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RÉFLEXION SUR LA PHÉNOMÉNOLOGIE MONISTE DU TRADUIRE AVEC ILLUSTRATIONS TIRÉES DE LA TRADUCTION TAMOULE DE L’ANTHOLOGIE DE LA NOUVELLE QUÉBÉCOISE ACTUELLE

THÈSE

SHARAN KUMAR SUBRAMANIAN

DOCTORAT EN LINGUISTIQUE PHILOSOPHIAE DOCTOR (PH. D.)

Québec, Canada

© Sharan Kumar Subramanian, 2014

Résumé

La traduction a une longue histoire au Tamil Nadu. C’est une tradition qui remonte au IIIe siècle av. J.-C. Les toutes premières traductions sont des adaptations d’œuvres sanscrites, appelées transcréations, qui commencent pour de bon au VIe siècle de notre ère. La traduction d’œuvres anglaises débute au XIXe siècle. Au XXe siècle, les œuvres russes, françaises, latino-américaines et scandinaves sont traduites vers le tamoul. La traduction de la littérature québécoise voit le jour en 1995. Les premières traductions à paraître sont Le libraire de Gérard Bessette et Encore cinq minutes de Françoise Loranger. En 1997 apparaît la traduction de La vie en fuite de Denis Bélanger. En 2002, les pièces Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay et Leçon d’anatomie de Larry Tremblay sont traduites. En 2008, La distraction de Naïm Kattan et l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle sont traduites vers le tamoul.

Dans la traduction tamoule de l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle, nous constatons un nombre significatif d’omissions. Nos recherches montrent que les omissions peuvent être divisées en trois catégories, à savoir les métaphores, les descriptions d’ordre sexuel et les descriptions qui présentent des problèmes d’ordre linguistique. Dans la présente recherche, nous cherchons à découvrir les méthodes adoptées par les traducteurs indiens anciens et contemporains pour traduire les œuvres littéraires vers le tamoul, ce qui nous permettra de mieux comprendre les méthodes de traduction adoptées pour traduire vers le tamoul les nouvelles québécoises, en vue entre autres d’étudier le rôle du sens suggestif et du délice esthétique en traduction littéraire. Au moyen d’une lecture phénoménologique moniste des omissions, nous souhaitons relever l’importance de comprendre et de reproduire les huit correspondances, à savoir la corrélation, la compatibilité, la contiguïté, le rythme, les déterminants, les changements mimétiques, les émotions fugaces et le délice esthétique. La recherche devrait contribuer à mieux comprendre le rôle de l’interprétation dharmique, de l’herméneutique analogique et du principe des huit correspondances en traduction littéraire. Il convient de noter que notre objectif n’est pas de prescrire une approche globale qui s’étend à tout type de traduction, ni de décrire l’activité traduisante du point de vue de l’effet. Nous ne tenons qu’à ouvrir le débat sur l’art traductif par rapport à une nouvelle façon d’aborder la traductologie, en mettant l’accent sur ce que nous appelons la phénoménologie moniste du traduire.

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Abstract

Translation in Tamil Nadu has a hoary past. It is a tradition that dates back to the 3rd century B.C. The very first translations into Tamil are adaptations of Sanskrit works, called transcreations that appear in the sixth century C.E. The translation of English works begins in the nineteenth century. In the twentieth century, Russian, French, Latino-American and Scandinavian works are translated into Tamil. The translation of Quebec literature gets under way in 1995. That year, Le libraire by Gérard Bessette and Encore cinq minutes by Françoise Loranger are translated into Tamil. In 1997, La vie en fuite by Denis Bélanger is translated into Tamil. In 2002, the plays Les Belles-Sœurs by Michel Tremblay and Leçon d’anatomie by Larry Tremblay are translated. In 2008, La distraction by Naïm Kattan and Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle are translated into Tamil.

Our analyses show that there are a significant number of omissions in the Tamil translation of the Anthology. The omissions fall under three categories, namely omissions of metaphors, omissions of sensual descriptions and omissions of words/phrases owing to lack of equivalents. This research seeks to discover the methods used by the ancient and contemporary Indian translators to translate literary works into Tamil. This would help us better understand the translation methods adopted to translate Quebec novels into Tamil, and the role of suggestive meaning and aesthetic relish in literary translation. Through a Monist Phenomenological reading of the omissions, we propose to stress the importance of comprehending and recreating the eight correspondences, namely the correlation, the compatibility, the contiguity, the rhythm, the determinants, the mimetic changes, the transient states of mind and the aesthetic relish. This research should contribute to a better understanding of the role of dharmic interpretation, analogical hermeneutics and the principle of eight correspondences in literary translation. It is worth noting that our goal is not to put forth a one size fits all approach that is suited for all kinds of translation, nor to describe the translation process from the point of view of aesthetic response. Our sole aim is to kick start the debate on the art of translation from the perspective of a novel approach to Translation Studies, focussing on what could be named the Monist Phenomenology of translation.

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Table des matières

Résumé ...... iii Abstract ...... v Table des matières...... vii Remerciements ...... xiii Introduction ...... 1 Chapitre 1 : La traduction au Tamil Nadu ...... 25 1.1 La tradition de traduction au Tamil Nadu ...... 25 1.2 Les grands traducteurs d’œuvres étrangères et indiennes ...... 27 1.3 L’activité traduisante selon les traducteurs tamouls ...... 29 1.4 L’activité traduisante selon les théoriciens tamouls de la traduction ...... 40 1.5 Le rôle de la Sahitya Akademi dans le développement de l’activité traduisante ...... 49 1.5.1 Les prix de traduction attribués par l’Akademi ...... 51 1.5.2 Les traductions en tamoul publiées par l’Akademi...... 51 1.6 Perspectives nationales – le statut professionnel du traducteur en Inde...... 52 1.7 La traduction d’œuvres québécoises ...... 54 Chapitre 2 : Éthique en traduction littéraire et histoire de la censure en Inde ...... 57 2.1 Éthique et morale en Occident ...... 57 2.1.1 Prolégomènes au Dharma, au Karma et au Moksā ...... 64 2.1.2 Éthique en traduction littéraire ...... 72 2.1.3 Vers l’herméneutique analogique de l’interculturalité ...... 89 2.1.4 Vers une éthique dharmique du traducteur ...... 116 2.2 Qu’est-ce que la censure ? ...... 129 2.2.1 L’histoire de la censure en Inde ...... 130 2.2.2 Les différents types de censure en Inde...... 134 2.2.3 Le fondamentalisme religieux ...... 136 2.2.4 Le sexe et l’obscénité en Inde ...... 145 2.2.5 Le négationnisme ...... 154 2.2.6 Conclusions ...... 160

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Chapitre 3 : Phénoménologie moniste du traduire ...... 165 3.1 Pratyabhijñā, ou doctrine de la reconnaissance ...... 165 3.2 La philosophie shivaïte du langage ...... 178 3.3 La métaphysique du mot et le holisme cognitif de Bhartrhari ...... 182 3.4 La compréhension du sens contextuel en linguistique occidentale et en linguistique indienne ...... 194 3.5 L’allusion en poétique tamoule et sanscrite ...... 196 3.6 Qu’est-ce que le sens contextuel, le sens suggestif et le délice esthétique ? ...... 201 3.6.1 Les différents types de sens suggestif ...... 217 3.6.2 Le sens involontaire ...... 218 3.6.3 Le sens volontaire ...... 219 3.6.4 Qu’est-ce que le délice esthétique ?...... 222 3.6.5 L’universalisation de l’expérience esthétique ...... 230 3.7 Anvitābhidāna (contextualité) ou Abhihitānvayā (compositionnalité) ? ...... 234 3.8 La sémantique sérielle des sens ...... 243 3.9 Émotion, délice esthétique et beauté en littérature ...... 257 3.10 Pertinence de la doctrine de la reconnaissance et de la théorie du sens suggestif par rapport à la traduction littéraire ...... 282 Chapitre 4 : Lecture moniste de la traduction tamoule de l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle ...... 311 4.1 L’interprétation dharmique et l’herméneutique analogique ...... 322 4.2 Contextualité ou compositionnalité ? ...... 325 4.3 Le rapport entre le sens contextuel et le rythme ...... 326 4.3.1 Le rythme – vu autrement ...... 328 4.3.2 Le rythme, le délice et la beauté ...... 336 4.4 Vers une beauté éthique ...... 351 Conclusion ...... 357 Bibliographie...... 371

ऊर्ध्वोर्द्वमा셁य यदर््तत्तत्तवं

ध ă प�यतत स्रन्ततमवेदयन्तत |

फलं तदार्दयै परिकन्पपतानां

वववेकसोपानपिंपिानां ||

अभिनविाितत, ६

La vérité, qui est perçue par l’intellect inlassable qui grimpe de plus en plus haut, est le fruit de l’échelle de pensée érigée par les penseurs précédents * (Abhinavabhāratī, VI) [* Notre traduction]

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À ma mère et à mon père dont

le plus grand cadeau est mon corps

À tous mes professeurs, et tout spécialement

à mon directeur de recherche dont le plus grand cadeau est ma conscience

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Remerciements

Je remercie vivement et chaleureusement mon directeur de recherche, Louis Jolicœur, professeur de traductologie à la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Laval, sans qui cette thèse n’aurait pas vu le jour et qui a fait preuve d’un constant dévouement, m’encourageant sans cesse et me mettant toujours sur la bonne voie grâce à son profond savoir en traductologie fondé sur sa longue et remarquable expérience dans ce domaine. Je lui dois plus qu’il n’est possible d’exprimer ici. Mes sincères remerciements à Mmes Sarah Cummins et Zélie Guével pour leurs précieux conseils et leurs nombreuses suggestions qui m’ont souvent aidé à me remettre sur la bonne voie. Je tiens à exprimer mes profonds remerciements à Mme. Patricia Godbout et à M. Patrick Duffley pour leurs inestimables suggestions, critiques et commentaires sans lesquels je ne serais pas en mesure de comprendre les limites de ma réflexion.

Je veux manifester mon intense gratitude envers mes anciens professeurs Dr. Kichenamourthy, Dr. Vengouattaramane et Dr. Panneerselvame de la Pondicherry University à Puduchery, pour m’avoir encouragé à poursuivre mes études à l’étranger et pour leur indéfectible soutien. Je remercie aussi mes professeurs à la Jawaharlal Nehru University (JNU) à New Delhi de m’avoir bien enseigné les principes fondamentaux du domaine. Qu’ils sachent à quel point je leur suis reconnaissant. Il est difficile de reconnaître suffisamment la grande générosité de la professeure Dr. Valarmathi, de l’International Institute of Tamil Studies, à Chennai, qui m’a fourni tous les ouvrages sur la tradition de traduction au Tamil Nadu et qui, faisant preuve d’un grand désintéressement, a mis à ma disposition le résultat de ses recherches. Je dois absolument mes remerciements les plus profonds au docteur C. S. Radhakrishnan, professeur de sanscrit à la Pondicherry University, pour m’avoir expliqué les grandes lignes de la poétique sanscrite. Sachez qu’en l’absence de votre soutien et de votre savoir, je n’aurais pas été en mesure de réfléchir et d’écrire cette thèse. Mes remerciements vont aussi à ma tante Manju Ramachandran pour son soutien tant moral que financier et à mes collègues ainsi qu’à mes amis qui m’ont appuyé tout au long de la rédaction de la thèse. Je profite de l’occasion pour remercier du fond de mon cœur le Département de langues, linguistique et traduction et le Bureau des bourses et de l’aide financière de l’Université Laval pour le soutien financier, incontournable dans ce genre d’entreprise, qui m’a aidé à mener à bien la thèse. Enfin et surtout, les mots ne suffisent pas pour remercier mes parents pour leur encouragement et leurs bénédictions.

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Introduction

La traductologie en tant que discipline, selon Holmes1, s’intéresse au développement d’une théorie intégrale et inclusive qui pourrait servir à expliquer et à présager tous les phénomènes qui ont trait à l’activité traduisante et à la théorie de la traduction. À cette fin, les théoriciens de la traduction puisent dans des domaines aussi divers que l’anthropologie, les sciences cognitives, la philosophie et la critique littéraire, entre autres. En conséquence, la traductologie, qui devient de plus en plus une spécialisation interdisciplinaire2, peine à intégrer théorie et pratique.

L’approche interdisciplinaire, selon nous, représente des défis importants sur deux fronts, à savoir la méthodologie et la spécialisation. Pour que les méthodes interdisciplinaires soient conformes aux attentes de la communauté qui s’en sert, les méthodologues rapprochent des disciplines qui relèvent des sciences humaines et celles qui se rapportent à des sciences naturelles dont les méthodologies ne sont pas de même nature. Les théoriciens qui abordent la traductologie du point de vue des sciences naturelles n’apprécient pas toujours l’apport des sciences humaines qui sont souvent perçues comme des spécialités qui manquent de rigueur empirique. De plus, les traductologues qui se spécialisent dans l’approche scientifique ont tendance à aborder l’art traductif par le truchement des catégories conceptuelles et des paradigmes propres à la science. Nous sommes d’avis que le manque d’herméneutique analogique tend des embûches à la quête de la correspondance entre les méthodologies qui présentent des perspectives opposées, car c’est l’uniformité que nous recherchons et non l’unité.

En ce qui a trait à la spécialisation, comme les études interdisciplinaires se trouvent en marge des sciences naturelles et des sciences humaines, il devient problématique de cerner le niveau de spécialisation requis pour intégrer les catégories conceptuelles propres à ces domaines à la traductologie. Le manque de correspondance entre les catégories conceptuelles donne naissance à des conflits, car il faut transcender les catégories « traditionnelles » pour faire concorder les points de vue courants dans le domaine connu avec ceux d’un domaine inconnu. Comme

1 J S Holmes: « The Name and Nature of Translation Studies », in Translated! : Papers on Literary Translation and Translation Studies, R. v. d. Broeck (Eds.), 1988, Amsterdam. 2 M Snell-Hornby: Translation Studies : An Interdiscipline, Edited by Mary Snell-Hornby, Franz Pöchhacker and Klaus Kaindl, Philadelphia, John Benjamins Publishing Company,1994. 1 l’explique Casey Jones3, « the academic system is still very much structured on the concentration of specific majors as disciplines and the integration of interdisciplinary studies have become unusual to the traditional fields of study ». Bien que le phénomène de la traduction demeure le même, les spécificités ne sont guère semblables, à titre d’exemple, entre la traduction littéraire et la traduction juridique. Du coup, la conception d’une méthode de traduction juridique nécessiterait des spécialisations dans les études juridiques plutôt que dans la littérature. Il s’avérerait délicat de trouver des aspects communs entre ces deux filières diamétralement opposées. D’ailleurs, l’intégration des points de vue non concordants entre les différents domaines remet en question la liberté accordée aux chercheurs et aux théoriciens de réconcilier deux façons dissemblables d’aborder la traductologie. Nous ne disons pas qu’il ne faut pas tenter de rapprocher des perspectives différentes. Au contraire, nous disons que, ce faisant, il faut privilégier les similarités et non les différences. À la lumière de l’approche dualiste réductionniste, ce n’est pas souvent le cas.

En ce qui concerne la conception du processus de traduction, d’un côté, il y a la pensée empiriste selon laquelle le sens est objectif et stable et, par conséquent, ne nécessite pas d’interprétation de la part du traducteur. De l’autre, il y a la pensée postmoderne selon laquelle le sens est intrinsèquement instable et a donc besoin de l’interprétation pour être compris. En ce qui concerne la méthode adoptée pour étudier le processus de traduction, selon les tenants du paradigme des sciences empiriques (Empirical Science Paradigm), qui s’inspirent des sciences naturelles, il faut mettre l’accent sur l’observation, sur la description des faits empiriques et des hypothèses vérifiables, et sur la recherche appliquée pour mieux comprendre les enjeux traductologiques.

Par contre, d’après les tenants du paradigme des sciences humaines (Liberal Arts Paradigm), on n’a pas besoin de miser sur des preuves scientifiques et sur l’inférence pour trouver des solutions à la problématique de la traduction. Alors que la première approche se fonde sur la logique, la deuxième approche donne davantage d’importance à l’intuition. Ainsi, l’approche dualiste absolutiste fait la loi dans la manière dont on aborde la traductologie en tant que discipline. D’ailleurs, le binarisme ne se limite pas à la façon dont on aborde le texte. Il s’étend également à

3 C Jones: « Interdisciplinary Approach : Advantages, Disadvantages, and the Future Benefits of Interdisciplinary Studies », in Essai, Vol. 7, Article 26, 2010, Illinois. // http://dc.cod.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1121&context=essai 2 la conceptualisation du rapport entre le Soi et l’Autre. La pensée duelle n’aide pas le lecteur- traducteur à trouver le rapport qui unit le Soi du traducteur et celui de l’Autre, en l’occurrence de l’auteur, car le Soi de l’Autre est radicalement autre. En ce qui a trait à la conception du sens et de l’effet, selon les tenants de l’approche linguistique, il faut essayer de reproduire les mots qui ont un sens équivalent dans la langue d’arrivée. En revanche, selon les tenants de l’approche fonctionnaliste, l’équivalence ne dépend pas des conventions linguistiques, mais bien des conventions culturelles. Par conséquent, le sens contextuel s’appuie plutôt sur le contexte culturel du lecteur-traducteur. Il convient de noter que la notion d’équivalence repose sur la conceptualisation dualiste du signe linguistique, ce qui fait penser la traductologie en termes de langue de départ et de langue d’arrivée, d’approche sourcière et d’approche cibliste, de langue et de discours, et de dénotation et de connotation.

À la lumière de ces observations, une question se pose : faut-il connaître les grandes lignes de toutes ces approches à tendance scientifique pour pouvoir traduire, ou la traduction est-elle purement un art qu’on apprend sur le tas? Selon bien des praticiens, la théorie de la traduction n’aide pas vraiment à comprendre les enjeux, car les théories, en général, baignent dans l’abstraction et, de ce fait, ne sont guère adaptées aux besoins du marché. Dans la plupart des cas, les théoriciens misent sur la pratique pour étayer leurs hypothèses, la pratique alimentant ainsi la théorie. Anthony Pym résume bien l’importance de la théorie ainsi : « Instructors and trainers sometimes assume that a translator who knows about different theories will work better than one who knows nothing about them. As far as we know, there is no empirical evidence for that claim, and there are good reasons to doubt its validity4. » (Pym, 2010, p. 4)

Le prétendu écart entre la théorie et la pratique provient du fait que la plupart des praticiens se concentrent sur la traduction non littéraire, tandis que les théoriciens de la traduction se fondent sur la traduction littéraire pour comprendre la problématique de la traduction sous toutes ses facettes. Le traducteur juridique, à titre d’exemple, est contraint de s’appuyer sur les spécificités de son domaine, car il estime que les théories de la traduction, de par l’accent mis sur des théories littéraires, ne sont pas suffisamment adaptées à la pratique. Par-dessus le marché, le client pense que le travail du traducteur est quelque chose d’arbitraire qui ne requiert aucune spécialisation, car, à peu de chose près, ce n’est qu’un processus de transfert de codes

4 A Pym: Exploring Translation Theories, London, Routledge, 2010. 3 linguistiques dont n’importe quelle personne bilingue sera capable. La différenciation radicale opérée entre le Soi et l’Autre, entre la langue et le discours, et entre l’équivalence et l’effet, accompagnée du manque de consensus entre les théoriciens et les praticiens à l’égard de l’apport de la théorie à la pratique font que la traductologie demeure encore dans son ghetto idéologique, et que le travail du traducteur est toujours vu comme une activité et non comme une profession de plein droit. Nous estimons qu’il faut se tourner vers des méthodes non réductionnistes pour mieux comprendre le rapport entre le signe, le référent et le sens, entre le sens et l’effet, entre l’identité et l’altérité, entre la théorie et la pratique, et entre le Weltanschauung du traducteur et celui de l’Autre.

Problématique

L’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle, recueillie par Gilles Pellerin et publiée en 2003 aux éditions de L’instant même, a été traduite et publiée en tamoul en 2008, aux éditions Samhita Publications, à Chennai. Dans la traduction des nouvelles choisies, nous constatons un nombre significatif d’omissions. À partir de nos analyses, nous pouvons dire que la plupart se divisent en trois catégories : les omissions de figures de style, les omissions descriptives d’ordre linguistique et les omissions de contenu sexuel. En premier lieu, nous cherchons à comprendre dans quelle mesure l’interprétation dharmique influe sur l’acceptabilité du texte littéraire. En deuxième lieu, nous voulons savoir dans quelle mesure le sens contextuel, le rythme des sens et le délice esthétique influencent les décisions éthiques. En dernier lieu, nous tenons à analyser dans quelle mesure les omissions nuisent à la beauté de la traduction.

Hypothèse

Nous postulons que pour mieux comprendre et réexprimer la beauté qui joue un rôle primordial dans tout texte littéraire et qui doit être reproduite dans toute bonne traduction, il faut comprendre et reproduire non seulement les sens dénotatif et indicatif, mais aussi le sens suggestif, car comme l’affirment Anandavardana et Abhinavagupta, c’est le délice esthétique issu des sens dénotatif, syntaxique, indicatif et suggestif qui contribue à la beauté du texte et de la traduction.

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Objectifs

La traduction a une longue histoire au Tamil Nadu. C’est une tradition qui remonte au IIIe siècle av. J.-C. Dans la présente recherche, nous chercherons à découvrir les méthodes adoptées par les traducteurs indiens anciens et contemporains pour traduire les œuvres littéraires vers le tamoul, ce qui nous permettra de mieux comprendre les méthodes de traduction adoptées pour traduire vers le tamoul les nouvelles québécoises du recueil intitulé Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle, en vue entre autres d’étudier le rôle du sens suggestif et du délice esthétique en traduction littéraire. Compte tenu du fait qu’il y a un nombre significatif d’omissions dans la traduction tamoule de cette anthologie, nous tenons à faire une lecture phénoménologique moniste des omissions et une étude de l’importance de comprendre et de reproduire le sens suggestif et le délice esthétique qui en résulte. La recherche devrait contribuer à mieux saisir et à apprécier le rôle de l’interprétation dharmique, de l’herméneutique analogique, et du principe des huit correspondances dans la compréhension et dans la restitution du continu de l’expérience esthétique en traduction littéraire. Il convient de noter que notre objectif n’est pas de prescrire une approche globale qui s’étend à tout type de traduction, ni de décrire l’activité traduisante du point de vue de l’effet. Nous ne tenons qu’à ouvrir le débat sur l’art traductif par rapport à la phénoménologie moniste du traduire.

Corpus

Nous travaillerons à partir de l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle, recueillie par Gilles Pellerin et parue aux éditions de L’instant même en 2003, et de la traduction tamoule intitulée கெகெக் சி쟁ெதைெள் (Les nouvelles québécoises), parue à Samhita Publications en 2008. Nous avons choisi la traduction de cette anthologie parce qu’elle représente la littérature québécoise dans toute sa diversité. Le lecteur tamoul pourra mieux apprécier les caractéristiques qui distinguent la littérature québécoise de la littérature française à laquelle il est habitué. En outre, certaines nouvelles telles que Oui or No, La maîtresse de mon père sont porteuses de sens politique et suggestif. Pour le lecteur moyen tamoul qui ne connaît pas les rapports entre le Québec et le Canada, et les thèmes qui intéressent les Québécois, la traduction de cette anthologie sera l’occasion de se sensibiliser sur ces aspects. C’est pour cette raison que nous avons voulu nous concentrer sur la traduction de cette anthologie. Cela nous a permis de

5 comprendre comment les traducteurs présentent cette société géographiquement et culturellement éloignée de la leur, voire, sur certains fronts, diamétralement opposée.

Bien que l’ouvrage porte le nom « Anthologie » en français, nous observons que toutes les nouvelles qui font partie de l’original ne sont pas traduites. Nous supposons que les traducteurs ont décidé d’exclure les autres nouvelles, car, du point de vue du contexte existentiel des traducteurs, il se peut que ce recueil de huit nouvelles fasse mieux ressentir une résonance interculturelle profonde entre la tradition littéraire québécoise et sa contrepartie indienne. Les huit nouvelles traduites sont les suivantes :

1. Les yeux du diable de Gilles Pellerin 2. Nadette et autres noms de Louis Jolicœur 3. Oui or No de Monique Proulx 4. Baptiste de Sylvie Massicotte 5. L’apparition de Roland Bourneuf 6. La maîtresse de mon père de Jean Pierre Girard 7. Le ramasseur de souffle de Hugues Corriveau 8. Son dernier amant de Hans-Jürgen Greif

Nous constatons, comme mentionné précédemment, un nombre significatif d’omissions. Une enquête à la loupe révèle que la plupart des omissions sont des descriptions métaphoriques, des descriptions d’ordre sexuel et des descriptions qui présentent des problèmes d’ordre linguistique. C’est-à-dire des descriptions qui verbalisent difficilement à cause d’un prétendu manque d’équivalent en tamoul.

Pour mieux expliquer les omissions et les répercussions sur la beauté de la traduction, nous nous servons de l’œuvre fondamentale d’Anandavardana intitulée Dhvanyaloka, et de l’œuvre d’Abhinavagupta intitulée Locana, traduites en anglais par Masson, Ingalls et Patwardhan, parues aux éditions Harvard Oriental Series en 1990. Nous allons également nous servir d’autres ouvrages qui portent sur la linguistique et l’esthétique indiennes pour mieux étayer les propos de ces deux penseurs et pour faire des analyses comparatives entre les méthodes indiennes et occidentales. Tout au long, nous nous servons d’exemples tirés de l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle et de la Dhvanyaloka pour mieux renforcer nos arguments.

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Description des chapitres

La thèse se divise en quatre chapitres. Le premier chapitre intitulé La traduction au Tamil Nadu se divise en sept parties. Dans la première partie, nommée La tradition de traduction au Tamil Nadu, nous traçons l’histoire de la traduction au Tamil Nadu. Le grammairien Tolkāppiyare, le premier à codifier la grammaire tamoule, parle de l’importance de distinguer l’œuvre originale de la traduction dans son œuvre fondamentale, la Tolkāppiyame, qui date du IIIe siècle av. J.-C. Dans cette œuvre, qui porte entre autres sur la grammaire tamoule, Tolkāppiyare parle des avantages et des inconvénients des emprunts dans la traduction. Pour y remédier, il préconise la technique de la transcréation qui consiste à adapter l’œuvre selon le goût des lecteurs et à vernaculariser les mots étrangers. Tout au long des premiers siècles de notre ère, plusieurs œuvres sanscrites sont adaptées en tamoul. Ainsi, la traduction sert de passerelle entre les traditions littéraires sanscrites et tamoules. L’activité traduisante ne cesse de croître au Moyen Âge. Une des plus grandes transcréations est le Râmâvatârame, une adaptation du Râmâyanâ, faite au XIIe siècle par Kambā. Au cours de l’époque moderne commence la traduction d’œuvres composées dans les langues indiennes et d’œuvres littéraires anglaises, russes et françaises. Au XXe siècle, plusieurs œuvres du monde latino-américain et polonais entre autres sont traduites vers le tamoul. Ainsi, la tradition de traduction au Tamil Nadu recouvre une période de plus de deux mille trois cents ans.

Dans la deuxième partie, nommée Les grands traducteurs d’œuvres étrangères et indiennes, nous nous concentrons sur les plus grandes traductions faites au XXe siècle. Les grands traducteurs de cette époque sont entre autres Swaminatha Sharma, S. Virouthachalame et K. N. Subramaniam, qui traduisent les œuvres étrangères vers le tamoul. Il convient de noter que les traducteurs se servent des traductions anglaises d’œuvres composées en grec et en d’autres langues européennes et que le plus grand nombre d’œuvres traduites vers le tamoul sont des œuvres anglaises et russes. Quant à la traduction d’œuvres écrites dans des langues indiennes, R. Veezhinathan, Saraswathi Ramnath et M. K. Jagannatha Raja sont entre autres les traducteurs les plus connus. En ce qui concerne la traduction d’œuvres indiennes, le plus grand nombre d’œuvres traduites sont des œuvres bengalies.

Dans la troisième partie, appelée L’activité traduisante selon les traducteurs tamouls, nous abordons l’activité traduisante telle que conçue par les traducteurs tamouls. Cette partie se divise

7 en deux sections. Dans la première section, nous parlons des choix qui motivent l’utilisation des différents procédés de traduction tels que la transcréation, l’adaptation, l’abrègement, la traduction idiomatique et la traduction littérale pour traduire les œuvres vers le tamoul. Dans la deuxième section, nous parlons de l’activité traduisante comme la conçoivent les traducteurs indiens du XXe siècle.

Dans la quatrième partie, intitulée L’activité traduisante selon les théoriciens tamouls de la traduction, nous nous concentrons sur l’activité traduisante telle que conçue par les théoriciens de la traduction. Cette partie porte entre autres sur ce que les théoriciens pensent des choix traductifs des grands traducteurs du XXe siècle, le sort du traducteur littéraire au Tamil Nadu, et ce que les autorités gouvernementales, les organismes publics et privés, les universitaires et le grand public pensent des traducteurs et de la traduction en tant que profession.

Dans la cinquième partie, appelée Le rôle de la Sahitya Akademi dans le développement de l’activité traduisante, nous faisons une étude du rôle de la Sahitya Akademi dans la promotion de la traduction. Dans un premier temps, l’organisation, créée le 12 mars 1954 à New Delhi, avait pour objectifs la promotion des accords entre les associations culturelles et les universités, et l’encouragement de la création littéraire dans les langues indiennes. Au cours des années, l’Akademi se concentre sur l’identification et la reconnaissance de la littérature de renom, ouvrant la voie à l’épanouissement de la littérature indienne. Hormis la promotion de la littérature, l’organisation s’efforce d’inculquer la conscience littéraire aux Indiens. Il convient de noter que la Sahitya Akademi est la plus grande maison d’édition dans le monde qui publie des œuvres dans 24 langues indiennes.

Dans la sixième partie, intitulée Perspectives nationales – le statut professionnel du traducteur en Inde, nous décrivons les problèmes auxquels le traducteur fait face pour réussir dans son travail qui est toujours vu comme une activité et non comme une profession de plein droit. Bien que la mondialisation contribue à l’interaction entre les Indiens et à la diffusion de l’information, elle tend des embûches surtout aux niveaux professionnel et éthique, car les compagnies externalisées (BPO), qui ont leur siège social à l’étranger, se soucient peu de la rémunération juste et des codes d’éthiques des traducteurs. Il y a aussi des problèmes sur le plan culturel.

Le traducteur peine à se distinguer de ses compatriotes majoritairement polyglottes. Comme il existe des gens bilingues partout au pays, la personne qui sollicite le service du traducteur a 8 tendance à assimiler les coûts de transaction d’un traducteur professionnel à ceux accordés à son ami polyglotte. Ce qui fait que le traducteur est souvent à court de ressources, mal payé, mal perçu par le public, qui ne comprend pas la nature de son activité professionnelle, et par les propriétaires, qui doutent de la capacité du traducteur à acquitter à terme le loyer.

Dans la septième partie, appelée La traduction d’œuvres québécoises, nous traçons l’histoire de la traduction d’œuvres québécoises vers le tamoul. Nous parlons des problèmes de la traduction de la littérature québécoise qui se différencie nettement de la littérature française à laquelle les traducteurs indiens sont habitués.

Le deuxième chapitre, intitulé Éthique en traduction littéraire et histoire de la censure en Inde, se divise en deux sections. Dans la première section, qui se divise en quatre parties, nous faisons une étude comparative qui porte sur la pensée éthique occidentale et le dharma. Dans la deuxième section, qui se divise en cinq parties, nous examinons de près la pratique de la censure en traduction littéraire en Occident et en Inde.

Dans la première partie de la première section, nommée Éthique et morale en Occident, nous nous concentrons sur la conceptualisation de l’éthique en Occident et en Inde. Nous faisons une étude des différentes approches éthiques que prônent des penseurs aussi divers qu’Emmanuel Kant, J. S. Mill, Lawrence Kohlberg, Richard Shweder, Bertrand Russell et Paul Ricœur. Nous montrons ensuite en quoi l’approche dharmique se distingue de l’éthique occidentale. Le système dharmique met l’accent à la fois sur l’agent et l’action, car les éthiciens hindous sont d’avis qu’une bonne action doit être l’ouvrage d’un agent responsable, dont la responsabilité n’est pas d’ordre personnel, mais bien cosmique. En outre, à la différence du système déontologique qui régit le code d’éthique de la plupart des professionnels y compris celui des traducteurs, l’éthique dharmique se fonde sur le contexte existentiel de l’agent et non exclusivement sur le devoir et l’utilité de l’action. C’est-à-dire que la décision éthique du point de vue dharmique comprend non seulement le devoir et l’utilité de l’action, mais aussi la pertinence de ces deux derniers par rapport au contexte existentiel. Selon cette perspective, le bon et le mauvais ont des valeurs relatives selon le contexte existentiel de l’agent, car une décision éthique qui se fonde uniquement sur le bon et le mauvais gravés dans le marbre ne mène

9 qu’à des conflits irréconciliables5. Ainsi, en ce qui a trait à des décisions éthiques qui nécessitent de prendre en considération l’universel et le contextuel, contrairement à la déontologie qui oppose l’universel au contextuel, l’éthique dharmique prône que le contextuel est contenu dans l’universel.

Dans la deuxième partie, appelée Éthique en traduction littéraire, nous faisons un bref survol de ce que disent les théoriciens occidentaux de la traduction tels que Berman, Pym, Chesterman, Meschonnic et Laygues à propos de l’éthique en traduction littéraire. Alors que Berman et Laygues soutiennent l’éthique de la vertu, Pym prône la déontologie. Chesterman préconise une éthique fondée sur l’éthique de la vertu et sur le conséquentialisme. Meschonnic, de par son accent sur l’éthique du rythme, se trouve, selon nous, en deçà du conséquentialisme. Ainsi, selon Berman, l’étranger, de par son étrangeté, offre du plaisir au traducteur et à ses lecteurs, ce que le traducteur doit s’efforcer de conserver dans la traduction. Partant, il revient au traducteur d’être une personne vertueuse afin de ne pas annexer l’Autre et sa façon de penser. La différence, chez Berman, aussi radicale soit-elle, est ce qui aide à entamer le dialogue entre deux cultures dans le vrai esprit intersubjectif.

D’après Pym, l’éthique en traduction commence par la responsabilité inconditionnelle du traducteur. Les principes fondamentaux de l’éthique interculturelle doivent se fonder sur la responsabilité, car c’est elle qui aide le traducteur à intervenir dans le texte afin de saisir l’intersubjectivité. Par conséquent, le traducteur a le devoir et la responsabilité de favoriser la coopération – le signe caractéristique de l’intersubjectivité.

Selon Chesterman, la norme, qui joue un rôle important dans la prise de décision éthique, doit être étudiée du point de vue de la valeur. Par conséquent, ce sont les valeurs qui définissent les normes d’attente, de relation, de communication, et de responsabilité. Les quatre valeurs, notamment la clarté, la vérité, la fiabilité et la compréhension doivent fournir le code d’éthique qui sera applicable à l’éthique du traduire. L’approche déontique, comme la conçoit Chesterman, suggère qu’on peut concevoir la traduction non seulement comme une action productive, mais

5 Cela ne veut pas dire que les principes catégoriques ne sont pas utiles pour prendre des décisions éthiques. Bien au contraire, nous disons que lorsqu’il y a un dilemme moral qui surgit de l’opposition entre deux impératifs catégoriques, l’agent doit avoir la liberté de se fonder sur le contexte existentiel pour faire un choix éthique raisonné. Nous verrons que la décision dharmique privilégie l’universel et le relatif. Mais à la différence de la déontologie et du conséquentialisme, l’approche dharmique stipule que c’est le contexte existentiel et non le devoir ni l’utilité qui aide l’agent à prendre une bonne décision (v. pp. 13, 65, 101, 106, 116, 122, 123, 126, 348, 358). 10 aussi comme une action préventive. Quel que soit le cadre éthique, il faut constamment penser aux valeurs qui servent de guide aux normes, car les traducteurs sont des agents de changement.

D’après Meschonnic, il faut concevoir l’éthique du point de vue du continu du rythme et non du point de vue du discontinu du signe, car le signe fait penser à l’éthique en termes binaires, ce qui contraint l’agent d’opposer la langue au discours et le signifiant au signifié. Or, il faut se tourner vers le continu du rythme, car c’est lui qui aide à communiquer le faire des mots. Cet accent mis sur le faire qui, selon nous, se rapporte à l’action nous fait conclure que l’approche que prône Meschonnic s’inscrit plutôt dans le conséquentialisme.

Selon Laygues, le traducteur n’est pas un simple agent qui répond aux impératifs catégoriques. Il est le déclencheur du processus éthique. Le texte, étant le visage de l’Autre, contient les pensées de l’Autre. Comme le traducteur est l’agent qui manipule la parole de l’Autre, il faut lui accorder plus de responsabilité et, par conséquent, plus de liberté. Laygues veut que le traducteur, qui est censé être une personne vertueuse et responsable, serve de semeur d’éthique non seulement aux lecteurs, les consommateurs de la traduction, mais aussi aux éditeurs, les commanditaires du service de traduction, ce qui le rapproche de la méta-éthique et de la déontologie.

Dans la troisième partie, intitulée Vers l’herméneutique analogique de l’interculturalité, nous parlons de l’importance de repenser la façon dont on aborde l’Autre, car, selon nous, le rapport entre le traducteur et l’auteur, l’Autre, est au cœur même de tout postulat éthique. Nous nous fondons sur la pensée de Ram Adhar Mall, ancien professeur de philosophie à l’Université Louis-et-Maximilien de Munich, pour proposer une nouvelle façon d’aborder le texte et le message de l’Autre, appelée herméneutique analogique. Cette approche met l’accent sur la nécessité d’aborder l’Autre non seulement du point de vue du lecteur-traducteur, mais aussi du point de vue de l’auteur et de sa culture. Cette façon de procéder à l’étude de l’Autre aidera le traducteur à éviter l’identification totale et la différenciation radicale. Nous pensons que ni l’universalisme ni le relativisme ne peuvent apporter des solutions aux problèmes éthiques d’ordre contextuel, car la tolérance de l’Autre et de ses traditions culturelles ne mène qu’à la violence et à l’angoisse. S’il faut comprendre l’altérité dans le vrai esprit interculturel, il faut non seulement étudier l’Autre du point de vue de la culture de la personne qui tente de l’étudier, mais aussi se voir comme l’objet de l’étude du point de vue de l’Autre. Le respect pour l’Autre et pour la vérité dans sa tradition aidera le traducteur à trouver la voie médiane entre l’exotisation et la

11 vernacularisation de la pensée de l’Autre. Il convient de noter que l’herméneutique analogique fait partie intégrante de l’interprétation dharmique du texte.

Pour mieux comprendre et démontrer comment la logique dharmique diffère de la logique binaire occidentale6 et comment le binarisme provoque le nivellement de l’altérité, nous nous appuyons sur la pensée de Rajiv Malhotra selon laquelle l’individu sédimenté dans des cultures monothéistes, habitué à la tradition binaire de mettre en valeur les différences en faisant la différence radicale entre la vérité spirituelle et la vérité scientifique, entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et le corps, entre le sacré et le profane, a souvent tendance à ne pas prendre en considération sa capacité à être à la fois sujet et objet, à ressentir l’identité et l’altérité, à aborder l’esprit en fonction de l’unité corporelle et à ne pas se concevoir soi-même comme faisant partie du cosmos, en raison de ses convictions anthropocentriques. D’après Malhotra, les aspects qui différencient le système dharmique du système non dharmique sont entre autres la conception de l’unité, le rapport entre la partie et le tout.

Le système dharmique postule qu’il n’existe que le tout et que les parties ont une existence relative par rapport au tout. Pour mieux l’illustrer, l’exemple classique dont on se sert est celui du sourire qui se manifeste sur le visage. Le sourire n’a pas d’existence en l’absence du visage. Celui-ci dépend du visage pour dévoiler sa présence. Toutefois, la face existe indépendamment du sourire. Le rapport entre les différentes entités qui font partie du cosmos est semblable au rapport entre le sourire et le visage. C’est un rapport unidirectionnel qui va des parties vers le tout. Tout comme le sourire qui n’est qu’une manifestation du visage, tout ce qui se manifeste n’est qu’une représentation de la réalité ultime. Cette façon d’aborder le rapport entre le traducteur et l’Autre aboutit à l’unité intégrale, car le traducteur ne tolère pas les différences de

6 On pourrait se demander si l’on peut réduire la logique occidentale au binarisme. Bien qu’il existe plusieurs types de logique, la traductologie, qui se fonde en majeure partie sur le structuralisme et sur le poststructuralisme, propose que c’est le binarisme qui fait école si bien que l’Autre est toujours compris à travers le prisme du Soi. Sa façon de voir la réalité est toujours vue comme opposée à la façon privilégiée du Soi. L’identité du Soi s’oppose ainsi à l’identité de l’Autre. En effet, cette différence radicale est l’essence même de l’identité. Ces catégories réductrices servent à renforcer l’idée selon laquelle soit il faut comprendre l’Autre comme étant radicalement autre, soit il faut subsumer l’Autre dans des catégories logiques préétablies. Ainsi, « the binary logic of imperialism is a development of a tendency of Western thought in general to see the world in terms of binary oppostions that establish a relation of dominance. A simple distinction between center/margin; colonizer/colonized; metropolis/empire; civilized/primitive represents the violent hierarchy in which it actively perpetuates. […] In fact, […] the one depends on the other in a much more complex way than this simplistic binary structure suggests, with the ‘civilizing mission’ of the former categories acting as the cloak for the naked exploitation of those consigned to their binary opposites and the former category all too often acting to conceal and justify the latter ». (Ashcroft et al., 2000, p. 20) 12 l’Autre, mais montre son respect pour l’Autre et pour ses pratiques culturelles. Selon cette perspective, lorsque le lecteur-traducteur respecte l’Autre et sa revendication à la vérité, le conflit et l’angoisse qui découlent de la différence et de la tolérance perdent leur importance.

Dans la quatrième partie, nommée Vers une éthique dharmique du traducteur, nous mettons en exergue l’éthique dharmique du traducteur selon laquelle le purva-paksha, dont l’équivalent libre serait l’argument à première vue (Prima facie argument), aidera le traducteur à se mettre à la place de l’Autre et à percevoir comment et en quoi la compréhension du traducteur de la vérité unique diffère de celle de l’auteur. Cette façon de procéder à la compréhension de l’Autre aide le traducteur à ne pas aborder la réalité différenciée uniquement de son point de vue. Le sapeksha- dharma, aussi appelé le respect mutuel, se réalise lorsque le traducteur accorde de la crédibilité et le bénéfice du doute à la revendication de vérité de l’Autre. Il respecte, accepte, apprécie et comprend la projection de la réalité décrite dans l’ouvrage comme étant tout aussi vraie que sa façon culturelle d’aborder la même réalité. Ceci deviendra possible dans la mesure où le traducteur trouve le bon centre d’orientation herméneutique. Par conséquent, l’interprétation dharmique du texte dépendra en grande mesure du contexte existentiel du traducteur. C’est pour la même raison que les impératifs catégoriques qui s’appuient sur le devoir et sur l’utilité n’aideront pas à la mise en application des lois éthiques universelles qui serviront de guide à l’évaluation de l’acceptabilité du texte.

La deuxième section, appelée Qu’est-ce que la censure ?, qui porte sur la censure en littérature, se divise en cinq parties. Nous disons que la censure entre en jeu lorsqu’il y a une incompatibilité entre les normes et le sens sentimental associé aux croyances. La censure peut être appliquée lorsque l’expression verbale ou écrite risque de porter atteinte aux codes vestimentaires, aux croyances religieuses et linguistiques, à la sécurité nationale et à l’expression sexuelle, entre autres. Dans certaines circonstances où la censure est imposée par les autorités constituées, le silence est parrainé par l’État. Dans d’autres où les normes ne sont pas clairement énoncées, il y a autocensure anticipée.

Dans la première partie, intitulée L’histoire de la censure en Inde, nous abordons la nature de la censure en Inde. Bien qu’il n’existe pas d’instance centralisée telle que l’Église catholique ou l’ouléma qui veille sur la liberté d’expression, l’État peut intervenir pour protéger les intérêts de la communauté. La censure des livres s’étend aux affaires qui touchent à l’obscénité, qui nuisent

13 aux sentiments religieux, qui remettent en question la souveraineté de l’État, qui concernent le journalisme préjudiciable et qui abordent les relations internationales.

Dans la deuxième partie, nommée Les différents types de censure en Inde, nous décrivons les trois principaux types de censure qui existent en Inde. Dans le premier type de censure, l’État censure l’œuvre d’art qui contrevient aux sentiments culturels et communautaires. Dans le deuxième type de censure, l’État met en vigueur la censure pour s’assurer que la presse et la communauté littéraire projettent une image favorable aux intérêts politiques des pouvoirs constitutifs. Dans le troisième type de censure, l’État intervient pour protéger les intérêts des minorités religieuses. Le fondamentalisme religieux et l’obscénité se trouvent dans la première catégorie. Les ouvrages qui remettent en question les frontières du pays, le rapport entre l’Inde et le Pakistan, l’identité et la vie privée de Jawaharlal Nehru, de Mahatma Gandhi et de Mohammed Ali Jinnah, l’état d’urgence dans les années soixante-dix, le rapport entre l’Inde et la Chine, le rapport entre le régime soviétique et l’Inde, la question du Cachemire, entre autres, se trouvent dans la deuxième catégorie. Dans la troisième catégorie se trouvent la politique d’enseignement et de généralisation de l’histoire de l’Inde, les conversions religieuses forcées, les conflits intercommunautaires, surtout entre les musulmans et les hindous depuis le septième siècle.

Dans la troisième partie, appelée Le fondamentalisme religieux, nous mettons en évidence les raisons pour lesquelles certaines œuvres portant préjudice à l’harmonie communautaire furent caviardées. Le Râmâyanâ de Valmiki est un classique parmi les épopées hindoues. Ce chef- d’œuvre sanscrit en versets fait partie intégrante du patrimoine du pays et représente l’élément constitutif de l’imagination collective culturelle dharmique. Mais, au vingtième siècle, cette œuvre fait l’objet de disputes qui sont souvent le résultat d’une déconstruction peu légitime, ce qui fait que l’œuvre est souvent lue à des fins politiques et non spirituelles. La politisation des croyances religieuses ne se limite pas aux mythes de la majorité hindoue. En 2006, le ministre de l’éducation de l’État de Nagaland, Imkong. L. Imchen, de la région reconnue comme la pépinière des baptistes au nord-est du pays, demande le bannissement du film The Da Vinci Code, arguant que le film porte atteinte aux sentiments religieux des chrétiens qui représentent près de 6% de la population indienne. Mais l’ouvrage qui fait de l’esclandre à l’échelle mondiale, même de nos jours, est l’œuvre maîtresse de Salman Rushdie, à savoir Les Versets sataniques. La créativité artistique est bafouée dans un pays dit « libre » le 5 octobre 1988 quand l’Inde, le premier pays 14 non musulman à caviarder le livre, décide de proscrire l’ouvrage, avant même les pays musulmans. Nous disons que les fondamentalistes, de par la censure, ne visent que le pouvoir, coûte que coûte, car ils savent que leur existence est menacée si la vérité finit par se savoir.

La quatrième partie, intitulée Le sexe et l’obscénité, porte sur la censure relative à la représentation du sexe et de l’obscénité. Le totalitarisme ne se cantonne pas aux affaires de la . Le contrôle de la pensée s’étend aussi bien à tout ce qui va à l’encontre de la décence et de la moralité. Au pays du Kâmasûtra, la sexualité, à l’ère védique, était un aspect vital qui faisait l’objet d’une étude légitime. De nos jours, on ne peut pas avoir un discours ouvert à ce propos en grande partie à cause des valeurs morales étrangères importées du Moyen-Orient et de l’Europe.

Dans la vision dharmique, l’assouvissement du kâma, ou les plaisirs sensuels, demeure un des quatre principaux objectifs de l’existence humaine, les trois autres étant le dharma, ou la vie éthique, l’artha, ou l’accumulation de la richesse, et le moksā. Au treizième siècle, les Turcs envahissent la tradition dharmique. Les musulmans qui découvrent la civilisation hindoue sont abasourdis par le niveau d’avancement scientifique et moral et outrés par la liberté sexuelle des hindoues. Le calvaire de la tradition hindoue ne semble pas tirer à sa fin même après la dissolution de l’empire islamique. La destruction intellectuelle commence à partir de l’arrivée des missionnaires portugais, italiens, allemands et, enfin et surtout, anglais.

Les Indologues de l’époque, tels que Hegel et Max Müller ne pouvaient pas accepter que les Hindous bruns aient été en avance sur les plans spirituel, moral, intellectuel, économique, philosophique et littéraire par rapport aux Européens blancs. La mise en application des valeurs éthiques non dharmiques fait aborder le sexe en tant que fruit défendu et en tant qu’acte honteux et avilissant, et cela demeure vrai théoriquement même de nos jours. Les hindous laïcs formés dans des traditions non dharmiques ont honte de leurs ancêtres immoraux. Ainsi, selon ces individus, seules la moralité, la chasteté, la modestie peuvent les aider à mener une vie juste. Par conséquent, toute représentation, tout débat portant sur la sexualité est interdit.

Dans la cinquième partie, appelée Le négationnisme, nous parlons de la censure qui prend la forme du négationnisme de l’histoire. La censure intellectuelle, telle que nous la concevons, vise à nier, au nom de la laïcité, les événements historiques pour ne pas offenser les minorités ethniques, religieuses et linguistiques. Du point de vue occidental, le négationnisme fait 15 essentiellement référence à la négation de la Shoah. En Inde, le négationnisme prend la forme de la dissimulation de l’histoire de la persécution des hindous pendant l’invasion musulmane qui commence par l’invasion turque et dure tout au long de l’empire moghol.

Toute étude portant sur l’invasion musulmane et les inquisitions est interdite. Comme les musulmans sont la plus grande minorité d’Inde, l’intelligentsia hindoue à tendance marxiste tente de bannir toute étude qui porte sur l’histoire des invasions musulmanes. Par conséquent, la plupart des historiens, politiciens et journalistes nient tout conflit entre les hindous et les musulmans, en majeure partie par ignorance du sujet. La censure prend la forme d’une réécriture de l’histoire en présentant une version blanchie qui représente l’amitié inventée entre les hindous et les envahisseurs musulmans. La conséquence directe de l’orientation négationniste du gouvernement de l’Inde vis-à-vis de la politique religieuse est la volonté de passer au caviar des livres qui portent un regard critique sur l’Islam, sur l’ordre d’un imam ou d’un homme politique musulman.

Le troisième chapitre, intitulé Phénoménologie moniste du traduire, se compose de dix parties. Dans la première partie intitulée Pratyabhijñā, ou la doctrine de la reconnaissance, nous définissons la nature du Soi et de la conscience en nous inspirant de la philosophie shivaïte, appelée Pratyabhijñā. Selon les tenants de cette école, l’individu, appelé Shiva, est de nature divine. Mais il oublie sa vraie nature et s’identifie au mécanisme psychophysique, ce qui donne naissance à la dualité et, par conséquent, à la confusion. Les enseignements de la Pratyabhijñā visent à aider l’individu à reconnaître sa vraie nature et à lui montrer la vérité, c’est-à-dire qu’il est nul autre que Shiva lui-même. En conséquence, la reconnaissance consiste à prendre conscience de l’objet à titre de telle ou telle chose en se servant de la langue et des conventions sémantiques stockées dans la mémoire, et à unir ce qui est apparu dans le passé avec ce qui se manifeste dans le présent. C’est une cognition qui se réfère à un objet qui est perceptible. L’individu atteint l’objet en unifiant ses expériences vécues. Pour que l’individu comprenne et unifie les vécus actuels et passés, il faut que la conscience ait comme siège le Soi qui, en tant que véhicule, aide à la reconnaissance de soi-même en jetant de la lumière sur l’objet, et en prenant conscience de l’affect de la lumière que dégage l’objet. C’est la capacité de jeter de la lumière et de ressentir la lumière dégagée par l’objet qui transforme l’être ordinaire en un être sensible et qui le différencie de l’objet. Même s’il faut détruire toutes les impressions et les expériences, le Soi restera immuable. Ainsi, il faut accepter la nature permanente et indestructible du Soi. 16

Dans la deuxième partie, nommée La philosophie shivaïte du langage, nous parlons du lien entre le langage et la conscience et comment le langage aide à prendre connaissance de la réalité externe. Le Soi, selon Abhinavagupta, est en mesure de comprendre et d’articuler son expérience grâce au langage. Lorsque l’individu entre en contact avec l’objet, la lumière que dégage l’objet a un effet sentimental sur la conscience de l’individu. Ces impressions émotives sont canalisées par le langage préverbal, par le murmure interne qui enchaîne la pure conscience de Soi aux langages conventionnels. Ainsi, nous pensons que si la conscience n’était pas de nature linguistique, nous ne serions pas en mesure d’expliquer l’essence de nos expériences, et pourquoi nous avons conscience de sentir, de percevoir, de comprendre, de déduire, de reconnaître, et de désirer. Cette parole agit chez les êtres ordinaires aussi bien de façon interne qu’externe. Par conséquent, l’intuition, la pensée, la parole et la perception sont inséparables. Ce qui les distingue, c’est uniquement le degré d’illumination de la lumière-en-soi déjà présente.

Dans la troisième partie, appelée La métaphysique du mot et le holisme cognitif de Bhartrhari, nous nous fondons sur l’œuvre de Bhartrhari, intitulée Vākyapādiyā, pour mieux comprendre comment la langue aide à comprendre la réalité. Selon lui, l’existence au niveau empirique se définit par quatre concepts clés, à savoir la conscience, la conceptualisation, la reconnaissance de l’existence des objets et le changement. Ainsi, nous sommes en mesure de prendre conscience des objets qui nous entourent non seulement parce que nous les percevons, mais aussi parce que nous avons la capacité de les subsumer sous des noms et des formes. Partant, on ne peut pas concevoir en l’absence de mots. Si nous enlevons le contenu linguistique à la perception, il n’y a plus de perception digne de ce nom. La conscience ne dépasse guère les mots; avoir conscience, c’est avoir conscience des mots qui « représentent » les contenus perceptibles.

Dans la quatrième partie, intitulée La compréhension du sens contextuel en linguistique occidentale et en linguistique indienne, nous tentons de comprendre la nature de la compréhension du sens contextuel du point de vue des théories linguistiques hindoues et occidentales. Selon Nida, il faut comprendre non seulement le sens dénotatif qu’il appelle « numérique » et le sens connotatif qu’il appelle « analogique », mais aussi le sens référentiel qui repose sur les concepts qui sous-tendent ces deux sens pour comprendre le sens intégral. Selon Newmark, en sus de comprendre les sens dénotatif et connotatif, il faut également comprendre les sentiments qu’évoquent les deux sens. D’après Seleskovitch, le traducteur arrive à comprendre le sens contextuel en se fondant sur sa compréhension des sons, du sens syntaxique 17 et du sémantisme de l’énoncé. En outre, les mots porteurs de sens renvoient aux autres idées qui dépendent du bagage cognitif du lecteur. À la différence des penseurs occidentaux, Anandavardana souligne l’importance de comprendre non seulement les sens dénotatif et indicatif pour saisir le sens syntaxique, mais aussi le sens suggestif et le délice esthétique pour comprendre le contenu affectif et pour jouir de la beauté qui en découle.

Dans la cinquième partie, nommée L’allusion en poétique tamoule et sanscrite, nous nous concentrons sur la technique de la suggestion en poétique tamoule et sanscrite. La suggestion fait partie intégrante de la poétique hindoue qui recouvre toutes les traditions littéraires originaires du sous-continent indien. La littérature tamoule classique, appelée littérature sannegamme (சங்ெம்), fut composée entre le IIIe siècle et le IVe siècle av. J.-C. La poésie sannegamme se divise en deux genres selon le contexte exégétique, notamment agamme (அெம்) et pouramme (ꯁறம்). On trouve l’utilisation répandue du sens suggestif dans des poèmes agamme qui portent sur la vie familiale et conjugale. Le sens suggestif, appelé iraïtchie (இதறச்சி) est le sens implicite que l’auteur communique en se servant des outils poétiques tels que le paysage littéraire, appelé thinaïe

(ைிதை), et la métaphore implicite, appelée oullouraïe ouvamame (உள்쿁தற உவமம்). L’auteur, en usant du paysage et des métaphores, communique un sens plus étendu que le sens conventionnel.

En ce qui concerne la réponse esthétique, le délice esthétique, appelé rasa dans la tradition sanscrite, s’appelle méïppādoue (கமய்ப்ொ翁) dans la tradition tamoule. Le sens suggestif, appelé dhvani en sanscrit, s’appelle iraïtchie en tamoul. Ce dernier, qui signifie littéralement « chair », aide à communiquer le sens suggestif par le biais des éléments physiques tels que la flore et la faune. Dans les deux traditions, les lecteurs doivent avoir une assez bonne connaissance des systèmes sémiotiques pour comprendre les sens explicites et implicites, ce qui nécessite un certain niveau d’éducation et de sophistication.

Dans la sixième partie, appelée Qu’est-ce que le sens contextuel, le sens suggestif et le délice esthétique ?, nous nous appuyons sur l’œuvre d’Anandavardana, à savoir la Dhvanyaloka, pour mieux saisir l’importance du sens contextuel, du sens suggestif et du délice esthétique en traduction littéraire. La théorie du sens suggestif fut proposée pour la première fois en poétique sanscrite par Anandavardana, un philosophe shivaïte du IXe siècle. Il s’inspire de la Natyasāstrā (traité sur la danse classique hindoue) écrite par Bhāratamounie au IVe siècle av. J.-C., pour proposer la théorie du sens suggestif, appelé dhvani.

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Selon Anandavardana, il y a quatre différents types de sens, à savoir les sens dénotatif, syntaxique, indicatif et suggestif. La dénotation se réfère à la capacité d’un mot de faire référence à un objet sans l’interférence du sens secondaire du mot. C’est-à-dire que le sens dénotatif du mot, appelé abhidā, se rapporte au sens primaire du mot. Bien qu’un mot puisse avoir plusieurs sens, la puissance dénotative se limite au sens le plus reconnu du mot. La puissance dénotative n’a pas de capacité de faire référence au sens indicatif, car elle s’épuise une fois qu’elle fait référence à l’objet reconnu conventionnellement comme le référent primaire.

C’est le sens syntaxique, appelé tātparyā, qui aide à comprendre la spécificité et le sens secondaire des mots individuels et qui aboutit à la cognition de la métonymie et de la métaphore. La puissance syntaxique des mots est ce qui donne naissance au sens fusionnel des mots individuels. La puissance dénotative des mots peut faire référence à un sens non reconnu sans perdre la force du sens reconnu. Cette puissance s’appelle la puissance indicative, ou gunavritti. Cette dernière se divise en deux types, à savoir la métaphore, ou oupacāra, et la métonymie, ou laksanā. Pour qu’il y ait indication, il faut que les trois conditions suivantes soient présentes : l’incompatibilité du sens principal dans le contexte; le rapport de similarité ou d’opposition entre les référents primaires et secondaires dans le cas de la métaphore; le rapport de proximité dans le cas de la métonymie; l’intention du locuteur qui justifie le transfert du sens entendu au sens non entendu.

D’après Ananda, c’est le sens suggestif, appelé dhvani, qui aide à comprendre le contenu affectif de la métaphore, car cette dernière perd la puissance une fois que le lecteur établit le rapport de similarité ou de différence dans la compatibilité des sens dénotatifs et syntaxiques. Selon lui, comme les sens métaphoriques et syntaxiques doivent leur pertinence au sens dénotatif, ces deux sens n’aident pas à communiquer l’émotion, car cette dernière s’exprime de façon indirecte. D’ailleurs, on ne fait pas de comparaison juste pour communiquer le message. Il y a le contenu affectif que le locuteur ne veut pas communiquer directement par le biais du sens dénotatif. En effet, c’est par la suggestion, appelée vyangyā, que l’on peut communiquer l’émotion une fois que la métaphore perd sa puissance sémantique. Et il y a certains types de suggestion qui engendre la jouissance appelée délice esthétique, ou rasa, chez le lecteur. Le délice est une expérience affective propre au lecteur qui se réalise grâce à l’interaction des facteurs objectifs tels que le déterminant, appelé vibhāvā, les changements mimétiques, appelés anoubhāvā, les émotions fugaces, appelées vyabhicāribhāvā, et des facteurs subjectifs tels que les émotions de 19 base, appelées stāyibhāvā. Selon Abhinavagupta, la suggestion qui mène au délice, appelée rasadhvani, est l’essence même de la littérature, ou kāvya.

Dans la septième partie, intitulée Anvitābhidāna (contextualité) ou Abhihitānvayā (compositionnalité) ?, nous nous attardons à la question de savoir comment le lecteur-traducteur construit le sens contextuel. Nous nous demandons, à l’instar des tenants de l’école d’herméneutique, appelée Pūrva-Mīmāmsā, si la construction du sens se fait au niveau des mots individuels, ou au niveau de la phrase, ou encore au niveau du paragraphe. Selon les tenants de l’école d’herméneutique, il y a deux principes de compréhension verbale. D’après les tenants de l’école Prabhākarā, c’est la phrase qui fait valoir le sens des mots individuels, car c’est le contexte que l’on comprend à la fin de la phrase qui donne le sens exact des mots individuels. Ce principe de la primauté du sens phrastique s’appelle Anvitābhidāna en linguistique hindoue et contextualité ou principe de Frege en linguistique occidentale.

Par contre, selon les tenants de l’école Bhattā, les mots font référence uniquement au sens associé; c’est ce sens qui sert à unir les autres mots dans la phrase. Ce principe de primauté des mots s’appelle Abhihitānvayā en linguistique hindoue et compositionnalité en linguistique occidentale. Nous disons d’après les tenants de l’école Bhattā que le sens phrastique, aussi appelé sens contextuel, est une concaténation de sens individuels exprimés par les mots individuels. En entendant une phrase, le lecteur-traducteur prend conscience du sens, dans un premier temps, des mots individuels, l’un après l’autre. Puis il restitue le sens phrastique selon trois facteurs, à savoir la corrélation, ou ākānksā, la compatibilité, ou yogyatā, et la contiguïté, ou āsatti.

Dans la huitième partie, nommée La sémantique sérielle des sens, nous essayons de comprendre comment le rythme, tel que le conçoit Henri Meschonnic, pourrait aider à comprendre l’écoulement des émotions contenues dans le texte. Selon Meschonnic, pour mieux comprendre la sémantique sérielle du faire des mots, il faut une sémantique sans sémiotique, car le signe linguistique ne mène qu’au binarisme et fait aborder le texte en tant que texte de départ et texte d’arrivée, alors qu’il n’y a que le texte à traduire. Ainsi, il n’y a pas de problème de traduction. Il n’y a pas d’intraduisible. Il y a seulement le problème de la théorie du langage qui est à l’œuvre dans l’acte de traduire, qu’on le sache ou non. Le résultat de cette activité est un produit qui varie en fonction de cette théorie, de telle sorte que toute traduction, avant même de montrer ce qui

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éventuellement reste de ce qu’elle avait à traduire, montre d’abord sa représentation du langage, et sa représentation de la chose nommée littérature ou poésie. Tout le problème consiste donc à reconnaître quelle représentation du langage est à l’œuvre. C’est ce qui est en jeu selon le résultat visé. C’est le binarisme absolutiste qui contraint le traducteur à aborder le langage dans les termes du signe, au sens linguistique, c’est-à-dire du discontinu entre signifié et signifiant, dans les termes de la langue, avec pour unité le mot, et pour seule attention l’attention au sens, car le signe ne connaît rien d’autre.

Dans la neuvième partie, appelée Émotion, délice esthétique et beauté en littérature, nous faisons une étude comparative qui porte sur la façon dont les penseurs occidentaux tels que pseudo- Longin, I. A. Richards et L. Jolicœur conçoivent la beauté et la jouissance et comment leur conception diffère de celle des penseurs hindous tels qu’Abhinavagupta, Bhoja et V. K. Chari.

Dans la dixième partie de ce chapitre, intitulée Pertinence de la doctrine de la reconnaissance et de la théorie du sens suggestif par rapport à la traduction littéraire, nous parlons de l’importance de reconnaître la nature indestructible du Soi du traducteur, de prendre en compte le rôle de la conscience dans la compréhension, qui se définit par le savoir et par l’action, et de prendre conscience du rôle de la liberté et du désir dans le processus exégétique. Nous pensons que tout au long du processus herméneutique, c’est la langue qui sert de moyen pour canaliser le contenu émotif. Nous disons que la parole pré-énonciative est d’ordre traductif et que la parole énonciative est d’ordre linguistique. D’abord, nous nous posons la question de savoir s’il faut traduire l’intention, l’effet ou plutôt l’émotion. Nous expliquons l’importance de l’intuition dans la compréhension de l’intention de l’auteur. Nous démontrons ensuite comment la langue sert d’intermédiaire dans l’acheminement du sens universel vers le sens contextuel, après quoi, nous expliquons comment le sens contextuel se comprend à la fois à l’aide des sens individuel et phrastique. Enfin, nous mettons en évidence la raison pour laquelle il faut privilégier les œuvres qui contiennent le sens suggestif, car nous sommes d’avis que les sens dénotatif et indicatif ne sont pas seuls à contribuer à la beauté du texte. Il faut le sens suggestif pour communiquer l’émotion qui mène à la beauté.

Dans le quatrième chapitre, intitulé Lecture moniste de la traduction tamoule de l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle, qui se divise en quatre parties, nous nous servons des concepts exposés ci-dessus pour comprendre comment les omissions nuisent à la compréhension de

21 l’intention de l’auteur. D’abord, nous tentons de comprendre comment les traducteurs se servent des procédés de traduction tels que conçus par J.-P. Vinay et J. Darbelnet pour reproduire les différents types de sens suggestif. Puis, nous analysons les mauvaises traductions avant d’aborder les omissions. Enfin, nous démontrons comment les omissions n’aident pas à comprendre les facteurs objectifs tels que le déterminant, les changements mimétiques et les émotions fugaces, ainsi que les facteurs subjectifs tels que l’émotion de base.

Dans la première partie, nommée L’interprétation dharmique et l’herméneutique analogique, nous expliquons pourquoi les omissions servent d’obstacle à l’interprétation dharmique du texte. Nous disons que l’interprétation dharmique se fonde sur l’herméneutique analogique selon laquelle le traducteur doit tenter de privilégier l’unité intégrale et non l’unité synthétique. Car l’approche empiriste qui se base sur la logique binaire ne prend pas en compte l’aspect qui unit l’universel et le relationnel, et le vrai et le faux. C’est-à-dire que cette façon d’aborder l’exégèse du texte littéraire ne mène qu’aux conflits, car il n’existe pas de lien entre les prémisses. En adoptant l’approche dharmique, le traducteur s’efforce de trouver la correspondance entre deux propositions. Ceci lui permet de faire l’analyse analogique, aussi appelée analyse située non située, ce qui l’aide à trouver le centre herméneutique que nous dénommons le centrisme.

Dans la deuxième partie, appelée Contextualité ou compositionnalité, nous mettons en évidence les raisons pour lesquelles les omissions ne facilitent pas la compréhension et la construction de la corrélation, de la compatibilité et de la contiguïté et, par conséquent, obstruent la formation du sens contextuel. Nous postulons à l’instar d’Abhinavagupta que c’est la compositionnalité qui aide à former le sens phrastique, car l’auditeur, en l’occurrence le traducteur, établit le lien entre les mots individuels et, par la suite, délimite le sens individuel des mots en se fondant sur leur rapport avec le contexte. Le lecteur-traducteur vérifie la corrélation, la compatibilité entre les mots individuels, et la contiguïté entre les phrases. Une fois que le lecteur-traducteur construit le sens phrastique contextuel, c’est la contextualité qui aide à la compréhension et à l’appropriation des facteurs subjectifs, car le délice est ressenti au niveau de la phrase et non au niveau des mots.

Dans la troisième partie, intitulée Le rapport entre le sens contextuel et le rythme, nous mettons en exergue l’importance de comprendre le rapport entre le sens contextuel et le rythme. Nous analysons les raisons pour lesquelles les omissions posent problème à la bonne compréhension du rythme. Bien que nous nous inspirions du concept de rythme tel que conçu par Meschonnic,

22 nous postulons que le sens communiqué par la dénotation représente le creux du rythme, que le sens communiqué par la suggestion représente la crête, et que le sens véhiculé par la métaphore et par la métonymie se trouve à mi-chemin entre les deux.

Par conséquent, nous sommes d’avis que l’effet engendré par le sens suggestif est qualitativement différent de celui qui découle du sens dénotatif, car le rythme ne suit pas un cheminement constant et cadencé tel un fleuve. En outre, nous avançons l’hypothèse selon laquelle la perception de la beauté dépend de l’association entre le signe et le référent, et du sens qui en découle. Nous sommes d’avis que plus l’écart entre le signe et le référent est grand, plus forte sera l’intensité d’affect chez le lecteur et, par conséquent, plus nettes seront la perception et la jouissance de la beauté. Nous démontrons, exemples à l’appui, comment les omissions n’aident pas à comprendre le flux et le reflux du rythme des sens, et à en jouir.

Par la suite, nous exposons le rapport entre le rythme, le délice et la beauté. Nous sommes d’avis que le rythme joue un rôle prépondérant dans la communication des émotions fugaces et dans l’éveil de l’émotion de base en l’absence de laquelle il n’y aura pas de perception du délice et de la beauté. Nous démontrons pourquoi les omissions tendent des embûches quant à la compréhension du rapport entre le rythme des sens et l’éveil du délice, et à l’unification du délice et la perception de la beauté.

Dans la quatrième partie, appelée Vers une beauté éthique, nous montrons comment la beauté influe sur l’acceptabilité du texte du point de vue de l’éthique dharmique. Nous disons que le dilemme éthique surgit lorsqu’il y a un conflit entre deux impératifs moraux. Le conflit pourrait découler d’une non-concordance entre un impératif universel et un impératif relatif ou entre deux impératifs universaux ou encore entre deux impératifs relatifs. Nous expliquons à l’aide d’exemples comment les omissions n’aident pas à comprendre le dilemme éthique résultant des conflits entre les différents impératifs moraux et à juger l’acceptabilité du texte du point de vue de l’éthique dharmique.

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Chapitre 1 : La traduction au Tamil Nadu

1.1 La tradition de traduction au Tamil Nadu

La traduction a une longue histoire au Tamil Nadu. On trouve les premières notions de traduction dans la Tolkāppiyame, un ouvrage sur la grammaire tamoule écrit par Tolkāppiyare au IIIe siècle av. J.-C7. Tolkāppiyare distingue deux types d’œuvre, à savoir l’œuvre originale, appelée mouthale, et l’œuvre adaptée, appelée valie. L’œuvre adaptée se divise à son tour en quatre types : la paraphrase, l’extension, l’abrègement et la traduction8. Selon lui, les emprunts lexicaux qui proviennent des langues étrangères jouent un rôle décisif dans l’épanouissement de la langue qui les reçoit. Partant, il faut s’en servir pour traduire les mots qui n’ont pas d’équivalents dans la langue cible, car on ne saurait empêcher l’entrée des emprunts dans une langue en constante évolution. Il faut cependant se méfier de l’omniprésence d’emprunts, car ceux-ci peuvent nuire à la vitalité de la langue (Tolkāppiyare9 cité dans Sivakami, 2004).

Pour y remédier, Tolkāppiyare préconise la technique de la transcréation qui consiste à créer des équivalents qui correspondent à la réalité locale afin de limiter l’influence des langues étrangères. En ce qui touche le sujet d'emprunts en traduction, Tolkāppiyare prône la modération. Selon S. Sivakami, ancienne professeure de traduction à l’International Institute of Tamil Studies (IITS), Tolkāppiyare entend par langues étrangères le pâli, le sanscrit et plus tard les langues prâkrit qui exercent une influence considérable sur les langues dravidiennes (Sivakami, 2004, p. 37). La toute première adaptation est le Pérounkathaï, qui date du VIe siècle apr. J.-C., réalisée par Kongouvélālare, qui l’adapte de l’œuvre sanscrite intitulée Ouditōdaya kāvya (U. V. Swaminatha Iyer10, 1958 cité par Sivakami, 2004). Au IXe siècle, une des plus grandes adaptations est le Cīvaka cinthāmanī, accomplie par Thiroutakka Thévare. Il convient de noter

7 S Sivakami : La traduction en tamoul (கமாழிகெயர்ப்ꯁத் ைமிழ்), Chennai, International Institute of Tamil Studies, 2004. 8 Tolkāppiyare entend par l’adaptation, la transcréation qui est la vernacularisation de l’œuvre originale conforme au génie de la langue d’arrivée et aux mœurs et coutumes de la société réceptrice. La traduction, en général, correspond à la traduction littérale dans laquelle l’œuvre est reproduite selon les normes qui régissent la langue de départ. Ainsi, la traduction, selon Tolkappiyare, est la réécriture mot à mot de l’œuvre originale. Ce n’est pas une adaptation ni un abrègement ni une extension. Bref, la réécriture qui est fidèle à l’auteur s’appelle la traduction et celle qui est fidèle au lecteur s’appelle la transcréation (Tolkappiyare cité dans Sivakami, 2004, p. 36). 9 Tolkāppiyar: Tolkāppiyam : Eluttatikaram and Porulathikaram, Vol. I & II, Translated by P S Subramania Sastry, Chennai, Kuppuswamy Sastri Research Institute, 1999. 10 U V Swaminatha Iyer: En Carittiram (Mon histoire), Abridged by K V Jagannathan, Chennai, Tyagaraja Vilasam, 1958. 25 que cette œuvre est l’une des cinq grandes épopées tamoules, les quatre autres étant le Silappathikārame, le Manimégalaïe, le Valayāpathie et le Koundalakésie. En effet, la plupart des traductions vers le tamoul sont réalisées à partir d’œuvres sanscrites.

Au XIIe siècle, Kambā traduit le Râmâyanâ de Valmiki vers le tamoul. La traduction qui s’intitule le Rāmāvatārame est souvent citée comme l’exemple classique de la transcréation, car Kambā modifie considérablement les noms des personnages principaux et des lieux pour mieux représenter la couleur locale. Quoique la première traduction tamoule de la deuxième grande épopée hindoue, le Mahābhāratā, remonte au VIIe siècle, ce n’est qu’au XIVe siècle que Villépouthālvare le traduit intégralement vers le tamoul (Sivakami, 2004, p. 48).

À la même époque, Nachiappa Sivāchāri traduit le Skandapourānā vers le tamoul. L’œuvre se divise en six chapitres et contient plus de 10 345 chants. Au XVe siècle, le Shripourāname est traduit vers le maniepravālame, une langue hybride médiévale composée de tamoul et de sanscrit, mais on ne connaît pas le nom du traducteur. Le Shripourāname est la traduction du Pourvapourānā et de l’Outtirapourānā composé en sanscrit par Parameshwara et par son disciple Gounabhadra. En 1774, le missionnaire allemand Johann Philipp Fabricius traduit la Bible vers le tamoul. Selon la professeure Sivakami, c'était la première fois que la Bible était traduite vers une langue indienne (ibid., p. 67).

Avec l’arrivée des Anglais, la traduction est attribuée un rôle sans précédent dans l’histoire de la production littéraire tamoule. La croissance économique et industrielle fait que la traduction devient le support officiel pour communiquer et pour généraliser les idées au sein du peuple tamoul. Au cours d’une période d’un peu moins de trente ans, de 1869 à 1893, toutes les œuvres de Shakespeare sont traduites vers le tamoul par V. Viswanatha Pillaï et plus tard par Natésa Sāstrie.

L’intérêt pour les œuvres étrangères n’annonce pas la rupture de contact avec d’autres langues indiennes. En effet, les plus grandes pièces de théâtre de l’époque en d’autres langues indiennes sont traduites vers le tamoul. À titre d’exemple, pendant la période de 1874 à 1887, le Raghouvamsā et l’Abhijñanashākountalame de Kālidāsa ainsi que le Mālavikāgnmithrame, le Méghadoutā et le Rathnāvalie de Harshavardana sont adaptés en tamoul (ibid., p. 71). C’est à l’aube du XXe siècle que la traduction d’œuvres étrangères ainsi que d’œuvres indiennes vers le

26 tamoul prend de la vigueur. Selon Valarmathi11, professeure de traduction à l’International Institute of Tamil Studies, la traduction d’œuvres étrangères contribue énormément à l’enrichissement de la littérature tamoule et indienne, de façon globale, car c’est grâce à la traduction que les nouveaux genres littéraires tels que le roman et la nouvelle deviennent populaires chez les écrivains indiens.

1.2 Les grands traducteurs d’œuvres étrangères et indiennes

En 1920, K. Venkatram Iyer traduit l’Iliade d’Homère vers le tamoul. Quelques années plus tard, A. Sinegaravélou traduit l’Odyssée. Dans les années quarante, l’écrivain Swaminatha Sharma traduit de l’anglais La République de Platon, Du contrat social de Jean Jacques Rousseau, Devoirs de l’Homme de Giuseppe Mazzini, The Liberty of Man, Woman and Child de Robert Green Ingersoll et un recueil de dix-huit conférences de Sun Yat-sen (Valarmathi, 2010, pp. 52- 84).

L’écrivain tamoul S. Virouthachalame, dont le nom de plume est Poudoumaïpithane, traduit de l’anglais Frankenstein de l’écrivaine Mary Shelley, The Cask of Amontillado d’Edgar Allan Poe, Markheim de Robert Louis Stevenson et les nouvelles de Guy de Maupassant, notamment L’Infirme, La Peur, Ce Cochon de Morin, La Main d’écorché et La Tombe (ibid., pp. 103-127).

K. Appadurai traduit de l’anglais Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, Essays of Elia de Charles Lamb, Letters of Horace Walpole d’Horace Walpole, Men and Systems de James Allen, Don Quixote de Miguel de Cervantes, Far from the Madding Crowd, The Return of the Native et Under the Greenwood Tree de Thomas Hardy, et The Dravidian Elements in Indian Culture de Gilbert Slater (ibid., pp. 127-156).

K. N. Subramaniam, connu sous l’acronyme de Ka. Na. Sou., traduit de l’anglais les œuvres d’écrivains détenteurs du Prix Nobel tels que L’Éveil de la glèbe et La Faim de l’écrivain norvégien Knut Hamsun, Barabbas de l’écrivain suédois Pär Lagerkvist, L’Étranger d’Albert Camus et Flowering Judas de Katherine Anne Porter. L’écrivain R. Rangaswamy, dont le nom de plume est Mazzini, traduit de l’anglais Écrit sous la potence de l’écrivain tchèque Julius Fučik et Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (Valarmathi, 2010, pp. 212-236).

11 V Valarmathi: Les pionniers de la traduction en tamoul (ைமிழ் கமாழிகெயர்ப்ꯁ 믁ன்ன ா羿ெள்), Chennai, International Institute of Tamil Studies, 2010. 27

R. Krishnaiah traduit de l’anglais Le Musicien aveugle de Vladimir Korolenko, Résurrection de Léon Tolstoï, Beau-fils de Vladimir Tendryakov, Les Nuits Blanches de Fiodor Dostoïevski, L’État et la Révolution de Vladimir Ilitch Oulianov « Lénine », L’Art et la vie sociale de Gueorgui Plekhanov et Ten Days that Shook the World de John « Jack » Silas Reed. N. Dharmarajan traduit de l’anglais La Fille du capitaine d’Alexandre Pouchkine et Contes D’Italie de Maxime Gorki (ibid., pp. 333-355). Nous pouvons constater que, de façon générale, l’anglais sert de langue source et de langue filtre dans la traduction d’œuvres étrangères vers le tamoul.

Quant à la traduction d’œuvres indiennes vers le tamoul, T. N. Kumaraswamy traduit du bengali Taruner Swapna et Noduner Patha de Subhash Chandra Bose, sept nouvelles de Bankhim Chandra Chattopadhyay, notamment Bishabriksha, Anandamath, Krishnakanter Will, Durgeshnandini et Kapalkundala. T. N. Kumaraswamy traduit également Dena Paona et Swami de Sarat Chandra Chattopadhyay; Aagun, Arogya Niketan et Raikamal de Tarasankar Bandyopadhyay; Gora, Nastanirh et Chokher Bali de Rabindranath Thakur; Putul Nacher Itikatha de Manik Bandyopadhyay; Kinu Goalar Gali de Santosh Kumar Ghosh; et Dhruba du célèbre historien Rakhaldas Bandyopadhyay. Son frère T. N. Senapathy traduit du bengali Adarsha Hindu Hotel et Aranyak de Bhibutibushan Bandyopadhyay et les romans les plus célèbres de Rabindranath Thakur (ibid., pp. 156-185).

A. K. Jayaraman traduit toutes les œuvres de l’écrivain bengali Sarat Chandra Chattopadhyay. K. S. Srinivasachariar traduit du marâthî Kraunchwadh, Rikāmā Devhara, Ashru et Yayati de Vishnu Sakharam Khandekar, et Bhagwan Buddha du spécialiste du bouddhisme Dharmananda Damodar Kosambi (ibid., pp. 185-212).

R. Veezhinathan traduit de l’hindi Gaban de Munshi Premchand, Chitralekha de Bhagwati Charan Verma, Bouddha Dharma Darshan d’Acharya Narendra Deva et Khadi ki Kahani de Vittaldas Jerajani; du gujarâtî, Badralala et Kokila de Ramanlal Vasantlal Desai, Inspector Roy de Kanayalal Maneklal Munshi; et de l’odia, Matir Manish de Kalindi Charan Panigrahi. R. Veezhinathan traduit aussi les œuvres tamoules d’écrivains connus tels que Kalki, Jayakanthan et C. Rajagopalachariar vers l’hindi (ibid., pp. 317-333).

Saraswathi Ramnath traduit de l’hindi Raag Darbari de Sri Lal Sukla; du gujarâtî, Jayadev, Gujarathno Nath et Jay Somnath de K. M. Munshi; du marâthî, Devdashi de Balakrishna

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Bhagwant Borkar; et un recueil de poèmes en hindi présenté par le célèbre écrivain Bhishma Sahni (Valarmathi, 2010, pp. 355-370).

M. K. Jagannatha Raja traduit du télougou Kanyasulkam de Gurajada Venkata Apparao et Amuktha Malyada composé par le célèbre empereur Krishnadevarāya, qui décrit l’histoire de la sainte Āndale de la secte Ālware du VIIIe siècle; du sanscrit, Naganandam du Roi Harshavardhana, Kundamāla de Dignaga ainsi que Auchitya Vichara Sarcha du poète Ksemendra; et du pâli, les œuvres philosophiques bouddhistes telles que Vignāpti Mātrata Siddhi, Udhānā et Tripītakā. (ibid., pp. 370-395).

1.3 L’activité traduisante selon les traducteurs tamouls

En ce qui concerne les méthodes de traduction adoptées par les traducteurs de l’époque antique, il existe très peu de sources qui les décrivent de façon explicite. Parmi les écrivains-traducteurs de cette époque, Tolkāppiyare parle de l’importance d’adapter le texte à traduire pour mieux convenir à la culture réceptrice. Selon lui, il faut suivre l’original mot à mot sur le plan du contenu. Au cas où le traducteur se trouve dans l’impossibilité de trouver l’équivalent exact, il peut se servir d’emprunts. Il faut faire en sorte que les emprunts provenant des langues nordiques soient adaptés pour mieux convenir à la réalité tamoule. Il faut aussi s’assurer que l’utilisation des emprunts ne nuit pas à la vitalité de la langue tamoule (Tolkāppiyare12 cité dans Sivakami, 2004, pp. 34-36).

Comme nous mentionnions plus haut, l’œuvre adaptée que Tolkāppiyare dénomme le valie doit porter le reflet de la culture tamoule. Plus tard dans l’histoire de la production littéraire tamoule, nous observons que les traducteurs privilégient toujours l’adaptation contre la traduction littérale, appelée chāya, ou l’ombre, dans la tradition sanscrite. En effet, deux des cinq grandes épopées tamoules sont des adaptations, à savoir le Koundalakési et le Cīvaka cinthāmanī qui appartiennent au Ve siècle et au IXe siècle apr. J.-C. respectivement. En ce qui concerne l’importance de la transcréation comme méthode de traduction, comme mentionné ci-dessus, l’adaptation tamoule du Râmâyanâ est populaire au sein du peuple tamoul même de nos jours qu’on la cite souvent comme l’exemple classique de la transcréation. Cette dernière est, en termes simples, une adaptation culturelle qui cible un certain type de lectorat qui vit à une

12 Tolkāppiyare op. cit. 29 certaine époque. Elle consiste à recréer non seulement le message mais aussi l’effet. Dans la transcréation, les noms des personnages et des lieux et tout autre élément dans le texte original qui peut poser problème à la réception du texte traduit sont régionalisés. En ce sens, la transcréation donne davantage d’importance au texte cible qu’au texte source.

D’ailleurs, le dieu Rama n’a pas la même importance au Tamil Nadu que Shiva, car au XIIe siècle, les Tamouls sont encore majoritairement Shivaïtes. Kambā, par le truchement de sa transcréation, présente Rama en tant qu’incarnation de Vishnou, lequel a très peu d’adeptes au Tamil Nadu de cette époque. Sisir Kumar Das13 résume l’importance historique de l’adaptation de Kambā ainsi : « Despite the hostility between the Saivas and the Vaishnavas which was more than five or six centuries old, Kambā succeeded in presenting his hero Rama as the incarnation of Vishnu, and what is more important, wrote a Ramayana which became a truly popular work. […] In fact, the devotion of the Alwars for Rama reached its highest peak in the epical grandeur of Kambā. » (Das, 2005, p. 133)

Avec la traduction de la littérature étrangère et indienne à partir du XIXe siècle, nous assistons à un véritable changement d’attitude des traducteurs vis-à-vis de l’activité traduisante. La transcréation reconnue jusqu’au XVe siècle comme la méthode idéale à adopter perd de l’importance. Désormais, c’est la fidélité à l’original qui doit servir de critère dans l’analyse de l’acceptabilité de l’œuvre traduite. N. Mourougésapandiane14 établit une typologie des méthodes adoptées par les traducteurs tamouls pour traduire les œuvres étrangères. Selon lui, les traducteurs ont tendance à suivre une combinaison de méthodes selon le message et le contexte socioculturel de l’original. Ainsi, il y a quatre procédés qui aident à reproduire le message en tamoul. Ce sont l’adaptation, l’abrègement, la traduction idiomatique et la traduction littérale. Comme nous le savons bien, l’adaptation consiste à changer le contenu en fonction du message de l’auteur et en fonction de la réception du texte chez les lecteurs. Dans l’adaptation, le traducteur essaie de vernaculariser (domesticate) le texte original pour mieux représenter la

13 S K Das: A History of Indian Literature : 500 – 1399 : From the Courtly to the Popular, New Delhi, Wellwish Publishers for Sahitya Akademi, 2005. 14 N Mourougésapandiane: Les méthodes de traduction et les initiatives de traduction en tamoul (கமாழிகெயர்ப்ꯁ 믁தறெ쿁ம் ைமிழில் இலக்ெிய கமாழிகெயர்ப்ꯁ 믁யற்சிெ쿁ம்), dans L’art traductif – aujourd’hui (கமாழிகெயர்ப்ꯁ ெதல – இன்쟁), recueilli et présenté par Aranamourouvale et Amarandha, Chennai, Pavai Publications, 2005. 30 couleur locale. Par le passé, l’adaptation était une technique répandue chez les traducteurs antiques qui s’en servaient pour traduire les œuvres classiques sanscrites vers le tamoul.

Au XIXe siècle, il y a regain de popularité de cette méthode et les traducteurs utilisent l’adaptation pour traduire les pièces de théâtre de Shakespeare. Au début du XXe siècle, les traducteurs se servent de cette méthode pour traduire les romans policiers tels que Sherlock Holmes et les romans de science-fiction. Les traducteurs tels qu’Arani Kuppuswamy Mudaliar, V. Doraiswamy Iyengar, K. R. Rangarajou utilisent l’adaptation pour traduire les œuvres d’Alastair Reynolds, de Walter Scott et d’Arthur Conan Doyle. Les traducteurs sont très connus en tant que créateurs grâce à leurs traductions qui ne portent ni le titre de l’œuvre originale ni le nom de l’auteur.

Dans la période qui suit l’indépendance de l’Inde, les traducteurs tels que Kalki, M. Varadharajane et Dhévane se servent de l’adaptation pour traduire les romans de P. G. Wodehouse, d’Edgar Wells, de Charles Kingsley, d’Alexandre Dumas et la nouvelle Captain Blood : His Odyssey de Rafael Sabatini. Les avis sont partagés en ce qui concerne l’adaptation comme méthode de traduction. Selon les critiques de l’adaptation, le traducteur doit faire preuve de la bonne conscience éthique s’il décide d’adapter les pensées de l’autre. Mais, dans les années quatre-vingt, toutes les traductions parues dans les magazines et dans les éditions de poche sont des adaptations de nouvelles américaines qui ne contiennent aucune référence à l’œuvre ni à l’auteur. Selon Mourougésapandiane, ces adaptations sans titre et sans auteur galvaudent l’image du traducteur, de la traduction, et de l’écrivain. Ne pas faire référence aux sources équivaut à un acte malhonnête qui va à l’encontre de l’éthique du traducteur et du génie de la création. Par conséquent, si l’adaptation se veut une méthode authentique de traduction, elle doit inclure le nom de l’auteur et de l’œuvre.

Selon les traducteurs qui soutiennent l’adaptation comme méthode de traduction, dans un pays comme l’Inde où il y a beaucoup d’analphabètes, l’adaptation aide à sensibiliser les gens aux aspects culturels des autres pays. C’est une méthode qui s’avère très utile dans la traduction des pièces de théâtre. L’adaptation aide à combler les lacunes culturelles et spatio-temporelles et ainsi, facilite la compréhension de la pensée de l’écrivain et de la réalité culturelle dont il fait partie. Selon les tenants de cette méthode, ceux qui critiquent la technique d’adaptation ne sont pas prêts à accepter l’importance de ce procédé en tant que vecteur de généralisation de

31 l’expérience culturelle. Pour que l’œuvre adaptée soit bien reçue, elle doit se permettre quelques modifications. On peut dire que l’adaptation projette la bonne image de l’auteur et de sa culture dans la mesure où le traducteur qui se sert de l’adaptation ne modifie pas l’intrigue, ne change pas l’intention de l’auteur et n’altère pas la valeur sentimentale de l’œuvre.

Le deuxième procédé, à savoir l’abrègement, consiste à présenter une version sommaire de l’œuvre. Dans ce type de traduction, le traducteur omet les détails qu’il juge peu pertinents par rapport au contexte socioculturel du lectorat. Le traducteur peut avoir recours à l’abrègement s’il juge que l’intention de l’auteur est difficilement accessible à un certain type de lectorat. La maison d’édition Chennai Textbook Society, créée en 1850, publie la traduction en format abrégé de l’œuvre de Daniel Defoe, notamment Robinson Crusoe. Jusque dans les années soixante, plusieurs œuvres anglaises sont traduites en versions abrégées. Les lecteurs à court d’argent qui ne peuvent pas se permettre la version intégrale d’une œuvre traduite choisissent la version abrégée pour avoir une idée, quoique incomplète, de l’œuvre originale. Aussi, l’abrègement est un moyen très pratique pour les maisons d’édition de faire connaître les écrivains étrangers, car ce procédé aide non seulement à économiser l’espace, mais aussi le temps. Par conséquent, ce type de traduction s’avère bénéfique à la fois pour la maison d’édition et pour le lecteur.

En ce qui concerne la traduction idiomatique, c’est un procédé dont se sert le traducteur pour traduire la poésie et la prose qui contiennent de nombreuses références culturelles et idiomatiques. Pour que le lecteur apprécie les nuances sémantiques et esthétiques du poème, il faut que la traduction soit conforme aux tendances littéraires de la culture réceptrice. Le traducteur qui se sert de la traduction idiomatique comprend le jeu polysémique des mots et la beauté qui en résulte, et essaie de les reproduire selon le génie de la langue d’arrivée en sorte que la version traduite ne ressemble pas à l’original sur le plan de la forme.

Pour traduire idiomatiquement, le traducteur change les noms des lieux et des personnages pour que le lecteur ne ressente pas le sentiment d’altérité en lisant l’œuvre traduite. En ce sens, la traduction idiomatique est une sorte d’adaptation analogue à la transcréation. Les traducteurs tels que Pammal Sammanda Mudaliar et Vipulananda Adigale se servent de la traduction idiomatique pour traduire les pièces de Shakespeare. Les traducteurs modifient les noms des personnages et des villes pour que les gens incultes comprennent l’essence de l’œuvre Shakespearienne. Les critiques de cette méthode sont d’avis que la traduction idiomatique qui

32 met l’accent sur la vernacularisation n’a rien de nouveau à offrir au corpus littéraire tamoul. Les lecteurs n’apprennent rien à propos des us et coutumes de l’Autre, des noms propres, des conventions littéraires et de la beauté de la langue de la culture donatrice. Les théoriciens ainsi que les organismes qui privilégient la pureté et le caractère sacré de la langue tamoule donnent de l’importance à ce type de traduction.

Dans le quatrième type de traduction, à savoir la traduction littérale, le traducteur traduit l’œuvre sans l’adapter, l’abréger ou la reproduire idiomatiquement. Dans ce type de traduction, le traducteur reste fidèle à l’auteur et traduit le message en tant que tel dans la langue d’arrivée. Comme l’explique N. Mourougésapandiane, la traduction littérale s’employait couramment dans la traduction des textes juridiques et des textes religieux. Mais de nos jours, on préfère cette méthode même pour la traduction des textes littéraires, car certains traducteurs pensent qu’en restant fidèle à la culture donatrice, la traduction peut aider à enrichir la langue tamoule, la culture tamoule et le goût littéraire des Tamouls qui se contentent de lire la littérature tamoule d’un style bien connu. Il y en a d’autres qui estiment que la traduction littérale sert uniquement aux lecteurs qui comprennent la polyvalence de la littérature et qui ont la patience et l’intelligence de comprendre et d’apprécier l’altérité. Malgré les critiques, certains traducteurs s’en servent pour traduire ainsi la littérature russe, française et américaine (Mourougésapandiane, 2005, pp. 108-114).

Comme nous le verrons bientôt, tous les traducteurs ne sont pas d’accord avec l’utilisation d’une méthode prescrite pour traduire les œuvres. Certains privilégient la fidélité à l’auteur, d’autres mettent l’accent sur la fidélité au lecteur. Les uns abordent la traduction en tant que simple réécriture, tandis que les autres l’abordent en tant que création originale. Les avis sont partagés, ce qui rend plus intéressant le débat sur la traduction.

Comme l’affirme Ka. Na. Sou., qui traduit dans les années quarante, le traducteur doit rester fidèle à l’original. La traduction, selon lui, doit avoir toutes les caractéristiques de l’original. Ainsi, l’emprunt des mots étrangers et des pratiques culturelles doit aider à l’enrichissement de la langue tamoule. Parlant de la régionalisation, dit-il, « si on me demande si la traduction devrait être aussi tamoule que possible, je réponds – "non". La traduction ne doit pas être l’image inversée de l’original. Si nous jetons un regard attentif à toutes les bonnes traductions, elles portent en elles la structure inhérente et un style plein de verve de l’original auxquels la

33 traduction ne doit aucunement nuire ». Selon lui, il ne faut pas régionaliser, c’est-à-dire vernaculariser la traduction.

En outre, la traduction doit servir de moteur à l’enrichissement de la langue cible. Ainsi, dit Ka. Na. Sou., si nous prenons le cas de l’anglais, la traduction des œuvres étrangères a contribué énormément à la nature dynamique de cette langue. De la même façon, la traduction des œuvres étrangères peut aider à enrichir l’expressivité en langue tamoule, car c’est par le truchement de la traduction que le traducteur reconnaît les limites de sa langue maternelle.

Mais au grand malheur des Tamouls, dit Ka. Na. Sou., l’art traductif se trouve relégué au dernier rang en ce qui a trait à la production littéraire au pays. De 1935 à 1950, on a traduit presque toutes les grandes œuvres étrangères vers le tamoul. Ces œuvres étaient bien reçues et profitaient du soutien indéfectible des lecteurs. Même pendant cette période, il semble toutefois y avoir eu très peu de traductions dignes d’éveiller la conscience littéraire des Tamouls. À cette époque, la détermination, l’acharnement et l’engagement étaient les seules incitations; les récompenses pécuniaires importaient peu. De nos jours, il est inquiétant de constater que c’est bien l’inverse. (Valarmathi, 2010, pp. 223-227).

T. N. Kumaraswamy, parlant de la problématique de l’acte traductif, explique la différence entre la création littéraire et la traduction. Selon lui, « quand j’écris une nouvelle ou un roman, je ne suis pas obligé de chercher les mots qui conviennent à la pensée. Langue et parole vont de pair. Mais quand je traduis, ce n’est plus la pensée qui régit les mots, ce sont les mots qui régissent la pensée. C’est pourquoi la traduction est un travail artisanal qui nécessite les compétences non seulement linguistiques mais aussi psychologiques, car c’est tout ce rapport entre le signe et le référent qui est mis à l’épreuve » (ibid., p. 156).

T. N. K. illustre l’acte traductif à l’aide d’une métaphore. Selon lui, l’auteur et le traducteur sont deux participants à la course. Alors que l’auteur peut courir sans entrave, le traducteur est obligé de suivre les méandres de la pensée de l’auteur. Le traducteur doit courir adroitement sans trébucher ni tomber. En sus de comprendre le style particulier à l’auteur, il doit également comprendre les émotions véhiculées par l’auteur pour que les efforts du traducteur soient reconnus dans une certaine mesure. C’est pour cette raison qu’il estime qu’on ne peut jamais traduire en se servant d’un dictionnaire. En outre, T. N. Kumaraswamy déconseille au traducteur de faire la traduction mot à mot, car dans certaines circonstances, elle peut communiquer le sens 34 contraire. Bref, selon T. N. K., le traducteur doit privilégier le rythme, le style de l’auteur et l’effet du message sur le lecteur (Valarmathi, 2010, pp. 178-180).

Selon Saraswathi Ramnath, chaque traducteur a son propre style d’écriture tout comme l’auteur de l’œuvre originale. À la différence de l’auteur qui ne se soucie pas tant de la réception de l’œuvre, le traducteur doit veiller à ce que la langue source ne soit pas abâtardie dans le processus de transfert. C’est-à-dire, les mots dont se sert le traducteur doivent communiquer le même sens que ceux de l’original. La reproduction exacte des noms des lieux, des personnages, des références culturelles dans la traduction rehaussent considérablement la valeur littéraire de l’œuvre traduite.

En plus, chaque texte littéraire baigne dans la spatio-temporalité et dans l’historicité, car le texte porte un reflet des tendances socioculturelles fermement ancrées dans l’histoire. En dépit des différences linguistiques et culturelles entre la société donatrice et la société réceptrice, la condition humaine et la pensée littéraire se livrent à la compréhension et à l’appréciation mutuelle. Le texte littéraire, selon S. Ramnath, est une mine de sentiments et des réalités sociohistoriques qui dépeignent le passé. Par conséquent, le traducteur doit combler des lacunes linguistiques, socioculturelles et historiques pour se transporter dans ce passé lointain, et pour comprendre et réécrire le récit. Ainsi, le travail du traducteur consiste à rapprocher les écarts qui séparent la contemporanéité et l’historicité. Par ailleurs, S. Ramnath se plaint du manque de respect accordé aux traducteurs et à leurs œuvres. D’après elle, au Tamil Nadu, les traductions et les traducteurs ne jouissent pas de la même importance accordée aux œuvres originales et aux écrivains. Il y a un grand manque d’intérêt envers la littérature mondiale et les traducteurs qui la présentent au public tamoul. La société tamoule porte un regard suspect sur les œuvres traduites, car les Tamouls ont une vision restreinte de la traduction. Ils voient le monde de la traduction avec des œillères. C’est pourquoi on se méfie des traductions, on néglige les sentiments du traducteur, et peut-être à cause d’une amnésie collective, on oublie de mettre le nom du traducteur sur la page de couverture et on refuse d’accepter que la traduction est, tout comme l’œuvre originale, une création. La situation qui règne chez nous est quelque chose de contrariant et d’exécrable et le demeurera ainsi dans l’avenir (Valarmathi, 2010, pp. 355-365).

D’après R. Krishnaiah, la reproduction machinale des mots et des phrases tels qu’ils se trouvent dans l’original peut se montrer moins pénible et peut aider à terminer à terme la tâche du

35 traducteur. Mais cela peut déposséder le lecteur des sons et des émotions qu’évoquent les mots dans l’original. Le traducteur doit essayer de s’assurer qu’il reproduit les sons tels que le croassement, le hurlement et le bourdonnement que véhiculent les mots à part les émotions et le sens. Bref, selon Krishnaiah le traducteur doit privilégier non seulement le sens et les émotions mais aussi la musicalité de l’œuvre originale (Valarmathi, 2010, pp. 347, 348).

Parmi les traducteurs hindous qui privilégient, en règle générale, la fidélité à l’original, Swaminatha Sharma et R. Rangaswamy, appelé Mazzini, sont les seules exceptions. Comme l’affirme S. Sharma, « quand je traduis vers le tamoul, je donne la priorité aux idées et non pas aux mots. Le traducteur n’est pas obligé de reproduire tous les mots dans l’original. La bonne traduction est celle qui met en évidence non seulement la compétence littéraire de l’auteur, mais aussi celle du traducteur. La traduction qui n’accorde pas d’espace à la liberté, à la créativité et à la compétence linguistique et littéraire du traducteur ne mérite pas le statut d’une "œuvre traduite" » (ibid., p. 52).

En ce qui concerne l’explication des concepts et des mots incompréhensibles pour des lecteurs, dit Sharma, le traducteur peut se permettre la liberté d’accepter, de rejeter, de rehausser, de commenter et d’omettre les propos de l’auteur. Dans de telles circonstances, le traducteur doit expliquer la pertinence de son choix et l’évolution des sens des mots s’il y a eu modification sémantique de l’équivalent dans la langue cible sous forme de notes en bas de page. Le traducteur peut ainsi justifier ses choix lexicaux et ses postulats traductifs. En outre, dans la mesure du possible, le traducteur doit essayer de retenir les noms propres présents dans l’œuvre originale et ne doit pas les régionaliser.

À titre d’exemple, s’il faut traduire les œuvres d’Aristote, le traducteur ne doit pas régionaliser le nom propre en le traduisant par « Aristotelenne » en tamoul. Il faut conserver les noms grecs tels quels (ibid., p. 79). Selon R. Rangaswamy, la traduction n’est pas la reproduction textuelle exacte des mots, des paragraphes et même des signes de ponctuation. C’est plutôt la communication des idées contenues dans l’original sans s’éloigner trop du rythme, dans une langue facile à comprendre. Pour Rangaswamy, la fidélité au rythme de l’original, la simplicité du registre et la musicalité sont les mots-clés qui doivent servir de guide (Valarmathi, 2010, p. 278).

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Mais la traduction, dit Mazzini, est un domaine mal compris et sous-estimé au Tamil Nadu. Les traducteurs, nonobstant leur contribution inlassable, sont peu reconnus dans l’arène littéraire. La situation à l’échelle nationale n’est guère encourageante. Que ce soient les universités, la Sahitya Akademi ou les maisons d’édition, on n’accorde pas au traducteur le même statut qu’au romancier ou au nouvelliste. Dans l’opinion publique, on croit à tort que les traducteurs ne sont que de simples "photocopieuses", ce qui ne fait qu’estoquer la créativité, le génie créateur et l’engagement des traducteurs qui ne s’en soucient pas et qui continuent à servir le patrimoine en faisant abstraction du ridicule, de l’abus et de leur situation financière ignoble. Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, c’est le sort des traducteurs de par le monde.

À leur tour, les critiques de la traduction font abstraction du fait que la besogne du traducteur est plus difficile que celle de l’auteur. À la différence de l’auteur qui a la moindre préoccupation du bagage culturel, intellectuel et linguistique du lectorat, le traducteur doit non seulement bien connaître les règles linguistiques qui régissent les deux langues, mais aussi se prémunir contre toute mésentente que peut provoquer le message de l’auteur. En fin de compte, c’est le traducteur, qui gagne difficilement sa vie, qui finit par payer de sa vie pour la pensée des autres ! (ibid., pp. 293-297).

Parlant du rythme, K. S. Srinivasachariare explique que la traduction fait partie de la famille des beaux-arts. K. S. S. compare l’art traductif au chant et à la danse. Selon lui, si le chanteur n’arrivait pas à atteindre le ton et la hauteur, cela porterait atteinte à l’harmonie. De la même manière, si la danseuse n’était pas en mesure de bien s’exprimer à l’aide des gestes qui conviennent à l’émotion, cela aboutirait à une expérience esthétique superflue et incomplète. Ainsi, le traducteur, à titre d’artiste, doit comprendre et reproduire la musicalité et les émotions qu’évoquent les mots (ibid., p. 236). Le lecteur s’attend à ce que l’œuvre serve de source de divertissement et d’éducation sentimentale. K. S. S. cite le célèbre écrivain marâthî Vishnou Sakharam Khandekar pour étayer ses propos sur les attentes du lecteur. Selon V. S. Khandekar, à la question de savoir si le lecteur lit une œuvre pour le plaisir ou pour parfaire ses compétences d’appréciation de la littérature, on peut dire les deux. En principe, le lecteur tient à se divertir. Mais lorsque le lecteur découvre la valeur artistique de l’œuvre, cela rehausse considérablement son intérêt de s’y investir en transformant la lecture en une expérience littéraire contemplative qui lui tient à cœur. Dans un premier temps, le lecteur veut lire pour se distraire, pour se perdre dans le monde imaginaire de l’auteur. Personne ne lit dans le seul but de peaufiner ses 37 compétences littéraires. D’ailleurs, contrairement à ce que pensent la plupart des lecteurs, l’œuvre littéraire n’est pas un bien de consommation fait sur mesure. Le goût pour la littérature est un art qui s’apprend au fur et à mesure. Mais, malheureusement, les lecteurs ne s’en rendent pas compte, car l’œuvre, pour eux, est devenue matérielle, juste un bouquin (Valarmathi, 2010, pp. 247-252).

Selon M. K. Jagannatha Raja, il existe un rapport intime entre la création littéraire et la traduction. D’ailleurs, c’est la créativité qui fait épanouir toute langue. La créativité ne veut pas dire créer machinalement de nouvelles œuvres à l’instar des anciens créateurs en adoptant des techniques littéraires reconnues. Bien au contraire, la création équivaut à l’adoption de nouvelles stratégies, de nouvelles démarches qui portent le sceau du génie de l’écrivain. Pour mettre en œuvre les ouvrages de haut calibre, le traducteur doit faire preuve non seulement de génie créateur mais aussi de l’expérience. Pour cette raison, parmi toutes les formes de création, la traduction en est la plus sublime (ibid., p. 370).

Si nous demandons à un artiste de dessiner l’image d’une personne en se fondant sur son imagination, ce qui en résulte est un produit de sa création. Si nous demandons à l’artiste de dessiner l’image de la personne qui se trouve devant lui, ce genre de création équivaut à la traduction. Entre ces deux types de création, le deuxième est le plus difficile et le summum de la création. Ainsi, la traduction seule peut aider à enrichir la langue. C’est grâce à la traduction qu’on s’est renseigné sur les pratiques littéraires et esthétiques dans d’autres cultures, ce qui a énormément contribué au développement de la langue tamoule. Mais malheureusement, au Tamil Nadu, la traduction n’a pas eu la place qui lui revient. Il n’existe même pas de traduction en tamoul des classiques tels que la Dhvanyaloka. Selon M. K. Jagannatha Raja, le processus de traduction équivaut à l’extraction du vesou à l’aide des moulins à cylindres. Lorsqu’on introduit la canne à sucre dans les cylindres, cela isole le vesou du suc. De la même manière, en traduction, il faut uniquement retenir et présenter le jus et non pas la bagasse. Et l’essence de la traduction, selon M. K. J. Raja, c’est le sens. Ce dernier est à la fois forme et fond. La forme, selon lui, renferme son propre sens. Ainsi, la forme, tout comme le fond, est le fruit de l’imagination de l’écrivain, et fait partie de l’intention de communication. Par conséquent, il revient au traducteur de marier les intentions de l’auteur à ses postulats traductifs et aux attentes des lecteurs.

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À la question de savoir si la théorie de la traduction devrait aider le traducteur à faire le bon choix, Raja répond par la négative, car la pratique est dictée par des tendances sociopolitiques enracinées dans les us et coutumes. Ceci est un rapport dynamique. C’est-à-dire, les tendances socioculturelles évoluent avec le passage du temps. Et les chercheurs en traductologie doivent faire en sorte que leurs théories évoluent selon les besoins pratiques. Une chose est certaine : théorie et pratique doivent s’enrichir mutuellement. Mais Raja pense que la situation actuelle montre le contraire. D’après lui, en ce qui touche la traduction du poème en prose, les phrases composées doivent être divisées en petites unités afin de faciliter la compréhension. Quant à la traduction des textes philosophiques, il conseille de retenir entre parenthèses le mot original dont l’équivalent n’existe pas dans la langue cible (Valarmathi, 2010, pp. 372-374).

N. Kandassamy Pillaï15 qui traduit Élégie écrite dans un cimetière de campagne du célèbre écrivain anglais Thomas Gray, dresse une liste exhaustive des principes de la traduction dans l’annexe de la traduction de cette œuvre. L’œuvre de T. Gray est fort importante dans le patrimoine anglais si bien que le célèbre colonel James Wolfe qui remporte la victoire des Plaines d’Abraham en 1759 récite cette poésie à ses soldats, ajoutant « Messieurs, j’aurais préféré écrire cette poésie que de prendre Québec demain » (Pillaï16 cité dans Shahul Hameed, 2009, pp. 48-50). Selon N. K. Pillaï, avant de traduire une œuvre, le traducteur doit poser les questions suivantes : à quelle période appartient l’œuvre? qui est le destinataire? dans quel but précis a-t-elle été composée? les lecteurs contemporains vont-ils accepter le message? Puis, le traducteur doit analyser à la loupe les principes adoptés par l’écrivain pour que son œuvre soit bien reçue, le bagage intellectuel du lectorat visé, les modalités, les spécificités et les caractéristiques typiques de la langue source. Enfin, le traducteur doit saisir l’intensité de la langue de l’auteur et doit essayer de reproduire le texte sans que l’intensité de la traduction ne soit pas affaiblie.

D’ailleurs, la traduction est une opération à deux fronts : la forme et le fond. La forme, c’est l’arrangement et le choix des mots. Le fond, c’est le sens que véhicule la forme particulière des mots. La forme et le fond contribuent à l’ensemble qui s’exprime en termes esthétiques. La

15 S Hameed: La traduction de la poésie en tamoul (ைமிழில் ெவிதை கமாழிகெயர்ப்ꯁ), Chennai, New Century Book House, 2009. 16 N K Pillaï: Élégie écrite dans un cimetière de campagne (இரங்ெற்ொ – துாடு翁ப்ꯁற இ翁ொடு羿ல் ),புꯍைியந Chennai, Éditions de la Société de la Saïva Siddhanta de l’Inde du Sud (கைன் ிந்ைிய தசவ சித்ைாந்ை ꏂற்ெைிப்ꯁக்ெழெம்), 1961. 39 bonne traduction serait ainsi celle qui ne compromet pas l’un aux dépens de l’autre. Mais, nous voyons que le mépris associé au statut subalterne des traductions revient au fait que la traduction montre soit la forme, soit le fond et rarement les deux. Le traducteur peut à la limite traduire littéralement les mots et faire en sorte que les mots véhiculent les mêmes émotions contenues dans le texte source. Toutefois, la vraisemblance d’une telle réécriture est plus qu’incertaine.

C’est l’écart entre la forme et le fond qui divise les théoriciens. Ceux qui militent en faveur de la forme privilégient la traduction littérale. Les opposants à ce point de vue disent qu’une telle pratique fait abstraction du sens et de la réception du texte. Les champions du fond affirment que c’est le message qui importe et non pas le style, car le traducteur crée son propre style en traduisant le texte. En revanche, les tenants de la forme répliquent que cette tendance est la pire des infidélités à l’auteur. Ainsi, le conflit entre la littérarité et la littéralité divise les théoriciens de la traduction. Comme le souligne N. K. Pillaï, il faut trouver un terrain d’entente (Pillaï17 cité dans Shahul Hameed, 2009).

1.4 L’activité traduisante selon les théoriciens tamouls de la traduction

Shanmouga Vélāyoudhame18, parlant des principes de la traduction, dit qu’en premier lieu, il faut éviter toute polémique en matière de fidélité à l’original. Il faut que la traduction soit le plus proche de l’original sur le plan du vouloir dire de l’auteur. En deuxième lieu, il faut que le traducteur privilégie la simplicité au niveau de la langue, car la traduction doit être intelligible non seulement aux érudits mais aussi aux hommes ordinaires. En troisième lieu, le traducteur doit donner la priorité à la clarté. Il faut que l’intention de l’auteur soit traduite sans ambiguïté. Pour ce faire, le traducteur doit alléger le texte en simplifiant les phrases longues et en vernacularisant les aspects culturels que peuvent comporter les expressions idiomatiques. À titre d’exemple, s’il faut traduire l’expression « apporter de l’eau au moulin » vers le tamoul, on doit communiquer l’idée de « vendre l’aiguille au forgeron ». Ainsi, les lecteurs tamouls s’associeront mieux avec la réalité décrite dans la traduction. En quatrième lieu, le traducteur doit présenter l’auteur et son œuvre sous le meilleur jour possible en donnant tous les détails qui ont trait à l’identité de l’auteur et à la langue dans laquelle l’œuvre a été écrite. Ceci aide à

17 Pillaï op. cit. 18 S Shanmouga Vélayoudhame: La traductologie (கமாழிகெயர்ப்ெியல்), Chennai, International Institute of Tamil Studies, 2008. 40 rehausser l’intérêt des lecteurs tamouls pour mieux connaître l’auteur et son œuvre. En dernier lieu, le traducteur doit traduire en sorte que la traduction vise le naturel. C’est-à-dire que le lecteur tamoul doit ressentir les mêmes sentiments qu’a ressentis le lecteur de l’œuvre originale (Shanmouga Vélāyoudhame, 2008, pp. 48-54).

19 S. Balachandrane , dans son article À propos de la traduction (கமாழிகெயர்ப்ꯁ 埁றித்ந), met en évidence le rôle émancipateur de la traduction. Selon lui, chaque traducteur se doit de contribuer au développement sociopolitique, philosophique et esthétique de la société par le biais de la noble tâche de la traduction. On peut concevoir la traduction comme un processus de transfert des traditions littéraires étrangères, et des réalités sociopolitiques et socio-économiques inconnues. On peut aborder la fidélité soit comme responsabilité personnelle soit comme responsabilité culturelle. Nous connaissons très bien le premier type. Ceci consiste à aborder la fidélité soit du point de vue de la pensée de l’auteur ou du point de vue de la réception chez le lecteur.

Il existe aussi la fidélité au traducteur, c’est-à-dire la responsabilité culturelle du traducteur selon laquelle le traducteur doit rester fidèle à sa besogne de faire connaître les tendances littéraires et politiques jusqu’ici inconnues dans la culture réceptrice. Selon cette perspective, percevoir l’autre à l’image du traducteur ou celle du lecteur et annexer le texte source afin d’enlever les incongruités socioculturelles sont les pires des infidélités. Le dynamisme de la langue cible réside en sa capacité à absorber les éléments étrangers et à les faire siens. Tout postulat traductif est bâti sur de solides fondements philosophiques et esthétiques. Par conséquent, un bon postulat traductif est le fruit de l’interaction des facteurs internes tels que l’orientation sociopolitique et philosophique, le goût littéraire et le maniement de la langue du traducteur, son choix du texte, ses méthodes herméneutiques, et des facteurs externes, tels que les ressources sémantico- poétiques de la langue et la situation politique et économique de la culture réceptrice.

Pour réussir la traduction, le traducteur doit créer son propre style, car toute traduction, tout comme l’original, doit porter le sceau de son créateur. Ainsi, on peut concevoir la traduction en tant qu’expérience aigre-douce qui se fonde sur la négociation, comme le dirait Umberto Eco,

19 S Balachandrane: À propos de la traduction (கமாழிகெயர்ப்ꯁ 埁றித்ந), dans L’art traductif – aujourd’hui (கமாழிகெயர்ப்ꯁ ெதல – இன்쟁), recueilli et présenté par Aranamourouvale et Amarandha, Chennai, Pavai Publications, 2005. 41 entre le traducteur et la langue. Comme le postulat traductif fondé sur la négociation diffère d’un traducteur à l’autre, chaque traduction représente une vision unique du monde littéraire.

Dans ce processus de négociation, il se peut que le traducteur soit couronné de succès, ou l’inverse, car le traducteur n’est pas l’unique arbitre de sa réussite. L’attirance du lecteur, les engagements sociaux et financiers des maisons d’édition, et toute entité tierce qui contrôle le marché de la production littéraire entrent en jeu dans ce processus de négociation. On ne doit pas oublier que la tradition d’aujourd’hui, c’est l’histoire de lendemain. Mais toute tradition ancienne n’entre pas dans les annales de l’histoire. De même, ce n’est pas dans le but d’en faire du passé qu’on délaisse les traditions. Bref, pour que l’historicité ne l’emporte pas sur la contemporanéité, il faut traduire et renouveler les traditions littéraires sans cesse (Balachandrane, 2005, pp. 121- 125).

20 R. Natarajane , dans son article intitulé La politique du traduire (கமாழிகெயர்ப்ெின் அரசியல்), explique l’importance de l’anglais dans la traduction de la littérature mondiale vers le tamoul. Selon lui, depuis l’ère coloniale, l’anglais sert de langue d’instruction et de diffusion du savoir. Mais, l’heure est venue de se demander s’il faut toujours privilégier l’utilisation de l’anglais comme langue filtre dans la traduction de la littérature européenne. Bien que l’anglais ait aidé à l’introduction de nouveaux genres littéraires, son utilisation répandue a donné naissance aux chicanes. Il fallait attendre très longtemps pour se renseigner sur les courants philosophico- littéraires qui ont vu le jour en France et dans les pays d’Amérique latine, car il fallait attendre la traduction anglaise. De plus, on connaît mal dans quelle mesure l’usage de l’anglais comme langue filtre porte atteinte à la cohérence interne du texte source. Pour cette raison, il vaut mieux traduire directement de la langue source sans passer par l’anglais. On connaît très bien l’importance de l’anglais à l’échelle mondiale. Garcia Marquez et Primo Levi furent connus de par le monde grâce à la traduction de leurs œuvres en anglais.

On ne peut pas oublier que la pensée marxiste a débarqué sur le sol tamoul grâce à la traduction en anglais. Mais ce qu’on oublie, c’est que l’utilisation de l’anglais montre le statut subalterne du tamoul par rapport aux langues européennes. La carence est évidente en traduction scientifique. À titre d’exemple, la théorie de la relativité d’Albert Einstein parue en 1905 en allemand a été

20 R Natarajane: La politique du traduire (கமாழிகெயர்ப்ெின் அரசியல்), dans L’art traductif – aujourd’hui (கமாழிகெயர்ப்ꯁ ெதல – இன்쟁), recueilli et présenté par Aranamourouvale et Amarandha, Chennai, Pavai Publications, 2005. 42 traduite en anglais en 1907. À ce jour, il n’existe pas de traduction tamoule de cette théorie après tant d’années de paresse intellectuelle!

Essayons d’y voir clair. Il n’existe pas de revue ou de périodique en tamoul consacrée à la science. Il n’y a aucun soutien apporté par le gouvernement du Tamil Nadu à la traduction d’ouvrages scientifiques et techniques. Ni les instituts ni les universités ne s’intéressent à la traduction scientifique en tamoul. Selon la déclaration de la Convention universelle sur le droit d’auteur tenue à Paris en 1976, les traducteurs ne jouissent pas de droit de propriété des œuvres, mais peuvent jouir d’approbation officielle. Il n’y a ni loi ni règlement dans la constitution indienne qui touche aux affaires de la traduction.

Par ailleurs, il est triste de constater que les prix de littérature accordés aux meilleurs ouvrages par les organismes tels que la Sahitya Akademi se limitent aux œuvres originales. Il ne faut pas oublier que la traduction en tant qu’ouvrage renferme en elle sa propre cohérence et mérite d’être reconnue comme création au même titre que les œuvres originales. En outre, il est inquiétant de voir qu’outre le manque de reconnaissance de la littérature traduite, la rémunération qui y correspond est infime. Le département de traduction à l’Université de Paris (ESIT) a fêté le jubilé récemment. Chez nous, à ce jour, la traduction peine même à se constituer en département. Il faut créer des chaires de traduction dans chaque département, que ce soit la littérature, la science, la philosophie ou le commerce. En ce qui concerne la traduction d’œuvres tamoules vers l’anglais, il ne revient pas uniquement aux traducteurs de promouvoir l’activité. Les maisons d’édition doivent aussi s’y engager (Natarajane, 2005, pp, 28-33). V. Mourougane21, dans son article Translation and the History of Ideas : Problems and Perspectives, explique que le traducteur littéraire a deux choix devant lui. Il doit choisir entre la fidélité à l’auteur et la fidélité au lecteur. Dans le premier cas, le traducteur adopte la traduction sémantique et dans le deuxième cas, il adopte la traduction communicative. Dans la traduction sémantique, le traducteur arrive à retenir les aspects culturels étrangers alors qu’il essaye de faire le transfert culturel dans le deuxième type. Quoique l’adaptation des aspects culturels puisse aider à mettre en exergue les sensibilités littéraires et la créativité du traducteur, cela pourrait éloigner le texte original de sa cohérence interne. La traduction communicative risque de ressembler à un salmigondis d’idées fidèles ni à l’auteur ni au lecteur. C’est en adoptant la traduction sémantique

21 V Mourougane: Translation and the History of Ideas : Problems and Perspectives, in On Translation, Edited by V Valarmathi, Chennai, International Institute of Tamil Studies, 1999. 43 qui met l’accent sur la fidélité à l’auteur que le traducteur littéraire peut espérer faire une contribution significative à la langue cible.

D’ailleurs, le traducteur littéraire doit communiquer l’esprit de l’original au lecteur. Ce dernier tient à faire un voyage dans des milieux inconnus. Le lecteur veut comprendre les modes de pensée des habitants d’une culture étrangère; il essaye de percevoir les manifestations d’une créativité étrangère dans l’esprit de l’auteur, ce qui pourrait infuser un sang nouveau à l’expérience littéraire. Après tout, le lecteur-traducteur ne veut pas aller au-delà du répertoire des ouvrages littéraires dans sa langue maternelle pour en ajouter une autre. C’est-à-dire, le traducteur ne tente pas d’enrichir le corpus littéraire en y ajoutant un ouvrage étranger. Bien au contraire, le traducteur essaie d’introduire, par le truchement de la traduction, de nouvelles perspectives, de nouveaux styles, de nouvelles impulsions, de nouveaux élans et modes d’organisation de l’expérience littéraire, et les images et les métaphores, les symboles et les mythes inconnus pour le lecteur. C’est la traduction sémantique qui aide à répondre aux objectifs susmentionnés.

Les tenants de la traduction communicative expliquent que l’adaptation peut aussi contribuer à démontrer les aspects culturels, car le traducteur, en suivant cette méthode, corrige les maladresses, enlève les impuretés et les obscurités d’idées et élimine les répétitions. Pour que l’ouvrage traduit soit bien reçu, le traducteur a le droit de remanier les pensées ambiguës, disent- ils. Mais ces remarques soulèvent deux questions importantes. D’abord et avant tout, la méthode communicative est une approche subjective dans laquelle le traducteur fait une exégèse souvent de façon arbitraire et singulière. Il a tendance à raisonner les choix de l’auteur sur les plans linguistique et conceptuel, ce qui va à l’encontre de l’esprit créatif. Puis, le poème est un tout- organique, et toute tentative de le déconstruire mène au dépouillement des parties qui à leur tour constituent un tout. Dans la meilleure des hypothèses, la méthode communicative peut convenir à la traduction des textes pragmatiques qui ressortissent au journalisme, à la science, à la fiction et aux ouvrages de propagande. Dans des textes littéraires, on constate l’unité inextricable entre la forme et le fond. Par conséquent, le traducteur littéraire doit aller au-delà des aspects linguistiques surtout d’ordre sémiotique pour mieux comprendre le rythme et le sens. La maîtrise du traducteur des aspects linguistiques dans les deux langues doit l’aider à transcender l’intraductibilité d’ordre linguistique afin de reproduire le rythme du texte.

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Par ailleurs, il y a aussi le rapport entre l’historicité et l’esthétique. L’approche historique selon laquelle il faut aborder la traduction en tant qu’histoire ou comme continuité d’idées ne mine pas la structure esthétique du texte, car l’intrigue, les personnages, les mythes et les symboles contenus dans le texte ne sont que des parties historiques du tout-thématique qu’est le texte littéraire. La traduction sémantique intégrale met l’accent sur le décodage des aspects sous- jacents, lesquels sont alors divisés en des unités conceptuelles adaptées au contexte, ce qui implique que la beauté du texte dépasse les aspects textuels qui ne sont qu’une partie du texte littéraire. En cas d’incompatibilité de diction et de syntaxe entre la langue source et la langue cible, surtout entre des familles de langues aussi éloignées que l’indo-européenne et la dravidienne, le traducteur peut se servir d’équivalence dynamique. Il faut se rappeler qu’il y a des pertes sur les plans du mètre, du rythme et de la rime que le traducteur doit apprendre à accepter au profit des gains plus significatifs.

Pour résumer, dans un monde de fragmentation sentimentale, la traduction sert de stimulus aux cultures qui veulent se rencontrer pour tendre la main en signe de reconnaissance et d’appréciation mutuelle. Les grandes traductions de Poétique d’Aristote, de Sakountala de Kalidasa et de Thiroukkourale de Thirouvallouvare mettent l’accent sur l’idée, le ton, l’environnement, et les figures de style telles que l’ironie, le paradoxe, l’ambiguïté, le parallélisme et l’ambivalence. En outre, le dhvani et le rasa d’Anandavardana, les techniques d’allusion telles qu’oullouraï ouvamame et iraïtchie de Tolkappiyare, le corrélatif objectif de T. S. Eliot sont toutes des images d’évocation qui aident à contribuer à l’expérience littéraire roborative (Mourougane, 1999, pp. 277-287).

22 K. Natchimouthou , dans son article Traduction des œuvres polonaises vers le tamoul

(னொலிஷிலி쏁ந்ந ைமிꯍக்埁 ெவிதை கமாழிகெயர்ப்ꯁ), parle des avantages de la traduction communicative. Natchimouthou qui a traduit du polonais quatorze poèmes célèbres de Wisława Szymborska, tels que Z nieodbytej wyprawy w Himalaje (De l’expédition ratée à l’Himalaya)23 cite le célèbre poète et traducteur polonais Stanisław Barańczak pour étayer son propos concernant la problématique de la traduction. Selon Barańczak, on peut comparer la traduction à

22 K Natchimouthou: Traduction des œuvres polonaises vers le tamoul (னொலிஷிலி쏁ந்ந ைமிꯍக்埁 ெவிதை கமாழிகெயர்ப்ꯁ), dans On Translation, édité par V Valarmathi, Chennai, International Institute of Tamil Studies, 1999. 23 Notre traduction 45 la guerre. Le traducteur est un guerrier chevronné qui connaît bien le terrain et la bonne utilisation des outils de guerre. Selon lui, il n’existe pas de littérature qui ne se prête pas à la traduction. Rien n’est intraduisible. Mais au malheur de la communauté des traducteurs, il n’y a que des pleutres et des flemmards qui abordent la traduction comme une problématique plutôt qu’un défi. Pour mieux comprendre le message de l’auteur, il y a deux conditions que tout traducteur doit respecter : il ne faut pas traduire la poésie en prose. La traduction ne doit pas porter atteinte au prestige de l’auteur et à sa réputation chez la culture réceptrice. En outre, le traducteur doit essayer de trouver des aspects communs entre le texte source et le texte cible en se fondant sur le principe d’intertextualité.

Selon Natchimouthou, bien que la traduction ait une longue histoire au Tamil Nadu, la plupart des œuvres sanscrites et pâlies ne sont pas traduites vers le tamoul. Dans la même veine, on a traduit très peu d’œuvres anglaises depuis les cinquante dernières années. Il en va de même pour la traduction des œuvres dans d’autres langues indiennes. Si les Tamouls qui s’intéressent tant à la langue anglaise avaient démontré le même intérêt pour la traduction de la littérature anglaise, ils auraient pu contribuer énormément à l’enrichissement de la langue tamoule. S’il faut se dépêtrer de la mentalité de colonisé qui sévit dans l’esprit tamoul, il faut apprendre les langues indiennes et européennes et chacun doit participer à la traduction du patrimoine mondial. La traduction doit devenir une institution créative qui propulsera le développement économique et culturel du pays. Pour que la traduction accède au statut d’une institution, il nous faut des aides pédagogiques et didactiques. À part les manuels de grammaire, il faut des dictionnaires bilingues de qualité, des ouvrages en linguistique comparée qui traitent des homonymes, des faux amis et des mots redondants, et des thésaurus. Il est intéressant de constater que de tels supports existaient dans le passé pour traduire les œuvres sanscrites vers le tamoul. On s’est servi considérablement des glossaires pour peaufiner et maîtriser l’apprentissage du tamoul. Mais, à l’heure actuelle, il nous manque désespérément des ressources. Pour les mêmes raisons, le niveau de langue a évolué très peu chez les écrivains tamouls. On a du mal à comprendre pourquoi la tradition de se référer aux glossaires et aux dictionnaires qui remonte au bas mot à plus de deux mille ans, se trouve aujourd’hui dans cette piètre situation.

De plus, on a terriblement failli à entretenir des rapports sains directs avec d’autres cultures européennes. Par le passé, les langues du nord de l’Inde faisaient obstacle à nos efforts. De nos jours, c’est l’anglais qui a pris la relève. Pour déjouer la domination de l’anglais, il faut 46 apprendre les langues étrangères et traduire directement de ces langues. On se rendra compte que les autres cultures sont tout aussi dynamiques que la culture qui semble dominer le monde. Les romanciers, les nouvellistes polyglottes doivent s’impliquer dans la noble tâche de la traduction. En Occident, il y a bon nombre d’écrivains qui entreprennent la traduction de la littérature mondiale vers leur langue maternelle. Malheureusement, chez nous, les écrivains tamouls pensent que c’est quelque chose d’avilissant de faire la traduction et croient à tort que la traduction nuit à la création littéraire. Il faut un vrai changement d’attitude envers la traduction.

En ce qui concerne la traduction d’œuvres polonaises vers le tamoul, il n’existe pas de contact direct entre la Pologne et le Tamil Nadu tel qu’il en existe entre l’Angleterre, les États-Unis et la France. Nous connaissons très peu la culture littéraire polonaise. Par rapport à la multitude d’œuvres tamoules traduites vers le polonais, le nombre d’œuvres polonaises traduites vers le tamoul demeure exigu. Il est très triste de constater que l’intérêt des Tamouls pour la littérature polonaise n’est nullement comparable à l’engouement des Polonais pour la littérature tamoule et que les Tamouls sont incroyablement apathiques envers les autres cultures (Natchimouthou, 1999, pp. 391-402).

Par ailleurs, il y a aussi le complexe d’infériorité et la mentalité postcoloniale qui envahissent l’esprit du traducteur. Ces traits deviennent marqués dans la traduction de la littérature européenne et anglo-saxonne. K. Chellappane24 l’illustre en se servant de la traduction des pièces de théâtre de Shakespeare non seulement pour souligner les méthodes adoptées par les traducteurs, mais aussi pour montrer l’influence exercée par deux cents ans de servitude. Comme l’explique l’auteur, quelles que soient les intentions de l’empire d’introduire les pièces de Shakespeare en Inde, le chantre d’Avon a été accepté par les Tamouls dans le contexte de leur histoire, de leur culture et en fonction de leurs besoins littéraires. Il va de soi que Shakespeare a été reçu favorablement par le peuple tamoul, car le grand auteur influence vivement l’esprit tamoul. Lorsque Toynbee disait que la rouille de l’empire avait profondément pénétré l’esprit hindou, il entendait la culture britannique présentée dans les pièces de Shakespeare (Chellapane, 1999, p. 109).

24 K Chellappane: Translating Shakespeare into Tamil, in On Translation, Edited by V Valarmathi, Chennai, International Institute of Tamil Studies, 1999. 47

D’après Chellappane, l’attitude des premiers traducteurs tels que V. Viswanatha Pillaï et Narayana Swamy Iyer envers Shakespeare était celle de respect mêlé d’admiration typique de la mentalité coloniale. L’intention principale des traducteurs était de propager la morale chrétienne surtout victorienne au sein du peuple tamoul. Comme l’explique Gauri Viswanathan, certains missionnaires ont vite compris la futilité de la généralisation de l’éducation par le biais de la littérature comme but principal des conversions religieuses. Au contraire, ils se concentrent sur l’adoption favorable du sentiment chrétien, sinon la doctrine chrétienne. Ce qui résulte de ce compromis est l’accent mis sur la fonction éducative de la littérature anglaise libérée de l’obligation de communiquer des vérités judéo-chrétiennes. Les pièces de Shakespeare ont ainsi des fonctions essentiellement moralisatrices et humanistes (Viswanathan25 citée dans Chellappane, 1999, p. 111).

Selon Chellappane, les traducteurs tels que Pammal Sambanda Mudaliyar adaptent non seulement les noms des personnages et des lieux, mais aussi le contexte sociohistorique pour que les pièces soient bien reçues. Dans la version tamoule de la tragicomédie Merchant of Venice, la société chrétienne de Venise devient une société tamoule hindoue à Vanipouri. Le juif devient un membre de la caste baniya dont le nom est Shamlal et son ami Tubal devient Dupelal et la référence à la fille de Shylock " my ducats " devient ‘yen ponnou’ (ma fille). Les traducteurs censurent les parties qui ne conviennent pas aux mœurs tamoules et y ajoutent des versets tirés de la littérature tamoule. Par exemple, Salachalosana Chettiyare, qui traduit Cymbeline, régionalise les noms propres. Partant, Imogen devient Sarasongi et Cloten devient le frère de la reine et non pas son fils tel que décrit dans l’original, car l’auteur suggère l’amour incestueux qui ne correspond pas aux valeurs sociales tamoules. Dans la version mise en scène, S. Chettiyare ajoute des chansons dont les paroles sont tirées des versets célèbres du Thiroukkourale. Sambanda Mudaliyar, qui adapte Hamlet, change les noms propres mais n’apporte pas de modification aux noms communs. Ainsi, Ophelia devient Abalai, Fontinbras Norway devient Panchalan Parthibanesan et Mars devient Arjuna. Le traducteur traduit mot à mot les rôles, mais il proscrit le motif d’œdipe évident dans le comportement de Hamlet.

Les traces des valeurs victoriennes, de la mentalité postcoloniale et du conservatisme imposé par les envahisseurs musulmans et chrétiens se montrent clairement dans la traduction de Taming of

25 G Viswanathan: Masks of Conquest : Literary Study and British Rule in India, New York, Columbia University Press, 1989. 48 the Shrew de T. S. D. Swamy. Comme l’explique Swamy dans l’introduction de la traduction, « j’ai traduit Isabella mot à mot pour démontrer à quel point la femme doit faire preuve de dévouement à son mari. J’ai pris soin de bien traduire le message des deux gentilshommes de Verona pour illustrer dans quelle mesure la femme doit manifester sa loyauté inébranlable envers son mari. Par le biais de la traduction, j’essaie de démontrer que le premier devoir de la femme est d’obéir implicitement à son mari ».

D’après Chellappane, les traductions effectuées à ce jour des pièces de Shakespeare ne sont que des transcodages, des approximations. Il y a très peu de traducteurs tels que Duraiswamy Iyengar et Kallapuran Pillaï qui ont tenté de faire de la traduction poétique. Aucun grand poète tamoul n’a essayé de faire de la traduction. Sundaram Pillaï, qui écrivit une pièce en s’inspirant de Shakespeare, n’a pas tenté la traduction. Cela montre-t-il que les chefs-d’œuvre sont intraduisibles? Bien au contraire, la bonne traduction met en évidence les aspects traductifs qui constituent le socle du texte original.

Les conditions sociopolitiques de l’époque ont contraint les traducteurs de s’ouvrir et de s’affirmer de façon positive. Le respect, l’humilité, le complexe d’infériorité du traducteur qui font voir la raison dans tout ce que fait le colonisateur et qui font percevoir le manque de pertinence dans les traditions sociales et littéraires hindoues sont le résultat de la mentalité postcoloniale qui empêche le traducteur de se placer sur le même pied que l’auteur. Cela ne veut certes pas dire que la traduction en tant que reflet de la réalité est toujours incomplète. La traduction peut représenter un moment dans la croissance de l’œuvre originale qui devient complète dans son rapport complémentaire avec la version traduite. Comme l’écrit George Steiner, si l’original exige le complément, c’est parce qu’au demeurant, l’original n’existait pas en tant que création complète totale et identique à lui-même (Chellappane, 1999, pp. 109-119).

1.5 Le rôle de la Sahitya Akademi dans le développement de l’activité traduisante

Dans le but de promouvoir l’activité littéraire dans les langues indiennes et d’appuyer l’interaction entre les différentes langues indiennes, la Sahitya Akademi a été créée le 12 mars 1954 à New Delhi et Jawaharlal Nehru en était le premier président. Dans un premier temps, l’organisation avait pour objectifs la promotion des accords entre les associations culturelles et les universités, et l’encouragement de la création littéraire dans les langues indiennes. Au cours

49 des années, l’Akademi se concentre sur l’identification et la reconnaissance de la littérature de renom, ouvrant la voie à l’épanouissement de la littérature indienne. Hormis la promotion de la littérature indienne, l’organisation s’efforce d’inculquer la conscience littéraire au peuple hindou.

Selon la professeure Valarmathi26, la Sahitya Akademi est la plus grande maison d’édition dans le monde qui publie des œuvres dans 24 langues indiennes telles que l’assamais, le bengali, le bhojpuri, le dogri, le goudjrati, l’hindi, le kannada, le kashmiri, le konkani, le maithili, le , le manipuri, le marâthî, le népali, l’odia, le pendjabi, le râjasthâni, le sanscrit, le sindhi, le tamoul, le télougou, l’ourdou, le pâli et le tibétain. Les meilleures créations dans ces langues dans des genres aussi variés que la nouvelle, le roman, le théâtre, l’histoire littéraire et la biographie se voient accordées le prix de 100 000 roupies. Jusqu’ici, le nombre de créateurs littéraires en tamoul récipiendaires du prix s’élève à 34. Pour mieux faire connaître les meilleurs écrivains hindous et leurs créations, l’Akademi publie des ouvrages tels que Bibliography of Indian Literature (20th century), Who’s Who of Indian Writers, Encyclopaedia of Indian Literature, Contemporary Indian Literature, Modern Indian Literature, Anthology of Folk Poetry, Anthology of Folk Tales, History of Indian Literature et Anthologies of Indian Literature.

Depuis 1957, l’Akademi publie le journal littéraire semestriel Indian Literature dans lequel se trouve la traduction en anglais de toutes les meilleures créations littéraires dans d’autres langues indiennes. Dans le journal littéraire semestriel Sanskrita Pratibha publié depuis 1959 se trouvent les créations contemporaines en sanscrit. Les meilleurs ouvrages en tamoul et en d’autres langues indiennes sont traduits et publiés dans le journal Samkaleen Bharatiya Sahitya en circulation depuis 1980. Selon la professeure Valarmathi, la traduction sert de tissu conjonctif vital à la survie des ouvrages littéraires dans les langues indiennes. À cette fin, la Sahitya Akademi s’évertue à publier des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et des biographies rédigés par les meilleurs écrivains hindous, ainsi que, de nos jours, de la littérature jeunesse en anglais et en hindi.

26 V Valarmathi: La Sahitya Akademi et ses services au domaine de la traduction en tamoul (சாெித்ைிய அொகைமி – ைமிழ் கமாழிகெயர்ப்ꯁப் ெைிெள்), dans On Translation, édité par V Valarmathi, Chennai, International Institute of Tamil Studies, 1999. 50

1.5.1 Les prix de traduction attribués par l’Akademi

En 1989, l’Akademi adopte la résolution d’accorder des prix de traductions dans 22 langues indiennes. Il existe certains règlements auxquels les traducteurs doivent se conformer. L’œuvre doit être traduite dans un délai de cinq ans après sa parution. La traduction doit être la version intégrale de l’œuvre originale. La traduction doit être fidèle à l’original. L’Akademi se charge de la traduction de l’œuvre sélectionnée pour le prix dans d’autres langues indiennes. Jusqu’ici, l’Akademi a publié la traduction en tamoul de 187 ouvrages. La somme accordée au meilleur ouvrage traduit s’élève à 50 000 roupies.

T. K. Sadasivame, récipiendaire du prix en 1997, critique le traitement secondaire attribué aux traducteurs et aux traductions. Selon lui, les traducteurs ne se voient pas traités sur un pied d’égalité que les écrivains. Aux yeux des membres du comité, les traducteurs ne sont que de simples manutentionnaires payés à la journée. Cette attitude fait la loi tant chez les linguistes que chez les maisons d’édition. Il n’y a pas de respect ni de reconnaissance du travail du traducteur.

1.5.2 Les traductions en tamoul publiées par l’Akademi

Jusqu’à présent, le nombre de traductions en tamoul publiées par l’Akademi s’élève à 35. Parmi les ouvrages en bengali traduits vers le tamoul se trouvent Arogya Niketan de Tarashankar Bandyopadhyay, Osomoy de Bimal Kar, Aranyer Adhikar de Mahasweta Devi, Samba de Samaresh Basu et en assamais Iyaruingam de Birendra Kumar Bhattacharya. Ces œuvres primées par l’Akademi sont traduites par T. N. Kumaraswamy, P. Banumathy et K. Krishnamurthy. Les ouvrages en malayalam traduits vers le tamoul sont : Chemmeen de Thikazhi Shivashankara Pillaï, Kaalam de M. T. Vasudevan Nair, Sundarikalum Sundaranmarum de P. C. Kuttikrishnan, Oru Desathinde Katha de S. K. Pottekad, et Agnisakshi de Lalithambika Antharjanam. Ces ouvrages sont traduits par Sundararamaswamy, Manavai Mustafa, R. Sowrirajan, C. A. Balan et Sirpi Balasubramaniam. T. K. Venkatachalam traduit vers le tamoul la nouvelle Vaishaka écrite en kannada par Chaduranga. R. Sowrirajan traduit Pandita Parameswara Sastry Veelunama en télougou écrit par Tripuraneni Gopichand. K. Balachandran traduit Ba Mulahiza Hoshiyar en pendjabi écrit par Narinderpal Singh.

51

Comme l’explique Valarmathi, bien que de nombreux Tamouls vivent partout en Inde, le manque de contact avec la langue tamoule et avec les tendances littéraires contemporaines peut contribuer à l’absence d’intérêt envers la littérature tamoule et l’activité traduisante. Pourtant, l’Akademi ne cesse de promouvoir l’activité traduisante en tamoul et d’encourager le contact littéraire et culturel entre les peuples de l’Inde. Un aspect qui peut mettre un bémol aux aspirations de l’Akademi est le fait que les traductions publiées par l’Akademi ne sont pas bien reçues chez les Tamouls dans toutes les régions du Tamil Nadu. Il semble que certains lecteurs tamouls gardent la distance avec les publications qui viennent du nord. Mais, comme l’affirme Valarmathi, la situation change peu à peu grâce à l’ouverture d’esprit qui résulte de la mondialisation et de la mobilité urbaine. Pour conclure, par le biais de ses publications, l’Akademi rend un service vénérable aux traducteurs, au peuple tamoul, à la langue tamoule et au génie de la traduction (Valarmathi, 1999, pp. 211-225).

1.6 Perspectives nationales – le statut professionnel du traducteur en Inde

Ravi Kumar27, fondateur de la Indian Translators Association, explique les défis auxquels font face les traducteurs. Selon lui, les traducteurs professionnels en Inde sont contraints de s’adapter aux besoins du marché. Comme la traduction en tant qu’activité principale rapporte peu, la plupart des traducteurs travaillent en tant qu’enseignants ou dans des compagnies externalisées (BPO) en tant que membres du personnel. Ceux qui préfèrent se consacrer à la traduction à temps plein travaillent en tant que pigistes. À la différence d’autres entreprises commerciales, les agences de traduction fonctionnent comme des entreprises familiales dans des locaux mal équipés. Le traducteur est souvent à court de ressources, mal payé, mal perçu par le public, qui ne comprend pas la nature de son activité professionnelle, et par les propriétaires, qui doutent de la capacité du locataire à acquitter à terme le loyer.

En Inde, il n’est pas rare de penser au traducteur comme à un ami ou à un voisin bilingue qui rend des services à un prix modique ou très souvent gratuitement. Cette tendance doit ses origines au contexte culturel hindou dans lequel chacun tire profit des ressources qu’il trouve à proximité. En l’occurrence, comme les personnes polyglottes se trouvent partout, la traduction se voit plutôt comme un geste amical que comme une activité professionnelle. Ceci pose un défi

27 R Kumar: « The Life of a Translator in India : An Indian Perspective », article tiré du site Web de la Indian Translators Association. // http://www.itaindia.org/articles.php 52 lorsque, par mégarde, la personne qui sollicite la traduction assimile les coûts de transaction d’un traducteur professionnel à ceux accordés à son ami polyglotte.

Il y a aussi des défis survenant d’un manque de professionnels formés dans le domaine de la traduction. La traduction ne s’enseigne que dans quelques universités et souvent ces facultés encourent le risque de fermeture à cause d’une pénurie de financement, d’une insuffisance du personnel d’enseignement, d’un manque de sensibilisation du public et de l’apathie de l’État envers l’activité traduisante. Dans une situation semblable, il est difficile de trouver matière à inspiration et d’évoluer en tant que professionnel. Ceux qui sont prêts à essuyer la tempête font face aux défis externes et internes. Le traducteur hindou est souvent confronté aux délais de paiement, aux mésententes avec les clients, au manque de lignes directrices, de reconnaissance, de certification, de fonds et de formation continue. Outre les défis internes, il y a aussi les défis internationaux. Bien que la mondialisation apporte des fruits en termes pécuniaires, elle montre ses épines en termes professionnels. On peut attribuer le côté positif de la mondialisation à la création des portails de traduction qui ont pris pied sur le marché indien en pleine croissance et au rapprochement entre les différentes cultures et entre les différentes agences de traduction de par le monde.

Cependant, il convient de noter que la plupart des portails sont dirigés de l’extérieur du pays et de ce fait, les responsables de ces portails créent leurs propres normes. Il arrive souvent que les traducteurs soient victimes de tricherie et se voient reprocher un manque de qualité. La situation est le résultat d’une dissonance d’attentes, du manque de lignes directrices et de soutien de la part des clients. Quoique la délocalisation soit un phénomène positif, la bonne éthique veut que les fournisseurs privilégient la coopération et promeuvent des rapports interculturels absents dans les portails de traduction. Il y a aussi le manque de mécanisation qui entre en question. La majorité des traducteurs adopte des moyens traditionnels de traduction. Les documents sont rédigés à la main, puis sont tapés à la machine. Ceci engendre des délais et ne donne pas l’occasion de faire le contrôle de qualité.

En outre, si le traducteur arrive à surmonter les obstacles internes et externes, il doit aussi trouver les moyens de régler ses problèmes personnels. Comme l’explique Ravi Kumar, premièrement, l’activité traduisante est perçue comme une activité personnelle. Par conséquent, il y a très peu de discussion à propos de futurs projets entre les traducteurs. Deuxièmement, les traducteurs

53 souffrent d’une crise d’identité, car la traduction est vue comme une activité et non pas comme une profession, ce qui contribue à un sentiment d’infériorité. Troisièmement, il y a des conflits d’intérêts. Le traducteur qui subit une crise d’identité aura tendance à soupçonner toute initiative qui peut avoir un effet défavorable sur lui, ce qui pourrait engendrer des conflits d’ego, car l’individu n’arrive plus à se fier à son partenaire. Dernièrement, les traducteurs bien établis ne sont pas prêts à trouver de terrain d’entente et à parler des écueils qui guettent le développement professionnel de leurs collègues. La crise d’identité que vit le traducteur l’amène à éprouver une profonde méfiance envers ses partenaires et envers ses clients et à n’être plus dans un état de dire ouvertement où se trouvent les problèmes. Au contraire, le traducteur aura tendance à mettre l’accent sur les faiblesses personnelles, professionnelles et organisationnelles du partenaire qui chapeaute l’initiative.

1.7 La traduction d’œuvres québécoises

En ce qui concerne la traduction d’œuvres québécoises, l’activité commence, pour de bon, en 1995. Les premières traductions à paraître sont Le libraire de Gérard Bessette et Encore cinq minutes de Françoise Loranger. En 1997 apparaît la traduction de La vie en fuite de Denis Bélanger. En 2002, les pièces Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay et Leçon d’anatomie de Larry Tremblay sont traduites. En 2008, La distraction de Naïm Kattan et l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle sont traduites vers le tamoul28. La majeure partie de la traduction d’œuvres québécoises est réalisée par des professeurs de traductologie, notamment R. Kichenamourty, K. Madanagobalane, R. Vengouattaramane et S. Pannirselvame.

En ce qui a trait aux problèmes de la traduction, nous apprenons que la plupart sont d’ordre stylistique et culturel. Selon les traducteurs, que nous avons consultés, la traduction de certains aspects de la littérature québécoise vers le tamoul comporte le risque de perte de valeur littéraire.

Le professeur Vengouattaramane l’explique bien :

« Les particularités que nous avons relevées lors de la traduction des nouvelles sont d’ordre culturel et stylistique. Par exemple, dans la nouvelle La distraction de Naïm Kattan, l’écrivain décrit la ligne de pensée du protagoniste d’une manière assez crue, ce qui pourrait choquer un

28 Information recueillie du site Web de l’Association of Indian Teachers of French (AITF). //http://www.aitf.in/act.html 54

lecteur moyen tamoul […]. Le lecteur tamoul est susceptible d’entretenir des préjugés sur la qualité de l’œuvre et sur l’intention de l’écrivain, et dans la même foulée sur l’intention du traducteur, ce qui entraînerait le rabaissement de la valeur littéraire de la nouvelle.29 » (Actes, 2009, p. 111)

Nous comprenons que les traducteurs entendent par « ligne de pensée » les références directes au sexe. Prenons à titre d’exemple cet extrait qui se trouve à la page 22 de la nouvelle La distraction de Naim Kattan afin de nous renseigner sur les propos du professeur :

« Un soir, Léon, un de ses plus anciens gérants, l’entraîna dans un bar. Des filles à la poitrine nue servaient des bières. Au malaise qu’il ressentit succéda un dégoût et une colère contre Léon.»

Traduction : ஒ쏁 துாள் மாதல அவꟁதைய ெதழய னமலாளர்ெளில் ஒ쏁வரா லினயான் அவத ப் ொ쏁க்埁

அதழத்நச் கசன்றான். அங்埁 வயிற்றித ொடு羿க்கொண்翁 ெீர் ெ쎿மாறிக் கொண்羿쏁ந்ை. ர் அை ால்

அகசளெ쎿யப்ெடுை அவꟁக்埁 லினயான் னமல் னொெ믁ம் அ쏁கவ쏁ப்ꯁம்ைான் வந்ை.

Rétrotraduction : Un jour, Léon, un de ses anciens gérants, l’amène à un bar où des filles au ventre nu servaient des bières. Ceci provoque un malaise et une colère mêlés de dégoût contre Léon.

Dans cet exemple, nous voyons que les traducteurs, pour ne pas froisser les sentiments des lecteurs tamouls, traduisent le mot poitrine par « வயிற்றித » qui signifie « ventre ». Bien que ces aspects posent problème, les traducteurs estiment que l’effort en vaut la peine. Selon eux, « nous, les traducteurs, devons faire abstraction de la notion d’intraduisibilité afin de motiver les futurs traducteurs; mais nous devons retenir la notion de défi, car tout défi, tout en provoquant, présente l’avantage de stimuler et de découvrir de nouvelles techniques qui seront mises au service de la traduction (Actes, 2009, p. 115). »

29 Actes du séminaire national sur les études québécoises, édité par K Madanabathmavathy, Samhita Publications, 2009, Chennai. 55

Chapitre 2 : Éthique en traduction littéraire et histoire de la censure en Inde

L’éthique entre en jeu lorsque nous tentons de faire le choix entre deux impératifs moraux souvent contradictoires qui peuvent entraîner des conséquences positives ou négatives. La moralité de l’acte dépend des motifs, des conséquences et du contexte socioculturel. Il y a trois principales approches en philosophie morale, à savoir normative, descriptive et émotive, aussi appelée émotivisme, qui nous renseignent sur la nature de l’impératif moral et de ses conséquences. Nous verrons que la bonne décision éthique, dictée par les vicissitudes de la situation existentielle et socioculturelle, est le résultat d’une combinaison de différentes approches.

2.1 Éthique et morale en Occident

Selon les tenants de l’approche normative, le raisonnement peut nous aider à faire le choix réfléchi d’une décision éthique qui convient le mieux à la situation. En règle générale, cette approche aide à comprendre comment l’individu confronté à une décision éthique doit se comporter en fonction de l’acte, de l’intention et de ses conséquences. En ce sens, l’éthique normative est un impératif catégorique. Elle englobe l’éthique de la vertu, la déontologie et le conséquentialisme. Selon les tenants de l’éthique de la vertu, aussi appelée Aristotélisme, quelles que soient les règles qui régissent le comportement moral, les conséquences et le contexte culturel, l’individu se doit d’être un être vertueux, car une personne honnête le demeurera peu importent la situation, les conséquences et le contexte socioculturel. G. E. M. Anscombe et Alasdair MacIntyre entre autres sont les célèbres tenants de cette école.

Par contre, les tenants de la déontologie tels qu’Emmanuel Kant et C. D. Broad expliquent que l’individu doit privilégier l’acte pour faire le choix raisonné même si l’intention entraîne des conséquences néfastes. Nous devons nous comporter de façon morale en nous fondant sur les règles qui définissent le comportement responsable. Selon la maxime célèbre, les déontologues diront « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît ». Ainsi, l’individu doit accepter la responsabilité de l’acte, quelles que soient l’intention et les conséquences. À la différence des tenants de l’éthique de la vertu et de la déontologie, les tenants du conséquentialisme tels que J. S. Mill et Jeremy Bentham expliquent que ce sont les conséquences

57 de l’acte et non pas l’acte lui-même ni l’intention qui sert de base au jugement éthique. Selon eux, la fin justifie les moyens. Ainsi, l’acte est moral dans la mesure où il engendre le plaisir.

Mais le conséquentialisme et la déontologie ne sont pas incompatibles, car pour que l’acte entraîne de bonnes conséquences, cela exige la responsabilité de la part de l’individu30. De plus, il y a un point de convergence dans les trois approches de l’éthique normative: elles favorisent le système de valeur appelé les codes moraux. Les vertus telles que la probité, la fidélité, l’intention et l’acte de ne pas nuire aux intérêts de l’Autre, ainsi que les conséquences résultant d’un acte éthique ont une certaine valeur, soit universelle, soit relative. Selon Kant et R. M. Hare, l’universalité de certains codes moraux est caractéristique de tout raisonnement moral. Selon cette perspective, les impératifs catégoriques sont universels et s’appliquent à tout le monde. En revanche, selon Hérodote et Baruch Spinoza, on ne peut pas universaliser les codes moraux, car les valeurs varient d’une culture à l’autre. Ce qui est acceptable dans une culture ne l’est pas dans une autre.

Selon les tenants de l’éthique descriptive, il faut étudier les normes morales pour comprendre les valeurs religieuses et culturelles qui servent de fondement aux décisions éthiques. Comme l’explique Lawrence Kohlberg31, le raisonnement moral, aussi appelé le développement moral est un processus empirique qui aide à cerner de façon logique ce qui constitue un acte moral dans un contexte culturel donné. Bien que les valeurs varient d’une culture à l’autre en fonction des croyances religieuses qui servent souvent de socle aux codes moraux, il y a certaines valeurs universelles qui sous-tendent les différences.

Ainsi :

30 On peut arguer que cette proposition manque de suite logique. Ainsi, certains pourraient se demander : si le gouvernement vous contraignait sous peine de mort à tuer un innocent et que si vous exécutiez cet ordre, vous seriez en train de faire votre devoir (selon une éthique déontologique), mais une conséquence mauvaise – un meurtre – s’ensuivrait. Dans le cas de l’exemple ci-dessus, l’agent n’a pas la liberté de choisir. Par conséquent, il ne peut pas faire le choix entre le devoir d’agir et l’utilité de l’acte. Cela souligne l’importance de la liberté dans la prise de décision (v. pp. 163, 171, 173, 174, 175, 179, 189, 280, 281, 319, 355). Prenons un autre exemple pour mieux saisir l’importance du contexte en éthique. Disons que je suis un tueur d’élite et que j’ai comme cible, ma mère. J’ai la liberté de faire mon devoir. Je tire et je tape dans le mille. Je perds ma mère. Ce n’est qu’à la lumière du contexte que je puis me prononcer sur le bien-fondé de l’acte. Ainsi, dans le contexte de mon travail, j’ai mené à bien la tâche, car c’est un bon tir. Mais dans le contexte des rapports interpersonnels, c’est une mauvaise nouvelle, car j’ai perdu ma mère. Cela montre que ni le devoir ni l’utilité ne suffisent pour prendre des décisions éthiques (v. pp. 62, 117, 347, 348). 31 L Kohlberg, C Levine, A Hewer: Moral Stages : A Current Formulation and a Response to Critics, Basel, S. Karger A. G., 1983. 58

« Our research shows that individual development in moral reasoning is a continual differentiation of moral from more subjective or culturally specific habits and beliefs. While moral behaviors or customs seem to vary from culture to culture, underneath these variations in custom, there seem to be universal kinds of judging or valuing […]; the culturally variable customs of monogamy and polygamy are both compatible with the culturally universal underlying moral norms of personal dignity, commitment and trust in sexual relationships. » (Kohlberg et al., 1983, p. 73)

Selon Richard Shweder32, l’universalisme et le relativisme ont des avantages et des inconvénients. Les universalistes ont tendance à mettre l’accent sur les points communs entre deux cultures et à négliger les différences, et à ne privilégier que les données qui aideront à arriver à une conclusion qui leur semble favorable. À cette fin, la décision éthique doit répondre à trois critères, à savoir l’évaluation, la puissance et l’activité. L’universalisation consiste à distinguer le bien du mal (évaluation), le fort du faible (puissance) et le rapide du lent (activité). Ce faisant, les universalistes généralisent les différences. La généralisation irraisonnée peut engendrer la banalisation de l’altérité. D’où la réticence à considérer que dans certaines circonstances, l’altérité devient l’identité, et de ce fait, identité et altérité coexistent. L’universalisation a tout de même ses points forts. La généralisation permet à l’individu de s’identifier aux autres et d’apprécier les similarités. C’est le plaisir de se ressembler qui lui permet de généraliser le bien et le mal, le fort et le faible, et le rapide et le lent. Ainsi, ce qui est bon pour l’individu l’est pour toute autre personne. C’est ce principe sur lequel se fondent les droits de l’homme.

Selon les relativistes, le bien et le mal ont un sens moral qui dépend du contexte culturel et du libre arbitre. Le savoir, selon eux, a ses limites et est sans fondement, car certaines croyances ne se prêtent pas à l’analyse logique et l’individu comprend la réalité à sa façon. La valeur et l’importance accordées aux objets et aux événements sont une question de consensus. Ainsi, le bien et le mal sont définis par la société et prescrits selon les exigences culturelles et religieuses. Le relativisme est égalitaire et tolérant dans la mesure où l’altérité sert de critère à comprendre et

32 R Shweder, R Levine: Culture Theory : Essays on Mind, Self and Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 1984. 59

à apprécier les croyances de l’Autre33. Par conséquent, il faut accepter et apprécier l’Autre tel qu’il est. Mais nous pensons que cette façon de percevoir l’autre a ses inconvénients. Pour les relativistes, la compréhension de l’Autre est souvent personnalisée, disproportionnée et fondée sur les paradigmes. Il n’existe donc aucune comparaison, aucune norme qui permettrait d’arriver à un terrain neutre. Ce qui compte, c’est le consensus pour régler les différences. Comme l’explique Shweder, « when “consensus” is the final arbiter of what’s real, numbers count. And the powerful and the masses have their way » (Shweder, 1984, pp. 165, 166).

Comme nous venons de le voir, le relativisme culturel, tout comme l’universalisme culturel, a ses points forts et ses points faibles. Les différences entre l’universalisme et le relativisme semblent provenir de la distinction faite entre les faits et les valeurs. On peut appeler les faits, les vérités empiriques valables en tout temps et pour tout le monde, et les valeurs, les vérités contextuelles non vérifiables qui sont à la fois individuelles et collectives. Et la difficulté d’arriver à une décision neutre ressort du fait que les faits et les valeurs sont indissociables. Ainsi, si l’individu doit prendre la décision de tuer ou de ne pas tuer quelqu’un, il doit inévitablement faire appel aux conséquences et aux valeurs y associées. Sinon, il n’arrivera pas à universaliser, à relativiser, et à contextualiser l’acte.

Après tout, tuer quelqu’un est un acte ni moral ni immoral. En temps de guerre, cela équivaut au patriotisme. En temps de paix, cela équivaut à un homicide. Par conséquent, les faits sont validés par les valeurs, les sentiments y associés et le contexte sociohistorique. Selon cette perspective, les émotivistes tels qu’Alfred. J. Ayer et Charles Stevenson sont d’avis que les propositions éthiques ne sont pas dictées par les conventions raisonnées et ne font pas appel à la logique mais bien aux sentiments, plus précisément, au sens sentimental associé aux croyances. Partant, le « bien » n’a pas de sens intrinsèque valable en tout temps.

Ainsi, selon Stevenson34 :

« We have seen that “good” can be given a descriptive sense that is quite complicated. A great part of the term’s emotive meaning may then be dependent on the descriptive meaning,

33 C’est la position des relativistes. Nous ne sommes pas nécessairement d’accord avec eux. Nous verrons que toute la discussion sur l’herméneutique analogique porte sur l’importance de se prémunir contre l’identité totale (universalisme) et la différenciation radicale (relativisme) (v. pp. 87-98). 34 C L Stevenson: Ethics and Language, New Haven, Yale University Press, 1944. 60

eliciting the hearer’s favor only as a consequence of first presenting him with beliefs about qualities that he admires. This will not happen unless the speaker and the hearer are explicit in agreeing on the definition—a matter which […] may itself raise a problem that is essentially

normative. Yet the point is of interest in showing that not all of the emotional effect of “good” is hortatory. Much of it may testify to the relationship between beliefs and attitudes, which is

central to all ethics. » (Stevenson, 1944, p. 87)

Bertrand Russell35, dans son essai Éléments d’éthique, explique que lorsqu’on parle de l’éthique, on aborde souvent les aspects qui ont trait à certains types d’action que l’homme doit accomplir et aux actions qu’il doit éviter. Selon Russell, on considère que cette discipline traite de la conduite humaine et qu’il lui appartient de décider de ce qui relève de la vertu ou du vice parmi les différentes sortes de conduite entre lesquelles les hommes sont appelés, en pratique, à choisir. Mais cette façon de concevoir l’éthique ne mène qu’aux malentendus, car l’objet de l’éthique n’est pas de déterminer si une action est éthique ou pas, mais bien d’analyser la vraisemblance des propositions éthiques. Par conséquent, l’étude de l’éthique n’est pas quelque chose d’extérieur à la science. Elle en fait partie intégrante. En outre, si on demande les raisons pour lesquelles il faut faire une certaine action, on nous répondra que de telles actions sont bénéfiques pour tout le monde et que celles-ci font du bien à la société pour certaines raisons qui sont validées par d’autres et ainsi de suite (Russell, 1997, p. 53).

Autrement dit, afin de justifier une raison, on aura souvent recours à d’autres pour la valider, et cette série se termine à un stade où il ne peut y avoir de raison plausible à la bienséance de l’action, car on juge que la dernière raison offerte à la raison qui justifie l’action est si banale et évidente qu’on ne cherche pas à la justifier. Ainsi, « dans le cas de l’éthique, il convient de nous demander pourquoi nous devrions accomplir telles ou telles actions et il importe de poursuivre notre analyse régressive des raisons jusqu’au moment où nous parviendrons au genre de propositions dont la preuve est impossible, parce qu’il s’agit de propositions si simples ou si évidentes que l’on ne saurait rien découvrir de plus fondamental dont on pourrait les déduire » (ibid., p. 55). D’après Russell, le "bon" est le concept fondamental en éthique. Celui-ci est indéfinissable. Nous sommes conscients, a priori, de certaines actions qui sont bonnes en elles-

35 B Russell: Éléments d’éthique, dans Essais philosophiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1997. « Coll. Interrogation philosophique » 61 mêmes. Ainsi, lorsque nous disons « X est bon », nous entendons par là « la table est ronde », proposition qui n’est ni vraie ni fausse, dont la vérité ou la fausseté ne dépend pas de nos opinions ou de nos sentiments. C’est pour cette raison qu’il faut trouver les moyens de définir le bon, car une fois qu'on a réussi à le définir, on aura résolu tous les problèmes éthiques. Nous devons nous comporter d’une telle façon que nos actions engendrent le bien, autant que possible. C’est-à-dire, une fois que l’on a défini le bon ou le bien, il revient à la science d’encadrer les règles morales. Cependant, lorsque nous tentons de définir le bon, nous nous trouvons sur un terrain glissant, car à la différence des questions qui ont trait à la science, il est très difficile de trouver la réponse à la question qui porte sur le bien ultime, comme il n’existe aucune preuve « empirique ». Il faudra recourir aux sentiments et aux figures de style pour susciter les émotions. Partant, les propositions éthiques ne sont pas indicatives, ne disent rien à propos de la vérité et sont souvent de nature optative.

Selon Paul Ricœur, il faut faire la distinction entre l’éthique et la morale, car souvent on est dans l’impression que l’une est synonyme de l’autre. Au contraire, l’éthique correspond à ce qu’il appelle la « visée téléologique » et la morale se rapporte au « moment déontologique ». L’éthique, selon Ricœur, est ce qui constitue l’estime de Soi et la morale contribue au respect de Soi. Ainsi, la nuance entre l’éthique et la morale est discernée, selon que l'on met l'accent sur ce qui est estimé bon ou sur ce qui s'impose comme obligatoire. Lorsque les normes qui régissent les « contraintes » morales ne suffisent plus à prendre la décision morale, le sujet, appelé le Soi, est obligé d’avoir recours à la visée qui peut servir de point de repère. C’est-à-dire, dans des situations où les normes qui régissent la morale ne sont pas clairement définies, le sujet doit avoir recours à l’éthique pour prendre des décisions justes.

Comme l’explique Ricœur36, « on reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée et norme, l’opposition entre deux héritages […] où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique et la morale est définie par un point de vue déontologique » (Ricœur, 1990, p. 21). Ricœur veut établir la primauté de l’éthique sur la morale, la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme et la légitimité d’un recours de la norme à la visée lorsque la norme conduit à des impasses pratiques. Ainsi, « la morale ne constituerait qu’une effectuation limitée, quoique légitime et même indispensable, de la visée éthique, et l’éthique en ce sens

36 P Ricœur: Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990. 62 envelopperait la morale. La visée éthique se définit comme « la visée de la bonne vie avec et pour autrui dans des institutions justes » (Ricœur, 1990, p. 202). Pour bien comprendre la nature de la visée " bonne ", il faut comprendre la signification des règles qui constituent les préceptes du bien-faire. Les règles, appelées étalons d’excellence, aident le sujet à qualifier une action et sont déterminées en partie par l’individu et la collectivité d’exécutants.

Par contre, les pratiques sont des activités coopératives dont les règles constitutives sont établies socialement. Ainsi, l’individu arrive à faire l’évaluation de la portée éthique de ses actions en se fondant sur les étalons d’excellence et les règles pratiques sociales qui y correspondent. L’aspect qui lie les étalons d’excellence aux règles pratiques est la notion de biens immanents. Ricœur, allant dans le sillon de MacIntyre, explique que chaque action comporte des biens immanents. Ainsi, les biens immanents constituent la téléologie interne à l’action, comme l’expriment au plan phénoménologique les notions d’intérêt et de satisfaction qu’il ne faut pas confondre avec celles de plaisir. D’une part, les biens immanents aident le sujet à apprécier ses bonnes actions en vertu du fait qu’il en est l’auteur. De l’autre, les biens donnent un contenu à la forme vide de l’impératif catégorique (ibid., p. 208).

Comme l’explique Ricœur, les impératifs catégoriques, selon Kant, sont valables pour tout le monde et en tout temps sans tenir compte des conséquences, ce qui contribue à la nature éternelle et universelle des valeurs déontologiques. Ainsi, l’universalité est la règle formelle à laquelle toute maxime doit s’assujettir afin d’aider l’individu à juger la portée de l’action. Pour répondre aux problèmes historiques que l’universalisme peut engendrer, il faut qu’il y ait la sollicitude. Cette dernière n’est rien d’autre que la réciprocité nécessaire pour combler des inégalités qui relèvent de l’incompatibilité entre deux estimes de Soi. La réciprocité s’applique aussi bien dans le cas d’une relation égale que dans un rapport inégal. Ainsi, la sollicitude rétablit l’égalité là où elle n’est pas donnée, comme dans l’amitié entre égaux (ibid., pp. 254-256). L’approche déontologique nécessite que le sujet traite la personne non seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin en soi. Ricœur se demande s’il faut élever le respect au même rang que la sollicitude, car sur quoi se fonde-t-on pour dire que l’Autre est le même que le Soi? La façon dont les déontologues conçoivent le moment moral à l’instar de Kant présuppose que l’interaction entre deux sujets est, de rigueur, celle d’une exploitation. Il y a la notion de pouvoir qui se greffe sur l’interaction, ce qui fait que la décision passe toujours de l’action à l’agent.

63

D’où la négativité associée aux impératifs catégoriques tels que « Tu ne tueras point », « Tu ne voleras point », qui s’expriment par des interdictions. À la question de savoir pourquoi l’éthique doit passer par la norme, Ricœur répond que c’est à cause de la violence. C’est précisément à cause du déséquilibre de pouvoir entre deux estimes de Soi que l’individu, qui ne peut non plus se fier aux visées éthiques, a recours à la norme.

Par ailleurs, l’individu se rend compte que les valeurs universelles qui privilégient le devoir ne sont pas les mêmes dans toutes les cultures et dans toutes les époques. En outre, une action morale n’est pas forcément juste et une action juste n’est pas nécessairement morale. Ainsi, l’individu aura inévitablement recours à l’éthique. C’est la non-concordance de la morale, du bien et du juste qui fait que l’individu donne de l’importance au bien plutôt qu’au juste. Cela ne veut pas dire qu’il y a un désaveu de la morale de l’obligation. Bien au contraire, une action morale est éthique dans la mesure où elle maximise le bien. Par conséquent, pour éviter le passage de l’éthique par la norme, il faut la sagesse pratique liée au jugement moral en situation et pour laquelle la conviction est plus décisive que la règle elle-même.

2.1.1 Prolégomènes au Dharma, au Karma et au Moksā

Nous venons de voir que les théoriciens de l’éthique ont tendance à donner de l’importance soit à l’agent ou à l’action. Alors que l’éthique de la vertu et la déontologie mettent l’accent sur l’agent, l’utilitarisme privilégie l’action. Or, nous avons besoin d’une approche qui prend en compte à la fois l’agent et l’action, car l’une ne peut être dissociée de l’autre. Il nous faut une méthode qui met à l’épreuve les bonnes qualités de l’individu, qui éclaircit la nature de la responsabilité de l’agent envers les autres agents, et qui prend en compte l’effet des conséquences de l’action sur l’agent et sur le milieu social dont il fait partie. Dans un monde globalisé où la rencontre interculturelle est devenue une réalité, nous avons raison de plus pour nous tourner vers d’autres méthodes non réductionnistes pour comprendre et se faire comprendre. Comme l’affirme Iris Murdoch, « there is a need for a moral rooted in the psychological dimensions of moral life […] that lays special emphasis on emotions, motivations, judgement and perception » (Murdoch37 cité dans Billimoria, 2007, p. 241). La réflexion critique chez l’homme l’a amené à penser de la meilleure façon de s’orienter et de se

37 I Murdoch: The Sovereignty of Good, London, Routledge & Kegan Paul, 1970. 64 comporter afin de mener une vie juste, non seulement par rapport à lui-même, mais aussi en relation avec d’autres membres de la famille et avec la société. Tout comme en Occident, il existe en Inde une véritable tradition de pensée philosophique axée sur l’éthique et la vie morale. Les concepts tels que Dharma, Karma et Moksā éclairent la réflexion sur l’éthique d’un jour nouveau. En outre, nous sommes d’avis que les concepts d’éthique hindoue nous aideront à résoudre l’incompatibilité entre les différentes approches éthiques réductionnistes38 qui divisent l’agent et l’action, qui ne libèrent pas l’individu de son milieu culturel et qui n’arrivent pas à jumeler la vie communautaire morale et la vie personnelle éthique.

Le dharma, en général, comprend le devoir, la vocation, la religion. Il se réfère au comportement juste, approprié et décent, et s’applique aussi bien aux êtres vivants qu’aux êtres inanimés. Selon les textes religieux hindous, jaïnes, bouddhistes et sikhs, les êtres qui mènent une vie conforme aux principes dharmiques pourront naturellement atteindre la libération personnelle, appelée moksā.

Ainsi, selon Billimoria39 :

« For while the imperative of dharma imposes upon human beings obligations towards both fellow human beings and non-human beings, it is by no means akin to the Christian idea of obedience and humility towards God, or in its secular version, obedience toward a supreme

38 Le réductionnisme sert de fondement au conflit séculaire entre la science et la religion, voire le spiritualisme. Les tenants de l’approche scientifique ne prennent pas en compte l’apport de la religion, de la culture, de l’éthique, et de l’esthétique dans l’étude des phénomènes naturels. L’approche réductionniste ne prend pas en compte l’historicisme, la géographie et le contexte culturel et vise à niveler les différences afin de construire un modèle mécanique. À titre d’exemple, le réductionnisme fait la loi en production agricole. Afin de réaliser des économies d’échelle, les grands producteurs industriels font abstraction des traditions anciennes qui réunissent plusieurs personnes d’une communauté et réduisent l’alimentation à des paires, telles que consommateur/producteur, offre/demande, qui s’excluent mutuellement. Le réductionnisme n’admet pas l’hypothèse selon laquelle le consommateur peut aussi être producteur; le réductionnisme renverse l’ordre traditionnel en imposant un ordre peu naturel qui sert uniquement les intérêts des puissants. Cette tendance s’étend aussi bien à la traductologie qu’à la religion. En traductologie, nous connaissons les ravages des fameuses paires réductrices équivalence/effet, Soi/Autre, sourcier/cibliste, forme/fond, entre autres. Ainsi, « reductionistic politico-religious movements promote the loss of healthy spiritual variety while feeding and exploiting our basest instincts. Invariably, they represent some group’s struggle for power couched in an absolutist philosophical or religious cocoon that makes the movement attractive to new followers. Reductionistic thinking has achieved the remarkable goal of repeatedly de-humanizing human beings by suppressing their complex potentials and inborn ability to distinguish ugliness from beauty, moral right from wrong, and creation from destruction. Even established go through an occasional period of contraction into reductionism, during which embarrassing and terrible things happen such as the willful destruction of their own artistic and cultural heritage in an iconoclastic rage, the persecution of people holding different beliefs or the mistreatment of fellow believers for imagined apostasies ». // http: // www. Newenglishreview.org/Nikos_Salingaros/Reductionism_Undermines_Both_Science_and_Culture//. 39 P Billimoria, J Prabhu, R Sharma: Indian Ethics : Classical Traditions and Contemporary Challenges, Hampshire, Ashgate Publishing Limited, 2007. 65

lawgiver, even if as in Kant, the lawgiver is oneself. […] Dharma prescribes the acknowledgement of obligations not only towards a higher or a supreme being, but also towards lower beings and, this again, not as a creaturely duty but as a cosmic responsibility. Dharma is not only a negative obligation in the shape of restraints of duty, but is equally the sustaining power of right in the sense of righteousness. Self-preservation and the preservation of all things, animate and inanimate, are equally sacred aspects of this mutual cosmic contract; this system of reciprocal duties and rights is geared towards maintaining the cosmic, social and structural orders of the universe. » (Billimoria et al., 2007, p. 25)

Le dharma, par conséquent, fait référence à la justice universelle qui implique la responsabilité dans son acception la plus étendue. Le dharma, c’est la responsabilité envers le cosmos qui ne ressort pas d’une contrainte externe quelconque, mais bien d’une nécessité immanente pour que tout ce qui entre en existence engendre un effet ou une réaction particulière selon la loi de l’action et de la réaction. Selon cette loi, appelée karma, tout acte engendre des conséquences qui ne sont pas forcément d’ordre physique, mais aussi mental et moral et, partant, portent un effet sur le caractère, le tempérament et les tendances de l’agent.

Les traits physiques, mentaux et moraux, appelés samskāra ou vāsanā, sont la conséquence des expériences ou des actions passées. Comme l’explique Rhys Davids40, « the tiny snowdrop droops its fairy head just so much and no more, because it is balanced by the universe. It is a snowdrop, not an oak, and just the kind of snowdrop, because it is the outcome of the Karma of an endless series of past existences. […] Our deeds follow us from afar. And what we have been makes us what we are » (Rhys Davids, 1881, pp. 114, 115). À la question de savoir comment le dharma influence le karma, on peut dire qu’en premier lieu, le dharma, c’est la culture de Soi. Comme le disent les théoriciens occidentaux de l’éthique de la vertu, la bonne vie éthique commence par la culture de Soi. Ainsi, selon les éthiciens hindous, en réformant le comportement moral, l’individu se cultive et, par conséquent, se prépare à mener une vie éthique. C’est ce que les théoriciens appellent le comportement altruiste. Force est de constater que ce genre d’altruisme est le résultat de la culture mentale et spirituelle de Soi. Pour la même raison, le dharma commence par l’agent et les pratiques « justes ». Comme chaque agent doit s’évertuer

40 T W Rhys Davids: Indian Buddhism, in Hibbert Lectures : Lectures on the Origin and Growth of Religion, 1881. 66

à se comporter de façon dharmique, le principe de dharma devrait s’appliquer à tout le monde et serait valable en tout temps.

Mais la mise en pratique à l’échelle universelle de l’éthique personnelle de la vertu devient problématique, car la culture de Soi repose sur la bonne conscience de Soi de la part de l’agent. Pour que l’éthique soit applicable à tout le monde, l’agent doit être une personne libérée de toute petitesse humaine, doit être au-delà des normes sociales de caste, de classe, de sexe, de race, etc. Bref, la bonne vie dharmique commence par la sagesse et la perspicacité spirituelle de l’agent. En deuxième lieu, le dharma ne s’applique pas uniquement à l’agent, mais aussi à la personne en tant qu’être vivant dans un milieu familial. Cela veut dire que le dharma, c’est non seulement générique mais aussi contextuel.

Ainsi, il y a le dharma qui s’applique aux femmes, appelé strī-dharma, le dharma qui décrit le comportement professionnel, appelé varna-dharma, le dharma qui décrit le comportement approprié des chefs de famille, appelé āsrama-dharma et le dharma qui esquisse les devoirs des aînés envers les jeunes, des devoirs des parents, et ceux des membres du cercle familial, appelé koula-dharma. Il revient à l’agent de prendre la décision morale qui convient le plus à la situation. Ainsi, le bon jugement moral consiste à choisir parmi les devoirs à effectuer par rapport à la situation personnelle, familiale et sociale. C’est-à-dire que le dharma, c’est à la fois universel et relatif et que la bonne décision dharmique ne repose pas sur la norme, mais sur le contexte existentiel de l’agent.

Pour illustrer les rapports complexes entre les différents dharma, prenons le fameux exemple tiré de la Bhagavad-Gītā. Arjuna, devant la lourde responsabilité de tuer ses frères qui se trouvent dans le camp ennemi, fait face au dilemme de choisir entre son koula-dharma et son varna- dharma. Le koula-dharma veut qu’Arjuna ne fasse pas de mal à ses parents. En général, on ne tue pas ses parents et ses enseignants auxquels l’agent doit une révérence inépuisable. En revanche, son varna-dharma veut qu’il respecte le dharma de sa profession en tant que guerrier qui doit combattre, qui que ce soit, qui s’oppose à lui.

Ainsi, l’universalité du dharma est une condition presque impossible, car comme nous venons de le voir, il y aura toujours opposition entre deux impératifs moraux. Partant, on ne peut y avoir que des dharma relatifs qui définissent de quelle manière les agents doivent se comporter par rapport aux autres agents, tout en mettant l’accent sur les spécificités du rapport interpersonnel. 67

On ne tombe pas dans le piège du relativisme moral, car toute action dharmique doit se conformer aux principes dharmiques de ne pas porter atteinte aux autres agents, appelé effet transitif, et de ne pas nuire aux intérêts de l’agent lui-même, appelé effet intransitif, ce qui aidera à engendrer le bon karma. Ainsi, pour prendre des décisions dharmiques qui nécessitent de choisir entre les intérêts personnels et les intérêts communautaires afin d’engendrer le bon karma, l’individu doit privilégier les intérêts de la communauté contre ses propres intérêts.

En contrepartie, le karma influence le dharma, car l’agent est conscient de son acte et de ses conséquences. Il a le choix et l’intention de décider d’effectuer ou de ne pas effecteur un acte. Le libre arbitre de l’agent lui sert de guide dans l’évaluation des conséquences. Il faut se rappeler que la loi du karma n’équivaut pas au conséquentialisme tel qu’il est connu en Occident. Comme l’explique Rajendra Prasad41, « the law of karma is a retributive law, or one which presupposes a retributive theory of morality, because, according to it, whatever one deserves for having done an action, one deserves it simply because one has done it, and not because of its utility or disutility. It is thus opposed to or , according to which what one deserves is determined exclusively by the utility or disutility of one’s actions ».

Ainsi, le but du karma est la culture du bon caractère chez l’individu. En ce sens, la loi du karma se rapporte à la vertu, car c’est la vertu qui sert de moyen à la réalisation d’une vie dharmique et, partant, à éviter les mauvaises conséquences. Ceci va à l’encontre de l’hypothèse conséquentialiste occidentale selon laquelle les moyens n’existent pas; tout ce qui importe, c’est l’utilité, le bonheur. Comme l’explique Damien Keown42, « this amounts to the suggestion that a means (in this case virtue) is inherently valuable because it is the only way to secure the utility sought. But for consequentialism, no means can have inherent value. A wrench may be the only tool which will get the job done, but it is still only a tool. For consequentialism, nothing has inherent value other than the utility produced » (Keown, 1996, p. 346).

À la lumière des observations ci-dessus, on peut concevoir le dharma et le karma à la fois en termes déontologiques et conséquentialistes. Le dharma n’est pas uniquement l’acte éthique et le karma son équivalent en action. Les deux vont de pair. S’il faut le bon karma, il faut la bonne

41 R Prasad: « Karma, Causation and Retributive Morality », in ICPR Series in Contemporary Indian Philosophy, Edited by R S Rajan, Munshiram Manoharlal, 1989, New Delhi. 42 D Keown: « Karma, Character and Consequentialism », in Journal of Religious Ethics, Vol. 24, No. 2, Fall 1996, Malden. 68 pratique dharmique. Comme l’explique J. N. Mohanty43, « the philosophers who thought about these (dharmic) injunctions came up with alternative answers as to whether they are to be construed consequentially or deontically. Bādari […] gave deontic interpretations: the injunctions are to be followed as duties; the consequences stated are not intended to be motivating factors, whilst Jaimini gave a consequentialist reading: if you want such and such consequence then you should… » (Mohanty, 2007, p. 77).

Mais à la différence des impératifs catégoriques kantiens qui s’appliquent à tous les agents en tout temps, le dharma s’applique non seulement à l’agent ontologique, mais aussi à l’agent orienté dans son contexte personnel, social et familial. Dans le même esprit, à la différence des conséquences utilitaires humiennes qui servent de référence à la moralité de l’acte, le karma englobe aussi bien les conséquences, quelles qu’elles soient, et ses effets sur l’agent, sur les autres agents et sur le cosmos. Partant, le dharma est d’ordre ontologique et téléologique et le karma est d’ordre phénoménologique et métaphysique.

En ce qui concerne le rapport du Soi avec l’Autre et en quoi le dharma influence ce rapport, nous pouvons dire que le Soi, appelé Âtman, et le dharma sont intimement liés. L’agent, qui est le sujet pensant, est d’abord et avant tout un être conscient. Il a conscience de lui-même et de ce qui l’entoure. D’ailleurs, le Soi est une entité à deux faces. Il se compose du Soi transcendantal et du Soi phénoménal. Le Soi transcendantal est ce qui constitue l’être dans toute son individualité et dans son appartenance au cosmos. Le Soi phénoménal est ce qui constitue la conscience identitaire et sociale du Soi transcendantal. En fait, le Soi et le Soi transcendantal sont synonymes et représentent la même facette de la conscience humaine. Au niveau du Soi, il n’existe aucune différenciation entre le sujet et l’objet, entre le connaissant et le connu, le vrai et le faux, et toute dualité qui caractérise la perception en état de veille.

Comme l’explique Nagel44 :

« In the atman traditions since the old Upanishads, this consciousness without object was considered to be higher and clearer than the current dual consciousness, which is directed

43 J N Mohanty: Dharma, Imperatives and Tradition : Toward an Indian Theory of Moral Action, in Indian Ethics : Classical Traditions and Contemporary Challenges, Hampshire, Ashgate Publishing Limited, 2007. 44 B M J Nagel: « Unity and Contradiction : Some Arguments in Uttpaladeva and Abhinavagupta for the Evidence of the Self as Siva », in Philosophy East and West : Comparative Philosophy in the Low Countries, Vol. 45, No. 4, Oct. 1995, Hawaii. 69

toward an opposite. Here we meet a primacy of a unity, which is thought of as a unity of the subject and can therefore never be expressed adequately. The subject-object relation is considered a derivative form of this original unity of the subject, a unity that is not regarded as unconscious, but rather as super-conscious. » (Nagel, 1995, p. 514)

Au fur et à mesure que le Soi transcendantal devient le Soi phénoménal, la phénoménalisation engendre la conscience sociale qui s’appuie sur des notions de similarité et de différence pour mieux distinguer les sujets et les objets. Comme le Soi phénoménal est à la fois sujet et objet, les dichotomies l’aident à caractériser le monde matériel – le matériel et l’immatériel, et l’unité et la multiplicité. Le Soi phénoménal devenu sujet interagit avec d’autres objets et avec d’autres sujets. Il voit, aperçoit et reconnaît qu’il est sujet parmi d’autres. Ainsi, le Soi phénoménal l’aide à former des rapports d’intersubjectivité et à façonner la conscience du « je » et du « mien » et celle de l’« autre » et du « sien ».

D’ailleurs, l’intersubjectivité est un rapport qui se fonde à la fois sur la similarité et sur la différence. Lorsque le Soi tente de comprendre l’Autre, les différences servent de critère à la formation de l’identité. À ce stade, il y a différenciation, voire essentialisation, appelée distance psychique. Ainsi, la distance psychique aide le Soi à comprendre que l’Autre est « pas-moi » et l’altérité devient l’identité du Soi phénoménal et de l’Autre. Il en va de même pour l’Autre qui essaye de comprendre son interlocuteur. La bonne compréhension de l’Autre régie par des facteurs spatio-temporaux aboutit à la bonne prise de conscience des similarités et des différences de telle sorte qu’il y a identité en altérité et altérité en identité.

Ainsi, la conscience du Soi phénoménal arrive à se définir par son rapport avec l’Autre. Par la suite, à un niveau élevé de compréhension, le Soi phénoménal comprend l’Autre en tant qu’extension du Soi transcendantal et ne privilégie que des similarités. Une fois que les différences cessent d’exister, le Soi phénoménal retourne à son état original et fusionne avec le Soi transcendantal, mettant fin ainsi à la perception de tout dualisme. Comme l’explique Nagel, « according to Abhinavagupta, phenomenal reality, as it presents itself to the unredeemed consciousness, is full of veils and even resting on inner contradictions. As far as I can see, they integrate such contradictions in their systematic reflections on the whole of reality. The contradictions are employed to show that reality is fundamentally different from how we

70 think about it from the point of view of our still unredeemed consciousness, and even more contradictory than we are inclined to think » (Nagel, 1995, p. 511).

Une fois que le Soi phénoménal rejoint le Soi, il n’y a que la conscience non duelle libérée des préjugés et des identités fautives qui se centrent sur le « je » phénoménal. C’est la non-dualité qui aide les deux Soi à se trouver en harmonie avec l’ordre cosmique. Il convient de noter qu’Abhinavagupta ne fait pas de distinction entre le Soi transcendantal et le Soi phénoménal. Pour lui, il n’y a que le Soi transcendantal – le Soi-Seigneur, appelé Shiva qui existe. Et nous ne sommes qu’une extension de ce Shiva. En d’autres termes, selon lui, il n’y a aucune différence entre la conscience cosmique et la conscience humaine. D’après Abhinavagupta, on ne peut ni prouver ni réfuter l’existence de ce Soi-Seigneur45– aspect que nous aborderons dans le troisième chapitre. Pour mieux encadrer la notion de Soi dans l’éthique en traduction, nous proposons la notion de Soi phénoménal, son union avec le Soi transcendantal et son rapport avec le dharma du traducteur.

À la question de savoir en quoi le dharma porte un effet sur le Soi, nous pouvons dire que le dharma entre en jeu uniquement dans l’étape de l’externalisation du Soi transcendantal, car le Soi transcendantal, qui est au-delà des différenciations et des dualités, n’aura pas besoin de choisir entre l’éthique et la morale, entre le bon et le mauvais, et entre la réalité et l’irréalité. Le dharma, au niveau phénoménal, se définit à la fois par la délimitation et par l’intégration des aspects qui définissent l’altérité et l’identité. Alors qu’il faut reconnaître l’altérité au niveau phénoménal, c’est-à-dire au niveau de l’interaction du Soi, en l’occurrence, du sujet avec d’autres sujets et sa conception de la réalité régie par les us et coutumes du milieu spatio- temporel auquel appartient cet Autre, il faut aussi reconnaître l’identité au niveau transcendantal. D’ailleurs, la nature de l’altérité n’est pas la même chez tous les êtres. Il y a des « Autres » que le sujet ne connaît pas qui appartiennent au même monde phénoménal et il y en a d’autres qui viennent d’un autre monde de sédimentation culturelle. Dans ce cas, force est de constater que les différences ne sont pas du même ordre. Le dharma consiste à bien comprendre les différences tout en privilégiant les similarités. Il ne faut surtout pas tomber dans les pièges de l’identité totale et de la différence radicale.

45 Abhinavagupta n’est pas contraint de concevoir le cosmos à partir du Soi phénoménal. C’est dans le but de faire une distinction entre la conscience cosmique (non-dualité) et la conscience humaine (dualité), ainsi que de faire concorder le Soi-Seigneur avec l’étude interculturelle que nous proposons le concept de Soi phénoménal. 71

2.1.2 Éthique en traduction littéraire

En traduction, nous observons que la plupart des théories qui tentent d’expliquer la tâche du traducteur, la nature de l’acte traductif, et la façon dont on aborde les dichotomies telles qu’identité et altérité, vernacularisation et exotisation, annexion et décentrement, se trouvent dans l’éthique normative. Antoine Berman est un des célèbres représentants de la méta-éthique et de l’éthique de la vertu. Comme l’explique Barbara Godard46 dans son article intitulé L’Éthique du traduire : Antoine Berman et le "virage éthique" en traduction, il faut s’arrêter sur l’épistémologie de l’éthique, une des voies les plus productives de la méta-éthique, celle qui se penche sur la production du savoir du bien. Au cœur de cette problématique se trouve celle de la relation des valeurs aux faits : l’éthique est-elle un champ de savoir autonome tel que l’étude des valeurs morales puisse se faire indépendamment de l’étude des propriétés observables et des événements? L’épistémologie éthique cherche une réponse en examinant les paradigmes des différents domaines du savoir à partir d’une approche comparative, c’est-à-dire par une mise en relation de divers modèles pour faire sens. L’épistémologie éthique rejoint ainsi la visée éthique de la traduction, cette « mise en rapport » ou « dialogue » que Berman recherchait (Godard, 1984, p. 16).

Anthony Pym47, célèbre tenant de l’éthique déontologique, fait remarquer que les définitions de la traduction qui s’appuient sur l’équivalence se rapportent au résultat de l’opération de traduction plutôt qu’au processus même. Mais dans ces définitions, il faut comprendre que c’est le traducteur qui reproduit l’équivalence la plus proche, remplace les éléments ou les matériaux textuels d’une langue par des éléments ou des matériaux textuels équivalents, même si les définitions semblent n’accorder aucune importance à l’auteur de ces actions. Dans la traduction pragmatique, le traducteur doit avoir des renseignements ou des instructions sur le travail qui lui est confié. C’est ainsi que Pym définit la négociation. Force est de constater que la négociation nécessite la coopération. Selon Pym, l’éthique se doit d’envisager le jour où tout traducteur aura le pouvoir et l’honnêteté de se demander, avant d’entreprendre un travail, s’il faut vraiment traduire. Ainsi, une théorie de la coopération devra nous fournir un traducteur capable de penser

46 // http://id.erudit.org/iderudit/000569ar 47 A Pym: Pour une éthique du traducteur, Arras, Artois Presses, 1997. 72 pour son propre compte et qui accepte toute la responsabilité de la traduction (Pym, 1997, pp. 136, 137).

D’après Pym, c’est l’individualité qui aide le traducteur à assumer la responsabilité de ses décisions tant sur le plan des modalités de travail que du choix du texte à traduire, car c’est le traducteur qui décide de devenir traducteur professionnel. Le bon traducteur se distingue d’abord par son professionnalisme (ibid., p. 81). Pym distingue trois espaces pour mieux situer l’exclusivisme du traducteur. Il y a d’abord l’espace du traducteur qui se situe dans l’intimité de celui qui traduit, là où il prend les décisions pour lesquelles il sera plus tard responsable. Ensuite, il existe l’espace de la traduction singulière, produit matériel soumis aux processus de l’échange, de la valorisation et de la revalorisation. Il y a enfin, dans la plupart des cas, et toujours à l’état virtuel, l’espace de la concrétisation ou de la consommation de la traduction en tant que telle. C’est-à-dire l’espace où la traduction est lue et entendue par le récepteur et où elle devient pleinement une traduction (ibid., pp. 72, 73).

La responsabilité du traducteur, selon Pym, se situe pour l’essentiel dans l’espace du traducteur où les actions des clients et des lecteurs interviennent avec plus de poids. Cela étant, le fait que le traducteur est producteur d’une traduction laisse penser que les autres espaces sont aussi importants pour la spécificité de sa profession. Dans l’espace de la traduction singulière, voire du produit matériel, nous observons que les traductions achevées sont plus échangeables que celles qui ne le sont pas. On ne saurait oublier cette terrible finitude du produit traductionnel, sans doute marchandise plus que service. En ce qui concerne l’espace de la concrétisation, Pym s’inquiète du manque de code déontologique qui permettra de cerner l’espace de la traduction et celui de la non-traduction (ibid., pp. 73-80). Pym pose une autre question qui concerne tout autant la traduction écrite que la traduction orale, l’interprétation simultanée et l’interprétation consécutive, le doublage et le sous-titrage. À la question de savoir comment il faut traduire, Pym veut en ajouter une autre en demandant s’il faut traduire, en premier lieu (ibid., p. 16). Si oui, qu’est-ce qu’il faut traduire et qu’est-ce qu’il ne faut pas traduire? En adoptant le principe d’éthique dite abstraite, le traducteur, dit Pym, doit essayer de formuler des principes qui sont indépendants de toute détermination de contenu. Il donne l’exemple de la définition de Berman48 selon laquelle l’acte éthique consiste à reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre, quels

48 A Berman: L’Épreuve de l’étranger : Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984. 73 que soient la provenance de cet Autre, le contenu de ses propos et le type de texte. S’il faut suivre l’exemple de Berman, nous ne serons pas en mesure de concevoir ce à quoi peuvent ressembler la traduction publicitaire et la traduction scientifique. Mais peu importe l’orientation culturelle du traducteur; il faut indubitablement respecter les deux objectifs qui sous-tendent toute décision éthique. Il faut traduire pour faciliter la coopération et le respect mutuel.

D’ailleurs, les deux approches, à savoir l’approche abstraite et l’approche historique, sont nécessaires pour accéder aux qualités de la beauté éthique. Pour atteindre cette beauté très particulière, Pym propose une éthique qui met en exergue l’identité interculturelle du traducteur. Selon Pym, s’il faut vraiment comprendre l’éthique du traducteur, l’étude doit commencer par la notion d’interculturalité, selon laquelle le traducteur est culturel dans le sens où l’espace du traduire se situe dans les intersections qui se tissent entre les cultures et non dans le sein d’une culture unique. Dans la pensée éthique, le principe de l’interculturalité opère comme orientation épistémologique. Ce principe nous oblige à ne jamais exclure l’appartenance du traducteur aux intersections culturelles, et par là même, à insister sur le fait que la monoculturalité n’est pas, en principe, une base suffisante pour une éthique du traducteur (Pym, 1997, pp. 14, 15). Pym veut construire autour de l’interculturalité un réseau de considérations, d’agglomérations d’idées et de valeurs. La finalité de l’action éthique, selon Pym, serait donc de favoriser les relations de coopération qui peuvent se répéter, en assurant essentiellement qu’aucun acteur n’annule l’autre. Cette éthique privilégie aussi les relations de coopération à long terme dans une perspective proprement historique. Cette éthique s’applique au service de voirie, aux actes de vente, aux impôts, aux normes de l’amitié, à l’extraterritorialité des ambassades, à l’amour et parfois à la traduction (ibid., p. 111).

À la question de savoir à combien s’élève le coût de la transaction, Pym répond que la traduction est le coût de l’interaction, car la traduction intervient dans le cas spécifique de la coopération interculturelle, dans des situations où les normes de comportement ne sont pas aussi élaborées ou reconnues que dans une situation de coopération interculturelle. Le deuxième principe éthique serait de réduire le coût de transaction, une régulation qui passe tant par l’emploi plus ou moins judicieux qu’on fait de la traduction que par le renoncement à utiliser la traduction en soi. Le troisième principe serait de se servir des « prétraductions » dont la finalité est de signaler au client l’existence de certains renseignements. Le client peut ensuite décider si ces renseignements valent la peine d’être traduits de façon plus complète ou non. L’emploi des 74 prétraductions permet ainsi d’obtenir une vision d’ensemble avant de procéder à une traduction plus exhaustive et donc plus onéreuse. La théorie de la coopération fournit au traducteur la capacité de penser pour son propre compte et d’accepter la responsabilité de ses décisions; mais il n’est pas pour autant un sujet souverain dont les priorités morales ou économiques l’emportent sur toutes les autres (Pym, 1997, pp. 133-137).

Dans une présentation49 faite à Tel Aviv University dans le cadre d’une conférence dont le thème s’intitule Profession, Identity and Status : Translators and Interpreters as an Occupational Group, Pym aborde la notion de visibilité du traducteur. Selon lui, l’identité, la visibilité et l’intervention sont intimement liées à l’éthique du traducteur. L’intervention communicative interculturelle nécessite la fiabilité dans un monde où le conflit est omniprésent. D’après les professionnels, dit Pym, les traducteurs doivent être neutres, objectifs et ne doivent pas intervenir. À ce propos, Pym demande à la traductrice des Mille et une nuits si elle intervenait dans l’interprétation du texte. La traductrice répond par la négative, puisque l’intervention était interdite dans le cadre du code d’éthique du traducteur. Mécontent, Pym lui demande si elle améliorait le texte. Elle répond par l’affirmative disant qu’elle avait ajouté des connecteurs de façon aléatoire. Pym se demande si c’est une occurrence d’intervention. Pym veut savoir si le traducteur peut intervenir dans le processus exégétique. Autrement dit, Pym se pose la question de savoir si l’intervention est un acte éthique. Pym donne la traduction d’un extrait de la résolution de l’ONU pour illustrer l’intervention en traduction. Dans la traduction de l’extrait intitulé Roadmap for Peace qui porte sur la normalisation des rapports entre les différents pays dans le monde arabe, il y a intervention dans la traduction du mot « normalisation ». Les traducteurs rendent le mot littéralement, comme l’exigent les conventions linguistiques dans les langues d’arrivée, en l’occurrence, l’hébreu et l’arabe. Selon Pym, comme le mot « normal » peut dépendre du contexte, les traducteurs font le bon geste en le traduisant de façon littérale, sans l’interpréter, sans intervenir. Pym estime que ceci est un bon exemple de non-intervention, car le traducteur n’intervient pas dans le processus interprétatif du lecteur.

Dans son deuxième exemple de non-intervention, Pym aborde la traduction du syntagme « Roadmap for peace ». Dans la traduction en hébreu, le mot Roadmap se traduit au pluriel, tandis qu’en arabe, c’est au singulier. Donc, pour les Israéliens, il y a plusieurs cartes routières et pour

49 Anthony Pym dans la présentation vidéo intitulée On the Ethics of Translators’ Interventions : // http://www.youtube.com/watch?v=7gp_asnq5_E // 75 les Arabes, il n’y en a qu’une. L’unique carte routière comporte aussi des connotations religieuses qui veulent dire qu’il n’y a que la bonne voie et c’est cette carte routière. Pym se demande si ceci est un exemple d’intervention. Il répond par la négative expliquant que les traducteurs ne sont pas intervenus dans le processus de raisonnement du sens du mot, car ils sont fidèles aux conventions dans les deux langues en question. Par conséquent, ceci n’est pas une intervention. Dans le troisième exemple d’intervention, Pym donne le cas de l’ajout ou de l’omission de l’article. Dans la traduction du syntagme « Removal of settlement outposts », les traducteurs arabes ajoutent l’article défini au mot « outpost », car le partitif en anglais donne l’idée de n’importe quel avant-poste. Ceci, selon Pym, est un exemple d’intervention, car le traducteur intervient dans le sens que véhicule le message tout en sachant que l’article n’est pas requis pour le lecteur arabe.

Pym définit l’intervention comme une modification; le traducteur est bien conscient des diverses possibilités qui existent du point de vue linguistique, mais il refuse de se servir des autres options dans le but de modifier le skopos du texte source. Avant d’aborder les sept mauvais arguments et les propositions, Pym affirme que le traducteur peut résoudre le problème s’il est en mesure de trouver des solutions qui se rapportent à la validité éthique du « but » ou du « skopos ».

D’après Pym, le premier mauvais argument consiste à penser que tout texte est un produit d’interprétation, que les traducteurs interviennent tout le temps, que la traduction et l’intervention ne s’excluent pas mutuellement, et que toute traduction est une intervention. Pym propose que l’exemple de « normalisation » montre que la non-intervention existe et que toute traduction n’est pas nécessairement une intervention. À la question de savoir si le traducteur a le droit d’interpréter, Pym répond que l’interprétation subjective nuit à la communication. Comme le traducteur n’est pas la seule personne qui prend des décisions dans un contexte interculturel où il y a plusieurs intervenants, l’argument selon lequel le traducteur interprète le message de façon subjective ne tient pas la route. Le deuxième mauvais argument consiste à aborder la traduction du point de vue existentiel. Selon Pym, les traducteurs sont d’avis qu’ils sont, la plupart du temps, les ultimes juges de leurs actes, et qu’il leur revient de décider ce qui convient le mieux dans le contexte. Ceci est une argumentation erronée d’après Pym, car encore une fois, le traducteur n’est pas la seule personne qui prend des décisions importantes. En outre, une telle conception ne fait qu’entraver la communication interculturelle. Le troisième argument porte sur l’adoption de l’approche descriptive pour justifier l’intervention. Selon cette perspective, la 76 description aidera à décrire et à justifier l’intervention. Le traducteur peut toujours donner des descriptions qui nécessitent une interprétation libre et, ainsi, justifier son choix de mots. Pym rétorque que l’intervention doit être comprise comme une modification extratextuelle que le texte source ne nécessite pas. Quoi qu’il en soit, les intentions et les objectifs ne se trouvent pas dans le texte. Partant, le traducteur ne peut pas justifier ses intérêts particuliers. L’étude descriptive n’est pas une condition préalable à l’éthique, car c’est aux lecteurs de décider au sujet des intentions et des objectifs. Ainsi, de dire que l’éthique se rapporte au texte est inadmissible.

Le quatrième argument concerne la notion de loyauté telle qu’énoncée par Christiane Nord. Selon elle, dit Pym, le traducteur doit être loyal à tous les participants de l’activité traduisante, notamment au lecteur, à l’auteur, au client et à lui-même. Pym est d’avis que ceci est possible dans un monde paisible, mais pas dans un monde où l’interaction interculturelle se définit en termes de conflit. Le cinquième mauvais argument porte sur la prétention que le traducteur doit accepter de travailler uniquement pour des gens qui le respectent. Là où il n’y a pas de respect mutuel, le traducteur doit refuser de traduire. Pym propose que dans un monde de conflit, ceci demeure un projet chimérique. Dans le contexte de l’interaction interculturelle qui se définit par le conflit, la traduction doit servir de moyen de mériter le respect de l’Autre. En outre, le traducteur sera amené à travailler pour des gens qui ne le respectent pas et dans des circonstances où il n’y aura pas de respect mutuel. Ainsi, le respect mutuel doit être le résultat de l’interaction et non une condition préalable.

Le sixième et le septième argument portent sur les droits du traducteur. Selon Pym, dans la communication interculturelle, il n’y a pas de droits. Il n’y a que des intérêts qui convergent, qui s’opposent, et qui bifurquent. Les intérêts convergent dans la mesure où la traduction sert de moyen de coopération. La communication interculturelle existe parce qu’une telle association permet à tout un chacun d’en tirer profit et donne ainsi une situation où tout le monde gagne. En conclusion, Pym pense que le traducteur peut se permettre la liberté d’intervenir dans la mesure où l’objectif de la communication interculturelle est de promouvoir la coopération. En ce qui concerne la liberté du traducteur, Karla Déjean Le Féal50, dans son article La liberté en traduction, explique que la traduction, telle que conçue d’après la théorie moderne de la traduction, équivaut à dégager du texte source le vouloir dire de l’auteur, puis de réexprimer ce

50 K D Le Féal: « La liberté du traducteur », dans Meta, Vol. 36, n° 2-3, 1991, Montréal. // http://id.erudit.org/iderudit/003449ar // 77 vouloir dire dans la langue cible, et ce, dans le même registre de langue, avec le même soin rédactionnel et pour des lecteurs de la même catégorie socioprofessionnelle, bien qu’imprégnés d’une culture différente. Pour comprendre dans quelle mesure la définition de la traduction aidera à comprendre la notion de liberté, Le Féal estime qu’il faut commencer par l’analyse du texte. La tâche du traducteur consiste à dégager le vouloir dire, sa partie explicite ainsi que sa partie implicite. Il y parviendra grâce à ses connaissances de la langue source, à la mobilisation de ses connaissances du sujet traité, à sa compréhension de la qualité de la langue de l’auteur, et au but qu’il poursuit. Le traducteur se doit de s’assurer de l’exactitude de son analyse par l’épreuve du sens dégagé au niveau du texte tout entier (Le Féal, 1991, p. 448).

Le traducteur doit vérifier si le message reconstitué ressemble au message et au but visé par l’auteur. Il ne peut pas prendre la liberté d’ignorer les incohérences, le cas échéant, ni de les éliminer ni de les substituer. Si le traducteur n’arrive pas à établir la cohérence interne entre le texte source et le texte traduit, il ne doit pas se permettre la liberté d’en faire abstraction. Bref, selon Le Féal, le traducteur ne jouit d’aucune liberté dans la phase de l’analyse du processus traductif (ibid., p. 449). Dans l’étape qui s’ensuit, notamment la réexpression, le traducteur doit exprimer le message de l’auteur dans toute son intégralité en utilisant le même registre et avec le même soin rédactionnel que l’auteur.

Il se peut que le traducteur doive expliciter l’implicite ou rende implicite ce qui est explicite en fonction des exigences du niveau cognitif des lecteurs. À cette fin, le traducteur peut prendre la liberté de choisir les mots appropriés pour bien véhiculer le message à son lectorat. Comme l’affirme Le Féal, « la liberté dont dispose le traducteur n’est pas une liberté en traduction à proprement parler, mais une liberté purement rédactionnelle » (ibid., p. 452). D’après Le Féal, le traducteur ne peut pas s’immiscer dans la structure inhérente de l’original. Son travail consiste à donner la forme au récit dans la langue d’arrivée. Le vouloir dire ainsi que le registre choisi en fonction du public visé sont des données immuables. Seule la manière dont il rend à ces données leur matérialité est laissée à sa discrétion. Tout comme l’auteur, le traducteur décide ce qu’il veut exprimer, choisit la forme linguistique selon son style personnel et son sens esthétique de la langue. Par conséquent, le traducteur, tout comme l’auteur, est prisonnier de l’idiolecte lors de la rédaction de son œuvre. Selon cette perspective, le traducteur n’a même pas la liberté rédactionnelle.

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Dans la mesure où les compétences du traducteur sont les mêmes que celles de l’auteur, la liberté se réduit au droit de rester lui-même. Comme toute compréhension de l’idiolecte est un acte subjectif, on ne peut pas considérer le droit comme une liberté stricto sensu. Ainsi, dit Le Féal, « en fin de compte, la seule vraie liberté qui subsiste pour le traducteur est celle d’avoir, dans la langue cible, un style personnel plus fluide et un sens esthétique plus fin que l’auteur dans la langue source, et de rédiger son texte avec plus de soin. […] Si l’on examine la liberté en traduction fonctionnelle à la lumière de la théorie moderne de la traduction, on constate que cette liberté n’existe qu’au stade de la réexpression du vouloir dire de l’auteur, et seulement sous la forme de la latitude laissée, dans cette phase, au traducteur de surpasser l’auteur en excellence… s’il en est capable » (Le Féal, 1991, pp. 454, 455).

Par ailleurs, la finalité de la traduction peut être abordée dans le cadre de l’échange interculturel et interlinguistique dans lequel elle prend place. Afin d’établir une communication interculturelle et éthique, l’équivalence est une création nécessaire. Comme l’explique Eugene Nida51, un des représentants du conséquentialisme, l’équivalence dynamique est employée pour communiquer l’effet du message que pressent le lecteur. Ainsi, « dynamic equivalence in translation is far more than mere correct communication of information. In fact, one of the most essential and yet often neglected elements is the expressive factor, for people must also feel as well as understand what is said. The poetry of the Bible should read like poetry, not like a dull prose account. Similarly, the letters of Paul should reflect something of the freshness of a general letter, and not sound like a theological dissertation » (Nida, Taber, 1969, p. 24). Ainsi, les conséquentialistes privilégient l’effet du texte sur le lecteur. Ils donnent de l’importance exclusive à l’impression affective du message sur le lecteur. Andrew Chesterman52 propose une nouvelle façon d’étudier la notion de valeur du point de vue de la vertu. Chesterman, à l’instar de MacIntyre, postule que les devoirs et les droits sont secondaires par rapport à la vertu, car ils dépendent de la valeur qui est primordiale à la prise de décision éthique. Selon Chesterman, il faut se tourner vers la logique déontique pour trouver des réponses aux questions éthiques. Une telle logique vise à faire la distinction entre trois types de concepts, à savoir les concepts praxéologiques qui se rapportent aux notions de choix, de décision, de désir, de liberté et de volonté qui sont intimement liés à l’action, les concepts normatifs qui se rapportent aux normes et les concepts axiologiques qui se

51 E A Nida, C R Taber: The Theory and Practice of Translation, Leiden, E. J. Brill, 1969. 52 A Chesterman: Ethics of Translation, in Translation as Intercultural Communication, Edited by Mary Snell- Hornby, Zuzana Jettmarova et Klaus Kaindl, Netherlands, John Benjamins Publishing Company, 1995. 79 rapportent aux valeurs. Les actions déontiques sont régies par les normes qui sont guidées par les valeurs. Comme l’écrit Chesterman, « a norm after all, is accepted as a norm because it embodies or manifests or tends towards some value. Values are thus examples of regulative ideas » (Chesterman, 1995, p. 148).

Comme l’action se définit par les changements dans l’état des choses, une action se dit productive dans la mesure où celle-ci apporte un changement ou peut être une prévention dans la mesure où l’action empêche le changement qui devrait s’effectuer. En corrélation avec ces deux types d’action, il existe aussi deux types de non-action, c’est-à-dire, l’omission et l’abstention qui désignent respectivement l’état inchangé du récit et l’action de ne rien faire afin d’empêcher le changement. D’ailleurs, la constatation d’un changement est un jugement de valeur. Selon la logique déontique, les jugements d’un tel genre ne sont pas automatiques et ne sont pas universels non plus.

Chaque agent est un être humain unique en son genre, qui a sa propre situation existentielle, qui a ses propres connaissances et cognition, et qui vit dans son propre contexte historique. Les normes sont souvent communes à la communauté, à la profession ou à la culture tout comme les valeurs qui les caractérisent. Mais la mise en pratique et la compréhension des normes et des valeurs sont inéluctablement personnelles. Ainsi, « we could say that this deontic logic recognizes not only the influence of the constraint of tradition, but also that the individual has a personal horizon. Decisions pertaining to translations are not made in a void, but in a particular life-situation. No two translations of a given text need ever be the same » (ibid., p. 149).

D’après Chesterman, il y a quatre types de normes qui régissent la pratique de la traduction. Elles sont : les normes d’attente, les normes de relation, les normes de communication et les normes de responsabilité. Les normes d’attente veulent que le traducteur traduise d’une manière conforme aux attentes du lectorat les aspects qui ont trait au produit traductif. Les normes d’attente aident à veiller à ce que le produit final réponde aux attentes du client. En ce qui concerne les normes de relation, le traducteur doit faire en sorte que de bons rapports soient établis entre le texte de départ et le texte d’arrivée. Les normes de communication et de responsabilité dictent que le traducteur doit tenter d’optimiser la communication entre les intervenants et de se montrer responsable de toutes ses décisions. Ces normes doivent être guidées par les valeurs telles que la clarté, la vérité, la fiabilité et la compréhension.

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La clarté sert de ligne directrice aux normes d’attente. L’esthétique et la pertinence sont deux aspects intimement liés à la clarté. Cette dernière aide à mettre en exergue la valeur esthétique du texte et à souligner la pertinence en rehaussant la valeur communicative du texte. La pertinence, selon Chesterman, est une valeur plus technique qu’éthique. En tant que valeur technique, la pertinence se rapporte au même degré aux normes d’attente, aux normes de relation, et aux normes de communication. Par conséquent, la clarté peut aider le traducteur à justifier ses postulats traductifs.

Comme l’explique Chesterman, « the clarity value may justify translation strategies that enhance psycholinguistic processing, such as a choice of iconic vs. non-iconic versions. In terms of preventive action, the clarity value may justify translation strategies that seek to avoid ambiguity or unnecessary obscurity etc. During the editing process, the clarity value is particularly to the fore » (Chesterman, 1995, p. 150). La valeur qui définit la norme de relation est la vérité. Selon Chesterman, on peut dire qu’une proposition est vraie dans la mesure où elle correspond à la réalité. En ce sens, la vérité est la qualité qui caractérise le rapport entre une proposition et un état de choses. La proposition n’est pas la même que la dynamique qu’elle décrit, mais le rapport entre les deux peut être vrai. Ce rapport de vérité peut prendre plusieurs formes. Le rapport d’un événement peut être vrai et la photocopie peut être une vraie copie, c’est-à-dire une copie conforme. De la même manière, les traductions peuvent se rapporter aux originaux sur plusieurs plans qu’on peut appeler de vraies ressemblances. Il va de soi que la traduction qui n’offre pas de ressemblance à l’original sera rejetée par le client. En logique déontique, la valeur de la vérité se voit représentée le mieux en termes d’action préventive. Ainsi, explique Chesterman, « in a given state of affairs, unwanted change must be prevented as far as possible. A relation of some kind must be maintained between the two texts, and it must be one that the receiving culture accepts as being true in some appropriate way. Whatever the relation is, it must not be false » (ibid., p. 151).

La véritable épreuve de l’acceptabilité de la traduction dépend de sa réception par le lectorat. On peut dire que le texte est acceptable dans la mesure où le texte est bien reçu par le public et où le rapport établi entre le texte source et le texte traduit est vrai. Certes, l’acceptabilité est quelque chose de subjectif et, par conséquent, varie entre une culture et une autre et même entre deux lecteurs issus de la même culture. Le traducteur est libre de choisir entre le cœur et la raison, mais sa survie professionnelle et financière dépendra de la réception de sa traduction chez les 81 lecteurs et le client. En d’autres termes, l’acceptabilité du texte dépendra du degré auquel la pratique du traducteur se conforme aux normes établies et attendues.

En ce qui concerne la fiabilité en tant que valeur, la loyauté et la fiabilité sont intimement liées. En théorie de la traduction, la loyauté aide à définir la nature du rapport entre le traducteur et l’auteur, et entre le traducteur et le lectorat. Dans le cadre de la logique déontique, le rapport avec le texte source est guidé par la valeur de vérité qui se caractérise par la qualité du rapport entre ce qui représente l’original et ce qui est représenté dans la traduction. En traduction, alors que ce rapport a une valeur intertextuelle, la fiabilité a une valeur interpersonnelle. Mais il y a une nuance entre la fiabilité et la loyauté. Comme l’explique Chesterman, « one point of difference between trust and loyalty concerns the relative status of people involved. To be loyal to something or to someone is to maintain firm support, friendship or service. Yet this something or someone is often understood to be higher than whoever is being loyal. […] Whereas loyalty is presented as a requirement of translators alone (not other parties in the communicative act), trust is a value that must be subscribed to by all parties concerned » (Chesterman, 1995, p. 153). En effet, la fiabilité est ce qui motive le comportement loyal. On est loyal pour ne pas perdre la confiance de l’Autre. Pour que l’on se fie aux traducteurs, il faut la fiabilité envers eux. En outre, la valeur de fiabilité est directement liée à la visibilité du traducteur, si l’on accepte que la fiabilité est une des valeurs foncières de l’éthique du traduire. Pour cette raison, la visibilité importe plus que l’invisibilité, c’est-à-dire la neutralité.

Chesterman met l’accent sur la valeur de la compréhension qui sous-tend la norme de communication. Selon lui, la compréhension est une manifestation d’amour. Tout comme la fiabilité, la compréhension met l’accent sur les rapports interpersonnels. À l’instar d’Ebeling, Chesterman conçoit une théorie herméneutique de la traduction qui réunit ce qu’Ebeling appelle la théorie théologique du langage qui se fonde sur la compréhension. Selon Chesterman, tout comme l’interlocuteur a le droit de parler, le traducteur a le droit de se demander s’il doit traduire le texte, si les lecteurs se fieraient aux droits du traducteur de traduire ou de ne pas traduire le texte. Après tout, le but de toute traduction est de promouvoir la communication tout en privilégiant la responsabilité. Ainsi, « formulated thus as productive action, it also raises queries about the possibility of complete understanding anyway. […] In terms of preventive action, we seek to promote the value of understanding by reducing or minimizing misunderstanding » (ibid., p. 155). 82

Outre la promotion de la compréhension, le traducteur doit essayer de réduire la souffrance communicative. C’est-à-dire qu’il doit traduire en sorte que la traduction donne le plus grand plaisir aux lecteurs. Partant, le traducteur doit tenter d’éviter la mauvaise compréhension et d’essayer de ne pas utiliser la langue de nature ambiguë, car ces deux aspects ont un rapport direct avec la clarté. Il y a aussi l’aspect qualitatif qui se rapporte à la clarté. Le traducteur, par le biais de la traduction, doit essayer de faire comprendre le plus grand nombre de lecteurs potentiels.

Comme l’affirme Chesterman, « it is often pointed out that translation automatically extends the potential number of receivers of a message, thereby decreasing quantitative misunderstanding » (ibid., p. 156). Ainsi, les quatre valeurs, notamment la clarté, la vérité, la fiabilité et la compréhension doivent fournir le code d’éthique qui sera applicable à l’éthique du traduire. L’approche déontique suggère qu’on peut concevoir la traduction non seulement comme une action productive, mais aussi comme une action préventive. Quel que soit le cadre éthique, il faut constamment penser aux valeurs qui servent de guide aux normes, car les traducteurs sont des agents de changement. Selon Henri Meschonnic53, c’est en traduction que la distinction langue- discours est la plus apparente. Car on pense à la traduction toujours en termes de langue. D’où les notions de forme, de style, d’équivalence et de fidélité. Le discours se voit souvent dépourvu de son importance, car on y pense à l’aide des concepts de langue. Le texte, par conséquent, est abordé en termes d’énoncé et non pas en termes d’énonciation. Plutôt que l’énonciation, c’est l’énoncé qui mérite toute l’attention.

Comme l’explique Meschonnic :

« La traduction reste par-là dans une vieille représentation du langage. Celle de la langue, de la phrase, de l’énoncé. Un héritage scolaire, non une pensée du langage à la recherche de sa propre historicité. Le primat de l’énoncé apparaît dans sa répartition même du traduire selon les domaines. Comme on répartissait les métaphores en métaphores végétales ou marines. Ainsi sont distinguées la traduction littéraire et la traduction technique, et dans la traduction littéraire, la traduction des textes sacrés, de la poésie, du théâtre, du roman. Comme si elles

53 H Meschonnic: Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999. 83

devaient chaque fois supposer des concepts différents pour traduire. » (Meschonnic, 1999, p. 145)

Pour mieux faire valoir l’énonciation, il faut privilégier le continu du rythme contre le discontinu du signe. À l’instar de Benveniste, Meschonnic postule que le rythme peut apparaître comme l’organisation du mouvement dans la parole, l’organisation d’un discours par un sujet et d’un sujet par son discours. Non plus du son, non plus une forme, mais du sujet – une historicité (ibid., p. 116). Le rythme peut ainsi organiser le continu du discours. Selon cette perspective, le signifiant ne s’oppose plus au signifié. Le discours s’accomplit dans une « sémantique sérielle » dans laquelle il n’y a que la signifiance en continuité avec la voix et le corps. Cette sémantique ne se fait pas selon les unités discontinues du sens.

Ainsi, c’est ce signifiant unique et multiple à la fois, producteur de signifiance, que Meschonnic appelle le rythme : « Je définis le rythme dans le langage comme l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les “niveaux” du langage : accentuels, prosodiques, lexicaux et syntaxiques54. » (Meschonnic, 1982, pp. 216, 217)

Cette affirmation souligne le fait que les décisions éthiques doivent se fonder sur l’énonciation et non sur l’énoncé et qu’un texte n’est pas tout simplement un texte; c’est aussi une représentation de tout ce qui est Autre. Partant, il faut privilégier l’intersubjectivité contre l’intertextualité. C’est ainsi que le traducteur pourrait se décentrer et accepter l’altérité de l’Autre comme étant sa propre identité. Cela signifie que l’Autre n’a pas besoin d’être identique au Soi sur les plans culturel, religieux, entre autres pour être respecté, accepté et traduit.

Selon Meschonnic, la plupart des théoriciens qui abordent l’éthique en traduction le font toujours en faisant la distinction bancale entre la langue et le discours. Ils entendent par la langue le moyen, et par le discours le message, alors que nous estimons qu’il n’y a que le discours. Marchant dans le sillage de Meschonnic, nous sommes d’avis que c’est l’importance accordée au signe linguistique qui fait que le traducteur aborde la traduction du point de vue du texte de

54 H Meschonnic: Critique du rythme : Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982. 84 départ et du texte d’arrivée, et du point de vue de la fidélité et de l’infidélité, alors qu’au niveau transcendantal, il n’y a qu’un texte et un rythme. Ce faisant, au lieu de se concentrer sur l’articulation du discours – la ponctuation, la rime, l’assonance et l’effet qu’elles créent chez le traducteur, les théoriciens donnent de l’importance au signe. C’est le moyen qui importe plus que le produit final.

Ainsi :

« C’est pourquoi je dis : fidèle, infidèle – c’est tout comme ». Parce que malgré leur opposition apparente ces deux notions font la même chose : rester dans l’opposition entre la forme et le contenu, c’est-à-dire dans les deux cas, dans le signe. Vous traduisez fidèle, ou vous traduisez infidèle, vous ne faites qu’une et même chose, vous traduisez du signe, au lieu de traduire quand il a lieu, le poème de la pensée. Quand la poétique montre le discours, le système de discours, le traducteur herméneutisé et le philosophe regardent le signe, le doigt, au lieu de regarder la lune. Tout ce qu’ils peuvent traduire, c’est ce que dit ou ce qu’a l’air de dire un énoncé, pas ce que fait, ce que vous fait, un système de discours55. » (Meschonnic, 2007, p. 84)

La distinction faite entre fidélité et infidélité, et entre approche sourcière et approche cibliste ne fait qu’exposer la béance du signe linguistique, car le rythme selon Meschonnic, est à la fois forme et contenu et son effet sur le sujet. Comme nous venons de le voir, ce n’est pas le dire, mais bien le faire qui importe dans la compréhension et la réexpression du rythme. En outre, l’écart entre la langue et le discours ne fait qu’opérer une scission entre la forme et le fond, ce qui compromet non seulement la compréhension de la sémantique sérielle des émotions, mais aussi la jouissance de l’œuvre littéraire. C’est pour cette raison que les traductions sont de piètres ombres de l’original emprisonnées dans la spatio-temporalité. D’après Meschonnic, les bonnes traductions sont celles qui sont éternelles, comme les traductions de Shakespeare, car le traducteur s’est élevé au-dessus des dichotomies et a traduit le rythme qui ne connaît ni les différences culturelles ni les contraintes historiques. Nous aborderons plus loin le concept de rythme et en quoi le rythme sert de lien entre le sens et l’effet.

55 H Meschonnic: Éthique et politique du traduire, Paris, Verdier, 2007.

85

Si les traducteurs tentent de rendre justice au rythme de l’original et aux pensées de l’auteur, il faut que le raisonnement éthique se fonde sur le poème et non sur le signe linguistique. L’approche herméneutique, à l’heure actuelle, se concentre sur la découverte de la vérité sur les plans de la forme et du fond. Elle préconise la fidélité à l’original sur le plan de la forme et la fidélité au texte cible sur le plan du fond, c’est-à-dire, du sens. Mais une telle approche, selon Meschonnic, est la pire des infidélités, et le summum du mauvais raisonnement éthique. Le rythme transforme les mots en une série d’émotions ininterrompues qui émeuvent le lecteur. C’est ce que Meschonnic appelle le faire des mots. En ce sens, les mots ne sont plus les mots, ce sont des émotions qui n’ont pas de frontières spatio-temporelles.

Ainsi, comme le dit Meschonnic :

« Le poème, je le dis et redis, parce qu’il faut le redire, je le définis comme la transformation d’une forme de langage par une forme de vie et la transformation d’une forme de vie par une forme de langage. Ainsi, le poème est le rapport maximal entre du langage et de la vie. […] Donc, il faut savoir qu’avec les concepts du signe, on ne traduit que du signe. Le poème est effacé. Mais tout le monde sait que le poème est effacé. C’est même parce qu’on le sait qu’on dit qu’il y a de l’intraduisibilité. » (Meschonnic, 2007, p. 151)

En outre, comme nous le disions plus haut, Meschonnic met en évidence les ravages que fait le signe. Le signe fait que la traduction est figée dans le temps, qu’elle perd la musicalité, qu’elle se trouve tiraillée par la forme et le fond du récit. En somme, Meschonnic est d’avis que l’approche éthique doit commencer par l’oubli du signe, par la compréhension du ruissellement du rythme, et par la reproduction de l’impression du faire des mots sur le sujet.

Arnaud Laygues56 se sert du concept de « visage » tel que proposé par Emmanuel Levinas et l’applique à la traduction littéraire en se fondant sur le concept de poétique d’Henri Meschonnic afin de proposer une éthique du traducteur. Selon Laygues, en ce qui concerne la terminologie levinassienne, il faut faire la distinction entre le visage et l’image. En outre, pour mieux rendre compatible le rapport entre le réel et son image et celui entre l’original et la traduction, il faut comprendre la notion de ressemblance. Comme l’explique Laygues, « la notion d’"image"

56 A Laygues: « Le traducteur semeur d’éthique : Pour une application de la pensée d’Emmanuel Levinas à la traduction », dans TTR, Traduction, Éthique et Société, Vol. 17, n° 2, 2004, Montréal. 86 s’appliquera à la seule traduction d’un texte, tandis que celle de "visage" impliquera également la traduction d’autrui au travers de ce texte. […] Il faut penser à la ressemblance non pas comme le résultat d’une comparaison entre l’image et l’original mais comme le mouvement même qui engendre l’image » (Laygues, 2004, p. 47).

En traduisant le texte, le traducteur essaye de créer l’image des pensées de l’auteur, de l’Autre. D’après Laygues, le traducteur abandonne son milieu et se transporte vers le monde de l’Autre. Ainsi, la ressemblance réside dans ce mouvement vers l’auteur et non pas dans la traduction en tant qu’image de l’Autre, en tant que produit fini. Pendant le mouvement, il faut que le traducteur soit conscient de l’altérité de l’auteur. En aucun cas, le traducteur ressemble à l’auteur. Le traducteur doit tenter de ne pas reproduire l’image de l’auteur, mais doit comprendre le « visage » de l’auteur et, par la suite, tenter de le reproduire. Tout au long du cheminement, le traducteur est bien conscient de ne pas créer une image ressemblante, car un tel effort ne fait que nuire à la rencontre. Comme l’explique Laygues, « cette rencontre est le mouvement non pas de ressemblance, que Paul Ricœur nomme l’identité-idem, mais celui qui va à la rencontre du différent, de l’Autre en tant qu’Autre décrit par Berman. Nous ne sommes plus dans le reflet, la copie froide d’un réel absent, mais dans l’immédiat de la rencontre, dans l’opportunité de la relation » (ibid., p. 48).

D’ailleurs, chez Levinas, le concept de visage a une tout autre acception. Cela ne signifie pas la face, mais bien ce qu’on entend à propos de l’Autre. Selon cette perspective, l’idée du visage dépasse la conception du sujet à propos de l’Autre, ce qui contribue à l’identité de l’Autre, dans le sens où l’Autre se présente d’abord comme un cri, dans son dénuement, dans toute sa faiblesse et son indigence. Le visage de l’Autre est sa vulnérabilité exposée à la violence potentielle du sujet (Levinas57 cité dans Laygues, 2004, p. 48). C’est ici, signale Laygues, qu’entre en jeu la primauté de la notion de responsabilité envers l’Autre, telle que conçue par Levinas.

La responsabilité, selon Laygues, est un impératif catégorique. C’est elle qui donne au sujet, en l’occurrence, au traducteur, l’occasion de rencontrer l’Autre dans toute son étrangeté dans la mesure où la conception de l’Autre du traducteur n’a aucune incidence sur la responsabilité éthique de bien concevoir l’Autre. En effet, c’est le visage de l’Autre qui offre au traducteur

57 E Levinas: Entre nous : Essais sur le penser à l’autre, Paris, Grasset, 1991. 87 l’opportunité de se rapprocher, de comprendre sa vraie nature. L’altérité est ce qui alimente le mouvement vers l’Autre et c’est elle qui exige la responsabilité envers l’Autre, car comme l’écrit Levinas, « le rapport à Autrui n’est pas réciproquement égal, l’intention de l’Autre n’affectant pas mon obligation morale de responsabilité envers lui […], car la présence en face d’un visage, mon orientation vers Autrui ne peut prendre l’avidité du regard qu’en se muant en générosité, incapable d’aborder l’Autre les mains vides. Cette relation par-dessus les choses désormais possiblement communes, c’est-à-dire susceptibles d’être dites – est la relation du discours » (Laygues, 2004, p. 49). À la question de savoir si la notion de visage s’applique aux choses, Laygues répond par la négative. Selon lui, il faut aborder le texte à traduire ni comme un objet ni comme une œuvre d’art, mais comme une représentation de l’Autre, comme le visage de l’auteur, car le texte représente quelqu’un, redonne vie à une parole, déclare par sa présence son anticipation à une socialité. Envisager le texte source comme trace du visage offert à la violence ou à la générosité éventuelle du traducteur offre la possibilité à ce dernier d’engager avec lui un dialogue réel, fructueux et éthique (ibid., p. 50). La présence de l’auteur dans la conception du visage est ce qui constitue la responsabilité et, ainsi, la liberté du traducteur.

Il faut se rappeler, dit Laygues, que le traducteur n’est pas un simple agent qui répond aux impératifs catégoriques. Il est le déclencheur du processus éthique. Le texte, étant le visage de l’Autre, contient les pensées de l’Autre. Comme le traducteur est l’agent qui manipule la parole de l’Autre, il faut lui accorder plus de responsabilité et, par conséquent, plus de liberté. Laygues veut que le traducteur serve de semeur d’éthique non seulement aux lecteurs, les consommateurs de la traduction, mais aussi aux éditeurs, les commanditaires du service de traduction. Comme l’explique Laygues, « investi d’une responsabilité qui prend sur elle la destinée d’autrui, comme le traducteur doit prendre sur lui la destinée de la parole de l’étranger, le lecteur est engagé lui aussi à recevoir une parole qui le pousse naturellement au sentiment fraternel pour l’étranger » (ibid., p. 53).

88

2.1.3 Vers l’herméneutique analogique de l’interculturalité

Parlant de l’importance de repenser la conception de l’Autre et la façon dont se fait l’exégèse du texte, Ram Adhar Mall58 met en évidence la pertinence de construire une herméneutique analogique normative non réductrice. Selon lui, dans le monde multiculturel où nous vivons, il est capital de faire la distinction entre l’identification totale et la différenciation radicale. L’identification totale qui se fonde sur la notion d’universalité tente de s’approprier l’Autre en le privant de sa propre identité. En contrepartie, la différenciation radicale enracinée dans le relativisme ne prend pas en compte les aspects communs entre le sujet et son interlocuteur qui n’ont pas le même contexte culturel.

Comme l’explique Mall :

« It is necessary to apply an intercultural orientation to what is here termed the “situated unsituatedness” of an intercultural philosophy. Such an intercultural orientation will allow us to deal with the discipline of aesthetics within the comparison of cultures, thus enabling us to find basic similarities and illuminating differences among different traditions and theories. This will further allow us to use the term aesthetics in its generality as well as in its cultural specificity. Intercultural philosophy is thus the presupposition of a genuine comparative aesthetics. Any comparison worthy of the name must abstain from any absolutist, exclusive and essentialist claim. And what an intercultural philosophy aims at rejecting is exactly the two fictions of a total commensurability and a radical difference among aesthetic traditions and theories. » (Mall, 2010, p. 161)

Ainsi, l’approche interculturelle59 est d’abord et avant tout le credo d’une attitude philosophique, d’une conviction philosophique qui met l’accent sur le fait qu’aucune philosophie ne s’applique de façon universelle à tout le monde et en tout temps. Cette optique s’applique mutatis mutandis à la culture ainsi qu’à la religion. Par conséquent, l’approche interculturelle que prône Mall recouvre toutes les disciplines de la philosophie, comprend toutes les traditions philosophiques du monde et interdit de se mettre dans une position d’exclusivité absolue et monolithique. Mall signale que l’interculturalité ainsi conçue représente une catégorie mentale et morale. Il ne faut

58 R A Mall: India and Intercultural Aesthetics, in Handbook of Phenomenological Aesthetics : Contributions to Phenomenology, Heidelberg, Springer Science+ Business Media B. V., 2010. 59 R A Mall: Intercultural Philosophy, Maryland, Rowman & Littlefield Publishers, 2000. 89 pas l’identifier avec la culturalité d’une culture quelconque et cela n’est surtout pas un éclectisme d’une multitude de cultures. Elle n’est pas non plus une abstraction. L’approche interculturelle ne doit pas constituer un réflexe ou une évolution idéologique dans le contexte d’un monde en perpétuel changement. Selon cette perspective, aucune philosophie ne peut se revendiquer comme l’unique philosophie et aucune culture ne peut s’attribuer le statut de culture universelle. Une telle approche résiste à tout effort d’absolutiser les valeurs.

Comme l’affirme Mall :

« It (intercultural philosophy) does not necessarily give privileged treatment to any philosophy, culture or religion. It also rejects the idea of a mere hierarchical gradation of cultures and . It takes seriously the idea of cultural plurality and deems it valuable. Any study of philosophy from an intercultural perspective situates itself beyond all centrisms—be it Asian, European or Chinese. […] Those who take the hermeneutic cycle to be our philosophical fate fail to avoid a repetition of self-understanding in the name of understanding the other. For this reason, intercultural philosophy rejects the hermeneutics of identity that is intolerant of difference. In our attempt to understand others, we meet to differ and differ to meet. The other is also experienced by us through its resistance to our attempt to assimilate it fully. The other also makes itself known through the aesthetic feeling it arouses in us. » (Mall, 2000, p. 6)

En ce qui concerne la notion de conflit entre les différentes traditions philosophiques, Mall explique que l’approche occidentale de voir tout ce qui est non européen comme « étranger » repose sur des préceptes judéo-chrétiens selon lesquels l’Autre doit penser et agir de la même manière que le sujet sédimenté dans les us européens et si cet Autre doit être compris, c’est dans le but de lui faire apprendre les seules vérités philosophiques valides en tout temps et pour tout le monde. À cette fin, il faut annexer l’Autre et subsumer les vérités philosophiques dans sa tradition dans les catégories philosophiques occidentales. Selon la perspective actuelle binaire de concevoir l’Autre, soit l’Autre est avec le sujet soit il est contre le sujet. Il y a identité totale ou différence radicale. Ainsi, l’Occident cherche l’identité en nivelant toute différence qui lui semble étrangère et défavorable à l’ordre établi.

90

L’approche interculturelle se situe en dehors de toute idéologie culturelle et religieuse60 et c’est en se mettant dans la peau de l’Autre que l’on peut comprendre, accepter, apprécier et respecter la vérité philosophique de l’Autre sans se l’approprier. Ainsi, « the idea of intercultural philosophy envisaged here aims at a philosophy that enables us to feel the presence of a generic concept of philosophical truth in its omnipresence in different philosophical traditions. It also leads us to dismiss the tendency to absolutize one’s own pattern of thought. Our interculturally oriented concept of philosophy warns us not to confuse one’s own way of doing philosophy with the only possible way of doing philosophy » (Mall, 2000, p. 10).

Selon Mall, l’approche interculturelle commence par une herméneutique qui se fonde sur la conscience du sujet de la non-identité, de la différence, de l’inexistence de la différence radicale,

60 Les opposants à l’herméneutique analogique pourraient nous accuser de relativisme culturel, sous prétexte que le relativisme (herméneutique analogique?) serait une idéologie, laquelle, plutôt que la philosophie réaliste d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin, n’aiderait pas à niveler les différences culturelles dans le but de promouvoir le dialogue interculturel. Ils pourraient se demander si toutes les cultures s’équivalent, il n’y aurait, par exemple, aucun moyen de condamner les sacrifices humains tels que ceux pratiqués par les Aztèques au Mexique avant l’arrivée des Européens. Nous disons dans des termes non ambigus que ni l’universalisme ni le relativisme ne peuvent apporter de solutions aux problèmes éthiques d’ordre contextuel (v. p. 11), que le contextuel est contenu dans l’universel (v. p. 107), et qu’il faut privilégier la bifocalité afin de faire encadrer le relativisme dans l’universalisme (v. pp. 126, 344). D’ailleurs, si l’on peut assimiler le relativisme à une idéologie, on peut dire que sa contrepartie, à savoir l’universalisme, est tout aussi une idéologie. Nous montrons que l’analyse située non située de la représentation de l’Autre se trouve en dehors de toutes ces deux idéologies qui sont en apparence irréconciliables. Par ailleurs, il est étonnant et triste de constater que la doctrine de Juan Ginés de Sepúlveda (1489–1573), à tendance eurocentrique et néocolonialiste, fasse école 441 ans après sa mort. Selon Sepúlveda, les habitants du Nouveau Monde étaient des barbares et, par conséquent, il revenait à l’Europe chrétienne de les civiliser par tous les moyens (v. il requerimiento et le traité de Tordesillas). Ainsi, la conquête des Amériques est justifiée, car les Amérindiens étaient des esclaves secundum naturam. Avant de faire la critique de l’universalisme européen, il convient de dire que le postmodernisme, le socialisme, le féminisme entre autres sont d’importantes contributions de la culture européenne. Ni les valeurs qui y sont associées ni les contributions ne posent problème dans l’étude de l’Autre, qui est dans la plupart des cas, le non-Européen. Ce sont surtout l’instrumentalisation binaire de ces valeurs et la réticence à accepter l’inexistence d’un philosophia perennis qui conduisent la société européenne à niveler les différences (c’est toujours le non-Européen qui doit dissimuler ses différences afin d’être accepté par l’Européen, et non l’inverse), à réduire, voire à digérer la contribution de l’Autre, et à subsumer la vérité dans la tradition de l’Autre dans des catégories européennes préétablies. Partant, le succès de l’Europe se mesure avec l’insuccès de l’Asie, du Moyen- Orient, et de l’Amérique préchrétienne. Le progrès de l’Europe est associé à l’arriération des autres. C’est cette tendance universalisante qui se fonde sur une épistémologie binaire (il y a le blanc et le noir, l’Européen et le non- Européen) qui sert d’embûche dans l’étude de l’Autre. Comme l’explique le célèbre sociologue Immanuel Wallerstein, « la question soulevée – à qui revient le droit d’ingérence? – plonge ses racines au cœur de la structure politique et éthique du système-monde moderne. En pratique, l’intervention est un droit dont s’empare le plus fort. […] Les forces d’intervention, lorsqu’elles se voient en butte à la contestation, ont toujours recours à la justification éthique – le droit naturel et le christianisme au XVIe siècle, la mission civilisatrice au XIXe siècle, les droits de l’homme et la démocratie au XXe siècle et au début du XXIe siècle » (Wallerstein, 2006, p. 46). Pour s’éloigner de l’universalisme et du relativisme, nous proposons une troisième épistème, appelée herméneutique analogique, qui se fonde sur l’analyse située non située. L’analyse située aide le traducteur à ne pas relativiser la contribution de l’Autre. L’analyse non située l’aide à ne pas universaliser, à ne pas imposer sa façon de comprendre l’Autre. Nous montrons plus loin, exemples à l’appui, comment l’herméneutique analogique vient en aide au traducteur dans sa quête du centre herméneutique. 91 et de l’impossibilité de l’identité totale. Cette approche se fait appeler l’herméneutique analogique. L’analogie, d’après Mall, se définit par l’unité qui établit la similitude entre des entités disparates. Cette façon d’aborder l’Autre aide le sujet à ne pas mettre une culture quelconque dans une position absolue de généralité et à ne pas réduire les autres cultures à des catégories conceptuelles préétablies. L’approche herméneutique analogique aide à échapper au cycle herméneutique et à surmonter l’impuissance à transcender la tendance à définir la vérité en termes d’une tradition quelconque et cette tradition en termes de vérité.

Ainsi :

« In the face of alternate cultures and ethical pluralism, it is wrong to maintain that we are condemned only to our own tradition and can, at the most, try to interpret and understand it. […] In the field of intercultural understanding, it is wrong to reduce a theory of meaning to a theory of truth and the latter to translatability. Cultures may be and are meaningful if we abstain from claiming the best intuition of truth only for ourselves. […] Any a priori, metaphysical or ideological decision precludes the possibility of genuine understanding. […] We must not exclude intercultural understanding per definition by saying that only a Buddhist can understand Buddhism, a Muslim Islam, a Christian Christianity, a Hegelian Hegel, a Taoist Taoism, and so on. To do so would be understanding by identification. » (Mall, 2000, p. 16)

S’il faut trouver l’équilibre entre l’identité totale et la différence radicale, il faut que le sujet soit ancré dans son milieu culturel. Il doit aussi être capable de se voir lui-même comme un Autre, Ainsi, il y a deux types de centrismes auxquels le sujet doit faire attention dans sa compréhension de la vérité dans la tradition de l’Autre. Mais le centrisme comporte des inconvénients, car c’est précisément la fixité du sujet qui l’empêche de se passer des catégories conceptuelles afin de comprendre les différences. Le centrisme fait penser au sujet qu’il doit soit annexer l’Autre ou le décentrer pour faciliter la compréhension. Selon Mall, il y a deux niveaux de compréhension de l’Autre. Dans un premier temps, l’Autre est compris à travers le prisme de la culture du sujet, puis, le sujet se met dans la peau de l’Autre. La première étape est ce qu’on dénomme le situé ou situatedness. La seconde étape s’appelle le non-situé ou unsituatedness. L’herméneutique analogique doit aider le sujet à trouver le lien et non pas uniquement l’équilibre entre les deux pôles. 92

Comme l’explique Mall :

« The subject cannot do good intercultural philosophy with centrism and can do no philosophy without a center. To have a center does not necessarily mean to be centristic. We must differentiate between two types of centrism: centrism in a strong and weak sense. We must avoid the strong sense, for it is exclusive and discriminatory; but a weak sense of centrism allows us to have a center without putting our own center in an absolute position. This centrism asks us to be very sensitive to the problem of tolerance and advises us to tolerate the tolerant and to fight the different forms of intolerance, which, if unchallenged, lead to fundamentalist practices. » (Mall, 2000, p. 18)

D’ailleurs, il y a lieu de faire la distinction entre la vérité de la tradition et la vérité dans la tradition. L’homme a toujours tenté de comprendre et d’internaliser l’ultime vérité dans toute son exactitude et dans sa perfection. En se mettant en quête de l’aventure utopique, l’homme s’est penché sur son propre Weltanschauung pour comprendre les autres vérités culturelles. Ce faisant, il a confondu la vérité de la tradition et la vérité dans la tradition. Selon Mall, la vérité dans la tradition est ce qui encadre la vérité de la tradition. Par conséquent, il ne faut pas penser que la vérité d’une tradition est la même que la vérité dans d’autres traditions.

Pour combler la lacune qui divise les deux types de vérités, il faut se tourner vers les traditions orientales, surtout hindoues, qui préconisent que la vérité est unique mais connue sous différentes appellations. Ainsi, la personne qui voit la réalité en se fondant sur sa sédimentation culturelle a tout aussi raison que l’autre qui la voit depuis son milieu culturel. Les deux sujets doivent se rencontrer pour se connaître, pour se mettre d’accord et pour différer. Dans une telle situation de communication, il n’existe pas de tradition absolue qui doit servir de modèle à la compréhension de la vérité.

Ainsi :

« The Vedic dictum of one truth under different names rightly seems to plead for a liberal attitude that the one philosophia perennis is the exclusive possession of no one. It further makes clear that translations are rightly made. The thesis of the impossibility of translation is thus groundless, despite the fact that there are numerous difficulties in translating from one

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language and culture into another. […] The philosophical conviction, characteristic of such an attitude, pleads for the thesis of philosophy having different places of origin. […] The one philosophia perennis, which is rightly said to be universal, cannot have any prejudice for or against a particular philosophical tradition. The Vedic dictum might be taken to be a testimony to this fact. The ekam sad has no mother tongue. » (Mall, 2000, p. 30)

À la question de savoir comment l’attitude moniste d’aborder la vérité aide le sujet à transcender l’identité totale et la différence radicale, Mall est d’avis que l’approche philosophique qui prône la non-appartenance de la vérité à une tradition quelconque plaide pour la diversité d’opinion, car si la vérité peut se retrouver dans une seule tradition, la notion de diversité de culture et de religion perd son importance. En outre, l’herméneutique qui se fonde sur l’identité et l’altérité en tant que notions diamétralement opposées n’aidera pas à saisir d’autres réalités, car ce n’est pas le fait d’être identique qui doit servir de mesure d’identité, mais bien le fait d’être différent qui doit servir de critère pour trouver l’identité commune. À cette fin, le principe védique peut aider à cultiver l’attitude interculturelle qui permet au sujet de lire et d’être lu, d’interpréter et de se prêter à l’interprétation, de croire et d’être cru. Une telle conviction philosophique va au-delà de tout historicisme et de tout relativisme. Certes, la maxime védique donne de l’espace au relativisme, mais ceci est un relativisme relatif qui aborde la réalité unique de façon relative et aide le sujet à se tenir à l’écart de toute tentative d’absolutiser sa façon privilégiée de comprendre la vérité. Parlant de l’identité totale et de la différence radicale, nul ne peut prétendre connaître la vérité absolue, car la compréhension d’une philosophie éternelle et d’une religion éternelle entrave la communication mutuelle interculturelle61.

61 Prenons le cas de l’Islam et du Christianisme, deux traditions exclusivistes qui prétendent connaître la vérité absolue. Comment peut-on envisager le dialogue interculturel et interreligieux si l’un ne veut pas accepter les revendications de vérité de l’Autre? D’ailleurs, si l’un prétend connaître la vérité valable en tout temps, cela implique la fausseté des revendications de vérité de l’Autre. Pour qu’il y ait interaction, l’un doit forcément céder à sa revendication de vérité qui est a priori tout aussi vraie. Comme il ne peut y avoir qu’une seule vérité, l’un doit se laisser digérer par l’autre. Puisque la digestion se fonde sur le pouvoir et sur les différences radicales, cela provoque le conflit d’intérêts. Nous verrons plus loin que le conflit résulte principalement d’un manque de dialogue (v. p. 123). Les critiques de l’herméneutique analogique peuvent s’articuler ainsi : une conception universelle partagée permettrait une communication beaucoup meilleure entre les peuples, comme le fait une lingua franca. Mais, en traductologie, nous ne constatons que le contraire. Comme l’observe Geneviève Parent, « de nos jours, à l’époque de la mondialisation – de l’économie, des technologies, des modes de pensées, de la culture –, l’anglais domine les échanges et les États-Unis, première puissance mondiale, exportent leur culture aux quatre coins de la planète sans nécessairement faire entrer celle de l’Autre sur leur territoire. En effet, selon les chiffres de l’UNESCO, les États- Unis publient de moins en moins de traductions depuis l’an 2000 même si on y trouve 4 800 éditeurs différents » (Parent, 2007, pp. 15, 16). Ce constat montre clairement les défauts du langage universalisant. 94

Comme l’affirme Mall :

« The hermeneutics that is at work here is that of identity, which strongly put, asserts that to understand Plato is to be Platonic. A hermeneutics of identity has the further disadvantage that it relegates other philosophies, cultures and religions more or less to some primitive forms on the way of the telos of one philosophy, culture and religion. […] In opposition to the hermeneutics of identity is the one of total difference which posits radical differences among cultures, religions to the extent that even general terms like culture, religion and philosophy are not applicable in other cultures, religions and philosophies. […] The hermeneutics of total difference nips in the bud the very possibility of mutual understanding. On closer analysis, we find both types of hermeneutics as two sides of the same coin, for they both (total identity and radical difference) establish their way of understanding as the most paradigmatic. » (Mall, 2000, p. 31)

Tout comme l’Occident qui essaie de comprendre l’Orient, il faut que l’Occident se prête à l’interprétation par l’Orient. Selon Mall, l’empressement d’interpréter et de se laisser interpréter empêche d’absolutiser l’Autre dans les deux sens, car après tout, la bonne philosophie interculturelle doit être un parcours à deux voies. Il faut redéfinir et retracer les paramètres de l’interaction interculturelle de telle sorte qu’il faut commencer la discussion dans la conviction qu’il existe des similarités de base et des différences révélatrices entre les questions que posent les différentes traditions culturelles et philosophiques et les réponses qu’elles y apportent. En se lançant en quête de la vérité unique, il faut toujours se rappeler que selon le concept d’interculturalité, la vérité se trouve à mi-chemin entre les deux positions non complémentaires de différence radicale et d’identité totale.

La vérité dont discuteront les différents agents sédimentés dans leurs traditions est d’ordre pluraliste qui est la chasse gardée de tous les intervenants qui se rencontrent pour en parler, pour comprendre, accepter, apprécier et respecter mutuellement leurs visions de la vérité. Ainsi, la philosophie interculturelle servira de plateforme à la rencontre où les différentes cultures se comprennent pour différer et diffèrent pour se comprendre dans le véritable esprit interculturel unificateur de pluralisme. L’unicité d’une telle approche réside dans la recherche d’une unité sans uniformité.

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D’après Mall, le système de logique binaire non dharmique aborde l’unité dans son sens abusif en tant qu’uniformité. Selon cette perspective, l’unité réside dans le milieu où il y a uniformité. Autrement dit, on est uni dans la mesure où on pense de la même manière. Il y a identité dans la mesure où l’Autre pense comme le sujet et il y a différence lorsque l’Autre demeure incompréhensible. Par conséquent, l’Autre doit être réduit aux catégories préexistantes afin de niveler les différences. Mais cette tendance va à l’encontre du projet de comprendre l’Autre dans son historicité en faisant abstraction de la pluralité des historicités qu’il faut prendre en compte pour comprendre l’Autre dans sa sédimentation culturelle.

L’approche réductionniste caractéristique de la tradition judéo-chrétienne n’accorde pas de crédibilité à l’historicité de l’Autre, à la philosophie et à la religion de l’Autre, car la diversité d’opinion est le bât qui blesse l’autorité ecclésiale qui se nourrit de son exclusivité. Il faut par conséquent repenser la notion d’unité en sorte qu’être différent ne signifie pas le conflit ou le manque d’assimilation. Comme l’affirme Mall, « the very being of humans consists of the fact that humans matter to one other, which leads to different forms of communication. Even the unfulfilled forms of communication such as conflict, antipathy and so on, point to the possibility of an unity whose absence is registered in such forms » (Mall, 2000, pp. 45, 46).

La vérité philosophique perçue par les traditions de par le monde montre que des tendances et des caractéristiques similaires existent dans toutes les religions et dans toutes les cultures, et que les comparaisons sont possibles nonobstant les différences psychologiques et sociologiques. Une telle unité n’est pas une unité superficielle quantitative qui privilégie la vérité dans une tradition quelconque, mais une unité qualitative non réductrice qui vise à unir les historicités disparates de façon intégrale.

Ainsi :

« The unity we mean and postulate here is an ethical proposition for realization not solely constituted by any historical fact; it stands for the ultimate goal of humanity. It is not a fact but an ideal. It represents […] the will to a total, universal communication in which to differ is not to misunderstand. The very possibility of communication presupposes such an idea of unity, which allows for plurality without reduction. This methodologically postulated unity

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may sometimes take the form of the will to unity without the will to power, for the latter suppresses, controls, rules and reduces. » (Mall, 2000, p. 47)

D’ailleurs, l’unité qualitative dont parle Mall met l’accent sur la tolérance envers l’historicité de l’Autre sans renoncer à sa propre historicité. Cela veut dire qu’il faut faire une croix sur toute tentative d’absolutiser l’historicité de l’Autre, car cette attitude entrave toute communication interculturelle. Ainsi, la valeur nominative du concept d’unité ouvre la voie à la coexistence paisible et tolérante des différentes traditions. L’unité, proprement conçue, mène à l’appréciation et l’acceptation de la théorie complémentaire de la vérité; mal conçue, elle peut conduire à l’uniformité et au conformisme. La vérité conçue dans l’esprit d’unité et non d’uniformité privilégie la communication contre les convictions métaphysiques et, ainsi, contre le consensus. Pour établir la communication, il faut renoncer à la tentation de s’approprier la vérité au détriment des autres traditions (ibid., p. 49). C’est l’herméneutique absolutiste et réductionniste qui poussait Heidegger à déclarer que la philosophie européenne est une tautologie, car la philosophie est une tradition gréco-judéo-chrétienne. Selon Mall, la tradition philosophique digne de ce nom doit donner davantage d’importance à l’internationalité de l’esprit humain qu’à la nationalité. Aucune théorie herméneutique ne peut aider le sujet, si elle universalise l’unique version de compréhension. Alors que la compréhension ne peut s’achever qu’en se fondant sur la vérité de la tradition dans laquelle se trouve le sujet, elle doit aider le sujet à se prémunir contre toute tentative d’ontologisation de cette vérité. Pour mieux orienter le mouvement herméneutique du sujet, il faut une herméneutique non réductrice qui prend en compte non seulement le contexte actuel (questio facti) de la problématique de la compréhension, mais aussi l’aspect régulateur (questio juris) de la compréhension.

Comme l’affirme Mall :

« To understand means not only to ask how understanding really occurs but also to ask what understanding should be. If it is good that we understand what we ourselves are not and cannot be, then the ideal demand of an approximation of a possible understanding must guide every truly philosophical hermeneutics, which does not reduce because it does not absolutize. Such guidance is, however, only possible if short-sightedness, perspective absoluteness and conclusive understanding are avoided. Our postulative-normative hermeneutics rejects the

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very idea of absolutizing a particular objective historicity, be it concrete or speculative, in the East or in the West. » (Mall, 2000, p. 55)

D’après Mall, comprendre ne veut pas dire se mettre d’accord. Si ce n’était pas le cas, il y aurait des sensations et des sentiments homogènes. Les différentes cultures et les formes de vie sont des diverses réactions aux problèmes auxquels nous faisons face lorsque nous entrons en contact avec le monde. Partant, ce qui importe, ce ne sont pas les réponses collectives, mais bien les besoins collectifs qui nous unissent. D’ailleurs, le postulat normatif d’herméneutique non réductrice a deux objectifs : d’abord, cette approche aide à expliquer nos efforts interminables pour comprendre en examinant de près les compréhensions fautives qui servent de tremplin à la compréhension universelle. Puis, cette herméneutique sert de modèle éthique et moral en obligeant le sujet à se placer en dehors de toute vérité métaphysique spéculative et de toute philosophie religieuse qui ressort de la révélation divine. Certes, il est difficile de cerner les limites et les difficultés que la rencontre des différents Weltanschauungen pourrait engendrer. Mais lorsque la spéculation ne ressort pas de la part du sujet, ce dernier est condamné à entretenir la communication, car l’absolutisation d’un Weltanschauung n’aboutit qu’à la détermination a priori qui obstrue la compréhension mutuelle.

Ainsi :

« What we need today is a hermeneutic model that enables us to see that there is more in our commonly accepted but often neglected insight: human beings are human beings after all. In every concrete misunderstanding possible, we feel intensely the presence of something that, although in a position to make real understanding possible, somehow slips away from our grasp. Provided we do not mistake the symbolic character of our cultural patterns to be real copies of an absolute historical truth, we are led to think of the unity, yet to be realised, as underlying the concept of universal human history. » (ibid., p. 55)

Selon Mall, il faut s’orienter vers le concept interculturel de tolérance de la vérité de la tradition de l’Autre, car l’Occident moderne a investi la notion de point commun entre toutes les cultures dans le but d’être compris par d’autres cultures non européennes. Mais il y a eu très peu de dialogue dans l’autre sens, ce qui a donné naissance à la discrimination, à la non-reconnaissance et à la banalisation de la vérité de la tradition non européenne. Il faut se tourner vers la maxime

98 orientale d’universisme qui prône que l’homme n’est qu’un aspect qui fait partie du cosmos. Par conséquent, l’éthique s’applique non seulement aux êtres humains, mais aussi à tous les êtres vivants qui se trouvent dans la nature. En outre, le principe védique d’une vérité présentée sous différentes appellations aboutit à l’attitude libérale et démocratique62 par rapport à la vérité dans les traditions, car la vérité s’inscrit dans une historicité définie dans la spatio-temporalité qui à son tour fait partie de l’historicité générale cosmique ahistorique. Ainsi, il n’y a pas d’historicité unique qui définit la vérité unique et universelle. Dire le contraire équivaut à l’historicisme qui met fin à tout échange de vérité. (Mall, 2000, p. 105)

Le concept de tolérance interculturelle et interreligieuse vise à trouver l’équilibre entre les différentes vérités dans les différentes traditions. Une telle vision pluraliste ne veut pas dire qu’on nie l’existence de la vérité de la tradition. Ce n’est pas le perspectivisme qui empêche la communication, mais la convoitise d’imposer sa vision de la vérité dans la position absolue et exclusiviste. Il vaut mieux se rappeler que l’absolutisme et la tolérance ne font pas bon ménage.

Ainsi, comme le dit Mall :

« Tolerance, rightly and positively understood, is a diffident attitude in theory and practice allowing the spirit of truth to blow in more than one place. Any real turning away from fundamentalism in its various facets may occur through a theoretical, reflexive insight

62 Les opposants à l’éthique dharmique pourraient prétendre que la démocratie est née en Europe et non pas en Inde, la version actuelle de la démocratie étant issue de l’Europe chrétienne et fondée sur la doctrine de l’égale dignité de tous les êtres humains. Si la démocratie est un héritage de l’Europe chrétienne, surtout de la Grande Bretagne, rien n’explique pourquoi, parmi les pays non européens qui font partie du Commonwealth, l’Inde est la seule démocratie en bon état de marche depuis l’ère de la décolonisation, et pourquoi la démocratie n’existe pas dans des pays tels que le Pakistan et le Bangladesh, qui se trouvent dans la même région géographique. C’est sans doute que l’Inde a pu devenir la plus grande démocratie du monde grâce à son passé védique dharmique. Raison de plus pour comprendre la pertinence de la maxime védique selon laquelle la réalité est unique et chacun a sa façon de l’appeler. Comme l’explique Steve Muhlberger, professeur d’histoire à la Nippising University, « Historians who are interested in democracy often insist it must be understood in the context of a unique western tradition of political development beginning with the Greeks. The spread of democratic ideals and practice to other cultures, or their failure to spread, have many times been explained on the assumption that democracy or personal liberty are ideals foreign to the non- Western world—an assumption at least as old as Herodotus. But events since the late 1980s have shown that people both in "Western" and "non-Western" countries have a lively interest in democracy as something relevant to their own situation. The old assumption deserves to be re-examined. […] The work of twentieth century scholars has made possible a much different view of ancient political life in India. It has shown us a landscape with kings a- plenty, a culture where the terminology of rule is in the majority of sources relentlessly monarchical, but where, at the same time, the realities of politics are so complex that simply to call them "monarchical" is a grave distortion. Indeed, in ancient India, monarchical thinking was constantly battling with another vision of self-rule by members of a guild, a village, or an extended kin-group, in other words, any group of equals with a common set of interests. This vision of cooperative self-government often produced republicanism and even democracy comparable to classical Greek democracy. » // http://faculty.nipissingu.ca/muhlberger/HISTDEM/INDIADEM.HTM// 99

resulting from a methodological, epistemological, moral, metaphysical, political and religious diffidence or through an act of will and determination practically to give up all claims of absolutism and fundamentalism in the face of the de facto presence of pluralism in all walks of life. To be tolerant out of strategic reason or because of cowardice and weakness is not real tolerance. Tolerance worthy of the name is the ability to understand, accept and respect the other without necessarily agreeing with it. » (Mall, 2000, p. 105)

L’esprit de tolérance prôné par Mall implique de prendre du recul et de se voir soi-même à travers le prisme de l’Autre, car la vision selon laquelle l’histoire de l’Europe serait synonyme de l’histoire du monde n’est qu’une prétention ethnocentrique. D’ailleurs, l’histoire du monde doit être comprise comme l’horizon et non pas comme l’essence qui constitue l’histoire. Par conséquent, on ne peut pas prétendre que le modèle classique binaire soit valide dans un monde où la rencontre interculturelle est devenue la norme. En fait, à la différence d’un bon nombre de penseurs occidentaux qui conjuguent la pensée judéo-chrétienne et la pensée grecque, nous sommes d’avis que la pensée grecque polythéiste est plus proche de la pensée orientale dharmique que de la pensée chrétienne monothéiste. La situation herméneutique actuelle veut que le désir de comprendre l’Autre et d’être compris par lui représente les deux facettes d’un même postulat communicatif. Ainsi, « Europe has started to experience how the non-Europeans see Europe. This change of perspective helps both sides, provided everyone removes his or her blinkers. This horizon of an intercontinental change of perspective helps us to see through the standardizing tendency of the one history and to see world history as the world of histories. » (ibid., p. 121)

Selon Rajiv Malhotra63, la logique binaire selon laquelle il faut opposer l’identité à l’altérité ne mène qu’à l’angoisse due à la différence et à l’incapacité de trouver des points communs. Lorsque la culture de l’étranger est l’objet du regard, le sujet a tendance soit à l’universaliser soit à la relativiser. En outre, l’incapacité de les encadrer dans des catégories binaires provoque l’angoisse chez le sujet et l’amène à détruire l’identité de l’Autre en nivelant les différences, à l’isoler de la pensée courante préétablie qui a trait à l’identité et à l’altérité idéales, ou à infiltrer la culture de l’Autre afin d’enlever les incongruités culturelles dans le but de l’assimiler. Pour

63 R Malhotra: Being Different : An Indian Challenge to Western , New Delhi, Harper Collins Publishers India, 2011. 100 remédier à l’angoisse résultant de la différence, Malhotra propose la technique dharmique de purva-paksha qui consiste dans un premier temps à aborder la dialectique de l’opposant, en l’occurrence, de l’Autre, appelé purvapakshin. Dans un deuxième temps, le sujet procède à la réfutation, appelée khandana, des arguments de l’Autre afin d’étayer la thèse du sujet.

Ainsi :

« The purva paksha tradition requires any debater first to argue from the perspective of his opponent in order to test the validity of his understanding of the opposing position, and from there to realize his own shortcomings. Only after perfecting his understanding of opposing views would he be qualified to refute them. Such debates encourage individuals to maintain flexibility of perspective and honesty rather than seek victory egoistically. […] This requires direct but respectful confrontation with one’s opponent in debate. In purva paksha, one does not look away from real differences but attempts to clarify them without the anxiety and also the pretence of sameness. […] It involves not only a firm intent but also considerable self- mastery, a movement beyond ego, combined with an understanding of the magnitude of the issues at stake. » (Malhotra, 2011, pp. 48, 49)

Le sujet sédimenté dans son milieu culturel doit par conséquent prendre en considération les incongruités qui pourraient surgir des différences méthodologiques entre l’approche éthique axée sur le savoir incarné (Embodied Knowing) et celle qui se fonde sur l’historicisme, entre l’unité intégrale et l’unité synthétique, et entre l’angoisse résultant du chaos et l’aisance face à la complexité et à l’ambiguïté afin de prendre des décisions éthiques. Selon Malhotra, l’éthique se fonde souvent sur les vérités vécues au niveau personnel et spirituel et sur celles qui sont transmises par les instances religieuses et la communauté scientifique. Le sujet sédimenté, habitué à la tradition binaire de mettre en valeur les différences en faisant la différence radicale entre la vérité spirituelle et la vérité scientifique, entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et le corps, entre le sacré et le profane, a souvent tendance à ne pas prendre en considération sa capacité à être à la fois sujet et objet, à ressentir l’identité et l’altérité, à aborder l’esprit en fonction de l’unité corporelle et à ne pas se concevoir soi-même comme faisant partie du cosmos, en raison de ses convictions anthropocentriques.

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C’est-à-dire que le sujet aura tendance à opposer l’identité totale à la différence radicale et à ne pas être en mesure de trouver le lien entre l’unité et la diversité et entre l’identité et l’altérité. La pratique dharmique du savoir incarné peut aider le sujet à se concentrer sur lui-même et à aborder le Soi comme faisant partie du cosmos. Le savoir incarné, appelé adhyatma-vidya, qui se fonde sur l’observation précise et le raisonnement critique du Soi et de son environnement vise à la compréhension de la réalité externe, permettant la maîtrise de la condition humaine afin de trouver le bonheur. Cette pratique ne nécessite pas de croyance irraisonnée en un dogme quelconque, mais encourage l’individu à critiquer ses propres croyances et ses idées en se servant des pratiques qui mettent l’accent sur l’observation interne dans laquelle l’esprit devient l’objet et le moteur de recherche. Malhotra cite le célèbre bouddhiste Robert Thurman pour étayer ses propos sur le savoir incarné.

Selon Thurman :

« The first major discovery to be made as a result of such inner observations is that none of the voices in our heads is intrinsically ours. Most dharmic systems came to accept that the entrenched misunderstanding of ourselves and the world is avidya (False knowledge), which gives rise to ruinous views which in turn gives rise to destructive and addictive habits called Kleshas – all of which are the root cause of misery. The superimposition of the mind’s prior conditioning and context in order to construct one’s perceptions is referred to as ‘nama-rupa’ (name-form). Nama-rupa is the result of memory traces called samskaras which in turn are the by-products of past impressions of wilful actions. » (Thurman64 cité dans Malhotra, 2011, p. 72)

D’après Malhotra, cette manière de concevoir la position de l’homme par rapport au cosmos aide l’individu à se prémunir contre tout exclusivisme et contre les croyances anthropocentriques, car sa vérité n’est que vérité parmi d’autres et son hypothèse peut être aussi vraie ou fausse que celle de l’Autre. En outre, la méditation qui se fonde sur son propre esprit aidera le sujet à se voir lui- même comme un Autre et à ressentir sa proximité avec les autres êtres vivants qui font partie du

64 R A F Thurman: Inner Revolution : Life, Liberty and the Pursuit of Real Happiness, New York, Riverhead Books, 1998. 102 cosmos. Le sujet comprend aussi que l’éthique normative qui repose sur l’universalisme ne peut pas s’appliquer à tout le monde et en tout temps, car cette tendance va à l’encontre de l’individualité qui définit et différencie les diverses manifestations de la vérité unique et qui met en évidence le fait que chacun a sa façon de comprendre et d’agir en conformité avec les lois cosmiques. Par conséquent, quoique l’éthique normative puisse servir de guide à la bonne conduite, c’est le contexte existentiel et phénoménal qui aide à la prise de décision de l’action appropriée de la part du sujet. Ainsi, c’est le sva-dharma (éthique du Soi) qui l’emporte sur le sāmanya-dharma (éthique normative universelle) et il n’existe pas de valeurs pures ni de normes éternelles qui régissent les décisions éthiques. Mentir ou ne pas mentir dépend de la situation existentielle du sujet et aucune loi universelle normative ne peut servir de guide aux situations complexes ambiguës65. En ce qui a trait à la distinction entre l’unité intégrale et l’unité synthétique, aussi appelée uniformité, l’éthique normative qui se fonde sur les impératifs catégoriques aborde les deux extrêmes en tant qu’entités opposées et essaie de chercher l’unité. Il revient au sujet de chercher l’équilibre qui porte sur l’unité synthétique. Comme l’explique Malhotra, ce qui différencie le système déontologique du système dharmique est la conception du rapport entre la partie et le tout.

Ainsi :

« Despite serious differences among the different dharmic schools, all agree that integral unity displays the following three common characteristics: all entities (physical, mental, emotional, linguistic, spiritual or anything else), while apparently separate, do not have an actual existence or selfhood independent of the unity. Philosophers refer to this as the absence of ‘essences’ or ‘substances’. Buddhists call this emptiness ‘sunyata’, though not in the nihilistic sense; the whole is independent and indivisible. Nothing other than itself exists. It is not part of a bigger unity or some other higher reality; this unity includes within it the potential that generates all phenomena. Diversity is not imported from without but unity is itself pregnant with it. » (Malhotra, 2011, p. 106)

65 Malhotra cite le célèbre philosophe Sarvepalli Radhakrishnan pour mieux illustrer la différence entre l’éthique normative et l’éthique dharmique. Selon Radhakrishnan, « the absolute standard of morality and righteous conduct must be moderated or compromised at times depending on emergency, exigency and necessity (as in distress) and in the service of an even higher standard of truth than relative truth and untruth. That higher standard accords with universal compassion and non-injury. Thus, that mode of living which is founded upon a total harmlessness to all creatures (or in the case of actual necessity) upon a minimum of such harm, is the highest morality » (Radhakrishnan cité dans Malhotra, 2011, p. 413). Voir: S Radhakrishnan: An Idealist View of Life, New York, Harper Collins, 2009. 103

Le rapport entre la partie et le tout peut devenir périlleux lorsque les intérêts de la partie l’emportent sur ceux du tout et lorsque la partie se voit accordée une existence individuelle investie de liberté aux dépens de la cohérence interne du tout. C’est-à-dire que la réconciliation des diverses identités individuelles devient une question de convenance où les parties restent unies de façon synthétique, car les différences sont irrésolues. Ainsi, l’unité synthétique se trouve renforcée lorsque la logique binaire qui se fonde sur la différence radicale sert de mesure à l’identité, ce qui donne naissance à l’angoisse.

En effet, la logique binaire ne se limite pas aux affaires philosophiques et religieuses. Elle faisait la loi dans le domaine scientifique pendant plus de quatre siècles. C’était l’angoisse due aux différences et à l’incertitude qui tourmentait les grands esprits scientifiques. Comme l’explique Malhotra, la physique newtonienne ne permettait pas la possibilité de certains phénomènes, car ceux-ci reposaient sur la mécanique quantique qui porte sur l’incertitude ou l’indétermination alors que l’empirisme repose sur la certitude. Le principe d’incertitude de Heisenberg secouait les fondements de la science moderne. Même Einstein ne pouvait se réconcilier à l’idée de l’indétermination intrinsèque à la mécanique quantique, car les sciences naturelles à tendance empirique se fondent sur la logique binaire. On ne cherche pas l’unité intégrale entre la certitude et l’incertitude et entre la partie et le tout. Dans son livre Schrödinger: Life and thought, Walter Moore, le biographe d’Erwin Schrödinger, explique la pensée du grand savant à propos de l’unité intégrale.

Selon Schrödinger :

« This life of yours which you are living is not merely a piece of this entire existence, but in a certain sense the whole; only this whole is not so constituted that it can be surveyed in one single glance. This, as we know, is what the Brahmins express in that sacred mystic formula which is yet really so simple and so clear; tat tvam asi, this is you. Or, again, in such words as “I am in the east and the west. I am above and below. I am this entire world”. » (Moore66 cité dans Malhotra, 2011, p. 124)

66 W J Moore: Schrödinger : Life and Thought, New York, Cambridge University Press, 1989. 104

D’ailleurs, l’incapacité de trouver un terrain d’entente entre les entités disparates naît de l’égoïsme et de la raison renforcés par la logique binaire. La surestimation du Soi fait penser que les intérêts individuels apportent le bonheur nécessaire à l’accomplissement d’un désir, quelles que soient les répercussions sur d’autres parties. L’égoïsme pousse le Soi à opposer ses intérêts à ceux de l’Autre. Comme les intérêts sont souvent conflictuels, les différences mènent à l’angoisse, ce qui fait aborder tout défi de compréhension en tant que problématique à résoudre.

C’est par la suite la loi du plus fort qui sert de moteur à l’affirmation de la primauté, à l’appropriation des différences ou même à l’anéantissement de tout ce qui ne s’encadre pas dans des catégories binaires. Le principe de tolérance sert de tampon à renforcer l’unité synthétique et à amortir l’angoisse. La tolérance, selon Malhotra, s’applique aux entités religieuses, philosophiques et scientifiques qui n’ont ni le même statut ni la même valeur par rapport à leurs équivalents. La tolérance implique la domination des entités qui ne sont pas conformes aux normes existantes et vise à accorder à la minorité certains droits et privilèges dont jouit la majorité tout en gardant son exclusivité.

En éthique dharmique, c’est le principe de bandhuta, qui signifie la correspondance, qui sert de lien entre les parties et le tout, entre l’identité totale et la différence radicale. Selon ce principe, comme toutes les manifestations ne sont qu’une représentation de la réalité ultime, les parties et le tout sont intimement liés. Le bandhu est ce qui lie le microcosme et le macrocosme. Ainsi, chaque manifestation renferme en elle l’élément de base qui constitue le cosmos. Du coup, toutes les manifestations sont liées par cette correspondance. On peut dire que le principe de bandhuta rejoint peu ou prou la notion d’intersubjectivité. C’est ce que Bouddha appelait la coproduction conditionnée ou pratītya samyutpada, selon laquelle, tous les phénomènes cosmiques sont interdépendants. Le tout n’est que partie d’un autre tout et ce dernier n’est que partie d’un tout. Ainsi, ce rapport mutuel se multiplie à l’infini. La réalité ultime se manifeste sous forme d’une multitude de représentations qui semblent manquer de cohérence interne. L’avidya, ou le savoir incomplet, nous fait voir la différence radicale là où il n’y a qu’unité intégrale. Ces représentations disparates ne sont que des formes de la réalité ultime. Il ne faut pas penser à cette structure en se fondant sur l’unité synthétique, car à la différence de ce genre d’unité qui porte sur l’existence individuelle des parties, l’unité intégrale préconise l’existence relative des parties.

105

Cela ne veut pas nier leur existence ni leur essence. Les parties ont une essence et une existence dans leur rapport avec le tout. Bien que le tout prévale sur les parties, ces dernières contribuent individuellement à la cohérence interne du tout. Partant, selon le principe de correspondance, l’unité intégrale avec l’énergie cosmique ne se réalise pas uniquement en fonction de la divinité, de la dévotion ou de la soumission à l’aveuglette; le Soi phénoménal peut également se sentir en unité intégrale avec le Soi transcendantal par le truchement de la littérature, de la traduction et des arts, en général.

Comme l’explique Malhotra :

« Since time immemorial in India, art has been a way to connect the manifest and the un- manifest, evoking through form, the experience that is beyond form. This is evident in Kashmir Shaivism, the Gitagovinda and other major traditions and artistic works. Hence, the arts are a form of yoga which can elevate the performer—and the audience—to a heightened state of consciousness. […] The great strength of all these systems is the deep sense of the relatedness of things. Those raised in dharma naturally tend to look for a common element among apparently different things to discover the reality below the appearances and to appreciate relationships among seemingly unrelated phenomena. » (Malhotra, 2011, pp. 118, 119)

En effet, le principe de correspondance ne se limite pas au domaine des arts. Celui-ci trouve sa pertinence également en mécanique quantique. Selon Malhotra, le principe d’intrication quantique postule que l’état intriqué de deux objets est tel qu’une mesure effectuée sur l’un des objets influe fortement sur l’état de l’autre objet, quel que soit l’éloignement des deux objets. L’intrication d’états est, avec la superposition d’états, l’une des particularités les plus troublantes du monde quantique. Ce principe découvert par Schrödinger dans les années trente sert de base aux applications dans les domaines de l’information quantique tels que la cryptographie quantique, la téléportation quantique et l’ordinateur quantique.

Le principe d’intrication montre que l’identité et l’altérité coexistent et que l’unité et la diversité sont interdépendantes. Comme l’explique Malhotra, « likewise, there would seem to be a mechanism which links one realm or dimension to another and one individual to another individual even across multiple lifetimes. The part of the person which reincarnates is entangled

106 with the past and the future and with other individuals » (ibid., p. 120). Ainsi, il faut prendre en considération le lien entre les entités qui semblent incohérentes et irréconciliables avant de prendre des décisions éthiques. Le principe de bandhuta nous montre que ni l’identité totale ni la différence radicale n’existent et que le bien et le mal ne sont que des entités liées qui ont une valeur relative. Cela souligne l’importance de ne pas faire d’opposition radicale entre l’identité et l’altérité et de rechercher l’unité intégrale et non l’unité synthétique.

À la différence du sujet non dharmique sédimenté dans l’historicisme et dans des catégories binaires, le sujet dharmique comprend que tous les phénomènes cosmiques sont tenus ensemble, car l’unité existe dans la diversité. Par conséquent, le sujet dharmique réalise que l’unité est représentative de la réalité ultime qui est unique et que la nature peut se permettre la différenciation infinie sans qu’elle dégénère en chaos. Dans l’esprit du sujet dharmique, le déséquilibre entre l’ordre et le chaos résulte en un équilibre qui est d’ordre provisoire, relatif, perméable et souple. Le désordre sert de source à la créativité en empêchant l’ordre de s’autodétruire. Il est intéressant d’observer comment le sujet dharmique conçoit la vérité ultime cosmique. La réalité ultime se voit représentée par Dieu qui est non seulement le créateur (Brahma) ainsi que le sauveur (Vishnou) mais aussi le destructeur (Shiva) qui dissout l’ordre établi dans le but de le récréer. Ainsi, l’ordre et le chaos font partie du processus infini, répétitif et cyclique qui se fait sentir partout.

Dans les traditions dharmiques, la femme représente l’idéal. Ainsi, le serpent, qui fait chuter l’homme dans la tradition non dharmique, représente non pas le mal, mais la kundalini, la force vitale féminine créative. C’est en épousant et en canalisant l’énergie féminine que les individus (hommes et femmes) seront en mesure de surmonter le dualisme. En effet, les philosophes hindous diraient que le dualisme est la cause primaire de la confusion qui empêche le sujet de comprendre et d’apprécier l’unité différenciée mais pourtant harmonieuse du cosmos. L’homme élevé dans des cultures non dharmiques arrive mal à comprendre cette unité intégrale, car il n’y voit que des contraires qui s’excluent mutuellement. En outre, dans des traditions dharmiques, il n’existe pas d’Antébrahma, d’Antévishnou et d’Antéshiva, car le bien et le mal sont interdépendants. Cette façon d’aborder les différences ne préconise pas l’adharma, ou l’absence de dharma, mais bien suggère que le bien et le mal, l’identité et l’altérité coexistent et se trouvent dans l’individu et peuvent être compris et appréciés en regardant à l’intérieur de soi-

107 même, et qu’il ne faut pas s’attendre à ce que les conflits soient résolus par les instances externes.

Nous sommes d’avis que l’heure est venue de se tourner vers l’éthique contextuelle qui prend en compte non seulement le Soi transcendantal, mais aussi le Soi phénoménal, car l’éthique qui se fonde sur les impératifs catégoriques et sur le plaisir n’accorde pas d’importance aux variations et aux nuances. L’éthique, si elle vise à trancher la justice à ces deux paliers de la conscience humaine, doit se fonder sur la situation et le contexte existentiel. Il faut faire la distinction entre l’éthique universelle et l’éthique contextuelle. À ce propos, il n’y a pas de coexistence. L’éthique universelle se prête aux catégories toutes faites et à la logique binaire, à la chronologie axée sur l’historicisme et aux codes légaux de tout acabit. Cette façon d’aborder la bonne conduite est propice à la gouvernance et à la domination basées sur les règles. Il est plus facile de gérer ce qui est stable, certain et concret par rapport à ce qui change éternellement. La logique normative enracinée dans la loi aristotélicienne du principe du tiers exclu mène le sujet à penser en termes binaires et à opposer le Soi à l’Autre.

Comme l’explique Malhotra :

« Not only is the Western conception and application of ethics independent of context; this independence itself is seen as a criterion of truth and right action. The best ethical teachings such as the Ten Commandments or Kant’s categorical imperatives are valued because they are supposed to be universally applicable in all times and places regardless of circumstances. Universal ethics also tend to be abstract and therefore difficult to be put into practice. According to Kant’s categorical imperative, one teaches a child to say “please” and “thank you” rather than the abstract principle of “be polite”. The process of learning does not depend on apprehending universal categories. » (Malhotra, 2011, p. 193)

Par contraste, l’éthique contextuelle dharmique essaie de trouver la vérité en faisant l’équilibre entre les actes universels et les actes dont le bien-fondé dépend du contexte. Ainsi, les traditions dharmiques sont mieux adaptées au chaos, à la complexité, à la nuance et déjouent toute tradition éthique qui vise à absolutiser et à réduire les codes qui s’appliquent à la moralité et à la bonne conduite. Le dharma offre le cadre éthique à la bonne conduite des individus et des groupes, et favorise à la fois les intérêts matériels et l’évolution de la conscience. Le dharma est foncier au maintien de la stabilité sociale et de l’harmonie, et est le code moral qui régit la quête de la 108 richesse et du plaisir. Bien que les fondements éthiques soient ancrés dans les principes cosmiques et métaphysiques, le dharma s’étend tant à la vie communautaire qu’à la vie personnelle. La nature contextuelle du dharma rime avec l’ouverture d’esprit aux réponses multiples et variées apportées aux questions éthiques complexes.

La bonne décision dharmique doit en conséquence prendre en compte plusieurs facteurs contextuels tels que l’étape de la vie (asrama-dharma), la prédisposition professionnelle (varna- dharma), les codes communautaires (jāti-dharma), la nature personnelle (svabhāva-dharma) et l’orientation philosophique (sva-dharma). Dans des cas particuliers ou en période de contrainte et d’urgence, le dharma pourvoit à la conduite éthique qui va à l’encontre de la bonne pratique éthique (apad-dharma). Le dharma comprend également les codes moraux universels si aucun contexte existentiel ne convient à la prise de décision éthique. Richard Lannoy explique la différence entre le système universel et le système dharmique ainsi : « Indian inclusiveness operates at a level deeper than the polarities of good and evil. It has never shown comparable insistence on the need for a choice between opposites of right and wrong, as did the Zoroastrians, the Jews and the Christians. In Indian ethics, good and evil are always relative and a precise definition of intrinsically good or bad deeds is avoided. » (Lannoy67 cité dans Malhotra, 2011, p. 196)

Ainsi, la pensée dharmique privilégie les deux pôles : universel et contextuel. Mais à la différence de la pensée occidentale, l’universel n’est pas le contraire du contextuel. Bien au contraire, le contextuel est contenu dans l’universel. Dans le contexte métaphysique, le transcendant, appelé parabrahman, est l’universel qui englobe l’immanent qui est de nature contextuelle. Il y a ainsi deux pôles qui font partie du Soi : l’Âtman hors contexte, et le corps et l’esprit contextuels. Selon cette perspective, les vérités absolues et relatives sont à la fois dépendantes et indépendantes. L’interdépendance des vérités consiste en ceci que les vérités relatives dépendent du contexte, tandis que la vérité absolue est au-delà de toute contextualisation. Mais les vérités relatives sont dépendantes dans la mesure où les objectifs dharmiques universels sont réalisés par le biais des vérités relatives dharmiques enracinées dans le contexte existentiel. Selon Malhotra, le rapport qui unit les vérités relatives et les vérités

67 R Lannoy: The Speaking Tree : A Study of Indian Culture and Society, New York, Oxford University Press, 1991. 109 universelles doit être de nature bifocale et non pas bipolaire. La bipolarité implique le ballottement de l’individu entre les deux pôles. Cela dénote l’indécision.

Par exemple, une personne qui a un bon esprit de compétition et qui fait preuve d’assiduité peut refuser de se porter garant d’une cause charitable en mettant l’accent sur la nature illusoire de la vie. Ainsi, on peut abuser de la vérité universelle dans des situations où cela convient aux besoins individuels. En revanche, l’approche bifocale aide à voir les vérités universelles et relatives en même temps. Quoique les gens puissent se conduire en se fondant sur des vérités relatives, ils sont bien conscients de la vérité absolue et, ainsi, peuvent user de la vérité relative pour parvenir à la vérité absolue. Afin d’étayer ses propos sur l’importance de privilégier l’approche bifocale d’éthique dharmique, Malhotra cite le célèbre philosophe Antonio de Nicolas. Selon de Nicolas, le dharma propose une approche radicale de valeurs qui ne se fondent pas sur des règles externes et des révélations historiques. L’objectif de l’avatar Krishna dans la Bhagavad-Gītā est d’entraîner Arjuna, le guerrier déconfit, à prendre de meilleures décisions. En conséquence, les textes hindous proposent une éthique de prise de décision par opposition à une éthique de conformité réductionniste et universaliste imposée de l’extérieur.

Ainsi, dit-il :

« Simplistic rules or commandments are insufficient for dealing with today’s ethical situations. Our educational system is biased in favour of veridical decisions, decisions geared to agreements between subject and object, logical platitudes, “finding the truth”… But there are no mechanisms in education to teach any one decision based on multiple ambiguous situations, self-centered decisions, “what is best from among the possible”, in the concrete situation facing the subject. […] It comes down to this. The West has trained its people to perform veridical agreements—this is true, this is false—but all these Western people lack the ability to make decisions in complex situations, where they have multiple choices and need the frontal lobes to view these situations. » (de Nicolas68 cité dans Malhotra, 2011, pp. 199, 200)

En ce qui a trait à l’angoisse née de la différence et du chaos et son rapport avec les décisions éthiques, Malhotra montre comment l’angoisse liée à la différence influe sur la conception du

68 A de Nicolas: « The Philosophical Foundations of Neoconservatism », in The World and I, Vol. 2, Issues 1-2, 1987, New York. 110 beau. Les traditions non dharmiques, selon lui, privilégient la blancheur, le lien inextricable entre la parole et l’attitude, et une forme d’art qui met l’accent sur la clarté. Par contre, les traditions dharmiques privilégient l’obscurité, la subtilité, l’accommodation, l’improvisation et le mystère. En outre, dit Malhotra, les personnes élevées dans des cultures non dharmiques supposent que ce qui est beau est aussi bon et vrai. En contrepartie, ce qui est laid est aussi mauvais et faux. Dans les traditions dharmiques, la vérité, la bonté et la beauté sont des entités indépendantes et chacune a ses propres valeurs et son importance.

Dans le verset sanscrit satyam-shivam-soundaram (vérité-bonté-beauté), la vérité est primordiale et elle l’emporte sur la bonté et la beauté. Ni la bonté ni la beauté n’impliquent la vérité et le manque de beauté n’implique pas le manque de vérité et de bonté. Les attitudes réductrices influencent la façon dont les divinités judéo-chrétiennes se parent de la peau blanche, car cela signifie la pureté, la clarté, la bonté, l’assurance et plus important encore, la vérité. Ainsi, Jésus Christ, originaire du Moyen-Orient, devrait avoir la peau basanée, des yeux noirs ou bruns et des cheveux noirs. Mais, dans l’art occidental, on ne voit Jésus que blanc, aux cheveux châtains ou blonds, aux yeux bleus. C’est en se fondant sur ce rapport entre le noir, le faux et le mal que la tradition judéo-chrétienne tentait de justifier ses choix éthiques à l’égard de la colonisation, de l’appropriation du savoir non européen et de nos jours, se met obstinément à isoler l’Autre, qui est le plus souvent non blanc, et à infiltrer sa culture, car l’Autre qui devient alors le radicalement Autre, ne s’encadre pas dans des catégories esthétiques, religieuses, logiques et, surtout, éthiques.

L’altérité provoque ce que Malhotra appelle l’angoisse, qui se caractérise par l’inquiétude devant la perception de la différence accompagnée du désir de la réduire, de la dissimuler ou de l’anéantir. Les occurrences de digestion intellectuelle du savoir hindou abondent en Occident. Mais à cause de la prétendue incompatibilité, voire de conflit entre la pensée éthique occidentale et la pensée hindoue, les adaptateurs, après avoir enlevé les aspects idolâtres, les adaptent selon leurs convictions religieuses et scientifiques. Mais on ne peut pas généraliser, car de nombreux penseurs issus de la tradition judéo-chrétienne sont tombés en admiration devant le génie hindou : François-Marie Arouet, mieux connu sous le nom de Voltaire, Arthur Schopenhauer, Nietzsche, Ralph Waldo Emerson, Robert Oppenheimer, Romain Rolland, Alain Daniélou, Jean Filliozat, François Gautier, parmi d’autres. Néanmoins, la liste des adaptateurs est tout aussi impressionnante : Goethe, F. de Saussure, Roman Jakobson, Martin Heidegger, T. S. Eliot, 111

William James, Leonard Bloomfield, Noam Chomsky, Dean Ornish, Evan Thompson, Rupert Sheldrake, Roberto Assagioli, Pierre Teilhard de Chardin, Francesco Varela, Jon Kabat-Zinn, Stephen Laberge, Herb Benson, Daniel Goleman, Rudolph Steiner, Robert McDermott. La liste69 exhaustive fera plusieurs pages. Bien que certains parmi les adaptateurs aient reconnu une influence non européenne dans leur pensée à l’automne de leur carrière, au début, ils trouvaient difficile d’accepter que la vérité puisse résider chez le « radicalement » autre: le non-Européen.

Comme l’explique Frits Stall70 dans son article The Science of Language :

« The Indian Science of Language influenced modern linguistics primarily through Franz Bopp (1791-1867) who was inspired by the Sanskrit grammar of Charles Wilkins of 1807, based in turn upon Pāṇini. But Bopp did not use rules and the celebrated nineteenth century sound laws were discovered by others. That rules could be formal had been discovered by Aristotle but remained confined to logic. The equations of algebra, another formal science from Asia, were restricted to mathematics and the natural sciences. That linguistics could be a formal science was perceived, or at least envisaged, by de Saussure, who predicted in 1894, that the expressions of linguistics “will be algebraic or will not be.” Leonard Bloomfield was familiar with Pāṇini and used ordered rules once (Menomini Morphophonemics of 1939). Formal rules were used extensively by Noam Chomsky and his school, and finally replaced by more abstract principles. » (Staal, 2003, pp. 357, 358)

Selon Malhotra, l’exemple classique de l’unité synthétique, de l’appropriation et de l’angoisse qui en résulte est la pratique du Yoga en Occident, surtout aux États-Unis où elle est devenue une industrie d’une valeur de plus de trois milliards de dollars. Les traditions dharmiques sont mal comprises pour plusieurs raisons, parmi lesquelles figure la tendance à équivaloir les divinités hindoues aux idoles païennes de l’Europe préchrétienne. Mais, les divinités hindoues n’ont pas les mêmes valeurs théologiques. Le doute relatif aux pratiques idolâtres sert d’obstacle aux pratiquants de Yoga. L’association erronée faite entre le Yoga et l’idolâtrie du corps donne naissance aux hybrides synthétiques tels que le yoga juif et le yoga chrétien.

69 On peut se demander si nous reprenons cette liste à notre compte. Évidemment que non. Nous verrons plus loin que dans le cas de la rencontre interculturelle, la reconnaissance positive de la contribution de l’Autre est une condition sine qua non pour l’herméneutique analogique, qui est foncière à la visibilité du traducteur. 70 //http://www.blackwellreference.com/subscriber/uid=1092/tocnode?query=saussure&widen=1&result_number=1&b ook_id=g9780631215356_9780631215356&from=search&fuzzy=0&type=std&id=g9780631215356_chunk_g9780 63121535620&slop=1// 112

Ces calques dépareillés du Yoga (pour se distinguer du Yoga idolâtre, le yoga chrétien s’écrit avec un "y" en minuscule) promettent une version « blanchie » libre des dangers du paganisme. Lorsque l’individu ne remet pas en question ses convictions religieuses qui ont trait à la phobie culturelle, au paganisme, et à l’érotisme – tous des poncifs des cultures dharmiques et de l’hindouisme, en particulier –, ces partis pris lui tendent des embûches dans l’interprétation de l’Autre sédimenté dans les traditions dharmiques et dans la compréhension saine et équilibrée du Yoga. Alors qu’il existe plusieurs pratiquants occidentaux qui s’entraînent au prânâyâma, certains se mettent en garde contre tout effort de transcender le Soi phénoménal et de se voir en union avec son créateur, car c’est là la dérive, voire le conflit entre les systèmes d’éthique judéo- chrétienne et la tradition dharmique. Au cours de leur périple spirituel, certains découvrent le début d’un schisme entre aller plus loin, c’est-à-dire, devenir moins chrétien, qui signifie s’éloigner de la "vraie" religion et les pratiques nocives qui visent à escamoter le fidèle de son créateur. Selon Malhotra, le choc culturel et surtout spirituel est tout à fait naturel. Mais au lieu de se rendre compte que la dualité et la non-dualité peuvent coexister et que l’Autre a tout aussi raison, l’individu sédimenté dans la tradition judéo-chrétienne se voit contraint soit d’abandonner la foi chrétienne ou d’abandonner toute pratique qui relève de l’immanence.

Les différences l’obligent à être identique ou le radicalement Autre. Le juste milieu n’est qu’un fantasme théorique. Pour ceux qui tentent de continuer d’aller plus loin, tout ce qui ne s’encadre pas dans des catégories binaires évoque la peur et l’angoisse, surtout lorsqu’il s’agit de l’expérimentation d’opposés complémentaires. Ainsi, bien que le gourou qui enseigne le Hatha Yoga ait l’expérience positive de bhakti, il se trouve dans une situation délicate de l’exprimer à ses adeptes. Le sujet occidental finit par approprier le savoir de l’Autre pour niveler les différences, une fois pour toutes. Selon Malhotra, c’est l’exclusivisme chez les adeptes des traditions abrahamiques et le pharisaïsme qui l’accompagne qui font qu’ils ne s’entendent pas à bien des égards et n’acceptent pas l’Autre et ses pratiques en tant que telles.

L’angoisse due à la différence n’est pas unidirectionnelle. C’est-à-dire qu’elle touche non seulement la tradition qui essaie de comprendre l’Autre, mais aussi ce dernier qui désire être compris par la tradition dominante. Ceux qui veulent être compris sont confrontés à l’angoisse que pourraient engendrer les différences et, par conséquent, les dissimulent de peur de ne pas se montrer inférieurs, faibles et insolites en termes des catégories conceptuelles de l’Autre. Malhotra montre les raisons pour lesquelles le gouverneur de Louisiane, Bobby Jindal né Piyush 113

Jindal, s’est converti au christianisme afin de désamorcer l’angoisse qui ressortirait de ses différences culturelles et religieuses. Le désir de se montrer identique et « moderne » se manifeste à plusieurs niveaux et a pour objectif d’éliminer l’altérité dans les coutumes vestimentaires, culinaires, linguistiques, physiques, psychologiques et mêmes éthiques. Ceci est un phénomène frappant en Inde, surtout chez les gens instruits dans des méthodologies occidentales. On peut voir à quel point ces individus veulent opiniâtrement se montrer identiques sur le plan de leurs habitudes culinaires et vestimentaires et dans leur façon de parler anglais, et tiennent à tout prix à éliminer les différences et le complexe d’infériorité qui en résulte.

En outre, il va de soi que l’Occident influence l’Orient de façon positive et négative. Les droits de l’homme, la laïcité, les droits civils et les libertés civiques en sont quelques contributions positives. Dans le but de se révéler identiques, les Hindous formés dans des institutions « modernes » occidentalisées veulent se montrer laïques. La laïcité est une notion empruntée de l’Occident qui a un sens tout autre en Inde. Alors que la laïcité en Occident signifie séparation de l’État et de l’église dans les affaires de la gouvernance, en Inde, cela signifie l’égalité entre les religions et la liberté de pratiquer et de prêcher la foi de son choix.

D’après Subramanian Swamy71, la laïcité acquiert une importance politique dans le contexte de la rencontre mouvementée avec la tradition musulmane et la politique de Nehru de privilégier les traditions abrahamiques au détriment de la tradition dharmique. Lorsque les musulmans et les chrétiens revendiquent leur respect pour leur tradition, cela équivaut à la dévotion, à la fidélité, alors que les hindous historiquement et culturellement tolérants qui parlent du dharma à leurs compatriotes sont traités de « communal » qui a une tout autre connotation en Occident. Tout ce qui relève du dharma est « communal » qui veut dire sectaire, car la différence est une problématique à éliminer et non pas un bien à apprécier afin de se montrer tolérant envers l’Autre, et ce, parfois au détriment des intérêts des adeptes des traditions dharmiques. Bref, en ce qui concerne la laïcité en Inde, il y a deux poids deux mesures à cause de l’unité synthétique.

Afin de promouvoir le dialogue interculturel et l’unité intégrale, Malhotra propose l’éthique dharmique axée sur la réciprocité et le respect mutuel, appelée le sapeksha-dharma. Pour que les

71 S Swamy: « The Identity of an Indian », Presented at the Bharatiya Vichar Manch Seminar on “Hindutva in Present Context”, 16 September 2009, Karnavati, Gujarat. // http://janamejayan.wordpress.com/2010/06/09/indian- identity-is-hindutva-not-nehruvian-secularism-dr-subramanian-swamy/

114 différences soient résolues, il faut entamer un vrai processus de dialogue qui aura comme objectif l’intérêt commun. À cette fin, l’idéal serait de trouver une situation équitable pour tout le monde dans laquelle les conditions seront acceptées sur la base d’un commun accord. En d’autres termes, la rencontre interculturelle digne de ce nom ne peut pas se faire uniquement sous l’égide des institutions occidentales, encadrée par des critères méthodologiques non dharmiques et chapeautée par des protagonistes triés sur le volet. L’intention des participants doit être la poursuite de la vérité et non la conversion des participants d’un camp à l’autre ni l’adoption d’une version édulcorée afin de dissimuler les différences. Certes, le résultat d’une telle rencontre devrait être une situation où tout le monde puisse gagner. Pour en tirer profit, dit Malhotra, il se peut qu’on renonce aux projets et aux suppositions souhaités.

Le respect mutuel, ou sapeksha se définit par la reconnaissance de l’unité dans la diversité qui se fonde sur la coopération mutuelle, voire la dépendance mutuelle. Une telle approche servira de cadre au pluralisme positif qui n’accorde pas de place à la tolérance, car cette dernière, comme nous l’avons vu, ressort d’une position de prétendue supériorité de l’un par rapport à l’autre. L’éthique qui se fonde sur la réciprocité et le respect mutuel met l’accent sur l’unité intégrale qui prône que la différence et l’unité ne sont pas des catégories qui s’excluent mutuellement, car la laïcité telle qu’elle se pratique en Occident et en Inde n’est qu’un palliatif aux tensions qui surgissent de la nature superficielle et synthétique de l’unité, qui ne vise pas à résoudre les différences, mais bien à tolérer ce qui est difficilement acceptable.

Ainsi, dit Malhotra :

« I offer sapeksha-dharma as an alternative to Western secularism. Secularism is perhaps better expressed as pantha-nirapeksha, which means not favouring one pantha (i.e. sect or denomination) over another. A society based on sapeksha-dharma would be expected to uphold the highest dharma rather than exercising mere tolerance or indifference. By its very nature, dharma will be sensitive to diversity among communities. Civic identity, daily life, politics and the art of government would all be maintained through multiple levels of reciprocal relationships informed and guided by this notion. It would also provide a framework for purva-paksha since the ethic of mutual respect would trump the differences before they could turn toxic. » (Malhotra, 2011, p. 341)

115

D’après Malhotra, la tolérance ne suffit pas pour entamer la rencontre interculturelle, car ce principe implique le contrôle de ceux dont les normes ne sont pas conformes à l’éthique normative dominante. On doute si l’on peut vraiment revendiquer le respect mutuel pour ceux qui vénèrent les fausses divinités et, par extension, pour ceux qui adoptent des pratiques immorales. Dans une telle circonstance, on peut à la limite les tolérer, car la tolérance est un geste de condescendance, alors que le respect mutuel implique que l’on considère l’Autre, ses pratiques et sa façon de percevoir la vérité comme tout aussi légitimes et dignes de respect (Malhotra, 2001, p. 16).

D’ailleurs, le respect mutuel porte sur le principe selon lequel nous sommes tous égaux, mais différents. Ainsi, le respect mutuel met l’accent sur l’importance de reconnaître la différence comme le fil conducteur de toute unité intégrale. L’unité visée par le dialogue interculturel portera fruit dans la mesure où les intervenants se mettent d’accord sur le fait que la différence est l’ordre du cosmos, et prennent conscience qu’il nous revient de comprendre, d’accepter et de respecter la diversité.

Comme l’affirme Janet Haag :

« We fall short in our efforts to true peace and understanding in this world when we settle for tolerance instead of making the paradigm shift to mutual respect. […] The Latin origin of tolerance referred to enduring, which, though a laudable idea, did not connote mutual affirmation or support. The term also implicitly suggests an imbalance of power in the relationship, with one of the parties in the position of giving or withholding permission for the other to be.[…] The Latin word for respect meant holding someone in esteem and that the term presupposes we are equally worthy of honour. There is no room for arrogance and exclusivity in mutual respect. » (Haag72 cité dans Malhotra, 2011, p. 25)

2.1.4 Vers une éthique dharmique du traducteur

Nous venons de voir que la rencontre interculturelle doit s’appuyer sur le respect mutuel si elle tente de rapprocher deux traditions l’une de l’autre. Une telle rencontre qui vise à la promotion

72 J Haag: « From Tolerance to Respect », in Sacred Journey : The Journal of Fellowship in Prayer, Oct/Nov 2-3, 2008, Princeton.

116 de la coopération ne peut privilégier aucune philosophie éternelle, doit s’orienter vers l’unité intégrale et doit se détourner de l’uniformité. Pour que l’herméneutique analogique, qui prône l’adoption du juste milieu entre l’identité totale et la différence radicale, aide le sujet à se prémunir contre toute tentative d’universaliser et de relativiser la vérité dans sa tradition et dans celle de l’interlocuteur, il faut que le traducteur ait un centre, non pas au sens strict du terme, mais bien un centre qui lui permet de faire une interprétation éthique du message de l’auteur.

Ainsi, l’éthique du traducteur conçue d’après l’esthétique interculturelle embrasse la réception et la représentation. Comme le sujet, en l’occurrence, le traducteur se voit investi de la noble tâche de communiquer l’état affectif de l’auteur aux lecteurs, il doit faire en sorte que la décision éthique porte non seulement sur la représentation équilibrée de l’Autre, mais aussi prenne en considération l’acceptabilité de son message au sein du lectorat potentiel.

D’ailleurs, le Soi, en l’occurrence, le traducteur en tant qu’être sédimenté dans ses traditions, a un côté spirituel et un côté matériel. Nous appelons le côté spirituel le Soi transcendantal et le côté matériel, le Soi phénoménal. Comme nous l’avons signalé plus haut, le Soi transcendantal est ce qui constitue l’être dans toute son individualité et dans son appartenance au cosmos. Le Soi phénoménal est ce qui constitue la conscience identitaire et sociale du Soi transcendantal. Le Soi phénoménal, qui se trouve sédimenté parmi d’autres sujets et des objets dans un milieu spatio-temporel, prend conscience de lui-même dans son rapport avec les sujets et les objets qui l’entourent. Bien que le sujet soit conscient de la présence des autres Soi transcendantaux, il arrive à se forger une identité en se basant sur l’altérité du Soi phénoménal, en l’occurrence, de l’interlocuteur, qui a lui aussi un côté spirituel. Ainsi, au niveau existentiel, il y a différenciation entre ce qui est moi et le mien et entre ce qui est lui et le sien. La différenciation engendre la perception de la dualité dans tout ce qui est objet aux yeux du sujet.

Le traducteur qui tente de comprendre l’Autre est bien conscient que celui-ci est doté d’un côté spirituel et d’un côté matériel. Par conséquent, au niveau spirituel, il n’y a que convergence. Mais au niveau du Soi phénoménal, c’est la sédimentation culturelle qui différencie la façon dont le traducteur perçoit la vérité dans sa tradition et la manière dont l’Autre perçoit la même vérité selon les us et coutumes dans sa tradition. Ainsi, la compréhension du traducteur de la vérité dans la tradition de l’Autre telle qu’elle est représentée dans l’œuvre comporte trois paliers. Dans le premier palier, le traducteur comprend la réalité dans la culture de l’Autre en se fondant sur sa

117 compréhension de la vérité dans sa tradition à lui. Nous appelons cette étape l’exégèse située. Dans le deuxième palier, le traducteur abandonne son orientation culturelle et se dirige vers la vérité dans la tradition de l’Autre, telle que conçue par lui. Nous appelons cette étape l’exégèse non située. Dans le troisième palier qui s’appelle l’exégèse analogique (Hermeneutics of Situated Unsituatedness), le traducteur retourne à son milieu moral dans le but d’analyser si la pensée de l’Autre serait acceptable chez les lecteurs dont la compréhension ne comporterait que les deux premiers paliers. Ainsi, le lecteur-traducteur est dans un premier temps un lecteur qui comprend la vérité de l’Autre selon ses croyances et, dans un deuxième temps, selon les mœurs et coutumes de l’Autre. C’est le troisième palier qui différencie tout autre lecteur du traducteur. À la différence du lecteur qui peut prendre parti pour ou contre la projection de la réalité chez l’Autre, le traducteur doit à la fois être actif et passif dans son analyse de l’acceptabilité du message. On peut qualifier l’interprétation d’active dans la mesure où le traducteur décide si le message serait accepté par un lecteur modèle et ladite interprétation est neutre ou passive dans la mesure où, une fois que le traducteur décide de l’acceptabilité du texte, il laisse le soin au lecteur de trancher la valeur esthétique du texte.

Le purva-paksha, dont l’équivalent libre serait l’argument à première vue (Prima facie argument), consiste ainsi à se mettre à la place de l’Autre qui permettrait au traducteur de percevoir comment et en quoi la compréhension du traducteur de la vérité unique diffère de celle de l’auteur. Cette façon de procéder à la compréhension de l’Autre aide le traducteur à ne pas aborder la réalité différenciée uniquement de son point de vue. Le sapeksha-dharma, aussi appelé le respect mutuel, entre en jeu lorsque le traducteur accorde la crédibilité et le bénéfice du doute à la revendication de vérité de l’Autre. Il respecte, accepte, apprécie et comprend la projection de la réalité décrite dans l’ouvrage comme étant tout aussi vraie que sa façon culturelle d’aborder la même réalité.

Ceci deviendra possible dans la mesure où le traducteur trouve le bon centre d’orientation herméneutique. Le centrisme, comme nous l’avons démontré, est ce qui donne au traducteur l’orientation philosophique, logique, religieuse, scientifique et existentielle, sans laquelle, le traducteur ne sera pas en mesure d’apprécier la validité de la revendication de vérité de l’Autre. Par conséquent, l’interprétation dharmique du texte dépendra en grande mesure du contexte existentiel du traducteur. C’est pour la même raison que les impératifs catégoriques qui

118 s’appuient sur le devoir et sur l’utilité n’aideront pas à la mise en application des lois éthiques universelles qui serviront de guide à l’évaluation de l’acceptabilité du texte.

Comme le confirme Ram Adhar Mall, le centre lato sensu permet au traducteur d’avoir un centre bien défini dans l’espace et dans le temps, ce qui demeure un aspect clé de la compréhension équilibrée de l’Autre. En revanche, le centre stricto sensu n’accorde pas de place à la diversité d’opinion qui va à l’encontre de l’esprit de la littérature dont l’objectif est la culture de la conscience affective. La neutralité, qui, selon nous, équivaut au fait de ne pas s’identifier à un centre, ne donne pas d’orientation spatio-temporelle nécessaire pour comprendre l’Autre et son centrisme. L’interprétation froide et impersonnelle est une idée qui est non seulement inconcevable sur le plan de la logique, mais aussi intenable sur le plan de l’échange interculturel.

La dualité se présente à deux niveaux dans le processus exégétique du texte et de son auteur. En premier lieu, elle est perçue au niveau de la langue. En deuxième lieu, elle se dévoile au niveau de la représentation de l’Autre. En ce qui concerne l’analyse du discours comme méthode de traduction, la dualité du signe linguistique fait penser que la langue et le discours sont des réalités opposées. C’est ce qui explique que l’on demande au traducteur de transcender la langue afin d’accéder au sens au niveau du discours. C’est à ce stade qu’entre la théorie de l’équivalence. La théorie interprétative de la traduction, qui prône la déverbalisation du texte pour mettre à nu le sens, souligne l’importance de comprendre le sens contextuel au niveau du discours. Selon cette perspective, la tâche du traducteur consiste à savoir si le signifiant se réfère au signifié le plus apte au niveau du contexte. Le dualisme au niveau du signe linguistique donne naissance aux notions de fidélité et d’infidélité, et de sens et d’effet, qui à leur tour suggèrent l’existence d’une langue d’arrivée et d’une langue de départ.

En ce qui a trait à la représentation, la dualité se présente au niveau de la compréhension de la vérité dans la tradition de l’Autre et de la façon privilégiée de l’Autre d’aborder cette vérité unique. Ainsi, le traducteur cherche les éléments culturels auxquels il arrive à s’associer. S’il y trouve des aspects qui lui semblent « familiers », il y cherche l’identité. Sinon, tous les aspects dont il a la moindre expérience deviennent « exotiques » et, par conséquent, il les associe à l’altérité. Il y a aussi les orientations politique, philosophique, religieuse, gastronomique, vestimentaire et sexuelle qui entrent en jeu dans les associations d’identité et d’altérité.

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En l’occurrence, ce sont la philosophie éternelle et la sédimentation culturelle qui amènent le traducteur à penser de l’Autre en termes d’identité et d’altérité. Du point de vue dharmique, ces dualismes sont nécessaires pour établir les catégories conceptuelles qui servent de socle au centre herméneutique du traducteur. Nous savons bien que s’il faut avoir conscience du passé et du futur, il faut prendre conscience du présent, qui sert de correspondance entre les deux. De la même manière, s’il faut tenter de définir le sens de la naissance et de la mort, il faut d’abord comprendre le sens de la vie, qui sert de correspondance entre ces deux états radicalement opposés. À la lumière de cette analogie, nous postulons, en nous fondant sur les œuvres fondamentales d’Anandavardana et d’Abhinavagupta, notamment la Dhvanyaloka et la Locana, que le traducteur littéraire, en se servant de l’approche phénoménologique moniste, qui se fonde sur l’herméneutique analogique (sādhrishyaprabodhana)73, sur l’interprétation dharmique (dharmamīmāmsa)74, et sur le principe des huit correspondances, (ashtabandhusiddhānta)75, à savoir la corrélation (ākānksā), la compatibilité (yogyatā), la contiguïté (āsatti), le rythme (āndolana)76, les déterminants (vibhāvā), les changements mimétiques (anoubhāvā), les émotions fugaces (vyabhicāribhāvā) et le délice (rasa), peut sortir du discontinu du signe, saisir le passage du discontinu au continu, et reproduire fidèlement le continu de l’expérience esthétique. Car si le traducteur doit comprendre et restituer le rapport entre le sens conventionnel et le sens phrastique, il doit passer par la corrélation, la compatibilité et la contiguïté; s’il tient à comprendre et à réécrire l’effet du sens contextuel sur le lecteur, il doit transiter par le rythme; s’il veut saisir le jeu suggestif du texte littéraire et en partager l’état affectif avec le lectorat, il doit identifier et bien représenter les déterminants, les changements mimétiques, les émotions fugaces et le délice.

Le contexte existentiel détermine le choix du mot au niveau du discours et c’est ce contexte qui délimite le sens intégral du message. Ainsi, le sens que communique l’ouvrage Guerre et paix dépend du contexte existentiel du lecteur. Le sens change si le lecteur a vécu la guerre personnellement, s’il se trouve dans un champ de bataille ou encore s’il lit installé dans un fauteuil. Le rythme est le sens affectif contextualisé qui lie le sens et l’effet. Comme nous le savons bien, le rythme, qui est perçu au niveau de la phrase, est le sens affectif dans lequel le

73 Notre traduction 74 id. 75 id. 76 id. 120 signifiant ne s’oppose plus au signifié77. Le discours s’accomplit dans une sémantique sérielle dans laquelle il n’y a que la signifiance en continuité avec la voix et le corps. Cette sémantique ne se fait pas selon les unités discontinues du sens. Ainsi, c’est ce signifiant unique et multiple à la fois, producteur de signifiance appelé rythme qui aide à comprendre l’état affectif de l’auteur.

D’ailleurs, c’est l’expérience unique née de la compréhension intégrale du rythme imprégné dans le contexte existentiel qui différencie le texte littéraire de tout autre texte pragmatique. Alors que la compréhension du texte scientifique peut dépendre de l’expérience du lecteur dans le domaine en question, le contexte existentiel n’entre guère en jeu dans l’évaluation du message du texte. Le lecteur du texte pragmatique ne tient pas à transcender le sens littéral des mots. En effet, le sens pourrait résider dans la littéralité du texte. De plus, le lecteur ne tente pas d’établir le contact affectif ni avec l’auteur ni avec la situation décrite dans le récit.

Ainsi, la compréhension des textes pragmatiques s’achève une fois que le traducteur arrive à trouver l’équivalence littérale et rarement métaphorique entre les signifiants et les signifiés. Par contre, la compréhension de l’acceptabilité du message de l’auteur du texte littéraire ne s’arrête pas à l’équivalence. Il va de soi que nous trouvons le rythme à des degrés divers dans des textes littéraires de tout genre. Partant, l’expérience esthétique ne se cantonne pas à la délimitation et à la compréhension du rythme imprégné dans le contexte existentiel du traducteur. Il y a le mystère que cache la langue ambiguë de l’auteur qui contribue à la beauté du texte littéraire. Et la beauté est ce qui distingue un chef-d’œuvre de tout autre ouvrage littéraire.

La compréhension de la beauté selon le contexte existentiel du lecteur serait incomplète si elle n’aidait pas à transcender le dualisme de l’identité et de l’altérité. Pour y accéder, le traducteur doit faire l’évaluation de l’acceptabilité du message au niveau de l’expérience esthétique. Nous avons défini l’expérience esthétique comme une expérience affective supramentale dans laquelle le sujet transcende le dualisme dans le but de percevoir l’unique énergie cosmique non différenciée au lieu de deux sujets investis de personnalité, ce qui donne naissance à l’identité et à l’altérité. Autrement dit, le sens contextuel et l’écoulement des émotions présentées dans le récit, aussi appelé le rythme, doivent aider le sujet à transcender la matérialité et, par conséquent, à accéder au monde immatériel où la beauté puisse être perçue. Ceci deviendra possible dans la

77 Dans le cas de l’indication et de la suggestion, la signifiance n’est pas comprise à la base de l’association traditionnelle entre le signifiant et le signifié. Nous verrons qu’un sens positif pourrait avoir un effet négatif et vice versa. 121 mesure où le rythme et le sens contextuel provoquent un changement d’état affectif corporel, tel que la chair de poule, qui est le résultat d’une réalisation de l’état affectif seuil dans lequel le sujet fait preuve d’une joie inexplicable, appelée le délice. Autrement dit, le délice devrait aider à acheminer le lecteur-traducteur du monde phénoménal vers le monde transcendantal où il puisse se sentir en union avec l’énergie cosmique.

Par conséquent, le délice, le vecteur du mouvement herméneutique du traducteur, est ce qui différencie un chef-d’œuvre de tout autre texte littéraire. Dans le chef-d’œuvre, il y a une surabondance de sens suggestif et de délice – concepts que nous aborderons dans le troisième chapitre – qui contribuent à la nature éternelle de l’œuvre et qui aident le traducteur à percevoir l’identité dans l’altérité et l’altérité dans l’identité. Ainsi, les chefs-d’œuvre sont ceux qui font oublier toute conscience de spatio-temporalité et aident le lecteur à se trouver en union avec l’unique énergie spirituelle. En ce sens, le délice et la beauté contenus dans les chefs-d’œuvre contribuent à s’acheminer de la dualité vers la non-dualité. C’est cette expérience esthétique non duelle qui nous fait revisiter l’œuvre plusieurs fois, qui aide à échapper à la dualité, et qui soulage la conscience phénoménale enchaînée dans la spatio-temporalité.

Comme nous le disions plus haut, l’unité synthétique n’aide pas vraiment à trouver l’équilibre entre les différentes parties investies de valeur individuelle, car les conflits ne sont pas résolus. Ainsi, le traducteur cherche l’unité synthétique s’il se contente de trouver les signifiés qui correspondent aux signifiants, s’il s’en tient à rechercher l’effet qui concorde avec le sens, s’il se cantonne à signaler que l’identité réside dans l’altérité. En revanche, l’approche dharmique consiste à chercher l’unité intégrale entre les différentes parties disparates et à établir le lien qui unit les signifiés et les signifiants, le sens et l’effet, l’identité et l’altérité. Et le principe des huit correspondances aide le lecteur-traducteur à s’éloigner du discontinu du signe dans le but de parvenir au continu de l’expérience esthétique.

À la question de savoir comment le sens suggestif et le délice aident le traducteur à comprendre, à transcender et à faire l’évaluation dharmique de l’acceptabilité du texte, nous pouvons dire qu’il faut d’abord comprendre la nature du sens suggestif et celle de la généralisation d’individualité pour pouvoir comprendre la nature de l’expérience esthétique et son effet sur l’évaluation éthique analogique du texte. Tous ces concepts feront l’objet de l’étude qui sera entreprise dans le troisième chapitre. Après avoir expliqué la nature du sens suggestif et du délice

122 esthétique, nous démontrerons comment ils aident à faire l’évaluation éthique de l’acceptabilité du texte. Nous souhaitons aborder les aspects dont parlent les déontologues pour savoir si l’approche dharmique peut apporter des réponses aux questions qu’ils soulèvent. Selon des déontologues tels que Pym, on a tort de penser que la traduction est un produit d’interprétation et, par conséquent, d’intervention de la part du traducteur. Nous pouvons dire qu’il y a lieu de distinguer entre l’intervention et l’interférence. Dans le contexte de l’intervention, le traducteur, en se fondant sur sa façon de comprendre la vérité dans sa tradition, essaie de comprendre la conceptualisation de la vérité dans la tradition de l’Autre dans le but de faire comprendre les lecteurs. Mais dans le cas de l’interférence, le traducteur, de son propre gré, s’immisce dans la représentation de l’Autre et, par la suite, dans la vérité dépeinte dans le récit, dans le but de parvenir à ses fins hideuses, à ses intérêts particuliers et dans le but d’altérer la cohérence interne du rythme du texte.

Nous sommes d’avis que les deux font partie du processus herméneutique. L’aspect qui différencie l’intervention de l’interférence est le centrisme. Le centre herméneutique, comme nous disions plus haut, est ce qui permet au traducteur de comprendre le monde externe et toute représentation de la réalité autre que celle à laquelle il est habitué. Comme l’explique clairement Ram Adhar Mall, il faut que le sujet, en l’occurrence le traducteur des textes littéraires, ait un centre lato sensu. Lorsque le traducteur conçoit l’Autre et la description de vérité dans la tradition de l’Autre depuis ce centre, il y a ce qu’on appelle intervention, sans laquelle le traducteur ne sera pas en mesure de comparer la vision décrite dans le récit. Dire que l’interprétation est un processus qui modifie la compréhension et la cohérence interne du texte équivaut à dire que lire avec les yeux modifie l’image qu’on vise.

D’ailleurs, la modification pourrait faire partie du résultat escompté, si c’est ce qui est attendu du traducteur dans l’exercice de ses fonctions. Mais dire que la traduction peut se faire sans interprétation et que l’interprétation est une modification est contraire à l’intuition. Nous sommes d’avis que l’interprétation est une façon de penser, d’établir la cohérence interne entre les concepts d’après les capacités cognitives, les goûts et les préférences, et les orientations philosophiques, religieuses, sexuelles, gastronomiques et vestimentaires du traducteur. Comme l’affirme Mall, le sujet, en l’occurrence le traducteur, ne sera pas en mesure de philosopher, c’est-à-dire de penser, en l’absence du centre herméneutique.

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Ainsi, l’exemple que donne Pym, à savoir la traduction littérale du mot « normalisation », n’est pas, comme il l’affirme, une occurrence d’intervention, car le traducteur est bien conscient de la signification subjective et existentielle du mot « normal », grâce à l’exégèse analogique (Hermeneutics of Situated Unsituatedness) de ce mot. Partant, c’est son interprétation qui l’aide à comprendre que le mot « normal » peut avoir plusieurs sens et, de ce fait, il comprend qu’il vaudra mieux laisser la tâche de l’interpréter au lecteur. Ceci, selon nous, est un exemple de centrisme lato sensu. Ceci est aussi un exemple d’intervention, qui est de nature positive. Dans le cas d’« outpost », le traducteur ayant fait une exégèse située du texte décide de manipuler le message dans le but de l’arrimer avec ses convictions idéologiques. Ceci est un cas non pas d’intervention, mais d’interférence qui est de nature intempestive et est l’exemple classique du centrisme stricto sensu. C’est ce dernier qui est la marque d’une mauvaise traduction du point de vue exégétique.

Nous pouvons dire que la compréhension est une interprétation subjective de la vérité. Pour ce faire, il faut un centre herméneutique pour comprendre la véracité de la revendication de vérité faite par l’Autre. Comprendre de façon dharmique ne veut pas dire privilégier sa façon unique de penser la réalité. Au contraire, c’est accepter que l’Autre peut aussi avoir raison dans son interprétation de la réalité. Selon cette perspective, l’acceptation positive de l’Autre et de sa vérité est une intervention. Le nier équivaut à l’interférence caractéristique des mauvaises traductions. Les déontologues diraient que l’interprétation subjective et existentielle nuit à la communication interculturelle, car le traducteur n’est pas la seule personne qui prend les décisions importantes. Selon nous, comme l’affirme Laygues, le traducteur est le semeur d’éthique dans le processus traductif. Certes, le client demande la traduction d’une œuvre qui sera lue par le lecteur. Mais dans le processus de compréhension et de réexpression, c’est le traducteur qui doit faire sens du code déontologique du traducteur. Plus important encore, si le traducteur n’est pas le seul intervenant dans la communication interculturelle qui est stricto sensu une communication à double sens, il est peu clair pourquoi les codes visent exclusivement la bonne conduite du traducteur.

De plus, si le traducteur n’est pas le seul intervenant du processus traductif, les traducteurs qui ont payé de leur vie pour avoir traduit Les Versets sataniques de Salman Rushdie diraient que c’est le traitement qu’ils méritent pour la simple raison d’avoir choisi de faire comprendre la pensée de l’Autre et d’avoir entrepris la noble tâche de dire la vérité. Ce qui montre derechef que 124 les codes déontologiques ne prennent pas en considération le contexte existentiel du traducteur. On dit que ces règles s’appliquent à tout le monde et en tout temps. Mais c’est le contexte qui détermine la manière dont le traducteur cernera les grands axes de ses postulats traductifs; c’est- à-dire que le contexte existentiel sert de centre à l’interprétation des codes.

Ainsi, les codes déontologiques relatifs au divorce, par exemple, ne s’appliquent pas à tout le monde et en tout temps. Le divorce n’est pas une demande de rupture de vie commune entre un homme et une femme, mais bien entre deux individus dans leur contexte existentiel d’un mari et d’une femme, ce qui montre que les codes doivent être contextualisés pour faire sens. De surcroît, nous venons de voir que les codes déontologiques n’aident pas vraiment à comprendre comment le traducteur est censé faire la compréhension équilibrée de l’Autre et de la vérité dans sa tradition.

Dans les circonstances où la déontologie n’aidera pas à cerner la bonne conduite éthique, l’individu se trouve contraint de se pencher sur le sva-dharma, aussi appelé le dharma du Soi, qui lui semblerait le plus approprié dans l’environnement existentiel où il se trouve. Le bon et le mauvais qui ont des sens absolus et immuables en déontologie, n’aideront pas à déterminer la bonne voie. Il est permis au traducteur de prendre une décision peu éthique si la situation le lui demande, dans un contexte existentiel particulier. Mais les codes universalistes ne donnent pas de liberté de choix au traducteur. Soit il les accepte soit il les rejette, quoique cette dernière option arrive rarement à cause du contexte existentiel du traducteur.

En ce qui concerne la conception du respect mutuel en tant qu’élément déclencheur de l’interaction interculturelle, nous pouvons dire que la communication interculturelle sera équitable dans la mesure où le respect mutuel sert de base à l’interaction. D’ailleurs, le conflit dans la communication interculturelle est le signe d’une communication inachevée, d’une angoisse due à l’incompatibilité entre les intérêts individuels. Lorsque l’interaction se fonde sur l’unité synthétique qui vise à l’affirmation du statu quo et qui ne met pas l’accent sur la compréhension de la vérité du point de vue de l’Autre, il n’y aura pas de dialogue. Même si le conflit existe entre les différents intervenants, il leur revient de trouver des moyens d’établir le terrain d’entente.

Le conflit, par conséquent, n’est pas le fil conducteur de l’interaction interculturelle. Lorsque le sujet est atteint d’une phobie de l’incertitude, du prétendu manque d’ordre, de la perte de 125 standing, celui-ci aura tendance à concevoir le monde d’un point de vue pessimiste. En outre, comme l’interaction ne s’appuie pas sur le respect mutuel, mais plutôt sur la tolérance, le sujet qui déclenche la conversation par le biais de la traduction a peur de perdre sa vénérable position exclusive. La tolérance, comme nous venons de le voir, ne donne pas de respect aux croyances philosophiques et religieuses de l’Autre. Ce genre de tolérance manifeste un intérêt de pure forme pour le respect mutuel. Lorsque le sujet ne respecte pas l’Autre du fond de son cœur, il a toujours peur de se faire prendre au mot.

Nous pensons qu’on peut résoudre les conflits en recherchant l’unité intégrale qui stipule que les intérêts économiques, stratégiques, politiques, philosophiques et religieux du traducteur ne doivent pas servir de fondement à la compréhension dans le seul but de montrer sa supériorité par rapport à l’Autre. Ainsi, la bonne interaction interculturelle commence par l’égalité du point de vue du respect mutuel et non pas du point de vue de la tolérance. Car cette dernière recherche l’uniformité et aborde l’affirmation de différence en tant qu’attitude conflictuelle et, partant, fait voir l’altérité comme un signe de non-respect et de dissidence. L’égalité dans le sens du respect mutuel veut que nous acceptions que nous sommes tous égaux, mais différents. L’acceptation et l’appréciation mutuelles des différences aboutissent à l’unité intégrale. Mais la différence a ses limites. Il ne faut surtout pas absolutiser les similarités et les différences. Lorsque le sujet qui tente de traduire dans le but de s’approprier les vérités et le savoir de la tradition de l’Autre lui explique qu’après tout, on est tous humains, et qu’il n’y a aucune différence entre les deux sujets, il y a un manque de respect sur deux fronts. Le traducteur qui tente de plagier le savoir de l’Autre n’a aucun respect ni pour la similarité ni pour la différence. Cette attitude, qui résulte d’une prétendue position de supériorité sur les plans économique, géostratégique, politique, philosophique et religieuse, vise vaille que vaille à l’anéantissement du génie de l’Autre.

Dans la même veine, il faut s’insurger contre ceux qui revendiquent une position unique en vertu de leurs croyances politico-religieuses et transnationales. Lorsque les membres d’une communauté demandent l’application des lois religieuses, alléguant que les lois démocratiques occidentales sont incomplètes, nous pouvons leur montrer la voie dharmique en mettant en évidence la nature relative des différences et en leur expliquant l’importance de privilégier les intérêts communs contre les intérêts communautaires. L’approche dharmique doit aider les sujets qui ne croient pas au respect mutuel à comprendre qu’ils ne sont qu’une partie du tout. Dans les

126 deux cas, le non-respect et l’absolutisation de la similarité et de la différence ne mènent qu’à l’uniformité et à l’unité synthétique. Ainsi, l’interaction dharmique consiste à respecter les similarités et à accepter les différences. Les différences méritent le respect mutuel dans la mesure où elles ne servent pas de moyens de fragmentation et de désintégration de l’unité intégrale. Dans le cadre de la rencontre interculturelle, il ne faut même pas tolérer l’intolérance.

Comme le disait Karl Popper78 :

« Moins connu est le paradoxe de la tolérance : la tolérance illimitée doit mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons la tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas disposés à défendre une société tolérante contre l'impact de l'intolérant, alors le tolérant sera détruit, et la tolérance avec lui. Nous devrions revendiquer le droit de les supprimer (les intolérants), au besoin, même par la force. Nous devrions donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer l'intolérant. » (Popper, 1971, p. 266)

À la question de savoir si le respect mutuel doit être la cause ou l’effet de l’interaction interculturelle, nous disons que le respect est à la fois la cause et l’effet de la rencontre. Nous savons bien qu’on se respecte en respectant l’Autre. Ainsi, le respect pour l’Autre commence par le respect de Soi. Comme le sujet n’est que sujet parmi d’autres, il faut respecter le Soi transcendantal qui est commun à tous les êtres vivants. Mais selon des théoriciens tels que Pym, dans certaines circonstances, le traducteur ne doit pas s’attendre à ce qu’il soit respecté et le respect mutuel doit être le résultat de l’interaction. Ainsi, le respect doit être l’effet et non pas la cause, l’élément déclencheur de la communication interculturelle.

Si le traducteur ne respecte pas lui-même et ne respecte pas la façon de comprendre la vérité unique d’après la sédimentation culturelle de l’Autre, le traducteur ne peut s’attendre à ce qu’il soit respecté. Si le traducteur n’a aucun respect pour la noble tâche de servir de « passerelle » entre deux cultures, il ne peut s’attendre à ce que l’auteur, le lecteur, l’éditeur et le grand public le respectent, car enfin, ce n’est qu’un truchement. C’est ce manque de respect de soi-même entre autres qui contribue à la nature subalterne d’une activité qui n’est pas encore une

78 K Popper: The Paradox of Tolerance : The Open Society and Its Enemies, Vol. I, New Jersey, Princeton University Press, 1971. 127 profession de plein droit et ne semble pas sortir de son ghetto idéologique. Le traducteur et ceux qui demandent ses services doivent savoir qu’en l’absence du génie du traducteur, il n’y a pas lieu de savoir comment les autres pensent.

C’est la traduction qui fait vivre une langue, car elle est la pulsation d’une culture. L’interaction interculturelle qu’est la traduction guidée par le respect mutuel aide à comprendre la valeur du « pont », faute de quoi la culture est vouée à la mort. Ainsi, pour que les autres respectent la noble tâche de la traduction, il faut que le traducteur s’affirme et se respecte. Au cas où le respect pour le traducteur n’est pas réciproque, où les droits du traducteur se voient menacés, il faut que ceux- ci soient protégés par l’instance supérieure. Ainsi, les droits de la propriété intellectuelle doivent protéger non seulement les intérêts de l’auteur, mais aussi, du point de vue dharmique, ceux du traducteur, car le dharma, comme nous le mentionnions plus haut, recouvre non seulement l’éthique mais aussi le droit.

Pour résumer, l’éthique dharmique consiste à privilégier l’unité contre l’uniformité. Ceci deviendra possible dans la mesure où les intervenants ont du respect mutuel pour leurs convictions philosophiques et religieuses. Dans le cadre de la rencontre interculturelle, il faut toujours se prémunir contre l’identité totale et la différence radicale. Selon la perspective dharmique, la décision éthique ne comprend pas uniquement l’identification du juste milieu entre les valeurs universelles et relatives, mais consiste également à repérer la bifocalité des normes éthiques. La décision éthique doit ainsi porter sur le relativisme des valeurs universelles déontologiques. Pour que ces lois universelles soient encadrées par des lois relatives, il faut qu’elles s’appuient sur le contexte existentiel du traducteur. Ainsi, la bifocalité doit permettre au traducteur de trouver le juste milieu entre les valeurs universelles dans le cadre des valeurs relatives et d’établir la correspondance entre ces deux pôles. En outre, une telle approche empêche le traducteur d’universaliser sa façon privilégiée d’aborder la vérité. L’approche dharmique veut que pour donner un coup de fouet à la vraie interaction interculturelle, il faille faire la révolution conceptuelle en se dirigeant vers le respect mutuel et l’unité intégrale. Il faut que le traducteur qui adopte l’approche dharmique sache que la décision éthique se fait à deux niveaux : au niveau du langage qui fait partie du Soi phénoménal et au niveau des émotions qui appartiennent au Soi transcendantal. Le traducteur cherche à établir l’unité synthétique s’il se contente de trouver les équivalents qui correspondent aux mots, et l’effet qui correspond au sens. En cherchant l’unité intégrale, le traducteur met l’accent non seulement sur l’équivalence et 128 l’effet, mais aussi sur le contexte existentiel et le rythme pour faire comprendre le délice qui contribue à l’expérience esthétique.

2.2 Qu’est-ce que la censure ?

La censure entre en jeu lorsqu’il y a une incompatibilité entre les normes et le sens sentimental associé aux croyances. La censure peut être appliquée lorsque l’expression verbale ou écrite risque de porter atteinte aux codes vestimentaires, aux croyances religieuses et linguistiques, à la sécurité nationale et à l’expression sexuelle, entre autres. Dans certaines circonstances où la censure se voit imposée par les autorités constituées, le silence est parrainé par l’État. Dans d’autres où les normes ne sont pas clairement énoncées, il y a autocensure anticipée.

Ainsi, selon Nitsa Ben-Ari79, « the decision to self-censor would result from the implicit understanding of or complete identification with the official censor’s views of what may be considered objectionable, harmful, sensitive, or inconvenient to the particular public that censorship is supposedly safeguarding […]. But since self-censorship involves an implicit understanding of when and what control should be exercised, it is subsequently more subtle » (Ben-Ari, 2010, p. 135). D’ailleurs, la censure peut être imposée par l’État lorsque l’information contenue dans l’œuvre d’art compromet les croyances religieuses, l’intérêt des minorités ethniques et linguistiques, et les normes qui définissent le politiquement correct. Plusieurs contraintes externes agissent sur la réécriture, la manipulation ou même le bannissement du texte, ouvrant la voie à l’autocensure et à la censure préventive ou répressive. Ainsi, l’œuvre traduite qui ne répond pas aux exigences des normes énoncées par les autorités risque d’être expurgée, noircie et paraphrasée par le rédacteur, le réviseur ou le censeur. Par conséquent, la manipulation textuelle fait partie intégrante de la censure. Au cas où la manipulation n’élague pas la forme ou le contenu du texte, les autorités peuvent juger prudent de bannir l’œuvre en la jugeant inacceptable, voire subversive.

À part les contraintes culturelles, politiques, idéologiques, historiques, religieuses, économiques, esthétiques et psychologiques, il y a aussi les contraintes affectives qui sont intimement liées à la censure. Comme l’explique Nitsa Ben-Ari, le sens sentimental lié aux mots et aux faits

79 N Ben-Ari: « When Literary Censorship Is Not Strictly Enforced, Self-Censorship Rushes In », in TTR, Vol. 23, n° 2, 2010, Montreal. 129 sociohistoriques influence dans une grande mesure les décisions qui se rapportent à la censure. C’est le cas du porc. En Israël, il vaut mieux ne pas traduire le mot porc et ses produits dérivés pour ne pas offenser les lecteurs potentiels. À cette fin, les traducteurs autocensurent le mot ou le remplacent par un mot Kosher (Ben-Ari, 2010, p. 147).

Selon elle :

« Jewish aversion to pigs grew over the centuries, when other nations used the animal to oppress the Jews. This accounts for the strong emotional reaction to “pig” and “pork” in Jewish culture today. Claudine Fabre-Vassas cites numerous examples, starting with the Maccabees, in 167 BC, when Jews were martyred if they refused to eat pork and sacrifice pigs on the altar in the temple […] According to Fabre-Vassas, folk legends (from medieval Europe) may explain why, in so many European countries, the words “Jew” and “pig” became synonymous. » (Fabre-Vassas80 citée dans Nitsa Ben-Ari, 2010)

Ainsi, l’autocensure est un moyen puissant d’assainissement non seulement dans des sociétés conservatrices où les normes éthiques sont bien définies, mais aussi dans des sociétés libérales telles qu’Israël et l’Inde. L’autocensure est répandue dans des cultures dans lesquelles les mythes et les us et coutumes sont fortement enracinés dans l’histoire, gravés dans la mémoire collective, évoquant ainsi une réponse affective. Comme l’écrit Nitsa Ben-Ari, « the pork issue illustrates how far back in time one must travel to trace its origins. Yet social conformity seems to run much deeper […] for it appears to be shared not only by the collective psyche, but innate to human nature ».

2.2.1 L’histoire de la censure en Inde

En ce qui concerne la censure en Inde, l’État intervient lorsque l’œuvre d’art offense l’harmonie communautaire, la décence et la moralité. L’article 19 de la Constitution de l’Inde définit les exceptions dans le cadre de la liberté d’expression, selon lequel les ouvrages écrits, parlés et audiovisuels sont acceptables tant qu’ils ne portent pas atteinte à la décence et à la moralité. Mais ce qui constitue la décence et la moralité n’est pas clairement défini. Comme il y a plusieurs exceptions à la liberté d’expression, la ligne qui sépare l’acceptable de l’inacceptable demeure

80 C Fabre-Vassas: The Singular Beast : Jews, Christians, and the Pig, New York, Columbia University Press, 1997. 130 confuse. Selon Freedom House, organisme ayant son siège à Washington, l’Inde est classée parmi les pays démocratiques les plus libres.

Bien qu’il n’existe pas en Inde d’instance centralisée telle que l’Église catholique ou l’ouléma qui veille sur la liberté d’expression, l’État peut intervenir pour protéger les intérêts de la communauté. La censure des livres s’étend aux affaires qui touchent à l’obscénité, qui nuisent aux sentiments religieux, qui remettent en question la souveraineté de l’État, qui concernent le journalisme préjudiciable et qui abordent les relations internationales. Selon Girja Kumar81, la censure des livres ne se limite pas aux livres importés; cela s’applique également aux ouvrages publiés au pays. Comme il n’existe pas de liste officielle d’ouvrages proscrits, il sera difficile de cerner avec exactitude le nombre d’ouvrages bannis depuis l’indépendance. En règle générale, les livres interdits se trouvent listés dans les journaux officiels des gouvernements provinciaux. S’il fallait en dresser la liste exhaustive, cela prendrait plusieurs années.

Parmi les livres bannis, il y a certains ouvrages qu’on peut citer à titre d’exemple. Les plus outrancières parmi les cinq catégories d’ouvrages qui justifient la censure sont l’obscénité et le fondamentalisme religieux. Lady Chatterly’s Lover de D. H. Lawrence et Kâma Kala : Some Notes on the Philosophical Basis of Hindu Erotic Scripture de Mulk Raj Anand sont des livres proscrits en raison de leur contenu jugé obscène. La deuxième catégorie porte sur l’atteinte aux sentiments religieux. Rama Retold d’Aubrey Menen, The Lotus and the Robot d’Arthur Koestler et The Satanic Verses de Salman Rushdie comptent parmi les quelques livres bannis. Dans la troisième catégorie, qui comprend des livres jugés hostiles à la République de l’Inde, Area of Darkness de V. S. Naipaul et Crisis in India de Ronald Segel sont notables. Il convient de dire que l’œuvre de Segel a été bien reçue en dehors de l’Inde et est souvent citée comme un ouvrage de référence sur l’Inde moderne. Dans la quatrième catégorie qui recouvre les relations internationales, la question du Cachemire, les rapports bilatéraux de l’Inde avec la Chine et la Russie, ainsi que les différends relatifs aux frontières, se trouvent Moscow’s Hand in India de Peter Seger et l’atlas intitulé The Atlas of The Times. L’ouvrage de Seger a été proscrit, car on l’a jugé antisoviétique. Les atlas qui montrent le Cachemire en tant que région autonome et qui

81 G Kumar: Censorship in India : With Special Reference to The Satanic Verses and Lady Chatterley’s Lover, New Delhi, Har-Anand Publications, 1990. 131 remettent en question la ligne McMahon dans la démarcation des frontières septentrionales sont proscrits sans la moindre réticence.

Par ailleurs, quoiqu’il existe des cas isolés de censure de livres provenant de tous les pays d’Asie du Sud-Est, de temps à autre, la censure s’appliquait également aux ouvrages provenant de la Chine. La proscription entra en vigueur à la suite de la guerre avec la Chine en 1962. Jusqu’à une période récente, on ne pouvait pas trouver d’ouvrages et de périodiques chinois ni en anglais ni en chinois ni même en d’autres langues étrangères. L’interdiction touche profondément le domaine des études chinoises. Pendant plusieurs années, les Hindous étaient dans l’obscurité au sujet des développements économiques, intellectuels et socioculturels chinois. L’érudition à propos de la Chine en pâtissait, surtout à la lumière des échanges culturels et philosophiques entre l’Inde et la Chine qui remontent à plus de deux mille cinq cents ans. À titre d’exemple, jusqu’à une période récente, un journal sérieux comme le Peking Review était hors de portée des cercles intellectuels hindous depuis plus de trente ans. La censure a été étendue à l’importation de toutes les publications provenant de Taïwan, du Viêt Nam et de la Corée du Nord.

En ce qui concerne la mise en application de la censure, la situation demeure très confuse. L’exécutif qui se charge de la mise en vigueur des lois de censure a tendance à traiter tous les livres comme des biens de consommation. Ainsi, bannir ou ne pas bannir un ouvrage dépend des personnes qui ne sont guère douées sur le plan académique. Ceci pose d’énormes problèmes lorsque la censure se fait en l’absence d’une lecture cursive aux fins de scruter du contenu compromettant. La couverture d’un ouvrage, la représentation photographique et même le paratexte servent de critère au bannissement d’un ouvrage. Ceci aboutit à des situations risibles lorsqu’il n’y a pas lieu de savoir la possibilité du quiproquo et lorsque l’analyse se fait par des personnes à court de savoir approprié et de temps et qui souvent prennent des décisions importantes de la part de la communauté universitaire.

Il y a aussi de la censure universitaire qui se rapporte à l’accès aux ouvrages faisant partie des Archives nationales. La Indian Official Secrets Act est modelée sur la British Official Secrets Act qui date de l’an 1920. La loi britannique a été sans doute restrictive, car l’Inde était encore sous la mainmise coloniale. La loi sur l’accès aux archives modelée sur la loi coloniale britannique est en vigueur à l’heure actuelle et vise à interdire aux sujets hindous l’accès à leur propre histoire. Des restrictions draconiennes s’appliquent particulièrement aux documents qui portent sur les 132 frontières du pays. Cependant, il y a des arguments pour modifier la loi surtout parce que la plupart des archives qui touchent aux frontières du pays sont disponibles dans leur version originale en Inde et en double dans les Archives nationales en Angleterre. De nos jours, la loi pose des problèmes indicibles, car les spécialistes et les universitaires hindous et internationaux doivent entreprendre un périple à Londres, s’ils veulent accéder aux archives. En outre, comme il n’existe pas d’autorité centralisée qui impose la censure, les auteurs, les maisons d’édition et les personnes concernées par le bannissement ne sauront pas où donner de la tête. En effet, lorsqu’un ouvrage disparaît du marché, les personnes concernées par la censure ne s’en rendront pas compte. Il n’y a pas non plus de liste officielle des ouvrages proscrits, ce qui nuit à toute tentative d’évaluer et de comprendre les raisons pour lesquelles la censure est en vigueur.

D’ailleurs, la censure est un vocable trop fort dans le contexte indien, car il n’existe pas de loi qui en définit le cadre ni de ligne directrice pour la mise en vigueur des restrictions à la publication, à la distribution, à la circulation et à la vente des ouvrages. La législation au chapitre de la censure est plutôt le résultat d’un accident que d’une obligation. Du point de vue objectif, le manque de législation ainsi que l’absence d’autorité centralisée font que la censure n’est pas aussi sévère que dans certains autres pays d’Asie. Du point de vue subjectif, la mise en application se fait rarement de façon stricte et prolongée, car les autorités, qui comprennent l’agent de police d’un côté et les hauts fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur de l’autre, sont souvent accusées de négligence et d’indifférence à cet égard, ce qui fait que la censure est moins draconienne, car chaque fonctionnaire a sa propre manière d’évaluer les ouvrages et, par conséquent, ce qui est préjudiciable devient une question de convenance personnelle.

Selon Girja Kumar, l’approche décentralisée a ses avantages et ses inconvénients. L’avantage de ne pas avoir d’autorité centralisée, c’est que la censure n’est pas appliquée à l’échelle nationale et, partant, un ouvrage peut être interdit dans un État mais se trouver dans une bibliothèque municipale. Ainsi, la mise en application n’est jamais totale. En outre, grâce à l’indifférence des autorités, les ouvrages sont envoyés par la poste et sont remis en circulation. L’inconvénient se présente dans le cadre judiciaire et administratif, car la personne ou le groupe touché par la censure ne saurait pas choisir entre le poste de police qui s’occupe de la mise en vigueur de la censure sur le terrain et les maints fonctionnaires dans le Ministère, s’il tenait à se plaindre. Comme l’explique Kumar, « the ban or censorship of a particular item can be nullified in actual

133 practice, Thank God, there is yet no practice of searching of houses and offices by the police. Several hundred copies of censored books like Lady Chatterly’s Lover and The Satanic Verses may be accessed in public libraries, personal collections and bookshops. It is possible to violate the laws in this country without receiving much punishment for such violations » (Kumar, 1990, p. 168).

2.2.2 Les différents types de censure en Inde

Dans le contexte actuel, ce sont le fondamentalisme religieux et l’obscénité dans la presse écrite et électronique et dans les œuvres d’art qui se voient censurés le plus souvent. Il y a lieu de distinguer trois types de censure qui se pratiquent en Inde, à savoir la censure sociale, la censure politique et la censure intellectuelle. Dans le premier type de censure, l’État censure l’œuvre d’art qui contrevient aux sentiments culturels et communautaires. Dans le deuxième type de censure, l’État met en vigueur la censure pour s’assurer que la presse et la communauté littéraire projettent une image favorable aux intérêts politiques des pouvoirs constitutifs. Dans le troisième type de censure, l’État intervient pour protéger les intérêts des minorités religieuses.

Le fondamentalisme religieux et l’obscénité se trouvent dans la première catégorie. Les ouvrages qui remettent en question les frontières du pays, le rapport entre l’Inde et le Pakistan, l’identité et la vie privée de Jawaharlal Nehru, de Mahatma Gandhi et de Mohammed Ali Jinnah, l’état d’urgence dans les années soixante-dix, le rapport entre l’Inde et la Chine, le rapport entre le régime soviétique et l’Inde, la question du Cachemire entre autres se trouvent dans la deuxième catégorie. Dans la troisième catégorie se trouvent la politique d’enseignement et de généralisation de l’histoire de l’Inde, les conversions religieuses forcées, les conflits intercommunautaires, surtout entre les musulmans et les hindous depuis le septième siècle.

Selon Girja Kumar82, parmi tous les intérêts politiques, économiques et sociaux qui sont en conflit, c’est le fondamentalisme religieux qui se sent le plus menacé et, par conséquent, pose le plus grand danger à l’intégration nationale. L’intégrisme se fonde sur une idéologie dangereuse qui tient à imposer une vision dogmatique et bornée du monde et qui facilite la tâche de s’approprier le pouvoir. Par ailleurs, le mot fondamentalisme religieux se voit utilisé pour la

82 G Kumar: Censorship in India : Studies in Fundamentalism, Obscenity and Law, New Delhi, Har-Anand Publicatons Pvt. Ltd, 2009. 134 première fois aux États-Unis dans les années vingt pour désigner l’idéologie conservatrice évangélique surtout protestante, conçue pour faire opposition à l’ouvrage De l’origine des espèces de Charles Darwin. Selon les prédicateurs fanatiques, le dernier mot sur l’origine et sur le sort de l’homme réside dans la parole de Dieu.

Chez les musulmans, dont la vie est régie par la Révélation et le prophète, la Révolution iranienne de 1979 change beaucoup de choses. Bien que les musulmans de l’Inde représentent 11% de la population mondiale musulmane, soit 177 millions de personnes, ils souffrent d’un complexe d’infériorité et ils sont toujours à la recherche d’une identité à l’échelle nationale et internationale et, partant, se trouvent sous pression de se montrer fidèle à la fois à la République de l’Inde et à la communauté internationale musulmane. Ceci rend les musulmans vulnérables et une cible facile.

Chez les hindous, qui représentent près de 78% de la population de l’Inde, il n’existe pas d’autorité centrale qui peut se prétendre le représentant officiel. Cependant, comme il n’existe pas de concept de livre sacré chez les hindous, l’Ārya-Samāj83 se trouve contraint de hausser le statut des Véda à titre de livre sacré. Chez les sikhs, ce sont les révélations contenues dans le Gurbani qui méritent le statut du livre sacré. L’aspect qui unit les fondamentalistes hindous, musulmans, chrétiens et sikhs est le déni de la diversité entre les différentes croyances et le refus de percevoir la possibilité de convergence entre elles dans l’esprit multiculturel. De nos jours, le niveau d’intolérance a atteint son comble si bien qu’il est difficile de faire une étude objective sur les questions religieuses.

Qu’il s’agisse de la recherche historique, des commentaires religieux, des interprétations philosophiques ou même de la critique de la société contemporaine, les chercheurs et les écrivains sont réduits au silence. Faire la satire des croyances religieuses est devenu risqué pour le bien de l’auteur, de l’éditeur et même du distributeur de l’ouvrage. Quoique les extrémistes religieux ne représentent qu’une faible minorité de croyants, ils font du bruit dans les cercles sociopolitiques. Ainsi, on identifie la religion avec le fondamentalisme, ce dernier étant associé à une affirmation agressive de supériorité par rapport aux autres. L’accent est mis sur l’adhésion

83 L’Ārya-Samāj est un mouvement réformateur hindou créé par Maharishi Dayanand Saraswathi en 1875. Les écoles védiques servent de moteur à la généralisation de la philosophie puritaine de l’Ārya-Samāj qui se fonde sur les valeurs védiques. Selon l’Arya Pratinidhi Sabha, les adhérents doivent croire à l’infaillibilité des Véda qui représentent la vérité. Il incombe ainsi à chaque Ārya de les apprendre par cœur et de les réciter chaque jour. 135 aux normes ritualistes, ce qui fait que les convictions idéologiques s’insinuent dans les affaires laïques des individus et des collectivités. La seule consolation vient du fait que le fondamentalisme ne contribue pas au développement spirituel et ne revendique pas de soutien au moins chez les adeptes de certaines philosophies religieuses. La notion d’unité n’existe pas chez les intégristes. Il n’y a que l’exclusivisme basé sur la révélation qui sert de plateforme à la domination. Selon cette perspective, on peut à la limite tolérer les différences.

Comme l’explique Kumar :

« The biggest challenge faced by religious fundamentalism has come from secularism which has poached into the large territory claimed by religion as its exclusive preserve. For secularism, what belongs to secularism falls outside its jurisdiction. Coexistence is only possible on the basis of exclusivity. There is an inherent conflict between secularism and religious fundamentalism due to the rapidly changing material condition of human existence, which places religious fundamentalism on the defensive. With its jurisdiction constricting all the time, there is an inbuilt feeling of insecurity inherent in the situation. » (Kumar, 2009, p. 25)

2.2.3 Le fondamentalisme religieux

Le Râmâyanâ de Valmiki est un classique parmi les épopées hindoues. C’est un chef-d’œuvre sanscrit en verset qui fait partie intégrante du patrimoine du pays et est l’élément constitutif de l’imagination collective culturelle hindoue. Mais, au vingtième siècle, cette œuvre fait l’objet de disputes qui sont souvent le résultat d’une déconstruction peu légitime, ce qui fait que l’œuvre est souvent lue à des fins politiques et non spirituelles. Les nationalistes tamouls, qui n’y voient que la scission entre le nord et le sud, abordent l’œuvre en tant que manifeste des Aryens venus du nord dans le but de chasser et de dominer les Tamouls noirs qui peuplaient le pays à l’ère préhistorique.

Bien que la théorie de l’invasion aryenne fût modifiée et, enfin, discréditée par la communauté universitaire hindoue et internationale, elle fait la loi même de nos jours dans des cercles intellectuels à tendance eurocentrique et chez certains intégristes tamouls. Les évangélistes, surtout étatsuniens, qui veulent saisir l’occasion et en tirer profit, veillent à ce que les divisions

136 restent intactes entre les prétendus autochtones noirs tamouls et les envahisseurs à la peau claire du nord de l’Inde.

Il y a aussi la question de l’origine du chef-d’œuvre. Selon plusieurs érudits, le Râmâyanâ a été récréé plusieurs fois et on a introduit des intercalations au cours de son histoire de création de plus de mille ans, à savoir de l’an 500 av. J.-C. au 5ième siècle apr. J.-C. On dit que plus des deux tiers de l’œuvre contiennent des insertions et des modifications. Selon Dineshchandra Sen, le Râmâyanâ est un amalgame harmonieux d’histoires folkloriques du nord et du sud de l’Inde.

Comme l’affirme Sen, « I believe enough for the purpose of starting the theory that originally the legend of Ravana and of the monkeys was extant in the Deccan and in the time of Valmiki or a little earlier, the story of Rama—the Northern legend—was connected with it, and in the great master’s work the two stories were so perfectly blended that they made a wondrous homogenous whole » (Sen84 cité dans Kumar, 2009, p. 58). Ainsi, d’après l’hypothèse de Sen, l’Ayodya Kânda85 porte le reflet de l’idéalisme aryen qui met en exergue la renonciation et les vertus et qui ne contient aucune description surnaturelle que l’on trouve dans des chants du Râmâyanâ. À partir de l’Aranya Kânda jusqu’au Lanka Kânda, l’intrigue change complètement. L’imagination délirante caractéristique des Dravidiens l’emporte sur la philosophie aryenne. En effet, le Râmâyanâ de Valmiki est la parfaite synthèse du romanticisme dravidien et de l’idéalisme aryen. À part les aspects qui portent sur la prétendue guerre entre les Aryens et les Dravidiens, il y a aussi la question de la paternité littéraire de l’épopée. Selon certains chercheurs, il existe des

84 D Sen: The Bengali Ramayana : Lectures Delivered to the Calcutta University in 1916, as Ramtanu Lahiri Research Fellow in the History of Bengali Language and Literature, Calcutta, University of Calcutta, 1920. 85 Notice culturelle : Le Râmâyanâ se divise en sept livres, appelés Kânda. Le Bala Kânda, ou le livre de la Jeunesse, parle de la naissance, de l’adolescence, et de la noce de Râma. L’Ayodhya Kânda, ou le livre d’Ayodhya, parle du couronnement du prince Râma, de son exil, et de l’intronisation de Bharatâ. L’Aranya Kânda, ou le livre de la Forêt, parle de la vie en exil avec son épouse Sîtâ et son frère Lakshmana. Le Kishkinda Kânda, ou le livre du royaume des singes, parle de la rencontre de Râma avec Hanoumân qui aide à la défaite de Bâli, le roi des singes. Le Soundara Kânda, ou le livre de la Beauté, raconte les aventures d’Hanoumân lors de son périple au Sri Lanka et de sa rencontre avec Sîtâ chez son ravisseur Râvanâ. Le Lanka Kânda, ou le livre de la guerre, parle de la guerre des Aryens, qui se trouvent du côté de Râma contre les démons (Dravidiens?) qui se trouvent du côté de Râvanâ – ce livre comporte des ramifications culturelles énormes qui servent de base à la scission entre les Aryens et les Dravidiens. L’Outtara Kânda, ou le dernier livre, parle du bannissement de Sîtâ à cause de sa prétendue infidélité et du départ de Râma du monde matériel. Il convient de noter que le Râmâyanâ fait partie intégrante de la mythologie chinoise, tibétaine, thaïe, laotienne, malaisienne et birmane. 137 similarités troublantes entre le Jātaka86 d’origine bouddhiste et le Râmâyanâ. Ainsi, les aspects communs avec le Râmâyanâ se trouvent dans les Vasantara, Nalinka, Sama, Sambula et Dasaratha Jātaka. Mais on ne peut pas étudier ces aspects, car il y a toujours la politique qui sous-tend les recherches. Si l’origine d’une des plus grandes épopées du monde est remise en question, cela comporte d’énormes gains ou pertes dans ce pays où la caste joue un rôle politique important.

L’aspect le plus controversé dans l’histoire est le prétendu rapport incestueux de Râmâ avec son épouse Sîtâ. Selon le Jātaka, Râmâ, tout juste de retour d’exil, a épousé la reine Sîtâ. S’il faut suivre à la lettre la version bouddhiste, il s’agit d’un rapport incestueux, ce qui est révoltant pour la plupart des hindous. Comme Bouddha appartenait à la tribu Sakya qui peuple les contreforts de l’Himalaya, il ne voyait pas de mal à concevoir le mariage céleste entre Râmâ et Sîtâ selon les us et coutumes sakya, dans le Dasaratha Jātaka. Mais il y a aussi l’hypothèse selon laquelle le cas de l’inceste est proposé uniquement dans le but de salir l’image de l’incarnation humaine de Vishnou, à savoir Râmâ.

Comme le résume Girja Kumar :

« Where does it leave us with the proliferation of the Buddhist, Jaina, post-Vedic, Brahmanic, Northern and Southern versions of the Rama-Katha? India is like a tropical forest with its richness of vegetation growing in abundance, living in unison but fighting for every inch of space. The tropical forest when viewed from above indicates a remarkable symmetry and unity, which is not the case when the abundant forestry, with each plant fighting for the breathing space, is viewed from the ground level. » (Kumar, 2009, p. 348)

La politisation des croyances religieuses ne se limite pas aux mythes de la majorité hindoue. En 2006, le ministre de l’éducation de l’État de Nagaland, Imkong. L. Imchen, de la région reconnue

86 Notice culturelle : Le Jātaka et le Panchatantra sont des recueils de fables qui ont servi d’inspiration à maints écrivains occidentaux, tels que Marie de France, Jean de la Fontaine, Jacob et Wilhelm Grimm, entre autres, lesquels basent leurs écrits sur ces deux chefs-d’œuvre hindous. La Fontaine parle clairement de sa dette à l'égard de la source hindoue dans la préface de sa seconde collection de Fables : « Il ne m’a pas semblé nécessaire ici de présenter mes raisons ni de mentionner les sources à partir desquelles j’ai tracé mes derniers thèmes. Je dirai, comme dans un élan de gratitude, que j’en dois la plus grande partie au sage hindou Pilpaï. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l'égard d’Ésope, si ce n'est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman.» Selon nous, le fait que l’œuvre la plus connue de La Fontaine qui fait partie intégrante de la psyché française soit une adaptation devrait servir d’inspiration. 138 comme la pépinière des baptistes au nord-est du pays, demande le bannissement du film The Da Vinci Code, arguant que le film porte atteinte aux sentiments religieux des chrétiens qui représentent près de 6% de la population indienne. Mais les distributeurs du film parviennent à se mettre d’accord avec l’office de censure du cinéma indien (CBFC) sur la nature fictive du film. Une semaine après la projection mondiale, les Hindous assistent à la première séance du film controversé. Les émeutes éclatent à Kolkata, dans le quartier majoritairement chrétien. Le film est banni dans les États du Pendjab, de Goa, de Meghalaya, du Mahārāshtra, du Tamil Nadu et de l’Andhra Pradesh. Bien qu’on ait permis la projection du film, le livre est proscrit à l’échelle nationale. Le Père Donald D’Souza du Catholic Bishops Council proclame que les Hindous étant toujours en train d’apprendre le message de Christ, ces films peuvent servir de mauvais augure pour la bonne compréhension et la propagation de l’Évangile.

Les hommes politiques ne veulent pas rater l’occasion d’apporter leur soutien aux groupes religieux conservateurs. Ainsi, le chef d’État de Goa, Paratpsingh Rane assure qu’il suivra de près l’affaire et qu’il fera son maximum pour que le film soit banni. Le gouvernement fédéral prend conscience d’une lettre provenant d’une organisation baptisée Catholic Association of Goa selon laquelle la nature compromettante du film risquerait de porter atteinte aux sentiments des chrétiens. Même les musulmans donnent la main à leurs confrères chrétiens pour dénoncer le film. Le secrétaire général de l’All India Sunni Jamiyyatul Ulama, un regroupement d’Imams, Maulana Mansoor Ali Khan, déclare qu’il ne faut pas tolérer les insultes contre Jésus Christ. Selon lui, il est mentionné dans le Coran que Jésus est un de nos prophètes. Le film The Da Vinci Code représentant Jésus comme un homme marié équivaut à un blasphème. D’après Maulana Saeed Noori, le secrétaire général de Raza Academy, une organisation qui travaille pour l’amélioration de la vie des musulmans, le film montre notre prophète d’une manière malséante. Nous, les musulmans, ne pouvons pas tolérer l’hypothèse selon laquelle Jésus était le père d’un enfant. Ceci est outrancier et blasphématoire. Selon David Frawley87, en ce qui concerne le fondamentalisme chrétien, les intégristes sont les absolutistes qui tiennent à interpréter les écritures de façon littérale, et qui tiennent le coup envers et contre tout. Ils insistent que seule la vérité décrite dans leurs écritures est vraie.

87 David Frawley dans la présentation vidéo intitulée in 21st Century : Global Challenges… // http://www.youtube.com/watch?v=mdjOhpvnDZQ&feature=endscreen&NR=1 139

Ainsi :

« Fundamentalists are monotheists who totally reject pluralism. They are hostile to any renovation or critical scrutiny of their religion. Since they consider their religion alone to be true, they are intolerant of other faiths. Fundamentalists generally adhere to their religion’s original social customs, and practice modernism selectively. Fundamentalist groups are always headed by authoritarian autocrats. Talking of Christian fundamentalism, the fundamentalists in India, who live generally in the coastal regions, are far more rigid and hard-line than their American counterparts. »

Mais l’ouvrage qui fait de l’esclandre à l’échelle mondiale, même de nos jours, est l’œuvre maîtresse de Salman Rushdie, à savoir Les Versets sataniques. Selon Rushdie, le roman parle de migration hors de son pays natal, de métamorphose, d’identité fragmentée, d’amour, de mort, de Londres et de Mumbai. Le roman ne porte pas sur l’Islam. Ce que le livre de Rushdie provoque, au-delà du blasphème, c’est la guerre conceptuelle entre l’Occident et l’Orient, appelée le choc des civilisations. Il faut se rappeler que ce roman est la preuve de la synthèse entre les deux sujets fétiches de l’auteur, à savoir l’Inde et l’Islam.

Élevé dans des traditions laïques dharmiques, Rushdie tient à analyser de façon critique les mythes entourant Mahomet. L’affaire remet en question les rapports entre la créativité artistique, l’approbation, l’autorisation poétique et la censure. Dans le domaine de l’écriture créative, la pulsation artistique consiste à chercher la réalité qui s’apparente plus ou moins à la réalité vécue. Dans un monde en perpétuel changement, l’artiste assume le rôle de perturbateur de l’ordre social. Et comme le changement devient non pas une commodité, mais une nécessité, la liberté de l’artiste d’exprimer ses points de vue divergents est la condition sine qua non de la survie de la créativité artistique de l’auteur. La créativité artistique est bafouée dans un pays dit « libre » le 5 octobre 1988 quand l’Inde, le premier pays non musulman à caviarder le livre, décide de proscrire l’ouvrage, avant même les pays musulmans. La censure est mise en application sur l’instance de Syed Shahabuddin, un parlementaire qui déclare sans vergogne qu’il n’a pas lu le livre et que la décision comporte un volet politique. Comme le disait le député, « yes, I have not read it, nor do I intend to, I do not have to wade through a filthy drain to know what filth is… For me, the synopsis, the review, the excerpts, the opinions of those who had read it and your

140 gloating were enough » (Shahabuddin88 cité dans Kumar, 1990, p. 18). Les réactions des deux côtés de la frontière et au sein des intellectuels musulmans et non musulmans sont mitigées. Le célèbre journal indien The Hindu dénomme la censure « une décision béotienne » et le journal The Indian Express l’appelle « un exemple de contrôle de la pensée ». Les points de vue que l’on retrouve dans des éditoriaux indiens vont dans le sens de l’avis des journaux mondiaux à l’exception de ceux du monde musulman.

Il y a quand même des opinions mi-figue mi-raisin à la défense du droit de l’artiste de s’exprimer librement, sans l’ingérence du monde musulman. Un intellectuel pakistanais, qui préfère garder l’anonymat, fait connaître son dilemme dans les correspondances. Il affirme : « Je verse des larmes pour ma fille qui, à l’âge tendre de quatre ans et demi, est contrainte de déclarer la chahada, d’apprendre par cœur et de psalmodier le dogme religieux jour après jour dans le cadre du programme à l’école. Je ne veux pas lui dire ce que j’en pense, car j’ai peur de la voir convertie en objet de risée, ou bien pis, en victime d’hérésie89. »

Selon Kumar, l’auteur, par le biais de l’ouvrage, essaie d’explorer l’esprit d’un homme rationnel. La préoccupation de l’auteur dans l’ouvrage est la nature des révélations. Pour Rushdie, les révélations au sujet des Versets « sataniques », comme le prétend Mahomet, semblent apporter la crédibilité à l’Islam. L’exploration et les révélations mises à part, la troisième rubrique qui intéresse Rushdie comprend le scepticisme. Cette œuvre de fiction se penche sur le scepticisme et les conséquences qui ressortent de l’engagement d’une sensibilité laïque à propos de la nature des croyances religieuses. Par conséquent, contrairement à ce que disait Rushdie peu après la censure sur le chapitre du thème principal de l’ouvrage, il ne s’intéresse pas à la migration, à l’identité, à Mumbai. L’objet de l’étude est l’Islam pur et simple. Tout le reste n’est qu’un vernis. Quoi qu’il en soit, Rushdie ne mérite certainement pas l’accusation de blasphème. Comme l’Islam est un culte qui ne reconnaît pas de truchement entre Dieu et l’homme, Mahomet est le seul mortel masculin reconnu par l’Islam à cette fin. Selon les instances fondamentalistes, Rushdie, dans l’ouvrage, tente d’interpoler les trois déesses de La Mecque à titre d’intermédiaires. Une telle déclaration misandre remet en question les fondements même du culte. C’est sur ce point que le traitement infligé à Rushdie est arbitraire, car il n’est pas le

88 Le Times of India du 13 octobre 1988. 89 Notre traduction 141 premier à proposer la théorie. D’ailleurs, l’histoire n’est pas un fantasme créé par Rushdie, comme le prétendent les critiques. L’écrivain s’est appuyé sur les dires de Mohammad ibn Jarir al-Tabari, commentateur islamique du VIIIe siècle, pour en faire un roman. Comme l’explique Girja Kumar, « The Annals of al-Tabari, who died in 922 A.D., is considered the most authoritative work dealing with the life of Mohammed. If Salman Rushdie is charged with blasphemy for second-hand reference to the episode, early historians like al-Tabari have to be placed in the dock. That the Satanic Verses were believed to have been withdrawn at the instance of Archangel Gabriel, is also known in Islamic tradition » (Kumar, 1990, p. 40).

Les Versets sataniques, en somme, porte sur les principes fondamentaux de l’Islam, ce qui a ouvert la boîte de Pandore. Malheureusement, le roman est devenu une affaire émotionnelle et politique. Des milliers de fidèles appuient la censure sans vouloir lire le texte original. Selon les croyants, personne n’a le droit de remettre en question le mot révélé d’Allah. En outre, le roman crée la scission entre l’Occident et l’Orient. Plusieurs musulmans y voient des tactiques ourdies par le monde chrétien qui vise à diviser l’opinion entre les adeptes musulmans et à prolonger le conflit séculaire entre les deux traditions discordantes.

On qualifie Rushdie de traître, d’agent qui travaille pour ses maîtres occidentaux. Les intégristes musulmans s’insurgent contre l’auteur et le livre, car d’après eux, l’ouvrage dénigre les institutions sacrées de l’Islam, surtout le chapitre sur le Rideau, le harem de La Mecque où se trouvent les douze femmes de Mahomet. Tant de tohu-bohu pour avoir dit la vérité. La controverse soulève une question plus préoccupante, celle du droit de l’auteur d’exprimer librement ce qu’il pense sans intervention externe. Selon Kumar, il faut suivre l’exemple de Voltaire qui disait que l’auteur doit avoir la liberté de s’exprimer et de défendre son pire ennemi afin de donner du soutien à ses opinions.

Une autre affaire qui met en exergue le lien entre la politique et la censure est le bannissement de Taslima Nasreen. D’origine bangladaise, l’auteure montre son amour profond pour son pays natal, à savoir l’Inde, avec noble candeur, dans ses écrits. Dès le début, Taslima Nasreen préconise l’annulation de la partition. Selon elle, l’Inde n’est pas un petit bout de papier à déchirer. Elle veut rejeter l’épine enfoncée dans la gorge depuis l’année 1947 et réclamer la terre perdue de ses aïeux. Les braves qui ont aidé à réaliser la victoire dans la guerre de 1971 doivent

142 déjouer la théorie des deux nations, disait-elle. Tant d’amour et de respect pour son pays natal qui préfère jeter le bébé avec l’eau du bain.

Tout comme Rushdie, Nasreen a un faible pour l’Inde. Kolkata était pour elle, un lieu de pèlerinage culturel et littéraire. Elle profite du soutien intellectuel de l’Inde aux échelons officiels et semi-officiels tout au long de sa carrière littéraire. Comme ses écrits remettent en question la vie de Mahomet, l’Inde, en tant que pays laïc, fait vœu de protéger les intérêts des minorités en lui refusant l’entrée dans son pays natal. Les autorités refusent de lui donner un visa. L’Inde, qui se targue d’être la plus grande démocratie, fait piètre figure dans l’affaire Nasreen. Comme l’affirme le chef des intégristes Syed Shahabuddin qui avait le moindre souci à cet égard : « Her entry would create a law and order problem » (Shahabuddin cité dans le Hindustan Times du 6 février 1996).

Taslima Nasreen s’inquiète des implications importantes et voit dans le refus de sa demande, la démonstration que l’Inde recule devant les pressions faites par les jusqu’au-boutistes, perdant ainsi sa position morale, et abdiquant ses valeurs laïques dharmiques aux fondamentalistes. La chroniqueuse, Tavleen Singh, doute des intentions des « politiciens laïcs » qui ne desserrent pas les dents au sujet de cette affaire et qui déplorent leur incapacité tout en sachant que l’Inde est le seul pays laïc dans le sous-continent qui ne veut pas donner asile à une écrivaine laïque.

Du fondamentalisme, il y en a à profusion sur le macadam de Hyderabad et chez les bouquinistes qui ont retiré de leurs présentoirs l’ouvrage Lajja (La honte) deux jours après son interview où elle prône la « modernisation » du Coran. Les propriétaires reçoivent des menaces de mort et sont abordés par des gens sur leur trente et un qui chapitrent les vendeuses : « Si vous êtes de bonnes musulmanes, il ne faut pas stocker et vendre du gribouillis blasphématoire », leur prêchent-ils avec ferveur, selon un reportage dans le journal le Hindustan Times90. Parmi les musulmans modérés qui s’indignent contre l’intolérance, S. K. S. Hameed, professeur et ancien membre de l’Indian People’s Front, est fortement critiqué. Ému par le mauvais traitement imposé à l’écrivaine, il écrit un poème en louange de Nasreen dans l’hebdomadaire tamoul Nakkérane91. Tel que prévu, les mullahs font du tintamarre. Hameed n’en démord pas et déclare: « My poems

90 Le Hindustan Times du 24 mai 1994. 91 Édition du Dimanche, du 2 au 8 octobre 1994. 143 constitute a voice against the oppression of women. I see the Nasreen issue as a women’s problem and not as pertaining to the Muslim community alone. »

Bien que le gouvernement lui délivre un visa, Taslima Nasreen se sent toujours mise sur écoute. Les politiciens gauchistes et droitistes se renvoient la balle. Comme le disait le chef du Parti communiste, Jyoti Basu, Taslima se sent assignée à domicile, alors que nous, ses amis et sympathisants, voulions qu’elle soit à l’abri de représailles. Il ajoute avec ironie qu’en Inde, on n’a pas l’habitude de faire sortir les invités. Mais Taslima Nasreen est libre de quitter le pays, si elle veut aller ailleurs, dit-il. Les politiciens, qu’ils soient marxistes ou nationalistes, dramatisent l’affaire dans le but d’en tirer le maximum de gains politiques. La démocratie, la laïcité et la liberté d’expression sont persiflées lorsque les artistes ne peuvent pas exprimer leur dissentiment par le biais de leurs œuvres. Girja Kumar montre à quel point les politiciens sont des attentistes qui veillent à ce que la vérité ne finisse pas par se savoir.

Ainsi, dit-il :

« The politicians have forgotten the obligation of Government of India to protect all foreigners holding visas, and the obligations undertaken by the Government of India under United Nations Charter of International Human Rights. […] Pluralism expects tolerance of views, debate and discussion, unafraid disputing and finally agreeing to disagree and parting with respect and regard. Not a word has been spoken by anyone about her right to speak, move freely, unmolested with fear of violence on her person. What about the obligation to defend the Constitution of India and its charter of fundamental rights? How about punishing those who defy the Indian Penal Code and its norms? Why is there no condemnation of fundamentalist hooligans? Not a whisper has been heard on this score. » (Kumar, 2009, p. 193)

Il convient de se rappeler que les fondamentalistes musulmans ne voient rien de désobligeant de faire taire les voix qui critiquent ouvertement le Coran, le prophète, la charia, le concept de djihad et même le terrorisme islamique. Il va de soi que les fondamentalistes, qui font fi des musulmans non pratiquants et les traitent d’infidèles, visent le pouvoir et la mise en application intégrale de la charia et, partant, veulent établir le Dar al-Islam. Comme l’explique Kumar, les fondamentalistes ne visent pas Salman Rushdie ou Taslima Nasreen, car ils savent que ce ne sont que du menu fretin qui ne sert que d’appât. Les intégristes se délectent plutôt du pouvoir, car les 144 intégristes musulmans et les politiciens dits laïcs, à l’instar de leurs maîtres britanniques et russes qui voulaient que la laïcité équivaille à anti-indigène et pro-minorité, comprennent que la seule façon de se distinguer et de mettre en application les dogmes religieux, de façon démocratique, consiste à faire taire les voix dissidentes en diabolisant leurs ennemis (Kumar, 2009, p. 195).

Comme le disait Rushdie à propos de la situation affligeante de Nasreen, « si la liberté d’expression n’existe pas, toutes les autres libertés cessent d’exister. Nous sommes dans le bourbier dans lequel nous acceptons la censure au nom de la laïcité pour ne pas offenser une minorité quelconque. Il faut se rappeler que deux choses font partie intégrante d’une société ouverte : la liberté d’expression et le règne de la loi. Un peuple qui ne veut pas sauvegarder ces deux trésors est voué au totalitarisme92. »

2.2.4 Le sexe et l’obscénité en Inde

Le totalitarisme ne se cantonne pas aux affaires de la religion. Le contrôle de la pensée s’étend aussi bien à tout ce qui va à l’encontre de la décence et de la moralité. Au pays du Kâmasûtra, la sexualité, à l’ère védique, était un aspect vital qui faisait l’objet d’une étude légitime. Selon William Dalrymple93, dans le Sanāthana Dharma, appelé hindouisme, le sexe fait partie intégrante de l’étude du délice érotique, appelé shringāra rasa. Si les traditions judéo- chrétiennes conçoivent la création du monde à partir de la création de la lumière, les plus anciennes écritures hindoues contenues dans le Rig-Véda commencent par le kâma, ou le désir sexuel.

Selon les hindous, au début, il y avait du désir. Puis, il y avait du désir pour le dieu et, enfin, le désir est devenu le dieu. Dans la vision hindoue, l’assouvissement du kâma demeure un des quatre principaux objectifs de l’existence humaine, les trois autres étant, le dharma, ou la vie éthique, l’artha, ou l’accumulation de la richesse et le moksā. Comme l’explique A. K. Ramanujan à propos de l’art érotique du sud de l’Inde, « South Indian devotional poetry was permeated by erotic themes and images… God appears frequently as a lover… [representing the] literary linkage between mystical devotion and erotic discourse… Devotees… sing to [their god] with all the emotional and sensual intensity that so clearly characterizes the inner world of

92 Notre traduction 93 W Dalrymple: « India : The Place of Sex », in The New York Review of Books, 28 June 2008, New York. // http://www.nybooks.com/articles/archives/2008/jun/26/india-the-place-of-sex/ 145 medieval South Indian Hinduism » (Ramanujan94 cité dans Dalrymple, 2008, p. 5). Les Hindous de l’ère védique développent une approche relevée de la sexualité. Même de nos jours, il n’existe pas de parallèle à l’œuvre célèbre de Vâtsyâyana, notamment le Kâmasûtra, qui montre d’une façon efficace et captivante les aspects scientifiques, psychologiques, physiques de la vie sexuelle responsable sans glisser dans la pornographie.

Les tensions qui caractérisent l’austère et le sensuel existaient à l’époque. Ainsi, Bhartrhari, poète et philosophe du langage du IIIe siècle de notre ère, vacille plusieurs fois entre les rigueurs de la vie monacale et l’abandon du sensualiste. Le poète exprime le dilemme ainsi : « Il y a deux chemins à la liberté : le premier est celui d’un moine immergé dans la dévotion divine, ce qui est sublime, car son dévouement déborde des eaux miellées du savoir de la vérité. Le second consiste à se fourvoyer dans l’aventure aguichante de tripoter avec la main la partie cachée entre les cuisses robustes des femmes bien membrues. Ah, ces femmes tendres pourvues d’une poitrine plantureuse et des cuisses pulpeuses95 ». Bhartrhari conclut en demandant dans le Srngārashataka: “tell us decisively which we ought to attend upon; the sloping sides of wilderness mountains or the buttocks of women abounding in passion?” » (Bhartrhari96 cité dans Dalrymple, 2008, p. 5).

La tradition dharmique d’artha, de kâma, de dharma et de moksā se transmet de maître à élève et se conforme à la tradition pédagogique appelée le Parampara. Au treizième siècle, les Turcs envahissent la tradition dharmique. Les musulmans qui découvrent la civilisation hindoue sont abasourdis par le niveau d’avancement scientifique et outrés par la liberté sexuelle des hindoues. Les Turcs voient dans les hindous l’incarnation du diable, le comble de l’immoralité et de la débauche. Comme l’explique Dalrymple :

« Islam brought with it to India a very different attitude toward sexuality, which was much closer to Eastern Christian notions—the environment in which so many Islamic attitudes developed—and which divided the mind from the body, and the sensual from the metaphysical. Like much Christian thought, Islam emphasized the sinfulness of flesh, the dangers of sexuality, and, in extreme cases the idealization of sexual renunciation and

94 A K Ramanujan: The Interior Lanscape : Classical Tamil Love Poems, New York, The New York Review of Books, 1967. 95 Notre traduction 96 D Sahu: Three Satakas of Bhartrhari : Srngāra, Vairāgya and Nīti (Aphorisms on Love, Dispassion and Ethical Conduct), New Delhi, Penman Publishers, 2004. 146

virginity. In Iranian literature, love is usually portrayed as a hazardous, painful and dangerous condition: in the great Persian epic Layla and Majnun, Majnun is driven mad by his love for Layla, and ends up dying wasted, starving and insane. » (Dalrymple, 2008, p. 10)

Le calvaire de la tradition dharmique ne semble pas tirer à sa fin même après la dissolution de l’empire islamique. La destruction intellectuelle commence à partir de l’arrivée des missionnaires portugais, italiens, allemands et enfin et surtout, anglais. Les Indologues de l’époque tels que Hegel et Max Müller ne pouvaient pas accepter que les hindous bruns soient en avance sur les plans spirituel, moral, intellectuel, économique, philosophique et littéraire par rapport aux Européens blancs. D’où la théorie de l’invasion aryenne – panacée qu’a concoctée Max Müller pour remédier aux malaises spirituels, intellectuels et moraux des hindous.

Les Britanniques, qui ne tiennent qu’à faire main basse sur la richesse matérielle et intellectuelle du plus beau fleuron de l’empire, découvrent le Taj Mahal et le dénomment le plus beau monument de l’Inde, bien qu’elle ait des perles encore plus luisantes et exquises partout ailleurs, pour la simple raison que ce monument se conformait à l’image monothéiste de leur vision du monde. Ils dénichent les temples à Khajurâho et s’indignent du manque de vergogne chez les idolâtres hindous. De nos jours, les hindous formés dans des traditions occidentales laïques, qui se trouvent concurrencer moralement avec les vertueux chrétiens et musulmans, ont honte de leurs ancêtres immoraux. Ainsi, selon ces individus, seules la moralité, la chasteté, la modestie peuvent les aider à mener une vie juste.

Comme l’affirme Dalrymple, « today there is much embarrassment and denial about both the role of erotic in pre-modern Hinduism and India’s history of sexual sophistication. When asked to come up with a response to the growing Indian AIDS crisis a few years ago, the Minister of Health and Family Welfare, of the right-wing nationalist Bharatiya Janata Party, proclaimed that “India’s native traditions of chastity and fidelity were more effective than the use of condoms.” » (ibid., p. 11). Ainsi, les hindous formés dans des institutions laïques ont honte de leur passé, des pratiques de leurs aïeux, de leur savoir scientifique et philosophique, et pensent qu’être laïc veut dire nier leur passé culturel et spirituel. Les épigones hindous singent leurs maîtres britanniques qui leur ont instruit que la laïcité doit viser à engloutir le dharma et qu’il faut privilégier les minorités qui souffrent du fardeau de la civilisation hindoue, car toutes les religions sont oppressives et répressives y compris l’hindouisme. D’abord, l’hindouisme en tant que religion

147 dans le sens des croyances abrahamiques organisées est une généralisation injustifiée, car l’athée hindou ne cesse pas de demeurer hindou; un manque de religion chez l’hindou n’équivaut pas à l’irréligion.

En outre, comme nous le constations plus haut, le système binaire biblique de raisonnement n’existe pas dans la tradition hindoue et l’hindouisme ne consiste pas à se conformer aux règles et aux pratiques dictées par l’Église afin de comprendre la nature divine du cosmos et de l’homme qui en fait partie. En revanche, la pratique de l’hindouisme, dont l’appellation juste est le Sanāthana Dharma, consiste à comprendre le meilleur sva-dharma, c’est-à-dire l’éthique du Soi afin de réaliser l’appartenance à la conscience cosmique unique, appelée Shiva ou Brahman, qui se manifeste sous forme de dieux et de déesses.

Quand les Britanniques tenaient à fusionner les deux systèmes éthiques contradictoires, ceci a donné naissance à l’unité synthétique, ce qui fait que les hindous pensent que l’intégrisme hindou équivaut au fondamentalisme chrétien et musulman. Mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’à la différence des deux croyances abrahamiques qui ont la mission divine de faire soumettre les autres à la croyance en un seul dieu, les hindous intégristes prônent l’importance de comprendre l’existence d’une seule réalité connue sous différentes appellations et n’ont pas d’ambitions transnationales. Raison de plus pour comprendre que nous sommes tous égaux, mais différents.

La jurisprudence occidentale classique qui se fonde sur les catégories bibliques ne faisait pas de nuance entre la sexualité et l’obscénité. Ces lois étaient mises en application en Inde coloniale et aucune réforme n’a eu lieu jusqu’à présent. Ainsi, la censure de la littérature en Inde a ses racines dans des valeurs éthiques victoriennes qui abordaient le sexe en tant qu’acte obscène. Malheureusement, même de nos jours, les tribunaux n’arrivent pas à saisir la nuance entre la sensualité, la sexualité, l’obscénité et la pornographie. La Cour a tendance à privilégier la moralité contre le contenu artistique de l’œuvre. Les juges qui se prononcent sur la censure, dans leur approche subjective à eux, donnent de l’importance à leurs croyances et à leur formation conservatrices.

Dans l’affaire Regina contre Penguin Books Ltd, le juge demande au jury de ne pas être pudibond, de prendre en compte l’ouvrage en entier et non pas en partie et de se comporter comme des hommes et des femmes responsables à l’esprit libre. Il arrive à la conclusion que 148 dans la mesure où la valeur littéraire n’aide pas à cerner l’acceptabilité de l’ouvrage, il faut avoir recours à la notion de bien public pour juger l’obscénité de l’ouvrage. L’affaire concerne l’utilisation des termes obscènes par le protagoniste qui, selon la Cour, pourrait nuire aux enfants et aux adultes sensibles. D. H. Lawrence, dont l’ouvrage Lady Chatterley’s Lover est proscrit en Inde, se servait de mots offensants, tout comme James Joyce, pour mettre en évidence l’appartenance sociale du protagoniste. Les deux écrivains étaient accusés d’avoir porté atteinte à la décence. Ils ont pu démontrer que les mots grossiers faisaient partie du milieu social du protagoniste et qu’ils avaient une importance sociale dans le cadre de l’ouvrage.

Comme l’explique Girja Kumar, « the denunciation of detailed description of female body parts and consequent sexual responses was incomprehensible. If the human body is sacred in several religions, then any knowledge imparted both to adults and adolescents should have been considered healthy and of the highest moral value. Not surprising, more harm has been done by ignorance than by knowing about it » (Kumar, 2009, p. 237).

Selon Kumar, il faut prendre en compte le rapport entre la beauté et l’obscénité pour prendre des décisions qui touchent à l’acceptabilité de l’ouvrage. La beauté est la mère de tout concept qui se rapporte à la sexualité, à l’obscénité et à la pornographie. La raison principale réside dans le concept de beauté d’un côté et les concepts de sexualité, de sensualité et de pornographie de l’autre. Comme le disait Sigmund Freud, on ne regarde pas les organes génitaux comme étant excitants ou beaux. L’obscénité, vue selon le prisme de la légalité, est ce qui excite le moins, est offensant, et a la moindre valeur sociale.

Le corps nu que nous trouvons dans la peinture ou dans la sculpture devient un chef-d’œuvre dans la mesure où le contexte se dévoile de façon remarquable. En effet, une œuvre peut être belle et obscène en même temps. Ce qui transforme l’obscénité en art, c’est le contexte dans lequel s’inscrit l’œuvre. Selon cette perspective, la beauté, la sensualité, la sexualité, l’obscénité et la pornographie forment les maillons de la chaîne artistique. Ce sont le contenu, l’objectif et la spatio-temporalité qui font privilégier certaines caractéristiques contre les autres chez le critique. Ainsi, il n’existe pas d’obscénité ni de beauté absolue.

Partant, afin de saisir le contexte qui définit la beauté ou l’obscénité de l’ouvrage, il faut prendre l’œuvre dans son entièreté, comme le prescrivent les théoriciens de la critique littéraire. Bien que les tribunaux indiens soient d’accord avec la proposition, ils ne jurent que par la validité de 149 l’article 292 du Code pénal indien (IPC) et refusent d’accepter les suggestions et l’opinion des critiques littéraires en la matière. En gros, les tribunaux n’ont pas de problème en ce qui a trait à la prise en compte de l’ouvrage dans son unité. Ils ajoutent que la décision doit aussi mettre l’accent sur la moralité sociale de la société contemporaine. Selon le jury, il ne faut pas renoncer aux valeurs morales au nom du changement social ou de l’assimilation culturelle. Les grands penseurs et les ascètes, par le biais de leurs enseignements et de leur mode de vie exemplaire, nous ont légué le chemin de la bonne conduite. On a fait plusieurs tentatives pour le redécouvrir et le réaffirmer. En outre, nous, les Indiens, avons le concept de dharma, qui est notre meilleure contribution à la pensée éthique globale, la déontologie et la vertu, pour nous guider. Ce sont les piliers de notre civilisation et il ne faut pas permettre aux normes peu éthiques de secouer les fondements de la société indienne (Kumar, 2009, p. 249).

Par ailleurs, afin de comprendre comment les tribunaux tranchent les questions d’outrage à la décence et à l’obscénité, il faut comprendre les critères d’évaluation dont ils se servent à cette fin. Par le passé, les tribunaux utilisaient la célèbre règle de Hicklin qui date de l’an 1868, introduite par le juge C. J. Cockburn, pour se prononcer sur les affaires qui se rapportent à l’obscénité. Il faut comprendre que la règle a fait la loi dans tous les tribunaux du monde entier jusqu’en 1933. La règle entra en vigueur pour trancher la cause d’un tract intitulé The Confessional Mask contenant des extraits des écrits des théologiens au sujet des doctrines de l’Église catholique, surtout des confessions auriculaires.

Le tract est jugé obscène sous trois chefs : pour montrer la perversion de l’Église catholique et du clergé, pour l’inégalité des aveux et pour les questions embarrassantes et intimes posées aux femmes. Le jugement portait sur la mauvaise intention de montrer l’Église sous un jour malsain. L’auteur du tract a été reconnu coupable d’avoir perverti l’esprit des innocents sans s’en rendre compte. Le verdict affirmait que le test d’obscénité dépend de la capacité de l’ouvrage en question de corrompre l’esprit des gens prédisposés aux influences immorales. Il est certain que ces écrits provoqueront des pensées infectes et lascives dans l’esprit des gens des deux sexes et même chez les gens d’âge avancé.

Selon Kumar, le jugement de Cockburn est quelque peu injuste, car il n’accorde pas de place à la créativité d’écrivains en germe. Selon le jugement, les écrivains connus peuvent user de termes obscènes, le cas échéant, mais les écrivains amateurs ne méritent pas la protection de la loi contre

150 des idées peu orthodoxes. En Inde, on s’est servi de cette règle pour censurer le roman Lady Chatterley’s Lover de D. H. Lawrence, sous prétexte que l’ouvrage avait tendance à corrompre les adolescents et les lecteurs les plus susceptibles de subir son influence libidinale. Une fois de plus, la Cour minimisait la valeur littéraire de l’ouvrage et privilégiait la moralité.

Comme l’explique Kumar :

« The susceptibilty to obscenity must have been rooted in the Victorian fear of what might happen if the wrong text book fell into the hands of the young and the unsuspecting. Who was to police such an eventuality? The stick was to be wielded by whom else but the State? Hicklin proved to be a convenient tool in the hands of the State. It provided for search, seizure and destruction of “obscene” books, besides banning of their sale, possession, distribution and dissemination by publishers, booksellers, authors, librarians and book lovers. Creativity was now subjected to restrictions imposed by those certainly not qualified to do so. The policeman had more power than the entire artistic/literary and academic community, thanks to the misdemeanours of the Hicklin Rule. » (Kumar, 2009, p. 266)

En 1933, soixante-cinq ans après la mise en vigueur de la règle Hicklin, le juge John Munro Woolsey se prononce dans le cadre de la censure du roman Ulysses de James Joyce. Selon Woolsey, le roman de Joyce est un chef-d’œuvre et il ne faut pas la proscrire pour la simple raison que les protagonistes usent de termes obscènes et de jurons anglo-saxons que les gens ordinaires utilisent de façon habituelle et naturelle. Ainsi, ce qui fait partie du langage ordinaire ne doit pas faire l’objet d’une censure. Afin d’absoudre Joyce et son œuvre, Woolsey se demandait si l’homme moyen risquerait d’être stimulé par la lecture de l’ouvrage en question. Une telle personne devait être objective, juste, secondaire par rapport aux idiosyncrasies des enquêteurs. Pour trancher la question, Woolsey rejette la règle de Hicklin, qui se penchait sur l’homme ordinaire, pour comprendre l’acceptabilité de l’œuvre d’art. Woolsey propose le concept de l’homme moyen et demande à ses amis et aux critiques littéraires de lire l’ouvrage. Le juge conclut en disant que le roman Ulysses ne provoque pas le lecteur et n’éveille pas de pulsations sexuelles, car la valeur littéraire réside dans le commentaire tragique et émouvant de la vie privée des hommes et des femmes et non dans les termes grossiers dont se servent les personnages.

151

Selon Kumar, c’est le juge Woolsey qui crée la révolution en introduisant la notion d’homme moyen qui comprend l’homme ordinaire, les lecteurs ainsi que les critiques littéraires tout en incluant la valeur littéraire de l’ouvrage. Mais il y a des questions ouvertes. Comme se demande Kumar, « what was wrong with a piece of literature stirring sexual impulses? In fact, it could be considered as one of the criteria for distinguishing quality literature, for a book to stir subconscious impulses of human beings must be considered a tribute to the author. The stirring of sexual impulses speaks of a healthy mind. Thus Woolsey’s formulation about “dirty sexual impulses” is a telling commentary of the irrational Victorian ethos of our times » (Kumar, 2009, p. 268).

En 1957, à New York, Samuel Roth envoie du matériel contenant des images à tendance pornographique ainsi que certaines parties de l’ouvrage Ulysses par la poste. Il est reconnu coupable d’envoi de matériel compromettant. Le juge William. J. Brennan, Jr se prononce sur l’affaire et rappelle que l’obscénité ne fait pas partie du discours protégé dans le cadre du Premier Amendement (PA). Il met en outre l’accent sur l’importance de faire la différence entre l’obscénité et la sexualité. D’après Kumar, c’est la première fois dans l’histoire des institutions judiciaires que l’on a opéré la différence entre ces deux aspects que l’on pensait être inséparables l’un de l’autre.

Selon Brennan, toute idée ayant la moindre importance sociale – des idées peu orthodoxes, même des idées qui portent préjudice à l’harmonie communautaire – mérite d’être protégée dans le cadre du PA. Des idées qui se rapportent à la représentation du sexe surtout en art, en littérature et dans des travaux scientifiques ont à ce titre la même protection. On encourage la communauté juridique à identifier des idées ayant moins d’importance sociale et à permettre la libre circulation des idées sans qu’elles ne soient étiquetées comme obscènes ou pornographiques. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de la production littéraire, l’obscénité est incluse dans le cadre du discours protégé faisant partie du Premier Amendement, ce qui implique que l’État ne peut pas s’ingérer dans les affaires de la production littéraire. En outre, en vertu du verdict de Brennan, les intérêts nationaux l’emportent sur les intérêts locaux en matière de la liberté d’expression et, désormais, il revient aux critiques littéraires et aux artistes, dont le témoignage servira de preuve dans l’évaluation du caractère lascif et grossier de l’œuvre littéraire, de faire le choix décisif.

152

Selon Kumar, l’Occident assistait à une évolution au sujet de la liberté d’expression depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à présent. Mais, l’Inde est toujours dans l’ère de Hicklin et n’est pas prête à s’en sortir. Le Code pénal indien n’a pas de loi unitaire sur l’obscénité. Il n’existe pas de dispositions selon lesquelles on prend en compte l’opinion du jury. Les éditeurs sont réticents à entreprendre des batailles juridiques soutenant la cause de la liberté d’expression.

Par-dessus le marché, le conservatisme tient le haut du pavé chez les lecteurs qui ne sont pas prêts à accepter des propos ouvertement sensuels. Dans l’affaire Lady Chatterley, la Cour s’inquiétait de la moralité au détriment de la valeur esthétique et littéraire. Selon le jury, l’évaluation de l’obscénité ne repose pas uniquement sur la preuve verbale, car les parties offensantes doivent être jaugées par la Cour aux termes de l’article 292 du CPI. D’après la Cour, c’est la moralité qui l’emporte sur la valeur artistique de l’œuvre.

Comme l’explique Kumar :

« Affirming the validity of Hicklin in the Indian context, the Supreme Court refused to look at Roth, Jacobellis and Hamling on the issue of Lady Chatterley. Hardly any judgement by Indian Courts has taken serious note of traditions laid down in religious scriptures of India rated for their extremely liberal outlook in matters relating to sex. The liberal tradition of Justice Brennan finds an echo in Indian scriptures. The Supreme Court of India however chose to stay the ban over Lady Chatterley’s Lover in the following ringing words: « When everything said in its favour, we find that in treating with sex the impugned portions viewed separately and also in the setting of the whole book pass the permissible limits judged of from our community standards and as there is no social gain to us which can be said to preponderate, we must hold the book to satisfy the test we have indicated above. » (Kumar, 2009, p. 282)

Nous venons de voir que l’objectif de la censure, que celle-ci soit sociale ou politique, consiste à revendiquer la maîtrise du sens. Ceux qui ont le droit de donner des réponses aux questions qui portent sur le sens des mots et sur l’acceptabilité morale sont des mandarins qui visent le pouvoir. Ainsi, la censure, c’est la guerre entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui s’y opposent, et qui se réalise entre autres moyens par l’interdiction des études objectives portant sur la religion, sur les prophètes, sur la sécurité nationale, sur les relations internationales, sur l’obscénité et sur la condition des minorités. 153

La censure vise à maîtriser l’esprit, les pensées, les us, le comportement et l’expression, et la publication et la circulation. En tant que prohibition, la censure réglemente la liberté d’expression dans l’objectif d’avertir, de confisquer, de bannir et de punir. La censure vise le contrôle du comportement par l’intermédiaire de l’éducation, de la discipline, de la propagande et de l’endoctrinement, et ne concerne pas uniquement ce que disent les gens, mais ce qu’ils en pensent et ce qu’ils doivent en penser.

2.2.5 Le négationnisme

Outre la censure sociale et politique, il existe un autre type de censure qui s’impose par la négation de l’histoire et par le bannissement des voix qui en parlent. La censure intellectuelle, au nom de la laïcité, vise à nier les événements historiques pour ne pas offenser les minorités ethniques, religieuses et linguistiques. Du point de vue occidental, le négationnisme fait essentiellement référence à la négation de la Shoah. En Inde, le négationnisme prend la forme de la dissimulation de l’histoire de la persécution des hindous pendant l’invasion musulmane qui commence par l’invasion turque et dure tout au long de l’empire moghol.

Toute étude portant sur l’invasion musulmane et les inquisitions est interdite. Comme les musulmans sont la plus grande minorité d’Inde, l’intelligentsia hindoue à tendance marxiste tente de bannir toute étude qui porte sur l’histoire des invasions musulmanes. Les commentaires rédigés par des historiens turcs et arabes sur les massacres, les enlèvements des femmes hindoues, les conversions forcées montrent la ferveur et l’orgueil des envahisseurs. Cependant, la plupart des historiens, des politiciens et des journalistes nient tout conflit entre les hindous et les musulmans. La censure prend la forme d’une réécriture de l’histoire en présentant une version blanchie qui représente l’amitié inventée entre les hindous et les envahisseurs musulmans.

Encore une fois, la présentation des événements historiques comporte un volet politique, que ce soit du point de vue des gauchistes, des centristes ou des droitistes. Mais la version édulcorée pose plus de problèmes aux hindous, car selon les historiens marxistes, l’histoire de l’Inde commence par l’arrivée, et non par l’invasion des musulmans – émissaires de paix – et se termine par l’empire britannique. Il convient de noter que les invasions commencent vers la fin du septième siècle. En 1206, les envahisseurs arrivent à créer, cinq cents ans après la première

154 agression et plusieurs tentatives bâclées, le sultanat de Delhi qui ne recouvre qu’un quart du sous-continent.

La plupart des hindous connaissent très peu la résistance hindoue, le passé ancien de la grande civilisation hindoue, ses découvertes scientifiques, la contribution de la littérature sanscrite à la littérature mondiale et le savoir contenu dans les Véda, car les historiens à tendance marxiste jugent que ces aspects font partie de la religion hindouiste et, par conséquent, nuisent aux croyances des minorités. À la fin de l’expérience scolaire, l’élève hindou a honte de n’avoir rien contribué au savoir mondial, de n’avoir été alimenté intellectuellement que par des envahisseurs musulmans, portugais, danois et anglais, et pense que tout ce qui est valable doit être la contribution des autres. Ainsi, l’hindou moyen ne sait pas que F. de Saussure s’est inspiré de la grammaire sanscrite ou que Schrödinger s’est penché sur la Védanta pour proposer la mécanique quantique. L’hindou laïc aura tendance à minimiser l’influence hindoue, car on lui a inculqué que l’histoire védique et la philosophie hindoue relèvent du sectarisme.

Pour la même raison, l’hindou moyen a peur de son passé védique, est dans le déni total de la contribution intellectuelle des penseurs antiques hindous, a honte de la liberté d’expression sexuelle contenue dans les sculptures, et méprise et crache sur sa belle architecture. L’hindou de la rue pense que la chasteté, la modestie et la pudeur, qui découlent de la mésestime du corps féminin, sont des valeurs hindoues. Même de nos jours, les hindous qui vivent dans le nord de l’Inde ne connaissent pratiquement rien des Cholas, des Pandyas et des Pallavas et du Royaume de Vijayanagar. On ne peut pas non plus parler du caractère scientifique des Véda, des mathématiques védiques, car tout ce qui est hindou n’est pas laïc. Le passé védique de l’Inde se trouve ainsi malheureusement relégué à l’oubli.

Comme l’affirme Koenraad Elst97, « Since about 1920 an effort has been going on in India to rewrite history and to deny the millennium-long attack of Islam on Hinduism. Today, most politicians and English-writing intellectuals in India will go out of their way to condemn any public reference to this long and painful conflict in the strongest terms. They will go to any length to create the illusion of a history of communal amity between Hindus and Muslims. » (Elst, 1991, p. 25) À la différence des victimes de la Shoah dont on a effectué le bilan officiel, il n’existe aucun bilan officiel des invasions, car il est interdit de faire des études qui portent sur

97 K Elst: Negationism in India : Concealing the Record of Islam, New Delhi, Voice of India, 1991. 155 l’agression musulmane98. D’après Walid Shoebat99, au bas mot, on peut dire que presque 70 millions d’hindous ont été martyrisés lors des invasions qui ont duré près de mille ans.

L’objectif de l’Indian National Congress (INC) dirigé par Jawaharlal Nehru était d’éliminer les aspects historiques qui pourraient engendrer la mésentente et l’animosité entre les hindous et les musulmans. Dans les années vingt, les musulmans protestaient contre l’appropriation des lieux saints de l’empire ottoman dissout par les Britanniques. L’INC, moins populaire chez les musulmans, voulait les embringuer dans la lutte pour l’indépendance pour en tirer profit. Mais ce stratagème allait à l’encontre de leurs ambitions politiques.

Comme le confirme Elst :

« This was a miscalculation: the Khilafat movement intensified the Islamic sense of communal identity (therefore the rejection of Indian nationalism), and added considerably to Muslim separatism and the Pakistan ideology. But before 1923, when the Turks themselves abolished the caliphate as the movement lost its raison d’être (and got transmuted into pogroms against the Hindus), there was great expectation in Congress circles. Therefore, the Congress people were willing to go to any length to iron out the differences between Hindus and Muslims, including the invention of centuries of communal amity. » (Elst, 1991, p. 30)

Dans les années trente, la nouvelle vague au sein de l’INC était le mouvement marxiste. Peu à peu, les marxistes ont le monopole du parti dans les années cinquante. Avec les gauchistes commence le badigeonnage de l’histoire de l’Inde. Le célèbre historien M. N. Roy déclare que l’Islam avait pour mission l’égalité et l’abolition de la discrimination, car c’est l’Islam qui est venu à la rescousse des parias qui subissaient la pire des discriminations aux mains de la caste brahmane.

Ceci, selon Elst, est un mensonge et est un curieux mélange d’Islam et de socialisme. D’abord, il n’y avait pas de lutte de classes entre les hautes couches et les basses couches pendant la période qui recouvre les invasions. Il n’existe aucune preuve dans la mémoire collective et dans des sources historiques des envahisseurs que les gens des basses couches accueillaient les

98 Consulter ces liens qui décrivent en détail l’assaut islamique et le jihad islamique dans le sous-continent indien : http://islammonitor.org/index.php?option=com_content&id=3312:islams-indian-slave-trade-part-i-in-islams- genocidal-slavery- // http://www.historyofjihad.org/india.html?syf=contact // 99 Walid Shoebat dans le documentaire intitulé Islam Rising - Full documentary http://www.youtube.com/watch?v=Fh3qOsRhbL4 / 1 : 26 : 24 – 1 : 26 : 25 156 musulmans à titre de libérateurs. Tout comme dans leur pays d’origine, les généraux musulmans n’avaient que du mépris pour l’homme de la rue. Ils ne faisaient aucune différence entre les idolâtres riches et pauvres. Pour eux, c’étaient tous des kuffar, ou des infidèles. Par contraste, il existe plusieurs occurrences de résistance et de soulèvement contre les envahisseurs musulmans et non pas contre les gens de la haute couche, comme le prétendent les marxistes. Néanmoins, le mythe propagé par M. N. Roy est devenu monnaie courante dans l’écriture de l’histoire.

Comme l’explique Elst :

« The best known propounder of negationism was certainly Jawaharlal Nehru. He was rather illiterate concerning Indian culture and history, so his admirers may invoke for him the benefit of doubt. At any rate, his writings contain some crude cases of glorification of Muslim tyrants and concealment or denial of their crimes. Witness his assessment of Mahmud Ghaznavi, who, according to his chronicler Utbi, sang the praise of the temple complex at Mathura and then immediately proceeded to destroy it. Nehru writes: "Building interested Mahmud, and he was much impressed by the city of Mathura near Delhi". About this he wrote: “There are here a thousand edifices as firm as the faith of the faithful; nor is it likely that this city has attained its present condition but at the expense of many millions of dinars, nor could such another be constructed under a period of 200 years.” And that is all. Nehru described the destroyer of Mathura as an admirer of Mathura, apparently without noticing the gory sarcasm in Ghaznavi's eulogy. » (Elst, 1991, p. 31)

Ce que Nehru nie, c’est que Mahmud Ghaznavi était non seulement un artiste sagace, mais aussi un tyran sans merci. Bien qu’il fût Turc, il n’y avait aucune influence de sa culture turque dans son comportement. Il aimait beaucoup la peinture et la littérature persane. Il était en même temps le forban par excellence des grands temples hindous. Les massacres et les actes de destruction n’étaient que des répétitions de saccages, de viols et de décapitations effectués par son guide spirituel Mohammed Bin Qasim à Sind entre 712 à 715 apr. J.-C. Il se souciait peu de gains matériels. Il ne touchait pas aux mausolées bien fournis. Il ne faisait pas de distinction entre le temple Somnāth et le temple sous un arbre. Lorsqu’on lui a demandé d’épargner des temples d’antiquité considérable, il répondait, « quand je serai mort et qu’Allah me jugera, j’aimerais bien être reconnu en tant que casseur d’idoles plutôt que marchandeur d’idoles ». Telle était l’indifférence glaciale des prétendus libérateurs des hindous.

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Dans ce contexte, dit Elst, il faut comprendre qu’il existait un pacte insolite entre le Parti communiste d’Inde et les intégristes musulmans. Dans les années quarante, les communistes donnent leur soutien intellectuel et politique à la proposition de la Muslim League de diviser l’Inde et de créer un état islamique. Après l’indépendance, ils ont réussi à forger une alliance (grâce à la tacite bénédiction de Nehru) pour étouffer la mise en place de l’hindi comme langue nationale et pour forcer l’Inde à se rallier avec le front arabo-soviétique contre Israël. Sous le règne de Nehru, les marxistes ont réussi à s’infiltrer dans les politiques de l’éducation nationale et dans les affaires qui portent sur la recherche scientifique. La pensée marxiste influence énormément même les antimarxistes opposés à l’idéologie soviétique.

À titre d’exemple, les conflits communautaires étaient réduits à des catégories binaires mettant en cause la lutte des classes. Les antimarxistes adoptent la terminologie marxiste réductrice de la déshumanisation de l’ennemi en des objets disparates. Ainsi, les hindous qui s’élèvent contre l’injustice au nom de la laïcité sont traités de communal forces, ou de « forces » sectaires et de « lumpen elements », une ligne de pensée fortement enracinée dans la psyché hindoue qui fait la loi chez la plupart des hindous formés dans des institutions laïques tournées vers l’Occident.

Comme l’affirme Elst :

« The negationists are not satisfied with seeing their own version of the facts being repeated in more and more books and papers. They also want to prevent other versions from reaching the public. Therefore, in 1982 the National Council of Educational Research and Training (NCERT) issued a directive for the rewriting of school books. Among other things, it stipulated that: "Characterization of the medieval period as a time of conflict between Hindus and Muslims is forbidden." Under Marxist pressure, negationism has become India's official policy. » (Elst, 1991, p. 55)

La conséquence directe de l’orientation négationniste du Gouvernement de l’Inde vis-à-vis de la politique religieuse est la volonté de passer au caviar des livres qui portent un regard critique sur l’Islam, sur l’ordre d’un imam ou d’un homme politique musulman. C’est tout de même symptomatique de la part de l’Inde laïque d’avoir banni Les Versets sataniques de Rushdie. Parmi les ouvrages censurés se trouvent des livres qui parlent de la vérité tels que The Dead Hand of Islam de Colin Maine, The Koran and the Kafir d’A. Ghosh, qui parle du traitement qu’il faut accorder aux non-croyants, Sufis of Bijapur de R. M. Eaton, qui déjoue le mythe selon 158 lequel des sufis étaient les émissaires d’un Islam « paisible », Understanding Islam Through Hadis de Ram Swarup, qui est un résumé fidèle de Sahih al-Muslim, une des deux collections des Hadiths. Les fondamentalistes avaient réussi à proscrire le livre, arguant de son contenu offensif. Selon eux, l’ouvrage contient des références rafistolées et calomnieuses.

D’après Elst, il est calomnieux de prétendre que ce qui est cité mot à mot des Hadiths est truqué. En effet, l’objectif de l’ouvrage était d’éduquer les hindous et les musulmans au sujet de l’ignorance autour du Mahomet historique et de sustenter l’esprit scientifique conforme aux recommandations enchâssées dans la Constitution indienne. La censure est quand même en vigueur, car selon les intégristes, l’œuvre montre Mahomet sous un jour peu favorable. Les révélations disent : Mahomet, regardant sa cousine Zaynab bint Jahsh à moitié nue, est tombé amoureux d’elle. Comme l’affirme Elst, ceci montre que le musulman moyen connaît mal le contenu du Coran et des Hadiths, a tendance à projeter ses idéaux moraux sur Mahomet, et est scandalisé lorsqu’il confronte le Mahomet historique.

Selon Elst :

« The official motivation for this banning of meritorious books is that they have been written with the intention of insulting a religion or inciting communal conflict (article 153A amended article 295A of the Indian Penal Code). Under section 95 of the Criminal Procedure Code, the executive power must take action against its initial users. For, according to some, there is a book which fulfils the description given in the Penal Code even to a far greater extent than the already banned book; but which is recited and invested with supreme authority in state- subsidized schools and in prayer houses in every town and village of India. This objectionable book is known as the Quran. » (Elst, 1991, p. 60)

Mais les historiens accusent les nationalistes d’être sectaires et de ne pas avoir le courage d’accepter le passé. Il convient de noter qu’à la suite de l’élection du parti nationaliste Bharatiya Janata Party (BJP), qui a pris le pouvoir en 1998, le parti est accusé de réécrire l’histoire du pays du point de vue sectaire. Selon les historiens, l’Inde ne peut pas nier les injustices infligées aux gens de la basse couche de la société, ni l’existence de la pratique ignoble de Satī. Selon les gauchistes, il faut être dans la mesure du possible objectif dans l’étude de l’histoire de l’Inde.

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Comme le rappellent les historiens célèbres Mridula Mukherjee et Aditya Mukherjee100 :

« Civilized societies cannot ban the teaching of unsavoury aspects of their past on the grounds that it would hurt sentiments or confuse children or it would diminish patriotic feelings among its children, as the present government is trying to do. Nor can we fabricate fantasies to show our past greatness and become a laughing stock of the world. Should America remove slavery from its textbooks or Europe the saga of witch hunting and Hitler’s genocide of the Jews? Let us stand tall among the civilized nations and not join the Taliban in suppressing history as well as the historians. »

Ainsi, les patriotes qui veulent parler de la grandeur de l’Inde védique deviennent des Talibans, selon les marxistes. Certes, des sociétés civilisées ne doivent pas censurer la vérité. Mais, c’est l’érudition à ce sujet qui se voit censurée indépendamment des orientations politiques des historiens et des politiciens. S’il faut se fier aux dires des historiens marxistes, les Allemands ne doivent pas s’opposer à l’enseignement de la Shoah. Dans le même esprit scientifique, il faut que les marxistes demandent aux musulmans et aux chrétiens, qui se veulent tolérants, de ne pas s’opposer à l’enseignement des invasions et de l’inquisition. Les intégristes hindous, associés à des brigades de terreur safran dans les médias, doivent aussi permettre l’étude objective des traditions hindoues. Il semble que les gauchistes, les centristes et les droitistes conscients de la scission entre les différentes castes veulent consolider l’électorat des minorités qui votent en bloc. Selon nous, s’il y a quelque chose qui devient insaisissable dans la mêlée, c’est la vérité.

2.2.6 Conclusions

Pour conclure, il existe trois types de censure en Inde, à savoir sociale, politique et intellectuelle. L’approche décentralisée adoptée par l’État fait que la censure ne se voit guère imposée de façon intégrale. À l’ère informatique, le contrôle de la diffusion de l’information devient de plus en plus indomptable, car malgré la censure, il existe de nombreux logiciels et applications qui permettent de contourner les blocages. Nous estimons qu’il faut avoir le respect, la patience et la tolérance de prêter oreille aux propos de l’Autre, aussi dérangeants soient-ils. Il faut y répondre dans un vrai esprit de tolérance en adoptant des moyens pacifiques. Certes, il y a des limites à la

100 M Mukherjee, A Mukherjee: « Communalisation of Education : The History Textbook Controversy : An Overview », Delhi Historians Group, 2001, New Delhi. 160 liberté d’expression. Si les gens adoptent des moyens bellicistes pour parvenir à leurs fins, il ne faut assurément pas les tolérer. Chacun a le droit de dire ce qu’il veut pourvu que ses propos ne portent pas préjudice à la sécurité nationale, à la préservation de l’harmonie communautaire et de l’intégration nationale.

Du point de vue de l’unité intégrale, nous sommes d’avis que l’éthique dharmique et la censure vont de pair. C’est-à-dire que le traducteur, afin de faire une bonne interprétation dharmique de l’Autre et de son message, doit non seulement comprendre le contexte existentiel qui unit les signifiants et les signifiés, le rythme qui unit le sens et l’effet, et le délice qui unit l’identité et l’altérité, mais aussi connaître les dispositions légales relatives à la parole de haine, à l’obscénité et à la sécurité nationale pour mieux se protéger contre les sanctions punitives. Ainsi, la liberté du traducteur consisterait à avoir le droit non seulement de prendre des décisions qui concernent l’acceptabilité du texte du point de vue culturel et esthétique, mais aussi de faire l’évaluation des retombées du point de vue judiciaire qui résulteraient de la traduction des parties jugées outrancières. À titre d’exemple, au Canada, selon l’article 163 du Code Criminel, les interdictions au sujet de l’obscénité se fondent essentiellement sur la définition de l’obscénité qu’on trouve au paragraphe 163 (8) qui stipule : « Aux fins de la présente loi, est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un quelconque ou plusieurs des sujets suivants, à savoir : le crime, l’horreur, la cruauté et la violence. »

Le traducteur doit bien comprendre que le crime, l’honneur, la cruauté et la violence ne sont pas intrinsèquement obscènes et qu’aux fins de la loi, ils doivent être associés au sexe pour qu’il y ait obscénité. Il doit aussi comprendre et évaluer le contexte et les implications du mot « indu ». Dans le cadre de la loi, le caractère « indu » est cerné par les valeurs morales de la société. Ainsi, si la caractéristique dominante est l’exploitation du sexe ou du sexe associé à un des sujets mentionnés dans cette disposition, il incombe au juge des faits de déterminer le seuil de tolérance de la société et d’évaluer si la société tolérera la présentation, la publication ou la distribution du document tel quel. Si la réponse est négative, le document est jugé obscène. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’affaire Butler101, le critère du seuil de tolérance de la société se rapporte non pas aux documents (écrits ou autres) auxquels les Canadiens ne

101 Obscénité: La décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. BUTLER. http://publications.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/BP/bp289-f.htm 161 toléreraient pas d’être exposés eux-mêmes, mais aux documents auxquels ils n’accepteraient pas que d’autres Canadiens soient exposés.

Partant, le bon traducteur littéraire est un lecteur sensible qui peut faire de l’interprétation dharmique, dont la sensibilité l’aide à trouver le sens contextuel affectif en s’appuyant sur le contexte existentiel et le rythme, et qui connaît bien les lois sur le contenu préjudiciable en matière de liberté d’expression. Ainsi, le traducteur n’est pas comme n’importe quel lecteur qui n’est pas contraint de comprendre l’acceptabilité du texte chez d’autres lecteurs, ni a-t-il le loisir de décider de participer ou non à l’expérience esthétique, et surtout, ce n’est pas un lecteur ordinaire qui ne se soucie pas du code criminel et des sanctions. Autrement dit, le traducteur est une personne qui connaît bien les nuances linguistiques dans les deux langues, qui est sensible à l’expérience esthétique et est compétente en droit, car n’oublions pas que le dharma représente non seulement la responsabilité personnelle et cosmique, mais aussi juridique. C’est l’expertise du traducteur littéraire dans la linguistique, dans l’esthétique et dans le droit qui doit servir de critère pour le distinguer de l’auteur, du lecteur et de toute autre personne bilingue.

Notons enfin qu’il y a des similarités frappantes entre les conseils du juge dans l’affaire Lady Chatterley et l’éthique dharmique. Nous avons vu que l’unité intégrale consiste à respecter l’Autre et sa façon de comprendre la réalité, à privilégier le tout contre la partie, à trouver la correspondance, ou le bandhuta qui lie le signifiant, le signifié et le sens contextuel, le sens et l’effet, et l’identité et l’altérité. Le principe des huit correspondances permet au traducteur de faire l’exégèse dharmique de l’Autre et de la vérité dans sa tradition et de restituer le continu de l’expérience esthétique. Le juge qui tranche la justice dans l’affaire du roman Lady Chatterley’s Lover demande au jury de prendre en considération le tout et non pas les parties pour juger l’obscénité de l’ouvrage. L’éthique dharmique, qui est par essence une approche moniste, préconise dans la même mesure l’importance du tout composé de plusieurs parties.

Ainsi, l’éthique dharmique consiste à déterminer le contexte qui différencie la pornographie de l’érotisme en donnant davantage d’importance au tout qu’aux parties dans la mesure où la loi définit l’obscénité au niveau de l’ouvrage et non au niveau des mots et des paragraphes. Ce sont le cadre judiciaire dans la culture réceptrice au sujet de la censure et le contexte existentiel du traducteur qui l’aident à faire l’évaluation de traduire ou de ne pas traduire le texte. Ce qui montre une fois de plus que la déontologie n’aidera pas à analyser la réception du texte du point

162 de vue esthétique, à faire l’interprétation dharmique de l’Autre et de son message, et à décider de l’acceptabilité du contenu du point de vue judiciaire, car c’est le contexte existentiel du traducteur qui l’aide à interpréter pour traduire. En conséquence, les lois universelles normatives déontologiques qui ne prennent pas en compte la spatio-temporalité et l’individualité du sujet doivent céder la place à l’éthique dharmique contextuelle qui pourrait aider le traducteur à mieux comprendre les enjeux esthétiques, linguistiques et juridiques et, par conséquent, à mieux faire l’interprétation équilibrée de l’auteur et de son message.

163

Chapitre 3 : Phénoménologie moniste du traduire

3.1 Pratyabhijñā, ou doctrine de la reconnaissance

Une des plus anciennes traditions philosophiques du monde, le shivaïsme, remonte à l’ère Chalcolithique au bas mot. Il existe en Inde plusieurs écoles shivaïtes, telles que la Vīra Saïva, au Deccan, la Saïva Siddhānta, au Tamil Nadu, et l’Advaïta Saïva, au Cachemire. On attribue les fondements théoriques de la Pratyabhijñā, qui fait partie de la tradition d’Advaïta Saïva, à Somānanda, qui compose la Shivadrishti au VIIIe siècle apr. J.-C. Son fils Uttpāla compose la Isvara-Pratyabhijñā, dans laquelle il fait valoir la portée philosophique de la doctrine de la reconnaissance en s’inspirant de la logique bouddhiste. Lakshmanagupta, le fils d’Uttpāla, enseigne la Pratyabhijñā au célèbre philosophe Abhinavagupta. Ce sont les commentaires de l’œuvre d’Uttpāla écrits par Abhinavagupta et par Kshemaraja, notamment la Isvara- Pratyabhijñā-Vimarsini et la Pratyabhijñāhrydayam respectivement, qui servent de référence aux non-initiés à la logique bouddhiste et à tous ceux qui veulent connaître les principes fondamentaux de la doctrine de la reconnaissance.

Selon la doctrine de la Pratyabhijñā, qui signifie « connaître de nouveau à partir du début », l’individu, appelé shiva, est de nature divine. Mais il oublie sa vraie nature et s’identifie au mécanisme psychophysique, ce qui donne naissance à la dualité et, par conséquent, à la confusion. Les enseignements de cette école visent à aider l’individu à reconnaître sa vraie nature et à lui montrer la vérité, c’est-à-dire qu’il est une manifestation de Shiva lui-même. La réalité, selon les tenants de cette école, dans son ensemble s’appelle cit, ou la conscience.

Mais la conscience n’est pas une bonne traduction de cit, car ce dernier terme ne désigne pas le rapport duel et relationnel entre le sujet et l’objet, et entre le connaisseur (knower) et le connu (known). Le cit est le principe de permanence de toute expérience en perpétuel changement. Le Soi-Suprême, appelé paramashiva, se compose de lumière, appelée prakāsa, et de prise de conscience, appelée vimarsa. C’est cette prise de conscience éveillée, qui n’est pas autre chose que la reconnaissance de soi-même, qui veille à la manifestation de la réalité externe, à son maintien, et à la réabsorption de l’univers. D’ailleurs, la reconnaissance porte sur la réalisation selon laquelle l’objet de l’expérience actuelle est le même que celui de l’expérience passée. Cette réalisation, qui a comme siège la mémoire, aide l’individu à reconnaître que « ceci n’est pas

165 autre chose que cela ». Le processus d’interprétation consiste à reconnaître ce qui a déjà été perçu par l’individu en usant des imprégnations stockées dans la mémoire où se trouvent les conventions sémantiques nécessaires pour entreprendre le processus exégétique. Par conséquent, la reconnaissance consiste à prendre conscience de l’objet à titre de telle ou telle chose en se servant de la langue et des conventions sémantiques stockées dans la mémoire, et à unir ce qui est apparu dans le passé avec ce qui se manifeste dans le présent. C’est une cognition qui se réfère à un objet qui est perceptible. L’individu atteint l’objet en unifiant ses expériences vécues. Pour que l’individu comprenne et unifie les vécus actuels et passés, il faut que la conscience ait comme siège le Soi qui, en tant que véhicule, aide à la reconnaissance de soi-même en jetant de la lumière sur l’objet et en prenant conscience de l’affect de la lumière que dégage l’objet.

C’est la capacité de jeter de la lumière et de ressentir la lumière dégagée par l’objet qui transforme l’être ordinaire en un être sensible et qui le différencie de l’objet. Car l’objet, à la différence de l’individu, ne peut que dégager de la lumière; il ne peut ni prendre connaissance de lui-même ni ressentir la lumière dégagée par l’individu. Le Soi qui est omnipotent se manifeste sous diverses formes. La manifestation du Soi se caractérise par la liberté, appelée svatantara. Le Soi brille dans toutes ses manifestations. Même l’obscurité est une illumination, car c’est la lumière qui fait voir l’obscurité. Ainsi, le Soi est lumière-en-soi, lumière-pour-soi et lumière- pour-autrui.

En ce qui concerne le rapport entre le Soi et la réalité ultime, on peut dire que celui-ci dépend de deux facteurs: le sensible et l’insensible. L’insensible, en tant qu’objet de cognition déterminée, n’a pas d’existence individuelle. Car l’objectivité n’est pas une qualité inhérente à l’objet. Ainsi, il doit son existence à la lumière de la conscience de l’individu. Le bleu n’existe pas en lui- même. Cela n’existe que pour moi. Même si le bleu avait conscience de ressentir sa propre existence, il ne pourrait pas ressentir la lumière que je dégage. Ainsi, le bleu réfléchit la lumière sur moi. Le bleu internalisé est l’objet de ma connaissance, car l’existence se caractérise par le désir et la liberté. J’ai la liberté de faire mien l’objet selon mes dispositions. Seule la lumière de la conscience existe et brille en tant que Soi et non-Soi. La vie de l’individu consiste ainsi à accomplir l’acte de vivre qui se définit par le savoir et l’action. Seuls les êtres munis de savoir et d’action peuvent jouir de la sensibilité. C’est la prise de conscience, guidée par le savoir et par l’action, qui aide à distinguer le Soi du non-Soi. Comme l’individu (shiva) est libre de faire ce qu’il veut, il est du même ordre que le Soi-Seigneur (paramashiva). 166

Comme l’explique Abhinavagupta102 :

« For lordliness (aisvaryā) is essentially nothing more than the possession of powers of knowledge and action in relation to all objects because it is dependent on that much only. The basis of this admission is the knowledge of the invariable concomitance of the two. […] He who has freedom of knowing and acting in a particular field is the lord of it, like a king, because it is against the essential nature of one who is not lord to have freedom of knowledge and action. And it is the self which knows and acts in all fields. Therefore, the doctrine of recognition is proved. » (Abhinavagupta, 1986, p. 15)

Ainsi, le savoir, appelé sadāshiva, et l’action, appelée isvarā, sont les éléments transcendantaux qui caractérisent le Soi. Toute reconnaissance qui se fonde sur le savoir et sur l’action a son siège dans le Soi. Lorsque je dis que je sais et que je fais telle ou telle chose, c’est la conscience du « Je » qui brille. Par conséquent, il y a trois types de cognitions : je sais, je savais, je saurai. Dans tous ces trois types de cognitions, c’est la lumière-en-soi qui brille. Si le Soi ne brillait pas, le monde serait une énorme masse d’obscurité. Si nous nions l’existence de la luminosité de l’individu, il n’y a rien à connaître. Dans l’expérience cognitive qui implique la reconnaissance de soi-même, le syntagme « Je sais » désigne l’association que j’établis avec l’objet. Cette association est le fruit de la vibration, appelée vimarsa. C’est cette vibration qui me donne de la sensibilité, ce qui différencie le Moi de tout autre objet tel le blanc ou le noir qui est insensible.

En effet, la vibration est la puissance de l’action. Au moment de la cognition d’un objet tel un pot, l’action se définit par la vibration subjective ressentie par rapport au pot. La puissance interne de l’action, par conséquent, tout comme celle de la cognition, consiste à briller en elle- même. L’action a une telle puissance qu’elle entre dans le corps par le truchement de l’air, appelé prāna, et des organes des sens, appelés indrīya. La puissance vibrationnelle de l’action sur le Soi fait penser cette interaction en termes « physiques » à cause d’une illusion, appelée māyā. Ainsi, l’illusion de percevoir la lumière de la conscience du « Je » uniquement dans son propre corps et de concevoir l’altérité en termes de « radicalement autre » est due aux conditions restrictives de la conscience elle-même. L’ignorance fait voir la différence radicale dans l’Autre, tandis que la réflexion pure individuelle montre que l’Autre n’est qu’une autre manifestation de

102 Rājānaka Abhinavagupta: Isvara-Pratyabhijñā-Vimarsini, Translated from the Sanskrit by Dr. K C Pandey and Dr. R C Dwivedi, New Delhi, Motilal Banarsidass, 1986. 167 soi-même. Comme l’explique Abhinavagupta, « it is one and the same self that shines as one’s own self as well as the selves of others. Therefore, all knowledge, whether it is in Sadāshiva or in a worm, is the knowledge of one knower. Hence the omniscience of the subject is established as a conclusion from the premises. […] Jar is one with myself at the time of my desire to know and is therefore known as one with myself. And I am one with jar in knowing. Sadāshiva is known as me. And I am known as Sadāshiva » (Abhinavagupta, 1986, p. 17).

Ainsi, la manifestation (ābhāsa) de la diversité est l’essence même du jeu (līlā) de Shiva. Ce jeu est compris par le Soi en termes d’expériences individuelles situées dans l’espace et dans le temps. La qualification spatio-temporelle des expériences donne naissance au binarisme qui consiste à diviser les événements en parties indépendantes. Du point de vue transcendantal, les binarismes tels que le sujet et l’objet, l’identité et l’altérité, la construction et la destruction, et la cause et l’effet n’existent pas; il n’y a que le Soi permanent. Du point de vue phénoménal, ces binarismes sont nécessaires, car ceux-ci aident le Soi à comprendre que l’objet n’a pas d’existence en l’absence de l’individu. Nous aborderons cet aspect après avoir élucidé la nature de la conscience.

La reconnaissance de soi-même dépend de la perception, de la mémoire, et des imprégnations, appelées vāsanā. La conscience est un processus cyclique qui consiste à appréhender l’objet dans toutes ses manifestations. La perception qui s’effectue par le biais des organes des sens consiste à donner forme à l’objet perçu. La construction de la forme de l’objet dépend des imprégnations des expériences passées et du souvenir d’avoir vécu cette expérience. Ainsi, la perception, qui est essentiellement un jugement, est ce qui aide le Soi à se concrétiser.

Mais la validité de l’expérience dépend non pas de la perception, ni du jugement, ni des imprégnations, ni même de la mémoire, mais du Soi. Car la perception vérifie l’exactitude des données sensorielles par recoupement avec d’autres organes des sens. Si les organes n’éveillent aucun souvenir, l’individu doit reconstruire et restituer la nouvelle cognition dans ses expériences passées. Même s’il faut détruire toutes les impressions et les expériences, le Soi restera immuable. Ainsi, il faut accepter la nature permanente et indestructible du Soi.

Comme l’affirme Abhinavagupta :

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« In memory, the direct experience shines predominantly. But as (the light of) the object is the essential constitution of the experience, so that object invariably shines in the experience. If, however, the experience be destroyed in every way, how can remembrance, in which the chief element is the former experience, have objective reference through it? All worldly transactions depend on memory. Its being, therefore, cannot be denied. It is indicative of the existence of something after the destruction of experience. And that something is the experiencer, the essential nature of which is to experience. This is the permanent experiencing self. This is the whole basis for the proof of the existence of the self. » (Abhinavagupta, 1986, p. 22)

Voyons de près le rapport entre les imprégnations, la mémoire et la perception. Selon les tenants de cette école, la nature essentielle de la mémoire est d’illuminer tant l’objet de la remémoration que celui de l’expérience directe, et ce, avec la même intensité. Si la mémoire n’illuminait pas l’objet de la remémoration avec la même intensité que l’expérience directe, elle ne pourrait apporter aucun soutien à la perception. À la suite de la remémoration de l’objet, l’individu, grâce à la volonté, l’intériorise. On peut dire que l’individu a conscience de cet objet dans la mesure où il comprend la nature de l’objet et le fait sien. L’acte de comprendre, appelé savoir, et l’acte de faire sien, appelé action, constituent les deux facettes de la conscience. Ainsi, toutes les transactions quotidiennes dépendent de la mémoire appuyée par des imprégnations. Et la perception consiste à unifier les expériences passées et l’expérience directe. Ce processus d’unification ne serait pas possible en l’absence de la remémoration des états mentaux du Soi par rapport à l’objet.

Dans toutes ces transactions, c’est le Soi qui sert de véhicule. Car il n’y a aucun lien intrinsèque entre les différentes cognitions, le savoir indéterminé, le savoir déterminé limité par l’espace- temps et l’objet de la mémoire. Je sais que je suis plus grand que ma copine. Ceci fait partie du savoir indéterminé. Je ne vois aucun changement dans notre taille jusqu’à présent. Il n’y a non plus de contradiction. Cette cognition faisait partie de mon savoir déterminé : j’ai trouvé que j’étais plus grand que ma copine à un moment donné dans le passé. Pour que le Moi arrive à unifier ces informations, il faut qu’il jette de la lumière sur l’objet de ma connaissance, à savoir la taille de ma copine. Par conséquent, c’est le Soi permanent, appelé samvid, qui brille dans la perception. On peut se demander comment le Soi arrive à faire sens de la lumière dégagée par l’objet. La question se pose parce qu’il est peu clair comment l’individu et l’objet qui brillent en 169 même temps se connaissent, et comment l’individu a conscience de sa lumière-en-soi et de celle de l’objet qui sont visiblement différentes. Les tenants de la Pratyabhijñā répondent que le Soi arrive à unir les imprégnations, la mémoire et l’expérience directe grâce à ses puissances de la luminosité, de la remémoration et de la différenciation. Le Soi qui est lumière-en-soi est une puissance universelle. Au moment de la cognition de la réalité externe, le Soi ne voit que des sujets et des objets qui l’entourent comme faisant partie de lui-même.

Le Soi, pour comprendre et ressentir la lumière du non-Soi, en l’occurrence, de l’Autre, s’extériorise et dirige son attention vers le champ de l’Autre. Le Soi est conscient de la lumière- en-soi devenue lumière-pour-autrui. La puissance de la luminosité du Soi, appelée antarmoukha, reste imperturbable. L’extériorisation du Soi par rapport à lui-même et à l’objet s’ancre dans la mémoire, accompagnée des imprégnations affectives ressenties par le Soi tout au long de la cognition de l’objet. Cette externalisation du Soi, qui n’est rien d’autre que la capacité de jeter de la lumière sur l’objet et de se rappeler l’expérience, s’appelle la puissance de la remémoration.

D’ailleurs, le rappel des expériences passées dépend de la capacité du Soi à se séparer des autres lumière-en-soi. Mais cette séparation n’est qu’une construction mentale. Car dans le monde transcendantal, il n’y a que la lumière-en-soi (samvid) qui existe. Ainsi, le Soi crée des différences pour se situer dans l’espace et dans le temps. Et la phénoménalisation du Soi de nature transcendantale est l’essence de la puissance de la différenciation. Ce processus de coupure consiste à fixer les contours des autres lumière-en-soi ainsi que ceux des objets en deux dimensions et en trois temps. Partant, la puissance de la différenciation n’est rien d’autre que la séparation d’une chose comme étant différente du Soi (othering). D’après Abhinavagupta, « all the worldly transactions depend upon this triad of powers. It is due to the triad of powers of that Glorious One that there is the manifestation of limited perceivers. It is He who directly experiences, remembers and determinately cognizes through the various limited subjects » (Abhinavagupta, 1986, p. 38).

Il convient de noter qu’on a tort de penser que pendant la remémoration, l’objet, qui est déjà perçu, brille. La remémoration ne fait que rappeler l’objet et ne le fait pas briller à nouveau. Ce qui brille pendant l’étape de la remémoration, c’est la perception antérieure elle-même, car la conscience de soi-même demeure ininterrompue pendant la remémoration et la perception de l’objet. Ce qui montre, une fois de plus, la nature éternelle du Soi. Partant, l’unification et la

170 différenciation des différentes cognitions ne seraient pas possibles si elles n’avaient pas comme siège la conscience du « Je » permanente.

En conséquence, c’est la conscience du « Je » qui aide à la perception et à la manifestation des objets tels qu’une maison, un temple, un marché, etc. qui n’ont rien de commun entre eux. La perception, qui consiste à relever des différences et des similarités entre les différents objets visés par l’individu, est stockée dans la mémoire sous forme d’expériences successives encadrées par la spatio-temporalité. Les informations ainsi stockées dans un certain ordre s’appellent le savoir.

L’action consiste à unir les diverses perceptions dont les objets ne sont pas les mêmes de telle sorte que c’est le souvenir de la conscience du « Je » d’une expérience passée qui sert de moteur de l’unification et non pas le souvenir de l’objet lui-même. Car le plaisir et la douleur n’auraient aucune signification s’ils ne portaient pas d’effet sur l’individu. Ainsi, pendant l’action d’unification et de différenciation, c’est la conscience du « Je » qui brille et non pas celle de l’objet. L’individu comprend que le plaisir et la douleur sont des expériences diamétralement opposées, car la différence n’est pas dans le plaisir ni dans la douleur, mais bien dans le degré d’illumination de ces deux expériences en tant que vécus diamétralement opposés.

Comme le propose Abhinavagupta :

« But from the above statement it follows that the temporal and spatial successions belong to the sphere of the manifested. He is manifest to none; rather all are manifest to him. How is it then that temporal and spatial successions are experienced in him as “I was, am and shall be” and “I am sitting in the house, forest or temple”? Moreover, what can be far or near or present, past or future to one who is free from limitations of time and space? Therefore, the temporal and spatial orders, which are dependent on the subject, cannot be spoken of in reference to external objects. » (Abhinavagupta, 1986, p. 123)

Quoique le Soi demeure éternel et uni, il faut qu’il permette d’établir des rapports multiples nécessaires pour accomplir des tâches temporelles. C’est-à-dire que c’est la phénoménalisation du Soi de nature transcendantale qui lui permet de comprendre sa nature unique. Ainsi, bien que les similarités et les contradictions puissent se rapporter au monde phénoménal, elles jouent un rôle important dans la compréhension de la nature unificatrice de la lumière-en-soi. Du point de

171 vue phénoménal, c’est l’aspect utilitaire qui sert de base à toute inférence qui aide à résoudre des contradictions. Cela ne veut pas dire que la perception en l’absence de l’inférence est de nature illusoire. L’objectif du raisonnement et, par extension, de l’inférence est de valider ou de démentir la perception. Ainsi, l’inférence, qui se fonde sur des rapports entre les universaux, la substance, le lieu, et le temps, est réelle dans la mesure où elle n’est pas réfutée par une perception ultérieure. Comme il y a très peu de contradictions dans ces rapports, les associations sont réelles. La perception appuyée par l’inférence aide à accomplir l’action en fonction du contexte, de la persistance, et de l’utilité.

À titre d’exemple, dans le cas de la perception de deux lunes, l’individu n’a pas l’expérience de percevoir deux fois plus d’illumination par rapport à une seule lune. En l’occurrence, c’est le rapport d’utilité qui l’aide à déterminer l’exactitude de la perception. Dans le cas d’une personne qui se déplace du point A au point B, c’est la persistance qui l’aide à parvenir à la destination, car l’individu ne tente pas de raisonner si son déplacement mérite l’effort. L’individu a comme objectif son arrivée au point B et, par conséquent, c’est la persistance qui sert d’élément déclencheur de l’action. Mais au niveau transcendantal, le Soi en tant que lumière-en-soi se caractérise par l’unité; tous les rapports entre l’universel, le relatif, et le particulier ne sont que des constructions mentales conçues à des fins pratiques.

Pour mieux comprendre l’externalisation du Soi transcendantal, il faut comprendre comment les tenants de cette école conçoivent la causalité. L’univers qui brille en tant que tout homogène se manifeste sous forme de divers objets investis de pluralité. La lumière-en-soi, à cause d’une faute de perception, appelée māyā, entre en contact avec la manifestation externe de l’objet et ne perçoit que l’altérité. À la suite d’une introspection, le Soi se rend compte de l’erreur de ne pas percevoir la coexistence de l’être perceptible et de l’être imperceptible.

Par exemple, à la question de savoir si le germe est l’effet ou la cause de la graine, on peut répondre que c’est les deux. Il est dans la nature humaine de voir la succession dans des manifestations perceptibles, tandis qu’il y a tout un monde de causes et d’effets qui ne se présente pas à l’œil nu. Ainsi, la graine est à la fois cause et non-cause du germe. Car si nous supposons que le germe est l’essence, c’est-à-dire le Soi de la graine, il n’y a que le germe; il n’existe pas de graine. L’inverse peut aussi se révéler vrai. Dans ce cas-ci, il n’y a aucune distinction entre la cause et l’effet. Par contre, si nous supposons que le germe n’a rien de

172 commun avec la graine, les deux ne peuvent pas coexister, car l’un est le contraire de l’autre. Les âmes sensibles dont la vision dépasse le dualisme et la succession peuvent comprendre les diverses manifestations de la graine en tant que série unie de manifestations.

Si l’on pose la question de savoir qu’en est-il de la graine, on peut répondre que la graine s’est transformée en germe. La conceptualisation intégrale de l’unité veut que la construction et la destruction soient conçues en tant que manifestations de l’unique réalité. Ainsi, ce qui unit les sens internes et externes du germe, la lumière-en-soi de l’individu, l’essence du feu, de l’eau, du vent et de tous les éléments de l’univers est l’unité cosmique atemporelle, appelée Shiva ou Brahman. Quoique la réalité ultime soit unique, la dualité est nécessaire pour comprendre la nature éternelle du Soi.

Comme l’explique Abhinavagupta :

« The unity itself shines as multiplicity, because we recognize it in multiplicity; just as the same seed shines as both cause and not-cause, or as material and contributory cause. But if you say that the representation of a thing as of contrary natures, as of seed both as cause and not-cause, is only practical and not real; then I would say “In this case also the same thing is spoken of as both unity and multiplicity for practical purposes only”. As a matter of fact, all duality such as blue and yellow and indeterminate and determinate in the sphere of Māyā is only practical and not real. » (Abhinavagupta, 1986, p. 130)

Il convient de se rappeler que la philosophie moniste ne prône pas l’inaction sous le couvert de l’inexistence des dualismes tels que l’action et l’inaction, et l’effort et la paresse. Bien au contraire, cette vision unificatrice souligne que la réalité unique se révèle à ceux qui sont prêts à prendre conscience et à agir. Pendant la phénoménalisation de la réalité unique, il faut se prémunir contre l’absolutisation de l’unité et de la diversité. Prenons l’exemple de l’unification de trois entités disparates telles que « professeur », « élève » et « favori » dans la phrase « c’est l’élève favori du professeur ». Au niveau intellectuel, le professeur n’a rien de commun avec l’élève. L’adjectif « favori » est ce qui lie les deux entités. Il faut se rappeler que ce n’est pas une union parfaite, car les différences persistent. Ce sont les différences qui font valoir l’unité, car l’unification permet l’illumination du caractère distinctif du professeur tout en mettant l’accent sur des aspects communs. Par conséquent, il n’y a ni association totale ni différenciation radicale. 173

De plus, il est logiquement intenable que la cause et l’effet dépendent des entités insensibles. Car l’acte de percevoir et de s’en rendre compte appartient aux êtres sensibles. Ainsi, la perception, le raisonnement, l’externalisation, l’internalisation, la conceptualisation de la réalité externe et la conscience de l’unité interne de toutes ces manifestations constituent l’action. Et cette dernière se rapporte à l’individu doué de sensibilité et non à l’objet insensible. Celui qui est doué de savoir et d’action s’appelle isvarā, car il reconnaît l’unité qui sous-tend la diversité. Une fois que le Soi réalise l’unité intégrale, il n’existe pas de différence entre le Soi et l’Autre; le Soi regarde à l’intérieur de lui-même pour comprendre la nature de l’univers, car on dit que la conscience a reconnu sa vraie nature.

Ainsi, selon Abhinavagupta :

« He who is possessed of freedom in respect of knowledge and action is “Isvara”, as is the one whom we know through epics (purānā) and scripture (āgama). You are such; he, on whom something depends, is the lord of that, as a king is of his kingdom. So does the world depend on you. Thus, looking upon yourself as the Lord does not depend on any external ground. This is the invariable concomitance; whatever shines in something else, that something is full of what shines in it, e.g. treasure is full of gems. And the world shines in you; whatever shines within something else, that something pervades what is within it e.g. casket pervades the gems. The whole of the universe, beginning with the earth and ending in Sadāshiva, as stated in the sastrās, is within you, who are essentially of the nature of consciousness. » (Abhinavagupta, 1986, p. 164)

À la question de savoir qu’est-ce qui permet au Soi de sentir, de raisonner, de juger, de déduire, de conceptualiser, de prendre conscience et d’agir, Abhinavagupta répond que ce sont le désir et la liberté. Car si le Soi n’avait pas de désir de savoir et de liberté d’agir, il n’y aurait aucune différence entre un être sensible et un être insensible. La conscience agit en se fondant sur le savoir. Et le bon sens dit que seule l’action alimente le savoir. La conscience qui agit en l’absence du savoir et qui ne sait pas traduire ce savoir en action est insensible. Pour que la conscience reconnaisse sa vraie nature, il faut qu’elle sache et agisse. À cette fin, le savoir et l’action, qui représentent les deux facettes de la conscience, doivent être alimentés par le désir et la liberté.

174

Le désir, selon les tenants de la Pratyabhijñā, est ce qui motive la perception de la réalité externe. Nous comprenons la réalité externe conformément à nos convictions. Ainsi, l’interprétation de la réalité porte le sceau de la subjectivité. Avant de fixer le regard sur un objet et de déterminer sa position dans la multitude de choses, la conscience commence par un désir fou sans objet. Ce désir n’est rien d’autre que le désir du Soi de se connaître. À titre d’exemple, quand nous regardons un stylo, le tout premier instant de la cognition est un pur désir de notre Soi. Quand nous voulons quelque chose, nous voulons nous l’approprier. L’appropriation de l’objet devient possible grâce au désir. Quand nous nous rappelons l’objet du désir, nous ne désirons pas l’objet lui-même, mais bien l’expérience qu’offre cet objet; le Soi désire cet objet non pas parce qu’il veut revivre la même expérience, mais bien parce qu’il veut en avoir une nouvelle impression.

Ainsi :

« When we remember a past pleasure, we desire for the object that gave it. Accordingly our desire refers to the whole of the practical life and the pleasures which were once experienced and not to those which were not experienced. When what was experienced before is got again we get satisfaction because we get the desired. Now, if what is got is nothing more than what had been got, then there is no room for desire: because the desire is already got. But if it be different from that, how could it be desired? It is so because it is unknown. Therefore, desire is possible only if “that only” is “not that” and “not that only” is “that also”. […] When a person desires the wished for, he is determinately conscious of the desired or the means to it. That which has not been the object of experience cannot be the object of desire. If the object of experience be destroyed just at the time of the experience, how can any desire for it be possible? Therefore, the object is determinately grasped as one with the subject. » (Abhinavagupta, 1986, pp. 137, 138)

Par conséquent, toute perception commence par le désir et ce dernier a son siège dans le Soi. Les tenants de cette école conçoivent le désir comme une forme de savoir au même titre que l’action. Le désir sert de motivation non seulement à la pensée non discursive préconceptuelle, mais aussi à la pensée discursive conceptuelle. La perception discursive est d’ordre déductif, car elle cherche à déterminer uniquement les aspects pertinents par l’intermédiaire de la langue en divisant la pensée en sujet, objet et verbe. En revanche, la perception non discursive affective est

175 plutôt inclusive et divine. Car si le Soi veut déterminer la nature du vase, il se sert de la langue et perçoit ce qui est le non-vase. Il est contraint d’exclure tout ce qui ne s’encadre pas dans son expérience du vase. Mais la perception non discursive ne cherche pas à déterminer ce qui est le non-Soi. Du moins, l’objet du désir n’est pas le non-Soi. La perception affective précède la formulation linguistique, et est ainsi immaculée, car en cherchant ce qui est non Soi, le Soi désire lui-même. Ainsi, lorsque deux personnes parlent de leur première rencontre amoureuse, l’auditeur comprend instinctivement le vécu du locuteur dans la mesure où il a lui aussi vécu la même expérience, aussi éphémère soit-elle, même si le locuteur n’arrive pas à formuler son désir en mots. La compréhension s’achève grâce à ce discours interne non discursif qui se fonde sur le Soi. Cette compréhension intuitive est le fruit du pur désir du Soi.

Comme le confirme Abhinavagupta103, « ce qui fulgure immédiatement, en toute évidence, à l’orée de la connaissance (ādyā) est ce premier instant de la vision qui fulgure sous forme de prise de conscience de soi, sans passer par aucun moyen. C’est l’épanouissement ininterrompu de l’énergie de volonté propre à la voie de Shiva, dans la pure conscience globale de soi, dans l’unique domaine indifférencié, ce qu’on proclame volonté prise dans son élan, jaillissement soudain, évident par lui-même » (Abhinavagupta, 1998, p. 107).

D’ailleurs, la liberté souveraine, appelée svatantarā, est l’essence même de la lumière-en-soi de l’individu. C’est la liberté qui distingue l’individu doué de sensibilité de l’objet insensible. Car l’individu, à la différence de l’objet, peut se déplacer à l’aide de son corps, il peut se laisser toucher par la luminosité de l’objet dans toutes ses manifestations et il a la liberté d’en prendre conscience. C’est cette prise de conscience de jeter de la lumière sur l’objet et d’être affecté par la luminosité de l’objet qui distingue l’être sensible de l’être inerte. L’individu voit l’objet, il l’éclaire grâce à sa luminosité; il se place dans le champ de l’objet et l’appréhende dans toutes ses dimensions; il intériorise ce qu’il a vu dans la mémoire sous forme d’imprégnations, car il désire l’expérience de percevoir l’objet; il conceptualise ce vécu; il établit des rapports avec des expériences antérieures; il remémore ce qu’il a vécu et priorise les expériences selon ses dispositions intellectuelles. Toutes ces associations doivent leur existence à la liberté, car l’absence de liberté atrophie les facultés de savoir, de compréhension et d’action. Si l’individu n’était pas investi de liberté, il ne pourrait pas dégager sa luminosité; si l’individu n’a pas moyen

103 Abhinavagupta: La lumière sur les tantras, chapitres 1 à 5 du Tantrāloka, traduits et commentés par Lilian Silburn et André Padoux, Paris, College de France, Publications de l’Institut de civilisation indienne, 1998. 176 de dégager sa luminosité et de ressentir la luminosité des êtres qui l’entourent, il cesse d’exister. Ainsi, la liberté est la condition préalable à la prise de conscience.

Comme l’explique Abhinavagupta104 :

« Here if both the light of consciousness or Prakāsa and what is different from it i.e. not-self- manifest, e.g. jar etc., exist in mutual isolation and rest within themselves, it will be

impossible to point one out as sentient as distinct from the other which is insentient. […] But if it were said that as crystal etc. are not able to feel consciousness of their being affected with reflection, then it follows that consciousness of being affected, which is the very life of sentiency, the essential nature of which is freedom in respect of withdrawing within and spreading out, is natural to Prakāsa. This is what is known as perfect independence, the chief characteristic is resting within one’s own self. For, when the consciousness of “I alone, who am essentially light, am shining” rises then consciousness or Samvid considers itself to be the knower, the known and the means of knowledge and does not require any other, the so-called external thing (for having such consciousness). » (Abhinavagupta, 1986, p. 70)

En outre, la liberté est ce qui permet la phénoménalisation du Soi qui se caractérise par sa luminosité. Le Soi, afin de mieux comprendre ce qui unit sa lumière-en-soi et celle de l’objet, devient d’abord objet parmi d’autres. Puis, il ressent la lumière que dégage l’objet et intériorise cette illumination. Le savoir né de la phénoménalisation aide le Soi à comprendre que l’objet ne peut pas comprendre, savoir et agir, car l’objet n’est pas investi de liberté. Le Soi comprend qu’au cœur de la diversité, il y a la lumière qui unit les différentes manifestations. Ces puissances d’unification et de différenciation ont pour but la réalisation selon laquelle au niveau phénoménal, la diversité et le dualisme ne servent qu’à des fins pratiques et il n’y a que la lumière indifférenciée de l’individu qui brille au niveau transcendantal. Plus important encore, c’est la liberté qui aide l’individu à briser le joug de l’incapacité de ne pas pouvoir comprendre sa vraie nature due à son ignorance et à lui délivrer du cycle herméneutique.

D’après Abhinavagupta :

104 Rājānaka Abhinavagupta: Isvara-Pratyabhijñā-Vimarsini, Translated from the Sanskrit by Dr. K C Pandey and Dr. R C Dwivedi, New Delhi, Motilal Banarsidass, 1986. 177

« The powers of knowledge and action, therefore, at the transcendental level, are nothing more than free will. At the lower stage, technically called Parāparā which is the level of Sadāshiva, these powers are identical with I-consciousness, which is identical with “this- consciousness”. At the lowest stage, at the level of Māyā, they are dominated by “thisness”. Thus, in every way, the power of knowledge is essentially free will. For without the latter the former would sink to the level of insentiency. This has already been asserted. And that free will itself is the power of action. » (Abhinavagupta, 1986, p. 118)

La puissance de liberté du Soi-Seigneur, du paramashiva, consiste à faire apparaître l’ignorance chez les êtres qui s’égarent dans le dualisme. L’impuissance du Soi de reconnaître sa vraie nature divine contraint l’individu à s’attacher au monde matériel et à percevoir le Soi comme étant différent du cosmos. Les êtres qui se trouvent incapables de se sortir du monde phénoménal, appelés pasou, pensent qu’ils n’ont pas de liberté ni d’intelligence de comprendre leur vraie nature. Ainsi, c’est la liberté du Soi-Seigneur de manifester le dualisme chez les êtres perdus dans leur ignorance, dans le māyā. Mais le Soi-Seigneur est aussi libre de donner de l’espoir à ceux qui sont prêts à savoir et à agir et, par conséquent, à comprendre leur vraie nature. La liberté du Soi-Seigneur fait réaliser à l’individu son erreur de ne pas avoir compris qu’à titre d’être doué de liberté, l’individu peut désirer, savoir et agir, car il est du même ordre que le Soi- Seigneur.

Une fois que l’individu réalise sa vraie nature, il est délivré du cycle de la renaissance et est assuré de sa place auprès du Soi-Seigneur. Ceci constitue le vrai moksā. Ainsi, la liberté du Soi- Seigneur est ce qui aide l’individu à comprendre que l’être phénoménal (isvarā) n’existe que pour faciliter la compréhension de l’être transcendantal (shiva) qui est du même ordre que le Soi- Seigneur (paramashiva) qui est libre de s’adonner au jeu (līlā) de la création, de la destruction, de l’apparition, et de la disparition.

3.2 La philosophie shivaïte du langage

Le Soi, selon les tenants de la Pratyabhijñā, est en mesure de comprendre et d’articuler son expérience grâce au langage. Lorsque l’individu entre en contact avec l’objet, la lumière que dégage l’objet a un effet sentimental sur la conscience de l’individu. Ces impressions émotives sont canalisées par le langage préverbal, par le murmure interne qui relie la pure conscience de

178

Soi aux langages conventionnels. Et les phonèmes, appelés varna, qui sont des expériences naturelles de Soi, des modes de connaissance innée du Soi-Seigneur, aident à rapprocher les émotions des mots. Le Soi qui tente de comprendre sa nature, mise sur des expériences passées pour comprendre les changements que subissent les impressions cognitives.

C’est-à-dire que le Soi doit s’appuyer sur les cognitions qui sont faites de phrases, lesquelles sont composées de mots, lesquels sont faits de phonèmes qui se succèdent les uns après les autres. C’est la conscience du Soi qui les met en rapport – le Soi comprend lui-même grâce aux cognitions qui sont liées aux autres cognitions faites de mots. Ainsi, la langue est un moyen de connaissance qui aide à comprendre le Soi et le Soi-Seigneur. Le Soi qui sert de véhicule à comprendre le Soi-Seigneur est inséparable des moyens de connaissance, car ces derniers ont leur siège dans le Soi. Et la conscience de soi-même est inséparable du discours. Sans les mantras, les paroles divines, il n’y aurait ni mot, ni sens, ni activité consciente non plus.

Ainsi, si la conscience n’était pas de nature linguistique, nous ne serions pas en mesure d’expliquer l’essence de nos expériences, et pourquoi nous avons conscience de sentir, de percevoir, de comprendre, de déduire, de reconnaître, et de désirer. Cette parole agit chez les êtres ordinaires aussi bien de façon interne qu’externe. Par conséquent, l’intuition, la pensée, la parole et la perception sont inséparables. Ce qui les distingue, c’est uniquement le degré d’illumination de la lumière-en-soi déjà présente.

Selon cette perspective, il existe trois plans de la parole, chacun plus subtil, plus intérieur et plus conscient, l’un par rapport à l’autre. Le premier plan s’appelle pasyanti, ou voyant. Le deuxième plan s’appelle madhyamā, ou médian. Le troisième plan s’appelle vaikhari, ou étalé. Le pasyanti, ou le voyant, représente la réalité suprême, appelée sabda-brahman, et se rapporte à l’intuition, appelée pratibhā. Au niveau du voyant, la parole est toujours en germe et il n’existe aucune distinction perceptible entre parole et pensée. Dans le plan suivant de la parole, appelé médian (madhyamā), la parole s’externalise, devient plus subtile et se pare d’une structure phonologique. C’est une traduction d’ordre psychologique qui est comprise par l’intellect à titre de verbalisation des intentions. Tous les éléments linguistiques qui donneront le sens intégral s’y trouvent à l’état latent. Dans le dernier plan, la parole se transforme en sons énoncés par le locuteur et entendus par l’auditeur. Dans cette étape de l’externalisation de la parole, l’individu énonce son intention par le truchement des catégories grammaticales.

179

Autrement dit, le voyant constitue l’étape latente de la parole. À ce niveau, il n’existe pas de différence entre les formes verbales et le sens. On peut aussi appeler le voyant l’étape préverbale. Le médian est l’étape intermédiaire dans laquelle pensée et parole convergent. Cette étape se trouve à mi-chemin entre l’étape préverbale et l’énonciation. L’étalé est l’étape de la concrétisation de la parole dans laquelle tous les éléments du discours tels que l’accent, la hauteur et le sens sont discernables. Cela montre que la langue et le discours sont inséparables et unitaires. La pensée s’exprime en termes linguistiques.

Comme l’explique Abhinavagupta105 :

« Les trois formes de parole que l’on vient de voir étant des formes manifestes parce que «grossières» (stûla), elles sont nécessairement précédées d’une forme plus subtile, où la parole tend vers l’expression, où elle est volonté manifestatrice (icchā), et qui elle-même se fonde sur un plan suprême, inconditionné, qui n’est que conscience. On trouve ainsi à l’intérieur de chacun des trois plans de la parole les trois niveaux par lesquels celle-ci passe pour aller de l’absolu au monde manifesté. L’intention qui, dans chacun des trois niveaux de la parole, précède leur état grossier, voilà ce que l’on nomme leur état subtil : « j’émets une note », « je chante doucement », « je dis une parole » : ces trois intentions différentes sont tout à fait perceptibles. [Quant à] l’état inconditionné précédant chacun des [états subtils]. C’est la triade suprême, c’est Siva; sa nature est celle de la conscience suprême. » (Abhinavagupta, 1998, p. 198)

Selon cette perspective, les trois plans de la parole correspondent à la conscience du « Je » phénoménal et du « Je » transcendantal. L’expression verbale est la parole du corps physique phénoménal. La pensée est la parole du corps subtil psychologique. La conscience est la parole du Soi. Partant, pensée et discours sont inséparables. Hormis ces trois niveaux, il existe un plan de la parole qui a son siège dans l’inconscient. Ce discours interne constitue le cœur même du processus énonciatif. La mère des sons, appelée mātrika ou mālini, se réfère à la parole interne inconsciente. La mātrika sert de filtre à travers lequel nous voyons le monde. Elle est la source de la douleur et du plaisir. Toutes les pensées et les émotions qui naissent dans l’esprit sont l’œuvre de la mātrika.

105 Abhinavagupta: La lumière sur les tantras, chapitres 1 à 5 du Tantrāloka, traduits et commentés par Lilian Silburn et André Padoux, Paris, College de France, Publications de l’Institut de civilisation indienne, 1998. 180

L’univers, selon les tenants de la Pratyabhijñā, est un jeu verbal divin. La langue est de nature divine et se compose de voyelles et de consonnes. Les voyelles qui s’incarnent dans Shiva aident à émettre le son transcendantal, mais elles sont dépourvues de sens. Ce n’est que lorsque les voyelles entrent en contact avec les consonnes qui s’incarnent dans Sakti, l’énergie féminine, que le sens intégral et la conscience du monde commencent à prendre forme. Quoiqu’il existe des consonnes voisées et non voisées, les voyelles sont toujours voisées. Cela montre que Sakti est la cause primaire de la manifestation de l’univers et que ces manifestations ont leur siège dans Shiva. Partant, les voyelles désignent l’énergie masculine. On les appelle bijā, ou semence. Les consonnes, aussi appelées yōni, qui signifie matrice, ou encore vagin, sont associées à Sakti. Les consonnes-yōni donnent de la forme et les voyelles-bijā donnent du dynamisme. L’une ne peut exister en l’absence de l’autre. Ainsi, la mère des sons aide le Soi non seulement à se contracter, mais aussi à se décontracter.

Être, d’après les tenants de la Pratyabhijñā, n’est rien d’autre que la conscience de la réalité externe réalisée par le truchement de la mère des sons. Cette prise de conscience consiste à reconnaître comment les lettres aboutissent aux mots, comment les sens des mots créent des images, et comment ces images affectent la perception du monde phénoménal. La reconnaissance est positive dans la mesure où les plans de la parole aident l’individu à faire la bonne traduction de la parole affective d’ordre inconscient. En méditant sur la puissance vibrationnelle de la parole interne, l’individu n’est plus prisonnier de son expression; il devient bel et bien son maître. Ainsi, être, c’est se reconnaître par le truchement de la langue.

Voyons de près l’empirisme du principe de la mātrika. La langue nous encourage et nous décourage. Les mots nous apportent du soulagement, de la consolation et de l’encouragement. Partant, la maîtrise des émotions commence par la maîtrise de l’expression verbale. Autrement dit, la conscience du monde dépend de la conscience des mots. La mātrika, c’est la conversation interne sans convention renfermée par la conversation externe articulée par des langues régies par des conventions. Selon cette perspective, le monde perçu est le fruit de la conscience d’ordre linguistique. Comme nous prenons conscience grâce à la parole, nous vivons dans un monde de parole, appelé sabda-brahman. Ce qui réaffirme que tout ce qui ressort du monde ainsi que tout ce qui est Soi sont du même ordre que le Soi-Seigneur. Il faut, par conséquent, s’en aller au-delà des limites conceptuelles. Il faut devenir illimité, tout comme les cieux. Il faut voir le monde matériel comme faisant partie de soi-même. C’est de l’ignorance de 181 penser autrement. La doctrine de la reconnaissance prône que le Soi doit se servir de tous les moyens matériels pour accéder au Soi-Seigneur. Et la littérature en est un. La littérature, tout comme le cosmos, est un monde de mots et est le pur reflet du Soi.

Comme l’explique Abhinavagupta :

« Résultant de l’union créatrice des voyelles et des consonnes; c’est-à-dire, en réalité, de Siva et de Sakti, la Mālini représente phoniquement un aspect particulièrement puissant, efficace de la Parole; d’où sa beauté, son insurpassabilité; d’où aussi le fait qu’elle ait l’univers pour forme. Mais pourrait-on objecter, si seule la Conscience est, puisqu’il n’existe en dehors d’elle rien dont on puisse avoir conscience, puisque même Siva et Sakti ne lui sont pas extérieurs, comment peut-on parler d’une chose telle que la Mālini comme ayant l’univers pour forme? On sait que c’est la conscience elle-même qui est indissolublement Siva et Sakti, ou prakāsa ou vimarsa, qui manifeste son état créateur de couple sans que cela affecte en rien sa parfaite et unique totalité. La prise de conscience de ce couple est le « Je » absolu, totale plénitude qui, par sa liberté intrinsèque, manifeste en lui-même la diversité. » (Abhinavagupta, 1998, p. 195)

3.3 La métaphysique du mot et le holisme cognitif de Bhartrhari

Pour mieux comprendre comment les tenants de la doctrine de la reconnaissance conçoivent le processus de reconnaissance par l’intermédiaire de la langue, et comment cette façon d’aborder la réalité phénoménale à travers le prisme de la réalité transcendantale aboutit à la prise de conscience du Soi-Seigneur, il faut comprendre les notions de sabda-brahman, de sphota et de pratibhā dont se sert Bhartrhari. Selon lui, la perception, appelée pratyāksā, l’inférence, appelée anumāna, et le langage, appelé sabda, sont des moyens de connaissance valables. Mais ces moyens de connaissance ne sont pas infaillibles. Dans certaines circonstances, la perception peut nous induire en erreur. Par exemple, le ciel a l’air d’une surface solide bleue, alors que ce n’est ni solide ni bleu. Il en va de même pour l’inférence, car cette dernière qui se fonde sur une perception erronée ne peut guère se vouloir valable.

Lorsque nous essayons d’analyser les propositions linguistiques en termes empiriques, cela peut aboutir à des mésententes. La solution, selon Bhartrhari, consiste à les étudier en utilisant des méthodes tant intuitives que logiques. Selon ce grand philosophe, l’objet se rapporte au mot lui- 182 même. Nous comprenons le monde par le truchement des mots. La nature des objets et celle de l’existence sont comprises par l’intermédiaire des concepts construits à l’aide des mots. Par conséquent, la reconnaissance des objets et la véridicité des propositions linguistiques portant sur des affaires temporelles et phénoménologiques dépendent du principe du mot, appelé sabda- tattva.

Le langage, selon lui, joue un double rôle: c’est à la fois un acte et un principe. En tant qu’acte, le langage sert d’outil de communication. L’approche de Bhartrhari consiste non seulement à analyser la portée cognitive du langage, mais aussi à comprendre les limites de l’expression linguistique. Ainsi, la sabda-tattva représente l’unique et ultime réalité. C’est ce principe du mot qui nous aide à comprendre l’essence du monde qui est construit à partir des mots. Du point de vue du langage en tant que principe, l’existence, la conscience et la langue en usage (language- in-use) sont inextricablement liées à la compréhension du monde externe qui se caractérise par la pluralité. C’est le principe du mot qui aide à comprendre l’identité et l’altérité qui distinguent les diverses manifestations, l’une de l’autre. Ce principe du mot est synonyme de l’unité toute- puissante, appelée brahman, qui se fait sentir partout.

D’ailleurs, chez les grammairiens, le mot sabda fait référence au son et aux mots énoncés selon les conventions morphosyntaxiques. Mais selon Bhartrhari, qui est avant tout philosophe du langage, la sabda désigne un phénomène plus complexe et est à la fois activité et principe, dépassant ainsi le concept de langue, voire même de langage. La sabda n’est pas exclusivement un moyen de communication; c’est l’ensemble du mot-sens et c’est le seul moyen de philosopher. Comme le langage aide à effectuer des tâches matérielles, cela sert d’outil de communication; la sabda aide à accomplir la sabda-vyapāra, ou la verbalisation106 (languageing). Le langage en tant que principe représente la capacité des mots à communiquer la pensée par l’intermédiaire du sens. C’est la capacité linguistique, c’est-à-dire la puissance de la conceptualisation par le biais de l’ensemble mot-sens qui est le socle de notre prise de conscience du monde externe. Cette capacité s’appelle la sabda-tattva et c’est cette dernière qui nous permet de nous exprimer. Autrement dit, d’après Bhartrhari, nous ne pouvons pas percevoir le monde externe en l’absence des mots.

106 Notre traduction 183

Pour Bhartrhari, le sens des mots n’est pas uniquement une question de convention établie à un certain moment du temps. La capacité des mots d’exprimer le sens est un aspect inhérent non pas à l’énonciateur, mais à l’énonciation. Par conséquent, les mots ont une capacité, appelée yogyatā, d’exprimer le sens, tout comme les organes des sens qui sont doués de la capacité de sentir sans passer par des conventions imposées de l’extérieur. Nous ne pouvons pas dire que les conventions présupposent le langage, car s’il faut des conventions, il faut aussi le langage pour les exprimer. En outre, c’est à cause du manque de conventions dans l’usage linguistique que nous cherchons à établir des règles. Ainsi, il va de soi que le langage sous-tend les conventions. Comme les mots ont la capacité d’exprimer le sens, on aura tort d’étudier la puissance sémantique par le biais de la spatio-temporalité. En ce sens, la capacité du langage, appelée sabda-tattva, est éternelle. Le principe du mot se fonde sur le potentiel des mots d’exprimer le sens dont la première manifestation est le phonème.

Selon ce principe, les mots se manifestent en tant qu’objets. Le principe du mot se dévoile en premier lieu en tant que phonème et en second lieu en tant que langue en usage. Ces deux manifestations, qui font partie de l’expression linguistique, sont les seuls moyens d’exprimer notre prise de conscience du monde externe. Si nous supprimons le principe du mot, il ne peut y avoir ni conscience, ni cognition, ni sensation des objets. En l’absence de concepts et de noms, les objets et les faits sont dépourvus d’identité. Les objets de la perception, appelés sabdopagrāhī, sont délimités par des mots. Que ce soient la perception, l’inférence ou tout autre moyen de connaissance, lorsque nous nous en servons, nos pensées passent par le filtre de la langue. En l’absence de noms qui caractérisent les objets, nous ne serons pas en mesure de les identifier et d’en prendre conscience. Partant, la cognition est inextricablement liée aux mots. On ne peut pas comprendre la nature des objets en l’absence du langage qui est la manifestation externalisée du principe du mot (sabda-tattva). Ainsi, le monde externe existe dans la mesure où celui-ci s’encadre dans des catégories linguistiques. Comme l’explique Bhartrhari107, « even that which exists is as good as non-existent as long as it does not come within the range of verbal usage. Even totally non-existent things like hare’s horn or something which appears and disappears in the sky like celestial town when brought into mind by words, figures like something endowed with primary Reality, in various usages » (Bhartrhari, 1966, p. 109).

107 Bhartrhari: The Vàkyapadïya of Bhartrhari with the Vrtti, Translated by K A S Iyer, Poona, Deccan College Building Centenary and Silver Jubilee Series, 1966. 184

Selon cette perspective, les mots ne font pas référence directement aux objets, mais bien à l’idée ou au concept d’objet. On discerne la différence entre deux objets en se fondant sur les noms sous lesquels ils sont connus. Le logicien Vâtsyâyana, un célèbre critique de Bhartrhari, réfute cette hypothèse en disant qu’on peut percevoir sans l’aide des mots, car le sentir présuppose toute conceptualisation. D’après Vâtsyâyana, d’abord nous sentons, puis nous encadrons le sentir dans des catégories conceptuelles pour se le remémorer. Ainsi, la perception non conceptuelle peut nous aider à comprendre la réalité externe sans l’intervention de la langue.

Bhartrhari répond en disant qu’il ne doute pas de l’existence de la perception non conceptuelle. S’il faut accepter les perceptions préconceptuelle et postconceptuelle, dit-il, il faut aussi accepter l’existence de la verbalisation et de la verbalisabilité. Cette dernière est la capacité innée chez l’homme d’articuler ses pensées. Ceci est un processus vital préconceptuel. La verbalisation se rapporte à la capacité d’articuler les pensées en se servant des concepts d’ordre linguistique. Pour nous exprimer, il est certain que nous n’avons pas besoin de présenter le contenu cognitif sous forme verbale réfléchie et articulée conformément au génie de la langue108. Mais cela n’exclut aucunement la possibilité de percevoir à l’aide des mots qui représentent la réalité vécue, connue et verbalisable. Même la pure conscience d’un objet innommé nécessite l’utilisation des concepts linguistiques. Si l’objet ne s’encadre pas dans des catégories conceptuelles, nous le comprenons à titre de tel ou tel objet. « Ceci » et « cela » représentent des catégories conceptuelles distinctes, car cela n’est pas ceci. Partant, les noms propres sont une condition préalable à la cognition, car la pensée et la parole sont inséparables. Bhartrhari appelle cette unité le principe du mot, ou sabda-tattva.

108 Selon les opposants au holisme cognitif de Bhartrhari, il y aurait une incohérence fondamentale entre le Whorfianisme de Bhartrhari […] et les affirmations proposées ci-dessus au sujet de la verbalisation et de la verbalisabilité. D’après Bhartrhari, on ne peut pas dire qu’il y a absence de cognition lorsqu’il n’existe pas d’équivalent linguistique « exact » pour l’exprimer. Nous verrons que les catégories conceptuelles approximatives telles que « ceci » et « cela » sont comprises à la base de la contiguïté des objets innommés en question avec les objets nommés. C’est-à-dire qu’on peut essayer de comprendre l’intraduisible uniquement à la base du traduisible. Par ailleurs, il serait manichéen d’assimiler la pensée de Bhartrhari au relativisme linguistique, aussi appelé « Whorfianisme », pour deux raisons principales: d’abord, Bhartrhari, à la différence de Sapir et de Whorf, ne dit pas qu’un Tamoul ne verra pas la réalité de la même manière qu’un Québécois. Bhartrhari ne parle pas des langues telles que le tamoul et le français. Il va plus loin et postule que quand nous pensons, pensée, discours, langue et parole fusionnent et se trouvent toujours en l’état indissociable (v. pp. 182, 184, 189). Ainsi, dans la pensée bhartrharienne, le langage et la pensée se réfèrent à la même réalité. Puis, du point de vue chronologique, c’est Bhartrhari qui propose la nature linguistique de la cognition 1 600 ans avant Sapir et Whorf. S’il faut en faire une interprétation dharmique, il serait plus équitable d’appeler l’hypothèse de Sapir-Whorf du Bhartrhariannisme partiel. 185

L’essence de la philosophie de Bhartrhari pourrait se résumer ainsi : l’existence au niveau empirique se définit par quatre concepts clés, à savoir la conscience, la conceptualisation, la reconnaissance de l’existence des objets et le changement. Selon lui, nous sommes en mesure de prendre conscience des objets qui nous entourent non seulement parce que nous les percevons, mais aussi parce que nous avons la capacité de les subsumer sous des noms et des formes. Partant, on ne peut pas concevoir en l’absence de mots. Si nous enlevons le contenu linguistique à la perception, il n’y a plus de perception digne de ce nom. La conscience ne dépasse guère les mots; avoir conscience, c’est avoir conscience des mots qui « représentent » les contenus perceptibles.

Comme l’explique Bhartrhari109 :

« C’est la présence (ou l’absence) de la forme de la parole dans la conscience qui donne lieu, dans l’usage courant, à des expressions comme « conscient », « inconscient ». De même, comme mentionné antérieurement: c’est la parole qui suscite le désir d’actions relatives à un but chez tous les êtres pourvus de corps. Quand elle n’est plus là, on a un être inconscient, comme un morceau de bois ou un mur. Même dans les êtres doués de conscience interne, la conscience du plaisir et de la douleur n’existe que dans la mesure où elle prend la forme de la parole. Chez les êtres doués de conscience externe, les échanges courants sont fondés (aussi) sur elle, et en son absence ils devraient obligatoirement cesser. Il n’existe donc pas d’espèce douée de conscience en laquelle la connaissance de soi et des autres ne prenne pas la forme de la parole. C’est pourquoi il n’y a rien qui ait forme d’activité spirituelle sans s’être revêtu du pouvoir de la parole. » (Bhartrhari, 1964, p. 161)

Nous comprenons l’intention et la portée cognitive de la perception en nous basant sur l’énonciation. Il y a une nuance entre l’énonciation proprement dite et la capacité d’énoncer. Comme nous le disions plus haut, la verbalisation se rapporte à l’articulation et la verbalisabilité se rapporte à la capacité innée de l’homme de sentir, de comprendre, de conceptualiser et de réagir, dont le contenu est verbalisable. Bhartrhari se demande comment l’homme communique ses intentions à l’aide de la langue régie par des règles fixes; qu’est-ce qui pourrait lui permettre d’exprimer des choses de façons infinies en se servant de moyens linguistiques finis. Pour y

109 Bhartrhari: Vākyapādiyā Brahmakānda avec la vrtti (commentaire) de Harivrsabha, traduit par Madeleine Biardeau, Paris, Éditions E. de Boccard, Publications de l’Institut de civilisation indienne, 1964. 186 répondre, Bhartrhari explique qu’il faut commencer par comprendre le rapport entre la partie et le tout, et le lien entre l’unité et la diversité.

Comme il l’affirme, au niveau de la langue en usage, il existe une sorte d’unité entre le mot, le sens et le référent. À moins que le mot soit énoncé, on ne peut pas différencier entre ces trois aspects. Ils sont présents dans l’inconscient du locuteur en tant que tout unifié. Au niveau préverbal, les universaux du mot et les universaux des objets sont à l’état uni. Ce n’est qu’au niveau de l’énonciation que nous sommes capables de discerner les éléments universaux dans des mots se référant aux objets. Pour bien articuler le principe du mot, nous unissons les éléments divers et disparates qui font référence aux actions, aux rapports, aux objets et à leurs qualités pour former un tout unifié. Quoique nous puissions faire la distinction entre ces éléments, ils sont unis dans la phrase. Partant, au niveau du principe du mot (sabda-tattva), il y a unité. Au niveau de la langue en usage, il y a différenciation.

La langue en usage, selon Bhartrhari, n’est rien d’autre qu’un vecteur pour communiquer le sens. Mais le sens des mots et des phrases ne donnent pas le sens intégral de l’objet dans toutes ses dimensions. Lorsque nous tenons à parler d’un objet quelconque, nous usons des « fragments » (bits) pour exprimer un certain nombre d’aspects qui conviennent à la situation de communication. Ainsi, nous utilisons la langue de façon sélective; nous ne nous servons que des fragments qui mettent en lumière certains aspects du tout-sens (meaning-whole). Nous sommes en mesure de choisir ce dont on a besoin grâce au processus d’extraction, de comparaison, d’analyse et d’abstraction progressives, appelées apoddhāra. On ajoute du sens à ces fragments tirés du tout-linguistique, aussi appelé le tout-sens, en choisissant les lettres des mots, les mots des phrases et les phrases des discours. Ces fragments du sens présentés par les mots, les phrases et le discours doivent leur appartenance au tout-linguistique, appelé sphota, qui est le fondement de toute conscience humaine.

Comme l’explique Bhartrhari :

« C’est la succession des idées de celui qui écoute ou de celui qui parle qui n’est pas fixe. En effet, la chose particularisée par tous les attributs, qui est une totalité des parties en conjonction une fois qu’elle est devenue l’objet d’une idée unique, est divisée le moment suivant en différentes idées au gré (de l’auditeur ou de celui qui parle). Mais comme l’intuition qui a pour objet l’action visée ne se produit pas sans un rapprochement de ce qui a 187

été divisé, on revient derechef à la forme reliée. De plus, celui qui parle ou celui qui écoute acquiert l’idée des parties qu’il divise, mais l’ordre de succession des idées qu’il acquiert des parties s’établit de façon irrégulière, suivant le désir qu’il a de percevoir tel aspect à cause de l’importance que lui donne sa proximité, ou parce qu’il est révélé de façon plus évidente par ses facteurs de manifestation, ou encore suivant que les causes (de la connaissance de tel ou tel aspect) sont aidées dans leur fonctionnement. C’est ainsi qu’il est dit : les théoriciens de la connaissance divisent cet être unique, de diverses manières, en différents pouvoirs et conformément au fonctionnement des idées. » (Bhartrhari, 1964, p. 69)

Ainsi, il existe une foison de possibilités dont le locuteur peut se servir pour exprimer ses pensées. Pareillement, le tout-linguistique permet à l’auditeur de comprendre le contenu intellectuel du locuteur, car les deux partagent la même mine de sens. L’expression linguistique n’est donc rien d’autre qu’un fragment du sens-essence, du tout-linguistique. Lorsque nous utilisons des fragments extraits de sens, nous faisons référence aux fragments extraits du monde phénoménal. Le « tout » du sens dépend du « tout » du sens désigné. En d’autres termes, Bhartrhari explique que le monde des objets ne se prête pas à la cognition intégrale. Nous n’avons conscience que d’une partie, d’un fragment qui s’encadre dans des catégories linguistiques. Notre savoir des objets est délimité par des concepts et par des formules linguistiques, appelées vikalpa.

À titre d’exemple, le mot « pot » fait référence au pot dans tout son ensemble. Mais nous ne pouvons que verbaliser un aspect du pot, soit sa rougeur, sa rugosité, sa rondeur, son poids, etc. à un moment donné. Ainsi, la conscience du pot, dans toutes ses dimensions, sous tous ses aspects, dépasse la portée de l’expression linguistique. Cela ne montre pas que la conscience humaine est incapable de comprendre la réalité phénoménale. Bien au contraire, la réalité est stockée dans la mémoire en tant que tout indifférencié. Lorsque nous parlons des objets, nous en parlons en nous servant des noms et des concepts dont nous avons besoin de façon sélective. Ce n’est pas non plus du nominalisme, car Bhartrhari ne nie pas l’existence indépendante des objets; il souligne que l’existence de l’objet est reconnue par l’intermédiaire du langage, car l’existence ne se prête pas à la cognition. Certes, il ne dit pas qu’il suffit de se sustenter à titre nominatif. C’est-à-dire qu’il est intenable que nous nous alimentions en pensant à la nourriture. Il dit tout simplement que le mot qui signifie la nourriture est reconnu en tant qu’universel. Ainsi, les objets sont compris dans la mesure où ils s’encadrent dans des catégories linguistico-cognitives universelles. 188

D’après Bhartrhari, les objets n’ont qu’une existence métaphorique (oupacāra sattā). Les attributs sont superposés métaphoriquement sur des objets.

Selon le holisme cognitif de Bhartrhari, les mots et le sens sont à l’état indifférencié en amont de la manifestation. Les sons, appelés dhvani, illuminent le sens qui fusionne avec l’identité des objets. Selon cette perspective, il ne serait pas déplacé de dire « voici une traduction » au lieu de dire « voici une réécriture de l’original qui doit lui ressembler en lettre et en esprit ». Une telle fusion de l’objet et du signe est l’essence même du langage. D’après Bhartrhari, la reconnaissance par l’intermédiaire du langage équivaut à ce qu’on peut appeler la reconnaissance par l’identification attributive, ou encore l’identification par attribution et surimpression. En amont de cette identification, le signe, le son et le sens se trouvent à l’état uni dans l’esprit du locuteur. Cela montre que l’unité sous-tend toute différenciation caractéristique de l’énonciation.

L’analyse fragmentaire des unités du discours ne sert qu’à des fins empiriques et phénoménales. Les esprits sages qui comprennent l’essence de la nature unificatrice de la parole ne cherchent pas à déconstruire cette unité. Comme le souligne Bhartrhari, « la grammaire est faite pour les ignorants à qui il faut apprendre la langue en l’analysant, tandis que la vraie connaissance du langage surgit d’elle-même sans qu’il y ait besoin d’analyse. Cependant, le contexte invite aussi à comprendre que les analyses de la grammaire ne correspondent à rien de réel, mais sont un moyen irréel d’arriver à la réalité » (Bhartrhari, 1964, p. 10). À la question de savoir ce qui constitue l’essence du langage, Bhartrhari répond que c’est la sphota. Ce concept, proposé par le philosophe Sphotāyana au XIe siècle av. J.-C., est le fondement de la philosophie de Bhartrhari. Le langage, selon Bhartrhari, ne peut pas être compris uniquement à l’aide des analyses phonétique, syntaxique, grammaticale et sémantique. Le langage, d’abord et avant tout, est un outil de communication. C’est aussi un processus interactif intersubjectif dans lequel le locuteur et l’auditeur jouent un rôle important. En ce qui concerne l’énonciation linguistique sensée, Bhartrhari explique que celle-ci se compose de deux éléments : le premier est la cause principale de l’énonciation, appelée nimitta, et le second est la manifestation externe de la cause principale, appelée prayujyate. Le premier s’appelle sabda-tattva, ou principe du mot et le second s’appelle dhvani, ou son. Ainsi, le principe du mot, c’est notre savoir du monde phénoménal. Ce principe est stocké en tant que masse indifférenciée appelée tout-linguistique qui est le fondement du langage. Le tout-linguistique est l’essence de la capacité linguistique dont la manifestation audible est le son en l’absence duquel l’énonciation du sens et de l’intention devient irréalisable. 189

Du point de vue de la linguistique moderne nous pouvons dire que le tout-linguistique (sphota) représente le contenu propositionnel qui se divise en deux éléments, à savoir le son (dhvani) et le sens (artha). C’est le substrat de toute communication qui est présent dans l’esprit (buddhi). Toutes les différenciations, y compris les distinctions aux niveaux grammatical et syntaxique, doivent leur existence aux sons audibles. Ainsi, le tout-linguistique est un phénomène indivisible. Lorsque nous nous servons de la langue pour exprimer nos pensées, la verbalisation varie non seulement selon l’articulation du locuteur, mais aussi selon l’usage régional.

Comme l’explique B. K. Matilal110 :

« There is no thought without language, no knowledge without word in it. Consciousness vibrates through words, and such vibrating consciousness or a particular cognitive mode motivates us to act and obtain results. Hence language offers the substratum upon which human activity is based. Language and meaning are not two separate realities such that one conveys the other. They are in essence the two sides of the same coin. Sphota is this unitary principle where the symbol, sound and what is signified are one. To understand each other’s speech and to communicate, we do separate the inseparable, the sound and its sense. This is only instrumental to our mutual understanding. At the ultimate level, they are one. […] For Bhartrhari, the sentence is the unit of communication. The sentence meaning, or a sentence- sphota, is likewise a whole, not constituted by word-meanings put together. » (Matilal, 1990, p. 95)

D’après Bhartrhari, les règles de grammaire et de syntaxe qui constituent le pivot de la verbalisation varient d’une langue à l’autre. Mais les conventions ne touchent pas au tout- linguistique indifférencié. Pour que le locuteur et l’auditeur s’entendent, il faut qu’ils partagent la même base de données. Cette mine de connaissance s’appelle le tout-linguistique (sphota). Lorsque le locuteur désire dire quelque chose, il saisit d’abord le contenu psychologique et linguistique en tant que tout uni. Puis, lors de l’énonciation, il énonce ce contenu syllabe par syllabe de façon séquentielle. L’auditeur saisit d’abord les différentes parties de la phrase, puis il les unifie de façon progressive pour former le tout-linguistique, qui l’aide à comprendre l’intention du locuteur.

110 B K Matilal: The Word and the World : India’s Contribution to the Study of Language, New York, Oxford University Press, 1990. 190

Ainsi, le processus de la communication se livre à des analyses tant du point de vue du locuteur que de celui de l’auditeur. Du point de vue du locuteur, l’intention de communication est à l’état indifférencié et uni. C’est le tout-linguistique – la cause principale (nimitta) des sons –, qui l’aide à énoncer son intention selon les conventions linguistiques. Du point de vue de l’auditeur, les mots différenciés en sujet, verbe et objet, accompagnés de qualificatifs tels que les adverbes et les adjectifs, servent de base à la compréhension de l’intention du locuteur. Par conséquent, pour qu’il y ait intersubjectivité dans la communication, il faut que les deux individus aient non seulement la capacité d’articulation ainsi que la bonne connaissance du registre et du niveau de langue, mais aussi la maîtrise du sens (pratyayaka). En un mot, la sphota, c’est le phonème et le sens dans leur ensemble.

Bhartrhari précise cependant que la décomposition du discours en des unités ne sert qu’à faire des analyses grammaticales. Au niveau de l’inconscient, il n’y a aucune distinction, car ce n’est pas le signe des mots individuels qui est l’unité principale du discours. C’est plutôt la phrase. Quand nous parlons, dit-il, nous ne pensons pas au signe et à son référent. Tous les signes et les référents gagnent leur force à la fin de la phrase. Par conséquent, c’est la phrase qui importe et non pas le mot et le sens individuel. Pour mieux comprendre ce qui aide le locuteur et l’auditeur à colmater les brèches entre les mots énoncés et les idées en devenir, Bhartrhari propose l’intuition en tant que mobile principal de la communication intersubjective. Comme nous disions plus haut, les tenants de la Pratyabhijñā, tels qu’Abhinavagupta, empruntent les trois niveaux d’expressivité linguistique111 à Bhartrhari pour mieux expliquer la communication intime entre le Soi et le paramashiva – l’unité cosmique. Selon cette perspective, l’intention verbalisée du locuteur n’est pas comprise directement par le truchement des mots et de leurs sens.

Nous avons déjà vu que les mots n’éveillent pas directement le sens et que les pensées et les mots doivent obligatoirement passer par le filtre du tout-linguistique pour qu’il y ait communication. Dans la philosophie de Bhartrhari, l’intention non fragmentée se manifeste sous forme d’énonciation fragmentée. C’est-à-dire que si le locuteur tente d’énoncer le mot « traduction », il doit prononcer les trois syllabes, notamment, « tra », « duc », et « tion ». Bhartrhari explique que la première syllabe « tra » désigne l’unité de sens indivis. Le sens

111 Voir p. 176. 191 intégral devient clair au fur et à mesure que l’auditeur entend la deuxième et la troisième syllabe. Lorsque le locuteur aura terminé l’énonciation des trois syllabes, c’est uniquement la troisième syllabe qui reste dans l’esprit de l’auditeur. Toutefois, les imprégnations de toutes les trois syllabes sont retenues dans l’esprit. Ces impressions donnent naissance au sens intégral du mot. Cette façon d’énoncer est une condition requise pour la cognition de l’unité de sens. Si le locuteur veut communiquer ses intentions, il doit obligatoirement passer par le crible des éléments séquentiels des unités de sons.

Mais cette hypothèse ne montre pas pourquoi l’auditeur ne comprend pas le sens malgré la bonne articulation et le bon choix de mots du locuteur. En d’autres termes, Bhartrhari veut savoir ce qui pourrait expliquer le manque de cognition du sens chez l’auditeur. En guise de solution, Bhartrhari propose le concept d’intuition, appelée pratibhā. Ce dernier signifie la disposition linguistique instinctive qui aide l’auditeur à deviner le contenu suivant pendant l’énonciation. Si l’auditeur en manque, cela peut engendrer des vides communicatifs et des mauvaises compréhensions. Comme l’explique Madeleine Biardeau, traductrice de la Vākyapādiyā, « la pratibhā est identifiée par Bhartrhari lui-même, […] au sens de la phrase, c’est-à-dire à cette compréhension globale et intuitive d’un objet propre à un ensemble de mots. Elle se présente comme un stade d’unification de la parole concrète. […] Il considère cette pratibhā née de la parole concrète comme l’unification suprême à laquelle l’homme peut accéder et celle qui lui fait connaître la réalité même des choses ». Ainsi, selon Bhartrhari, le locuteur énonce son intention syllabe par syllabe, mais l’intention est comprise comme un tout indivisible. Ceci devient possible parce que l’auditeur, en se fondant sur ses expériences passées, peut deviner le contenu affectif et linguistique du locuteur grâce au jet d’intuition, appelée pratibhā.

Nous venons de voir que la doctrine de la reconnaissance montre que l’individu désire comprendre et faire comprendre les autres grâce à la liberté et à son expression linguistique. Suivant l’exemple de Bhartrhari, nous pensons qu’aucune logique ne peut expliquer comment l’homme communique de façon verbale et non verbale sans vraiment connaître toutes les possibilités sémantiques qu’offre le langage. Les conventions que nous apprenons se rapportent à la verbalisation et non à la verbalisabilité. Cette dernière est une capacité innée chez l’être humain qui le distingue perceptiblement des autres êtres vivants. Cette capacité innée est shiva. C’est la même puissance d’ordre sémantique qui nous donne l’expérience littéraire affective et qui nous transporte dans un autre monde. 192

D’ailleurs, la félicité (bliss), appelée ānanda, est le clou de l’expérience esthétique transcendantale d’ordre intuitif et est l’ultime réalisation de la culture intellectuelle.

Comme le rappelle Abhinavagupta112 :

« Of instruction and joy, joy is the chief goal. Otherwise, what basic difference would there be between one means of instruction, viz., poetry, which instructs after the fashion of a wife, and other means of instruction, such as the Vedas which instruct after the fashion of a master, or history that instructs after the fashion of a friend ? That is why bliss is said to be the chief goal. In comparison with [poetry’s] instruction even in all four aims of human life, viz., artha, kâma, moksā and dharma, the bliss which it renders is a far more important goal. » (Dhvanyaloka, 1990, p. 73)

En outre, aucune méthode empirique, aucun logos ne peut expliquer pourquoi on appelle une œuvre un chef-d’œuvre et une autre du gribouillis. Ces décisions sont d’ordre intuitif et affectif. La littérature est un des moyens d’accéder à Shiva, car le langage littéraire, à titre de pur reflet de la puissance linguistique, est le langage que parle Shiva113. D’où l’importance de comprendre la théorie de la reconnaissance et du principe du mot.

Les shivaïtes du Cachemire, tels qu’Anandavardana et Abhinavagupta, empruntent la sphota à Bhartrhari non seulement pour expliquer la parole interne, mais aussi pour fonder la théorie du sens suggestif. Selon Bhartrhari, la prise de conscience du vocable-son est préalable à la conscience du sens d’un mot. Le sens est compris par voie de deux types de vocables, à savoir le vocable au niveau du mot (pada-sphota) et le vocable au niveau de la phrase (vakya-sphota). La cognition du sens intégral s’effectue de façon instantanée au fur et à mesure que l’auditeur

112 D H Ingalls, J Masson, M V Patwardhan: The Dhvanyaloka of Anandavardana with the Locana of Abhinavagupta, Cambridge, Harvard University Press, 1990. « Coll. Harvard Oriental Series » 113 D’ailleurs, avoir conscience de Shiva équivaut à avoir conscience cosmique de se sentir en union avec une force, une puissance, une conscience indescriptibles dont l’homme et tout autre être vivant et non vivant sont issus et n’a rien à voir avec la conscience d’un Dieu unique qui veille sur l’homme, conception qui est monnaie courante dans des traditions monothéistes. Il faut comprendre Shiva au sens métaphorique et non au sens littéral. Lorsque les hindous disent « aham brahma asmi » (Je suis Brahma), ils n’entendent pas parler de Brahma – le créateur. Bien au contraire, brahman fait référence à l’unité atemporelle qui sous-tend la réalité cosmique. Être Brahma, c’est avoir toutes les qualités du Brahma. Bref, c’est la différence entre être fils de Dieu et être le fils de Dieu. Être fils de Dieu, c’est avoir toutes les caractéristiques divines; être le fils de Dieu, c’est isoler l’homme du cosmos. Ainsi, être Shiva, c’est avoir toutes les qualités de Shiva. Selon cette perspective, l’homme aussi est de nature divine et n’est pas pécheur. 193 entend le dernier son de la phrase. Le dernier son s’appelle dhvani (Bhartrhari114 cité dans Pandey, 2008, p. 281).

Selon Anandavardana, tout comme les sons qui parviennent à pénétrer la conscience par la succession de vocables et de sons, le sens suggestif pénètre l’esprit du lecteur sensible par une succession des sens conventionnel, contextuel et secondaire. Pour cette raison, il considère que le dhvani désigne aussi le sens suggestif. Comme l’explique Anandavardana, « again, the phonemes as heard, technically called nāda-sabdas, manifest the semantic unit, which we comprehend as soon as we cognize the final phoneme. These phonemes are called dhvanis » (Dhvanyaloka, 1990, p. 170).

3.4 La compréhension du sens contextuel en linguistique occidentale et en linguistique indienne

Nous pouvons constater qu’il y a des convergences et des divergences entre les théoriciens occidentaux de la traduction et Anandavardana et Abhinavagupta. Selon Nida, il faut comprendre non seulement le sens dénotatif qu’il appelle « numérique » et le sens connotatif qu’il appelle « analogique », mais aussi le sens référentiel qui repose sur les concepts qui sous-tendent ces deux sens pour comprendre le sens intégral. C’est-à-dire que la compréhension du sens intégral dépend des rapports établis entre les sens dénotatif et connotatif et les concepts déjà stockés dans l’esprit du lecteur. Selon Newmark, en sus de comprendre les sens dénotatif et connotatif, il faut également comprendre les sentiments qu’évoquent les deux sens. L’auteur exprime ses sentiments en se servant de ces deux sens et des trois fonctions de la langue. Il y a d’abord la fonction informative grâce à laquelle l’auteur exprime son intention. Puis, l’auteur a sa propre manière de l’exprimer qui porte le reflet de son expressivité. Ceci devient possible grâce à la fonction expressive. L’auteur veut enfin attirer le lecteur vers ses pensées, vers sa vision de la réalité. Il arrive à convaincre le lecteur en se servant de la fonction phatique de la langue. D’après Seleskovitch, le traducteur arrive à comprendre le sens contextuel en se fondant sur sa compréhension des sons, du sens syntaxique et du sémantisme de l’énoncé. En outre, les mots porteurs de sens renvoient aux autres idées qui dépendent du bagage cognitif du lecteur.

114 Bhartrhari: The Vàkyapadïya of Bhartrhari with the Vrtti, Translated by K A S Iyer, Poona, Deccan College Building Centenary and Silver Jubilee Series, 1966.

194

Ananda préconise l’importance de comprendre les sens dénotatif, indicatif et syntaxique en se servant de l’expérience, ce que Nida et Seleskovitch appellent « concept » et « compétence extralinguistique » respectivement, pour comprendre le sens intégral. Anandavardana dénomme le socle de l’expérience la sahrydayadatvā, ou la susceptibilité esthétique115. À la différence des penseurs occidentaux, Ananda souligne l’importance de comprendre non seulement les sens dénotatif et indicatif pour saisir le sens syntaxique, mais aussi le sens suggestif et le délice esthétique pour comprendre et jouir de la beauté. Selon Ananda, le sens syntaxique ne peut communiquer que le sens intégral dénotatif. Au cas où il y a blocage, on peut à la limite comprendre qu’il s’agit de l’indication. Pour comprendre la suggestion, il faut transcender les sens dénotatif, syntaxique et indicatif. En ce sens, le sens suggestif comme le préconise Ananda est suprasyntaxique.

D’ailleurs, la suggestion n’est pas un nouveau concept dans la tradition littéraire occidentale. Stéphane Mallarmé116 en parle dans son essai intitulé Réponses à des enquêtes sur l’évolution littéraire : enquête de Jules Huret. Selon Mallarmé, « les Parnassiens […] traitent leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement. Au contraire, il faut qu’il n’y ait qu’allusion. La contemplation des objets, l’image s’envolant des rêveries suscitées par eux, sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent : par là ils manquent de mystère; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu’ils créent. Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de devenir peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements » (Mallarmé, 1979, p. 869).

Mais Mallarmé n’en dit pas plus. Il ne dit pas comment la suggestion fonctionne à l’intérieur du texte littéraire et comment le mystère de l’implicite engendre le plaisir.

Comme l’explique Jeffrey Masson :

« There is nothing in our western traditions (Greek and Latin) of criticism that corresponds to rasa and nothing that corresponds to dhvani in the grand dimensions in which Ananda and

115 Notre traduction 116 S Mallarmé: Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1979. 195

Abhinava conceived it. Our classical rhetoricians, all but one of them, the author of On the Sublime, chose the path of Bhamaha and Dandin117. I have noticed that almost every instance of what pseudo-Longinus cites of what he calls “the sublime” in literature, is actually an act of suggestion. » (Dhvanyaloka, 1990, p. 38)

3.5 L’allusion en poétique tamoule et sanscrite118

La technique littéraire de la suggestion fait partie intégrante de la poétique hindoue qui recouvre toutes les traditions littéraires originaires du sous-continent indien. Nous sommes d’avis que les prétendues langues indo-aryennes et dravidiennes appartiennent à la même civilisation hindoue appelée Bhāratavarshā119. Selon cette perspective, il n’y a que la famille de langues « dharmiques ». Tout comme en poétique sanscrite, la suggestion joue un rôle important en poétique tamoule. La littérature tamoule classique, appelée littérature sannegamme (சங்ெம்), fut composée entre le IIIe siècle et le IVe siècle av. J.-C120. La poésie sannegamme se divise en deux genres selon le contexte exégétique, notamment agamme et pouramme. La poésie agamme

117 Bhamaha et Dandin sont les célèbres opposants à la théorie du sens suggestif. Selon eux, le vyāngyā, ou la suggestion n’est pas une fonction autonome. Il n’y a pas d’autres sens que la dénotation, le sens syntaxique et l’indication. Partant, les trois sens ou fonctions et les figures de styles suffisent pour suggérer. 118 On peut se demander en quoi cette partie, qui porte sur la poésie tamoule classique, éclaire la sensibilité des lecteurs tamouls d’aujourd’hui. Nous répondons que cette partie pourrait mieux aider les lecteurs contemporains à comprendre les connaissances et les compétences requises pour apprécier la technique de suggestion en littérature indienne. Plus important encore, s’il faut faire une bonne analyse située non située de la pensée de l’Autre, il faut d’abord bien connaître la vérité dans la tradition. À cette fin, nous sommes d’avis que cette partie aiderait les lecteurs indiens à se remettre en contact avec la tradition littéraire hindoue. 119 Comme le propose l’archéologue Jim Shaffer, « current archaeological data do not support the existence of an Indo-Aryan or European invasion into South Asia any time in the pre- or proto-historic periods. Instead, it is possible to document archaeologically a series of cultural changes reflecting indigenous cultural developments from prehistoric to historic periods ». Selon Shaffer, la famille de langues dite indo-européenne ou indo-aryenne n’est qu’une fantasmagorie théorique échafaudée par des indianistes. (Voir: J G Shaffer: The Indo-Aryan Invasions : Cultural Myth and Archaeological Reality, in J R Lukacs: The People of South Asia : The Biological Anthropology of India, Pakistan and Nepal, New York, Plenum Press, 1984, pp. 77-88 et M Danino: L’Inde et l’invasion de nulle part : Le dernier repaire du mythe aryen, Paris, Les Belles Lettres, 2006). 120 Notice culturelle : En ce qui concerne la date de la composition de la littérature tamoule, il y a quelques incohérences. S’il faut suivre le célèbre dravidologue , « according to Nakkirar, there were three academies or Sangams. The whose seat was Southern , lasted 4440 years and 4449 poets took part in it. […] The second Sangam lasted for 3700 years and included 3700 poets. […] The lasted 1850 years and 449 poets including Nakkirar formed part of it ». (Voir: K Zvelebil: The Smile of Murugan : On of South India, Leiden, E. J. Brill, 1973, p. 49). Selon cette hypothèse, la tradition littéraire s’étale sur une période qui recouvre 9 990 ans. En admettant que la littérature fut transmise par la culture orale pendant plus des trois quarts de cette longue période, la tradition littéraire remonte à tout le moins au XXXe siècle av. J.-C. On suit la date provisoire de la littérature sannegamme, à savoir le IIIe siècle av. J.-C., car selon les historiens, la littérature fut consignée par écrit pendant cette période (Voir: Tamil-Brahmi). Selon K Rajan, « the introduction or evolution or origin of script in Tamil Nadu might well be beyond 4th century BCE due to the uniformity of the script, lack of grammatical errors and widespread usage » (Voir: K Rajan: « Situating the Beginning of Early Historic Times in Tamil Nadu : Some Issues and Reflections », in Social Scientist 36 (1/2), 2008, New Delhi). 196

(அெம்), ou poésie de l’intérieur, porte sur l’amour et les aspects de la vie conjugale, tandis que la poésie pouramme (ꯁறம்), ou poésie de l’extérieur, concerne l’héroïsme, la bravoure, l’éthique, la bienveillance, la philanthropie, la vie sociale et les mœurs et coutumes. La division entre les genres agamme et pouramme n’est pas rigide, car on peut trouver des aspects du genre pouramme dans des poèmes agamme et vice versa.

On trouve l’utilisation répandue du sens suggestif dans des poèmes agamme qui portent sur la vie familiale et conjugale. Le sens suggestif, appelé iraïtchie (இதறச்சி) est le sens implicite que l’auteur communique en se servant des outils poétiques tels que le paysage littéraire, appelé thinaïe (ைிதை) et la métaphore implicite, appelée oullouraïe ouvamame (உள்쿁தற உவமம்). L’auteur, en usant du paysage et des métaphores, communique un sens plus étendu que le sens conventionnel. Pour mieux comprendre la nature du sens suggestif, il faut comprendre le paysage et les métaphores implicites nécessaires pour créer l’état affectif chez le lecteur.

Le paysage, ou thinaïe, comprend le lieu où se déroule l’action. Le paysage décrit le cadre, le moment de la journée, les éléments qui représentent le paysage tels que la flore et la faune, les habitants, les divinités et l’organisation sociale caractéristique de chaque paysage. Les auteurs se servent de cinq paysages pour composer la poésie de l’intérieur. Chaque paysage correspond à une phase de l’amour. Selon Nakkérare, les éléments constitutifs des cinq paysages peuvent se trouver dans le même poème. Le paysage ne signifie pas uniquement le lieu, mais aussi l’état affectif. Ainsi, en règle générale, la phase kourinnetchie (埁றிஞ்சி) dans laquelle l’action se déroule dans des régions montagneuses signifie la toquade, le désir sexuel et la proximité physico-spirituelle. La phase moullaïe (믁ல்தல) dans laquelle l’action se passe dans la forêt dénote l’attente. La phase marouthame (ம쏁ைம்) dans laquelle l’action s’écoule dans des champs correspond à la maussaderie. La phase néïthale (கதுய்ைல்) dans laquelle l’action se déroule dans des régions côtières signifie l’anxiété et la phase pālaïe (ொதல) fait référence à la séparation.

L’auteur de la littérature tamoule classique se sert du sens suggestif, appelé iraïtchie, pour dépeindre l’état émotif des personnages. Ainsi, la suggestion qui se trouve dans des paroles de l’héroïne est décrite par le biais d’un phénomène naturel. À titre d’exemple, le buffle qui piétine le lotus et qui broute les petites fleurs implique l’infidélité de l’amant. Le héros (le buffle qui habite les champs) qui abandonne (piétine) son amante (le lotus qui se trouve dans les champs),

197 ce qui la fait souffrir pendant que le héros se rassasie (broute, savoure, rumine) des petites fleurs (qui font référence aux jeunes filles idéalement pucelles).

Le symbolisme peut s’avérer très explicite parfois. À titre d’exemple, le laboureur (originaire de la forêt ou des champs) avec sa charrue qui a hâte de travailler la terre fraîche rougeâtre arrosée par la pluie signifie l’impatience du héros de s’accoupler. Force est de constater que l’image que suscite cette description est très somptueuse. L’exemple classique de la métaphore implicite, ou la oullouraïe ouvamame, est le suivant : le ruissellement de la pluie qui tombe sur la terre rouge chauffée par le soleil. Dans cet exemple, l’auteur se sert de l’image opposée de la pluie et du soleil pour faire allusion à l’union sexuelle121.

Comme l’explique Kamil Zvelebil122 :

« In terms of sociological and psychological implications, one should probably stress the following facts: first of all, the heroes of these poems were by no means monogamous. This was almost taken for granted. Harlots, concubines and prostitutes play quite an important part in this literature: the mountain theme abounds in harlotry. Second, it is interesting that out of the five major themes, actually four deal in this or that form of waiting: the two tinais appropriate for waiting par excellence are mullai—patient waiting—and neytal—long and anxious waiting for the hero to return. But palai, wasteland, also deals with waiting and separation (apart from elopement); and so does marutham: here the wife is waiting till the debauchee returns from the harlot. Finally, the kurinci theme might be considered as an echo of the primitive, tribal, pre-nuptial promiscuity. » (Zvelebil, 1973, p. 103)

121 À la lumière de ces exemples tirés de la littérature hindoue classique, il serait convenable de réfléchir à la situation actuelle de censure de la littérature de contenu sexuel qui sévit en Inde. Il va de soi que la modestie, la pudeur et la culpabilisation de la sexualité, sans oublier la corruption, sont des valeurs intruses dont les Hindous ont hérité des « envahisseurs » venus du Moyen-Orient et de l’Europe. Comme nous disions plus haut, nous pensons qu’il faut remonter dans le passé védique pour comprendre le vrai esprit hindou dont les hindous laïcs font fi. La littérature tamoule classique est conforme aux quatre objectifs de la vie humaine, appelés pouroushartha, enchâssés dans les Véda, à savoir, artha, ou accumulation de richesse matérielle, kâma, ou satisfaction sensuelle, moksā, ou libération de l’attachement aux objets temporels et dharma qui inclut la vertu, la responsabilité sociale, familiale et environnementale, le devoir, et la jurisprudence,. En Inde postcoloniale, il semble que c’est uniquement l’artha qui demeure le but suprême de la vie des habitants actuels de cette terre ancienne, appelée pounya bhoomi, connue jadis pour d’autres aspects civilisationnels, notamment la liberté sexuelle, la paix spirituelle, la médecine, les sciences et les mathématiques, et les valeurs éthiques. À l’heure actuelle, il n’y a ni kâma ni moksā. Plus navrant encore, l’adharma est répandu au pays. 122 K Zvelebil: The Smile of Murugan : On Tamil Literature of South India, Leiden, E. J. Brill, 1973. 198

En contrepartie, dans des poèmes appartenant au genre pouramme, ou poésie de l’extérieur, il y a la situation poétique, appelée thinaie (ைிதை), et le thème, appelé touraïe (நதற) qui décrivent le cadre. Selon Zvelebil, le thème principal de la littérature tamoule classique porte sur l’amour dans la poésie de l’intérieur et sur l’héroïsme dans la poésie de l’extérieur. Les deux genres de poésie visent à exprimer la perception unifiée dans la conception du cosmos, typique de la pensée hindoue. Ainsi, les poèmes héroïques se divisent en cinq situations poétiques : le prélude

à la guerre, appelé vétchie (னவடுசி), qui consiste à voler le bétail du camp ennemi. La situation dans la poésie de l’extérieur et le paysage dans la poésie de l’intérieur ont en commun l’heure et le lieu.

Dans des poèmes dans lesquels le thème porte sur des actes clandestins, à savoir le vol et l’union sexuelle illégitime, sur la préparation à la guerre, et sur le début de l’invasion, appelée vannegie

(வஞ்சி), l’action se déroule la nuit dans des régions montagneuses et dans la forêt. Dans des poèmes qui ont comme thème l’invasion du camp ennemi, l’action se passe pendant la mousson et dans la forêt. Les poèmes dans les deux genres qui portent sur l’invasion décrivent la séparation des êtres chers et la patience de la femme pendant le siège de la forteresse, appelé oujinneyaïe (உழிதை). Tout comme dans le paysage littéraire des champs, le siège s’effectue dans des régions habitées et au petit matin. Dans les deux genres, le thème porte sur l’infidélité et le refus de se réunir; les poèmes qui se centrent sur la bataille rangée, appelée thoumbaïe (நம்தெ) qui fait référence à la guirlande de fleurs de calebasse (Momordica dioica), décrivent la séparation et l’angoisse et l’action se déroule sous le ciel crépusculaire; dans des poèmes qui décrivent la victoire du héros, appelée vāgaïe (வாதெ), le thème porte sur les exploits du héros qui comportent l’enlèvement et la possession de l’héroïne. Dans les deux genres, l’action se déroule dans des terres en friche. La victoire du héros dans la poésie de l’extérieur implique la réunion à la suite de la séparation de l’héroïne pendant la période de guerre. Nous pouvons constater que le thème de la poésie de l’extérieur et le paysage de la poésie de l’intérieur s’entrecoupent. Comme l’explique Zvelebil, « the entire corpus of bardic poetry seems to have been composed on the basis of definite themes. […] We see that the tinai, the situation, gives the general category and the turai, the theme, gives the specific category » (Zvelebil, 1973, p. 107).

En ce qui concerne la réponse esthétique, le délice esthétique, appelé rasa dans la tradition sanscrite, s’appelle méïppādoue (கமய்ப்ொ翁) dans la tradition tamoule. Le sens suggestif, appelé

199 dhvani en sanscrit, s’appelle iraïtchie en tamoul. Ce dernier, qui signifie littéralement « chair », aide à communiquer le sens suggestif par le biais des éléments physiques tels la flore et la faune. Dans les deux traditions, les lecteurs doivent avoir une assez bonne connaissance des systèmes sémiotiques pour comprendre les sens explicites et implicites, ce qui nécessite un certain niveau d’éducation et de sophistication.

Le délice esthétique n’est pas conçu de la même manière dans les deux traditions. Selon Subrahmanya Sastri, les rhéteurs tamouls expliquent que la suggestion est une réussite dans la mesure où la description d’un objet est vivante, si bien que cela aboutit à la jouissance qui se manifeste sous forme de chair de poule et de larmes; on appelle les changements psychophysiques qui se manifestent chez le lecteur, le délice esthétique, ou méïppādoue (Sastri123 cité dans Selby, 2000, p. 32).

Outre cette définition solitaire, il n’y a aucune mention du délice esthétique dans des commentaires des textes classiques; il n’y a rien qui décrit de façon explicite le rôle des personnages, du lecteur, ni du public. On est contraint de déduire que la façon dont les auteurs reconstituent la réalité dans les deux traditions est nettement différente. Alors que dans la tradition sanscrite, la perception du délice esthétique est le fruit d’une réponse sympathique à la situation esthétique qui est indirecte, intellectualisée et intensifiée et qui se situe entre le texte et le lecteur, la perception du délice dans la tradition tamoule est directe. Quoique l’appréciation de la bonne littérature ne soit pas le domaine de monsieur Tout-le-monde, la jouissance de la poésie tamoule classique, à la différence de la poésie sanscrite, ne nécessite pas tant d’expertise littéraire, de réflexion et d’articulation intellectuelles.

Mais la réponse esthétique directe, courante dans la tradition tamoule, ne mérite pas d’appréciation chez les critiques littéraires sanscrits. Dans la tradition sanscrite, les lecteurs doivent se donner à la situation esthétique pour mieux jouir du délice. Ils doivent aussi bien connaître et savoir distinguer entre les différents types de sens suggestif, de déterminants, d’émotions de base afin d’apprécier le délice esthétique qui en résulte. Bien que la classification et l’analyse ne se fassent pas en temps réel, c’est-à-dire lors de la lecture de l’œuvre, le lecteur est censé connaître les nuances. Les poètes tamouls, par contre, ne se soucient pas de manque de

123 P S S Sastry: Tolkāppiyam : The Extant : Text in Tamil and Roman Scripts with a Critical Commentary in English, Parts 1-3, Porulatikāram : Tamil Poetics, Chennai, Kuppuswamy Sastri Research Institute, 1959. 200 compatibilité entre le symbolisme externe et interne. Ils montrent la connaissance étendue selon laquelle le corps humain et ce qui le contraint à être présent dans l’immédiat sont incompatibles avec l’environnement dans lequel l’individu se trouve.

Comme l’explique Martha Ann Selby124 :

« The language of the cangam poets arose from the desire for an erasure of the split between the self and tinai (situation poétique); this desire was foisted outward onto the environment, which was then reshaped, literally “incorporated” and made part of their language. In a sense, Tamil poetics is structured very much like Lacan’s model of the unconscious. Instead of being an internal and private symbolism, it is, in fact, outside existing in relationships between characters and objects and in what exists between poets and their environments. Tamil and Sanskrit methods of reading poetry are alike in that there appears to be a notion in both of what constitutes the “proper reading” of a work. Both methods basically assume the notion of an “ideal reader”; the Sanskrit establishment more than the Tamil. One must be a rasika, a “taster”, or sahrydayā, like-hearted, in the Sanskrit tradition and a pulavar, a poet, in the

Tamil tradition in order to appreciate a text properly. » (Selby, 2000, pp. 41, 42)

3.6 Qu’est-ce que le sens contextuel, le sens suggestif et le délice esthétique ?

La théorie du sens suggestif fut proposée pour la première fois en poétique sanscrite par Anandavardana. Il s’inspire de la Natyasāstrā (traité sur la danse classique hindoue) écrite par Bhāratamounie au IVe siècle av. J.-C., pour proposer la théorie du sens suggestif, appelé dhvani. Ce mot, qui existait en phonétique sanscrite, signifiait « phonème ». Anandavardana donne le deuxième sens au mot pour désigner à nouveau le sens suggestif en sémiotique sanscrite. Un siècle plus tard, au Xe siècle, Abhinavagupta écrit un commentaire sur la Dhvanyaloka appelé Locana, qui veut dire « l’œil », dans lequel il aborde les notions dans l’œuvre de son maître Anandavardana, qui nécessitent une explication étendue. Abhinavagupta contribue énormément au développement des concepts de délice de la paix, appelé sānta rasa, et de généralisation d’individualité, appelée sādhāranikarana, tels que nous les connaissons aujourd’hui.

124 M A Selby: Grow Long, Blessed Night, Love Poems from Classical India, New York, Oxford University Press, 2000. 201

Avant l’introduction du concept de sens suggestif en poétique sanscrite, on pensait que la poésie se composait de mots, de sens et d’embellissements, appelés alamkārā, qui incluent tout type de rhétorique, y compris les figures de style nécessaires pour différencier un texte philosophique d’un texte littéraire. Les grammairiens reconnaissaient trois types de fonctions des mots : la dénotation (abhidā), la syntactique (tātparyā), et l’indication (gunavritti). Anandavardana propose la quatrième fonction baptisée la suggestion (vyāngyā). Voyons les fonctions de près et en quoi, selon le philosophe shivaïte, la quatrième fonction se distingue des trois autres fonctions reconnues.

Selon les grammairiens antiques, la dénotation (abhidā), se rapporte au sens littéral du mot. L’essence du mot réside en la puissance significative du mot. Cette puissance s’appelle sakti. Cette dernière se définit par le rapport entre le mot et le sens, et par l’éveil du sens qui correspond au mot au moment de l’entente du son. Le rapport entre le mot et le sens est d’ordre conventionnel. Pour mieux expliquer la puissance significative des mots, les tenants de la Pratyabhijñā empruntent la définition du sens dénotatif aux tenants de la logique125, appelés Nyāyayikā et aux tenants de l’atomisme, appelés Vaisésikā, selon lesquels le rapport entre le mot et le sens n’est pas naturel, mais plutôt conventionnel. Comme le mot n’a qu’un sens reconnu, ce rapport est direct et, par conséquent, le mot fait référence au sens universel. Ainsi, le mot « vache » fait référence à la classe ou à la catégorie de mots à laquelle appartient ce mot. Dans un premier temps, le mot « vache » se réfère à tous les mots ayant la même forme tant au niveau du mot que du concept. Puis, lorsqu’on se sert du mot dans une phrase, on superpose l’universel sur le particulier.

125 Notice culturelle: L’école de logique, appelée Nyāya, est le chef de file en ontologie réaliste, au sens moderne du terme, en métaphysique et en épistémologie. L’ontologie hindoue, selon Karl Potter, est platonicienne et n’est ni physicaliste ni phénoménale. Les Vaisésikā (tenants de l’atomisme) se servent des principes logiques des tenants de Nyāya et s’identifient à l’école de logique. Ainsi, nous constatons ce mot relié par trait d’union, quoique leurs approches philosophiques ne soient pas identiques. La théorie atomiste proposée par cette école se rapproche de la théorie moderne atomiste dans la mesure où les tenants se servent des preuves mathématiques et postulent la théorie des ondes qui se rapporte à la mécanique quantique de nos jours. Bien que les indianistes et les philosophes occidentaux ne veuillent pas accepter la logique hindoue comme un système « formel », la logique hindoue est plus étendue et complexe que la logique helléniste. Les débats entre les logiciens hindous et bouddhistes l’attestent. Comme le confirme Max Müller, « it was readily admitted, therefore, that the Hindu system of Logic was far more ancient than that of Aristotle and that the Greeks borrowed the first elements of their logic from the Hindus. Alexander, who had been himself in conversation with the Logicians of India, might have sent some of the treatises to his tutor at home and Aristotle would have worked them up into a system of his own. They (scholars) were struck by many points of coincidence in both systems of Logic. In each there were Categories, Genus, Species and even Syllogisms. It could not be otherwise—the Greeks must have borrowed it from the Hindus ». (Voir: K H Potter: Encyclopedia of Indian Philosophies, Vol. II : The Tradition of Nyaya-Vaisesika upto Gangesa, New Delhi, Motilal Banarsidass, 1977, pp. 1, 2 et J Ganeri: Indian Logic : A Reader, Surrey, Curzon Press, 2001, p. 59 ). 202

En ce qui a trait aux entités phénoménales, dit Bhartrhari126, on peut distinguer deux éléments, à savoir le réel, appelé jāti, et l’irréel, appelé vyakti. Le réel se réfère à l’universel et l’irréel se rapporte au particulier. Alors que les particuliers subissent des changements, les universaux restent constants. L’universel est l’essence des choses. Le réel, par conséquent, fait référence à l’existence (sattā) et à la substance (dravya). Cette dernière correspond à l’image mentale que suscite la perception de l’objet. Ainsi, le sens dénotatif signifie le rapport conventionnel entre le mot et le sens dans son universalité. C’est un rapport réel dans lequel l’activité et la substance servent de moteurs à l’éveil du sens approprié (Bhartrhari, 1937, p. 32).

Selon Anandavardana, la dénotation se réfère à la capacité d’un mot de faire référence à un objet sans l’interférence du sens secondaire du mot. C’est-à-dire, le sens dénotatif du mot se rapporte au sens primaire du mot. Bien qu’un mot puisse avoir plusieurs sens, la puissance dénotative se limite au sens le plus reconnu du mot. La puissance dénotative n’a pas de capacité de faire référence au sens indicatif, car elle s’épuise une fois qu’elle fait référence à l’objet reconnu conventionnellement comme le référent primaire.

Comme l’explique Ananda :

« The operation of denotation conveys senses that are of general nature, for denotation is a semantic power which depends on convention, and convention is tied to general; it lacks reference to the specific (particular) individual, for otherwise there would be no end [to the conventions that would have to be made for each word] and there would be failure of a word connected with one [individual to refer to other individuals of the same class]. […] Denotative power exhausts itself in conveying the individual word meanings and has no power to function further. » (Dhvanyaloka, 1990, p. 85)

C’est le sens syntaxique (tātparyā) qui aide à comprendre la spécificité et le sens secondaire des mots individuels et qui aboutit à la cognition de l’indication. La puissance syntaxique des mots est ce qui donne naissance au sens fusionnel des mots individuels. Comme les sens dénotatifs perdent leur puissance une fois qu’ils éveillent l’image individuelle associée aux mots, c’est le sens phrastique qui aide à comprendre le sens intégral de la phrase. Ce n’est qu’à la fin de la

126 Bhartrhari: Vākyapādiyā : With the Commentary of Helārāja, Benaras, Chowkhamba Sanskrit Series, 1937. 203 phrase que le locuteur arrive à comprendre la cohérence et la véridicité de la proposition. Le sens syntaxique est le sens particularisé des sens universaux que communiquent les mots individuels.

Quelques questions se posent : si les mots ont un sens conventionnel fixe, pourquoi une combinaison de mots ayant des sens conventionnels mène aux sens différents selon le vécu de l’individu? Autrement dit, pourquoi une phrase ne communique pas le même message à tous les locuteurs? De plus, il est peu clair si les mots sont investis de puissance sémantique ou si c’est le locuteur qui la leur accorde selon son vécu et son intention.

Pour mieux comprendre le fonctionnement du sens syntaxique, il faut comprendre les notions de corrélation127 (akānksā), de compatibilité logico-sémantique (yogyatā) et de contiguïté (āsatti). Selon les tenants de l’école d’herméneutique, appelée Mīmāmsā128, qui proposent ces trois notions pour démontrer l’association entre les sens individuels des mots et le sens phrastique, la corrélation se réfère à l’incapacité du mot de communiquer le sens intégral à cause du manque de mot associé. Plus précisément, c’est le désir de la part de l’auditeur de connaître les mots qui ne sont pas encore énoncés afin de se renseigner sur le sens phrastique intégral. On peut dire qu’il y a corrélation entre deux mots dans la mesure où l’un dépend de l’autre pour faire sens. Ainsi, la corrélation peut se présenter à deux niveaux, à savoir syntactique et psychologique.

D’après les tenants de l’école Prabhākarā, il faut suivre les injonctions védiques indépendamment de l’intention du locuteur, car les injonctions sont destinées à tout le monde sans exception. Partant, les mots communiquent un sens fixe peu importe le but escompté du locuteur. En revanche, selon Kumārila Bhattā, le coryphée des tenants de l’école Bhattā, même

127 Notre traduction 128 Notice culturelle: La Mīmāmsā, ou investigation, est une école philosophique très ancienne dont les origines remontent au VIIIe siècle av. J.-C. au bas mot. Cette école est progressiste par rapport aux autres traditions philosophiques dans le monde antique dans la mesure où cette école est le précurseur de la philologie, de la linguistique et de la philosophie du langage. C’est aussi la première école dont la méthodologie se fonde en grande partie sur l’exégèse. En ce sens, nous pouvons dire que c’est une des premières écoles d’herméneutique du monde. En ce qui concerne la date officielle de l’œuvre de Jaimini, à savoir de la Mīmāmsasutra, nous constatons des incohérences. Selon l’Encyclopédie Universalis : « le texte le plus ancien de l'école est, comme il se doit, une chaîne (sūtra) de propositions aphoristiques qui donne, en quelque sorte, le sommaire de la doctrine. Ces Mīmāṃsā Sūtra, qui sont attribués au « prophète » (rishi) Jaimini et dont la rédaction, impossible à dater avec précision, peut se situer dans les premiers siècles de l'ère chrétienne (mais le fonds est, à coup sûr, plus ancien), sont divisés en douze chapitres (adhyāya) d'importance inégale. » Mais, selon S. G. Moghe, « Jaimini (400 B.C. to 200 B.C.) in his sutras on the Pūrva- Mīmāmsā, has referred to the views of his predecessors. […] This shows that the science of Pūrva- Mīmāmsā was already well developed and its principles were well utilised in diverse disciplines even prior to the days of Jaimini. […] Our aim is to trace the evolution of the terms used by the school, right from 800 B.C. to the 20th century A.D. » (Voir: S G Moghe: Studies in Applied Pūrva-Mīmāmsā, New Delhi, Ajantha Publications, 1998, p. 1). 204 une personne inculte use de la langue pour communiquer son intention. On ne parle pas juste pour se plaire. Partant, la corrélation psychologique est aussi importante que la corrélation syntactique.

L’unité syntactique, selon les tenants de l’école Prabhākarā, se fonde sur le rapport entre le mot et la phrase, et les sens syntactiques des phrases. Seules les injonctions ont une signification directe. Les autres phrases telles que les phrases corroboratives et élogieuses (eulogistic) ont une signification indirecte. Certains mots communiquent le sens intégral sans l’appui des substantifs. Ces mots font partie intégrante de la phrase. Mais il y en a d’autres qui ne sont pas nécessaires pour comprendre le sens intégral. Ces mots sont présents uniquement dans le but d’apporter la précision. Nous pouvons voir que la distinction entre le rapport syntactique et psychologique n’est pas claire dans l’hypothèse des tenants de la Mīmāmsa, car s’il faut accepter les arguments des tenants de l’école Prabhākarā, on est amené à croire que l’interprétation n’est pas requise pour comprendre le texte, car les mots ont la capacité innée de communiquer les sens appropriés.

Par contre, s’il faut admettre l’hypothèse des tenants de l’école Bhattā, il n’y aura pas consensus au sujet du sens intégral des mots, car chacun peut interpréter le texte selon ses intentions. Pour y remédier, les tenants de cette école proposent les notions de yogyatā et d’ āsatti. Selon eux, pour qu’il y ait corrélation syntactique et psychologique, il faut qu’il y ait compatibilité et contiguïté. La compatibilité logico-sémantique (yogyatā) se réfère à la cohérence logique requise entre les mots de la phrase dont la signification n’est pas contredite par l’expérience. Par conséquent, la compatibilité se fonde sur le jugement du sens ou du non-sens de la phrase.

Selon Sālikanātha129 (VIIe siècle), pour qu’il y ait compatibilité entre les mots de la phrase, il faut qu’elle se fonde sur l’expérience. Dans la phrase « il mange avec la main », il n’y a rien d’incompatible entre les mots « manger » et « main », car l’expérience nous montre qu’on mange avec la main. Il faut faire la distinction entre les combinaisons inconcevables telles que « carré circulaire » et les combinaisons concevables qui contredisent l’expérience telle que « ciel vert » (Sālikanātha, 1904, p. 9).

129 Sālikanātha: Vākyārthamātrkavritti, in Prakaranapanchikā, Benaras, Chowkhamba Sanskrit Series, 1904. 205

D’après Kumārila130, l’incompatibilité avec la validité logique n’empêche pas la compréhension du sens phrastique. C’est plutôt l’impossibilité de lier deux éléments de la phrase qui engendre la cognition de l’incompatibilité, et par conséquent, l’indication. En effet, ce manque est une condition requise pour l’indication. Le troisième élément qui intervient dans la corrélation entre les mots est la contiguïté (sannidhi/āsatti). Selon les tenants de l’école Bhattā, la contiguïté ou la proximité se rapporte à la compréhension de la série ininterrompue des mots. En d’autres termes, d’après les tenants de cette école, les mots ne sont pas proches l’un de l’autre dans la mesure où il y a un grand intervalle de temps dans l’énonciation des mots individuels.

En revanche, pour les tenants de l’école Prabhākarā, la contiguïté n’est pas dans l’énonciation interrompue des mots, mais bien dans la cognition séquentielle ininterrompue des mots. Tout comme dans le cas de la corrélation, la contiguïté est aussi comprise de façon séquentielle. Ainsi, dans la phrase « apporte-moi deux bières blondes », l’auditeur comprend la proximité entre les mots « bière » et « apporte » et, par la suite, entre « bière » et « blonde ». Ainsi, la proximité n’est pas une question d’énonciation, mais bien de cognition étape par étape des mots individuels. Mais cette hypothèse ne satisfait pas les logiciens. Selon eux, la remémoration du sens des mots individuels est instantanée. Tout comme dans la perception, la remémoration est immédiate et, par conséquent, il est impossible de se remémorer le sens mot à mot. Nous entendons la phrase en entier et la perception de chaque mot laisse son imprégnation, ce qui sert de stimulus à la remémoration collective du sens intégral. Tout ce processus se déroule de façon quasi-inconsciente.

Nous venons de voir que pour qu’il y ait sens syntaxique, il faut qu’il y ait corrélation, compatibilité logique et contiguïté entre les mots. Il faut se rappeler que ces trois concepts sont proposés par les tenants de l’école d’herméneutique pour mieux démontrer non seulement la bonne interprétation des textes védiques, mais aussi la délimitation du sens approprié nécessaire pour le maintien de l’ordre sacerdotal. De ce fait, les Mīmāmsakā hésitent à accorder davantage d’importance à l’intention de l’adepte, car les injonctions védiques sont pour tout le monde et pour toujours. Mais pour les tenants de la logique, l’intention joue un rôle important dans l’interprétation du sens syntaxique.

130 B Jhalakikara, V Abhyānkarā: Nyāyakosa or Dictionary of Technical Terms of Indian Philosophy, Poona, Bhandarkar Oriental Research Instutute, 1928, p. 676. 206

Dans la phrase classique « le village sur le Gange », c’est l’intention de l’auditeur qui aide à délimiter le sens contextuel des mots « sur » et « Gange ». Mais il est aussi vrai que pour que la langue soit un moyen objectif de communication, il faut que les mots aient un sens fixe et qu’ils ne se prêtent pas à l’interprétation subjective de l’auditeur. Pour renforcer leur hypothèse selon laquelle l’intention de l’auditeur n’importe pas dans l’interprétation du texte, les Mīmāmsakā proposent six indications, ou lingas, à savoir, la cohérence du sens entre l’introduction et la conclusion, ou oupakramopasamhārau, la répétition du thème principal, ou abhyāsa, la nouveauté du thème, ou apourvatā, le but escompté, ou phala, les remarques corroboratives et élogieuses qui ne font pas partie du texte principal, ou arthavāda, et les arguments soutenant les propos du thème principal, ou oupapatti.

Toutes ces catégories ne font que montrer la toute-puissance des mots et n’aident pas à comprendre pourquoi les mots ne communiquent pas le même sens à tous les locuteurs. Ainsi, d’après les tenants de l’école d’herméneutique, l’intention ne joue pas de rôle dans la compréhension du sens syntaxique (tātparyarthā). Par contre, selon les logiciens, l’intention joue un rôle important dans l’interprétation du sens. D’après eux, le sens phrastique communique un sens plus étendu que la totalité des sens individuels des mots. Selon cette perspective, le tout est plus grand que la somme de ses parties. Partant, il y a trois aspects qui entrent en jeu dans la formation du sens syntaxique; le sens des mots individuels, la corrélation entre les mots et l’intention de l’auditeur. Anandavardana, à l’instar de Bhartrhari, postule que les mots et les sens individuels n’existent qu’à des fins pratiques. Dans une situation de communication, pourvu que les locuteurs d’une langue aient le même tout-linguistique (sphota), dans la plupart des cas, ce n’est que la phrase qui importe et non pas les mots individuels. Dans la mesure où l’on connaît le but escompté d’une action et où ce but ne contrevient pas à l’expérience, il n’y a pas lieu de faire un effort de comprendre la causalité. Dans des cas où il y a ambiguïté dans la corrélation, l’auditeur est contraint d’interpréter l’intention du locuteur. Ainsi, selon Ananda, le sens syntaxique s’épuise une fois que tous les mots individuels perdent leur force sémantique à la fin de la phrase. Et c’est uniquement la dernière impression que nous retenons. Abhinavagupta accepte ce que dit son maître, mais n’adopte pas la position radicale de Bhartrhari à la lettre à l’égard de la phrase en tant qu’unité du discours.

Selon Abhinavagupta, les mots individuels existent, mais c’est le sens phrastique que nous retenons. Ainsi, « the capability of a word is its akānksā, (the expectancy of its meaning being 207 completed by other words in the sentence), yogyatā (its compatibility with those other words), and sannidhi (the contiguity to those other words). […] This states that the [succession of word meaning to sentence meaning] although it exists, is not noticed » (Dhvanyaloka, 1990, p. 129). Du coup, le sens syntaxique dépend de la corrélation, de la cohérence sémantique, de la contiguïté, et de l’intention du locuteur. Lorsqu’il y a un manque de corrélation, de cohérence, et de contiguïté, cela aboutit soit à une mauvaise articulation du but escompté, dans la mesure où l’auditeur n’arrive pas à établir de corrélation entre les sens dénotatifs et, par extension, entre les sens syntaxiques des phrases, soit au sens métaphorique, lorsqu’il y a exagération ou atténuation du sens dénotatif. C’est en raison de la puissance de dénotation et de (manque de) cohérence syntaxique que nous sommes en mesure de comprendre l’indication (gunavritti) (ibid., p. 129). Cette dernière équivaut à peu près au concept de connotation131 tel qu’il est connu en Occident depuis les années soixante.

Parfois, le sens dénotatif fait référence à un sens peu connu dont l’usage crée un effet peu anticipé chez l’auditeur. Pour mieux comprendre ce sens secondaire, l’auditeur doit avoir recours à l’interprétation. Dans le cas du sens métaphorique, il faut faire la distinction entre le sens reconnu du mot et le sens non reconnu. Ce dernier n’est pas diamétralement opposé au sens reconnu, car il faut le lien entre le sens reconnu et le sens non reconnu pour qu’il y ait indication. Cette puissance132 du mot de faire référence à un sens non reconnu sans perdre la force du sens reconnu s’appelle la puissance indicative (gunavritti). Pour qu’il y ait métaphore et métonymie, il faut que les trois conditions suivantes soient présentes : l’incompatibilité du sens principal dans le contexte, le rapport de similarité, d’opposition, de contiguïté entre les référents primaires et secondaires, l’intention du locuteur qui justifie le transfert du sens entendu au sens non entendu.

À titre d’exemple, dans la phrase « Roland est un lion » l’auditeur constate qu’il y a incompatibilité entre les référents du sujet et de l’objet. Bien qu’il y ait incompatibilité, l’auditeur déduit que le locuteur tente de faire une comparaison entre deux entités disparates.

131 Selon Roland Barthes, dans l’œuvre de Balzac, la féminité est un signifié destiné à se fixer en plusieurs lieux du texte; c’est un élément migrateur capable d’entrer en composition avec d’autres éléments du même genre pour former des caractères, des atmosphères, des figures et des symboles. Bien que toutes les unités repérées ici soient des signifiés, celle-ci appartient à une classe exemplaire : elle constitue le signifié par excellence, tel que le désigne la connotation, au sens presque courant du terme. Barthes appelle cet élément un signifié, ou encore un sème. (Voir : R Barthes: S/Z, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 24 « Coll. Tel Quel »). 132 Nous empruntons la définition de la puissance des mots à Anandavardana selon lequel le sens est la capacité globale des mots de communiquer le sens phrastique, ainsi que l’intention de l’auditeur de comprendre le but escompté du locuteur selon son vécu. 208

C’est le sens syntaxique qui sème le doute chez l’auditeur. La raison pour laquelle le locuteur tente de faire la comparaison devient claire une fois que l’auditeur saisit le contexte. En l’occurrence, le locuteur fait une comparaison de qualités entre Roland et le lion. Ainsi, le sens secondaire est compris indirectement par le biais du sens primaire, car c’est le sens dénotatif le plus reconnu qui surgit lors de l’énonciation du mot. Lorsqu’il y a incompatibilité entre les sens dénotatifs des mots, l’auditeur comprend qu’il s’agit d’un usage secondaire une fois qu’il saisit le sens syntaxique à la fin de la phrase. Par conséquent, le sens indicatif dépend du sens dénotatif.

D’ailleurs, l’incompatibilité joue un rôle très important dans le fonctionnement de la métaphore, car on n’aurait pas besoin de communiquer un sens autre que le sens reconnu si ce dernier pouvait accomplir cette fonction. Pour qu’il y ait perception d’incompatibilité, il faut qu’il y ait perception de blocage du sens reconnu. C’est l’inhibition qui contraint l’auditeur à interpréter, à déduire contextuellement le sens vraisemblable à partir du sens non reconnu. L’auditeur arrive à délimiter le sens métaphorique en ayant recours à la réconciliation des sens dénotatifs avec la situation de communication. En outre, il ne suffit pas que l’incompatibilité se présente uniquement au niveau des sens dénotatifs; il faut que le manque de cohérence se dévoile aussi bien pendant la visualisation de l’image que crée l’ensemble des sens dénotatifs, c’est-à-dire pendant la cognition du sens syntaxique. Selon Bhartrhari, la distinction entre les sens primaire et secondaire est floue, car ce n’est qu’au niveau de la phrase que l’on comprend le sens métaphorique. Dans la plupart des contextes, les mots individuels n’ont aucun sens, s’ils sont déconstruits du contexte. Ainsi, lorsque la mère dit à son enfant « le tigre va manger les enfants qui pleurent », elle ne veut certes pas dire que le tigre va véritablement manger l’enfant. De la même façon, lorsque le voyageur dit à son ami qui l’accompagne « il faut se presser, regarde le soleil », il ne veut pas que son ami regarde le soleil; plutôt, il indique qu’il est l’heure du coucher de soleil et qu’ils sont donc en retard. Dans ces énoncés, ce n’est pas le sens reconnu des mots individuels qui importe. Bien au contraire, c’est le sens phrastique qui aide à comprendre les sens contextuels des mots individuels. Par ricochet, c’est l’unité qui aide à comprendre l’existence et la pertinence des parties.

Anandavardana adopte la méthode des Mīmāmsakā et celle de Bhartrhari pour jeter de la lumière sur le sens indicatif. Tout comme les tenants de l’école d’herméneutique, Ananda affirme que pour qu’il y ait indication, il faut que les trois conditions soient satisfaites. Ainsi, « the triad is: blocking of the literal sense, connection of the literal object with the secondary object, and a 209 purpose for shifting from the use of one sense to other » (Dhvanyaloka, 1990, p. 185). Il ajoute qu’il faut aussi faire la distinction entre l’indication intentionnelle, appelée prayojanavati laksanā et l’indication non intentionnelle, appelée niroūdha laksanā. Selon lui, ce qui distingue l’indication intentionnelle de l’indication non intentionnelle n’est pas uniquement l’intention de communiquer le message, mais bien l’intention de communiquer le contenu affectif du message. Et seule l’indication intentionnelle aide à créer l’effet esthétique en littérature en stimulant les émotions du lecteur.

D’après Ananda, c’est la suggestion qui aide à comprendre le contenu affectif de la métaphore, car cette dernière perd la puissance une fois que le lecteur établit le rapport de similarité ou de différence dans la compatibilité des sens dénotatifs et syntaxiques. Selon lui, comme les sens métaphoriques et syntaxiques doivent leur pertinence au sens dénotatif, ces deux sens n’aident pas à communiquer l’émotion, car cette dernière s’exprime de façon indirecte. D’ailleurs, on ne fait pas de comparaison juste pour communiquer le message. Il y a le contenu affectif que le locuteur ne veut pas communiquer directement par le biais du sens dénotatif. En effet, c’est par voie de la suggestion que l’on peut communiquer l’émotion une fois que l’indication perd sa puissance sémantique. Ainsi, prenons l’exemple classique dont se sert Ananda pour mettre en exergue la puissance suggestive. Dans cet exemple, la femme qui reçoit son invité lui signale son intention d’avoir des relations intimes.

Elle lui dit:

Mother-in-law sleeps here, I there; look, traveler, while it is light, For at night when you cannot see, you must not fall into my bed. [Dhvanyaloka, 1990, p. 14]

Dans cet exemple, le sens dénotatif communique la prohibition. Il n’y a aucune incompatibilité logique dans le sens dénotatif des mots, ce qui signifie que la suggestion ne se fait pas par le biais de l’indication. Ainsi, le sens syntaxique communique bel et bien l’interdiction de tomber dans le lit de la femme. C’est le sens suggestif qui indique le contraire. En effet, c’est grâce à une réflexion après coup que le voyageur réalise qu’il s’agit d’une invitation. Ainsi, la puissance

210 suggestive des mots aide à communiquer un sens tout autre que celui reconnu conventionnement, ce qui donne naissance au mystère et, par conséquent, à la beauté. Pour mieux éclaircir son hypothèse, Ananda propose la quatrième fonction appelée vyangyā. Avant de l’aborder, il faut comprendre les limites de la puissance indicative.

Prenons cet exemple qui se trouve à la page 572 de la Dhvanyaloka :

« Les bancs rient (mancā hasanti). »

Dans cette phrase, il y a trois fonctions qui entrent en jeu dans la formation du sens indicatif. La première fonction comporte la dénotation (abhidā) qui correspond au sens littéral. Chaque mot dans la phrase est doté d’un sens qui se réfère à un objet. Dans cet exemple, les mots « banc » et « rient » ont chacun un sens propre. C’est la deuxième fonction, à savoir la syntaxique (tātparyā), qui donne le sens phrastique où tous les mots disparates acquièrent un sens cohérent. Comme l’explique Ananda, « after abhidā, the power of tātparyā conveys the sentence sense, in which the [general and unconnected] word senses are particularized and mutually connected » (Dhvanyaloka, 1990, p. 85). La troisième fonction appelée gunavritti est le résultat de la contradiction entre le vécu du lecteur et les sens dénotatif et syntaxique de la phrase. Dans cet exemple, les sens dénotatif et syntaxique veulent dire que les bancs se mettent à rire. Ainsi, dit Ananda, « laksanā arises immediately after the emergence of the factors repugnant to the syntactical connection conveyed by the power of tātparyā, (and) it is able to neutralize those repugnant factors » (id.).

Le laksanā, comme nous venons de le voir, est une opération à trois fronts. Il y a d’abord le blocage du sens propre dû à la contradiction des sens dénotatif et syntaxique. En l’occurrence, le sens syntaxique du mot indique que les bancs rient, ce qui va à l’encontre du vécu du lecteur, car il est évident qu’on n’associe pas le rire à des objets. Puis, le lecteur déduit que l’objet littéral se réfère à l’objet secondaire. En l’occurrence, le lecteur déduit que « banc » se réfère probablement aux spectateurs. Puis, il y a le but visé (prayojanā), c’est-à-dire, l’exagération, l’opposition, la proximité ou la distance visées par l’auteur pour créer l’effet voulu. C’est grâce à la démarche trébuchante (stumbling gait), appelée skhaladgati, typique de laksanā, que le lecteur déduit qu’il s’agit d’une métonymie. En l’occurrence, l’objectif visé par l’auteur en se servant du mot « banc » change de l’objet aux gens qui s’en servent.

211

Anandavardana, dans la Dhvanyaloka, expose systématiquement les défauts de concevoir la puissance suggestive des mots uniquement à partir des trois fonctions de sens. Selon lui, le sens indicatif à lui seul ne suffit pas à suggérer, car ceci présuppose qu’il y a obligatoirement un accent, une exagération ou une opposition dans la phrase pour que les mots aient du sens. En plus, le sens indicatif est issu d’une relation d’inférence entre le sujet et l’objet. Le locuteur déduit qu’il y a des similarités ou des oppositions entre le sujet et l’objet. Ainsi, les grammairiens affirmeraient à tort que toute suggestion doit comporter des exagérations et des oppositions et doit être déduite pour que l’on en comprenne le sens.

Anandavardana tâche de montrer que certains types de suggestion ne font pas appel à l’inférence. Selon lui, d’abord et avant tout, l’inférence du sens indicatif implique que pour toute cause, il faut le même effet en raison de la loi de concomitance. Ceci n’est pas le cas, comme le montre la polysémie dans bon nombre de textes littéraires. En outre, la concomitance nécessite la coexistence des qualités du sujet et de l’objet pour que les comparaisons soient intelligibles. Ensuite, la suggestion ne s’effectue pas toujours en fonction de la perception de la contiguïté ou de la disparité. Dans le cas de certains types d’allusion, il n’y a ni exagération, ni opposition, ni contiguïté, ni disparité, ni perception directe dont se souvient le lecteur du passage du sens conventionnel au sens suggestif. Enfin, les idées qui surgissent dans le cas d’une opposition n’ont pas toujours la fonction d’éclaircir la confusion, mais bien de suggérer d’autres idées qui ne peuvent pas être exprimées autrement. Par conséquent, il faut accepter l’existence de la quatrième fonction des mots, appelée la suggestion, ou vyāngyā qui donne naissance au sens suggestif (vyangyarthā) (Dhvanyaloka, 1990, p. 180).

La suggestion ou la suggestivité, appelée vyanjakatvā, selon Anandavardana, est une opération qui dépend de la puissance dénotative et indicative pour faire sens. Quoique l’objet et la cause de la compréhension ne soient pas les mêmes pour les sens dénotatif, indicatif et suggestif, la suggestivité dépend des sens dénotatif et indicatif pour communiquer le contenu affectif. Mais on peut se demander s’il y a vraiment une différence entre la puissance dénotative qui fait référence à l’objet conventionnel et aux aspects connexes de l’objet, et la puissance suggestive. Ananda y répond par l’affirmative.

D’après lui, en premier lieu, dans le cas du sens dénotatif, le mot fait référence directement à l’objet. Dans le cas du sens suggestif, le mot fait référence à une propriété, une qualité de cet

212 objet et, de ce fait, le sens suggestif est analogue à l’objet du sens dénotatif et cependant, n’y fait pas référence de façon directe. Comme l’explique Ananda, « the denoted meaning is something directly connected with the word. The other meaning, being implied by the capability of the denoted meaning, is something connected with that with which the word is connected. If it were something directly connected with the word, we could not refer to it as something different. So between these two operations, the difference in the object operated upon is perfectly clear » (Dhvanyaloka, 1990, p. 554).

Mais les opposants au sens suggestif, insatisfaits de cette définition, se demandent comment on peut prétendre que le sens suggestif est un sens autonome, car après tout, ce sens supplémentaire dépend de l’objet du sens dénotatif. Si le sens dénotatif peut faire référence à l’objet et aux attributs de l’objet, cette puissance relève du sens dénotatif et non du sens suggestif. Ananda explique que les opposants ont tort, car l’objet auquel fait référence le mot est déterminé par des conventions. Mais la compréhension des attributs n’est pas une question de convention, ni d’inférence, mais d’intuition guidée par le contexte et le vécu de l’auditeur. Selon Ananda, si la puissance dénotative était identique à la puissance suggestive, on n’aurait pas besoin de décrire le passage du sens dénotatif au sens suggestif. À titre d’exemple, dans la phrase « la face cachée de la lune », la puissance dénotative perd sa force une fois qu’elle dévoile le sens conventionnel du mot « lune »; c’est la suggestivité associée à la lune qui complète le sens de cette phrase selon le contexte existentiel de l’auditeur – un amant qui a perdu sa douce moitié et une compagne qui se trouve main dans la main avec son compagnon ne verront pas la lune de la même manière. Ainsi, la lune peut évoquer l’indifférence ou la fraîcheur selon le contexte existentiel de l’auditeur, en l’occurrence, de l’amant. Dans cet exemple, si la puissance suggestive dépendait uniquement du sens dénotatif de la lune, le locuteur n’aurait pas besoin de laisser le soin d’interpréter les attributs associés au mot à l’auditeur, car la puissance dénotative communiquerait les sens suggestifs y associés.

C’est l’usage que fait le locuteur de la puissance suggestive du mot qui distingue le langage de tous les jours du langage littéraire. Car dans le langage de tous les jours, on est censé apporter de la précision autant que possible. En l’occurrence, le locuteur qui se sert du sens suggestif veut faire allusion à quelque chose au-delà de l’objet circulaire blanc. Pour ce faire, il ne délimite pas la puissance suggestive du mot en donnant le contexte. C’est-à-dire, le locuteur n’énonce pas les attributs de la lune tels la froideur ou la fraîcheur. C’est le langage ambigu porteur de mystère 213 qui contribue à la beauté de l’énoncé. Ainsi, selon Ananda, bien que le sens suggestif s’appuie sur le sens dénotatif pour faire sens, les deux n’ont pas la même fonction ni le même objet.

En deuxième lieu, quoique le sens suggestif dépende de l’objet du sens dénotatif pour dévoiler le sens secondaire du mot, le sens suggestif n’a pas la même fonction que le sens indicatif. Ce dernier se fonde sur des similarités ou des oppositions entre l’objet (le référent) du sens conventionnel et celui du sens secondaire. Par conséquent, il y a changement d’objet. En outre, pour qu’il y ait effet métaphorique, il faut qu’il y ait blocage du sens primaire et de la démarche trébuchante (stumbling gait) (shkhaladgati) du sens primaire. Mais dans le cas de la suggestion, le locuteur comprend que le sens métaphorique aide à suggérer des aspects qui ne se prêtent pas à l’inférence.

D’après Ananda, « in the sentence “A village on the Ganges”, the word “Ganges” suggests the beauty, peacefulness and holiness of the village. These suggestions spring from the primary sense of the word “Ganges”, not from the secondary or the shifted sense of “bank”, which we need in order to make sense of the expression » (Dhvanyaloka, 1990, p. 186). Dans cet exemple, l’auditeur n’est pas tenté de déduire le rapport entre le fleuve et ses rives. Il est amené à penser aux attributs du fleuve qui ne font partie ni du sens conventionnel ni du sens secondaire.

Mais les opposants à Ananda rétorquent que l’auditeur comprend qu’il s’agit d’une suggestion grâce à l’inférence en l’absence de laquelle il ne peut pas se rendre compte de l’absence de blocage, du manque de démarche trébuchante, et de la référence au sens non reconnu, selon l’intention du locuteur. D’après Ananda, l’inférence de la cause dépend de l’utilité. Le lecteur du texte littéraire ne cherche pas à comprendre la réalité externe en lisant un poème. Il veut tout simplement se divertir. Il veut se perdre dans la puissance suggestive du langage littéraire, car ce qu’il recherche n’est pas la vérité mais bien la beauté.

Comme l’explique Ananda, la littérature n’est pas pour des esprits scientifiques qui cherchent le logos. C’est pour des âmes sensibles qui cherchent le logos par le biais du mythos. Ainsi, « the end of poetry is pleasure in the form of an otherworldly delight that it can serve to instruct us. It is a laughable occupation that the person who wishes to follow it is not sensitive to poetry, but has a heart so hardened by his efforts at logic that he cannot understand pleasure » (Abhinavagupta, 1990, p. 592).

214

À titre d’exemple de la suggestion, prenons cet exemple classique : une femme attend son amant dans un lieu de rendez-vous galant. À ce moment, un yogi entre et s’assoit sur un banc qui s’y trouve. Il a peur du chien qui sillonne le parc de temps en temps. La femme veut chasser le yogi.

Elle lui dit:

Go your rounds freely, gentle monk; the little dog is gone. Just today from the thickets of the Godāvari came a fearsome lion and killed him. [Dhvanyaloka, 1990, p. 83] Dans cet exemple, chaque mot a son propre sens conventionnel, c’est-à-dire dénotatif. Ce sens, selon Ananda, est un sens générique et ne fait pas référence aux faits particuliers. Ainsi, « denotation is a semantic power which depends on convention, and convention is tied to the general; it lacks reference to the specific individual » (ibid., p. 85). Comme nous venons de le voir, c’est la syntaxique (tātparyā) qui communique le sens intégral de ces quatre vers. La femme demande au yogi d’entrer dans le parc, car il n’a pas à craindre du chien. Il n’y a pas de blocage du sens conventionnel, car aucune prohibition n’est visée par voie de la concomitance. Le yogi déduit que la femme lui demande d’y entrer, car le chien dont il avait peur a été tué par le lion. C’est donc la suggestion (vyāngyā) qui indique le contraire. La femme suggère qu’un animal plus détestable que le chien abrite le lieu. Elle vise la « peur » dont fait preuve le yogi pour s’en débarrasser. Ainsi, un fait positif faisant référence à un fait négatif ne peut qu’aboutir grâce à la suggestion. Partant, il faut transcender la syntactico-sémantique de la phrase pour comprendre et communiquer l’émotion. Cela veut dire que même si la puissance référentielle et affective du sens suggestif dépasse celle des sens dénotatif, syntaxique et indicatif, c’est par voie de ces trois sens que la suggestion peut s’effectuer.

Ainsi, on trouve le sens suggestif à des degrés divers dans des œuvres littéraires, dont l’utilisation dépend de l’intention. Selon le but escompté de l’auteur, nous pouvons distinguer deux types de sens, à savoir le sens conventionnel, qui inclut les sens dénotatif et indicatif, et le sens suggestif. Dans des écrits où les sens dénotatif et indicatif prédominent, nous avons la suggestion par voie de la dénotation, appelée gunībhūtavyangyā. Dans des ouvrages où le sens

215 suggestif prédomine, nous avons ce qu’on appelle la poésie suggestive, appelée dhvani. Selon Abhinavagupta, la poésie suggestive (dhvani) est l’âme de l’œuvre littéraire. Les idées d’ordre esthétique se divisent en deux types : le sens littéral (vācya) et le sens implicite (pratīyamāna). Ce sens implicite a une portée sémantique plus étendue que le sens littéral, car l’implicite se comprend au niveau de l’ensemble du poème et non au niveau des parties.

Alors que le sens conventionnel peut à la rigueur communiquer une idée ou une figure de style, le sens suggestif peut communiquer non seulement une idée et une figure de style, mais aussi une émotion. Ce sens suggestif, d’après Ananda, n’est pas compris par ceux qui connaissent exclusivement la grammaire et le lexique. Ce sens, qui se dévoile uniquement aux âmes sensibles (sahrydayā) qui comprennent l’essence de la poésie, comporte trois variétés. Cela peut se référer au sens littéral qui suggère (dhvanati), au mot et son sens qui est suggéré (dhvanyaté) et à l’opération (vyāpārā) de suggérer (dhvanana). La suggestion, ou vyāngyatāi se divise en trois types : la suggestion d’une chose, ou vastudhvani, la suggestion d’une figure de style, ou alamkāradhvani, et la suggestion du délice esthétique, ou rasadhvani. D’après Ananda, la suggestion inclut l’allusion aux prohibitions et aux injonctions. Il ne faut pas confondre cependant le sens littéral d’une injonction et son sens suggestif, car ce dernier peut faire référence à un sens diamétralement opposé au sens conventionnel. La suggestion inclut l’allusion par le biais des figures de style. Mais les deux premiers types de sens suggestif se trouvent dans la catégorie de suggestion, car ils dépendent purement de la convention et de l’inférence. Dans le cas de la suggestion du délice esthétique, l’auteur, en se servant du sens dénotatif, communique le sens directement ou le suggère de façon implicite dans le but de faire comprendre son état mental affectif.

Ainsi, comme l’explique Ananda, « the first name (vastu) indicates the cooperation in the operation called dhvanana (suggestion) of the apprehension on the part of the auditor of meanings implied by the three other operations of denotation, sentence-meaning and secondary usage, while the second name (rasadhvani) indicates the cooperation of what is wished to be said, that is, of the intention on the part of the poet » (Dhvanyaloka, 1990, p. 175).

La poésie qui se compose uniquement à l’aide de nouvelles combinaisons de mots et d’expressions imagées n’est qu’une piètre imitation de la bonne poésie. Celle-ci ne donne pas de joie, car elle manque d’affect. Ce genre de poésie non affective s’appelle citra, ou image. Tout

216 comme une image, ce n’est qu’une représentation. En tant que représentation issue de l’imitation, elle est toujours incomplète. Ainsi, le poète à l’âme sensible qui tient à séduire ses lecteurs doit obligatoirement se servir du sens suggestif. C’est pour cette raison qu’Ananda l’appelle l’essence de la poésie (kāvyasyātmā).

Ananda se demande pourquoi l’auteur tient à écrire. Il répond que c’est dans le but de convaincre. Si ce n’était pas son but, il n’y aurait aucune différence entre la science et la littérature. Alors que les deux recherchent la vérité, les moyens dont elles se servent pour y parvenir sont nettement différents. La science fait appel à la logique et à l’inférence. La littérature fait appel à l’intuition. Et la seule façon d’accéder à l’état émotif du lecteur est par le truchement du sens implicite ou suggestif, car la poésie, c’est d’abord et avant tout le reflet de l’état affectif de l’auteur. Autrement dit, décrire un état émotif tel quel se rapporte à la science. Le suggérer de façon implicite relève de la poésie. Le texte scientifique, à la différence du texte littéraire, a tendance à représenter l’émotion pure comme un obstacle au raisonnement logique.

Ainsi :

« Now we may let the word citra apply to that case where there is suggestion of a thing (or situation) or of a figure of speech. But where there is no reference to the rasas etc., there cannot be any type of poetry at all. Because poetry cannot be about nothing; and everything in the world becomes a constituent of rasa or a bhāva, if only by its ultimately becoming a determinant thereof. This is because the rasas are particular states of mind and there is nothing that does not produce some state of mind. If there were, it would not be in the area of poetry. » (Dhvanyaloka, 1990, p. 636)

3.6.1 Les différents types de sens suggestif

Selon Anandavardana, le sens suggestif se divise en deux types. Dans le premier type, qui s’appelle le sens involontaire133, ou avivaksitavāchia, le sens conventionnel, c’est-à-dire dénotatif, n’est pas voulu. La suggestion se produit grâce à l’indication (gunavritti). Le sens involontaire est un type de suggestion dans lequel « the literal meaning is unintended » (ibid., p. 14).

133 Notre traduction 217

À la page 98 de l'Anthologie, au troisième paragraphe, à la première ligne, prenons la phrase tirée de la nouvelle La maîtresse de mon père :

« Je regarde s’éloigner mon père à la surface du fleuve sale. »

Dans cet exemple, le sens conventionnel des mots « mon père » n’est pas visé. L’auteur fait allusion à l’enveloppe qu’apporte le fils à la maîtresse qui jette non seulement l’enveloppe mais aussi l’espoir, les sentiments et l’amour du père dont elle est porteuse dans le fleuve sale – la Seine. L’auteur suggère un sens tout autre que le sens conventionnel par l’intermédiaire des mots « mon » et « père ». En effet, ces deux mots servent d’indication (métonymie, ou laksanā en l’occurrence) ou d’embellissement à l’enveloppe qu’apporte le fils et à l’amour dont elle est porteuse.

3.6.2 Le sens involontaire

Le sens involontaire se subdivise en deux catégories. Dans la première catégorie, qui s’appelle le sens par redondance134, ou arthānthirasamkramitā, le sens conventionnel devient redondant par rapport au contexte et donne ainsi naissance à un sens nouveau. Dans la deuxième catégorie, qui s’appelle le sens par omission135, ou athyānthiraskrtā, le sens conventionnel est supprimé et omis pour aboutir au sens suggestif.

Selon Abhinavagupta :

« In the first variety, that (literal) meaning which, although possible, is not of any use; which seems to have something else because of its involvement with various properties; and which remains as unnoticed property-possessor like the thread of a necklace, is said to be shifted i.e. developed into a different shape. That meaning (in the second variety) on the other hand, which is not possible in the context and which serves merely as a means to perceiving some other [suggested] sense, after which it runs away as it were, is said to be ‘set aside’. » (Dhvanyaloka, 1990, p. 203)

À la page 99, au premier paragraphe, prenons la phrase tirée de la même nouvelle :

134 Notre traduction 135 id. 218

« Le vent lui-même, respectueux du traumatisme évident que le naufrage de mon père provoque chez moi, tombe d’un coup. »

Dans cet exemple, les mots « vent » et « respectueux » sont contextuellement redondants l’un par rapport à l’autre. Par convention, on associe la fraîcheur et la force avec le vent. En l’occurrence, comme il y a un manque de contiguïté, une redondance contextuelle entre les mots « vent » et « respect », cela engendre la perception de la suggestion. L’auteur suggère que même le vent qui souffle fort montre sa sensibilité envers le traumatisme dû à l’échec de l’amour du père. Ceci est un exemple de sens par redondance (arthānthirasamkramitā).

À la page 116, au premier paragraphe, à la troisième ligne, prenons la phrase tirée de la nouvelle Oui or No :

« Le petit pays, par exemple, s’attend à ce que sa population accepte avec exaltation les sacrifices qui mènent au lit neuf… »

Dans cet exemple, l’auteure entend par « petit pays » le Québec et par « lit neuf » un pays indépendant. Force est de constater que le traducteur, une fois qu’il comprend le sens conventionnel des mots « lit » et « neuf », doit l’omettre pour comprendre le sens suggestif, car logiquement, les habitants de tout un pays n’ont pas besoin de faire des sacrifices pour se procurer un lit neuf. Qui plus est, on ne peut pas trouver de la place pour tous les habitants du petit pays dans un lit neuf. Ainsi, la perception de la suggestion s’achève par omission du sens conventionnel des mots « lit » et « neuf ». Ceci est un exemple de sens par omission (athyānthiraskrtā).

3.6.3 Le sens volontaire

Dans le deuxième type de sens suggestif, qui s’appelle le sens volontaire136, ou vivāksitanyaparavāchiā, la suggestion s’effectue par l’intermédiaire du sens conventionnel. Dans ce type de sens suggestif, le sens dénotatif est voulu. C’est par l’intermédiaire du sens dénotatif que la suggestion s’effectue. Selon Anandavardana, le sens volontaire est un type de suggestion dans lequel « the literal meaning is subordinated to a second meaning. […] That is to say, that the literal meaning is subordinate to the suggested sense. First, we perceive the literal sense;

136 Notre traduction 219 then, after a momentary interval, the suggested sense dawns on us. […] It is so swift that we no more notice it than we notice the succession of punctures when a needle pierces a pile of lotus petals » (Dhvanyaloka, 1990, p. 213).

À la page 123, prenons le titre de la nouvelle :

« Nadette et autres noms. »

Dans cet exemple, le sens conventionnel communique la présence d’autres noms à part Nadette. Le sens conventionnel du titre qui a un sens logique ne sert qu’à suggérer d’autres sens. Le titre fait poser les questions suivantes dans l’esprit du lecteur : Nadette n’est-il qu’un nom tout comme les autres? Les autres noms dans la nouvelle se rapportent-ils à Nadette? Ceci est un exemple du sens volontaire (vivāksitanyaparavāchiā) dans lequel le sens conventionnel des mots joue un rôle secondaire et, partant, ne sert qu’à suggérer d’autres sens.

Le sens volontaire se subdivise en deux catégories selon le processus de perception du sens suggestif. Dans la première catégorie qui s’appelle le sens perçu137, ou samlaksyakramā, la transition du sens conventionnel au sens suggestif est perceptible. La suggestion peut naître à partir d’un mot (sabdasaktimoulakā) ou à partir du sens indicatif (arthasaktimoulakā).

À la page 120, à la dixième ligne, prenons la phrase tirée de la nouvelle Oui or No :

« Éliane traduit mentalement dans la langue de Nick Rosenfeld tout ce qu’elle entend, en manière d’exercice. »

Le mot langue peut avoir trois sens. Cela peut se référer à l’organe, à la langue, à savoir à l’anglais, et à la parole, c’est-à-dire à la façon de parler de Nick Rosenfeld. Dans cet exemple, le lecteur déduit que dans ce contexte, c’est le troisième sens qui s’impose comme le plus pertinent. Nous observons que la suggestion du sens s’exprime par la puissance (sakti) du mot (sabda) et que la transition du sens conventionnel au sens suggestif s’effectue de façon catégorique et remarquable. Tout type de calembour se trouve dans cette catégorie.

À la page 114, au premier paragraphe, prenons les mots qui se trouvent à la quatrième ligne :

« Moutons courageux. »

137 Notre traduction 220

Dans cet exemple, le personnage fait allusion par l’intermédiaire du sens conventionnel aux caractéristiques des Québécois. Ceci est un exemple du sens indicatif résultant de l’opposition entre l’objet et ses attributs principaux et secondaires, aussi appelé oxymore. Le lecteur comprend que « courageux » n’est pas l’adjectif qui caractérise le « mouton ». Selon le dictionnaire le Robert, le mouton au sens figuré se réfère à « une personne crédule et passive, qui se laisse facilement mener ou berner138 ». Dans cet exemple, les mots « passif » et « courageux » font opposition. C’est en raison de la signifiance des deux mots « mouton » et « courageux » que la suggestion s’effectue. Ceci est un exemple du sens perçu par voie de la puissance sémantique (arthasaktimoulakā). En effet, tout type de suggestion qui est issue des figures de style se trouve dans cette catégorie.

Dans la deuxième catégorie du sens volontaire qui s’appelle le sens inaperçu139, ou asamlaksyakramā, la compréhension du sens suggestif est instantanée, si bien que la transition du sens conventionnel au sens suggestif passe inaperçue. Tout type de suggestion qui engendre le délice esthétique140, appelé rasa, se trouve dans cette catégorie. Le délice esthétique qui est réalisé dans l’esprit du lecteur dénote la jouissance d’une œuvre d’art dont le contenu est principalement d’ordre affectif. Toute émotion décrite dans l’œuvre et ressentie chez le lecteur s’appelle bhāvā. Le délice esthétique se divise en neuf types, à savoir :

. Le délice érotique141, ou shringāra . Le délice comique142, ou hāsya . Le délice tragique143, ou karouna . Le délice cruel144, ou raudra . Le délice timoré145, ou bhayānaka . Le délice épouvantable146, ou bībhatsa . Le délice héroïque147, ou vīra

138 http://pr.bvdep.com/version-1/pr1.asp. Dictionnaire le Robert : http://www.bibl.ulaval.ca/mieux/chercher/portails/arts_lettres/linguistique 139 Notre traduction 140 id. 141 id. 142 id. 143 id. 144 id. 145 id. 146 id. 221

. Le délice merveilleux148, ou adbouta . Le délice de la paix149, ou sānta

(Dhvanyaloka, 1990, pp. 16, 18, 221, 479).

3.6.4 Qu’est-ce que le délice esthétique ?

Le délice est une expérience affective propre au lecteur qui se réalise grâce à l’interaction des facteurs objectifs tels que le déterminant150 (vibhāvā), les changements mimétiques151 (anoubhāvā), les émotions fugaces152 (vyabhicāribhāvā), et des facteurs subjectifs tels que les émotions de base153 (stāyibhāvā) (Dhvanyaloka, 1990, p. 16). Selon Abhinavagupta, la suggestion qui mène au délice (rasadhvani) est l’essence même de la littérature, ou kāvya. Ainsi, « rasadhvani is par excellence the intense relish occasioned by the audience’s tasting of the basic emotional element when their understanding of this basic emotion has risen from the combination of vibhāvā, anubhāvā and vyabhicāribhāvā » (ibid., p. 218).

Le déterminant se divise en deux types. Le déterminant objectif154, ou ālambanā, se réfère aux objets et aux personnages dans l’œuvre, et le déterminant stimulant155, ou ouddīpana, se rapporte au cadre de l’œuvre (ibid., p. 16). Ces deux agents servent à communiquer l’émotion au lecteur. Le déterminant est la cause de l’émotion. Le déterminant objectif est l’objet qui fait surgir l’émotion chez le lecteur. Il convient de noter que la simple mention de l’objet ne suscite pas de réponse favorable; il faut que cet objet soit présenté conjointement avec les conditions externes qui y sont associées. Le déterminant stimulant sert de contexte spatio-temporel où se déroule l’action.

Selon Kanti Chandra Pandey156 :

147 Notre traduction 148 id. 149 id. 150 id. 151 id. 152 id. 153 id. 154 id. 155 id. 156 K C Pandey: Comparative Aesthetics : Indian Aesthetics, Varanasi, Chowkhamba Sanskrit Series, 2008. 222

« Emotion always has an objective reference. It can arise only in the presence of an external stimulus. As everything exists only in some place and at a certain time, spatial and temporal factors are distinguished from the object as such. Accordingly, Vibhāvā is represented to have two aspects. Ālambanā (is) the object, which is primarily responsible for the arousal of emotion, on which emotion depends for its very being and which is its mainstay. Uddīpana is the environment which enhances the emotive effect of the object which stimulates emotion. » (Pandey, 2008, p. 25)

Les changements mimétiques se réfèrent aux sentiments exprimés par le personnage pour que le lecteur comprenne et éprouve les mêmes sentiments (ibid., p. 16). Les changements mimétiques se rapportent aux gestes, aux actions et aux effets physiques tels que la paralysie, la transpiration, l’horripilation, l’évanouissement, etc., nécessaires pour communiquer l’émotion ressentie par le personnage au lecteur. Ce sont les changements mimétiques, de nature affective, qui aident le lecteur à s’associer avec l’état mental du personnage. Selon K. C. Pandey, « all physical changes which are consequent on the rise of an emotion and are in real life looked upon as the “effects” of emotion are called Anubhāvās, to distinguish them from the physical effects of emotion which arise in real life » (ibid., p. 26).

Les émotions fugaces se rapportent à l’impression affective et aux sentiments passagers qu’éprouve le lecteur au fur et à mesure qu’il comprend les changements mimétiques. Les émotions fugaces servent à susciter les émotions de base (Dhvanyaloka, 1990, p. 16). Le déterminant, les changements mimétiques et les émotions fugaces stimulent, articulent et développent l’émotion de base latente (stāyibhāvā) dans l’esprit du lecteur. La suggestion qui mène au délice dont nous parlions plus haut est une réussite dans la mesure où ces trois agents suscitent l’émotion de base appropriée chez le lecteur. D’après K. C. Pandey, « the presentation of a basic mental state in terms of transient emotions, involuntary and voluntary physical changes in an appropriate situation raises the stāyin (émotion de base) from being a mere matter of inference and brings it as it were directly before the spectator » (Pandey, 2008, p. 29).

L’émotion de base est l’essence de toute production esthétique, car le déterminant, les changements mimétiques et les émotions fugaces ont leur siège dans l’émotion de base. C’est elle qui aide à la réalisation du délice esthétique. Il y a huit catégories d’émotions de base qui

223 peuvent être suscitées seules ou en combinaison, selon la situation. Elles sont le désir sexuel157, ou ratie, le rire158, ou hāsā, le chagrin159, ou sōkā, la colère160, ou krōdā, l’énergie héroïque161, ou outsāhā, la peur162, ou bhayā, la répugnance163, ou jougoupsā et la stupéfaction164, ou vismayā (Dhvanyaloka, 1990, pp. 6, 16, 44, 257, 507). L’émotion de base aide non seulement à décrire la nature du personnage et du cadre, mais aussi à déterminer les changements mimétiques qui dépeindront les émotions fugaces. Il faut noter que l’émotion de base est commune au personnage et au lecteur. Elle évoque les trois agents, notamment le déterminant, les changements mimétiques et les émotions fugaces du personnage ainsi que ceux du lecteur. C’est l’expérience affective issue de l’identification de l’émotion de base du personnage par le lecteur par le truchement des trois agents, qui donne naissance au délice esthétique. Selon K. C. Pandey, « it is also natural that with the change in situation and reversal in fortune or favourable turn in the course of events, other mental states arise, but they can have no independent being; nor can they rise in isolation from and unaffected by the original state, which was responsible for fixing upon the objective. In fact, other mental states arise simply because the basic mental state is there » (Pandey, 2008, p. 30).

À la page 254, dans la nouvelle Les yeux du diable, prenons le troisième paragraphe en entier pour comprendre le sens inaperçu (asamlaksyakramā) et le délice comique (hāsya rasa) qui en résulte :

« J’en attire quelques-uns dans mon sillage, on dirait une poursuite dans les cols alpins, nous grimpons ferme jusqu’à la sortie de l’amphithéâtre pour tomber nez à nez avec l’un des organisateurs. Du moins a-t-il le profil de l’emploi, replet, et une façon de se promener parmi nous qui ne trompe pas, de susurrer please de sa voix de prognathe, sifflée. Je lui trouve néanmoins des manières de cow-boy faisant refluer les bêtes dans le corral, et avec une efficacité telle que nous nous retrouvons dans l’amphithéâtre. »

157 Notre traduction 158 id. 159 id. 160 id. 161 id. 162 id. 163 id. 164 id. 224

Dans cet exemple, l’auteur de la nouvelle, qui est le narrateur, est le déterminant objectif. L’amphithéâtre où il se trouve sert de déterminant stimulant. La tentative de fuir de la salle de conférences, la montée « ferme » jusqu’à la sortie que signifient les mots « col alpin », la confrontation incontournable avec l’un des organisateurs de la conférence, le fait d’être pourchassé par l’un des organisateurs qui ressemble à un cow-boy, l’organisateur qui exécute avec impunité son travail tout en étant poli en disant « please » sont les changements mimétiques. La peur qu’a l’auteur d’être suivi ou le soulagement qui résulte du fait de ne pas être seul, la peine qui résulte de la montée, la déception de ne pas pouvoir éviter de tomber sous le regard des organisateurs et de ne pas pouvoir échapper à l’amphithéâtre sont les émotions fugaces. Comme nous le disions plus haut, tous ces trois agents sont éprouvés et exprimés par le personnage principal, en l’occurrence, par l’auteur. Il deviendra difficile de décrire ces émotions par le truchement du « je » si l’auteur lui-même ne fait pas preuve d’émotions de base, à savoir, du rire, de la peur et de la répugnance. Le lecteur comprend les changements mimétiques et les émotions fugaces en se fondant sur ses émotions de base. Bien que l’émotion de base qui prédomine dans l’esprit du personnage, en l’occurrence l’auteur, soit la déception, elle provoque chez le lecteur le délice comique qui est diamétralement opposé à l’émotion de base du personnage.

Ceci est un exemple de la puissance de la suggestion, car le sens suggestif ne ressort ni de la puissance dénotative ni de la puissance indicative. C’est-à-dire, quoique le sens suggestif dépende des sens dénotatif et indicatif, seul le sens suggestif est capable de communiquer le contenu affectif qui mène à la beauté. Ainsi, les émotions telles que la tristesse, la colère, la peur et la répugnance décrites dans l’œuvre donnent naissance au délice comique chez le lecteur et, par conséquent, à la jouissance de la beauté. Ceci est un exemple d’asamlaksyakramā (sens inaperçu) où la transition du sens conventionnel au sens suggestif et l’éveil des émotions de base qui mène au délice se font de façon instantanée.

Toutes ces émotions n’ont pas d’équivalent dans les mots porteurs des sens dénotatif et indicatif. Il nous faut la suggestion pour avoir l’expérience du délice. Il faut un quatrième sens qui dépasse le champ sémantique du sens conventionnel pour communiquer l’émotion.

Ainsi :

225

« Rasa is something that one cannot dream of expressing by the literal sense. It does not fall within workaday expression. It is rather of a form that must be tasted by an act of blissful relishing on the part of a delicate mind through the stimulation (anurāga) of previously deposited memory elements which are in keeping with the vibhāvās and the anubhāvās, beautiful because of their appeal to the heart, which are transmitted by the suggestive words of the poet. The suggesting of such a sense is called rasadhvani and is […] the soul of poetry. » (Dhvanyaloka, 1990, p. 81)

D’ailleurs, le délice n’est pas une expérience qui consiste à nommer le type de délice dont fait preuve le lecteur. Car nous constatons que la simple mention du délice n’engendre aucune jouissance chez le lecteur. À titre d’exemple, la phrase « quand j’ai vu ses seins à travers les rideaux, je faisais preuve de délice érotique » ne produit aucun effet chez le lecteur, car il n’y a aucun déterminant qui attise la curiosité du lecteur. Cela montre que la simple identification du délice ne suffit pas à évoquer la sensibilité du lecteur. En revanche, l’énoncé « j’ai pu voir à travers les rideaux diaphanes ses seins tendres comme une fleur en germe » provoque la curiosité du lecteur, car l’expérience esthétique ne provient pas de la présentation des faits en tant que tels. Ainsi, le délice n’équivaut pas à la joie momentanée qui résulte de l’entente d’une bonne nouvelle. Cela ne ressort pas non plus du sens secondaire des mots.

Selon Abhinava, la dénotation et l’indication ne peuvent que donner des cognitions ou des concepts. La joie qui naît de l’entente de l’énoncé « tu as enfanté un fils » découle des sens dénotatif et indicatif. Mais le délice est le sens même de l’énoncé suggestif dont jouit le lecteur. Selon cette perspective, le délice n’est pas le résultat du sens suggestif; il est le sens suggestif lui- même qui se fait sentir (parisphurati) (ibid., p. 112). Ainsi, le délice n’est pas une expérience affective éphémère comme la joie ou la tristesse. Faire preuve de délice, c’est savourer (carvana) le sens suggestif de nature affective tout au long de l’expérience esthétique. C’est une expérience ensorcelante qui s’ancre dans l’esprit, car les imprégnations affectives laissent une trace indélébile dans la mémoire de l’esthéticien.

Mais deux questions se posent : si le délice est le sens des mots suggestifs, ce sens ne peut pas être l’expérience elle-même. Si c’était le cas, on n’aurait pas besoin du sens suggestif, car les sens dénotatif et indicatif suffisent pour suggérer, pour ressentir le délice. En outre, si le sens suggestif pouvait communiquer l’essence de l’expérience, on n’aurait pas besoin d’une

226 expérience prolongée qui ressort de l’entente ou de la lecture des mots ayant des sens dénotatifs, indicatifs et syntaxiques, car on ne peut pas le réfuter, le sens suggestif a besoin de ces trois sens pour communiquer le contenu affectif. Abhinava répond que l’opération suggestive se concrétise à la fois par voie du mot et de son sens. On attribue la suggestivité aux puissances dénotatives et indicatives, car c’est le sens dénotatif qui aide à communiquer le déterminant. Nous comprenons le sens indicatif des mots en ayant recours à l’inférence. Bien que le lecteur déduise le sens indicatif en se fondant sur les sens dénotatif et syntaxique, et sur l’arrangement particulier des mots, la compréhension du sens suggestif nécessite la coopération du lecteur. Car la beauté du sens suggestif ne se dévoile pas à tout le monde.

On peut dire que l’homme de la rue peut à la limite comprendre le sens littéral et déduire le sens indicatif. Il devient un esthéticien dans la mesure où il perçoit que les sens dénotatif, indicatif et syntaxique, une fois qu’ils s’épuisent, communiquent un sens qui dépasse la portée des conventions, de l’inférence et de toute logique. Ce sens supplémentaire se montre uniquement à un lecteur chevronné qui, en vertu de la pratique, perçoit instinctivement le sens suggestif et se laisse perdre dans la jouissance qu’offre la sakti (puissance) des mots. En conséquence, la suggestion dépend et ne dépend pas des sens dénotatif, indicatif et syntaxique, car une fois que les mots perdent leur puissance sémantique, les impressions cognitives aboutissent à l’expérience qui consiste en la perception de l’affect non verbal appelé délice.

Comme l’explique Abhinavagupta :

« Therefore, it is now established that there is perception of rasa. Moreover, this perception in the form of aesthetic relishing is physically produced (udpadyate). And the verbal operation in bringing about this perception is the hinting (dhvanana), the suggesting (vyanjana), of the literal sense and denotative words, which is an operation different from abhidhā and laksanā. The poem’s operation of causing aesthetic enjoyment of the rasas is nothing other than the operation of suggestiveness. As for aesthetic efficacy (bhāvakatvā), this too is nothing more than what is included in the use of appropriate qualities (gunas) and figures of speech. […] Again, one cannot say that in poetry, the words alone are effective of rasa, for if their meaning is unknown, no rasa can arise. Nor can one say that it is the meaning alone, for if the same meaning is expressed in other words, rasa does not arise. […] Accordingly, with the operation known as suggestiveness serving as the means, and the qualities, figures of speech

227

and propriety, etc., serving as procedure (itikartavyatā), poetry which is effective (bhāvaka) [of rasas], effects (bhāvayati) the rasas; and in the three-termed scheme of efficiency, viz., the objective, the means and the procedure, suggestiveness fits in as the means of enjoyment.» (Dhvanyaloka, 1990, p. 225)

Ainsi, on fait preuve de délice lorsqu’on est capable de jouir d’une émotion de base développée de façon soutenue tout au long du récit. Car les émotions fugaces qui ne perdurent pas ne peuvent que servir d’accessoires à des fins d’intensification ou de contraste nécessaires pour éveiller l’émotion de base. Cette dernière acquiert de la stabilité lorsqu’elle se manifeste de façon répétitive. Plusieurs émotions fugaces peuvent s’accorder avec l’émotion de base et l’auteur peut se servir de maintes émotions de base et d’émotions fugaces afin de développer le thème principal. Lorsqu’il y a une émotion de base qui prédomine dans l’esprit du lecteur, cette émotion donne naissance au délice.

Comme le rappelle V. K. Chari165 :

« It should be remembered that, although a poem may be composed of many different emotions, only one of those emotions is to be established as its dominant theme. For a single unified discourse cannot contain two parallel tones or interests. This would undermine the unity of impression. When two or more primary emotions are introduced in a poem of some length and each one receives a degree of elaboration, which of them will become the dominant emotion of the poem will depend on how the poet treats his subject matter. […] The rasa chosen to be the dominant mood of the poem spreads itself as a pervasive quality of the work through all its parts, whereas the other major emotions, which are drawn into the work by the force of the situation, powerful as they may be, are limited to certain parts of the work and therefore cannot hurt the pre-eminence of the main rasa. » (Chari, 1990, p. 62)

Selon Abhinavagupta, la poésie et la science renseignent l’homme, mais chacune à sa propre façon. C’est-à-dire, bien que le délice résulte de la perception, de l’inférence et de la compréhension du but escompté du locuteur, la nature du fonctionnement de ces moyens de connaissance est nettement différente en poésie. Car à la différence de la perception et de l’inférence de tous les jours, la perception et l’inférence esthétiques contribuent à une expérience

165 V K Chari: Sanskrit Criticism, Honolulu, University of Hawaii Press, 1990.

228 supranormale, appelée délice. La jouissance du délice chez le lecteur sensible dont l’esprit est habitué au raisonnement de l’effet à la cause porte sur la contemplation des émotions fugaces et des émotions de base.

Le lecteur ne peut pas comprendre l’expérience s’il tente de se servir des moyens de connaissance de tous les jours. Car à la différence de la perception et de l’inférence à l’état éveillé, la perception et l’inférence de l’objet esthétique s’achèvent grâce à la sensibilité de la part du lecteur. Comme c’est un processus qui consiste à comprendre les trois composantes de l’expérience esthétique présentées dans l’œuvre, le lecteur doit obligatoirement abandonner toute logique s’il veut comprendre la vérité esthétique, car cette vérité ne prend pas appui sur la mémoire, ni sur l’inférence. Et c’est pour cette raison qu’on l’appelle une expérience transcendantale non verbale et supranormale. On ne peut pas dire que le délice dépend de la mémoire conventionnelle, car c’est une expérience novatrice jamais ressentie dans le passé; on ne peut non plus dire que le délice dépend de la perception de la cause-effet, car en langage de tous les jours, nous parlons de la cause et non du déterminant; de l’effet et non des changements mimétiques; de l’expérience passée et non de l’émotion de base. La cause, l’effet et l’expérience à l’état éveillé ont pour but la conscience phénoménale du Soi qui consiste à nommer, à comparer, à s’informer, et à cerner les pensées dans la spatio-temporalité. Le déterminant, les changements mimétiques et l’émotion de base, quoiqu’ils dépendent de la mémoire, de l’inférence et de l’expérience passée, aident à défaire tous ces rapports et à libérer la conscience de la spatio-temporalité. Lorsque le lecteur est en proie au délice, il perd toute conscience de sa conscience spatio-temporelle. Ainsi, la science, c’est du savoir temporel phénoménal et la littérature de contenu suggestif, du savoir atemporel transcendantal. Et c’est cette dernière qui aide à ressentir l’unité cosmique fondamentale.

Comme le rappelle Abhinavagupta :

« In poetry, the vibhāvās, etc., as they are being conveyed to us, tend to become objects of our relish. There is no need then for semantic convention. There is nothing here comparable to the apprehensions we receive from a ritual text: “I am enjoined to do this; I will do it; I have accomplished my purpose”, since in such a text, being on a normal plane, tends toward what one should do in the future. But in poetry, the savouring of the vibhāvās, etc., is essentially matter of the present, arising like a magic flower, without reference to past or future. In this

229

sense, the relishing of rasa is different from normal relishing, as it is different from a yogi’s meditation. » (Dhvanyaloka, 1990, p. 194)

3.6.5 L’universalisation de l’expérience esthétique

Nous pouvons nous demander comment le lecteur qui se trouve spatialement et temporellement éloigné arrive à entrer dans l’espace-temps du personnage qui lui permet de jouir du délice esthétique. Pour y répondre, Abhinavagupta préconise le principe de la généralisation d’individualité166, appelée sādhāranikaranā (ibid., p. 108). Dans un premier temps, le lecteur comprend le déterminant, les changements mimétiques et les émotions fugaces du personnage et, par extension, de l’auteur, en se fondant sur sa propre perception de la spatio-temporalité et sur ses émotions de base. Dans un deuxième temps, les changements mimétiques et les émotions fugaces du personnage font appel aux émotions de base du lecteur qui lui permettent de se les approprier. Une fois que le lecteur comprend l’intensité des émotions par rapport au cadre, il peut témoigner sa sympathie pour le personnage. Dans un dernier temps, le lecteur est en mesure de s’associer avec les émotions de base du personnage. Ceci devient possible dans la mesure où le lecteur fait preuve de sensibilité envers le personnage.

Par conséquent, pour qu’il y ait généralisation d’individualité, il faut que le lecteur soit une personne sensible. Le fait d’être sensible, c’est-à-dire le sahrydayadatvā, est ce qui permet à un lecteur sensible, qu’Abhinavagupta appelle un sahrydayā, de jouir d’un chef-d’œuvre et du délice dont il est porteur (ibid., pp. 48, 473). Le lecteur sensible se trouve dans un état généralisé dans lequel il peut distinguer la réalité de l’irréalité, ce qui lui permet de comprendre l’humour contenu dans le chagrin du personnage.

Comme l’explique Mukund Madhav Sharma167 :

« These feelings are suggested to be belonging to the poetical character; but because of an identification of the sympathetic reader with the poetical character, the reader also experiences the feelings as belonging to himself. Yet, it is not precisely like a personal feeling of the ordinary life. Since the reader shares the feeling with the poetical character, with the

166 Notre traduction 167 M M Sharma: Dhvani Theory in Sanskrit Poetics, Varanasi, Chowkhamba Sanskrit Series, 1968. 230

sentimental poet and with the other readers, the feeling is said to be experienced in a generalized state called sādhāranibhāvā or sādhāranikaranā. » (Sharma, 1968, p. 61)

Pour mieux comprendre l’interaction entre les conditions psychophysiques contenues dans l’œuvre, la spatio-temporalité, et le délice esthétique, il faut étudier de près le rapport entre le sujet, l’objet esthétique et l’expérience esthétique qu’est la réalisation du délice. Comme l’affirme K. C. Pandey, selon Anandavardana, l’individu a conscience de ce qui l’entoure et de lui-même. L’individu veut entrer dans l’espace littéraire pour se divertir, pour se cultiver. Il veut entrer dans le monde irréel pour découvrir de nouvelles perspectives sur la réalité humaine qui n’ont qu’une vérité qui se cantonne à l’œuvre littéraire. L’individu a conscience que l’œuvre littéraire n’est pas un objet parmi d’autres, car l’individu, en allant vers l’espace littéraire, se libère non seulement lui-même de sa conscience de la spatio-temporalité qui lui donne son individualité, mais aussi libère l’œuvre littéraire de sa spatio-temporalité, ce qui la délivre de son état d’être « un autre objet ». D’où la nature éternelle de toute bonne création littéraire. Ceci devient possible dans la mesure où la suggestivité contenue dans l’œuvre aide l’individu à transcender la spatio-temporalité et où l’individu est prêt à sympathiser (hrydayasamvāda) avec l’état affectif de l’auteur.

Ainsi, l’individu, pour accéder à l’espace littéraire, commence par perdre son individualité. Il entre dans ce monde inconnu en se fondant sur ses expériences vécues dans le passé. L’individu ne peut que prendre conscience des conditions psychophysiques des personnages décrites dans l’œuvre, car il n’y a pas lieu de savoir ce qu’a ressenti exactement le créateur, en l’occurrence, l’auteur de l’œuvre au moment de la création des personnages. L’individu se sert de l’œuvre littéraire pour se laisser perdre dans l’imagination. Par conséquent, l’objet, en l’occurrence l’œuvre, n’est qu’un moyen d’accéder au monde inconnu, car cette œuvre est incomplète. Il faut davantage de construction de la part de l’individu pour comprendre le sens intégral et pour prendre conscience de l’espace littéraire.

Selon Anandavardana, l’expérience esthétique est une expérience transcendantale à cinq paliers. Dans le premier palier, qui s’appelle « Élimination de l’espace-temps et désindividualisation », l’individu se fonde sur les sens pour comprendre la signifiance des mots. Pendant cette étape, l’individu se laisse guider par ce qu’il comprend des états mentaux des personnages. Plus il entre dans l’œuvre, plus il perd conscience de la spatio-temporalité. L’individu se voit confronté par

231 trois types d’obstacles, à savoir spatial, temporel et personnel. Les mots contenus dans l’œuvre doivent aider l’individu à comprendre les états mentaux des personnages et, ainsi, à transcender la conscience du Soi. L’individu est prêt à entrer dans le deuxième palier dans la mesure où il a perdu toutes ses inhibitions, toute conscience de la spatio-temporalité. Il va de soi que ceci est un processus lent et progressif. L’individu commence à construire l’image esthétique en établissant des liens entre les différents changements mimétiques des personnages et le cadre. Dans le deuxième palier, qui s’appelle l’« identification », l’individu s’approprie les émotions ressenties par le personnage. C’est un état mental dans lequel il y a identité en altérité et unité en diversité. Tout au cours de cette association, l’individu est bien conscient de la dualité. Comme l’individu, dépourvu de toute conscience de la spatio-temporalité, se trouve dans un état universalisé, il parvient à se transporter vers le centre de l’œuvre, tout en ayant conscience du parcours. Ainsi, l’individu arrive à s’identifier aux émotions ressenties par le personnage, tout en ayant conscience de l’irréalité.

Dans le troisième palier, qui s’appelle l’ « imagination », l’individu construit l’image esthétique. L’attirance et la visualisation jouent un rôle important dans la formation de la réalité esthétique. L’attirance de l’individu envers les conditions psychophysiques du personnage l’aide à diriger son attention vers l’objectif de la situation. La visualisation aide à combler la lacune qui divise l’inconscient et le conscient, à unir le contenu présenté dans l’œuvre et les expériences passées, et à superposer l’image ainsi construite sur le bagage cognitif de l’individu, ce qui lui ouvre les portes à un monde imaginaire.

Dans le quatrième palier, qui s’appelle l’ « internalisation », l’individu ressent les émotions fugaces incitées par la situation, c’est-à-dire par le déterminant et par les changements mimétiques exprimés par le personnage. L’individu internalise les émotions du personnage et les fait siennes. Par analogie, si l’on peut dire que la situation est le stimulus, l’individu assailli par les émotions fugaces en est la réponse. Cependant, dans le monde littéraire, l’internalisation d’un phénomène externe et l’effet interne qui s’ensuit ne peut être réduit à un phénomène de cause- effet, car l’objectif de l’expérience esthétique n’est pas de déterminer l’eccéité de l’œuvre littéraire.

Dans le cinquième palier, qui s’appelle la « contemplation », l’individu est dans un état de jouissance esthétique, libéré de toute contrainte temporelle, spatiale et personnelle, il est en union

232 avec les personnages dont les conditions psychophysiques le font se perdre dans l’imaginaire, et il est en proie aux émotions fugaces dominantes qui éveillent l’émotion de base appropriée chez lui (Pandey, 2008, pp. 86-186).

Le cheminement de l’individu du monde réel à l’irréel et l’aboutissement au délice sont une réussite dans la mesure où le déterminant, les changements mimétiques objectifs et les émotions fugaces subjectives mènent à l’éveil de l’émotion de base appropriée chez l’individu. D’ailleurs, l’individu ne ressent pas d’émotion de base pendant la contemplation. Ce qu’il ressent, c’est le délice. Bien que la durée de la jouissance puisse être éphémère ou prolongée ou même éternelle, c’est, par essence, une expérience continuelle et progressive. C’est cette jouissance mystérieuse, étant inattendue, qui contribue à la beauté de l’œuvre littéraire.

Comme l’explique Louis Jolicœur168, « la beauté, en effet, prend sa substance dans la distance à parcourir pour développer une idée, dans l’effort que l’on consacre à explorer l’obscurité en quête du mystère, ou à creuser pour atteindre le précieux trésor. Notons que ce trésor exercera d’autant son pouvoir d’attraction qu’il sera inaccessible, impossible à saisir et à posséder réellement, la force de la beauté résidant, il y a lieu d’insister, dans le cheminement plutôt que dans l’aboutissement » (Jolicœur, 1995, p. 43). Le délice est ainsi une expérience transcendantale, car c’est en renonçant au Soi que l’individu arrive à en jouir.

Nous venons de voir que le délice esthétique est le fruit de la suggestion. Mais il est peu clair comment le lecteur de l’œuvre littéraire fait preuve de ce sens suprasyntaxique et suprasémantique appelé délice à partir de mots ayant des sens conventionnels. Autrement dit, il faut s’interroger sur la nature de la compréhension verbale du texte par le lecteur pour comprendre à quel niveau le délice commence à se faire sentir. À l’instar des tenants de l’école Mīmāmsā, nous voulons savoir si les mots ont une puissance innée de signifier le sens individuel ainsi que le sens phrastique, ou si c’est le sens phrastique qui fait valoir le sens individuel des mots, ou encore si c’est l’intention du lecteur d’accorder du sens aux mots et aux phrases qui lui fait sentir le délice.

168 L Jolicœur: La sirène et le pendule : Attirance et esthétique en traduction littéraire, Québec, L’instant même, 1995. 233

3.7 Anvitābhidāna (contextualité) ou Abhihitānvayā (compositionnalité) ?

Selon les tenants de l’école d’herméneutique, il y a deux principes de compréhension verbale. D’après les tenants de l’école Prabhākarā, c’est la phrase qui fait valoir le sens des mots individuels, car c’est le contexte que l’on comprend à la fin de la phrase qui donne le sens exact des mots individuels. Ce principe de la primauté du sens phrastique s’appelle Anvitābhidāna en linguistique hindoue et contextualité ou principe de Frege en linguistique occidentale. Par contre, selon les tenants de l’école Bhattā, les mots font référence uniquement au sens associé; c’est ce sens qui sert à unir les autres mots dans la phrase. Ce principe de primauté des mots s’appelle Abhihitānvayā en linguistique hindoue et compositionnalité en linguistique occidentale. Voyons les deux principes de près et comment Abhinavagupta tente de réconcilier les aspects discordants afin de jeter de la lumière sur la véritable essence du délice esthétique.

Selon les tenants de la théorie d’Anvitābhidāna, le sens de la phrase se compose d’unité mots- sens et de puissance du rapport conjonctif. Selon cette perspective, les mots communiquent à la fois les sens individuels et le rapport mutuel entre les mots de la phrase. On fait l’analyse des suffixes en se fondant sur un paradigme et on arrive au sens intégral par le biais de substitutions des mots individuels selon le contexte. D’après les tenants de cette école, les enfants apprennent la langue sur la base de cette méthode de substitution. Ainsi, dans un premier temps, il faut montrer à l’enfant ce qu’on entend par la phrase « amène le cheval ». À la suite de plusieurs occurrences impliquant la même action, l’enfant comprend le sens phrastique intégral et déduit qu’il s’agit de faire bouger l’animal. Par la suite, en entendant une nouvelle phrase telle qu’ « amène la vache », l’enfant comprend l’action associée à la phrase. En faisant une comparaison entre les deux phrases, l’enfant comprend le sens individuel des mots « amener », « cheval » et « vache ». Ce processus de substitution est naturel et se fait au niveau de l’inconscient. L’enfant comprend le sens de la phrase « amène l’enfant » en se fondant sur la même logique d’inclusion et d’exclusion.

Comme l’explique Sālikanātha, le célèbre tenant de cette école, le mot à lui seul ne communique pas de sens. C’est la phrase qui nous le donne, car nous savons que nous apprenons le sens des mots de nos aînés et que nous comprenons toujours le sens des mots à partir des phrases. Cela montre que c’est uniquement la phrase qui importe et non les mots individuels dans la situation

234 de communication (Sālikanātha169 cité dans Raja, 1963, p. 198). Cependant, les tenants d’Anvitābhidāna ne nient pas l’existence des mots individuels. Ils soulignent qu’il est impossible de comprendre le sens individuel des mots pris isolément. Ainsi, la phrase est l’unité du discours et elle a son propre sens unitaire. Dans la phrase « amène la vache », on ne demande pas d’amener n’importe quel animal. Le mot « amener » gagne en clarté par son rapport avec le mot « vache ». De la même façon, le sens du mot « vache » se voit délimité par son rapport avec le mot « amener ». Par conséquent, les mots font référence non seulement au sens associé, mais aussi au rapport syntactique. Bien qu’il y ait plusieurs mots dans une phrase, ces mots gagnent en clarté selon le contexte qui s’opère au niveau de la phrase. Comme l’on dit que le sens des mots individuels dépend du contexte, l’argument selon lequel les mots ont un sens individuel est mal fondé.

Les tenants de l’école Bhattā ne sont pas d’accord avec les propositions de leurs homologues. Selon eux, si l’on dit que le mot fait référence au sens associé et au sens phrastique, les autres mots dans la phrase deviennent redondants, car le premier mot de la phrase suffit pour communiquer le sens intégral. En plus, si l’on admet qu’un mot pouvait faire référence aux aspects sémantiques des autres mots de la phrase, il n’y aurait pas de limites à la puissance sémantique d’un mot, car ce dernier pourrait faire référence à toute une gamme de sens selon le contexte de nature variable. Selon les tenants de cette école, quoique nous comprenions le sens individuel des mots selon le contexte, nous sommes en mesure de comprendre le sens individuel sans contexte et hors contexte des mots. Sinon, on ne peut pas se servir des mots ayant un sens fixe dans un contexte donné, dans d’autres contextes. Ce qui montre qu’il existe le sens individuel non contextuel des mots. Ce sens universel s’appelle le sens dénotatif, ou abhidā.

Selon les tenants de l’école Bhattā qui proposent la théorie de l’Abhihitānvayā, le sens phrastique est une concaténation de sens individuels exprimés par les mots individuels. En entendant une phrase, on prend conscience du sens, dans un premier temps, des mots individuels, l’un après l’autre. Puis on restitue le sens phrastique selon trois facteurs, à savoir la corrélation, ou ākānksā, la compatibilité, ou yogyatā, et la contiguïté, ou āsatti. D’après Kumārila Bhattā170, le plus grand défenseur de cette théorie, « le sens phrastique dépend des sens individuels des mots. À la différence des mots, la phrase n’a pas de sens autonome en l’absence du sens individuel des

169 Sālikanathā: Vākyārthamātrkavritti, in Prakaranapanchikā, Benaras, Chowkhamba Sanskrit Series, 1904. 170 Kumārila Bhattā: Tantravārttika, Poona, Ānandāsramā Sanskrit Series, 1929. 235 mots. La cognition du sens intégral dépend du sens individuel qui est exprimé de façon séquentielle. Et les trois facteurs servent de lien entre les sens individuels qui aident à révéler le sens phrastique » (Kumārila, 1929, p. 445).

Selon cette perspective, le rapport entre le mot et le sens est analogue au rapport entre la personne qui se remémore et le contenu remémoré. Et les mots n’éveillent pas la cognition du sens de façon directe, mais passent par les imprégnations des expériences passées. Avec le passage du temps, c’est l’expérience qui aide l’auditeur à comprendre le sens directement sans passer par la remémoration des imprégnations. Lorsque l’auditeur se souvient des réactions que suscite un énoncé, il se rappelle instinctivement les sens individuel et contextuel des mots. Comme l’auditeur s’habitue aux différents contextes dans lesquels les mots ont un sens fixe, il s’appuie sur son expérience pour établir le rapport entre le sens et le contexte. Ainsi, il comprend les mots et leur sens pris isolément et, par la suite, délimite le sens contextuel selon son vécu.

Il convient de noter que les tenants de cette théorie ne démentent pas l’existence du sens phrastique. Bien au contraire, ils postulent que le sens phrastique communique plus que la totalité des sens des mots individuels. Lorsque les mots sont tenus ensemble par corrélation (ākānksā), il y a l’apparition d’un nouveau sens distinct de la totalité des mots-sens (word meanings). Certains l’appellent vākyarthā, ou sens phrastique, et d’autres le dénomment samsarga, ou association des mots-sens, et d’autres encore le baptisent tātparyarthā, ou intention du locuteur.

Comme l’explique Kunjunni Raja171 :

« The Abhihitānvayā theory is supported by the following reasons: if the words of a sentence have no separate meanings of their own, then the classification of words into nouns, adjectives, verbs, etc. becomes meaningless. Further, in every case in which we are to understand the meaning of a sentence, we must first understand the meaning of the component words. Without a previous understanding of the words, no one can understand the meaning of a sentence. Moreover, if the meaning of a sentence were quite independent of the meaning of its constituent words, then any sentence could convey any meaning. Lastly, when we understand the meaning of a new verse, we do so obviously on the basis of our knowledge of

171 K Raja: Indian Theories of Meaning, Madras, The Adyar Library and Research Centre, 1963. 236

the words and their separate meanings. This cannot be explained by any understanding of the sentences, since they are new and unintelligible to us. So it is concluded that the meaning of a sentence is just the synthesis of the separate meanings of its words. » (Raja, 1963, p. 211)

Abhinavagupta, à l’instar de Jayanta Bhattā, le logicien du Xe siècle et l’auteur de la Nyāyamanjari, propose une nouvelle façon d’aborder le sens contextuel des mots. Il faut se rappeler qu’Abhinavagupta, étant d’abord et avant tout philosophe du langage et rhétoricien, ne peut pas prôner l’importance absolue de la phrase, car il est bien conscient que la polysémie et l’homonymie se rapportent aux mots. Il ne peut non plus préconiser la portée absolue des mots, car c’est à la fin de la phrase qu’on se rend compte de la polysémie des mots. Plus important encore, le délice est ressenti au niveau de la phrase. Pour trouver une voie médiane entre ces deux positions discordantes, Abhinavagupta propose des modifications à la théorie de la primauté des mots, appelée Abhihitānvayā. Selon lui, la dénotation (abhidā) est ce qui donne le sens conventionnel dans son universalité. C’est le sens syntaxique ou phrastique (tātparyā) qui donne le sens intégral. Partant, le sens particularisé des mots est le sens contextuel. C’est l’incompatibilité, ou manque de yogyatā, qui donne naissance à l’indication.

Il y a la quatrième fonction appelée suggestion, ou vyangyā, qui aide à communiquer le sens suggestif, ou dhvani, qui à son tour aide à communiquer le délice. Selon cette perspective, le sens phrastique est le sens supplémentaire que communiquent les mots. L’intention du locuteur joue un rôle important dans la juxtaposition des mots et des concepts disparates. Car c’est l’intention du locuteur d’unir des mots compatibles avec le but escompté pour les présenter en tant que tout unifié. Lorsqu’il y a contradiction entre l’usage accepté et l’usage intentionnel des mots, cela engendre l’indication. Cette dernière fait partie de l’intention du locuteur et n’est pas quelque chose de fortuit.

Bhartrhari critique les deux théories qui donnent de l’importance excessive aux mots. Selon lui, c’est uniquement la phrase qui importe. Les mots isolés de la phrase ne font référence ni au concept ni à l’intention du locuteur. Ces deux principes, selon Bhartrhari, doivent être critiqués, car ils supposent que l’auditeur est une personne inculte qui ne peut comprendre le sens intentionnel qu’à la fin de la phrase. Il y a, d’après ce grand penseur, l’anticipation ou l’intuition qui joue un rôle plus étendu dans la communication, ce dont ces deux théories font abstraction. L’intuition, ou pratibhā, ne connaît pas de parties.

237

D’ailleurs, la fragmentation du discours qui est par essence une sémantique sérielle172 est la méthodologie adoptée par des grammairiens pour comprendre la nature du signe. Ces divisions n’ont pas d’existence en l’absence de la phrase. S’il faut déconstruire la phrase, cette dernière doit se présenter dans un premier temps en tant que tout unifié. Sinon, la restructuration des parties devient un pur fantasme théorique. Cela ne veut pas dire que les mots n’existent pas. Il n’y a pas non plus de distinction entre les mots sans contexte et les mots dont le sens est délimité par le contexte. Ces divisions existent par le fait qu’il y a la phrase et que c’est uniquement elle qui nous fait agir. Même les mots singuliers, comme dans le cas des mots à l’impératif, sont en réalité des phrases. Ainsi, c’est l’intuition qui aide à délimiter les sens indicatif, suggestif et syntaxique des mots. La phrase dont le sens est cerné par l’intuition est indivisible. Elle est perçue en tant que tout uni.

D’après l’Akhandavākyasphotā de Bhartrhari, le sens phrastique est non seulement indivisible, mais aussi indicible. L’intuition commence par la réflexion inconsciente et devient partie intégrante de la communication de tous les jours grâce à l’expérience.

Ainsi :

« This (pratibhā) cannot in any way be explained to others in terms such as “It is this”; its existence is ratified only in the individual’s experience of it, and the experiencer himself cannot describe it. […] The behaviour of animals is prompted by this instinctive urge of pratibhā; it is this that teaches the cuckoo to sing in spring, and the birds to build their nests. It is the same kind of urge that results from the sentence. A sentence becomes productive of this urge because of repeated usage. » (Bhartrhari173 cité dans Raja, 1963, p. 226)

Dans des situations de communication de tous les jours, on a la moindre intention de comprendre les limites sémantiques des mots individuels. Ce que nous recherchons en revanche, c’est l’unité phrastique; nos pensées sont accoutumées à se diriger vers la fin de la phrase, car nous savons instinctivement que l’intention du locuteur et le contexte se révèlent à la fin de la phrase. Nous apprenons les phrases d’abord; nos pensées commencent à prendre forme par le truchement du tout unifié appelé tout-linguistique, ou sphota, ce qui souligne l’inexistence des mots individuels.

172 Il convient de retenir les mots « sémantique sérielle » et « tout-linguistique », car en Occident, ils sont repris par Henri Meschonnic, toutefois avec de légères modifications. 173 Bhartrhari: Vākyapādiyā : With the Commentary of Helārāja, Benaras, Chowkhamba Sanskrit Series, 1937. 238

En linguistique occidentale, le principe de la primauté du sens phrastique, appelé Anvitābhidāna en linguistique hindoue, est connu sous le nom de contextualité ou principe de Frege, d’après Gottlob Frege, qui le propose à l’orée du dix-neuvième siècle. Mais il y a incohérence en ce qui concerne le principe de Frege, car, on ne sait pas si Frege soutenait la contextualité ou la compositionnalité. Nous nous fondons sur l’article de Theo M. V. Janssen pour éclaircir le principe de Frege. Gottlob Frege, dans son ouvrage Die Grundlagen der Arithmetik (Les fondements de l’arithmétique), parle de l’importance de comprendre le sens du mot dans le contexte de la phrase. Selon lui, l’interprétation mot à mot de la contextualité veut que le sens intégral soit compris non comme une reconstitution de mots ayant des sens autonomes, mais comme un regroupement de mots motivé par le contexte.

Comme l’affirme Frege174, « we must never try to define the meaning of a word in isolation, but only as it is used in the context of a proposition » (Frege, 1980, p. 116). Mais la compositionnalité, au sens moderne du terme, veut que les expressions, c’est-à-dire les mots, aient un sens individuel. Et c’est ce dernier qui aide à la formulation des expressions complexes. Force est de constater que le principe de contextualité et le principe de compositionnalité sont diamétralement opposés. Il convient de noter qu’au début, Frege soutenait le principe de contextualité; mais vers la fin de sa vie, on est amené à croire qu’il soutenait une version modérée de compositionnalité. D’où la confusion. Selon le principe de compositionnalité, qui rejoint le principe d’Abhihitānvayā, on commence par le sens individuel des mots, puis on fait opérer des règles syntaxiques qui servent de cadre à la formulation d’expressions complexes. Selon cette perspective, la pensée commence par le mot.

Dans son article Über Sinn und Bedeutung, Frege fait la distinction entre le sens et la référence. L’objectif de Frege est de démontrer que la phrase informative B = A et la phrase A = A qui est vraie a priori ont la même valeur de vérité. Les noms A et B désignent le même objet, mais non pas de la même façon. Ainsi, selon Frege, les expressions dans la phrase, notamment A et B, sont les mêmes, n’ont pas le même sens, car le sens est synonyme de valeur de vérité de la phrase175. Bien que A et B fassent référence au même objet, ils n’ont pas le même sens. Si le sens intégral a

174 G Frege: The Foundations of Arithmetic, Illinois, Basil Blackwell Publishers, 1980. 175 Prenons le fameux exemple de ces deux vocables anglais « sheep » et « mutton ». Bien que ces deux mots fassent référence à la même réalité, ils n’ont pas la même valeur de vérité. Ainsi, l’un ne peut pas se substituer à l’autre. 239 la même valeur de vérité à la suite d’une substitution d’expressions individuelles, on peut dire que chaque expression contribue à la vérité de la phrase.

Selon Theo Janssen176, il y a un lien entre le principe de compositionnalité et la propriété de substitution des mots. Selon le principe de substitution, dans le cas d’une expression dans laquelle une partie de cette expression, appelée sous-expression, se voit remplacée par une autre partie ayant le même sens, on peut dire qu’il n’y a aucun changement dans le sens intégral de la phrase dans la mesure où il n’y a aucun changement dans la valeur de vérité.

Comme l’explique Janssen :

« The substitution property follows immediately from compositionality. One expects a relation in the other direction as well, and the proof proceeds as follows. All expressions which can be substituted for each other in a given sentence make the same contribution to the meaning of the sentence. Hence they form an equivalence class of meanings, and one might introduce a common meaning for them which can then be used in a compositional system. […] A classic example consists of the expressions ‘a creature with a heart ‘and ‘a creature with kidneys’; probably they are intersubstitutable in all contexts, so would get the same meaning. » (Janssen, 2001, pp. 8, 9)

Mais dans son article Logik in der Mathematik, écrit selon Janssen en 1914, Frege parle de la toute-puissance de la langue. Il se demande comment la langue aide à communiquer des pensées jusqu’ici inconnues. Frege postule que les pensées sont construites à partir de composantes (building blocks) d’autres pensées. Selon Janssen, à ce stade de sa vie, Frege plaide précisément pour la contextualité et non pour la compositionnalité, comme le prétendent les penseurs contemporains. Car pour Frege, la langue commence par la pensée et non par le mot. Selon cette perspective, la pensée aide à construire d’autres pensées qui à leur tour aident à construire des phrases. Ceci devient possible dans la mesure où pensée et contexte se correspondent. Mais à partir de 1914, Frege change d’orientation et semble soutenir l’hypothèse selon laquelle le sens des mots individuels contribue au sens phrastique. Bien qu’il ne dise pas que c’est le sens individuel des mots qui aide à cerner le sens phrastique, il souligne quand même l’importance

176 T M V Janssen: « Frege, Contextuality and Compositionality », in Journal of Logic, Language and Information, 10 : 115-136, 2001, Netherlands. 240 des mots. Ainsi, le principe de Frege laisse entrevoir que Frege soutenait la contextualité et une version atténuée de compositionnalité.

Comme l’écrit Janssen en conclusion, « the main reason is that he did not accept the notion ‘meaning of an expression’: for him meanings were contextually dependant, and he always considered the meaning of an expression (word) within a given sentence. A second reason is that he cannot accept that thoughts are formed. So, Frege never gave up contextuality and would be against pure compositionality » (Janssen, 2001, p. 19).

Hermann Paul177 parle de la compositionnalité pure quoiqu’il ne donne pas ce nom à son hypothèse. Selon lui, les mots individuels s’attirent dans l’esprit humain, ce qui résulte en l’apparition de groupes de mots plus étendus. Cette attirance dépend soit de la correspondance partielle entre le son et le sens, soit de l’ensemble son-sens. Il existe deux groupes proportionnels de mots dans la phrase, à savoir le groupe matériel et le groupe formel. Le groupe matériel se divise en deux, à savoir le cas et le nombre. Ces deux sous-groupes s’entrecroisent dans la phrase. En contrepartie, le groupe formel se compose de la somme de tous les noms d’action pris ensemble.

Les mots individuels, selon Paul, doivent faire partie de l’un de ces deux groupes. Lorsque l’interaction entre les mots d’une phrase est faible, le sens des mots n’aboutit pas à un tout- sémantique cohérent et compréhensible. Mais lorsqu’il y a correspondance sonore et sémantique entre les mots qui est invariablement le fruit de la substitution, il y a cohérence syntactique. Ainsi, les phrases se composent de groupes proportionnels, lesquels sont eux-mêmes composés de groupes formels et matériels. C’est par analogie que nous comprenons les sens individuels des mots qui forment le groupe.

Comme l’affirme Paul :

« Another hardly less important factor is the combinatory activity based upon the existence of proportion-groups. The combination consists to some extent in the solution of an equation between proportions by the process of freely creating, for a word already familiar, a second proportional member. This process we call formation by analogy. It is an incontrovertible fact

177 H Paul: Principles of History of Language (Prinzipien der Sprachgeschichte), Translated from the German by H A Strong, London, Longmans, Green & Co., 1891. Notice: Malheureusement, il n’existe pas de traduction française intégrale de cette œuvre fondamentale. 241

that a quantity of word-forms and syntactic combinations which have never been introduced into the mind from without, are able to spring into being by the aid of proportion-groups, but also henceforward are confidently produced without the speaker having any consciousness that he is leaving the safe ground of what he had learnt. » (Paul, 1891, pp. 97, 98)

Mais il est aussi vrai, dit-il, que le locuteur se souvient consciemment de l’analogie lorsque la situation de communication imposée de l’extérieur le lui demande. Dans une situation pareille, le locuteur arrive à se rappeler les mots substitués grâce au groupe proportionnel. Nous constatons qu’à la différence de Frege, Paul ne tente pas d’entrer dans le débat sur le rapport entre le mot et la phrase. Il s’intéresse plutôt au rapport entre le son et le sens. À l’instar de Moukoulabhattā178, nous pensons qu’il faut prendre en considération la théorie d’Anvitābhidāna et d’Abhihitānvayā, car du point de vue des mots, ces derniers gagnent en clarté grâce au contexte qui se dévoile à la fin de la phrase. En contrepartie, le contexte ne peut être exprimé que par le biais des mots. Nous sommes d’avis que c’est la phrase que nous apprenons dans un premier temps. Le choix de mots et l’intensité dépendent de la personne à laquelle l’expression est destinée et de l’intention de communication.

Comme le propose Bhartrhari, nos pensées prennent la forme d’un tout-linguistique non dissocié, appelé sphota. Dans les conversations de tous les jours, nous ne sommes pas conscients des limites sémantiques de tous les mots dont nous nous servons. Nous sommes en mesure de nous comprendre grâce à l’empathie et à l’intuition (pratibhā). Bien qu’un mot puisse avoir plusieurs sens, c’est dans le contexte de la phrase que l’homonymie et la polysémie s’opèrent. Nous ne pouvons pas prétendre que les mots individuels polysémiques peuvent communiquer de multiples sens, car en fin de compte, ces mots solitaires sont compris à titre de phrases dans le contexte de la situation de communication.

Nous ne pouvons non plus dire que la phrase suffit pour communiquer nos pensées. Car après un certain stade, pensée et mot sont indissociables, comme le dirait Bhartrhari. Certes, nos pensées commencent par la sphota. Mais nous choisissons nos mots, car nous sommes bien conscients que l’intention s’exprime en termes de mots. Et la forme grammaticale d’un mot peut faire toute la différence entre la vie et la mort. Nous lions les mots individuels, quoique inconsciemment,

178 N Tripāthi: Mukulabhatta, Mammatacharya : Abhidhāvr̥ ttimātr̥ ka Evaṃ Śabdavyāpāravicāra : Tulanātmaka Vivecana (en hindi), traduit du sanscrit, New Delhi, Īsṭarna Buka Liṅkarsa, 2007. 242 pour construire la phrase. Ainsi, les mots font partie de la phrase et la phrase fait valoir les mots. L’un et l’autre font partie du processus vital appelé discours.

L’auteur de l’œuvre littéraire, pour mieux agencer ses pensées, cherche les mots qui conviennent le mieux à son état affectif. Comme nous le savons bien, l’auteur veut attirer le lecteur. C’est-à- dire, l’attirance ou la répugnance fait partie de son intention de communication et, par conséquent, est une décision consciente. Comme l’auteur veut attirer l’attention du lecteur, il manie ses pensées d’une certaine manière en sorte que le sens de chaque mot soit en accord avec le sens phrastique qui laisse entrevoir l’état affectif de l’auteur. Par la suite, l’auteur s’assure que les phrases s’enchaînent correctement et qu’elles portent le reflet de l’écoulement de ses émotions. Car l’intensité du sens des mots a un impact sur le sens phrastique. Ce dernier a un effet sur l’intégrité affective de l’auteur.

D’ailleurs, nous sommes d’avis que l’intensité n’appartient pas au sens, mais bien à l’état affectif du lecteur. Car si l’intensité, qui est la prétendue puissance sémantique du mot, n’avait pas de support dans l’état affectif du lecteur, les mots seraient vides de sens. Lorsque le lecteur lit le texte, il lit et comprend chaque mot et, par la suite, fait l’association entre le sens des mots à la lumière du contexte. Son attention se dirige vers le point à la ligne, car il sait instinctivement que c’est la sémantique sérielle ininterrompue des mots qui fournit le tout-linguistique qui correspond à ses attentes. C’est à la fin de la phrase qu’il se rend compte des jeux de mots qui font partie de l’intention de l’auteur. Il suit la sémantique sérielle pour se laisser transporter dans le monde des mots. Cette sémantique sérielle qui aide le lecteur à faire preuve de délice s’appelle le rythme. Si le lecteur tente de comprendre le délice, il doit obligatoirement comprendre le rythme qui aide à lier les signes des mots individuels et l’effet qu’ils engendrent.

3.8 La sémantique sérielle des sens

Selon Henri Meschonnic179, la conception du langage à partir du signe ne mène qu’à la fragmentation du discours. La sémiotique ne donne qu’une idée partielle du faire des mots. Ainsi, « la théorie du signe est le cadre du fantasme que l’humanisme théologique maintient pour sa sécurité, un discours où il y a lieu de distinguer le vide du signe, son caractère substitutif par rapport au plein de la chose (le signe est l’absence de la chose), rapport d’absence à présence

179 H Meschonnic: Le signe et le poème, Paris, Gallimard, 1975. « Coll. Le Chemin » 243 homologue à la séparation entre l’homme et les choses. » (Meschonnic, 1975, p. 20) Meschonnic tient à critiquer les approches structuralistes et post-structuralistes qui accordent de l’importance au signe et à ses deux faces complémentaires, à savoir le signifié et le signifiant. Pour ce faire, Meschonnic s’inspire des théories de Wilhelm Humboldt et d’Émile Benveniste pour proposer une « sémantique sans sémiotique » en se fondant sur les concepts de discours180, de rythme, de continu et de signifiance. Selon Humboldt181, ce n’est pas le mot pris dans son unité qui importe pour comprendre le sens. C’est plutôt le discours grâce auquel les mots acquièrent un sens.

Ainsi, d’après Meschonnic182 :

« La spécificité des sciences sociales est tributaire de Humboldt. Mais le problème est un problème poétique au sens où pour entendre et donner à entendre le faire et la force du dire, et pas seulement le sens de ce qui est dit, il faut tenir toute la sémantique sérielle du texte, l’enchaînement des rythmes, la force. Par le langage, c’est une poétique de la société. […] Et, l’interaction, je la comprends pour penser l’un par l’autre le langage, le poème, l’art, l’éthique et le politique, dans leur implication réciproque, telle que chacun des termes modifie tous les autres et est modifié par eux. Alors, le poème fait ce que Wittgenstein disait que le langage ne peut pas faire. » (Meschonnic, 2008, pp. 183, 184)

Émile Benveniste183 parle du rythme qui dérive du mot rythmos qui désigne le mouvement d’écoulement constant tout comme un fleuve et non pas comme le flux et le reflux des marées. Le rythmos ainsi conceptualisé équivaut à l’activité de donner la forme tout en ayant la particularité d’être la forme en mouvement qui manque toute cohérence organique. Ainsi, le rythmos, c’est « la forme dans l'instant qu'elle assume par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n'a pas de consistance organique. […] C'est la forme improvisée, momentanée, modifiable. […] On peut alors comprendre que rythmos, signifiant littéralement ‘manière particulière de fluer’, ait été le terme le plus propre à décrire des ‘dispositions’ ou des

180 H Meschonnic: Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999.

181 W V Humboldt: Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues (Sur les différences de construction du langage humain), Tome III, Werke, Éditions Cotta, 1963. 182 H Meschonnic: Dans le bois de la langue, Paris, Éditions Laurence Teper, 2008. 183 É Benveniste: Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, 1966. 244

‘configurations’ sans fixité ni nécessité naturelle et le résultat d'un arrangement toujours sujet à changer. » (Benveniste, 1966, pp. 327-335)

En plus, selon Benveniste, la langue a une fonction de double signifiance184. L’une est d’ordre sémantique et l’autre, d’ordre sémiotique. Le sens sémantique d’un énoncé n’est pas le résultat d’une combinaison de signes sémiotiques. Au contraire, le sens est compris dans son sens global. Ainsi, le fonctionnement sémantique est créé par le discours qui n’est pas reconnu en tant que signe, mais compris selon le contexte (ibid., p. 64). Le discours, d’après Benveniste, c’est « la langue en tant qu’assumée par l’homme qui parle, et dans la condition d’intersubjectivité. […] Le « je » ne peut pas exister sans faire référence au « tu », ce qui implique que la langue est fondamentalement de nature dialogique et qu’elle est la condition préalable à la vie sociale185 » (ibid., p. 266).

Selon Meschonnic, pour la plupart des gens, la théorie du langage s’encadre soit dans la linguistique, soit dans la philosophie. Mais ni la linguistique ni la philosophie n’établissent de lien avec la politique et avec le rythme. Les linguistes, marchant dans le sillage de F. de Saussure, n’étudient que le côté fonctionnaliste de la langue. Les philosophes, pour leur part, étudient la langue comme une question philosophique. Les deux approches ne font que louer la valeur du signe.

Ainsi, d’après Meschonnic :

« L’expression de théorie du langage est inventée par Saussure, à la fois contre la linguistique de son temps et contre la philosophie. Et le paradoxe, c’est que ce rôle demeure. La théorie du langage est intempestive. Actuellement encore, et peut-être toujours. Les linguistes qui décrivent des fonctionnements ne font pas ce que j’appelle la théorie du langage. Et c’est toujours contre les philosophes qu’il y a à penser le langage. Car ni les linguistes, ni les philosophes qui s’occupent du langage ne font de lien avec la politique – et avec le rythme. Alors le champ de ce que j’appelle théorie du langage est simple. C’est […] le lien entre le langage et le corps, entre le langage et le sujet entre la langue et la pensée, entre la langue et le

184 É Benveniste: Sémiologie de la langue, dans Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, 1974. 185 É Benveniste: De la subjectivité dans le langage, dans Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, 1966. 245

discours, entre la langue et la littérature, entre la langue et la culture, entre la langue et des idées religieuses et politiques. » (Meschonnic, 2008, p. 33)

Meschonnic, théorie du langage à l’appui, s’efforce de montrer que le signe linguistique tel que conçu par les linguistes et par les philosophes, n’est pas la nature des choses et que le signe n’est que la représentation de la chose186. Pour ce faire, le point de départ est d’abord le rythme. Ensuite, il s’agit de savoir ce que signifie penser le continu pour mieux connaître la nature du signe. Enfin, il faut faire en sorte que le signe inclut le politique et la politique187. Selon Meschonnic, « il y a à penser ce que Humboldt essayait de penser : l’interaction entre les éléments que la représentation commune sépare. Et pour cela, il faut voir ce qu’est le signe dans l’ensemble de ses représentations qui ne sont pas du tout ce que l’époque structuraliste nous a fait croire, c’est-à-dire un modèle uniquement linguistique » (ibid., p. 37).

En outre, une telle valorisation du signe et de l’énoncé, d’après Meschonnic188, n’entraîne que des confusions et des oppositions entre la stylistique et la poétique, entre l’effet et l’équivalence et entre la fidélité et l’infidélité. Car on pense que la poésie s’encadre dans la forme et dans le style, et que le sens s’encadre dans la philosophie. Selon Meschonnic, « cette conception manque le style et manque de style. D’où je ne suis pas loin de penser que le style est une vieillerie théorique » (Meschonnic, 1999, p. 146).

Par ailleurs, la théorie de l’équivalence fait confondre le signe et le référent, car on pense que la synonymie est ce qui lie les équivalents. D’après Meschonnic, la notion d’équivalence est un alibi linguistique sans linguistique, car elle réduit le discours au sens linguistique et fait penser au discours en termes de langue. Ainsi, « l’équivalent suppose une paraphrase. C’est-à-dire une synonymie. La réduction au sens seul. Encore la langue, pas de discours. Dans le discours, il n’y a pas de synonymie vraie, même à l’intérieur de la langue. La supposer entre deux langues, c’est pratiquement confondre le signe et le référent » (id.). En plus, le conflit entre l’équivalence et l’effet ne fait que réduire la traduction en adaptation, car l’approche béhavioriste postule que

186 Meschonnic remet en question l’arbitraire du signe linguistique comme le conçoivent les structuralistes. C’est à la lumière du continu du rythme que l’on peut comprendre le jeu métaphorique et suggestif du texte. Il faut par conséquent s’éloigner du dualisme langue/parole, signifiant/signifié, etc. qui empêche la compréhension du faire des mots. 187 Y a-t-il un rapport entre la linguistique et la politique? Les tenants de l’approche déconstructionniste et de l’approche postcoloniale répondraient par l’affirmative. 188 H Meschonnic: Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999. 246 l’équivalent a le même effet chez tous les lecteurs, quand il n’y a pas lieu de savoir le degré de l’effet chez les destinataires d’origine.

Selon Meschonnic, « si on tente de mettre l’équivalent, non plus dans le sens, mais dans l’effet, on entre dans un pseudo-pragmatisme intenable. Puisque, outre la réduction du sens à l’effet, qui est une erreur, nul ne peut savoir ce qu’était d’abord cet effet sur un destinataire d’origine. Et sur chaque destinataire. Ce béhaviorisme autorise toutes les manipulations. La traduction devient adaptation. L’équivalence dynamique de Nida en est la bonne conscience théorique » (Meschonnic, 1999, p. 146). L’équivalence, d’après Meschonnic, ne fait que faire tomber le traducteur dans le piège de l’infidélité, car l’opposition entre la langue et le discours là où il n’y a que le discours, l’opposition entre l’énoncé et l’énonciation là où il n’y a que l’énonciation qui importe, l’opposition entre le sens et le rythme là où il n’y a que le rythme, ne fait que trahir le discours, le rythme, la signifiance et l’énonciation. Cela, d’après Meschonnic, fait réaliser au traducteur les pires infidélités.

À l’instar de Benveniste, Meschonnic postule qu’il faut privilégier le continu du rythme contre le discontinu du signe189 et que le rythme peut apparaître comme l’organisation du mouvement dans la parole, l’organisation d’un discours par un sujet et d’un sujet par son discours. Non plus du son, non plus une forme, mais du sujet – une historicité (ibid., p. 116). Le rythme peut ainsi organiser le continu du discours. Selon cette perspective, le signifiant ne s’oppose plus au signifié. Le discours s’accomplit dans une « sémantique sérielle » dans laquelle il n’y a que la signifiance en continuité avec la voix et le corps. Cette sémantique ne se fait pas selon les unités discontinues du sens. Ainsi, c’est ce signifiant unique et multiple à la fois, producteur de signifiance, que Meschonnic appelle le rythme : « Je définis le rythme dans le langage comme l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul.

189 Selon nous, le continu du rythme est ce qui facilite la compréhension du délice. Le principe des huit correspondances sert de lien pour transcender le discontinu du signe afin de parvenir au continu de l’expérience esthétique. 247

Ces marques peuvent se situer à tous les “niveaux” du langage : accentuels, prosodiques, lexicaux et syntaxiques190. » (Meschonnic, 1982, pp. 216, 217)

Selon cette perspective, on peut transformer le traduire en repensant les notions de poétique, d’éthique et de politique. Transformer le traduire, selon Meschonnic191, c’est d’abord reconnaître ce qui change, quand et pourquoi. Et du même mouvement travailler à faire la traduction. Il faut faire du traduire, un acte de « décentrement », car nous voyons que par le passé, on traduisait toujours l’unité-mot. Cette unité prévaut en gros jusqu’au moment où la traduction des textes profanes fait passer l’unité du mot à la phrase, dernière unité dans la langue et première unité du discours. Et tant que dure l’unité-phrase, c’est-à-dire l’unité-langue, le discours non-texte, on traduit en annexant, non en décentrant (Meschonnic, 1999, p. 120). Nous empruntons la définition d’annexion et de décentrement à A. C. Mantovani192.

Selon elle :

« L’annexion est l’attitude spontanée à tout être vivant de rapporter à soi-même tout objet qu’il rencontre; dans ce sens, la connaissance se fait sur des idées préconçues et le jugement qui précède la communication ne peut pas être spontané. Il va de soi que dans ces circonstances, il ne s’agit pas d’une connaissance véritable, mais d’une connaissance soumise à des idées admises d’avance sans attendre l’épreuve de l’expérience, ce qui interdit une rencontre authentique. Le décentrement est l’attitude complémentaire à la première. Si celle- ci est à voir comme une réaction instinctive de défense, le décentrement, en revanche, fait réfléchir que l’Autre, bien que vraiment différent de nous, n’est pas pour cela un ennemi, ou quelqu’un qu’il faut tenir à distance. Se décentrer signifie réduire peu à peu la distance en essayant de comprendre l’Autre dans sa complexité, son extériorité, ses habitudes, sa façon de s’exprimer, son histoire et le milieu d’où il arrive. »

190 H Meschonnic: Critique du rythme : Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982. 191 H Meschonnic: Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999. 192 https://www.google.ca/search?q=le+decentrement+selon+meschonnic&ie=utf-8&oe=utf- 8&aq=t&rls=org.mozilla:en-US:official&client=firefox- a&channel=sb&gfe_rd=cr&ei=6CzUU_6wFYqN8QfAy4HYBA 248

À la différence d’Anthony Pym, qui conçoit l’éthique comme la responsabilité sociale du traducteur, Meschonnic postule que l’éthique est par essence le produit d’une intersubjectivité. Ainsi, dit Meschonnic193 :

« Je ne définis pas l’éthique comme une responsabilité sociale, mais comme la recherche d’un sujet qui s’efforce de se constituer comme sujet par son activité, mais une activité telle qu’est sujet celui par qui un autre est sujet. Et en ce sens, comme être de langage, ce sujet est inséparablement éthique et poétique. […] Il faut travailler à reconnaître qu’on ne sait pas ce qu’on dit quand on confond langue et langage, langue et culture, langue et littérature, langue et discours – et c’est ce qu’on fait quand on pense qu’en traduisant un texte on traduit de la langue, avec les seuls concepts de la langue; et travailler à reconnaître que la pensée de la langue est une pensée du signe, du discontinu, de la réduction, du binaire. Et le binaire est incapable de penser le continu corps-langage, affect-concept, le continu langage-poème- éthique-politique tel que chacun de ces quatre transforme les autres. Ainsi, l’identité n’est plus à opposer à une altérité, mais l’identité n’advient que par l’altérité, ce qui fait l’invention de sa propre historicité. » (Meschonnic, 2007, p. 9)

C’est-à-dire que les décisions éthiques doivent se fonder sur l’énonciation et non sur l’énoncé. Un texte n’est pas tout simplement un regroupement de mots; c’est aussi une représentation de tout ce qui est Autre. Par conséquent, il faut privilégier l’intersubjectivité contre l’intertextualité C’est ainsi que le traducteur pourrait se décentrer et accepter l’altérité de l’Autre comme étant sa propre identité. Cela implique que l’Autre n’a pas besoin d’être identique au Soi sur les plans culturel, religieux, entre autres pour être compris.

Meschonnic, comme nous venons de le voir, se met à l’écart aussi bien de la théorie de l’équivalence que de l’approche fonctionnaliste. Afin de mieux comparer cette conception holiste, voire moniste avec la conception conventionnelle dualiste de l’art traductif, nous souhaitons entreprendre une étude sommaire pour observer en quoi la pensée de Meschonnic s’inscrit dans un cadre traductologique qui peut s’opposer à certains courants linguistiques conventionnels. Pour ce faire, nous allons nous cantonner aux méthodes proposées par Eugene

193 H Meschonnic: Éthique et politique du traduire, Paris, Verdier, 2007. 249

Nida et Charles Taber, par Peter Newmark et par Umberto Eco. Nous allons d’abord tracer les grandes lignes de leurs idées, puis les comparer avec les idées de Meschonnic.

Eugene Nida194, parlant de la nature de la traduction, dit qu’il faut accorder autant d’importance au sens qu’au style. Selon lui, « translation consists in reproducing in the receptor language the closest natural equivalent of the source-language message, first in terms of meaning and secondly in terms of style. […] Translating must aim primarily at “reproducing the message”. To do anything else is essentially false to one’s task as a translator. But to reproduce a message, one must make a good many grammatical and lexical adjustments » (Nida, Taber, 1969, p. 12).

Le traducteur, selon Nida, doit privilégier l’équivalence contre l’identité. Il doit donner de l’importance à l’équivalent naturel tout en évitant ce qu’il appelle le « translationese » et doit chercher l’équivalence la plus proche de l’original.

Comme le clarifie Nida :

« The translator must strive for equivalence rather than identity. In a sense, this is just another way of emphasizing the reproduction of the message rather than the conservation of the form of the utterance, but it reinforces the need for radical alteration of a phrase. […] The best translation does not sound like a translation. […] In other words, a good translation must not be a cultural translation. Rather, it is a linguistic translation. […] A conscientious translator will want the closest natural equivalent. » (ibid., p. 13)

Qui plus est, le traducteur doit être au courant des classifications qui existent dans des langues qui sous-tendent la conception du sens symbolique, car chaque langue a sa propre façon de catégoriser les niveaux élémentaire et supérieur de sens.

D’après Nida :

« All this means that not only do languages have a distinct way of segmenting their most concrete, specific layer of existence, but they also have very different ways of distinguishing the classes in the upper layers. In fact, languages tend to be more alike on the specific concrete level and increasingly different on the higher levels. This is true because the

194 E A Nida, C R Taber: The Theory and Practice of Translation, Leiden, E. J. Brill, 1969. 250

distinctions made on the lower levels depend primarily on “perception” (the shape and size of things), while the upper layers of classification depend entirely upon “conception”. » (Nida, Taber, 1969, p. 21)

En outre, le traducteur doit privilégier l’équivalence dynamique contre l’équivalence formelle, car l’objectif du traducteur, en se servant de l’équivalence dynamique, est non seulement de faire comprendre au lectorat la pertinence du message, mais aussi de faire ressentir les fonctions expressive et impérative du message. Ainsi, « Dynamic equivalence is therefore to be defined in terms of the degree to which the receptors of the message in the receptor language respond to it in substantially the same manner as the receptors in the source language. This response can never be identical, for the cultural and historical settings are too different, but there should also be high degree of equivalence of response, or the translation will have failed to accomplish its purpose » (ibid., p. 24).

Selon Nida, le traducteur doit s’assurer de ne pas négliger l’ordre grammatical dans le texte de départ, car la grammaire peut renfermer le sens référentiel nécessaire à la compréhension. Ainsi, « even a comparison of John hit Bill and Bill hit John should convince us that grammar has some meaning, for it is the first word which performs the action of the second word, and the third word identifies the goal of the action specified by the second word. […] Even the combinations Did you go and You did go can be uttered with the same intonational pattern, but the grammatical differences of order provide quite different meanings » (ibid., pp. 34, 35).

Pour résumer, d’après Nida, il faut accorder autant d’importance au sens et qu’au style. Le traducteur doit privilégier l’équivalence contre l’identité. Il doit donner de l’importance à l’équivalent naturel et doit chercher l’équivalent le plus proche de l’original. Le traducteur doit être au courant des classifications qui existent dans des langues qui sous-tendent la conception du sens symbolique. Le traducteur doit s’assurer de ne pas négliger l’ordre grammatical dans le texte de départ, car la grammaire peut renfermer le sens référentiel nécessaire à la compréhension.

251

Peter Newmark195, parlant de l’intention du traducteur, est d’avis que le traducteur doit essayer de reproduire ce que l’auteur du texte de départ voulait dire. Il ne faut pas adapter le texte pour convenir aux besoins de la culture réceptrice.

Ainsi :

« Usually, the translator’s intention is identical with that of the author of the SL text. But he may be translating an advertisement, a notice, or a set of instructions to show his client how such matters are formulated and written in the source language, rather than how to adapt them in order to persuade or instruct a new TL readership. And again, he may be translating a manual of instructions for a less educated readership, so that the explanation in his translation may be larger than the ‘reproduction’. » (Newmark, 1988, p. 13)

À l’instar de Nida, Newmark propose des procédures de traduction qui incluent le transfert ou la transcription, la naturalisation et trois types d’équivalences, notamment l’équivalence culturelle, l’équivalence fonctionnelle, et l’équivalence descriptive. La transcription, selon Newmark, est le processus qui consiste à emprunter le mot dans le texte de départ. Selon lui, c’est exactement le processus de transfert que propose Catford. La naturalisation consiste d’abord, à adapter le mot dans le texte de départ, puis à naturaliser le mot adapté dans le texte d’arrivée. Newmark donne à titre d’exemple les mots humeur, redingote et thatchérisme (ibid., p. 81).

L’équivalence culturelle, selon Newmark, est une traduction approximative d’un mot d’ordre culturel dans laquelle le mot dans le texte de départ se traduit par l’équivalent plus ou moins exact dans le texte d’arrivée. Le mot baccalauréat se traduit par « A Level » en anglais britannique. Les équivalents culturels fonctionnels sont rarissimes en traduction, mais ces équivalents peuvent jouer un rôle restreint dans la traduction des articles de presse ou des romans. Ainsi, « they (Functional Cultural Equivalents) are important in drama, as they can create an immediate effect. e.g. ‘He met her in a pub’ – Il l’a retrouvée dans le café. However, the main purpose of the procedure is to support or supplement another translation procedure in a couplet. » (ibid., pp. 82, 83) Le processus d’utilisation de l’équivalent fonctionnel consiste à déculturaliser le mot d’ordre culturel dans le texte de départ. Ce processus qui fait partie de l’analyse componentielle culturelle, est selon Newmark, la meilleure façon de traduire un mot

195 P Newmark: A Textbook of Translation, Hertfordshire, Prentice Hall, 1988. 252 d’ordre culturel. Ainsi, « this procedure occupies the middle, sometimes the universal area between the SL language or culture and the TL language or culture. If practised one to one, it is an under-translation. (e.g. dégringoler as ‘tumble’) If practised one to two, it may be an over- translation. I refer to the combination of the two translation procedures for one unit as a ‘couplet’ » (Newmark, 1988, p. 82, 83).

L’équivalent descriptif, d’après Newmark, sert à expliquer la fonction d’un mot. En traduction, il faut donner davantage d’importance à la description qu’à la fonction : « Thus for machete, the description is a ‘Latin American broad, heavy instrument’ the function is ‘cutting or aggression’; description and function are combined in ‘knife’. […] Description and function are essential elements in explanation and therefore in translation. » (id.). En se servant des synonymes, le traducteur doit privilégier l’économie contre l’exactitude, car la synonymie peut s’avérer utile dans des situations où la traduction littérale n’est pas possible et où le mot joue un rôle infime dans l’analyse componentielle. Ainsi, dit Newmark : « I use the word ‘synonym’ in the sense of a near TL equivalent to an SL word in a context, where a precise equivalent may or may not exist. This procedure is used for a SL word where there is no clear one-to-one equivalent, and the word is not important in the text, in particular for adjectives of quality. » (ibid., p. 84)

Pour résumer, selon Newmark, seules la traduction sémantique et la traduction communicative pourvoient aux besoins de la traduction. Les deux doivent être abordées comme un tout. À la limite, la traduction sémantique doit avoir comme objectif l’interprétation et la traduction communicative doit servir à expliquer. Ainsi, « A semantic translation is more likely to be economical than a communicative translation, unless for the latter, the text is poorly written. […] A semantic translation is inferior to its original, as there is both cognitive and pragmatic loss. […] A communicative translation is often better than its original. […] Theoretically, communicative translation allows no more freedom than semantic translation. » (ibid., pp. 17-23)

Voyons ce qu’Umberto Eco dit à propos de l’activité traduisante. Selon Eco196, le traducteur doit prendre en compte non seulement les règles linguistiques mais aussi les règles culturelles qui régissent les deux systèmes de langue. Il doit également donner de l’importance à l’historicisme

196 U Eco: Experiences in Translation, Toronto, University of Toronto Press, 2001. 253 dont parle Meschonnic197. Il ne doit pas faire la différence entre le texte de départ et le texte d’arrivée et doit privilégier l’effet du message sur le lectorat (Eco, 2001, pp. 17-23).

Ainsi :

« Target-oriented translation theories are skeptical about the possibility of ascertaining if and to what extent the target matches the source. If no word in a language is exactly the same as any other word in a different language, and languages are reciprocally incommensurable, either translating is impossible or it consists in freely interpreting the source text and recreating it. At this point what interests scholars is no longer the relationship between source and target but rather the effect of the translated text on the target culture. » (ibid., p. 21)

Par ailleurs, Eco met en évidence le mouvement du traducteur dont parle Schleiermacher198. Dans son roman Le Nom de la rose, Eco achemine le lecteur à l’époque où se passe l’histoire. C’est ce mouvement du lecteur vers le monde de l’auteur que préconise Schleiermacher. Ainsi, dit Eco : « To show how the double opposition foreignizing/domesticating and modernizing/archaizing can produce a range of possible combinations, […] I did not try to make my medieval monks look modern; on the contrary, I wanted my Model Reader to become as medieval as possible. […] It is evident that the Model Reader of my text should be eager to enter a medieval abbey and to understand not only its habits and its rituals but also its language. » (ibid., p. 28)

Parlant de la traduction du rythme, Eco montre que le rythme est lié à l’effet du message. Le traducteur crée le rythme en reproduisant l’effet phonique que créent les mots.

Il affirme :

« Literally speaking, it was the description of some monstrous figures sculpted on a church […] that there was ‘a voluptuous woman, gnawed by foul toads, sucked by serpents’. The main problem was not to find the best Italian word for gnawed or necessarily to make those serpents suck. On the contrary, I asked them (the students) to read the entire page aloud, as if

197 H Meschonnic: Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999. 198 F Schleiermacher: Ueber die verschiedenen Methoden des Uebersezens, in H J Störig: Das Problem des Übersetzens, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963. 254

they were singing it, to listen to how the translator (to be considered as the author of that English text) had tried to set up a rhythm, a sort of rap, and to follow this rhythm. » (Eco, 2001, p. 40)

En outre, selon Eco, la meilleure traduction du rythme se trouve dans la traduction anglaise de la nouvelle de Gérard de Nerval intitulée « Sylvie ». D’après Eco, le lecteur doit lire le texte à haute voix, s’il tente de découvrir le rythme : « After having read this a great many times, it was only on translating it that I became aware of a stylistic device that Nerval often uses. Without the reader becoming aware of it (unless he reads the text aloud – as a translator must do if he or she wishes to discover the rhythm), in certain cases with a powerful dream-like quality Nerval inserts metrical lines, sometimes complete Alexandrines, sometimes hemistichs, and sometimes hendeca-syllables. » (ibid., p. 41)

À la différence de tous ces penseurs qui mettent l’accent sur l’équivalence et l’effet, Meschonnic s’insurge contre la tendance béhavioriste qui repose sur le stimulus-réponse. Bien que ces théoriciens prétendent que l’équivalence ne peut pas à elle seule remédier aux insuffisances de la langue, ils conçoivent la langue en tant que système, la traduction en tant que passage d’un système linguistique à l’autre, et l’équivalence au niveau de la stylistique et de la sémiotique. Leur conception de la traduction ne transcende guère le binarisme et le signe linguistique.

Selon Meschonnic :

« Le point de vue de la poétique me semble le seul à tenir ensemble le système, la valeur, le fonctionnement et le radicalement arbitraire de Saussure (selon une stratégie de la solidarité et non de la disjonction entre la langue et la parole – initiative individuelle, parlée ou écrite), le caractère historique ensemble de la synchronie et de la diachronie, le caractère pluriel des relations associatives et du plan syntagmatique. De quoi remplacer les subdivisions traditionnelles où le structuralisme est demeuré, mais aussi le post-structuralisme – lexique, morphologie, syntaxe – catégories de la langue comme nomenclature, par une conception capable de penser ‘le fleuve de la langue’, cette métaphore de Saussure jamais, à ma connaissance, relevée par les structuralistes, qui ont tant cité la comparaison avec le jeu d’échecs, et qui se sont engouffrés, comme dans le conte du joueur de flûte de Hamelin, tous derrière la dernière phrase apocryphe du Cours de linguistique générale, sur la langue en elle-

255

même et pour elle-même. Mais l’indifférenciation entre système et structure continue d’être l’opinion régnante. La différenciation ou l’indifférenciation entre ces termes est un révélateur de stratégie, du rôle critique ou non de la théorie du langage, et de la poétique, dans la théorie de la société. » (Meschonnic, 1999, p. 114)

En guise de conclusion, comme l’affirme Meschonnic199 :

« Il n’y a pas de problème de traduction. Il n’y a pas d’intraduisible. Il y a seulement le problème de la théorie du langage qui est à l’œuvre dans l’acte de traduire, qu’on le sache ou non. Le résultat de cette activité est un produit qui varie en fonction de cette théorie, de telle sorte que toute traduction, avant même de montrer ce qui éventuellement reste de ce qu’elle avait à traduire, montre d’abord sa représentation du langage, et sa représentation de la chose nommée littérature ou poésie. Tout le problème consiste donc à reconnaître quelle représentation du langage est à l’œuvre, C’est ce qui est en jeu selon le résultat visé. Selon qu’on pense le langage dans les termes du signe, au sens linguistique, c’est-à-dire du discontinu entre signifié et signifiant, dans les termes de la langue, avec pour unité le mot, et pour seule attention l’attention au sens, car le signe ne connaît rien d’autre. » (Meschonnic, 2007, pp. 38, 39)

Il faut par conséquent s’abstenir de faire la distinction entre sourcier et cibliste car cela fait poser la question : « Cible par rapport à quoi? » S’il faut retraduire la traduction, cette dernière devient en effet la source, alors qu’elle était la cible. L’historicité fait que ces deux notions se répètent à l’infini. Ainsi, dit Meschonnic, « là-dessus, je sais que je passe pour un sourcier, mais la notion de cible évoquant le tir à l’arc, il s’agit bien de viser juste, et je ne suis pas du tout sûr de ce qui apparaissait comme des opposés irréductibles » (ibid., p. 102). Pour échapper au binarisme, il faut comprendre les jeux sémiotique et stylistique des mots. Pour ce faire, dit Meschonnic, il faut faire privilégier la sémantique contre les deux autres. C’est ainsi qu’on peut comprendre les notions de rythme, de continu, de signifiance et de décentrement. Il faut comprendre que le

199 H Meschonnic: Éthique et politique du traduire, Paris, Verdier, 2007.

256 discours se révèle une fois que les règles qui régissent le signe et sa représentation sont mises de côté pour dévoiler la sémantique sérielle ininterrompue du faire des mots200.

3.9 Émotion, délice esthétique et beauté en littérature

Le rythme, selon pseudo-Longin201, contribue à la grandeur d’une œuvre, ce qui à son tour contribue au sublime qui est l’essence de la poésie. Un rythme du discours brisé et agité qui ne donne pas d’importance à la musicalité, mais plutôt à la structure, empêche la jouissance d’une œuvre. Il faut que le rythme injecte la passion dans l’esprit du lecteur. La passion naît de l’attente de l’imprévisible, c’est-à-dire du mystère. La poésie dont le rythme laisse présager le vraisemblable n’aboutira pas au sublime qui est le substrat de la beauté. Ainsi, « il y a encore pis que cela; c’est le fait que, comme les petites odes entraînent les auditeurs loin du sujet et les forcent à ne considérer qu’elles-mêmes, ainsi les parties rythmées des discours n’infusent pas la passion du discours chez les auditeurs, mais celle du rythme; de sorte que parfois, sachant d’avance les terminaisons obligées, ils battent du pied pour les orateurs et, comme dans un chœur, les précèdent pour donner la cadence » (Longin, 1991, p. 120).

D’ailleurs, le sublime est un type d’écriture qui se caractérise par la grandeur d’expression. La littérature de contenu sublime se distingue des autres types de littérature par son style. La sublimité, selon Longin, consiste dans le transport du lecteur dans le monde de l’auteur. Seul l’écrivain téméraire qui prend des risques peut créer le sublime. En outre, pour que l’œuvre soit remplie de sublimité, il faut qu’elle plaise à tout le monde et pour toujours. Ainsi, l’universalité est l’aspect qui définit la sublimité, car le grand est une notion universelle reconnue par tout le monde, même par des gens incultes. Comme l’explique Longin, « quels que soient les occupations, les genres de vie, les goûts, les langages, quand tout le monde converge vers un même avis sur une même chose, alors de ces témoignages discordants naît quelque chose qui est de l’ordre de l’intelligence et de la raison » (ibid., p. 14).

200 Le faire du mot de Meschonnic est analogue à l’affirmation performative de J L Austin (Voir : J L Austin: How to do things with words, Cambridge, Harvard University Press, 1977) selon laquelle si l’auteur propose de nouvelles associations entre le signe et le référent, c’est dans le but de communiquer le continu du rythme et non afin de démentir ni d’affirmer la véridicité d’une proposition. Cela montre que la valeur de vérité de l’œuvre est d’ordre esthétique. 201 Longin (Cassius Dionysius Longinus?): Du Sublime, traduction, présentation et notes par J Pigeaud, Paris, Petite Bibliothèque Rivages, 1991. 257

Bien que Longin dise que le sublime ne se prête pas à une définition, il dénomme cinq sources de sublime dont deux font partie du don inné et trois autres relèvent de l’utilisation juste des figures de style. Selon Longin, la première source est la grandeur. C’est un don inné chez l’auteur, ce qui fait que ce dernier, de par son expérience, sait instinctivement identifier et se servir du sublime. Il s’agit de la grandeur de pensée, de la hauteur de vue, de conceptions, et de sentiments. L’auteur doit privilégier les expressions qui reflètent son état d’esprit. La fragmentation du message due à un manque de grandeur nuit à l’expérience esthétique de l’œuvre. Partant, l’auteur doit veiller à ce que son expression aide à unir les mots et les figures discordantes afin de présenter son intention sans ambiguïté.

Ainsi, « pour ce qui fait la grandeur des discours, il en est comme des corps, c’est l’articulation des membres; aucun d’eux, en effet, s’il est séparé d’un autre, n’a en lui-même de valeur; mais tous pris ensemble, les uns avec les autres, réalisent une structure achevée » (Longin, 1991, p. 24). Selon cette perspective, l’unité du poème importe plus que les parties. L’auteur doit s’efforcer de trouver le lien entre les éléments disparates en sorte que ce lien tient bon pour l’éternité. Car l’écrivain sublime n’écrit pas pour le moment. Ses écrits sont éternels. Il se fonde sur les œuvres de ses prédécesseurs et les imite pour que ses écrits soient d’actualité. C’est-à-dire que l’écrivain sublime saisit le temps et la durée comme l’éternité, l’embrasse immédiatement et s’en empare. L’universalité dans l’espace a son équivalent dans le temps. Le sublime est sublime pour tous les hommes et pour l’éternité. Par conséquent, la maîtrise des idées, la passion violente et créatrice d’enthousiasme, la qualité de la fabrication des figures et la composition digne et élevée mènent au sublime.

En ce qui concerne l’utilisation des effets créateurs de passion, parmi l’atténuation, le sublime et l’amplification, il faut choisir le seconde, car le sublime, à la différence des deux autres, réside en le développement d’un seul état affectif, tandis que les figures de style qui portent sur l’exagération et l’atténuation font surgir une panoplie d’états mentaux. Certes, les deux autres techniques aident à créer la passion, mais le lecteur a du mal à en jouir, car il est perdu dans la foulée des passions discordantes. Afin de créer cet unique état d’esprit, l’auteur doit avoir recours à l’imitation. Cette dernière est, selon Longin, la meilleure façon d’accéder au sublime. L’imitation ne veut pas dire singer mot pour mot le style et les figures dont se servent les maîtres. C’est plutôt adopter les mêmes moyens supralinguistiques pour arriver au sublime.

258

Comme l’explique Longin :

« L’imitation n’est pas du vol; mais c’est comme l’empreinte de beaux caractères, de belles œuvres d’art, ou d’objets bien ouvragés. Et Platon, ce me semble, il n’aurait pas fleuri avec de si belles fleurs sur les dogmes de la philosophie, et il ne se serait pas aventuré de conserver, si souvent, dans des sujets et des expressions poétiques, si, pour le premier rang, par Zeus, de tout son courage, contre Homère […] car nous aussi, quand nous mettons notre effort à un ouvrage qui exige grandeur d’expression et élévation de pensée, n’est-il pas bon que nous nous représentions dans nos âmes ceci : comment, le cas échéant, Homère eût-il dit la même chose? Comment Platon ou Démosthène l’auraient-ils élevée jusques aux cimes, ou dans l’histoire, Thucydide? Car s’avançant à notre rencontre pour provoquer notre émulation ces fameuses figures, pour ainsi dire apparaissant à notre vue, élèveront nos âmes vers les normes dont nous nous représentons l’image. » (Longin, 1991, pp. 77, 78)

L’auteur doit, afin de créer une œuvre sublime qui est la suprême source de beauté, savoir fabriquer des images. Longin dénomme cette étape l’apparition, ou phantasia. C’est-à-dire que l’auteur doit faire preuve d’émotion lors de la composition de l’œuvre et doit savoir la recréer dans l’œuvre pour attirer le lecteur. Mais il faut faire attention à l’exagération. L’excès, d’après Longin, est une faute qui peut nuire à la jouissance de l’œuvre. L’apparition, lorsqu’elle met en évidence une émotion dans son état naturel, a la capacité de transporter le lecteur. C’est pour cette raison que certains appellent les images des représentations mentales. Bien que l’image et sa conceptualisation ne soient pas les mêmes chez l’auteur et le lecteur, elles servent toutes deux à l’éveil des passions. Ainsi, cette anomalie n’empêche nullement l’apparition; dans la mesure où le récit vise le naturel, rien de mieux que la passion pour asservir le lecteur. L’auteur peut ainsi se servir d’imitation et d’apparition pour créer le sublime.

La passion, selon Longin, est le seul véhicule capable de transporter le lecteur dans des lieux où se passe l’action. La littérature sublime est essentiellement une écriture dont le contenu est d’ordre affectif et, par extension, de nature transcendantale. La bonne littérature sublime, qui se distingue d’ailleurs nettement tout comme la forme qui se montre clairement dans le fond, est une imitation des états mentaux que nous vivons tous dans la vie quotidienne. Lorsque le lecteur reconnaît ces états mentaux développés au cours d’une œuvre, agrémentés de l’apparition et des figures de style, cela mène à la sublimité. Ainsi, nous rappelle Longin, « il arrive aussi que, 259 racontant une histoire à propos d’un personnage, l’écrivain se laisse soudainement emporter et prenne la place du personnage en question. Une figure de ce genre est un jet de passion » (Longin, 1991, p. 97). Mais le transport n’est pas unidirectionnel. Tout comme l’auteur qui doit s’offrir à l’expérience affective, son écrit doit aussi permettre au lecteur de déployer les ailes de l’imagination afin de se laisser acheminer vers des lieux et des états mentaux dont font preuve l’auteur et les personnages. Ainsi, nous dit Longin, « toutes ces choses de ce genre, quand elles s’adressent aux personnes réelles, amènent l’auditeur directement en présence des événements » (id.).

L’auteur, afin de parvenir au sublime, doit choisir des expressions qui conviennent le mieux à un certain état d’esprit. La beauté n’est pas uniquement une question d’évocation; c’est aussi une question de présentation. La fonction évocatrice réside non seulement en un bon choix de noms, de temps, de nombre, de terminaisons et de ponctuation, mais aussi en un ordre dans lequel ces aspects se voient énoncés. Partant, la cinquième source du sublime est l’arrangement des mots. Car c’est l’harmonie entre les mots et les images qu’ils éveillent qui engendre la beauté. La jouissance qui résulte de la contemplation de la beauté de l’œuvre fait marcher le lecteur dans le même sillage de l’auteur. Cette expérience transcendantale commence par l’harmonie des images que dessinent les mots, car ne l’oublions pas, le signe de la jouissance de la beauté du sublime est la perte de la conscience de la spatio-temporalité. Selon cette perspective, le sublime n’est pas une simple évasion de la réalité. Il est le pur reflet d’une âme en proie à la passion.

Comme le confirme Longin :

« Ne pensons-nous pas que la composition, qui est une harmonie des mots innés chez les humains et qui touche l’âme elle-même et non pas seulement l’ouïe; harmonie qui met en branle des formes variées de noms, de pensées, d’actions, de beauté, de mélodie, – toutes choses qui croissent et naissent avec nous –, qui, par le mélange et la multiplicité des formes de ses propres sons introduit dans les âmes des proches la passion qui est présente chez celui qui parle; qui la fait toujours partager à l’auditoire; qui ajuste la grandeur à la gradation des expressions; ne pensons-nous pas, dis-je, que par ces moyens mêmes la composition séduit et, en même temps, nous dispose sans cesse à la grandeur, à la dignité, au sublime, et à tout ce qu’elle contient elle-même, elle qui règne absolument sur notre pensée? Mais si c’est folie que

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de douter de choses reconnues de tous, car l’expérience apporte une fiabilité suffisante. » (Longin, 1991, p. 117)

Parlant de l’importance de l’émotion dans la jouissance de la beauté, Ivor Armstrong Richards explique que c’est l’émotion qui aide à comprendre la nature du plaisir issu de l’expérience esthétique, et de la valeur de l’œuvre. Selon Richards, ce qui distingue la langue scientifique de la langue poétique est la vérité. Dans la langue scientifique, on se sert de la langue pour décrire un objet, alors que dans la langue poétique, on se sert des mots pour exprimer les attitudes et les émotions. Car les mots, d’après Richards, n’ont aucun caractère intrinsèque; ils ne sont ni laids, ni beaux, ni plaisants, ni porteurs de jouissance.

D’ailleurs, la beauté et le plaisir dépendent des effets qu’occasionnent les mots. C’est l’usage qui détermine l’utilité de la langue. La vérité en littérature est, par conséquent, différente de celle de la science. La vérité ou la fausseté en science dépend de la véridicité de la proposition. Les effets que produisent les mots n’ont pas d’importance. C’est tout le contraire en poésie où la vérité se rapporte à l’attitude, car les prémisses ne sont que des pseudo-propositions. Selon Richards202, « a pseudo-statement is a form of words, which is justified entirely by its effect in releasing our impulses and attitudes: a statement, on the other hand, is justified by the truth, its correspondence, in a highly technical sense, with the fact to which it points » (Richards, 1926, p. 62). Partant, la langue poétique composée de pseudo-propositions est par défaut émotive et évocatrice. Bien que l’émotion et l’intellect soient nécessaires pour faire des expériences scientifiques, la poésie privilégie l’émotion, tandis que la science accorde de l’importance à l’intellect. D’où la prépondérance des symboles dans le premier.

En poésie, l’auteur investit les mots d’un sens qui dépasse le sens littéral. Les mots sont porteurs de référence supplémentaire. Alors qu’en science, on préfère limiter l’usage des figures de style, ces dernières abondent en littérature, car l’auteur fait abstraction de l’usage quotidien. Il veut créer une œuvre qui engendre le plaisir chez le lecteur sensible. La capacité de l’œuvre à éveiller la curiosité du lecteur se nomme l’élément émotif (emotional element). D’après Richards, c’est uniquement le lecteur sensible et non pas un lecteur ordinaire qui peut comprendre et jouir de l’élément émotif. Ainsi, un bon lecteur est, d’abord et avant tout, un bon critique. En outre, il

202 I A Richards: Science and Poetry, New York, W W Norton, 1926. 261 doit être une personne d’une certaine expérience, d’une certaine exposition au monde poétique. Plus important encore, le lecteur idéal, selon Richards, doit savoir se détacher de la façon quotidienne de penser. Le détachement est une qualité qui consiste à contempler l’expérience sous plusieurs angles. Ceci devient possible dans la mesure où le lecteur fait preuve de discernement, de suggestibilité, de bonne contenance, de bonne maîtrise de ses états affectifs et des traces émotives des expériences passées, et surtout d’une abondance de sympathie.

Le sentiment de plaisir ou de douleur, d’après Richards203, diffère nettement du sentir. Le plaisir, à la différence du sentir, ne porte pas sur le stimulus externe, car une œuvre peut paraître plus intéressante avec le passage du temps. Ainsi, le plaisir n’est pas une question d’intensité, mais bien de facteurs présents à l’état latent dans l’esprit du lecteur. Et l’auteur doit tenter de transmettre les mêmes états affectifs aux lecteurs en se servant des outils tels que les figures de style. Le lecteur, lui, ne doit pas lire dans le seul but de trouver du plaisir. Ce dernier est une conséquence immédiate qui découle de la lecture de la bonne poésie. Le lecteur doit plutôt se concentrer sur le poème lui-même. Il doit tenter de le saisir sous plusieurs perspectives, car le plaisir, selon Richards, se trouve dans le poème dont l’efficacité dépend de l’activité poétique. Cette dernière n’est rien d’autre que l’élément émotif du poème. On peut dire que le poème communique le sens affectif dans la mesure où l’auteur est capable de transmettre les mêmes délices ressentis au plus fort de l’expérience esthétique et où l’auteur est fidèle à son expression. La valeur, en poésie, dépend du degré d’affectivité, de sa capacité à émouvoir le lecteur.

D’ailleurs, il n’incombe pas à l’auteur de communiquer une vérité quelconque. Tout ce qui importe à l’auteur, c’est la perfection. Si nous posons la question de savoir pourquoi l’auteur écrit, Richards répond que c’est dans une moindre mesure pour communiquer quelque chose. La raison pour laquelle il écrit, c’est pour créer une œuvre qui est belle en elle-même et pour elle- même. Certes, l’auteur écrit pour quelqu’un, mais le plaisir de mettre en œuvre son état affectif est ce qui le motive le plus. Pour Richards, la poésie est le mode le plus sublime de communication. Comme le seul objectif de la critique littéraire doit être l’amélioration de la communication, toute théorie digne de ce nom doit se préoccuper de la manière dont la communication influe sur la notion de valeur. Une bonne lecture consiste ainsi en la formation du lecteur par le truchement du poème et en la transmission des mêmes états affectifs de l’auteur.

203 I A Richards: Principles of Literary Criticism, New York, Harcourt Brace, 1952. 262

Pour que la communication soit une réussite, il faut que l’auteur et le lecteur partagent les mêmes convictions. Au cas où il y a des coupures, il revient à l’auteur de communiquer ses idées en se fondant sur son imagination de façon à ce qu’elles soient acceptables. On peut évaluer l’expérience en fonction de la capacité de l’œuvre à donner naissance à la même expérience esthétique. Dans la mesure où l’auteur n’arrive pas à ce faire, on peut dire qu’il n’a pas réussi à communiquer ses émotions et, par conséquent, la vérité. Ainsi, la communication dépend d’une très grande mesure de la perfection.

Selon Richards, la perfection, se réfère à la capacité de l’œuvre d’abreuver le lecteur d’émotions, ce qui occasionne la jouissance de la beauté. À cette fin, l’auteur doit se concentrer davantage sur la perfection que sur la communication. Car le but de l’art n’est-il pas de créer un monde de beauté où l’être humain puisse tenter de devenir une espèce plus humaine, moins jalouse et ostentatoire? Ceci devient possible dans la mesure où la perfection demeure le seul objectif de l’art. Et l’imagination joue un rôle important dans le perfectionnement de la présentation de la beauté. C’est l’imagination qui aide à la restauration de l’équilibre et à la réconciliation des qualités discordantes.

L’intuition, d’après Richards, aide à apporter de la nouveauté et de la vigueur aux objets déjà connus. Richards, à l’instar de S. T. Coleridge, prône que l’imagination apporte de la beauté, de la grandeur, de la nouveauté, et de la fraîcheur. Bref, l’imagination aide à combler les lacunes dans la vie quotidienne. Car la vie de tous les jours est pleine d’incongruités, de contradictions et de tristesse. Dans l’œuvre, l’auteur, grâce à l’imagination, présente les émotions d’une façon à ce que même la tragédie, qui porte sur des émotions peu jubilatoires dans la vraie vie, engendre la joie. Il se sert de la fonction évocatrice de la langue pour suggérer des idées qui n’ont aucune valeur de vérité au-delà de l’œuvre. La suggestion ne se limite pas au sens que communiquent les figures de style. Le rythme et le mètre jouent un rôle prépondérant dans la transmission des états affectifs. Si l’on tente de comprendre le rôle du rythme, cela commence par l’étude du sens.

D’ailleurs, le rythme n’est pas la simple modulation du son, ni la combinaison du son et de sa vibration. Il est plutôt l’écoulement du sens qui se centre sur une certaine structure appelée mètre. Le rythme et l’émotion sont intimement liés. D’où l’importance du rythme en musique et en poésie. L’auteur infuse son œuvre d’un certain rythme dans le but de faire ressentir au lecteur

263 les mêmes émotions. Il se sert du mètre pour investir les mots d’un nouveau sens. À cette fin, il doit choisir les mots qui aident à exprimer les états affectifs.

Comme l’explique Richards :

« Metre is more than a kind of metrical drill in which words, those erratic and varied things do their best to behave as though they were all the same with certain concessions, licences and equivalences allowed. Metre adds to all the variously fated expectancies which make up rhythm a definite temporal pattern and its effect is not due to our perceiving a pattern in something outside us, but to our becoming patterned by ourselves. With every beat of the metre, a tide of anticipation in us turns and swings, setting up as it does so extraordinarily extensive sympathetic reverberations. » (Richards, 1952, pp. 139, 140)

Le rythme et le mètre qui servent à communiquer l’état mental de l’auteur ont ainsi le double objectif de canaliser l’écoulement du sens dans le récit et de régler l’intensité des émotions. Car l’émotion dans l’abstrait ne crée aucun effet chez le lecteur. Lorsque l’auteur prend le soin de choisir les mots appropriés, le bon rythme et le mètre, et de présenter les émotions de façon harmonieuse, il tente de créer un sentiment de beauté chez le lecteur. Selon cette perspective, la beauté est le fruit de la totalité des effets émotifs. On peut dire que le lecteur fait l’expérience de la beauté dans la mesure où il se trouve dans un état de sérénité dans lequel il s’identifie à l’état affectif de l’auteur et de ses personnages. Richards appelle cet état de tranquillité la synesthésie ou la coanesthésie.

Dans l’état synesthétique, l’esprit s’éloigne de son individualité et s’achemine vers l’état mental de l’Autre, en l’occurrence l’auteur, ce qui permet au lecteur de jouir de la beauté. Pour Richards, cet état signifie équilibre et harmonie de l’esprit, aussi momentanés soient-ils. La beauté est inhérente à l’objet esthétique et seul le lecteur sensible, initié à la littérature, peut en jouir. L’auteur, en vue de faire connaître son état émotif, donne des indications, des descriptions qui ont la capacité de suggérer un sens qui dépasse la portée du sens conventionnel des mots. Le sens suggestif de nature ambiguë est ce qui renferme la beauté.

En outre, la perception de la beauté chez le lecteur idéal dépend de l’organisation des impulsions qu’occasionne l’objet. L’objet esthétique est beau dans la mesure où il a la capacité inhérente à

264 aboutir à l’état synthesthétique. C’est pour cette raison que le lecteur doit être une personne sensible pour comprendre l’état affectif de l’auteur.

Comme l’affirme Richards :

« The differences between sensitive or intuitive and more rational individuals may be of two kinds. It may be that the sensitive person’s organic response is more delicate. […] It is certain, however, that the chief difference (a derivative difference very likely) lies in the fact that the obtuse person has not learned to interpret the changes in his general bodily consciousness in any systematic fashion. The changes may occur and occur systematically, but they mean nothing definite to him. » (Richards, 1952, p. 100)

La perception et la jouissance de la beauté provoquent des changements tant corporels que mentaux. Au niveau mental, le lecteur fait preuve d’équilibre et d’harmonie de l’esprit. Au niveau physique, les effets peuvent englober l’horripilation, le tremblement, la transpiration, l’essoufflement, la chair de poule et l’impossibilité de sortir du champ esthétique, c’est-à-dire de l’espace qui recouvre l’affectivité du lecteur et celui des personnages. Richards nous rappelle que l’expérience esthétique n’est pas un état d’esprit fantôme, comme le prétendent ses critiques. Il y a très peu de distinction entre l’expérience affective et l’expérience esthétique de nature affective. D’abord, à la différence de l’expérience affective dans la vie quotidienne, le lecteur ne ressent pas d’effets peu souhaitables survenant des situations difficiles telles la mort d’un proche. Puis, le fait que l’expérience s’achève dans l’état universel ne veut pas dire que le lecteur n’a pas conscience de la spatio-temporalité. C’est l’empressement du lecteur de quitter le monde des dualités et de se laisser perdre dans l’expérience esthétique qui l’invite à participer à l’expérience. Ce n’est pas une expérience novatrice, car le moment de la jouissance n’est que l’occasion de revivre ce qu’on a déjà vécu.

Ainsi :

« When we look at a picture, or read a poem, or listen to music, we are not doing something quite unlike what we are doing on our way to the Gallery or when we get dressed in the morning. The fashion in which the experience is caused in us is different, and as a rule the experience is more complex and, if we are successful, more unified. But our activity is not of

265

a fundamentally different kind. To assume that it is, puts difficulties in the way of describing and explaining it, which are unnecessary and which no one has yet succeeded in overcoming. » (Richards, 1952, pp. 16, 17)

Louis Jolicœur, parlant de l’attirance et de l’esthétique en traduction littéraire, estime que c’est le mystère qui contribue à la beauté de l’œuvre. C’est l’inaccessibilité, l’indicibilité de la beauté qui la rend encore plus mystérieuse. Le lecteur, pour comprendre la force mystérieuse du sens supplémentaire, doit transcender le texte. Ainsi, il se met en quête du sens qui va au-delà du texte. Ce sont le sens supplémentaire quasi-personnel, quasi textuel, le mystère issu du doute et des failles dans le texte qui contribuent à la beauté du texte. Comme l’explique Jolicœur204, « en effet, si c’est l’énigme qui rend le beau possible, si, de la même façon, ce sont les creux du texte qui, par la place qui est ainsi laissée au lecteur, permettant que celui-ci interagisse avec l’auteur, pour enfin le traduire, on peut dire schématiquement que le processus de traduction, c’est, à travers la faille : la beauté, l’attirance, et enfin la traduction elle-même » (Jolicœur, 1995, p. 36).

Outre l’aspect mystérieux de la beauté, il y a aussi le pouvoir de la posséder qui attire le lecteur vers l’œuvre. Ce n’est pas, d’après Jolicœur, tant le pouvoir de l’objet esthétique qui attire le lecteur que le désir de le posséder, car il est clair que l’attirance commence par le désir. Pour y parvenir, le lecteur doit courir le risque de se perdre dans la beauté et de sombrer dans le non- beau à la fin de la jouissance. Pour Jolicœur, le non-beau précède et succède l’étape de la compréhension et de la délectation de la beauté, car cette dernière est fragile, éphémère et obscure. Comme le beau est intrinsèquement lié au mystère, le lecteur risque de se méprendre en faisant une mauvaise interprétation des symboles qui constituent le cœur du beau. C’est l’expérience de se fourvoyer dans un terrain peu familier, de se laisser aller dans l’obscurité, dans le mystère, et dans le doute qui donnent le plaisir. Tout au long de la contemplation du beau, c’est l’ambiguïté de la langue de l’auteur qui alimente l’affectivité chez le lecteur.

Jolicœur, à l’instar d’Umberto Eco, est d’avis que la langue ambiguë offre un large éventail de choix de sens, car il revient au lecteur de faire l’interprétation selon le contexte. Les sens supplémentaires qui naissent de la langue ambiguë contribuent à la beauté de l’œuvre. L’ambiguïté permet à l’auteur de dire ce qu’il ne faut pas dire et de ne pas dire ce qu’il faut dire

204 L Jolicœur: La sirène et le pendule : Attirance et esthétique en traduction littéraire, Québec, L’instant même, 1995. 266 d’après son intention. Le lecteur, afin de délimiter le sens des mots, comprend les différents sens que peuvent acquérir les mots, les sens dénotés et connotés, et les attentes psychologiques, logiques et scientifiques auxquels renvoient les sens. Il doit par la suite comprendre l’unité qui sous-tend les différences. D’ailleurs, l’ambiguïté se présente à deux niveaux, à savoir la forme et le fond. Au niveau du fond, l’ambiguïté est d’ordre sémantique et au niveau de la forme, l’ambiguïté est d’ordre structurel. C’est-à-dire qu’un changement d’un aspect dans la structure globale du texte engendre un nouveau sens. Le lecteur, afin de jouir pleinement de la beauté qu’entraîne la langue ambiguë, doit reconstruire la structure qui soutient l’unité forme-fond du poème.

Ainsi :

« Ce message esthétique se réalise généralement en transgressant la norme […], d’où la structure ambiguë. Mais si nous pouvons dire […] qu’on retrouve la beauté très souvent là où la norme est transgressée, inversement la norme transgressée n’implique certes pas à coup sûr la beauté. La transgression à elle seule ne peut donc suffire à repérer, analyser, puis traduire le message esthétique. Ce sera également en cherchant l’énigme de la forme et du contenu, puis en tenant compte des niveaux mentionnés que le traducteur pourra tenter de reproduire la structure esthétique du message. Il doit ainsi reconstruire ces niveaux en une charpente semblable, la beauté étant recréée – dès lors qu’il y a beauté dans le texte source […] dans la mesure où le traducteur sait construire un équilibre aussi bien dosé que l’équilibre original, et dont la forme soit aussi éloignée de la norme que ne l’est la forme du texte original. » (Jolicœur, 1995, p. 56)

La beauté, pour Jolicœur, n’est pas caractéristique des éléments constitutifs de l’œuvre. C’est-à- dire que la beauté n’est pas un attribut qui se limite à l’extériorité de l’œuvre. Pour que l’œuvre soit belle, il faut que chaque partie qui la compose soit tout aussi belle. C’est ce lien du beau qui va de l’intérieur à l’extérieur qui contribue à l’esthétique de l’œuvre. Mais il y a transformation dans la mesure où le ton, le rythme, la musicalité, la présence de l’auteur, son époque, son courant, etc. influent sur le choix de mots et le message que veut véhiculer l’auteur. À un certain stade, l’intérieur et l’extérieur fusionnent, se transforment et l’objet se présente en tant que tout uni. Et il revient au traducteur de comprendre cet ensemble dans son intégralité. Car la fragmentation de la beauté peut nuire à son appréciation. C’est la tendance psychologisante qui 267 vise à intellectualiser et à analyser la beauté particularisée contre laquelle s’élève Jolicœur. Ce faisant – de toute évidence, nous semble-t-il, Jolicœur fait allusion à l’analyse empiriste – on s’est éloigné du beau en l’externalisant, ce qui pousse le chercheur à aborder le beau dans ses particularités et non dans son universalité. La vision du beau qui se centre sur le mystère, sur la faille veut qu’on le pénètre, qu’on le saisisse dans sa globalité. Partant, sa perspective du beau se trouve en porte-à-faux par rapport à l’approche psychologisante d’ordre empiriste.

En ce qui concerne la compréhension et la reproduction du beau, Jolicœur dit qu’il faut choisir l’approche mitoyenne qui vise à aborder la beauté telle que conçue par l’auteur et sa réception potentielle chez le lecteur. L’interprétation du texte et de la beauté doit être abordée à la fois des points de vue sémantique et sémiotique. Il ne faut pas confondre l’intention de l’auteur et l’intention du traducteur. Comme les possibilités d’interprétation sont multiples, le lecteur- traducteur doit veiller à ce que son interprétation ne représente pas qu’une possibilité et qu’il accorde de l’espace à ses lecteurs potentiels pour faire l’interprétation selon leurs convictions et leur vécu. L’œuvre est belle précisément parce qu’elle offre la possibilité de faire plusieurs interprétations. Comme la pluralité du texte ressort de la langue ambiguë, c’est la responsabilité du traducteur de re-conceptualiser l’œuvre de telle sorte que le lecteur se trouve en mesure de faire sa propre interprétation de la beauté et de comprendre le beau comme le voulait l’auteur de l’œuvre.

Comme le propose Jolicœur :

« Ici encore, il est important de rappeler que l’ambiguïté qu’une telle pluralité entraîne est à l’origine même du texte littéraire d’aujourd’hui, qu’elle est souhaitable si l’on veut que le lecteur trouve sa place dans le processus de lecture, et qu’elle permet en outre au traducteur d’occuper et de posséder le texte, étape indispensable du processus de traduction, qui ne culmine que lorsque le traducteur se sépare à son tour de son texte, proposant une œuvre dont la cohérence sera sienne mais où un auteur autre s’exprimera. » (Jolicœur, 1995, p. 65)

Par ailleurs, la beauté, en Occident, est intimement liée à la vérité. Dans la tradition judéo- chrétienne, tout ce qui est beau est aussi vrai. La beauté est aussi associée à la moralité et la beauté a la fonction d’aider l’homme à mener une vie juste. Selon Jolicœur, cette vision moralisatrice, didactique de la beauté éloigne le lecteur de la liberté de comprendre et de jouir de

268 la beauté conformément à ses convictions. La beauté, si elle se veut éthique et édifiante, doit donner la possibilité au lecteur de comprendre le mystère, l’obscurité qui l’entoure, le désir, et l’attirance à sa façon. Il y a une certaine vérité et une moralité associée à la beauté.

Et la vérité de la beauté est ce qui sert d’inspiration à l’action. C’est cette dernière sur laquelle doit se fonder la moralité et non sur l’opposition entre le bien et le mal. En outre, la vérité doit être l’élément constitutif complémentaire de l’attirance, de la configuration du désir du beau qui doit contribuer à l’attirance. Ceci devient envisageable dans la mesure où la vérité est abordée comme un aspect qui dépasse la subjectivité, d’un point de vue plutôt phénoménologique que psychologique, car l’approche psychologisante tend vers la réduction de l’objet esthétique, ce qui nuit à la jouissance du beau.

Selon Abhinavagupta, comme nous le démontrions plus haut, le sens suggestif qui aboutit au délice mène à la beauté. Cette beauté se révèle aux lecteurs sensibles qui sont habitués à la lecture de la bonne littérature, qui aiment les mots, et qui ont un cœur tendre, compatissant et humain. En ce qui concerne la beauté décrite dans l’œuvre, plus que les mots et leur arrangement, c’est le sens qui contribue à la beauté, car enfin, si l’arrangement particulier n’a aucune unité sémantique, ce genre de poésie ne mène pas à la beauté. Il convient de se rappeler que la poésie dont le contenu est d’ordre suggestif se fonde sur les puissances dénotative, indicative et syntaxique pour qu’elle engendre la beauté.

S’il faut exprimer la beauté, l’auteur doit faire en sorte que le sens suggestif prédomine dans sa création. Par ailleurs, le lecteur sensible, de par sa maîtrise de l’appréciation de la bonne poésie, sait instinctivement identifier le sens suggestif même dans un récit qui ne répond pas aux critères de suggestivité tels que l’absence de blocage et de manque de démarche trébuchante (askaladgati), en se fondant sur ses expériences passées. Car la simple mention d’un mot a la capacité de raviver les imprégnations qui excitent le souvenir d’avoir joui d’une œuvre qui contenait les mêmes mots. En outre, certains mots sont inextricablement liés à la puissance suggestive. Les mots représentatifs de la beauté tels que merveilleux, ravissant, ravissement ont la capacité innée de suggérer le délice érotique dans tous les contextes. Nous ne pouvons pas dire que le sens intégral de la phrase dans laquelle se trouvent ces mots dépend de l’interprétation de nature subjective. Certes, l’interprétation est régie par des conventions personnelles, mais les larmes ne peuvent que découler des émotions de base telles que la joie, la tristesse ou la douleur; 269 il n’y a pas lieu de les interpréter autrement. Ce que nous entendons par-là, c’est que ce n’est pas dans l’interprétation de l’intention qu’il y a subjectivité; c’est plutôt dans le degré d’affectivité.

La beauté de l’œuvre, selon Abhinava, dépend des sens dénotatif, indicatif, syntaxique et suggestif qui s’enchaînent pour donner naissance au délice. Abhinava ne dit pas que seule la poésie suggestive est belle. La poésie, en général, est belle; mais ce qui distingue un poème de l’autre, c’est le sens suggestif menant au délice. Pour y parvenir, l’auteur doit veiller à ce qu’il choisisse le niveau et le registre appropriés, les mots qui ont la capacité individuelle d’éveiller de beaux souvenirs, voire de belles évocations, pour recréer la beauté. Il faut aussi savoir qu’Abhinava dit sans ambages que tout type de poésie ne mène pas au délice. La poésie ne devrait pas être de nature suggestive pour être jugée belle. Le sens suggestif n’est non plus l’unique étalon de beauté.

Lorsqu’un poème contient du sens suggestif qui prédomine et qui occasionne le délice, ce poème devient un chef-d’œuvre et la beauté qui en découle est éternelle. La beauté issue de la poésie composée des sens dénotatif et indicatif n’a qu’une existence éphémère. Ainsi, la beauté du sens suggestif, c’est sa capacité à mener au délice. Comme le délice est le summum de l’expérience esthétique, on ne peut y avoir de la régression à l’infini. Comme l’explique Masson, « it might be argued that if the beauty of the alamkāras is caused by the beauty of the subordinated suggestion, that beauty in turn must be caused by some other factor, and that factor by still another. But if the beauty of subordinated suggestion is tied to rasa, there will be no infinite regress, for rasa is the end product of the aesthetic experience. It is itself bliss » (Dhvanyaloka, 1990, p. 614).

D’après Abhinavagupta, parmi les neuf délices, c’est le délice de la paix, ou sānta rasa, qui est le plus sublime. Ce dernier est un état d’esprit dans lequel l’individu se rend compte de la futilité des objets éphémères (nirvēdā), il est indifférent à la matérialité de l’esprit, et il est en mesure de réaliser l’union du Soi avec la réalité cosmique. Selon Abhinava, cet état d’esprit peut être représenté dans l’œuvre. Comme le rappelle Masson, cet état d’esprit n’est pas de nature négative. Car on peut se demander comment un manque de désir peut devenir l’objet du désir de l’individu et comment on peut le représenter dans l’œuvre.

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Ainsi, « there can be no happiness, in fact, no emotion at all, in something purely negative. One is not happy in not desiring; one is happy in non-desire, a positive state that is similar to desire in being an emotion but different from desire in not having sensual pleasures for its objects » (Dhvanyaloka, 1990, p. 522). Ce désir, selon Abhinava, est ressenti par l’individu ordinaire qui se sent repu après avoir bien mangé. Quand l’individu se rend compte du cercle vicieux qu’engendre le désir – ne l’oublions pas, Bouddha disait que la personne désire quelque chose constamment, car elle est mécontente de l’expérience qu’offre l’objet –, il comprend que la seule façon de s’en libérer est d’y renoncer. Partant, le manque de désir n’équivaut pas au stoïcisme. Bien au contraire, c’est le plaisir qui ressort du désir de ne pas désirer et, par conséquent, de ne pas souffrir de la douleur qui résulte de l’attachement. Cet état de sérénité s’appelle le délice de la paix, ou sānta rasa.

Cette expérience du Soi, selon Abhinava, est le but de toute expérience esthétique. Car celui qui s’intéresse à la littérature et qui tente de parvenir à la libération doit être un individu libéré des menus plaisirs de la vie. Tout comme les autres délices qui aident à réaliser les trois pourousharta, ou buts de la vie, tels que l’artha, ou accumulation de la richesse et jouissance des plaisirs temporels, le kâma, ou satisfaction sensuelle, et le dharma, ou la droiture, le courage, la vie juste, équitable et écoresponsable – du point de vue du maintien de l’ordre cosmique –, accompagnés de la renonciation, le délice de la paix aide à remplir le quatrième but, à savoir l’édification de l’âme, appelée moksā. Et la jouissance issue de la délectation du délice esthétique est un des moyens pour y parvenir.

Comme le délice de la paix a comme support le Soi, les autres délices dépendent du Soi pour se concrétiser. Lors de l’expérience du Soi, l’individu ne ressent pas son Soi comme l’objet de l’étude. C’est-à-dire, les différences entre le Soi et l’Autre deviennent floues. Car c’est en renonçant au Soi que l’individu est en mesure de vivre l’expérience esthétique. On peut dire que l’individu jouit du délice de la paix dans la mesure où le Soi se repose tranquillement sur lui- même après avoir rejoint le Soi du personnage.

Soyons plus clair. Dans un premier temps, l’individu est conscient de la dualité. Dans un deuxième temps, il s’adonne à l’expérience et entre dans le monde des personnages. À ce stade, l’individu est conscient de la perte de la conscience et de s’identifier à l’état affectif du personnage. Les déterminants, les changements mimétiques, l’émotion de base et 271 l’empressement de l’individu de participer à l’expérience l’aident à se perdre dans l’expérience affective. Dans un dernier temps, le Soi se rend compte qu’il s’est perdu dans l’expérience, et la remémoration lui donne du plaisir que seule la littérature peut offrir. Car le plaisir qu’offre cette dernière, à la différence d’autres plaisirs temporels, est immatériel. L’expérience littéraire n’est pas personnelle et individualiste, car c’est la participation qui engendre le plaisir. Lorsque le Soi se borne à avoir vécu l’expérience de l’Autre, cela donne naissance à la tranquillité. Cet état de dissolution du Soi s’appelle le délice de la paix.

Bhoja205, grand roi-philosophe du Xe siècle, est l’un des rares philosophes-grammairiens à concevoir la doctrine du délice esthétique sous un jour nouveau. Selon lui, la poésie se compose d’hyperbole, appelée vakrokti, et d’unité entre le mot et le sens, appelée sāhitya. Cette dernière comprend le génie créateur du poète d’éviter des fautes, de composer de la poésie en démontrant la parfaite maîtrise du genre, d’utiliser de façon juste les figures de style et la bonne diction, et de faire en sorte que l’expression imagée aboutisse au délice. Ainsi, l’unité intégrale poétique, appelée sāhitya, englobe, selon ce grand penseur, toutes les figures de style, la justesse, appelée auchitya, qui correspond au registre et au niveau de langue appropriés, et l’expression oblique menant à la suggestion et, par extension, au délice.

D’après Bhoja, la suggestion, appelée vyāngyā, n’est pas une fonction supplémentaire autonome du mot. Il n’y a que le sens dénotatif, car les sens indicatif et syntaxique dépendent du sens dénotatif pour éclaircir l’intention du locuteur. Mais Bhoja opère une nuance. Il postule qu’on ne véhicule pas l’intention de la même façon dans la langue de tous les jours et dans la langue poétique. En langue ordinaire, c’est le sens syntaxique qui aide à comprendre l’intention. Mais en langue poétique, c’est le sens suggestif qui aide à communiquer le but escompté. De plus, en langue ordinaire, nous ne tenons pas à séduire l’auditeur. Par conséquent, on évite les figures de style dans la mesure du possible, alors qu’en langue poétique, on évite de communiquer le message de façon directe dans la mesure du possible. Ainsi, c’est le charme poétique, appelé vakratā, résultant de la langue ambiguë, qui distingue la langue poétique de la langue ordinaire.

Ainsi, dit Bhoja :

205 Bhoja: Srngāraprakāsa, Translated and commented by V Raghavan, Madras, Vasantha Press, The Theosophical Society, 1978. 272

« Wherefore this classification of information into two kinds, Laukika (langage quotidien) and Sāstriya (langage liturgique), and as against that of Kāvya (langage littéraire)? Dhvani is part of Tātparya and is obtainable in ordinary experience also; dhvani being another name for Tātparya. In ordinary speech, there is a blunt straightforwardness in expression and there is no regard for saying things beautifully; the manner of saying things in a beautiful and embellished way is discounted and is considered as an extravagance. » (Bhoja206 cité dans Raghavan, 1978, p. 117)

La pensée de Bhoja rejoint celle des tenants de l’école d’embellissement, appelés Alamkārikā. Tout comme eux, Bhoja dit qu’il n’existe pas de quatrième puissance des mots outre les puissances dénotative, indicative et syntaxique, car le sens suggestif dépend de la dénotation et des figures de styles pour faire sens. On n’a pas besoin de la suggestion pour engendrer le délice chez le lecteur, car la jouissance de la poésie dépend des figures de style et non de la suggestion qui n’a pas d’existence autonome. Pour Bhoja, c’est le charme poétique207, appelé vakratā, qui importe. Les figures de style, la diction, le style, le rythme, le mètre ainsi que la suggestivité font partie intégrante du charme poétique.

Dans la poésie, dit-il, ce sont les embellissements, appelés alamkāras, le style, appelé riti, et le charme qui en résulte et qui se présente de façon remarquable à l’attention du lecteur qui donnent naissance au délice. Le lecteur ne se rend pas compte de la suggestion parce que c’est le sens inaperçu qui mène au délice. Comme l’on dit qu’une chose existe dans la mesure où elle est perçue, on peut dire que la suggestion n’existe pas en tant que fonction autonome, car elle n’est pas perçue. C’est dans la conception du délice qui engendre la beauté, appelée cārutva, que Bhoja se distingue nettement de ses prédécesseurs. Tous les rhéteurs-philosophes de son époque sont d’accord avec les huit délices proposés par Bhāratamounie. Mais Bhoja est d’avis que ces huit types de délices ne suffisent pas pour expliquer toute la gamme de l’expérience esthétique. En outre, le lecteur qui fait preuve d’expérience esthétique ne dit pas qu’il est en proie à un délice quelconque. Le lecteur s’identifie à l’état affectif du personnage et, par conséquent, il faut comprendre les changements dans l’état affectif du lecteur et non pas le délice dont fait preuve le

206 Bhoja. op. cit. 207 Notre traduction 273 personnage. Selon Bhoja, il n’existe qu’un délice où les autres délices siègent; il s’appelle l’érotique, ou shringāra.

Pour Bhoja, le délice, dans son acception la plus large, se rapporte uniquement à l’ego, appelé ahamkāra. Partant, la jouissance de l’ego, c’est-à-dire de soi-même, est le plus grand plaisir et elle sert d’émotion de base à tout délice. Car c’est le Soi qui se rend compte qu’il fait preuve de tel ou tel délice. Le Soi ne fait pas de distinction entre tel ou tel délice; il ne connaît que le plaisir de jouir de quelque chose. Cette jouissance s’appelle shringāra, ou amour de soi-même.

Comme l’explique Bhoja :

« They (basic emotions) are subject to the limitations of names and other such factors and can be recognized as emotions of such and such name and nature. But real Rasa (délice) is transcendental enjoyment and it has no such name as Srngāra, Vīra, etc. Rasa transcends the sphere of emotive gestures. It is part of man’s soul or spirit, enjoyed only in his spirit, without name or form. That which makes it enjoyable is the ultimate reality called ego or Ahamkāra or ‘I’ in man which is the mark of development in character, of the perfection of man’s nature, and of the level of his culture. This Ego-consciousness is the first germ from which every other emotion is born. It is the soul’s love for itself. This love exhibits itself as love for outward objects. So when a man looks at a woman and if the latter is attracted by his side- long glances, the man is full of erotic rasa, as he understands that the woman likes the ‘I’ in the man. The love for the woman is because he loves himself as being loved by her. He congratulates himself by bowing again and again to his own self. » (Bhoja, 1978, p. 438)

Selon Bhoja, l’unique délice, appelé délice érotique, est commun à la fois à l’auteur, aux personnages et au lecteur. Mais Bhoja éclaircit que le délice est ressenti en grande partie chez le lecteur et qu’un lecteur sensible est une espèce rarissime. Le lecteur sensible, appelé rasikā, est, dans le vocabulaire de Bhoja, non seulement une personne qui s’intéresse au mot écrit, mais aussi un critique littéraire doué de discernement esthétique. Seul le lecteur qui a déjà vécu une expérience esthétique peut décider de la valeur esthétique de l’œuvre. Le lecteur se réjouit de son expérience passée d’avoir vécu une expérience pareille dont l’intensité ne peut être cernée par rapport aux expériences passées ancrées dans le Soi. Et les délices qui émeuvent le lecteur sont perceptibles, car le lecteur a conscience de se perdre dans l’expérience décrite dans l’œuvre. Il

274 n’y a pas, partant, d’état fantôme esthétique de nature transcendantale, car le Soi a toujours conscience de se perdre dans le délice. L’expérience du délice est une expérience réelle en ceci que c’est la surbrillance de soi-même en proie aux charmes de la beauté de quelque chose auquel le Soi s’identifie. C’est pour cette raison que l’expérience esthétique est indicible.

En gros, selon la vision narcissiste de Bhoja, le Soi tombe amoureux de lui-même lorsqu’il fait preuve de beauté résultant de l’expérience esthétique. Dans un premier temps, l’amour pour soi- même se manifeste sous forme d’amour de faible intensité, appelé ratie. Lorsque cet amour singulier se projette sur des objets externes, cela se métamorphose en des traits observables auxquels s’identifie l’amour pour soi-même. Au fur et à mesure que le Soi se perd dans le sortilège de l’expérience, les vagues d’émotion agitent l’esprit de telle sorte que le Soi n’arrive pas à comprendre la pulsion, l’attirance folle envers les différentes émotions d’intensité variable. Au plus fort de l’expérience esthétique, le Soi arrive à un seuil, appelé délice de la paix, ou sānta rasa, dans lequel le Soi repose en tranquillité sur lui-même. Ainsi, la beauté de l’objet devient la beauté de se perdre dans soi-même. C’est pour cette raison que Bhoja appelle cette théorie et son œuvre la Srngāraprakāsa, ou la brillance de l’éros du Soi.

V. K. Chari208 fait le résumé de l’importance du sens suggestif et du délice dans la critique littéraire. Selon lui, la littérature n’est pas un type de langage, mais bien un type de sens, surtout de nature émotive. C’est le sens qui sert de substrat au style. La théorie du délice ne fait pas justice de la fonctionnalité du style et des figures de rhétorique. Le style, les figures, le mètre, etc. servent à évoquer dans la mesure où le contexte le justifie. Mais même la fonction évocatrice peut entrer en jeu pourvu que les embellissements, comme le diraient les rhéteurs hindous, aient un rapport avec le sens que l’auteur tient à véhiculer.

D’après Chari, on ne peut pas parler des émotions en Occident, car elles ont une connotation négative. La critique littéraire moderne, qui tend de plus en plus vers le scientisme, a du mal à accepter la subjectivité et l’expérience personnelle, qui ne se prêtent pas aux expériences empiriques. L’approche formaliste tient à étudier l’art du point de vue de la science. D’où la répugnance à l’intuition. L’approche scientifique vise à isoler l’objet esthétique de ses attributs subjectifs et mise essentiellement sur des aspects vérifiables. Selon les théoriciens de l’art qui

208 V K Chari: Sanskrit Criticism, Honolulu, University of Hawaii Press, 1990. 275 prônent cette approche, les méthodes qui se fondent sur la psychologie de la création et sur les réponses affectives subjectives ne répondent pas aux exigences des hypothèses scientifiquement admissibles. Ce qui explique la raison pour laquelle, de nos jours, les sciences humaines singent la méthodologie des sciences naturelles.

En revanche, la tradition dharmique, tout comme l’école de « New Criticism », fait abstraction de la psychologie personnelle de l’auteur et du psychologisme du processus créatif. La théorie du sens suggestif et du délice esthétique se focalise sur l’investigation (Untersuchung) du produit fini et sur la nature des effets du contenu sémantique sur le lecteur. À la différence des théories occidentales qui mettent l’accent sur le fait que l’auteur tente d’exprimer sa vision de la réalité par le biais de l’œuvre et qu’il revient au lecteur de la dénicher, la tradition hindoue prône que l’art est un objet de plaisir et de désir et qu’il ne sert pas de support à la diffusion des perspectives sur la réalité ultime. Selon les critiques sanscrits, l’expérience esthétique est l’appréhension de l’œuvre comme une source de plaisir et, partant, on ne peut pas divorcer le plaisir de la contemplation esthétique.

Comme l’explique Chari :

« This delight is regarded as its own end, and has no immediate relation to the practical concerns of the world or to the pragmatic aims of moral improvement or spiritual salvation. Sanskrit theory is thus opposed to didactic, hortative view of literature. Abhinavagupta declares that poetry is fundamentally different from ethics and religion and that the principle element in aesthetic experience is not knowledge but delight, although poetry may also lead to the expansion of our being and enrich our power of intuition. » (Chari, 1990, p. 16)

À la question de savoir si les émotions présentées dans l’œuvre se livrent aux analyses scientifiques, Bhāratamounie, qui préconise la théorie du délice, répond par l’affirmative. Selon lui, l’auteur exprime les émotions par la conjonction des causes, des symptômes et des facteurs extrinsèques qui accompagnent les émotions. Pour que l’émotion se manifeste, il faut que les trois conditions suivantes soient présentes : (a) ce qui crée l’émotion qui comprend l’objet vers lequel l’émotion est dirigée, l’objet intentionnel tel que le personnage et les lieux où il se trouve; (b) les gestes qui aident à exprimer l’émotion tels que le sourire, les larmes, etc.; (c) les sentiments extrinsèques tels que l’élévation, l’agitation, etc. qui accompagnent l’état affectif.

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D’ailleurs, les émotions décrites dans l’œuvre ne sont ni les sentiments de l’auteur ni le sentir personnel du lecteur. Le chagrin représenté dans l’œuvre n’est pas le chagrin de l’auteur, mais bien le chagrin lui-même à l’état généralisé qui est compris par le biais des déterminants et des changements mimétiques décrits dans l’œuvre. Si c’était le chagrin personnel de l’auteur, l’œuvre ne serait pas apte à la consommation publique. Le lecteur peut comprendre le délice présent dans l’œuvre grâce aux facteurs contextuels tels que les déterminants et les changements mimétiques représentés dans une langue appropriée. L’auteur choisit le thème d’ordre émotif parce qu’il y voit la possibilité de présenter un état d’esprit et, partant, il le met en œuvre en dramatisant les détails. Il importe peu que l’auteur ait ressenti les mêmes émotions lors de la composition, quoique ce soit une possibilité hautement envisageable.

Le sens contextuel de la phrase n’est rien d’autre que le sens affectif qui découle de la présentation des émotions de base telles que l’amour ou le chagrin par le biais des mots qui décrivent des actions et des gestes qui sont associés aux états affectifs. C’est l’émotion de base présentée dans le récit qui est le sens et le contenu représentationnel de l’œuvre littéraire, car les descriptions des états émotifs sont nécessaires non seulement pour éveiller la curiosité du lecteur, mais aussi pour donner de la substance au symbolisme des mots sous forme d’actions et de gestes. Ainsi, les personnages et l’auteur se voient représentés comme faisant preuve d’un état affectif quelconque pour que cette émotion devienne l’objet de la réponse chez le lecteur (Bhāratamounie209 cité dans Chari, 1990, p. 18).

Nous sommes d’avis qu’on ne peut pas attribuer la compréhension de l’expérience esthétique au raisonnement empirique du lecteur parce que l’inférence qui sert de support dans les deux types de cognitions n’est pas de la même nature. C’est-à-dire que l’inférence dans le cas des expériences scientifiques ne donne pas de place à la contemplation répétitive caractéristique de l’expérience esthétique. Supposons que le lecteur déduit que le personnage dans un roman fait preuve de tel ou tel délice, cela n’engendre aucune réponse chez le lecteur. Car ce qui caractérise le raisonnement scientifique est le désir de déduire une deuxième fois, une fois qu’on arrive à la conclusion des deux prémisses. Le lecteur ne tente donc pas d’analyser le contenu cognitif à la lumière des situations passées, ni de projeter cet état d’esprit dans l’avenir. L’esprit s’arrête de

209 Bhāratamuni: The Natyasāstra : A Treatise on Hindu Dramaturgy and Histrionics, Translated by M Ghosh, Calcutta, The Royal Asiatic Society of Bengal, 1951. 277 déduire une fois qu’il trouve la conclusion. Ainsi, dans le raisonnement esthétique, les prémisses servent non seulement à informer le lecteur, mais aussi à l’aider à contempler les réactions affectives du personnage.

Partant, dans l’expérience esthétique, à la différence des expériences scientifiques, c’est le présent qui importe, car l’objet de l’expérience esthétique n’a aucune fonction hormis l’attisement de la contemplation répétitive, appelée carvanā, et le lecteur ne se sert pas de l’information pour faire des projections sur le même objet, ce dernier étant un aspect typique de raisonnement scientifique d’ordre inductif. L’appréhension poétique est, par conséquent, une façon de percevoir la situation esthétique dans laquelle se trouvent représentés le personnage, le déterminant et les émotions fugaces, et non l’émotion dans l’abstrait.

Selon les esthéticiens hindous, il ne revient pas à la poésie de faire une contribution à notre savoir du monde. Ce dernier est l’objet d’étude de la philosophie et de la psychologie. L’expérience esthétique, en contrepartie, est le pur reflet des états psychiques déjà vécus par le lecteur qui sont présentés sous forme d’expérience vécue dans le présent. C’est précisément pour cette raison qu’on appelle le savoir poétique, la reconnaissance de ce qui est déjà vécu, l’action de reconnaître ce qui est déjà connu; bref, on dit que l’expérience littéraire s’apparente à la Pratyabhijñā. Lorsque les rhéteurs hindous affirment que la littérature a la seule fonction de donner du plaisir, ils ne tentent pas de nier la valeur éducative de l’œuvre. En effet, les deux objectifs peuvent coexister sans qu’il y ait conflit. Le Râmâyanâ peut servir de guide d’éducation morale et de vade-mecum d’études esthétiques. Ainsi, les critiques littéraires sanscrits ne parlent pas de « fruits » ou d’« utilité » de l’œuvre littéraire. Selon eux, la poésie digne de ce nom doit servir à la fois de source de divertissement, de guide moral et spirituel, d’œuvre littéraire, d’objet esthétique, de mine d’émotions et de matériel de propagande. Il faut, partant, ne pas essayer de comprendre l’intention de la création poétique qui servait de motivation à l’auteur, ni l’effet que le contenu affectif peut provoquer chez le lecteur. La critique doit se centrer sur l’émotion, car même du point de vue scientifique, l’intention et l’effet ne sont pas vérifiables. En un mot, il ne faut traduire ni l’intention ni l’effet, mais bien l’émotion décrite dans l’œuvre.

Comme l’explique Chari :

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« The Sanskrit critics also regard aesthetic experience as a unique sort of pleasure that only poetry can afford. They do not dismiss the “aesthetic emotion” as a “phantom state” although they say that it is only an extension of the ordinary psychic states of love, fear, sorrow, and so on freed from their limiting conditions of time, place and person and therefore savoured for its own sake. This is an important tenet of the rasa doctrine. However, the Sanskrit critics do not […] fall into the error of identifying poetry by the kind of experience it generates. To say that an aesthetic objet yields a supernatural joy is one thing and to define the object itself in terms of that effect is quite another. […] The main purpose of the critics was to analyze the poetic objet rather than to dwell on its psychological effects. Understood in the light of this aim, rasa is the objective structure of meaning embodied in the poem, not purely the emotion generated by it. » (Chari, 1990, p. 33)

À la question de savoir comment le lecteur arrive à s’identifier aux personnages, Abhinavagupta répond que c’est grâce à la généralisation de la situation esthétique. Le lecteur, selon Abhinava, est bien conscient que l’expérience esthétique n’est ni une imitation ni une illusion. La représentation esthétique n’est pas une imitation, car on ne peut pas imiter les émotions. D’ailleurs, les émotions ressenties en temps réel sont le résultat des situations existentielles de l’auteur. Lorsqu’on dit que l’auteur reproduit ce qu’il a vécu, on ne peut pas dire que la reproduction est une imitation, car il n’y a que des effets; il n’y a pas de causes qui avaient engendré ces effets. En outre, on ne peut pas dire que l’auteur imite ses propres émotions, car ceci est une proposition intenable. L’auteur ne peut pas imiter le désir, la haine, la tristesse dans leur état universel, car il faut une cause affective pour qu’il y ait un effet.

Il faut faire la distinction entre être le même, être similaire et être identique. Lorsqu’on dit que l’auteur imite les émotions, il ne peut que décrire les mêmes émotions; il ne peut ni reproduire les effets similaires qui n’ont pas de substrat, à savoir le corps, ni créer une situation identique. Le lecteur est bien conscient que ce qui est représenté n’est qu’une recréation d’une situation qui est le fruit de l’imagination de l’auteur. Le lecteur comprend que ce n’est pas une imitation, mais bien une représentation de la situation affective dans un état généralisé. « Représenter » veut dire faire revivre ce qu’on a déjà vécu en temps réel. Si nous assimilons le mot représenter à décrire ou à exprimer, nous pouvons également assimiler la parole et la pensée à une imitation sans support réel. Mais c’est un propos qui brave l’expérience quotidienne.

279

De surcroît, l’expérience esthétique n’est pas une illusion, car l’objet de la présentation est la situation humaine à l’état généralisé et c’est le processus de généralisation qui distingue l’expérience esthétique de l’expérience affective quotidienne. Le contenu affectif présenté dans l’œuvre est jugé pour la signification émotive libérée de l’historicité des événements. L’expérience n’est pas illusoire, car en premier lieu, le lecteur reconnaît que c’est une représentation irréelle, et en second lieu, il est conscient que c’est le sens affectif généralisé qui est le fondement de l’expérience et, par conséquent, il arrive à généraliser les sens et à participer à l’expérience. Comme il n’y a aucune ressemblance, il n’y a pas de place à la confusion et, partant, à l’illusion. Dans le cas de la fiction, nous ajoutons que le lecteur est bien conscient de l’irréalité du contenu littéraire et ne s’en méprend pas. Cela ne veut pas dire que tout ce qui est décrit dans l’œuvre est irréel. L’œuvre littéraire a une validité dans la mesure où ce qui y est présenté ne contrevient pas à l’expérience vécue. Dans le cas contraire, le lecteur comprend qu’il s’agit de l’indication.

En Occident, certains penseurs tels que Gilbert Ryle sont d’avis que la littérature n’a pas de vérité et que c’est, comme l’explique Ryle, « only a pseudo-designation ». Selon Chari, on peut attribuer les mêmes critères de valeur à la littérature, car cette dernière, à la différence de la logique formelle, ne se fonde pas sur des propositions. Les valeurs des prétendues propositions en littérature, selon ceux qui tentent de l’aborder à la lumière des sciences naturelles, ne sont ni vraies ni fausses.

Selon Chari :

« The assertions that are directly made by, or attributed to characters in a novel are fully referential since they refer to things existing in the world of the novel. But, considered as an utterance on the part of the author, the work cannot be the referring act since the things referred to do not exist in the real world; they are only imagined to exist. However, the consideration whether the author is performing a genuine speech act or just pretending in writing his work is not critically relevant since that question cannot be settled by appealing to the evidence contained in the work and it does not also change the status of what is in the work. » (Chari, 1990, pp. 209-219)

280

D’après Abhinavagupta, on ne peut pas parler de la vérité en littérature parce que l’objectif du lecteur n’est pas de tester la véridicité du statut ontologique de l’œuvre, mais bien de se divertir en se perdant dans le symbolisme, dans le caractère représentatif de l’œuvre. Dans l’œuvre littéraire qui porte sur l’amour, il importe peu que l’auteur raconte une vraie histoire ou une fable. Tout ce qui importe, c’est le contenu évocateur de l’œuvre. Ainsi, la vérité joue un rôle dans la mesure où les émotions de base mènent au délice. C’est pour cette raison que la fausseté des descriptions dans une nouvelle ne nous trouble pas; nous ne nous sentons pas victimes d’une fourberie. C’est le jeu de mots qui, en vertu de sa puissance, mène au délice et à l’engouement du lecteur d’avoir une nouvelle impression des expériences affectives vécues dans le passé, ce qui lui fait revisiter l’œuvre. Il n’y a pas de vérité au-delà du délice.

Il importe en outre de noter que le délice se limite à un certain type d’écriture. D’après le système du sens suggestif, il existe trois types d’écritures : dans le premier type, le sens suggestif prédomine. Dans le deuxième type, le sens suggestif épaule le sens conventionnel. C’est-à-dire, le sens dénotatif prédomine dans le récit et le sens suggestif se voit utilisé uniquement à titre décoratif. Dans le troisième type, c’est le contenu figuratif qui prédomine et son effet réside dans la forme et le son plutôt que dans le sens. Parmi ces trois types, c’est le premier qui est considéré le meilleur et c’est ce genre de littérature qui mène au délice. Il faut se rappeler qu’Abhinavagupta estime que c’est le délice qui est l’élément principal de l’œuvre et non le sens suggestif dépourvu de délice. Ainsi, Abhinava explique que le sens suggestif et le délice sont indissociables, car ce qui distingue une œuvre d’un livre est le délice et c’est ce dernier qui contribue à la beauté (Abhinava210 cité dans Chari, 1990, p. 231).

Il convient aussi de noter qu’Abhinavagupta n’adopte pas un point de vue absolutiste lorsqu’il prétend que le délice est le seul moyen d’évaluer les œuvres littéraires. L’auteur est libre d’utiliser des figures de style, des allitérations, etc. dans le but de créer l’effet. Abhinava souligne que parmi toutes les figures de rhétorique, c’est le délice qui répond le mieux aux critères d’évocation. Par ailleurs, en Occident, on se doute de l’acceptabilité de l’évaluation de la littérature par le biais de l’expression affective. On n’a point à craindre, car la littérature destinée

210 Abhinavagupta: Dhvanyaloka : Udyota I with Locana, Upalocana and Kaumudi Commentaries, Edited by S Kuppuswamy Sastri, Madras, Kuppuswami Sastri Research Institute, 1944. 281

à informer les lecteurs ne se distingue guère d’un chef-d’œuvre tel le « Paradis perdu » de John Milton. On reconnaît ce poème à la fois pour son contenu informatif et esthétique.

Certes, ce poème a une valeur théologique en ceci que l’auteur raconte une des meilleures histoires jamais connues dans l’histoire de l’humanité. Mais cela n’enlève nullement la valeur esthétique au poème. Cela montre que quels que soient l’intention de l’auteur et son effet sur le lecteur, on reconnaît l’œuvre pour sa valeur émotive. Le lecteur comprend la valeur esthétique de ce poème grâce aux émotions décrites dans l’œuvre auxquelles il s’associe. Il est en mesure de le faire, car il a déjà vécu les émotions résultant de la souffrance, de la joie et, par conséquent, revit ces expériences par le truchement de l’histoire d’un homme qui est mort pour le bien de l’humanité. C’est la reconnaissance de ce qui est déjà vécu qui permet au lecteur d’apprécier la portée affective de l’œuvre. C’est ce qui nous a amené à choisir la doctrine de la reconnaissance appelée Pratyabhijñā pour l’étude du rôle des émotions en traduction littéraire.

3.10 Pertinence de la doctrine de la reconnaissance et de la théorie du sens suggestif par rapport à la traduction littéraire

Le traducteur traduit l’œuvre pour partager son expérience esthétique d’ordre affectif avec les lecteurs sensibles. Pour qu’il arrive à unir ses expériences passées avec l’expérience esthétique, il doit se fonder sur la mémoire. C’est cette dernière qui l’aide à reconnaître que l’œuvre l’attire parce que l’auteur a réussi à faire revivre les expériences affectives stockées sous forme d’imprégnations. Cette reconnaissance est possible grâce au Soi du traducteur. Le Soi jette de la lumière sur l’œuvre et prend conscience de la lumière que dégage l’œuvre. La conscience d’avoir conscience de soi-même et de l’œuvre se compose de savoir et d’action. Le savoir se définit par l’association que le traducteur établit avec l’œuvre. Il peut prétendre qu’il connaît l’œuvre dans la mesure où il la fait sienne. L’action se définit par l’unification de son expérience actuelle d’ordre affectif avec ses expériences affectives passées. Pendant l’acte de savoir et d’action, c’est le Soi du traducteur qui lui sert de support.

Tout au long du processus de cognition de l’œuvre, c’est la lumière-en-soi du traducteur qui brille. Le traducteur fait des associations non seulement avec les personnages et le contenu affectif présentés dans l’œuvre, mais aussi avec l’auteur. Le contenu affectif présenté dans l’œuvre crée des vibrations sur le Soi du traducteur. Lorsque le traducteur tente de laisser entrer

282 l’Autre, en l’occurrence l’auteur, cette ouverture d’esprit s’avère possible, car le traducteur ne privilégie que des similarités et non des différences. Nous ne voulons pas dire qu’il n’a pas le droit de ne pas partager l’avis de l’auteur.

Au niveau phénoménal de la compréhension, le traducteur doit obligatoirement évaluer les convergences et les divergences. Au niveau transcendantal, une fois qu’il décide de traduire la pensée affective de l’auteur, il doit obligatoirement entrer dans le monde conceptuel de l’auteur. Cette étape de laisser perdre la conscience spatio-temporelle est ce qu’on appelle attirance. Comme l’affirme Abhinavagupta, l’individu qui n’est pas en mesure de laisser entrer l’Autre est victime de son alter ego. Le traducteur ne peut pas prétendre comprendre l’Autre s’il n’arrive pas à transcender la conscience binaire qui oppose son ego à celui de l’Autre. En somme, bien que le traducteur, en sachant et en agissant, ne prenne conscience que de son Soi, il doit aller au-delà de la conscience du « Je » s’il veut comprendre l’Autre. Ceci devient possible, comme nous le disions plus haut, dans la mesure où le Soi se met dans la peau de l’Autre. Le traducteur, en se basant sur les puissances de savoir et d’action, établit le lien entre son Soi et celui de l’auteur, et entre ses expériences affectives passées et l’expérience présentée dans l’œuvre. Cela s’avère possible grâce à la mémoire. La nature de la mémoire est d’illuminer tant les expériences présentées dans l’œuvre que les imprégnations des expériences affectives passées. Les expériences passées et présentes, le vécu du traducteur et celui des personnages brillent grâce au Soi du traducteur. Pendant la remémoration, la fonction de la conscience ne consiste pas uniquement à jeter de la lumière sur l’œuvre. Certes, la conscience aide à comprendre les émotions présentées dans l’œuvre. Le contenu affectif n’aura pas d’appui en l’absence du souvenir d’avoir vécu des situations semblables. Par conséquent, ce qui brille pendant la remémoration, c’est la perception antérieure elle-même; la conscience de soi-même faisant preuve de jouissance des émotions présentées dans l’œuvre demeure ininterrompue pendant la remémoration, l’unification et la différenciation, bref, pendant la perception esthétique de l’œuvre.

À la question de savoir ce qui permet au Soi du traducteur de remémorer, d’unir, de différencier, de sentir, de raisonner, de déduire, de conceptualiser, de prendre conscience, et d’agir, nous répondons à l’instar d’Abhinavagupta que ce sont la liberté et le désir. Nous ajoutons que s’il n’y avait pas de désir et de liberté, il n’y aurait pas de pensée. S’il n’y avait pas de pensée, il n’y

283 aurait plus de conscience. Le désir est ce qui permet au traducteur de comprendre le contenu affectif selon ses prédispositions. Avant de se laisser attirer par le contenu affectif décrit dans l’œuvre, la couverture, le paratexte, la table des matières, parmi d’autres aspects, influent sur les premières impressions de l’œuvre.

Ainsi, l’attirance commence par ce désir fou sans objet qui consiste en l’inspection des différentes facettes de l’œuvre. Une fois que le traducteur commence à lire et à entrer dans la pensée affective des personnages en adoptant une attitude sympathique envers l’auteur, le traducteur s’apprête à se l’approprier. Cette appropriation, comme nous le montrions plus haut, s’avère possible grâce au désir. Quand le traducteur se rappelle l’expérience affective passée en s’identifiant aux états mentaux des personnages et à ceux de l’auteur, le traducteur ne désire pas l’œuvre elle-même, mais la satisfaction sentimentale, voire spirituelle qu’offre le contenu affectif de l’œuvre.

De plus, le Soi du traducteur le désire non pas parce qu’il veut revivre la même expérience, mais bien parce qu’il veut en avoir une nouvelle impression. Le traducteur est en mesure de comprendre l’œuvre à sa façon et de désirer l’expérience esthétique dans l’œuvre, car c’est un être qui se caractérise par sa liberté. Si le traducteur n’avait pas la liberté de comprendre l’œuvre selon ses convictions, de se laisser attirer, de s’approprier l’Autre et sa façon de penser, il n’y aurait rien dans l’œuvre qui mérite d’être lu. Plus important encore, ce qui distingue le traducteur investi de liberté de tout autre traducteur, c’est que seul le premier peut oser répondre à la question de savoir s’il faut traduire un texte. Comme nous avons déjà montré, en l’absence de liberté, le traducteur ne peut pas se placer dans le champ esthétique; il ne sera pas en mesure d’évaluer les enjeux d’ordre linguistique, esthétique et éthique, et de se remémorer l’expérience personnelle. La perception qui porte sur des associations ne verra pas le jour en l’absence de liberté. En outre, la liberté est ce qui permet la phénoménalisation de la conscience de nature transcendantale.

Nous disions que le traducteur doit faire une interprétation dharmique du texte en se fondant sur l’herméneutique analogique, aussi appelée herméneutique située non située (Situated Unsituatedness). La liberté qui est au cœur même de la pensée dharmique est ce qui permet au Soi du traducteur de réaliser que les dualismes tels que identité/altérité, Soi/Moi, etc. ne servent qu’à des fins pratiques, surtout à comprendre la nature transcendantale de la conscience. Car au 284 moment de la naissance, le traducteur, comme toute autre âme mortelle, n’a pas d’identité. Le prénom, la religion, la citoyenneté, la caste, les caractéristiques qui distinguent un être humain de tout autre être et non-être ne sont que des attributs à valeur nominale. Ainsi, c’est la liberté qui aide le traducteur à sympathiser avec l’Autre. C’est en allant vers cet Autre que le traducteur redevient être transcendantal, accédant ainsi à sa vraie nature. On a tort d’assimiler la phénoménalisation du Soi et son retour vers sa vraie nature à une métaphysicisation de la compréhension du texte. Tout au long, il nous semble capital d’étayer les théories métaphysiques à l’aide d’exemples concrets dans le but de mettre en exergue le caractère empirique des théories transcendantales. En somme, la liberté du traducteur n’est pas, comme le prétend Le Féal, « une liberté purement rédactionnelle ». Force est de constater que le traducteur ne peut pas penser en l’absence de la liberté.

La perception, le jugement, la conscience du Soi et de l’Autre, ainsi que la jouissance de l’œuvre se font par le biais de la langue. Lorsque le traducteur entre en contact avec l’œuvre, la lumière que dégage l’œuvre a un effet affectif sur le traducteur. Le contenu émotif est canalisé par la langue. Selon nous, il n’existe pas de différence entre la langue et la parole211; il n’y a que le discours. Comme nous le savons bien, c’est la volonté de discourir, c’est-à-dire le besoin de communiquer son intention d’ordre émotif, qui précède la langue. Comme le confirme

211 On pourrait rétorquer que la distinction langue/parole est un des acquis les plus importants de la linguistique moderne depuis Ferdinand de Saussure. Dans les mots d’un de ses successeurs, « le discours n’est jamais qu’un certain emploi de la langue préalablement institué dans l’esprit du sujet parlant » (Gustave Guillaume, Langage et science du langage, p. 183). Ce même auteur ayant caractérisé humoristiquement la position de ceux qui nient l’existence de la langue comme revenant à dire qu’il n’existe pas de casseroles, seulement des emplois de casseroles. Nous réitérons que la langue et la parole ne sont que des manifestations du discours, qui est le désir d’externaliser une impulsion interne. D’ailleurs, nous ne voulons pas faire d’opposition radicale entre la langue et la parole, car la parole, quoique ce soit un usage personnalisé du système de signes appelé langue, n’est pas une langue privée. Ainsi, l’existence de la parole dépend de l’existence de la langue et non l’inverse. Si nous acceptons que la parole est un certain emploi de la langue, la complémentarité entre la langue et la parole devrait idéalement se caractériser par un trait d’union et non par une barre oblique. Il convient de noter que la parole, nonobstant sa nature subjective, doit s’assujettir aux conventions de la langue. Sinon, il n’y aura pas compréhension. L’auditeur comprend l’usage subjectif de la langue soit comme usage conventionnel, soit comme usage métaphorique s’il y a perception d’exagération ou d’atténuation, soit comme usage dénué de sens. En plus, l’affirmation selon laquelle le discours est un usage de la langue est intenable selon nous pour la raison suivante: disons que je suis journaliste. On me demande de couvrir le printemps arabe. Je me présente à la Place Tahrir. J’entends des coups de feu. Tout à coup, un manifestant arabe est atteint par balle et crie au secours. Il n’y a personne autour de moi qui puisse l’aider. Comme je ne parle pas l’arabe, je ne puis comprendre ni la langue (le système) ni la parole (l’usage personnel du système). Je peux à la limite essayer de comprendre son discours, c’est-à-dire, son désir d’externaliser une impulsion interne. Cela montre que la langue est une manifestation du discours et que la parole est à son tour une manifestation de la langue et non l’inverse (v. pp. 176, 177). En ce qui concerne le rapport entre le monde et le mot, à l’instar de Bhartrhari, nous ne nions pas l’existence indépendante des objets; nous soulignons que l’existence de l’objet est reconnue uniquement par l’intermédiaire du langage, car l’existence ne se prête pas à la cognition (v. p. 186). 285

Bhartrhari, c’est l’énonciation qui précède l’énoncé et qui fait exister la langue. C’est toujours le discours que nous voulons comprendre et non la langue elle-même. Ainsi, la langue existe dans la mesure où elle se parle. Le traducteur comprend l’usage secondaire des mots et l’utilisation de l’indication dans la mesure où il se rend compte de l’utilisation non conventionnelle de la langue.

Le traducteur comprend l’usage particulier des mots grâce à la phrase. C’est dans le contexte de la phrase que les sens des mots individuels deviennent clairs. La phrase est représentative du tout-linguistique, c’est-à-dire du discours et non de la langue. La convention se rapporte à notre façon de nous servir de l’outil qui aide à communiquer notre état affectif et n’a rien à voir avec la volonté de discourir. Comme le dirait Bhartrhari, la convention s’applique à la verbalisation et non à la verbalisabilité. Lorsque qu’il y a une surabondance de règles grammaticales qui régissent l’utilisation de la langue, celles-ci servent d’obstacles au discours si elles contreviennent à la logique dite du bon sens. Une grammaire qui se veut logique doit aider à la communication et non l’obstruer. L’intraductibilité, par conséquent, relève de la maniabilité des concepts212 du point de vue syntaxique et non au niveau du discours qui est suprasyntaxique.

D’ailleurs, l’auteur, en se servant de la langue, exprime son discours affectif dans l’œuvre. Les expériences affectives qu’il met en œuvre sont le résultat de trois niveaux de parole. Dans le premier niveau, appelé voyant, la parole est toujours en germe; il n’existe pas de distinction entre pensée et parole. C’est-à-dire que pensée et parole se trouvent fusionnées. C’est ce que Bhartrhari appellerait l’étape de la verbalisabilité. L’auteur fait une traduction de cette masse indifférenciée d’informations dans l’étape suivante appelée médian. Pendant cette étape, le traducteur, par la conscience du « Je », trouve les mots appropriés qui correspondent à son état affectif et au contexte. L’état affectif au moment de cette traduction joue un rôle décisif dans le choix des mots.

212 Selon les critiques du holisme cognitif, cette affirmation montrerait la contradiction manifeste entre l’inexistence de la différence entre la pensée et la langue, et l’intraductibilité au niveau de la langue. Nous réitérons qu’il n’existe pas de différence entre la langue et la pensée. Le lecteur, comme nous le disions plus haut, ne tient qu’à se divertir par l’intermédiaire du texte littéraire. Bien que l’œuvre puisse être une source d’information véridique, le lecteur ne se soucie généralement pas de la fausse représentation d’un concept. Grâce à la compatibilité logico-sémantique, le lecteur sait instinctivement différencier la convention de la métaphore. Lorsque nous parlons de l’intraduisibilité de la langue, elle se présente au niveau grossier du discours, ou vaikhari, et non au niveau subtil, ou pasyanti. S’il faut aborder l’intraductibilité du point de vue de la théorie de l’équivalence, on peut dire que c’est l’équivalent énonciatif qui est intraduisible et non l’équivalent affectif. 286

Ainsi, dans cette étape, la parole devient plus subtile et s’équipe d’une structure phonologique. Dans la pensée bhartrharienne, cette étape constitue la verbalisation des intentions. Dans l’étape suivante, appelée étalé, la conscience du traducteur fait une traduction de la parole pré énonciative en prononçant les mots; cette étape constitue l’énonciation de son vécu d’ordre affectif. Comme nous venons de le voir, à partir de la pensée préconceptuelle jusqu’à l’énonciation, le traducteur fait une traduction de ses émotions brutes. La traduction, par conséquent, n’est pas un processus d’ordre linguistique; c’est la nature même de la pensée.

Du point de vue de la causalité telle que la conçoivent les tenants de la Pratyabhijñā, au niveau transcendantal, la cause et l’effet n’existent pas en tant que moments différenciés et remarquables. Mais au niveau phénoménal, la conscience permet la fragmentation quoique partielle pour mieux comprendre la structure de l’unité. L’auteur ne fait qu’une traduction de ses intentions dans l’œuvre. Lorsque le traducteur traduit cette traduction de l’intention de l’auteur, il ne fait qu’une retraduction. Comme l’élément qui unit l’intention de l’auteur et celle du traducteur est l’émotion, on peut dire que le texte n’existe pas.

Certes, pour des raisons phénoménales, nous pouvons dire qu’il y a un texte de départ et un texte d’arrivée. Si nous privilégions le discours de nature transcendantale et non la langue, il n’y a plus de texte; il n’y a que l’affect213. Ainsi, au niveau phénoménal, le traducteur observe l’existence d’un texte d’arrivée et d’un texte de départ. Au niveau transcendantal, une fois qu’il fait sienne la traduction de l’auteur de son état affectif, il ne reste que l’émotion à reproduire. Comme l’affirme Georges Steiner214, « la traduction est sous-entendue dans tout acte de communication, que ce soit un acte de parole ou d’écriture ou encore un codage pictural […]. Entre deux langues ou à l’intérieur de la langue, tout acte de communication équivaut à la traduction » (Steiner, 1998, p. 17).

Supposons que le discours n’est qu’une traduction de l’intention, ceci nous amène à poser la question de savoir ce qu’il faut traduire : faut-il traduire l’intention, l’effet ou plutôt l’émotion?

213 Ici encore, nous pourrions estimer que le transcendantalisme nous mènerait à nier l’existence de l’affect et du moksā, qui en est tributaire, car au plan transcendantal, il n’y a que le Soi transcendantal. Or, comme nous le disons à moult endroits, la conscience de la réalité externe commence par le désir (v. pp. 163, 171, 172, 173, 175, 263, 280, 281, 319, 355). De plus, le moksā n’équivaut pas à la suppression ni à l’extinction du désir. Loin de là, cela signifie le désir de ne pas désirer, ce qui montre que c’est tout aussi un désir (v. pp. 63, 175, 268, 295, 353). 214 G Steiner: Après Babel : Une poétique du dire et de la traduction, traduit de l'anglais par Lucienne Lotringer et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 1998. 287

Si nous disons qu’il faut traduire l’intention, nous sommes bien conscients que c’est une entreprise fort périlleuse, car le traducteur ne peut pas cerner la vraie intention de l’auteur. Tout ce que le traducteur peut faire, c’est qu’il peut supposer que l’auteur voulait dire telle ou telle chose. Mais comment peut-il arriver à cette conclusion de la part des lecteurs? Même si l’on contraint le traducteur à donner une intention, il ne peut que parler de généralités telles qu’attirer le lectorat, partager l’état affectif, communiquer un message, etc. De plus, nous savons très bien que la plupart des auteurs n’ont pas nécessairement d’intention bien définie lors de la composition de l’œuvre. Ils écrivent essentiellement pour le plaisir. Dans de telles situations contraignantes, il est futile d’attribuer une intention à l’auteur et de tenter de la traduire. Alors, doit-on traduire l’effet? Ceci est une tentative encore plus hasardeuse, car le traducteur ne peut pas comprendre comment les autres réagiraient à la prétendue intention de l’auteur et à son message. Ceci devient encore plus incertain s’il n’existe aucune retraduction de l’œuvre et si la traduction est lue par un lectorat même vingt ans après la parution de la traduction. Le traducteur ne peut pas prétendre qu’il n’y aura qu’une seule façon de réagir, car même entre deux individus du cercle familial, le message n’aura pas le même effet, encore moins au sein d’une culture, d’une civilisation, ou entre elles. Partant, traduire l’effet s’avère délicat. Il ne reste qu’une option : traduire l’émotion. Mais est-ce faisable?

L’auteur présente son intention sous forme d’expérience affective en se servant des sens dénotatif, indicatif et suggestif. Comme le traducteur a lui aussi vécu des expériences affectives semblables, il peut s’approprier le contenu émotif présenté dans l’œuvre. La compréhension du contenu affectif présenté dans l’œuvre n’est pas autre chose que la reconnaissance d’avoir vécu les mêmes émotions et d’avoir entendu par le passé les mots qui se trouvent dans l’œuvre. Nous avons vu que le traducteur, quoiqu’il ne puisse pas donner d’intention précise, est tout de même en mesure de donner une intention dans son universalité. Ainsi, dans des propos tels qu’attirer le lectorat, communiquer un message, etc., l’auteur présente son intention en faisant appel au contenu affectif. Le traducteur comprend l’intention de l’auteur en se basant sur les émotions présentées dans l’œuvre et sur ses propres expériences. Par conséquent, bien que le traducteur ne soit pas capable de donner d’intention précise qui servait d’inspiration à l’auteur, il peut comprendre et revivre la situation affective présentée dans l’œuvre.

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En ce qui concerne la reproduction de l’effet du texte, nous venons de voir que l’interprétation de cet aspect n’est pas toujours évidente. Cependant, le traducteur peut supposer qu’une comédie, par exemple, ne peut que provoquer le rire et non pas le chagrin. Ainsi, la réaction à une expérience esthétique est une question de degré d’affectivité et non d’affect lui-même. C’est-à- dire que le traducteur peut prétendre que tous les lecteurs réagiront d’une manière semblable à une émotion à des degrés différents. Cela montre que l’interprétation de l’émotion est moins risquée que celle de l’intention et de l’effet. Il convient de noter que nous ne disons pas qu’il est peu utile de songer à l’intention et à l’effet vraisemblable, et qu’il suffit de comprendre et reproduire l’émotion. Bien au contraire, nous postulons que nous pouvons parler de l’intention et de l’effet dans la mesure où ils sont compris à la lumière des émotions. C’est pourquoi nous disons qu’en l’absence des émotions, l’intention et l’effet deviennent inaccessibles.

Au moment de la composition de l’œuvre, le but escompté de l’auteur se trouve à l’état uni. À l’instar de Bhartrhari, nous disons que le tout-linguistique représente la conscience de l’auteur et ce qu’il tient à faire, à l’état universel. L’auteur, qui est le locuteur, se sert des outils linguistiques en se concentrant sur des aspects extraits de ce tout dans un certain ordre. Il priorise des aspects qui méritent d’être abordés les premiers en faisant un choix de mots de manière consciente, et il détermine la bonne façon d’agencer ses pensées en usant des figures de style et du sens suggestif. La priorisation prend la forme de la particularisation de ses pensées.

Le traducteur, lui, découvre le récit et, par la suite, essaie de comprendre le message en faisant une analyse mot à mot. Sa compréhension du faire de l’auteur va du sens particularisé au sens universel; car ce que le traducteur veut comprendre, c’est l’état d’esprit de l’auteur dans son universalité. La compréhension de l’état affectif de l’auteur par le traducteur devient possible dans la mesure où l’auteur et le traducteur partagent le même tout-linguistique qui n’est rien d’autre que tout contenu verbalisable et qui englobe tout type de connaissance d’ordre linguistique. Si le traducteur n’a pas la même sensibilité de comprendre l’état affectif de l’auteur, cela peut nuire à la compréhension.

Le lecteur-traducteur arrive à unir ce qu’il a vécu, ce qu’il lit, et ce dont il jouit avec ce qu’il s’attend à lire et découvrir grâce à sa capacité à présager. Cette capacité d’anticipation s’appelle l’intuition, ou pratibhā. C’est cette anticipation qui aide le traducteur à unir le présent et l’avenir. L’intuition aide le traducteur non seulement à colmater les vides communicatifs, mais aussi à 289 comprendre la suggestivité contenue dans l’œuvre. L’auteur, afin d’exprimer son état affectif, se sert des sens dénotatif, indicatif et suggestif. Le sens dénotatif est le sens universel du mot délimité par la convention. Lorsque l’auteur forme des phrases, il donne de la particularité aux mots. Lorsqu’il y a blocage du sens dénotatif établi par convention, cela engendre l’indication. C’est à la fin de chaque phrase que le traducteur comprend le sens particularisé des mots.

À la question de savoir si c’est la contextualité (Anvitābhidāna) qui importe ou si c’est plutôt la compositionnalité (Abhihitānvayā), nous répondons à l’instar de Bhartrhari que les deux ont la même importance. Comme nous disions plus haut, c’est la phrase qui aide le traducteur à comprendre la polysémie et l’homonymie des mots. Ainsi, il faut que les mots se trouvent dans un contexte pour qu’ils fassent sens. Bien que ce soit la phrase qui donne le sens littéral et indicatif des mots, les mots ont aussi des sens individuels. Nous les comprenons, pourvu que nous ayons les compétences de base requises pour entretenir une conversation élémentaire, grâce à la maîtrise de la langue qui est le signe de la bonne éducation et, partant, de la bonne prise de conscience. C’est grâce au sens conventionnel individuel des mots que nous sommes en mesure de comprendre le mot sans contexte, le mot en contexte et le mot hors contexte dans la phrase. Ainsi, il faut les deux types de cognition pour former le sens contextuel.

L’auteur peut choisir d’utiliser uniquement le sens dénotatif selon ses convictions. Il peut utiliser les sens indicatif et suggestif pour faire allusion à quelque chose. Lorsque l’œuvre contient une surabondance d’émotion, cela mène au délice. Et il revient au traducteur de choisir de telles œuvres, car ce sont elles seules qui mènent à la beauté et, par conséquent, à la libération spirituelle. C’est le sens suggestif qui aide à exprimer l’émotion. La théorie du sens suggestif, c’est d’abord et avant tout une théorie humaniste, car c’est la subjectivité du lecteur qui apporte la beauté à l’œuvre. Cela implique que la beauté n’est pas intrinsèque à l’objet et que c’est le lecteur qui la lui rend. Pour que la beauté soit appréciée, il faut qu’elle soit identifiée et absorbée dans l’esprit du lecteur, ce qui fait appel à la sensibilité esthétique de sa part.

En outre, c’est une tout autre conception de la beauté, car Anandavardana et Abhinavagupta démontrent que ce ne sont pas les mots, ni leur arrangement, ni même leur sonorité qui contribuent à la beauté de l’œuvre. Plus important encore, c’est l’expérience affective issue de la compréhension et de la jouissance de la suggestion des aspects linguistiques et sémantiques, qu’ils appellent le délice esthétique, qui y contribue. En ce sens, la théorie du sens suggestif telle 290 que la conçoivent les deux philosophes hindous est à la fois une théorie herméneutique et psycho-phénoménologique. Comme l’explique Louis Jolicœur, « l’art […] n’est pas souverain, mais la beauté, elle, est souveraine : elle ne peut être conquise ni dominée, elle est le langage, symbolique, de l’esthétisation du monde, et elle connote le trésor, le mystère, l’énigme215 » (Jolicœur, 1995, p. 42).

À la question de savoir comment la théorie du sens suggestif peut s’avérer utile à la traduction littéraire, nous répondons que c’est le sens suggestif qui différencie un texte littéraire d’un texte pragmatique, car il n’est guère possible de trouver des allitérations, des métonymies ou toute autre figure de style ainsi que la beauté issue du sens suggestif dans un texte pragmatique, excepté peut-être quelques cas de publicités et certains articles de presse. En outre, comme le confirme Umberto Eco216, l’ambiguïté est ce qui définit un texte littéraire. La théorie du sens suggestif n’est rien d’autre que l’identification et la préservation des différents types d’ambiguïtés que peut présenter un texte littéraire. D’ailleurs, l’identification à elle seule ne suffit pas à la réalisation du délice. Il faut également comprendre d’où elle provient. Nous estimons que la théorie du sens suggestif montre que l’ambiguïté a son siège dans l’émotion.

À la lumière de ces observations, nous postulons qu’il faut non seulement comprendre et réexprimer les sens dénotatif et indicatif, mais aussi le sens suggestif, pour que le lecteur jouisse du délice qu’offre l’œuvre. Certaines questions se posent : supposons que le lecteur identifie et comprend les trois agents, à savoir le déterminant, les changements mimétiques et les émotions fugaces, et témoigne de la sympathie pour le personnage, comment est-il possible de comprendre et de jouir de l’émotion de base du personnage ou de celle de l’auteur, compte tenu de l’écart historique entre le lecteur et l’auteur? En outre, même si le lecteur comprend l’émotion de base, comment peut-il être en proie aux mêmes délices qu’éprouve le personnage ou l’auteur, ou, par extension, tout autre lecteur de l’œuvre?

En réponse à ces questions, nous pouvons dire qu’il n’est pas impossible de se renseigner sur l’émotion de base du personnage. Certes, le lecteur-traducteur doit comprendre et réexprimer le déterminant, les changements mimétiques et les émotions de base du personnage en se fondant

215 L Jolicœur: La sirène et le pendule : Attirance et esthétique en traduction littéraire, Québec, L’instant même, 1995. 216 « Le message à fonction esthétique est avant tout structuré de manière ambiguë », U Eco: La structure absente, Paris, Mercure de France, 1972, p. 125.

291 sur ses propres émotions de base. Mais il y a une nuance. À la différence de tout autre lecteur qui peut prendre parti pour ou contre le personnage ou l’auteur, le lecteur-traducteur n’a pas ce choix. Dès qu’il décide de traduire l’œuvre, il doit sans exception entrer dans le monde des personnages, de son propre gré, s’il entend proposer une traduction fidèle aux émotions de l’auteur. Pour ce faire, le lecteur-traducteur doit tenter de rester fidèle au déterminant, aux changements mimétiques et aux émotions fugaces qu’éprouve le personnage.

Nous disions plus haut que seul le lecteur sensible peut comprendre l’émotion de base du personnage et jouir du délice qui en provient. En restant fidèle à ces trois agents, le traducteur peut espérer que le lecteur potentiel aura peu ou prou la même sensibilité nécessaire pour comprendre l’émotion de base de l’auteur de l’œuvre. Par ailleurs, la théorie moderne de la traduction qui se fonde sur la méthode interprétative, qui se veut une méthode globale, préconise l’importance de comprendre le sens contextuel et le vouloir dire et d’analyser le texte au niveau du discours. Nous tentons de comprendre en nous servant des théories linguistiques dharmiques et occidentales où se trouve le contexte et comment le traducteur doit comprendre l’émotion et la beauté. Quoique l’interprétation joue un rôle important dans tout type de traduction, en traduction littéraire, en sus des aspects qui se prêtent à l’exégèse, il y a des aspects qui se laissent sentir. C’est en transcendant le sens contextuel et la textualité que l’on peut tenter de comprendre l’émotion et, par conséquent, la beauté. Voyons comment.

Lors de la lecture du texte, le traducteur décortique les phrases mot à mot et synthétise en même temps le sens syntaxique. Il y a trois facteurs qui régissent la formation du sens contextuel, notamment la corrélation, la compatibilité et la contiguïté. Une fois que le traducteur comprend le sens contextuel, il doit lier toutes les phrases individuelles au niveau du paragraphe. Le traducteur pourra constater que toutes les phrases ne communiquent pas le même sens. C’est-à- dire qu’il y aura certaines phrases qui communiquent l’état mental de l’auteur par le biais du sens dénotatif. Il y en aura d’autres qui se composent des sens indicatif et suggestif.

Ainsi, les deux premières phrases, par exemple, pourront se rapporter à la dénotation, la troisième peut relever de la suggestion, la quatrième peut avoir trait à l’indication, et ainsi de suite. Le mouvement de la parole affective, appelé rythme, a un effet sur le traducteur pendant la lecture du texte. Une fois que le traducteur prend conscience du rythme, qui sert de lien entre le sens contextuel et son effet, il doit comprendre le délice qui l’aide à perdre son identité et à se

292 sentir en union avec l’état mental de l’auteur, de ses personnages et, par extension, avec l’énergie cosmique. La compréhension et la reproduction du délice sont importantes, car c’est le délice qui aide à combler la lacune qui divise l’identité et l’altérité. Certes, la phrase est composée de mots ayant des sens dénotatifs. Le traducteur doit bien connaître le sens conventionnel des mots qui constituent la phrase. Il doit aussi comprendre comment le sujet, l’objet et le verbe qui ont des référents et des sens différents donnent naissance à un sens uni à la fin de chaque phrase. Pour mieux expliquer les aspects qui entrent en jeu dans la compréhension du sens phrastique, nous nous fondons sur des concepts proposés par l’école d’herméneutique, ou Mīmāmsa, et postulons que ce sont la corrélation, la compatibilité et la contiguïté qui aident le traducteur à comprendre le sens unifié. Ce dernier, appelé sens contextuel, se dévoile à la fin de la phrase.

D’ailleurs, le sens contextuel peut être abordé du point de vue de l’auteur, du point de vue du traducteur et du point de vue de la convention. Lorsque les mots font référence au sens conventionnel, on peut dire que le sens contextuel dépend des conventions culturelles et linguistiques. C’est-à-dire que dans des langues telles que le tamoul, on peut former des phrases sans se servir du verbe. Dans ces cas-ci, il faut obligatoirement l’adjectif démonstratif et l’objet pour former le sens contextuel. Lorsqu’il y a des mots dont la puissance référentielle dépasse le sens conventionnel, comme dans les cas de l’indication et de la suggestion, on peut attribuer le sens contextuel soit au cadre que donne l’auteur, soit à l’intention de l’auteur de faire comprendre l’usage non conventionnel des mots, soit à l’intention du traducteur de comprendre l’usage particulier et d’en déduire le sens contextuel. Il va de soi que la bonne maîtrise de la langue est une condition préalable à la bonne compréhension.

La corrélation (akānksā) consiste en l’incapacité d’un seul mot ou d’un groupe de mots de compléter la phrase. On peut dire qu’il y a corrélation entre les mots de la phrase dans la mesure où un mot ne fait pas sens en l’absence des autres. D’ailleurs, la corrélation se présente à deux niveaux, à savoir syntactique et psychologique. Selon les tenants de l’école d’herméneutique qui préconisent l’unité syntactique dans la corrélation, si l’on peut comprendre un groupe de mots faisant partie d’une seule phrase, il ne faut pas les diviser en deux. C’est-à-dire qu’il n’y aura pas de corrélation lorsque l’objet qui lie les deux verbes est absent, ou lorsque le verbe qui lie le sujet et l’objet n’est pas présent.

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Par exemple, dans la phrase, « regarde le cerf qui court », il ne faut pas diviser la phrase en deux parties, à savoir « le cerf court » et « regarde-le ». Ce sont le pronom relatif, les deux verbes et l’objet qui servent d’éléments de corrélation, l’un à l’autre. Le verbe « regarde » à lui seul ne communique pas de sens. De la même façon, les autres éléments ne peuvent pas à eux seuls faire sens en l’absence des deux verbes. La corrélation est un aspect qui porte sur l’interdépendance des éléments constitutifs de la phrase. Une question se pose : si le mot a besoin d’un autre mot pour que le premier gagne en clarté, il est peu clair combien de mots sont requis pour former une phrase, car il n’y a pas de limites aux associations que l’auditeur peut établir.

La corrélation en tant que besoin psychologique en est la réponse selon les tenants de la logique à cette question. Selon Sālikanātha, la corrélation, c’est le désir de la part des auditeurs de compléter la phrase pour former le sens intégral. Bien qu’un large éventail de possibilités s’offre à l’auditeur, il ne s’attend à entendre que des éléments connexes pour former le sens. Rappelons le concept de sphota proposé par Bhartrhari. La sphota joue un rôle important dans l’achèvement de la compréhension de l’intention du locuteur. D’ailleurs, l’auditeur, grâce à son intention, forme des phrases en se basant sur ses expériences d’avoir déjà vécu des situations semblables. Il tient à entendre le minimum de mots requis pour former la phrase. À titre d’exemple, la phrase « amène la vache » est complète. L’auditeur peut supposer que le locuteur ne s’intéresse pas aux moyens. Mais lorsque le locuteur dit « amène la vache avec le bâton », l’auditeur comprend que l’acte et la façon de le faire importent. Du point de vue de l’auditeur, il y a un manque de corrélation dans le syntagme « avec le bâton » pris isolément, car celui-ci ne communique pas le sens intégral. L’auditeur peut à la limite déduire qu’il s’agit de faire quelque chose avec cet objet. Encore une fois, il n’y a pas de limites aux associations que peut former l’auditeur pour faire concorder son tout-linguistique avec le désir de communiquer du locuteur. Ainsi, c’est l’intention du locuteur qui l’aide à délimiter le sens dénotatif et le nombre d’éléments constitutifs du sens syntaxique des mots qui fournissent la corrélation.

Comme l’explique V. K. Chari :

« Contextual action is all embracing and it is often needed for determining even primary meanings. “Context” is defined as the mutual requirement of the sentence for another. Often sentences remain logically and psychologically incomplete in their sense even though they are syntactically complete. The expectancy (corrélation) (ākānksā) of a sentence extends both

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backwards and forward, and it is only by linking it with another sentence that has gone before or that follows it in a connected discourse, that we complete the sense. » (Chari, 1990, p. 102)

La compatibilité (yogyatā) est le deuxième aspect qui contribue à la compréhension du sens contextuel. Il faut la compatibilité logique entre les mots pour qu’il y ait association mutuelle. Plus précisément, le test de compatibilité porte sur le jugement de la validité logique d’une phrase. On peut dire qu’il y a compatibilité logique entre les mots dans la mesure où le sens intégral phrastique ne va pas à l’encontre de l’expérience à l’état éveillé. Dans la phrase « il fume des cigares », on peut dire qu’il y a compatibilité logique, car l’expérience dit qu’on fume le cigare. Mais dans la phrase, « il mange des cigares », il y a incompatibilité. C’est le manque de compatibilité qui sert de fondement à l’indication, car l’auditeur peut supposer que la personne en fume trop. D’après Kumārila Bhattā, l’incompatibilité ne réside pas tant dans l’incapacité de lier le sens conventionnel des mots que dans l’impossibilité de faire des associations mutuelles. Comme nous le montrions plus haut, même dans la phrase « ciel vert », l’auditeur peut comprendre l’usage métaphorique en faisant des associations. Mais dans la phrase « ciel humain » les mots « ciel » et « humain » sont non seulement inadmissibles du point de vue logique, mais aussi du point de vue de l’association mutuelle, car l’auditeur ne peut pas établir de lien entre les mots.

Le troisième aspect qui aide à la compréhension du contexte est la contiguïté (āsatti). Il y a trois différentes conceptions de la notion de contiguïté. Selon les tenants de l’école d’herméneutique, la contiguïté se rapporte à la proximité temporelle des mots énoncés. C’est-à-dire qu’il faut énoncer les mots de la phrase à une certaine vitesse, d’une certaine façon et dans le bon ordre. D’après Kumārila, le célèbre tenant de la théorie de la primauté du mot (Abhihitānvayā), la contiguïté est le mouvement des mots associés dans l’esprit du locuteur. Selon les tenants de la primauté du sens phrastique (Anvitābhidāna), il y a deux façons d’identifier le manque de contiguïté : lorsque les mots ne sont pas prononcés l’un après l’autre dans un espace de temps donné et lorsque les mots n’éveillent pas les sens associés au contexte. Selon les tenants de la logique, la contiguïté est la remémoration ininterrompue et immédiate des sens des mots par le biais de leurs puissances dénotatives et indicatives. Même si les mots connexes ne se trouvent pas dans le même ordre, on peut comprendre le sens associé sans interruption.

295

Selon nous, la contiguïté est bien plus que l’association entre le mot et le sens. Nous nous fondons sur la théorie du tout-linguistique proposée par Bhartrhari pour proposer une définition de la contiguïté. Nous pensons que la contiguïté est la capacité de la conscience de remémorer et de rassembler les concepts associés stockés dans la mémoire, du fait d’avoir vécu des expériences pareilles, nécessaires pour former le tout-linguistique. Nous sommes d’avis que la contiguïté aide le traducteur à comprendre non seulement le sens contextuel mais aussi le sens suggestif. Car après avoir entendu la phrase « Maison sur le Gange », c’est la contiguïté qui aide le traducteur à comprendre la fraîcheur, la sainteté, etc. associées au fleuve. D’ailleurs, le traducteur arrive à établir le rapport de proximité entre la fraîcheur et le Gange grâce à l’intuition. Le traducteur, depuis son enfance, fait des associations entre l’objet et son expérience de cet objet. En l’occurrence, le mot « eau » peut éveiller des sentiments positifs et négatifs. L’eau aide à se désaltérer, à sustenter la vie, à donner de la fraîcheur lorsqu’il fait chaud. Mais il y a aussi le tsunami, l’inondation, la vague, la mer houleuse et les dégâts associés à une surabondance d’eau. Ainsi, l’eau peut donner naissance au soulagement et à la peur. Elle soutient la vie et peut aussi l’arracher. Toutes ces expériences sont stockées en tant que tout-linguistique. Dans le cas de la phrase, « Maison sur le Gange », c’est la contiguïté entre les phrases précédentes et le cadre qui aident le traducteur à former le contexte. C’est l’intuition de nature affective qui aide le traducteur à associer les souvenirs positifs ou négatifs au contexte selon son vécu.

Une fois que le traducteur comprend le sens contextuel, il doit comprendre l’effet que produisent les mots. Pendant la lecture, le traducteur établit des associations non seulement entre les mots et les sens, mais aussi entre son contexte existentiel et le contexte textuel. Il fait la corrélation entre les mots et les phrases, analyse la compatibilité logique entre les mots, établit la contiguïté entre les mots et les impressions affectives. Au fur et à mesure qu’il lit les phrases, le traducteur ne retient que la finalité du sens phrastique. Autrement dit, le sens intégral formé à la fin de chaque phrase laisse son imprégnation de nature affective dans l’esprit du traducteur. Et chaque phrase a son propre degré d’affectivité.

Nous avons déjà vu que les émotions communiquées par le biais du sens littéral n’attisent guère la curiosité du lecteur. Partant, l’auteur doit avoir recours aux sens indicatif et suggestif s’il tient à véhiculer son état mental. L’auteur se sert du sens dénotatif pour donner des informations factuelles et pour communiquer des propositions. De telles phrases de portée logico-sémantique 296 ne sont pas porteuses de rythme. Ce type d’énonciation, nous le savons bien, est le domaine des textes scientifiques. Ce qui différencie le texte pragmatique du texte littéraire, c’est la présence des sens indicatif et suggestif. Ainsi, le rythme, c’est la spécialité de la littérature.

Certes, les mots ayant des sens dénotatifs sont nécessaires pour donner des informations brutes qui ont trait à la spatio-temporalité du cadre et des personnages. Une fois la présentation terminée, l’auteur doit avoir recours aux figures de style et à la suggestion pour communiquer l’état mental des personnages et, de toute évidence, son propre état d’esprit. Par conséquent, qui dit émotion dit rythme. En ce qui concerne le lien entre le rythme et la suggestion, nous venons de voir que la suggestion s’effectue par le biais des sens dénotatif, indicatif et suggestif. Mais seule la suggestion issue du sens inaperçu donne naissance au délice. C’est, partant, le stade où le rythme atteint la crête. En contrepartie, on peut dire que lorsque la suggestion découle du sens dénotatif, cela constitue le creux du rythme217. En outre, supposons que le paragraphe se compose de cinq phrases. Nous savons bien que toutes les phrases ne font pas sens par le truchement du sens dénotatif. Le traducteur comprend la phrase ayant des mots qui font référence au sens dénotatif en se fondant sur sa propre connaissance des conventions linguistiques. Lorsqu’il découvre que le sens dénotatif ne communique pas l’intention de l’auteur, il sort du champ référentiel pour fixer le sens. Il doit soit s’orienter vers une autre section, un autre paragraphe dans l’ouvrage pour comprendre la métaphore, soit sortir complètement du cadre pour comprendre l’indication et la suggestion.

Dans le cas de certains types de suggestion, le jeu suggestif est perceptible. Dans d’autres, la suggestion passe inaperçue. Par conséquent, le traducteur commence par des conventions, se dirige vers d’autres endroits dans le texte, perçoit distinctement la suggestion et comprend instinctivement le sens de certains mots et des syntagmes. À la fin de la dernière phrase, toutes les phrases composées des sens variées laissent leur impression d’intensité variable dans l’esprit du traducteur. Ce va-et-vient, aller et retour, crête et creux, haut et bas, perception et non- perception, bref, toute alternance d’ordre affectif qui afflige le traducteur s’appelle le rythme. Le

217 Les critiques du rythme des sens pourraient s’interroger sur le rythme de la colère, du dégoût, etc. Nous disons que ce que le lecteur-traducteur ressent à la fin de la lecture de chaque phrase, c’est l’état affectif des personnages. Le traducteur suit le rythme des différentes émotions fugaces exprimées à l’aide des différents types de sens dont se sert l’auteur. Ainsi, nous ne pouvons pas parler du rythme de la colère, de la peur, etc., car ces états d’esprit se rapportent aux émotions de base et non aux émotions fugaces. Nous verrons plus loin, dans la lecture moniste des omissions, que l’effet, c’est l’ensemble des traces résiduelles affectives qu’engendre le rythme des différents sens, qui sert à s’approprier l’écoulement des émotions fugaces. 297 flux et le reflux du rythme entraînent des vagues d’émotions qui battent contre la conscience affective du traducteur. Et le summum de l’expérience émotive laisse son imprégnation qu’on appelle effet. Par conséquent, du point de vue de l’interprétation dharmique qui porte sur l’unité intégrale, l’élément qui sert de lien entre le sens et l’effet est le rythme des sens218. Le traducteur doit donc ne pas se contenter de trouver le sens et l’effet, et d’opposer l’équivalence à l’effet. Une fois que le traducteur réussit à reproduire le rythme, équivalence et effet ne s’opposent plus. Après avoir analysé et trouvé des moyens pour reproduire le rythme, le traducteur doit diriger son attention vers le délice – le troisième pilier de l’interprétation dharmique. Le délice est ce qui permet au traducteur de jouir de la beauté de l’œuvre et de se sentir en union avec l’énergie cosmique. C’est le délice qui aide à la libération spirituelle (moksā) du traducteur. Le délice est aussi ce qui permet au traducteur de s’approprier l’état affectif des personnages et, par ricochet, de l’auteur. Par conséquent, c’est le délice qui aide à la banalisation de l’identité et de l’altérité. Car en devenant l’Autre, le Soi ne fait que comprendre lui-même.

D’ailleurs, le traducteur doit s’évertuer à ne pas donner de la place aux attitudes coloniales, aux sentiments de supériorité, ni d’infériorité sur les plans économiques, culturels et linguistiques. C’est dans le but de montrer que chaque culture a quelque chose de positif à offrir que le traducteur exerce son métier. Les mauvaises traductions ne relèvent pas souvent du mauvais choix de mots, mais plutôt de la mauvaise compréhension et représentation de tout ce qui est Autre. Cela découle d’un manque de maîtrise de l’ego.

Nous sommes d’avis que la mauvaise représentation de l’Autre prend la forme de la dissimulation, du déni et de la digestion intellectuelle du savoir de l’Autre, qui est le non- Européen, pour des raisons ethnocentriques, culturelles et théologiques, entre autres. C’est un processus bien intentionné qui s’effectue en trois étapes. Dans la première étape, appelée vérification de compatibilité, le traducteur/adaptateur vérifie la compatibilité entre les concepts préexistants dans le milieu culturel auquel il/elle appartient et ceux dans la tradition de l’Autre.

218 Certains pourraient s’interroger sur le rythme comme lien entre le sens et l’effet, sous prétexte qu’il y a beaucoup d’autres facteurs qui peuvent intervenir dans ce rapport – la structure narrative, les schémas argumentatifs, ou la structure thématique, pour n’en nommer que trois. Nous ne disons pas que tous ces rapports n’entrent pas en jeu dans la compréhension et la restitution du rythme. En effet, la structure narrative, les schémas et la structure thématique, entre autres ne sont que différentes façons de suggérer, de présenter les états affectifs. Partant, ces aspects s’encadrent dans le rythme du sens suggestif. Selon cette perspective, sans qu’il y ait conflit, le rythme peut bel et bien servir de correspondance entre le sens et l’effet. 298

Dans la deuxième étape, appelée dénaturation, le traducteur réinterprète le concept étranger afin de le faire concorder avec les concepts préexistants, ainsi qu’avec les us et coutumes de son milieu social. Dans la troisième et dernière étape, le traducteur rebaptise le concept étranger, nie toute influence étrangère indésirable et fait ce que Rajiv Malhotra appelle la U-turn219, ou la volte-face220. Nous constatons deux types de digestion; dans le premier type, il y a digestion et reconnaissance partielles; dans le deuxième type, il y a digestion et déni complets. Carl Jung, le père de la psychologie analytique, est un pionnier de l’utilisation des techniques de Yoga à des fins médicales en Occident. Dans les années trente, Jung, conscient du manque de capital intellectuel en psychologie classique et freudienne, se tourne vers l’Orient à la recherche de nouvelles méthodologies. Il entreprend un voyage en Inde en 1937 pour se familiariser avec le Yoga. Bien qu’il reconnaisse à plusieurs égards l’apport des méthodes dites occultes telles que le Yoga dans sa pratique psychanalytique, il fait une mauvaise traduction à cause du manque d’herméneutique analogique et de son eurocentrisme.

Nous voulons nous cantonner au cas de la digestion du concept de karma et la genèse de l’archétype jungien, devenu concept fondamental en psychologie. Dans un premier temps, Jung étudie minutieusement le concept de karma et découvre qu’il en existe deux types, à savoir le karma personnel et le karma collectif. Selon Patanjali221, l’auteur du Yogasûtra, « le karma, n’étant ni fataliste ni mécaniste, est l’ensemble des klesas (traces mnémoniques) résultant des pensées et des actions antérieures qui ont un effet tant sur l’individu que sur la communauté ». En d’autres termes, le karma d’une personne a un effet sur sa propre vie ainsi que sur celle de ses successeurs non seulement pendant son vivant mais aussi dans sa prochaine vie. Ainsi, nous héritons de nos ancêtres les traces lors de notre naissance auxquelles s’ajoutent les traces des actions effectuées au cours de notre vivant, lesquelles influencent profondément le processus de réincarnation.

Jung, en faisant une psychanalyse de l’importance du karma dans sa pratique, effectue d’abord la vérification de compatibilité. Tout comme nous héritons des traits physiques de nos parents, nous

219 Rajiv Malhotra dans la présentation vidéo intitulée Rajiv Malhotra's Lecture on U-Turn Theory at Lady Sri Ram College, Delhi // https://www.youtube.com/watch?v=8RSu4ymCgp4 220 Notre traduction 221 Patanjali: The Yoga System of Patanjali, Vol. 17, Translated by J H Woods, New Delhi, Motilal Banarsidass, 1966. « Coll. Harvard Oriental Series » 299 héritons aussi des traits psychologiques. Jung baptise ce trait l’archétype. Il ne voit pas d’incompatibilité empirique et surtout théologique dans le karma collectif, sous prétexte que Jésus Christ déterminerait l’archétype lors de la création de l’individu. Par contre, il constate que le rôle du karma personnel ne s’encadre pas bien avec la réincarnation. Comme le stipule clairement la Bible222, « tous les hommes ne meurent qu’une fois, après quoi vient le Jugement (Hébreux 9:27) ». Écartelé par l’angoisse qui résulte des différences223, Jung procède à la dénaturation en réinterprétant la notion de karma afin de « niveler les différences ». Désormais, le karma jungien désigne l’impulsion qui sert de motivation à acquérir le savoir. Le karma, devenu impulsion, pourrait être à la fois personnel et communautaire.

D’après Jung224, le karma est « an impersonal archetype which presses hard on me—an archetype such as, for example, the development over the centuries of the divine triad and its confrontation with the feminine principle, or the still pending answer to the Gnostic question as to the origin of evil, or to put it another way, the incompleteness of the Christian God-image » (Jung, 1963, p. 318). Ayant expliqué ce concept à la lumière de la vérité dans sa tradition, Jung termine le processus de digestion en établissant de faux parallèles entre l’archétype (dont l’origine est indéniablement païenne) et les concepts occidentaux.

Ainsi, nous avertit Jung225 :

« According to the Eastern view, karma implies a sort of psychic theory of heredity based on the hypothesis of reincarnation. […] We may cautiously accept the idea of karma only if we understand it as psychic heredity in the very widest sense of the word. Psychic heredity does exist—that is to say, there is inheritance of psychic characteristics such as predisposition to disease, traits of character, special gifts and so forth. […] These are the universal dispositions

222 http://books.google.ca/books?id=lmNAAAAAcAAJ&pg=PA467&lpg=PA467&dq=Et+comme+il+est+reserve+aux +hommes+de+mourir+une+fois,+- et+apres+cela+le+jugement&source=bl&ots=NyzweEVath&sig=00L5G4ji2rxrkf2twn6y5cZrDjQ&hl=en&sa=X&ei =IpTRU9LWI8ugyASXk4GgBQ&ved=0CCMQ6AEwAQ#v=onepage&q=Et%20comme%20il%20est%20reserve %20aux%20hommes%20de%20mourir%20une%20fois%2C%20-et%20apres%20cela%20le%20jugement&f=false 223 Voir pp. 99, 102, 103, 108, 109, 110, 111, 112, 123, 196, 297, 361. 224 C G Jung: Memories, Dreams, Reflections, New York, Random House, 1963.

225 C G Jung: Collected Works of C. G. Jung : Psychology and Religion : West and East, Vol. 11, New York, Bollingen Foundation, 1975.

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of the mind, and they are to be understood as analogous to Plato’s forms (eidola), in accordance with which the mind organizes its contents. […] As the products of imagination are always in essence visual, their forms must, from the outset, have the character of images and moreover of typical images which is why, following St. Augustine, I call them “archetypes”. » (Jung, 1975, pp. 517, 518)

Ainsi, le karma hindouiste devient « forme » platonicienne, lequel devient « image » augustinienne. Bien que Jung vacille plusieurs fois entre les rigueurs empiriques de la psychanalyse et la quiétude spirituelle que lui procure le Yoga, après sa mort, ses successeurs raturent catégoriquement toute influence orientale.

Comme le remarque Harold Coward226 :

« It is interesting to note that little recognition is given to this major Eastern influence by either Jacobi, Jung’s systematizer, or Jungian scholars. Instead Jacobi credits Plato’s ‘idea’ and Bergson’s Les éternelles incrées as sources of Jung’s thought. Jacobi also cites analogies with Gestalt psychology and acknowledges Augustine as the source of the term ‘archetype’, but nowhere is mention made of karma. This apparent attempt to hide or ignore the Eastern content in Jung’s archetype may be an example of Western bias, or of a fear among the Jungians that such an admission would make their already suspect psychology even less acceptable to the mainstream of Western psychology. Whatever the reason, the obscuring of Jung’s considerable debt to karma theory has veiled a significant impact that the Eastern thought has had upon the modern West. » (Coward, 1985, p. 98)

Prenons maintenant le deuxième type de digestion. Le Père Thomas Keating, de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance, est un moine trappiste de la Saint Joseph’s Abbey à Spencer, Massachusetts. En 1975, Thomas Keating crée une forme contemporaine de la tradition contemplative chrétienne appelée prière recentrante (Centering Prayer). Le Père Keating, afin d’infuser un sang nouveau à la contemplation chrétienne, entreprend un périple en Inde dans les années soixante-dix avec son ami Wayne Teasdale, célèbre auteur de Towards a Christian Vedanta. Il rencontre Shri Maharishi Mahesh Yogi, le fondateur de la Transcendental Meditation, et devient maître de ce style de Yoga. Dans un premier temps, Keating effectue le

226 H Coward: Jung and Eastern Thought, New York, State University of New York Press, 1985. 301 test de compatibilité entre la contemplation chrétienne et la Transcendental Meditation. Il se rend compte que les deux sont parfaitement incompatibles. Afin de dénaturer le Yoga hindou authentique, Keating se livre à la réinterprétation de ce concept. Ainsi, selon Keating227, « Centering Prayer is not an exercise in concentrating, or focusing one's attention on something (such as a mantra), but rather is concerned with intention. The participant's sole occupation is to establish and maintain the will (intention) to "consent to God's presence and action during the time of prayer" » (Keating, 2009, pp. 15-28). Keating, afin de boucler le processus de digestion, établit de faux parallèles entre la prière recentrante (dont l’origine est irréfutablement hindoue), l’hésychasme, une pratique de contemplation chrétienne orientale, et un ouvrage sur le mysticisme chrétien intitulé The Cloud of Unknowing datant du XIVe siècle, puis nie toute influence étrangère dangereuse et, par la suite, fait la volte-face.

D’après Keating228 :

« Some people use herb tea or a blend of herb teas. It seems to me the Christian contemplative tradition can be compared to a blend of the finest herb teas. Thus, The Cloud of Unknowing is one. Others are the Jesus Prayer, Lectio Divina, aspirations (the repetition of phrases from scripture), being in God’s presence in pure faith, and turning to God in love as recommended by St. John of the Cross. […] Centering Prayer […] has learned from Eastern methods the importance of bodily posture without incorporating their respective belief systems or copying their precise practices somewhat like adding a touch of sugar or milk to a cup of tea. The tea is still considered tea even with a dash of milk or sugar, is it not? » (Keating, 2012, p. 16)

Ainsi, Keating renverse l’ordre en réduisant l’apport de la Transcendental Meditation à des additifs (le lait et le sucre), tandis que c’est l’ingrédient principal de ce qu’il appelle la prière recentrante. La mauvaise traduction, par conséquent, n’est pas le résultat du mauvais choix de mots; cela découle du manque d’herméneutique analogique qui contraint le traducteur à faire une mauvaise représentation de tout ce qui est Autre. Comme le souligne le Révérend John Dreher229 au sujet des dangers des pratiques diaboliques telles que le Yoga :

227 T Keating: Intimacy with God : An Introduction to Centering Prayer, New York, Crossroad Publication Company, 2009. 228 T Keating: The Thomas Keating Reader : Selected Writings from the Contemplative Outreach Newsletter, New York, Lantern Books, 2012. 229 http://catholiceducation.org/articles/apologetics/ap0005.html 302

« Centering prayer claims for itself the experience of God while setting aside external realities and overcoming the "otherness" of God. It takes these characteristics not from Christian tradition but from Hinduism, through the medium of Transcendental Meditation. TM is Hinduism adapted by Maharishi Mahesh Yogi, a Hindu guru, for use in a Western cultural setting. Fr. Pennington, one of the authors of centering prayer and an ardent supporter of TM, says, "Mahesh Yogi, employing the terminology of the ancient Vedic tradition, speaks of this (practice of TM) 'to plunge into deep, deep rest for fifteen or twenty minutes twice a day' as experiencing the Absolute. The Christian knows by faith that this Absolute is our God of love, Father, Son and Holy Spirit, who dwells in us. When he goes to his deepest self, he finds in himself an image and participation of God, and he finds God himself." Fr. Pennington approves a Christian's participation in TM, despite the fact that the introductory ceremony to TM, the Puja, involves worship of a dead Hindu guru and that the mantras given those being initiated are in fact the names of Hindu gods. For a Christian knowingly to participate in TM is a violation of the Second Commandment against false worship. »

Plus près de chez nous, en linguistique, Ferdinand de Saussure, quand quelqu’un lui avait demandé s’il avait lu des textes sanscrits dans le but de proposer des notions devenues fondamentales en linguistique occidentale, avait répondu par la négative. Comme le montre Sungdo Kim230, « notre lecture des manuscrits confirme quelques preuves bibliographiques : Saussure a lu les ouvrages magistraux et des articles techniques de l’indologie de son temps. […] En effet, le maître genevois a manifesté un intérêt tout particulier pour les divers thèmes de l’indologie, de la théosophie, aux légendes et aux mythes hindous incluant les Véda, qui dépassent largement les domaines locaux de la grammaire sanscrite, dévoilant ainsi ses connaissances profondes et érudites sur la matière, contrairement à sa déclaration de modestie : "Je suis très peu versé dans la littérature sanscrite. Simplement occupé d’études linguistiques, je n’ai effleuré l’Inde qu’au point de vue de sa langue" (Parret231 cité dans Kim, 2011, p. 21) ».

Le manque d’analyse située non située et l’unité synthétique qui en découle contraignaient Saussure à faire la différenciation radicale, et à mal représenter la vérité dans la tradition hindoue

230 S Kim: « Une rencontre singulière entre structuralisme et bouddhisme : Saussure, Bouddha, Lévi-Strauss », dans Érudit, Protée, Vol. 39, n° 2, 2011, Montréal. 231 H Parret: « Les manuscrits saussuriens de Harvard », dans Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 47, 1993, Librairie Droz, Genève. 303 pour des raisons ethnocentriques et théologiques. L’angoisse qui résulte de l’incapacité de ne pas être en mesure de respecter la vérité dans d’autres traditions amène l’individu qui tente de traduire le « visage », comme le dirait Levinas, à assimiler, à détruire, et à s’approprier indûment le savoir du radicalement Autre. Ainsi, les mauvaises traductions sont celles qui montrent l’Autre sous un jour défavorable. Nous verrons que certaines omissions dans la traduction tamoule de l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle sont aussi du même ordre. Ainsi, la bonne traduction commence par la bonne maîtrise de l’ego. Nous sommes d’avis qu’il serait plus apte de comprendre le lien entre le manque d’herméneutique analogique et la visibilité/transparence du traducteur à la lumière de la digestion intellectuelle du savoir de l’Autre. En l’absence d’une troisième épistème, le traducteur n’a d’autre choix que d’universaliser et de relativiser la contribution de l’Autre. Par exemple, Jung universalise, c’est-à-dire, impose sa façon de comprendre. Ainsi, il prétend faire une recherche psychanalytique « empirique » tout en cherchant de nouvelles idées propres à une tradition qui est celle de l’idolâtrie, des castes, de la superstition et de l’arriération intellectuelle. Ainsi, l’empirisme, pour Jung, est un philosophia perennis uniquement européen. Il estime d’emblée que les hindous idolâtres ne sont pas capables de réflexion rationnelle232.

Puisqu’il universalise, cela l’amène automatiquement à relativiser la contribution des philosophes hindous. Quoiqu’il comprenne que la pensée hindoue est plus complète que les méthodes psychanalytiques, à cause du manque d’herméneutique analogique, il réinterprète les concepts, les rebaptise et nie toute influence hindoue. En outre, afin de mieux étayer sa vision universalisante, il fait de fausses associations (relativisation) entre les concepts digérés et les concepts européens préexistants.

La digestion de l’Autre suit un ordre unidirectionnel. Au début, les traducteurs/adaptateurs font une interprétation fidèle lors de l’apprentissage (Intervention) de la vérité dans la tradition de l’Autre. Mais lorsqu’ils l’adaptent à la vérité dans leur tradition selon les besoins culturels, intellectuels et surtout théologiques, ils nient catégoriquement l’origine de leur savoir (Interférence). Cela montre qu’il existe un lien inextricable entre la visibilité du traducteur et

232 Cette ligne de pensée faisait école pendant l’époque coloniale et fait la loi même de nos jours chez les Indiens laïcs instruits dans des institutions chrétiennes. Consulter ce lien qui dément cette hypothèse irrationnelle : http://www.estudantedavedanta.net/Cultural_Heritage_Vol_VI.pdf 304 l’herméneutique analogique. Voyons dans un premier temps la façon dont on aborde l’invisibilité du traducteur en traductologie. D’après Sathya Rao233 :

« Les éthiques traditionnelles entretiennent au moins un triple rapport avec l’invisible […] : soit elles le fixent en un terme absolu, soit elles le rendent paradoxal et fuyant, soit encore elles le résolvent sous la forme d’une séquence pragmatique de décisions prises en contexte. Premièrement, l’original est absolument intraduisible de sorte que la traduction ne peut en être une version obscurcie et fautive. L’invisibilité de la traduction (et du traducteur) devient garante de la qualité de restitution du texte original. Deuxièmement, l’original possède une limite (historique, idéologique, ontologique) que la traduction vient accentuer, relancer ou bien faire proliférer. Autrement dit, l’intraduisible nomme autant la limite de la traductibilité, pour reprendre le terme de W. Benjamin, que l’horizon d’un renouvellement possible. En définitive, l’intraduisible, c’est l’original qui reconnaît, avec plus ou moins d’émotion sa finitude […] et la redéploie en traduction autrement et ailleurs, dans un effort de recréation plus ou moins responsable. C’est la position, à quelques nuances près, de théoriciens comme W. Benjamin, J. Derrida ou bien H. Meschonnic. Troisièmement, l’original appelle un certain nombre de décisions de la part du traducteur si bien que la traduction finit par être le produit conjugué de l’arbitraire du praticien. On pourra ranger dans cette catégorie aussi bien les herméneutiques que les déontologues de la traduction. Les premières ont plus ou moins de mal à assumer l’arbitraire du traducteur, à faire le deuil de l’ego traducteur-interprète tout- puissant ou, selon l’épithète de J.-R. Ladmiral, « archi-compétent ». Pour les plus courageuses d’entre elles, elles retrouvent leur bonheur dans la prise de risque moral ou politique – en un mot l’activisme – qu’appelle, par défaut ou par excès, toute décision de traduction. Les déontologues – au contenu très général – valent, quant à elles, comme autant de constructions idéologiques dont il faut faire l’archéologie et la sociologie. »

Selon nous, dans ces trois définitions, l’invisibilité du traducteur est abordée du point de vue de l’intraduisible, des limites, et d’une sorte de fidélité mal placée. Faisons un résumé de notre point de vue avant d’aborder la visibilité du traducteur. Nous disons que, du point de vue de l’herméneutique analogique, le traducteur doit faire l’analyse située non située du texte afin d’en faire l’interprétation dharmique. Une fois qu’il effectue le type de décisions éthiques à prendre

233 http://www.erudit.org/revue/ttr/2004/v17/n2/013268ar.pdf 305 au sujet de la représentation de l’Autre, il doit restituer les huit correspondances, car, pour nous, le traducteur ne peut traduire ni l’intention ni l’effet. À la différence des penseurs occidentaux susmentionnés, nous tenons à aborder la traduction du point de vue du traduisible, car nous pensons que l’étude de l’intraduisible commence par l’étude du traduisible, tout comme l’étude de l’absence, du vide commence par l’étude de la présence.

Du point de vue dharmique, l’intervention, ou la reconnaissance positive de la contribution de l’Autre, se divise en deux types, notamment la visibilité et la transparence. L’interférence, ou la digestion intellectuelle et la mauvaise représentation de l’Autre, se divise à son tour en deux types, à savoir l’invisibilité et l’opacité. Afin de bien représenter l’Autre, le traducteur doit faire l’analyse située non située de l’Autre. Ce faisant, le traducteur devient visible. Si le traducteur réussit à reproduire fidèlement les huit correspondances, qui servent à communiquer le continu de l’expérience esthétique, alors le traducteur dévoile sa transparence. En contrepartie, au cas où le traducteur universalise sa façon de comprendre l’Autre et où il relativise la contribution de l’Autre, ceci aboutit à l’invisibilité de la participation positive du traducteur. Lorsque le traducteur interfère dans l’unité textuelle en dénaturant la présentation des huit correspondances, cela engendre l’opacité du traducteur. En somme, du point de vue phénoménologique moniste, l’invisibilité est un signe de faiblesse, d’infériorité du traducteur; la participation proactive du traducteur dans l’expérience esthétique et la restitution de cette dernière se mesurent en termes de visibilité et de transparence respectivement.

D’ailleurs, l’interprétation dharmique ne porte pas uniquement sur la présentation juste de l’Autre, mais aussi sur le genre d’émotions à reproduire. Le traducteur constate au fur et à mesure de la lecture que pour entrer dans l’esprit de l’auteur, il doit obligatoirement perdre consciemment sa conscience de la spatio-temporalité234. À cette fin, la perte de l’identité commence par la prise de conscience des déterminants. Une fois qu’il comprend le cadre et l’objet, il doit comprendre les changements mimétiques. Par la suite, il doit procéder à l’analyse des émotions fugaces. Le traducteur, à la différence de tout autre lecteur, doit consigner ce qu’il

234 La perte de la spatio-temporalité, ou de la conscience phénoménale, est ce qui aide le traducteur à entrer dans l’espace-temps de l’Autre. C’est elle qui l’aide à sympathiser avec la revendication de vérité de l’Autre. Bref, la généralisation d’individualité est foncière au mouvement herméneutique (v. pp. 120, 226, 227, 304, 334, 346). Il convient de rappeler que le traducteur ne peut pas comprendre les émotions personnelles ressenties par l’auteur et par ses personnages au niveau du Soi phénoménal. Le lecteur-traducteur comprend les émotions décrites dans l’œuvre à l’état généralisé au niveau du Soi transcendantal. 306 ressent par écrit235. Bien que nous ne puissions pas dire que les émotions fugaces ne seront pas les mêmes chez tous les lecteurs, les trépidations affectives aident à la compréhension du va-et- vient du rythme. Ces trois aspects, comme nous venons de le voir, aident à l’éveil du délice.

En ce qui concerne le délice et la libération spirituelle, l’œuvre est porteuse de différents types de délice. Mais il y en a un seul qui peut aider à la libération de l’humanité; c’est le délice de la paix, appelé sānta rasa. Nous avons vu que l’objectif de la littérature est de donner du repos à la conscience du Soi de la spatio-temporalité. Lorsque le traducteur lit une œuvre et s’approprie les émotions qu’elle contient, il laisse aller la conscience de son ego. Le Soi du traducteur repose sur lui-même au plus fort de la jouissance de la beauté contenue dans l’œuvre. Ceci devient possible dans la mesure où le Soi se trouve en paix avec lui-même. Ce moment de jouissance de la sérénité d’esprit s’appelle le délice de la paix, ou sānta rasa.

Le traducteur, de par sa maîtrise en critique littéraire, doit essayer de privilégier les textes qui entraîneront ce sentiment de tranquillité. En d’autres termes, le traducteur doit choisir des textes qui aideront à promouvoir la paix. Il doit, dans la mesure du possible, refuser de traduire des textes qui privilégient des émotions néfastes telles que la haine et la peur. En outre, lorsque le Soi se trouve en paix avec lui-même, il est en mesure de mieux comprendre l’Autre. L’Amour pour soi-même est au centre de la compréhension du traducteur. Si cet amour est mal placé, le traducteur, de par son narcissisme, ne peut pas avoir d’empathie envers l’Autre. Si l’amour pour l’Autre n’est pas bien maîtrisé, le traducteur n’a plus de centre identitaire et, par conséquent, aucune compréhension n’est possible. Ainsi, pour qu’il y ait de la compréhension salutaire de soi-même et de l’Autre, il faut que le Soi se trouve en paix avec lui-même. Et seule la littérature, en vertu de son contenu affectif, peut transformer un être simple en un être humain.

Comme l’explique Lascelles Abercrombie dans son essai The Function of Poetry in the Drama, « anyhow the innermost reality, the one with which art is most dearly concerned is what is commonly called the spiritual reality. For the purpose of this discussion, however, let me use a name which allows it to be more easily handled. Let me call it the emotional reality by which I

235 Les critiques du mouvement herméneutique pourraient estimer que si le traducteur trouve le texte ennuyeux, il devrait consigner ce qu’il ressent par écrit. Or, à la différence de tout autre lecteur qui peut prendre parti pour ou contre le personnage ou l’auteur, nous estimons que le lecteur-traducteur n’a pas ce choix. Dès qu’il décide de traduire l’œuvre, il doit sans exception entrer dans le monde des personnages, de son propre gré, s’il entend proposer une traduction fidèle aux émotions de l’auteur (v. pp. 279, 289, 314). D’ailleurs, s’il trouve le texte ennuyeux et prend des décisions de la part du lecteur, il ne peut ni traduire le texte ni laisser le soin au lecteur de décider de la valeur esthétique de l’œuvre. 307 do not entirely mean the plane of such named and recognizable emotions such as love, anger, hate, but rather the general substratum to all existence, emotion nameless and unappointed. This is the layer of flame which is the closest we can get to the central fire, to the Will to live, or whatever you like to call it. And an impression of this profound emotional reality is what art must convey » (Abercrombie236 cité dans Raghavan, 1978, p. 476).

À la question de savoir si, par exemple, le traducteur doit, du point de vue dharmique, traduire Mein Kampf, nous répondons par la négative. Car cette œuvre parle de l’histoire d’une personne dont les actes ont entraîné des mauvais sentiments chez les autres et, par conséquent, il revient au traducteur de refuser de traduire cette œuvre qui porte sur des émotions négatives. On peut dire que selon l’auteur de cette histoire, son combat était une expérience positive. Du point de vue de l’interprétation dharmique, ce sont les intérêts du groupe qui importent et non les intérêts d’une seule personne, aussi nobles qu’ils soient. Comme l’auteur de l’histoire sème la mauvaise compréhension de l’Autre, l’intolérance, la haine, etc. dans l’esprit du lecteur, il ne faut pas traduire les œuvres de ce genre.

Par ailleurs, l’existence humaine n’est pas une expérience paisible. Certes, il y a la joie de vivre, mais c’est le souvenir du chagrin qui persiste. Nous lisons la littérature pour revivre et jouir des émotions positives. On peut se demander si l’on peut traduire des tragédies. Nous répondons par l’affirmative dans la mesure où le traducteur et les lecteurs peuvent en jouir et où cela ne donne pas de place aux sentiments négatifs chez les lecteurs. Nous ne voulons rien prescrire. Il incombe au traducteur de prendre des décisions dharmiques selon son contexte existentiel et de veiller à ce que la traduction montre l’Autre sous un jour moins défavorable, et qu’elle apporte de la paix aux lecteurs.

En somme, nous pensons que le traducteur ne doit pas se contenter de trouver l’équivalence entre les signifiants et les signifiés; il ne doit pas se borner à dire que le sens n’a pas le même effet chez tous les lecteurs; il ne peut pas se satisfaire de dire que l’identité n’advient que par l’altérité. Ceci constitue l’essence de la logique binaire contre laquelle nous nous insurgeons. Cette approche n’aide qu’à parvenir à l’unité synthétique et, partant, mène aux conflits de tout genre. Le traducteur doit s’évertuer à trouver le sens contextuel entre le sens conventionnel et le sens

236 L Abercrombie: « The Function of Poetry in the Drama », in The Poetry Review, The St. Catherine Press, March 1912, London. 308 phrastique, le rythme entre le sens et l’effet et le délice qui colmate les brèches entre l’identité et l’altérité. En adoptant la méthode dharmique qui prône l’unité intégrale, nous sommes d’avis que le traducteur peut reproduire le délice – le vecteur de la beauté –, faire revivre les émotions positives qu’il a déjà vécues et contribuer à la libération spirituelle de ses lecteurs. Ainsi s’achève une nouvelle façon d’aborder la traduction littéraire baptisée phénoménologie moniste du traduire.

309

Chapitre 4 : Lecture moniste de la traduction tamoule de l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle

Nous souhaitons commencer la lecture phénoménologique moniste de la traduction tamoule de l’Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle par une étude philologique. D’abord, nous dégagerons les différents types de procédés de traduction dont se servent les traducteurs pour traduire le sens suggestif. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les exemples de différents types de sens suggestif énumérés dans le troisième chapitre. Puis, nous essayerons d’établir une typologie de différents procédés. Enfin, nous essayerons de démontrer pourquoi, nonobstant les quelques cas de mauvaises traductions, ce sont surtout les omissions qui nous semblent importantes du point de vue de l’étude du sens suggestif et du délice esthétique.

En ce qui concerne l’étude des omissions, nous nous centrerons d’abord sur les passages omis dans la traduction. Nous les situerons dans l’original en faisant une analyse sémantique des différents types de sens en jeu. Nous tenterons de cerner les raisons pour lesquelles ces parties sont omises. Nous étudierons la nature de la suggestion dans les omissions, en nous fondant sur la théorie du sens suggestif proposée par Anandavardana et par Abhinavagupta. Nous démontrerons comment les omissions nuisent au délice esthétique, et par conséquent à la beauté de l’œuvre. Enfin, nous proposerons la traduction des parties omises en nous fondant sur l’approche que nous appelons la phénoménologie moniste du traduire, qui se base sur l’herméneutique analogique, sur l’interprétation dharmique et sur le principe des huit correspondances.

Par ailleurs, l’objectif de proposer la traduction des omissions n’est pas de montrer la traduisibilité des passages en question, ni de démontrer la bonne façon de les traduire. Bien au contraire, il s’agit de souligner la possibilité de réfléchir à la traduction littéraire à travers le prisme d’une nouvelle approche dénommée phénoménologie moniste du traduire.

Faisons l’étude de différents types de sens suggestif à la lumière des procédés de traduction. Prenons le premier type de sens suggestif, à savoir le sens involontaire :

1) À la page 98, dans la nouvelle La maîtresse de mon père, au troisième paragraphe, prenons la première ligne :

311

« Je regarde s’éloigner mon père à la surface du fleuve sale. »

Traduction : புன் ைந்தைனய அந்ை ஆற்றில் மிைந்ந னொ ந னொல் ஒ쏁 ெற்ெத.

Rétrotraduction : Dans mes rêves, j’ai regardé mon père s’éloigner dans ce fleuve.

Nous avons vu que dans ce type de suggestion, le sens dénotatif n’est pas voulu. Mais pour que le lecteur arrive à transcender le sens dénotatif, le traducteur doit conserver le mot qui engendre la suggestion. En l’occurrence, c’est le mot « père » qu’il faut retenir, car le sens dénotatif du mot père n’est pas voulu. Les traducteurs ont retenu le mot père en tamoul. Nous voyons aussi que les traducteurs se servent d’étoffement, à savoir « comme dans un rêve », pour communiquer l’effet ludique dont fait preuve le personnage, bien que ce ne soit pas le sens qui découle de la corrélation entre les mots. Il y a aussi non-traduction de l’adjectif qui qualifie le fleuve. Dans cet exemple, nous voyons que les traducteurs se servent d’étoffement et de non-traduction pour traduire le sens suggestif.

Prenons les deux types de sens involontaire qui se trouvent dans cette catégorie. Nous avons vu que dans le premier type de sens involontaire appelé sens par redondance, le sens conventionnel devient redondant par rapport au contexte.

2) À la page 99, au premier paragraphe, prenons la première phrase tirée de la même nouvelle :

« Le vent lui-même, respectueux du traumatisme évident que le naufrage de mon père provoque chez moi, tombe d’un coup. »

Traduction : துைியில் 믂ழ்ெிவிடுை புன் ைந்தைக்埁 ம쎿யாதை கச쯁த்நம் வண்ைம் ொற்쟁埂ை சற்쟁 னதுரம்

அதசயாமல் துின்றந.

Rétrotraduction : Même le vent, respectueux de la noyade de mon père, lui rend hommage et s’attarde à souffler.

Dans cet exemple, ce sont les syntagmes « vent » et « respectueux» qui communiquent le sens par redondance. Les traducteurs ont bien conservé ces deux mots, quoique le sens véhiculé par la traduction ne soit pas le même. C’est le traumatisme éprouvé par le fils à cause du sort de son père qui fait arrêter le vent. Comme nous disions plus haut, pour traduire tout type de sens involontaire, il faut retenir le sens dénotatif, ce que font les traducteurs. Dans cet exemple, les

312 traducteurs utilisent la traduction littérale pour traduire le sens suggestif. D’ailleurs, notre conception de la traduction littérale diffère du procédé de traduction littérale tel que le définissent Vinay et Darbelnet. Selon eux237, « la traduction littérale ou mot à mot distingue le passage de LD à LA aboutissant à un texte à la fois correct et idiomatique sans que le traducteur ait eu à se soucier d’autre chose que des servitudes linguistiques. En principe, la traduction littérale est une solution unique, réversible et complète en elle-même » (Vinay, Darbelnet, 1977, p. 48). Pour nous, la traduction littérale équivaut à la reproduction de tous les mots porteurs des sens dénotatif et indicatif en fonction du contexte, sans modification des catégories grammaticales.

Prenons la deuxième catégorie du sens involontaire, à savoir le sens par omission. Nous avons vu que dans ce type de sens involontaire, le sens dénotatif est omis pour comprendre le sens suggestif.

3) À la page 116, dans la nouvelle Oui or No, au premier paragraphe, prenons la troisième ligne :

« Le petit pays, par exemple, s’attend à ce que sa population accepte avec exaltation les sacrifices qui mènent au lit neuf… »

Traduction : சிறிய னைசம் ைன் மக்ெள் புந்ைத் ைியாெத்தை뿁ம் கசய்ய ையாராவார்ெள்...

Rétrotraduction : Le petit pays s’attend à ce que sa population soit prête à faire tout sacrifice…

Dans cet exemple, il y a non-traduction des mots « lit » et « neuf », ce qui pourra contribuer à l’absence de prise de conscience chez le lecteur de l’utilisation du sens suggestif. Comme nous pouvons le voir, dans cet exemple, les traducteurs se servent de la traduction littérale et de la non-traduction pour traduire le sens par omission.

Prenons maintenant le deuxième type de sens suggestif, à savoir le sens volontaire.

4) À la page 123, prenons le titre de la nouvelle Nadette et autre noms :

Traduction : துானைத்நம் மற்றவர்ெ쿁ம்

Rétrotraduction : Nadette et les autres.

237 J -P Vinay et J Darbelnet: Stylistique comparée du français et de l’anglais, Saint-Laurent, Beauchemin, 1977. 313

Dans cet exemple, nous voyons que les traducteurs changent le mot « noms » par « autres », procédé qui peut être qualifié de transposition du nom « nom » par l’adjectif « autre ». Nous savons bien que la transposition consiste à changer les catégories grammaticales sans changer le sens. En l’occurrence, nous observons que la traduction ne communique pas le même sens que l’original.

Prenons les deux types de sens perçu, notamment le sens perçu à partir du mot et le sens perçu à partir du sens.

5) À la page 120, dans la nouvelle Oui or No, prenons la phrase qui se trouve à la neuvième ligne:

« Éliane traduit mentalement dans la langue de Nick Rosenfeld tout ce qu’elle entend en manière d’exercice. »

Traduction : அவன் ம ைில் ெ翁ம்ெ羿 புꯍை அவன் கமாழியில் புꯍை னவண்翁ம். அந அவ쿁க்埁 அன் ிய

கமாழி. அைில் ெயிற்சி பு翁த்நக்கொண்ைாள்.

Rétrotraduction : Pour qu’il comprenne bien, elle doit écrire dans sa langue à lui. C’est une langue étrangère pour elle. Elle s’est bien entraînée dans cette langue.

Dans cet exemple, le mot langue acquiert en français un nouveau sens contextuel qui indique à la fois l’organe et la façon de parler typique de Nick. En revanche, il n’y a pas d’apparition d’un sens nouveau à son équivalent tamoul « கமாழி », qui ne fait pas référence à l’organe. Force est de constater que les traducteurs traduisent mal cet extrait. Il s’agit d’une traduction mentale et non écrite. En outre, nous observons l’utilisation indue de l’étoffement, à savoir « c’est une langue étrangère pour elle. Elle s’est bien entraînée dans cette langue », probablement dans le but de communiquer la distance linguistique et culturelle qui sépare Éliane et Nick, ce qui est loin des propos de l’auteure.

Prenons maintenant la deuxième catégorie du sens perçu, notamment le sens perçu en vertu de la capacité sémantique.

6) À la page 114, dans la nouvelle Oui or No, au premier paragraphe, prenons la phrase qui se trouve à la quatrième ligne :

314

« Moutons courageux. »

Les traducteurs ont choisi d’omettre la métaphore qui caractérise les Québécois.

S’il faut faire la comparaison entre les stratégies de traduction prônées par des traducteurs hindous tels que K. N. Subramaniam et T. N. Kumaraswamy, et la méthode adoptée par les traducteurs de cette Anthologie, nous observons que ceux-ci n’accordent pas tant d’importance à la fidélité à l’original, contrairement à ce que préconisent les traducteurs hindous mentionnés ci- dessus et des théoriciens occidentaux tels que Berman, Meschonnic, Eco et Venuti. Dans certaines circonstances, le sens véhiculé par la traduction suit le même rythme de l’original comme le préconise Meschonnic. Les exemples de la traduction littérale des mots porteurs de sens suggestif en est la preuve. C’est-à-dire que les traducteurs retiennent les nuances suggestives et sémantiques de l’original. Mais les non-traductions et les omissions montrent que les traducteurs semblent privilégier le sens contextuel déconstruit en mettant l’accent sur les aspects globaux contre les aspects descriptifs suggestifs.

Pour conclure, une brève étude du traduit nous montre que les traducteurs se servent de la transposition, de l’étoffement, de la traduction littérale, de la non-traduction et de l’omission pour traduire cette Anthologie. Avant d’entreprendre la problématique des omissions, c’est-à- dire du non-traduit, voyons les quelques occurrences de mauvaise traduction qui font partie du traduit:

7) À la page 113, dans la nouvelle Oui or No, au troisième paragraphe, à la quatrième ligne :

« Un lit neuf ne sera-t-il pas trop dur, trop petit, trop grand? »

Traduction : ꯁைிய ெ翁க்தெ அைிெ அꯍத்ைமாெ இ쏁க்埁னமா, அல்லந அைிெ கைாய்வாெ இ쏁க்埁னமா? அைிெ

சின் ைாெ இ쏁க்埁னமா? அைிெ கெ쎿யைாெ இ쏁க்埁னமா?

Rétrotraduction : Un lit neuf ne sera-t-il pas trop dur, trop mou, trop petit, trop grand?

Dans cet exemple, on a traduit littéralement l’adverbe dans les syntagmes « trop dur » et « trop petit », alors qu’en tamoul, on préfère utiliser « un peu dur », « un peu petit » pour faire la comparaison.

8) À la page 116, au troisième paragraphe, à la première ligne :

315

« Éliane avait oublié que Nick Rosenfeld était grand et froid comme un paysage polaire. »

Traduction : புலியாꟁக்埁 ஒன்쟁 மறந்ந னொய் விடுைந. துிக்னராகசன்கெல்翁 உயரமா வன். 毂ைா வன்.

Rétrotraduction : Éliane avait oublié une chose. Nick Rosenfeld était grand et chaud.

Dans cet exemple, la traduction indique bien le contraire de ce que dit l’auteure. L’adjectif « froid » se traduit en tamoul par l’équivalent qui communique le sens d’« homme à cœur de pierre » ou d’« homme sans cœur ». Mais dans la traduction, il y a contresens. Le lecteur tamoul comprend que Nick Rosenfeld est une personne chaude, ce qui veut dire que Nick Rosenfeld s’emporte volontiers. La métaphore « paysage polaire » est omise, sans doute, pour la même raison.

9) À la page 180, dans la nouvelle Son dernier amant, au premier paragraphe, à la quatrième ligne :

« C’était "très féminin" disait-il, avec les flacons de parfum, des lotions de toutes sortes, des pots de crème, tout un capharnaüm d’esthéticienne… »

Traduction : து쟁மைக்埁ப்ெிெள், அத த்ந வதெ னலாஷன்ெள், க்쏀ம்ெள், ெஃொர் ிய அலங்ொரப் ꯂக்ெள்…

Rétrotraduction : Des flacons de parfum, des lotions de toutes sortes, des fleurs de capharnaüm…

Dans cet exemple, le sens du mot « capharnaüm » est mal compris. L’auteur décrit le désordre qui règne chez une femme. Pour des raisons difficiles à cerner, quoiqu’il existe des équivalents en tamoul pour traduire le mot « capharnaüm », on a emprunté le mot pour lui donner un sens nouveau. Le lecteur sera amené à comprendre que « capharnaüm » signifie une fleur de décoration.

À part ce genre de dérapages de sens, nous observons la présence d’omissions qui nous semblent plus importantes, car celles-ci nuisent à la compréhension de l’essence même de tout texte littéraire – la beauté. Plus précisément, ces omissions nuisent à la compréhension du déterminant, des changements mimétiques, du rythme des sens, et de l’émotion de base nécessaires pour comprendre le délice esthétique qui contribue à la beauté. Comme l’explique Jean Delisle238 à

238 J Delisle: La traduction raisonnée : Manuel d’initiation à la traduction professionnelle, anglais, français, 2e édition, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2003. 316 propos de l’omission, « c’est une faute de traduction lorsqu’elle est commise sans raison valable et ne doit pas être confondue avec l’implication, qui est justifiée, ni avec la perte » (Delisle, 2003, p. 51). Les traducteurs auraient utilisé l’omission en tant que « stratégie » pour assainir l’original ou tout simplement parce qu’ils jugeaient que certaines parties ne méritaient pas d’effort de compréhension de la part des lecteurs tamouls. Quelles que soient les justifications, l’omission de paragraphes entiers indique le contraire. Comme nous le disions plus haut, la plupart des omissions sont des métaphores, des descriptions d’ordre sexuel et des descriptions qui présentent des problèmes d’ordre linguistique. Nous allons donner un exemple pour chacune des catégories pour mieux illustrer la nature des omissions. Prenons d’abord les omissions de métaphores.

10) Voyons le passage suivant à la page 263 de la nouvelle Les yeux du diable, deuxième paragraphe, neuvième ligne :

« Il a des allures de détecteur de fumée, il me saisit le bras avec l’exacte vigueur qu’on lui soupçonne, ce qui lui en laisse amplement pour entreprendre le mouvement giratoire qui lui permettra de nous encercler de sa vaste personne et de nous précipiter dans l’amphithéâtre comme dans un entonnoir. »

Traduction : அங்埁 வந்ை 믁ரடு翁 ஆள் ஓ쏁வ쎿ைம் விளக்ெ 믁யன்னறன். அவர் புன்த 뿁ம் புன்த 毁ற்றி

இ쏁ந்ைவர்ெதள뿁ம் அன்னொ翁 அதைப்ெநனொல் அதைத்நவிடு翁 மீண்翁ம் ெ쏁த்ைரங்ெ அதறக்埁ள்

அதழத்நச் கசன்쟁விடுைார்.

Rétrotraduction : J’ai essayé d’expliquer à un malotru qui est venu. Il fait mine de m’étreindre et d’embrasser tendrement les gens qui m’entourent. Ce faisant, il nous a emmenés dans l’amphithéâtre.

Nous pouvons observer le dérapage de sens entre l’original et la traduction. D’abord, l’auteur ne décrit pas l’organisateur comme quelqu’un qui ressemble à un malotru. Puis, l’organisateur ne feint pas d’embrasser l’auteur et les autres personnes qui se trouvent avec lui et, par la suite, ne les emmène pas dans l’amphithéâtre. Il les pousse à l’intérieur de la salle. En outre, les métaphores qui décrivent l’organisateur et ses actions ne se trouvent pas dans la traduction, à savoir le syntagme détecteur de fumée, les verbes encercler et précipiter et le substantif entonnoir.

317

Traduction proposée : அந்ை ஆசாமி ஒ쏁 ꯁதெஉறிஞ்சிக்ெ쏁விதயப் னொல புன் ெரங்ெதள வ쯁வாெப்

ெற்றி ான். ெின் ர் புங்ெதளகயல்லாம் ைன்ꟁதைய ஆஜாꟁொ埁வா உைலால் 毁ற்றி வதளத்ந ꯁ 쯁க்埁ள்

ஊற்றப்ெ翁ம் ஒ쏁 ைிரவத்தைப் னொல மீண்翁ம் அந்ை அரங்ெத்ைிற்埁ள் ைள்ளி ான்.

Rétrotraduction : Cet homme saisit mon bras vigoureusement tout comme un détecteur de fumée. Puis, il nous encercle de sa vaste personne et nous précipite dans l’amphithéâtre tel un liquide versé dans un entonnoir.

Les métaphores et les comparaisons font partie du sens perçu. Dans ce type de sens suggestif, comme nous le disions plus haut, la perception de la suggestion s’effectue de façon catégorique et remarquable. Les figures de style, de façon générale, sont compréhensibles en raison de la signifiance du sens dénotatif. Le lecteur-traducteur observe l’utilisation des métaphores telles que détecteur de fumée, des comparaisons telles qu’entonnoir et des verbes qui désignent les émotions fugaces telles que la peine ou la coercition, comme encercler, précipiter etc., qui lui permettent de comprendre au fur et à mesure de la lecture que l’auteur n’a pas d’autre choix que d’aller assister à la conférence à contrecœur. Ce sont ces facteurs objectifs qui aident le lecteur à comprendre l’état mental du personnage.

Comme nous le disions plus haut, ceci devient possible dans la mesure où l’individu perd le Moi qui contribue à son individualité. Une fois que le lecteur perd son individualité, il est en mesure de s’identifier avec les émotions ressenties par le personnage. Par la suite, le lecteur donne libre cours à son imagination, à ses expériences passées afin d’internaliser les émotions fugaces dont il fait preuve. Le lecteur ayant perdu son individualité et ayant internalisé les émotions du personnage grâce à l’identification et à l’imagination se trouve en mesure de jouir du délice comique. Comme nous pouvons le constater, l’exclusion des descriptions métaphoriques nuit au délice comique qui sert de fil conducteur à la nouvelle. En l’absence d’embellissements, la lecture est dénuée de joie esthétique, ce que le lecteur-traducteur sensible doit toujours tenter d’éviter.

De plus, si l’œuvre littéraire est parfois définie par son caractère ambigu, le sens phrastique ne doit pas pour autant être ambigu, car le lecteur-traducteur doit être pleinement capable de se servir du sens phrastique pour saisir l’œuvre littéraire dans son ensemble, y compris son caractère ambigu, et pour accéder à l'imaginaire de l'auteur. À cette fin, la traduction doit permettre au lecteur de comprendre les conditions psychophysiques des personnages, appelées

318 facteurs objectifs, et de s’approprier les émotions fugaces, appelées facteurs subjectifs. En l’absence d’un des deux facteurs ou d’un manque de prise de conscience des facteurs objectifs, il n’y aura pas de délice. Pour que le lecteur ait l’expérience esthétique, il doit comprendre les facteurs objectifs afin de jouir des facteurs subjectifs. Dans l’exemple ci-dessus, le lecteur ne sera pas en mesure de comprendre les facteurs objectifs et de s’approprier les facteurs subjectifs, car il n’arrivera pas à entrer dans le monde affectif des personnages et par la suite, à perdre conscience de la spatio-temporalité, ce qui n’aboutira qu’à une expérience esthétique incomplète et superflue.

Prenons maintenant la deuxième catégorie d’omissions, notamment les descriptions d’ordre sexuel.

11) À la page 125, dans la nouvelle Nadette et autres noms, au quatrième paragraphe, à la quatrième ligne :

« Un autre homme s’approche alors et lui fait signe que non, qu’il faut reprendre, que cela ne fait pas vrai, qu’elle n’a pas l’air de jouir, qu’elle devrait crier, suer, tomber, tirer les cheveux de l’homme, le saisir par les épaules, l’entrer plus profondément en elle. »

Traduction : அப்னொந இன்ன ா쏁வன் வந்ைான். அவன் 믁ைலாமவ ின் கசய்தெதயக் 埁தற 埂றி ான்.

அப்கெண் உண்தமயினலனய இன்ெம் அꟁெவிக்ெவில்தல புன்쟁ம், அப்ெ羿 இன்ெம் அꟁெவித்ைி쏁ந்ைால் அவள்

வாய் ைிறந்ந ெத்ைி இ쏁ப்ொள் புன்쟁ம் 埂றி ான்.

Rétrotraduction : À ce moment, un autre homme les approche, il reproche à l’acte de la première personne. Cette femme n’a pas vraiment joui, et si elle l’avait aimé, elle aurait crié à haute voix, disait-il.

Nous observons que certaines descriptions ne sont pas traduites. La deuxième personne demande à la première personne de recommencer l’acte. De plus, les verbes qui décrivent l’acte sexuel tels que suer, tomber, tirer, saisir sont absents dans la traduction. Plus frappant encore, le verbe entrer est omis.

Traduction proposée : அப்கொꯍந அவர்ெள் அ쏁னெ இன்க ா쏁 ம ிைன் வந்ைான். அங்ெி쏁ந்ை ஆைிைம்

அவதளப் ꯁைர்ந்ை 믁தற ச쎿யில்தல புன்ꟁம் வதெயில் ைதலதய ஆடு羿 ான். மீண்翁ம் அவ쿁ைன்

உை쯁றퟁ கொள்쿁மா쟁 埂றி ான். அவன் அவளிைம் இன்ெம் அꟁெவித்ைந ைத்쏂ெமாெ இல்தல,

319

உச்சக்ெடுைத்தை அவள் கைாடுைந னொலனவ இல்தல, ஏக ில் அவள் ொம கவறியில் 믁 ெியி쏁க்ெ

னவண்翁ம், உைகலங்埁ம் வியர்தவ கெ쏁க்கெ翁த்னைாை அவன் ெரங்ெதள뿁ம் னைாள்ெதள뿁ம் கவறினயா翁

ெற்றித் ைதல믁羿தய உ쯁க்ெ, அவ ந உ쟁ப்ꯁ அவளந னயா ிக்埁ள் ஆழமாெப் ொய்ந்ந இ쏁க்ெ னவண்翁ம்

புன்றான்.

Rétrotraduction : À ce moment, un autre homme les approche. Il hoche la tête d’un air désapprobateur en disant que cela ne se fait pas ainsi. Il lui demande de faire l’amour à elle encore une fois. Il lui dit que ce n’est pas juste, qu’elle n’a pas vraiment l’air d’avoir joui, car si elle l’avait, elle aurait gémi de plaisir, aurait sué à flots, aurait saisi les bras et les épaules de l’homme tout en secouant ses cheveux et son sexe serait entré profondément en elle.

Cet exemple fait partie de la première catégorie du sens volontaire, c’est-à-dire, du sens perçu. En l’occurrence, c’est le sens dénotatif des mots qui aide le lecteur à comprendre la signifiance. Le lecteur peut percevoir que l’auteur décrit les changements mimétiques et les émotions fugaces par l’intermédiaire des verbes omis dans la traduction. Par conséquent, les omissions minent l’intensité et la vigueur de la capacité descriptive des mots. On apprend que ces verbes sont omis de crainte que la traduction soit jugée impudente et, partant, inacceptable pour les lecteurs tamouls conservateurs qui n’accepteront pas de références directes au sexe.

La troisième catégorie d’omissions concerne le contenu descriptif qui comporte des difficultés linguistiques ainsi que les écarts lexicaux entre le français québécois et le tamoul.

12) À la page 106, prenons le troisième paragraphe entier tiré de la nouvelle La maîtresse de mon père :

« Il est des moments pour l’amour, et d’autres pour l’aveu. Les seconds, cher père se disloquent parfois, c’est bien ça? et ils s’effacent? Ils se glissent pour s’y perdre dans les replis des cuisses et des genoux qui se frôlent une autre fois pour la première fois. Les pales de la mort tournent dans les nébuleuses, papa, comme les hélices d’un coucou tout juste bon pour la ferraille, un CF- 315 qui, de dépit, au dernier vol, avant la lourde bâche noire, piquerait vers la forêt en flammes, vers les corps soudés, n’est-ce pas? Et c’est le crash? La mort comme un moulin à faucher dans un pâturage, comme une tondeuse animée, une Lawn-boy débile, tu imagines? dans ton semblant de pelouse, au chalet. C’est bien ça? »

320

Traduction : தும் உைர்ச்சிெதள ஒப்ꯁக்கொள்쿁ைல் சில சமயங்ெளில் ைவறாெிவி翁ம். உதைந்ை விமா ம்

ஒன்쟁 ைீப்ெி翁த்ந ொடு翁க்埁ள் கசன்쟁 உதைந்ந கதுா쟁ங்埁வந னொலாெிவி翁ம்.

Rétrotraduction : Des fois, il est fatal de s’épancher. Tout comme un avion dévoré par les flammes, qui plonge et s’effrite dans une forêt.

Dans cet exemple, nous constatons l’absence d’une majeure partie de la description. Bien que les phrases soient parfaitement traduisibles en tamoul, nous voyons que plus de la moitié du paragraphe est omise. Nous supposons que les traducteurs ont choisi d’omettre les descriptions probablement en raison de manque de pertinence de certains déterminants objectifs tels que l’avion, la tondeuse lawn-boy par rapport au cadre de la nouvelle.

Traduction proposée : ொைலிப்ெைற்埁 னதுரம் உண்翁. அநனொல ஒ쏁 கசயதல ஒப்ꯁக்கொள்வைற்埁ம் னதுரம்

உண்翁. சில சமயங்ெளில் னதுரம் கதுா羿ெளாெப் ெறந்நவி翁ெின்றந, மதறந்நவி翁ெின்றந. கைாதை ம羿ப்ꯁெளில்

அந ொைாமல் னொய்வி翁ெின்றந. 믁ழங்ொல்ெள் 믁ைல்믁தறயாெ இன்க ா쏁ைைதவ உராய்ெின்ற. அப்ொ,

மரைத்ைின் ெரங்ெள் ஒ쏁 ꯁꯍைிப்ெைலத்ைில், ஒ쏁 毂ன்யத்ைில் 毁ழன்쟁கொண்翁 இ쏁க்ெின்ற. அதவ

ொயலாங்ெதைக்埁ப் னொெ னவண்羿ய ஒ쏁 ெதழய விமா த்ைின் விசிறிெதள뿁ம், ஒ쏁 ொடு翁க்埁ள் விꯍந்ந

கவ羿த்நச் சிை쟁ம் சி புஃப்–315 விமா த்தை뿁ம் துித ퟂடு翁ெின்ற. மரைம் புன்ெந உன் வ ீடு翁த்

னைாடுைத்ைி쯁ள்ள ꯁல்தல ெிய்த்ந புறி뿁ம் ꯁல்கவடு羿தயப் னொன்றந பு உன் ால் ெற்ெத ச் கசய்ந ொர்க்ெ

믁羿ெிறைா?

Rétrotraduction : Il y a des moments pour faire l’amour. De même, il y a des moments pour faire l’aveu. Parfois, le temps s’envole et se dissout dans l’air, dans les interstices des cuisses. Les genoux se frottent l’un contre l’autre encore une fois pour la première fois. Papa, les mains de la mort tournent autour du vide, des nébuleuses. Elles me font souvenir des ailerons d’un vieil avion tout juste bon pour la ferraille et d’un vieux CF-315 qui plonge et s’effrite dans la forêt. Peux-tu imaginer que la mort, c’est comme une tondeuse qui déchiquette en mille morceaux l’herbe qui se trouve dans la pelouse de chez toi?

Cet exemple d’omission, tout comme les autres, relève de la première catégorie du sens volontaire. Le lecteur peut comprendre que le fils fait allusion à la mort de l’amour de son père en faisant référence à un avion qui plonge et s’effrite dans une forêt. L’auteur suggère, au moyen des mots vide et nébuleuses, l’insignifiance et l’impertinence de l’amour du père déchiré comme l’herbe qui passe par une tondeuse. D’ailleurs, le délice tragique que peut éprouver le lecteur n’a

321 pas la même intensité affective que l’émotion réelle. C’est-à-dire qu’à la différence de l’émotion réelle, l’émotion fictive a peu d’incidence sur le comportement du lecteur. Comme l’individu, ayant perdu toute conscience de la spatio-temporalité, se trouve dans un état universalisé, les émotions décrites dans l’œuvre n’ont aucune objectivité réelle. Par conséquent, le délice tragique n’engendre aucun effet physique douloureux sur le lecteur. C’est-à-dire que le lecteur est « conscient » qu’il s’agit de quelque chose de fictif et, par conséquent, il est en mesure de dépersonnaliser l’émotion présentée dans l’œuvre tout en participant à la présentation esthétique. Il est consciemment inconscient. Partant, l’émotion esthétique n’a aucune incidence sur le comportement du lecteur. Ainsi, le lecteur, contrairement à la situation réelle, arrive à jouir de la situation tragique. L’omission des métaphores altère cependant le délice tragique qui se dégage de la nouvelle.

4.1 L’interprétation dharmique et l’herméneutique analogique

Avant d’aborder les omissions à la lumière de l’interprétation dharmique, nous voulons résumer brièvement le rapport entre l’herméneutique analogique, l’unité intégrale, le sens contextuel, le rythme des sens, et le délice. L’interprétation dharmique se fonde sur l’herméneutique analogique selon laquelle le traducteur doit tenter de privilégier l’unité intégrale et non l’unité synthétique. Car l’approche empiriste qui se base sur la logique binaire ne prend pas en compte l’aspect qui unit l’universel et le relationnel, et le vrai et le faux. C’est-à-dire que cette façon d’aborder l’exégèse du texte littéraire ne mène qu’aux conflits, car il n’existe pas de lien entre les prémisses. En adoptant l’approche dharmique, le traducteur s’efforce de trouver la correspondance entre deux propositions. Ceci lui permet de faire l’analyse située non située, aussi appelée analyse analogique, ce qui l’aide à trouver le centre herméneutique que nous dénommons le centrisme. Nous avons vu que le centrisme est ce qui aide le traducteur à visualiser la vérité dans la tradition de l’Autre et de la comparer avec la vérité de la tradition du traducteur, et par la suite à juger l’acceptabilité du texte du point de vue des lecteurs.

Le centrisme aide aussi à prendre une décision en ce qui a trait à la présence du traducteur. La bonne interprétation dépend en grande mesure du niveau d’intervention du traducteur. Le centrisme du traducteur, au sens positif du terme, est ce qui l’aide à faire une interprétation équilibrée du texte. Nous appelons ce genre d’interprétation qui présente l’Autre sous un jour favorable, l’intervention. Le centrisme, au sens négatif, n’aboutit qu’au refoulement de l’Autre. 322

Nous dénommons ce genre d’exégèse, l’interférence. D’ailleurs, l’intervention et l’interférence sont intimement liées au désir et à la liberté du traducteur. Intervenir ou interférer dépend du but escompté du traducteur, du désir de faire une interprétation dharmique du sentiment de l’Autre. Pour ce faire, la liberté est une condition sine qua non. Traduire ou ne pas traduire, interférer ou intervenir dans l’unité du texte dépend de la maîtrise de l’ego et, par conséquent, de la liberté du traducteur.

Comme nous le disions plus haut, le traducteur, afin de faire une exégèse dharmique, doit rechercher la correspondance entre les signifiés et les signifiants, entre l’équivalence et l’effet, et entre l’identité et l’altérité. Prenons, dans un premier temps, le centrisme qui fait partie intégrante de l’herméneutique analogique.

13) Voyons à titre d’exemple l’extrait de la nouvelle Nadette et autres noms, page 127, deuxième paragraphe :

« Nadette se dévêtit : le tee-shirt, le soutien-gorge, la jupe aux genoux, le slip assorti au soutien- gorge. Elle s’étendit sur les draps, ses cheveux d’algue couvrant la moitié de l’oreiller, le poil roux et ras de son pubis contrastant avec sa peau blanche et lustrée. »

Traduction : துனைத் ை ந உதைெதள ெதளந்நவிடு翁 ெ翁க்தெயில் சாய்ந்ைாள். அவளந அைர்ந்ை 埂ந்ைல்

ைதலயதையில் ொைிதய மதறத்நக்கொண்ைந.

Rétrotraduction : Après avoir enlevé ses vêtements, Nadette s’allongea sur le lit. Ses cheveux denses couvrirent la moitié de l’oreiller.

Dans cet exemple, nous constatons la présence et l’absence du centrisme. L’auteur décrit les actions qu’accomplit le personnage principal. Les traducteurs interviennent et interfèrent dans la présentation des déterminants objectifs et stimulants. L’auteur prend le soin de décrire les différents habits dont se débarrasse le personnage principal. Bien que les traducteurs interfèrent dans la reproduction des déterminants individuels tels que le soutien-gorge, etc., ils résument l’essence des déterminants. Ainsi, au lieu de décrire tous les déterminants, ils donnent la catégorie conceptuelle à laquelle appartiennent le soutien-gorge, le slip, etc.

Nous avons déjà vu que l’auteur se sert de déterminants pour mettre en évidence son état affectif. Comme il y a interférence dans la présentation des déterminants, les lecteurs ne seront pas en

323 mesure de comprendre les changements mimétiques et de jouir du délice érotique que l’auteur désire créer. En outre, les traducteurs interviennent dans la traduction des cheveux du personnage, mais interfèrent dans la traduction des poils. Nous pensons qu’il faut reproduire les déterminants et les états affectifs une fois qu’on décide de mettre en œuvre les sentiments de l’auteur. Dans la vision dharmique, bien que le tout l’emporte sur les parties, ces dernières contribuent à l’existence du tout. Ainsi, il faut dans la mesure du possible présenter tous les aspects pour que le texte traduit ait la même valeur de vérité littéraire. On peut dire que le texte traduit a la même valeur de vérité par rapport au texte original dans la mesure où les lecteurs du texte traduit feront preuve de sentiments plus ou moins identiques. Selon cette perspective, l’œuvre littéraire a une valeur de vérité purement sentimentale.

Du point de vue de l’interprétation dharmique, nous pensons que les traducteurs ne font qu’une interprétation non située du « discours » présenté dans le récit. Ce genre d’exégèse pourrait convenir à la compréhension, à la déverbalisation et à la réexpression du « vouloir dire » dans le contexte des textes pragmatiques qui ne se composent pas d’émotions fugaces ni de délice. Partant, il suffit que le traducteur traduise le sens dénotatif selon les conventions linguistiques. Il n’y a pas lieu d’intervenir ni d’interférer. Les textes littéraires se composent non seulement de sens dénotatif, mais aussi des sens indicatif et suggestif. Pour comprendre et reproduire les sens dénotatif et indicatif, la suggestivité, les déterminants, les changements mimétiques, les émotions fugaces, et le délice qui en résulte, le traducteur doit obligatoirement intervenir. Il n’y a plus de délice lorsque le traducteur décide de ne pas participer à l’expérience esthétique. Si le traducteur ne ressent pas de délice, il ne peut pas comprendre l’état affectif présenté dans le texte. Ainsi, nous sommes d’avis que toute participation équilibrée est une intervention. Lorsque le traducteur s’immisce dans la présentation de la corrélation, de la compatibilité, et de la contiguïté entre les mots, cela aboutit à l’interférence – un indice clair de l’infidélité, de la mauvaise traduction – contre laquelle tout traducteur éveillé doit se prémunir.

Traduction proposée : துாகைத் ைன் உதைெதளக் ெதளந்ைாள் : 羿-ஷர்டு, ெிரா, 믁ழங்ொல் அளퟁ ெர்டு,

ெிராவின் துிறத்ைிற்ெிதையாெ இ쏁ந்ை உள்ளாதை ஆெியவற்தறக் ெழற்றி புறிந்ைாள். அவளந அைர்ந்ை 埂ந்ைல்

ைதலயதையில் ொைிதய மதறத்நக்கொண்ைந. ெரெரப்ொெퟁம் 埁டுதையாெퟁம் இ쏁ந்ை னயா ியின் னராமம்

ெளெளப்ொெퟁம் கவண்தமயாெퟁம் இ쏁ந்ை னைா쯁ைன் மா쟁ொைாெ இ쏁ந்ைந.

324

Rétrotraduction : Nadette se débarrasse de ses vêtements : le tee-shirt, le soutien-gorge, la jupe aux genoux, le slip assortit au soutien-gorge. Ses cheveux denses recouvrent la moitié de l’oreiller. Le poil roux et ras de son pubis contrastant avec sa peau blanche et lustrée.

4.2 Contextualité ou compositionnalité ?

Nous avons vu que l’auditeur arrive à comprendre l’intention du locuteur en établissant le lien entre les mots individuels et le contexte. Ainsi, dans un premier temps, l’auditeur, en l’occurrence le traducteur, établit le lien entre les mots individuels et, par la suite, délimite le sens individuel des mots en se fondant sur leur rapport avec le contexte. Par conséquent, c’est la compositionnalité qui l’aide à former le sens phrastique.

14) Prenons un exemple tiré de la nouvelle Les yeux du diable, page 262, troisième paragraphe, pour mieux comprendre le principe de la primauté des mots :

« Je ne parviendrai à comprendre par quel détail physionomique les Guahahos détectent les buveurs de café. À première vue, ce tabou n’a rien pour étonner : le café n’entre-t-il pas au nombre des interdits alimentaires dans certaines religions, dans l’Église des Saints des Derniers Jours, par exemple comme le porc pour les juifs et les musulmans? N’ai-je pas vu mes parents se priver de café pendant le Carême pour « faire pénitence »? »

Traduction : துான் ொெி ெி쎿யன் புன்ெதை புப்ெ羿னயா அவர்ெள் ெண்翁ெி羿த்ந விடுைார்ெள், புன் உைல்

அதமப்ெில் புந்ை ொவத்தைக் கொண்翁 அவர்ெள் அதைக் ெண்翁ெி羿த்ைார்ெள் புன்쟁 கை쎿யவில்தல. ொெி

அவர்ெள் மத்ைியில் ஒநக்ெி தவக்ெப்ெடுை ஒன்쟁, அைில் வியப்ெதைய ஒன்쟁மில்தல ைான். 뿂ைர்ெள்

மத்ைியி쯁ம் 믁லீம்ெள் மத்ைியி쯁ம் ென்றிக்埁த் ைதை ெடு翁ப்ொ翁 விைிக்ெப்ெ翁வைில்தலயா?

Rétrotraduction : Ils ont réussi à trouver que j’étais un mordu de café. Je ne sais par quel geste ils ont pu le repérer. Le café est quelque chose d’interdit chez eux. Il n’y rien d’étonnant. N’y a-t-il pas d’interdiction de manger le porc chez les juifs et les musulmans?

Dans un premier temps, le traducteur lie les mots individuels, ce qui lui permet de former le sens contextuel. Il comprend à la fin de chaque phrase les descriptions qui ont trait à l’interdiction des produits alimentaires. Le traducteur établit la corrélation entre les différentes phrases pour déterminer les raisons pour lesquelles l’auteur veut évoquer l’idée d’interdiction. En l’occurrence, l’auteur met en évidence l’interdiction des produits alimentaires de par les

325 traditions religieuses. Ainsi, c’est la corrélation entre la consommation du porc chez les musulmans et les juifs, et du café chez les chrétiens, le personnage principal et les Guahahos qui aide le traducteur à comprendre l’intention derrière l’évocation de l’interdiction.

Nous voyons que dans la traduction, il y a certains énoncés qui sont absents et d’autres qui ne communiquent pas le même sens. Nous avons aussi vu que la corrélation est ce qui aide le traducteur à délimiter le sens individuel des mots et, par conséquent, à conceptualiser le sens phrastique. En l’occurrence, bien que les énoncés traduits communiquent le contexte qui porte sur l’interdiction, la non-traduction de certains énoncés laisse entrevoir que l’auteur se sert non seulement du cas des juifs et des musulmans, mais aussi celui des chrétiens pour mettre en valeur le contexte.

Le traducteur, par la suite, constate qu’il n’y a aucune contradiction logique entre les énoncés. L’auteur explique l’omniprésence de l’interdiction de certains produits alimentaires en se servant uniquement du sens dénotatif. Il n’y a pas de blocage dans la capacité référentielle du signe au référent. Le traducteur comprend que l’auteur ne se sert pas de la métonymie pour mettre en évidence le contexte. Le traducteur, après avoir analysé la corrélation et la compatibilité entre les énoncés, se rend compte que l’auteur utilise l’exemple d’interdiction du porc pour établir la contiguïté avec l’interdiction du café. Comme nous le disions plus haut, bien que la traduction aide à comprendre qu’il s’agit d’une interdiction, l’omission de l’énoncé qui décrit l’interdiction chez les chrétiens nuit à la compréhension intégrale de la corrélation. Plus important encore, l’omission de l’expérience personnelle du personnage principal nuit à la compréhension de son vécu. Ainsi, l’omission de certains énoncés qui décrivent l’interdiction chez les chrétiens et le personnage (le narrateur) engendre le manque de corrélation entre l’expérience actuelle et l’expérience personnelle du personnage, qui à son tour nuit à la compréhension du sens contextuel et du rythme.

4.3 Le rapport entre le sens contextuel et le rythme

La compréhension du rythme dépend du sens contextuel. Le rythme, selon Meschonnic, est le mouvement de la parole dans le texte. Le lecteur-traducteur comprend le sens phrastique qui se fonde sur la dénotation, l’indication et la suggestion. Nous sommes d’avis que le sens phrastique basé sur la dénotation n’a pas le même effet que le sens phrastique communiqué par l’indication

326 et par la suggestion. Dans notre conception de la sémantique sérielle des émotions, le sens communiqué par la dénotation représente le creux du rythme. Le sens communiqué par la suggestion représente la crête et le sens véhiculé par l’indication se trouve à mi-chemin entre les deux. Ainsi, supposons qu’il y a cinq phrases dans un paragraphe. Les deux premières phrases communiquent le sens phrastique qui se fonde sur la dénotation. Le sens phrastique de la troisième phrase découle de la suggestion. La quatrième phrase véhicule le sens phrastique qui se base sur l’indication et la dernière phrase communique le sens phrastique par le truchement de la dénotation.

Le sens véhiculé par les deux premières phrases fait partie du sens conventionnel, car le rapport entre le signe et le référent est d’ordre conventionnel. C’est-à-dire que l’énoncé fait sens dans la mesure où le lecteur connaît bien la convention. Et ce sens demeure immuable pendant une certaine durée de temps. Le sens véhiculé par la troisième phrase dépend du type de suggestion. Dans le cas du sens inaperçu, le rapport entre le signe et le référent change selon le lieu où se trouve le lecteur, selon son vécu et selon sa sensibilité esthétique. En effet, dans le cas du sens inaperçu, le signe ne fait plus référence au référent conventionnellement reconnu, car un énoncé positif peut faire référence à un sens négatif et vice versa sans que le lecteur s’en rende compte. Dans le cas du sens par le biais de l’indication, il y a blocage dans la capacité référentielle du signe, car ce sont le blocage et l’incompatibilité logique qui donnent naissance à l’indication.

En outre, nous avons vu que c’est le sens suggestif qui distingue une œuvre littéraire d’un texte scientifique. Ce dernier, dont l’intelligibilité dépend de la capacité dénotative des mots, attise très peu le lecteur qui ne connaît pas la convention dite terminologie qui régit la compréhension. Ainsi, le rythme du texte scientifique issu des sens dénotatif et indicatif demeure imperturbable, car ce genre de texte a un effet sentimental moindre sur le lecteur. D’ailleurs, le lecteur ne lit pas un texte scientifique pour se perdre dans l’état affectif de l’auteur et de ses personnages. En revanche, le sens phrastique qui découle de la suggestivité laisse une impression profonde, car la capacité référentielle du signe donne naissance à un autre sens, ce qui engendre la surprise, le mystère et, par conséquent, la beauté.

327

4.3.1 Le rythme – vu autrement

Pour mieux comprendre comment notre conception du rythme se distingue de celle de Meschonnic et de Benveniste, voyons dans un premier temps ce que Benveniste239 dit à ce propos : « Le rythme désigne le mouvement d’écoulement constant tout comme un fleuve et non pas comme le flux et le reflux des marées. Le rythmos ainsi conceptualisé équivaut à l’activité de donner la forme tout en ayant la particularité d’être la forme en mouvement qui manque toute cohérence organique. Ainsi, le rythmos, c’est la forme dans l'instant qu'elle assume par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n'a pas de consistance organique […] C'est la forme improvisée, momentanée, modifiable. […] On peut alors comprendre que rythmos, signifiant littéralement ‘manière particulière de fluer’, ait été le terme le plus propre à décrire des ‘dispositions’ ou des ‘configurations’ sans fixité ni nécessité naturelle et le résultat d'un arrangement toujours sujet à changer. » (Benveniste, 1966, p. 333)

En premier lieu, nous sommes dans l’impossibilité de concevoir le rythme à l’image du mouvement d’un fleuve. Comme les descriptions dans l’œuvre font sens par le truchement des sens dénotatif, indicatif et suggestif, l’effet engendré par le sens suggestif est qualitativement différent de celui qui découle du sens dénotatif, car le rythme ne suit pas un cheminement constant et cadencé tel un fleuve. Certes, le rythme du texte pragmatique peut ressembler à celui d’un fleuve, car comme nous le disions plus haut, il n’y a pas changement dans l’intensité d’affect des mots.

Nous sommes d’avis que l’écart entre le signe et le référent a un effet direct sur la perception et la jouissance de la beauté. L’auteur, afin d’embellir la capacité référentielle du signe, crée de nouvelles associations entre le signe et le référent. Dans le cas de la métaphore et de certains types de suggestions qui relèvent du sens perçu, l’auteur change les associations entre l’objet et ses attributs. Dans le cas de la suggestion qui relève du sens inaperçu, l’auteur se sert du rapport conventionnel et non conventionnel entre le signe et le référent pour créer un effet jamais ressenti dans le passé. Ainsi, la perception de la beauté dépend de l’association entre le signe et le référent, et du sens qui en découle. Plus l’écart entre le signe et le référent est grand, plus forte sera l’intensité d’affect chez le lecteur et, par conséquent, plus nettes seront la perception et la

239 E Benveniste: La notion de rythme dans son expression linguistique, dans Problèmes de linguistique générale, Vol. I, Paris, Gallimard, 1966. 328 jouissance de la beauté. Ainsi, nous concevons le rythme à l’image du flux et du reflux des marées.

En deuxième lieu, nous ne pouvons pas dire que le rythme manque de cohérence organique. Bien que le sens exact de « cohérence » chez Benveniste demeure obscur, nous tenterons de délimiter le sens de ce terme en nous servant de mots contigus, à savoir « disposition sans fixité », « disposition sans nécessité naturelle » et « arrangement toujours sujet à changer, momentané et modifiable ». Nous pensons que le rythme suit un certain cours et qu’il est muni d’une certaine cohérence identifiable, car le sens phrastique qui dépend du rapport entre le signe et le référent conventionnel demeure immuable pendant une certaine durée de temps. Il en va de même pour des phrases dont le sens phrastique se base sur l’indication. Tant que le rapport entre le signe et le référent demeure le même, le lecteur se rendra compte de l’indication qui se fonde sur l’exagération et l’atténuation.

Dans une certaine mesure, nous sommes d’accord avec Benveniste lorsqu’il affirme que le rythme est toujours sujet à modification, car, comme nous le disions plus haut, l’effet du sens suggestif dépend de l’endroit où se trouve le lecteur, et de sa sensibilité esthétique. Mais même cette affirmation est contestable, car le sens suggestif dépend du sens dénotatif qui se fonde sur la convention préétablie. Bien que le rythme puisse passer de la dénotation à la suggestion, il a comme siège la dénotation, en l’absence de laquelle aucune compréhension n’est possible, tout comme la vague qui dépend du vent. Cela montre que le rythme a une consistance organique. C’est-à-dire que le sens phrastique qui dépend de la dénotation ne peut pas se parer d’un sens métaphorique dans la mesure où le rapport conventionnel entre le signe et le référent demeure le même.

Soyons plus clair. Le sens dénotatif demeure immuable dans la mesure où le signe fait référence directement au référent. Dans la mesure où il n’y a pas de blocage, d’incompatibilité, le sens phrastique basé sur la dénotation ne peut pas acquérir de sens métaphorique, peu importe le contexte du lecteur. Certes, l’intensité de l’affect change selon le cadre, le lieu où se trouve le lecteur, et les imprégnations les plus récentes stockées dans la mémoire. Mais l’émotion de base éveillée par le rythme des sens, demeure la même, car l’intensité ou le changement, comme nous le disions plus haut, n’est qu’une question de degré d’affectivité – la tragédie ne peut guère susciter la joie dans l’esprit du lecteur, peu importe le rythme, le cadre, le lieu, les facteurs

329 externes et internes, car les deux sentiments sont des affects opposés. Comme il y a des variables contrôlables telles que le blocage et l’incompatibilité qui régissent la perception de l’indication, et le sens dénotatif qui gouverne le potentiel suggestif des mots, nous sommes d’avis que le rythme suit un cours perceptible et vérifiable, et que le rythme est sujet à changement et non à la modification.

Pour nous, le changement n’équivaut pas à la modification. Nous entendons par changement toute la gamme d’émotions soit positives soit négatives que provoque le rythme des sens. Nous savons bien que le rythme des sens laisse entrevoir le va-et-vient des différentes émotions fugaces. Parmi les différentes émotions, il y en aura une qui prédominera. Cette émotion qui se répète et qui laisse la plus profonde impression s’appelle l’émotion de base. Voici ce que nous entendons par changement : on peut dire qu’il y a changement dans la perception et dans la jouissance du délice lorsque l’émotion de base qui découle de la tragédie, par exemple, suscite la sensation associée au malheur à des degrés divers et non pas la sensation associée au bonheur240.

Selon cette perspective, bien que l’interprétation puisse donner naissance à un effet différent selon la sensibilité du lecteur, elle ne peut pas aboutir à un effet qui va à l’encontre du rythme des sens. Ainsi, si les adhérents d’une communauté prétendent que l’interprétation de leurs textes religieux est de nature subjective, car le rythme qui lie l’équivalence et l’effet est sujet à modification, nous disons que cette proposition se trouve en porte-à-faux par rapport à la conception même du rythme des sens, car les versets à tendance pacifiste ne peuvent guère faire référence à la haine et à la violence. Ceci est l’exemple classique de la conception du rythme en tant que mouvement de la parole qui est sujet à modification.

Le lecteur ne peut pas interpréter la haine décrite dans un ouvrage à titre d’un sentiment paisible tel que l’amour, même au sens métaphorique, car les deux sentiments ne peuvent pas coexister. En un mot, le flux et le reflux du rythme, selon nous, est sujet à changement selon la sensibilité esthétique du lecteur. Voyons à l’aide d’un exemple le flux et le reflux du rythme du point de vue de la phénoménologie moniste du traduire et comment les omissions n’aident pas à comprendre et à jouir du rythme des sens.

240 On peut se poser la question de savoir comment il faut comprendre le changement et la modification à la lumière de la Schadenfreude, ou la joie provoquée par le malheur d’autrui. Il va de soi que ce genre de jouissance est l’essence même de la modification du rythme, qui découle du manque d’herméneutique analogique. 330

15) À la page 116, dans la nouvelle Oui or No, prenons le troisième paragraphe en entier :

« (1) Éliane avait oublié que Nick Rosenfeld est grand et froid comme un paysage polaire. // (2) Ses yeux se dissimulent sous des verres fumés. // (3) Dans la voiture qui quitte l’aéroport, il conduit vite et il parle avec réserve. // (4) Éliane est figée par l’effroi jusqu’à ce que soudainement, à un feu rouge, Nick Rosenfeld s’empare de sa main et la broie dans la sienne. // (5) Chez lui, presque tout de suite après, il la débarrasse de son sac, de ses hésitations, de ses vêtements, et voilà que la magie recommence – sa bouche fraîche et avide sur elle comme sur un Stradivarius, la musique ardente de sa voix (Oh you, Éliane, Oh my dear, My love) ».

Traduction : புலியாꟁக்埁 ஒன்쟁 மறந்ந னொய் விடுைந. துிக்னராசன்கெல்翁 உயரமா வன். 毂ைா வன்.

விமா துதலயத்ைிலி쏁ந்ந ெிளம்ெிப் னொ埁ம்னொந அைி விதரவில் கசல்쯁வான். அைிெம் னெசமாடுைான்.

அவள் ொ쏁க்埁ள் அஞ்சி து翁ங்ெி அமர்ந்ைி쏁ப்ொள். ைி翀கர புைி쎿ல் சிவப்ꯁ ‘சிக் ’ல் விꯍம். சற்쟁ம் புைிர்ொராை

வண்ைம் அவள் தெதயப் ெற்றிக்கொள்வான். வ ீடு羿ற்க்埁 கசன்ற உைன அவꟁதைய மந்ைிரத்ைிற்க்埁

ெடு翁ப்ெடு翁வி翁வாள். (Oh you, Éliane, Oh my dear, My love).

Rétrotraduction : Éliane avait oublié une chose : Nick Rosenfeld était grand et avait un tempérament bilieux. À son retour de l’aéroport, il conduisait vite. Il parlait très peu. Elle, apeurée, se trouve figée dans la voiture. Soudain, au feu rouge, il saisit sa main de manière fortuite. Dès son retour, Éliane obéit à son maraboutage (Oh you, Éliane, Oh my dear, My love).

Essayons de regarder de près la nature du sens phrastique dans ces énoncés :

« (1) Sens métaphorique // (2) Sens dénotatif // (3) Sens dénotatif // (4) Sens dénotatif // (5) Sens dénotatif et métaphorique ».

Nous voyons que dans les cinq phrases, le sens phrastique de trois phrases dépend de la dénotation. Il y a deux phrases dont le sens dépend de l’indication. Nous voyons aussi que l’effet de la première phrase n’est pas le même que celui de la deuxième et de la troisième phrase, car la première phrase sert de fondement à la compréhension du caractère de Nick Rosenfeld. L’auteure donne l’exemple du paysage polaire pour mieux complémenter les adjectifs qui qualifie son comportement, ce qui montre que le rythme monte après la compréhension de la première phrase, perd son intensité et demeure constant pendant la lecture de la deuxième, de la troisième et de la quatrième phrase, jusqu’au moment où Éliane est comparée à un instrument de musique, pendant lequel le rythme monte encore une fois. Le lecteur procède à la lecture du

331 paragraphe suivant à partir de ce niveau. La première et la dernière phrase représentent le flux du rythme et la deuxième, la troisième et la quatrième phrase se rapportent au reflux du rythme. L’effet atteint son apogée à la fin de la lecture de la dernière phrase lorsque le lecteur comprend la suggestion de l’opportunisme, voire l’arrivisme de Nick.

Le mouvement de la parole qui monte du sens dénotatif au sens métaphorique et qui redescend au sens dénotatif nous contraint à concevoir le rythme à l’image du flux et du reflux de la marée et non à l’image du fleuve. Ainsi, ce qui différencie un texte scientifique d’un texte littéraire est l’absence de changement de rythme. Comme le signe des mots individuels renvoie au même référent, le lecteur ne se soucie pas de vérifier si le signe se réfère au référent conventionnel. Le texte pragmatique a le même effet lors de la relecture du texte, car il n’y a aucun changement dans la fonction référentielle du signe.

Par contre, l’effet du texte littéraire change en fonction du lieu, de l’état affectif, et de la sensibilité esthétique du lecteur. À la différence du lecteur d’un texte pragmatique, le lecteur d’un texte littéraire ne peut pas se pencher sur un corpus de savoir qui relève d’un domaine quelconque pour comprendre le sens et son effet. C’est pour cette raison que le texte littéraire n’a pas le même effet chez tous les lecteurs, car le sens et l’effet des mots dépendent du contexte existentiel du lecteur et de sa capacité à établir des liens entre le signe et le référent dont le rapport n’est pas d’ordre conventionnel. Chez le lecteur sensible habitué à la critique littéraire, l’affectivité se fonde sur le mouvement de la parole de contenu affectif, appelé rythme qui sert de correspondance entre l’équivalence et l’effet. Pour reproduire l’effet vraisemblable, le traducteur sensible doit essayer de suivre et de reproduire le rythme.

Nous pouvons dire que la compréhension de la plupart des livres à succès s’arrête une fois que le lecteur-traducteur établit le lien entre le sens contextuel et le rythme, car le sens suggestif et le délice qui en découle ne se trouvent guère dans ces types de littérature. C’est uniquement dans les chefs-d’œuvre que l’on trouve le délice qui engendre la beauté. Dans des textes de contenu suggestif, le rythme fait perdre le lecteur dans la vague d’émotions, ce qui à son tour l’aide à se perdre dans la capacité référentielle du signe. Mais dans cet exemple, nous voyons que les omissions n’aident pas à la compréhension du rythme des sens.

Traduction proposée : வி쎿ந்ந ெரவிக்ெிைக்埁ம், உைதல உதறய தவக்埁ம் ெ ி ெைர்ந்ை வைந쏁வம்

னொன்றவன்ைான் துிக் னராசன்ஃகெல்டு புன்ெதை புலியான் மறந்நவிடுைாள். ெ쏁ப்ꯁக் ெண்ைா羿யால் ைன் 332

ெண்ெதள மதறத்ைக்கொண்ைான். விமா துிதலயத்ைிலி쏁ந்ந விதரவில் வ ீ翁 ைி쏁ம்ꯁம் னதுாக்ெத்நைன்

வாெ த்தை அைினவெமாெ ஓடு羿 ான். வழியில் அவளிைம் ஓ쎿쏁 வார்த்தைனய னெசி ான். ைி翀கர சிவப்ꯁ

தசதெ விளக்ெில் ொத்ைி쏁க்埁ம்கொꯍந, ைிெிலதைந்ை புலியா ின் தெெதள ைன் தெயால் வ쏁羿 ான். வ ீ翁

ைி쏁ம்ெியநம் சில துிமிைங்ெளில் அவ쿁தைய தெதய, அவ쿁தைய உதைெதள, ஏன் அவ쿁தைய

ையக்ெத்ை뿁ம் 埂ை அெற்றி ான். ெதழய மாயவித்தை மீண்翁ம் நவங்ெியந. து쟁மைம் ெமꯍம் அவ ந வாய்,

ைைியாப் னெராதச뿁ைன் அவள் மீந ெைிய அவꟁக்埁 மிெퟁம் ெி羿த்ை ெல்லவியா Oh you Eliane, Oh my dear, My love ஐ ொ羿யவா쟁 அவதள வ ீதையாய் மீடு羿 ான்.

Rétrotraduction : Éliane avait oublié que Nick Rosenfeld était comme le pôle nord; vaste, inaccessible et qui fait geler le corps. Il dissimule ses yeux sous le verre fumé. De retour de l’aéroport, il conduit à fond les manettes pour rentrer chez lui. Il parle très peu. Soudain, au feu rouge, il saisit la main d’Éliane et la frotte contre ses mains. Chez lui, il la débarrasse de son sac, de ses vêtements, et même de son hésitation. Et c’est toujours la même musique. Il s’empare avidement d’Éliane et de sa bouche fraîche, en chantonnant son antienne préférée Oh you Eliane, Oh my dear, My love, il la joue comme une vînâ.

Une fois que le traducteur comprend le rythme des sens, il doit procéder à la compréhension de l’émotion de base et du délice qui en découle. Dans un premier temps, ce sont la corrélation, la compatibilité et la contiguïté qui aident le traducteur à comprendre le sens phrastique qui à son tour aide à comprendre le déterminant et les changements mimétiques qui sont nécessaires à la compréhension du rythme des sens. Voyons comment le rythme des sens donne naissance à l’éveil de l’émotion de base.

16) À la page 102, dans la nouvelle La maîtresse de mon père, prenons le deuxième paragraphe en entier :

« Je ne distingue pas l’extrémité de sa main, papa, c’est pas des blagues, j’ai beau frotter les yeux avant et après m’être envoyé en l’air, dans la Ville lumière, je ne vois pas le bout d’elle, ses doigts se perdent dans l’ombre, ses ongles se fondent dans le nowhere de ses caresses, où j’aspire à m’égarer, cent fois plus une, long subway humide où je m’abandonnerais n’importe quand, en électrocution permanente, et je mets tout cela par écrit, papa, c’est reparti comme en quarante, je cristallise : poèmes alambiqués comme je sais seul les pondre, pentamètres montés en neige, légos du cœur, je lui écris et je glisse mes châteaux de cartes dans son sac, ses poches, ses tiroirs,

333 ses dessous parfumés au Lutèce, qui me font pâlir les os, qui m’excitent la moelle et me la font bien entendu durcir, est-ce possible que je te l’avoue ici, papa? Comprendras-tu? ».

Traduction : அனை ொ쏀 துெரம் அவள쏁ெில் இ쏁க்埁ம்னொந ஓர் இன்ெப் ꯂங்ொவாெிவிடுைந. அவள்

அைிந்ைி쏁ந்ை ெퟁ ின் ைதலப்ꯁ அந்ை துெரத்ைின் ைதரதயத்ைான் ைꯍவிக்கொண்னை கசன்றந. அங்埁ைான் துான்

துித த்ைகைல்லாம் ஈனை쟁கமன்றாெி விடுைந... உண்தமயில் அவள் புன்த த்கைா翁ம்னொந அவ쿁தைய

தெெளின் துீளம் பு க்埁 கை쎿யவில்தல. உண்தமதயத்ைான் கசால்ெினறன். துாங்ெளி쏁வ쏁ம் ொைல்

விதளயாடு羿ல் ஈ翁ெ翁ம்னொந அவள் விரல்ெள், துெங்ெள் அத த்நம் ஏனைனைாவாெி புங்கெங்னொ மதறந்ந

வ翁ெின்ற...

Rétrotraduction : Lorsqu’elle se trouve à Paris, je vois la ville se métamorphoser en un jardin. Le pan de la jupe qu’elle porte traîne sur le macadam. Il s’est trouvé que tout ce dont j’ai rêvé allait se produire. À vrai dire, lorsqu’elle me tripote, je ne peux pas sentir la longueur de ses mains. Je te dis la vérité, papa. Quand on est dans le feu de l’action, ses doigts, ses ongles se transforment en des choses intraduisibles et se dégonflent comme une baudruche.

Nous venons de voir que le rythme de l’effet du sens dénotatif et celui du sens métaphorique ne suivent pas le même cours. C’est-à-dire que le rythme ne suit pas une trajectoire linéaire. Nous sommes d’avis que le lecteur, une fois qu’il saisit le sens phrastique, ressent le rythme des sens à la fin de chaque phrase, il internalise ces impressions en tant que moments distincts et se sert de l’élimination et de la rétention pour saisir l’émotion de base qui prédomine dans chaque paragraphe. Voyons le rythme des sens au niveau de la phrase et comment le lecteur-traducteur arrive à unir les émotions fugaces et l’émotion de base.

« (1) Je ne distingue pas l’extrémité de sa main, papa, c’est pas des blagues, j’ai beau frotter les yeux avant et après m’être envoyé en l’air, » // (2) « dans la Ville lumière, je ne vois pas le bout d’elle, ses doigts se perdent dans l’ombre, ses ongles se fondent dans le nowhere de ses caresses, où j’aspire à m’égarer, cent fois plus une, » // (3) « long subway humide où je m’abandonnerais n’importe quand, en électrocution permanente, » // (4) « et je mets tout cela par écrit, papa, c’est reparti comme en quarante, je cristallise : poèmes alambiqués comme je sais seul les pondre, » // (5) « pentamètres montés en neige, légos du cœur, je lui écris, » // (6) « et je glisse mes châteaux de cartes dans son sac, ses poches, ses tiroirs, ses dessous parfumés au Lutèce, qui me font pâlir les os, qui m’excitent la moelle et me la font bien entendu durcir, est-ce possible que je te l’avoue ici, papa? Comprendras-tu? »

334

Nous sommes d’avis que dans la première phrase qui se fonde sur la dénotation, le sens phrastique indique la surprise; dans la deuxième phrase qui se base sur la dénotation, le sens communique l’incrédulité; dans la troisième phrase qui s’appuie sur l’indication, le sens désigne le contentement; dans la quatrième phrase qui dépend de la dénotation, le sens évoque le cynisme ; dans la cinquième phrase qui repose sur la dénotation, le sens exprime la sensation de mépris envers le sort du père; dans la sixième phrase qui relève de la suggestion, le sens évoque la superbe241. La capacité référentielle du signe crée un effet différent selon la sensibilité et la prédisposition intellectuelle et socioculturelle du lecteur. Ainsi, le lecteur-traducteur sensible, de par son exposition à la bonne littérature, doit être en mesure de saisir le rythme des sens et l’effet qui en résulte. Par la suite, le lecteur-traducteur retient uniquement les émotions fugaces qui laissent la plus profonde impression. En l’occurrence, le lecteur retient l’émotion de base qui correspond au mépris mêlé de contentement. Nous constatons que la traduction n’engendre pas le même rythme. Voyons comment.

« (1) Lorsqu’elle se trouve à Paris, je vois la ville se métamorphoser en un jardin ». // (2) « Le pan de la jupe qu’elle porte traîne sur le macadam ». // (3) « Il s’est trouvé que tout ce dont j’ai rêvé allait se produire ». // (4) « À vrai dire, lorsqu’elle me tripote, je ne peux pas sentir la longueur de ses mains. Je te dis la vérité, papa ». // (5) « Quand on est dans le feu de l’action, ses doigts, ses ongles se transforment en des choses intraduisibles et se dégonflent comme une baudruche ».

Dans la première phrase, qui porte sur la dénotation, le sens fait ressentir l’émotion fugace qui correspond à la stupéfaction. Dans la deuxième phrase, qui dépend de la dénotation, aucune émotion n’est ressentie. Dans la troisième phrase, qui relève de la dénotation, l’émotion qui découle du sens se rapporte à la satisfaction. Dans la quatrième phrase, qui se base sur la dénotation, aucune émotion n’est communiquée242. Dans la cinquième phrase, qui porte sur la suggestion, l’émotion fugace qui surgit correspond peu ou prou au contentement.

241 Il convient de noter que nous interprétons uniquement dans le but de mieux comprendre le contenu affectif du sens phrastique. Nous ne disons pas que seules les émotions décrites peuvent être ressenties. 242 Nous ne pouvons guère concevoir une interprétation objective dénuée du Soi. Quand je dis à mon Soi d’être objectif, je lui dis que je dois me mettre dans la peau de l’Autre. C’est mon Soi qui se met dans la peau de l’Autre. Ainsi, l’interprétation objective, selon nous, c’est du subjectivisme objectivé. Si je pouvais penser en faisant abstraction de mon Soi, l’objet et l’Autre n’existeraient plus. Dans la pensée objective, nous pensons que c’est la lumière de la subjectivité qui brille, comme le dirait le philosophe Abhinavagupta. 335

4.3.2 Le rythme, le délice et la beauté

Nous pouvons voir dans l’exemple précédent que le rythme des sens ne suit pas le même cours que l’original, ce qui pourrait nuire à l’éveil de l’émotion de base. Le lecteur du texte traduit ressent l’émotion de base qui se rapporte au contentement mêlé de surprise qui n’est pas la même que celle évoquée par le sens phrastique contenu dans le texte original. Ainsi, nous sommes d’avis que le rythme joue un rôle prépondérant dans la communication des émotions fugaces et dans l’éveil de l’émotion de base en l’absence de laquelle il n’y aura pas de perception du délice et de la beauté.

Traduction proposée : அவ쿁தைய விரல்ெள் புங்னொ ஒளிந்நகொண்羿쏁ந்ைதை புன் ால் ொர்க்ெ

믁羿யவில்தல அப்ொ! இந உண்தம. துான் அவதள அꟁெவிப்ெைற்埁 믁ன்ꯁம் ெின்ꯁம் ெண்தைக்

ெசக்ெிக்கொண்翁 ொர்க்ெினறன். ஒளி விளக்埁ெளால் ெளெளக்埁ம் இந்ைப் ொ쏀 துெரத்ைில் அவள் விரல்ெள்

புங்னொ துிழல்ெ쿁க்埁ள் மதறந்நவி翁ெின்ற. துெங்ெள் புன் உைல் ெ埁ைிெளில் ெைி뿁மா쟁 புன்த

வ쏁翁ெிறாள். இந்ை இன்ெ னவைத யில் ꏂற்쟁க்埁ம் னமலா 믁தற புன்த இழக்ெ வி쏁ம்ꯁெினறன். அவளந

துீண்ை கவநகவநப்ொ 毁ரங்ெப்ொதைக்埁ள் புன் உைகலங்埁ம் மின்சாரம் ொய்ந்ைந னொல் புன்த னய துான்

இழக்ெ ையாராெ இ쏁க்ெினறன். அப்ொ, இதைகயல்லாம் துான் உ க்埁க் ெ羿ைமாெ புꯍநெினறன். இநனவ இங்埁

அரங்னெறி뿁ள்ள ொமலீதலயின் 毁쏁க்ெம் : சிக்ெலா புளிைில் ꯁ쎿ந்நகொள்ள 믁羿யாை ெவிதைெதள புன் ால்

மடு翁னம இயற்ற 믁羿뿁ம். புன் இையத்தைப் ெ ியில் வதரந்ந ஐந்ந அதசெள் கொண்ை ொைல்ெதள

அவ쿁க்ொெ துான் இயற்쟁ெின்னறன். துான் ெடு羿ய சீடு翁க்ெடு翁 வ ீடுதை அவ쿁தைய தெக்埁ள், அவ쿁தைய

ொல்சடுதை தெக்埁ள், ொ쏀ஸிய மைம் ெமꯍம் அவ쿁தைய உள்ளாதைக்埁ள் ꏁதழத்னைன். புன்ꟁதைய

பு쯁ம்ꯁெள் வ쯁விழக்ெின்ற. புன் 믁ந埁த்ைண்翁 வதர உைர்ச்சிப் கெ쏁க்ொல் து翁க்ெம் ஏற்ப்ெ翁ெிறந.

கசால்லனவ னவண்ைாம் ‘அந’ விதறப்ெதைெின்றந. அப்ொ, இதைகயல்லாம் துான் ஒப்ꯁக்கொள்ள னவண்翁மா?

உ க்埁ப் ꯁ쎿뿁மா?

Rétrotraduction : Je n’arrive pas à voir l’extrémité de ses doigts, papa. Ceci est vrai. Je frotte les yeux quand on s’envoie en l’air. Dans la Ville lumière, ses doigts se dissimulent dans l’ombre. Elle me pelote si fort que ses ongles laissent une empreinte pénétrante. Je veux me perdre une centaine de fois dans la volupté de ses caresses. Je suis prêt à me fourvoyer dans son subway humide en électrocution permanente, Je te résume l’essence de notre histoire d’amour : moi seul, je sais composer des poèmes flexueux en cinq vers. Je trace mon cœur dans la neige. Je glisse mes châteaux de cartes dans son sac, ses poches, ses tiroirs et dans ses dessous qui sent le Paris

336 et cela me fait frémir. Je ressens la vibration jusqu’à la moelle. Il va de soi que cela roidit. Devrais-je l’avouer? Comprendras-tu?

Voyons comment l’émotion de base engendre le délice et comment le lecteur arrive à jouir de la beauté.

17) À la page 107, dans la même nouvelle, prenons le cinquième paragraphe en entier :

« Sous le poids de mon chuchotis, cuirasse de soie aux déchirures béantes, elle cède tout de suite, elle serre mon bras, elle se presse tout comme moi, je pense qu’elle désire me protéger un moment. Elle murmure des gauloiseries qui touchent la cible, je le certifie. Elle extirpe de son slip un mot doux qui sent ma main. C’est un quatrain déconcertant de fadeur, plat et délavé, qui cependant sent ma main, et j’ai l’impression que ça sauve ma poésie. Elle saisit ma main. Elle la respire à fond. Elle se hisse le long de moi et sa langue mouille mon cou, mes joues. Je vais dynamiter le musée d’Orsay. Elle soupire : « Tut-tut… N’incendie rien, relaxe-toi… Rien d’excitant comme ta main qui sent mon sexe… » On se retourne sur les quais, sur nous. Elle effleure des lèvres chacun de mes doigts, « Ta main, mon vieux, du grand art… » Je hais tous ceux qui se retournent. Elle dépose ma main sur son sein droit et l’y maintient. Elle parcourt de nouveau le mot. D’abord, elle feule pour elle-même et ensuite elle répète à voix beaucoup trop haute les mièvreries qui fleurent l’amour. Je devine son regard de saule posé sur ma tempe, ces cris qu’elle désire lancer très haut. Les passants me dévisagent. Je ris et rougis, je crois. Je fixe un point gris, droit devant moi, sans doute un pont. Ses doigts se logent dans la poche de mon jean. Nous accélérons le pas. J’encule les passants. Elle murmure des saloperies. Je bande. Je m’agrippe. J’ai vingt-cinq ans. »

Traduction : துான் ொைில் கசான் வார்ைதைெளால் அவள் ைி翀கர உைர்ச்சிவசப்ெடுைாள். புன் மீந

சாய்ந்நவிடுைாள். ெைி쯁க்埁 அவ쿁ம் சில விரசமா விஷயங்ெதளக் ொைில் கசான் ாள். புன் தெதயப்

ெி羿த்நக்கொண்ைாள். அவள் துாக்埁 புன் ெꯍத்தை, ென் த்தை ஈரமாக்ெியந. புன்ꟁள் இ쏁ந்ை னவெம் புைினர

இ쏁ந்ை ‘ஓர்னச’ அ쏁ஙொடுச்சியெத்தை ைவி翁கொ羿யாக்ெிவி翁ம் னொல் இ쏁ந்ைந. புன் தெவிரல்ெள்

ஒவ்கவான்தற뿁ம் அவள் ஒத்ைைம் கொ翁த்ைாள். அங்埁 னொய் கொண்羿쏁ந்ைவர்ெள் புங்ெதள ொர்த்ை. ர்

கவடுெமாெப் னொய்விடுைந. ொைில் அவள் ஏனைனைா கசான் ாள். ொமத்ைீ கொꯍந்நவிடுகை쎿ந்ைந. வ ீ翁 னதுாக்ெி

விதரந்னைாம்.

337

Rétrotraduction : Elle s’est emballée après avoir entendu les quelques mots que je chuchotais. En contrepartie, elle susurrait quelque chose d’excitant. Elle s’est penchée sur moi et me saisissait la main. Sa langue mouillait mon cou et mes joues. Ceci m’excitait si bien que je pensais dynamiter le musée d’Orsay. Elle fomentait chacun de mes doigts. Les passants nous regardaient. Nous nous sommes sentis honteux. Elle murmurait quelque chose dans mes oreilles. Le feu de l’amour lançait des éclairs. Nous nous sommes précipités pour rentrer chez nous.

Nous venons de voir que le rythme des sens joue un rôle capital dans l’éveil de l’émotion de base. Le lecteur-traducteur, tout au long de la lecture, essaie de subsumer les émotions fugaces dans une ou plusieurs émotions de base. En l’occurrence, les différentes émotions fugaces laissent des impressions au fur et à mesure que le traducteur lit et comprend les phrases. Une fois qu’il arrive à la fin du paragraphe, il retient uniquement les émotions fugaces qui laissent la plus profonde impression et il les subsume dans l’émotion de base qui convient le mieux au cadre de façon inconsciente. Il convient de noter que c’est l’identification de l’état affectif du personnage qui aide le traducteur à sympathiser avec le sort du personnage. Pour que le traducteur s’identifie au sort du personnage, il doit obligatoirement participer de bon gré, c’est-à-dire « intervenir » dans l’expérience esthétique d’ordre sentimental. Lorsque le traducteur se met dans la peau de l’Autre, il s’apprête à perdre consciemment sa conscience de la spatio-temporalité – condition sine qua non pour jouir du délice et de la beauté.

On peut dire que le traducteur jouit du délice et de la beauté dans la mesure où l’expérience laisse une impression profonde, si bien qu’avec le passage du temps, même si le traducteur oublie le nom des personnages et les lieux mentionnés dans l’œuvre, il n’oublie pas les émotions de base ressenties pendant la lecture. Ainsi, ce qui contribue à la nature éternelle de l’œuvre est l’expérience esthétique d’ordre affectif qu’offrent les mots. Le summum de l’expérience est atteint par le traducteur lorsqu’il se trouve en paix avec son Soi transcendantal.

Traduction proposée : துான் ெி毁ெி毁த்ை ொைல் வார்த்தைெளில் மயங்ெிய அவள் புன் ிைம் சரண் அதைந்ைாள்.

புன்த இ쟁ெத்ைꯍவி ாள். அந புன்த ஒ쏁 ெைம் ொநொக்ெ வி쏁ம்ெியநனொல் னைான்றியந. ெைி쯁க்埁

மலிவா விரசமா வார்த்தைெதள 믁迁믁迁த்ைாள். அவ쿁தைய உள்ளாதைக்埁ள் புன் தெதய ꏁதழத்ை

னொந அவளிைமி쏁ந்ந இைமா வார்த்தைெள் ெிளம்ெி. சாரமற்ற அந்ை வார்த்தைெள் புன்த த்

ைர்மசங்ெைத்ைிற்埁 உள்ளாக்ெியந. அவள் புன் ெரங்ெதளப் ெி羿த்ந ஆழமாெ ꏁெர்ந்ைாள். புன் மீந ெவிழ்ந்ை அவள்

புன் ெꯍத்தை뿁ம் ென் ங்ெதள뿁ம் ஈரப்ெ翁த்ைி .ாள் ஆர்னச அ쏁ங்ொடுசியெத்தை கவ羿 தவத்ந ைெர்த்ந

338

விைலாம்னொல் இ쏁க்ெிறந புன்쟁 கசான்ன .ன் 毁ம்மா இ쏁, 毁ம்மா இ쏁. புதை뿁ம் கொ쿁த்ை ெிளம்ெி விைானை,

அதமைியாெ இ쏁. புன்ꟁதைய ꯁைர்ꯁதழதய வ쏁翁ம் உன் தெெள் ை쏁ம் 毁ெத்தைவிை

உைர்ச்சிவசப்ெைக்埂羿ய விஷயம் னவகறான்쟁ம் இல்தல புன்றாள். துாங்ெள் துதைொதையில் மீண்翁ம்

ஏறிக்கொண்னைாம். புன்ꟁதைய விரல்ெதள ஒவ்கவான்றாெ உைடுைால் ஒற்றி பு翁த்ைாள். உன்ꟁதைய தெ

ெதலதுயம் மி埁ந்ைந புன்றாள். புன்ꟁதைய தெதய பு翁த்ந ைன் வலந மார்ெெத்னைா翁 அꯍத்ைி

தவத்நக்கொண்ைாள். 믁ைலில் னொெத்நைன் உ쟁மியவா쟁 ஏனைா கசான் ாள். ெின் ர் ொைதல வாழ

தவக்埁ம் உைர்ퟁப் ꯂர்வமா வார்த்தைெதள உரக்ெக் 埂றி ாள். புங்ெதளக் ெைந்ந கசன்றவர்ெள்

புங்ெதளனய 믁தறத்நப் ொர்த்ை. ர் துான் சி쎿த்னைன், கவடுெப்ெடுனைன் புன்쟁 துித க்ெினறன். ஒ쏁 ொலத்ைின்

மீந புன்ꟁதைய ொர்தவ ைாவியந. புன் ஜீன் ொக்கெடு翁க்埁ள் அவள் விரல்ெள் ꏁதழந்ை. துாங்ெள்

விதரவாெச் கசல்ல ஆரம்ெித்னைாம். புங்ெதள னவ羿க்தெப் ொர்த்நக்கொண்羿쏁ந்ைவர்ெதளப்ெற்றி பு க்埁ச்

சிறிநம் ெவதலயில்தல. அவள் மீண்翁ம் விரசமாெ ஏனைா 믁迁믁迁த்ைாள். புன்ꟁதைய சிச ம்

ெிளர்ந்கைꯍந்ைந. துான் புன்த க் ெடு翁ப்ெ翁த்ைிக்கொண்னைன். அப்ொ பு க்埁 வயந இ쏁ெத்ைி ஐந்ந.

Rétrotraduction : Elle s’est livrée aux mots réconfortants que j’ai chuchotés. Elle m’a étreint si fort qu’il me semblait qu’elle voulait me protéger. En retour, elle lançait des mots chauds, surtout lorsque j’ai enfoncé ma main dans ses dessous. Ses mots ternes me rendaient indifférent. Elle saisissait ma main et la pelotait brusquement contre son sexe. Elle, penchée sur moi, mouillait mon cou et mes joues. Je lui disais que je voulais dynamiter le musée d’Orsay. Elle me dit : « Calme-toi! Il n’y a rien de plus réconfortant et d’excitant que tes mains lutinant mon sexe ». Nous nous sommes montés sur le quai. Elle tamponnait mes doigts avec sa bouche. Elle disait que j’avais des mains agiles. Elle pressait ma main contre son sein droit et l’y retenait. D’abord, elle murmurait quelque chose, puis elle disait des choses qui font vivre l’amour. Les passants nous jetaient de longs regards curieux. Je pense que j’en ai ri. Bon, on peut dire que je me suis senti mal dans ma peau. Mon regard s’est fixé sur un pont. J’ai pu sentir ses mains rampant dans mon jean. Nous accélérons le pas. Nous nous sommes fichés de ceux qui nous regardaient. Elle disait quelque chose de cochon encore une fois qui me faisait bander. Je me suis retenu. Papa, j’ai vingt-cinq ans.

Comme nous disions plus haut, chaque phrase communique une émotion fugace. Bien que la traduction aide à comprendre l’émotion de base qui correspond au luxe, appelée ratie, le lecteur n’aura pas ressenti toutes les impressions qui facilitent l’identification de l’émotion de base, ce qui ne lui permettra pas de sympathiser avec le sort du personnage ainsi que de jouir de l’expérience esthétique. Partant, il faut dans la mesure du possible traduire toutes les

339 descriptions. Après avoir joui du délice et de la beauté qu’offre l’œuvre, le traducteur doit décider de l’acceptabilité de l’expérience sentimentale décrite dans l’œuvre.

Nous voulons démontrer comment le principe des huit correspondances (ashtabandhusiddhānta)243, qui fait partie intégrante de la phénoménologie moniste du traduire, aide le traducteur à restituer le continu de l’expérience esthétique.

En premier lieu, nous allons montrer comment le lecteur-traducteur construit le sens contextuel en se servant des trois premières correspondances, à savoir la corrélation (ākānksā), la compatibilité (yogyatā) et la contiguïté (āsatti). En deuxième lieu, nous allons montrer comment le traducteur, en usant du rythme (āndolana)244, la quatrième correspondance, parvient à retracer le lien entre le sens et l’effet. En troisième lieu, nous allons expliquer comment le déterminant (vibhāvā), les changements mimétiques (anoubhāvā) et les émotions fugaces (vyabhicāribhāvā), les cinquième, sixième et septième correspondances respectivement, servent à jouir du délice (rasa), la huitième correspondance, qui aide à fusionner l’identité et l’altérité.

Cette analyse vise à démontrer comment les éléments individuels du principe des huit correspondances fonctionnent à l’intérieur du texte. Bien que la compréhension du sens contextuel, du rythme et du délice se réalise de façon quasi-instantanée et non linéaire pendant la lecture du texte, afin de fidèlement restituer le contenu explicite et implicite, le traducteur est obligé d’entreprendre une analyse fragmentaire.

18) À la page 254, dans la nouvelle Les yeux du diable, prenons les deuxième et troisième paragraphes dans l’ensemble :

(1) La conférence va commencer si j’en juge par les hum ! hum ! dont le présentateur se déleste généreusement. // (2) Je renonce à comprendre le titre de l’exposé ainsi que tout ce qui fera le ravissement de mon voisin pendant la prochaine demi-heure. // (3) Il faut des dispositions peu banales pour suivre la conférencière : elle crache ses mots. // (4) Elle finit par ffank you, nous applaudissons, je me lève comme s’il en allait de ma survie, me fraie un chemin à coups d’excusez-moi, forçant les uns à décroiser les jambes, réveillant les autres en leur marchant sur les pieds, excusez-moi. //

243 Notre traduction 244 id. 340

// (5) J’en attire quelques-uns dans mon sillage, on dirait une poursuite dans les cols alpins, nous grimpons ferme jusqu’à la sortie de l’amphithéâtre pour tomber nez à nez avec l’un des organisateurs. // (6) Du moins a-t-il le profil de l’emploi, replet, et une façon de se promener parmi nous qui ne trompe pas, de susurrer please de sa voix de prognathe, sifflée. // (7) Je lui trouve néanmoins des manières de cow-boy faisant refluer les bêtes dans le corral, et avec une efficacité telle que nous nous retrouvons dans l’amphithéâtre. //

Traduction : // (1) கைாைக்ெퟁதரயாற்쟁ெவர் துீடு羿 믁ழக்埁வதைக் கொண்翁 இன்ꟁம் சற்쟁 னதுரத்ைில்

கசாற்கொழிퟁ ஆரம்ெிக்ெப் னொவந கை쎿ந்ைந. // (2) புன் அ쏁ெில் இ쏁ந்ைவதர அதர மைி னதுரத்ைில்

ஆ ந்ைத்ைில் ஆழ்த்ை னொ埁ம் அச்கசாற்கொழிவின் ைதலப்தெத் கை쎿ந்நகொள்ள 믁யன்னறன். 믁羿யவில்தல.

// (3) கசாற்கொழிவாற்றிய கெண்மைி வார்த்தைெதளக் ெ羿த்நக் 埁ைறிக்கொண்羿쏁ந்ைார். // (4) அதை

னெடுெைற்埁த் ை ிப் ெயிர்ச்சி னவண்翁ம். // புல்னலா쟁ம் தெைடு羿ன ாம். கைாைர்ந்ந அங்ெி쏁ந்ைால் உயி쏁க்埁

ஆெத்ைாெிவி翁ம் னொல் இ쏁ந்ைந. புꯍந்ந கசன்னறன். பு க்埁 வழி வி翁வைற்埁 சிலர் மைக்ெி தவத்ைி쏁ந்ை

ொல்ெதள துீடுைனவண்羿யி쏁ந்ைந தூங்ெிக் கொண்羿쏁ந்ை சிலர் புழனவண்羿யி쏁ந்ைந.. வழி கது翁வி쯁ம்

மன் ித்நக்கொள்쿁ங்ெள் புன்쟁 கசால்லியெ羿னய கசன்னறன். //

// (5) சிலர் புன் ென் ானலனய ெிளம்ெி வந்ை .ர் அந்ைச் சமயம் ொர்த்ந அதமப்ொளர்ெளில் ஒ쏁வர் புங்ெதள

னதுாக்ெி வந்ைார். // அவதரப் ொர்த்ைால் ஓ쏁 கெளொய் வ ீரர் னொன்ற னைாற்றம். // (6) non traduit // (7) அவர்

ப்ள ீ புன்쟁 ெ ிவாெச் கசான் ா쯁ம், அவர் கசான் தை புளிைில் மீற 믁羿யாந னொன்றி쏁ந்ைந. துாங்ெள்

மீண்翁ம் ெ쏁த்ைரங்ெ அதறக்埁ள் ꏁதழந்னைாம். //

La corrélation est le premier point de contact du lecteur-traducteur avec le sens contextuel, qui se forme au fur et à mesure que le traducteur prend conscience du sens phrastique. Dans le cas de l’exemple ci-dessus, le lecteur-traducteur se rend compte progressivement de l’interdépendance entre le raclement de gorge et le début de la conférence, entre l’indifférence du narrateur à l’égard du titre de la conférence ainsi qu’à l’état d’esprit de son voisin. À la fin de la lecture de la troisième phrase, il établit le rapport de corrélation entre les dispositions du narrateur et le style de présentation de la conférencière. Au milieu de la quatrième phrase, le lecteur-traducteur remarque le changement de cadre et, partant, dirige son attention vers la description du nouveau cadre.

Le lecteur-traducteur vérifie en parallèle la compatibilité logique entre les phrases. La perception de l’exagération et l’atténuation de la puissance référentielle influe sur la compréhension de l’indication. En d’autres termes, l’indication résulte de l’incompatibilité entre l’usage reconnu et

341 l’usage non reconnu des mots. En l’occurrence, il constate qu’aucune des quatre phrases ne présente d’ambiguïté sur les plans logique et sémantique. Par conséquent, le lecteur-traducteur n’est pas contraint de sortir du champ du texte.

À la fin de chaque phrase, le lecteur-traducteur prend conscience du mouvement des différents types de sens. Nous avons vu que le rythme peut demeurer stable dans la mesure où il y a très peu d’usage des sens métaphorique et suggestif. Lorsqu’il y a une alternance harmonieuse entre les conventions sémantiques et les nouvelles associations proposées par l’auteur au lecteur- traducteur immergé dans le contexte existentiel, cela donne naissance à une joie supramentale appelée délice. En ce sens, on peut dire que le rythme des sens, c’est aussi le rythme de l’écoulement de l’affectivité. C’est le rythme qui aide le traducteur à se rendre compte de la démarche trébuchante245, à retracer le jeu entre l’implicite et l’explicite, et à évaluer l’effet éventuel de la sémantique sérielle des sens. C’est pour cette raison que nous prônons que le rythme sert de correspondance entre le sens et l’effet. Dans le cas de l’exemple ci-dessus, nous voyons qu’il n’y a aucune exagération ni atténuation du sens dénotatif dans les quatre descriptions, ce qui laisse entrevoir un rythme des sens qu’on pourrait qualifier de stable.

En effet, il y a un rapport intime entre la compatibilité et la perception du rythme. C’est la compatibilité qui aide à donner forme au mouvement du texte. Le lecteur-traducteur constate le va-et-vient du sens dénotatif au sens indicatif grâce à la compatibilité logico-sémantique. Dans cet exemple, à cause des omissions, le lecteur-traducteur ne peut pas se rendre compte qu’il n’y a aucune incompatibilité logique dans la présentation des facteurs externes. Ainsi, pour reconstruire fidèlement les mêmes associations entre les différents types de sens, le traducteur doit reproduire toutes les descriptions des facteurs externes. Nous savons bien que la compréhension, ou l’internalisation des facteurs externes, ne donne qu’une idée partielle de l’effet. Le vécu du lecteur-traducteur et le contexte existentiel sont deux aspects qui complètent la compréhension intégrale du texte. Cela implique que le traducteur ne peut que représenter très partiellement l’effet, et ce, dans la mesure où il fait une reproduction fidèle de l’alternance entre les différents types de sens.

Il convient de noter que les outils stylistiques tels que l’hybridité, les figures de style oulipiennes se trouvent dans la compatibilité logico-sémantique. En ce qui concerne la traduction tamoule de

245 Voir. pp. 208, 211, 266. 342 l’Anthologie, quoiqu’il existe plusieurs variantes de la langue tamoule au parler, la langue tamoule écrite demeure la même, que ce soit le tamoul indien ou le tamoul sri-lankais. Comme il n’existe pas d’équivalent culturel du français québécois en tamoul, les lecteurs tamouls ne pourront pas comprendre la spécificité de la langue québécoise. Du point de vue phénoménologique moniste, nous pensons que dans la mesure où les outils stylistiques qui se rapportent à la forme ne portent pas atteinte à l’identification de l’émotion de base et à la jouissance du délice esthétique, le manque d’équivalent culturel ne constitue pas nécessairement une perte.

Nous souhaitons apporter une petite précision au sujet du rapport entre le rythme des sens et la perception de l’expérience esthétique. Nous disons qu’une absence d’alternance entre les différents types de sens n’indique pas une absence de suggestion et, partant, de délice. Nous savons bien que l’auteur peut suggérer sans se servir des sens indicatif et suggestif. Nous ajoutons, à l’instar d’Abhinavagupta, que la jouissance du délice est plus intense lorsqu’il y a une abondance de contenu implicite, qui s’exprime souvent par le truchement de l’indication et de l’allusion. Dans cet exemple, comme les traducteurs ne traduisent pas une bonne partie du contenu suggestif, les lecteurs tamouls n’auront qu’une représentation très partielle des facteurs externes et internes.

Voyons comment les traducteurs tamouls traduisent et ne traduisent pas les déterminants, les changements mimétiques et les émotions fugaces présents dans ces deux paragraphes, non seulement pour mettre en relief les enjeux linguistiques et conceptuels auxquels les traducteurs tamouls ont dû faire face, mais aussi pour mieux démontrer le caractère exceptionnel de la phénoménologie moniste du traduire en tant que méthode de traduction. Prenons d’abord la première phrase :

(19) « La conférence va commencer si j’en juge par les hum ! hum ! dont le présentateur se déleste généreusement. »

Traduction : கைாைக்ெퟁதரயாற்쟁ெவர் துீடு羿 믁ழக்埁வதைக் கொண்翁 இன்ꟁம் சற்쟁 னதுரத்ைில்

கசாற்கொழிퟁ ஆரம்ெிக்ெப் னொவந கை쎿ந்ைந.

Rétrotraduction : En jugeant du raclement de gorge du présentateur, je me suis rendu compte que la conférence va commencer dans quelque temps.

343

Le premier enjeu du traducteur tamoul consiste à faire l’inversion du sujet/verbe. En l’occurrence, ce qui constitue l’objet (le présentateur) pour le lecteur québécois devient le sujet pour le lecteur tamoul. Si nous regardons de près la traduction tamoule de l’extrait, « La 246 conférence va commencer // si j’en juge », « கசாற்கொழிퟁ ஆரம்ெிக்ெப் னொவந // கை쎿ந்ைந », l’inversion de la présentation de l’ordre spatio-temporel des déterminants et des changements mimétiques devient évidente. Dans l’original, l’auteur présente l’effet (tenue de la conférence) suivi de la cause (raclement). Les traducteurs, conformément au génie de la langue tamoule, renversent l’ordre de concomitance. Ceci ne pose pas problème, car, quel que soit l’ordre, le lecteur-traducteur peut naturellement déduire la cause de l’effet et vice versa. Mais nous voyons que les traducteurs tamouls ne traduisent pas le changement mimétique, à savoir le raclement tel que décrit dans le texte original. En ce qui concerne le procédé de traduction employé, les traducteurs se servent de la modulation de syntaxe pour mieux faire concorder les facteurs externes décrits dans le texte original avec le génie de la langue tamoule.

(20) « Je renonce à comprendre le titre de l’exposé ainsi que tout ce qui fera le ravissement de mon voisin pendant la prochaine demi-heure. »

Traduction : புன் அ쏁ெில் இ쏁ந்ைவதர அதர மைி னதுரத்ைில் ஆ ந்ைத்ைில் ஆழ்த்ை னொ埁ம்

அச்கசாற்கொழிவின் ைதலப்தெத் கை쎿ந்நகொள்ள 믁யன்னறன். 믁羿யவில்தல.

Rétrotraduction: J’ai essayé de me renseigner sur le titre de cette conversation qui va faire plonger celui qui est assis à mon côté dans la joie dans une demi-heure. Je n’ai pas pu.

Nous constatons que dans la traduction, il y a modification de la présentation de l’ordre spatio- temporel du déterminant stimulant. Dans le texte original, le narrateur exprime son indifférence à l’égard de l’enchantement de son voisin pendant une demi-heure. Les traducteurs tamouls modifient la description des sentiments qu’éprouve le voisin pendant une certaine durée de temps. Les lecteurs tamouls seraient amenés à penser que le voisin éclate de joie vers la fin de la conférence, alors que le narrateur précise que l’émerveillement de son voisin dure trente minutes. Ainsi, du point de vue du principe des huit correspondances, nous pouvons dire que les traducteurs tamouls ne reproduisent pas fidèlement les descriptions du déterminant stimulant et des émotions fugaces. Il va de soi que si le lecteur-traducteur ne reproduit pas fidèlement les

246 Les quatre derniers mots du premier paragraphe. 344 descriptions qui ont trait aux facteurs externes, cela aboutira à des conflits cognitifs qui ont un effet tant sur la compréhension globale du texte que sur les impressions fugaces qui contribuent à la jouissance de l’œuvre. Prenons maintenant la phrase suivante :

(21) « Il faut des dispositions peu banales pour suivre la conférencière: elle crache ses mots. »

Traduction : கசாற்கொழிவாற்றிய கெண்மைி வார்த்தைெதளக் ெ羿த்நக் 埁ைறிக்கொண்羿쏁ந்ைார். அதை

னெடுெைற்埁த் ை ிப் ெயிர்ச்சி னவண்翁ம்.

Rétrotraduction : La dame qui fait la présentation dévore les mots. Pour les saisir, il faut de l’entraînement exceptionnel.

Dans le texte original, le narrateur affirme que la conférencière crache les mots. Mais pour les traducteurs tamouls, elle dévore les mots. Il est intéressant d’examiner la traduction du mot « dispositions » vers le tamoul. Ce mot surtout au pluriel signifie entre autres arrangements, préparatifs, intention, aptitude et prédisposition. Pour traduire ce vocable, les traducteurs tamouls se servent du mot « ெயிர்ச்சி » qui signifie entraînement. Nous sommes d’avis que les traducteurs auraient dû user du mot « ை ித்ைிறதம » qui signifie talent et aptitude. Force est de constater que l’auteur utilise le mot dispositions pour faire référence aux aptitudes et non à l’entraînement. Dans les deux cas, les traducteurs, en se servant de la modulation de syntaxe, traduisent mal les descriptions des changements mimétiques.

(22) « Elle finit par Ffank you. »

Traduction : ஒ쏁வாறாெ அவர் னைங்க் 뿂 புன்쟁 கசால்லித் ைன் உதரதய 믁羿த்ைார்.

Rétrotraduction : Enfin, elle termine son discours en disant « thank you ».

Les traducteurs tamouls, comme c’est le cas des phrases précédentes, utilisent la modulation de syntaxe pour traduire cette phrase. Les traducteurs conservent la langue hybride en translittérant le mot anglais vers le tamoul. Nous sommes d’avis qu’ils ne font pas une traduction littérale du mot « ffank you » à cause du contresens qui résulterait de la traduction phonique de ce vocable. Les lecteurs tamouls, par conséquent, ne se rendront pas compte de l’effet phonique suggestif que crée l’utilisation non conventionnelle des mots « ffank you ». Du point de vue phénoménologique moniste, nous pensons que cette occurrence de modification/correction ne constitue pas nécessairement une « perte », car, plus loin, ce mot, dont l’usage particulier

345 pourrait être qualifié d’attribut du changement mimétique (thank you étant un geste de reconnaissance), se répète à plusieurs endroits dans l’orthographe traditionnelle (v. p. 257, 1er paragraphe dans le texte original).

(23) « Nous applaudissons, je me lève comme s’il en allait de ma survie, me fraie un chemin à coups d’excusez-moi, forçant les uns à décroiser les jambes, réveillant les autres en leur marchant sur les pieds, excusez-moi. »

Traduction : புல்னலா쟁ம் தெைடு羿ன ாம். கைாைர்ந்ந அங்ெி쏁ந்ைால் உயி쏁க்埁 ஆெத்ைாெிவி翁ம் னொல்

இ쏁ந்ைந. புꯍந்ந கசன்னறன். பு க்埁 வழி வி翁வைற்埁 சிலர் மைக்ெி தவத்ைி쏁ந்ை ொல்ெதள

துீடுைனவண்羿யி쏁ந்ைந தூங்ெிக் கொண்羿쏁ந்ை சிலர் புழனவண்羿யி쏁ந்ைந.. வழி கது翁வி쯁ம்

மன் ித்நக்கொள்쿁ங்ெள் புன்쟁 கசால்லியெ羿னய கசன்னறன்.

Rétrotraduction : Nous applaudissons. Il semblait qu’il serait fatal d’y rester. Je suis sorti. Pour faire céder le passage, j’ai dû forcer les uns à décroiser les jambes, et les autres à se réveiller. J’ai quitté la salle en disant « excusez-moi ».

Nous constatons que les traducteurs reproduisent toutes les descriptions des facteurs externes et internes. Mais les traducteurs préfèrent omettre la plupart des descriptions dans le paragraphe suivant. Prenons d’abord la première phrase du troisième paragraphe :

(24) « J’en attire quelques-uns dans mon sillage, on dirait une poursuite dans les cols alpins, nous grimpons ferme jusqu’à la sortie de l’amphithéâtre pour tomber nez à nez avec l’un des organisateurs. »

Traduction : சிலர் புன் ெின் ானலனய ெிளம்ெி வந்ை .ர் அந்ைச் சமயம் ொர்த்ந அதமப்ொளர்ெளில் ஒ쏁வர்

புங்ெதள னதுாக்ெி வந்ைார்.

Rétrotraduction : Certains me suivaient. À ce moment, un des organisateurs s’est avancé vers nous.

Dans cet exemple, le narrateur décrit une partie du cadre, en l’occurrence, l’escarpement des marches dans l’amphithéâtre, qu’indiquent les mots « cols alpins », qui sert de déterminant stimulant et la peine qui résulte de l’effort qu’il fallait faire pour atteindre la sortie. De plus, le narrateur dit clairement que c’est lui qui tombe nez à nez avec l’un des organisateurs. Mais selon les traducteurs, c’est l’organisateur qui approche le narrateur, ce qui représente une

346 modification247 très nette de la présentation de l’ordre spatio-temporel du déterminant stimulant. Plus important encore, les mots « col alpin », « grimpons ferme » ne sont pas traduits. Ceci engendre des conflits cognitifs avec les descriptions qui ont trait à l’organisateur de la conférence, surtout avec celle dans laquelle l’auteur assimile l’organisateur à une personne qui se comporte comme un cow-boy.

(25) « Du moins a-t-il le profil de l’emploi, replet, et une façon de se promener parmi nous qui ne trompe pas, de susurrer please de sa voix de prognathe, sifflée. Je lui trouve néanmoins des manières de cow-boy faisant refluer les bêtes dans le corral, et avec une efficacité telle que nous nous retrouvons dans l’amphithéâtre. »

Traduction : அவதரப் ொர்த்ைால் ஓ쏁 கெளொய் வ ீரர் னொன்ற னைாற்றம். அவர் ப்ள ீ புன்쟁 ெ ிவாெச்

கசான் ா쯁ம், அவர் கசான் தை புளிைில் மீற 믁羿யாந னொன்றி쏁ந்ைந. துாங்ெள் மீண்翁ம் ெ쏁த்ைரங்ெ

அதறக்埁ள் ꏁதழந்னைாம்.

Rétrotraduction : Il avait l’air d’un cow-boy. Bien qu’il nous ait demandé d’entrer en disant please, personne ne pouvait aller à son encontre. Nous sommes rentrés dans l’amphithéâtre.

Dans l’exemple ci-dessus, comme la plupart des descriptions des facteurs externes ne sont pas traduites, les lecteurs ne seront pas capables de comprendre le rapport de corrélation dans la description des déterminants stimulant et objectif, car les mots poursuite, col alpin, grimpons ferme, nez à nez, replet, façon de se promener, sa voix sifflée, manières de cow-boy et efficacité ne sont pas reproduits. Le lecteur tamoul ne sera pas en mesure de s’approprier les émotions fugaces du narrateur qui est prêt à subir toute épreuve pour échapper à cet endroit. Le lecteur tamoul ne sera non plus en mesure d’internaliser la description du déterminant objectif, en l’occurrence, l’organisateur et, conséquemment, n’en aura qu’une représentation très partielle. Dans l’exemple en question, les traducteurs tamouls omettent et traduisent mal une bonne partie des descriptions, ce qui pourrait induire les lecteurs en erreur, car ils comprendraient que l’auteur voulait établir le rapport de similarité en fonction de l’apparence d’un cow-boy et celle de l’organisateur et non en fonction de leur comportement.

En plus, dans le texte original, l’auteur met en relief la « politesse » affectée de l’organisateur et sa façon de faire rentrer les intervenants, tâche qu’il exécute avec efficacité. Mais dans la

247 Voir p. 326. 347 traduction tamoule, nous voyons que les descriptions qui se rapportent aux bêtes dans le corral ne sont pas traduites. Partant, les lecteurs tamouls observeront l’incompatibilité menant à l’aporie. Deux questions importantes se posent dans l’esprit du lecteur tamoul: si l’organisateur demande poliment aux invités d’entrer, pourquoi s’opposer à sa volonté? Dans quel but l’auteur tient à rapprocher les mots cow-boy, poliment et please, sachant qu’il n’y a pas de lien logique entre les mots politesse et cow-boy? En d’autres termes, la perception du manque de contiguïté entre l’adverbe « poliment » et le substantif « cow-boy » pose des traquenards à la jouissance de l’expérience esthétique. Partant, le lecteur-traducteur doit s’assurer qu’il reproduit le même rapport de compatibilité entre le texte original et le texte traduit.

Dans l’exemple ci-dessus, le lecteur-traducteur peut déduire le rapport de corrélation entre la montée et un col alpin, entre l’organisateur et un cow-boy, et entre les intervenants et les bêtes. Le lecteur tamoul ne connaîtra qu’un de ces trois groupes de mots connexes, à savoir le deuxième, ce qui n’aboutit qu’à une expérience très partielle du continu. Comme les traducteurs omettent de créer les huit correspondances menant du discontinu du signe au continu de l’expérience esthétique, le lecteur tamoul sera mal équipé pour comprendre, apprécier et reproduire le délice et, par conséquent, la beauté.

On peut se demander en quoi la phénoménologie moniste du traduire diffère d’autres approches conçues d’après l’analyse du discours. Nous pouvons dire que la phénoménologie moniste du traduire, à la différence de la méthode interprétative, est une approche moniste, car nous nous éloignons des oppositions binaires qui s’opposent radicalement et nous nous efforçons de trouver la correspondance qui sert de point de référence entre deux choix en apparence irréconciliables.

Du point de vue conceptuel, s’il faut faire le choix entre A et B, nous disons qu’il ne faut pas définir A par son opposition à B. Au contraire, le traducteur se doit de trouver C, le troisième élément qui servira d’un nouveau point de référence. Désormais, c’est C qui aidera à définir le rapport entre A et B. Il y aura ainsi dualité sans dualisme. C’est en ce sens que nous entendons une phénoménologie moniste du traduire. Nous refusons d’accepter les vieux dualismes et nous adoptons une approche holistique pour mieux saisir, repérer et reproduire les éléments unificateurs dans le texte original.

Du point de vue sémantique, le lecteur-traducteur, en se servant du principe des huit correspondances, s’éloigne du signe-référence-sens des mots individuels et recherche la 348 correspondance non seulement au niveau de la phrase (le discours, comme le diraient les tenants de l’approche interprétative) mais aussi au niveau du paragraphe. Qui plus est, le traducteur s’efforce de trouver non seulement l’équivalence référentielle, mais aussi l’équivalence affective, ce qui l’aide à transcender l’intraductibilité, qui est souvent d’ordre référentiel. Le principe des huit correspondances aide le traducteur à se distancier de l’approche fonctionnaliste, car le fonctionnalisme contraint le traducteur à s’assujettir à la maxime selon laquelle le sens d’un mot pourrait avoir un effet soit reconnu soit non reconnu d’après la façon dont le lecteur s’approprie le texte. C’est là un propos qui, selon nous, ne tient guère la route. Nous savons bien qu’il faut des mots ayant un sens stable pour parler de l’instabilité du sens. Le lecteur-traducteur sait fort bien que ni l’intention (sens) ni la valeur esthétique (effet) ne se trouvent dans le texte.

Plus important encore, s’il faut accepter l’affirmation poststructuraliste selon laquelle le sens n’a pas la même valeur de vérité chez tous les lecteurs, il faut aussi accepter que pour comprendre cet énoncé, il faut un sens ayant une valeur de vérité commune pour tous les lecteurs. En d’autres termes, pour comprendre le sens non reconnu contextualisé, le lecteur-traducteur est censé avoir des connaissances universelles d’ordre linguistique. Du point de vue du principe des huit correspondances, nous sommes d’avis que le sens conventionnel se livre à la compréhension universelle et que l’interprétation est requise uniquement dans le cas de l’usage non reconnu de la langue. Ainsi, nous proposons des outils empiriques pour dépister et retracer le passage du discontinu au continu, ce qui permettra aux traducteurs littéraires de reproduire, dans la stricte mesure du possible, le continu de l’expérience esthétique et, par la suite, de laisser le soin au lecteur de définir l’effet du sens contextuel selon son contexte existentiel.

Du point de vue éthique, le principe des huit correspondances est une façon inédite de faire face au dualisme qui caractérise le dilemme moral, car nous mettons entre parenthèses toutes nos réflexions sur l’analyse du discours et nous disons qu’il ne faut pas aborder l’universel et le relatif en termes dualistes, et qu’il faut reconnaître que le relatif est contenu dans l’universel. Afin de mieux étayer nos propos éthiques, nous proposons une éthique dharmique pour mettre en exergue l’importance de reconnaître la bifocalité des décisions éthiques. Ainsi, du point de vue dharmique, nous disons qu’il ne faut pas opposer radicalement l’universel au relatif et qu’il faut plutôt comprendre le relatif (sens contextuel) à travers l’universel (sens conventionnel).

349

Du point de vue anthropologique, nous ne nous contentons pas de dire que l’identité est le contraire de l’altérité ou que l’altérité est une identité. Nous ne nous arrêtons pas non plus outre mesure sur la subjectivité de l’expérience esthétique et sur l’inaccessibilité qui la caractérise. Pour sortir du dualisme, qui dresse le Soi contre l’Autre, nous prônons le concept de délice qui sert de correspondance entre l’identité et l’altérité et qui contribue à la jouissance du contenu affectif à l’état universalisé. Pour la première fois en traductologie, nous proposons les concepts de déterminants, de changements mimétiques, d’émotions fugaces, d’émotion de base et de délice, qui aident le lecteur-traducteur à dépister de façon empirique la vérité esthétique de la tradition de l’Autre.

Du point de vue psychologique, nous parlons du rôle des émotions et de l’intuition dans la compréhension de l’intention et de l’effet, ainsi que dans la jouissance de l’œuvre. Afin de mieux reproduire le contenu affectif, nous offrons aux traductologues les facteurs externes et internes, qui font partie intégrante du principe des huit correspondances. Bien que l’expérience esthétique soit une expérience subjective, les émotions qui y contribuent sont comprises à l’état objectif. Par conséquent, pour accéder au continu, le traducteur doit obligatoirement universaliser les émotions fugaces et les émotions de base présentées dans le texte original, car nous disons que les émotions décrites dans l’œuvre ne sont ni les émotions individuelles de l’auteur ni celles du lecteur ni même celles des personnages.

Du point de vue herméneutique, nous estimons que si le traducteur doit aller vers l’Autre, il ne peut pas y parvenir s’il recherche uniquement l’uniformité et s’il a peur de l’étranger, de l’Autre. Nous disons que c’est le délice qui facilite le mouvement herméneutique. Selon cette perspective, le lecteur-traducteur, en se servant des facteurs externes et internes, est capable de se sortir du discontinu du signe dans l’objectif d’avoir accès au continu de l’expérience esthétique. Nous soulignons l’importance de faire une distinction nette entre l’intervention et l’interférence. Nous abordons la visibilité et la transparence du traducteur en termes d’intervention et de traduisibilité. Au cœur de cette perspective se trouve la conviction que si le traducteur lui-même ne valorise pas sa participation, il ne peut guère s’attendre à ce que le public reconnaisse sa contribution. Les concepts de transparence et d’opacité aident le traducteur à mieux se représenter et à mieux faire valoriser sa contribution.

350

Pour conclure cette partie, nous ajoutons que la phénoménologie moniste du traduire, en tant que méthode, est parfaitement compatible aussi bien avec les procédés de traduction tels que conçus par Jean Darbelnet et Jean-Paul Vinay qu’avec la méthode interprétative prônée par Danica Seleskovitch et Marianne Léderer. Dans le vrai esprit dharmique de respect mutuel, d’ouverture et de coexistence, nous estimons que nonobstant la nature complète de la phénoménologie moniste du traduire, une combinaison de ces trois approches pourrait considérablement rehausser la valeur de l’art traductif. Ainsi, le traducteur pourrait se servir des procédés de traduction pour traduire le sens phrastique; il pourrait user de la méthode interprétative afin de comprendre et de reproduire le vouloir dire de l’auteur; il pourrait utiliser la phénoménologie moniste du traduire, qui se fonde sur l’herméneutique analogique, l’interprétation dharmique et le principe des huit correspondances, pour comprendre et reproduire les sens dénotatif, indicatif, suggestif, le continu de l’expérience esthétique, et la beauté qui en découle.

4.4 Vers une beauté éthique

La toute première question qui se pose en ce qui a trait à l’acceptabilité de l’œuvre est la suivante : faut-il la traduire? Le traducteur, pour juger l’acceptabilité, est amené à prendre en considération divers aspects qui portent non seulement sur sa responsabilité de traduire fidèlement les émotions de l’auteur, mais aussi sur la nécessité de servir d’intermédiaire entre les deux cultures. Nous savons bien que le dilemme éthique surgit lorsqu’il y a un conflit entre deux impératifs moraux. Le conflit pourrait découler d’une non-concordance entre un impératif universel et un impératif relatif ou entre deux impératifs universaux ou encore entre deux impératifs relatifs. Les omissions, comme nous venons de le voir, ne relèvent pas d’un manque d’équivalent dans la langue cible, à savoir le tamoul, ni d’une intraductibilité d’ordre culturel, bien que les Canadiens et les Indiens appartiennent à des cultures qui ont très peu d’aspects communs.

Prenons le cas du dilemme moral résultant du conflit entre un impératif universel et un impératif contextuel. Dans la nouvelle intitulée La maîtresse de mon père, nous constatons que les traducteurs omettent certains extraits qui contiennent des références aux parties intimes. Vu que l’Inde est un pays conservateur, les traducteurs tamouls, pour ne pas porter atteinte à leur réputation et aux sentiments des lecteurs, décident de ne pas inclure ces extraits. Du point de vue

351 dharmique, le traducteur, confronté à une décision de ce genre, a deux choix devant lui : il doit décider entre l’impératif universel de ne pas porter préjudice à la réputation du traducteur, voire de l’auteur, et l’impératif contextuel de traduire les références sexuelles dans leur intégralité et, par conséquent, faire jouir les lecteurs du plaisir érotique. La décision dharmique doit aussi privilégier le tout contre les parties. En l’occurrence, le traducteur peut-il se permettre de traduire la nouvelle de façon sélective?

Nous estimons que le traducteur, après avoir bien examiné les enjeux d’ordre linguistique, éthique et esthétique, doit essayer de traduire le texte dans son intégralité. Les références sexuelles ont une valeur esthétique que le traducteur doit essayer de reproduire s’il tente de traduire l’essence de la nouvelle qui porte sur l’amour illicite. Du point de vue dharmique, nous pensons que le traducteur doit traduire les références sexuelles, car ces parties sont pertinentes par rapport au cadre de la nouvelle, et ce, dans la mesure où le traducteur est convaincu que la nouvelle apporte du plaisir aux lecteurs et où le contenu ne porte pas atteinte au fonctionnement normal de la société. Si le traducteur estime que le contenu sera jugé inapte à la consommation publique, il vaut mieux ne pas traduire la nouvelle. Ainsi, le traducteur est amené à choisir entre l’impératif universel et l’impératif relatif afin de prendre une décision dharmique qui repose non seulement sur le devoir et la conséquence, mais aussi sur le contexte existentiel du traducteur.

En ce qui concerne le conflit entre deux impératifs universaux, pour mieux reproduire et faire jouir le lecteur du plaisir érotique contenu dans les références sexuelles, le traducteur doit faire le choix entre les impératifs universaux de ne pas nuire à la réputation et à la liberté d’expression de l’auteur et du traducteur, et la traduction fidèle du message de l’auteur. Compte tenu de la maxime de privilégier le tout contre la partie, on s’autorise à dire que les traducteurs ont le droit d’enlever les références sexuelles. Mais il ne faut pas oublier que la partie a aussi une existence individuelle. L’auteur se sert des références pour mettre en valeur le cadre de la nouvelle qui porte sur l’infidélité. Si le traducteur estime que les références préjudiciables n’ont aucune pertinence par rapport au cadre, il peut se permettre d’assainir le texte. Mais du point de vue dharmique, rien n’est absolu. Si le traducteur est capable de donner des raisons pour lesquelles il veut que les gens connaissent l’état affectif de l’auteur, il peut traduire l’ouvrage. La décision dépend du contexte géographique, historique et existentiel du traducteur.

352

En ce qui a trait au conflit entre deux impératifs relatifs, les traducteurs de l’Anthologie qui sont professeurs doivent faire le choix entre les codes d’éthique des traducteurs et ceux des professeurs. En l’occurrence, nous constatons que les traducteurs privilégient les codes d’éthique des professeurs et décident de ne pas traduire les extraits qui contiennent des références sexuelles. Ainsi, les codes déontologiques qui régissent le métier de professeur l’emportent sur ceux qui régissent le métier de traducteur. La décision, aussi complexe soit-elle, est dharmique dans la mesure où elle ne porte pas atteinte à la réputation du traducteur orienté dans son contexte existentiel. À cette fin, c’est le dharma du soi, appelé sva-dharma, qui définit le cadre de la décision éthique. Le traducteur peut avoir une bonne conscience du Soi dans la mesure où il est le maître de son ego. Par conséquent, toute bonne décision dharmique mise sur la conscience personnelle du traducteur. Pour que les choix du traducteur soient équitables, il faut que le traducteur ait l’humilité de se voir lui-même comme un Autre et de ne pas accorder d’importance aux attitudes exclusivistes.

Nous sommes d’avis que la décision éthique qui touche à l’acceptabilité du texte dépend de la nature de l’expérience esthétique d’ordre sentimental. Parmi les réserves que pourrait susciter l’approche symbiotique de la beauté éthique, se trouve sans doute l’idée de subordonner l’éthique à l’esthétique et ultimement aux sentiments, une idée qui pourrait paraître dangereuse si elle est appliquée comme critère général de ce qui est acceptable. Nous pourrions penser par exemple au cas où un traducteur néonazi éprouverait un délice à décrire la torture de Juifs. À ceci, nous disons que se fonder sur le beau ne veut pas dire faire abstraction du bon. En effet, pour bien comprendre la nature du bon, il faut comprendre l’expérience du bon chez Soi et chez l’Autre. Ainsi, l’imagination morale empathique est ce qui sert de fondement pour comprendre le sens de la joie, de la souffrance, de la peur et de l’espoir, ce qui à son tour influence la conceptualisation du bon et du mauvais. Dans le cas du néonazi, si nous demandons à un traducteur littéraire allemand de décrire le lecteur idéal allemand, il énoncera le nom de Thomas Mann, qui incarne l’élégance, ou d’Einstein, qui personnifie la sagesse, et non celui d’Hitler, qui représente la perversion. C’est pour mieux orienter les futurs traductologues que nous décrivons le profil idéal du traducteur (v. p. 160). D’ailleurs, le néonazi est une personne démentie qui est incapable de faire une interprétation dharmique de l’Autre; c’est une personne qui pourrait difficilement être considérée un lecteur-traducteur modèle. Certes, il y a des exceptions. Mais

353 quand on nous demande de penser un Américain, ce n’est pas Charles Manson qui vient à l’esprit.

Comme l’explique Arne Johan Vetlesen248 :

« The claim is not, and has never been, that emotion or, more to the point, the faculty of empathy “alone” is enough; basic cognitive capacities are also required for moral perception and, subsequently, for judgement to be properly achieved. […] So I stress that […] a lack of empathy represents a sufficient condition for the failure to exercise moral perception. […] With regard to the extremely prejudiced person holds also for the sadist and the person who hates, the differences among them notwithstanding, in all these cases, the experience of the other cosubject is blocked. This entails that the other […] is not perceived, is not judged, is not treated as a fully human and moral being. […] The prejudiced person projects his own largely repressed fears and anxieties onto the other, who is never encountered as an individual human being, but always as only a stereotyped representative of a group, race or class that is ‘interesting’ to the prejudiced person inasmuch as he or she promises an opportunity for the release of repressed psychic material. […] Finally, the person who hates is also bound to the other, pursuing, however, the other’s ultimate destruction, the suffering inflicted on the other being only a means to this end. » (Vetlesen, 1994, pp. 266, 267)

Par ailleurs, nous pensons que la phénoménologie moniste du traduire, comme nous la concevons, se veut une approche à la fois descriptive et prescriptive. Elle est descriptive dans la mesure où les équivalences et les différents procédés de traduction serviront à reproduire les facteurs objectifs, notamment le cadre et les changements mimétiques. Le cheminement de l’émotion qui constitue le délice dépend de la compréhension, de la sensibilité, et de la bonne volonté du lecteur. Cette approche est prescriptive dans la mesure où pour qu’il y ait bonne compréhension, certains mots, certains syntagmes et certaines phrases doivent obligatoirement être reproduits en vue entre autres d’aboutir au délice. Certes, le traducteur ne sera pas en mesure de se renseigner sur la réception des facteurs subjectifs. C’est une croyance née d’une généralisation que le lecteur potentiel aura la même sensibilité que le traducteur. L’œuvre est

248 A J Vetlesen: Perception, Empathy and Judgement : An Inquiry into the Preconditions of Moral Performance, Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 1994. 354 conçue avec la conviction que le lecteur imaginaire aura le même bagage culturel et intellectuel nécessaire pour comprendre et apprécier le texte traduit.

Comme l’affirme Rosmarin Heidenreich249 :

« Le lecteur […] ne renvoie pas à une personne réelle mais à une construction théorique ; au lecteur "implicite" présupposé par le texte. Ce lecteur implicite incorpore l’ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu. Par conséquent, le lecteur n’est pas ancré dans un quelconque substrat empirique. Il s’inscrit dans le texte lui-même. Cela veut dire que tout texte littéraire offre un certain rôle à ses lecteurs possibles. Et c’est de ce rôle que dérive la notion de lecteur implicite. »

En ce qui concerne la réception de la traduction de cette anthologie, nous ne sommes pas en mesure de nous renseigner sur l’effet du texte sur le lectorat tamoul, car la traduction n’a pas été diffusée dans un large public. Nous avons vu qu’en Inde il n’existe pas de normes éthiques qui portent atteinte à la liberté d’expression sexuelle. La description des parties intimes s’inscrit bien dans le cadre du délice érotique. En fait, il existe de nombreux écrivains tamouls dont les ouvrages portent sur l’expression sexuelle et ces œuvres n’ont pas été censurées. Par exemple, une des cinq œuvres classiques de la littérature tamoule, à savoir le Silappathikārame, contient de nombreuses références sexuelles. Nous avons déjà évoqué l’importance de décider de la pertinence de traduire le texte. Nous savons que les bonnes décisions éthiques présupposent toute bonne traduction. Faire la traduction à contrecœur n’aboutit qu’au refoulement de la partie provocatrice suggestive, ce qui à son tour nuit à l’expérience esthétique. Le traducteur doit s’apprêter volontiers à se perdre dans le monde de l’auteur s’il décide de traduire les pensées de l’Autre. Une question se pose : si les traducteurs enlèvent une bonne partie des descriptions qu’ils jugent insignifiantes ou inacceptables, que restera-t-il au énième traducteur qui, le cas échéant, voudrait retraduire cette nouvelle et en partager le délice esthétique avec ses lecteurs? En somme, pour mieux comprendre et réexprimer la beauté qui joue un rôle primordial dans tout texte littéraire et qui doit être reproduite dans toute bonne traduction, il faut comprendre et reproduire les huit correspondances, y compris le délice, car, comme l’affirment Anandavardana et Abhinavagupta, c’est le délice esthétique issu des sens dénotatif, indicatif et suggestif qui contribue à la beauté du texte littéraire.

249 // http://id.erudit.org/iderudit/1002059ar, pp. 77, 78. 355

Conclusion

La tradition de traduction au Tamil Nadu remonte au IIIe siècle av. J.-C. À partir de cette période jusqu’au Moyen Âge, les traducteurs tels que Tolkāppiyare, Kongou Véllalare et Kambā privilégient la vernacularisation contre l’exotisation. Ils adoptent la technique de transcréation, qui consiste à adapter l’œuvre en changeant entre autres les noms propres pour mieux représenter la couleur locale, dans le but de traduire fidèlement les œuvres sanscrites et les œuvres écrites dans des langues prakrit vers le tamoul. Le XXe siècle est témoin d’un changement d’approche quant à la traduction d’œuvres européennes vers le tamoul. Les traducteurs de cette période, tels que Ka. Na. Sou., T. N. K. et Krishnaiah, qui s’inspirent des théories occidentales, prônent l’exotisation au lieu de la vernacularisation. Notre recherche montre que traditionnellement les traducteurs hindous anciens ont toujours privilégié la vernacularisation contre l’exotisation et que les traducteurs hindous contemporains adoptent les deux approches selon le type de texte à traduire.

La tradition de traduction doit son existence à la plus ancienne tradition linguistique du monde qui date du XVIIe siècle av. J.-C. Le premier traité sur la parole remonte au Rig-Véda qui date du 1700 av. J.-C. au bas mot250. Au IXe siècle av. J.-C., le célèbre grammairien Yaska compose un traité sur l’étymologie, la philologie et la sémantique, appelé La Nighantou et la Niroukta. À la même époque, Pāninī compose l’Ashtadyāyi, un traité sur la morphologie du sanscrit dans lequel il propose les concepts de phonème, de morphème et de racine. Il est aussi l’auteur de la Dhātoupāda dans laquelle il explique la nature des racines verbales en indiquant leurs inflexions et leurs sens. Au IIIe siècle av. J.-C., Patanjali compose la Mahābhāshyā, un commentaire du traité de Pāninī et de Kātyayāna, le célèbre grammairien de la même époque. Au IIIe siècle apr. J.-C., Bhartrhari compose la Vākyapādiyā, un traité sur la grammaire sanscrite dans lequel il propose entre autres la contextualité et la sémantique sérielle des mots, appelée Akhandavākyasphota. Cette tradition ne prend fin qu’au début du XIXe siècle avec Gopāladeva

250 Comme l’expliquent K Kunjunni Raja et J G Arapura, « the earliest available literature, the Rig Veda, contains glowing tributes to the power of speech. To the Vedic seers, who were facing the problem of communicating their mystic experiences, language was naturally an object of wonder and reverence. Many of the later philosophical theories of language may be seen in a subtle form in the Vedic literature itself. » (Voir: Philosophical Elements in Vedic Literature in Encyclopedia of Indian Philosophies : The Philosophy of the Grammarians, Edited by K H Potter, New Delhi, Motilal Banarsidass, 1990, p. 101) Par ailleurs, la date du Rig-Véda fut proposée par Max Müller de façon arbitraire en se servant des méthodes peu scientifiques. Nous sommes d’avis que toute l’histoire de l’Inde védique est à réviser. 357 et son traité sur les phonèmes intitulé Laghubhoushanasarakanti. Ainsi, la tradition linguistique hindoue est une tradition très ancienne vielle de 3 500 ans.

Le dharma est un concept qui est au cœur même de la linguistique hindoue. Comme l’explique Bhartrhari251, « Le sûtra veut établir que les substances, les actions et les qualités sont comprises dans le dharma. Quoiqu’ils soient toutes du domaine des sens, ce n’est pas par cette forme sensible qu’elles sont le dharma. C’est grâce aux Véda en effet que l’on connaît depuis toujours qu’elles sont le moyen de réaliser le bonheur » (Bhartrhari, 1964, p. 17). Nagesa252, un linguiste du XVIIIe siècle, explique l’importance du dharma ainsi : « Il faut la bonne maîtrise de la grammaire pour bien comprendre le sens des textes védiques et pour accéder par la suite à la félicité, appelée moksā, ce qui aide à accomplir les devoirs, appelés dharma. » Ainsi, le dharma fait partie intégrante de la linguistique, de la littérature, des mathématiques, des sciences et de la culture hindoues.

Nous sommes d’avis que le dharma, une des plus grandes contributions de la civilisation hindoue, est un principe « cosmique » qui vise à orienter l’individu qui cherche la vérité tant phénoménale que transcendantale. Le dharma aide à trouver la correspondance entre l’identification totale et la différenciation radicale et, par conséquent, constitue le socle de l’herméneutique analogique qui met l’accent sur l’importance de faire une interprétation équitable non seulement du point de vue de la vérité de la tradition du locuteur, mais aussi du point de vue de la vérité de la tradition de l’auditeur. À cette fin, il faut que le Soi de l’auditeur, en l’occurrence du traducteur, soit ancré fermement dans la vérité de la tradition à laquelle il appartient. Et le dharma constitue l’essence de la vérité de la tradition hindoue.

Il faut encore une fois noter que nous entendons par le mot « hindou253 », toutes les traditions dharmiques, à savoir le Sanāthana Dharma, mieux connu sous le nom d’hindouisme, le bouddhisme, le sikhisme et le jaïnisme qui sont indigènes à cette région. Selon cette perspective, le terme « hindou » se réfère à la civilisation dharmique de la vallée de l’Indus (civilisation

251 Bhartrihari: Vākyapādiyā Brahmakānda avec la vrtti (commentaire) de Harivrsabha, traduit par Madeleine Biardeau, Paris, Éditions E. de Boccard, Publications de l’Institut de civilisation indienne, 1964. 252 Philosophical Elements in Vedic Literature, in Encyclopedia of Indian Philosophies : The Philosophy of the Grammarians, Edited by K H Potter, New Delhi, Motilal Banarsidass, 1990, p. 342. 253 Voici ce que stipule l’Article 25 de la Constitution de l’Inde à cet égard: « Article 25: Freedom of conscience and free profession, practice and propagation of religion: Explanation II: In sub-Clause (b) of clause (2), the reference to Hindus shall be construed as including a reference to persons professing the Sikh, Jaina or Buddhist religion, and the reference to Hindu religious institutions shall be construed accordingly. » // http://www.unesco.org/most/rr3indi.htm 358

Sindhu-Sarasvathi), aux mœurs et coutumes, à la littérature, à la philosophie, aux arts, aux sciences et mathématiques dharmiques et aux habitants du sous-continent indien plutôt qu’à l’ensemble de croyances appelé « hindouisme ».

Les traditions abrahamiques non dharmiques pourraient être incluses dans le cadre hindou dans la mesure où les pratiquants se mettent d’accord sur les principes dharmiques de ne pas accorder de l’importance à l’exclusivisme et à l’historicité, ainsi que de respecter en toute sincérité les traditions et les pratiques sociales et spirituelles dharmiques comme étant tout aussi légitimes que les leurs. Ce sont les catégories conceptuelles inhérentes à la tradition à laquelle appartient le traducteur qui l’aideront à faire l’herméneutique située (Situated Hermeneutics) du texte. C’est à partir de ce stade que le traducteur peut tenter de comprendre le message de l’auteur du point de vue de la vérité de sa tradition afin de faire l’herméneutique non située (Unsituated Hermeneutics). Et c’est le Soi du traducteur qui sert de point de départ de l’herméneutique analogique et de l’interprétation dharmique.

Il faut se rappeler que l’interprétation dharmique de la vérité de la tradition de l’Autre, qui se fonde entre autres sur l’herméneutique analogique, deviendra éthique et équitable dans la mesure où le traducteur donne davantage d’importance à l’unité intégrale qu’à l’uniformité, appelée unité synthétique. Selon cette perspective, la bonne compréhension du texte commence par l’affirmation selon laquelle la différence sert de fondement à la composition du Weltanschauung. Par conséquent, il revient au traducteur de faire preuve d’ouverture d’esprit pour comprendre l’unité qui sous-tend les différences.

Par ailleurs, qui dit éthique dit politique. Nous sommes d’avis que la politique de l’Autre se fonde sur la politique du Soi. Dans le monde postcolonial254, c’est la vérité de la tradition colonisatrice qui l’emporte sur celle de la tradition colonisée. Pour que le traducteur fasse une interprétation dharmique de la vérité de l’Autre, en l’occurrence de la tradition colonisatrice, il doit également essayer de la comprendre, dans la mesure du possible, du point de vue des catégories logico-culturelles de l’Autre. L’interférence, selon nous, est le résultat de la superposition inégalée des catégories conceptuelles propres à la tradition du traducteur sur celle de l’Autre. D’où la nécessité de vernaculariser ou d’exotiser la vérité de la tradition de l’Autre

254 Nous souhaitons signaler que nous ne voulons pas nous associer au structuralisme, au poststructuralisme, au modernisme, au postmodernisme ou au postcolonialisme, car nous sommes d’avis que ce sont toutes des idéologies révolutionnaires dualistes qui nous éloignent de notre propos. 359

Ce genre de juxtaposition irraisonnée n’est pas unidirectionnelle, car lorsque le traducteur tente d’imposer les catégories logico-culturelles de la tradition colonisatrice sur ses propres traditions, cela aboutit à l’interférence et à la mauvaise traduction de la vérité des deux traditions.

Pour qu’il y ait intervention, c’est-à-dire la participation proactive dans le but de promouvoir la coopération, le traducteur doit d’abord comprendre la vérité de la tradition de l’Autre en se servant des catégories logico-culturelles propres à sa tradition. Puis, il doit essayer de comprendre la vérité de la tradition de l’Autre en usant des catégories logico-culturelles propres à la tradition de l’Autre. Il doit par la suite trouver la correspondance, en faisant abstraction des facteurs externes tels que l’économie, les orientations sexuelles, la pensée universaliste, la réduction binaire, entre les deux vérités. Ceci deviendra possible dans la mesure où le traducteur se voit accorder la liberté et le désir de penser l’Autre depuis ses catégories logico-culturelles, et de ne pas revendiquer obstinément la supériorité de la vérité de sa tradition. Le sapeksa-dharma, ou le respect mutuel, qui sert de base à l’interprétation dharmique, commence par le désir du traducteur de comprendre l’Autre et par le désir de l’Autre d’être compris sous un meilleur jour.

Nous sommes d’avis que la vérité d’ordre esthétique de la tradition de l’Autre s’articule autour de huit correspondances, à savoir la corrélation, la compatibilité, la contiguïté, le rythme, les déterminants, les changements mimétiques, les émotions fugaces et le délice, qui servent de truchement entre le sens contextuel et le sens phrastique, entre le sens contextuel et l’effet, et entre l’identité et l’altérité. Le traducteur doit chercher à comprendre le continu du discours afin de dénicher le sens contextuel. Le signe linguistique pris isolément, comme l’affirme Meschonnic, représente le discontinu, ce qui fait penser la traduction en termes binaires. Pour y parvenir, le traducteur doit déchiffrer la corrélation, la compatibilité et la contiguïté qui servent à unir le discontinu des signes, car les mots ne gagnent en clarté que par leurs associations avec les autres mots de la phrase. Une fois que le traducteur réussit à établir la correspondance entre le discontinu des signes individuels, il doit procéder à la compréhension du rythme.

En ce qui concerne la conceptualisation du rythme, nous sommes d’accord avec Henri Meschonnic en ce qui a trait à la conceptualisation du rythme comme la sémantique sérielle du continu du discours et non du discontinu du signe. Mais nous pouvons difficilement être d’accord avec ses propos concernant le continu du rythme en tant que sémantique sans sémiotique. Nous pensons que la sémiotique n’est pas uniquement une étude des signes. Ces

360 derniers sont bien plus que des symboles, des icônes qui comblent l’absence de l’objet. Le savoir, d’après nous, se fonde sur le signe. Quoique le signe soit l’image unifiée approximative des impressions affectives qui surgit dans l’esprit au moment de la remémoration de l’objet en question, elle est le résultat d’une construction consciente basée soit sur la perception directe soit sur la perception indirecte de l’objet. Bien que les signes ne soient pas l’ultime représentation de la réalité externe, ils aident à construire des idées dans le but de mieux comprendre de nouvelles réalités. Par conséquent, le savoir n’aura aucun appui en l’absence des signes.

Lorsque nous nous servons des signes dans une situation de communication, nous faisons toujours des associations entre les signes individuels, car nous sommes conscients de leur discontinuité. Nous connaissons le signe, son sens conventionnel et son sens métaphorique et ces associations sont stockées en tant que pensée condensée. Partant, le sens dépend du signe et, inversement, le signe dépend du sens, l’un et l’autre sont indissociables. Nous pensons que la sémantique n’aura aucun sens en l’absence de la sémiotique et vice versa.

Quand nous parlons, nous sommes toujours au niveau du continu des signes, car nous savons que la sémantique ne peut accéder à son vrai être qu’à la lumière du continu du discours. Comme l’explique Bhartrhari255, « le mot avec son sens est déterminé à partir du sens de la phrase; le sens de la phrase est déterminé à partir du mot; la phrase vient d’un groupe de mots et le mot d’un groupe de lettres; c’est-à-dire, du point de vue de l’analyse faite pour enseigner, le mot se trouve dans une phrase et le mot vient d’un groupe de lettres » (Bhartrhari, 1964, p. 71). Ainsi, qui dit sémantique dit sémiotique et, inversement, qui dit sémiotique dit sémantique.

En outre, nous pensons que dans la plupart des livres à succès, la compréhension du rythme se limite à l’identification des déterminants, des changements mimétiques et des émotions fugaces, agencés à l’aide des sens dénotatifs et indicatifs. Le sens suggestif et le délice qui en résulte sont présents uniquement dans des chefs-d’œuvre. La beauté qui résulte du délice est ce qui aide à différencier un chef-d’œuvre d’un livre à succès, car c’est entre autres la nature atemporelle de la beauté qui fait en sorte que le chef-d’œuvre peut être éternisé. C’est, par conséquent, le délice qui aide à combler les lacunes qui divisent les Weltanschauungen des Soi phénoménaux de l’auteur et du lecteur. À la question de savoir quels types d’œuvres traduire, nous répondons

255 Bhartrihari: Vākyapādiyā Brahmakānda avec la vrtti (commentaire) de Harivrsabha, traduit par Madeleine Biardeau, Paris, Éditions E. de Boccard, Publications de l’Institut de civilisation indienne, 1964. 361 qu’il faut privilégier celles qui contiennent le sens suggestif et le délice, car, d’après nous, un des principaux objectifs de la traduction littéraire est de contribuer à l’amélioration de l’intelligence émotionnelle256. Nous sommes d’avis que l’intelligence émotionnelle a son siège entre autres dans le savoir qui résulte de la jouissance de la beauté et que cette dernière est étroitement liée à la fonction référentielle du signe. Nous postulons que la perception et la jouissance de la beauté dépendent de l’association entre le signe et le référent, et du sens qui en découle. En conséquence, l’identification et la jouissance de la beauté peuvent se livrer à des études empiriques.

Par ailleurs, nous dénommons cette approche la phénoménologie moniste du traduire parce que c’est la première fois que la traductologie est abordée du point de vue moniste selon lequel la réalité est unique, mais elle est connue de plusieurs façons, ce qui implique qu’il faut du respect pour la revendication de vérité de l’Autre, car, en tant que prétention, elle est aussi vraie ou fausse que celle qui est courante dans la tradition à laquelle appartient le traducteur. Pour mieux respecter, comprendre et apprécier cette vérité d’ordre esthético-logique, il faut aborder la revendication de vérité à la fois du point de vue de la tradition du traducteur et de celle de l’auteur.

Nous pensons que l’approche moniste devrait aider à comprendre les enjeux traductologiques sous un jour nouveau, car la compréhension du texte équivaut à être conscient de la lumière que dégage l’objet, en l’occurrence l’œuvre, à rappeler l’expérience déjà vécue qu’a offerte cet objet et à faire l’épochè, comme le dirait Husserl, en jetant de la lumière sur la revendication de vérité de l’Autre, non seulement depuis les expériences vécues conformément aux catégories logico- culturelles du traducteur, mais aussi depuis celles de l’auteur. La jouissance qui résulte de la dégustation du délice est ce qui contribue à l’expérience esthétique. Elle est, en conséquence, le pur reflet des états psychiques déjà vécus par le lecteur-traducteur qui sont présentés sous forme d’expérience vécue dans le présent. C’est précisément pour cette raison que nous appelons le

256 Nous suivons la définition d’intelligence émotionnelle de Mayer et Salovey selon lesquels « l’intelligence émotionnelle désigne l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres ». Voir: J Mayer, P Salovey: What is Emotional Intelligence ? : Emotional Development and Emotional Intelligence : Educational Implications, New York, Basic Books, 1997, pp. 10, 11. 362 savoir poétique, la reconnaissance de ce qui est déjà vécu, l’action de reconnaître ce qui est déjà connu; en somme, nous disons que l’expérience littéraire s’apparente à la Pratyabhijñā257.

À la question de savoir comment cette approche peut aider à comprendre le rapport entre la théorie et la pratique, nous disons que la phénoménologie moniste du traduire en tant que méthodologie pourrait aider à saisir toute la série d’associations qui commence par le discontinu du signe et qui se termine par la jouissance de la beauté. Pour nous, la phénoménologie moniste du traduire est d’abord et avant tout une approche qui met l’accent sur la bonne façon de lire et de comprendre le texte. Une fois la compréhension terminée, cette approche met en exergue l’importance de prendre plusieurs facteurs en considération avant de prendre une décision dharmique selon le contexte existentiel du traducteur, car ce dernier, qui travaille seul la plupart du temps, doit miser sur ses propres codes d’éthique, ce qui fait que l’éthique du traducteur, si elle vise à mieux faire valoir les droits et la profession du traducteur, doit se fonder sur le contexte existentiel et non sur des codes déontologiques universalistes et utilitaires258.

En ce qui concerne l’apport de cette approche à la pratique, nous pouvons dire que la phénoménologie moniste du traduire devrait aider à mieux identifier les huit correspondances qui se trouvent dans la majorité des textes littéraires, et à mieux reproduire le continu de l’expérience esthétique, ainsi que la beauté qui découle de la lecture d’un chef-d’œuvre. Cette approche est descriptive dans la mesure où les équivalences et les différents procédés de traduction serviront à reproduire les facteurs objectifs, notamment le cadre et les changements mimétiques. Le cheminement de l’émotion qui constitue le délice dépend de la compréhension, de la

257 Les opposants à cette façon de concevoir le savoir poétique transcendantal pourraient estimer que celui-ci néglige la dimension novatrice et créatrice de la poésie. Or, la reconnaissance de ce qui est déjà vécu se rapporte aux états émotifs, le fond, et non à la dimension novatrice et à la créativité, la forme (v. pp. 274, 278, 357). C’est précisément pour encourager les écrivains à créer de nouvelles façons d’exprimer le contenu affectif qu’Anandavardana et Abhinavagupta proposent la théorie du sens suggestif et du délice esthétique, qui se fondent sur la philosophie shivaïte. Conformément aux enseignements de la Pratyabhijñā, Ananda et Abhinava prônent que l’auteur use de différents types de sens pour communiquer un état affectif déjà vécu par le lecteur. Ainsi, la structure narrative, les schémas argumentatifs, la structure thématique entre autres, aident le lecteur-traducteur à reconnaître le Soi transcendantal par le truchement des états affectifs présentés dans l’œuvre. En un mot, la reconnaissance de l’affect n’empêche guère l’épanouissement du style. 258 Selon les critiques de l’éthique contextuelle, il faudrait faire remarquer qu’on ne permet pas à qui que ce soit d’être accusé et juge en même temps dans sa propre cause. Nous sommes d’accord que l’agent doit suivre les impératifs catégoriques en tout temps. Mais, comme nous le disions plus haut, il faut qu’il soit investi de liberté pour faire sens des codes universels selon le contexte existentiel. C’est une question reliée à l’éthique du Soi, ou le sva- dharma (v. pp. 101, 107, 123, 146, 349). Comme l’affirme Rajiv Malhotra, « The process of learning does not depend on apprehending universal categories » (v. p. 106). Ainsi, la bonne conscience éthique commence par l’éthique personnelle. Une personne immorale n’est pas quelqu’un qui connaît mal les lois universelles; c’est plutôt quelqu’un qui arrive mal à contextualiser, à personnaliser les impératifs catégoriques. 363 sensibilité et de la bonne volonté du lecteur. Cette approche est prescriptive dans la mesure où pour qu’il y ait bonne compréhension, certains mots, certains syntagmes et certaines phrases doivent obligatoirement être reproduits en vue entre autres d’aboutir au délice.

Nous avons choisi la méthode hindoue pour comprendre la problématique de l’art traductif non seulement pour aborder la traductologie d’un point de vue différent, mais aussi pour remettre en vigueur la linguistique hindoue en démythifiant les stéréotypes au sujet de la philosophie et de la méthodologie hindoues. Voyons ce que dit le professeur John Oliver Perry259 dans son article à ce propos :

« The most important issue […] is that this ancient “Indian conceptual framework” cannot and will not be widely accepted in India or elsewhere, no matter how dressed up in terminological clothes. The basic reason is that it is identified with the Brahmanical castes. […] Besides, to practice criticism with this system would require not only abandoning all others, Western and otherwise, but also immersing oneself in ancient terminologies and modes of categorical thinking uncongenial to this age. […] We are told that the pleasures of non-philosophical texts may depend on cognitive elements, but the ultimate experience is deemed emotive, producing in an appropriately receptive audience “tranquil pleasure, ānandā (beatific bliss). […] So, imaginative literature achieves no understanding of life independent of the philosophical tradition, with its ancient “theories of experience, of being, of knowledge and of the cognitive mechanism. Thus, to understand or “get” a literary text, “we” the interpreting community, need to be imbued with Indian Philosophy, so that the experience of rasa-bhava enters fully into our self. […] Another weakness in this system […] is that the classical logic used assumes that analogy is a form of proof, that received authorities offer incontrovertible standards of truth, and that coherence with “known facts” is readily determinable (e.g., in evaluating comparison). Furthermore, both terms and concepts have not only widely divergent meanings (at different stages of development?) but also impracticable instabilities and uncertainties on any single occasion. […] Perhaps, the most common objection to this system is its privileging not only of rasas and bhavas, fully fledged emotions and more fundamental moods, but also of suggestion, “dhvani” which in turn privileges

259 J O Perry: « World Literature in Review : Hindi », in World Literature Today, Vol. 73, Issue 3, Summer 1999, University of Oklahoma, Norman, 597. 364

lyricism in all kavya (literature), though not necessarily in the other arts. Possibly related to this emphasis on potentially vague meanings and effects, is an insistence on unity, especially the particular rasa to be achieved—though ultimately every rasa strives for ultimate bliss, which involves unity with the One. […] So, there are no unmediated senses of things. Such a metaphysically based esthetics and poetics allows little room for the merely personal, for gossip, news, autobiography, perhaps even playfulness. »

Pour mieux jeter de la lumière sur la critique de John Oliver Perry, nous nous fondons sur l’article du professeur Kapil Kapoor260 selon lequel il ne sied pas de dire que la méthode hindoue se limite à la caste brahmanique, qu’elle est peu pertinente, et qu’elle est d’ordre métaphysique. En premier lieu, il suffit d’examiner l’objet d’étude des différentes écoles de pensée pour se rendre compte que la méthodologie hindoue ne se cantonne pas à une école de pensée, à une couche de la société hindoue. À titre d’exemple, l’école de pensée de rīti (style) étudie le rapport entre l’arrangement des mots et la beauté; l’école de pensée de dhvani (sens suggestif) étudie le rapport entre le sens provenant du symbolisme verbal et la beauté; l’école de pensée d’alamkāra (embellissement) étudie le rapport entre les figures de style et la beauté. Ces écoles s’évertuent à proposer des catégories conceptuelles pour mieux comprendre l’interprétation du sens et de la beauté. Ces catégories, qui sont d’ordre descriptif et analytique, n’ont aucun rapport avec les codes éthiques et politiques des adhérents d’une certaine caste.

D’ailleurs, il faut faire la distinction entre la caste et la jāti. Le mot caste est d’origine ibérique qui fait référence à la race et non à la couche sociale. Ainsi, traduire la jāti, qui signifie la communauté professionnelle dans laquelle l’individu est né, par le mot caste, qui n’est pas mentionné dans les Véda, est une entreprise fort périlleuse. Qui plus est, il ne faut pas confondre la jāti (communauté) brahmane avec l’unité cosmique, appelée brahmane. Lorsque les indianistes parlent du « védisme » et du « brahmanisme », ils entendent une version aryenisée importée de la tradition dharmique.

Tant s’en faut. Selon Kapoor, les écritures védiques attestent l’existence de trois camps rivaux indigènes, à savoir brahmanique, bouddhiste et jaïn. Alors que l’école brahmanique tâche de prouver l’existence de l’unité cosmique, appelée brahman, les écoles bouddhiste et jaïne la

260 // http://www.infinityfoundation.com/mandala/t_es/st_es_kapoo_eleven_frameset.htm 365 rejettent. En ce sens, le camp brahmanique représente les théistes, alors que les camps bouddhistes et jaïns sont ouvertement athées. L’érudition occidentale a toujours soutenu l’hypothèse selon laquelle le mot « brahman » relève de la caste brahmane, et les brahmanes, les prétendues élites, dominent la pensée hindoue. Comme l’explique Kapoor, « just as we cannot characterise Plato’s ontological categories as ‘pagan’, just as we cannot characterise Derrida’s epistemic categories as ‘Jewish’, in the same way, we cannot characterise any of the Indian literary theoretic categories as ‘Brahmanical’ ».

En deuxième lieu, nous sommes d’avis que l’accusation selon laquelle les méthodes hindoues sont purement d’intérêt archéologique et, de ce fait, ne sont pas pertinentes par rapport à la critique littéraire moderne est mal fondée, car notre recherche montre tout le contraire. Voyons, dans l’ordre de présentation, la pertinence des concepts par rapport à la traduction littéraire. D’abord, l’herméneutique analogique se fonde sur le principe védique selon lequel la vérité est unique et chacun a sa façon de la voir, ce qui fait qu’il faut du respect pour la revendication de vérité de l’Autre, et que la revendication, en tant que prétention, peut être aussi vraie ou fausse que celle qui est courante dans la tradition du traducteur. Puis l’interprétation et l’éthique dharmiques mettent l’accent sur l’importance de rechercher la correspondance entre deux choix discordants pour éviter le conflit et l’angoisse qui résultent de la nature irréconciliable de l’idéologie binaire, et sur la nécessité de privilégier le contexte existentiel du traducteur lors de la prise de décision éthique.

La Pratyabhijñā met en exergue la nature indestructible du Soi du traducteur, l’importance de reconnaître la liberté et le désir du traducteur, et la nature de la vérité littéraire entre autres. Puis, en vertu des théories de la compréhension du sens contextuel de l’école Mīmāmsa, il faut non seulement accorder de l’importance aux sens individuels des mots, mais aussi les comprendre en tant qu’ensemble pour mieux saisir le sens contextuel. Nous sommes d’avis qu’il existe un nombre restreint d’écoles de pensée occidentales qui expliquent de façon aussi détaillée la formation du sens contextuel, le cheminement du discontinu du signe au continu du discours, comme le dirait Meschonnic, les rapports qui se nouent entre les mots individuels ainsi que l’importance de comprendre ces rapports pour mieux apprécier l’indication et l’allusion. En outre, la théorie du sens suggestif et du délice esthétique nous montre comment le sens suggestif se forme à partir des déterminants et des changements mimétiques, et comment ce sens aide à la

366 jouissance du délice et, par extension, de la beauté. À notre avis, il n’existe aucune théorie occidentale qui aborde la jouissance de la beauté littéraire de façon aussi empirique que la théorie du sens suggestif. En effet, nous estimons que la phénoménologie moniste du traduire comme méthode de traduction, qui se fonde sur la linguistique, l’éthique et l’esthétique hindoues, est mieux adaptée à la traduction des textes littéraires que d’autres méthodes qui se fondent uniquement sur le vouloir dire et sur l’analyse du discours. La théorie de la primauté du mot et celle de la phrase, l’herméneutique analogique, la théorie du sens suggestif et du délice esthétique, ainsi que l’éthique dharmique en sont les plus belles preuves.

En troisième lieu, il est déplacé de prétendre que l’expérience esthétique, telle que conçue par les esthéticiens hindous, n’a aucune valeur intellectuelle, car les esthéticiens hindous, à la différence de leurs homologues occidentaux, ne font pas de distinction entre le savoir et la joie qui en résulte. Le summum du savoir, selon les philosophes hindous, est la jouissance surnaturelle qu’il offre. D’après Kapoor, c’était Platon qui faisait la distinction entre l’émotion et la raison et cette tradition a continué jusqu’à T. S. Eliot avec sa théorie de la dissociation de la sensibilité. Une telle opposition n’existe pas dans la tradition dharmique. L’expérience à l’état éveillé, d’après les penseurs hindous, découle de la filtration des réponses sensorielles physiques soit actives soit passives. La conscience les évalue en termes d’impressions sur le Soi à l’aide de l’intellect. Ceci constitue l’essence de la théorie de la conscience, appelée citta. Il ne faut pas confondre la joie qui résulte de ce genre de savoir incarné avec celle qui résulte des plaisirs temporels tels que l’accumulation de la richesse matérielle.

Certes, pour mieux comprendre l’essence de cette vision et de cette manière d’aborder le cosmos, il faut se familiariser avec la philosophie hindoue, tout comme les critiques littéraires qui appartiennent à des cultures dharmiques doivent s’habituer à la culture occidentale pour mieux comprendre et apprécier la littérature occidentale. Comme l’explique Kapoor, « this has reference to Mr. Perry’s complaint that “‘we’ the interpreting community, need to be imbued with Indian philosophy to enjoy Indian texts”. Ironically, this acknowledges the knowledge base of literary enjoyment ». En dernier lieu, nous ne pouvons pas dire que les méthodes hindoues sont de nature métaphysique et, par ricochet, non empiriques, car ce malentendu provient de la mauvaise compréhension des propos de philosophes tels que Bhartrhari. Selon ce dernier, le monde est un monde de mots (sabda-brahman). Si nous remontons à l’ère des Upanishad, la

367 langue, qui a comme fondements le souffle et l’esprit, n’est pas une construction métaphysique, mais une réalité physique et empirique. Bhartrhari ne fait que suivre cette ligne de pensée pour montrer que la langue est le résultat de la cognition déterminée, et pour démentir l’hypothèse des bouddhistes qui prônent la nature non linguistique et indéterminée de la cognition. Les logiciens, pour leur part, postulent que la cognition est à la fois déterminée et indéterminée. Les critiques littéraires, qui appartiennent à la tradition des grammairiens, sont partisans du point de vue selon lequel la langue aide à construire la réalité. Partant, l’expérience quotidienne est connue et est structurée dans l’esprit selon le même cadre conceptuel qui ressemble au cadre linguistique. Il serait erroné d’appeler ces approches des formules métaphysiques.

D’après Kapoor :

« The aesthetics of poeticians such as Bharata, Bhamaha, Mahima Bhatta can by no stretch of imagination be described as a metaphysically based aesthetics. In the same way to describe a rasa experience as a metaphysical experience amounts to using words loosely. There is no agreement among the Indian theorists about the nature of rasa experience—for Bharata, it is an objective experience of the auditor, of the receiver as a preksaka, i.e. observer. For Mahima Bhatta, it is an intellectual experience gained through reasoning. For Abhinavagupta, it is something that is experienced and attested within one’s own self, a process that is not different from direct perception. That all experience, including literary experience is subjective in a sense does not render it metaphysical. It is a pity that such substantial issues are discussed at merely surface levels. »

Nous sommes d’avis que cette façon de penser les méthodes non européennes est la conséquence directe de la mentalité colonisée. Les hindous laïcs qui essaient de comprendre l’Autre, qui est la plupart du temps une personne occidentale, le font à travers le prisme des catégories bibliques, car c’est ce qu’on leur enseigne à l’école. Les critiques hindous de la vision et de la méthode dharmiques ne se rendent pas compte que la personne occidentale critique tout ce qui est non chrétien à cause de son ignorance de la tradition dharmique et dans le but nettement défini de discréditer le savoir païen. Quoi qu’il en soit, c’est cette croyance inébranlable selon laquelle tout ce qui sort de la bouche de la personne occidentale doit être valable, ce qui fait en sorte que l’hindou laïc méprise sa propre culture et tout ce qu’elle a à offrir au développement philosophique, éthique, esthétique, scientifique et technique. Nous sommes d’avis que lorsqu’il 368 n’y a pas de bonne estime de la vérité de la tradition du Soi, il n’y aura pas de bonne traduction de la vérité de la tradition de l’Autre. Ainsi, il est peu étonnant que les hindous fassent ce genre de critique dépareillée en conjonction avec leurs homologues occidentaux. Comme l’explique Kapoor261 : « These charges, falling in the paradigm of the familiar Liberal-Marxist attack on the Hindu traditions, like other charges, stem from a deep ignorance of things Indian. Only a person who has not read the primary texts and has only read about the texts can make this kind of statements. »

En guise de conclusion, nous sommes d’avis que l’heure est venue de mettre nos croyances entre parenthèses, comme le dirait Husserl, et de repenser la traductologie, car le binarisme n’engendre que le conflit et l’angoisse. Nous disons que le binarisme est nécessaire pour comprendre les deux impératifs entre lesquels se font les décisions linguistiques, esthétiques, éthiques, logiques, etc. Mais il faut se prémunir contre les dangers du dualisme absolutiste, car ceci contraint le traducteur à faire l’identification totale et la différenciation radicale. Nous pensons que le traducteur peut espérer résoudre les conflits conceptuels en cherchant la correspondance entre deux choix en apparence irréconciliables. Ainsi, la phénoménologie moniste du traduire peut aider à mieux comprendre et à reproduire de façon dharmique l’unité qui sous-tend toute diversité.

261 http://www.infinityfoundation.com/mandala/t_es/st_es_kapoo_eleven_frameset.htm

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