasion
perdue, et il mettait tout en œuvre pour l’éviter.
Dans ses lettres et rapports, transparaît l’effort frappant de comprendre de
l’intérieur un monde qu’il devine difficile à déchiffrer à travers les stéréotypes qui
commencent à s’imposer dans le monde occidental, tous fondés sur la catégorie
abstraite du totalitarisme. Venturi jugeait nécessaire de rompre avec les schémas
interprétatifs, nés de l’idéologie, et de les remplacer par de nouvelles catégories
analytiques, fondées sur l’observation attentive de la réalité soviétique.
À la lecture de ces documents, on pouvait retrouver – après vingt ans durant
lesquels le fascisme avait enfermé la culture italienne à l’intérieur des frontières
nationales – une volonté irrépressible d’échange d’idées, de contacts, de relations
internationales ; en somme, la volonté de renouer avec les hommes et les femmes
50 de pays différents, pour reconstruire une communauté d’esprits libres, que les
deux guerres et les régimes totalitaires avaient anéantie.
Les rapports de Venturi révélaient donc cette double appartenance : représentant
diplomatique de l’État italien, mais aussi ambassadeur de la Résistance. La culture
lui apparaissait comme un passe-partout qui permettait de lever les barrières
idéologiques. Comme il l’écrit dans une lettre, il s’agissait de transplanter sur le
sol russe des arbres et des fleurs de l’antifascisme italien : « Il paesaggio diventa
strano, ma val sempre la pena di portare delle pianticelle nuove ».28
Pendant que j’effectuais mes recherches au Ministère des Affaires étrangères, j’ai
profité de ma présence à Rome pour contacter le fils de Luigi Salvatorelli, Franco,
traducteur confirmé d’essais et de roman en anglais. Franco Salvatorelli, d’une
grande générosité, m’a permis de photocopier la correspondance entre son père et
Lionello et Franco Venturi. Parmi ces documents, le hasard a voulu qu’il se trouve
également une lettre anonyme. J’ai pu identifier son auteur -
Piero Gobetti - et Franco Salvatorelli me l’a remise pour que je la fasse parvenir
au Centre Gobetti de Turin. Angelo D’Orsi m’a invité à publier la correspondance Venturi-Salvatorelli dans “Quaderni della Storia dell’Università di Torino”. Les lettres dévoilaient que Lionello Venturi avait aidé financièrement
Salvatorelli après son licenciement pour raisons politiques de
28 Leonardo Casalino, “Franco Venturi a Mosca”, dans Mezzosecolo, n.11, 1994-1996, p. 373-389.
51 « La Stampa », où il avait exercé la fonction de vice-directeur, et surtout, que les
Venturi, père et fils, avaient été parmi les premiers lecteurs de Pensiero politico,
et à quel point ils en avaient saisi immédiatement toute l’importance politique29.
Mes recherches sur l’expérience de Venturi à Moscou ont attiré l’attention de
Sergio Pistone et Corrado Malandrino, deux spécialistes influents de la pensée
fédéraliste italienne et européenne, qui m’ont invité à parler de mes travaux dans
un colloque intitulé « Européisme et fédéralisme dans le Piémont entre les deux
guerres mondiales ». À cette occasion, j’ai présenté un rapport sur les projets de
Giustizia e Libertà et du Partito d’Azione en faveur de la construction d’un État
et d’une Europe sur le modèle fédéral. Les actes du colloque ont été publiés dans
un volume en 1999 par la maison d’édition Olschki30.
Enfin, avec Paola Bianchi (jeune spécialiste du XVIIIe siècle piémontais et
ancienne étudiante de Ricuperati), nous avons établi la bibliographie de Venturi
pour le volume contenant les actes du colloque international de 1996, publié en
1998, sous la direction de Giuseppe Ricuperati et de Luciano Guerci, par la
Fondation Einaudi de Turin31.
Ce travail a été long et particulièrement difficile, car la production scientifique de
Venturi est extrêmement vaste, et a été rédigée dans plusieurs langues et pays.
29 Un’amicizia antifascista, cit. 30 Leonardo Casalino, “Federalismo ed europeismo in Franco Venturi (1943-1950), dans Europeismo e Federalismo in Piemonte tra le due guerre mondiali, Sergio Pistone et Corrado Malandrino (dir.), Olschki, Firenze, 1999, p. 219-234. 31 Paola Bianchi-Leonardo Casalino, “Bibliografia degli scritti di Franco Venturi”, dans Il coraggio e la ragione. Franco Venturi intellettuale cosmopolita, Luciano Guerci et Giuseppe Ricuperati (dir.), Fondazione Luigi Einaudi, Torino 1998, p. 441-478. (Recueil des articles (RA)).
52 Pour le volume La lotta per la libertà, j’avais déjà compilé une bibliographie des
interventions politiques32, et dans sa résidence turinoise, nous avons pu trouver,
guidés par son fils Antonello, une quantité considérable de supports,
majoritairement des articles pour des revues étrangères – par exemple le Japon –
qui n’ont pas circulé en Italie. Pour des raisons pratiques, les titres ont été classés
selon un ordre chronologique et alphabétique, année par année, avec une sous-
classification par genre, comparable à celle adoptée dans la « Rivista storica
italiana » pour la bibliographie de Delio Cantimori33 : a) livres ; b) traductions et
publications dirigées ; c) cours universitaires dispensés ; d) essais et articles ; e)
entrées d’encyclopédies et de dictionnaires ; f) recensions et recommandations.
Pour une liste complète, nous avons jugé opportun d’inclure également les textes
dépourvus de références bibliographiques, qui provenaient de colloques, de cours
universitaires ou de séminaires d’études. Le travail le plus complexe – compte
tenu du nombre d’entrées supérieur à 500 – a été l’indication des renvois d’une
fiche à l’autre, qui apparaissent entre parenthèses à la fin des entrées.
Cette bibliographie a été l’occasion elle aussi d’un travail collectif ; en effet, les
incertitudes et beaucoup de problèmes apparus en marge n’auraient pu être résolus
sans la collaboration de nombreuses personnes. À travers cet exercice nouveau
32 La lotta per la libertà, p. 429-437. 33 “R.S.I.”, LXXIX, fasc.4, 1967, p. 1173-1208, Leandro Perini-John.A.Tedeschi (dir.).
53 pour moi et effrayant au début, j’ai appris une méthode de recherche et de
compilation qui m’a également été utile par la suite.
En quoi la biographie de Venturi pouvait-elle apporter des réponses aux questions
de Rusconi ? Était-ce l’élitisme « azionista » qui avait empêché la naissance d’une
force pleinement libérale-démocrate ? L’expérience de Venturi laisse
indubitablement apparaître que lui et ses camarades ont sous-estimé le rôle des
partis de masse dans la société du XXe siècle. Ils avaient pu observer de près les
erreurs commises par les forces politiques françaises dans les années 1930, et ils
étaient convaincus qu’après la guerre, de nouvelles formes d’organisations
alternatives aux partis verraient le jour. Cette prédiction s’est révélée être une
lourde erreur, et l’avoir commise soulève selon moi un problème plus important.
Un problème qui, depuis le milieu des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, constitue
pour moi un objet de recherche, une interrogation qui est également à l’origine du
texte inédit – La democrazia dal basso - que je présente pour mon HDR : comment
était-il possible, en partageant la vision de Gobetti selon laquelle « le fascisme est
une autobiographie de la nation », concevoir un modèle social et politique fondé
sur les « autonomies » et sur un rapport dialectique entre la société civile, l’État
et ses institutions ? Quelles étaient les acquis intermédiaires nécessaires à la
réalisation d’un tel projet ? Comment pouvait-on, en somme, « hypothéquer le
54 futur » ? Presque tous les articles et rapports de colloques dont je parlerai par la
suite gravitent autour de cette interrogation.
Dès notre première rencontre, Antonio Bechelloni m’a fait part du projet d’un
colloque international sur les frères Rosselli. Le colloque, intitulé
« Carlo et Nello Rosselli et l’antifascisme européen » s’est déroulé en octobre
1998, avec la participation des plus grands spécialistes. J’ai eu l’occasion de faire
la connaissance, entre autres, de Fabrice d’Almeida, Maurice Aymard, Paolo
Bagnoli, Michel Dreyfus, Marco Gervasoni,
Bruno Groppo, Marc Lazar, Gilles Martinet, Robert Paris et Nadia Urbinati.
J’ai également pu m’entretenir avec ceux que je connaissais déjà, comme
Antonio Bechelloni, Aldo Agosti, Éric Vial et Franco Sbarberi.
Antonio Bechelloni m’a demandé de présenter un rapport pour la session finale
du colloque – « La postérité de Carlo e Nello Rosselli dans la vie politique
italienne » – sur « L’héritage de Rosselli dans les groupes de résistants de
Giustizia e Libertà et du Partito d’Azione »34, tandis qu’Agosti allait se consacrer
aux communistes et d’Almeida aux socialistes.
La préparation de ce rapport a été pour moi une excellente occasion d’approfondir
les recherches sur Giustizia e Libertà et le Partito d’Azione. Dans les années 1980,
34 Leonardo Casalino, “L’eredità di Rosselli nelle bande partigiane di “Giustizia e Libertà” e nel Partito d’Azione”, dans Carlo e Nello Rosselli e l’antifascismo europeo, Antonio Bechelloni (dir.), Franco Angeli, Milano, 2001, p. 319-343.(RA)
55 c’est surtout Norberto Bobbio qui s’est attelé à la tâche de faire la lumière sur le
lien entre mémoire historique et problèmes majeurs actuels.
Dans ses réflexions sur la période qui suit 1989, il exprime une profonde
inquiétude : son constat est que la crise des États socialistes engendrera l’échec
d’un véritable idéal de transformation sociale.
Il se creusait ainsi un vide périlleux qui, pour être comblé, exigeait la capacité de
renouer les deux aspects du problème : la démocratie et la critique de la
démocratie, de ses promesses non tenues. Pour Bobbio, il s’agissait donc de passer
de la « question sociale » interne à chaque État, à la « question sociale »
internationale.
Dans cette quête, l’héritage de Rosselli et de ses camarades consiste à rechercher
constamment dans le présent les racines de la liberté et de la promotion de la
justice. C’est pourquoi, j’ai choisi de terminer mon rapport par une image dont se
sert Vittorio Foa à propos de l’héritage « azionista » : la mémoire de Carlo Rosselli
doit vivre comme une « métaphore de la recherche ».
La session du colloque était présidée par Marc Lazar, qui m’a invité pour une
rencontre à Nanterre, où il enseignait à l’époque. Je suis allé le voir en 1999 ; il
m’a fourni de précieuses indications pour ma recherche, et a été le premier à me
parler des possibilités pour un chercheur italien de vivre une expérience
d’enseignement en France. À l’occasion d’un dîner du colloque, je me suis
également présenté à Gilles Martinet, qui avait connu le jeune Venturi à Paris.
56 Martinet avait en effet épousé la fille du dirigeant du syndicat socialiste Bruno
Buozzi, et était ainsi entré en contact avec le monde de l’antifascisme italien en exil. Il s’était lié d’amitié avec Venturi, et lorsqu’il m’a reçu chez lui à Paris,
Martinet m’a raconté que c’est Venturi qui lui avait vraiment fait comprendre le sens de la formule « socialisme libéral » :
Le socialisme libéral me paraissait contradictoire dans ses termes. Heureusement, Venturi m’a fait comprendre un certain nombre des choses. Comme je m’étonnais de cette allergie au marxisme que je croyais à tort ou à raison constater chez Rosselli, il m’a fait comprendre que la pénétration du marxisme avait été différente en France et en Italie. En France, elle s’appuyait sur une vieille et solide tradition rationaliste et même positiviste. En Italie, il s’était en quelque sorte infiltré dans un milieu culturel qui était quand même majoritairement idéaliste-spiritualiste et à la fois ça a marqué le marxisme italien et en même temps ça explique sans doute son influence chez des hommes qui étaient éloignés de lui comme par exemple Benedetto Croce qui s’intéressait au marxisme. Au fond l’hégélianisme avait ouvert les portes de l’Italie au marxisme, ce qui n’était pas de tout le cas en France puisqu’il faudra attendre les années 1930 pour que soient vraiment traduits en France et l’œuvre de Hegel et tous les écrits philosophiques de Marx. Donc, là, il y avait incontestablement une différence.
Les récits de Martinet m’ont également permis de reconstituer les conditions de vie pratiques des antifascistes italiens, à savoir les liens mais aussi les tensions qui n’étaient pas toujours d’origine politique. Lorsque j’ai terminé la rédaction de ma thèse, j’en ai remis un exemplaire à Martinet. Quelques mois plus tard, il en avait
57 pris connaissance et m’invitait à lui rendre visite dès mon retour à Paris, afin de
pouvoir en discuter. Malheureusement, cet échange n’a pu avoir lieu, en raison de
ses problèmes de santé. Je l’ai vu pour la dernière fois, toujours à
Paris, dans une manifestation du centre gauche italien à l’occasion des élections
législatives de 2001. Son décès m’a laissé le regret de cette rencontre manquée,
qui m’aurait sans doute permis de recueillir ses précieux conseils pour la poursuite
de mon travail, mais aussi pour une correction et une amélioration de mon texte.
Le thème de la mémoire de l’expérience de Giustizia e Libertà et du Partito
d’Azione, a été approfondis à deux occasions : dans un premier temps, dans le rapport présenté au colloque national d’étude
I fondamenti dell’Italia repubblicana. Mezzo secolo di dibattito sulla Resistenza,
qui s’est déroulé à Vercelli en janvier 2000, organisé par l’Istituto Nazionale per
la storia della Resistenza, et publié en France en 2002 sous le titre “Politica e
cultura nell’Italia repubblicana: memoria e interpretazioni della Resistenza nella
galassia azionista”35. Le rapport et l’article ont été discutés au cours de leur
préparation, dans le cadre d’un séminaire sur le thème « culture et politique », promu par de jeunes chercheurs de la Fondation Einaudi et un groupe de
professeurs d’histoire, dont Enzo Ferrone, Giuseppe Ricuperati, Bruno
Bongiovanni, Nicola Tranfaglia, Edoardo Tortarolo. Ces séminaires se sont
déroulés périodiquement entre 1999 et 2001.
35 Leonardo Casalino, “Politica e cultura nell’Italia repubblicana : memoria e interpretazioni della Resistenza nella galassia azionista”, dans Laboratoire italien, 3, 2002.(dans RA)
58 En France, j’ai publié deux autres articles : l’un pour la revue du CEDEI « La
Trace », dans lequel j’ai repris le débat historiographique sur le siècle des
Lumières, que j’avais étudié pour mon mémoire de second cycle (« Politique et
culture : histoire de l’Italie et tradition philosophique française des Lumières dans
la recherche théorique de Giustizia e Libertà »36) ; l’autre pour un numéro de la
revue « Matériaux pour l’histoire de notre temps », de la Bibliothèque de
Documentation Internationale Contemporaine de Nanterre, intitulé Les États-Unis
et les réfugiés politiques européens. Des années 1930 aux années 1950 .37
La publication de ce numéro de revue constituait le résultat final du travail d’un
groupe de recherche des Universités Paris VII et XII, auquel j’avais pris part sur
l’invitation de Bruno Groppo. La recherche portait sur l’émigration politique
européenne vers les États-Unis ; je me suis occupé de l’émigration italienne
pendant la Seconde Guerre mondiale, et en particulier de celle de G.L. qui s’était
étendue jusqu’en Amérique du Sud. Ma contribution, d’abord dans un colloque
de novembre 2000 et ensuite dans la revue, s’intitulait « Le rôle de la
Mazzini Society dans l’émigration démocratique antifasciste italienne aux
ÉtatsUnis, 1940-1945 ».
36 Id., « Politique et culture : histoire de l’Italie et tradition philosophiques française des Lumières dans la recherche théorique de Giustizia e Liberta », dans La Trace, n.13, déc 2000, p. 25-32 et dans n.14, déc.2001, p. 6-14. 37 Id.,« Le rôle de la Mazzini Society dans l’émigration démocratique antifasciste italienne aux États-Unis, 1940- 1945
», dans Matériaux pour l’Histoire de notre temps, n.60, ott-dec 2001, p. 16-22.
59 Dans le cadre de mes recherches à Paris, j’ai eu la chance de rencontrer un
chercheur argentin d’origine italienne, Ricardo Pasolini, professeur à l’Université
de Tandil et spécialiste de l’émigration politique européenne dans son pays. Avec
Ricardo Pasolini, nous avons adopté un plan de recherche commune – je travaillais
dans les archives italiennes et lui dans celles en Argentine –, sur les traces de la
présence gielliste à Buenos Aires. Nous avons également envisagé un colloque à
Tandil, mais la grave crise économique qui a frappé l’Argentine a empêché la
concrétisation de ce projet, tout comme la possibilité de trouver des fonds pour un
voyage que j’aurais effectué afin de dispenser des cours dans le département
d’université où travaillait Ricardo. Il a cependant réussi à faire éditer dans la revue
de son Université un de mes articles (qu’il a traduit en espagnol), sous le titre
Historia y geografia de una cultura politica. Un recorrido possible del
antifascismo italiano : Turin, Paris, Cuneo38.
Un autre centre de recherche avec lequel j’ai établi des liens importants est la
Biblioteca della Fondazione Feltrinelli de Milan, où j’ai fait une rencontre qui a
été décisive pour l’évolution de mon travail : David Bidussa, directeur de la
bibliothèque et spécialiste de l’antifascisme et de la pensée politique du XXe
siècle. La Fondation Feltrinelli est un point de référence essentiel pour les études
38 « Historia y geografia de una cultura politica. Un recorrido possible del antifascismo italiano: Turin, Paris, Cuneo”, dans Anuario. Istituto de Estudios Historico-Sociales, Universidad Nacional del Centro de la Provincia de Buenos Aires-Tandil, 19, 2004, p. 45-62.( RA)
60 sur l’exil politique italien : on y trouve par exemple les fonds d’Angelo Tasca, qui
dans le courant des années 1930-1940 a recueilli des milliers d’opuscules, de
livres, d’affiches de la vie politique française.
Lorsque j’ai fait la connaissance de Bidussa, il collaborait au projet de De Luna
dont l’objectif était d’établir une historiographie des « azionisti », projet soutenu
par la maison d’édition La Nuova Italia, qui avait créé une nouvelle collection
d’essais, nommée Dall’azionismo agli azionisti. David Bidussa s’est penché sur
l’un des protagonistes les plus fascinants de l’histoire du giellisme : Enzo Sereni,
dont il avait retrouvé et présenté l’essai sur les origines du fascisme39. Sereni
l’avait rédigé entre 1939 et 1940, au cours des mois passés au
Caire en attendant d’être parachuté par les Anglais en Italie – pays qu’il avait
quitté au début des années 1920 afin de participer en Palestine au projet sioniste
et qu’il voulait retrouver pour s’engager dans la Résistance. Son essai, qui
constitue en même temps son testament, – arrêté par les Allemands, Sereni meurt
dans un camp de concentration – était d’un immense intérêt pour la reconstitution
de l’interprétation de l’histoire de l’Italie au sein de la culture gielliste. De Luna
m’a demandé de participer à la présentation du volume à Turin au printemps 1999,
et d’en faire une recension pour le supplément « Livres » dans Il Manifesto.
Bidussa m’a parlé de sa passion pour une discipline qui n’était présente dans
aucun programme universitaire : l’histoire sociale des idées. Selon lui, mes études
39 Enzo Sereni, Le origini del fascismo, La Nuova Italia, Scandicci Firenze, 1998.
61 sur Venturi allaient dans ce sens. Bidussa a particulièrement apprécié les parties
de mon travail consacrées à la relation entre Venturi et Valiani à Paris, à la fin des
années 1930 et pendant la Résistance. Il m’a proposé d’approfondir cet aspect à
travers la rédaction de deux articles : le premier pour La Rassegna Mensile di
Israele, intitulé Leo Valiani: appunti per una biografia intellettuale (2000)40, et le
deuxième pour la revue Italia contemporanea, intitulé L’accento straniero : Leo
Valiani e la cultura politica dell’azionismo, publié en 200241.
Durant mes trois années de doctorat, entre 1996 et 1999, (ma soutenance de thèse
a eu lieu en avril 2000), je suis entré en contact – grâce à la générosité de
nombreuses personnes – avec les plus importants chercheurs et centres de
recherche spécialisés dans l’étude du giellisme, de l’« azionismo » et de
l’antifascisme en général. C’est donc en spécialiste de ces thèmes et sur la base de
mes publications que j’ai été invité à participer à deux autres projets. Le premier,
dirigé par Victoria De Grazia et Sergio Luzzato, portait sur la réalisation d’un
grand Dictionnaire du fascisme, édité par la maison d’édition Einaudi. J’ai été
chargé de l’entrée Giustizia e Libertà, et j’ai également participé à quelques
réunions pour l’organisation du volume42.
40 Leonardo Casalino, “Leo Valiani, appunti per una biografia intellettuale”, dans La Rassegna Mensile di Israel, LXVI, n.3, sept-dic 2000, p. 83-102. 41 Id., “L’accento straniero. Leo Valiani e la cultura politica dell’azionismo”, dans Italia contemporanea, sept 2002, n.228, p. 481-488. 42 Id., “Giustizia e Libertà”, dans Dizionario del fascismo, Victoria De Grazia-Sergio Luzzato (dir.), Einaudi, Torino 2002, p. 611-613.
62 Quant au deuxième projet, il concernait la préparation d’une exposition nommée
Gli anni di Parigi. Carlo Levi e i fuoriusciti (1926-1933). L’exposition, organisée
par l’Université de Turin et les Archives nationales italiennes, était accompagnée
d’un volume avec des essais d’histoire politique et d’histoire de l’art. Avec
Giovanni De Luna et Marco Gervasoni, nous nous sommes occupés de la première
partie. J’ai publié un article intitulé L’esperienza di Giustizia e Libertà nella
Francia degli anni Trenta, dans lequel j’ai synthétisé les conclusions auxquelles
j’étais arrivé après cette première phase de recherche43. En 1998, Aldo Agosti m’a
fait prendre part à un autre projet éditorial d’envergure. La maison d’édition
Editori Riuniti voulait publier une « Encyclopédie de la gauche européenne au
XXe siècle », dont Aldo Agosti devait diriger l’édition. Il a décidé de former un
groupe de travail avec les meilleurs spécialistes italiens du sujet, et a organisé
deux séminaires – l’un à Turin et l’autre à Rome – afin de jeter les bases du travail
et décider des différentes entrées, relatives aux biographies ainsi qu’aux
événements et aux grands débats idéologiques.
Pour moi, cette collaboration a été l’occasion de confronter les résultats de mes
recherches avec des experts des mouvements communiste, socialiste ou
syndicaliste et avec des spécialistes non seulement de l’histoire politique, mais
aussi de celle des mentalités et de la sociabilité. J’ai rédigé plusieurs articles pour
43 Exposition, Gli anni di Parigi. Carlo Levi e i fuoriusciti 1926-1933, Torino, Archivio di Stato 5 maggio-15 giugno 2003; Leonardo Casalino, “L’esperienza politica di GL nella Francia degli anni Trenta”, dans Gli anni di Parigi. Carlo Levi e i fuoriusciti 1926-1933, Maria Cristina Maiocchi (dir.), Roma, Ministero per i Beni e le Attività Culturali, 2003, p. 31-41. (RA)
63 l’Encyclopédie, dont certaines portaient sur des biographies (Romain Rolland,
Silvio Trentin, Leo Valiani), et d’autres sur des événements importants tels que le
pacte germano-soviétique, ou les événements de 1956 et leurs effets sur le
mouvement ouvrier international44.
Entre 1999 et 2000, Giovanni De Luna travaillait à la rédaction d’un manuel sur
les sources et les méthodes de l’historien contemporain. Ce manuel a été publié
en 2001 sous le titre La passione e la ragione45, dans une autre collection de
Nuova Italia, appelée, non par hasard, I nuovi orchi. Marc Bloch a défini
l’historien contemporain comme un ogre à la recherche de présence humaine («
Le bon historien ressemble à l'ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine,
il sait que là est son gibier.»). Pour De Luna, l’appétit de l’ogre évoqué par Bloch
avait augmenté, et ses proies s’étaient multipliées ; en effet, l’histoire
contemporaine étudie à présent les comportements collectifs de milliards
d’hommes qui se confrontent, se croisent et interagissent dans une société très
vaste en termes géographiques et quantitatifs, et dont il s’agit de pénétrer non
seulement les aspects politiques et institutionnels, mais aussi la façon de percevoir
le temps et l’espace, la douleur et la mort, les ambitions et les peurs, en un mot,
l’ensemble de la nature humaine.
44 “Romain Rolland”(p. 274-275);”Silvio Trentin”(p. 321-322);”Leo Valiani”(p. 332-333);”Il patto tedescosovietico”(p. 719-721);”1956”(p. 759-765);”Lussemburgo”(p. 1187-1189), dans Enciclopedia della sinistra europea nel XX secolo, Aldo Agosti (dir.), Editori Riuniti, Roma 2000. 45 Giovanni De Luna, La passione e la ragione. Fonti e metodi dello storico contemporaneo, La Nuova Italia, Milano, 2001.
64 Parallèlement à l’élaboration de son manuel, De Luna a organisé quelques
séminaires sur les sujets précédemment évoqués. J’y ai participé avec d’autres
jeunes chercheurs spécialistes du cinéma, de la télévision, de l’Internet, de la
photographie et de la chanson. J’étais fasciné par ces domaines de recherche, sans
pour autant dévier de mon thème principal : l’histoire politique. La réflexion sur
le rapport entre l’histoire et le cinéma, l’histoire et la chanson ou encore l’histoire
et la télévision me semblait particulièrement intéressante, notamment d’un point
de vue pédagogique. Les séminaires de De Luna m’ont beaucoup aidé – comme
je l’expliquerai plus loin – lorsque j’ai commencé à enseigner en France.
De Luna m’a suggéré de réfléchir sur le rapport entre l’histoire et le sport. Si
l’historien contemporain devait étudier tous les phénomènes de masse du XXe
siècle, il ne pouvait négliger l’espace occupé par les événements sportifs – en
premier lieu le foot. En 1999, j’ai dirigé l’édition italienne d’un ouvrage de
l’ethnologue français Christian Bromberger, intitulé « Le match du football.
Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin ». Dans
l’introduction, nous avons tenté, avec Bromberger, de donner une explication des
principaux changements qu’a connus le monde du foot dans les années 1990, dus à de grands intérêts économiques qui s’y étaient imposés.
Dans le courant de l’année 1997, j’ai été l’organisateur de l’exposition «
Juvecentus », à l’occasion du centenaire de la fondation du club turinois. Le
catalogue de l’exposition reflétait l’orientation que j’avais suivie avec le Comité
65 scientifique (composé de professeurs d’université tous supporters passionnés de
la Juventus, à commencer par De Luna et Agosti !). Notre objectif était de mettre
en lumière le lien entre l’histoire de la Juventus et les transformations de la société
italienne, notamment à Turin, au cours du XXe siècle. Les essais du catalogue,
rédigés par De Luna, Agosti, Paolo Bertinetti, Giuseppe Sergi et moimême,
peuvent se lire encore aujourd’hui comme de véritables essais historiques, avec
une dimension de divertissement et de passion pour le sport, notamment pour la
Juventus. (À vrai dire, le plus difficile a été de cacher aux dirigeants de la Juventus
que le responsable du projet – c’est-à-dire moi-même – n’était absolument pas fan
de leur club !)46.
Mon Doctorat de Recherche achevé, je savais clairement quels étaient les bases
de réflexion qui allaient me permettre d’exercer la profession d’historien de façon
responsable : le choix et la définition de l’objectif (l’histoire contemporaine et, au
cœur de celle-ci, l’histoire politique), la subjectivité de l’observateur (l’historien
et sa biographie), les sources et les méthodes de recherche, et enfin le problème
fondamental qui est de savoir comment raconter ce que l’on étudie. Comment
raconter l’histoire ? Puisqu’à l’époque je n’avais pas encore eu la possibilité
d’enseigner à l’université, je ne m’étais posé cette question qu’en passant à
46 Edition italienne de Christian Bromberger, La partita di calcio. Etnologia di una passione, Editori Riuniti, Roma, 1999, p. 302 ( avec Christian Bromberger Presentazione , p. 7-11); Juvecentus. La mostra del Centenario, Gribaudo Paravia, Torino, 1997, p. 239 (avec Evelina Christillin, I magnifici 11, p. 147-159).
66 l’écriture, mais sans trouver un style qui me donnait entière satisfaction. Trouver une réponse est devenu crucial lorsqu’à l’automne 2001, j’ai commencé à enseigner à l’Université de Lille, de façon imprévue et pour la première fois de ma vie.
67
Chapitre. 5 L’enseignement en France
Au cours de l’été 2001, alors que je me trouvais à Turin, Antonio Bechelloni m’a
téléphoné un jour de bon matin : il était dans le train entre Paris et Lille, et avait
rencontré Giorgio Passerone, alors directeur du Département d’Italien à Lille 3.
Le Département cherchait un lecteur pour enseigner la grammaire dans les cours
d’option, ainsi que l’histoire du Risorgimento aux étudiants de deuxième semestre
de LLCE. Bechelloni avait parlé de moi à Passerone, qui souhaitait étudier mon
CV.
Après ma soutenance de thèse au printemps 2000, j’ai obtenu – avec Paolo Soddu,
un autre historien spécialiste de l’« azionismo » et de l’antifascisme italien – un
financement triennal accordé par la Fondazione della Compagnia San Paolo, pour
écrire une histoire complète de Giustizia e Libertà, en exil comme à travers ses
actions clandestines en Italie. Ce financement m’a également permis de couvrir
partiellement « l’Assegno di Ricerca » de deux ans
(2000 et 2001) que j’ai obtenu au Département d’Histoire de Turin.
Lorsque Bechelloni m’a contacté, mes droits à la bourse post-doctorale allaient
donc expirer très prochainement, mais je pouvais encore compter sur un an de
financement par la Banque San Paolo. Entre avril 2000 et l’été 2001, j’ai terminé
mes recherches dans les archives françaises et italiennes. J’avais décidé de
68 consacrer l’année 2002 à un voyage aux États-Unis et en Amérique du Sud, à la
recherche des signes de la présence gielliste entre 1940 et 1943. Si l’Université de
Lille décidait de me prendre pour le poste en question, cela allait impliquer un
changement dans mon programme. Fin août je n’avais toujours pas reçu de
réponse, et en septembre je suis parti à Paris pour étudier. Le soir du
10 septembre, Bechelloni m’a téléphoné pour me dire que Passerone me cherchait
désespérément : il avait oublié de me prévenir que j’avais été retenu et que je
commençais à enseigner le 1er octobre ! Lorsque je l’ai contacté au matin du 11
septembre, il s’est d’abord excusé, puis m’a raconté que son maître, Gilles
Deleuze, lui a dit un jour : « Une fois qu’on a posé un pied dans l’université
française, en général, on ne la quitte plus. À moins de commettre de graves erreurs
! » J’avais en quelque sorte le sentiment d’aborder un nouveau tournant dans ma
vie. J’ai demandé conseil à De Luna, qui m’a encouragé à accepter, entre autres
parce que l’Université de Turin ne pouvait rien me proposer de concret. Quelques
heures plus tard se produisaient les attentats de New York, et mes affaires
personnelles sont passées pendant quelques jours au second plan, y compris dans
ma tête.
De retour à Turin, j’ai communiqué à la Fondazione San Paolo que je renonçais à
une troisième année de financement ; Paolo Soddu, qui préparait une biographie
d’Ugo La Malfa47, a pris la même décision que moi. Notre choix a été apprécié
47 Paolo Soddu, Ugo La Malfa. Il riformista moderno, Carocci, Roma, 2009.
69 pour son « honnêteté », mais il a en même temps suscité la mauvaise humeur de
certains parmi ceux qui nous avaient soutenus les années précédentes, et qui se
sentaient en quelque sorte trahis.
Par un heureux hasard, Mario Giovana, gielliste dans sa jeunesse, puis
protagoniste de la vie politique turinoise, avait décidé de consacrer les dernières
années de sa vie à la rédaction de l’histoire de Giustizia e Libertà48 en Italie. J’ai
été ravi de mettre à sa disposition une partie du matériel que j’avais réuni. Ainsi,
il m’a semblé que mon travail n’avait pas été vain.
Aujourd’hui, il manque cependant une histoire complète du mouvement en exil,
documentée seulement en partie par des volumes et des recherches qui couvrent
certains moments et aspects de l’existence gielliste ; mais une étude exhaustive
fait toujours défaut.
Ma décision de renoncer au financement supplémentaire m’est apparue encore
plus judicieuse lorsque j’ai commencé mon travail à l’Université de Lille et que
j’ai constaté combien la préparation des cours nécessitait du temps,
particulièrement en début de carrière. Je ne connaissais pratiquement rien au
système universitaire français, et mes collègues avaient décidé de me « mettre à
l’épreuve » : ils ne me donnaient que peu de conseils, me laissant une grande
autonomie. C’était finalement le signe d’une véritable confiance de leur part.
48 Mario Giovana, Giustizia e Libertà in Italia: storia di una cospirazione antifascista, 1929-1937, Bollati Boringhieri,
Torino, 2005.
70 Je me suis donc retrouvé devant des groupes très nombreux (40 à 80 étudiants), à
qui je devais enseigner une matière pour moi nouvelle d’un point de vue
didactique : la langue italienne. Et ce, sans avoir eu le temps de me préparer durant
l’été. J’ai abordé les cours de la première semaine convaincu de réussir malgré
tout ; cependant, je me suis rendu compte très rapidement que mon optimisme
avait été excessif. Si, avec les étudiants de première année, je pouvais me limiter
à des sujets tels que les jours de la semaine, les mois, ou les nombres, cela se
compliquait en deuxième année, où le niveau était supérieur.
Fort heureusement, j’avais acquis, à travers mes expériences professionnelles
précédentes, l’habitude de parler en public, y compris devant un vaste auditoire.
Sandra Cornez m’a conseillé d’adopter une méthode de grammaire efficace, et j’ai
dispensé mes cours suivants en ayant préalablement revu en détail l’aspect de la
langue italienne que j’allais aborder avec les étudiants.
J’ai décidé de consacrer beaucoup de temps à l’enseignement de la grammaire,
étant donné que dans des groupes de 60 à 70 étudiants, il était impossible de
donner la parole à tout le monde, c’est-à-dire de recourir à des exercices à l’oral.
Aujourd’hui, cette approche serait probablement considérée comme dépassée et
inadaptée, mais à l’époque, il m’a semblé qu’elle fonctionnait et que les étudiants
l’appréciaient.
Il était cependant difficile, si ce n’est impossible, de faire travailler uniquement
sur la grammaire, pendant deux heures, des groupes aussi nombreux. J’ai donc
71 décidé d’utiliser en deuxième partie de cours un manuel intitulé Canta che ti
passa, qui propose à chaque question grammaticale une chanson italienne,
disponible sur CD. J’ai continué à travailler seul – non sans ingéniosité –, et j’ai
employé la même méthode dans les cours de deuxième et troisième années, mais
en sélectionnant moi-même des chansons qui me permettaient de transmettre aux étudiants des éléments de civilisation italienne.
Enseigner une discipline dont je n’étais pas spécialiste, de surcroît à des étudiants
aussi nombreux, m’a révélé que j’appréciais le métier d’enseignant. Je l’exerçais
avec la même passion que mes activités précédentes.
Si la grande majorité des enseignants de Lille 3 vivait à Paris, j’ai choisi, pour des
raisons économiques, mais aussi parce que je souhaitais découvrir une ville autre
que la capitale française, de m’installer à Lille. Je louais un studio dans lequel je
peinais à trouver de la place pour tous les livres que j’avais amenés avec moi
d’Italie, et ceux que j’avais achetés pour la préparation des cours. Mon bureau à
l’université est donc devenu le lieu où je travaillais et étudiais tous les jours, matin
et après-midi. Cette habitude m’a permis de faire rapidement la connaissance de
tous mes collègues du Département d’Italien, mais aussi d’autres Départements.
Et progressivement, par le seul fait d’être toujours sur place, j’ai été amené à
participer à des activités administratives, ou encore à servir d’intermédiaire entre
les étudiants et des collègues enseignants.
72 Comme j’avais été pendant de longues années représentant des étudiants au
Conseil de la faculté de Lettres de l’Université de Turin, je savais que les
responsabilités administratives étaient un complément de l’activité didactique.
Aider mes collègues dans ces tâches n’était donc pas pour moi un fardeau. Les
années suivantes, à Grenoble, j’ai compris que les domaines dont je m’étais
occupé jusqu’alors étaient en réalité plutôt simples, et qu’il existait des missions
bien plus difficiles et pesantes.
Avec le recul, je suis reconnaissant à mes anciens collègues de Lille de m’avoir
accordé autant d’autonomie. Il était peut-être osé de concéder une telle liberté à
un simple lecteur, mais j’ai pu ainsi me familiariser rapidement avec les différents
aspects de l’enseignement universitaire en France.
Dès le deuxième semestre, le contenu didactique devenait plus intéressant. À côté
des cours d’option, j’ai commencé à enseigner aux étudiants de LLCE : je
dispensais un cours de thème en première année, et un cours sur l’histoire du
Risorgimento en deuxième année. Pour le cours de traduction, j’avais la chance
de pouvoir consulter Jean-Paul Manganaro. Un collègue traducteur de son
envergure représentait une formidable opportunité dont j’ai largement profité. En
apparence plutôt détaché, Jean-Paul suivait néanmoins avec attention mes
premiers pas dans cette matière et m’aidait très volontiers. Il m’a suggéré de
prendre L’Étranger de Camus comme texte de départ, et d’élaborer des exercices
de grammaire en lien avec la traduction. Cette nouvelle expérience a elle aussi
73 éveillé tout mon intérêt. Bien entendu, je craignais en permanence de commettre
des erreurs et de ne pas savoir répondre à des questions précises, entre autres en
raison de ma maîtrise imparfaite du français. J’avais cependant sous-estimé la
timidité des étudiants en première année, qui restaient sur la réserve tant qu’une
relation de confiance avec l’enseignant ne s’était pas établie.
L’histoire du Risorgimento n’était pas ma spécialité. Je la connaissais bien sûr pour l’avoir étudiée au lycée comme à l’université. Mais au
Département d’Italien de Lille3 il manquait un historien de formation à qui
j’aurais pu demander des conseils. Antonio Bechelloni, qui enseignait dans la
filière LEA, se trouvait à Roubaix. Or, avec nos collègues de LEA, les contacts
étaient quasi inexistants. Mais grâce à mes relations d’amitié avec Bechelloni, j’ai
pu le consulter et il m’a dressé un portrait clair de la situation. Il ne s’agissait pas
seulement d’enseigner à des étudiants qui, avant l’université, n’avaient jamais
étudié l’histoire italienne, mais il fallait aussi tenir compte de leurs difficultés
linguistiques. Bechelloni m’a également expliqué que les étudiants français
étaient peu habitués – à la différence des étudiants italiens – à des examens basés
sur une bibliographie riche, et que les épreuves étaient le plus souvent écrites.
J’ai donc décidé de préparer des fascicules à partir de livres que j’aurais voulu
faire lire aux étudiants, mais qui étaient trop volumineux pour un cours sur douze
semaines, avec un examen la treizième semaine. Ce travail de synthèse m’a permis
par la même occasion de travailler sur la langue, notamment sur la façon de
74 présenter le contenu des cours. J’avais décidé de faire passer un oral à la fin du
semestre, et de le faire « à l’italienne », c’est-à-dire sans délai de préparation. J’ai
par conséquent structuré mes cours autour d’une série de questions, tels des
chapitres distincts. Je commençais chaque cours en écrivant au tableau la question
donnée, à laquelle je répondais pendant les deux heures qui suivaient. Pour se
préparer à l’examen, les étudiants devaient s’assurer de savoir répondre de façon
exhaustive à chacune des questions que nous avions vues ensemble, sans consulter
leurs notes de cours pendant l’épreuve.
Ce procédé n’avait rien d’original : il s’agissait simplement d’apprendre à partir
de problématiques. Je tenais moi-même la méthode d’une très bonne enseignante de collège. J’ai pu constater que les étudiants français appréciaient
cette organisation du cours, et qu’ainsi la préparation à l’épreuve orale leur
paraissait moins difficile. J’ai donc continué à appliquer ce concept jusqu’à
aujourd’hui, du moins avec les étudiants de première année de LLCE et de LEA.
J’ai également gardé l’habitude de rédiger des fascicules pour mes cours, ce qui
en douze ans m’a permis de constituer un matériel dont je me suis par ailleurs
servi pour les livres que j’ai publiés.
Quant aux obstacles linguistiques des étudiants, j’ai mis en œuvre les techniques
de communication que j’avais apprises à travers mes activités politiques, ainsi que
les précieux conseils de mon père. Metteur en scène de radio, il m’avait enseigné
non seulement la diction, mais aussi l’importance de parler en public le plus
75 spontanément possible, sans lire, dans la mesure du possible. Lire à voix haute est
effectivement un exercice très difficile, et ce n’est pas par hasard que pour y
parvenir correctement, les comédiens passent par de longues années
d’entraînement et d’efforts. Il faut savoir contrôler sa respiration, garder toujours
le même ton, ne pas lire à une cadence trop rapide, respecter les pauses et la
ponctuation.
À Turin, mon père assistait souvent à mes interventions publiques, et me guidait
par le regard. Ensuite, il me corrigeait lorsque j’avais fait des erreurs. Aussi l’aije
prié de venir à mes premiers cours à Lille, et d’observer les réactions des étudiants
– chez qui sa présence n’occasionnait aucune gêne. Et dans ce contexte aussi, ses
suggestions m’ont été d’une aide inestimable. Ce n’était pas seulement une affaire
de rythme et d’articulation, mais toute une manière de raconter l’histoire. Les
fascicules ont rempli leur mission : les étudiants pouvaient retrouver les dates, les
noms propres, les événements majeurs qu’ils n’avaient peut-être pas notés en
cours. Par conséquent, ils n’étaient pas « angoissés » lorsqu’ils ne parvenaient pas
à prendre des notes précises ; et j’avais la possibilité d’introduire des « anecdotes
» qui facilitaient l’assimilation des cours grâce à une structure variée.
Cette approche se prête plus facilement aux cours d’histoire contemporaine, du
XXe siècle et en particulier des périodes que j’ai personnellement connues. Mon
objectif est de mettre à la portée des étudiants des événements qui pour eux
appartiennent à un passé lointain. Lorsque je traite des deux guerres mondiales du
76 siècle dernier, j’évoque souvent des épisodes concrets de l’époque, qui m’ont été
racontés par mes parents et grands-parents. Pour les décennies plus récentes, je
fais appel à mes propres souvenirs. C’est une méthode que j’ai apprise en suivant
un cours universitaire sur la Seconde Guerre mondiale, à la fin des années 1980,
à l’Université de Turin. Le cours était assuré par Giorgio Rochat – professeur
d’histoire contemporaine – et Nuto Revelli. Les récits de Revelli venaient
compléter et enrichir l’enseignement de Rochat. J’ai rarement éprouvé autant de
plaisir à assister à un cours universitaire49.
Là encore, je suis reconnaissant à mes collègues de Lille, pour m’avoir confié
d’emblée des cours qui nécessitaient beaucoup de préparation. J’ai de ce fait
mieux compris quelles étaient les difficultés de l’enseignement, et à quel point
l’activité didactique demandait, outre la préparation des contenus, un « scénario
» des cours.
Dès ma deuxième année d’enseignement (2002-2003) Giorgio Passerone m’a
proposé d’assurer un cours supplémentaire destiné aux non-spécialistes, appelé la
« Découverte ». Ce cours était obligatoire pour tous les étudiants au premier
semestre de leur première année universitaire. L’objectif était d’aller à la
découverte d’une discipline autre que celle de la licence choisie par l’étudiant. À
Lille, l’UFR des langues et celle des sciences humaines appartiennent à la même
49 Nuto Revelli, Le due guerre, Einaudi, Torino 2003.
77 université ; il était donc très judicieux que le Département d’Italien propose un
cours susceptible d’intéresser les étudiants d’histoire et de philosophie. La
maquette prévoyait quatre heures pour la « Découverte ».
Avec
Giorgio Passerone nous avons donc convenu d’un cours donné par deux
enseignants sur l’histoire et le cinéma, notamment du XXe siècle. Les deux
premières heures, j’ai donc parlé d’histoire, des années du fascisme aux années
1970 – cette expérience m’a été d’autant plus utile que pour la première fois, je
faisais cours en français, dans un amphithéâtre et devant une centaine d’étudiants
–, et Passerone a présenté Pasolini et son cinéma pendant les deux heures
suivantes.
Une fois de plus, je me trouvais donc dans une situation concrète qui m’obligeait
à considérer les aspects méthodologiques et didactiques de mes cours. Comment
faire coexister l’histoire et le cinéma ? En quoi le visionnage d’un film pouvait
enrichir un cours sur l’histoire contemporaine de l’Italie ? À travers mes lectures
sur le cinéma, je me suis rendu compte que les critiques de cinéma s’étaient
penchés indirectement sur ces mêmes problématiques : comment transformer les
films en documents qui rendent plausible et efficace l’intervention de l’historien ?
Au cours des dernières décennies du XXe siècle, un intérêt accru pour l’histoire
de l’industrie cinématographique – y compris ses liens avec d’autres domaines de
78 l’industrie culturelle – ont permis de rendre plus fluides les rapports entre histoire
cinématographique et histoire contemporaine. Examiné dans le laboratoire de
l’historien, le film est devenu un véritable document à replacer dans un contexte
auquel il est nécessairement lié.
Ces réflexions m’ont été d’une grande utilité lorsque, en 2008, la directrice du
LANSAD de Grenoble, Monica Masperi, m’a invité à envisager un cours pour
spécialistes et non spécialistes d’italien, dans lequel l’histoire et le cinéma seraient
les vecteurs de l’enseignement de la langue italienne. Depuis cinq ans, j’assure ce
cours avec une collègue spécialiste de l’enseignement des langues, Elena Tea.
Chaque année, nous proposons quatre à six films, répartis sur les deux semestres
; les films sont mis en parallèle avec leur contexte historique, et le scénario sert
de base à des exercices de langue, à l’oral comme à l’écrit. Avec Elena Tea, nous
avons décidé, il y a trois ans, de réaliser un parcours didactique pour la plateforme
ESPRIT, utilisée par le LANSAD pour les cours à distance, mais aussi pour les
exercices que les étudiants sont invités à préparer chez eux.
Mon travail a consisté à rédiger un manuel d’histoire italienne, sur la période de
1945 à 2006, composé de chapitres n’excédant pas 45 à 50 lignes (ce qui
correspond environ à une page d’ordinateur), en mettant en évidence les termes et
concepts le plus importants. Ce modèle se présente comme suit :
79
CAPITOLI
1. Dalle velleità di guerra parallela al 25 luglio 1943
2. L’8 Settembre e la Resistenza
3. Il lungo dopoguerra
A. La Costituzione e la nascita della Repubblica
B.Le caratteristiche essenziali della Costituzione Italiana
C.Ragioni della difficile attuazione della Costituzione
D. Ragione della rottura dell’alleanza antifascista
4. La sconfitta della sinistra
5. Gli schieramenti politici e culturali
6. Lo Stato e la crescita economica
7. La democrazia congelata
8. I governi De Gasperi dopo il 1948 e i partiti
9. La vita politica tra il ‘53 e il ‘58
10. Il 1956 e il 1958
11. Il miracolo economico e il centrosinistra
12. L’Italia in movimento: flussi e migrazioni interne
13. Televisione, cinema, letteratura e canzoni : la cultura italiana tra cambiamenti sociali e
nuova industria dello spettacolo
14. I giovani
A. Il centrosinistra
B. Genova 1960
C. Contributi al programma del centrosinistra e resistenze
15. La crisi del centro-sinistra
80 16. Il Piano Solo
17. La fine della stagione delle riforme
18. Il movimento sindacale
19. La nuova cultura giovanile
20. Il ‘68
21. L’autunno caldo
22. La strategia della tensione
23. Il referendum sul divorzio
24. Il successo del PCI e la solidarietà nazionale
25. Terrorismo di sinistra
26. La P2
27. La mafia
28. Il pentapartito
29. La Lega Nord
30. La svolta di Occhetto
31. Mani Pulite
32. La «discesa in campo» di Berlusconi
33. La vittoria dell'Ulivo (1996)
34. Berlusconi di nuovo al potere
L’indication des termes et des concepts clés sert à ouvrir des liens vers des documents vidéo, audio ou écrits, qui permettent, d’une part, d’approfondir les contenus historiques, et d’autre part, de faire des exercices linguistiques. Ce
81 parcours, intitulé « Voyage en Italie : histoire et langue italiennes à travers le
cinéma », n’est pas encore achevé, mais nous avons déjà pu nous servir de la partie
disponible pour les cours des dernières années. Entre 2008 et 2010, nos cours
étaient également fréquentés par des étudiants de Sciences Po, qui devaient passer
un examen d’italien à leur concours final. Voici le modèle de la présentation du
cours destiné à ces étudiants :
« Une séquence est constituée d’un ou plusieurs cours ; elle est établie par rapport
à l’enchaînement et la cohérence des événements qui caractérisent une période,
elle suit aussi des phases chronologiques communes, groupées par décennie (en
gros).
La première étape de la séquence est la mise à disposition des documents de cours
rédigés par le prof. d'histoire (Casalino).
Si le contenu de ces cours n’est pas présenté oralement par l’enseignant, on
imagine que l’étudiant les lise, se les approprie en bénéficiant d’aides
linguistiques et culturelles.
Si le contenu de ces cours est présenté (expliqué) en classe par l’enseignant, on
imagine que ces textes constituent la base documentaire pour que l’étudiant puisse
approfondir et enrichir les notes prises en classe.
L’approfondissement. À partir des contenus du cours, on extrait de « grands
thèmes » communs à toute la séquence et qui sont abordés, traités dans un ou
82 plusieurs cours. Ils peuvent être mis en évidence dans le texte du cours – hyperlien
et/ou correspondre à des entrées sur une nouvelle page. Actuellement, le choix des
thèmes est subjectif, d’autres idées peuvent être proposées ; compte tenu de la
portée des faits qui ont construit les 40 dernières années de notre histoire et de
l’immense documentation disponible à ce sujet, on peut aborder « les grands
thèmes » selon deux approches :
- une observation globale du fait, de la situation, qui permette à l’étudiant de
localiser chronologiquement et politiquement l’événement ; cette approche
est soutenue par une riche documentation (plusieurs ressources) qui amène
surtout à un travail de synthèse ;
- une observation « focalisée » (un zoom) sur un événement/situation, qui
permette à l’étudiant de mesurer, à travers la connaissance des détails, des
témoignages, des images…, l’impact moral, social et politique qu’un
événement peut avoir eu sur l’Italie ; cette approche est soutenue par une
documentation plus limitée (une à deux ressources), sur laquelle on mène
un travail de compréhension détaillé.
Bien que ces deux approches puissent être mises en place parallèlement (l’une
n’exclut pas l’autre), il nous semble que ce type de public, habitué à réaliser des
exercices de reformulation et de synthèse, serait plus stimulé et captivé par un
travail de creusement, d’analyse, de véritable approfondissement même d’un fait
pas très connu. Écouter les filles du juge Bruno Caccia (assassiné à Turin) raconter
83 cette soirée où il a été tué et comprendre que son pool de magistrats avait mis en
place les bases des protocoles de l’antiterrorisme, écouter Giorgio Bocca qui
raconte sa dernière interview au Gén. Dalla Chiesa, à Palerme, permet, à notre
avis, aux étudiants français de porter un regard aiguisé et sans concessions sur le
climat de ces années-là.
Les activités. À chaque thème correspond un bloc d’activités qui développe le
travail d’analyse sur 3 niveaux, de difficulté croissante.
1er niveau de compréhension : l’événement / la situation est caractérisé(e) par :
- dates
- personnes
- le(s) fait(s)
L’étudiant doit identifier les dates, pour pouvoir situer le fait chronologiquement,
les personnes impliquées (politiciens, victimes, magistrats…), les relations que
ces personnes ont entre elles et le rôle qu’elles tiennent sur la scène politico-
historique. L’étudiant doit pouvoir décrire, de façon détaillée, le déroulement du
fait.
2ème niveau de compréhension : l’événement / la situation est caractérisé(e) par :
- les causes
- les conséquences
84 L’étudiant doit saisir les causes, supposées ou prouvées, qui ont amené à un
événement; il doit identifier dans le discours global qu’il entend (ou visualise) les
éléments qui peuvent être considérés comme préparatoires, et ensuite ceux qui
peuvent être considérés comme déclencheurs. L’étudiant doit repérer les
conséquences immédiates d’un épisode, les réactions des personnages impliqués,
de la presse et de l’opinion publique ; il doit trouver dans les ressources données
les informations indiquant les répercussions à moyen et long terme sur la situation
politique.
3ème niveau de compréhension : l’événement / la situation est caractérisé(e) par :
- les opinions des personnages interwievés
- les commentaires
- les opinions de l’étudiant
L’étudiant doit isoler les commentaires et les opinions des personnages
interviewés à tel sujet.
L’étudiant doit formaliser sa propre opinion pour une situation donnée, dont il a
appris et compris tous les tenants et les aboutissants (ou presque tous) ; il peut
établir des comparaisons avec des cas similaires en France ».
À partir de l’année universitaire 2002-2003, j’enseignais non plus seulement
l’histoire du Risorgimento, mais aussi l’histoire contemporaine (et, pendant deux
85 ans, l’histoire du Moyen Âge également, matière qui avait été ma passion au lycée,
et que j’ai pu reprendre cette année à Grenoble). Depuis que j’enseigne à Grenoble
(année universitaire 2005-2006), les cours d’histoire italienne du XXe siècle, en
LLCE et LEA, constituent la partie la plus importante de mon service. En plus de
dix ans d’enseignement et de préparation de fascicules pour les cours, j’avais
accumulé une grande quantité de matériel. En 2011, avec mon collègue grenoblois
Alessandro Giacone, lui aussi spécialiste d’histoire contemporaine, nous avons
décidé d’écrire un ouvrage intitulé
Manuale di storia dell’Italia repubblicana50.
Comme nous l’expliquons dans l’introduction, le manuel est né de notre
expérience concrète de l’enseignement dans les universités françaises. Si les
synthèses, souvent excellentes et rédigées par des historiens italiens, ne manquent
pas, elles présupposent néanmoins une connaissance déjà approfondie de
l’histoire de la République italienne. À l’inverse, les ouvrages conçus par des
historiens français, plus adaptés à un public peu expert (comme c’est le cas de nos
étudiants), présentent l’inconvénient, d’un point de vue didactique, de ne pas être
en italien ; de ce fait, ces documents ne permettent pas l’approfondissement
lexical, qui est l’un des objectifs des cours dispensés dans les Départements
d’Italien.
50 Leonardo Casalino-Alessandro Giacone, Manuale di storia politica dell’Italia repubblicana (dal 1946 ad oggi), Chemins de Tr@verse, Paris, 2011.
86 Le manuel se veut donc une réponse à cette double exigence : fournir une synthèse
claire et accessible aux étudiants de « Civilisation italienne ». Avec Alessandro
Giacone, nous avons fait coexister nos sensibilités respectives : excellent historien
de la politique, Alessandro ; plus intéressé aux questions sociales et au débat
idéologique, moi. Depuis maintenant trois ans, nous utilisons le manuel pour nos
cours de deuxième et troisième années de LEA, et avons constaté une amélioration
dans les résultats aux examens des étudiants, y compris au niveau linguistique.
Un manuel de ce type nécessite bien entendu des mises à jour permanentes,
notamment des parties relatives aux « mystères » de l’histoire italienne. Ces points
constituent également un problème de taille dans les cours, surtout lorsque l’on
s’adresse à des étudiants qui ne sont pas italiens. En effet, on s’expose au risque
de donner de l’histoire italienne et des événements qui la caractérisent, une image
remplie de zones d’ombre. C’est aussi pour cette raison qu’avec Alessandro
Giacone, nous avons décidé de constituer dans les prochaines années un groupe
de recherche autour de ces thèmes. Des archives substantielles sont aujourd’hui
disponibles et nombreux sont les jeunes chercheurs qui voudraient en savoir
davantage sur ces sujets. Notre idée serait de prévoir des réunions régulières, de
remettre à chaque chercheur une partie du matériel – que nous collectons en ce
moment, surtout grâce à Alessandro –, et de fixer une réunion un à deux mois plus
tard, afin que chacun puisse faire part des découvertes qu’il a réalisées en étudiant
les documents qui lui ont été impartis, sans pour autant envisager une publication
87 dans l’immédiat. Nous souhaitons faire de Grenoble un centre spécialisé dans ce
domaine de la recherche historique, et nous espérons compter parmi les jeunes
chercheurs des étudiants issus également de nos licences et masters.
La synthèse que propose notre manuel trouve sa source dans une vaste
bibliographie sur l’Italie républicaine. La rédaction de l’ouvrage a consisté non
seulement à apporter une réponse immédiate à des exigences didactiques, mais
aussi à se livrer à un exercice aussi laborieux qu’intéressant, visant à ordonner les
lectures et recherches de plusieurs années. Pour des raisons éditoriales et
didactiques, le manuel est centré sur l’histoire italienne, mais une nouvelle édition
raisonnée – et non pas une simple mise à jour – attribuerait plus d’espace aux liens
entre histoire nationale et internationale, ainsi qu’au rôle, dans le passé comme à
l’époque actuelle, de l’Italie républicaine dans le contexte géopolitique
international.
88
Chapitre 6. L’enseignement à Grenoble
Depuis ma nomination comme Maître de Conférences à l’Université Grenoble 3
en septembre 2005, mon activité d'enseignant se partage entre le département
LEA, où j’ai assuré des cours de langue et de civilisation pour différents niveaux
(L2, L3, M1 et M2), et le département LLCE, où j’ai enseigné la civilisation et la
littérature pour les niveaux L1, L2, M1, M2, ainsi que dans le cadre de la
préparation au CAPES et à l'Agrégation.
En LLCE, j’interviens principalement en première année, au premier semestre. Je
dispense un cours sur la période allant de 1848 à 1948, une introduction à l’histoire
de l'Italie contemporaine. Dans ce cours, il s’agit de tenir compte du fait que les
étudiants n'ont encore jamais étudié l'histoire italienne, et il doit donc également
servir à aborder quelques grands thèmes qui influencent la société et la culture
italiennes : que cela signifie-t-il pour un pays d’avoir été unifié aussi tardivement
? Quel est le rapport entre la richesse et la pluralité des histoires régionales, et une
faible identité nationale ? Quel est le poids de la violence et de la guerre dans les
événements qu’a connus l’Italie au XXe siècle ?
Je suis également intervenu en deuxième année de licence LLCE (uniquement au
cours de l'année universitaire 2011-2012), dans le cadre d'un Module
Complémentaire de 24 heures, consacré à l'histoire et à la littérature italiennes.
J'ai alors travaillé avec des étudiants que j'avais déjà eus en première année, et j'ai
89 choisi comme thème « Les jeunes et la violence (1968-1980) », en me focalisant
sur les changements de la condition de la jeunesse dans les années 1960 et le
terrorisme des années 1970.
Grâce à la confiance de mes collègues du Département d'Italien, j'interviens aussi
depuis 2005 dans les cours de préparation au CAPES et à l'Agrégation. En 2005-
2006 et en 2006-2007, j'ai traité la question du « Journalisme milanais des
Lumières au Romantisme (1764-1820) ». Naturellement, j'ai dû adapter mes
connaissances aux exigences méthodologiques des concours. J'ai pu bénéficier
pour cela des conseils de collègues plus expérimentés, conseils qui se sont avérés
très précieux également lorsque j’ai travaillé sur le sujet « Antonio Tabucchi »,
pour les concours de 2007 et 2008. Les années suivantes, j'ai continué à intervenir
dans les préparations, mais cette fois-ci en collaboration avec d'autres collègues.
Pour les thèmes concernant Dario Fo (« Le théâtre de
Dario Fo et Franca Rame ») et « Les écrivains au front. L'Italie dans la Grande
Guerre », j'ai collaboré avec Lisa El Ghaoui et Laurent Scotto, en m'occupant de
la première partie du cours : le contexte historique dans lequel les textes littéraires
s’insèrent pour être étudiés. Dans ces deux cas, suite à la réforme universitaire
mise en place, les cours n'étaient pas destinés uniquement aux futurs candidats
aux concours, mais aussi aux étudiants du master recherche. Pour chacune de ces
préparations aux concours, je me suis également occupé d'enseignants qui
90 préparaient l'Agrégation interne, en tenant compte des différences par rapport aux
candidats aux concours externes.
De plus, l’intérêt pour l’histoire italienne est déjà vif chez les étudiants en Master
et au cours de ces années j'ai suivi depuis 2005 environ une dizaine de mémoires,
en première et deuxième année, sur des thèmes comme la mafia, la Résistance,
l’émigration en France et l’immigration des étrangers en Italie, la mémoire de la
Première Guerre mondiale. Les bibliothèques présentes à l’Université de
Grenoble, à commencer par le fond du Cadist, que j’ai contribué, durant ces
années, – avec Alessandro Giacone - à renforcer dans le secteur concernant
l’histoire italienne des XIXe et XXe siècles, ont été d’une aide précieuse pour
l’orientation et le déroulement de ces recherches. J'ai participé aussi à au moins
autant de soutenances, sollicité par d'autres collègues en tant que deuxième
membre du jury. Les deux expériences m’ont été particulièrement utiles pour
apprendre à suivre les premiers pas des étudiants dans le monde de la recherche.
Au cours de la dernière année, j’ai également commencé à suivre les travaux d’une
chercheuse italienne, Cecilia Bergoglio, qui est en train de faire une thèse de
doctorat en cotutelle entre l’Université de Turin et l’Université de Grenoble, sous
la direction de Aldo Agosti et de Christian Del Vento. Il s’agit d’une recherche
sur la structure et l’organisation des partis communistes italiens et français entre
la fin de la guerre et les années 1970. J’espère qu’au cours des années à venir des
échanges de ce type pourront se développer et être en mesure de guider des jeunes
91 chercheurs français et italiens dans des études sur l’histoire contemporaine, de
type comparatif mais pas seulement. Par exemple, l’histoire de l’émigration
italienne à Grenoble et dans la région Rhône-Alpes est encore en partie à étudier
et il y a des fonds d’archives, comme celui des dossiers sur les expulsions à
Grenoble entre 1900 et 1945 qui concernent presque exclusivement les Italiens.
En novembre 2014 nous comptons organiser avec le GERCI, à partir d’un projet
présenté par Alessandro Giacone, un colloque international sur les relations
franco-italiennes entre la moitié des années 1950 et 1968. Nous voudrions surtout
favoriser la participation de jeunes chercheurs et nous souhaiterions que cette
initiative fasse naître des projets de recherche pour des thèses de doctorat.
En LEA, je suis intervenu dans toutes les années de licence et de master. Je me
suis occupé surtout des cours de civilisation : en première année, au second
semestre, sur le fascisme ; en deuxième année, sur la période allant de 1968 à 1992
; en troisième année, sur la politique étrangère italienne, et plus globalement sur
la position géopolitique de l'Italie aux XIXe et XXe siècles.
En ce qui concerne les masters, il existe actuellement à Grenoble deux possibilités
pour l'italien : un Master en Négociation trilingue (NGT) et un autre en
Coopération internationale et communication multi-langue (CICM). En première
année, certains cours sont communs aux deux masters, et j’étais généralement en
charge du cours de « Culture et société » au premier semestre. Lorsque les
étudiants qui y assistent n'ont pas effectué leur licence à Grenoble, ce cours me
92 permet d’approfondir avec eux les aspects de l'histoire italienne qu'ils connaissent
le moins. Lorsqu’il s'agit au contraire d'étudiants avec qui je travaille depuis la
première année de licence, les cours portent sur l'économie, la politique
internationale et le thème de l'émigration en Italie.
En deuxième année du Master CICM, il n'y a qu'un cours au premier semestre –
le second étant consacré au stage final – et il porte sur l'actualité internationale. Je
cherche à y faire travailler les étudiants de la manière la plus autonome possible,
en leur faisant choisir et développer les thèmes qui les intéressent le plus, et en
portant une attention particulière à l'approfondissement linguistique. Pour le
master NGT, je m'occupe en deuxième année des cours de Langue et culture de
spécialité au second semestre, où j'aborde l'économie italienne à travers des études
de cas particuliers comme celui de la Fiat et plus globalement de l’économie
italienne et de la crise économique internationale.
Étant également responsable du master, en plus de la L2 et de la L3, une grande
partie de mon travail consiste à aider les étudiants à trouver des stages en Italie,
dans des entreprises ou des associations qui s'occupent des questions
d'immigration et de coopération. Je suis ainsi parvenu ces dernières années à
trouver une vingtaine d'organismes qui ont accueilli nos étudiants, essentiellement à Turin.
93 La première responsabilité administrative que j'ai assurée à Grenoble a été celle
de responsable de la première année de LEA. Il s'agit de l'année de licence où le
nombre d’étudiants -entre 80 et 90 à la rentrée en septembre- est le plus élevé.
Le travail durant les deux semaines qui précèdent le début des cours est
particulièrement important, avec les réunions d'accueil les étudiants pour leur
expliquer le contenu des cours et l'organisation de la vie universitaire. Depuis
quelques années, les enseignants participent également aux inscriptions
administratives, qui sont particulièrement délicates en première année.
Depuis 2009, je suis responsable des deuxième et troisième années de licence
LEA, ainsi que des deux années de master. Les étudiants sont moins nombreux
qu'en première année, le contact est plus simple. J'ai prêté une attention toute
particulière à la recherche de stages pour les étudiants dès le cursus de licence, et
j’ai essayé de les aider dans le choix des masters. En ce qui concerne la
responsabilité des masters, il s’agit de s'occuper entre mai et juin de toute la phase
d'études et de validation des dossiers d'inscription, en particulier pour les étudiants
n'ayant pas effectué leur licence à Grenoble. À mon arrivée, le master CICM ne
proposait pas de parcours en italien, et je me suis particulièrement investi pour sa
création, en m'appuyant aussi sur mon expérience professionnelle dans le domaine
associatif, et ma connaissance du sujet de l'émigration en Italie, sujet qui depuis
de longues années n’a jamais cessé d’occuper mon esprit. Je n’ai cependant jamais
voulu m’y spécialiser vraiment, car je ne parviens pas encore à adopter vis-à-vis
94 de cette question la distance critique requise. J’espère surmonter cette difficulté
dans les années à venir, et pouvoir me servir des ressources dont je dispose, ainsi
que de mon expérience personnelle, pour écrire un livre sur ce sujet. À ce jour, le
seul pas concret dans cette direction est un article que j’ai écrit avec une de mes
étudiantes, Eliana Peloni, sur l’intégration scolaire d’enfants étrangers dans la
province de Bergame. Cet article a été publié par une revue japonaise en 2010,
dans un numéro consacré au multiculturalisme, dirigé par deux collègues du
Département des Sciences Sociales de l’UFR de Langues étrangères, Kleber
Ghimire et Marc Troisvallets51.
Entre 2010 et 2011, j'ai également été élu responsable du Département d'Italien,
expérience qui m'a permis de mieux connaître la structure générale de l'université et d'avoir une vision plus large et plus pertinente de mon rôle au sein
de l'institution.
Depuis 2009, je suis aussi responsable du programme Erasmus. Dans ce cadre, je
travaille actuellement au renouvellement des échanges avec les universités
italiennes, en cherchant à signer de nouvelles conventions auprès d’établissements
avec lesquels nous avons initié un programme de recherche commun.
51 (en collaboration avec Eliana Peloni), «Un’esperienza d’integrazione scolastica in Italia», dans Multiculturalism at a Crossroads: the european experience, Kleber Ghimire et Marc Troisvaillet (dir.), Journal of Minority Studies, Vol.5, Center for Minority Studies, Kansai University, 2010, p. 149-176.( RA)
95
Chapitre.7 Le rapport entre l’université et son environnement.
Lorsque je suis arrivé à Lille, les contacts entre le Département d’Italien et la ville
étaient rares. Le fait que la majorité des enseignants vive à Paris constituait sans
aucun doute un obstacle à l’organisation d’activités en dehors de l’université.
En 2002, a été nommée une nouvelle directrice de l’Institut Culturel Italien, Anna
Mondavio et une libraire courageuse, Mon Jugie, a décidé d’ouvrir une librairie
spécialisée en littérature étrangère, avec des ouvrages en langue originale. Cette
librairie, qui s’appelle « VO » existe toujours, malgré les nombreuses difficultés
auxquelles elle a dû faire face.
Avec Anna Mondavio et Mon Jugie, nous avons décidé d’organiser, dans les
locaux de la librairie, des manifestations consacrées à l’Italie, à travers son histoire
et sa culture. En trois ans, entre 2002 et 2005, j’ai tenu une vingtaine de
conférences à la librairie, et le résultat le plus significatif a été de voir nos étudiants
se mettre à la fréquenter. La collaboration avec la Librairie VO se perpétue, et
chaque année, je m’y rends pour au moins deux conférences. En 2004, Lille a été
désignée, avec Gênes, Capitale européenne de la culture. La direction de
l’université a demandé au Département d’Italien d’organiser un événement pour
96 septembre 2004. Nous avons commencé à préparer le projet dès le début de
l’année 2003. À cette époque, la mémoire des faits survenus pendant le G8 de
2001 était encore très présente dans les esprits. Avec Giorgio Passerone,
(d’ailleurs natif de Gênes), et d’autres collègues, nous avons mis en place une
exposition et un ouvrage sur l’histoire culturelle et politique de Gênes, de la
Résistance jusqu’à nos jours. Le projet s’intitulait « Portulan », et l’ouvrage est
paru aux Presses universitaires du Septentrion, sous la direction de Giorgio
Passerone et de Carlo Arcuri (lui aussi originaire de Gênes, et professeur de
Littérature comparée à l’Université d’Amiens). Quant à l’exposition, elle s’est
déroulée à la Maison Folie de Roubaix, un centre conçu pour accueillir les
manifestations de 2004.
En 2004, l’UFR de Langues de Lille 3 a, en outre, organisé une Université d’été
sur le thème de l’émigration et, avec Antonio Bechelloni, nous avons animé une
journée d’étude sur la présence italienne dans le nord de la France, toujours dans
les locaux de la Maison Folie de Roubaix. Enfin, nous avons proposé à Esther
Mollo, directrice de la compagnie « Le Théâtre Diagonal », une pièce inspirée des
événements de 2001, avec une représentation à Roubaix, en présence de la mère
de Carlo Giuliani. Dans le volume « Portulan », j’ai rédigé un article intitulé «
Une mémoire non réconciliée », sur les manifestations de 1960 à Gênes, contre le
gouvernement Tambroni. J’ai repris et développé dans cet article les questions
97 liées à l’usage public du débat historiographique autour du fascisme et de
l’antifascisme, dans l’Italie républicaine52.
Dès mon arrivée à Grenoble, j’ai pris contact avec l’Institut Culturel Italien. Il
était nettement mieux organisé que celui de Lille, et les liens avec l’université
étaient plus solides. À partir de 2007, l’Institut m’a demandé d’organiser des
ateliers d’histoire, au nombre de huit par an, entre octobre et mai, destinés aux
étudiants inscrits aux cours du COMAMICI (l’association qui avait la gestion des
cours de langue et civilisation italienne), mais également ouverts au public
externe. Pendant six ans, j’ai pris en charge l’ensemble des huit ateliers annuels,
qui portaient soit sur l’histoire italienne en général, soit sur des aspects plus
spécifiques, comme le rapport entre l’histoire et la littérature. À partir de 2011,
j’ai invité d’autres collègues de l’université à y participer ; en 2011-2012, sur le
thème de l’exil dans la culture italienne, et en 2012-2013, sur celui des villes à
travers l’histoire et la littérature italiennes.
Pour le cycle d’ateliers 2013-2014, j’ai choisi le sujet Resistenza : storia,
protagonisti e letteratura. Je souhaite inscrire les ateliers dans un programme
d’initiatives plus vaste, en rapport avec le 70e anniversaire des deux années 1944-1945, mais aussi avec les cent ans qui nous séparent des deux
années 1914-1915. J’aimerais profiter de cette double commémoration pour une
réflexion sur tout un siècle d’histoire italienne, axé sur le thème de la démocratie.
52 Leonardo Casalino, “ Gênes, 30 juin ’60: la mémoire non réconciliée”, dans Portulan. Gênes carte politique et poétique, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, p. 39-48. (Voire recueils des articles)
98 En Italie, les premiers comités chargés de la coordination des initiatives pour 2015
se constituent d’ores et déjà. Avec Marco Gobetti, fondateur de la compagnie théâtrale Teatro Stabile di Strada (et dont je parlerai
plus loin, au moment de décrire le projet basé sur le livre Lezioni recitabili), nous
avons présenté à la ville de Turin un programme intitulé Restituire a Torino la
Festa Grande di Aprile.
Notre idée prend son origine dans le texte théâtral Festa Grande di Aprile, de
Franco Antonicelli (un grand intellectuel turinois, président du CLN de Turin
pendant la Résistance).Ce texte alimenterait un laboratoire théâtral ouvert à 4050
participants. Deux spectacles publics sont prévus, le premier en avril 2014, et le
deuxième en avril 2015, à partir d’une réécriture du texte.
Le travail du laboratoire sera accompagné d’une série de cours animés par des
historiens (principalement moi-même, mais j’aimerais également faire participer
d’autres spécialistes). Ces cours pourront accueillir un public plus nombreux et se
dérouleront à différents endroits de la ville ; ils donneront lieu à la rédaction d’un
ouvrage qui sera publié par les éditions Seb27 (qui a également édité Lezioni
recitabili53).
Le projet bénéficie de l’adhésion scientifique des principales institutions
culturelles turinoises (Istoreto, Istituto Salvemini, Archivio Cinematografico della Resistenza, Istituto Gramsci, Centro Piero Gobetti,
53 Id., Lezioni recitabili. Vittorio Foa, Leone Ginzburg, Emilio Lussu, Giaime e Luigi Pintor, Camilla Ravera, Umberto Terracini: ritratti da dirsi, Gabriela Cavaglià et Marco Gobetti (dir.), Seb 27, Torino, 2012.
99 l’Unione Franco Antonicelli). Si nous parvenons à trouver les financements pour
le porter à terme, notre souhait serait ensuite de le réaliser, partiellement du moins,
à Grenoble, avec la coopération du COMAMICI et du GERCI.
Malheureusement, il y trois ans, le gouvernement italien a fermé l’Institut Culturel Italien de Grenoble, et depuis, tout est devenu plus compliqué,
notamment en raison des coupes budgétaires dans la culture, dues aux mesures
politiques d’austérité. Le COMAMICI a survécu, malgré des difficultés
substantielles, et a déplacé son siège, qui se trouve toujours au centre-ville, mais
dans des locaux réduits. Fort heureusement, le gouvernement italien a laissé au
COMAMICI la gestion de la bibliothèque et vidéothèque de l’Institut Culturel Italien, et c’est le COMAMICI qui prend en charge
l’organisation des ateliers d’histoire. Le fonctionnement repose sur la
participation de nombreux bénévoles, mais il serait important d’obtenir de
nouveaux financements destinés à des projets précis, tels que celui évoqué plus
haut, à propos du 70e anniversaire de la Résistance, de part et d’autre des Alpes.
Il y a deux ans, j’ai participé, avec des collègues de l’université de Grenoble, à
des travaux du comité scientifique de l’exposition Fascismo e antifascismo a
Grenoble, au Musée de la Résistance. Dans le catalogue qui complétait l’exposition, j’ai rédigé un bref article sur la transition italienne après 194554.
54 Id., “Le retour des exilés antifasciste set l’instauration de la République italienne en 1946”. dans Libertà ! Antifascistes et résistants italiens en Isère, Olivier Cogne et Jacques Loiseau (dir.), Musée de la Résistance et de la Déportation, 2011, p. 96-99. ( RA)
100 De plus, depuis l’automne 2006, Grenoble organise un Festival du cinéma italien.
Les fondateurs du festival sont trois anciens étudiants de Sciences Po, qui ont
passé une année à Bologne (dans le cadre du programme Erasmus). Ils y ont
assidûment fréquenté la « Cineteca », et sont revenus à Grenoble avec le souhait
d’organiser un festival autour de films italiens qui ne sont en général pas projetés
en France.
L’initiative était risquée, étant donné que la région compte déjà deux festivals
similaires et de longue tradition : celui d’Annecy et celui de Voiron. Mais les
autorités locales ont décidé de soutenir le projet, qui depuis s’est affirmé et
représente aujourd’hui une référence importante pour ceux qui s’intéressent à la
culture italienne à Grenoble. Dès sa création, j’ai intégré le comité scientifique de
Dolce Cinema, l’association organisatrice du festival et des événements qui s’y
rattachent : expositions, présentation de livres, concerts.
101
Chapitre 8. L’activité de recherche des dernières années.
Dès mon arrivée à Grenoble, j’ai intégré le GERCI, où j’ai travaillé avec des
chercheurs en grande majorité spécialistes de littérature. Ces rencontres m’ont
donné l’occasion d’élargir mes domaines de recherche et de réfléchir davantage
au rapport entre la littérature et l’histoire.
En 2005, avant même le concours pour le poste de MCF, j’ai été invité par le
GERCI et le CHRIPA à intervenir dans un colloque consacré à Emilio Lussu. Je
n’ai malheureusement pas eu la possibilité d’y participer, en raison de problèmes
de santé, mais j’avais compris à quel point Grenoble était un terrain propice à de
telles réflexions. Comme en témoigne la quantité de documents, le personnage de
Lussu a fait l’objet de nombreuses études, pour son activité dans la politique tout
comme dans la littérature ; les films tirés de ses livres ont été eux aussi souvent
analysés, ainsi que sa carrière dans l’Italie républicaine. Dans mon article je me
suis intéressé au rôle de Lussu dans le débat théorique de Giustizia e Libertà.
Lorsque, quelques années plus tard, une question de concours du CAPES et de
l’Agrégation a porté sur Un anno sull’Altipiano, j’ai creusé le problème du rapport
entre la décision interventionniste, la déception face au déroulement de la guerre
et l’influence de cette expérience sur la culture politique de l’antifascisme italien.
102 Il m’apparaissait clairement que l’importance d’Un anno sull’Altipiano consiste à
être à tous égards « un geste politique sous forme de roman », un texte à travers
lequel Lussu fait la lumière sur le rapport entre le passé (la Première Guerre
mondiale et ses conséquences), le présent
(1936-1937, deux ans tragiques pour l’antifascisme italien, avec la défaite en
Espagne et le décès de Gramsci et de Rosselli), et le futur (la certitude d’une
nouvelle guerre, qui serait décisive pour l’opposition au fascisme et au nazisme,
et qu’il s’agirait de combattre en tirant les leçons du conflit de 1915-1918)55.
Dans le portrait que je présente de Lussu pour le volume Lezioni recitabili, j’ai
synthétisé et rassemblé les deux orientations de recherche suivants : son rôle dans
l’histoire de Giustizia e Libertà et celui – d’une grande importance – dans la
guerre de la mémoire du premier conflit mondial, livrée par les antifascistes contre
la propagande du régime mussolinien.
Après 2005, j’ai participé à trois colloques littéraires, organisés par le GERCI,
dont l’un portait sur Pasolini, un autre sur la place de la religion dans la littérature
italienne, et le dernier sur la littérature et les nouveaux médias. Mes rédactions se
concentraient sur l’espace de réflexion historique dans les Scritti Corsari, sur les
55 Id,« Histoire de l’Italie, socialisme et fédéralisme: Emilio Lussu et le débat théorique au sein de Giustizia e Libertà », dans Emilio Lussu (1890-1975). Politique, histoire, littérature et cinéma, Eric Vial-Patrizia De Capitani Bertrand-Christophe Mileschi (dir.), Publications de la MSH-ALPES, Grenoble, 2007, p.169-189. (RA)
103 romans de Luigi Pintor et sur le rapport entre les médias et l’école, dans Registro
di classe de Sandro Onofri. Pour le colloque consacré à
Pasolini, j’ai étudié ses interventions dans la politique italienne des années 1960
et 1970. Je suis intimement convaincu que Pasolini n’était pas seulement un «
prophète », capable de comprendre avant d’autres les transformations de la
société, avec une sensibilité d’artiste ; je pense au contraire que ses articles sont
le résultat d’analyses attentives de la politique, construites sur une connaissance
précise et approfondie, sur des informations nombreuses et détaillées, concernant
les événements même les plus obscurs de la République italienne. Il ne s’agissait
pas de simples prophéties, mais d’analyses lucides, qui ont identifié très tôt les
vrais problèmes de la démocratie italienne et le risque qu’elle courait : non pas un
coup d’État militaire, mais un dépouillement progressif à la faveur de pouvoirs
politiques et économiques soustraits à tout contrôle5657.
Mon intervention sur Pintor, suivie d’un article, a également trouvé une continuité
dans Lezioni recitabili, où les quatre œuvres rédigées par Pintor au cours des dix
dernières années de sa vie sont analysées et mis en lien avec la lettre écrite par son
frère Giaime en 1943, à la veille de sa mort dans une action de la Résistance. Les
textes de Pintor, en plus de confirmer son talent extraordinaire pour l’écriture, se
présentaient à moi comme un exemple pour aborder de manière laïque et
56 Id, « La force du choix: notes historiographiques sur les Scritti corsari et la guerre de la memoire », dans Pier Paolo Pasolini. Due convegni di studio, Lisa El Ghaoui (dir.), Fabrizio Serra Editore, Pisa-Roma, 2009, p. 83- 57 . (RA).
104 rigoureuse – et par conséquent en contradiction avec le débat public en Italie – des
sujets difficiles tels que la mort, la maladie, la crise des idéaux politiques, la guerre
et la paix58.
Enfin, le journal tenu par Onofri pendant sa dernière année d’enseignement –
publié à titre posthume – m’est apparu comme un témoignage intelligent et
divertissant à la fois, concernant les difficultés de transmettre une culture
humaniste dans un milieu social – en l’occurrence une périphérie de Rome, à
cheval entre deux siècles – dominé par de nouveaux moyens de communication
et situé dans ce que l’on a appelé la « democrazia contemplativa »62.
Mon statut d’historien me permettait de profiter pleinement de la collaboration
entre le GERCI et le CHRIPA. La première initiative à laquelle j’ai participé a été
une journée d’étude, en novembre 2005, organisée par Olivier Forlin et Gilles
Bertrand, et intitulée « Fondements et évolution de la nation en Italie, de la fin du
XVIIIe siècle à nos jours ». À cette occasion, j’ai présenté un rapport sous le titre
« Fascisme et antifascisme : une mémoire non réconciliée ». Au printemps 2006,
j’ai invité Claudio Pavone à Grenoble pour un débat autour de son livre sur la
guerre civile et la Résistance en Italie. Malheureusement, en raison d’un
empêchement de dernière minute, Pavone n’a pu venir. Avec Forlin, nous avons
58 Id., « J’ai cessé de croire que les derniers seront les premiers. Une leçon de style : la guerre, la politique et la douleur dans les œuvres de Luigi Pintor », dans La place de la religion et le sens du religieux dans la littérature italienne contemporaine (1970-2006), Lisa El Ghaoui et Filippo Fonio (dir.),num. monographiques, Cahiers d’études italiennes. Novecento…e dintorni, 9/2009, Ellug, Grenoble, p. 49-56.
105 décidé de recueillir les interventions des deux journées d’étude, dans un volume
intitulé L’idée nationale en Italie, dirigé par Forlin, et dans lequel j’ai publié deux
essais, sous les titres respectifs de « L’historiographie italienne de la Résistance
et le débat sur le concept de guerre civile », et « Mémoire,
62 Id., «Il gergo freddo della democrazia contemplativa: scuola e mass media nel Registro di classe di Sandro Onofri», dans Littérature et nouveaux mass médias, Laurent Scotto D’Ardino (dir.), num. monographique des Cahiers d’études italiennes. Novecento...e dintorni, 11/2010, Ellug, Grenoble, p. 35-40. (RA) appartenance et paradigme antifascistes dans le débat public en Italie (19922006)
»59.
Ces deux essais me permirent d'achever un panorama de l'historiographie la plus
récente de l'antifascisme et, en particulier, de Giustizia e Libertà et du Partito
d'Azione. Ces dernières années, j'ai axé mes recherches principalement sur un
thème : celui du rapport entre l'élaboration théorique des années 1930 et de la
première moitié des années 1940 et les développements de l'histoire italienne et
européenne après la seconde guerre mondiale. Et, plus précisément, du rapport
entre société civile et pouvoir politique.
59 Id. « L’historiographie italienne sur la Résistance et le débat sur le concept de guerre civile », dans L’idée nationale en Italie. Du processus d’unification aux déchirements de la guerre civile (fin XVIII-début XXI siècle), Olivier Forlin (dir.), L’Harmattan, 2010,p. 177-188 ; « Mémoire, appartenance et paradigme antifasciste dans le débat public en Italie (1992-2006) », dans L’idée nationale en Italie. Du processus d’unification aux déchirements de la guerre civile (fin XVIII-début XXI siècle), Olivier Forlin (dir.), L’Harmattan, 2010, p. 213228. (RA)
106 La Résistance s'était conclue en montrant que bien peu des attentes qui l'animaient
pourraient se réaliser, y compris celles relatives à une nouvelle organisation de
l’État et du rapport entre citoyens et institutions. La réflexion sur les autonomies
avait traversé toutes les étapes de l'expérience gielliste, et nous devons à Leone
Ginzburg et à Carlo Levi l'une des contributions les plus importantes à ce débat.
Ces derniers avaient abordé dès le début des années 1930 le problème fondamental
: si les analyses sur le fascisme de Gobetti (comme
« autobiographie de la nation ») et de Rosselli étaient justes – c'est-à-dire si le
caractère historique des italiens est celui d'un peuple individualiste, incapable de
s'organiser pour défendre le bien commun – alors comment était-il possible de
construire en Italie, après le fascisme, un État fondé sur une société civile
autonome, capable d'un rapport dialectique avec le pouvoir politique ?
En 1932, Ginzburg et Levi avaient cherché à apporté quelques réponses à ces
interrogations. Leur discours reprenait les accents du Rosselli de 1929 : “Da noi,
invece, il disinteresse é l’incapacità di autogoverno”. Quel instrument fallait-il
alors utiliser pour créer et faire vivre les autonomies ? Pour Ginzburg et Levi, il
s'agissait de la politique. Les institutions étaient toujours le résultat d'un conflit
politique, seul élément qui permette de trouver un équilibre et de déterminer une
transformation interne, “certi problemi perdono (come nella morale individuale)
la loro importanza; e diventano pura amministrazione; quando in realtà sono
risolti; se la libertà é diventata un patrimonio comune e abituale, questa o quella
107 posizione governativa può realmente essere indifferente. Ci si libera dalla politica attraverso la politica.” Il s'agissait d'une tâche difficile, mais dont dépendait en grande partie le destin du mouvement antifasciste. Il fallait donc être capable de dresser le bilan des tendances de l'histoire italienne sur le long terme, tout en luttant pour les modifier et ne pas les accepter comme une fatalité. “Il problema in Italia è particolarmente arduo: problema di rivoluzione in un paese senza eredità politiche [....] noi dobbiamo creare insieme e forma e contenuto; e ci troviamo dinanzi al vuoto attuale, e staccati con un salto da ogni passato: né d’altra parte per la nostra natura è possibile sperar nulla di bene da esperimenti astratti, da rivoluzioni dal di fuori.” Si la lutte pour la liberté voulait hypothéquer le futur, alors il fallait savoir que “la nostra vecchia tendenza anarchica ha oggi trovato una sua soluzione nella tirannide”. Le fascisme était donc le résultat d'un long processus historique : “Non potendo adattarcisi, corre verso lo scioglimento più tragico, il suicidio”. La fin de la dictature ne pouvait être indolore et passerait inévitablement par une crise dure et tragique, comme le seraient la Seconde
Guerre mondiale et la Résistance. “Contro il fascismo dobbiamo suscitare lo spirito libertario, e nel medesimo tempo negarlo dandogli una forma : dobbiamo creare uno Stato con i mezzi dell’anarchia”. Une fois la reconquête de la liberté achevée, il serait donc nécessaire de définir les contours et les règles de la nouvelle
108 démocratie pour éviter que les vices historiques italiens ne viennent aussi
bouleverser le nouvel ordre démocratique60.
Il s'agissait donc de se pencher un instant sur les années qui vont de 1945 à 1948,
la période de transition qui devait redéfinir concrètement l'organisation de la
société et de l’État, les rapports entre les classes et les conditions de vie
respectives. Pour comprendre pourquoi, durant la brève période de transition entre
la Résistance et la Guerre froide, les partis ne sont pas parvenus à réaliser une
action réformatrice semblable à celle qui avait abouti au texte de la Constitution.
Les partis de masse furent capables de trouver un accord lorsqu'il s'agissait de
définir les principes ou la structure institutionnelle, mais quand il fallut changer
réellement la structure sociale on se rendit compte à quel point la tâche était
difficile et combien l'héritage des idées de l'antifascisme et de la Résistance, y
compris celles de Rosselli et de ses camarades, n'était pas apte à le faire.
Bien sûr, une question reste ouverte : que serait-il arrivé si le mouvement
antifasciste avait pu avoir connaissance et débattre des idées qu'Antonio Gramsci
avait développées, seul, durant son emprisonnement ? Si, par exemple, le
socialisme libéral de Rosselli – son analyse du marxisme – avait pu se confronter
à la réflexion gramscienne sur l'échec de la révolution dans les pays occidentaux,
sur ses causes et ses conséquences ? Gramsci fut le seul, parmi les marxistes de
60 “Il concetto di autonomia nel programma di G.L.”, Quaderni di Giustizia e Libertà, 4, settembre 1932.
109 son époque, qui ne se limita pas à l'expliquer par la trahison des sociaux- démocrates et la faiblesse et les erreurs des communistes. Le Gramsci scientifique social, théoricien de la politique, historien de l'Italie moderne, investigateur du rapport entre le centre avancé et la périphérie sous-développée du monde capitaliste, aurait sans nul doute pu enrichir le débat entre les communistes et les autres mouvements antifascistes, s'il avait pu y participer. Pensons justement au thème du rapport entre société civile et État, en Italie et dans les autres pays européens, et essayons de relire l'article de 1932 de Ginzburg et Levi à la lumière de cette analyse de Gramsci : “In Oriente lo Stato era tutto, la società civile primordiale e gelatinosa; nell’Occidente tra Stato e società civile c’era un giusto rapporto e nel tremolio dello Stato si scorgeva subito una robusta struttura della società civile. Lo Stato era solo una trincea avanzata dietro a cui stava una robusta catena di fortezze e casematte”61. Le défi aux différents courants culturels de la gauche était lancé, accompagné toutefois d'une piste pour poser les bases d'une recherche unitaire : en Occident, le changement ne pouvait être le résultat d'une tendance déjà inscrite dans le développement capitaliste, mais bien le produit de l'action de forces organisées, d'un projet culturel fort, de la volonté de changer la nature des hommes, même dans un pays comme l'Italie et malgré les limites et les retards de son histoire. De la « politique » en somme, auraient dit Ginzburg et
Levi. De la « voie italienne au socialisme » dira Togliatti dans son utilisation
61 Cit. Dans Lucio Magri, Il sarto di Ulm, Il Saggiatore, Milano, 2009, p. 51-52.
110 intelligente de Gramsci comme précurseur de la politique du PCI dans l'après-
guerre.
En réalité, les événements de 1989 allaient demander d'utiliser l'héritage de la
pensée antifasciste pour une réflexion plus générale : que voulait dire être
réformiste après la chute du mur ? Mais, justement lorsque les changements
mondiaux l'exigeaient, il fut plus difficile de lancer un débat capable de lier culture
et politique, réflexion intellectuelle et action politique. Aujourd'hui, près de vingt-cinq ans après, nous pouvons constater que le XXe siècle a définitivement
achevé son cycle. Personne ne peut plus penser sérieusement utiliser l'expérience
gielliste et celle des autres forces antifascistes dans un contexte mondial qui a
profondément changé. Certes, face aux énormes inégalités de richesse et de qualité de vie entre les différentes zones de la planète
et à l'intérieur même des différents États, des termes comme justice et liberté
conservent leur force et leur attrait. Mais le système qui domine le monde s'est
montré capable de se consolider, et ce même pendant les périodes de crise. S'y
opposer demanderait une capacité d'innovation radicale de la part de toutes les
traditions culturelles et politiques du XXe siècle. Dans cette optique, la recherche
historique peut jouer un rôle important pour nous aider à comprendre ce que
signifie se trouver face à une crise de civilisation. Elle peut servir à contredire la
représentation désormais très répandue du XX° siècle comme un champ de ruines,
destinées à ensevelir toutes les révolutions, les luttes économiques et les conflits
111 culturels qui l'ont marqué. Étudier l'antifascisme italien, par exemple, peut
permettre de comprendre ce que signifiait vivre et lutter à l'époque des
totalitarismes, affronter leurs différentes origines et finalités, et aussi, dans le
même temps, que lutter et mourir pour la liberté et la démocratie voulait dire juger
– et éventuellement contester – les politiques concrètes des démocraties
occidentales. En définitive, la recherche historique peut donc nous aider à
accomplir cette action fondamentale qui consiste à savoir distinguer et saisir les
différences.62
Dans le domaine de la pensée gielliste et azionista, mon attention s'est récemment
portée plus particulièrement sur Leone Ginzburg. À l'automne 2009, j'ai été invité
par le Centro Gobetti de Turin à participer une journée d'études sur
Ginzburg, à l'occasion des manifestations pour le centenaire de la naissance de
Norberto Bobbio. Le Centro Gobetti avait décidé d'organiser des rencontres sur
les amis les plus importants de Bobbio et une intervention sur celui que le
philosophe turinois considérait comme son meilleur ami semblait incontournable.
J'ai présenté à cette occasion un exposé sur la pensée politique de Ginsburg67 et
j’ai fait la connaissance de Marco Gobetti. J'avais déjà entendu parler de lui et de
62 Leonardo Casalino, “1989: tra il bicentenario della rivoluzione e la caduta del muro di Berlino. Il dibattito culturale all’interno della sinistra italiana e europea di fronte alla crisi del comunismo”, dans I Lumi e la rivoluzione francese nel dibattito italiano del XX secolo Les lumieres et la revolution française dans le debat
112 son Teatro Stabile di Strada et sa conception du théâtre m'avait particulièrement
intéressé : un théâtre qui n'attend pas les spectateurs dans une salle, mais qui va
les chercher dans les différents lieux de la vie citadine, et pas seulement dans la
rue ou sur les places, mais aussi dans les magasins et les établissements publics.
Marco Gobetti me dit qu'il avait apprécié mon exposé et qu'il aimerait l'intégrer à
son répertoire comme un texte à lire ou à interpréter. Sa
italien du XX° siecle, Gilles Bertrand et Enzo Neppi (dir.), Leo S.Olschki, Firenze, 2010, p. 183-191.; Id.,«La “metafora della ricerca” : note su Carlo Rosselli e Giustizia e Libertà nella storia della sinistra italiana del Novecento», dans I fratelli Rosselli. L’antifascismo e l’esilio, a cura di Alessandro Giacone et Eric Vial, Carocci editore, Roma, 2011, p. 214-226. (les deux articles dans RA) 67 Leonardo Casalino, “Ipotecare il futuro: politica e cultura in Leone Ginzburg”, dans Amici e compagni. Con Norberto Bobbio nella Torino del fascismo e dell’antifascismo, a cura di Gastone Cottino-Gabriela Cavaglià, Bruno Mondadori, Milan, 2012, p. 13-20.
proposition m'intrigua et nous décidâmes de nous rencontrer à nouveau quelques
mois plus tard. Transposer au théâtre des cours d'histoire ne m'intéressait pas, mais
j'étais en revanche très attiré par l'idée qu'un acteur puisse être invité dans des
écoles pour « dire » un cours d'histoire. C'est ainsi que naquit, avec l'appui du
Centro Gobetti et de son directeur Marco Revelli, le projet « Lezioni recitate ».
Nous décidâmes de proposer des portraits de différents protagonistes de
l'antifascisme, contraints très jeunes à faire un choix (celui de l'antifascisme) à
partir duquel ils avaient ensuite construit un projet pour le futur. Il nous semblait
que ces éléments pouvaient intéresser les jeunes d'aujourd'hui.
113 Par chance, malgré les coupes budgétaires à la culture, la Région du Piémont a
financé les deux premières années de notre projet et Marco Gobetti a été invité
dans plus de soixante établissements scolaires piémontais, à la rencontre d'une
centaine de classes.
Outre celui de Ginzburg, je décidai d'écrire les portraits d'Emilio Lussu et de
Vittorio Foa, en élargissant deux essais antérieurs63 ; et en dehors de la sphère de
Giustizia e Libertà, ceux de deux communistes « dissidents » : Umberto Terracini
et Camilla Ravera ; enfin, le portrait des frères Pintor – Giaime et Luigi –
permettait de lier l'expérience azionista à celle d'un autre communiste hérétique.
Piero Somaglino, le fondateur de la maison d'édition Seb 27, nous proposa de
publier un livre réunissant les différents cours. Nous l'avons intitulé Lezioni
recitabili et je suis allé le présenter dans une dizaine de villes italiennes, ainsi
qu'à Grenoble. Il constitue, au moins en partie, une synthèse de nombreuses
années de travail et d'écriture sur les cultures politiques de l'antifascisme italien.
Le livre a également permis d'amener les représentations au-delà des écoles, et dès
que nous en avons la possibilité, Marco Gobetti et moi essayons de « dire » les
cours en public ensemble. Pour la publication, ne disposant pas de fonds, nous
avons lancé un projet de crowdfunding. Près d'une centaine de personnes
63 Leonardo Casalino, “Vittorio Foa.Lettere della giovinezza”, dans Passato e Presente ,(47), 1999, p. 137-146.
114 s'engagèrent à acheter le livre s'il était publié et le tournant fut lorsque le Conseil
Provincial de Trente commanda deux cents exemplaires du livre – sur la seule
base de la présentation du projet – pour les distribuer dans les écoles et les
bibliothèques de la province.
Le GERCI a l'habitude d'organiser chaque année un colloque international fin
novembre. En 2008, j'y ai présenté un projet pour l'année suivante : il s'agissait de
mener une réflexion sur les années quatre-vingt en Italie, à la fin de la période de
grands mouvements collectifs, tant du point de vue historique qu'à travers la
littérature et le cinéma. Le projet a été accepté et j'ai organisé le colloque avec
l'aide de Barbara Aiosa, une jeune chercheuse spécialiste d'Antonio Tabucchi avec
laquelle j'ai ensuite dirigé un numéro de la revue « Cahier d'études italiennes » :
Les années quatre-vingt. Le cas italien. Lorsque nous avons commencé à recevoir
les premières propositions de participation au colloque, nous avons compris que
le sujet suscitait un fort engouement au sein de la communauté scientifique
italienne et française, et d'autres journées d'études sur le même thème ont été
organisées au même moment ou durant la période qui a suivi. Pour le colloque et
le numéro des « Cahiers », j'ai préparé un essai sur le contexte international des
années quatre-vingt dans lequel intégrer le cas italien (mondialisation
économique, libéralisation de la finance, crise de l'Union soviétique, arrivée au
pouvoir des droites néo-libérales), une chronologie des événements italiens les
plus importants ainsi qu'une bibliographie.
115 Le colloque fut aussi l'occasion de quelques rencontres intéressantes, comme celle
avec Beppe Di Sario. Celui-ci me proposa de collaborer à la revue « Zapruder »,
qui était en train de mener une réflexion sur la même décennie mais avec une
attention particulière aux mouvements de la jeunesse. Je ne publiai finalement pas
d'article dans le numéro consacré aux années quatrevingt, mais dans un numéro
suivant intitulé La piazza e la politica. Il s'agissait d'un article sur les
manifestations et les affrontements avec la police en France durant Mai 6864.
Mais la rencontre la plus riche et la plus prolifique fut celle avec Ugo Perolino, un
chercheur de l'université de l’Università degli Studi di Chieti e Pescara, spécialiste
de la littérature du XXe siècle et qui avait contribué au colloque avec une
intervention sur Tondelli. Ugo Perolino et moi décidâmes d'approfondir la
possibilité d'une collaboration entre un “littéraire” et un historien, et, depuis 2010,
nous avons organisé chaque année une journée d'études à Pescara. En 2012, la
maison d'édition de Pescara Edizioni Tracce, spécialisée depuis toujours en livres
de poésie, demanda à Perolino de préparer un projet pour une nouvelle collection
d'essais ne portant pas exclusivement sur des sujets littéraires. Celui-ci m'impliqua
dans la réflexion et nous décidâmes de proposer une série d'essais – d'une longueur
comprise entre 100 000 et 150 000 caractères – intitulés I Taccuini. Nous avons
inauguré la série avec deux de nos contributions portant justement sur le thème
64 Id, « Rive gauche, rive droite. La piazza e la politica nel maggio francese », dans Zapruder, Odradek, settembre-dicembre 2009, p. 82-89. (RA)
116 des années soixante-dix et quatrevingt. Perolino a publié une étude sur les
pamphlets des années soixante-dix d'Alberto Arbasino, et moi un texte sur les
interventions journalistiques de Leonardo Sciascia65 de la fin des années soixante-
dix et des années quatre-vingt.
J'avais depuis longtemps constitué des fiches sur les articles journalistiques de
Sciascia et les avais parfois utilisées pour les cours à l'Université, mais sans jamais
trouver l'occasion pour en faire un livre. Ce sont une nouvelle fois des
circonstances extérieures qui ont influencé mon choix : entre l'automne 2012 et
l'hiver 2013, j'ai vécu une période particulièrement difficile liée à des événements
familiaux et à des problèmes de santé. Contraint de rester à la maison, à Turin, j'ai
décidé de reprendre mes notes sur Sciascia et de les utiliser pour une réflexion sur
l'Italie d'aujourd'hui. Les écrits de Sciascia m'intéressaient parce qu'ils
représentaient un modèle de participation d'un écrivain au débat public très
éloigné des exemples d'aujourd'hui : celui d'un intellectuel qui n'avait pas peur
d'écrire des choses qui pouvaient se révéler inattendues et désagréables, et ce
même pour des personnes qui l'appréciaient en tant qu'écrivain et qui se sentaient
proches de lui d'un point de vue politique. J'ai donc voulu réfléchir sur un modèle
de « décomposition de la réalité » de ces décennies et y retrouver, sous une forme
65 Id., Scomporre la realtà. Lo sguardo inquieto di Leonardo Sciascia sull’Italia degli anni Settanta e Ottanta, Edizioni Tracce, Pescara, 2013.
117 embryonnaire, des phénomènes qui se sont ensuite développés durant les
décennies suivantes.
Pour le faire j'ai utilisé une méthode que j'avais apprise, justement durant les
années quatre-vingt, en créant avec des amis du lycée d'Azeglio et de l'Université
un livre-revue intitulé L'Opera al Rosso, dont deux numéros sortirent au début
des années quatre-vingt-dix aux éditions Marietti. Il n'est malheureusement plus
possible de trouver des exemplaires de la revue et le jour de la soutenance
j'apporterai les miens pour les présenter à la commission. L'idée de base de la
revue était de développer un thème à travers des récits, des essais, des dessins, en
créant un système de renvois entre les différents éléments qui permette d'organiser
un fil conducteur capable de suggérer des développements plus complexes.
Les deux thèmes choisis étaient Hiérarchies, taxinomies, classifications et Entre
sens commun et consensus66. La revue se voulait également un laboratoire propice
à la diffusion d'écrivains débutants. Ainsi, à côté de récits d'écrivains déjà
reconnus, nous avons publié des textes de quelques jeunes écrivains comme
Alessandro Baricco et Dario Voltolini, et les essais de chercheurs déjà reconnus
côtoyaient ceux des membres de la rédaction, alors tous étudiants.
Les notes du livre sur Sciascia ont ce même objectif : développer mon propos à
l'intérieur du livre mais aussi suggérer de nouvelles pistes de recherche et des
66 Marietti, Gênes, 1990 et 1992.
118 approfondissements. Certains des thèmes traités – comme celui du rapport entre
la mémoire, la justice et la nature de la démocratie italienne – furent développés
dans le livre lié au projet « Restituire a Torino la Festa Grande di Aprile », en
cherchant à reconstruire notamment les événements et les débats du XXe siècle
italien. Mais la question de fond est tout autre: comment se fait-il que depuis la
mort de Sciascia, personne n'ait été capable en Italie de combler le vide que lui et
Pasolini ont laissé dans le débat public? Ou, pour reprendre l'expression
provocatrice utilisée par Giovanni De Luna lors de la première discussion
publique du livre, « pourquoi l'Italie des vingt dernières années n'a pas eu son
Dreyfus ? « Dans le livre, je cherche à expliquer combien il est difficile de «
décomposer la réalité » dans un contexte où le débat culturel se plie aux règles du
divertissement et du spectacle télévisuel, et où les journaux deviennent de plus en
plus des produits étudiés et programmés par des agences publicitaires.
Il s'agit d'un thème de recherche que je veux développer au cours des prochaines
années, en faisant une relecture de tout le XXe siècle italien, au moins à partir de
l'expérience de Gobetti. En ce qui concerne les vingt dernières années, je suis
convaincu que si le vide laissé par Pasolini et Sciascia n'a pas été comblé, la cause
est aussi à rechercher dans l'évolution – à mon avis négative – du système
politique. Une voix intransigeante et critique a toujours besoin d'un interlocuteur, et ce n'est pas un hasard si aussi bien Pasolini que Sciascia ont été
les protagonistes de polémiques parfois très dures avec le Parti communiste,
119 polémiques qui étaient cependant le signe d'une attention réciproque entre culture
et politique.
Réfléchir sur cet aspect permet d'établir des liens entre cette recherche et celle sur
la culture politique de Giustizia e Libertà et du Partito d'Azione, ainsi que sur le
débat entre fascisme et antifascisme durant les phases de transition de l'histoire
italienne du XXe siècle. J'ai commencé à avancer dans cette direction dans le texte
inédit qui accompagne ce mémoire de synthèse, et ce dernier se veut à la fois la
conclusion d'une longue période d'étude et la première étape de nouvelles
recherches (il sera publié courant 2014 en Italie). Pour l'écrire, je suis parti des
questions abordées dans l'article Ipotecare il futuro. Le basi democratiche della
Repubblica nel pensiero e nell’azione di Giustizia e Libertà e del Partito d’Azione
publié dans le livre « La vie intellectuelle entre fascisme et République 1940-
1946 », sous la direction d'Antonio Bechelloni, Christian Del Vento et Xavier
Tabet.
Au centre de mon travail, il y a donc le thème du rapport entre « autobiographie
de la nation » entendue comme désengagement politique et les « autonomies »
entendues comme participation.
Il s’agit d’une question fondamentale que l’on peut retrouver dans tous mes
travaux : ceux sur Venturi, G.L. et le Pd’A, bien évidemment; mais aussi dans la
reconstruction de l’histoire italienne qui est à la base du Manuale, et ce n’est pas
un hasard qu’il soit si attentif aux rapports entre institutions et société civile dans
120 les différentes phases de l’Italie républicaine; dans les portraits biographiques des
Lezioni, où l’antifascisme est représenté et expliqué à travers sept exemples de
jeunes forcés, très tôt, de choisir et de se poser la question du rapport entre
responsabilité et liberté individuelle et action collective ; ou dans le passage
décisif des années quatre-vingt, ou la politique est influencée par la globalisation
et la limitation des possibilités de choix au niveau national ; et enfin, dans le regard
inquiet avec lequel Leonardo Sciascia chercha à raviver les relations entre
politique et culture dans une période où le modèle sicilien - avec ses conséquences
négatives sur le rapport entre pouvoir et société civile - était en train de s’étendre
au reste de l’Italie et à l’Europe.
Au cours des années à venir, j’aimerais impliquer des jeunes chercheurs sur ces
problèmes historiographiques, qui ne devraient pas se limiter seulement à l’Italie
mais s’élargir à un horizon plus vaste, celui de la nature de la démocratie dans le
monde d’aujourd'hui.
Dans le texte inédit La democrazia dal basso, j'analyse en détail le débat dans la
presse de Giustizia e Libertà à propos de l'histoire italienne pour expliquer
comment cette lecture du passé a influencé et a été influencée par l'expérience que
Rosselli et ses camarades étaient en train de vivre : la défaite face au régime
fasciste et la nécessité d'organiser, en Italie et à l'étranger, une lutte à l'issue encore
très incertaine. Les études sur l'antifascisme ont longtemps été conditionnées par
le rapport qui s'était historiquement institué en Italie entre la lutte contre le
121 fascisme et la formation de la démocratie républicaine, sur la convergence entre
les différents courants de l'antifascisme dans l’œuvre de reconstruction et de
rénovation du pays et du prolongement de cette expérience jusqu'à la préparation
de la Constitution. Cette réalité a eu pour conséquence que l'antifascisme a été «
pensé » en se référant plus aux développements ultérieurs de l'histoire nationale
qu'aux caractéristiques spécifiques de son temps historique. Durant les deux
dernières décennies du XXe siècle, cette position de la recherche
historiographique a été remise en question : elle a été accusée d'offrir une
représentation linéaire et orientée de l'expérience concrète de l'antifascisme, au
prix d'une simplification de la complexité et des tensions qui ont marqué cette
expérience historique, comme toutes les autres.
Dans l'analyse du débat sur l'histoire italienne au sein de Giustizia e Libertà, j'ai
donc cherché à étudier Rosselli et ses camarades comme des hommes de leur
temps plutôt que comme des précurseurs. Le problème – et je m'en suis rendu
compte dès l'époque de mes études sur Venturi – se pose bien évidemment de
manière différente selon que l'on étudie l'action de ceux qui ont agi depuis
l'étranger, en exil, ou celle de ceux qui ont donné vie au mouvement clandestin
sur le sol italien. En effet, les premiers ont vécu une expérience de plus en plus
détachée des développements internes à l'Italie et, bien qu'ils aient prouvé à de
nombreuses occasions qu'ils étaient capables de les juger de manière
particulièrement pertinente, ils avaient néanmoins une moindre capacité
122 d'intervention dans la réalité du pays. L'intérêt d'étudier l'histoire des exilés est
donc de comprendre comment les cultures politiques italiennes qu'ils incarnaient
ont évolué au contact de celles des pays d'accueil, comment elles ont réagi aux
développements politiques internes de ces pays et dans quelle mesure elles ont été
marquées par le contexte international de « guerre civile européenne ». Ce n'est
qu'au moment du retour dans leur patrie, après le 8 septembre 1943, que ces exilés
ont pu se relier aux différents processus en cours en Italie. Jusqu'à ce moment,
leur histoire se présentait véritablement comme une histoire autre que celle de
l'Italie dominée par le fascisme, ou comme l'histoire d'une autre Italie.
Conclusion
Écrire cette synthèse n'a pas été un travail facile. Lorsque l'on regarde en arrière,
on court le risque de voir un fil rouge cohérent là où, au contraire, ce sont les
ruptures de notre expérience qui constituent l'élément le plus intéressant.
Le choix de me consacrer à la recherche et à l'enseignement n'a été ni évident ni
indolore. Pendant longtemps, j'aurais préféré me consacrer à un travail d'étude et
d'analyse qui soit plus directement lié à un engagement concret. Néanmoins,
lorsque j'ai eu l'occasion d'assumer des responsabilités politiques importantes je
me suis rendu compte que la nature même de ce travail était en train d'évoluer vers
une direction qui ne me plaisait pas.
J'étais heureusement parvenu, grâce à l'aide de mes professeurs, à maintenir un
lien avec le monde de l'école et de l'université et j'avais continué à étudier et à
123 faire de la recherche. Pourtant, je ne suis pas sûr que la carrière universitaire aurait
été mon destin si j'étais resté en Italie. De ce point de vue, mon arrivée en France en 1997 a été décisive. D'abord parce que j'ai réussi, grâce à la disponibilité de mes interlocuteurs, à me créer facilement ici un réseau de contacts dans le domaine de la recherche sur l'antifascisme. Ensuite parce que j'ai compris que, contrairement à l'Italie, la France propose un parcours précis, valable pour tous, fondé sur des règles bien établies. C'est pour ces raisons que je me suis partagé entre Turin et Paris de 1998 à 2001, non sans sacrifices, créant ainsi les conditions qui m'ont permis ensuite de profiter de l'occasion qui se présenta en 2001 à Lille.
L'enseignement a constitué l'autre rupture décisive : l'intérêt immédiat qu'a suscité chez moi l'activité d'enseignant a été l'élément qui m'a définitivement convaincu de choisir l'Université et de chercher à devenir titulaire. Pendant de nombreuses années, l’enseignement a alors accaparé l'essentiel de mon temps, réduisant ainsi considérablement l'espace dédié à la recherche. Je ne suis parvenu à trouver un véritable équilibre que récemment, durant ces dernières années, en réussissant aussi à rendre plus productif et enrichissant le lien entre mon activité didactique et l'écriture. Naturellement, de nombreuses choses demandent encore à être améliorées, et les prochaines années – entre crise économique, réformes universitaires et diminution des inscriptions en italien – s'annoncent particulièrement difficiles. Je dois également réussir à relier plus étroitement mon activité de recherche personnelle à la recherche collective au sein de l'université.
124 Si du point de vue didactique et des responsabilités administratives il me semble
pouvoir affirmer m'être toujours beaucoup impliqué dans la vie universitaire, je
me rends compte que mon activité de recherche a encore une dimension très
individuelle – dimension dont je ne nie clairement pas l'importance, convaincu
que le métier de chercheur a besoin d'un incontournable élément de solitude.
Ces limites pourront être dépassées, je l'espère, en élargissant mes recherches sur
l'histoire italienne à une dimension internationale. Si j'ai rejoint la France, c'est
parce que j'avais décidé d'étudier Venturi et Giustizia e Libertà. Des thèmes
comme le rapport entre les intellectuels et la politique ou la mémoire des cultures
politiques de l'antifascisme ne peuvent plus être affrontés uniquement dans un
cadre national. La mondialisation et la crise internationale que nous sommes en
train de vivre demandent une vision plus large – plus encore que lorsque j'ai
commencé à les étudier. La crise de la démocratie n'est pas seulement un problème
italien ! Je voudrais donc conclure ce travail avec les derniers mots prononcés par
Venturi à la fin de la cérémonie d'attribution du Sigillo civico dans la salle du
Conseil communal de Turin le 12 décembre 1994, deux jours avant sa disparition
: « Giovani e meno giovani pensate sempre che radici locali e le grandi idee che
spazzano il cielo dell’Europa non possono mai essere separate ». Ce n'est pas là
une tâche facile, qui pourrait être accomplie uniquement avec une recherche
individuelle. Ce sont les rencontres, et les collaborations auxquelles elles
aboutissent, qui peuvent aider à sa réalisation. Des rencontres comme celles qui
125 ont, par chance, marqué le parcours que j'ai essayé de résumer ici et sans lesquelles ce dernier n'aurait pu être aussi riche d'enseignements et de découvertes.
Liste exhaustive des travaux et publications
126
Livres
1. Scomporre la realtà. Lo sguardo inquieto di Leonardo Sciascia sull’Italia degli anni Settanta e Ottanta, Edizioni Tracce, Pescara, 2013, p.101. 2. Lezioni recitabili: Vittorio Foa, Leone Ginzburg, Emilio Lussu, Giaime e Luigi Pintor , Camilla Ravera e Umberto Terracini: ritratti da dirsi, a cura di Gabriela Cavaglià e Marco Gobetti, SEB 27, Torino, 2012, p. 108. 3. (en collaboration avec Alessandro Giacone), Manuale di storia politica dell’Italia repubblicana (dal 1946 ad oggi), Chemins de tr@verse, Paris, 2011, p. 265. 4. Influire in un mondo ostile. Biografia politica di Franco Venturi (19311956), Stylos, Aosta, 2006, p.268.
Édition d’ouvrages
127 1. (en collaboration avec Barbara Aiosa-Poirier) Les années quatre-vingt et le cas italien, Barbara Aiosa-Poirier et Leonardo Casalino (dir), num. monographique de la revue « Cahiers d’études itaaliennes Novecento….e dintorni », n° 14, Ellug , Grenoble, 2012, p. 303. 2. Franco Venturi, La lotta per la libertà. Scritti politici, Leonardo Casalino (dir), Torino, Einaudi, 1996, p.437 ( Avec Nota biografica e introduttiva, p.LIII-LXV). 3. Edition italienne de Christian Bromberger, La partita di calcio. Etnologia di una passione, Editori Riuniti, Roma, 1999, p.302 ( avec Christian Bromberger Presentazione , p. 7-11). 4. Juvecentus. La mostra del Centenario, Gribaudo Paravia, Torino, 1997, p.239 (avec Evelina Christillin, I magnifici 11, p.147-159).
128 Articles
1. «La conoscenza dell’altro. Incontro con Franco Venturi», dans Linea d’Ombra, n.101, feb.1995, p.13-15. 2. avec Giuseppe Ricuperati, «Franco Venturi», dans Bollettino StoricoBibliografico Subalpino, XCIV-1996-Fasc. I- gen-giugno, p.423- 427. 3. «Franco Venturi a Mosca», dans Mezzosecolo, n.11, 1994-1996, p.373- 389. 4. «Storici nella guerra. Franco Venturi», dans Scritture di Storia, Quaderno 1, Napoli, Istituto Universitario Orientale, 1996, p.198210. 5. «Federalismo ed europeismo in Franco Venturi (1943-1950)», dans Europeismo e Federalismo in Piemonte tra le due guerre mondiali, Sergio Pistone et Corrado Malandrino (dir.), Olschki, Firenze, 1999, p.219-234. 6. «Un’amicizia antifascista. Le lettere di Lionello e Franco Venturi a Luigi Salvatorelli (1914-1941)», dans Quaderni di Storia dell’Università di Torino, II-III , 1997-1998, p.441-461. 7. avec Paola Bianchi, «Bibliografia degli scritti di Franco Venturi», dans Il coraggio e la ragione. Franco Venturi intellettuale e storico cosmopolita, Luciano Guerci et Giuseppe Ricuperati dir., Fondazione Luigi Einaudi, Torino, 1998, p.441-478. 8. «Romain Rolland» (p.274-275), «Silvio Trentin» (p.321-322), «Leo Valiani» (p.332-333), «Il patto tedesco-sovietico» (p.719-721), «1956» (p.759-765), «Lussemburgo» (p.1187-1189), dans
129 Enciclopedia della sinistra europea nel XX secolo, Aldo Agosti (dir.), Editori Riuniti, Roma, 2000. 9. « Politique et culture: histoire de l’Italie et tradition philosophique française des Lumières dans la recherche théorique de Giustizia e Libertà », dans La Trace , n.13, déc. 2000, pp.25-32 et dans La Trace , n.14, déc. 2001, pp.6-14. 10. «L’eredità di Rosselli nelle bande partigiane di “Giustizia e Libertà” e nel Partito d’Azione”», dans Carlo e Nello Rosselli e l’antifascismo europeo, Antonio Bechelloni (dir.), Franco Angeli, 2001,Milano, p.319- 343. 11. «Leo Valiani, appunti per una biografia intellettuale», dans La Rassegna Mensile di Israel, LXVI, n.3, sept.-dic.2000, p 83-102. 12. «Interpretazioni e “revisioni” azioniste della Resistenza», dans L’Impegno, XXI, n.2, aout.2001, p. 1-11. 13. «Francia. Da Vichy ad Algeri», dans Nuvole, XI, n.1, sept. 2001 p.30- 32. 14. « Le rôle de la Mazzini Society dans l’émigration démocratique antifasciste italienne aux Etats-Unis, 1940-1943 », dans Matériaux pour l’Histoire de notre temps, n.60, ott-dec.2001, p.16-22. 15. «Giustizia e Libertà», dans Dizionario del fascismo, Victoria de Grazia et Sergio Luzzato (dir.) Einaudi, Torino, 2002, p.611-613. 16. «L’Azionismo piemontese. Rassegna Bibliografica», dans Memoria e Ricerca, n.9, 2002, p.187-190. 17. «L’accento straniero. Leo Valiani e la cultura politica dell’azionismo», dans Italia contemporanea, sept. 2002, n.228, p.481-488.
130 18. «Politica e cultura nell’Italia repubblicana: memoria e interpretazioni della Resistenza nella galassia azionista», dans Laboratoire italien, 3, 2002. 19. «L’esperienza politica di GL nella Francia degli anni Trenta », dans Gli anni di Parigi. Carlo Levi e i fuoriusciti 1926-1933, Maria Cristina Maiocchi (dir.), Ministero per i Beni e le Attività Culturali, 2003, Roma, p.31-41. 20. « Gênes, 30 juin 60 : la mémoire non réconciliée », dans Portulan. Genes carte politique et poétique, Carlo Arcuri-Giorgio Passerone (dir.), Presses Universitaire du Septentrion, Lille, 2004, p.39-48. 21. « Historia y geografia de una cultura politica. Un recorrido possible del antifascismo italiano: Turin, Paris, Cuneo”, dans Anuario. Istituto de Estudios Historico-Sociales, Universidad Nacional del Centro de la Provincia de Buenos Aires-Tandil, 19, 2004, p.45-62. 22. « Histoire de l’Italie, socialisme et fédéralisme: Emilio Lussu et le débat théorique au sein de Giustizia e Libertà », dans Emilio Lussu (1890- 1975). Politique, histoire, littérature et cinéma, Eric VialPatrizia De Capitani -Bertrand-Christophe Mileschi (dir.), Publications de la MSH- ALPES, Grenoble, 2007, p.169-189. 23. « La force du choix: notes historiographiques sur les Scritti corsari et la guerre de la memoire », dans Pier Paolo Pasolini. Due convegni di studio, Lisa El Ghaoui (dir.), Fabrizio Serra Editore, Pisa-Roma, 2009,
p.83-91. 24. « Rive gauche, rive droite. La piazza e la politica nel maggio francese », dans Zapruder, Odradek, settembre-dicembre 2009, p.82-89. 25. « J’ai cessé de croire que les derniers seront les premiers. Une leçon de style : la guerre, la politique et la douleur dans les œuvres de Luigi
131 Pintor », dans La place de la religion et le sens du religieux dans la littérature italienne contemporaine (1970-2006), Lisa El Ghaoui et Filippo Fonio (dir.),num. monographiques, Cahiers d’études italiennes. Novecento…e dintorni, 9/2009, Ellug, Grenoble, p.49-56. 26. «Il libro inevitabile dell’antifascismo italiano degli anni Trenta: Emilio Lussu e la memoria della guerra», dans Les écrivains italiens et la Grande Guerre, Christophe Mileschi (dir.), Presses Universitaires de Paris Ouest, ,2010, p. 121-134. 27. « L’historiographie italienne sur la Résistance et le débat sur le concept de guerre civile », dans L’idée nationale en Italie. Du processus d’unification aux déchirements de la guerre civile (fin XVIIIdébut XXI siècle), Olivier Forlin (dir.), L’Harmattan, 2010,p.177-188. 28. « Mémoire, appartenance et paradigme antifasciste dans le débat public en Italie (1992-2006) », dans L’idée nationale en Italie. Du processus d’unification aux déchirements de la guerre civile (fin XVIIIdébut XXI siècle), Olivier Forlin (dir.), L’Harmattan, 2010, p.213- 228. 29. «Il gergo freddo della democrazia contemplativa: scuola e mass media nel Registro di classe di Sandro Onofri», dans Littérature et nouveaux mass médias, Laurent Scotto D’Ardino (dir.), num. monographique des Cahiers d’études italiennes. Novecento...e dintorni, 11/2010, Ellug, Grenoble, p.35-40. 30. (en collaboration avec Eliana Peloni), «Un’esperienza d’integrazione scolastica in Italia», dans Multiculturalism at a Crossroads: the european experience, Kleber Ghimire et Marc Troisvaillet (dir.), Journal of Minority Studies, Vol.5, Center for Minority Studies, Kansai University, 2010, p.149-176.
132 31. «1989: tra il bicentenario della rivoluzione e la caduta del muro di Berlino. Il dibattito culturale all’interno della sinistra italiana e europea di fronte alla crisi del comunismo», dans I Lumi e la rivoluzione francese nel dibattito italiano del XX secolo Les lumieres et la revolution française dans le debat italien du XX° siecle, Gilles Bertrand et Enzo Neppi (dir.), Leo S.Olschki, Firenze, 2010, p.183191. 32. «La “metafora della ricerca” : note su Carlo Rosselli e Giustizia e Libertà nella storia della sinistra italiana del Novecento», dans I fratelli Rosselli. L’antifascismo e l’esilio, Alessandro Giacone-Eric Vial, (dir.),Carocci editore, Roma, 2011, p.214-226. 33. « Le retour des exilés antifascistes et l’instauration de la République italienne en 1946 », dans Libertà ! Antifascistes et résistants italiens en Isère, Olivier Cogne et Jacques Loiseau (dir.), Musée de la Résistance et de la Déportation, Grenoble, 2011, p.96-99. 34. (en collaboration avec Barbara Aiosa-Poirier), « Présentation », dans Les années quatre-vingt et le cas italien, Barbara Aiosa Poirier et Leonardo Casalino (dir.), num. monographique, Cahiers d’études italiennes Novecento...e dintorni, n.14, Ellug, Grenoble, 2012, p.5-10. 35. «Note sugli anni Ottanta in Italia: il caso italiano nel contesto internazionale», dans Les années quatre-vingt et le cas italien, Barbara Aiosa Poirier et Leonardo Casalino (dir.), num. monographique, Cahiers d’études italiennes Novecento...e dintorni, n.14, Ellug, Grenoble, 2012, p.11-18. 36. «Cronologia degli anni ‘80 in Italia», dans Les années quatre-vingt et le cas italien, Barbara Aiosa Poirier et Leonardo Casalino (dir.), num. monographique, Cahiers d’études italiennes Novecento...e dintorni, n.14, Ellug, Grenoble, 2012, p.257-272.
133 37. «Bibliografia sulla storia italiana degli anni Ottanta», dans Les années quatre-vingt et le cas italien, Barbara Aiosa Poirier et Leonardo Casalino (dir.), num. monographique, Cahiers d’études italiennes Novecento...e dintorni, n.14, Ellug, Grenoble, 2012, p.1118 p.299-303. 38. « Ipotecare il futuro : politica e cultura in Leone Ginzburg », dans Amici compagni, Gastone Cottino-Gabriela Cavaglià (dir.), Bruno Mondadori, Milano, 2012,p.13-20 39. “Le basi democratiche della Repubblica nel pensiero e nell’azione di Giustizia e Libertà e del Partito d’Azione”, dans La vie intellectuelle entre fascisme et République 1940-1948, Laboratoire italien, 122012, ENS Editions, p.49-62. 40. “Leone Ginzburg, un filologo della libertà”, dans Storia e politica, Annali della Fondazione Ugo La Malfa, XXVII, 2012.
134
Sommaire
Introduction……………………………………………………… p.1
Chapitre 1. La culture antifasciste et le concept des Lumières p.13
Chapitre 2. Giustizia e Libertà et les Lumières : le rôle de Franco Venturi p.20
Chapitre 3. Franco Venturi comme sujet de recherche p.29
Chapitre 4. Après Venturi : les cultures de l’antifascisme italien p.47
Chapitre 5. L’enseignement en France p.67
Chapitre 6. L’enseignement à Grenoble p.88
Chapitre.7 Le rapport entre l’université et son environnement p.95
Chapitre 8. L’activité de recherche des dernières années p.101
Conclusion p.123
Annexe. Liste des travaux et publications p.127
135
136