<<

University of Calgary PRISM: University of Calgary's Digital Repository

Graduate Studies The Vault: Electronic Theses and Dissertations

2020-07-06 Idéologies linguistiques à l’Est de l’Ukraine à la suite du conflit russo-ukrainien de 2014: Représentations sociolinguistiques et choix de code intergroupes dans la ville de Kharkiv

Pletnyova, Ganna

Pletnyova, G. (2020). Idéologies linguistiques à l’Est de l’Ukraine à la suite du conflit russo-ukrainien de 2014: Représentations sociolinguistiques et choix de code intergroupes dans la ville de Kharkiv (Unpublished doctoral thesis). University of Calgary, Calgary, AB. http://hdl.handle.net/1880/112261 doctoral thesis

University of Calgary graduate students retain copyright ownership and moral rights for their thesis. You may use this material in any way that is permitted by the Copyright Act or through licensing that has been assigned to the document. For uses that are not allowable under copyright legislation or licensing, you are required to seek permission. Downloaded from PRISM: https://prism.ucalgary.ca UNIVERSITY OF CALGARY

Idéologies linguistiques à l’Est de l’Ukraine à la suite du conflit russo-ukrainien de 2014:

Représentations sociolinguistiques et choix de code intergroupes dans la ville de Kharkiv

by

Ganna Pletnyova

A THESIS

SUBMITTED TO THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES

IN PARTIAL FULFILMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE

DEGREE OF DOCTOR OF PHILOSOPHY

GRADUATE PROGRAM IN FRENCH, ITALIAN AND SPANISH

CALGARY, ALBERTA

JULY, 2020

© Ganna Pletnyova 2020

i

Résumé

Cette étude explore les effets du conflit russo-ukrainien sur les ideologies et pratiques linguistiques des Ukrainiens russophones de la ville de Kharkiv, située à l’Est de l’Ukraine, à 30 kilomètres de la frontière russe. L’Ukraine est un pays officiellement unilingue avec l’ukrainien comme seule langue d’État, où environ 40 % de la population de l’Est et du Sud parle russe comme première langue. Comme la Russie a tiré parti des questions langagières ukrainiennes de longue date, il est important de rechercher comment cela a influencé les Ukrainiens russophones.

Ces derniers se sont polarisés par le conflit entre les positions politiques concurrentes pour et contre la Russie. Ces convictions politiques et les interprétations divergentes du rôle de la langue dans un État-nation ont poussé les Kharkiviens russophones à essayer de passer à l’ukrainien, à prôner le bi ou plurilinguisme ou à utiliser seulement le russe de manière démonstrative. Ces trois idéologies, déterminées par les recherches précédentes et confirmées par les observations personnelles de la chercheuse, ont servi de base à l’enquête de terrain.

Dans ce projet, on a utilisé des méthodes de recherche qualitatives, à savoir des entretiens semi-directifs, ce qui a permis d’obtenir des réponses plus approfondies. L’enquête a été effectuée à Kharkiv en été 2018, où la chercheuse a interviewé 32 participants adultes (un nombre égal de femmes et d’hommes) de différents âges, niveaux d’éducation et professions.

Les résultats de la recherche font état des changements dans les attitudes des participants envers l’ukrainien, le russe, des langues étrangères et la politique linguistique d’État aussi bien que dans leurs pratiques langagières et stratégies d’adaptation bilingue des locuteurs d’autres idéologies. Comme l’enquête a été menée quatre ans après le début du conflit, ses résultats ii mettent également en lumière l’évolution des idéologies et des comportements linguistiques avec le temps.

Mots-clés: Sociolinguistique critique, Plurilinguisme, Représentations et idéologies sociolinguistiques, Nationalisme linguististique et relations intergroupes, Politique linguistique,

Adaptation bilingue.

Abstract

This study explores the effects of the Russian-Ukrainian conflict on the linguistic ideologies and practices of Russian-speaking Ukrainians from the city of Kharkiv, situated in the east of Ukraine, 30 kilometres from the border with . Ukraine is a country with a single , Ukrainian, where as many as 40% of the eastern and southern population speak

Russian as their first language. As Russia capitalized on the long-existing language issues at the start of the conflict in 2014, it is important to research how it influenced Russian-speaking

Ukrainians.

This conflict both polarized Ukrainian Russophones into competing ideological positions for or against Russia and gave fresh vigour to the linguistic debate in Ukraine. The Russian- speaking Kharkivites’ opposing political convictions and interpretations of the role of language in a nation-state affected their linguistic behaviour, motivating them to either attempt to switch to

Ukrainian, to advocate bi- or multilingualism or to demonstratively use only Russian. I sought participants for my study based on these three language ideologies, determined by previous research and confirmed by my own observations.

In my project, I used qualitative research methods, i.e. semi-structured interviews, which allowed me to obtain in-depth reponses from participants. The field study was carried out in iii

Kharkiv in the summer of 2018, where I interviewed 32 adult participants (an equal number of men and women) of different ages, levels of education and professions.

The study results provide evidence of changes in the participants’ attitudes to Russian,

Ukrainian, foreign languages and state language policy as well as shifts in their language practices and accommodation strategies of speakers of different language ideologies. As the study was carried out four years after the beginning of the conflict, its results also cast light on the evolution of language ideologies and behaviours over time.

Key words: Critical sociolinguistics, Multilingualism, Linguistic ideologies and attitudes,

Linguistic Nationalism and Intergroup Relationship, Language policy, Bilingual

Accommodation.

iv

Préface

Cette thèse est un ouvrage original, inédit et indépendant de son auteure, Ganna (Anna)

Pletnyova. L’enquête de terrain reportée dans les Chapitres VII-X a été approuvée par le Comité

éthique de l’Université de Calgary (Conjoint Faculties Research Ethics Board (CFREB)) pour le projet Linguistic Ideologies in the East of Ukraine: Analysis of Language Attitudes and Choice of

Code in the City of Kharkiv le 20 avril 2018 (Ethics ID: REB18-0282).

v

Remerciements

Ce projet doctoral de longue durée a été réalisé grâce aux conversations, conseils et soutien de plusieurs personnes se trouvant au Canada et en Ukraine. C’est à elles que je dois mes remerciements et respects les plus chaleureux.

Tout d’abord, je voudrais remercier mon magnifique directeur de recherche, Dr. Ozouf

Sénamin Amedegnato, qui a su m’écouter et me poser des questions perspicaces sur mes intérêts et ma vie en générale, m’aidant ainsi à comprendre ce que je voulais rechercher et comment il fallait l’effectuer. Il m’a guidée sur mon parcours de doctorat, me soutenant aux moments de difficulté et de désespoir, sans me laisser me décourager. C’est d’abord et avant tout grâce à lui que j’ai pu mener ce travail à terme.

En plus, j’adresse ma gratitude aux membres de mon comité scientifique, Dr. Elena

Bratishenko et Dr. Rahat Zaidi, pour les conseils pertinents qu’elles m’ont donnés au cours de mon parcours de doctorante et pour leur acceptation rassurante de l’interdisciplinarité de ce projet.

Je tiens également à remercier tous mes collègues et amis à l’Université de Calgary et dans ma ville natale de Kharkiv pour nos débats scientifiques et pour nos simples bavardages quotidiens, qui m’ont aidée à voir plus clairement les choses que je ne voyais pas avant.

Enfin et surtout, je suis très reconnaissante à ma famille au Canada et en Ukraine qui m’a supportée et soutenue, envers et contre tout, pendant ces cinq ans de ma vie. Merci à mes parents, ma sœur et mon frère d’avoir écouté mes problèmes, doutes et examens de conscience et de s’être occupés de mon fils pendant mes longues heures de travail. Merci à mon mari qui m’a soutenue dans tous mes efforts, en acceptant notre séparation temporaire.

Sans vous, ce projet ne serait jamais réalisé. Merci beaucoup! vi

À mon mari Serge, qui ne lira ça jamais vii

Table des matières

Résumé ...... i Abstract ...... ii Préface...... iv Remerciements ...... v Table des matières...... vii Liste des figures, tableaux, photos et cartes ...... xvii INTRODUCTION ...... 1 1. Aperçu du terrain ...... 1 L’Ukraine: une brève présentation des faits socio-politiques ...... 1 La ville de Kharkiv: le terrain de l’enquête ...... 5 2. Le champ de l’étude ...... 8 De la linguistique générale de Saussure vers la sociolinguistique ...... 8 Sociolinguistique et sociolinguistique critique ...... 10 Le champ de ce projet et la position de la chercheuse ...... 12 Le choix de langue de cette thèse ...... 14 3. La structure de la thèse ...... 15 Traduction et translittération ...... 19 PARTIE I: CADRE THÉORIQUE ...... 21 CHAPITRE I: REPRÉSENTATIONS, IDÉOLOGIES, ATTITUDES ET IDENTITÉ SOCIOLINGUISTIQUES ...... 23 1.1. Idéologies, représentations et attitudes dans les sciences sociales ...... 23 1.1.1. Idéologies...... 23 1.1.2. Représentations collectives et sociales ...... 24 1.1.3. Attitudes...... 25 1.1.4. Relations entre idéologie, représentation et attitude ...... 25 1.2. Idéologies, représentations et attitudes dans les études de la langue ...... 26 1.2.1. La sociolinguistique française ...... 26 1.2.2. L’anthropologie nord-américaine et l’analyse critique du discours ...... 28 1.2.3. « Représentations », « idéologies » et « attitudes » dans ce projet...... 29 viii

1.3. Identité individuelle et sociale, dynamique intergroupe et son influence sur l’identité linguistique ...... 31 1.3.1. Identités individuelle et sociale ...... 31 1.3.2. La théorie de l’identité sociale ...... 32 1.3.3. Identité linguistique ...... 34 CHAPITRE II: BILINGUISME ET DIGLOSSIE ...... 36 2.1. Qu’est-ce que le « bilinguisme »? ...... 36 2.1.1. Tentatives de définition ...... 36 2.1.2. Approches aux études du bi- et plurilinguisme ...... 37 2.1.3. Interprétation du bilinguisme dans ce projet ...... 39 2.2. Bilinguisme individuel (approche psychologique) ...... 40 2.2.1. Types de bilinguisme individuel...... 40 2.2.2. Approche holistique au bilinguisme individuel ...... 42 2.2.3. Bilinguisme et identité ...... 43 2.3. Bilinguisme sociétal ...... 44 2.3.1. Introduction du terme « diglossie » ...... 44 2.3.2. Rapports entre le bilinguisme et la diglossie ...... 46 2.3.3. Bilinguisme, diglossie et conflit linguistique ...... 47 2.4. Bilinguisme comme comportement social ...... 48 2.4.1. Définition du choix de code ...... 48 2.4.2. Facteurs influençant le choix de code (niveau macro-linguistique) ...... 49 2.4.3. Théorie de l’adaptation de la parole (Communication Accommodation Theory) (niveau micro-linguistique) ...... 50 2.4.4. Stratégies de l’accommodation des bilingues (Bilingual accommodation strategies) 51 2.4.5. Maintenance et transfert linguistique (language maintenance and ) ..... 53 CHAPITRE III: FACTEURS POLITICO-ÉCONOMIQUES INFLUENÇANT LE CHOIX DE CODE ...... 54 3.1. Langue dans l’État-nation ...... 54 3.1.1. Idéologie politique de l’État-nation ...... 54 3.1.2. Idéologie linguistique de l’État-nation ...... 55 3.1.3. Idéologie monolingue et standardisation ...... 56 ix

3.2. Politique linguistique et ses motivations ...... 57 3.2.1. Définitions de la planification et de la politique linguistiques ...... 57 3.2.2. Termes alternatifs et connexes à la politique linguistique ...... 59 3.2.3. Motivations de la politique linguistique ...... 60 3.3. État-nation et contextes plurilingues ...... 61 3.3.1. Minorités et politique linguistique ...... 61 3.3.2. Types d’États plurilingues ...... 63 3.4. Normes, capital symbolique et marché linguistique ...... 64 3.4.1. Définition de la « norme » et types de normes ...... 64 3.4.2. Marché et capital linguistiques ...... 66 3.4.3. Prestige des variétés/langues ...... 67 3.4.4. Anticipation des sanctions du marché : l’insécurité linguistique ...... 68 3.5. Facteurs politico-économiques du choix de code : discours nationaliste et mondialisant; le concept de « fierté et profit » ...... 69 3.5.1. État-nation et mondialisation ...... 69 3.5.2. « Fierté et profit » dans le choix de code ...... 70 PARTIE II: PAYSAGE SOCIOLINGUISTIQUE ET IDÉOLOGIQUE DE L’UKRAINE ET DE KHARKIV ...... 73 CHAPITRE IV: L’HISTOIRE ET LES IDÉOLOGIES LINGUISTIQUES ...... 75 4.1. La Rus’ de Kiev et sa langue ...... 79 4.1.1. D’où viennent les langues russe et ukrainienne? ...... 79 4.1.2. Idéologies actuelles liées à cette période historique : À qui est la Rus’ de Kiev et sa langue? ...... 80 4.2. Après la Rus’ : pays-successeurs de l’empire selon les camps différents ...... 82 4.2.1. La Moscovie et la Galice-Volhyn ...... 82 4.2.2. Les Champs Sauvages et les Cosaques...... 83 4.3. Le développement du russe et de l’ukrainien littéraires au 19e siècle ...... 85 4.3.1. Les grands écrivains « petits-russes » ...... 85 4.3.2. Les Ukrainiens en Autriche ...... 89 4.4. Les langues en Union soviétique : de la Révolution de 1917 jusqu’à la désintégration de l’URSS ...... 90 x

4.4.1. La Révolution de 1917 et le séparatisme ...... 90 4.4.2. La korénizatsiia de Lénine ...... 91 4.4.3. La main de fer de Staline ...... 93 4.4.4. Khrouchtschev et le dégel ...... 98 4.4.5. La péréstroika de Gorbatchev et la déclaration de la langue officielle en Ukraine ... 100 CHAPITRE V: Le paysage sociolinguistique de l’Ukraine ...... 102 5.1. La composition ethnique et linguistique de l’Ukraine dès 1989 et jusqu’à maintenant... 102 5.1.1. La composition ethnique de l’Ukraine et les divisions ethnolinguistiques du pays .. 102 5.1.2. Le recensement ukrainien de 2001 et divergences entre « langue natale » et « langue parlée »…...... 104 5.1.3. Autres études sur les changements linguistiques effectuées après le recensement de 2001………… ...... 105 5.1.4. Changements territoriaux et linguistiques en Ukraine depuis le début du conflit ukrainien-russe en 2014 ...... 106 5.2. Le régime et la politique linguistiques de l’Ukraine ...... 107 5.2.1. Le régime linguistique de l’Ukraine indépendante...... 107 5.2.2. Description du bilinguisme des Ukrainiens et de la diglossie au niveau de l’État .... 109 5.2.3. Législation linguistique de l’Ukraine ...... 110 5.2.3.1. Les langues dans la Constitution ...... 110 5.2.3.2. La ratification des documents européens sur les langues ...... 111 5.2.3.3. La loi Kivalov-Kolesnitchenko de 2012 ...... 112 5.2.3.4. Les lois linguistiques après l’Euromaïdan ...... 113 5.2.3.5. Lois sur les langues d’enseignement ...... 114 5.2.3.6. Quotas sur les langues des produits culturels ...... 116 5.3. Idéologies et pratiques politiques et linguistiques des Ukrainiens et leur évolution sous l’influence des événements récents ...... 118 5.3.1. L’influence des révolutions du Maïdan de 2004-2005 et de 2014 sur les attitudes et pratiques linguistiques des Ukrainiens ...... 118 5.3.1.1. La question linguistique à la suite de la Révolution orange de 2004-2005 ...... 118 5.3.1.2. Les conséquences de l’Euromaïdan de 2014 ...... 119 5.3.2. Représentations et idéologies linguistiques en Ukraine ...... 120 5.3.2.1. Idéologies linguistiques promues par les élites ukrainiennes ...... 120 5.3.2.2. Les exemples de la politique d’autres pays comme justification de telle ou telle idéologie linguistique ...... 121 5.3.2.3. Idéologies dans les travaux des sociolinguistes ukrainiens ...... 122 xi

5.3.2.4. Le positionnement de cette thèse dans le discours idéologique sur les langues en Ukraine ...... 125 CHAPITRE VI: LA VILLE DE KHARKIV. DESCRIPTION DU TERRAIN DE L’ENQUÊTE ...... 127 6.1. L’Ukraine Sloboda: l’histoire frontalière dans l’histoire frontalière ...... 127 6.1.1. Les « Champs sauvages » ...... 127 6.1.2. Kharkiv comme centre régional dans l’empire russe ...... 129 6.1.3. Kharkiv en Ukraine soviétique : capitale de l’Ukraine et centre de l’indigénisation 130 6.1.3.1. Kharkiv comme capitale de l’Ukraine soviétique ...... 130 6.1.3.2. De Kharkov à Kharkiv : le centre d’indigénisation et de standardisation de la langue ukrainienne ...... 132 6.1.3.3. Les chiffres de l’ukrainisation ...... 133 6.1.3.4. Répressions staliniennes et influence de la Seconde guerre mondiale sur la situation linguistique de la ville ...... 135 6.2. Kharkiv en Ukraine indépendante ...... 136 6.2.1. Législation régionale sur les langues ...... 136 6.2.2. Diglossie russe-ukrainienne ...... 137 6.2.2.1. Status ...... 137 6.2.2.2. Corpus ...... 140 6.3. Identité de la région et de la ville de Kharkiv ...... 142 6.3.1. Ville frontalière – identité frontalière. Kharkov ou Kharkiv? Russe ou ukrainien? .. 143 6.3.2. Rivalité entre Kharkiv et ; opposition entre Kharkiv et Lviv ...... 145 6.3.3. Kharkiv comme ville « intelligente » ...... 147 6.4. L’impact des révolutions du Maïdan sur les Kharkiviens ...... 149 6.4.1. La Révolution orange et la question linguistique ...... 149 6.4.2. L’Euromaïdan et la langue des « vrais patriotes » de l’Ukraine ...... 149 PARTIE III: ENQUÊTE DE TERRAIN ET SES RÉSULTATS ...... 151 CHAPITRE VII: MÉTHODOLOGIE ...... 153 7.1. Description de l’étude et des questions de recherche ...... 153 7.1.1. Objectifs et type de l’étude ...... 153 7.1.2. Questions de recherche ...... 154 7.1.3. Questions des entretiens ...... 156 7.2. Revue de la littérature pertinente pour la méthodologie de l’étude actuelle ...... 157 xii

7.2.1. Étude de Laitin des années 1990 sur la posture identitaire et le comportement linguistique des russophones ...... 157 7.2.2. Recherche effectuée à Kharkiv après la Révolution orange de 2004-2005 ...... 158 7.2.3. Études sur les idéologies linguistiques en compétition de 2010-2014 ...... 159 7.2.4. Études sur les groupes idéologiques après le début du conflit de 2014 ...... 160 7.3. Échantillon et recrutement des participants...... 161 7.3.1. Échantillon et variables retenues pour l’analyse ...... 161 7.3.2. Groupes idéologiques ...... 162 7.3.3. Recrutement des participants ...... 164 7.4. Procédure de collecte et d’interprétation des données ...... 165 7.4.1. Procédure des entretiens ...... 165 7.4.2. Positionnement de la chercheuse et des participants au cours des entretiens ...... 167 7.5. Interprétation des données ...... 169 7.6. Limitations ...... 170 7.6.1. Faiblesses de l’échantillon ...... 170 7.6.2. Limitations de recueil et d’interprétation de données ...... 171 CHAPITRE VIII: INFORMATIONS STATISTIQUES ET RÉPONSES GÉNÉRALES AUX QUESTIONS DE RECHERCHE ...... 172 8.1. Composition de l’échantillon selon l’âge, l’éducation et le métier ...... 172 8.1.1. Nombre de participants et répartition selon l’âge, l’éducation et le métier ...... 172 8.1.1.1. Répartition des participants selon l’âge ...... 173 8.1.1.2. Répartition des participants selon le niveau d’éducation ...... 174 8.1.1.3. Répartition des participants selon le métier ...... 174 8.1.2. La composition des trois groupes idéologiques selon l’âge, le niveau d’éducation et le métier ...... 175 8.2. Données recueillies du choix de langues des formulaires de consentement et des entretiens…...... 177 8.2.1. Données recueillies des formulaires de consentement et des pseudonymes ...... 177 8.2.2. Choix de langue des entretiens ...... 179 8.2.3. Comportement lors des entretiens ...... 181 8.2.3.1. L’alternance et mélange des codes lors de l’entretien ...... 181 8.2.3.2. Comportement non-verbal lors des entretiens ...... 183 8.2.4. Données sur les participants qui sont passés à l’ukrainien ...... 184 xiii

8.3. Données générales sur les compétences linguistiques et le comportement langagier des participants ...... 186 8.3.1. Influence des événements politiques sur les représentations linguistiques et pratiques langagières à Kharkiv ...... 186 8.3.1.1. Influence des événements politiques sur les représentations linguistiques ...... 186 8.3.1.2. Changements linguistiques à Kharkiv selon les participants: Entre la honte et la fierté ...... 189 8.3.2. Données sur les compétences et les comportements linguistiques auto-déclarés ..... 190 8.3.2.1. Résumé d’utilisation des langues auto-déclarée dans quatre compétences linguistiques ...... 191 8.3.2.2. Analyse du choix de code auto-déclaré en russe et en ukrainien selon les groupes idéologiques ...... 192 8.3.2.3. Désir de savoir et compétences en langues étrangères ...... 195 8.3.3. Analyse de l’utilisation de l’ukrainien selon situations, thèmes et lieux ...... 196 8.3.3.1. Résumé des situations, thèmes et lieux de l’utilisation de l’ukrainien par les participants des trois groupes idéologiques ...... 197 8.3.3.2. Situations formelles et informelles de l’utilisation de l’ukrainien ...... 198 8.3.3.3. Thèmes dans lesquels les participants passent à l’ukrainien ...... 200 8.3.3.4. Lieux de l’utilisation de l’ukrainien ...... 201 Conclusions du Chapitre VIII ...... 202 CHAPITRE IX: INFLUENCE DES NORMES ET DES RELATIONS INTERGROUPES SUR LE CHOIX DE CODE ...... 206 9.1. Catégorisation entre « les siens » et « les autres » et son influence sur les pratiques linguistiques ...... 206 9.1.1. Catégorisation entre « les siens » et « les autres »...... 206 9.1.1.1. Les endo- et exogroupes des russophones pro-ukrainiens radicaux ...... 207 9.1.1.2. Les endo- et exogroupes des russophones pro-russes ...... 209 9.1.1.3. Les endo- et exogroupes des centristes ...... 210 9.1.2. Influence des relations intergroupes sur les représentations linguistiques ...... 211 9.1.2.1. « Language matters » : le russe comme langue du pays-agresseur ...... 211 9.1.2.2. Le groupe pro-russe : le mépris de l’ukrainien comme lien à la politique de l’Ukraine post-maïdanaise ...... 213 9.1.2.3. Les centristes: « Je respecte le russe et l’ukrainien d’une manière égale » ...... 214 9.1.3. Dichotomie entre « ridna mova/rodnoi iazyk » (native language) et « langue étrangère » ...... 215 9.1.3.1. « Ridna mova » comme « langue natale »: « L’ukrainien est notre « ridna mova » qu’on ne parle pas » ...... 217 9.1.3.2. Les centristes: distinction entre « première langue » et « langue natale » ...... 219 xiv

9.1.3.3. La coïncidence entre les notions de « première langue » et « langue natale » pour les Ukrainiens pro-russes ...... 221 9.2. Les normes linguistiques et les relations intergroupes ...... 222 9.2.1. Jugements sur la « bonne » variété et le standard du russe et de l’ukrainien ...... 222 9.2.1.1. L’ukrainien de l’Est versus l’ukrainien de l’Ouest ...... 223 9.2.1.2. L’ukrainien littéraire versus l’ukrainien populaire ...... 225 9.2.1.3. Le russe de Kharkiv versus le russe des Russes ...... 226 9.2.2. Les normes d’usage et le passage à l’ukrainien ...... 228 9.2.2.1. L’alternance de codes: « le naturel » versus « l’artificiel » ...... 228 9.2.2.2. Idéologie de purisme: « Aie honte! » ...... 230 9.2.2.3. Passage à l’ukrainien, les normes et les relations intergroupes. Attitudes envers les gens qui ont défié les normes d’usage ...... 232 9.3. L’influence des relations intergroupes et interpersonnelles sur l’adaptation linguistique des bilingues ...... 235 9.3.1. « Language matters »: stratégies de convergence avec les ukrainophones et stratégies de divergence avec les Russes de Russie ...... 235 9.3.2. Stratégies de convergence et de divergence comme marqueurs d’opposition interrégionale ...... 236 9.3.3. « Language does not matter »: stratégie de maintenance ...... 238 9.3.4. Le groupe pro-russe: « Pourquoi dois-je passer à la langue qui m’est désagréable? » ...... 239 Conclusions du Chapitre IX ...... 240 CHAPITRE X: ATTITUDES ENVERS LA POLITIQUE LINGUISTIQUE D’ÉTAT, VALEURS DES LANGUES AU MARCHÉ LINGUISTIQUE, LA « FIERTÉ » ET LE « PROFIT » DE L’USAGE DE CODES ...... 242 10.1. Attitudes envers le régime et la politique linguistique de l’Ukraine ...... 242 10.1.1. Attitudes envers le régime linguistique de l’Ukraine ...... 243 10.1.1.1. Résumé des attitudes envers le rôle de l’ukrainien et du russe en Ukraine et dans la région de Kharkiv ...... 243 10.1.1.2. « Language matters »: « Le régime unilingue est sacrosaint » ...... 244 10.1.1.3. Les centristes: hésitation et méfiance ...... 246 10.1.1.4. Le groupe pro-russe: « Un bilinguisme officiel total et partout! » ...... 248 10.1.2. Langues d’enseignement: attitudes et réalités ...... 249 10.1.2.1. Le camp pro-ukrainien: le russe comme langue étrangère et langue des ennemis ...... 249 10.1.2.2. Les centristes: « C’est mieux de savoir écrire et lire en deux langues » ...... 251 xv

10.1.2.3. Les participants pro-russes: « Le passage des écoles à l’ukrainien mènera à la dégradation » ...... 253 10.1.2.4. Langues d’enseignement aux écoles et universités de Kharkiv: réalités derrière les statistiques ...... 254 10.1.2.5. Réaction à la promotion des langues étrangères: attitude positive et inquiétude pour la qualité d’enseignement ...... 256 10.1.3. Attitudes envers l’ukrainisation: « mauvais » et « bons » exemples de la mise en place de la politique linguistique ...... 257 10.1.3.1. Ukrainisation: douce ou violente ? ...... 257 10.1.3.2. Mauvais exemples de l’ukrainisation: faux-semblant et folklorisation ...... 259 10.1.3.3. « Bons » exemples de l’ukrainisation: projets culturels de « haute » qualité pour inspirer les jeunes ...... 261 10.1.3.4. Attitudes envers les quotas sur les produits culturels: de l’approbation à l’esprit de contradiction ...... 262 10.2. Prestige et valeur de marché du russe et de l’ukrainien pour les Kharkiviens ...... 264 10.2.1. Prestige de l’ukrainien ...... 264 10.2.1.1. Langue des intellectuels, des jeunes et de la carrière...... 264 10.2.1.2. Création d’une « demande » pour l’ukrainien ...... 266 10.2.1.3. Langue des campagnards, des fonctionnaires kyiviens et des Ukrainiens de l’Ouest ...... 267 10.2.2. Prestige du russe ...... 268 10.2.2.1. Changement au niveau officiel, mais pas dans la communication quotidienne 268 10.2.2.2. Compréhension de la valeur des deux langues: « Je ne veux perdre ni l’un ni l’autre » ...... 269 10.2.2.3. « Langue de civilisation » ...... 270 10.2.3. « Fierté » et « profit » de la maîtrise des langues: entre le « local » et « le global »…………………………………………………………………………………….271 10.2.3.1. Le camp pro-ukrainien: l’ukrainien comme langue d’identification et de fierté locale; le russe et les langues étrangères pour l’accès aux marchés globaux ...... 271 10.2.3.2. Les centristes: « Le modèle monolingue est archaïque » ...... 272 10.2.3.3. Le camp pro-russe: l’importance du russe et des langues étrangères internationales ...... 273 10.3. Changements dans les attitudes et dans la conjoncture du marché en 2014-2019 ...... 274 10.3.1. Perdants de la conjoncture du marché linguistique ...... 274 10.3.2. « Les conjoncturistes » et la question de sincérité ...... 275 10.3.3. Déception et changement de groupe d’appartenance idéologique ...... 277 Conclusions du Chapitre X ...... 278 CONCLUSION GÉNÉRALE ...... 283 Récapitulatif ...... 285 xvi

Données recueillies des choix de langue des formulaires de consentement et des entretiens. 286 L’impact du conflit sur les représentations sociolinguistiques des Kharkiviens russophones et sur leurs pratiques langagières réelles ...... 287 « Langue natale »: Introduction de la nouvelle terminologie ...... 288 Domaines du comportement linguistique et compétences dans lesquels se passent les changements ...... 290 L’identité linguistique de la communauté de Kharkiv ...... 293 Réactions au régime et à la politique linguistiques de l’État ukrainien ...... 294 Prestige des langues et discours de « fierté et profit » dans les choix linguistiques des locuteurs 296 Relations intergroupes et leurs influences sur les représentations sociolinguistiques et le choix de code ...... 297 Relations intergroupes et stratégies de l’adaptation des bilingues ...... 300 Évolutions des représentations et pratiques linguistiques dans le temps (language shift and maintenance) ...... 301 Les élections de 2019 et ce qu’elles signifient pour les représentations et pratiques linguistiques des Ukrainiens ...... 303 Recommandations aux experts en matière de la politique linguistique ...... 304 RÉFÉRENCES ...... 307 ANNEXE ...... 347

xvii

Liste des figures, tableaux, photos et cartes Figures Tableaux

Figure 1. Imaginaire communautaire et p. 27 Tableau 1. Calcul du status p. 137-138 ses composantes Figure 2. Hiérarchie des notions de p. 30 Tableau 2. Calcul du corpus p. 140 « représentations », « idéologie » et « attitude » Figure 3. Situation linguistique à p. 142 Tableau 3. Utilisation des langues auto- p. 191-192 Kharkiv selon l’échelle de Chaudenson déclarée dans quatre compétences et Rakotomalala (2004) linguistiques

Figure 4. Nombre de participants selon p. 173 Tableau 4. Situations, thèmes et lieux de p. 197-198 l’âge l’utilisation de l’ukrainien par les participants des trois groupes idéologiques Figure 5. Nombre de participants selon p. 174 Tableau 5. Catégorisation entre « les p. 206-207 l’éducation siens » et « les autres » Figure 6. Spécialisation des diplômés p. 174 Tableau 6. Évaluations des normes du p. 222-223 russe et de l’ukrainien Figure 7. Répartition des participants p. 175 Tableau 7. Attitudes envers le rôle de p. 243 selon leurs métiers l’ukrainien et du russe en Ukraine et dans la région de Kharkiv Figure 8. Langue des formulaires de p. 177 Cartes consentement Figure 9. Langues des entretiens p. 179 Carte 1. L’Ukraine avec des territoires p. 3 annexés et séparatistes Figure 10. Changements p. 302 Carte 2. La Carte de l’Ukraine p. 6 sociolinguistiques éventuels à l’avenir Photos Carte 3. Évolution territoriale de p. 97 l’Ukraine Photo 1. « L’Ukraine épanouie » p. 95 Carte 4. Carte ethnolinguistique de p. 103 (Tsevetushschaia Ukraina). l’Ukraine Photo 2. Une peinture murale à Kharkiv p. 145 Carte 5. Résultats du recensement p. 104 ukrainien de 2001 xix

1

INTRODUCTION

Думал ли я, что любви не сберечь, что в тягость мне будет русская речь?1

Игорь Лосиевский/Igor Losiievskii (2017, p. 14)

Je voudrais commencer cet ouvrage, en expliquant le contexte et l’actualité de cette étude de même que l’approche choisie pour aborder sa problématique. Par conséquent, cette section comprendra trois parties: (1) un aperçu du terrain de l’enquête, (2) l’introduction du champ de l’étude et (3) la structure de la thèse.

La première partie présentera une courte description de l’Ukraine et de la ville de

Kharkiv ainsi que des événements socio-politiques récents qui ont mené au questionnement de la recherche actuelle. Les informations plus circonstanciées sur l’histoire et le paysage sociolinguistique de l’Ukraine et de la région de Kharkiv sont présentées dans la Partie II de la thèse. La deuxième partie définira le champ de la sociolinguistique critique et la position

épistémique de la chercheuse. Finalement, la structure de la thèse expliquera le contenu et l’organisation de cet ouvrage.

1. Aperçu du terrain

L’Ukraine: une brève présentation des faits socio-politiques

L’Ukraine est un jeune pays postsoviétique qui a reçu son indépendance de l’URSS en

1991. C’est un pays unitaire avec une seule langue officielle – l’ukrainien. Cependant, selon les sources differentes, de 30 à 40 % de la population ukrainienne est russophone surtout à l’Est et

1 Savais-je que je ne garderais pas mon amour, Et que parler russe me deviendrait lourd? (Traduction de l’auteure) 2 au Sud du pays (« All-Ukrainian population census », s.d.; Khmelko, 2003, p. 4). À l’époque soviétique, le russe était une langue dominante et c’est seulement en 1989, peu avant la dissolution de l’Union soviétique, que l’ukrainien a reçu le statut de langue officielle. Le débat linguistique sur le statut du russe fait rage en Ukraine depuis son indépendance, attisé par les forces politiques intéressées.

L’Ukraine est située géographiquement et politiquement entre la Russie et l’Est de l’Union européenne ou « l’Occident idéologique », ce qui conditionne sa position politique précaire et fait d’elle un pont entre ces deux mondes. Depuis la souveraineté de l’Ukraine, sa politique étrangère oscille entre l’alliance avec la Russie et l’intégration européenne.

En hiver 2013, le président de l’Ukraine, Victor Ianoukovitch, a refusé de signer l’accord d’association et de libre-échange avec l’Union européenne à la satisfaction de Moscou (Liebich,

2013) et à la déception des pays de l’ occidentale. Cette decision a bloqué le projet de rapprochement entre l’UE et l’Ukraine (« L'Ukraine et l'UE », 2013), provoquant des manifestations massives au pays, qui ont renversé le régime de Ianoukovitch, menant au pouvoir

à Kyiv des forces pro-occidentales. En 2014, dans un élan des sentiments pro-ukrainiens, ce nouveau gouvernement a annoncé l’abrogation de la loi sur les langues adoptée en 2012 par le président évincé Ianoukovitch (appelée aussi la Loi de Kivalov-Kolesnitchenko d’après les noms de ses auteurs) qui avait accordé un statut officiel aux langues minoritaires et régionales dans les régions de l’Ukraine où les locuteurs de ces langues constituent environ 10 % de la population

(« Pro zasady », s.d.). Cette loi était considérée comme le « cheval de Troie du Kremlin » et « le cancer qui érode l’identité nationale ukrainienne » (Marusyk, 2016) par les politiciens et activistes pro-ukrainiens. Selon eux, la Loi de Kivalov-Kolesnitchenko avait de facto légalisé la position déjà dominante de la langue russe à l’Est et au Sud de l’Ukraine, épargnant aux 3 russophones la peine d’apprendre ou même d’utiliser l’ukrainien, la langue officielle du pays. La

Russie a condamné le changement de pouvoir comme un coup d’État illegal; et tirant parti de l’annonce de la révocation de la Loi sur les langues, le président Poutine a annoncé sa volonté d’entrer des troupes russes dans l’Ukraine « pour protéger les compatriotes russophones »

(« Putin poprosil »). Même si les troupes russes n’ont pas été officiellement envoyées en

Ukraine, la Russie a annexé la Crimée et a attisé des humeurs séparatistes au Donbas, en mettant

à leur tête des gouvernements fantoches.

Entre 2014 et 2018, la population de l’Ukraine a diminué de 45 millions d’habitants en

2014 à 42,38 millions en 2018, selon le Service statistique d’État (Timonina, 2018, p. 5). La carte ci-dessous montre en rouge les pertes du territoire de l’Ukraine en 2014 : la Crimée au Sud annexée par la Russie et les territoires séparatistes pro-russes au Sud-Est que l’Ukraine ne contrôle pas.

Carte 1. L’Ukraine avec des territoires annexés et séparatistes (Wikimedia Commons, 2019) 4

Paradoxalement, jusque-là, l’Ukraine avait été l’un des pays les plus sécuritaires de l’ex-

Union soviétique. Analysant les défis postindépendance des pays post-soviétiques dans son livre

Nations, States, and Violence, Laitin (2007) considère l’Ukraine de plein droit « a low violence case » (p. 23) avec une transition paisible vers la souveraineté. Prenant en compte la question linguistique, Andrew Wilson (2009) affirme que la russophonie d’une grande partie de l’Ukraine rend le séparatisme inutile:

Because Russian is so dominant in such a large area of the east and south, there is no real logic in one small area like the Donbas seeking to secede. Rather, the idea is to make sure that the ‘creole nationalists’ in Kiev2 continue to look after the interests of both east and west. To date, Russian nationalists in have also played this game. A more limited project, a specific land-grab targeting Crimea and/or the Donbas, would upset everybody’s calculations (p. 216-217). Cependant, c’est exactement dans ces régions-là que la Russie a suscité des sentiments séparatistes en 2014, après la victoire de la révolution pro-occidentale en Ukraine. Le président russe Vladimir Poutine a commencé à utiliser le nom ancien et impérialiste de « Novorossiïa »

(Nouvelle Russie) pour désigner les régions du Sud-Est de l’Ukraine mises sous le contrôle russe

à l’époque tsariste, que la Russie cherche à contrôler de nouveau actuellement ([KOB Kherson],

2014; Owen et Inboden, 2015, p. 87). Dans ce discours, la langue russe occupe une place centrale comme lien transnational, culturel et spirituel qui unit l’Ukraine à la Russie (Ryazanova-

Clarke, 2017, p. 446). En transformant la langue russe en arme et « soft power », Poutine introduit le concept de « compatriotes » pour désigner les russophones vivant à l’extérieur de la

Russie, quelle que soit leur nationalité, qui sont dès lors considérés comme appartenant au domaine de contrôle idéologique russe (Ryazanova-Clarke, 2017, p. 446). Appelant à la protection des droits de la population russophone de l’Ukraine, le président russe prétend s’exprimer en son nom, la représentant comme une masse homogène et loyale, par défaut, à la

2 Kyiv. L’orthographe de Wilson (2009) est gardée dans cet extrait. 5

Russie. Par contre, les Ukrainiens russophones ont divergé dans leurs réactions à ces déclarations : certains d’entre eux les ont volontiers acceptées, tandis que d’autres les ont rejetées avec véhémence. Parmi ces derniers, l’instigation du séparatisme et les prétentions russes aux territoires du Sud-Est ukrainien ont provoqué des sentiments patriotiques pro-ukrainiens, cherchant à neutraliser le discours impérialiste de la Russie. Les deux orientations politiques

étaient également exprimées par la langue : (i) ceux qui ont soutenu la position de la Russie sont devenus plus réticents à utiliser la langue ukrainienne; et (ii) ceux qui ont salué la nouvelle orientation pro-occidentale de l’Ukraine ont ressenti un désir d’utiliser l’ukrainien plus qu’auparavant. Comme le conflit a été déclenché par une question linguistique, il est crucial d’examiner l’influence des événements politiques sur les idéologies et les pratiques linguistiques des citoyens ukrainiens résidant dans les régions proches de la zone de guerre.

La ville de Kharkiv: le terrain de l’enquête

La ville de Kharkiv (appelée également Kharkov en russe) se trouve au Nord-Est de l’Ukraine, à 30 kilomètres de la frontière avec la Russie. C’est la deuxième plus grande ville de l’Ukraine après Kyiv en population – à peu près 1,5 millions d’habitants (« Arkhiv. Chysel’nist’ naselennya », 2019). 6

Carte 2. La Carte de l’Ukraine (Wikimedia Commons, 2018)

Selon le recensement ukrainien de 2001 (« Vseukrains’kyi perepys naselennya ‘2001 », s.d.), 65.86 % de la population de la ville a déclaré le russe comme sa « langue maternelle ». En outre, 81.7 % des Kharkiviens ont déclaré qu’ils maîtrisaient l’ukrainien, et 91.5 % ont indiqué qu’ils maîtrisaient le russe3 (Søvik, 2007, p. 125). Donc, on voit que la plupart de la population est bilingue. Pourquoi appelle-t-on cette ville « russophone »? Selon les recherches de 2014-

2015, la langue de communication familiale dans la ville est le russe chez 84 % des sondés, le russe et l’ukrainien chez 11 %, et l’ukrainien chez 4 % (« Stanovysche ukrains’koi movy »,

2015, p. 5). En outre, on considère Kharkiv comme une ville russophone, car le russe est utilisé ici dans un nombre significatif de situations et de contextes sociaux (Søvik, 2010, p. 10-11, p.

21). D’ailleurs, cela ne signifie pas que les russophones utilisent le russe tout le temps.

Une ville frontalière avec des récits historiques à la fois russes et ukrainiens, Kharkiv a toujours été un lieu de combat des forces concurrentes. Une forteresse protégeant les frontières russes des attaques des Tatars au 17e siècle (Magocsi, 2007, p. 115), la ville s’est transformée

3 Ce sont des compétences auto-déclarées et qui peuvent dépendre du positionnement de chaque locuteur. 7 peu à peu en un grand centre administratif et culturel de l’Empire russe au 19e siècle. L’ouverture de la première université dans l’Ukraine contrôlée par la Russie (Magocsi, 2007, p. 117) a joué un rôle important dans la renaissance ukrainienne, contribuant au développement de la littérature et des idées ukrainophiles (Anderson, 2006, p. 74). Bien que russophone, dans les années 1920,

Kharkiv est devenu le centre de l’ukrainisation à l’époque de l’ukrainisation de Lénine, pendant ses quinze ans comme capitale de l’Ukraine soviétique. Déjà dans les années 1930, cette politique a été renversée par Staline, qui a fait exécuter l’intelligentsia ukrainienne promue pendant la décennie précédente (Fouse, 2000, 42; Martin 329-348, p. 401). Depuis lors, à l’époque soviétique, la langue principale de communication, de culture et de science à Kharkiv a

été le russe tandis que l’ukrainien était considéré comme une langue rurale plus basse (Bilaniuk,

2005, p. 79). Dans l’Ukraine indépendante, Kharkiv a conservé des relations économiques

étroites avec la Russie, en développant également l’industrie performante des technologies informatiques tournées vers l’Occident. La ville a traditionnellement voté pour les partis politiques pro-russes et s’est montrée largement indifférente aux deux mouvements pro- occidentaux en Ukraine, la Révolution orange de 2004-2005 et l’Euromaïdan de 2013-2014. En

2014, la région de Kharkiv était ciblée par le gouverment russe comme une zone potentiellement séparatiste. Néanmoins, quand cette tentative d’atteindre une séparation officielle a échoué, la ville est devenue l’un des centres de volontaires soutenant le front ukrainien, qui se situe à 300 kilomètres de la ville. Avec une histoire de lutte d’idéologies si riche, la ville de Kharkiv me semble un choix justifié pour la recherche actuelle, s’inscrivant dans le champ de la sociolinguistique critique qui sera présenté dans la section suivante. 8

2. Le champ de l’étude

De la linguistique générale de Saussure vers la sociolinguistique

En cherchant l’objet pour sa nouvelle science de la langue, la linguistique, dans son

œuvre immortelle Cours de linguistique générale publié en 1916, Ferdinand de Saussure divise le langage, c’est-à-dire toute la faculté humaine de communication, en « langue », un phénomène de nature systématique, homogène et connaissable, et en « parole », la production individuelle du langage (Saussure, 1995, p. 37). Donc, la langue, « le langage moins la parole » (p. 112), est choisie comme l’objet d’étude de la linguistique de Saussure. Cette division plus ou moins stricte au sein de la faculté humaine de communication est plus tard devenue le point de désaccord entre linguistes. La linguistique générale de Saussure a été souvent critiquée pour sa nature ahistorique, asociale, autonome et formaliste, pour sa concentration sur les unités de langage plutôt que sur l’image complète produite par les participants d’un discours ainsi que pour sa négligence de l’hétéroglossie de communication (Kress, 2001).

Pour défendre Saussure (1995), on peut se rappeler qu’il spécifie également que la langue

« est sociale dans son essence » (p. 37), « existe dans la collectivité » (p. 38) et « se modifie avec le temps » (p. 113). Bien que Saussure sépare la linguistique en deux catégories - celle de la langue ou bien « la linguistique propre dite » et celle de la parole ou « la linguistique externe »

(p. 39-40), il admet que « la linguistique externe » est aussi pertinente à l’étude du langage et la définit comme tous les points où la linguistique de la langue touche à l’ethnologie (parce que l’histoire d’une langue est mêlée à l’histoire d’une civilisation), à l’histoire politique (parce que les événements politiques, i.e. la colonisation, ont une grande influence sur les développements linguistiques), à la géographie sociale (parce que l’extension dans l’espace conditionne une diversité dialectale) et aux rapports avec les institutions comme l’Église ou l’École (qui 9 développent le registre de la langue – littéraire, académique, courante, etc.) (p. 40-41). Donc,

Saussure voit déjà des liens entre la linguistique et d’autres sciences sociales, mais il choisit consciemment de les ignorer. Il insiste sur la possibilité d’analyser la langue comme un système pur, en la comparant à un jeu d’échecs qui possède des éléments internes tels que les règles mais aussi des éléments externes comme le fait que le jeu provient de Perse (Saussure, 1995, p. 43).

Ce qu’on peut contester ici, c’est que la connaissance ou l’ignorance de l’origine des échecs n’a aucun effet sur les règles et le cours du jeu tandis que les éléments de la linguistique externe influencent clairement la langue.

La plupart des linguistes après Saussure ont plaidé le retour de la parole dans la linguistique. Émile Benveniste (1966) a reformulé la théorie de Saussure, en rajoutant l’individuel et le subjectif à la linguistique. Il a introduit l’idée d’une énonciation comme un acte individuel de parole dans des situations définies où le locuteur approprie la langue, disant « je » et, « implante l’autre en face de lui » (p. 82). Presque en même temps, John L. Austin (1962), le fondateur de la pragmatique, remarque que la langue n’est pas utilisée juste pour décrire le monde, mais pour agir. Sa théorie des actes de langage souligne le pouvoir performatif des mots et l’importance du contexte pour le sens de l’énonciation.

Finalement, William Labov (1976) accomplit l’ancrage de la langue dans le social, en refusant d’écarter les forces sociales, politiques et économiques influant sur la linguistique. Si la langue est un fait social, comme l’affirme Saussure, la linguistique doit se préoccuper de ces facteurs externes et, donc, devenir sociolinguistique. Pour Labov, cette dernière est une linguistique qui englobe tout ce qui est pertinent à la langue et sa vie réelle. Les linguistes ne doivent pas « rendre compte des faits linguistiques par d’autres faits linguistiques », mais plutôt expliquer des phénomènes linguistiques basés sur « des données « extérieures » tirées du 10 comportement social » (Labov, 1976, p. 259). Ainsi, la sociolinguistique est un champ vaste qui chevauche avec la psychologie sociale, la sociologie et l’anthropologie dans les questions de groupes ethniques, des identités collective et individuelle, des représentations sociales et des attitudes envers certaines formes langagières.

Apparue en Amérique du Nord, la sociolinguistique a ensuite voyagé en Europe, notamment en , où elle s’est étendue dans les divers domaines connexes, tels que la variation et l’imaginaire de la variation, les contacts de langues au sein des sociétés plurilingues, la gestion des langues et les politiques linguistiques (Boyer, 2001, p. 8).

Sociolinguistique et sociolinguistique critique

Bien que la sociolinguistique de Labov prenne compte des variations dans la parole, conditionnées par des classes et relations sociales des locuteurs, on lui reproche à son tour d’être trop descriptive et positiviste (Fairclough, 1989, p. 7) et d’avoir évité de développer la critique des inégalités sociales. Dans son ouvrage influent Language and Power, Norman Fairclough

(1989) propose une méthode d’étude critique du langage ou « critical discourse analysis » pour aider à corriger la sous-estimation de l’importance de la langue dans la production, maintenance et changements des relations sociales de pouvoir et susciter une prise de conscience de la contribution de la langue aux systèmes de domination existants dans la société. Une telle étude sera le premier pas vers l’émancipation (p. 1).

Outre l’analyse critique du discours, dans les années 1980-1990 apparaissent d’autres modèles critiques dans les études linguistiques, telles que la linguistique appliquée critique, l’ethnographie critique et la sociolinguistique critique. Inspiré par les principes philosophiques de poststructuralisme, post-modernisme et néomarxisme et puisant dans les travaux de Marx,

Foucault et Bourdieu, le mouvement critique vise à s’éloigner de la linguistique comme science 11 neutre, objective et ahistorique. En liant les pratiques langagières quotidiennes à l’analyse politique plus large des structures sociales et institutionnelles (Iyer et al., p. 324), les théoriciens critiques aspirent à révéler les relations cachées entre langue, pouvoir, idéologies et domination

(Fairclough, 1989, p. 5). Ainsi, la recherche critique sera elle-même « une prise de position » et une « forme de construction du savoir » qui est acceptée comme « foncièrement subjective, partielle et socialement située et intéressée » (Heller, 2002, p. 22-23). Monica Heller prône ainsi la création d’une nouvelle démarche dans la linguistique – celle de la sociolinguistique critique :

I argue for a sociolinguistics that is not a form of expert knowledge, but rather an informed and situated social practice, one which can account for what we see, but which also knows why we see what we do, and what it means to tell the story. In other words, I want to move away from a position that claims objective, neutral, unconstrained, disinterested knowledge production which can, if called upon to do so, guide social and political action, and toward one that understands knowledge production to be socially situated, but no less useful for that (indeed, perhaps more so). I also want to confront the question of interests served, that is, how the kinds of knowledge we are interested in producing, and do produce, are embedded in complicated relations of power, not all of which may be readily apparent to us, and not all of which allow for reliable prediction of the consequences of our work (Heller, 2011, p. 6). Heller assume également la tâche de « former une nouvelle génération de chercheur(e)s tirés de groupes qui historiquement ont été davantage décrits que descripteurs » (2002, p. 25). Il s’agit du contexte de la francophonie canadienne, mais cela possède le potentiel d’être généralisé

à d’autres communautés plurilingues.

La pensée sociolinguistique critique a également prospéré en France dans les travaux de

Louis-Jean Calvet, Josiane Boutet, Robert Lafont, Henri Boyer et Philippe Blanchet pour n’en citer que quelques-uns. Selon Henri Boyer (2001), la sociolinguistique peut « contribuer à

éclairer et à corriger les difficultés à propos desquelles le langage, les langues, apparaissent en première ligne, comme celles qui touchent au handicap linguistique et culturel, et donc à la discrimination » (p. 8). 12

Le champ de ce projet et la position de la chercheuse

Ce travail combinera les travaux sociolinguistiques nord-américains et français, ce qui me parait raisonnable vu que les échanges d’idées et l’enrichissement mutuel existent dans les sciences sociales européennes et nord-américaines depuis des décennies. Labov s’inspire de

Saussure et Meillet, fondant la sociolinguistique qui se déplace ensuite vers l’Europe. Les idées des sociologues Foucault et Bourdieu influencent les chercheurs anglophones Fairclough et

Heller, qui créent le courant critique en sociolinguistique. La perméabilité et la fusion des recherches en sociolinguistique contribuent à l’émergence de nouvelles problématiques, ce qui enrichit le champ (Boyer, 2001, p. 16).

Par conséquent, ce projet sera ancré dans la sociolinguistique critique, ayant pour objet les représentations et les idéologies sociolinguistiques. Selon les sociolinguistes français

Garmadi (1981, p. 25) et Boyer (1990), les représentations de la/des langues font partie intégrante de l’objet d’étude de la sociolinguistique. Boyer (1990) définit la sociolinguistique comme

une linguistique des usages sociaux de la langue/des langues et des représentations de cette/ces langue(s) et de ses/leurs usages sociaux, qui repère à la fois consensus et conflits et tente donc d’analyser des dynamiques linguistiques et sociales (p. 104). Une telle analyse de luttes et d’accords à la fois au niveau social et linguistique est une priorité à l’ordre du jour surtout dans une période de changements socio-politiques cruciaux comme celle que l’Ukraine, le terrain de la recherche, traverse maintenant. L’analyse actuelle explorera les représentations linguistiques de différents groupes de locuteurs, tout en les liant à leurs convictions politiques plus larges, ce qui vise à révéler la dynamique entre groupes et informer la possibilité de futurs conflits. En outre, les résultats de cette recherche pourraient contribuer à l’aménagement linguistique plus inclusif. 13

En tant que chercheuse critique, j’accepte et je salue les valeurs principales tracées par la discipline de sociolinguistique critique décrite dans la section précédente. Pour plus de clarté, je les délinéerai encore une fois ci-dessous.

Je crois que la/les langue/s et ses/leurs usage/s expriment et, en même temps, modèlent les jeux de pouvoir et les inégalités existant dans la société. Par conséquent, les pratiques langagières ainsi que celles de création de savoir sont socialement construites et ancrées temporairement, historiquement et politiquement dans une communauté linguistique donnée. Je vois tous les phénomènes sociaux comme intrinsèquement hétérogènes, mutables et dynamiques.

Cela dit, la science sociale objective qui cherche la vérité absolue et figée n’existe pas. Ce que nous, comme scientifiques, pouvons espérer faire de mieux c’est de dévoiler les « vérités » multiples ou les « discours », comme Foucault (1971) les a appelés.

Je suis persuadée qu’une recherche sociolinguistique est une action socio-politique et une prise de position. En effectuant cette recherche, j’ambitionne, comme initiée culturelle, d’exprimer les voix (toujours au pluriel!) d’une communauté russophone plus « décrite que descriptrice elle-même » (Heller, 2002, p. 25), car ces voix ont été soit étouffées par la Russie soit prises pour celles de la Russie. Je suis consciente que dans cette communauté, qui n’est pas homogène non plus, ma narration sera façonnée par mes propres opinions, idéologies et croyances. Cependant je vois une prise de position comme une démarche nécessaire et un acte

émancipateur. En revanche, la distance créée par le fait d’écrire en français, du Canada, sert d’outil important pour modérer certains partis pris qui pourraient être jugés comme flagrants pour un travail scientifique. 14

Le choix de langue de cette thèse

Périphrasant Foucault (1971, p. 12; voir le Chapitre II, Section 2.1.1.), je voudrais souligner que la langue n’est pas simplement l’objet de recherche dans cette thèse, mais aussi ce par quoi elle est exprimée; et la question de choix de code concerne non seulement les pratiques linguistiques des participants à l’enquête, mais aussi la langue dans laquelle cette thèse est rédigée.

J’écris en français, dans une langue officielle du Canada mais minoritaire en Alberta, où je me trouve en ce moment, une thèse sur l’ukrainien, la langue officielle de l’Ukraine mais minoritaire dans la région de l’enquête. La similarité de ces situations fait preuve de la contribution émancipatoire de cette recherche aux statuts des deux langues dominées. La rédaction dans une langue étrangère ajoute une distance à mon travail, ce qui à la fois complique et simplifie ma tâche: d’une part, la traduction des réalités ukrainiennes et des extraits des entretiens est longue et ardue; de l’autre, je ne suis pas obligée de choisir entre le russe et l’ukrainien, les gardant comme objets de l’étude plutôt que les langues dans lesquelles elle est décrite. Il convient de reconnaître que ce dernier choix me serait extrêmement pénible, car, du point de vue de la compétence linguistique, il m’est toujours plus facile d’exprimer mes pensées en russe, ma première langue, mais, du point de vue politique, la rédaction en russe pourrait être interprétée comme une expression d’une idéologie pro-russe. D’ailleurs, autant que j’adore la langue russe et la littérature russophone, je suis opposée à la « militarisation » de cette belle langue, c’est-à-dire à son utilisation comme une arme contre un pays ou une autre langue plus faible. C’est pourquoi la rédaction de la thèse en russe ne me paraît pas légitime. L’écriture en anglais perpétuerait un autre impérialisme semblable à celui de la Russie et de la langue russe, mais écrire en langue minorisée dans cette province offre une occasion additionnelle d’exprimer 15 des voix étouffées et inaudibles au sein du Canada. En outre, la situation sociolinguistique ukrainienne a été très peu décrite en français; et le choix de la langue française pour cette thèse contribue à la popularisation de ce thème en espace francophone et promeut des recherches en français dans les domaines autre que la francophonie.

3. La structure de la thèse

La thèse actuelle se compose de trois parties (en gros, théorique, historique et pratique) et de dix chapitres.

La première partie de la thèse, comprenant trois chapitres, présentera le cadre théorique de l’étude.

Le Chapitre I proposera brièvement les interprétations des notions d’idéologie, de représentation, d’attitude et d’identité sociales et linguistiques. Ce chapitre vise à opérationnaliser les concepts utilisés dans les sciences humaines par différentes écoles.

Le Chapitre II porte sur les définitions du bilinguisme comme phénomène individuel et sociétal ainsi que comme comportement social. Tout d’abord, ce chapitre présente les types de bilinguisme individuel et leurs liens avec l’identité linguistique. Deuxièmement, il traite la diglossie et le conflit linguistique au niveau sociétal. Troisièmement, en traitant les comportements des bilingues, il discute des facteurs influençant le choix de code et les stratégies d’adaptation bilingue avec divers locuteurs. Finalement, il parle de la maintenance et du transfert linguistiques comme processus résultant des comportements accumulés de plusieurs individus d’une communauté linguistique.

Le Chapitre III se concentre sur la définition des facteurs politico-économiques affectant la situation linguistique d’un pays, tels que l’idéologie linguistique unilingue d’un État-nation, 16 les contextes plurilingues qui la contredisent et la politique linguistique d’État. En plus, ce chapitre traitera les normes linguistiques de prestige, les compétences linguistiques comme capital symbolique et l’anticipation du profit en provenant de l’utilisation et de la connaissance de certaines langues. Finalement, il parlera de la force centripète exprimée dans la fierté nationaliste de maîtriser une langue locale et de la force centrifuge mondialisante reflétée dans la volonté d’être compétent.e dans des langues internationales. Cette dernière question n’est pas de moindre importance, car les idéologies linguistiques ne touchent pas uniquement aux langues russe et ukrainienne, mais incluent tout le répertoire linguistique des locuteurs, y compris les langues étrangères qu’ils maîtrisent ou voudraient maîtriser.

La deuxième partie de la thèse, qui inclue également trois chapitres, se focalise sur le paysage sociolinguistique de l’Ukraine et de la ville de l’enquête de terrain, celle de Kharkiv.

Le Chapitre IV présente un aperçu non seulement de l’histoire du pays, mais aussi de l’histoire des idéologies, nourrissant les représentations sociolinguistiques et les discours concurrents d’aujourd’hui. Mon ambition était de ne pas juste présenter l’histoire de l’Ukraine, telle qu’elle est enseignée dans les écoles comme étant seule, unique et vraie, mais de démontrer les différentes interprétations des événements historiques par des groupes idéologiques rivaux.

Ce chapitre couvre la période à partir de la Rus’ de Kiev jusqu’à la pérestroika de Gorbatchev des années 1980.

Le Chapitre V se penche sur le paysage sociolinguistique de l’Ukraine souveraine à partir de 1991, où elle a reçu son indépendance de l’Union soviétique. Il présente la composition ethnolinguistique de l’Ukraine ainsi que son régime, sa législation et sa politique linguistique. En outre, ce chapitre porte sur l’influence des événements politiques récents, notamment la

Révolution orange de 2004-2005 et de l’Euromaïdan de 2014, sur les représentations et 17 idéologies sociolinguistiques des élites et de la population ukrainiennes. Je finis ce chapitre par la discussion des idéologies sociolinguistiques exprimées dans les études des sociolinguistes ukrainiens, et je présente le positionnement idéologique de cette thèse dans ce discours scientifique.

Le Chapitre VI introduit le terrain de l’enquête actuelle, la ville de Kharkiv, située au

Nord-Est de l’Ukraine. Il décrit brièvement les jalons historiques les plus marquants de cette région, présente sa situation linguistique dans les chiffres et discute de ses identités sociales et linguistiques formées et évoluées sous l’influence des événements politiques anciens et récents.

Tout comme dans le chapitre précédent, dans celui-ci, il s’agira des discours en concurrence et de l’opposition entre les groupes idéologiques locaux ainsi qu’entre les forces politiques régionales et nationales.

La troisième partie de la thèse contient quatre chapitres: le premier décrit la méthodologie de la recherche et les trois autres discutent des résultats de l’étude.

Le Chapitre VII présente les objectifs, les questions de recherche et les méthodes de l’étude actuelle. Le choix de ces dernières est expliqué par une brève revue de la littérature pertinente. En outre, ce chapitre décrit l’échantillon et le recrutement des participants ainsi que les procédures de collecte et d’interprétation de données. Il finit par la reconnaissance des limitations des méthodes et de l’échantillon de l’étude.

Le Chapitre VIII est le premier d’une série de trois chapitres qui présentent les résultats de l’analyse des données. Il donne des réponses générales aux questions de recherche et propose l’analyse des informations statistiques recueillies des formulaires de consentement et des entretiens de l’enquête, y compris le choix de langue et de pseudonymes et le comportement langagier et non-verbal des participants lors des entretiens. Il contient également des données sur 18 les représentations et compétences linguistiques auto-déclarées et les comportements langagiers des participants dans des situations, lieux et contextes différents. L’analyse porte surtout sur les changements dans ces pratiques à la suite des événements politiques récents.

Le Chapitre IX se focalise sur la catégorisation des locuteurs en « siens » et « autres » et son influence sur les pratiques linguistiques et la perception des normes de langage. Il s’agit

également du positionnement des locuteurs par rapport à ce qu’ils considèrent comme leur

« première langue », « langue natale » et « langue étrangère ». Dans ce chapitre, je propose d’introduire la notion de « langue natale » comme langue déclarée par les locuteurs comme

« maternelle » ou « première », mais ne l’étant pas du point de vue de leur compétence linguistique. En outre, une attention spéciale est accordée aux stratégies d’adaptation linguistique que les participants à l’enquête adoptent en communiquant avec les locuteurs perçus comme appartenant à leur propre groupe idéologique et ceux de leurs adversaires.

Le Chapitre X présente des facteurs politico-économiques influençant le choix de code, tels que les attitudes des participants envers la politique linguistique d’État, leur jugement des valeurs des langues sur le marché linguistique ainsi que la « fierté » et le « profit » de l’usage du russe et de l’ukrainien et des langues étrangères. À la fin de ce chapitre, je parle brièvement des changements dans les attitudes et dans la conjoncture du marché au cours des quatre années suivant le début de la phase active du conflit.

La Conclusion générale répond aux questions de recherche indiquées dans le Chapitre

VII, faisant le résumé des découvertes et des conclusions de tous les trois chapitres qui présentent les résultats de l’étude. En plus, j’y offre mes prédictions pour l’avenir au sujet des représentations et changements linguistiques, prenant en compte l’arrivée au pouvoir en Ukraine du nouveau président russophone. Finalement, au vu de ces événements récents, je propose des 19 recommandations en matière de la politique linguistique ainsi que des suggestions sur l’orientation des recherches futures sur ce terrain.

Traduction et translittération

Comme tous les entretiens de l’enquête ont été menés en russe et en ukrainien, j’ai traduit moi-même les extraits cités dans cette thèse, donnant leur version originale en notes de bas de page. Les notions liées aux réalités historiques ou culturelles ukrainiennes, que les participants ont mentionnées au cours des entretiens, sont également expliquées en bas de page.

Les noms géographiques et les termes linguistiques existant en ukrainien et en russe sont soit indiqués en ukrainien et ensuite, entre parenthèses, en russe, soit utilisés uniquement en ukrainien dans les descriptions de l’Ukraine moderne. La forme de « Kiev » est gardée dans le nom de la « Rus’ de Kiev ». Les formes russes de « Kharkov » et de « Kiev » sont également gardées dans la traduction des entretiens de l’enquête donnés en russe. Les noms ukrainiens sont translittérés en alphabet suivant la méthode de translittération du Library of Congress. S’il existe plusieurs façons d’écrire en alphabet latin le même terme slave, j’en liste tout d’abord les variantes différentes, ensuite je choisis celle qui est utilisée plus loin dans le texte : surzhik, surzhyk, sourjik - sourjik.

21

PARTIE I: CADRE THÉORIQUE

23

CHAPITRE I: REPRÉSENTATIONS, IDÉOLOGIES, ATTITUDES ET IDENTITÉ SOCIOLINGUISTIQUES

1.1. Idéologies, représentations et attitudes dans les sciences sociales

1.1.1. Idéologies

Les définitions d’idéologie varient des plus optimistes aux plus pessimistes. Le mot

« idéologie » lui-même est apparu à la fin du 18e siècle en France où le philosophe Destutt de

Tracy aspirait à développer une science d’idées et de leur lien avec les sentiments. C’est pendant l’époque napoléonienne que les mots « idéologie » et « idéologue » ont reçu une connotation péjorative comme des théories ou des partisans des théories trop abstraites (Woolard, 1998, p. 5).

Marx et Engels ont repris le mépris napoléonien pour l’idéologie, la considérant comme

« camera obscura » (Marx, 2000, p. 68), une distorsion renversée de la réalité dans les intérêts des propriétaires de moyens de production qui sont au pouvoir. L’idéologie se masque comme l’état de choses naturel, mais c’est purement une illusion, pourtant invisible à ceux qui se trouvent à l’intérieur de ce système de pensée et discernable uniquement à l’extérieur de lui.

Dans les années 1960-1970, de nouvelles définitions d’« idéologie » sont présentées.

Althusser, en tant que néomarxiste, combine l’interprétation marxiste d’idéologie comme

« rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » avec la croyance que l’idéologie possède une existence matérielle car les idées poussent les gens à agir d’une certaine façon, régissant le comportement et les pratiques réels (Althusser, 1970, p. 24-27).

Contrairement à Marx, Althusser se détourne de l’interprétation purement négative de l’idéologie.

Michel Foucault va plus loin, remplaçant la notion d’idéologie par celle de « discours »

(Foucault, 1969, 1971). Selon Foucault (1969), « idéologie » existe comme pratique discursive parmi d’autres pratiques (p. 242). Pour lui, « le discours n’est pas simplement ce qui traduit les 24 luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (Foucault, 1971, p. 12). Foucault critique également le point de vue marxiste sur l’idéologie comme une distorsion de vérité, car cette dernière se base sur l’opposition entre les classes bourgeoise et ouvrière, où la première cache quelque vérité absolue de cette dernière. La vérité est, donc, relative et doit s’employer au pluriel, tout comme les discours.

1.1.2. Représentations collectives et sociales

À la fin du 19e siècle, un autre terme entre sur la scène, celui de

« représentations collectives » introduit par Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie, pour désigner « une vaste classe de formes mentales (science, religions, mythes, espace, temps) d’opinions et/ou de savoirs sans distinction » (Moscovici, 2003, p. 82). Ces représentations sont homogènes et partagées par tous les membres d’un groupe, de même qu’ils partagent une langue (Durkheim, 1995, p. 232).

Dans les années 1960, le psychologue social Serge Moscovici reformule la notion de représentation collective de Durkheim, la voyant comme trop statique pour les sociétés contemporaines. Moscovici (2001) souligne l’importance d’étudier les représentations comme un phénomène plutôt qu’un concept (p. 30), révélant la dynamique de relations et de comportements sociaux. Pour refléter la mobilité sociale, il emploie le terme de « représentations sociales »

(Moscovici, 2001, p. 32). Le phénomène de « représentation sociale » a été ensuite exploré et développé par d’autres psychologues sociaux, à savoir Pierre Bourdieu (1982), Denise Jodelet

(1989) et Jean-Claude Abric (1994).

Pour Moscovici (2001, p. 33), les représentations sociales sont des phénomènes spécifiques liés à un mode particulier de comprendre et communiquer le monde autour de nous, créant la réalité 25 et le sens communs. Nous fabriquons ces interprétations de réalité pour rendre l’étrange et l’inhabituel plus familier et acceptable (Moscovici, 2001, p. 36). On participe à ce processus conjointement avec les autres avec qui nous partageons le monde, d’où la définition de représentation sociale comme « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, un ensemble social » (Jodelet, 1989, 36).

1.1.3. Attitudes

En outre, un autre terme connexe est souvent utilisé en relation avec les « représentations » et « idéologies » - c’est celui d’« attitude ». Le terme d’attitude vient également de la psychologie sociale où il a été introduit par William I. Thomas et Florian Znaniecki au début du 20e siècle

(Doise, 1989, p. 220). Pour eux, « l'attitude est un mécanisme psychologique étudié principalement dans son déroulement par rapport au monde social et en conjonction avec des valeurs sociales »

(Thomas et Znaniecki, 1918, p. 23).

S’appuyant sur les travaux de Sarnoff (1970, p. 279), John Robert Edwards définit

« attitude » comme « une disposition d’agir favorablement ou infavorablement à une classe d’objets » (2009, p. 139). Cette disposition comprend trois éléments : pensées (élément cognitif), sentiments (élément affectif) et prédispositions d’agir selon ses réactions à quelque chose

(élément comportemental) (Edwards, 2009, p. 139). Il peut y exister des incohérences entre les attitudes évaluées et les actions qu’elles sont prétendues de provoquer parce que les gens peuvent agir par nécessité ou utilité perçue (p. 146).

1.1.4. Relations entre idéologie, représentation et attitude

Mais si ces trois termes existent, est-ce qu’ils renvoient au même phénomène, et si non, quelle est la différence entre eux? 26

Selon Jodelet (1989), l’idéologie peut s’apparenter à la représentation sociale

(p. 69) dans la mesure où les deux créent des « versions de la réalité » (p. 52) et des significations communes et partagées par un groupe donné.

Quant aux attitudes, il parait que la plupart des chercheurs en psychologie sociale les considèrent comme une composante des représentations sociales :

Les représentations sociales sont toujours des prises de position symboliques, organisées de manières différentes, par exemple, comme des opinions, des attitudes ou des stéréotypes, selon leur imbrication dans des rapports sociaux différents (Doise, 1989, p. 228). 1.2. Idéologies, représentations et attitudes dans les études de la langue

1.2.1. La sociolinguistique française

Tous les théoriciens sociaux s’accordent que la langue remplit une fonction importante dans la communication et le maintien des représentions sociales. « C’est par la production discursive, c’est-à-dire par la langue, qu’on accède aux représentations » (Abric, 1994). La langue n’est pas le seul moyen donnant accès aux représentations, il existe également des images et des symboles, mais la langue est sûrement l’un des moyens principaux. Comme les idées sont transmises par la communication qui nécessite un langage, ce dernier est « porteur de représentations » parce qu’il nomme, définit et interprète la réalité : « Partager une idée, un langage, c’est aussi affirmer un lien social et une identité (Jodelet, 1989, p. 66-67).

Il n’est donc pas surprenant que la sociolinguistique française a emprunté à la psychologie sociale les phénomènes en question sous la forme de représentations, idéologies et attitudes

(socio)linguistiques, car « la psychologie sociale et la sociolinguistique sont appelées à s'inter- féconder » (Windisch, 1989, p. 184).

Selon Henri Boyer (1990, p. 102), les représentations linguistiques ne sont qu’une catégorie de représentations sociales, basée sur la langue. Philippe Blanchet (2016) les définit comme 27

la façon dont les acteurs sociaux perçoivent les pratiques linguistiques, les catégorisent, les nomment, leur attribuent des valeurs et des significations, les intriguent dans l’ensemble des processus sociaux, les y construisent et les utilisent (p. 54). En ce qui concerne la relation entre représentations, idéologies et attitudes linguistiques, ces notions en sociolinguistique, tout comme dans les études sociales, sont difficiles parfois à distinguer et séparer, car les frontières entre elles sont floues.

Certain.e.s auteur.e.s, comme Dominique Lafontaine (1997) postulent que « attitude » et

« représentations linguistiques » sont deux termes « employés parallèlement sans véritable nuance de sens » (p. 56) pour décrire « tout phénomène à caractère épilinguistique » (p. 57), c’est-à-dire de diverses évaluations subjectives. Boyer (2003) croit que la ressemblance de la nature imaginaire des « idéologies » et « représentations » permet d’envisager leur relation comme celle entre une partie et un tout (p. 17-19). Il postule également que l’idéologie pourrait

être un corps de représentations qui maintiennent et légitiment les discours de pouvoir au sein d’une communauté ou face à une autre/d’autres communauté(s) (p. 17). En fonction de ces deux principes, Boyer (2003, p. 19) dessine un schéma de hiérarchie entre les composants différents de l’Imaginaire communautaire (Fig. 1) :

Figure 1. Imaginaire communautaire et ses composantes 28

1.2.2. L’anthropologie nord-américaine et l’analyse critique du discours

Contrairement à l’école française, qui utilise tous les trois termes discutés, cependant privilégiant la notion de « représentations linguistiques », les anthropologues linguistiques nord- américains donnent préférence aux termes « language/linguistic ideology »4 et « language attitude ». Ils utilisent le terme de « représentations linguistiques » très rarement même si le mot

« représentations » se trouve parfois dans les définitions de l’idéologie.

Irvine (2016) définit « language ideologies » comme des conceptualisations sur les langues, locuteurs et pratiques discursives, imprégnées d’intérêts politiques et moraux et modelées dans un contexte culturel. Pour les étudier, il faut explorer un lien entre la langue, la culture et la politique ainsi que les interprétations humaines du rôle de la langue dans le monde social et culturel. Cela révélera les sentiments, croyances5 et attitudes des locuteurs à propos de l’utilisation de la/des langue(s). Donc, on voit que Irvine considère les attitudes comme une composante d’idéologie.

Paul V. Kroskrity (2018) voit la distinction entre « ideology » et « attitude » dans le caractère des études menées par les scientifiques. Le concept de « language ideology » est d’habitude utilisé dans les études qualitatives nord-américaines, e.g. dans les champs d’ethnographie et d’analyse conversationnelle et discursive tandis qu’on parle de « language attitudes » surtout dans des études quantitatives mesurant les réactions des locuteurs.

Tout comme Boyer (2003), le chercheur en analyse critique du discours, Teun van Dijk

(1998), considère que les trois phénomènes – idéologie, représentation et attitude - appartiennent

à la même famille et existent dans une relation hiérarchique. Il traite les idéologies comme des

4 Même si certaines différences subtiles existent entre les termes « language ideology », « linguistic ideology » et « ideologies of language », ils sont souvent utilisés de façon interchangeable (Woolard et Schieffelin, 1994, p. 56). 5 Dans cette analyse, on ne fera pas de distinction entre « croyance » et « attitude ». 29 systèmes de représentations sociales (p. 127) et les attitudes comme des ensembles d’opinions partagées par des groupes sociaux (p. 315). Les représentations sont des entités plus générales que les idéologies qui sont leurs manifestations plus concrètes. Les attitudes, à leur tour, sont basées sur les idéologies, modelant la formation des opinions personnelles (p. 86).

Ainsi, même si les chercheurs anglophones et francophones utilisent les termes ci- dessous différemment, ils s’accordent qu’il existe une certaine hiérarchie entre eux.

1.2.3. « Représentations », « idéologies » et « attitudes » dans ce projet

Ayant étudié les définitions des notions en question des écoles différentes de pensée sociale et sociolinguistique, je voudrais proposer mon propre modèle de l’Imaginaire social qui combinera ceux des études précédentes avec un angle particulier important pour ce projet.

Les représentations linguistiques font partie des ensembles de représentations sociales plus larges - de savoirs, perceptions et croyances sur le monde des individus et leur place là- dessus caractérisées par l’appartenance aux groupes ainsi que l’interprétation de relations entre eux. Les notions de « représentation », « idéologie » et « attitude » linguistiques, tout comme leurs homologues sociaux, sont organisées comme une hiérarchie de phénomènes apparentés.

Les idéologies linguistiques sont des manifestations concrètes, des mises en place de représentations plus vastes. Les idéologies sont composées, à leur tour, d’attitudes sur la/les langue(s) et ses locuteurs partagés par les membres d’un même groupe socio-politique et façonnés par des relations de pouvoir dans une communauté donnée (voir Fig. 2 ci-dessus).

30

Attitudes Attitudes Attitudes Concurrence Idéologie Concurrence Idéologie Idéologie

Attitudes Attitudes Attitudes

Représentations Figure 2. Hiérarchie des notions de « représentations », « idéologie » et « attitude »6

Les représentations peuvent être partagées par tous les membres d’une communauté, mais les idéologies s ont partagées uniquement par les membres de certains groupes dans cette communauté. Comme le schéma le démontre, il existe une concurrence entre les idéologies linguistiques différentes. La combinaison de certains facteurs sociaux et politiques dans la société peut accroitre cette concurrence et mener vers un conflit. L’idéologie linguistique qui a gagné peut devenir un ensemble de représentations favorisé par l’État et inculqué à la population par l’élite du pays. Cependant l’opposition à ce régime linguistique continue toujours. C’est pourquoi il est crucial d’étudier la dynamique dans les attitudes, idéologies et représentations linguistiques, car elles informent non seulement la situation linguistique, mais aussi les liens entre la/les langue/s et l’identité sociale marquée par l’appartenance aux groupes opposés.

Les attitudes agissent au niveau plus personnel et incitent les individus d’agir d’une certaine manière. Cependant, comme on a mentionné plus haut (voir 2.1.3. Attitudes), il peut y exister des divergences entre les attitudes envers les langues et les actions qu’elles sont censées déclencher, car parfois les gens font ce qui sera plus bénéfique en dépit des attitudes négatives envers cette action, e.g. ils continuent à utiliser une langue qu’ils détestent parce que c’est

6 Le nombre d’idéologies (3) donné dans le schéma est arbitraire. Les idéologies concurrentes peuvent exister dans une société en n’importe quelle quantité. 31 important pour leur avancement professionnel. Il est important de prendre en compte cette particularité dans l’analyse actuelle pour éviter des conclusions hâtives sur la situation linguistique basées uniquement sur les attitudes linguistiques des locuteurs et non sur leur mise en œuvre dans les pratiques langagières réelles. L’influence du « profit » attendu du choix de code sur les pratiques langagières des locuteurs sera explorée dans une section séparée.

1.3. Identité individuelle et sociale, dynamique intergroupe et son influence sur l’identité

linguistique

1.3.1. Identités individuelle et sociale

La discussion des représentations, idéologies et attitudes nous mène inévitablement vers la question d’identité d’un individu parce que l’imaginaire forme la base de cette dernière. Selon

Jodelet (1989), les représentations maintiennent l’identité sociale et l’équilibre sociocognitif qui s’y trouve lié (p. 68). Abric (1994) reconnait également la fonction identitaire comme l’une des fonctions de représentations sociales (p. 21).

Un grand débat fait rage autour la distinction entre l’identité individuelle (ou personnelle) et l’identité sociale. D’une part, l’identité de chacun.e c’est ce qui le/la rend unique et différent.e.

De l’autre, l’identité est également notre rapport au monde et aux autres (Chauchat, 1999, p. 7).

Chauchat (1999) questionne la justesse de la distinction entre ces deux types d’identité, car « l’ancrage de l’identité dans la biographie du sujet va de pair avec son ancrage dans la dimension sociale » (p. 9), c’est pourquoi « l’identité est et ne peut être que sociale » (p. 8). Van

Dijk (1998) voit deux formes d’identité : 1) une représentation de soi comme un être unique avec ses propres expériences et biographie comme des modèles mentaux formés en interaction avec les autres; et 2) une représentation de soi comme un membre de groupes divers dont l’idéologie modèle l’identité d’un individu qui y appartient (p. 119-120). Abric (1994) voit aussi les 32 représentations, la base de l’identité, comme un double système des éléments sociaux et individualisés dont le noyau central est essentiellement social, lié aux conditions historiques, sociologiques et idéologiques (p. 36-37).

Pierre Bourdieu (1982) affirme également que notre identité individuelle n’est pas la condition préalable de l’action sociale mais en résulte: « Groupe fait homme, il personnifie une personne fictive, qu’il arrache à l’état de simple agrégat d’individus séparés, lui permettant d’agir et de parler, à travers lui, « comme un seul homme » » (p. 101).

Ainsi, dans cette recherche, on considèrera l’identité individuelle comme toujours enracinée dans la vie sociale d’un individu, composée d’influences des autres individus importants dans sa vie, des groupes d’adhésion et des événements sociopolitiques.

1.3.2. La théorie de l’identité sociale

On a déjà mentionné l’appartenance aux groupes comme un aspect crucial de l’identité, mais maintenant il convient d’approfondir cette discussion, en présentant la théorie de l’identité sociale proposée par Tajfel et Turner (1986, p. 13-17). Elle analyse la perception de soi et le comportement des individus du point de vue de leur appartenance aux groupes sociaux. Un groupe est un ensemble d’individus qui se perçoivent comme membres de la même catégorie sociale partageant l’implication personnelle dans cette définition commune d’eux-mêmes et parviennent à un accord sur l’évaluation de ce groupe et leur adhésion à lui.

Trois processus sont distingués dans le cadre de cette théorie: la catégorisation sociale, l’identification à un groupe particulier et la comparaison sociale.

Tout d’abord, les êtres humains mettent les autres dans des catégories distinctes pour les identifier selon leur sexe, profession, nationalité, ethnicité, etc., e.g. femme-homme, étudiant.e- professeur.e, Canadien-Américain. Ce faisant, ils font des généralisations, en minimisant les 33 différences à l’intérieur de chaque groupe et en les exagérant entre les catégories distinctes.

Ensuite, ils se trouvent des groupes d’adhésion et adoptent leurs identités, ce qui, en plus de servir d’auto-référence, prévoit une implication personnelle. D’habitude, on aspire à une image sociale positive, ce qui est atteint par le processus de comparaison sociale de son groupe à celui des autres. Il y a souvent un contraste entre l’opinion favorable envers son propre groupe et les

évaluations négatives (attitudes, stéréotypes, opinions) envers celui des autres, ce qui renforce l’estime de soi des individus. Pour Leyens et al. (1996), « le processus de stéréotypisation des individus consiste à leur appliquer un jugement – stéréotypique – qui rend ces individus interchangeables avec les membres de leur catégorie » (p. 24). Boyer (2003, p. 15) voit ces

évaluations stéréotypiques comme des représentations qui ont « mal tourné ou trop bien tourné,

[…] dont la pertinence pratique en discours est tributaire de son fonctionnement simplificateur et donc univoque et à une stabilité de contenu rassurante pour les membres du groupe/de la communauté concerné(e) ».

Le conflit entre les intérêts des groupes peut provoquer un conflit intergroupe. Plus le conflit est intense, plus l’identification et l’attachement positif des individus à leur groupe sont forts, mais, en outre, plus il y a d’antagonisme envers l’exogroupe (outgroup) (Tajfel et Turner, 1986, p. 8). Si dans la compétition avec le groupe adversaire, l’endogroupe identitaire d’un individu perd son importance et sa valeur positive, il/elle peut essayer deux stratégies pour arriver à une identité sociale positive. En premier lieu, il/elle peut se déplacer vers un autre groupe social si c’est possible dans la société dans laquelle il/elle vit. Deuxièmement, s’il est difficile ou n’est pas possible de quitter le groupe stigmatisé, un individu s’efforcera d’améliorer le prestige de son groupe avec des mouvements sociaux visant à changer le statut quo (p. 9-10). Les groupes ethniques ou nationaux peuvent accentuer leurs langues, coutumes et traditions pour renforcer 34 leurs unicité et distinction, en exigeant de la légitimité et du prestige pour elles, comme dans le cas des Canadiens français.

Plus loin, on poursuivra ce discours avec la discussion des liens entre l’identité sociale et l’identité linguistique.

1.3.3. Identité linguistique

La distinction d’un groupe est souvent exprimée par la façon de parler de ses membres. La langue reflète leurs classe sociale, niveau d’éducation, profession, sexe, religion ethnie ainsi que leur appartenance à une nation ou une région particulière. L’utilisation d’un registre, d’un vocabulaire ou d’un accent spécifique par un locuteur révèle son appartenance ou le désir d’appartenir à un groupe social défini. Dans chacun de ces cas, la langue joue un rôle identitaire, et le choix du code peut être considéré comme une prise de position par rapport à son propre groupe et celui des autres.

L’identité linguistique est fluide et multiple, changeant selon le contexte, la situation du discours et le rapport entre les locuteurs (Mufwene, 1997, p. 16-17). En parlant, on manifeste de la conformité à un certain groupe auquel on appartient selon ce qui y est considéré comme normal. Il y aura, certes, quelque variabilité individuelle, mais notre désir d’être accepté nous fera graviter le plus souvent vers la façon conventionnelle de parler. En communiquant avec des membres des endogroupes, au contraire, on accentuera notre distinction, en s’exprimant différemment d’eux.

Par exemple, comme la recherche célèbre de William Labov (1976) sur l’île de Martha’s

Vineyard le démontre, les habitants de Martha’s Vineyard, satisfaits de leurs vies sur l’île, avaient tendance à parler avec l’accent local pour afficher leur loyauté à Martha’s Vineyard, alors que les gens qui voulaient quitter l’île adoptaient la façon de parler continentale. Ce résultat 35 fournit un vif exemple d’un « acte d’identité » (Le Page et Tabouret-Keller, 1985) atteint par voie de la langue. Donc, quand l’appartenance à un groupe régional est importante pour le locuteur, il sera enclin à l’exprimer dans la langue.

La question de la langue comme marqueur d’identité d’un groupe peut être très politisée, idéalisée et mobilisée par l’idéologie de ce groupe (Mufwene, 1997, p. 16), surtout dans une situation de conflit. La langue peut jouer un rôle soit unificateur pour cimenter l’unité d’un groupe, soit séparateur pour montrer sa distinction par rapport au groupe opposé. C’est le cas des

Québécois et des Ukrainiens qui utilisent la langue comme symbole de leurs souveraineté et exigences politiques. La langue rassure le « principe spirituel » et identitaire d’un groupe basé sur des valeurs communes telles que l’héritage ancestral (Fishman, 1999, p. 115), la compréhension partagée de l’histoire, les ouvrages littéraires et d’autres produits culturels. La langue remplit l’existence d’un groupe du sens parce qu’elle décrit le passé, le présent et le futur et les lie dans un nœud définitif d’une culture commune distincte. Selon Mufwene (1997), c’est particulièrement important « si les traits physiques des locuteurs ne permettent pas de déterminer dès le premier abord leur affiliation ethnique ou leur région d’origine » (p. 162). Dans le cas des

Ukrainiens ukrainophiles de l’Est, les distinctions physiques, religieuses et culturelles avec les

Russes sont minimales, c’est pourquoi les revendications politiques et l’identité nationale étaient accompagnées en 2014 d’une promotion de la langue ukrainienne et d’une renaissance de la culture séparée créée dans cette langue.

Dans ce projet, on explorera les changements dans l’identité sociolinguistique et les pratiques langagières des individus parce qu’ils reflètent la dynamique socio-politique plus vaste au niveau intergroupe, régional et national.

36

CHAPITRE II: BILINGUISME ET DIGLOSSIE

2.1. Qu’est-ce que le « bilinguisme »?

2.1.1. Tentatives de définition

Le dictionnaire Larousse définit le terme de « bilinguisme » comme une « situation d'un individu parlant couramment deux langues différentes (bilinguisme individuel); situation d'une communauté où se pratiquent concurremment deux langues » (« Bilinguisme », s.d.).

Néanmoins, plusieurs chercheurs trouveraient cette explication trop simpliste.

Premièrement, au niveau d’un locuteur individuel, se pose la question de « maîtrise » des langues utilisées. Selon certains chercheurs, il s’agit de l’aisance d’un natif (Grosjean, 1998, p.

136), selon d’autres, ce n’est qu’une compétence minimale dans une des quatre habiletés linguistiques, à savoir comprendre, parler, lire et écrire dans une ou plusieurs langues autre que sa langue maternelle (Macnamara, 1967, p. 59-60). Cette discussion a provoqué d’autres interprétations du bilinguisme, telles que la capacité de produire des énoncés ayant du sens dans deux ou plusieurs langues, la maîtrise d’au moins une des quatre compétences linguistiques

(compréhension écrite, production écrite, compréhension orale et production orale) dans une autre langue et l’utilisation alternée de plusieurs langues (Grosjean, 1998; Romaine, 1995). Sur la base de ces interprétations possibles, Grosjean (1997, p. 164) opte pour une définition vaste des bilingues comme des personnes qui utilisent deux (ou plusieurs) langues (ou dialectes) dans leurs vies quotidiennes. Pavlenko (2006), elle aussi, donne une définition semblable au bilinguisme, précisant cependant que les deux langues peuvent être utilisées soit simultanément

(dans les situations de contact de langues) soit consécutivement (dans le contexte de migration transnationale), en dépit des niveaux de connaissance dans ces deux (ou plusieurs) langues (p. 2). 37

Donc, le bilinguisme pourrait se placer sur un continuum d’une compétence minimale à une compétence maximale, toujours en construction (Perregaux, 1994).

Quant à la définition du bilinguisme au niveau sociétal, elle, à son tour, contient des complexités qui doivent être clarifiées. Bien qu’il s’agisse de la coexistence de deux ou plusieurs langues dans une société, le bilinguisme sociétal n’implique pas forcément que tous les membres d’une telle société seront bilingues/plurilingues. En outre, il y a des différences au niveau des régimes linguistiques d’État : les communautés bilingues ou plurilingues peuvent être officiellement bilingues/plurilingues ou unilingues. Paradoxalement, dans des communautés officiellement plurilingues, la majorité des membres peuvent être unilingues si les différents groupes linguistiques sont séparés sur le territoire d’un pays, comme dans le cas de la Suisse, de la Belgique ou du Canada (Blanc, 2001). Le statut et le prestige des langues influent également sur les compétences et choix de code des locuteurs (Gal, 1988, p. 246).

Cette multiplicité de caractéristiques mérite d’être étudiée de façon plus approfondie, ce que je ferai dans les sections qui suivent.

2.1.2. Approches aux études du bi- et plurilinguisme

Comme les notions de bi- et plurilinguisme sont des phénomènes aux multiples facettes, les chercheurs les étudient en faisant appel simultanément à plusieurs approches théoriques.

Tabouret-Keller et Hamers et Blanc y voient des modèles linguistique, psychologique et sociologique (Tabouret-Keller, 1969; Hamers et Blanc, 1983, p. 39).

L’approche linguistique s’applique aux études des contacts des langues, aux interférences et emprunts entre leurs systèmes phonologique, morpho-syntaxique, lexical, etc. (Jardel, 1979, p.

25; Hamers et Blanc, 1983, p. 16). Macnamara (1967, p. 59) et Grosjean (1998, p. 135) 38 proposent de mesurer les compétences des bilingues dans les quatre aspects langagiers

(encodage : production orale et écrite, décodage : compréhension orale et écrite) et leur utilisation de ces habiletés dans des contextes différents, en prenant en compte l’âge et les circonstances de l’acquisition des langues. Cependant, une approche à l’étude des bilingues ne peut pas être purement linguistique. Pour expliquer le comportement des bilingues dans une communauté ainsi que les racines du bilinguisme sociétal, il convient d’avoir recours aux aspects psychologique et sociologique du bilinguisme.

L’approche psychologique est appliquée dans les études du bilinguisme/plurilinguisme au niveau individuel, tandis que l’approche sociologique privilégie l’aspect sociétal (Jardel, 1979, p.

25). Hamers et Blanc (1983, p.21) proposent les termes de bilingualité et bilinguisme pour distinguer entre ces deux niveaux du bilinguisme. La première notion est « un état psychologique de l’individu qui a accès à plus d’un code linguistique », tandis que la deuxième, dit sociologique, inclut la bilingualité, mais s’applique également à une communauté où deux langues coexistent et peuvent être utilisées parfois dans une même interaction et où un certain nombre d’individus sont bilingues dont le niveau de compétence peut être varié (Jardel, 1979, p.

21-25). D’ailleurs, ces deux niveaux chevauchent et croisent parce que l’individuel est toujours mélangé au social et vice versa. En outre, d’après Jardel (1979), dans les deux cas, le bilinguisme peut être considéré à la fois comme un état et comme un comportement (p. 25).

Finalement, les sociolinguistes critiques ajoutent l’approche post-structuraliste et l’analyse politico-économique aux études du comportement des bilingues. Ils accordent une importance particulière aux relations de pouvoir et aux idéologies qui se manifestent dans des

échanges langagiers (Pavlenko et Blackledge, 2004; Heller, 2007). Ils postulent que l’approche critique permet de briser le mythe de bilinguisme désintéressé et neutre, mais en fait très 39 idéologisé, en révélant différences situationnelles dans les pouvoirs, droits et privilèges des locuteurs (Blackledge et Pavlenko, 2004, p. 4; Heller, 2007, p. 1). Heller (2007) appelle à la reconceptualisation des communautés et des codes comme des unités délimitées et prône une approche du bilinguisme comme « une idéologie et une pratique sociale », les locuteurs comme des « acteurs sociaux » et les frontières entre des États comme « des produits de l’action sociale » (p. 1). Par conséquent, elle définit le bilinguisme comme

a wide variety of sets of sociolinguistic practices connected to the construction of social difference and of social inequality under specific historical conditions (p. 3). 2.1.3. Interprétation du bilinguisme dans ce projet

Ce travail combinera les trois approches aux études de bilinguisme présentées ci-dessus, comprenant le bilinguisme comme une certaine connaissance (nullement parfaite) dans deux langues qui peuvent être utilisées simultanément ou consécutivement dans certains contextes et sphères de la vie et dont l’utilisation peut être influencée par les idéologies linguistiques et jeux d’identités sur la base de l’appartenance des locuteurs à divers groupes sociaux. En outre, on acceptera que les bilingues n’ont pas de compétence égale dans les quatre compétences linguistiques (compréhension écrite, production écrite, compréhension orale et production orale), et, s’appuyant sur les études de Macnamara (1967) et Grosjean (1998), on utilisera pour l’analyse des pratiques bilingues le contexte de l’acquisition des langues ainsi que l’analyse des compétences dans les quatre habiletés linguistiques.

Je ne ferai pas de distinctions entre bilinguisme et bilingualité, recourant uniquement au terme de « bilinguisme » pour faire référence aux niveaux individuel et sociétal du contexte bilingue. En outre, je ne distinguerai pas entre les « diglottes » et les « bilingues » au niveau individuel, et la notion de « diglossie » sera appliquée uniquement au niveau sociétal. 40

Il est également important de souligner dès le début que l’échantillon de la population que j’appelle « russophone » dans ce travail est, en fait, bilingue. Ces locuteurs sont russophones du fait que le russe est leur première langue ainsi que la langue qu’ils utilisent dans beaucoup de situations et contextes sociaux (mais pas tous et pas tout le temps!). L’ukrainien est la langue que la plupart d’entre eux ont commencé à apprendre à l’école primaire ou secondaire et à laquelle ils sont exposés par les médias de masse, dans des établissements d’enseignement et dans certaines institutions officielles. La maîtrise du russe et de l’ukrainien de la population étudiée n’est pas

égale et diffère selon la compétence linguistique, où la production orale en ukrainien est souvent l’aspect le plus faible, car la plupart du temps la majorité des Kharkiviens parlent russe.

Dans les sections suivantes, on discutera d’une manière plus détaillée des types différents de bilinguisme au niveau individuel et social selon les trois approches susmentionnées.

2.2. Bilinguisme individuel (approche psychologique)

2.2.1. Types de bilinguisme individuel

Plusieurs auteurs proposent des typologies de bilinguisme individuel pour répondre au besoin de cerner le caractère relatif de ce phénomène (Jardel 1979; Hamers et Blanc, 1983;

Stolac, 1993; D’Acierno, 1990). Ici, je présenterai celles de Jardel (1979) et Hamers et Blanc

(1983, p. 23-27).

Premièrement, selon le niveau de compétence, Hamers et Blanc (1983, p. 23-27) distinguent des bilingues équilibrés, ayant une compétence égale dans les deux langues, et des bilingues dominants avec une compétence supérieure dans l’une des langues, le plus souvent, leur langue maternelle. Jean-Pierre Jardel (1979, p. 26) appelle l’aisance égale dans les deux 41 langues un bilinguisme symétrique, et, dans le cas des inégalités entre elles, il s’agit d’un bilinguisme asymétrique.

Selon l’unité ou la séparation cognitive des représentations dans les deux langues¸ ils reconnaissent le bilinguisme coordonné ou composé, selon l’âge et le contexte d’acquisition et d’utilisation des deux langues. Un.e bilingue qui a appris deux langues dans son enfance est plus susceptible d’être un bilingue coordonné, ayant une seule représentation cognitive pour deux

équivalents de la traduction, tandis qu’un bilingue tardif qui a appris sa deuxième langue, par exemple à l’école, en aura deux séparées. Ainsi, selon l’âge d’acquisition, il peut s’agir d’un bilinguisme d’enfance (précoce), d’adolescence et d’âge d’adulte. Dans le premier cas, un enfant peut acquérir les deux langues simultanément ou consécutivement (Hamers & Blanc, 1983, p.

25). Cependant, Jardel (1979, p. 26) considèrent les apprenants consécutifs comme « diglottes », car, normalement, ils manient leur première langue mieux que la seconde. Dans ce travail, on n’utilisera pas ce terme et appellera les types « bilingues ».

Un autre aspect qui joue un rôle crucial dans l’équilibre linguistique d’un.e bilingue c’est celui des statuts socioculturels des deux langues qu’il/elle parle. Si les deux sont socialement valorisées, cela peut entraîner une bilingualité additive. Si à l’inverse l’une des langues est acquise aux dépens de l’autre, il s’agira alors d’une bilingualité soustractive quand (Hamers &

Blanc, 1979, p. 25). Dans ce cas, si un enfant entend et comprend une langue parlée en famille, mais ne la parle pas, il peut s’agir d’un bilinguisme réceptif ou passif. Le refus de s’exprimer dans cette langue peut être expliqué par des facteurs sociaux, tels que le statut bas de la langue ou l’idéologie de pureté linguistique existant dans cette communauté qui empêche un locuteur avec une compétence jugée comme « insuffisante » de participer dans la production orale (voir

Chapitre III, Section 3.4.4). 42

Au niveau de leur appartenance culturelle, les bilingues peuvent être biculturels, monoculturels ou acculturés. Le biculturalisme correspond à une forme de bilinguisme additif et

équilibré, où les bilingues s’identifient positivement avec les deux groupes culturels auxquels ils appartiennent. Ceux qui maîtrisent deux langues peuvent également rester monoculturels, c’est-

à-dire appartenir affectivement à la culture de leur première langue. En outre, ils peuvent aussi y renoncer et adopter la culture de leur deuxième langue, devenant acculturés. Finalement, dans le cas où les bilingues renoncent à deux cultures en même temps, n’exprimant l’appartenance à aucune d’entre elles, ils développent une « anomie culturelle » (Hamers et Blanc, 1983, p. 26).

2.2.2. Approche holistique au bilinguisme individuel

François Grosjean (2008, p. 9-14) affirme que la plupart des distinctions présentées ci- dessus sont basées sur des dichotomies fautives de l’approche monolingue à l’étude du bilinguisme où les bilingues sont jugés selon les standards monolingues de la compétence

« parfaite ». Par conséquent, les effets du bilinguisme sont étudiés comme étant a priori négatifs et le contact des langues est vu comme une anomalie, faisant les bilingues eux-mêmes sous-

évaluer leurs compétences linguistiques et nier qu’ils sont vraiment « bilingues » (p. 13).

Grosjean insiste qu’un bilingue n’est pas une somme de deux monolinguismes séparés mais un tout intégré (p. 9-13). À l’approche « fractionnaire » de l’étude des bilingues, il oppose une approche « holistique » (p. 9-10) parce qu’en réalité, la compétence dans les deux langues dépend des domaines de leur utilisation (Grosjean, 2010, p. 21).

Grosjean (1998) résume que le bilinguisme individuel peut être caractérisé par les traits suivants : 1) les bilingues sont influencés par le « principe de complémentarité », le fait d’acquérir et d’utiliser leurs langues à des fins différentes, dans les différents domaines de la vie et avec des gens différents (voir Section 2.4.2.); 2) les bilingues sont rarement également 43 courants dans toutes les compétences linguistiques de leurs langues (le niveau de compétence dépend de la fréquence, du but et de l’utilisation des langues); 3) certains bilingues sont toujours en train de maîtriser leurs langues, tandis que d’autres y ont déjà acquis une certaine stabilité; 4) le répertoire des bilingues peut changer au cours du temps selon les changements de leur environnement et de ses exigences; 5) les bilingues communiquent avec les monolingues et les bilingues et font des changements correspondants à leurs comportements (Grosjean, 1998, p.

132).

2.2.3. Bilinguisme et identité

Du point de vue identitaire, le bilinguisme a reçu des réactions à la fois négatives et positives. Comme les individus bi- ou plurilingues ont accès à l’expression en plusieurs codes, leur personnalité est parfois perçue comme fragmentée ou éclatée, ayant des identités multiples et même conflictuelles, sans frontières fixes. Plusieurs auteurs ont appliqué le discours de schizophrénie à la personnalité des individus bi- et plurilingues (Todorov, 1985, p. 210;

Pavlenko, 2006, p. 4-5; Adler, 1977, p. 40). Dans son essai Bilinguisme, dialogisme, et schizophrénie, l’intellectuel bulgare-français Tzvetan Todorov (1985) expose les luttes intérieures et les voix conflictuelles d’un bilingue, attirant attention sur le fait que le bilinguisme peut être un fardeau, évoquant des sentiments douloureux, tels que la culpabilité de ne pas avoir gardé la loyauté ethnique et linguistique, l’insécurité à propos de la légitimité des compétences dans une langue acquise, l’angoisse à cause de l’absence de l’unité personnelle, etc. (Pavlenko,

2006, p. 5).

En outre, du point de vue politique, dans les sociétés monolingues, les bilingues sont parfois vus comme des gens peu fiables, enclins à changer leurs allégeances politiques et engagements moraux (Pavlenko, 2006, p. 2), surtout dans l’éventualité d’un conflit entre les 44 deux pays ou parties d’un pays où les langues maîtrisées par les bilingues sont utilisées. Dans ce cas, les bilingues peuvent se trouver sous la pression de choisir un camp, rejetant l’une des identités linguistiques, culturelles et politiques.

Sur une note positive, le bi- ou plurilinguisme peut être interprété comme une célébration d’hétérogénéité, de cosmopolitisme et de dialogue entre deux ou plusieurs cultures. Selon la théorie du dialogisme de Mikhail Bakhtine (1981), la langue est par sa nature hétéroglossique dans le sens qu’elle se compose de plusieurs dialectes, styles, genres et registres, niés par l’unification et la standardisation officielle (p.270-271). Par contre, tout discours vivant est caractérisé par l’inclination au dialogue et à la polyphonie (p. 279). Ces idées peuvent s’appliquer également au bilinguisme ou à l’acquisition de langues étrangères (Hall, Vitanova, et

Marchenkova, 2005) : plus on croise des genres différents, plus on enrichit sa compréhension et sa participation dans la vie sociale (p. 3) ainsi que sa personnalité.

Cela dit, une chose est claire : les individus bi- et plurilingues négocient leurs identités multiples, en choisissant le code et la façon de parler dans chaque interaction avec les autres.

2.3. Bilinguisme sociétal

Le type de bilinguisme individuel et le comportement langagier des bilingues sont inévitablement liés aux processus socio-politiques se produisant dans la communauté où les deux langues sont parlées ainsi qu’aux statuts de ces dernières.

2.3.1. Introduction du terme « diglossie »

Pour la première fois, le terme de diglossie a été utilisé par l’helléniste français Psichari

étudiant la situation sociolinguistique de la Grèce dans les années 1920 (Psichari, 1928). Il a 45 remarqué l’opposition entre le grec écrit considéré comme soutenu et le grec oral considéré comme vulgaire.

Après avoir été oublié pendant quelques décennies, le terme est réapparu dans le travail du sociolinguiste américain A. Ferguson en 1959. Il l’a appelé « diglossia » calquant le mot français « diglossie » (Ferguson, 1959, p. 232). « Diglossia » se produit dans une société utilisant deux ou plusieurs langues génétiquement apparentées dans des domaines d’usages différents selon leurs fonctions particulières. Dans ce genre de sociétés, la première langue, appelée par Ferguson variété « High/haute » ou simplement « H », est normalement une langue

élevée, utilisée dans des contextes formels – dans l’administration d’État, aux établissements d’enseignement, aux églises et dans la presse. Par contre, il existe aussi des variétés « basses »

(« low » ou « L ») – des langues génétiquement apparentées ou des dialectes régionaux utilisés dans la vie quotidienne par le peuple (p. 234-236). Les deux variétés ont des statuts et des niveaux de prestige différents. D’habitude, la première est considérée par les locuteurs comme

« vraie », belle, logique, alors que la deuxième reçoit des jugements plus négatifs comme une langue inexistante, un idiome parlé (p. 237). La variété H est normalement fortement codifiée avec un large nombre d’ouvrages littéraires et scientifiques écrits dans cette langue.

Certains linguistes français comme Martinet (1969) choisissent d’éviter le terme de diglossie, car il représente une dichotomie simpliste, ne permettant pas de possibilités de symbiose entre les deux idiomes (Martinet, 1969, p. 148-149). Fishman (1969) n’évite pas le terme de diglossie, mais réfléchit également sur la coexistence des deux phénomènes – celui de bilinguisme et celui de diglossie. Le schéma qu’il propose sera présenté dans la section suivante. 46

2.3.2. Rapports entre le bilinguisme et la diglossie

Dans son Bilingualism with and without diglossia; Diglossia with and without bilingualism, Fishman (1967) tente de représenter les relations entre le bilinguisme et la diglossie. Le titre de l’article résume le schéma proposé :

1) Diglossie et bilinguisme, où toute la population d’un pays utilise deux codes, mais

pour des sphères différentes de la vie. Fishman donne l’exemple du Paraguay, où la

population, jadis monolingue parlant guarani, a ajouté l’espagnol dans leur répertoire;

2) Diglossie sans bilinguisme, où il existe deux groupes linguistiques avec des frontières

imperméables à cause de leurs différents statuts sociaux, e.g. les élites européennes

qui parlaient une langue prestigieuse (langue H) tandis que leurs peuples utilisaient

une langue basse pour leur communication intergroupe;

3) Bilinguisme sans diglossie, une situation temporaire de changement social rapide, où

les locuteurs bilingues abandonnent des normes précédentes, et, par conséquent, les

deux codes n’ont pas de fonctions sociales clairement définies;

4) Ni bilinguisme ni diglossie, une situation quasiment impossible parce qu’elle peut

exister seulement dans une communauté linguistique petite et isolée (p. 30-35).

Ainsi, seulement les deux premières situations sont plus ou moins stables et probables.

Finalement, comme dans chaque société il existe divers groupes sociaux utilisant des répertoires linguistiques ou des codes différents à des fins variées, un certain type de diglossie est présent dans presque toutes les communautés linguistiques. Divers facteurs sociaux tels que des conflits politiques, des expansions de la population, des croissances et ralentissements économiques, entraînent une diversification interne au sein d’une communauté, qui est une caractéristique 47 principale du bilinguisme, dont la normalisation sociétale mènerait à une diglossie (Fishman,

1967, p. 37-38).

2.3.3. Bilinguisme, diglossie et conflit linguistique

Cependant, les interprétations de Ferguson et de Fishman ne révèlent pas la nature conflictuelle de la diglossie et son caractère mutable (Kremnitz, 1981, p. 65). C’est pourquoi, pour les refléter, les chercheurs catalans ont proposé le terme de « conflit linguistique » où deux langues clairement différenciées s'affrontent, l'une comme politiquement dominante dans l’emploi officiel et public et l'autre comme politiquement dominée (Aracil, 1965). Donc, la situation linguistique est en grande mesure fonction de la situation sociale (Kremnitz, 1981, p. 66), et son climat se reflète dans le paysage sociolinguistique. Calvet (1999) voit, lui aussi, le plurilinguisme de la planète à l’origine du conflit linguistique et de la « guerre des langues » (p. 32). Ainsi, le bilinguisme sociétal peut être une étape de passage vers l’unilinguisme par le processus de

« substitution » ou « glottophagie » où la langue dominante dévore celle qui est dominée (Calvet,

1974, p. 81). Calvet (1974) discerne trois stades de ce processus : la langue dominante passe par les classes dirigeantes (1), puis par la population des villes (2), enfin par la campagne (3). Ce processus est accompagné de bilinguismes successifs là où la langue dominée résiste (p. 81).

Cependant, la langue dominée peut aussi s’émanciper et remplacer la langue jadis dominante dans le processus que les sociolinguistes catalans appellent « normalisation » (Aracil,

1965; Kremnitz, 1981, p. 66). C’est le cas des pays comme la République tchèque où la langue locale tchèque a remplacé l’allemand, qui représentait une langue dominante de prestige au 19e et au début du 20e siècle. Cela veut dire que la classe dominante a perdu son pouvoir tout comme sa langue. 48

2.4. Bilinguisme comme comportement social

2.4.1. Définition du choix de code

De façon neutre, purement linguistique, le choix de code peut être défini comme un système de rapports stables entre les formes (phonologiques, lexicales, syntaxiques) qui permettent de formuler le message compréhensible à son interlocuteur (Wald, 1997, p. 71-72). Il peut s’agir du choix des langues, variétés ou styles différents dans des contextes et situations différentes ainsi que de l’alternance codique au sein d’une même conversation (Gumperz, 1982),

Romaine, 1995).

D’ailleurs, ce choix n’est point neutre (Sachdev et Giles, 2004, p. 354; Wald, 1997, p.

72), mais lié aux fonctions sociales d’utilisation des langues dans une communauté et à la négociation implicite entre les partenaires de l’interaction individuelle. À une échelle sociétale, le choix de code dépend du statut, du prestige des langues et des normes langagières qui existent dans cette communauté et influencent le niveau de l’interaction individuelle où chaque sujet parlant prend une position par rapport à son interlocuteur. Ainsi, le choix de code peut devenir une expression politique et un « acte d’identité » (Le Page et Tabouret-Keller, 1985), marquant

« la mise en jeu de la compétition et du conflit des identités liées à des langues et variétés coexistantes » (Wald, 1997, p. 74). En effet, ces deux niveaux macro- et microlinguistique sont en corrélation, c’est pourquoi le choix de code peut également se comprendre comme

une ressource propre à mettre en jeu, au niveau interpersonnel, les solidarités et les oppositions entre les groupes sociaux, et à moduler la manifestation des positions individuelles dans les rapports macrosociologiques et politiques qui peuvent s’actualiser dans l’interaction (Wald, 1997, p. 74). Donc, l’association de ces deux niveaux sera également considérée dans l’analyse des facteurs influençant le choix de code. 49

2.4.2. Facteurs influençant le choix de code (niveau macro-linguistique)

Dans son article célèbre, souvent cité, Who Speaks What Language To Whom and

When/Qui parle quelle langue à qui et quand, Joshua Fishman (1965) considère trois facteurs qui contrôlent le choix de code dans un contexte plurilingue : l’appartenance à un groupe social, le style situationnel de l’interaction (formel/familier; statut égal/inégal) et les thèmes de conversation (p. 69-71). Ces facteurs se chevauchent en communication réelle, car il est possible de parler de l’économie nationale (thème) d’une manière informelle (style situationnel), en s’adressant à sa famille (groupe de référence) (p. 71). S’appuyant sur ces trois facteurs, Fishman crée des champs d’activités linguistiques (« domains of language behaviour »), tels que la famille, l’aire de jeu et la rue, l’école, l’église, la littérature, la presse, l’administration, etc. (p.

73). Il préconise l’étude de la corrélation entre les « domains of language behaviour » au niveau sociétal-institutionnel et domaines définis au niveau socio-psychologiques, les définissant comme

a socio-cultural construct abstracted from topics of communication, relationships between communicator, and locales of communication , in accord with the institutions of a society and the spheres of activity of a culture, in such a way that individual behaviour and social patterns can be distinguished from each other and yet related to each other (p. 75). Fishman (1965) considère également d’autres variables dans son analyse du choix de code dans le contexte plurilingue, qu’il appelle « sources of variance », à savoir les compétences linguistiques (« media variance : writing, reading and speaking »), les rôles (discours intérieur, compréhension (décodage) et production (encodage)), les situations (formel, informel, intime) et les domaines eux-mêmes (p. 78-79). L’effet cumulatif de toutes ces variables produit une configuration de dominances (« dominance configuration »), un terme qui résume toutes les données sur le choix de code de plusieurs individus représentant une sous-population définie (p.

79). 50

2.4.3. Théorie de l’adaptation de la parole (Communication Accommodation Theory)

(niveau micro-linguistique)

En étudiant les gens changer leurs dialectes ou langues dans certaines circonstances et situations sociales, Howard Giles a proposé la théorie de l’adaptation de la parole sur la base de la théorie de l’identité sociale de Tajfel et Turner (1986). Elle analyse les changements des comportements langagiers effectués par les locuteurs bilingues pour harmoniser et adapter leurs façons de parler à celle(s) de leur partenaire(s) (Giles, 2016, p. 3). Comme les individus utilisent la communication pour montrer leurs attitudes l’un à l’autre, elle constitue l’indicateur de la distance sociale entre les locuteurs et les groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Ainsi, l’adaptation de la parole peut être définie comme « a movement toward and away from others, by changing one’s communicative behaviour » (Sachdev et Giles, 2004, p. 355). Très souvent, l’adaptation de la parole est le résultat des processus intergroupes où les interlocuteurs interagissent selon l’appartenance à diverses catégories sociales (Palomares, Giles, Soliz, et

Gallois, 2016, p. 123).

La théorie de l’adaptation de la parole représente une approche socio-psychologique au choix de code, employée pour intégrer les aspects micro-individuels et les niveaux macro- collectifs de la communication bilingue (Sachdev et Giles, 2004).

Les hypothèses principales de cette théorie sont résumées par Sachdev et Giles (2004, p.

354) de la façon suivante.

1) La communication bilingue est influencée non seulement par la situation immédiate

et les orientations initiales des participants, mais aussi par le contexte socio-historique

dans lequel l’interaction est intégrée. 51

2) La communication bilingue n’est pas un simple échange des informations

référentielles, mais aussi une négociation d’identités sociales à travers les processus

d’accommodation.

3) Les locuteurs ont des attentes concernant les niveaux optimaux de l’adaptation de

parole bilingue. Ces attentes peuvent se baser sur des stéréotypes à propos des

membres de l’exogroupe, sur les façons acceptées de conduire des affaires entre

groupes ainsi que sur les normes sociales et situationnelles existantes.

Parmi les autres raisons de l’alternance d’une langue/style à une autre figurent la volonté de pratiquer une langue, le désir de projeter une identité cosmopolite ou d’exprimer une identité communautaire à travers l’humour (p. 355).

La théorie explore les stratégies de convergence et de divergence (dit aussi « non- accommodation ») liées à la différenciation et l’identification sociale, qui seront expliquées dans la section suivante.

2.4.4. Stratégies de l’accommodation des bilingues (Bilingual accommodation strategies)

Dans leur modèle de l’adaptation de la parole, Sachdev et Giles (2004) distinguent trois types principaux de stratégies d’accommodation : de convergence, de divergence et de maintenance (p. 355-357). La stratégie de convergence consiste en l’adaptation aux comportements communicatifs de son interlocuteur dans un grand nombre de caractéristiques linguistiques (rythme, vitesse, accent), paralinguistiques (pauses, longueur de l’énonciation) et non verbales (sourires, regards) (p. 355). La cause importante de la convergence peut être le désir de l’approbation par le destinataire pour accéder aux réseaux sociaux auxquels il/elle appartient.

Plus on est similaire à son interlocuteur, plus il/elle nous respectera et plus de récompenses sociales on obtiendra. Par contre, la convergence n’est pas toujours bénéfique et peut entraîner 52 une perte de l’identité personnelle et sociale du locuteur, causant les membres de son groupe social de le traiter comme un traitre (p. 356-357).

La stratégie de divergence accentue les distinctions linguistiques et culturelles entre les locuteurs, normalement selon l’appartenance aux groupes sociaux opposés (p. 356-357), quand un locuteur passe intentionnellement à la langue ou variété différente de celle de son interlocuteur. Cette stratégie est souvent utilisée comme une tactique importante de singularité dans des interactions intergroupes pour signaler sa classe sociale, son ethnicité, sa profession, etc.

Finalement, la stratégie de maintenance, ce n’est ni converger ni diverger de la façon de parler de son interlocuteur, mais garder délibérément son propre usage de la langue (p. 356).

Les locuteurs peuvent interpréter une situation comme un acte de communication intergroupe ou interpersonnel, adaptant leur comportement aux différences ou similarités interpersonnelles ou intergroupes.

Une autre théorie de choix de code semblable à celle de Sachdev et Giles a été proposée par Myers-Scotton (1993, 2002), qu’elle a appelée « the Markedness Model ». Modifiant la théorie du pragmaticien H.P. Grice (1975), qui considérait que la communication humaine se base surtout sur le principe de coopération, où chaque locuteur vise à la réussite de communication d’une pensée (p. 26). Myers-Scotton postule qu’au sein de l’interaction régit le principe de négociation, qui peut engendrer des conflits autant que de la coopération parce que les êtres humains sont par nature inclinés à exploiter le choix de code pour la négociation de la

« position » (Myers-Scotton, 1993, p. 478). Selon ce modèle, les locuteurs utilisent leurs choix de code pour indiquer aux autres leurs perceptions d’eux-mêmes ainsi que des droits et obligations entre eux et les autres, que ces derniers peuvent accepter ou réfuter (1993, p. 478). 53

Selon le Markedness Model, les locuteurs utilisent des stratégies de négociation du sens, en faisant des choix de code non marqués (conventionnels : « j’accepte les normes et ce qu’elles impliquent pour ma position dans cette balance de droits et d’obligations ») ou marqués (non- conventionnels : je perçois ma position comme différente de ce qui est attendu) (p. 480).

Comprenant les conventions sociales et les stratégies marquées ou non marquées, les locuteurs bi- ou plurilingues négocient leurs identités multiples, en faisant un choix de comportement rationnel ayant comme but l’optimisation de la récompense d’un tel ou tel comportement linguistique (Myers-Scotton, 2002, p. 206).

2.4.5. Maintenance et transfert linguistique (language maintenance and language shift)

Prenant en considération la « configuration de dominances » de Fishman (1965) (voir

Section 2.4.2) utilisée pour les études au niveau macro-linguistique ainsi que le comportement et les stratégies de choix de code utilisées par les locuteurs au niveau microlinguistique, celui d’une conversation, les linguistes peuvent tirer des conclusions sur la situation linguistique d’une communauté et les processus de maintenance et transfert linguistique définis par Fishman comme « la relation entre le changement et la stabilité dans l’utilisation de la langue, d’une part, et, de l’autre, entre les processus psychologiques, sociaux et culturels continus » (1964, p. 32).

Selon Fishman (1964),

languages (or language variants) SOMETIMES replace each other, among SOME speakers, particularly in CERTAIN types or domains of language behavior, under SOME conditions of intergroup contact (p. 32). Fishman (1964) suggère également trois subdivisions de sujets pour les études dans le champ de

« language maintenance and shift » : (a) l’utilisation habituelle de la langue/des langues à plus qu’un point de temps ou espace dans les conditions du contact intergroupe; (b) les processus psychologiques, sociaux et culturels antécédents, concurrents ou conséquents et leur relation à la 54 stabilité ou changement dans l’utilisation habituelle de la langue; et (c) comportement envers la langue/les langues dans le cadre de contact de langues, y compris les efforts ciblant les processus de maintenance et de transfert (p. 33).

Dans ce travail, pour couvrir ces sujets, on tracera l’histoire des idéologies linguistiques et aménagements linguistiques d’Etat de l’Ukraine, révisera les recherches effectuées en Ukraine et, en particulier, à Kharkiv, explorera les attitudes des Kharkiviens russophones envers le russe et l’ukrainien et étudiera comment ces attitudes influencent les comportements langagiers sur le terrain étudié.

CHAPITRE III: FACTEURS POLITICO-ÉCONOMIQUES INFLUENÇANT LE CHOIX

DE CODE

3.1. Langue dans l’État-nation

3.1.1. Idéologie politique de l’État-nation

Pour définir l’État-nation, on utilisera l’interprétation de Gellner (2006) qui donne des définitions séparées à l’État et à la nation. L’État, donc, est le principe de l’élaboration de la division sociale du travail, de l’établissement de l’ordre centralisé et du maintien de cet ordre (la police, les tribunaux, etc.) (p. 4). La nation est un groupe d’individus qui partagent la même culture (un système d’idées, de signes, d’associations et des façons de comportement et communication) et qui se reconnaissent comme appartenant à ce groupe (p. 6-7). Donc, on peut conclure que l’État est une entité objective qui impose un certain ordre sur un territoire donné, alors que la nation est une notion subjective, existant dans l’esprit des « citoyens » qui s’identifient au groupe de gens vivant sur ce territoire et respectent l’ordre de l’État. 55

Kedourie (1961) distingue trois caractéristiques importantes dans l’idéologie de l’État- nation: (1) il y a une division naturelle de l’humanité en nations; (2) ces nations ont des caractéristiques identifiables et (3) leur seule forme légitime de gouvernement est l’autonomie politique (p. 68).

Les scientifiques du nationalisme divergent dans leurs opinions sur l’origine et le temps de l’apparition des nations et de l’idée nationaliste. Certains, comme Armstrong (1982) retrouvent les racines de la nation et du nationalisme dans l’époque prémoderne, tandis que d’autres, tels que Hobsbawn (1990) et Dieckhoff (2016), datent l’émergence des États-nations de l’époque de l’industrialisation en Europe aux 18e-19e siècles. Ici, on se penchera sur la deuxième idée. La bourgeoisie issue de l’industrialisation de l’Europe occidentale s’intéressait à la création des États aux frontières fixes et des marchés nationaux pour contrôler la production des biens et leur circulation au sein de leur État ainsi que le commerce avec d’autres pays (Hobsbawm, 1990;

Heller, 2011, p. 7). Comme légitimation de ce contrôle, naît l’idéologie de l’État-nation, qui consiste à uniformiser la culture et la production du savoir afin de créer des « citoyens » appartenant à la « nation » et s’identifiant émotionnellement à elle. Ce sentiment d’appartenance au groupe national s’appelle « identité nationale », que Anthony D. (1991) définit comme

« un moyen fort de définir et localiser des identités individuelles dans le monde à travers le prisme d’une personnalité collective et d’une culture distinctive »7 (p. 17).

3.1.2. Idéologie linguistique de l’État-nation

La langue, la religion et l’ethnicité sont considérées comme des liens forts unissant la nation. Benedict Anderson (2006) décrit les nations comme des « communautés imaginées »,

7 « a powerful means of defining and locating individual selves in the world, through the prism of collective personality and distinctive culture » (Smith, 1991, p. 17). Ce passage a été traduit en français par l’auteure. 56 c’est-à-dire créées discursivement et idéologiquement. Les intellectuels ont participé à la création de cette culture commune, c’est-à-dire, à la construction de la « nation ». Les romantiques allemands de la fin du 18e et début du 19e siècle, tels que Fichte et Herder, ont chanté la louange

à la beauté naturelle de la nation dont la langue est l’âme et l’esprit (Fichte, 2014). Donc, du point de vue linguistique, l’idéologie monolingue de l’État-nation peut être résumée en « un État

- une nation - une langue ».

Anthony D. Smith (1991) voit deux dimensions principales dans l’État-nation – ethnico- généalogique et civico-territoriale (p. 15). Le premier modèle est basé sur l’origine ethnique, culture, traditions et langue communes, tandis que le deuxième prévoit que l’État-nation doit être uni par les valeurs communes, la volonté politique partagée ainsi que les institutions politiques accordant les mêmes droits à tous les citoyens (Smith, 1991, p. 15; Renan, 1947, p. 899, p. 903).

La langue peut appartenir à tous les deux modèles à la fois: dans le premier cas, elle peut être considérée comme une composante intrinsèque d’appartenance à un peuple ou une ethnie, dans le second, elle sera comprise comme une passerelle vers le processus démocratique (Hjerm, p.

340). Dans les deux cas, il existe normalement une seule langue officielle ou nationale qui est promue comme une variété légitime.

3.1.3. Idéologie monolingue et standardisation

Bakhtine (1981) voit l’espace discursif comme étant hétérogène et plurilingue, par nature.

Il existe très peu de pays qui sont unilingues et homogènes linguistiquement correspondant à ses frontières politiques, d’où les situations diglossiques (Fishman, 1969, p. 30-35) décrites dans le

Chapitre II, Section 2.3.2. Cela veut dire que le discours idéologique de l’unification linguistique doit toujours se battre contre l’hétéroglossie et la diversité linguistique existant dans le monde réel (Bakhtine, 1981, p. 270-271). Pour le faire, l’État engage des linguistes pour standardiser 57 une langue unitaire, en la décrivant dans des travaux scientifiques et dictionnaires qui établissent ses normes de grammaire, de prononciation, de vocabulaire et de style (Ferguson, 1959, p.239).

L’établissement et la promotion de la langue nationale est ensuite facilitée par les progrès de l’imprimerie, la création des dictionnaires et des produits culturels de masse (Anderson, 2006,

Edwards, 2009, p. 165, Heller, 2011, p.7). Ainsi, la plupart des langues européennes ont été standardisées à la fin du 18e et début du 19e siècle. Selon Bourdieu (2014, p. 71), dans le processus de sa fondation, l’État crée les conditions de la constitution d’un marché linguistique unifié et dominé par la langue officielle : obligatoire dans les occasions et espaces officiels

(l’école, administrations publiques, institutions politiques, etc.), c’est la langue qui devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées (p. 71).

Comme la langue unique commune donne le moyen d’expression aux forces idéologiques centripètes de l’État-nation et se développe en relation avec les processus de centralisation sociopolitique et culturelle, le bi- et plurilinguisme y est vu comme une source de division au sein d’une nation et comme dangereux pour la cognition et la moralité des citoyens (Tabouret-

Keller, 1988; Heller, 2007, p. 3; Pavlenko, 2006, p. 2-3).

3.2. Politique linguistique et ses motivations

3.2.1. Définitions de la planification et de la politique linguistiques

Dans les conditions décrites ci-dessus, pour promouvoir un changement linguistique conformément à l’idéologie linguistique de l’État-nation, l’État effectue des interventions en matière linguistique. Ces dernières sont un domaine où la sociolinguistique a reçu son application pratique. Le nom de ce champ diffère dans les études et les écoles sociolinguistiques.

En 1959, Haugen (1959) introduit le terme de « language planning », qui désigne 58

the activity of preparing a normative orthography, grammar, and dictionary for the guidance of writers and speakers in a non-homogeneous speech community; an attempt to guide the development of a language in a direction desired by the planners (p. 8). Parmi les buts de la planification linguistique, on distingue la planification du statut de la langue/des langues, la planification de l’acquisition (langues de l’enseignement ou des médias de masse) et la planification du corpus de la langue (standardisation de sa grammaire, de son lexique, de l’orthographe, etc.) (Paulston et Hedemann, 2006, p. 293).

Le terme a été traduit en français comme « planification linguistique », pour laquelle la sociolinguiste Juliette Garmadi (1981) dresse une longue liste de fonctions, parmi lesquelles

« des décisions prises pour influencer, encourager ou décourager des pratiques et des usages linguistiques », « parfaire une langue exprimant une individualité nationale », « réformer et standardiser une langue de façon normative », « donner un code écrit à une langue qui n’en a pas », « déterminer les moyens scientifiques de parvenir au bilinguisme en période coloniale ou post-coloniale », « adapter aux réalités linguistiques des pays décolonisés l’expérience acquise dans l’histoire des langues européennes », « mettre le lexique d’une langue en adéquation avec le développement économique, social, technique ou culturel d’un pays » (p. 185).

Ce qui est intéressant, la définition elle-même comprend des traces d’idéologie, surtout dans le cas d’adaptation dans des pays décolonisés de « l’expérience acquise dans l’histoire des langues européennes », ce qui pourrait être une nouvelle forme de colonisation linguistique.

Donc, les sociolinguistes critiques ont remis en question les méthodes autoritaires, en changeant le nom du champ en « language policy » ou « politique linguistique », pour y introduire les notions d’ « idéologie », de « pouvoir » et d’ « inégalité sociale » :

language planning-policy means the institutionalization of language as a basis for distinctions among social groups (classes). That is, language policy is one mechanism for locating language within social structure so that language determines who has access to 59

political power and economic resources. Language policy is one mechanism by which dominant groups establish hegemony in language use (Tollefson, 1991, p. 16). Tollefson a changé la connotation neutre de la politique linguistique, remarquant que son succès dépend, en partie, de la capacité de l’État d’incorporer dans les institutions sociétales la différentiation des individus selon les catégories de « insiders » et « outsiders » (Tollefson, 1991, p. 207). On voit qu’ici les notions identitaires du groupe endo- et exo, de « eux » et de « nous » sont très marquées et imprégnées d’idéologies.

3.2.2. Termes alternatifs et connexes à la politique linguistique

Certains auteurs ont gardé les deux composantes dans le nom de la discipline –

« language policy and planning » (Ricento, 2006, p. 3; Paulston et Heidemann, 2006, p. 292), le justifiant par le besoin d’y inclure à la fois les changements linguistiques contrôlés par l’État et les comportements et attitudes envers la langue (les langues) qui modèlent leurs usages et gestion dans la société (Garcia, 2015, p. 353).

Boyer (2010, p. 68) remarque que trois autres termes sont également usités pour nommer le champ de politique linguistique, à savoir la normalisation linguistique pour le domaine catalan-espagnol (Aracil, 1965) et l’aménagement linguistique pour le domaine québécois- francophone (Corbeil, 1980) et la glottopolitique pour « neutraliser l’opposition entre langue et parole » et entre « status planning » et « corpus planning » de même que « englober tous les faits du langage où l’action de la société revêt la forme de politique » (Guespin et Marcellesi, 1986, p.

5).

Une autre notion connexe utilisée pour les aspects juridiques et légaux de la politique linguistique est celle de « régime linguistique » (language regime), que Liu comprend comme

« un ensemble de règles qui délinéent quelles langues doivent être utilisées quand et où » (Liu 60

2009, p. 24). Sonntag et Cardinal (2015) définissent le « régime linguistique » comme des liens entre les traditions d’État et les choix de la politique linguistique ainsi que des relations importantes entre la conception idéologique de la politique linguistique et sa pratique réelle (p.

12).

Dans ce travail, on se contentera d’utiliser le terme « politique linguistique » dans son interprétation critique et la notion de « régime linguistique » pour l’ensemble de lois adoptées par l’État en matière du contrôle de la situation linguistique (définition des langues officielles).

3.2.3. Motivations de la politique linguistique

Garcia (2015, p. 356-358) mentionne deux facteurs principaux motivant la politique linguistique du point de vue de la gestion des langues dans des contextes divers : le désir de l’indépendance ou interdépendance. Selon Fishman (Fishman, 2006a, 2006b, p. 316-317), Garcia et Fishman (2012, p.143–148) et Garcia (2015, p. 356-357), le désir de l’indépendance inclut quatre processus : (1) Ausbau (la maximisation de la distance entre sa variété/langue et celle de l’autre, e.g.8 la création du dictionnaire de l’anglais américain par Noah Webster pour le distinguer de l’anglais britannique ou la séparation du serbe, croate, bosnien, et monténégrin), (2) unicité (l’accentuation des caractéristiques uniques de sa langue, e.g. l’invention des syllabes artificielles dans l’estonien par Johannes Aavik pour que la langue soit différente du finnois et du russe, (3) purification (l’élimination des influences des autres langues, e.g. l’Académie française vise à protéger le français des emprunts de l’anglais), et (4) classicisation (la conservation de la langue proche de sa source classique, e.g. le hindi puise dans le sanskrit).

8 Les exemples des mesures de la politique linguistique cités ici incluent ceux données par Garcia et Fishman (2012, p.143–148) et Garcia (2015, p. 356-357) ainsi que ceux que j’ai trouvé moi-même. 61

De l’autre côté, la politique linguistique visant à l’interdépendance est caractérisée par quatre processus opposés : (1) Einbau (pour rapprocher les langues, e.g. l’ukrainien et le russe à l’époque soviétique), (2) internationalisation (rendre la langue conforme aux standards de la communauté internationale, e.g. Atatürk a occidentalisé le turc, en changeant son alphabet au script latin), (3) régionalisation (réunir les gens des régions différentes, e.g les langues bahasa de

Malaisie et bahasa d’Indonésie sont considérées comme proches, en dépit de leurs différences),

(4) vernacularisation (la promotion des usages populaires peuvent rapprocher également des langues, e.g. à l’époque de l’ukrainisation en Ukraine dans les années 1920, il y avait un accent sur les formes populaires dans la standardisation de la langue ukrainienne (Pauly, 2014, p. 12)).

Du point de vue idéologique de la posture envers les locuteurs, la politique linguistique peut dynamiser les processus d’exclusion (l’humiliation, l’accentuation de l’altérité, la réduction au silence des voix de ceux qu’elle veut priver du pouvoir) et d’inclusion (l’accord des statuts officiels aux langues régionales ou minoritaires, l’enseignement scolaire dans plusieurs langues)

(Garcia, 2015, p. 357-358).

3.3. État-nation et contextes plurilingues

3.3.1. Minorités et politique linguistique

Comme le nombre de langues utilisées dans le monde est évalué à plus de 6 000, il est

évident que le monolinguisme auquel vise l’État-nation est une exception plutôt qu’une règle, et le plurilinguisme est la situation la plus répandue sur l’ensemble des États (Boyer, 2010, p. 71).

Se sentant menacée par la diversité culturelle et linguistique, l’élite (son groupe ethnique dominant) d’un État-nation adopte souvent l’approche assimilationniste envers la politique linguistique d’État, essayant d’incorporer les divers groupes ethniques et linguistiques dans la culture dominante (Cartwright, 2006, p. 197). 62

Les minorités linguistiques adoptent différentes stratégies envers la politique d’assimilation linguistique, que Laitin (1998) appelle « loyauté », « sortie », et « voix », et « armes » (p. 158), en adaptant la formule connue de Hirschman (1970). La « loyauté » consiste à faire des concessions minimales à la culture nationale pour obtenir une citoyenneté. Cette stratégie peut mener à une intégration complète des générations de population suivantes. La « sortie » veut dire que les individus ne faisant pas partie du groupe culturel dominant peuvent quitter le pays pour rejoindre un groupe plus grand parlant leur langue dans un autre pays (surtout dans une situation postcoloniale, s’ils représentent une minorité dans un pays donné, mais une majorité ailleurs, e.g. les russophones dans des pays postsoviétiques autres que la Russie). La « voix » signifie la mobilisation politique pour exiger la reconnaissance de leurs droits linguistiques comme d’une région autonome au sein de l’État, surtout dans le cas des minorités linguistiques unies territorialement. Finalement, dans le cas de l’escalade de la tension, ils peuvent commencer des confrontations violentes, que Laitin (1998) appelle « armes » p. 158-159).

Pour apaiser la tension entre les groupes linguistiques différents sur le territoire d’un même pays, l’État peut offrir des concessions dans sa politique linguistique, telles que le statut officiel régional à leur langue et une autonomie politico-culturelle à la région, comme, par exemple, dans le cas du Canada, la Belgique, etc.

L’avènement des pratiques civiques a aussi amené à la signature des documents sur la protection des langues minoritaires et des droits de leurs locuteurs, à savoir la Charte européenne des langues régionales et minoritaires.

La politique linguistique doit respecter deux principes fondamentaux du droit en matière de plurilinguisme : 1) le principe de personnalité : le choix de la langue relève des droits personnels de l’individu; 2) le principe de territorialité qui suppose une territorialisation du plurilinguisme, 63 laquelle peut revêtir des dimensions très variables (région, canton, etc.) (Boyer, 2001, p. 80-81;

Cartwright, 2006, p. 202-203).

3.3.2. Types d’États plurilingues

L’État, de son côté, peut s’adapter différemment aux comportements des minorités linguistiques en son sein, menant des types différents de la politique linguistique. En outre, le paysage linguistique mondial est compliqué par les contextes postcoloniaux, où à l’époque coloniale la langue du colonisateur, dotée de prestige, avait été imposée dans un pays parlant d’autres langues locales. Calvet (1999, p. 52-58) discerne les types suivants d’États plurilingues selon leurs régimes linguistiques dans le contexte francophone.

1) Plurilinguisme à langue dominante unique, la situation la plus classique de l’État-nation

où le français est la seule officielle et dominante et où les langues minoritaires et régionales

ne possèdent aucun statut spécial, par exemple dans le cas du français en France (p. 52).

2) Plurilinguisme à langue(s) dominante(s) minoritaire(s), où la langue officielle, le

français, est la langue de fonctionnement de l’État, de l’enseignement, même si elle n’est pas

parlée parfois que par à peu près 10 % des locuteurs. Il existe également une (des) langue(s)

nationale(s) qui est/sont parlée(s) par un grand pourcentage de la population, e.g. des pays

africains comme le Soudan (l’arabe et l’anglais sont officiels, mais les langues autochtones

sont nationales).

3) Plurilinguisme à langue dominante alternative, où la langue officielle est le français,

mais la première langue de la plupart de la population est le créole, qui n’a pas autant de

prestige, mais qui pourrait remplacer le français dans ses fonctions officielles, e.g. dans les

anciennes colonies françaises comme la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe; 64

4) Plurilinguisme à langues dominantes régionales, où la langue dominante dépend d’une

région, e.g. la Suisse et la Belgique, deux pays officiellement bi- et plurilingues, qui

contiennent des régions unilingues, où chacune des langues officielles est dominante dans

une région respective (Calvet, 1999, p. 52-58).

Cependant, l’Ukraine, qui est le point focal de cette recherche, représente un cas hybride.

C’est un pays plurilingue à une seule langue officielle, l’ukrainien, (typique pour l’État-nation), qui n’a quand même pas autant de prestige que le russe, une langue dominante régionale dans les régions de l’Est et du Sud de l’Ukraine et « minoritaire » parce qu’elle n’a pas de statut officiel au niveau de l’État. Par contre, le russe n’a de cette « minorité » que le nom parce qu’en raison de son haut statut dans l’ancienne Union soviétique, c’est une langue internationale prestigieuse, toujours parlée et comprise dans beaucoup de pays postsoviétiques. Ainsi, l’ukrainien, quoique officielle, lutte toujours pour la légitimité et l’utilisation fonctionnelle dans beaucoup de sphères de la vie sociale, surtout à l’Est et au Sud de l’Ukraine mais également dans la capitale, Kyiv.

3.4. Normes, capital symbolique et marché linguistique

3.4.1. Définition de la « norme » et types de normes

Comme on a déjà mentionné, la langue commune est considérée pat l’État comme ciment pour la nation, c’est pourquoi l’État établit et promeut la langue nationale, en créant des normes légitimes de son usage.

La norme peut être définie comme « une règle, un principe, un critère auquel se réfère tout jugement; ensemble des règles de conduite qui s'imposent à un groupe social » (Larousse, n.d.). Moreau (1997, p. 218-220) distingue les types suivants de normes.

Les habitudes partagées par les membres d’une communauté sont des normes de fonctionnement enregistrées et classifiées par des linguistes dans les normes descriptives. 65

Ensuite, les normes prescriptives attribuent à des normes de fonctionnement ou une variété de la langue le statut d’un modèle à rejoindre et de « la » seule bonne norme. Ces « bonnes normes » sont déterminées selon des facteurs différents : les normes propres à un groupe particulier, les normes basées sur la tradition (dans le cas de la francophonie, le français de France, héritière de la tradition, a plus de légitimité et une meilleure réputation que le français des autres francophones), ou bien les normes de la classe supérieure dans une société donnée (p. 220-221).

C’est sur ces normes prescriptives que se basent les normes évaluatives ou subjectives, c’est-à- dire des représentations sociolinguistiques reflétées dans des attitudes, opinions, croyances, stéréotypes, préjugés, etc. des locuteurs. Finalement, il existe encore des normes fantasmées de

« bon usage » représentant un ensemble de conceptions sur la langue et sur son fonctionnement dans l’imagination des locuteurs, « qu’ils ne voient s’incarner dans l’usage de personne et par rapport auquel tout le monde se trouve donc nécessairement en défaut » (Moreau, 1997, p. 222-

223). Les normes fantasmées ne correspondent pas souvent aux normes de fonctionnement et les normes objectives, c’est-à-dire, en réalité, les locuteurs utilisent souvent des tournures considérées comme « incorrectes » selon la norme prescriptive, alors que tout le monde est censé suivre une autre norme fantasmée, basée sur la norme prescriptive. Parfois un locuteur peut penser qu’il utilise la « bonne » norme prescriptive, mais, sans s’en rendre compte, il recourt à l’usage populaire mal vu.

Houdebine (1997) unit toutes les normes dans deux larges catégories : les normes objectives (statistiques et systémiques, isolées à partir de l’analyse idiolectale) et les normes subjectives (prescriptives, évaluatives, fictives (fantasmées), etc.) (p. 167). 66

Les normes subjectives s’expriment dans les attitudes langagières des locuteurs, étant une mise en pratique de leurs idéologies et représentations linguistiques plus larges (voir le Chapitre

I).

3.4.2. Marché et capital linguistiques

Les normes relevant des institutions prescriptives et les normes formées par les représentations sociolinguistiques attribuent une valeur aux langues et à leurs variations utilisées dans une communauté linguistique donnée. Cette valeur est prise en compte dans un choix de code, ce qui témoigne que les discours ne sont pas purement destinés à être compris, mais sont aussi « des signes de richesse à être évalués et appréciés et des signes d’autorité, destinés à être crus et obéis » (Bourdieu, 1982, p. 60). Pierre Bourdieu (1982) utilise des métaphores

économiques aux matières linguistiques, car la langue fonctionne rarement comme pur instrument de communication, mais possède, par contre, une valeur sociale et une efficacité symbolique (p. 60). Selon Bourdieu (1982),

tout échange linguistique est aussi un échange économique, qui s’établit dans un certain rapport de forces symbolique entre un producteur, pourvu d’un certain capital linguistique, et un consommateur (ou un marché), et qui est propre à procurer un certain profit matériel ou symbolique (p. 59-60). Cela veut dire que l’ensemble de connaissances et de compétences linguistiques d’un locuteur constitue son capital linguistique et symbolique, qui peut être reconnu comme légitime par les membres de son groupe et peut être rentable au marché linguistique. Ce dernier est régi par la loi de formation des prix, c’est-à-dire de la valeur du discours par rapport aux normes dominantes qui imposent les règles d’appréciation du produit linguistique. Le locuteur anticipe des profits de son usage de la langue (Bourdieu, 1982, p. 69; Myers-Scotton, 2002, p. 206). 67

3.4.3. Prestige des variétés/langues

Le capital linguistique est un capital symbolique qui sert d’exposant du prestige (Durand,

2014), c’est pourquoi il est si convoité par les locuteurs. Les marchés linguistiques établissent des langues de prestige apparent ou latent9. Le prestige apparent est caractérisé par l’utilisation de la langue standard basée sur la norme dominante prescriptive, considérée comme correcte et légitime. D’un autre côté, le prestige latent est lié à l’utilisation des variétés non-standards, réservées aux espaces des classes dominées où les dominants sont exclus (Bauvois, 1997, p. 204;

Bourdieu, 1983, p. 102). Par conséquent, les variétés et les langues au statut et haut et bas peuvent avoir de la valeur différente dans des situations et contextes différents. La façon de parler prestigieuse suivant la norme prescriptive peut apparaître comme une forme de dégradation, une soumission au conventionnalisme dans les espaces des minorités linguistiques, entraînant, par la suite, une perte de prestige dans les yeux de ses paires (Durand, 2014, p. 4).

Il en va de même pour les contextes plus larges des États plurilingues : les langues et les variétés d’une langue peuvent avoir du prestige différent selon les domaines d’usage et les situations linguistiques. Dans certains États post-coloniaux, issus des grands empires, la langue nationale peut avoir un bas prestige (comme c’est le cas de l’Ukraine, voir Chapitre III, Section

3.3.2.), en dépit de son haut statut officiel, car il est toujours dans l’ombre de la langue impériale qui garde son prestige.

Le prestige peut motiver le choix de code dans des situations différentes ainsi que l’application des stratégies de convergence et divergence (voir Chapitre II, Section 2.4.4).

9 En anglais, Peter Trudgill (1971, 1972) et William Labov (1966, 2010) appellent ces phénomènes également « overt » et « covert prestige ».

68

3.4.4. Anticipation des sanctions du marché : l’insécurité linguistique

Selon Bourdieu (1982), la maîtrise pratique de l’usage d’une langue ou des variétés d’une langue est liée à la maîtrise pratique des situations dans lesquelles cet usage de la langue est socialement acceptable (p. 84). Dans un espace social, les locuteurs évaluent la valeur de leurs produits linguistiques, qui correspond à leur place dans la hiérarchie sociale. Ce « sens de sa propre valeur » (Bourdieu, 1982, p. 84) contrôle la manière de se tenir dans le monde social. En outre, l’influence du marché linguistique, l’idéologie de pureté de la langue et la politique linguistique visant à l’exclusion peuvent provoquer des sentiments d’insécurité et d’anxiété chez des locuteurs, causées par l’anticipation des sanctions du marché (p. 76), menant à l’autocensure dans la forme de l’hypercorrection - « la propension de certains locuteurs à produire des formes qu’ils veulent conformes à un usage socialement légitimé, mais qui en réalité s’en écartent »

(Francard, 1997, p 158). Cette tendance est surtout marquée chez la classe des petits-bourgeois, qui sont particulièrement sensibles à la correction linguistique, surtout les femmes (Labov, 2010, p. 275) dont le statut social est inférieur à celui des hommes, donc elles s’efforcent de satisfaire aux normes dominantes de parler pour relever leur standing social.

L’insécurité linguistique peut prendre une forme de haine de soi ou auto-odi (« auto- dépréciation »), comme l’appelle les sociolinguistes catalans (Ninyoles, 1969, p. 81; Garabato et Colonna, 2016), quand les locuteurs d’une variété dominée possèdent une image très négative de leur propre façon de parler, parfois même plus négative que celle qu’en ont les locuteurs de variété dominante (Lafontaine, 1997, p. 58). La réaction aux évaluations négatives de sa façon de parler est si émotionnelle parce que la critique du langage d’une personne dévalorise la personne elle-même parce que cela touche au groupe social auquel elle appartient. 69

L’étude des exemples de l’hypercorrection, tout comme des autres manifestations des représentations linguistiques, contribue à une meilleure compréhension de la situation et du changement linguistiques (Francard, 1997, p. 160).

3.5. Facteurs politico-économiques du choix de code : discours nationaliste et mondialisant; le concept de « fierté et profit »

3.5.1. État-nation et mondialisation

J’ai commencé ce chapitre par la description de l’idéologie centralisatrice de l’État- nation, qui a pour but de délinéer les frontières politiques et culturelles ainsi que consolider la nation à l’intérieur des frontières territoriales. Cependant, une telle idéologie est-elle viable dans l’ère de l’économie globalisée, caractérisée par la mobilité accrue des marchandises et de la main-d’œuvre et la circulation rapide de l’information, ce qui exige également une mobilité linguistique?

D’un côté, le développement de la communication et la propagation de la culture de masse diluent les spécificités nationales et les barrières entre les peuples (Dieckhoff, 2016, p. 4).

Linguistiquement, les processus globaux sont accompagnés de l’expansion de l’anglais comme langue internationale du commerce. De l’autre côté, le local et le global sont liés, et ce qui se passe au niveau global modèle et est modelé par les affaires locales (Block, Gray, et Holborow,

2012, p. 58). C’est pourquoi certains auteurs proposent d’appeler cette tension entre ces deux niveaux « glocalisation » (Robertson, 1994, 1995) parce que ce concept capture l’idée de mélange ou de la synthèse, de « l’interpénétration du particulier et de l’universel » (Robertson,

1995, p. 30; Block et al, p. 59). 70

Ainsi, il serait trop simpliste d’affirmer que les cultures locales sont dévorées par la mondialisation. Elles participent plutôt dans les « projets de glocalisation », caractérisés par la différentiation intense en matière de création du sens et d’identité avec d’autres cultures

(Giulianotti et Robertson, 2007, p. 134).

Dieckhoff (2016) voit également la mondialisation comme un processus à deux versants :

1) l’expansion de l’économie globale, le rôle croissant des organisations internationales, la diffusion de la culture et des valeurs universelles; 2) le désir de se distinguer caractérisé par les différentiations au niveau de l’identité nationale, ethnique, etc. (p. 6). Selon Gerrits (2016), l’accès rapide aux informations et la mobilité géographique n’ont pas diminué l’identité nationale, mais l’ont revitalisée, surtout à en juger par son expression sur Internet (p. 132).

3.5.2. « Fierté et profit » dans le choix de code

Pour englober les facteurs politico-économiques gérant le comportement linguistique,

Monica Heller et Alexandre Duchêne (2012) utilisent le trope de « fierté et profit » : la « fierté » de parler une langue comme marqueur fort de l’identité nationale ou régionale, ce qui est le produit de l’État-nation moderne (p. 4-5), et le « profit » de l’échanger pour des valeurs matérielles (p. 6-7) dans la « nouvelle économie » de coopération économique mondiale et d’expansion des marchés, où la communication joue un rôle central dans l’échange de produits et où la langue est vue comme une source de gains matériels (p. 20).

Ces deux discours s’entrelacent: le premier garde les locuteurs dans l’enclos de leur langue locale, tandis que le second les incite à utiliser dans leur communication des langues internationales plus « profitables », telles que l’anglais, le français, l’espagnol, etc., qui peuvent leur donner accès aux marchés du travail plus larges. Il y a une tension et, à la fois, une interconnexion entre ces deux facteurs comme il y a une tension entre le local et le global. Les 71 langues mobilisent les sentiments d’orgueil d’appartenance à un groupe qui pourrait être utilisé comme instrument de mobilisation sociale. Par contre, elles représentent aussi un capital linguistique (Bourdieu, 1982) dont la valeur est attribuée au marché linguistique caractérisé par le prestige, les avantages économiques et l’étendue de l’utilisation d’une langue. Ces deux facteurs nourrissent ainsi l’idéologie linguistique d’un locuteur et son choix de code.

Le concept de « fierté et profit » correspond aux discours nationaliste et post-nationaliste, appelés aussi modernisant et globalisant par Monica Heller (2002, 2007, 2011, 2012). Selon

Heller, le discours modernisant de l’État-nation se focalise sur la revendication de l’autonomie

« par le biais de la construction d’espaces exclusifs, définis surtout par l’unilinguisme » (Heller,

2002, p. 43). Néanmoins, ce discours possède des contradictions autodestructrices à son intérieur parce qu’il ne réussit pas à réconcilier « tradition et modernité, uniformité et ouverture » (Heller,

2002, p. 43), ce qui nous mène vers le discours globalisant, celui des services, des informations et des communications, où la langue joue le rôle d’une clé qui ouvre des portes au marché mondial du travail et du commerce.

Le concept de « fierté et profit » introduit par Heller et Duchêne (2012) sera utilisé dans ce travail pour l’analyse du choix de code des Ukrainiens russophones.

73

PARTIE II: PAYSAGE SOCIOLINGUISTIQUE ET IDÉOLOGIQUE DE L’UKRAINE ET DE KHARKIV

75

CHAPITRE IV: L’HISTOIRE ET LES IDÉOLOGIES LINGUISTIQUES

La situation linguistique de n’importe quel pays est liée étroitement et indivisiblement à son histoire, c’est pourquoi la description d’un paysage linguistique est impossible sans aperçu, au moins rapide, des événements qu’un pays donné a vécus, ainsi qu’analyse de l’influence que ce passé a exercée sur la distribution des langues sur un territoire et sur les pratiques, normes et attitudes langagières de sa population.

Le nom du pays - « Ukraine/Oukraïna » - signifie « périphérie », « confins », « frontière » ou « bord » (Subtelny, 2000; Magosci, 2007). Il est mentionné pour la première fois dans la

Chronique de Kiev du 12e siècle pour désigner les terres périphériques autour de la Rus’ de Kiev

(Velychenko, 1992, p. 142). Plus tard, au 16e siècle, « l’Ukraine » était la marge entre la

Pologne-Lituanie et la Steppe. Encore plus tard, au 17e siècle, l’Est de l’Ukraine moderne, à l’époque les Champs Sauvages à l’Est du fleuve Dnipro, était appelé « l’Ukraine » à cause de sa position aux confins des terres habitables (Hyrych, 2012)10.

Ces terres frontalières sont passées de mains en mains plusieurs fois, dominées, contestées et annexées depuis le 13e siècle par des empires en rivalité - la Pologne-Lituanie et l’Autriche-Hongrie à l’Ouest, l’empire Ottoman au Sud et la Russie à l’Est, avec l’annexion la plus récente, celle de la Crimée par la Russie en 2014. Ces changements multiples de frontières sont reflétés dans la mosaïque des langues parlées sur le territoire ainsi que dans l’imaginaire identitaire, national et sociolinguistique des gens. Aujourd’hui, le débat idéologique entre

10 Deux autres théories sur l’origine du nom « Ukraine » existent également. Selon la première, le nom de l’Ukraine ne vient pas du mot « okraina » (la périphérie), mais du mot « kraina » (pays, région), qui existe dans d’autres langues slaves (« « Ukraina » – tse ne « okraina » », n.d.). La deuxième version alternative, qui me semble moins crédible, affirme qu’il existait une tribu des « Ukr » (Plokhy, 2008, p. 55), d’où le nom « Ukraine » serait dérivé. 76 l’orientation politique de l’Ukraine vers l’Occident et vers la Russie persiste et touche au choix linguistique individuel des Ukrainiens.

Il convient, donc, de commencer par l’analyse brève des courants de pensée existants dans l’historiographie slave. Taras Kuzio (2005, 2006) indique l’existence de quatre interprétations compétitives de l’histoire slave, utilisées pour l’édification nationale russe et ukrainienne : russophile (impérialiste de l’époque tzariste, niant l’existence des Ukrainiens comme un peuple séparé des Russes); soviétophile, (reconnaissant partiellement les Ukrainiens et les Biélorusses mais comme « frères cadets » des Russes); slave orientale (centriste ukrainien, présentant l’histoire ukrainienne comme faisant partie de l’histoire slave commune), et ukrainophile (nationaliste ukrainienne, voyant les Ukrainiens comme une nation séparée unique et distincte des Russes). Les deux premières se ressemblent dans leur croyance en histoire indivisible des peuples slaves à cause de leur grande similarité culturelle tandis que les deux dernières convergent dans leur reconnaissance des Ukrainiens comme un peuple distinct, avec l’école slave orientale étant plus proche de l’école soviétophile. L’école ukrainophile est apparue avec les premiers projets souverainistes de l’Ukraine au milieu du 19e siècle, coïncidant avec le développement des nations en Europe, dont l’œuvre de Mykhailo Hrushevsky L’Histoire de l’Ukraine-Rus’ est considérée comme travail fondateur, dans lequel les Ukrainiens sont présentés comme un peuple autonome et leur nation - comme l’héritière de la Rus’ de Kiev. L’idée ukrainophile nationaliste est réapparue à la fin des années 1980 avec la pérestroïka de

Gorbatchov, devenant la version officielle de l’histoire d’État ukrainien après son indépendance de l’Union soviétique en 1991. Georgiy Kasianov (2009) appelle ce projet nationaliste

« unfinished project of modernity », c’est-à-dire inachevé dans le 19e siècle, dont le but réside en 77 légitimation de l’existence de la nation récemment établie auprès de ses citoyens et des voisins, comme la Russie (p. 11).

Certains auteurs, comme Wilson (2009), résument les différents points de vue sur l’histoire en deux courants principaux - « théories de l’unité et de la division » (theories of unification and division) avec la Russie. Mark von Hagen (1995) inscrit l’histoire de l’Ukraine dans le discours européen plus vaste, où deux historiographies rivalisent – la russe et l’allemande (p. 660), en cherchant de la continuité pour leurs histoires et leurs territoires. Comme le point focal de ce travail sera l’Est de l’Ukraine, influencé par la Russie, plutôt que l’Ouest ukrainien, autrefois une partie de l’empire Habsbourg, c’est les relations avec la Russie qui nous intéresseront, cristallisées dans deux discours principaux - russophile (pro-russe) et ukrainophile (pro- ukrainien). Le courant actuel russophile combine et mélange les éléments des interprétations tsariste et soviétique de l’histoire slave. D’un côté, le président de la Russie, Vladimir Poutine, justifie les revendications des territoires dans le Sud et l’Est de l’Ukraine, en évoquant

« Novorossiia » (la Nouvelle Russie), un terme utilisé au 18ème dans l’Empire russe pour ces régions de l’Ukraine actuelle. De l’autre côté, il utilise la victoire du peuple soviétique dans la

Seconde Guerre mondiale comme idéologie unifiante forte pour les ex-républiques de l’URSS.

L’ukrainophilie est aussi divisée entre l’interprétation primordiale (ethnique) et civico- politique de la nation ukrainienne. La première insiste sur la continuité culturelle et ethnique de la nation et sur la seule « vraie » histoire de l’Ukraine comme élément édifiant politique et moral, ce qui la rapproche, paradoxalement, de l’historiographie soviétique qu’elle a remplacée, car cette dernière n’acceptait qu’une seule histoire qui légitimait l’existence de l’Union soviétique

(von Hagen, 1995, p. 665-666). Pour le deuxième courant, beaucoup plus libéral, c’est la volonté d’appartenir à une communauté politique qui importe, permettant le pluralisme au sein d’une 78 nation - d’ethnies, de races, de langues et, finalement, de discours historiques (Gerrits, 2016, p.

9). Ces discours pro-russe et pro-ukrainien, deux choix civilisationnels et philosophiques, façonnent les attitudes langagières de la population ukrainienne, et cette dernière, à son tour, recherche de la légitimité pour ses attitudes dans l’histoire. C’est pourquoi il s’avère crucial de décrire non seulement les événements historiques, mais aussi leurs interprétations différentes, souvent opposées, qui forgent les idéologies et sont, à leur tour, forgées par elles.

Dans ce projet, donc, « l’histoire » sera présentée seulement au pluriel, comme des

« histoires », des discours du présent racontant le passé, car « l’histoire » au singulier ne serait qu’une idéologie dominante imposée du haut par l’élite dirigeante du pays, tandis que les représentations sociolinguistiques, qui sont sous le feu de la rampe dans ce travail, se situent dans les interprétations diverses du passé ou « narratives », comme le présentent Pavlenko &

Blackledge (2004) dans leur analyse des identités de locuteurs bi- ou plurilingues: « We view identities, as located not only within particular discourses and ideologies but also within narratives, which gives our perspective a diachronic dimension » (p. 18). Similairement, ce travail voudrait présenter une vue diachronique sur l’identité linguistique et effectuer un voyage dans le temps pour expliquer non seulement le paysage linguistique de l’Ukraine, mais aussi les idéologies et discours modelant les identités et le comportement linguistique de la population

étudiée.

Examinons de plus près et à travers différentes interprétations les périodes historiques du développement culturel et linguistique en Ukraine, menant vers la situation et les identités sociolinguistiques de l’Ukraine d’aujourd’hui. Par la suite, on parlera plus particulièrement du paysage sociolinguistique de Kharkiv, qui sera le point focal de ce travail. 79

4.1. La Rus’ de Kiev et sa langue

4.1.1. D’où viennent les langues russe et ukrainienne?

Aux 9e-14e siècles, il existait sur le territoire de l’Ukraine moderne un État vaste et puissant, appelé « la Rus’ de Kiev » ou bien « la Russie kiévienne », considéré comme l’État commun d’où sont descendus tous les Slaves de l’Est (les Biélorusses, les Russes et les Ukrainiens modernes). Les princes kiéviens et leurs descendants ont fondé plus tard d’autres principautés au nord de Kiev, telles que Novgorod, Polotsk, Vladimir-Souzdal et, finalement, Moscou. L’un des princes les plus importants de la Rus’ de Kiev, Volodymyr (Vladimir) le Grand, s’inquiétant de l’unité idéologique et spirituelle de la Rus’, y a introduit le christianisme de rite byzantin en 988, y gagnant le surnom de « saint Volodymyr (Vladimir) ». Avec la religion vient le besoin d’une langue commune des textes religieux et de la liturgie, qui seront écrits en slavon d’église dans l’alphabet cyrillique, qui aurait été inventé par deux moines byzantins Cyrille et Méthode en

Moravie comme contre-poids au latin dans la tradition catholique (Nesset, 2015, p. 57).

Cependant la question de la/des langue(s) « standard »11 parlée(s) et écrite(s) ainsi que leur configuration en Rus’ de Kiev alimente toujours un débat entre plusieurs hypothèses, dont les trois principales sont les suivantes : 1) le slavon d’église (Church Slavic) était la langue standard;

2) le vieux slave oriental (Old Rusian) était la langue standard et 3) il y avait une diglossie entre le slavon d’église (langue écrite des textes religieux et « variété haute ») et le vieux slave oriental

(langue parlée et « variété basse ») (Nesset, 2015, p. 53-54).

Aujourd’hui, selon l’hypothèse sur l’origine des langues slaves d’Alexei Chakhmatov (1899, p. 7-8), le vieux slave oriental est vu comme l’ancêtre des trois langues du groupe slave oriental

11 La notion de langue « standard » n’a été introduit qu’en sociolinguistique moderne, mais Nesset (2015, p. 53) choisit de l’appliquer à la Rus’ de Kiev. 80 de la famille indo-européenne – le russe, le biélorusse et l’ukrainien. Les différences entre ces langues slaves seraient apparues après la désintégration de la Rus’ de Kiev dans les 13e-16e siècles. Cependant, d’autres auteurs, comme le linguiste ukrainien Yuri (George) Shevelov

(1979), auteur de A Historical Phonology of the Ukrainian Language, qui, se basant sur les

études phonologiques, postulent que la langue commune de tous les Slaves n’existait pas et que la langue ukrainienne s’est formée par la convergence des dialectes divers après la migration des tribus variées sur le territoire de l’Ukraine moderne.

Pour Mikhail Lomonosov (1952), penseur russe du 18e siècle, l’ukrainien est apparu avec la polonisation du vieux slave oriental, la version accueillie chaleureusement par les russophiles modernes qui voient l’ukrainien comme dialecte polonisé du russe, comme Anatoliy Zheleznyi

(1998), et niée comme mythe par tels linguistes ukrainiens comme Volodymyr Seleznyov

(2016). De toute façon, il faut attendre jusqu’à la fin de 18e siècle pour que les langues russe et ukrainienne écrites soient standardisées.

4.1.2. Idéologies actuelles liées à cette période historique : À qui est la Rus’ de Kiev et sa langue?

Aujourd’hui, l’Ukraine et la Russie revendiquent la Rus’ de Kiev comme « de la leur » pour fournir des preuves historiques à leurs actions présentes et rajouter du poids à leur souveraineté.

Sophie Lambroscini (2015, p. 18) compare le débat autour de la Rus’ de Kiev à celui autour de l’empire de Charlemagne en France : la première n’était ni russe ni ukrainienne juste comme ce dernier n’était pas français, car la notion moderne d’État-nation, qu’elle soit russe, ukrainienne ou française, n’existait pas au Moyen Âge.

L’époque de la prospérité de la Rus’ de Kiev est une source de fierté pour les Ukrainiens qui soutiennent que l’Ukraine est la descendante directe de la Rus’ de Kiev, justifiant cette idée par 81 l’œuvre L’Histoire de l’Ukraine-Rus de Mykhailo Hrushevsky (1998), un historien et intellectuel important pour la renaissance ukrainienne du début du 20e siècle. Les adeptes de cette théorie accusent la Russie moderne de s’être approprié le nom similaire à celui de la Rus’ de Kiev pour s’emparer de l’histoire d’un autre pays (Bilaniuk, 2005, p. 72), surtout en réponse aux affirmations des hommes politiques de Russie que l’Ukraine n’est qu’une annexe de la Russie.

On voit chez les écrivains ukrainiens modernes, comme Taras Prokhas’ko, des références à cet

égard :

« De toute évidence, l’Ukraine du passé a déjà joué son grand rôle. Tout d’abord, elle a déjà été un empire puissant, qui a créé une certaine unité ou, plutôt, un méli-mélo uni des tribus naïves et joyeuses qui vivaient sur le territoire le plus propice et, à cause de ça, le plus dangereux […] Finalement, nous avons enfanté la Russie, et, depuis lors, nos relations avec elle sont devenues déterminantes. Freud aurait pu apparaitre de notre anamnèse »12 (Prohas’ko, 2013, p. 20-21). Cela donne de la légitimité à l’Ukraine, comme pays, et à sa langue, nommée l’héritière du vieux slave, étant donné sa similarité à l’ukrainien moderne.

En même temps, les scientifiques pro-russes, à leur tour, interprètent l’origine commune des

Slaves et de leurs langues comme preuve de leurs passé et avenir partagés et proclament Kiev comme « la mère de toutes les villes slaves » destinée à rester ensemble avec Moscou et la

Russie pour être grands et puissants comme jadis (Tolochko, 1976).

Comme il sera visible plus loin dans les entrevues, l’opposition idéologique a également influencé les termes linguistiques et leur interprétation : il existe une contradiction entre les deux mots signifiant « la langue russe » en russe et en ukrainien : en russe, elle s’appelle « russkiy »

(un adjectif dérivé du nom d’un pays ancien « Rus’ ») et en ukrainien - « rossiiska » (c’est-à- dire, liée à « Rossiia »/« Russie »). Cette différence est perdue dans la traduction en français et

12 « Судячи з усього, минула Україна свою велику роль вже відіграла. Передовсім вона вже була великою імперією, яка створила певну єдність чи, скоріше, об’єднану мішанку радісних наївних племен, котрі жили на найсприятливішій, а тому і найнебезпечнішій території. [...] Зрештою, ми породили Росію. З того часу стосунки з нею стали визначальними. Якби Фройд мусив би зв’явитися з нашого анамнезу ». 82 anglais qui ne permet qu’une forme « russe/Russian ». Pourtant pour certains russophones de l’Ukraine, leur langue n’est pas « rossiiska », mais une variété du russe (« russkii »), appartenant plutôt à la Rus’ de Kiev (voir les entrevues). Cette stratégie est utilisée pour se distinguer des

Russes de Russie et pour enlever le sentiment de culpabilité causé par leur russophonie, en dépit de leur patriotisme pro-ukrainien.

Les russophones, qui s’identifiaient, sans y réfléchir trop, comme « Russes » ont commencé, après 2014, à s’appeler plutôt « Ukrainiens » ou à utiliser le mot « Slaves » s’ils avaient besoin de parler des Russes et Ukrainiens ensemble pour éviter l’ambiguïté du mot « Russe », provoquée par la situation politique.

4.2. Après la Rus’ : pays-successeurs de l’empire selon les camps différents

4.2.1. La Moscovie et la Galice-Volhyn

Au 13e siècle, Kiev, qui subit déjà un déclin de son pouvoir central en Rus’, tombe sous les assauts des Mongols en 1240, cédant son importance à d’autres principautés slaves, telles que la

Moscovie (grande principauté de Moscou) dans le Nord, devenue plus influente grâce aux alliances habiles avec les Mongols, et la Galice-Volhyn, à l’Ouest, orientée vers la coopération avec les États de l’Europe occidentale. Le camp pro-ukrainien d’aujourd’hui voit la dernière comme le successeur légitime de la Rus’ et l’un des précurseurs de l’Ukraine moderne alors que les russophiles considèrent la Moscovie comme héritière de la Rus’ de Kiev.

A l’époque médiévale, la Galice-Volhyn parle une langue rus’ occidentale appelée « rus’ka mova », qui s’est formée à la base du dialecte de Polissia du vieux slave (Moisiienko, 2007).

Cette forme du vieux slave, dont le nom désigne son appartenance à l’ancienne Rus’, serait l’ancêtre de l’ukrainien et du biélorusse moderne. Aux 14e-16e siècles, les terres de l’Ukraine 83 actuelle passent sous contrôle de la Pologne-Lituanie, et la langue « rus’ka mova » commence à se poloniser, perdant son importance (Bilaniuk, 2006, p. 73).

4.2.2. Les Champs Sauvages et les Cosaques

Quant aux territoires de l’Est et du Sud de l’Ukraine moderne, ils n’étaient jamais contrôlés par la Rus’ de Kiev (Magosci, 2007, p. 42). C’étaient des steppes ouvertes, surnommées les

Champs Sauvages, peu habitées, parsemées de tribus nomades turques, qui ont commencé à se peupler au fur et à mesure par des voyageurs aguerris et des amateurs d’aventures de différentes ethnicités (Subtelny, 2000, p. 107). Ces habitants frontaliers, bientôt acquérant le nom de

Cosaques (du turc, guerriers libres ou vagabonds), étaient obligés de se défendre contre les chasseurs d’esclaves tatars et turcs du Sud, ce qui les forçaient à apprendre l’art de guerre.

Dès le 15e siècle, certains de ces guerriers étaient recrutés par les Lituaniens et les Polonais pour défendre leurs terres des incursions tatares. Les Cosaques au service de la Pologne-Lituanie

étaient officiellement enregistrés et habitaient en villes au Sud et à l’Ouest de Kiev sur la rive droite du fleuve Dnipro (Dnèpre).

Cependant d’autres Cosaques les plus marginaux, mécontents du régime polonais-lituanien, se sont isolés dans des îles inhabitées du fleuve Dnipro et ont formé leur propre État, la Sitch de

Zaporijia en ukrainien/Zaporojskaia Setch en russe, dont le nom signifie « en aval des rapides »

(Lambroschini, 2015, p. 18), un endroit quasiment inaccessible aux confins des mondes différents – l’islamique et le chrétien (Subtelny, 2000, p. 105), et, dans ce dernier, qui n’était pas uni non plus, ils se trouvaient aussi entre les catholiques polonais et les orthodoxes moscovites.

Cet État cosaque est considéré aujourd’hui comme un autre prototype d’une Ukraine libre et indépendante dont l’Ukraine contemporaine prétend être aujourd’hui. Pourtant cette liberté des 84

Cosaques n’était qu’un mythe parce qu’ils servaient tantôt les Polonais, tantôt les Russes, qui les recrutaient pour protéger leurs frontières des Ottomans.

En 1648-1654, lors de la révolte des Cosaques contre la Pologne-Lituanie, à laquelle ils servaient, le chef des Cosaques, Bohdan Khmelnytsky, a demandé la protection militaire du tsar russe et lui a prêté le serment d’allégeance, après quoi les terres des Cosaques étaient définitivement divisées entre les Russes et les Polonais. La soumission au tsar par les Cosaques

était interprétée en Union soviétique comme la volonté de s’unir avec la nation fraternelle russe, tandis que les nationalistes ukrainiens l’expliquent comme l’événement qui a commencé l’histoire de la persécution des intérêts nationaux ukrainiens (Arel, 1995, p. 173). En 1775, après la fin de la guerre russo-turque, Catherine la Grande de Russie dissout la Sitch et, en 1783, inclut son territoire dans la province de Novorossiia (« Nouvelle Russie »), un nom qui a réapparu en

2014 comme l’une des preuves que ces terres étaient censées appartenir à la Russie.

La tzarine donne des titres de courtiers russes aux nobles, propriétaires fonciers et aux

Cosaques ukrainiens, resserrant ainsi leurs liens avec la Russie (Subtelny, 1995, p. 190). Par conséquent, les identités russe et ukrainienne deviennent pour plusieurs indissociables, menant à une grande confusion dans les termes : par exemple, le mot « cosaque » est expliqué dans certaines sources en ligne comme « cavalier russe » (« Cosaque », s.d.; « Cosaque », 2018) ou même quelqu’un qui a « les caractères de l’autocratie russe » (« Cosaque », 2012).

En revanche, pour les ukrainophiles primordialistes croyant en l’homogénéité ethnique de la nation ukrainienne, les Cosaques sont des symboles de la lutte pour la liberté et l’indépendance que tous les Ukrainiens modernes manifestent comme trait de caractère intrinsèque. Cela les distingue des Russes autocrates et dogmatiques qui veulent imposer leur point de vue aux autres.

Pour les ukrainophiles croyant en l’unité nationale civico-politique des Ukrainiens, les Cosaques 85 sont un peuple fait de différentes nationalités, mais uni par des valeurs démocratiques communes tout comme l’Ukraine d’aujourd’hui, c’est pourquoi cette dernière doit priser sa diversité, en acceptant plusieurs langues et cultures comme légitimes, sinon officielles.

4.3. Le développement du russe et de l’ukrainien littéraires au 19e siècle

Vers la fin du 19e siècle, la Pologne elle-même était divisée entre l’Autriche et la Russie, et, donc le territoire ukrainien d’aujourd’hui était à 85% contrôlé par la Russie et à 15 % à l’Ouest par l’Autriche (Magocsi, 2007; Subtelny, 2000). Dans cette section, je parlerai de la situation linguistique dans ces deux parties de l’Ukraine.

4.3.1. Les grands écrivains « petits-russes »

Le mélange des identités continue dans l’empire russe où les trois branches des Slaves sont appelées les Grands Russes (les Russes modernes), les Petits Russes (les Ukrainiens) et les

Russes Blancs (les Biélorusses). Dans la nomenclature même, on voit l’impossibilité de parler d’aucun de ces peuples slaves sans mentionner les Russes, ce que les idéologues des camps opposés voient toujours différemment soit comme l’union naturelle entre les Slaves, soit comme la propagande impérialiste des Russes. En Empire russe, la langue ukrainienne s’appelait aussi

« le petit russe » et coexistait avec la langue « grande-russe » dans une relation de diglossie

(Ferguson, 1959), où le « petit russe » jouait le rôle de variété basse, parlée par les roturiers et les paysans, et « le grand russe » - celui de variété haute, utilisée par les fonctionnaires de l’empire russe et la haute société. Il faut noter aussi que c’était très à la mode chez cette dernière de parler français, une langue considérée plus raffinée que les langues slaves.

Toutefois, dans ce contexte complexe, un goût pour la russophilie ne présupposait pas l’opposition entre le russe et le « petit-russe ». L’intérêt pour le « petit russe » dans les cercles intellectuels peut s’expliquer par la passion pour le folklore populaire et les racines du grand 86 russe. La plupart des écrivains « petits russes » étaient bilingues (Kotlyarevskyi, Kvitka-

Osnov’yanenko, Shevchenko, Kostomarov, Gogol, etc.) et utilisaient leur langue différemment selon le personnage qu’il voulait représenter. Voici une bonne description de leurs ruses, donnée par Volodymyr Dibrova (2017) :

For the Little Russian writers switching from language to language was like putting on different masks. Writing in Russian, the author was expected to present the demeanor of a rational, civilized, detached, well-mannered and often ironic raconteur. While in his Ukrainian language works the same writer turned himself into a village wise guy with a smirk glued to his face or into a perennial old man bemoaning, lamenting, and cursing the world around him (p. 124).

Cela dit, deux tendances se révèlent dans les cercles intellectuels « petits russes ». D’une part, il y avait ceux qui voyaient les littératures, cultures et identités « grandes russes » et

« petites russes » comme unies ensemble par un cordon ombilical, à savoir Mykhailo

Drahomanov et Nikolai (Mykola) Gogol. Le premier voyait la littérature ukrainienne comme l’enfant de la littérature russe :

Ukrainian literature appeared on the European literary map not directly, but as an integral part of Russian literature. Ukrainian literature is a child of 19th century Russia and that is why it must live and grow until Russia remains Russia (Dragomanov, 1970, p. 103).

Nikolai Gogol, appelé parfois « Molière russe », voyait, lui aussi, son identité comme comprenant deux parties – la russe et l’ukrainienne, et parlait d’une impossibilité de choix entre elles :

Je ne peux pas dire moi-même si mon âme est ukrainienne (khokhlatsakaia) ou russe (russkaia). Je sais seulement qu’en aucun cas je ne donnerais la priorité au petit russe (malorossiiskomu) en moi au détriment du russe ou au russe au détriment du petit russe. Les deux natures sont si richement douées par Dieu, et, comme si à dessein, chacune d’entre elles contient ce dont l’autre manque – signe sûr qu’elles doivent se compléter13 (Gogol, 1844; traduction de l’auteure).

1 Франкфурт, 24 декабря 1844 г. « […] я сам не знаю, какая у меня душа, хохлацкая или русская. Знаю только то, что никак бы не дал преимущества ни малороссиянину перед русским, ни русскому пред малороссиянином. Обе природы 87

De l’autre côté, les poètes et écrivains, tels que Taras Shevchenko, s’inspirant du nationalisme romantique européen, incitent les Ukrainiens à la renaissance nationale, en créant des œuvres uniquement en ukrainien. C’est à cette époque-là que l’ukrainien littéraire se développe et se cristallise comme langue distincte du russe (Shevchenko, 2015, p. 208). Ces intellectuels imaginent l’Ukraine comme une île de résistance, héritière du passé cosaque glorieux, entre les catholiques polonais de l’un côté et les autocrates moscovites de l’autre, qui doit se débarrasser du fardeau de la servitude aux autres. Dans le climat politique clément des années 1850-1860 en Russie, les Ukrainophiles des centres universitaires, suivant l’exemple des

Tchèques et des Serbes, étudient passionnément la langue ukrainienne, recueillent du folklore, publient des livres et créent des écoles pour éduquer les paysans dans cette langue (Dibrova,

2017).

Cette situation change avec l’insurrection polonaise contre l’empire russe en 1861-1864, où, craignant le séparatisme ukrainien, la Russie adopte une série de mesures contre la langue et la culture ukrainienne, à savoir la Circulaire de Valouïev en 1863 (Valuyev, 2013) et l’Oukase d’Ems en 1876 (« Emskii Ukaz », 2017), interdisant la publication des livres, l’enseignement aux

écoles et la mise en scène des pièces de théâtre en ukrainien. Ces décrets ont été inspirés par la peur du mouvement ukrainophile, qui était interprété par les Russes conservateurs comme intrigue polonaise :

For some time, there has been discussion in our press about the possibility of the establishment of an independent Little Russian literature. This discussion was occasioned by the works of certain writers who distinguished themselves by their more-or-less outstanding talent or their originality. But lately, the question of the Little Russian literature has changed character, resulting from purely political circumstances, without any relationship to strictly literary matters. Previous works in the Little Russian language were aimed only at the educated

слишком щедро одарены богом и как нарочно каждая из них порознь заключает в себе то, чего нет в другой: явный знак, что они должны пополнить одна другую ».

88

classes of southern Russia, but now the proponents of Little Russian ethnicity have turned their attention to the uneducated masses, and those who seek to realize their political ambitions have, under the pretense of spreading literacy and education, taken to publishing reading primers, alphabet books, grammar and geography textbooks, etc. (Valuyev, 2013).

Comme on le voit ci-haut, quand les ouvrages en ukrainien visaient uniquement un public intellectuel, c’était vu comme anodin et sans danger, mais, si les efforts de revitalisation culturelle prenaient pour cible les masses populaires, cela suscitait des soupçons et des craintes.

En outre, un extrait suivant de la Circulaire de Valouïev démontre que l’élite de la Russie voyait le « petite russe » comme un dialecte populaire du russe commun (« obscherusskogo ») et considérait que la position de subordination des « Petits Russes » à l’empire russe était consensuelle:

They [Little Russians] thoroughly corroborate that a separate Little Russian language has never existed, does not exist and cannot exist, and that their dialect, used by commoners, is just the Russian language, only corrupted by the influence of Poland; that the common Russian language is as intelligible to the Little Russians as to Great Russians, and even more intelligible than the one now created for them by some Little Russians and especially by Poles, the so-called Ukrainian language. Persons of this circle [Ukrainophiles], who are trying to prove the contrary, are reproached by the majority of Little Russians themselves for separatist plots, hostile to Russia and disastrous for Little Russia (Valuyev, 2013). Selon Dibrova (2017), après cette Circulaire, les intellectuels ukrainophiles ont dû repenser leur bilinguisme comme un danger éventuel, et la nouvelle littérature ukrainienne devait commencer tout d’abord par la langue, ce qui a marqué, comme résultat positif, la fin de la littérature « petite russe ». Selon d’autres sources (Boriak, 2015, p. XV-XVI), la révolte polonaise a divisé l’élite de Kiev en deux camps (quelle ressemblance avec la situation actuelle!) : ceux qui pensaient que, dans la confrontation entre la Russie et la Pologne, l’Ukraine doit se rallier à la Russie et que la langue ukrainienne séparée pouvait nuire à la communauté pan-russe, et, deuxièmement, les ukrainophiles, qui aspiraient à la standardisation de la langue 89 ukrainienne basée sur le parler populaire. Par conséquent, le Circulaire de Valouïev a fini ce débat en faveur du premier groupe des « Petits Russes ».

On voit l’importance de cette question pour l’empire russe par le nombre même de locuteurs du « petit russe » : selon, le recensement seul et unique mené en Russie en 1897, qui catégorisait la population selon la langue parlée, les « Petits Russes » constituaient le deuxième plus grand groupe (17.81 %) après les « Grands Russes » (44.31 %).

L’interdiction de publication et d’enseignement en « petit russe/ukrainien » a été levée seulement en 1905, quand l’Académie des Sciences russe a admis l’erreur de ces lois, car cela poussait les intellectuels ukrainiens à réaliser leur droit à la langue et culture sur le territoire d’un autre pays – l’Autriche, avec laquelle la Russie partageait l’Ukraine à l’époque (Boriak, 2015, p.

XXXI).

4.3.2. Les Ukrainiens en Autriche

Paradoxalement, les Polonais de l’empire Habsbourg se méfiaient des Ukrainiens (les

Ruthènes/les Rusyns14), en les soupçonnant d’être les conspirateurs soit des Russes, à cause de la proximité culturelle, soit des Autrichiens à cause des droits qu’ils ont reçus de ces derniers après les révoltes polonaises contre l’empire autrichien (Magosci, 2007, p. 182; Wilson, 2009, p. 103-

106).

En Autriche, la population slave orientale de Galicie (l’Ukraine de l’Ouest moderne) avait un grand éventail d’identités à leur choix : soit devenir polonais, comme la grande majorité de la population de cette région, soit choisir le prestige d’être autrichien à cause des avantages que

14 Je suis au courant de l’existence de l’opinion que les Ruthènes et les Ukrainiens sont deux ethnies différentes, mais cette question est hors du sujet de cette dissertation. Dans ce travail, on utilisera comme source historique Paul Robert Magosci (2007), un historien d’origine ruthène-hongroise, selon qui les Ruthènes et les Ukrainiens sont deux noms de la même population à l’Ouest de l’Ukraine. 90 leurs langue et identité promettaient surtout aux élites ruthènes/ukrainiennes, soit, finalement, s’orienter vers la Russie et s’unir avec cette vaste communauté, s’étendant des Carpathes jusqu’aux monts Oural. A l’époque, en Ukraine de l’Ouest, les identités russophile et ukrainophile ne s’excluaient pas mutuellement (Wilson, 2009, p. 103), ce qui explique pourquoi le premier journal publié en ukrainien en Galicie autrichienne contient « L’appel au peuple russe » (Magosci, 2007, p. 184), peut-être parce que, comme jadis en Pologne-Lituanie, le

« russe » signifiait la communauté slave orientale en général, parlant la langue « rus’ka mova », qu’on a mentionnée plus haut.

4.4. Les langues en Union soviétique : de la Révolution de 1917 jusqu’à la désintégration de

l’URSS

4.4.1. La Révolution de 1917 et le séparatisme

Après la Révolution de 1917 en Russie et la chute du régime tsariste, les différents pouvoirs ont essayé de fonder l’Ukraine indépendante entre 1917 et 1921, mais sans grand succès

(Bilaniuk, 2005, p. 74). Le plus grand projet souverainiste, la République populaire (nationale) ukrainienne (en ukrainien : Українська Народна Республіка), ci-après abrégé comme UNR, avait sa capitale à Kyiv et s’opposait à la République socialiste soviétique ukrainienne, établie en même temps par les bolcheviks russes avec la capitale à Kharkiv, la ville de l’enquête de terrain de cette recherche. Ce thème sera développé d’une manière plus détaillée plus loin. Aujourd’hui, en dépit de son existence de trois ans seulement, l’UNR est considérée comme une nouvelle

étape dans la lutte de l’Ukraine pour l’indépendance de la Russie ainsi que pour l’affirmation de sa langue et culture.

Les « Grands Russes », qui possédaient des manoirs d’été en Ukraine et ressentaient une certaine tendresse envers la Petite Russie (Magosci, 2007, p. 160), expliquaient le projet 91 souverainiste ukrainien et la Révolution de 1917 comme un complot allemand dans la Première guerre mondiale. Le comte Alexandre Wolkonsky (1920), par exemple, suite à sa fuite de la

Russie révolutionnaire, a publié un ouvrage en Italie intitulé The Ukraine Question : The

Historic Truth versus the Separatist Propaganda où il dénonce le « démembrement de la

Russie » comme ruse allemande pour affaiblir et défaire la Russie : « The Allied Powers, in this matter, follow the track marked out by Germany : it only remains for them to recognise the independence of the whole South of Russia (arbitrarily called the Ukraine by Germany) and the

German dream will be realised » (p. 3). L’idée que l’Ukraine indépendante et la langue ukrainienne sont les créations des pouvoirs étrangers vit toujours dans les cercles russophiles de l’Ukraine.

Au début des années 1920, le centre et l’Est de l’Ukraine (les territoires de l’UNR) sont passés encore une fois sous le contrôle des Russes et ont été fusionnés avec la République soviétique, dont la capitale restait à Kharkiv jusqu’à 1934. Les territoires de l’Ukraine de l’Ouest moderne faisaient toujours partie des États de l’Europe orientale et ont été annexés à la

République soviétique de l’Ukraine seulement vers la Seconde guerre mondiale.

4.4.2. La korénizatsiia de Lénine

En 1923, après la Guerre civile de 1917-1920, pour harmoniser les relations entre les nations diverses de l’Union Soviétique et apaiser la résistance à la Révolution, Lénine a introduit la politique de « korénizatsiïa » (du mot « koren’ » - « racine ») ou l’indigénisation, c’est-à-dire la promotion des représentants de la population indigène, la « population de racine » (les « grass roots ») dans l’administration des républiques non-russes ainsi que le support du développement de leurs langues et cultures. Cette mesure, dictée par l’espoir que la Révolution sera mieux comprise par les différents groupes minoritaires dans leurs propres langues, mettait en valeur le 92 détournement de la du régime tsariste et la reconnaissance des peuples divers au sein de l’Union soviétique. (Vihavainen, 2000, p. 81–82). Cependant, à long terme, le but était de transformer la société en une culture unique comprenant les cultures de tous les peuples soviétiques, qui parlerait une seule langue unique, tout comme toute autre population du monde entier après la victoire du socialisme à travers la planète (Calvet, 1999, p. 221-222). Toutefois, pour le moment, les bolcheviks ont commencé par la reconnaissance de la diversité.

Au début, les frontières entre les républiques ont été tracées sur la base de l’ethnicité dominante de chaque région de l’URSS. Pour déterminer l’origine ethnique de la population,

L’URSS a utilisé le recensement, dont les premiers ont été conduits en 1920, 1923 et 1926 (Arel,

2009, p. 3-4). Selon le recensement de 1926 (« Vsesoiuznaia perepis’ », 2019), la population de la république ukrainienne constituait 29, 018, 187 personnes, dont 23, 218, 860 étaient d’ethnicité ukrainienne et 2, 677, 166 - russe. Les Ukrainiens étaient, donc, devenus la nation

« titulaire » de l’Ukraine, c’est-à-dire le groupe ethnique dominant après lequel la république a

été nommée, et leur langue éponyme, liée à leur ethnicité, a été, par conséquent, promue dans toutes les sphères de la vie de la République soviétique ukrainienne. Cette forme de

« korénisation » en Ukraine est connue sous le nom de « l’ukrainisation » qui a duré une décennie jusqu’au milieu des années 1930.

Le principe d’identification avec son groupe ethnique et sa langue éponyme continue jusqu’à aujourd’hui, ce qui met en désordre le recensement national en Ukraine moderne, parce qu’à la question « Votre langue native/native tongue/ridna mova », beaucoup d’Ukrainiens russophones répondent « ukrainien » même s’ils utilisent le russe dans la vie quotidienne, basant leur réponse sur leur origine ethnique et le groupe national auquel ils appartiennent. La deuxième raison pour la divergence entre l’ethnicité et la langue parlée réside dans la promotion 93 du russe comme langue de communication inter-ethnique dans l’Union soviétique (Kulyk, 2015, p. 202).

La politique de l’ukrainisation, bien que mise en avant avec des méthodes lourdaudes (les délais fixés par l’Etat, licenciement des fonctionnaires pour manque de connaissance de l’ukrainien), a augmenté le nombre de publications, d’écoles et de théâtres ukrainiens (Subtelny,

2000; Shevchenko, 2015, p. 210, Bilaniuk, 2005, p. 81). Cependant, cette tendance dépendait de la région : dans la province de Kyiv, 92.5% d’écoles ont été ukrainisées selon le nombre d’élèves d’ethnicité ukrainienne, tandis qu’à l’Est et au Sud de l’Ukraine les écoliers ont continué à

étudier dans des écoles mixtes russes-ukrainiennes et, en pratique, les professeurs, non suffisamment formés en langue ukrainienne, continuaient à enseigner en russe (Pauly, 2009, p.

255). En outre, les témoignages à propos de l’utilisation de la langue en vie quotidienne sont très contradictoires.

4.4.3. La main de fer de Staline

Les années 1930 ont marqué le début des répressions staliniennes contre les intellectuels ukrainiens promus ainsi que toutes autres personnes qui ont contribué à l’ukrainisation dans les années 1920, y compris les cadres du Parti Communiste. Au départ, Staline était d’accord avec la politique d’indigénisation de Lénine, mais quand le régime soviétique s’est renforcé, il n’avait plus besoin d’une politique nationale dans les républiques (Shevchenko, 2015, p. 210-211).

Après tout, le socialisme se base sur les principes de l’internationalisme, qui doit dépasser le nationalisme. Par conséquent, Staline s’est détourné de l’ukrainisation vers l’expansion et l’éloge du russe comme langue internationale « d’amitié des peuples de l’Union soviétique ». L’orthographe ainsi que les formes lexicales et grammaticales de la langue ukrainienne ont été modifiées pour ressembler plus à celles du russe pour « reserrer les liens 94 entre les langues des peuples fraternels » (Sherekh, 2011; Bilaniuk, 2005, p. 86; Sovik, 2007, p.

97).

En outre, la famine artificielle des années 1932-33, induite par la collectivisation du secteur agricole de Staline, a aussi apporté sa part à l’affaiblissement de l’ukrainien, car elle a détruit la paysannerie ukrainienne qui était la source de cette langue (Shevchenko, 2015, p. 213). Certains linguistes ukrainiens, comme Larysa Masenko (2005), considèrent comme « génocide linguistique » ou « linguicide »15 la période suivant la fin de l’ukrainisation à cause de la russification du pays à travers le système d’enseignement, la modification du système de la langue ainsi que les répressions contre les écrivains et linguistes ukrainiens, accusés de

« nationalisme bourgeois ».

Néanmoins, tout au long du régime stalinien, le cours officiel en matière des langues reste

« fidèle à la politique de Lénine » et, de jure, toutes les langues sont respectées et promues comme égales, mais, de facto, des répressions sévères sévissent les intellectuels ukrainiens et

étouffent le renouveau culturel. On peut observer la divergence entre le discours officiel stalinien

15 D’autres termes utilisés pour les discriminations linguistiques sont « linguisme » et « glottophobie » (Blanchet, 2016, p. 43-45). Calvet (1974) propose aussi le terme « glottophagie » pour désigner un phénomène où une langue mange une autre dans un contexte colonial. Néanmoins, l’emploi de ces termes dans la situation ukrainienne est contesté par les deux côtés idéologiques déjà présentés. 95 et la réalité dans le journal « Outchitelskaia gazeta » (Le journal

Photo 1. « L’Ukraine épanouie » (Tsevetushschaia Ukraina). Outchitel’skaia gazeta », # 37, 1937. (Photo de l’auteure). des instituteurs) du 25 décembre 1937, l’année de la Grande Terreur, dédié au 20e anniversaire du pouvoir soviétique en Ukraine, où on met en valeur les opportunités des enfants ukrainiens d’apprendre dans leur langue maternelle/native (« rodnoi iazyk »), alors que les répressions contre l’intelligentsia ukrainienne étiquetée comme « nationalistes bourgeois » battent leur plein.

Les conditions des Ukrainiens soviétiques sont opposées à celles des Ukrainiens de l’Ouest, à l’époque ne faisant pas partie de l’Union soviétique, où toutes les écoles ukrainiennes sont prétendument fermées. « Chaque succès du peuple ukrainien » est attribué à la sagesse de la politique nationale lénino-stalinienne (« Tsevetushschaia Ukraina », 1937, p. 3, voir la photo).

La Seconde guerre mondiale a piétiné les territoires de l’Europe de l’Est, laissant des empreintes sanglantes. Elle a coûté la vie à des millions de personnes, changeant radicalement la 96 démographie de l’Ukraine par la décimation des Juifs par les nazis ainsi que les déportations des peuples entiers (des Tatars, des Allemands, des Polonais, etc.) par Staline.

Les événements de la guerre ont provoqué de la résistance anti-nazi à l’Est de l’Ukraine et, au contraire, de la résistance anti-soviétique à l’Ouest. Dans les territoires de l’Ukraine occupés par les nazis, certains Ukrainiens, tentés par les promesses de l’Ukraine indépendante, collaboraient avec les nazis, qui offraient la souveraineté aux ethnies minoritaires des pays qu’ils occupaient en échange de la loyauté. C’est, par exemple, le cas des Basques français (Edwards,

1985). Après la guerre, la collaboration avec les nazis a créé une mauvaise réputation pour ces projets nationaux et leurs langues. Jusqu’à maintenant, les mémoires et les opinions sur la

Seconde guerre mondiale divisent les Ukrainiens, qui n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la reconnaissance des héros et la condamnation des traitres.

En plus, l’Ukraine de l’Ouest, ukrainophone, polonophone, roumainophone, hongrophone, a

été annexée, modifiant le paysage linguistique et identitaire de l’Ukraine entière. La Crimée a été ajoutée à l’Ukraine en 1954, après quoi les frontières de l’Ukraine sont restées sans changements jusqu’à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. 97

Carte 3. Évolution territoriale de l’Ukraine (Cepleanu, 2011)

En entrant dans les villes et villages de la Galicie à l’Ouest de l’Ukraine (ancienne Pologne)

à la fin de la guerre, Staline comprenait que sa population polonaise était hostile aux Soviétiques.

Pour résoudre ce problème, il était décidé d’échanger par la force 800, 000 Polonais contre un demi-million d’Ukrainiens du territoire polonais pour que les frontières ethniques et linguistiques coïncident avec les nouvelles frontières (Kordan,1997, p. 705; Gousseff, 2015).

Comme résultat, vers 1989, les Polonais constituaient seulement 0.7 % de la population ukrainienne, tandis qu’en 1939, la province de Galicie (3 régions de l’Ouest de l’Ukraine) comprenait à peu près un million de Polonais (16.2 % de la population). La ville de Lviv, dont la population était composée de plus que 50 % de Polonais, n’en garde vers le début des années

1990 que 5 % (Arel, 1993, p. 103-104).

Linguistiquement, après les déportations des Polonais, les régions de l’Ouest de l’Ukraine sont majoritairement ukrainophones. La langue ukrainienne à l’Ouest, qui devait résister à 98 l’influence des langues plus prestigieuses, polonaise et allemande, était une source de fierté pour les Ukrainiens de ces régions, les rendant plus nationalistes et plus méfiants du pouvoir soviétique surtout après les événements autour de la Seconde guerre mondiale. Cela les opposait aux Ukrainiens de l’Est, qui, pour la plupart, acceptaient leur identité soviétique et ne se méfiaient pas des Russes.

4.4.4. Khrouchtschev et le dégel

Après la mort de Staline en 1953, son successeur, Nikita Khrouchtchev dénonce la politique répressive de Staline et introduit une libéralisation appelée métaphoriquement un « dégel », ce qui joue un mauvais tour aux langues titulaires des républiques soviétiques. En 1958,

Khrouchtchev passe une loi donnant la liberté aux parents de choisir la langue d’enseignement pour leurs enfants, après quoi plusieurs familles ont opté pour le russe comme langue de mobilité sociale supérieure. Malgré son amour pour les chemises traditionnelles ukrainiennes

(vychyvanka), c’était Khrouchtschev qui a rejeté la langue ukrainienne comme « non- perspective » pour la science et la technologie et a fait un retour vers le russe (Sovik, 2007, p. 98;

Stech, 1988).

En outre, la situation linguistique a été également influencée par l’immigration de la main- d’œuvre à l’intérieur de l’Union soviétique. Selon les recensements de 1959-1989, le nombre de

Russes en Ukraine a augmenté par 60 %, tandis que le nombre d’immigrants en Ukraine d’ethnicités variées, utilisant le russe comme lingua franca, représente de quelques millions jusqu’à plus de dix millions de personnes, ce qui constitue jusqu’à un tiers de la population de l’Ukraine (Olszanski, 2012, p. 11). Ce processus a facilité la russification massive de l’Ukraine, surtout des grandes villes et des centres industriels de l’Est et du Sud. En se déplaçant d’une république soviétique vers une autre, les migrants n’avaient qu’à présenter un certificat attestant 99 qu’ils ne venaient pas de cette république pour être exemptés d’apprentissage de la langue titulaire dans les écoles secondaires et pour n’utiliser que le russe dans tous les domaines de la vie.

Durant son mandat du premier secrétaire du Parti communiste de l’Ukraine Petro Chelest

(1963-1972) a fait un nouvel essai à l’ukrainisation culturelle et éducative, permettant à l’intérieur de l’Ukraine certains efforts de résurgence nationale, à savoir la publication des ouvrages patriotiques par l’intelligentsia ukrainienne (Markus et Senkus, 2007). Pendant cette période, Ivan Dziuba, un écrivain ukrainien, dissident et porte-parole du mouvement anti- totalitariste des shestydesyatnyky (« Sixtiers » (angl.) – des années 1960), écrit un ouvrage

Internationalisme ou russification?, qu’il envoie aux organes du Parti communiste, dans l’espoir d’attirer leur attention sur les problèmes des relations nationales en URSS, notamment la russification de l’Ukraine et la perpétuation de l’ancienne politique sous prétexte d’internationalisme (Koshelivets et Stech, 2011; Dziuba, 1998). Mais les tentatives de Chelest furent critiquées comme « déviations nationales » par Brezhnev, le leader communiste à Moscou après Khrouchtchev, qui a révoqué Chelest de son poste en 1972. En 1972, Dziuba était arrêté et, en 1973, condamné à cinq ans d’emprisonnement et cinq ans d’exil pour les activités « anti- soviétiques ».

Brezhnev a continué le mouvement graduel de la politique ethnoculturelle de Lénine vers la russification, où la langue russe a été proclamée comme un facteur crucial et unificateur dans le développement d’un peuple soviétique, « deuxième langue maternelle » des peuples non-russes et « la langue de tous les citoyens soviétiques » qui « cimente l’unité de la société soviétique »

(Kreindler, 1985, p. 355; Sovik, 2007, p. 98-99; Shevchenko, 2015, p. 215). Ce discours est à l’origine du bilinguisme asymétrique en Union soviétique, où les indigènes des républiques 100

étaient obligés de parler leur langue maternelle et le russe, et les Russes ne maitrisaient que leur propre langue.

En outre, malgré l’opposition à l’élitisme grand russe, dès les premiers efforts en aménagement linguistique de Lénine, les linguistes soviétiques ont encouragé le goût pour la littérature classique russe du 19e siècle et la correction dans l’application de la langue russe, ce qui posait un problème parmi les ouvriers et les paysans, surtout des ukrainophones qui sont venus travailler en ville et, ne sachant bien le russe, le mélangeaient avec l’ukrainien, créant une espèce de koiné, connu sous le nom de « surzhyk/surzhik/sourjik » (à l’origine, cela signifie un mélange de farine de plusieurs types ou du pain fait de ce mélange). Le processus de sourjification de la population, surtout à l’Est du pays, où le contact avec le russe est plus étroit, a commencé déjà à l’époque tsariste et son industrialisation. Après l’indépendance de l’Ukraine, un nouveau groupe a commencé à parler « sourjik » – les citadins russophones, obligés de parler ukrainien16.

4.4.5. La péréstroika de Gorbatchev et la déclaration de la langue officielle en Ukraine

La dernière période de l’existence de l’Union soviétique, celle de Gorbatchev au pouvoir

(1985-1991), connue aujourd’hui sous le nom de « perestroika » (restructuration), apporte des changements profonds et une nouvelle liberté d’expression. Après des décennies de la propagande soviétique qui claironnait que la « question nationale » en Union soviétique avait été définitivement résolue, les griefs nationaux réprimés sont réapparus. De jure, il n’y avait aucune langue officielle en Union soviétique, mais, de facto, le russe remplissait sa fonction. En 1989, les républiques soviétiques ont reçu le droit de prononcer leur langue titulaire comme officielle,

16 Bilaniuk (2004, p. 409) décèle cinq types de sourjik: 1) sourjik des paysans urbanisés, 2) sourjik dialectal des villages, 3) sourjik de l’ukrainien soviétisé, 4) sourjik des bilingues urbains, et 5) sourjik de la post-indépendence. 101 ce que l’Ukraine a fait en octobre 1989. En 1990, le pouvoir soviétique central, ayant pour but de neutraliser les lois linguistiques républicaines (Arel, 1993, p. 89), a passé, à son tour, une loi sur la langue, selon laquelle les républiques utiliseraient leurs langues officielles à l’intérieur de leur juridiction, tandis que le russe deviendrait la langue officielle et inter-républicaine

(internationale) de l’URSS (« Zakon SSSR », 1990).

Par conséquent, même si l’ukrainien a gagné le statut de seule langue officielle de la république d’Ukraine, le russe a toujours gardé son importance. Cette loi n’a guère apporté des changements dans le statu quo : plusieurs Ukrainiens ethniques utilisaient déjà le russe comme leur langue de communication. En 1989, 64 % des personnes interrogées déclarent l’ukrainien comme leur langue maternelle, tandis que seulement 44 % indiquent préférer s’exprimer dans cette langue (Shevchenko, 2015, p. 218).

Dans l’ensemble, pendant l’époque soviétique, les langues républicaines gardaient le rôle symbolique et folklorique pour faire preuve nominale d’égalité socialiste envers les cultures locales, ce qui donne aux apologistes pro-soviétiques un argument en faveur de la justice qui existait à l’époque, à l’inverse des accusations de « génocide linguistique ». Par contre, de toute

évidence, il y avait une diglossie entre la langue russe et les langues titulaires (Bilaniuk, 2005, p.

91), où le russe jouait le rôle de variété haute et ces dernières – celui de variété basse, selon le modèle de Ferguson (1959). La langue russe symbolisait le progrès et la révolution menés par le prolétariat des villes, alors que l’ukrainien était considéré comme langue réactionnaire et arriérée, le dialecte des villages (Bilaniuk, 2009, p. 79). Cela s’explique par l’immigration de la main-d’œuvre provenant de Russie qui avait commencé avec l’industrialisation au 19e siècle et a continué à l’époque soviétique, produisant une division urbaine/rurale démographique et linguistique. De ce fait, la majorité des Ukrainiens ethniques, parlant ukrainien ou un mélange 102 ukrainien-russe, vivaient à la campagne et constituaient seulement 18 % des habitants de grandes villes (Magocsi, 2007, p. 148), alors que la plupart des citadins parlaient russe. Cette opposition entre les centres urbains et la campagne, qui continue jusqu’à maintenant surtout à l’Est et au centre du pays, témoigne, selon Calvet (1974), d’un des stades de remplacement d’une langue dominée par une autre dominante.

CHAPITRE V: Le paysage sociolinguistique de l’Ukraine

5.1. La composition ethnique et linguistique de l’Ukraine dès 1989 et jusqu’à maintenant

5.1.1. La composition ethnique de l’Ukraine et les divisions ethnolinguistiques du pays

La composition ethnique de l’Ukraine nouvellement créée après la dissolution de l’URSS peut être appelée bi-ethnique ukrainienne-russe, où, en 1989, les Ukrainiens et les Russes comptaient respectivement 72.7 % et 22.1 % de la population de l’Ukraine (Arel, 1993, p.

98). Les événements sanglants du 20e siècle ont presque complètement éliminé les minorités allemandes, polonaises, juives, tatares, etc., dont le nombre a diminué de 70.5 % entre 1930 et

1989, constituant seulement 5.2 % de la population de l’Ukraine en 1989 (Arel, 1993, p. 105), un nombre qui a plus tard diminué par l’immigration des minorités restantes vers les pays occidentaux. Aujourd’hui, il reste des Hongrois, des Roumains, des Polonais, des Ruthéniens

(Rusyns)17 à l’Ouest, des Moldaves et des Bulgares au Sud du pays ainsi que des Tatars en

Crimée (ils ont été autorisés à revenir sur leurs terres ancestrales dans les années 1990).

17 Dominique Arel (2009, p. 26-27) explique que, pendant le recensement ukrainien de 2001, dans les intérêts de l’édification nationale, les Ruthènes ont été décrétés comme « Ukrainiens », formant une sous-ethnie de l’ethnicité ukrainienne, mais il existe des groupes réclamant de la reconnaissance pour la nationalité « ruthène ». Par conséquent, parfois les « Ruthènes » sont considérés comme des Ukrainiens, et parfois les deux sont vus comme des ethnies différentes. Par exemple, Paul Robert Magosci (2007), un historien d’origine ruthène-hongroise, présente les Ruthènes et les Ukrainiens comme deux noms de la même population à l’Ouest de l’Ukraine.

103

Cependant, les divisions linguistiques et ethniques ne coïncident pas toujours à cause de la russification et de l’immigration à l’époque soviétique, c’est-à-dire un Ukrainien ethnique peut

être russophone. C’est pourquoi, selon l’auteure, les distinctions principales au sein de la population ukrainienne sont plutôt entre les russophones d’ethnicités variées et les ukrainophones, dont la localisation dépend des influences historiques que les différentes régions géographiques ont subies au cours de l’histoire (voir le chapitre précédent). L’ukrainien est surtout parlé à l’Ouest, au centre et dans les villages de l’Est de l’Ukraine, certainement, avec des variations d’accent et de lexique entre eux. À l’Est, l’opposition diglossique ville-campagne,

établie à l’époque tsariste et ensuite soviétique, continue toujours, où le russe est la langue de la ville (de l’industrie, de la science, de la culture) tandis que l’ukrainien ou le mélange des deux,

« sourjik », sont surtout les parlers des campagnards.

Carte 4. Carte ethnolinguistique de l’Ukraine (Yerevanci, 2011) 104

5.1.2. Le recensement ukrainien de 2001 et divergences entre « langue natale » et « langue

parlée »

Selon le seul recensement national mené en Ukraine indépendante en 2001 (« All-

Ukrainian population census », s.d.), les Ukrainiens dont la « langue d’origine »18 est l’ukrainien font le total de 67.5% de la population de l’Ukraine, ce qui représente une croissance de 2.8 % par rapport au recensement de 1989. Les russophones constituent 29.6% de la population, un chiffre qui a baissé de 3.2 % en comparaison avec les chiffres de 1989. Les locuteurs des autres langues constituent 2.9% de la population ukrainienne, ce qui est une croissance de 0.4 % par rapport à 1989.

Carte 5. Résultats du recensement ukrainien de 2001 (Tovel, 2014)

18 Voir l’explication de ce terme plus bas. 105

Néanmoins, le recensement est considéré comme imprécis à cause de la continuité de la méthode soviétique qui consistait à mélanger les catégories ethnique et linguistique (Arel, 2009, p. 20; Kulyk, 2015, p. 203), poussant un Ukrainien ethnique à indiquer l’ukrainien comme sa langue maternelle même s’il utilisait le russe habituellement. La catégorie de « ridna mova » (en russe : rodnoi iazyk), plus proche de l’expression anglaise « native language », était perçue comme « langue d’origine », « langue de nationalité » ou « langue de pays » plutôt que la première langue d’usage (Arel, 2009, p. 34). Comme l’enquête a démontré (voir le Chapitre IX), le positionnement politique des interviewés a également joué un rôle significatif dans l’indication de leur « ridna mova » : ceux qui s’identifiaient plus à l’Ukraine étaient plus disposés à indiquer l’ukrainien comme leur première langue ou langue « natale »19.

En outre, le recensement ne prend pas en compte le « sourjik » (surzhyk, surzhik), un mélange de l’ukrainien et du russe, que beaucoup d’Ukrainiens utilisent au quotidien. La question de la « langue standard » est donc une question idéologique, comme l’étude actuelle le démontre (voir le Chapitre IX).

5.1.3. Autres études sur les changements linguistiques effectuées après le recensement de

2001

À part le recensement de 2001, il y a eu une série d’autres études menées au pays, dont on mentionnera certaines ici. Khmelko de l’Institut international de sociologie de Kyiv (KIIS,

Kyiv International Institute of Sociology) indique également que le terme « langue maternelle »

(« ridna mova ») est ambigu parce qu’il force les bilingues à choisir leur langue « plus

19 Dans le Chapitre IX, je propose d’introduire le terme de « langue natale » en français pour décrire le phénomène d’une langue à laquelle les locuteurs s’identifient du point de vue ethnique, politique ou national mais qu’ils ne parlent pas ou qu’ils n’utilisent pas souvent au quotidien.

106 maternelle » (en ukrainien : « ridnishu ») (Khmelko, 2003, p. 4). Ainsi, selon ses données, à peu près 30 % de la population de l’Ukraine considèrent le russe comme leur langue maternelle

(« ridna mova ») ou 43 % si on y ajoute ceux qui indiquent à la fois le russe et l’ukrainien comme leurs langues maternelles. À cause de l’ambiguïté du terme « ridna mova », le KIIS utilise dans ses enquêtes le terme de « langue plus facile pour la communication » ou « langue plus confortable ». En utilisant ces termes-là, les chercheurs du KIIS ont déterminé qu’en 2003,

40.5% de la population ukrainienne préféraient l’ukrainien, 43 % - le russe et 16 % les deux (p.

5). Ils ont aussi trouvé que la part de ceux pour qui le russe et l’ukrainien sont faciles pour communication a augmenté de 1,9 %. Entre 2002 et 2003, le nombre des bilingues qui ont déclaré qu’ils utilisent l’ukrainien plus que le russe a augmenté de 10 % (p. 5).

D’autres études ont récolté des résultats qui révèlent des changements dans les pratiques langagières des Ukrainiens depuis l’indépendance, peut-être sous l’influence de l’aménagement politique d’État. Déjà en 2011, selon les données du projet « Evraziiskii Monitor » (Moniteur eurasiatique), au cours de la période de 2005-2010, le pourcentage des gens qui parlent uniquement russe au quotidien a diminué de 49% à 34%. En plus, parmi les pays post- soviétiques, l’Ukraine bat les records de l’utilisation d’autres langues en plus du russe à la maison (« Dinamika ispolzovaniia », 2011).

5.1.4. Changements territoriaux et linguistiques en Ukraine depuis le début du conflit

ukrainien-russe en 2014

En 2014, la Révolution de l’Euromaïdan renverse le régime du président Ianoukovitch, favorable à la Russie, et les nouvelles forces pro-occidentales viennent au pouvoir. Insatisfait de ces changements, le président russe attise les humeurs pro-russes parmi la population russophone 107 de l’Ukraine, annexant la Crimée et créant des régimes séparatistes au Donbas (pour plus d’informations sur les détails de ces événements, voir la Section 5.3).

Cela affecte également la situation linguistique. Selon Financial Times, le nombre de personnes qui déclarent le russe comme leur langue maternelle est tombé de 33.4 % en 1994 à

24.4. % de la population en 2016 (« Russian language in decline », 2017). Cependant, comme on a déjà mentionné la notion de « langue maternelle » est ambiguë et peut être interprétée de façons différentes. Si on compte sur la langue préférée dans la communication quotidienne, selon les sondages du centre Razumkov20, 44.5 % de la population indiquent qu’ils parlent ukrainien en 2015 en comparaison avec 39.3 % en 2006 (Razumkov Centre, 2015). Toutefois, il est toujours difficile de déterminer la justesse de ces données, car l’Ukraine a perdu des morceaux de son territoire où la plupart des habitants parlaient russe, notamment la Crimée avec la population de 2.3 millions de personnes en 2014 dont 77 % sont russophones (Romaniuk et

Gladun, 2015, p. 327). Donc, il se peut que le nombre de russophones soit tombé pour cette raison. De plus, à la suite des événements politiques, plus d’Ukrainiens ont commencé à s’identifier à l’ukrainien et à le déclarer comme leur première langue même s’ils continuent à parler russe au quotidien. Dans cette étude, on essaiera d’analyser comment ce passage à l’ukrainien se déroule.

5.2. Le régime et la politique linguistiques de l’Ukraine

5.2.1. Le régime linguistique de l’Ukraine indépendante

En déclarant son indépendance de l’URSS en 1991, comme beaucoup d’autres jeunes pays d’Europe de l’Est, l’Ukraine a opté pour l’unilinguisme officiel de l’État-nation, inachevé

20 Une organisation non-gouvernementale ukrainienne effectuant des recherches en milieu économique, social, politique, etc. 108 en 1917-1920 (voir le Chapitre IV) qui se base sur les idées romantiques du 19e siècle, qui peuvent être résumées en trois principes : (1) il y a une division naturelle de l’humanité en nations; (2) ces nations ont des caractéristiques identifiables et (3) leur seule forme légitime de gouvernance est l’autonomie politique (Kedourie, 1961, p. 68). De plus, dans les pays post- soviétiques, l’unilinguisme officiel ressemble à la politique nationale de Lénine des années 1920

(la korénizatsiïa/l’indigénisation), selon laquelle le territoire de l’Union soviétique était divisé en républiques selon l’ethnicité dominante, déclarée comme « nation titulaire », dont la langue était considérée comme légitime et fut promue. Ce modèle lie la langue, l’ethnicité et l’appartenance à la nation, ce qui ne fait pas une harmonie idéale en Ukraine, car environ 40 % de la population parle russe comme première langue et ce dernier possède davantage de prestige.

De ce point de vue, les principes de la korénizatsiïa de Lénine (en dépit de la

« décommunisation » post-soviétique) coïncident avec ceux des romantiques nationalistes du 19e siècle, ce qui forme un lien également au projet souverainiste ukrainien de 1917. Cette continuité ancrée dans l’histoire institutionnelle représente « des points d’interaction entre la tradition et la politique » qui se manifestent aux moments charnières (critical junctures) de l’histoire où les traditions d’État sont réinventées (Cardinal, & Sonntag, p. 5). En Ukraine, ce moment critique de transition d’un système politique à l’autre s’est présenté en 1991 lors de la déclaration de l’indépendance, où la langue ukrainienne a gagné plus de statut que jadis, mais, en même temps, la langue russe, élitiste à l’époque soviétique, a perdu son statut légitime, poussant ses locuteurs

à la responsabilisation d’apprendre la langue officielle du pays, ce qui a provoqué des réactions diverses parmi les russophones selon leurs positions idéologiques.

Selon Cardinal et Sonntag (2015, p. 6), le régime linguistique est stable si le statut linguistique proféré coïncide avec le statut anticipé, ce qui n’est pas le cas en Ukraine où le russe 109 continue à jouer un rôle important au point de la marginalisation de l’ukrainien dans certaines régions. De facto, le régime linguistique non-dit reste bilingue ou plutôt diglotte. Ainsi, trois idéologies étatiques sont en rivalité : les traditions soviétiques, l’idéologie de nationalisme linguistique du 19e siècle et les principes démocratiques européens (Sonntag et Cardinal, 2015, p.

10).

5.2.2. Description du bilinguisme des Ukrainiens et de la diglossie au niveau de l’État

Selon la classification de Fishman (1967), en Ukraine, il existe une diglossie au niveau sociétal et du bilinguisme au niveau personnel. La diglossie se manifeste dans le fait que même si l’ukrainien est la seule langue d’État, il n’a pas toujours autant de prestige et de puissance que le russe, l’ancienne langue de communication inter-républicaine de l’Union soviétique. Au niveau individuel, le bilinguisme des Ukrainiens est souvent réceptif (passif) du côté des russophones et bidirectionnel du côté des ukrainophones, ce qui signifie que tout le monde comprend le russe et l’ukrainien, mais les ukrainophones sont les premiers à passer au russe, en parlant aux russophones; en revanche, ces derniers ont tendance à continuer à parler russe dans tous les cas, en comprenant l’ukrainien, mais sans se soucier de s’adapter aux ukrainophones, ce que Bilaniuk (2005, 2010) appelle « le bilinguisme non-accommodant » (« non-accommodating bilingualism »). C’est là un héritage de la promotion soviétique du russe comme langue de communication internationale qui encourageait les russophones à rester monolingues (Laitin,

1998, p. 143). Même si le russe n’a pas de statut officiel, il domine toujours les sphères de la culture et de la science comme langue de modernité, tandis que l’adresse en ukrainien dans une grande ville de l’Est et du Sud gagnait jusqu’à récemment à son locuteur l’étiquette d’un

« plouc » (surtout s’il parle un mélange de russe et d’ukrainien) ou d’un « nationaliste ». 110

Toutefois, cette tendance a commencé à changer à la suite des événements politiques et sous l’influence de la politique linguistique d’État qui a fait de l’ukrainien la langue d’enseignement dans les universités, bien que l’application de cette politique rencontre toujours beaucoup d’opposition du côté des professeurs qui persistent à enseigner en russe. Dans les médias de masse, on peut entendre les deux langues, souvent ensemble dans la même émission, où l’un des animateurs parle ukrainien et l’autre russe, en s’engageant dans le bilinguisme non- accommodant pour satisfaire les deux côtés de la population (Bilaniuk, 2010). Cependant, cette pratique changera probablement après l’adoption de la nouvelle loi sur la langue (voir plus loin).

5.2.3. Législation linguistique de l’Ukraine

5.2.3.1. Les langues dans la Constitution

Après la loi sur la langue officielle de 1989, adoptée en Union soviétique pendant la période de perestroïka et remplacée en Ukraine seulement en 2012, le statut de l’ukrainien comme seule langue officielle du pays a été réaffirmé par l’article 10 de la Constitution de l’Ukraine, provoquant des milliers de controverses :

La langue d’État de l’Ukraine est l’ukrainien. L’État garantit le développement équilibré et le fonctionnement de la langue ukrainienne dans tous les domaines de la vie sociale sur tout le territoire de l’Ukraine. L’Ukraine garantit le développement libre, l’utilisation et la protection de la langue russe, des autres langues des minorités nationales de l’Ukraine. L’État promeut l’apprentissage des langues de communication internationale. En Ukraine, l’utilisation des langues est garantie par la Constitution de l’Ukraine et déterminée par la loi (« Konstytutsiia Ukrainy », 1996). L’une des contradictions se manifeste dans le terme appliqué à la langue russe : est-ce désormais une langue minoritaire ou pas à cause de son ubiquité? Dans la phrase « langue russe, autres langues des minorités », le russe est mentionné séparément des « autres langues », c’est-à- dire il est et n’est pas minoritaire. En outre, selon Wilson (2009, p. 208), les députés ont disputé pendant des heures sur la virgule entre « langue russe » et « autres langues des minorités », car 111 cette phrase dans la Constitution égale le russe au bulgare ou au grec en Ukraine, diminuant sérieusement son statut. L’absence de « et » entre « langue russe » et « autres langues des minorités » est la preuve des débats autour de cette phrase, résultant en une phrase non grammaticale (Wilson, 2009, p. 208).

L’ukrainien est devenu la langue des structures gouvernementales et de l’éducation. Les

écoles ukrainiennes et les universités devaient au fur et à mesure passer à l’ukrainien, et toutes les thèses et dissertations soumises en Ukraine devaient être écrites en ukrainien. Néanmoins, les administrations publiques et établissements d’enseignement régionaux dans les régions russophones boycottaient ces lois, continuant à utiliser le russe dans leur travail.

5.2.3.2. La ratification des documents européens sur les langues

Comme pays visant à l’intégration en Union européenne, l’Ukraine a dû signer certains documents européens garantissant les droits civiques et linguistiques à ses citoyens, tels que la

Convention européenne sur les droits humains et libertés fondamentales et la Charte européenne pour les langues régionales et minoritaires. En 2003, après l’adoption de cette dernière, certaines régions du Sud et de l’Est ont annoncé leur volonté de déclarer le russe comme leur langue régionale, ce qui était très applaudi par les partis politiques pro-russes et condamné par le côté opposé ukrainien. Depuis la ratification de ces documents, l’Ukraine se trouve sous pression constante de les implémenter, souvent au détriment de la promotion de la langue officielle d’État selon certains experts en langues, à savoir Larysa Masenko (2004), qui argumente que les principes démocratiques des droits et des libertés servent de paravent pour une propagande anti- ukrainienne et pour la promotion continue du russe (p. 133). Selon Bowring (2014), la Charte européenne ne protège pas les groupes minorisés, mais plutôt les langues en tant que telles (p.

65). Pavlenko (2011) trouve que les questions de la revitalisation de langues et des droits de 112 locuteurs sont deux discours différents, souvent opposés, et que les approches et les lois linguistiques occidentales ne sont pas toujours applicables au contexte post-soviétique de l’Europe de l’Est, où le russe bénéficiait du statut privilégié.

Par conséquent, comme on a déjà mentionné, la ratification des documents européens ci- dessus entre en conflit avec le nationalisme linguistique étatique, empirant l’opposition entre les forces politiques et les idéologies.

5.2.3.3. La loi Kivalov-Kolesnitchenko de 2012

En 2012, entre eux des combats à main nue, les parlementaires ukrainiens adoptent la fameuse loi « Sur les principes de la politique linguistique d’État », surnommée la loi de

Kivalov-Kolesnitchenko d’après les noms de ses auteurs, à qui le président russe a décerné les médailles pour la protection et promotion de la langue russe à l’étranger. La loi permet l’utilisation d’une « langue régionale » ou « langue minoritaire » dans les régions où les minorités ethniques dépassent les 10% de la population, après quoi 13 sur 27 régions ukrainiennes deviennent officiellement bilingues et déclarent le russe, le hongrois, le roumain et le moldave comme leurs deuxièmes langues officielles (Shevchenko, 2015, p. 223). Toutefois, il convient de noter qu’ayant étudié le projet de la loi en 2011, le Comité principal de scientifiques et d’experts a conclu que certaines de ses clauses contredisent la Constitution de l’Ukraine ainsi que les documents internationaux ratifiés par l’Ukraine, car la loi voit la langue juste comme un attribut territorial plutôt qu’une des caractéristiques importantes de l’ethnie et de la nation, introduisant des langues régionales (où le statut spécial est surtout dédié au russe), plutôt que satisfaisant aux besoins des minorités ethniques (« Vysnovok na proekt », 2011, p. 3).

La mention de « l’attribut territorial » nous envoie au principe de territorialité qui prévoit qu’une seule langue prédomine sur un territoire donné pour assurer sa survie, visant une certaine 113 homogénéité linguistique (Loubier, 2002, p. 3). L’Ukraine elle-même s’appuie sur ce principe dans sa politique linguistique, mais, en même temps, les experts se sont exprimés négativement à ce sujet dans la conclusion de l’analyse de la loi car, en introduisant des langues régionales, la loi délimite des territoires séparés linguistiquement du reste de l’État, ce qui est jugé comme dangereux. En outre, selon la Constitution, l’Ukraine est un État unilingue et unitaire, et le principe de territorialité gère des politiques linguistiques des pays officiellement plurilingues.

Finalement, la langue russe n’est pas une langue menacée ou minorisée qui a besoin d’être protégée pour survivre. C’est plutôt l’ukrainien qui est, en réalité, une langue plus faible, qui nécessite de la protection. La commission de a également trouvé que, la loi ne garantit pas suffisamment la promotion de la langue ukrainienne comme seule langue officielle

(« Opinion on the draft law », Para. 66).

5.2.3.4. Les lois linguistiques après l’Euromaïdan

Une tentative de révoquer la loi Kivalov-Kolesnitchenko en 2014, après la Révolution de l’Euromaïdan, par le nouveau gouvernement ukrainien a donné au président de la Russie le prétexte de « défendre » la population russe en Ukraine, ce qui a déclenché le conflit. Même si, voyant les conséquences négatives de leur initiative, les autorités ukrainiennes ont annoncé plus tard que la loi ne serait pas annulée, c’était déjà trop tard : la polarisation de la population s’était déjà produite. C’étaient les mêmes divisions régionales qui ont influencé la situation sociopolitique ukrainienne depuis son indépendance et qui sont devenues surtout prononcées après la Révolution orange (voir aussi la Section 5.3.1.1.) et l’Euromaïdan.

En essayant de dénouer la tension, le nouveau gouvernement s’est efforcé de promouvoir un discours linguistique plus tolérant exprimé dans le slogan « Pays uni » en deux langues

(« Єдина країна/Единая страна »), affiché dans le coin de l’écran à la télévision ainsi que sur 114 les panneaux publicitaires. Cette politique a été critiquée avec acharnement par les intellectuels pro-ukrainiens, qui l’ont appelée « une nouvelle russification » divisant le pays plutôt que l’unifiant (Shevchuk, 2017; Kaspruk, 2017; Zelenyi, 2014).

Source : « Edyna Kraina » (2014). Sur le fond du drapeau ukrainien, l’inscription dit « Pays uni » en ukrainien et en russe. En février 2018, le Tribunal constitutionnel de l’Ukraine a finalement déclaré la loi de

2012 anti-constitutionnelle. En avril 2019, après la fin de l’enquête de terrain actuelle, le parlement ukrainien et le président sortant Pétro Porochenko ont approuvé la loi « Sur l’assurance du fonctionnement de l’ukrainien comme langue d’État » ayant pour but de remplacer la loi sur les langues de Kivalov-Kolesnitchenko. La nouvelle loi rétablit le statut de l’ukrainien comme seule langue d’État et garantit son utilisation dans la sphère publique (dans les secteurs administratif, tertiaire, éducatif, etc.), ce qui ne couvre pas la langue de communication personnelle et de rites religieux. Les droits des minorités ethnolinguistiques seront garantis dans une loi séparée (« Pro zabezpechennia », 2019). L’ONU a insisté que ladite loi doit être passée (« V OON spodivautsia », 2019).

5.2.3.5. Lois sur les langues d’enseignement

En septembre 2017, le président de l’Ukraine Petro Porochenko propose une nouvelle loi sur l’enseignement (« Zakon Ukrainy pro osvitu », 2019), selon laquelle l’ukrainien doit devenir définitivement la seule langue de scolarisation dans toutes les écoles d’État, y compris celles de 115 minorités linguistiques. Ces dernières auront droit à la scolarisation dans leur langue maternelle jusqu’à la classe de 5e et à son apprentissage dans des classes spéciales ou comme une discipline séparée. La ministre de l’Éducation de l’Ukraine Liliia Grynevych a annoncé que la loi est « un instrument clé pour moderniser le système de l’Éducation ukrainien et pour l’aligner sur les standards européens », car la connaissance de l’ukrainien augmente les chances des minorités ethnolinguistiques d’être admises dans les établissements d’enseignement supérieur ukrainiens.

(Grynevych, 2017). Cependant, la loi a provoqué des protestations du côté des minorités ethnolinguistiques hongroises, roumaines et, certainement, russes ainsi que de leurs gouvernements respectifs. Le président roumain a annulé sa visite en Ukraine, et le président hongrois a menacé de bloquer les initiatives ukrainiennes dans le Partenariat oriental de l’UE (Iakob, 2017; « Ukrajnának », 2017; Tulup, 2017). Le Ministère des affaires étrangères russe a déclaré que la loi « a établi par la force un régime linguistique mono-ethnique dans un

État multinational » (« Ukrainian President signs », 2017). L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a trouvé que la loi a « échoué à assurer l’équilibre nécessaire entre la langue d’État et les langues de ses minorités ethniques ». Les hommes politiques ukrainiens ont appelé le scandale « politisé » et « orchestré par Moscou » (Tulup, 2017). Volodymyr Kulyk de l’Académie nationale des sciences de l’Ukraine a remarqué que la nouvelle politique linguistique est ancrée dans l’aspiration de l’Ukraine à l’occidentalisation, qui nécessite un système d’enseignement fort en langue d’État pour faciliter la modernisation du secteur tertiaire

(« Ukraine’s new language », 2017).

En outre, le président Porochenko a annoncé que la deuxième langue d’enseignement après l’ukrainien doit être l’anglais (« Angliiska mae buty », 2015). Il a également déclaré 2016

« l’année de la langue anglaise » (« Ukaz Presidenta Ukrainy », 2015) afin de promouvoir 116 l’apprentissage de cette langue internationale au sein de la population ukrainienne. La loi « Sur l’assurance du fonctionnement de l’ukrainien comme langue d’État » (« Pro zabezpechennia funktsionnuvannia », 2019) signée en avril 2019 annonce l’ukrainien, l’anglais et d’autres langues de l’UE comme langues de publications, de conférences et des colloques scientifiques.

Les établissements d’enseignement peuvent enseigner une partie des disciplines en anglais ou dans d’autres langues de l’UE. L’enseignement des langues étrangères doit s’effectuer uniquement dans ces langues ou en ukrainien. Ainsi, malgré le nationalisme unilingue déclaré, le gouvernement ukrainien, comprenant les limites de l’utilisation de la langue nationale, répond aux pressions de la mondialisation et du besoin d’apprendre une langue de communication transnationale. Jadis, à l’époque soviétique, le russe remplissait cette fonction, mais, avec le changement du vecteur politique de l’Ukraine, il sera remplacé par l’anglais. Même si et le russe et l’anglais sont des langues impérialistes dominantes, l’anglicisation ne fait pas autant peur que la russification, à cause de l’aspiration à l’intégration européenne et occidentale de l’Ukraine.

5.2.3.6. Quotas sur les langues des produits culturels

Avec le début du conflit entre l’Ukraine et la Russie, le gouvernement ukrainien adopte une série de lois, interdisant la diffusion de chaînes de télévision russes sur le territoire de l’Ukraine, la projection de certains films et séries télévisées ainsi que l’importation de livres, contenant « de la propagande de l’intervention militaire de la Russie » et « semant la division parmi les Ukrainiens » (« V derzhavnomu agentstvi Ukrainy », 2015; « Pro vnesennia zmin »,

2015).

Le parlement ukrainien introduit également des quotas sur les produits médiatiques nationaux, selon lesquels 75 % du contenu à la télévision et à la radio doit être diffusé en langue ukrainienne de 7h00 jusqu’à 22h00 (« V Ukraini nabuv », 2017). La loi sur la promotion de 117 l’ukrainien comme langue d’État de 2019 (« Pro zabezpechennia funktsionuvannia », 2019) a augmenté le quota ci-dessus de 75 % à 90 %. Les quotas ont provoqué des réactions diverses chez la population ukrainienne, surtout les russophones, ce qu’on verra dans les entretiens effectués en Ukraine. Cependant la langue des médias nationaux n’est pas aussi importante pour les jeunes d’aujourd’hui que la langue de l’Internet. Les jeunes Ukrainiens préfèrent toujours utiliser le russe et l’anglais pour accéder à des sources culturelles et informatiques. Quant aux réseaux sociaux, avant 2014, les sites web russes Odnoklassniki et Vkontakte, les versions russophones de Facebook, avaient été très populaires parmi les Ukrainiens, qui y communiquaient surtout en russe, consommant le contenu russophone, issu de pays divers de l’ancienne Union soviétique. En mai 2017, quand l’auteure était en Ukraine, faisant la pré- enquête pour la recherche actuelle, le président de l’Ukraine Pétro Porochenko a promulgué un décret, obligeant les fournisseurs Internet ukrainiens à bloquer l’accès à ces réseaux sociaux russes afin de « garantir la sécurité nationale » et de « prévenir les cyber-attaques russes ». Cette interdiction a été condamnée par le Conseil de l’Europe, dont le secrétaire général a exprimé sa préoccupation à ce sujet, en disant :

Blocking of social networks, search engines, mail services and news web sites goes against our common understanding of freedom of expression and freedom of the media. Moreover, such blanket bans are out of line with the principle of proportionality (« Ukraine: Secretary General », 2017). Chez les russophones de l’Ukraine, les interdictions mentionnées ci-haut ont provoqué des réactions différentes, soit hostiles, soit acceptantes, selon leur choix idéologique. 118

5.3. Idéologies et pratiques politiques et linguistiques des Ukrainiens et leur évolution sous l’influence des événements récents

5.3.1. L’influence des révolutions du Maïdan de 2004-2005 et de 2014 sur les attitudes et pratiques linguistiques des Ukrainiens

5.3.1.1. La question linguistique à la suite de la Révolution orange de 2004-2005

La première révolution paisible du Maïdan de l’hiver de 2004-2005, appelée aussi la

Révolution orange, contre le résultat dit truqué des élections en faveur du candidat pro-russe, a apporté de la polarisation au niveau régional (l’Est et le Sud préféraient les partis pro-russes, tandis que le centre et l’Ouest votaient pour les candidats pro-occidentaux), mais pas au niveau ethnique ou purement linguistique (Arel, 2006, p. 28). La langue est plutôt utilisée comme symbole d’expression d’identité régionale, ancrée dans l’histoire et culture distinctes (Gerrits,

2016, p. 52), par les élites régionales aspirant à une représentation et inclusion dans la politique de Kyiv (Arel, 2006, p. 11). Selon Arel (2006), ce régionalisme doit, donc, être compris comme aspiration à l’inclusion plutôt que le désir de séparation, ce que les forces orangistes tendaient à ignorer, et c’est cette ignorance qui a provoqué des humeurs séparatistes en 2014 sous l’influence de la propagande russe (voir la section suivante). Selon Kamenka (1976, p. 14) et

Gerrits (2016, p. 53), le régionalisme politique est causé par la disparité ressentie par les habitants d’une région spécifique entre leur « sens de communauté » et « l’arrangement politique » dont ils font partie.

En dépit de la division politique régionale, la plupart des sondés du projet INTAS sur la situation linguistique en Ukraine, mené en 2006-2008 (Besters-Dilgers, 2009), répondent qu’ils ne jugent pas les autres Ukrainiens selon la langue qu’ils parlent. Les autres études sur les attitudes linguistiques des Ukrainiens, effectuées entre 2004 et 2008 (Besters-Dilgers, 2009; 119

Kulyk, 2014b; Sovik, 2007), démontrent des changements positifs dans les perceptions de la langue ukrainienne parmi tous les citoyens ukrainiens, qui reconnaissent sa valeur symbolique pour la construction de la nation, mais continuent cependant à parler leurs langues de préférence, surtout le russe.

5.3.1.2. Les conséquences de l’Euromaïdan de 2014

La révolution de l’Euromaïdan de 2014 contre le régime du président Victor

Ianoukovitch, qui a refusé de signer l’accord d’association avec l’Union européenne, a ébranlé les Ukrainiens beaucoup plus que la précédente, parce qu’elle a été suivie de pertes de territoires et d’une guerre. L’Ukraine s’est trouvée encore une fois entre deux mondes en rivalité – le monde occidental et la Russie.

L’annonce par les nouvelles autorités ukrainiennes venues au pouvoir que la loi sur les langues de 2012 sera annulée a donné au président russe Vladimir Poutine l’excuse de les traiter de fascistes agressant la population russophone de l’Ukraine, laquelle la Russie doit « protéger », jouant sur les divisions régionales mentionnées dans la section précédente. En appelant les russophones de l’Ukraine « sootetchestvenniki » (compatriotes), Poutine a créé un précédent où la langue détermine les territoires qui doivent appartenir à un pays (exactement ce dont les experts linguistiques avertissaient dans leur analyse de la loi linguistique de 2012). Le fait historique que la Russie avait peuplé les régions russophones de l’Est et du Sud a aussi été

évoqué comme justification de la nécessité de ré-établir la « justice historique ».

Ce discours a provoqué des réactions ambiguës chez les russophones, qui ont soit protesté contre cette démarche de la Russie, soit l’ont acceptée à mains ouvertes selon le choix idéologique qu’ils ont fait – pour ou contre la Russie et le monde occidental, un conflit civilisationnel remontant à très loin. Même si, traditionnellement, dans les régions de l’Est et du 120

Sud de l’Ukraine, il y a beaucoup de sympathisants de Russie, le choix d’idéologie dépend du positionnement de l’individu, conditionné par ses réseaux sociaux, ses circonstances familiales, ses intérêts économiques, etc. Par exemple, Wanner (2014) cite une enseignante russophone de

Kharkiv, qui lui a dit avec indignation : « Je suis une Ukrainienne russophone, je ne ressens aucune discrimination linguistique, et je n’ai pas besoin d’une protection russe » (p. 430).

Cependant, mes propres observations empiriques révèlent d’autres réactions où les gens vociféraient contre l’oppression de la langue russe.

5.3.2. Représentations et idéologies linguistiques en Ukraine

5.3.2.1. Idéologies linguistiques promues par les élites ukrainiennes

Volodymyr Kulyk (2014b) résume les idéologies linguistiques des élites ukrainiennes en trois catégories : 1) l’idéologie ukrainophone, s’occupant des droits des ukrainophones, la nation titulaire de l’État-nation, qui est favorable à la promotion de l’ukrainien comme seule langue nationale et qui considère le russe comme langue de l’empire ancien, désormais minoritaire en

Ukraine, qui doit rester comme la langue du pays voisin; 2) l’idéologie russophone, défendant les droits des russophones de l’Ukraine et saluant la conservation du russe comme langue de la moitié de la population ukrainienne, moyen de communication inter-groupes dans l’espace post- soviétique et « fenêtre sur le monde »; et 3) l’idéologie centriste, se présentant comme position non-idéologique rationnelle, aspirant à défendre les intérêts de toute la population, selon laquelle l’ukrainien doit être la seule langue officielle, mais le russe doit aussi être accepté comme langue de pratiques publiques, souvent réservant à l’ukrainien le rôle symbolique, plutôt que communicationnel (p. 124-126). Les premières deux positions forment deux pôles idéologiques opposés et seront plus polarisées après l’Euromaïdan. Si l’idéologie ukrainophone voit la diglossie et la position faible de l’ukrainien comme résultat de l’injustice historique, l’idéologie 121 russophone s’occupe uniquement de la prévention de la discrimination contre les russophones

(Kulyk, 2014b, p. 125). Donc, ce sont les discours opposés de protection des langues et de protection des droits de locuteurs évoqués par Pavlenko (2011) et mentionnés dans la Section

5.2.3.2.

En ce qui concerne les opinions populaires des Ukrainiens, elles correspondent à celles répandues par les élites et seront abordées en détail dans le Chapitre VII, où on proposera

également une revue de la littérature pertinente à cette question et expliquera la division de la population en groupes idéologiques utilisés dans cette étude (Sections 7.2 et 7.3.2).

5.3.2.2. Les exemples de la politique d’autres pays comme justification de telle ou telle idéologie linguistique

Les élites d’idéologies opposées utilisent les exemples des pays divers pour donner la preuve à leur politique linguistique préférée.

Par exemple, les « ukrainophones » d’orientation nationaliste citent les États-nations modernes, notamment la République tchèque, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, la Finlande et

Israël comme exemples réussis de normalisation linguistique et des processus d’édification nationale (Orel, 2014). En outre, le passage de l’alphabet cyrillique à l’alphabet latin par les

Croates est considéré comme une stratégie raisonnable de distinction des Serbes que l’Ukraine doit adopter également. De plus, selon Masenko (Orel, 2014), les pays les plus réussis et développés sont ceux dont la langue maternelle de la plupart de la population est la même que la langue d’État, à savoir la France, l’Allemagne, l’Italie, etc.

Par contre, les adhérents de l’idéologie « russophone » comparent souvent l’accord du statut officiel du russe à l’expérience semblable des pays officiellement plurilingues tels que la

Belgique, la Suisse et le Canada, qui sont présentés aussi comme des exemples du « bilinguisme 122 paisible » réussi. L’unilinguisme au niveau de l’État est décrit comme « des valeurs préhistoriques », car dans un pays européen les droits de tous les citoyens doivent être respectés

(« Natsionalisty piktirovali », 2012). Cependant, leurs adversaires ukrainophiles rétorquent qu’il existe des conflits linguistiques en Belgique et au Canada, ce qui démontre que le bilinguisme officiel sépare le pays (Masenko, 2010, p.100). En outre, dans ces pays, les langues d’État ne sont pas proches comme le russe et l’ukrainien et appartiennent à différents groupes de langues, ne pouvant pas facilement mener au remplacement d’une langue par l’autre (Vagner et Koalson,

2014). Par contre, en Biélorussie, possédant également deux langues d’État proches, le russe a presque remplacé le biélorusse (Potapenko, 2018).

Finalement, du point de vue ukrainophile, l’ukrainien doit être promu comme langue de communication inter-ethnique entre les citoyens parlant des langues différentes comme l’anglais aux États-Unis. Les minorités linguistiques auront le droit, en même temps, à leurs propres médias de masse, centres culturels et écoles (Orel, 2014).

Donc, on voit comment les exemples d’autres pays sont manipulés dans les discours idéologiques opposés par les experts linguistiques eux-mêmes.

5.3.2.3. Idéologies dans les travaux des sociolinguistes ukrainiens

Bilinguisme comme menace. Depuis l’indépendance de l’Ukraine, la sociolinguistique ukrainienne s’est toujours focalisée sur l’édification d’une nation (Stavytska, 2010), où la langue joue un rôle de consolidation nationale, ce qui est typique pour l’idéologie de l’État-nation visant

à construire un espace culturel et linguistique uniformisé (Heller, 2011, p. 7) (voir la Section

5.2.1.). Dans ce discours, le bilinguisme est perçu très négativement comme une menace à l’intégrité de l’État ukrainien (Orel, 2014) ou comme une « distorsion » et une « difformité » 123

(Masenko, 2007, p. 7). La sociolinguiste ukrainienne la plus connue, Larysa Masenko affirme

également que

Un individu peut être bilingue mais une nation bilingue n’existe pas. Les peuples, dans la terminologie moderne, sont unis par leur propre langue nationale qui les distingue des autres (Masenko, 2016). Une autre menace posée par le bilinguisme est celle de la disparition de la langue la plus faible des deux : In case of bilingualism two languages compete on the whole territory of the country, and as a result one of the languages gradually weakens and disappears. Linguists have proved that two languages cannot be functionally equivalent on the same territory. For this reason, bilingualism does not usually last long (Zbyr 2015, p. 48). Le bilinguisme peut avoir une autre conséquence néfaste – un mélange de langues (en l’occurrence, de l’ukrainien et du russe), connu en Ukraine comme « sourjik », décrit dédaigneusement par l’écrivain Yurii Andrukhovych comme « enfant incestueux du bilinguisme » (« кровозмісне дитя двомовності ») (2001, p. 4). Yuri Shevchuk, enseignant d’ukrainien à Columbia University, va jusqu’à introduire le terme de

« schizophrénie linguistique », un phénomène apparemment unique, propre à l’Ukraine, désignant un mélange constant d’ukrainien et de russe, la honte chez les Ukrainiens de leur propre langue maternelle et le recours constant au russe comme si c’était leur « ridna mova »

(2015, p. 16).

Comme on voit, les sociolinguistes ukrainiens appartiennent souvent au groupe idéologique, que Kulyk (2014b) appelle « ukrainophone ». À part l’attitude négative à l’égard du bilinguisme, ils expriment aussi une méfiance envers la langue russe et ses locuteurs.

Attitudes envers la langue russe et les russophones ukrainiens. Le russe est considéré comme langue étrangère impérialiste, reliée à « l’identité eurasienne autoritaire », tandis que l’ukrainien reflète une identité plus progressive et européenne (Pavlenko, 2011, p. 49). S’appuyant sur une citation de Valeriia Novodvorskaia, une activiste politique russe anti-Poutine, Masenko (2016) 124 postule que « la langue russe est comme une chaîne qui relie l’Ukraine à son passé communiste ».

Ces caractéristiques négatives se transportent également sur les locuteurs russophones :

It goes without saying that the humiliated, oppressed for centuries and bloodless Ukrainian language that has only started to rise to its feet could prove to be uncompetitive in the situation of active attacks from aggressive Russian-speaking people (Zbyr, 2015, p. 48). Comme leur langue impérialiste, tous les russophones en somme sont considérés comme

« agressifs ». Donc, les sociolinguistes eux-mêmes se permettent du discours épilinguistique en jugeant les caractéristiques morales de différents groupes de la population ukrainienne (Stepyko,

2016, p. 195; Csernicsko et Mate, 2017, p. 21; Masenko, 2007, p. 57).

Lien entre la langue et l’origine ethnique. Les Ukrainiens sont présentés, dans leur ensemble, comme victimes de la russification tsariste et soviétique, qui devraient revenir maintenant vers leur « vraies » identités culturelle et linguistique, en reconvertissant en langue ukrainienne et en réacquérant leur identité nationale (Arel, 1995, p. 159). La langue et l’origine ethnique sont liées dans ce discours (Pavlenko, 2011, p. 48). Dans certains sondages sur la situation linguistique en Ukraine, les Ukrainiens sont divisés, comme à l’époque soviétique, selon leur ethnicité en Russes et Ukrainiens (Shulga, 2008; Pogrebinskiy, 2015). Ce qu’il faut mentionner ici c’est qu’en ukrainien, le mot pour membre du groupe ethnique russe et le mot pour le citoyen de la Russie est le même, comme en français et en anglais, alors qu’en russe, les deux mots sont différents – « Russkii » (peut être compris comme Slave, Russe ethnique, russophone ou personne venant d’ex-Union soviétique21) et « Rossiianin » (citoyen de Russie).

21 Polese et Wylegala (2008, p. 806) remarquent correctement que le mot « Russe » peut avoir plusieurs sens et, en plus, dépend du contexte. Ainsi, la même personne peut s’identifier et comme Russe et comme Ukrainienne dans les différentes situations et aux différents moments de la vie quels que soient son ethnicité et sa langue. 125

En utilisant le mot « Russian/росіяне », ces études donnent l’impression de parler des Russes qui s’identifient à la fois à l’ethnicité, à la citoyenneté et à la communauté linguistique russe.

Cependant, ce n’est pas le cas, et un.e russophone ou un.e peut s’identifier et tant que Ukrainien et en tant que Russe selon son idéologie malgré sa langue et son ethnicité, dont l’étude actuelle est la preuve. Polese et Wylegala (2008) signalent à juste titre que les identités ethniques sont aussi malléables et fluides que les identités civiques (p. 806). C’est pourquoi il serait improbable que la question linguistique puisse servir de détonateur potentiel de violence ethnique, comme certains chercheurs, tels que Maksimovtsova (2017, p. 3), le voient. Les différences sont plutôt entre le positionnement politique et régional des groupes différents de la population ukrainienne.

Selon plusieurs chercheurs (Laitin, 1998, p. 190; Arel, 2006, p. 26; Polese et Wylegala, 2008;

Kulyk, 2016, p. 94), l’identité régionale est beaucoup plus pertinente comme facteur d’influence sur la langue parlée que l’ethnicité. Les Ukrainiens ethniques parlent russe parce qu’ils vivent dans une ville russophone.

5.3.2.4. Le positionnement de cette thèse dans le discours idéologique sur les langues en

Ukraine

Comme cette thèse se trouve dans le cadre de la sociolinguistique critique, je voudrais, dès le début, dévoiler les idéologies inscrites dans les discours des sociolinguistes à qui je m’oppose, en révélant, en même temps ma propre idéologie. Russophone du Nord-Est de l’Ukraine, de surcroît plurilingue, je ne peux pas souscrire au point de vue négatif sur la langue russe et sur ses locuteurs dont je fais partie. C’est pourquoi, en analysant la situation linguistique

à la suite des événements de 2014, je la jugerais à la fois consciemment et involontairement sous le prisme de ma propre idéologie d’une Ukrainienne centriste, que j’admets explicitement. Les 126 points sur lesquels je suis en désaccord avec les discours décrits dans la section précédente sont listés ci-dessous :

1) C’est vrai que le bilinguisme peut constituer une menace à l’intégrité du pays et que les

deux langues ne cohabitent pas pacifiquement sur le même territoire donné. Cependant je

ne crois pas que la situation ukrainienne soit unique – le plurilinguisme et la rivalité des

langues est typique pour le monde entier. Deuxièmement, le bilinguisme de l’Est et du

Sud ukrainien est un phénomène additif dans les grandes villes, car auparavant elles

étaient monolingues russophones. Donc, présenté de ce point de vue, il peut avoir des

traits positifs pour l’édification nationale.

2) La catégorisation et le stéréotypage négatifs de n’importe quel groupe linguistique ou

ethnique est inadmissible pour les chercheurs travaillant en sociolinguistique. À mon

avis, leur travail doit révéler des stéréotypes négatifs plutôt qu’en créer ou perpétuer.

Dans mon analyse, je m’efforcerai de m’abstenir autant que possible (n’étant qu’un être

humain, je ne peux pas être complètement objective), visant à révéler les discours

différents chez les locuteurs des divers groupes idéologiques (voir le Chapitre VII

Méthodologie pour leur description). Les attitudes et opinions négatives mentionnées

dans cette thèse sont des citations des participants de l’enquête et ne sont pas partagées

par l’auteure.

3) Le lien entre l’ethnicité et la langue parlée est très exagéré, surtout étant donné que

l’Union soviétique était un « » où la main-d’œuvre migrait tout le temps entre

les républiques, devenant russophones. Dans ces conditions-là, les gens d’ethnicités

différentes pouvaient parler russe ainsi que les Russes ethniques pouvaient se trouver

dans d’autres républiques s’identifiant finalement aux membres de leurs ethnies titulaires 127

mais restant russophones. Plusieurs études (voir la section précédente) ont déjà prouvé

que la langue parlée et l’origine ethnique n’ont pas de lien direct; et c’est sur ces études-

là que se base mon élimination d’ethnicité comme variable pertinente influençant le choix

de code (voir le Chapitre VII Méthodologie).

CHAPITRE VI: LA VILLE DE KHARKIV. DESCRIPTION DU TERRAIN DE

L’ENQUÊTE

Je commencerai ce chapitre par l’histoire plus détaillée de cette région de l’Ukraine, ensuite je présenterai sa situation linguistique et politique ainsi que les représentations sociales et le positionnement identitaire de la ville dans le contexte ukrainien plus large.

6.1. L’Ukraine Sloboda: l’histoire frontalière dans l’histoire frontalière

Si l’Ukraine est un pays frontalier, comme on l’a décrite dans le chapitre précédent, l’Ukraine Sloboda était sa « frontière ultime » aux 16e et 17e siècles (Bagaliï, 1991, p. 15). C’est pour cette raison que j’ai appelé cette section « l’histoire frontalière dans l’histoire frontalière ».

Elle commence par les « Champs sauvages » (en ukrainien : дике поле) aux confins de la Rus’ de Kiev et finit par une grande ville à la frontière de l’Ukraine moderne.

6.1.1. Les « Champs sauvages »

La partie de l’Ukraine qui sera le point focal de ce travail se trouve dans le Nord-Est de l’Ukraine moderne, constituant des steppes ouvertes, appelées jadis « les Champs sauvages », qui

étaient peu peuplées après l’invasion mongole du 13e siècle, car elles avaient été les premières à souffrir les attaques des nomades de l’Orient (Magocsi, 2007, p. 115). 128

Le repeuplement a recommencé aux 16-17e siècles par les mécontents du régime polonais de la rive droite du Dnipro (les Cosaques, les paysans et les citadins) surtout après la révolte des

Cosaques contre la Pologne (Sumtsov, 2017, p. 19). Comme les nouveaux arrivés avaient la liberté de s’installer là où ils voulaient et bénéficiaient des privilèges spéciaux, tels que l’exemption fiscale (Tchernetski, 2016, p. 12), en échange de la protection des frontières, cette région a reçu le nom de « l’Ukraine Slobidska ou l’Ukraine Sloboda », du mot slave « sloboda » signifiant « une colonie libre ». L’immigration s’est intensifiée dans ces territoires à la suite de la décision du gouvernement moscovite, qui contrôlait à l’époque cette partie de l’Ukraine, d’y construire une forteresse fortifiée contre les attaques des Tatars, qui est plus tard devenue la ville de Kharkiv (Magocsi, 2007, p. 115). Au début, la plupart des habitants de la ville étaient des

Cosaques, rejoints, par la suite, par des commerçants de Russie (Sumtsov, 2017, p. 24-25).

Selon Bahaliï (1991), un historien kharkivien du 19e siècle, la population « grande russe » a grandi seulement au 18e siècle, quand les terres de l’Ukraine Sloboda étaient données par

Moscou aux princes « grands russes ». Donc, au départ, la population de cette région avait été d’origine ethnique ukrainienne (p. 22). Quant à la langue, selon l’essai d’Alexei Chakhmatov

« Sur la question de formation des idiomes russes et ethnies russes » (1899)22, l’idiome parlé par la population de l’Ukraine Sloboda possède des traits communs avec celui de la population ukrainienne de la rive droite du Dnipro parce que les steppes de l’Est étaient peuplées par les originaires de l’Ouest (p. 7). Cela justifie les affirmations des ukrainophiles qu’à un certain moment, l’Ouest et l’Est de l’Ukraine partageaient la même langue et l’ethnicité (Sumtsov, 2017, p. 24) et que l’Est a été russifié plus tard (Kotsarev, 2009). Par contre, les adhérents de l’idéologie opposée soutiennent que les colonisateurs des « Champs sauvages » étaient

22 « К вопросу об образовании русских наречий и русских народностей ». 129 d’ethnicités, de cultures et de langues différentes, mais ont choisi la langue russe comme langue de communication commune (Laitin, 1998; Wilson, 2009).

6.1.2. Kharkiv comme centre régional dans l’empire russe

Au 18e siècle, sous le règne de Catherine la Grande de Russie, l’Ukraine Sloboda était entièrement intégrée dans l’empire russe avec la ville de Kharkiv comme centre administratif et culturel, où en 1805 s’ouvre la première université en Ukraine contrôlée par la Russie (Magocsi,

2007, p. 117). L’université jouait un rôle important pour la culture et la langue ukrainiennes, car, même si l’enseignement s’effectuait en langue russe, plusieurs scientifiques collectionnaient du folklore ukrainien, étudiaient l’histoire de la région et traduisaient des ouvrages divers à l’ukrainien. En décrivant maintenant l’histoire de l’Ukraine Sloboda, je cite des historiens, ethnographes et linguistes, diplômés et professeurs de l’Université de Kharkiv du 19e siècle, notamment Mykola Sumtsov (Nikolaï Sumtsov) et Dmytro Bahaliï (Dmitriï Bagaleï). À cause de son importance pour le développement des idées ukrainophiles, la ville de Kharkiv et son université sont mentionnées dans les ouvrages classiques sur l’origine et le développement du nationalisme, tels que Nations and Nationalism d’Ernest Gellner (2006), Imagined Communities de Benedict Anderson (2006) et National Identity de Anthony D. Smith (1991).

Néanmoins, la ville était majoritairement russophone. Avec le développement industriel du 19e siècle, les villes ukrainiennes de l’Est ont commencé à grandir, surtout grâce à l’immigration de la main d’œuvre de la Russie (Fouse, 2000, p. 32). En outre, il y avait des immigrés d’autres nationalités, notamment des Allemands, des Moldaves, des Bulgares, des

Juifs, des Polonais, etc. (Olszanski, 2012, p. 10). La majorité des Ukrainiens ethniques vivaient à la campagne et constituaient seulement 18 % de la population citadine selon Magocsi (2007, p.

148) et un tiers selon Fouse (2000, p. 32). Continuant également à l’époque soviétique, cette 130 tendance se reflétait aussi dans les langues parlées dans la région : la plupart des citadins parlaient russe tandis que les campagnards parlaient ukrainien ou un mélange de deux langues.

Les interdictions de publier et d’enseigner en ukrainien dans l’empire russe (voir le Chapitre IV,

Section 4.3.1.) ont encore affaibli la position de la langue ukrainienne, la gardant comme langue parlée à la campagne par les paysans et et l’empêchant de devenir une langue écrite littéraire ou intellectuelle.

Selon le recensement de 1897, dans la province de Kharkov (Khar’kovskaia gouberniia),

17.9 % parlaient russe et 81.6 % parlaient « petit russe » (ukrainien) (« Pervaia vseobschaia »,

2019; Troinitskii, 1904), mais, dans la ville elle-même, 71 % d’habitants parlaient russe et 29 % -

« petit russe » (Troinitski, 1904, p. 102). Ces chiffres démontrent une opposition linguistique entre la ville et la campagne dans la région. Cette diglossie a continué à l’époque soviétique et persiste toujours.

6.1.3. Kharkiv en Ukraine soviétique : capitale de l’Ukraine et centre de l’indigénisation

6.1.3.1. Kharkiv comme capitale de l’Ukraine soviétique

Avec l’arrivée des bolchéviques au pouvoir, Kharkiv, devient la capitale de l’Ukraine soviétique (la RSSU) et la reste entre 1919 et 1934, une période pendant laquelle elle fut d’abord soumise à l’ukrainisation pendant l’indigénisation (korénizatsiia) de Lénine, et ensuite purgée du

« nationalisme bourgeois ukrainien » par Staline (Pauly, 2014, p. 12; Fouse, 2000, p. 42; Martin,

1996, p. 329-348, p. 401). Kharkiv avait été choisi par les bolchéviks comme capitale, quand, en

1917-1920, Kyiv était en tête de l’UNR (la République populaire ukrainienne), un projet souverainiste rival, décrit dans le chapitre précédent, qui est considéré maintenant, tout comme l’État des Cosaques, le précurseur de l’Ukraine indépendante d’aujourd’hui. Toutes les deux républiques concurrentes - l’UNR et la RSSU – ont essayé d’ukrainiser leur population et de 131 conquérir la sympathie du peuple indigène. Dans sa pièce de théâtre Myna Mazailo, l’écrivain ukrainien et kharkivien Mykola Kulish décrit une dispute entre deux personnages de la même famille, un admirateur de l’UNR et un enthousiaste de l’URSS, sur les formes correctes de la langue ukrainienne, les méthodes efficaces de l’ukrainisation et le meilleur régime pour le peuple ukrainien (Kulish, 2003) :

Ils ont tendu l’oreille. La voix de Mokiï s’entendait, disant : « Nationalisme borné! Tout ça c’est du chauvinisme! ». La voix de l’oncle répondait : « Aucun chauvinisme, c’est du nôtre, du natal, de l’ukrainien ». […] Par les portes de la chambre de Mokiï, oncle Taras est sorti en reculant : - Qu’on soit des chauvinistes. Qu’on le soit… Mais on n’a jamais introduit de russismes dans notre langue, et vous, qu’est-ce que vous faites? Qu’est-ce que vous faites, heh? Il y a un mot ukrainien « universal », et vous introduisez « manifeste », il y a un mot « UNR », et vous écrivez « RSSU »? Heh? Heh?23(p. 171-173). Les « universals » étaient des déclarations de l’autonomie et, plus tard, de l’indépendance issues en 1917-1918 par la Rada (Conseil) centrale de l’Ukraine, un organe principal représentatif de l’UNR (« Ukraine. Déclarations d’indépendance », 2012). Le mot « universal » n’est pas d’origine slave, ni russe, ni ukrainien. Quant au « manifeste », il s’agit du « Manifeste du Parti communiste » de Karl Marx, une source d’inspiration pour le Parti communiste soviétique. Le mot « manifeste » n’est pas un mot slave non plus, et ne peut pas être considéré comme « russisme ». Ce passage comique ridiculise le pseudo-patriotisme de ces deux côtés, laissant entendre l’influence étrangère sur les deux régimes ukrainiens rivaux.

23 Прислухались. Чути було Мокієвий голос: «Вузьколобий націоналізм! Шовінізм усе це!» Вигукував дядьків: «Не шовінізм, а наше, рідне, украïнське!» […] З Мокієвих дверей задом вийшов дядько Тарас: - Нехай ми шовіністи, нехай…Проте ми расєйщини в нашій мові ніколи не заводили, а ви що робите? Що ви робите, га? Є своє слово «універсал», а ви «маніфеста» заводите, є слово УНР, а ви УСЕРЕР пишете? Га? Га?.. (Kulish, 2003, p. 171-173).

132

6.1.3.2. De Kharkov à Kharkiv : le centre d’indigénisation et de standardisation de la langue ukrainienne

C’est pendant les années de l’ukrainisation que « Kharkov » obtient sa version ukrainienne de « Kharkiv », lui gagnant les deux noms, sous lesquels la ville est connue aujourd’hui: ses habitants russophones utilisent la version russe, mais les sources officielles utilisent le nom ukrainien de « Kharkiv ».

Dans les années 1920, toutes les langues sont déclarées égales, et une série de lois est adoptée pour promouvoir l’ukrainien dans différentes sphères publiques, telles que le gouvernement, l’éducation, la publication d’ouvrages, etc. Cette décennie a fait de Kharkiv, qui avaient été jusqu’ici une ville pour la plupart russophone, le centre de l’ukrainisation, dont les résultats obtiennent aujourd’hui des estimations très différentes – de très positives (Søvik, 2007;

Masenko, 2011; Subtelny, 2000; Shevchenko, 2015) à très négatives (Pauly, 2014; Shpakovych,

2014).

Du côté positif, en 1921, l’Académie des sciences de l’Ukraine fonde l’Institut scientifique de la langue ukrainienne et travaille sur la création du dictionnaire russe-ukrainien. Le nombre de publications en ukrainien augmente considérablement. L’ukrainisation donne naissance à une pléiade d’intellectuels écrivant en ukrainien à Kharkiv, tels que Mykola Khvylovyi, Mykola

Kulish, Valerian Pidmohylny, etc. L’écrivain Khvylovyi pensait même que la culture ukrainienne et le socialisme peuvent se développer séparément de Moscou. On lui attribue le slogan « Éloignons-nous de Moscou! Vers l’Europe! »24 (« Mykola Khvylovyi, 2017 »).

L’intelligentsia ukrainienne de cette période est difficile à intégrer dans l’idéologie anti-

24 «Геть від Москви! Даєш Європу!» 133 soviétique de l’Ukraine moderne, parce que les intellectuels des années 1920 étaient communistes et ukrainophiles en même temps.

En 1927, le commissaire de l’éducation Mykola Skrypnyk, engagé à standardiser la langue ukrainienne écrite, a convoqué une conférence internationale d’orthographe à Kharkiv, y invitant des délégués des deux Ukraines séparées – l’Ukraine soviétique et l’Ukraine de l’Ouest – pour créer une orthographe commune comme compromis entre des variétés différentes de la langue.

Par conséquent, en 1929, le Commissariat de l’éducation a introduit une nouvelle orthographe, appelée plus tard l’Orthographe de Kharkiv (Харківський правопис) ou bien l’Orthographe de

Skrypnyk (Pauly, 2014).

Selon Masenko (2011, p. 21-22), à cette époque-là, dans les grandes villes russophones, un grand nombre de citadins parlaient ukrainien, manifestant « une stabilité linguistique » et ne recourant pas à la langue russe, ce qui est toutefois nié par les témoignages présentés ci-dessus.

Parmi les aspects critiqués, il faut mentionner les plans d’ukrainisation trop rapides et forcés ainsi que les méthodes pénales et peu encourageantes. Par exemple, selon le journal de l’époque

Kharkovskiï proletariï (Prolétarien kharkovien), publié paradoxalement en russe, les employés qui ne maîtrisaient pas bien l’ukrainien ou résistaient à l’ukrainisation étaient punis par le licenciement du poste ou même poursuivis en justice (« Za otkaz priniat vyzov », 1927).

6.1.3.3. Les chiffres de l’ukrainisation

Vers la fin de 1920, les journaux de Kharkiv annoncent que l’appareil gouvernemental a été ukrainisé à 100 % (Shpakovych, 2014, p. 115). Il en va de même pour les établissements d’éducation. Le plan visait à introduire l’enseignement en ukrainien dans les écoles secondaires là où le groupe ethnique ukrainien prédominait. Selon les rapports officiels de 1930, dans la ville de Kharkiv, 28 sur 63 écoles enseignaient en ukrainien (43.7 %), tandis que, dans la région 134 autour de la ville, 488 sur 686 écoles de quatre ans avaient été ukrainisées (85.5 %). Cela constitue un léger surcroît par rapport à la proportion de la population ukrainienne ethnique -

38.4 % dans la ville et 81.4 % à la campagne (Pauly, 2009, p. 268). Toutefois, les chiffres de

« l’ukrainisation complète » ont été reconnus comme suspects et gonflés par le Commissariat de l’éducation lui-même. Les plans de l’ukrainisation rapide fixés par l’État poussaient les fonctionnaires à déclarer comme « langue ukrainienne » dans leurs rapports ce qui ne l’était pas afin de respecter les délais. En plus, en raison du manque des cadres pédagogiques ukrainophones, beaucoup d’écoles étaient mixtes ukrainiennes-russes et d’une qualité d’enseignement douteuse, car les professeurs mélangeaient les langues, ne maîtrisaient pas la grammaire ukrainienne et connaissaient très peu sur l’histoire et la culture ukrainiennes (Pauly,

2009, p. 268). Cette tendance était nuisible à la qualité de la langue et menait à sa

« sourjification » (un mélange de russe et d’ukrainien) de la population.

En 1929, dans les universités, où les cadres pédagogiques étaient souvent russophones, le bilinguisme russe-ukrainien est devenu une norme. La moitié des étudiants recevaient l’enseignement en deux langues: un quart - en ukrainien seulement et un quart – en russe seulement ou dans les langues minoritaires (Arel, 1993, p. 66-67; Søvik, 2007, p. 92).

Enfin, il fallait maîtriser l’ukrainien à un certain niveau, mais ne pas s’y enthousiasmer trop pour ne pas passer pour un nationaliste dans un État internationaliste (Pauly, 2009, p. 269; Søvik,

2007, p. 95). En même temps, le Parti communiste lui-même débattait à propos de la justesse de l’ukrainisation. D’un côté, le prolétariat, le moteur de la Révolution socialiste, habitait en ville et parlait russe; de l’autre, l’ukrainisation comblerait l’abime entre la ville et la campagne causée par la russification tsariste (Søvik, 2007, p. 94). 135

6.1.3.4. Répressions staliniennes et influence de la Seconde guerre mondiale sur la situation linguistique de la ville

Dans les années 1930, Staline commence ses répressions contre les membres du Parti communiste et l’intelligentsia ukrainienne les accusant de « nationalisme bourgeois ». Cela marque la fin de la politique de korénisation/indigénisation. La génération des écrivains, promue par l’ukrainisation et supprimée par le régime stalinien, est maintenant connue sous le nom de la

« Renaissance exécutée ». Skrypnyk a été démis de ses fonctions de Commissaire de l’éducation et condamné comme « nationaliste ukrainien », après quoi il s’est suicidé ou a été tué, selon les versions différentes. L’orthographe, les grammaires et les dictionnaires ukrainiens ont été modifiés en faveur d’une plus forte ressemblance à l’orthographe, aux constructions grammaticales et au lexique russes. Aujourd’hui, l’Orthographe de Kharkiv est toujours utilisée comme standard par les linguistes ukrainiens pour « dérussifier » la langue ukrainienne

(Bilaniuk, 2006, p. 79).

En outre, dans les années 1930, une grande famine a frappé la région de Kharkiv, faisant au moins 1,5 millions d’habitants. Par conséquent, certains chercheurs appellent la ville de l’époque

« la capitale du désespoir » (en ukrainien: « Столиця відчаю ») (Polischuk, 2006, p. 9).

La Seconde guerre mondiale a eu un effet profond sur la ville, qui a été cédée aux Nazis deux fois. Après la libération définitive, ses habitants, suspects de collaboration avec les

Allemands, ont été évincés, déportés ou soumis aux répressions. Par la suite, la restauration après la guerre et le développement industriel de Kharkiv attirent un grand nombre d’immigrants des républiques soviétiques différentes, mais surtout de Russie. Entre 1959 et 1970, le nombre de

Russes dans les villes de l’Ukraine a augmenté de 5.7 à 7.1 millions, notamment dans la région de Kharkiv ce nombre a grandi par 192 % (Olszanski, 2012, p. 11). 136

Plus tard, dans l’Ukraine soviétique, la langue ukrainienne n’était pas interdite, mais son rôle était plutôt folklorique: l’ukrainien était affiché comme symbol des droits à l’auto- détermination donnés en URSS aux divers peuples soviétiques. En 1963-1972, l’Ukraine a vu une nouvelle période d’ukrainisation modérée, après quoi cette politique a été encore une fois renversée. Il y avait toujours des écoles et des publications en ukrainien, les enfants apprenaient des chansons et des danses traditionnelles, mais la vraie langue de communication, de science et de culture à Kharkiv restait le russe à la différence de la campagne autour d’elle, qui utilisait l’ukrainien ou le sourjik.

6.2. Kharkiv en Ukraine indépendante

6.2.1. Législation régionale sur les langues

Depuis, l’indépendance de l’Ukraine, le Conseil municipal de Kharkiv a toujours favorisé l’accord du statut officiel à la langue russe (« Kharkiv ogolosyv », 2012). En 1996, les fonctionnaires régionaux ont décidé d’adopter le russe comme langue de travail, ce que le

Tribunal suprême de l’Ukraine a trouvé illégitime (« Reestr aktiv mis’koi rady », 2019; « Golos

Ukrainy », 2002). En 2002, Kharkiv a effectué un référendum à titre consultatif sur les attitudes des Kharkiviens envers le statut des langues en Ukraine, où 87 % des participants ont voté pour le statut officiel du russe. Ce référendum était observé avec un vif intérêt par la Russie (Fedotov et al., 2003, p. 54). Il n’est, donc, pas surprenant que le Conseil municipal de Kharkiv ait soutenu chaleureusement la ratification de la Charte sur les langues européennes et régionales, après quoi, le 6 mars 2006, les députés de Kharkiv ont déclaré le russe comme langue officielle de la région de Kharkiv (Bowring, 2014, p. 64). En 2012, après l’adoption de la loi de Kivalov-

Kolesnitschenko, le statut du russe comme langue régionale a été réaffirmé - à la grande joie des

Kharkiviens pro-russes et aux protestations des partisans de l’ukrainien (« Kharkiv ogolosyv », 137

2012). Ce statut a été révoqué en janvier 2018 après l’annulation de la loi de Kivalov-

Kolesnitchenko (« U Kharkivs’kii oblasti »); et, actuellement, le russe ne possède aucun statut spécial régional.

6.2.2. Diglossie russe-ukrainienne

Pour expliquer la situation diglossique à Kharkiv, j’utiliserai la grille des situations linguistiques de la francophonie de Chaudenson et Rakotomalala (2004) parce qu’elle permet d’évaluer à la fois les données officielles sur les langues et les réalités linguistiques du quotidien.

C’est également un excellent outil pour présenter la situation linguistique d’une manière visuelle.

Chaudenson et Rakotomalala (2004) proposent de distinguer deux vastes catégories pour mesurer la position de chaque langue dans une communauté linguistique donnée: « status » et

« corpus ». Le status regroupe l’officialité, les usages institutionnels, les langues d’enseignement et des médias de masse ainsi que les représentations sociales. Le corpus inclue les pratiques linguistiques elles-mêmes et les compétences langagières. Le graphique de la situation sociolinguistique, qui sera présenté plus loin, aura le status en ordonnées et le corpus en abscisses. Dans les tableaux ci-dessus, je présente les valeurs attribuées à l’ukrainien et au russe selon leur utilisation à Kharkiv à la base de la grille de Chaudenson-Rakotomalala (2004).

6.2.2.1. Status

l’ukrainien le russe Officialité/12 12 0 Usages institutionnels/20 - 13/20 - 7/20

- Textes officiels/4 - 4 - 0 - Textes administratifs

nationaux/4 - 4 - 0

- Justice/4 - 4 - 0 - Administration

locale/4 - 1 - 3 - 0 138

- Religion/4 - 4 Éducation/30 - 26/30 - 10/30

- Primaire/10 - 9 - 1

- Secondaire/10 - 10 - 4

- Supérieur/10 - 7 - 5 Moyens de communication de masse/25 - Presse écrite/5 - 15.75/25 - 9.25/25 - Radio/5 - 1.5 - 3.5 - Télévision/5 - 4.5 - 0.5 - Cinéma/5 - 1.5 - 3.5 - Édition/5 - 4.5 - 0.5 - 3.75 - 1.25 Possibilités économiques et représentations sociales/20 - 13 - 17 Status total/107 79.75 43.25 Total sur 100 74.5 40.4 Tableau 1. Calcul du status

Comme on peut voir dans le Tableau 1, l’ukrainien obtient le maximum des points pour l’officialité et les usages institutionnels à l’échelle nationale, mais perd des points pour l’usage dans l’administration régionale de Kharkiv (Berruyer, 2014, « Langues utilisées lors des discours officiels ») et pour la religion. La plupart des Kharkiviens pratiquent l’orthodoxie du patriarcat moscovite (« Religious preferences », 2015), où les églises utilisent surtout le nouveau slave d’église de type moscovite (en ukrainien: новоцерковнослов’янську мову московського

ізводу) (Drabynko, 2016) pour les liturgies et le russe pour la communication plus informelle avec la paroisse.

En ce qui concerne l’éducation primaire, environ 82 % de garderies et écoles maternelles kharkiviens sont ukrainophones, 11 % utilisent l’ukrainien et le russe et 7.5 % enseignent en russe seulement (« U Kharkovi bat’ky », 2011). Quant aux écoles secondaires, en 2017, 60 % des

étudiants kharkiviens étaient éduqués en ukrainien et 40 % en russe (« Plan roboty », 2017, p. 139

10). Néanmoins, même dans les écoles russes, les élèves apprennent l’ukrainien comme une discipline séparée, ce qui signifie que tout le monde a accès à l’ukrainien, c’est pourquoi ce dernier reçoit 10 points dans le tableau. En outre, vers septembre 2020, toutes les écoles doivent passer à l’ukrainien selon la nouvelle loi sur l’éducation, alors que 38 % d’enfants de la région de

Kharkiv étudieront dans des classes russophones ou apprendront le russe séparément (« Plan roboty », 2018, p. 13). Quant aux études supérieures, l’enseignement, le matériel éducatif et les diplômes doivent être écrits dans la langue officielle du pays. Cependant, en réalité, les cours universitaires peuvent être donnés et en russe, et en ukrainien selon le positionnement de telle ou telle université, comme l’enquête de terrain montrera plus loin.

Selon l’analyse de l’espace média de Kharkiv de l’Institut des médias de masse, 90 % des médias de masse kharkiviens sont russophones. Parmi les 29 ressources médiatiques (chaînes de télévision, journaux, et médias sur Internet) disponibles, 5 (17.5 %) sont ukrainophones, 21 sont russophones (72.5 %), et 3 sont bilingues (10 %) (Kostyuchenko et Vitkovs’ka, 2016). Pour cette raison, j’ai donné 1.5 points à l’ukrainien et 3.5 au russe pour les médias régionaux de Kharkiv.

Quant à la radio, pour satisfaire la nouvelle loi sur la langue, 96 % d’émissions dans la région de

Kharkiv sont en ukrainien (« Perevykonannia norm », 2019), donc j’ai accordé 4.5 points à l’ukrainien et 0.5 au russe. Dans les cinémas ukrainiens, 90 % des films sont en ukrainien

(Anastas’eva, 2019), et, dans cette catégorie aussi, l’ukrainien obtient davantage de points. Quant

à l’édition, les données pour toute l’Ukraine montrent qu’on publie 4 fois plus de livres en ukrainien qu’en russe (« Operatyvni dani », 2019).

En ce qui concerne les possibilités économiques et les représentations sociales des langues, l’analyse démontre que l’ukrainien est en ce moment très populaire et en demande sur le marché du travail national ukrainien (« Chytachi sami stvoruut’ tendentsii », 2019), mais ce n’est 140 pas le cas au niveau régional de Kharkiv. Par contraste, les attitudes envers le russe se sont détériorées (Kulyk, 2016, p. 97), mais, malgré cela, il garde toujours ces positions comme langue de prestige et de possibilités (« Novyi osvitnii zakon », s.d.), surtout dans les régions russophones. Donc, on a donné 13 points à l’ukrainien et 17 au russe dans la région de Kharkiv.

6.2.2.2. Corpus

L’ukrainien Le russe Acquisition-langue première/20 4 16 Apprentissage-langue scolaire/20 12 8 Véhicularisation/vernacularisation - - Compétence linguistique/20 12 19 Production langagière/20 4 16 Corpus total/80 32 59 Total sur 100 40 73.75 Tableau 2. Calcul du corpus

Selon les données du recensement ukrainien de 2001, environ la « langue natale »

(« native language ») de 65 % des Kharkiviens est le russe, tandis que, dans toute la région de

Kharkiv, 53 % de personnes ont déclaré l’ukrainien comme leur « native language » et 44 % ont indiqué que c’est le russe (« Vseukrains’kyi perepys naselennya ‘2001 »). Cependant, selon les données du KIIS (Khmelko, 2003, p. 11), qui ont demandé aux interviewés dans quelle langue ils préfèrent communiquer, 79% des Ukrainiens de l’Est sont russophones et seulement 12 % sont ukrainophones. Selon les recherches de 2014-2015, la langue de communication familiale dans la ville est le russe chez 84 % des sondés, le russe et l’ukrainien chez 11 %, et l’ukrainien chez 4 %

(« Stanovysche ukrains’koi movy », 2015, p. 5). Ici, on considèrera que 80 % des Kharkiviens ont acquis le russe et 20 % l’ukrainien comme premières langues, ce qui est 16 et 4 selon les valeurs de la grille. Pour l’apprentissage scolaire (et le niveau de scolarisation est presque 100 % 141 en Ukraine (« Country at a glance », 2019), tous les Ukrainiens sont obligés d’apprendre la langue nationale même si la langue d’enseignement est le russe (dans ce cas, l’ukrainien est enseigné comme une discipline séparée). 60 % des écoles kharkiviennes sont ukrainophones (12 points), tandis que 40 % des habitants étudient dans les classes et écoles russophones (8 points)

(« Plan roboty », 2018). La catégorie « véhicularisation/vernacularisation » ne s’applique pas à l’Ukraine, donc, le total du corpus sera 80 points et non 100.

En outre, 81.7 % des Kharkiviens ont déclaré qu’ils maîtrisent l’ukrainien, et 91.5 % ont indiqué qu’ils maîtrisent le russe25 (Søvik, 2007, p. 125). Par contre, selon certaines opinions

(« Kakoe chislo khar’kovchan », 2019), seulement la moitié des Kharkiviens maîtrisent bien l’ukrainien. En outre, le niveau de leur compétence est difficile à déterminer depuis le recensement. Selon mon expérience, la maîtrise de l’ukrainien par les russophones n’est pas complète, car ils n’utilisent pas la langue régulièrement. Donc, considérons que 80 % des

Kharkiviens possèdent une compétence limitée (sur la valeur de 10), ce qui sera 8, alors que les ukrainophones de la région (20 % de la population) possèdent une excellente compétence de valeur 20, ce qui ajoutera 4 points à 8, nous donnant 12 au total. 91.5 % de la population maîtrisant le russe ajouteront 19 points à la langue russe.

La catégorie de production langagière est décrite par Chaudenson et Rakotomalala (2004) comme « production langagière quotidienne hors de tout contexte officiel qui impose un choix linguistique » (p. 11). Les russophones (80 %) choisissent presque toujours le russe pour la communication quotidienne; et les ukrainophones (20 %) utilisent l’ukrainien, parfois parlant russe pour s’adapter aux russophones. Donnons, donc, 16 au russe et 4 à l’ukrainien. Néanmoins, comme cette étude montrera, il faut regarder chaque compétence linguistique séparément (la

25 Ce sont des compétences auto-déclarées qui peuvent dépendre du positionnement de chaque locuteur. 142 production orale et écrite ainsi que la compréhension orale et écrite) pour obtenir des résultats plus précis, ce qu’on va faire dans notre analyse de l’enquête de terrain.

status Situation linguistique à Kharkiv 80

70 L'ukrainien 60

50

40 Le russe

30

20

10 corpus 0 0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100

Figure 3. Situation linguistique à Kharkiv selon l’échelle de Chaudenson et Rakotomalala (2004)

Ainsi, on voit que l’ukrainien a plus de valeur en status comme langue officielle, mais moins de valeur en corpus (l’utilisation au quotidien). Par contre, le russe n’a pas autant de status, mais possède beaucoup de valeur de corpus, c’est-à-dire d’usage.

6.3. Identité de la région et de la ville de Kharkiv

Les identités locales sont présentes dans presque toutes les villes et régions principales de l’Ukraine, telles que celles de Kyiv, d’Odesa, de Lviv, etc. et, certainement, de Kharkiv (Polese et Wylegala, 2008, p. 801). Ces identités sont ancrées dans l’histoire des régions données, dans leurs positionnements et intérêts actuels de même que dans leurs ambitions et espérances pour l’avenir. Comme d’autre types d’identité, l’identité urbaine est inconstante et fluide, changeant aux moments différents du développement de la ville (Musiyezdov, 2009, p. 4). 143

Les chercheurs kharkiviens trouvent que Kharkiv possède plusieurs images ou identités, à savoir celle d’une ville frontalière, celle d’un centre industriel et commercial, celle de la capitale de l’Ukraine, et celle du berceau de la science et de la culture (Musiyezdov, 2009, p. 4-6;

Masliichuk, 2007, p. 345-351). Masliichuk (2007) résume l’interaction et l’opposition de ces images dans le titre significatif d’une des sections de son livre - « entre l’université et le marché » (p. 345-351). Récemment, Kharkiv a également reçu l’image d’un « IT hub » important, le troisième plus grand centre de l’industrie informatique en Ukraine (Hlova, 2019).

6.3.1. Ville frontalière – identité frontalière. Kharkov ou Kharkiv? Russe ou ukrainien?

Un arrière-pays aux confins de la Rus’ de Kiev, une forteresse protégeant l’empire russe des invasions de l’Est, une ville ukrainienne à 30 kilomètres de la Russie moderne - Kharkiv s’est toujours trouvé à la frontière.

Søvik (2007, p. 122) décrit Kharkiv comme un terrain intermédiaire entre l’Est et l’Ouest de l’Ukraine ainsi qu’entre la Russie et l’Ukraine. À mon avis, l’opposition « L’Est-l’Ouest » ne se rapporte pas seulement à deux parties de l’Ukraine, mais à la division civilisationnelle entre l’Occident et l’Orient, le monde russe et le monde européen. Culturellement, la Russie est très proche, donc les Kharkiviens ressemblent aux Russes de Russie, mais éprouvent également un désir d’être différents d’eux (Søvik, 2007, p. 135). La question d’identité hybride est également soulevée dans plusieurs ouvrages sur l’Ukraine (Pirie, 1996, Ivakhiv, 2006; Hansen et Hesli,

2009). Selon Arel (2006), l'identité des Ukrainiens du Sud-Est est « marginale », le produit d'une identification « instable » et « vacillante » (p. 37). Une identité hybride peut accorder une loyauté partielle à l’État (Polese et Wylegale, 2008, p. 794) et même devenir dangereuse pour son intégrité. Selon Stepyko (2016), la guerre hybride russo-ukrainienne est une guerre d’identités.

Riabchuk (2015) trouve que le nationalisme des Ukrainiens russophones est « ukrainien » en 144 termes politiques, mais « russe » en termes linguistiques et culturelles et, par conséquent, hostile

à l’ukrainité. Søvik (2007) remarque que les Kharkiviens partagent le bagage culturel avec la

Russie, mais peuvent, en même temps, critiquer la Russie pour sa position autoritaire et son intervention dans les affaires ukrainiennes (p. 135). Par contre, Wilson (2009) postule qu’un

« contraste simple » entre « ukrainien » et « russe » ne capture pas la réalité de vie de l’Ukraine

(p. 217). En outre, les études récentes de Kulyk (2016a) ont démontré que les Ukrainiens du Sud se penchent pour l’identité nationale ukrainienne même s’ils continuent à parler russe.

Dans son article Edge of Europe, End of Europe, Timothy Snyder (2015), spécialiste en histoire de l’Europe centrale et orientale, voit Kharkiv comme une frontière idéologique entre les identités pro-européenne et « provinciale » moscovite ou plutôt un terrain de rencontre de ces dernières et aussi leur mélange. Sur la photo que j’ai prise à Kharkiv en 2018, on voit une peinture murale apparue récemment sur un immeuble, où les dames et les messieurs en costumes du 19e siècle se promènent le long des rues de la ville, qui est appelée « Kharkiv » sur un des immeubles (une version du nom apparue plus tard, en Union soviétique). Les trottoirs sont couverts de rubans bleus-jaunes du drapeau national de l’Ukraine indépendante. 145

Photo 2. Une peinture murale à Kharkiv (La photo de l’auteure). Cette peinture incarne un mélange éclectique d’histoires, de discours et d’idéologies que

Kharkiv représente au niveau de l’identité. C’est un endroit où se croisent l’empire tsariste russe et sa version soviétique ainsi que l’Ukraine moderne indépendante avec son orientation pro- européenne. C’est du point de vue de fluidité d’idéologies que je vais examiner la situation linguistique kharkivienne dans cette thèse.

6.3.2. Rivalité entre Kharkiv et Kyiv; opposition entre Kharkiv et Lviv

Même si Kharkiv n’a été la capitale de l’Ukraine que pendant 15 ans et, en plus, il y a 85 ans, la ville s’en enorgueillit toujours, s’appelant « la première capitale », ce qui fait penser à la devise du Québec « Je me souviens ». Les deux phrases expriment une tristesse pour le beau passé perdu et un espoir pour la reconstitution de la gloire d’autrefois. C’est pour cette raison qu’il était tellement facile pour les partis intéressés d’attiser des humeurs séparatistes chez certains groupes de Kharkiviens à la suite de la Révolution orange et, surtout, après l’Euromaïdan. Il suffisait juste de jouer sur les peurs de perdre la représentation dans le nouveau 146 gouvernement pro-occidental et de promettre de satisfaire les ambitions de la ville de redevenir la capitale de quelque territoire, même s’il s’agit d’une poignée de régions de l’Est et du Sud.

La ville s’est toujours sentie en concurrence avec Kyiv, la capitale ukrainienne actuelle, et a toujours été surpassée par elle. Les Kharkiviens discutent souvent des raisons du déplacement de la capitale vers Kyiv dans les années 1930 (Skrypnyk, 2018), alors que les

Kyiviens analysent, au contraire, les raisons de « l’enlèvement » du statut de capitale de Kyiv en

1919. Par exemple, dans un article publié par BBC, la professeure de l’Académie Kyiv Mohyla postule que les bolchéviks ont « volé » le statut de capitale à Kyiv pour « priver le peuple ukrainien de leur mémoire » (Ageeva, 2017). En réponse, le site web kharkivien publie un autre article qui déboulonne les « mythes » présentés dans l’article de BBC (« Pochemu Khar’kov byl stolitsei », 2017). Ayant passé les premières 33 années de ma vie à Kharkiv, je peux dire que tels débats sont assez fréquents, ce qui démontre la concurrence continue entre les deux villes.

En plus, du point de vue de l’identité linguistique, les russophones du Sud-Est ont une

« filiation identitaire distincte des russophones de Kyiv », car elle s’est développée dans un contexte régional et historique différent (Arel, 2006, p. 43). Les Kharkiviens, tout comme les

Odessites, aiment jouer avec cette identité particulière russophone et en sont fiers (Pomerantsev,

2017).

En outre, Kharkiv, comme beaucoup d’autres villes russophones du Sud-Est, s’oppose aux régions et villes de l’Ouest, dont la plus représentative est la ville de Lviv. Cette ville est souvent considérée comme une oasis « purement ukrainienne » parmi les villes russifiées, grâce

à des conditions favorables au maintien et au développement de la langue et de la culture ukrainiennes à l’époque du règne de l’Autriche-Hongrie (Polese et Wylegala, 2008, p. 796).

Aujourd’hui, Lviv est connu pour ces humeurs patriotiques pro-ukrainiennes et les attitudes 147 négatives envers la Russie, la langue russe et parfois les russophones ukrainiens de l’Est, de qui les Lviviens se méfient comme des « êtres inconscients » acculturés.

Comme on verra dans cette enquête, les Kharkiviens des groupes idéologiques différents ont des opinions opposées sur Kyiv et sur Lviv ainsi que sur leurs habitants, variant de l’hostilité

à l’admiration.

6.3.3. Kharkiv comme ville « intelligente »

Pendant l’époque soviétique, Kharkiv était souvent perçu comme la troisième ville la plus importante en URSS après Moscou et Léningrad (maintenant Saint-Pétersbourg) (Søvik, 2006, p.

124) à cause de son potentiel culturel, scientifique, industriel et militaire. Après l’indépendance de l’Ukraine, les Kharkiviens ont commencé à affirmer que Kharkiv jour le même rôle pour l’Ukraine que Saint-Pétersbourg pour la Russie: les deux sont des anciennes capitales et les deuxièmes plus grandes villes et en fonction de la taille, et en fonction de l’importance. Dans les années 1990, quand l’auteure de cette thèse était étudiante, les Kharkiviens se vantaient d’avoir plus d’universités dans leur ville qu’il y en a à Kyiv. Cette fierté d’être une ville intelligente persiste aujourd’hui. Dans les années 2000, grâce à un grand nombre d’universités techniques,

Kharkiv devient l’un des centres plus larges de l’industrie informatique. Cependant, les

événements de 2014 et la proximité de la guerre ont apporté de l’instabilité dans la région, en effrayant les investisseurs étrangers (« Khar’kov v razreze IT-rynka », s.d.). Vers 2018, le marché ukrainien a grandi de 18 %, atteignant l’état avant-guerre (« Formirovanie i razvitie IT- rynka », 2018), mais Kharkiv avait cédé ces positions à Lviv, qui est désormais le deuxième plus grand centre informatique après Kyiv (Zabor, 2019). En essayant d’améliorer leur image publique, les compagnies informatiques kharkiviennes ont recours aux diverses stratégies, dont l’une est la mise en valeur de ses habilités linguistiques. Par exemple, sur son site web 148 promotionnel, Kharkiv IT Hub, une association d’environ 30 compagnies informatiques, décrit

Kharkiv comme une ville où:

Les gens parlent russe au quotidien, mais passent librement à l’ukrainien et sont prêts à défendre avec ferveur leur pays et son patrimoine national culturel; les gens sont hospitaliers et accordent davantage d’attention aux langues étrangères: dans les rues, on peut entendre de plus en plus de l’anglais, de l’allemand, du français, du polonais, et, bien sûr, de l’ukrainien, notre « rodnoi iazyk » (native language)26, dans tous ses accents (« Khar’kov kak on est’ », 2019). Ce passage est une illustration parfaite du positionnement de l’un des groupes idéologiques, abordés dans cette thèse. Ils avouent qu’ils sont russophones en dépit de leur nationalité ukrainienne, mais se justifient par l’amour pour la culture ukrainienne et la tolérance pour les langues et cultures étrangères. Ce qui est intéressant, sur le site web, l’image avec l’inscription du nom de la ville est en russe (Kharkov/Харьков) dans les deux versions linguistiques de la page web, russe et ukrainienne, mais, dans la version ukrainienne, un texte sous cette image explique en ukrainien le positionnement patriotique de ces Kharkiviens. Les langues étrangères ne sont pas choisies au hasard et sont mentionnées dans l’ordre d’importance pour cette industrie (la plupart des investisseurs et clients en informatique viennent des États-

Unis et de Grande Bretagne (Podgainaia, 2018; « Experty nazvali », 2018). L’ukrainien est considéré comme « rodnoi iazyk » ou « native language » même s’ils ne la parlent pas souvent.

Cette idéologie linguistique sera discutée d’une manière plus détaillée dans la Partie 3 de cette thèse. Cet exemple démontre que le plurilinguisme fait partie de l’image « intelligente » de la ville.

26 Dans le chapitre précédent, on a déjà mentionné la difficulté de traduire cette expression en français. 149

6.4. L’impact des révolutions du Maïdan sur les Kharkiviens

6.4.1. La Révolution orange et la question linguistique

La ville a généralement voté pour des partis politiques pro-russes, car une grande couche de la population s’intéressait au maintien des relations amicales avec la Russie. Selon Wilson

(2009), qui a fait ses recherches dans les années 1990 - au début des années 2000, les « Russes » de l’Ukraine optent pour l’identité « pan-Slave » (p. 217). C’est pourquoi la campagne électorale de 2004, suivie de la première révolution du Maïdan dite « Orange », a causé une division régionale politique et culturelle entre les camps pro-occidental et pro-russe (Chepura, 2015, p.

90). La Révolution orange a laissé la plupart de Kharkiviens indifférents et a suscité chez certains (incités par la Russie et chez les élites locales intéressées) une forte opposition, formant un mouvement contre-révolutionnaire de « anti-Maïdan ». S’identifiant à l’Ukraine russophone de l’Est (Arel, 2006, p. 37), beaucoup d’entre eux ont eu du mal à accepter l’identité nationale ethnique, le positionnement des Ukrainiens comme victimes de l’impérialisme russe ainsi que la version de l’histoire ukrainienne séparée de la Russie (Zhurchenko, 2011). Du point de vue linguistique, il y avait également une division en matière de la langue de préférence régionale

(l’ukrainien à l’Ouest et le russe à l’Est et au Sud) (Arel, 2006, p. 30). Néanmoins, à cette époque déjà, il y avait du soutien pour la Révolution orange parmi certains groupes des Kharkiviens, qui prônaient l’orientation pro-européenne de l’Ukraine. Donc, il n’est pas correct de dire que toute la population de la ville partageait la même idéologie pro-russe ou « pan-slave ». Ces différences dans les opinions seront plus prononcées en 2014.

6.4.2. L’Euromaïdan et la langue des « vrais patriotes » de l’Ukraine

En 2014, lors de l’Euromaïdan, les mêmes divisions régionales ont été exacerbées par la propagande agressive de la Russie (beaucoup plus forte en 2014 qu’en 2004) et la violence. La 150 région de Kharkiv était ciblée par le gouvernement de Poutine comme une région potentiellement séparatiste pro-russe pour le projet de « Novorossiia » (La Nouvelle Russie). Ce projet a échoué dû, en partie, à la certitude fautive du gouvernement russe que les habitants de cette région s’identifient comme « Russes » s’ils sont russophones, ce qui n’était pas le cas.

Comme cette étude démontrera, les divisions n’étaient pas uniquement régionales, comme elles sont parfois présentées, mais entre les groupes d’intérêt différents et les adhérents aux idéologies opposées au sein de la même région. Si, au début des années 2000, Søvik (2007, p. 135) postule qu’il n’y a pas de positions fixes entre « Nous » et les « Autres », en 2014, les scissions idéologiques sont beaucoup plus marquées, créant parfois des divisions parmi les membres d’une même famille.

Le choix politique a également influencé les idéologies linguistiques. Comme Laada

Bilaniuk (2016) a remarqué dans Ideologies of Language in Wartime:

Neutrality in language choice is elusive, all the more so in a society at war with a neighbour using language as partial justification for that war (p. 157). Même si beaucoup de russophones ont participé et dans l’Euromaïdan et dans l’ATO27, s’appelant des « nationalistes russophones ukrainiens » (Chupyra, 2015, p. 91-92), la russophonie est souvent considérée comme un lien à la Russie et un obstacle au « vrai » patriotisme. Le conflit russe-ukrainien a ébranlé les Kharkiviens, qui se sont polarisés selon leurs convictions politiques ainsi que leurs comportements et attitudes linguistiques. Dans cette étude, on montrera l’opposition idéologique dans la ville de Kharkiv et son influence sur les pratiques linguistiques.

27 « ATO » signifie « opération anti-terroriste » qui est un terme utilisé par le gouvernement ukrainien pour ses actions dans les régions séparatistes de l’Est de l’Ukraine. Ce terme est considéré souvent comme un euphémisme pour la « guerre ». 151

PARTIE III: ENQUÊTE DE TERRAIN ET SES RÉSULTATS

153

CHAPITRE VII: MÉTHODOLOGIE

Dans l’Introduction de cette thèse, j’ai déjà tracé le contour du cadre philosophique et

épistémologique de la sociolinguistique critique dans lequel se situe ce projet. Selon Caron et al.

(2017), l’approche critique se rapporte aux orientations théoriques d’une recherche plutôt qu’à sa méthodologie (p. 52). Donc, suivant cette logique, dans le cadre méthodologique, je présenterai les méthodes de l’enquête elle-même. Je commencerai par les objectifs et les questions de recherche et des entretiens, ensuite je présenterai la revue des études à la base desquelles j’ai déterminé les idéologies linguistiques en concurrence dans cette communauté et j’ai divisé mon

échantillon en groupes idéologiques. Après cela, je discuterai de la procédure des entretiens et du recrutement des participants et, finalement, je terminerai en exposant les limitations des méthodes de cette recherche.

7.1. Description de l’étude et des questions de recherche

7.1.1. Objectifs et type de l’étude

Ce projet de recherche a pour but d’analyser les représentations, idéologies et attitudes linguistiques et leur influence sur les comportements langagiers dans la ville de Kharkiv

(Kharkov), où, en raison de la crise politique et de la guerre au sud-est du pays, les notions de langue et d’identité ont été mises en relief, ce qui est souvent le cas dans les périodes d’instabilité et de changements socio-politiques (Moscovici, 2001; Petitjean, 2009; Boudreau, 2016). En

2014, en Ukraine, le choix de code linguistique est devenu particulièrement lié aux choix identitaires et politiques. Les préférences langagières sont associées à la compréhension de la notion de « nation ukrainienne » et sur le désir ou la réticence à y appartenir. Dans ces conditions, le choix de code devient une forme d’expression politique, « a move either to resist some other power or to gain power or to express solidarity or to claim an identity » (Wardhaugh, 154

2010, p. 101), « une ressource propre à mettre en jeu, au niveau interpersonnel, les solidarités et les oppositions entre les groupes sociaux, et à moduler la manifestation des positions individuelles dans les rapports macrosociologiques et politiques qui peuvent s’actualiser dans l’interaction » (Wald, 1997, p. 74).

J’ai choisi l’approche qualitative comme méthode de recueil de données pour cette étude, car il me semble qu’elle sera la méthode la plus effective dans le contexte donné. Avec les

événements politiques qui se sont déroulés en Ukraine dans les dernières cinq années, les gens sont devenus méfiants et n’exprimeraient pas leur opinion librement dans une autre forme de questionnement, comme le sondage. En outre, les questionnaires ne permettent pas d’obtenir de réponses détaillées et approfondies comme le font les entretiens. Annette Boudreau (2016) a rencontré des difficultés semblables, en menant une enquête similaire en Acadie où le questionnaire a échoué et l’équipe des chercheurs a dû utiliser une méthode plus personnalisée – les entretiens (p. 98). Du côté empirique, la recherche actuelle se base également sur les entretiens et les observations de la population étudiée. Les procédures des entretiens et du recrutement des participants seront discutées plus loin dans ce chapitre.

7.1.2. Questions de recherche

Parmi les questions de recherche figurent quatre thèmes principaux: 1) l’impact du conflit sur les représentations et attitudes des participants et, par conséquent, sur leurs pratiques langagières, 2) l’influence des facteurs identitaires et économiques (« fierté et profit ») sur le comportement linguistique, 3) les relations inter-groupes, l’altérité et l’éventualité des conflits basées sur les différences linguistiques, 4) l’évolution des attitudes et des pratiques entre le début du conflit en 2014 et la réalisation de l’enquête en été 2018 ainsi que les prévisions pour le futur 155 en matière de transfert et maintien de la situation linguistique (language maintenance/language shift). Les questions plus détaillées suivant ces quatre grands blocs sont présentées ci-dessous.

- Quelles sont les représentations (attitudes) sociolinguistiques des groupes idéologiques

différents des Kharkiviens russophones suite à la guerre avec la Russie et comment se

traduisent-elles dans les pratiques langagières réelles, e.g. « auto-ukrainisation »/ « self-

» ? Quelles est la relation entre les premières et les secondes et y a-t-il des

divergences entre elles (e.g. « Je déteste le russe, mais je le parle quand même ») ?

- Si on peut parler des changements linguistiques sous l’influence des idéologies, dans

quels domaines du comportement linguistique (Fishman, 1965, p. 74-75) se passent-ils et

comment ? Comment se transforment-ils en processus de « language maintenance and

shift » (Fishman, 1965, p. 73)?

- Comment les discours de « fierté et profit » (Heller, 2002, 2007, 2011) conditionnent-ils

les choix linguistiques et identitaires des locuteurs?

- Comment se manifestent linguistiquement les relations entre les groupes idéologiques

opposés ?

- Comment les attitudes et les pratiques linguistiques ainsi que les relations entre groupes

ont-elles évolué dans la période entre 2014 et 2018, le temps des entretiens ? (Cette

question est apparue sur le terrain, car un certain temps s’est écoulé entre la conception

de cette recherche et sa réalisation. Pendant ce temps-là, le conflit est passé de sa phase

active et choquante pour la population à un stade plus figé et habituel pour cette

dernière, ce qui aurait pu changer la situation initiale).

- Qu’est-ce qu’on peut prédire concernant l’usage des langues à l’avenir ? 156

7.1.3. Questions des entretiens

Chaque entretien commençait par un échange décontracté entre la chercheuse et le/la participant.e se concentrant sur le milieu familial, professionnel et social de ce dernier/cette dernière et les pratiques linguistiques y liées.

Ensuite j’ai suivi comme repère, mais pas strictement, les questions que j’avais rédigées pour les entretiens. M’appuyant sur les questions de recherche, j’avais préparé quatre blocs de questions sur (1) les compétences linguistiques, y compris celles dans les langues étrangères

(comme la Révolution de l’Euromaïdan était un mouvement pro-européen, les informations sur les langues de l’Union européenne étaient aussi importantes), et l’usage des langues dans les domaines différents du comportement linguistique; (2) les attitudes envers le russe, l’ukrainien et les aménagements linguistiques, surtout récents; (3) le prestige et la valeur de marché des langues utilisées et apprises à Kharkiv. Il n’y avait pas de questions explicites sur les relations entre les groupes idéologiques opposés, mais les participants commençaient eux-mêmes à parler des « autres » qui pensent différemment et pourquoi ils ont tort. On pouvait donc observer qu’ils continuaient un dialogue interne avec les adversaires imaginés. Dans les cas où les participants ne le faisaient pas, je leur posais moi-même des questions sur leurs attitudes envers les opinions opposées, mais seulement si je jugeais que l’atmosphère de la conversation y était favorable. On pouvait également tirer des conclusions sur les relations inter-groupes depuis les réponses sur l’adaptation de la parole et sur le choix de code avec tels ou tels interlocuteurs.

Une liste plus détaillée de questions des entretiens est jointe à cette thèse dans l’Annexe

1. Pour plus d’informations sur la procédure des entretiens, voir la section correspondante.

Les questions et la procédure de l’enquête ont été approuvées par le Comité éthique

(Ethics Committee) de l’Université de Calgary le 20 avril 2018. 157

7.2. Revue de la littérature pertinente pour la méthodologie de l’étude actuelle

Dans cette partie, je présenterai une vue d’ensemble de la littérature pertinente pour les considérations méthodologiques de cette étude - la détermination des idéologies linguistiques en concurrence dans cette communauté et la division de l’échantillon en groupes idéologiques.

7.2.1. Étude de Laitin des années 1990 sur la posture identitaire et le comportement linguistique des russophones

Au milieu des années 1990, David D. Laitin (1997) a effectué une étude de terrain dans quatre pays post-soviétiques – au Kazachstan, en Estonie, en Lettonie et en Ukraine, introduisant la catégorie identitaire de la « population russophone » (Russian-speaking population) pour les russophones des pays post-soviétiques autres que la Russie. Ces russophones peuvent avoir des origines ethniques différentes, telles que russe, ukrainienne, polonaise, biélorusse, mais partager une seule « conglomerate identity », c’est-à-dire « a category of membership that is a common denominator among a set of identity groups that share some characteristics that are distinct from those in the dominant society in which they live » (p. 31), en l’occurrence, la langue russe sert de caractéristique déterminante. Laitin analyse les dynamiques du développement de cette identité et réfléchit aux éventuelles implications de son existence pour les pays jeunes dans lesquels ces russophones vivent (Laitin, 1998, p. 32).

Dans son analyse du développement de ce groupe identitaire et la possibilité de leur assimilation dans la nation titulaire ukrainienne, Laitin envisageait deux scénarios éventuels pour l’Ukraine. Premièrement, si le pays poursuit un projet national ethnoculturel, accentuant l’importance d’une seule langue, il considère qu’il est possible pour l’Ukraine de devenir une zone à domination de la langue ukrainienne, car, grâce à la proximité des langues russe et ukrainienne, l’apprentissage de l’ukrainien par les russophones est tout à fait faisable (p. 360). 158

Deuxièmement, si l’Ukraine intègre un programme national civique, dans lequel la diversité est officiellement reconnue, le gouvernement à Kyiv devrait répondre aux revendications de la majorité russophone de l’Est et du Sud du pays. Cela peut entraîner leur autonomie culturelle, ce qui signifie qu’ils auront de la mobilité à l’intérieur de leurs régions où ils resteront des russophones monolingues, mais nécessiteront la connaissance de la langue ukrainienne pour la mobilité dans tout le pays (p. 361).

Même si l’Ukraine est un État officiellement monolingue depuis son indépendance, aucun de ces scénarios n’a été réalisé en raison de la politique contradictoire des différents gouvernements ukrainiens et de la pression de la mise en pratique des documents européens civils, tels que la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (« European Convention »; « European Charter »;

« Framework Convention »), que l’Ukraine, comme pays visant à l’intégration européenne, a dû ratifier.

Cependant il y a eu deux vagues d’ukrainisation après les révolutions de 2004 et 2014, qui ont motivé des recherches politiques et sociolinguistiques sur les attitudes et pratiques langagières des Ukrainiens dont les plus importantes pour le projet actuel seront présentées ci- dessous.

7.2.2. Recherche effectuée à Kharkiv après la Révolution orange de 2004-2005

Entre 2003 et 2005, lors de la première révolution pro-occidentale, la Révolution orange,

Margrethe B. Søvik a effectué une étude dans la ville de Kharkiv, le terrain de la recherche actuelle, publiant ensuite ces résultats dans un livre intitulé Support, resistance and pragmatism:

An examination of motivation in language policy in Kharkiv, Ukraine. Dans son ouvrage, Søvik 159 met en évidence que l’Est ukrainien n’est pas homogène, comme certains le représentent de manière simpliste, mais plutôt un terrain d’une grande variation au niveau des représentations sociolinguistiques et politiques, ce qui doit être pris en compte en recherchant la situation linguistique à l’heure des changements sociétaux (2007, p. 296-297).

Dans mon étude, je visais à saisir cette variété de points de vue, perceptions et attitudes en attirant un échantillon de différents groupes idéologiques, que j’ai déterminés à la base des

études qui seront présentées dans la section suivante.

La recherche de Søvik est également une source précieuse d’information utile pour la comparaison des comportements linguistiques à Kharkiv en 2004-2005 et après le début du conflit de 2014.

7.2.3. Études sur les idéologies linguistiques en compétition de 2010-2014

Volodymyr Kulyk (2014b) distingue trois idéologies rivales parmi les groupes politiques et intellectuels ukrainiens qui prétendent à représenter les intérêts des groupes idéologiques correspondants de la population ukrainienne (p. 124), à savoir « ukrainophone », « russophone » et « centriste ».

Tout d’abord, l’idéologie ukrainophone correspond au discours monolingue de l’État- nation, favorable à la promotion de l’ukrainien, qui perçoit le russe comme langue de l’empire ancien, qui peut être toujours utilisée comme arme culturelle contre l’État ukrainien (p. 125).

Deuxièmement, le discours russophone défend les droits des russophones ukrainiens, revendiquant un statut officiel au russe à côté de l’ukrainien. Finalement, les centristes voient leur position comme non-idéologique et rationnelle, prétendant à défendre les intérêts de toute la population, acceptant l’ukrainien comme seule langue officielle, symbolique pour l’Ukraine, 160 mais prônant également la reconnaissance du russe comme langue d’une partie de la population

(p. 124-126).

Maiboroda et Panchuk (2008, p. 205-206) distinguent également des groupes dont les idéologies linguistiques sont influencées par les idées diverses sur le rôle de la langue dans une nation: 1) les « gens de l’État-nation », qui voient la langue comme ciment de la nation; 2) les partisans du statut officiel du russe, qui considèrent le premier groupe comme une menace, et 3) les centristes se trouvant entre les deux premiers groupes, qui soutiennent l’ukrainisation mais voient le bilinguisme comme un avantage.

7.2.4. Études sur les groupes idéologiques après le début du conflit de 2014

Après le début du conflit ukrainien-russe en 2014, l’anthropologue linguistique ukrainienne-américaine Laada Bilaniuk (2016) identifie toujours deux tendances opposées dans les idéologies et pratiques linguistiques des Ukrainiens, qu’elle appelle « Language does not matter » (ceux qui défendent leur droit de parler la langue de leur préférence parce que la langue n’est pas importante pour la construction de la nation) et « language matters » (ceux qui soulignent l’importance de l’ukrainien pour l’unification nationale et essaient de parler ukrainien) à la base, encore une fois, des interprétations civique et ethnoculturelle d’une nation respectivement (p. 139). Elle indique également le besoin de rechercher la tendance de l’auto- ukrainisation dans le cas de la seconde idéologie (p. 146), ce qui sera l’un des objectifs de cette recherche.

Cependant, ce qui Bilaniuk ne mentionne pas c’est la tendance radicale développée parmi les « russophones » idéologiques de Kulyk (p. 125), surtout à l’Est et au Sud du pays, en réponse

à la Révolution de l’Euromaïdan, qu’ils perçoivent comme antirusse et orchestrée par l’OTAN. 161

Rejetant l’Ukraine post-Maïdan, ce groupe idéologique a commencé à s’identifier avec la Russie plus qu’avec l’Ukraine, ce qui a aussi influencé leurs pratiques langagières.

À la base des études susmentionnées, j’ai divisé mon échantillon en trois groupes idéologiques dont la description sera présentée dans la Section 7.3.2.

7.3. Échantillon et recrutement des participants

7.3.1. Échantillon et variables retenues pour l’analyse

Le nombre de participants et leur représentativité sont des concepts discutables, soumis eux-mêmes aux idéologies. En général, les ouvrages divers sur les méthodes de recherche en sciences sociales postulent qu’il est impossible d’être certain que les caractéristiques de toute la population sont bien représentées par un échantillon, même dans le cas de recensement (Beaud,

2009, p. 260). En plus, l’échantillon large n’est pas approprié pour les études qualitatives parce qu’il ne permet pas d’effectuer d’observations plus pénétrantes (Kvale, 1996, p. 102). Par conséquent, la taille de l’échantillon est suffisante si le chercheur/la chercheuse la juge comme l’étant sur la base des objectifs de la recherche ainsi que des contraintes de financement, de logistique et de temps (Trainor, 2013, p. 127).

L’échantillon de l’étude actuelle se compose de 32 russophones de Kharkiv, 16 hommes et 16 femmes, d’âges, de catégories socio-professionnelles et de professions différents, appartenant au continuum d’opinions entre trois groupes idéologiques qui seront présentés plus loin. Mon ambition était d’interviewer environ 10 personnes par groupe, le nombre exact de participants dépendant de la disponibilité des personnes disposées à participer à l’enquête. La méthode de sélection a été appliquée pour assurer que les participants adhèrent dans leurs attitudes à une étendue la plus vaste que possible du continuum idéologique. Ces participants 162

étaient jugés comme ayant un comportement linguistique typique pour ce groupe idéologique

(Hamers et Blanc, 1983, p. 38), ce qui peut potentiellement être généralisé pour mesurer les changements linguistiques sur ce terrain.

L’étude était anonyme, mais les catégories d’âge, de profession et de niveau d’éducation ont été retenues pour l’analyse des facteurs influençant le choix de code. L’ethnicité n’était pas considérée comme une variable pertinente parce que les études précédentes (Laitin, 1998, p. 190;

Arel, 2006, p. 26, Kulyk, 2015, p. 202) ont démontré que l’identité régionale est beaucoup plus cruciale et influente pour les Ukrainiens de l’Est que leur ethnicité, surtout pour la génération plus jeune des Ukrainiens qui ne se souviennent pas des pratiques soviétiques de division de la population selon leur origine ethnique. L’enquête actuelle a confirmé cette prémisse: je n’ai pas posé de questions directes sur l’origine ethnique des participants, mais parmi ces derniers, les personnes âgées de plus de 40 ans, la mentionnaient elles-mêmes comme facteur en raison ou en dépit duquel ils choisissent une telle ou telle langue (e.g. « Je suis un Russe ethnique, mais j’adore parler ukrainien » ou « Côté ethnique, je suis Russe et, donc, je parle russe »), ce qui montre que l’ethnicité peut être ressentie différemment par les participants, et, donc, ne suit pas la logique « Russe ethnique = langue russe » ou « Ukrainien ethnique = langue ukrainienne ».

Les participants plus jeunes ne mentionnaient pas leur origine ethnique du tout, en n’indiquant que les régions géographiques où ils sont nés ou où ils ont vécu.

7.3.2. Groupes idéologiques

En essayant d’ouvrir le champ à un large éventail d’opinions, j’ai cherché des participants russophones des trois groupes idéologiques déterminés par les études précédentes (Bilaniuk,

2016, p. 139; Kulyk, 2014b, p. 124; Maiboroda et Panchuk, 2008) ainsi que par mes propres 163 observations du comportement des Kharkiviens russophones dans les médias sociaux et lors de communication personnelle28.

Comme le point principal de polarisation parmi les Kharkiviens en 2014 était le choix politique pour ou contre la Russie, ce qui se reflétait dans leurs idéologies linguistiques, j’ai provisoirement divisé la population étudiée en deux groupes – pro-ukrainien et pro-russe. Les membres du premier ont normalement une forte identité nationale, mais se distinguent dans leur interprétation de l’idée nationale – ethnoculturelle ou civique. Ceux qui adhèrent au type ethnoculturel de nationalisme, que Bilaniuk appelle « Language matters », saluent l’orientation ukrainienne officielle de l’État-nation, accordant de l’importance à la langue pour la consolidation de l’État. Ce sous-groupe prône le passage à l’ukrainien et essaie de l’utiliser dans leurs pratiques linguistiques quotidiennes. Le deuxième sous-groupe des russophones pro- ukrainiens, que Bilaniuk (2016) appelle « Language does not matter », partage le zèle ukrainophile du groupe précédent mais considère que la nation doit être unie par la volonté politique plutôt que par la langue. Ils varient dans leurs opinions de la reconnaissance de l’ukrainien comme la seule langue d’État mais l’acceptance de n’importe quelle langue dans leur communication personnelle vers le soutien du bilinguisme officiel au niveau régional ou même national. Cela les rapproche du troisième groupe – la cohorte pro-russe qui a la prétention de défendre les droits des russophones ukrainiens, préconisant la reconnaissance du russe comme deuxième langue officielle de l’Ukraine et dédaignant l’ukrainien comme langue « arriérée » de la campagne ou langue des « autres » de l’Ouest de l’Ukraine. Dans les cas les plus radicaux, certains membres du groupe pro-russe refusent de s’identifier comme Ukrainiens, rejetant l’ukrainien comme juste un dialecte du russe et considérant l’Ukraine de l’Est comme une partie

28 Les observations des reseaux sociaux servaient de Aucunes 164 de Russie. Souvent, ils tiennent « l’Ouest » idéologique, surtout les États-Unis, pour responsable pour la Révolution de l’Euromaïdan de 2014, qu’ils n’ont pas soutenue, et voient l’avenir politique de l’Ukraine en union avec la Russie plutôt que l’Europe, ce qui conditionne leurs attitudes et pratiques langagières.

Pour les deux premiers sous-groupes pro-ukrainiens, j’ai gardé les noms des groupes idéologiques utilisés par Bilaniuk (2016) – « Language matters » et « Language does not matter ».

En outre, il est à noter que bien que j’utilise trois groupes idéologiques séparés pour catégoriser les participants, j’admets qu’en pratique, ces idéologies représentent un continuum d’opinions plutôt que des entités distinctes claires et nettes, ce que j’ai pris en compte en recueillant et en analysant les données.

7.3.3. Recrutement des participants

Pour déclencher l’engagement des participants, j’ai utilisé la technique de recrutement

« en boule de neige » (snowball sampling), utilisée par Milroy (1980) à Belfast dans les années

1970 (p. 47). En tant qu’initiée culturelle, née et élevée à Kharkiv, où j’ai vécu les premiers 33 ans de ma vie, y compris pendant le début du conflit en 2014-2015, j’étais suffisamment familiarisée avec le paysage sociolinguistique de la ville et les changements dans les attitudes sociales et linguistiques à la suite de l’Euromaïdan et du début du conflit avec la Russie. Avant de me décider sur l’échantillon de l’étude, j’avais observé le comportement de la population

étudiée dans les réseaux sociaux et dans la vie réelle quand je vivais encore à Kharkiv. Donc, je savais, dès le début, les convictions politiques et les opinions sur la situation linguistique des personnes que j’ai contactées au départ avec la proposition de participer à cette recherche. Les relations avec ces gens ne constituaient pas de conflit d’intérêt pour l’enquête, car c’étaient mes 165 anciens collègues et connaissances éloignées. La connaissance des participants s’avère bénéfique pour obtenir des données riches dans une enquête en sociolinguistique critique. Certains chercheurs, comme Heller (2011), maintiennent qu’il faut que les relations entre le chercheur/la chercheuse et le/la participant.e soient établies pour que le premier/la première puisse voir ce que les phénomènes différents de la vie signifient pour les participants (p. 44).

À la fin de chaque entretien, je demandais aux participants s’ils connaissaient encore quelqu’un de leur opinion ou d’opinions opposées qui voudrait participer à l’enquête.

D’habitude, le debriefing lui-même incitait les participants à rappeler encore quelqu’un qui pourrait accepter d’être interviewé.e et qui avait des choses à dire sur le sujet.

Le défaut de cette méthode de recrutement réside dans le fait qu’il se peut que les participants se ressemblent et appartiennent à la même couche sociale. Du côté positif, ils feront plus de confiance à la chercheuse pendant l’entretien, ce qui est très important dans une région agitée. Il existe un autre exemple d’une enquête similaire intitulée « Aspects of identity awareness of the inhabitants in the Kyiv-controlled and occupied parts of Donetsk Oblast » et menée par la division ukrainienne de l’agence allemande d’IFAK Institut, dans les parties contrôlées par Kyiv ainsi que dans les parties séparatistes (occupées) de la région de Donets’k

(Holub, 2018). Il était possible d’effectuer un sondage de haute qualité sur les territoires hors de contrôle de Kyiv grâce aux relations continues avec les anciens collègues à Donetsk d’un membre de l’administration de cette organisation.

7.4. Procédure de collecte et d’interprétation des données

7.4.1. Procédure des entretiens

Comme outil principal de l’enquête de terrain, j’ai utilisé la méthode d’interview semi- directive, c’est-à-dire d’« un entretien souplement dirigé sur un guide d’entretien » (Calvet & 166

Dumont, p. 183). J’ai donné la préférence aux entretiens plutôt qu’aux questionnaires parce qu’ils s’avèrent utiles pour obtenir des informations précieuses sur le positionnement social des participants ainsi que sur leurs intérêts, valeurs et idéologies qui les conditionnent d’agir d’une certaine façon et de soutenir ou d’opposer certaines idées. En outre, les entretiens aident à déceler des cohérences et des contradictions dans les attitudes et pratiques des participants

(Heller, 2011, p. 44-45), ce qui est crucial pour l’étude actuelle, vu les questions de recherche.

En général, les entretiens duraient 30-40 minutes, mais dans certains cas où les participants avaient envie de s’exprimer davantage sur le sujet, la durée des entretiens atteignait une heure. L’avantage de longues interactions entre les chercheurs et les participants c’est qu’elles leur permettent de construire du sens ensemble et d’obtenir des réponses plus approfondies et significatives (Trainor, 2013, p. 125).

Les entretiens étaient menés individuellement en tête-à-tête entre la chercheuse et chaque participant.e pour assurer que son opinion ne soit pas influencée par celles d’autres personnes présentes. Les questions des entretiens étaient prédéfinies dans un guide d’entretien mais j’ai donné la liberté aux interviewés de s’écarter jusqu’à un certain point des questions pour créer l’atmosphère naturelle et amicale propice à une interaction verbale sans contrainte afin de surmonter le paradoxe de l’observateur (Labov, 1976).

Avant l’entretien, je proposais aux participants les formulaires de consentement de participation à la recherche en russe, en ukrainien et en anglais (au cas où les participants voulaient voir l’original de la forme et se méfiaient de la traduction). Les participants avaient le choix de rester anonymes ou de se faire un pseudonyme et d’être ou ne pas être enregistrés. Si un.e participant.e refusait d’être enregistré.e, je me contentais des notes que je prenais pendant les entretiens. 167

Le formulaire de consentement comprenait un élément de tromperie, car elle ne précisait pas qu’il s’agissait d’une étude sur l’influence des idéologies sur le comportement linguistique.

Cela empêchait les participants de former des idées préconçues sur la question dès le début de l’entretien. En outre, la notion d’idéologie possède une connotation très négative, surtout dans une période de conflit. Donc, pour ne pas effrayer les participants, je l’évitais surtout lors du recrutement. La stratégie de tromperie est courante en sociolinguistique, ayant été largement utilisée par William Labov dans ses travaux classiques (1966, 1969, 1972, 2010). Après les entretiens, je faisais un debriefing bref lors duquel j’expliquais en détail ce que je recherche. Les réactions à ces explications étaient également importantes pour l’étude et ont été retenues pour l’analyse.

En outre, j’offrais aux participants le choix de langue de l’entretien – l’ukrainien ou le russe pour vérifier s’ils utilisent les langues comme ils le déclarent. L’anglais n’était pas proposé parce qu’aucun des participants ne le maitrisait au niveau suffisant pour pouvoir s’exprimer librement sur les réalités ukrainiennes. En plus, la communication en anglais serait très artificielle dans ce cas. Le choix de langue du formulaire de consentement ainsi que le choix de langue de l’entretien faisaient partie du corpus de données.

7.4.2. Positionnement de la chercheuse et des participants au cours des entretiens

En tant que chercheuse qualitative, je reconnais que le positionnement de l’interview.eur.euse et de l’interviewé.e peut influencer la tournure de l’entretien. Je crois que chaque entretien représente une co-construction du sens entre le chercheur/la chercheuse et le/la participant.e, où prennent part également leurs identités sociales. Avant le début des entretiens, je me suis demandé quel rôle je jouerais dans cet échange d’idées – celui d’une officielle, d’une amie, et, ce qui est crucial, celui d’un membre du groupe auquel appartient le/la participant.e ou 168 d’un membre du groupe opposé. J’ai choisi de me positionner comme une oreille compatissante qui fait partie du groupe idéologique du/de la participant.e. Au fur et à mesure que la conversation se développait et, si je sentais que la situation y était propice, je faisais l’avocat du diable, en proposant les arguments contradictoires pour voir les réactions des participants aux idées opposées. Pourtant, je n’ai jamais exprimé mon désaccord avec eux ni indiqué explicitement ma propre opinion sur le sujet, car la connaissance de l’opinion de l’intervieweuse aurait pu empêcher les interviewés d’exprimer librement leur opinion par peur d’offenser ou de contredire l’intervieweuse. Je suivais plutôt la formule « certains gens disent que/il existe des opinions que…qu’est-ce que vous en pensez? ». Cette approche m’a permis d’obtenir des données sur les relations intergroupes et leurs influences sur le choix de code, analysées dans le

Chapitre IX.

De l’autre côté, l’identité d’une personne interviewée participe également à la création du contexte du dialogue. Dans ma recherche, j’ai dû me fier aux compétences linguistiques auto- déclarées des participants parmi lesquelles je pouvais vérifier la compréhension des écrits et la production orale uniquement par le choix de langue du formulaire de consentement et de l’entretien. Par conséquent, il convient d’admettre que l’identité que chaque participant.e voulait projeter et l’impression qu’elle/il voulait produire sur la chercheuse correspondaient à cette unique situation. Selon Heller (2011):

Interviews provide you with accounts that are situated performances in and of themselves. They are what a certain kind of person tells another certain kind of person, in certain ways, under certain conditions (p. 44). La perception de l’identité de la chercheuse influait également sur le positionnement des participants pendant l’entretien. Dans sa recherche des bilingues, Pavlenko (2006) reconnait comme posant une difficulté « the sleight of hand by which it equates the notion of self- 169 perception with that of performance, and the notion of self with that of identity » (p. 1). Donc, j’ai essayé de garder les yeux ouverts pour saisir les contradictions et les éléments prosodiques et extralinguistiques dans le comportement des participants pendant les entretiens. Je rédigeais des notes là-dessus dans le journal de recherche que je gardais en faisant l’enquête.

7.5. Interprétation des données

Pour récapituler, le corpus de l’enquête se compose des observations des participants avant les entretiens (dans le cas de ceux que je connaissais déjà, e.g. leur comportement dans les réseaux sociaux), les transcriptions des entretiens enregistrés et les notes prises pendant les entretiens non enregistrés, le choix de langue des formulaires de consentement et des entretiens, le choix des pseudonymes, les réactions au debriefing ainsi que le comportement officieux « off- the-record » décrit dans le journal de recherche. Mises ensemble, toutes ces données font partie de l’image complète que j’ai construite en une narration en toute bonne foi, considérant l’expérience totale du recueil de données. J’admets que mon interprétation des données aurait pu

être influencée par mes propres convictions politiques et ma subjectivité en tant qu’être humain.

Pour interpréter les données, j’ai utilisé l’approche thématique holistique, facilitée par les blocs de questions prédéfinies, suivi d’une analyse détaillée des sous-thèmes récurrents. Dans cette analyse, j’ai suivi la méthode classique d’interprétation de données comprenant quatre

étapes:

1) Codage des données par des mots ou phrases clés;

2) Groupage de ces mots dans les thèmes plus larges;

3) La construction des arguments;

4) La collection des extraits de données pour soutenir les arguments (Holliday, 2010, p.

101). 170

Pour mesurer les pratiques et comportement linguistiques, j’ai combiné les sources de variances au cœur de l’usage linguistique proposées par Fishman (1965, p.71-79) et Grosjean

(1998, p. 133-134), qui peuvent se résumer en compétences (production et compréhension

écrites, production et compréhension orales), relations de rôle entre les locuteurs, situations

(formelle, familière, intime) et domaines de comportement linguistique (thèmes de conversation, lieux de communication, modèles socioculturels, etc.).

7.6. Limitations

7.6.1. Faiblesses de l’échantillon

Classe sociale des participants. Comme j’ai appliqué une certaine méthode de sélection en choisissant mon échantillon de participants, une question qui se pose c’est la classe sociale que les participants représentent. Mon ambition était de trouver des participants des milieux différents. Néanmoins, mon choix de participants avait été limité par le besoin de les faire lire et signer les formulaires de consentement formels de deux pages. Cela a restreint mon échantillon aux gens éduqués, dont seulement 5 personnes n’avaient pas suivi d’études de deuxième cycle.

En outre, étant donné le culte des études universitaires en Ukraine depuis l’époque soviétique, beaucoup de gens, même ceux qui s’occupent du travail manuel, possèdent un diplôme d’études supérieures. Donc, le niveau d’éducation ne reflète toujours pas la classe sociale d’un.e participant.e. C’est pourquoi je préférerais de ne pas étiqueter les participants selon la classe sociale à laquelle ils appartiennent parce que certains d’entre eux ne venaient pas du milieu aisé.

Cependant, la plupart d’entre eux ont suivi des études universitaires.

Motivation. La motivation des interviewés pose aussi un problème, surtout quand on essaie de généraliser les résultats de l’étude. Est-ce que j’ai choisi les participants les plus motivés ayant une opinion définitive sur le sujet aux dépens des individus moins intéressés? Est- 171 ce qu’on peut prétendre que l’échantillon consistant de personnes motivées représente toute la population? Même si l’on a décelé des groupes d’opinions et ensuite trouvé des représentants les plus typiques de ces groupes, il est difficile de dire avec certitude si c’est suffisant pour représenter toute la population en question et en tirer des conclusions à propos des phénomènes macro-linguistiques comme les transferts linguistiques dans toute la communauté. Toutefois, comme j’ai déjà mentionné dans la Section 7.2.1., les enquêtes quantitatives posent, elles aussi, des problèmes semblables.

Représentativité. Comme la recherche actuelle est qualitative et narrative, l’une de ces difficultés c’est la possibilité de généralisation et le jugement de l’étendue des phénomènes

étudiés, par exemple de « l’auto-ukrainisation ». Cependant ce n’est pas le but de cette recherche de compter combien d’ukrainiens russophones de l’Est sont passés à l’ukrainien, mais plutôt d’étudier ce phénomène et d’explorer comment il se manifeste dans cette communauté linguistique. C’est pourquoi je suis convaincue que la méthode de recueil de données choisie correspond aux objectifs présentés au début de ce chapitre.

7.6.2. Limitations de recueil et d’interprétation de données

Situativité. Comme j’ai déjà mentionné, les entretiens sont des situations particulières où les participants se comportent d’une certaine façon, ce qui peut être différent de leur comportement au quotidien - en famille, au travail ou entre amis. J’ai dû compter sur les pratiques auto-déclarées des participants qui pouvaient décrire leur vie d’une certaine manière pour produire une impression désirée sur l’intervieweuse.

Subjectivité de la chercheuse. En tant que chercheuse critique, j’accepte que les activités humaines, y compris scientifiques, sont imprégnées d’idéologies et de biais subjectifs. Comme la 172 chercheuse elle-même est un être humain, il se peut que son interprétation des données soit influencée par sa propre posture philosophico-politique d’une centriste pro-ukrainienne.

En outre, le fait d’être une chercheuse native peut également ajouter une subjectivité intéressée à mon analyse. Comme Annette Boudreau (2016) a remarqué à juste titre:

Le chercheur « natif » possède une connaissance du milieu qui procède d’un long processus de socialisation, ce qui fait qu’il peut « saisir » le non-dit, l’implicite, les dessous des propos énoncés qui pourraient échapper à des personnes non familières de l’endroit; d’un autre côté, il y a danger d’une trop grande identification avec les personnes, ce qui lui enlèverait cette distance nécessaire que les anthropologues appellent « a distanced gaze » (p. 76). Néanmoins, je pense que mon emplacement au Canada, l’utilisation des approches théoriques internationales ainsi que l’écriture dans une langue étrangère me permettent d’observer la situation ukrainienne à une distance nécessaire. Deuxièmement, je n’ai aucune intention de jouer à la déesse de Justice aux yeux bandés, impartiale et objective. Je ne crois pas en l’objectivité ou en la vérité absolue dans les sciences sociales et ne cache pas ma propre voix derrière les faits scientifiques prétendument objectifs.

CHAPITRE VIII: INFORMATIONS STATISTIQUES ET RÉPONSES GÉNÉRALES

AUX QUESTIONS DE RECHERCHE

8.1. Composition de l’échantillon selon l’âge, l’éducation et le métier

8.1.1. Nombre de participants et répartition selon l’âge, l’éducation et le métier

Mon intention était de trouver 30 participants pour l’enquête de terrain. Finalement, 32 personnes ont accepté d’y participer: 16 femmes et 16 hommes. Donc, l’échantillon s’est avéré très équilibré selon le genre – un nombre égal d’hommes et de femmes. 173

8.1.1.1. Répartition des participants selon l’âge

Selon l’âge, les participants peuvent être répartis en cinq groupes: 18-29 ans – 5 personnes; 30-39 ans – 11 personnes; 40-49 ans – 9 personnes; 50-59 – 4 personnes; 60+ – 3 personnes. Figure 4 montre le pourcentage de chaque catégorie de participants.

Nombre de participants selon l'âge

9% 16% 18-29 ans 13% 30-39 ans 40-49 ans 50-59 ans 34% 28% 60+

Figure 4. Nombre de participants selon l’âge Les deux groupes les plus nombreux sont composés de personnes de 30-39 ans et 40-49 ans

(34 % et 28 % respectivement). Il y avait 5 participants (16 %) âgés de 18-29 ans. Ce groupe serait plus nombreux, mais 3 personnes ont rapporté qu’elles venaient d’avoir 30 ans, ce qui les a placées dans le groupe suivant. 4 personnes (13 %) étaient âgées de 50-59 ans, et, finalement, 3 personnes avaient plus de 60 ans ou 9 % de l’échantillon. En somme, 21 % de participants avaient plus de 50 ans. 174

8.1.1.2. Répartition des participants selon le niveau d’éducation

Selon le niveau d’éducation, 27 participants (84 %) avaient des diplômes d’enseignement supérieur, à savoir 9 en sciences humaines, 3 dans en arts (1 en musique et 2 en peinture et design), 13 en sciences STEM et techniques (génie, mathématiques, physique), 2 en comptabilité et 1 en médicine. 5 participants (16 %) n’avaient pas de diplômes universitaires, notamment 2 avaient terminé leurs études secondaires et 3 avaient commencé leurs études universitaires de premier cycle, mais ont laissé tomber leurs programmes à mi-chemin.

SELON LE NIVEAU SPÉCIALISATION DES D’ÉDUCATION DIPLÔMÉS

Diplômés Sans diplômes universitaires 7%4% Sciences humaines 32% Arts 16% Sciences STEM 46% Comptabilité 11% 84% Médecine

Figure 5. Nombre de participants selon l’éducation. Figure 6. Spécialisation des diplômés

8.1.1.3. Répartition des participants selon le métier

Selon le métier, l’échantillon comprend 3 professeurs universitaires, 3 enseignants de langues, 10 spécialistes divers en informatique, 2 ingénieurs, 1 responsable d’événements, 1 masseur, 2 retraités, 2 designers, 1 peintre, 2 comptables, 2 bibliothécaires, 1 inspecteur dans une boulangerie, 1 instructeur de yoga et 1 barista. Donc, un tiers de l’échantillon est lié à l’industrie informatique, ce qui n’est pas surprenant, vu que Kharkiv est le troisième plus grand hub informatique en Ukraine (Hlova, 2019), où plusieurs jeunes gens aspirent à travailler parce qu’ils gagneront des salaires de niveau international. 175

Répartition des participants selon leurs métiers 12

10

8

6 10 4

2 3 3 2 1 1 2 2 2 2 1 1 1 0

Figure 7. Répartition des participants selon leurs métiers 8.1.2. La composition des trois groupes idéologiques selon l’âge, le niveau d’éducation et le métier

Il n’est pas facile de tirer des conclusions définitives sur la composition de chacun des trois groupes idéologiques selon l’âge, le niveau d’éducation et le métier. Au départ, je m’attendais à ce que le groupe pro-russe, qui garde souvent les stéréotypes existant depuis l’époque soviétique, se compose de gens plus âgés. Cependant, il contient également 3 personnes d’une trentaine d’années et 2 d’une quarantaine. Par contre, je pensais que le groupe pro- ukrainien « Language matters » serait plus « jeune », et c’est vrai qu’il tend à contenir plus de jeunes gens, mais, parmi les 3 personnes âgées de plus de 60 ans dans l’échantillon, 2 étaient pro-ukrainiens et soutenaient la promotion de la langue ukrainienne en Ukraine.

Il en va de même pour le niveau d’enseignement et le métier. Il y avait plus de spécialistes en informatique dans le groupe pro-ukrainien, mais l’un des participants radicalement pro-russes était aussi programmeur. Malgré cela, je dirais qu’il existe une certaine 176 tendance entre les intérêts matériels et professionnels des participants et leur choix politique et linguistique, car ceux qui ont bénéficié de l’Euromaïdan (souvent les gens dont la profession

était liée à l’Europe et au monde occidental plus large) avaient une opinion plus favorable de l’Ukraine et de sa langue, étant d’accord avec l’aspiration de l’Ukraine à l’intégration européenne.

En ce qui concerne la répartition des participants selon le niveau et le type d’enseignement qu’ils ont reçu, il n’y avait pas d’uniformité non plus. Comme j’ai déjà mentionné, la plupart des participants étaient diplômés, mais parmi ceux qui ne l’étaient pas, il existait également des opinions divergentes.

Donc, je serais encline à penser que le choix idéologique dépend plutôt de l’orientation politique du groupe d’appartenance identitaire le plus saillant pour chaque personne donnée. Par exemple, si la famille d’un.e participant.e est pro-russe (parce qu’il/elle a de la famille en Russie ou parce qu’il/elle soutient la Russie pour d’autres raisons) et l’appartenance familiale est importante pour lui/elle, il/elle sera pro-russe quel que soit son âge, son niveau d’enseignement ou sa profession. Cependant, si l’appartenance au groupe professionnel est plus marquante pour l’identité sociale d’un.e participant.e, et dans son bureau la plupart des collègues sont pro- ukrainiens (dans le cas de l’industrie informatique), il/elle sera pro-ukrainien.ne. D’ailleurs, il peut y avoir des personnes pro-russes dans un tel milieu professionnel, si elles tiennent leur appartenance à la famille (qui est pro-russe) plus à cœur. 177

8.2. Données recueillies du choix de langues des formulaires de consentement et des entretiens

8.2.1. Données recueillies des formulaires de consentement et des pseudonymes

Langues des formulaires de consentement. 19 participants ont pris les formulaires de consentement en russe, 11 ont opté pour l’ukrainien et 2 ont sélectionné l’anglais. Néanmoins, la plupart ont indiqué qu’ils seraient également satisfaits de lire les formulaires en russe et en ukrainien, mais lire en russe serait toujours plus facile pour eux. Le russe est donc préféré par deux tiers des participants comme une langue plus confortable.

Langues des formulaires de consentement

2

11

19

En russe En ukrainien En anglais

Figure 8. Langue des formulaires de consentement Un tiers des participants ont opté pour l’ukrainien, en l’expliquant soit par une question de principe (parce qu’ils soutenaient l’ukrainien comme langue de la documentation officielle) soit par l’habitude de lire les documents officiels en ukrainien plutôt qu’en russe dans le cas où les participants devaient le faire au travail. Deux participants ont choisi l’anglais parce qu’ils avaient une compétence de compréhension écrite dans cette langue, ce qui s’explique par leur 178 métier et par la volonté de voir le formulaire en version originale à cause de leur méfiance de la traduction. Les participants pro-russes ont pris des formulaires de consentement en russe, ce qui est tout à fait cohérent avec leur idéologie linguistique.

Pseudonymes. En outre, les formulaires de consentement offraient aux participants l’option de choisir un pseudonyme qui serait utilisé pour les citer. Seulement 4 personnes ont décidé de le faire, choisissant les pseudonymes suivants: « Ukrainien », « Sloboda »,

« footballeur » et « passant ». Le premier nom indique une forte appartenance à la nation ukrainienne d’un participant, qui était l’un des interviewés qui étaient passés complètement à l’ukrainien dans leur vie quotidienne. Le deuxième pseudonyme indique l’appartenance régionale de la personne interviewée, car l’Ukraine Sloboda est le nom de la région ukrainienne où l’enquête de terrain se déroulait. Le pseudonyme « footballeur » fait référence au sport passionnant le participant. Finalement, le pseudonyme « passant » peut signifier le désir de l’anonymité ou l’humilité de l’interviewé(e) - c’est quelqu’un qui passait simplement à côté de l’intervieweuse au moment de l’entretien et dont l’opinion est sans beaucoup de valeur ou importance.

3 personnes ont voulu que leur vrai nom soit mentionné dans l’enquête, une demande que j’ai dû rejeter pour leur propre sécurité. Ces participants-là avaient une position politico- linguistique très définie et désiraient qu’elle soit connue.

Finalement, la plupart des participants (25 personnes) ont choisi l’anonymité complète, ce que j’ai satisfait dans ce travail, en leur attribuant seulement un numéro. 179

8.2.2. Choix de langue des entretiens

Quant à la langue des entretiens, 22 personnes ont choisi le russe, 6 parlaient ukrainien et

4 participants alternaient entre le russe et l’ukrainien selon le thème de la conversation, utilisant ce dernier pendant un laps de temps significatif.

Langues des entretiens

4

6

22

Le russe L'ukrainien alternaient entre le russe et l'ukrainien

Figure 9. Langues des entretiens

Au total, 10 participants ont choisi d’utiliser l’ukrainien dans les entretiens, ce qui constitue, comme dans le cas des formulaires de consentement, un tiers de l’échantillon et correspond à l’un des trois groupes idéologiques. Cela représente un changement notable depuis l’étude de Margrethe Søvik, où tous les entretiens avaient été menés en russe avec seulement quelques énoncés en ukrainien (2010, p.10). En même temps, ce qui est intéressant, l’échantillon de Søvik consistait principalement d’étudiants, dont la plupart devaient utiliser l’ukrainien pour leurs études et pouvaient s’exprimer avec une certaine aisance dans cette langue. Donc, on peut en conclure que 1) soit la compétence orale en ukrainien de ces étudiants était insuffisante pour pouvoir mener une longue conversation sans contraintes, 2) soit ils ont jugé la situation comme plus propice à l’utilisation du russe (e.g. à cause des gens présents autour d’eux), 3) soit ils ne voulaient pas accentuer leur adhésion à la nation ukrainienne par la langue parce qu’à l’époque 180 ce n’était pas un attribut important d’un citoyen ukrainien. Il est probable que la réponse soit la combinaison de tous les trois facteurs.

Certes, il faut reconnaître que, des six participants qui avaient choisi de parler l’ukrainien lors de l’entretien, deux le parlaient avec difficulté. Il était évident qu’ils se sentiraient plus à l’aise en russe, mais leur désir de projeter une forte identité ukrainienne ethnoculturelle les obligeait à utiliser l’ukrainien. Donc, il nous faut prendre en compte que le comportement linguistique des interviewés pendant les entretiens ne correspond pas forcément à leurs pratiques quotidiennes.

Tous les participants pro-russes ont choisi le russe comme langue de l’entretien. La question leur proposant de choisir entre le russe et l’ukrainien a indigné certains d’entre eux, qui ont donné une réponse fâchée: « Le russe, bien sûr ». Par comparaison, certains interviewés avec une forte position pro-ukrainienne avaient l’air coupable lorsqu’ils répondaient « le russe » à cette question, essayant de justifier pourquoi ils parlent toujours le russe, même s’ils pensent que tout le monde doit passer à l’ukrainien.

J’ai demandé aux participants s’ils seraient d’accord d’être enregistrés lors de l’entretien.

28 personnes ont donné leur consentement, tandis que 4 personnes ont refusé: 2 participants radicalement pro-russes par peur d’être accusés du séparatisme et 1 participant pro-ukrainien essayant de passer à l’ukrainien par crainte que l’enregistrement n’expose ses fautes. La première raison est politique, tandis que la deuxième expose l’idéologie de purisme qui règne dans le domaine linguistique en Ukraine, forçant les gens à parler une langue correctement ou ne pas parler du tout. Cette idéologie est un obstacle au passage à l’ukrainien29.

29 Pour plus d’informations sur l’idéologie de purisme, voir la Section 9.2.3. 181

8.2.3. Comportement lors des entretiens

8.2.3.1. L’alternance et mélange des codes lors de l’entretien

La plupart des participants pro-ukrainiens qui ont parlé russe pendant les entretiens, y compris ceux qui ont rapporté une faible compétence orale en ukrainien, utilisaient dans leur discours des mots occasionnels ukrainiens. Ces locuteurs ont expliqué qu’il leur manquait parfois des mots en russe pour s’exprimer sur certains thèmes, c’est pourquoi ils recouraient aux mots et expressions ukrainiens:

Locutrice 1: Parfois un certain mot ne me vient pas en tête et son analogue ukrainien se présente plus vite. Ça m’arrive. Ou bien certaines expressions ukrainiennes semblent plus colorées30 (en russe, femme, 57 ans, bibliothécaire, parle russe et un peu ukrainien). La locutrice 1 a choisi le russe pour l’entretien parce que c’est la langue la plus confortable pour elle, mais l’utilisation ponctuelle de mots et d’expressions ukrainiens démontre qu’elle est bilingue avec la langue dominante russe à l’oral. Je ne dirais pas que cette pratique est un mélange de codes systématique qu’on appelle « sourjik » (surzhyk/surzhik) (un dialecte formé d’un mélange de russe et d’ukrainien), parce qu’il ne s’agit pas d’un mélange constant dans chaque phrase, mais plutôt d’une alternance codique (quand un locuteur bilingue change de langue au sein d'une seule et même conversation (Walker, 2005, p. 200; Gumperz, 1982)) dans certaines situations et en touchant aux certains thèmes, tels que la culture et la politique ukrainiennes ainsi que les réalités liées au travail et à l’enseignement (quand les participants utilisent l’ukrainien au travail et dans les écoles, mais parlent russe au quotidien). Pour s’épargner les efforts de traduction des termes et des mots qu’ils entendent souvent en ukrainien,

30 …иногда бывает такое, что в русском языке мне не хватает какого-то слова и мне быстрей приходит на ум украинский аналог этого слова. Вот так вот бывает, шо, получается, что в украинском это звучит более колоритно. 182 les participants les ont employés dans leur discours russe en ukrainien. Par exemple, une des participants (en russe, femme, 26, graphiste) a mentionné qu’elle voudrait améliorer ses ukrainien et anglais avant d’aborder une autre langue. Elle a commencé cette phrase en russe, mais a prononcé « améliorer l’ukrainien » en ukrainien, soit pour montrer qu’elle est déjà en train de faire des efforts soit parce qu’elle entend souvent cette expression en ukrainien. Le mot

« anglais » est aussi prononcé en ukrainien, parce qu’il suit le mot « l’ukrainien » dans la phrase31.

Une autre participante, une bibliothécaire âgée de 39 ans, qui avait reçu une formation en ukrainien, passait à l’ukrainien chaque fois qu’il fallait parler de son éducation et son travail, où elle écrit de la documentation et anime des événements en ukrainien. En dépit de sa forte compétence en ukrainien, elle avait pourtant choisi le russe comme langue de l’entretien. Donc, on voit que, pour elle, l’ukrainien est réservé à certains lieux et thèmes, dont on parlera plus loin dans ce chapitre. Les participants qui utilisaient l’anglais régulièrement dans leur travail et qui voyageaient beaucoup (surtout les spécialistes en informatique) jetaient des mots occasionnels en anglais lors de l’entretien.

Certains participants qui voulaient passer à l’ukrainien, mais avaient des difficultés à l’oral n’utilisaient l’ukrainien que pour les formules de politesse parce qu’elles étaient des expressions « sûres », où ils ne feraient pas d’erreurs. Il s’agissait aussi de l’expression de leur identité ukrainienne que, faute de compétence en langue ukrainienne, ils exprimaient en utilisant des expressions ukrainiennes ponctuelles, en parlant russe.

31En original: « Есть желание удосконалити українську, англійську ». J’ai la volonté (dit en russe) d’améliorer mon ukrainien et anglais (dit en ukrainien). 183

Quant au groupe pro-russe où tout le monde avait choisi le russe, trois de ses membres parlaient russe avec une pureté et correction démonstratives, alors que quatre autres parsemaient leur discours russe de mots ukrainiens, tout comme les autres groupes. L’un des participants se plaignant de la russophobie et préconisant le statut officiel du russe, a admis également que, s’il

était privé complètement de la langue ukrainienne en faveur du russe, il ne pourrait pas exprimer son humour et une certaine partie de son identité.

8.2.3.2. Comportement non-verbal lors des entretiens

Selon les recommandations du Comité éthique de l’Université de Calgary, les entretiens avaient lieu le plus souvent dans des cafés, restaurants et d’autres endroits publics. Les conversations ne portaient pas de caractère officiel, et leur atmosphère était, pour l’essentiel, assez décontractée.

Cependant, les participants qui réagissaient de la façon la plus émotionnelle étaient très politiquement engagés, représentant des cas radicaux des deux extrémités opposées du continuum idéologique. Les opinions et les sentiments les plus forts étaient exprimés par les locuteurs dont les familles avaient été affectées par la guerre.

Une participante pro-ukrainienne était au bord des larmes, en expliquant son attitude radicalement négative à l’égard de la langue russe. Selon elle, cette attitude est provoquée par le fait qu’elle sait qui avait tiré sur son fils quand il servait dans l’armée ukrainienne en 2014

(laissant entendre que c’était des Russes). Un entretien avec un autre participant de ce côté idéologique ayant de la famille dans les territoires séparatistes pro-russes ressemblait plutôt à un cri de cœur qu’à une conversation. Il parlait longtemps en monologue ne me laissant pas lui poser les questions planifiées. Les questions de l’entretien que je considérais comme anodines et générales les touchaient au vif. Bien évidemment, la question linguistique est liée pour ces deux 184 participants à leur histoire de vie et à leur souffrance mentale, c’est pourquoi ils étaient si déterminés de passer à l’ukrainien.

Du côté pro-russe, les participants les plus radicaux commençaient à m’interrompre et à s’indigner quand je leur posais des questions sur la politique linguistique d’État, même si, en les posant, je n’exprimais aucune opinion sur ce sujet. En outre, il semblait qu’ils parlaient très vite pour dire le plus que possible, comme si j’allais les interrompre. Ce comportement est typique des politiciens en opposition au gouvernement au pouvoir. Comme ces enquêtés résistent à la politique de l’État ukrainien, ils se comportaient d’une manière oppositionnelle, me prenant pour un agent public (Amedegnato, 1999, p. 54; Duez, 1980, p. 136).

Ces observations révèlent le lien entre la langue et la politique pour ces participants, donnant preuve à la justesse de mon hypothèse initiale que les événements politiques de 2014 ont influé sur les représentations sociolinguistiques et les pratiques langagières des Kharkiviens.

Cette idée sera développée de façon plus détaillée dans la Section 8.3.1.

8.2.4. Données sur les participants qui sont passés à l’ukrainien

Sur six participants ayant choisi de parler ukrainien pendant l’entretien, seulement deux sont passés complètement à l’ukrainien dans tous les domaines de leur vie quotidienne. Tous les deux sont des hommes: un barista de 21 ans et un programmeur de 41 ans, tous les deux ayant des liens familiaux avec la région séparatiste pro-russe du Donbas et soutenant l’Ukraine dans le conflit. Les deux ont indiqué qu’ils avaient renoncé au russe par l’amour pour leur patrie et non par la haine pour la Russie. Ils ont souligné qu’ils voulaient « fermer la question linguistique en

Ukraine », où deux langues rivalisent sur le même territoire, et parler dans leur « langue natale », l’ukrainien. On peut voir que cette position est conforme à l’interprétation ethnoculturelle de l’identité nationale, où la langue titulaire est vue comme la seule langue « naturelle » pour un 185 citoyen. Compte tenu de leurs âges et professions, je supposerais qu’en plus des sentiments patriotiques pour l’Ukraine, leur choix s’explique également par la mode chez les jeunes ukrainophiles de parler ukrainien davantage dans le premier cas et par l’influence de l’affiliation professionnelle dans le second. Comme on a déjà mentionné, l’industrie informatique est orientée vers l’Occident, où la plupart de ses clients et managers sont basés, et la langue ukrainienne est considérée comme une partie intégrante de cette orientation occidentale, étant donné la voie politique pro-européenne de l’Ukraine. Il est à noter également que les deux hommes ont dit que leur épouses/compagnes continuent à parler russe et leur répondent en russe.

En y réfléchissant, je me suis posé la question si les femmes évitent un passage complet à l’ukrainien à cause de leur position plus faible dans la société. Le choix d’un code non-standard empirerait leur manque de confiance en soi et leur ferait « se démarquer comme une brebis galeuse ». Selon les études de Labov (2010), les femmes dépendent beaucoup plus du capital symbolique et ont des résultats plus élevés dans l’insécurité linguistique (p. 275). Elles se conforment beaucoup plus rigoureusement que les hommes aux formes sociolinguistiques ouvertement prescrites. Toutefois, cette question mérite une recherche séparée plus approfondie.

Huit personnes ont fait un transfert partiel à l’ukrainien, c’est-à-dire ont commencé à l’utiliser autant que possible, surtout par écrit et en choississant des textes à lire, mais le passage complet à l’ukrainien à l’oral nécessite trop d’efforts et est considéré par eux comme non indispensable, en particulier parmi les gens plus libéraux qui croient que l’État peut exiger la connaissance de la langue officielle de ses citoyens, mais ne peut pas l’imposer comme langue de communication personnelle. 186

Les interviewés avec une position plus centriste ont choisi le russe pour l’entretien, mais ont dit qu’ils utilisaient l’ukrainien lorsque leur interlocuteur leur adressait la parole dans cette langue pour s’adapter aux locuteurs ukrainophones.

8.3. Données générales sur les compétences linguistiques et le comportement langagier des participants

8.3.1. Influence des événements politiques sur les représentations linguistiques et pratiques langagières à Kharkiv

8.3.1.1. Influence des événements politiques sur les représentations linguistiques

En général, les représentations linguistiques correspondaient à la répartition des participants en groupes idéologiques.

Environ un tiers des participants pro-ukrainiens ont indiqué que leurs attitudes vis-à-vis de l’ukrainien avaient changé pour le mieux. Beaucoup d’entre eux ont dit que la Révolution de l’Euromaïdan les a fait « se réveiller » et les a « incités à réfléchir à ce que l’ukrainien signifie pour eux », s’ils parlent russe la plupart du temps.

Locutrice 13: Il est apparu plus de cordialité pour l’ukrainien. Ce n’était pas comme ça quand j’étais à l’école secondaire ou même à l’université. [...] Il y a plus d’une certaine affection pour l’ukrainien32 (en russe, femme, 33 ans, enseignante de français et traductrice). Ces participants-là ont commencé à lire en ukrainien et à écrire en ukrainien plus de postes sur les réseaux sociaux qu’avant pour exprimer leur identité ukrainienne.

Deux personnes ont mentionné que, pour elles, c’était la première révolution du Maïdan, la Révolution orange de 2004-2005, qui avait provoqué une prise de conscience qu’elles étaient

32 Больше появилось душевности к украинскому, в школе этого не было, даже в университете. [...] Появилось больше какой-то теплоты к украинскому языку.

187

Ukrainiennes et qu’il faudrait utiliser l’ukrainien en même temps que le russe ou même plus que le russe. Donc, l’Euromaïdan ne les a pas surpris et n’a rien changé à leurs attitudes. Le premier de ces participants a raconté qu’après la naissance de son fils en 2007, sa femme et lui ont commencé à parler ukrainien en famille pour que l’enfant grandisse avec l’ukrainien comme première langue. Ils continuent cette pratique jusqu’à maintenant. Par contre, l’autre participant rapporte parler ukrainien moins en ce moment, bien que ces sentiments patriotiques n’aient pas diminué depuis 2005. Il a juste compris que l’ukrainien n’est pas sa langue maternelle de toute façon et qu’il voudrait être franc avec lui-même. Les questions de la franchise et de la naturalité de même que de la fausseté et de l’artificialité de diverses pratiques langagières réapparaissent plusieurs fois lors des entretiens et seront traitées dans les Chapitres 9 et 10.

Un tiers des participants appartenant au groupe pro-ukrainien centriste ont déclaré que leurs attitudes envers les deux langues demeuraient aussi positives qu’elles l’avaient été avant le conflit, en dépit des événements politiques. Beaucoup d’entre eux ont remarqué que la question linguistique avait été aggravée par les forces politiques intéressées, mais qu’en réalité ce n’est pas un grave problème. Ils ont dit qu’ils voudraient continuer à utiliser le russe et l’ukrainien et que l’ukrainien ne devrait pas être imposé aux dépens du russe. Néanmoins, ils étaient tous d’accord avec le rôle principal et officiel de l’ukrainien en Ukraine, y compris avec le fait qu’il est la langue d’enseignement à l’école secondaire et à l’université. Toutefois, à leur avis, le russe devrait être également enseigné dans les établissements d’enseignement.

Finalement, les participants pro-russes ont indiqué un changement pour le pire dans leurs attitudes envers l’ukrainien, expliquant qu’ils avaient été indifférents à cette question auparavant, mais que la Révolution de l’Euromaïdan était « la dernière goutte d’eau qui avait fait déborder le vase ». Maintenant ils évitent l’ukrainien autant que possible par principe. Néanmoins, trois 188 personnes ont admis que, quatre ans après l’Euromaïdan, leurs attitudes envers l’ukrainien s’étaient améliorées et que leurs réactions à la question linguistique s’étaient graduellement calmées.

Pour conclure, les événements politiques de 2014 ont influé sur les représentations linguistiques des gens de certaines idéologies linguistiques, ce qui se reflète dans leurs pratiques langagières. Le lien entre la position politique de cette couche de la population étudiée et leurs attitudes et comportements linguistiques se résume très bien dans la remarque suivante d’un des enquêtés:

Locuteur 4: La réaction des opposants à la langue ukrainienne est plus agitée. Avant, il n’y avait pas de sentiments si négatifs, mais il n’y avait pas non plus de gens qui choisissaient de passer à l’ukrainien. C’est un changement des deux côtés33 (en ukrainien avec quelques expressions russes, homme, 39 ans, programmeur). Le locuteur 4 du groupe « Language matters » a également raconté qu’une fois il avait écrit un message en ukrainien à un ami avec qui il n’avait pas été en contact depuis longtemps mais avec qui il avait toujours communiqué en russe auparavant. En réponse, il a reçu un texte long et détaillé en russe, expliquant les opinions de son interlocuteur sur la situation politique ukrainienne: comment ce dernier voit la question linguistique et pourquoi il n’utilise pas l’ukrainien dans sa correspondance. Donc, même si le message initial était court et innocent, l’utilisation de l’ukrainien a ajouté un angle politique à cette communication. Cela démontre la politisation du choix de code sur le terrain décrit au moment de l’enquête.

33 Реакція противників української більш бурхлива. Не було раніше такого явного негативу до української і ніхто теж не переходив на укр., тобто це зміна з двох боків. 189

8.3.1.2. Changements linguistiques à Kharkiv selon les participants: Entre la honte et la fierté

Plusieurs participants de tous les trois groupes idéologiques ont remarqué des changements dans la situation linguistique à Kharkiv depuis 2013-2014. Un jeune interviewé (en russe, homme, 29 ans, designer-musicien) a mentionné qu’en 2014 il était devenu honteux d’être

Kharkivien. La ville a été étiquetée comme séparatiste pro-russe, et c’est la honte qui a poussé les gens à en faire plus pour prouver que Kharkiv est une ville ukrainienne, à savoir utiliser l’ukrainien, organiser des événements culturels ukrainiens, etc. Une autre participante a remarqué que la région de Kharkiv « joue le rôle imposé d’une région russophone parce qu’on ne connaît pas la langue ukrainienne »34 (en russe et en ukrainien, femme, 55 ans, enseignante dans une université), ce qui sous-entend que la russophonie distinguant cette région de celles de l’Ouest n’est qu’une farce utilisée à des fins politiques; et, en réalité, la langue ne touche pas à l’identité ukrainienne de ses habitants.

L’un des participants pro-ukrainiens a remarqué:

Locuteur 17: Quand l’État ukrainien s’est trouvé menacé, les gens se sont serré les coudes et ont commencé à utiliser l’ukrainien plus, mais dans certaines sphères, par exemple, sur les réseaux sociaux, pas constamment dans la communication quotidienne35 (en russe, homme, 30 ans, gérant d’un projet en informatique). Un des enquêtés qui est passé à l’ukrainien remarque que l’ukrainien « est maintenant perçu plus calmement » partout dans la ville, même dans les quartiers les plus

éloignées du centre-ville, où il y a traditionnellement moins de gens éduqués, tandis qu’en 2015 les gens se tournaient, surpris, quand ils entendaient l’ukrainien.

34 В нас трішечки вимушена ця роль бути російськомовним регіоном, тому що ми російськомовні, тому що ми просто української не знаєм. 35 Когда украинское государство оказалось под угрозой, люди больше сплотились и стали больше использовать украинский язык, но в каких-то других сферах, не в постоянном общении друг с другом. 190

D’autres participants ont signalé entendre l’ukrainien parfois dans les airs de jeux des enfants tous petits, qui vont aux garderies ukrainophones ou à qui les parents parlent ukrainien.

Cependant, ce qui distingue les personnes interrogées des groupes idéologiques différents c’est la réaction à ces changements linguistiques. Si les Kharkiviens pro-ukrainiens accueillent ces changements avec enthousiasme, les participants pro-russes s’énervent quand ils entendent l’ukrainien, surtout des petits enfants, critiquant leurs parents pour l’indifférence à la lutte pour leurs droits de russophones:

Locuteur 23: Bien sûr, une génération grandit qui a cédé à l’ukrainisation. La plupart des gens sont très primitifs, des profanes. Ils ne savent pas résister, et ils suivent stupidement là où on les mène. Ils envoient leurs enfants dans les écoles ukrainiennes et ne se battent pas pour leur identité [russe]. Par conséquent, les enfants deviennent des Ukrs36 avec une mentalité et des points de vue correspondants37 (en russe, homme, 47 ans, programmeur). Les russophiles sont d’habitude fiers de leur russophonie, admirant le russe comme langue de l’éducation, de la science et de la culture. Ils prennent grand soin de rester russophone et Russe, et les changements vers l’utilisation plus fréquente de l’ukrainien les dérangent. Ils postulent que

Kharkiv est la ville la plus intelligente de l’Ukraine, et la langue russe est l’une des raisons de sa supériorité par rapport aux autres villes ukrainiennes.

8.3.2. Données sur les compétences et les comportements linguistiques auto-déclarés

Prenant en compte les idées de Grosjean (1998, p. 132) que les bilingues sont rarement

également courants dans tous les aspects linguistiques de leurs langues (voir Chapitre 2, Section

36 Un surnom pour les Ukrainiens nationalistes qui est lié à la tribu des « Ukrs » qui étaient ostensiblement les ancêtres des Ukrainiens contemporains. Les russophiles trouvent leur existence invraisemblable et se moquent d’elle. 37 Поколение растет, а люди очень примитивны в большинстве своем. Они не могут сопротивляться, обыватели. Они тупо следуют всему, что им указывают. Отдают детей в украиноязычные школы, никак не борются за свою идентичность. Естественно дети становятся украми в конечном счете с соответствующим мировоззрением, с соответствующими взглядами.

191

2.2.2.), on analysera le choix de code des participants dans chacune des quatre habiletés linguistiques. Ci-dessus, je présenterai le tableau qui résume les compétences et les comportements langagiers des participants auto-déclarés dans les quatre aspects principaux de l’usage linguistique: la compréhension écrite et orale et la production écrite et orale. Ensuite, j’expliquerai le tableau d’une manière plus détaillée dans les deux sections suivantes. Je me pencherai au début sur le choix entre le russe et l’ukrainien des participants, et ensuite je parlerai de leurs compétences en langues étrangères ainsi que de leurs attitudes envers elles.

8.3.2.1. Résumé d’utilisation des langues auto-déclarée dans quatre compétences linguistiques

Aspects de l’usage « Language matters » « Language does not Pro-russes linguistique matter »

Compréhension Surtout en ukrainien Surtout en russe, En russe, rarement écrite (lecture) et en anglais, plus mais parfois en en ukrainien par rarement en d’autres ukrainien, parfois en principe (« seulement langues étrangères, anglais ou une langue lorsqu’ils sont rarement russe (par étrangère (selon la obligés »), parfois mais principe) nécessité, pour le rarement en anglais ou travail et les dans une autre langue voyages). étrangère (surtout au travail)

Production écrite Surtout en ukrainien, Principalement Principalement en en anglais ou dans une russe, parfois russe, rarement en autre langue étrangère, ukrainien (surtout ukrainien (quand ils rarement russe par dans des contextes sont obligés dans la principe. Adaptation formels), parfois en documentation bilingue: ne passent anglais ou dans une officielle), parfois en pas au russe en écrivant autre langue anglais ou dans une aux destinataires étrangère (au travail autre langue russophones. et pour faire étrangère (surtout au réservation d’un travail). Adaptation hôtel). Adaptation bilingue: ne s’adaptent bilingue: peuvent pas à l’ukrainien, répondre dans la continuent à écrire en russe. 192

langue du destinataire.

Production orale Surtout en russe mais Principalement en Surtout en russe, essaient d’utiliser russe (ils se jamais en ukrainien l’ukrainien le plus plaignent de ne pas (ils disent qu’ils ne le que possible (ils se pouvoir bien parler) connaissent pas), plaignent de ne pas mais peuvent utiliser parfois en anglais ou pouvoir bien parler), l’ukrainien en dans une autre langue essaient de parler répondant à un étrangère (au travail ou anglais ou une autre locuteur en voyageant mais langue étrangère (au ukrainophone, rarement parce qu’ils travail ou en essaient de parler voyagent surtout en voyageant). Adaptation anglais ou une autre Russie). bilingue: essaient de langue étrangère (au Adaptation bilingue: passer à l’ukrainien en travail ou en ne s’adaptent pas aux parlant aux voyageant). ukrainophones, ukrainophones. Adaptation bilingue: continuent à parler certains peuvent russe. s’adapter aux ukrainophones.

Compréhension Ne remarque pas si Ne remarque pas si Comprennent bien orale (en regardant c’est en russe ou en c’est en russe ou en l’ukrainien mais la télévision, en ukrainien, essaient de ukrainien, essaient préfèrent le russe, voyant un film au voir des films en de voir des films en parfois essaient cinéma ou en anglais ou dans une anglais ou dans une d’améliorer leur écoutant la radio) autre langue étrangère autre langue compréhension orale pour améliorer leur étrangère pour dans des langues compréhension orale améliorer leur étrangères si leur compréhension orale travail l’exige. si leur travail l’exige ou s’ils aiment voyager. Tableau 3. Utilisation des langues auto-déclarée dans quatre compétences linguistiques 8.3.2.2. Analyse du choix de code auto-déclaré en russe et en ukrainien selon les groupes idéologiques

Dans le tableau ci-dessus, on voit que le groupe pro-ukrainien a commencé à utiliser l’ukrainien davantage. Pour la compréhension orale et écrite, ils utilisent surtout l’ukrainien, ne consommant que très peu de produits culturels en russe et les remplaçant par des ressources anglophones. Il paraît qu’ils essaient de remplacer le russe par l’anglais. Quant à la production 193

écrite, certains participants de ce groupe idéologique écrivent (des messages SMS, des courriels, des posts sur les réseaux sociaux) uniquement en ukrainien. Néanmoins, il y a une divergence entre la production écrite et la production orale: ils ne parlent ukrainien que dans quelques situations particulières (voir la Section 8.3.3.). La production orale est la compétence la plus difficile à maîtriser pour les participants adultes, car elle demande des réactions immédiates dans le choix du vocabulaire et dans la construction des phrases. Ce qui est intéressant c’est que les participants pro-ukrainiens les plus motivés ont rapporté « s’entraîner à parler ukrainien » avec leurs amis et collègues, en se mettant d’accord de parler uniquement cette langue pendant certains jours de la semaine. Ils ont également mentionné qu’ils ne laissent jamais passer l’opportunité de parler ukrainien et s’adaptent plus aux locuteurs ukrainophones pour montrer leur respect pour eux ou pour pratiquer la langue avec des locuteurs natifs. Auparavant, cette pratique n’était pas courante parmi les citadins russophones de l’Est de l’Ukraine, qui, au contraire, s’attendaient à ce que les ukrainophones passent au russe (Søvik, 2010, p. 21):

Locutrice 11: Quand j’entends en réponse ou en général l’ukrainien, je passe immédiatement, instantanément. J’aime entendre l’ukrainien et je perçois ça avec beaucoup d’émotion38 (en russe et en ukrainien, femme, 55 ans, enseignante). Donc, même si on peut entendre toujours le russe des participants « Language matters », ce qui est contradictoire à leur idéologie et attitudes linguistiques, cela ne signifie pas qu’ils ne mettent pas en pratique ce qu’ils plaident. Ils y sont investis, mais, pour beaucoup d’entre eux, c’est toujours difficile et réservé à certains contextes.

Le groupe centriste « Language does not matter » est plus libéral dans la question linguistique, soit parlant toujours russe soit passant parfois à l’ukrainien selon leur humeur :

Locuteur 3: Je le fais au feeling. Ou bien si un vendeur m’adresse la parole en russe, je continue en russe, si en ukrainien, je continue en ukrainien. Je n’y vois pas

38 Если в ответ или вообще слышу украинскую речь, я мгновенно переключаюсь, мгновенно. Люблю и с трепетом воспринимаю, если слышу такую речь. 194

d’obstacles. Je n’insiste pas pour qu’on parle une langue particulière. Je n’ai pas de partis pris dans cette question (rit)39 (en russe, homme, 39 ans, ingénieur). Ils rapportent adapter la parole vers l’ukrainien en communiquant avec des ukrainophones s’ils peuvent le faire (cependant c’est plus problématique pour des gens plus âgés) ou bien si leur interlocuteur ukrainophone leur plaît40. Toutefois, dans le comportement linguistique de ce groupe, le russe domine: ils parlent, écrivent et lisent surtout en russe, passant seulement quelquefois en ukrainien. Certaines personnes de ce groupe peuvent être plus proches du groupe

« Language matters », essayant de lire davantage en ukrainien, mais ne rejetant pas non plus les produits culturels en russe, contrairement au groupe précédent.

Le groupe pro-russe comprend parfaitement l’ukrainien, mais préfère toujours le russe

« par principe ». L’un de tels interviewés a raconté que, quand, en Ukraine, on avait commencé à projeter des films dans les cinémas uniquement en traduction ukrainienne, sa famille allait au cinéma en Russie, dans la région voisine, pour voir des films en russe. En ce qui concerne la production orale et écrite, la cohorte pro-russe utilise le russe et passe à l’ukrainien seulement sous la pression, en l’évitant autant que possible: « Je peux peut-être parler ukrainien mais je n’essaie jamais ».

Paradoxalement, pendant les entretiens, certains participants utilisaient quand même des tournures ukrainiennes dans leur discours russe parce qu’ils ne pouvaient pas trouver d’autres expressions égales en russe. Cela prouve qu’ils sont bilingues même si certains n’ont pas mentionné l’ukrainien comme langue dans laquelle ils ont au moins une compétence minimale.

Certains d’entre eux allaient jusqu’à mettre en valeur leur méconnaissance de l’ukrainien. Donc,

39 Ну, как бывает, как пойдет. […] Если со мной продавец заговорит на русском, я продолжу на русском, если на украинском, на украинском. Я в этом не вижу препятствий. Я здесь не предвзят. 40 Pour plus d’informations sur le choix de code et les stratégies d’adaptation bilingue, voir le Chapitre IX.

195 il me semble qu’il y a une divergence entre leur compétence réelle en ukrainien et leur positionnement comme « russophone unilingue ».

8.3.2.3. Désir de savoir et compétences en langues étrangères

Les participants des idéologies opposées sont unanimes dans leur désir de maîtriser des langues étrangères. Même les participants pro-russes, qui ont exprimé des attitudes radicalement négatives envers les États-Unis et certains pays européens, ont également manifesté leur intérêt pour des langues internationales, telles que l’anglais, l’allemand, etc. Cela démontre que la compréhension des avantages professionnels et personnels l’emporte sur la désapprobation de l’OTAN et surtout des États-Unis41.

Parmi les langues de l’UE dans lesquelles les participants ont une certaine compétence et auxquelles ils s’intéressent, figurent l’anglais, le polonais, le français, l’allemand, l’espagnol et le hongrois (par ordre décroissant de mentions). Les premières quatre langues sont des langues internationales parlées dans plusieurs pays du monde, d’où l’intérêt de les maîtriser, tandis que le polonais intéresse ceux qui veulent travailler ou étudier en Pologne, un pays représentant une option européenne moins chère que les pays de l’Europe occidentale. Quatre personnes ont remarqué également qu’il est temps d’apprendre le chinois à cause de la puissance croissante mondiale de la Chine.

La meilleure compétence dans les langues étrangères s’observe chez les spécialistes en informatique embauchés par des compagnies de sous-traitance (outsourcing) travaillant pour des marchés extérieurs ainsi que chez les enseignants, surtout au niveau universitaire, qui sont désormais exigés d’avoir une compétence en anglais.

41 Pour plus sur la « fierté » et « profit » de plurilinguisme, voir le Chapitre X. 196

La possibilité de voyager dans les pays européens a aussi contribué à l’augmentation de l’enthousiasme pour l’apprentissage des langues de l’UE et surtout de l’anglais. Un des participants a remarqué que:

Locuteur 7: La jeunesse a commencé à mieux parler des langues étrangères, grâce au régime sans visa avec l’UE. Ils voyagent et veulent être des gens de l’Europe et du monde. Cette ouverture d’esprit est magnifique. Ça influence la situation sociolinguistique. On entend plus d’anglais des jeunes gens, y compris dans la sphère du service42 (en russe et en ukrainien, homme, 65 ans, bibliothécaire, enseignant, écrivain). D’une façon prévisible, les gens plus âgés ont une compétence plus faible en langues

étrangères ou aucune. D’autres participants ne maîtrisant pas et ne s’intéressant pas aux langues

étrangères sont ceux qui ont subi des pertes économiques à la suite de l’Euromaïdan et, n’ayant aucune opportunité de voyager, n’ont pas bénéficié du régime sans visa avec l’Union européenne. Ils s’orientent plutôt vers la Russie et la langue russe.

8.3.3. Analyse de l’utilisation de l’ukrainien selon situations, thèmes et lieux

Comme il s’agit d’une communauté qu’on appelle « russophone », le russe y est utilisé dans un grand nombre de domaines, mais dans quels contextes utilise-t-on l’ukrainien?

Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur le concept des domaines du comportement linguistique de Fishman (1965, p. 75) (voir Chapitre 2, Section 2.4.2.). Ci-dessus, je présenterai un tableau résumant les situations, thèmes et lieux où les participants utilisent l’ukrainien. Ensuite, dans les trois sections suivantes, j’expliquerai chaque aspect (situation, thème et lieu) d’une manière plus détaillée.

42 Молодежь лучше стала говорить на иностранных языках, благодаря безвизу, они путешествуют и хотят быть людьми Европы, мира. Эта открытость замечательна. Это сильно влияет на социолингвистическую ситуацию. Больше слышен английский язык от молодых людей, в том числе в сфере обслуживания.

197

8.3.3.1. Résumé des situations, thèmes et lieux de l’utilisation de l’ukrainien par les participants des trois groupes idéologiques

« Language matters » « Language does not Pro-russe matter » Situations Formelles: Formelles: utilisent Formelles: Formelles/ - avec les l’ukrainien peu, car - lisent en ukrainien tout le monde se Informelles fonctionnaires d’État, les documents - avec les étudiants; comprend, surtout officiels rédigés en pour lire des ukrainien, - avec les employés documents officiels dans le domaine des - écoutent des services Informelles: discours officiels des Informelles: - Pour écouter des fonctionnaires d’État pratiquent l’ukrainien informations à la à la télévision. avec leurs amis et télévision; Informelles: membres de famille - Peuvent passer à - pour exprimer ukrainophones, sur l’ukrainien en parlant l’ironie et l’humour. les réseaux sociaux aux ukrainophones; - pour exprimer de l’humour. Thèmes Pour ceux qui sont - pour rapporter - pour raconter une passés à l’ukrainien: certaines choses que blague, surtout tous les thèmes. les locuteurs ont ridiculisant les Pour les autres: entendues en campagnards. ukrainien; - pour s’exprimer sur la politique ou culture - Ceux qui utilisent ukrainienne, surtout l’ukrainien au travail par écrit, parfois à continuent à utiliser l’oral; des termes ukrainiens - pour parler de leurs en en parlant. activités - pour exprimer professionnelles si certaines émotions, elles sont en quelque chose de ukrainien; personnel, « l’amour - pour rapporter pour la patrie ». certaines choses que les locuteurs ont entendues en ukrainien; - pour exprimer certaines émotions, quelque chose de 198

personnel, « l’amour pour la patrie ». Lieux Pour ceux qui sont - dans les - dans les passés à l’ukrainien: établissements établissements tous les lieux; d’enseignement; d’enseignement; Pour les autres: - dans les tribunaux et - dans les tribunaux - dans les d’autres organisations d’autres organisations établissements d’État. d’État. d’enseignement; Mais seulement s’ils -dans les boutiques, sont obligés et d’une cafés et restaurants; manière réceptive (ils lisent et écoutent), ne - sur les réseaux répondant jamais en sociaux et médias de ukrainien. masse; - dans les tribunaux et d’autres organisations d’État; - dans les organisations liées à l’Armée ukrainienne l’ATO; - dans les bureaux des compagnies d’orientation patriotiques; - lors d’événements culturels organisés par des organisations ukrainophiles Tableau 4. Situations, thèmes et lieux de l’utilisation de l’ukrainien par les participants des trois groupes idéologiques

8.3.3.2. Situations formelles et informelles de l’utilisation de l’ukrainien

Situations formelles. Les ukrainophiles utilisent l’ukrainien souvent dans les situations officielles avec des fonctionnaires d’État, avec les étudiants en donnant des conférences dans des

établissements d’enseignement et avec des employés dans le domaine des services. La dernière pratique est inspirée par le désir patriotique de promouvoir la langue d’État dans le commerce à

Kharkiv. Un de tels participants a choisi le russe pour l’entretien, et, quand une serveuse s’est 199 approchée de notre table, nous saluant en russe, il a commandé son repas en ukrainien d’une façon démonstrative, ensuite s’est tourné vers moi et a continué à parler russe. Quand je lui ai demandé pourquoi il l’avait fait, le participant a répondu qu’il préférait utiliser l’ukrainien avec

« des gens qui sont au service ».

Locuteur 16: Je ne veux pas être une espèce de source de quelque sentiment que Kharkov est une ville russophone ou provoquer l’utilisation du russe si les gens n’allaient pas l’utiliser dès le début. Si je viens quelque part où les gens sont en train d’exercer leurs fonctions professionnelles et je commence à parler russe, je contribue à la formation de quelque milieu où on comprend que « tout le monde vient et parle russe, à quoi bon passer à l’ukrainien, ce n’est qu’une fantaisie »43 (en russe avec quelques expressions en anglais, homme, 47 ans, programmeur, manager en informatique). Les participants « Language does not matter » et la cohorte pro-russe utilisent l’ukrainien très peu dans les situations formelles, car tout le monde se comprend de toute façon ou parce qu’ils s’attendent à ce que leur interlocuteur passe au russe lui-même.

Situations informelles. Les participants pro-ukrainiens pratiquent l’ukrainien avec leurs amis et membres de famille ukrainophones; ceux qui sont passés à l’ukrainien complètement l’utilisent avec tout le monde. En outre, beaucoup de gens utilisent l’ukrainien pour exprimer de l’humour.

Pour les participants pro-russes, c’est la seule situation dans laquelle ils acceptent l’utilisation de l’ukrainien - pour se moquer des campagnards et des personnes simples ou dans le cas où quelqu’un a fait quelque chose de mal et voudrait justifier sa faute en se faisant passer pour une personne simple.

43 Я не хочу быть неким источником какого-то ощущения, что Харьков - русскоязычный, или провоцировать использование русского языка, если они не предполагали этого делать. Если я прихожу куда-то, где люди находятся при исполнении своих профессиональных обязанностей, и я начинаю говорить по-русски, я вношу свою лепту в формирование какой-то среды, где люди понимают: «ну, все же приходят, по-русски говорят, а чё я буду по-украински, это всё выдумка какая-то? 200

8.3.3.3. Thèmes dans lesquels les participants passent à l’ukrainien

Les locuteurs pro-ukrainiens utilisent l’ukrainien pour s’exprimer au sujet de la politique et de la culture ukrainiennes. Beaucoup de locuteurs utilisent l’ukrainien pour rapporter certaines choses qu’ils ont entendues dans les médias de masse en ukrainien pour s’épargner les efforts de traduction, parfois continuant leur discussion en ukrainien, surtout sur les médias sociaux, parfois à l’oral.

Ceux qui utilisent l’ukrainien au travail continuent à employer des mots ukrainiens (des termes, des noms d’activité, etc.) en en parlant. En outre, l’ukrainien est utilisé pour exprimer certaines émotions fortes:

Locutrice 14: J’ai remarqué que quand j’ai envie de dire, pas juste lui dire [à son compagnon], mais aux autres aussi, quelque chose de personnel, je me masque toujours derrière l’ukrainien, c’est-à dire certains mots me plaisent, ils sont intéressants pour quelque raison ou bien pour masquer les émotions, bien qu’en réalité, tu les révèles au contraire (elle rit), j’utilise l’ukrainien44 (en russe, femme, 33 ans, gérante d’un projet en informatique). La locutrice se cache derrière l’ukrainien parce qu’il peut être utilisé pour dédramatiser la situation par la plaisanterie, mais, comme elle le dit elle-même, une telle utilisation rajoute, au contraire, des nuances émotionnelles par certaines expressions colorées.

L’ukrainien permet également aux ukrainophiles d’exprimer leur appartenance au groupe national ukrainien et leur amour pour la patrie.

Locutrice 15: J’ai envie juste, si ça correspond à quelque état d’esprit, à un désir même, d’exprimer « l’amour pour la patrie » (en ukrainien), quelques émotions

44 Я заметила также, что, когда мне хочется не только ему, но и другим людям что-то душевное сказать, я маскируюсь за украинский язык, то есть мне нравятся какие-то слова, какие-то они интересные, или чтобы эмоциональность скрыть, хотя, на самом деле, ты только наоборот ее показываешь (смеется), я тогда использую украинский язык. 201

fortes qu’il vaut mieux exprimer en ukrainien, alors je parle ukrainien45 (en russe, avec quelques phrases en ukrainien, femme, 30 ans, philologue, enseignante des enfants). Pour les mêmes raisons, certaines personnes postent des commentaires sur les réseaux sociaux en ukrainien. En général, l’Internet et les médias sociaux permettent d’exprimer les sentiments patriotiques et nationalistes les plus forts, perpétuant, en même temps, les polarités idéologiques existantes.

Pour les participants pro-russes, ce domaine d’usage n’existe pas. Cependant, ils utiliseraient l’ukrainien pour raconter une blague parce que, selon eux, l’ukrainien est une langue

« tellement drôle ».

8.3.3.4. Lieux de l’utilisation de l’ukrainien

Il existe des lieux définis et les contextes dans lesquels les gens pro-ukrainiens essayant de passer à l’ukrainien utilisent l’ukrainien à l’oral:1) dans les établissements d’enseignement; 2) dans les tribunaux et d’autres organisations d’État; 3) sur les réseaux sociaux et médias de masse; 4) dans les boutiques, cafés et restaurants (en commandant et achetant, les participants pro-ukrainiens parlent ukrainien aux serveurs et vendeurs); 5) au sein des organisations liées à l’Armée ukrainienne et avec les anciens combattants de l’ATO; 6) aux bureaux des compagnies d’orientation patriotique (si l’administration d’une compagnie est d’idéologie pro-ukrainienne, les employés de la même idéologie parlent ukrainien au bureau); 7) aux événements culturels, souvent organisées par des organisations ukrainophiles, où il y a des discussions des questions d’actualité et des problèmes touchant toute l’Ukraine.

45 Мне просто хочется, это соответствует какому-то моему состоянию души, такому прям желание, любов до Батьківщини, какие-то такие очень сильные эмоции, которые лучше выражать на украинском языке, вот тогда я на украинском говорю. 202

L’ukrainien est également utilisé par les médias de masse diffusant dans toute l’Ukraine.

Ainsi, les personnes publiques y travaillant utilisent la langue officielle du pays. Dans la même veine, les personnes publiques et les entrepreneurs communiquent en ukrainien, en adressant la parole à toute la population de l’Ukraine à l’oral et par écrit (sur les réseaux sociaux ou dans les médias de masse).

Selon les témoignages des enquêtés, l’ukrainien est préféré dans la communication orale et écrite par la jeunesse influencée par les événements de 2014 ainsi que par les étudiants et jeunes spécialistes travaillant en informatique si l’administration et les employés de leur compagnie sont d’orientation pro-ukrainienne. Plusieurs participants ont rapporté connaître des gens dans leurs bureaux qui sont déjà passés à l’ukrainien ou le pratiquent de temps en temps, dont on a interviewé quelques-uns.

Quant à l’utilisation de l’ukrainien dans l’enseignement secondaire et supérieur, surtout les établissements enseignant le droit, la culture, la littérature et l’histoire de l’Ukraine le font en ukrainien. Dans les autres cas, le choix de langue dépend du positionnement de l’administration de chaque école et université donnée et de la position politique personnelle de l’enseignant et des

étudiants. Pour plus d’informations sur ce sujet, voir le Chapitre 10.

Conclusions du Chapitre VIII

Pour résumer brièvement ce chapitre, on peut conclure, tout d’abord, que les russophones interviewés sont des bilingues ou plurilingues avec la langue dominante russe. C’est pourquoi, de mon point de vue, l’appel du gouvernement russe en 2014 à la protection des « russophones » et des « compatriotes russes à l’étranger » n’a pas eu son effet désirable. Ces russophones sont des bilingues même s’ils utilisent la langue russe dans plusieurs domaines de leur comportement linguistique. 203

L’utilisation de l’ukrainien et du russe diffère selon les domaines de comportement linguistique (situations, thèmes, lieux), mais dépend également de l’idéologie linguistique des participants à l’enquête. Le conflit a influencé les représentations et idéologies linguistiques déjà existantes (voir le Chapitre IV), les rendant plus marquées et polarisées selon l’appartenance aux groupes nationaux et l’interprétation du rôle de la langue dans l’État-nation.

Le choix de langue des formulaires de consentement, des entretiens et la sélection des pseudonymes confirment l’hypothèse initiale de l’auteure que le positionnement politique de même que l’identification nationale et régionale influencent le choix de code des locuteurs.

L’analyse des catégories d’âge, de niveau d’éducation et de métier démontre une certaine corrélation entre le choix idéologique des participants et leurs intérêts matériels et professionnels: ceux qui ont bénéficié de la Révolution de l’Euromaïdan (souvent les gens dont la profession était liée à l’Europe et au monde occidental) avaient une opinion plus favorable envers l’Ukraine et sa langue, soutenant l’aspiration de l’Ukraine à l’intégration européenne.

D’ailleurs, le choix idéologique dépend également de l’orientation politique du groupe d’appartenance le plus saillant pour chaque personne donnée. Les deux participants qui sont passés à l’ukrainien sont des hommes, un programmeur de 41 ans et un barista de 21 ans, d’orientation patriotique pro-ukrainienne. En plus, compte tenu de leurs âges et professions, leur choix s’explique également par la mode chez les jeunes pro-ukrainiens de parler ukrainien davantage dans le premier cas et par l’influence de l’affiliation professionnelle dans le second. Il est à noter également que les épouses/compagnes des deux hommes continuent à parler russe, probablement parce que le passage à une langue non-standard pour cette communauté est plus facile à faire en occupant une position de force dans la société, que les femmes ne possèdent pas, 204 c’est pourquoi elles se conforment beaucoup plus que les hommes aux formes sociolinguistiques ouvertement prescrites. Toutefois, cette question mérite une recherche séparée plus approfondie.

Dans les cas de l’auto-ukrainisation des patriotes ukrainiens, on voit qu’il y a une variation selon les aspects d’usage linguistique (compréhension écrite et orale; production écrite et orale), la production orale étant la compétence la plus difficile à atteindre pour les locuteurs adultes, ce qu’ils essaient de contrebalancer en utilisant l’ukrainien toujours par écrit, tout en continuant à parler russe dans plusieurs contextes. Certains locuteurs qui ont du mal à parler ukrainien utilisent des mots, expressions et phrases ponctuelles en ukrainien à l’oral pour exprimer leur appartenance nationale. Les participants centristes emploient l’ukrainien selon leur humeur parce que « tout le monde se comprend », alors que l’utilisation de l’ukrainien du groupe pro-russe est limitée à quelques expressions idiomatiques et à l’expression de l’ironie et de l’humour.

Au niveau des changements linguistiques dans la ville, on peut remarquer que les individus d’idéologie pro-ukrainienne essaient d’utiliser l’ukrainien avec les fonctionnaires d’État ainsi qu’avec les employés du secteur tertiaire. L’utilisation de l’ukrainien a augmenté dans les établissements d’enseignement et dans le secteur des services, sur les réseaux sociaux et dans les médias de masse ainsi que dans les organisations étatiques et pro-ukrainiennes.

Cependant, il ne faut pas oublier que certains Kharkiviens pro-russes refusent par principe de l’utiliser.

Quant aux langues étrangères, la plupart des participants ont exprimé le désir de les apprendre, mais les participants pro-ukrainiens y sont plus enthousiasmés que le groupe pro- russe, qui est orienté plutôt vers la Russie. L’anglais reste toujours la langue la plus populaire, mais il y a eu une vague d’intérêt pour le polonais parce que la Pologne est le pays le plus proche 205 de l’Ukraine, déjà membre de l’Union européenne avec un niveau de vie plus élevé. Certains participants ont constaté l’amélioration de la compétence en langues étrangères parmi les jeunes.

J’ai remarqué des divergences entre les convictions idéologiques des participants et leurs pratiques: 1) Certains ukrainophiles écrivent en ukrainien mais continuent à parler russe; 2) Les participants pro-russes qui semblent fiers de leur méconnaissance de l’ukrainien utilisent de toute façon des expressions ukrainiennes, en parlant russe; 3) Les russophiles antiaméricanistes sont quand même intéressés à l’apprentissage de l’anglais.

206

CHAPITRE IX: INFLUENCE DES NORMES ET DES RELATIONS INTERGROUPES

SUR LE CHOIX DE CODE

9.1. Catégorisation entre « les siens » et « les autres » et son influence sur les pratiques linguistiques

L’analyse des entretiens a démontré que, dans les descriptions de leurs pratiques linguistiques, les participants à l’enquête catégorisent les langues et leurs locuteurs comme les

« siens » et les « autres », considèrent les langues comme « natales » et « étrangères » selon leur position politique ainsi que perçoivent les pratiques langagières comme « naturelles » et

« artificielles ». Dans cette partie, on explorera ces dichotomies de plus près.

9.1.1. Catégorisation entre « les siens » et « les autres »

En planifiant mon enquête de terrain, j’ai divisé conditionnellement la population étudiée en trois groupes idéologiques. Dans cette section, je voudrais discuter des relations entre ces groupes et des façons dont leur positionnement influence leurs représentations linguistiques et pratiques langagières.

Kharkiviens russophones Les siens (groupe endo) Les autres (groupe exo) Patriotes fervents pro- Les ukrainiens pro-ukrainiens Les Ukrainiens pro-russes et ukrainiens Les ukrainophones de l’Ouest de parfois centristes l’Ukraine Les Russes de Russie Les Européens et les Américains Centristes Les Ukrainiens pro-ukrainiens Les Ukrainiens radicalement modérés pro-russes ou pro-ukrainiens Parfois les Russes de Russie Les Russes radicalement libéraux ne soutenant pas Poutine nationalistes pro-Poutine Parfois les Européens et les Américains 207

Pro-russes Les Ukrainiens pro-russes Les russophones pro- Les habitants de leur région ukrainiens et surtout les russophone nationalistes Les Russes de Russie Les Ukrainiens ukrainophones de l’Ouest de l’Ukraine (e.g. de la ville de Lviv) Parfois les gens de l’Occident idéologique, e.g. des États- Unis et d’UE. Tableau 5. Catégorisation entre « les siens » et « les autres »

9.1.1.1. Les endo- et exogroupes des russophones pro-ukrainiens radicaux

Les russophones pro-ukrainiens s’opposent à deux groupes en même temps – aux

Ukrainiens pro-russes et aux Russes de Russie. Les plus radicaux d’entre eux ne trouvent pas non plus de langage commun avec les centristes pro-ukrainiens qui font, à leurs yeux, trop de concessions politiques et linguistiques à la Russie et sont trop proches du camp pro-russe. Par exemple, le conflit politique a touché au vif le participant suivant, qui est radicalement hostile aux Russes au point qu’il ne veuille pas voyager aux endroits où il peut les éventuellement rencontrer.

Locuteur 4: Je ne pars pas à l’étranger pour ne pas y rencontrer de Russes (Moskals). J’évite de parler avec eux parce qu’ils soutiennent leur gouvernement qui fait la guerre ici. Je veux que la guerre finisse et qu’on n’aie plus de relations amicales avec la Russie46 (en ukrainien, homme, 39 ans, programmeur). Pour lui, il y a une différence claire entre le vrai Ukrainien, le patriote de son pays, et l’Ukrainien appartenant à l’autre côté du spectre idéologique.

Locuteur 4: Si tu dis que tu es Ukrainien, mais tu ne comprends pas la langue, tu es Khokhol (un terme péjoratif pour un Ukrainien ethnique, souvent utilisé par les Russes) au mieux, mais pas un Ukrainien.

46 Я не виїжджаю за кордон, щоб не зустрічатися там з москалями. Я з ними не спілкуюсь через війну та підтримку їх дій їх влади. Я хочу закінчення війни, і більш ніколи не мати ніяких дружніх стосунків з Росією. 208

Intervieweuse: Qu’est-ce que cette différence signifie pour toi? Locuteur 4: Un Khokhol c’est quelqu’un qui dit qu’il est Ukrainien, mais ne connait pas la langue ukrainienne et aime ses amis du Sud [Nord] (en le disant en ukrainien, il utilise le mot « sud » par erreur, confondant les mots « sud » et « nord » en ukrainien). C’est un Khokhol qui lèche le cul aux Moscals47 et ne connait pas sa langue48 (en ukrainien, homme, 39 ans, programmeur). Comme on voit, pour cet homme, l’amitié avec les Russes et l’ignorance de la langue ukrainienne sont deux attributs qui distinguent le « vrai » Ukrainien patriotique du « mauvais »

Ukrainien, servile aux Russes, qu’il appelle aussi « Petit-Russe ». Ce qui est intéressant, ce participant utilise le terme « Khokhol » pour parler de ces compatriotes d’idéologie opposée, utilisé souvent par les Russes pour décrire les Ukrainiens en général. « Moskal » est une insulte réciproque utilisée par les Ukrainiens pour parler des Russes. Le locuteur 4 emploie les deux références, en s’opposant à deux groupes à la fois. Le mot « Ukrainien » pour lui est un nom digne de quelqu’un qui non seulement soutient l’Ukraine dans le conflit, mais maîtrise aussi sa langue, faisant partie ainsi du groupe ethnoculturel et national ukrainien. Une autre participante de ce groupe idéologique, employée d’une compagnie informatique d’externalisation, a mentionné que, pour elle, les collègues américains étaient des amis parce qu’ils avaient soutenu l’Ukraine en 2014. Elle se sent plus proche d’eux que des Russes de Russie, avec lesquels elle partage la langue russe.

47 Un terme péjoratif pour les Russes, utilisé par les Ukrainiens pour les insulter. Il est réciproque à celui de Khokhol 48 L4: Це не через ставлення до мови, а через розуміння, що ти українець, то повинен знати українську мову, а якщо ти кажеш, що ти українець, але не розумієш мову, то ти – максимум хохол, а не українець. І: А для тебе що це значить, ця різниця? L4: Хохол – це той, хто каже, що він українець, але він української не знає, він любить своїх братів з півдня (півночі). Це хохол, хто ліже сраку москалям і не знає своєї мови.

209

9.1.1.2. Les endo- et exogroupes des russophones pro-russes

À l’autre bout du spectre idéologique, la cohorte pro-russe s’identifie plus comme Russes que comme Ukrainiens. Ce camp s’oppose aux Ukrainiens de l’Ouest ainsi qu’aux Ukrainiens nationalistes.

Locuteur 23: Je déteste les Ukrs. Intervieweuse: C’est qui? Locuteur 23: Ceux qui portent des drapeaux ukrainiens et des vychyvankas49. Intervieweuse: Et s’ils ne le font pas? Locuteur 23: Il faut parler à une personne. Ce sont ceux qui soutiennent l’Ukraine dans le format qu’elle a maintenant. Politiquement50 (en russe, homme, 47, programmeur). Le participant précédent est également parmi ceux qu’il déteste. Il oppose également sa ville russophone à la ville ukrainophone de Lviv, à l’Ouest de l’Ukraine, disant que ceux qui aiment l’ukrainien dans la région de Kharkiv peuvent déménager à Lviv, mais le russe doit rester la langue officielle de Kharkiv. À cause de la nouvelle loi introduisant l’ukrainien dans tous les

établissements d’enseignement, il planifie d’envoyer sa fille à Belgorod, une ville voisine en

Russie, pour faire ses études.

Voici un autre exemple de ce groupe-là.

Locutrice 30: L’exclusion du russe de l’éducation c’est du nationalisme, du fascisme, c’est l’annihilation d’une nation par l’autre. [...] Je n’aurais rien contre si cette région s’appelait la Petite Russie et si on n’avait rien à voir avec l’Ukraine51 (en russe, femme, 35 ans, instructrice de yoga). Cette participante mentionne deux nations, ce qui veut dire que, pour elle, sa région russophone fait partie de la nation russe, qui est détruite par la nation ukrainienne; et c’est la langue russe qui

49 Chemises traditionnelles ukrainiennes. 50 L23: Я ненавижу укров. I: Это кто ? L23: Это те, кто вешает украинские флажки и носит вышиванки. I: А если не носят? L23: Надо поговорить с человеком. Это те, кто поддерживает Украину в том виде, в котором она есть сейчас. Политически. 51 Исключение русского из образования – это национализм, фашизм, уничтожение одной нации другой. […] Я бы не против, чтобы здесь была Малороссия, а чтобы к Украине мы никакого отношения не имели. 210 détermine l’appartenance de ce territoire à la Russie. Cette position répète presque précisément la propagande répandue par la Russie en 2014, qui utilisait les répartitions et les noms anciens pour légitimer sa politique extérieure actuelle. Une autre participante de cette idéologie s’indigne de l’intrusion des États-Unis dans la vie politique ukrainienne, avouant qu’elle ne respecte pas l’Ukraine, car cette dernière « n’a pas de fierté et permet aux Américains de lui écrire une idéologie ». Pour elle, les Américains sont définitivement les « autres » qui se mêlent des affaires du pays destiné à être en alliance avec la Russie.

9.1.1.3. Les endo- et exogroupes des centristes

Se trouvant entre deux pôles idéologiques opposés, les centristes considèrent comme appartenant à leur groupe les Ukrainiens aux opinions aussi modérées que les leurs. Les opinions de ce groupe ne sont pas homogènes et diffèrent en fonction de leur positionnement sur le continuum idéologique – de la position plus proche du côté ukrainien patriotique à la ressemblance aux Ukrainiens pro-russes. Pour les centristes, les Russes libéraux et ceux qui s’opposent à Poutine sont également les « leurs ». Par exemple, l’un de tels participants a mentionné qu’il aime le nouveau mouvement dans la musique russe, celle de « protestation ».

Bien qu’il soit très ukrainophile, il consomme des produits culturels russes et fréquente de temps en temps des festivals de musique en Russie parce que la « tristesse sévère russe lui plaît esthétiquement ». En même temps, il est content de ne pas vivre dans la société qui a inspiré ce type de musique. Pour cette raison, l’Ukraine, malgré tous ses défauts, suscite chez lui plus de sympathie que la Russie. Les Russes qui ont produit cette expression de protestation sont plutôt ses amis qui s’opposent à Poutine que ses ennemis, même s’ils appartiennent à l’autre côté dans la guerre. 211

9.1.2. Influence des relations intergroupes sur les représentations linguistiques

La catégorisation entre « les siens » et « les autres » influence également les représentations linguistiques des participants et leurs attitudes envers les langues.

9.1.2.1. « Language matters » : le russe comme langue du pays-agresseur

Les participants pro-ukrainiens « Language matters » lient la langue russe à la Russie, qu’ils considèrent coupable dans le conflit :

Locuteur 17 : Ce sentiment est difficile à argumenter rationnellement, mais, voyant la Russie, la locutrice native principale de la langue, comme l’État autoritaire et agresseur, qui ne m’impressionne pas, je trouve ça difficile de ne pas le transporter sur la langue. C’est de l’inconscient irrationnel parce que si on me demande pourquoi, je ne pourrais pas répondre (rit)52 (en russe, homme, 30 ans, manager en informatique). Un autre exemple est celui d’une professeure universitaire dont le fils a servi dans l’Armée ukrainienne pendant le conflit et qui a été très affectée par les hostilités. À la question sur sa langue maternelle, elle a répondu : « le russe, aussi navrant que ça soit ». D’un air coupable, elle justifie sa russophonie par le besoin de bien présenter le matériel à ces étudiants, ce qu’elle peut faire seulement dans sa première langue. Ses représentations et pratiques linguistiques ont considérablement changé depuis le début du conflit russo-ukrainien:

Intervieweuse : Ton attitude envers la langue est liée à ton attitude envers le pays? Locutrice 11 : Oui, au pays-agresseur. Je perçois la langue comme sa partie. Même si j’aime cette langue et dans mon enfance j’écrivais des poésies dans cette langue, comme beaucoup d’autres. Mais je perçois la langue comme faisant partie de la Russie. Même si beaucoup de gens disent que c’est la langue « russkii », pas « rossiiski ». Ce sont des choses un peu différentes. Je comprends que certaines choses dans ma position sont trop forcées. Peut-être est-ce parce que c’est trop personnel pour moi, car je sais qui a tiré sur mon fils et que les lance-grenades venaient de l’étranger et j’ai vu des photos où il dort en étreignant son fusil. Je ne peux rien lire, ni voir en russe, même les auteurs classiques. Ni

52 Его рационально обосновать сложно, но, ощущая Россию, основного носителя языка, как агрессора и авторитарное государство, которое мне абсолютно не импонирует, сложно не переносить это на русский язык, но это иррациональное подсознательное, то есть если у меня спросить почему, то я не отвечу (смеется).

212

Tolstoï, ni Pouchkine n’existent pour moi. […] Dès 2014, je suis passée complètement aux films et livres occidentaux ou en ukrainien. Tous ces changements se sont passés après 2014, pas avant, et je comprends maintenant que nous sommes tous coupables de ne pas nous indigner de tout ce qui se passait. La dominance du russe était énorme. L’ukrainien était écrasé. Ce n’était pas belliqueux mais dans de petites choses (en russe et en ukrainien, femme, 55 ans, professeure universitaire). Cette femme se culpabilise d’avoir parlé et aimé le russe auparavant, et maintenant, ayant diamétralement changé son attitude envers cette langue, elle essaie de devenir plus

« ukrainienne » et « ukrainophone », en consommant plus de produits culturels en ukrainien.

Comme il est difficile de devenir bilingue dans toutes les compétences et dans tous les domaines de la vie, elle choisit, au moins, l’ukrainité réceptive.

Un autre participant de cette opinion, diplômé de philologie en langue et littérature russe

(!) et professeur universitaire, a choisi de s’éloigner de sa langue maternelle et de sa spécialisation initiale, en enseignant uniquement en ukrainien et en améliorant sa connaissance du polonais et de l’anglais.

Locuteur 7: Je crois, que donner des cours en russe n’est pas décent ou moral. Il faut se protéger du « russkii mir »53 de cette manière aussi parce que « la grande et puissante langue » est utilisée à des fins propagandistes et c’est naturel de limiter son utilisation54 (en russe et en ukrainien, homme, 60+ ans, philologue, professeur universitaire). La phrase « ce n’est pas décent et moral » fait également référence au groupe opposé d’enseignants, qui donnent des conférences toujours en russe. Il considère que l’ukrainien est utile pour les jeunes parce que « son orthoépie est proche de celle de l’anglais et peut faciliter le passage à l’ukrainien ». Il soutient également le passage de l’ukrainien à l’alphabet latin, ce qui a

été proposé à un certain moment par le Ministère des affaires étrangères de l’Ukraine.

53 « Monde russe », un concept idéologique englobant les pays de l’ex-Union soviétique, utilisé par la propagande de la Russie. 54 …читать лекции на русском языке – это непорядочно. Надо защищаться от «русского мира» и таким образом, потому что « великий и могучий русский язык » используется в пропагандистских целях, и, наверно, вполне естественным является ограничение его использования. 213

Évidemment, ce professeur et scientifique a des attitudes très positives à l’ukrainien qu’il argumente par des caractéristiques uniques, propres à cette langue, en les présentant comme des faits scientifiques. En réfutant la proximité entre le russe et l’ukrainien, il lie ce dernier à l’anglais et aux langues européennes, acceptant le changement de l’alphabet comme une tactique supplémentaire pour s’éloigner de la langue russe.

9.1.2.2. Le groupe pro-russe : le mépris de l’ukrainien comme lien à la politique de l’Ukraine post-maïdanaise

Le groupe pro-russe transporte son attitude négative envers l’Ukraine post- euromaïdanaise sur la culture et la langue ukrainiennes.

Locutrice 28: Depuis 2014, depuis le Maïdan, mon attitude envers l’ukrainien a beaucoup empiré, mais elle était déjà négative avant, dès 199155. Maintenant la langue et la littérature ukrainiennes n’existent pas pour moi. J’ai une amie, une Ukrainienne russophone, qui a commencé à lire de la littérature ukrainienne, disant que « c’est un véritable trésor ». Moi, j’ai pensé: « Elle vient de Vénus et, moi, je viens de Mars ». Dire une chose pareille de la pauvre misérable littérature ukrainienne!56 (en russe, femme, 66 ans, chimiste retraitée) Cette participante pro-russe âgée indique que l’indépendance de l’Ukraine de 1991 était le point de départ où son attitude envers la langue ukrainienne a commencé à changer pour le pire. Cet

événement l’a déchirée de la culture russe, qu’elle considère comme la « sienne ». Dès qu’elle a vu que la culture ukrainienne ne faisait plus partie du même pays que la culture russe, elle est devenue « étrangère » et « pauvre » pour cette locutrice, car la culture ukrainienne avait été séparée de sa grande sœur riche – la culture russe. Les Ukrainiens pro-ukrainiens sont également

55 L’année où l’Ukraine a reçu son indépendance de la Russie. 56 С 2014 года, с Майдана, моё отношение к украинскому языку крайне ухудшилось, хоть и раньше было отрицательным (с 1991-ого года). Теперь для меня украинский язык и украинская литература не существуют. У меня есть одна русскоговорящая знакомая, которая сказала, что начала читать украинскую литературу, и оказалось, что это настоящая сокровищница. А я подумала: «Она с Венеры, а я – с Марса. Мы с разных планет». Такое сказать об убогой украинской литературе!». 214 des « étrangers » pour elle, dont la preuve est la phrase « Elle vient de Vénus, et, moi, je viens de

Mars ».

9.1.2.3. Les centristes: « Je respecte le russe et l’ukrainien d’une manière égale »

Les attitudes des centristes oscillent entre les positions des deux extrémités opposées, décrites ci-haut. Ils disent souvent que les opinions négatives des autres camps les attristent par leur radicalité, comme dans l’exemple ci-dessous:

Locutrice 2: Je n’ai de position radicale ni envers le russe ni envers l’ukrainien. Ça m’offense quand l’un ou l’autre côté s’exprime agressivement envers l’une de ces langues. La langue et la littérature ne sont pas coupables. Les citoyens de l’Ukraine doivent maîtriser la langue ukrainienne et ne pas considérer ça [son aprentissage] comme une insulte57 (en russe, femme, 42 ans, bibliothécaire). Une autre participante centriste éprouve aussi du respect pour les deux langues, en expliquant que le russe est sa première langue et que l’ukrainien est la première langue de quelqu’un d’autre, c’est pourquoi qu’il est également digne de respect.

Locutrice 19: La langue ukrainienne me plaît. Selon son style et vocabulaire, elle est très riche, pleine de synonymes. Je la respecte. Je crois qu’elle est belle. Et le russe c’est ma première langue, donc cela dit tout. C’est confortable pour moi de le parler. Je respecte l’ukrainien et le russe également. Je ne supporte pas quand quelqu’un dit que l’ukrainien c’est « la langue des beaufs » (en ukrainien). Il me semble que ça a l’air humiliant. Je crois que chaque langue est digne. Pour quelqu’un elle est natale et, donc, la meilleure. [...] Et je ne peux pas dire que c’est « une sous-langue de quelque sorte » (en ukrainien). Ou bien il y a des gens qui disent que la langue ukrainienne n’existe pas du tout, ce n’est qu’une série de dialectes qui sont venus de quelque part parce qu’il y a trop de mots empruntés. Mais les gens communiquent, tout est entrecroisé. Je dirais, pour résumer, que je respecte le russe et l’ukrainien d’une manière égale58 (en russe et en ukrainien, femme, 34 ans, comptable).

57 У меня нет радикальной позиции против русского или украинского. Меня обижает, когда та или другая сторона негативно настроена против русского или украинского. Язык и литература не виноваты. Люди, которые живут в Украине, должны свободно владеть украинским и не считать это оскорбительным. 58 Мне нравится украинский язык. По стилю, своей наполненности, очень богатый, много синонимов, я его уважаю. Он, мне кажется, красивым. А русский – мой родной, этим все сказано. Мне удобно на нем общаться. Я уважаю и украинский, и русский наравне. Не то, что некоторые говорят «быдломова». Мне кажется, это унизительно звучит. Мне кажется, что каждый язык достоен. Для кого-то он родной и самый лучший, […] и я не могу сказать, что это «недомова якась». Или есть люди, кототорые говорят, что украинского языка, в принципе, не существует, что это диалекты, которые откуда-то пришли, очень много 215

On voit que cette participante s’oppose au groupe radicalement pro-russe qui insulte la langue ukrainienne, la traitant de « langue des beaufs » et de « sous-langue ». Pour elle, les deux langues méritent du respect. Toutefois, bien qu’elle respecte l’ukrainien, elle a mentionné aussi que, quand elle voyage en Ukraine de l’Ouest, elle passe à l’ukrainien rarement et continue à parler russe aux ukrainophones, car ces derniers la comprennent de toute façon. C’est pour cette raison que ce groupe s’appelle « Language does not matter »: ils maintiennent que, dans l’interaction entre les ukrainophones et les russophones, chaque groupe peut garder sa langue de préférence parce que tout le monde se comprend.

9.1.3. Dichotomie entre « ridna mova/rodnoi iazyk » (native language) et « langue

étrangère »

En effectuant les entretiens, je me suis rendu compte du fait que les participants interprètent différemment les notions de « ridna mova » (en ukrainien) et « rodnoi iazyk » (en russe). Dans les langues slaves, les adjectifs « ridna »/« rodnoi» signifient « natal » ou « natif ». La traduction la plus proche au sens de cette phrase sera l’expression anglaise « native language » (Sériot, 2017-

18, p. 171). Cependant, cette traduction reste de toute façon très approximative, car ce terme ne signifie pas nécessairement la première langue acquise par un locuteur (Olszanski, 2012, p. 14). Il s’agit plutôt d’une langue d’identification nationale ou de prise de position politique.

L’ambiguïté de la notion de « ridna mova/rodnoi iazyk » remonte à la politique de korénizatsiia (indigénisation) de Lénine qui visait à reconnaître les diverses ethnicités faisant partie de l’Union soviétique nouvellement créée pour apaiser les tensions nationalitaires (Arel, 2009, p.

21). Les divisions en unités administratives se faisaient selon le critère de l’ethnie dominante, dite

заимствованных слов. Люди общаются, это все перекрещено. Я уважаю украинский, наравне с русским, я скажу, подведя итог. 216 titulaire, dont la langue éponyme était considérée comme sa « ridna mova/rodnoi iazyk » (native language). Ainsi, les Ukrainiens étaient reconnus comme une ethnicité et un peuple parce qu'ils parlaient une langue distincte (Arel, 2006, p. 28). Sériot (2017-18) appelle cette pratique de l’État

« linguistique politique », où la langue devient une identité collective, remplissant une fonction symbolique aux dépens de la fonction communicative (p. 181).

Aujourd’hui, les sociolinguistes slaves définissent « ridna mova/rodnoi iazyk » comme: 1) une langue parlée par la mère d’un.e locut.eur.rice, c’est-à-dire la « langue maternelle » proprement dite; 2) une langue qu’un.e locut.eur.rice entend dès la petite enfance; 3) la première langue qu’un.e locut.eur.rice a commencé lui-même à parler dans son enfance; 4) la langue qu’un.e locut.eur.rice utilise actuellement le plus souvent; 5) la langue de l’ethnie à laquelle un.e locut.eur.rice appartient (Maiboroda et Panchuk, 2008, p. 38).

Comme la notion de « langue maternelle » est également équivoque en français, je propose d’appeler « ridna mova/rodnoi iazyk » « langue natale » afin d’éviter l’ambiguïté de la notion de

« langue maternelle » en français. Par contraste, la langue de compétence linguistique native sera considérée comme « première langue », où « première » ne signifiera pas nécessairement « la première langue acquise » mais plutôt « première en confort d’usage actuel ».

Les extraits des entretiens ci-dessous démontrent à quel point la compréhension des notions de « ridna mova »/« rodnoi iazyk » et celle de « langue étrangère » dépend de la position politique des participants, de leur identification à un tel ou tel groupe national et politique ainsi que de leur interprétation du rôle de la langue/des langues dans l’État.

217

9.1.3.1. « Ridna mova » comme « langue natale »: « L’ukrainien est notre « ridna mova » qu’on ne parle pas »

Les participants pro-ukrainiens « Language matters » associent leur appartenance à la nation ukrainienne à la langue et à la culture ukrainiennes. Un des participants russophones dont l’épouse est ukrainophone a mentionné qu’ils avaient parlé russe en famille jusqu’à la naissance de leur fils, après quoi ils sont passés à l’ukrainien. Quand j’ai demandé si ce changement avait

été un compromis entre sa femme et lui, il a répondu que: « Notre fils est né ukrainien, donc il doit parler ukrainien comme langue maternelle » (en russe, homme, 39 ans, ingénieur). Son fils est né après la Révolution orange, qui, selon ce locuteur, avait « éveillé » chez le couple le désir de s’identifier à la nation ukrainienne, ce qui s’est exprimé dans le choix de la langue de la communication familiale.

En outre, plusieurs russophones pro-ukrainiens ont exprimé des sentiments de culpabilité ou même de honte de leur russophonie. Au début des entretiens, je leur demandais en quelle langue ils préféreraient parler – en russe ou en ukrainien. Cette question anodine provoquait déjà des réactions impregnées de représentations sociolinguistiques révélant le désir de distinction des

Russes, comme dans l’exemple ci-dessous.

Locuteur 25: Je parle ukrainien, disons, avec difficulté, mais je comprends absolument tout et je considère l’ukrainien comme langue la plus belle, et elle est natale pour moi, mais je parle russe. C’est plus facile comme ça (d’un ton désolé). […] Ma femme et moi sommes des gens soviétiques, on a été éduqués en russe… Intervieweuse: Quelles langues parlez-vous, y compris les langues étrangères? Locuteur 25: Seulement russe, si on parle des langues étrangères. Intervieweuse : Vous considérez le russe comme une langue étrangère? Locuteur 25: En raison des événements récents, oui. Intervieweuse: Même si vous le parlez comme première langue? Locuteur 25: Malgré ça. En raison des événements de ces quatre ans, […] le russe pour moi est [une langue étrangère]. La Russie est un pays étranger pour moi, la langue 218

russe et tout le reste est étranger aussi59 (en russe, homme, 43 ans, travaille dans une boulangerie). Comme on voit dans l’exemple ci-dessus, le locuteur 25 exprime des attitudes très négatives envers sa langue maternelle et, au contraire, très positives envers l’ukrainien. Ce dernier possède pour lui une valeur symbolique plutôt que fonctionnelle parce qu’il ne l’utilise pas pour la communication. La phrase « c’est plus facile pour moi » est employée pour justifier sa russophonie persistante en dépit de son patriotisme ukrainien et clarifier une divergence entre sa perception du russe comme une langue « étrangère » et le fait que c’est aussi sa première langue. Le locuteur mentionne que sa femme et lui ont reçu une formation en russe pour se positionner comme victime de russification et pour se débarrasser d’une partie de responsabilité pour sa russophonie. Les Russes de Russie sont évidemment considérés par cet interviewé comme les « autres », de qui il cherche à se distinguer par son zèle patriotique ukrainien malgré sa russophonie.

Une autre jeune russophone remarque que, même si elle parle russe, elle n’a jamais pensé du mal de l’ukrainien parce que « c’est ta « rodnoi iazyk », la langue de ton pays »60 (en russe, femme, 24 ans, event manager). Donc, pour ce groupe des russophones, la langue éponyme de l’Ukraine et du groupe ethnique titulaire est la langue « natale », bien qu’ils ne la parlent pas régulièrement. Cette opinion correspond au lien qui existait en Union soviétique depuis

59 L25: Я на украинском говорю с затруднением, понимаю абсолютно все, и считаю украинский язык самым красивым, и он мне родной, но говорю я на русском. Мне так легче. I: Какими языками вы владеете, включая иностранные? L25: Не владею. Только русский, если иностранные смотреть. I: А вы считаете русский тоже иностранным? L25: В силу последних событий, да. I: Несмотря на то, что вы на нем говорите как на родном? L25: Несмотря на это. В силу последних вот этих четырех чуть больше лет. […] Русский для меня теперь – это…Россия для меня теперь чужая страна, чужой язык, все чужое.

60 Это твой родной язык, язык твоей страны. 219 l’indigénisation de Lénine entre le groupe national ukrainien, son ethnicité titulaire et sa langue; l’idéologie ethnoculturelle de l’État-nation suit également cette logique.

9.1.3.2. Les centristes: distinction entre « première langue » et « langue natale »

Pourtant pour d’autres Ukrainiens, ce lien n’était pas aussi évident. Certains participants à l’enquête, surtout ceux qui embrassent l’idéologie centriste, distinguaient entre leur langue de communication personnelle (le russe) et la « langue natale », c’est-à-dire la langue de positionnement national.

Par exemple, une jeune femme de 26 ans venant de Russie et habitant à Kharkiv depuis 12 ans, a choisi le russe comme langue d’entretien, l’indiquant comme sa langue « rodnoi » (une phrase dite en russe). Elle a également raconté l’histoire de son apprentissage de l’ukrainien à l’âge de 14 ans. Bien qu’elle vienne de Russie, elle se positionne comme citoyenne ukrainienne, acceptant la Révolution de l’Euromaïdan et préconisant l’indépendance économique et politique de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie. S’appuyant sur cette idée, elle mentionne l’expression « ridna mova » une deuxième fois dans l’entretien, cette fois-ci en ukrainien:

Le personnel des magasins, des cafés et des hôpitaux doit communiquer avec les clients et les patients en ukrainien, notre « ridna mova »61 (en russe, femme, 26 ans, designer graphique). On voit que quand, il s’agit de la compétence linguistique, cette participante indique le russe comme sa langue « rodnoi » (dit en russe) et préférée à l’oral, mais quand elle veut souligner son appartenance à la nation ukrainienne, elle dit que c’est l’ukrainien qui est « notre ridna mova

» (dit en ukrainien). Le pronom personnel « notre » marque l’identité collective de tous les

Ukrainiens auxquels la participante s’identifie. Ici, l’emploi du terme « langue natale » dans le

61 В Харькове персонал в магазинах, в больницах должен общаться на украинском, на нашем родном языке. 220 second cas nous aiderait à distinguer entre la langue de positionnement et la langue de compétence linguistique native, que je préfère appeler « première langue ».

D’autres locuteurs font cette distinction consciemment eux-mêmes, comme dans l’exemple ci- dessous.

Locuteur 17: À un certain moment, j’ai compris que ton « rodnoi iazyk » c’est ton « rodnoi iazyk ». C’est la langue dans laquelle tu as appris à parler et, on ne peut rien faire avec ça. Selon moi, le statut de l’ukrainien et le nombre de ses locuteurs sont importants pour l’État parce que le seul pays où cette langue peut s’enrichir c’est l’Ukraine, donc, c’est logique que la seule langue d’État soit l’ukrainien. Je suis d’accord avec cette idée. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord quand les gens qui se sentent ukrainiens l’appellent comme « natale ». Je respecte le choix des gens de parler ukrainien, de ceux qui le font consciemment. Mais je ne considère pas que la langue « rodnoi » de n’importe quel Ukrainien soit l’ukrainien62 (en russe, homme, 30 ans, manager en informatique). Une autre participante a indiqué deux langues, le russe et l’ukrainien, comme ses langues

« rodnye » (native) au début de l’entretien.

Locutrice 15: Je dirais que le russe et l’ukrainien sont mes langues « rodnye » parce qu’il existe une idée que l’ukrainien c’est « notre ridna mova » (dit en ukrainien), mais si on y réfléchit, comme mes professeurs disaient, la langue « rodnoi » c’est la langue dans laquelle on rêve, et pour moi c’est le russe par défaut. L’ukrainien c’est quand je faisais mes études à l’école secondaire et à l’université, c’est une langue acquise, car tous les manuels et tout l’enseignement, tous les travaux devaient être en ukrainien. [...] L’idée que l’ukrainien « c’est notre ridna mova » (phrase dite en ukrainien) fait pression sur moi et m’agace, que, si tu viens d’Ukraine, tu dois parler ukrainien. Par exemple, quand tu vas en Europe, tout le monde te demande: « Tu parles ukrainien peut-être? Il est comment, l’ukrainien? » Mais nous venons d’Ukraine et nous parlons tous russe »63 (en russe, femme, 30 ans, enseignante des enfants).

62 Я в какой-то момент понял, что родной язык – это родной язык. Это тот язык, на котором ты учился разговаривать; в принципе, от этого мы никуда не денемся. Но, на мой взгляд, украинский язык, его статус и количество его носителей важны для государства по той еще причине, что единственное государство, в котором может обогащаться язык, - это Украина, поэтому логично, что единственный государственный язык должен быть украинский. Я с этим тезисом согласен. С тем, что люди, ощущающие себя украинцами, называют его родным, я не совсем согласен. Я уважаю выбор людей говорить на украинском языке, тех, кто осознанно это делает. Но я не считаю, что у любого украинца родной язык украинский. 63 Русский и украинский я бы назвала как родные, так как есть такая идея, что украинский язык – наша рідна мова, но так, если задуматься, как говорили мои преподаватели, родной язык – это язык, на котором снятся сны, а сны и язык по умолчанию - это русский у меня. Украинский язык – когда я училась в школе и университете, это постепенно приобретенное, потому что все учебники и все преподавание, все работы, все, что часто пишешь, должно быть на украинском. […] Просто есть такая идея, она на меня давит, «що це наша рідна мова». Она меня не бесит, но она присутствует, что, мол, если ты с Украины, например, говоришь в 221

Dans les deux témoignages ci-haut, on voit que, les locuteurs acceptent la valeur symbolique de l’ukrainien pour l’Ukraine et, en même temps, à cause de cette idée, ils se sentent moins légitimes comme « citoyens ukrainiens ». Les deux admettent fautivement que, quoi que l’État dise (la locutrice 4 passe à l’ukrainien en disant « notre ridna mova » pour souligner que cette idée vient des sources officielles), le russe reste leur première langue et que le lien entre le pays, la nation et la langue n’est pas toujours pertinent. En essayant de réconcilier leur russophonie

à l’idéologie de l’État ukrainien, ils adhèrent au modèle national civique, celui où les citoyens peuvent parler n’importe quelle langue, mais « sont obligés » de connaître la langue d’État. Par conséquent, les partisans de cette idée indiquent deux langues comme « rodnye »: l’une comme compétence linguistique réelle (« première langue ») et l’autre comme langue de leurs pays

(« langue natale »).

9.1.3.3. La coïncidence entre les notions de « première langue » et « langue natale » pour les

Ukrainiens pro-russes

Finalement, les locuteurs d’idéologie pro-russe affirment que Kharkiv, une ville russophone, souffre actuellement d’une ukrainisation injuste et brutale. Ils s’indignent que l’État ukrainien considère le russe comme « langue étrangère », car une grande partie de la population ukrainienne dans le Sud et dans l’Est du pays parle russe comme première langue. Pour ces gens- là, les notions de « première langue » et de « langue natale » coïncident.

Европе, они все спрашивают: «А ты, наверно, на украинском говоришь. А украинский язык – он какой?». А мы из Украины, но мы все говорим на русском.

222

Locuteur 23: Il y a 1,5 million de personnes seulement à Kharkov, dont 1,3 million parlent russe, peut-être c’est eux qui imposent leur point de vue et leur langue ici? [...] C’est une assimilation forcée de ces gens-là64 (en russe, homme, 47, programmeur). On voit que pour ce locuteur pro-russe, la culture « natale » de sa ville est russe plutôt qu’ukrainienne. Il éprouve de la rancune contre l’étiquette de « langue étrangère » qu’on a attribuée au russe dans les écoles et considère que l’enseignement dans la langue « non natale »

(non russe) détériore la qualité de l’éducation. L’utilisation du pronom « eux » démontre qu’il s’oppose à ce groupe au pouvoir et voit plutôt l’ukrainien comme langue étrangère, imposée aux russophones comme lui.

9.2. Les normes linguistiques et les relations intergroupes

Dans cette section, on examinera l’influence de l’identification politique des participants sur leur perception des normes linguistiques. En d’autres termes, on penchera sur les normes subjectives et fantasmées des locuteurs des langues russe et ukrainienne.

9.2.1. Jugements sur la « bonne » variété et le standard du russe et de l’ukrainien

Comme on a déjà discuté dans le Chapitre VIII, Section 8.3.1, les représentations sociolinguistiques des participants ont été influencées et polarisées par le conflit. Par conséquent, leurs évaluations de la « bonne » et « vraie » norme du russe et de l’ukrainien représentent un autre cas d’opposition régionale et nationale modelée par les idéologies.

Opposition « Language matters » « Language does not Pro-russes matter » L’ukrainien de l’Est- L’ukrainien standard L’ukrainien standard L’ukrainien pur l’ukrainien de l’Ouest est parlé à Kyiv; est parlé à Kyiv; est l’ukrainien de Poltava (proche au

64 Да, но только в Харькове 1.5 миллиона человек и из них 1.3 говорит на русском, может быть, это они свою точку зрения навязывают и свой язык здесь? Просто людей насильственно ассимилируют.

223

L’ukrainien de L’ukrainien de l’Ouest russe); l’Ouest - curieux mais est compliqué. L’ukrainien de difficile, sa valeur l’Ouest est impur positive – différent du et polonisé. russe L’ukrainien littéraire – Opinion 1: Opinions variées soit Le « sourjik » l’ukrainien populaire L’ukrainien littéraire proches du pôle pro- c’est de est l’ukrainien pur; ukrainien soit du pôle l’ukrainien Opinion 2: l’ukrainien pro-russe littéraire est impur car russifié à l’époque tsariste et soviétique Le russe des Le russe des Le russe de Le russe des Ukrainiens – le russe Ukrainiens est l’intelligentsia russe est Russes est pur, le des Russes différent de celui des beau; le russe des russe des Russes et doit être classes basses de la Kharkiviens est légitimé comme une Russie est moche, car inférieur variété distincte c’est la langue des adhérents de Poutine Tableau 6. Évaluations des normes du russe et de l’ukrainien

9.2.1.1. L’ukrainien de l’Est versus l’ukrainien de l’Ouest

La première séquence de contradictions se trouve entre l’ukrainien de l’Est du pays, l’ukrainien de Kyiv et l’ukrainien de l’Ouest (représenté surtout par la région de Lviv).

Beaucoup de Kharkiviens interviewés ont opposé l’ukrainien de l’Est, auquel ils sont accoutumés, à celui des régions de l’Ouest, qu’ils ont trouvé comme « compliqué » et avec des

« tournures polonaises ou hongroises ». Tous les groupes idéologiques admettent qu’ils ont eu des difficultés avec l’ukrainien des régions de l’Ouest de l’Ukraine.

Par exemple, la participante pro-ukrainienne ci-dessus a des attitudes positives envers l’ukrainien, mais surtout celui qui est parlé à Kyiv.

Intervieweuse: Dans quelles circonstances utiliseriez-vous l’ukrainien? 224

Locutrice 9: Dans toutes les circonstances. Il me plaît beaucoup, l’ukrainien normal, pas celui de l’Ouest, qui est très difficile, mais l’ukrainien normal, comme on parle à Kiev65 (en russe, femme, 64, vendeuse retraitée). La locutrice 9 croit que l’ukrainien standard est parlé dans la capitale, qui est le symbole de l’ukrainienneté et du centre du groupe national auquel elle veut participer. C’est aussi la langue qu’elle entend à la radio et à la télévision et qui lui est familière. Cependant, elle est peu exposée à l’ukrainien de l’Ouest, donc il lui paraît difficile et distant, car c’est aussi la langue d’une région éloignée qui, quoiqu’ukrainienne, représente des « autres » culturels. Bien que cette opinion soit exprimée par une sexagénaire, cela ne veut pas dire qu’elle est typique des gens

âgés. Ce point de vue est également partagé par plusieurs Kharkiviens pro-ukrainiens plus jeunes qui avouent ne pas comprendre certains idiomes et régionalismes de l’ukrainien de l’Ouest, mais qui l’acceptent avec curiosité.

Par contre, les participants pro-russes déplorent les changements de la norme de l’ukrainien standard vers la variété occidentale de l’ukrainien.

Locuteur 21: Je crois que la région de Poltava66 est l’épicentre de l’ukrainien pur, les gens le parlent en ville aussi. Mais Kharkov et tout ce qui est plus loin vers le Nord c’est principalement du russe. À propos, l’ukrainien est en train de changer maintenant – il apparaît en plus en plus d’expressions polonaises et hongroises, la langue devient moins ukrainienne. Auparavant, il y a 10-15 ans je ne connaissais pas ces mots, et maintenant il s’avère qu’ils sont ukrainiens67 (en russe, homme, 30 ans, ingénieur). Le locuteur 21 a également mentionné que son père, qui vient de Russie, parle un russe « pur », contrairement à sa mère qui « vient d’ici » et parle le « dialecte kharkivien du russe ». Cet

65 I: При каких обстоятельствах вы бы использовали украинский язык? L9: При всех. Он мне очень нравится, нормальный украинский язык, не западенский, который очень сложный, а нормальный, как в Киеве говорят. 66 Région voisine de celle de Kharkiv. 67 Я считаю, что Полтавская область – это эпицентр чистого украинского языка, туда уже украинский язык уже более прослеживается, и люди хотят говорить на нем и в городе. А Харьков и все, что северней, исключительно русский […]. А тот украинский язык, который сейчас, он немножко видоизменяется, и все больше польских и венгерских оборотов приходит, и он становится менее украинским. Раньше, лет 10-15 назад, я и слов таких не знал, а оказывается, они украинские.

225 exemple démontre que ce locuteur pro-russe considère la Russie comme le modèle du « russe pur ». Même s’il postule que Kharkiv est une ville surtout russophone, il juge le russe de Kharkiv inférieur par rapport à celui de Russie. En outre, pour lui, l’ukrainien standard est la variété de l’ukrainien la plus proche du russe, ce qui correspond à l’idéologie soviétique et à la propagande russe actuelle, qui acceptent l’ukrainien seulement comme variété de la langue qui ressemble le plus au russe.

9.2.1.2. L’ukrainien littéraire versus l’ukrainien populaire

Les participants pro-ukrainiens « Language matters » ont exprimé deux opinions opposées par rapport à ce qu’ils considèrent comme le « vrai ukrainien ». Premièrement, il y avait ceux qui étaient d’avis que l’ukrainien standard c’est l’ukrainien littéraire, c’est-à-dire la

« langue de l’élite intellectuelle ». Cette variété est opposée à « l’ukrainien de tous les jours, parlé à la campagne ». Selon cette deuxième opinion, le « vrai ukrainien » c’est la langue populaire parlée par la majorité des locuteurs, pas juste par des initiés rares.

Locuteur 32: La langue pure ce n’est pas la langue de la littérature formée à l’époque tsariste et soviétique. La langue littéraire ce n’est qu’une exception, pas la norme, elle ne reflète pas toute la diversité de la langue populaire68 (en ukrainien, homme, 41 ans, programmeur). La seconde opinion est beaucoup plus libérale, acceptante et anti-élitiste. Ce qui est intéressant c’est que le locuteur 32 a refusé d’être enregistré par peur de faire des fautes en ukrainien, qu’il a choisi de parler lors de l’entretien. Donc, pour lui, c’était également la question de sa propre façon de parler ukrainien et le désir qu’elle soit acceptée par la communauté linguistique ukrainophone en tant que « l’ukrainien ».

68 Чиста мова – це не літературна мова, яка формувалася під час царизму та Радянського Союзу. Літературна мова – це виключення, а не норма, вона не відображає всього різноманіття народної мови.

226

Une autre participante essayant de passer à l’ukrainien a remarqué également que « la langue ukrainienne parlée ne doit pas forcément être « littéraire ». Il faut juste « parler la langue chaque jour comme on peut » (en ukrainien, femme, 37 ans, ingénieur de qualité).

Pour les participants pro-russes, le mélange de russe et d’ukrainien représente le « vrai ukrainien », la langue des campagnards. Les plus radicaux d’entre eux ne prennent pas au sérieux l’élite culturelle et la littérature ukrainiennes et considèrent l’ukrainien de l’Ouest comme la

« langue polonisée » des « autres » culturels. Par conséquent, le « sourjik » est le seul type d’ukrainien qu’ils reconnaissent, perpétuant l’idée soviétique que l’ukrainien n’est que la langue de la campagne.

9.2.1.3. Le russe de Kharkiv versus le russe des Russes

Quant à la langue russe, les évaluations opposent le russe de l’Est de l’Ukraine au russe de la Russie; le russe de l’intelligentsia de l’Ukraine et de la Russie au russe des classes plus basses de Russie.

Certains participants pro-ukrainiens voulaient accentuer les différences entre leur variété du russe parlée à Kharkiv et celle des Russes de Russie pour se distinguer du groupe des russophones adversaires autant que possible. « Je parle la langue russe, pas la langue de Russie »

(« russkii/русский », non « rossiiskii/российский »), ils affirment. Pour être considérés comme

Ukrainiens, ces locuteurs revendiquent de la légitimité pour leur propre façon de parler russe.

Ainsi, ils peuvent continuer à parler russe sans s’identifier aux Russes de Russie.

Locuteur 20: J’ai une attitude très positive envers la langue russe parce qu’on ne doit pas tourner cette situation à l’envers mais plutôt en profiter. Si la Russie nous a imposé sa langue et beaucoup de gens parlent russe ici, c’est tout à fait normal. Maîtriser deux langues c’est mieux qu’une seule. Il faut juste, d’une manière ou d’une autre, reconnaître officiellement la langue russe des Ukrainiens qui est, en réalité, considérablement différente de celle des Russes, et à l’étranger on entend immédiatement si ce sont des 227

Russes ou des Ukrainiens. Les Ukrainiens parlent plus bas et utilisent plus de diminutifs et certains suffixes – les langues sont différentes. Donc, il faut reconnaître légalement qu’ici, en Ukraine, on a la langue russe des Ukrainiens et ne pas étiqueter tout le monde comme juste « russophones ». Comme il y a l’anglais de Grande Bretagne, l’anglais des États-Unis, l’anglais de Samoa69 (en ukrainien, homme, 29-30 ans, analyste commercial). Le locuteur 20, qui a choisi l’ukrainien comme langue d’entretien, pense, comme les interviewés précédents, que la langue russe a été imposée aux Ukrainiens par la Russie, mais présente sa russophonie comme un avantage au niveau du plurilinguisme plutôt qu’un problème.

Néanmoins, il désire aussi se distinguer des russophones russes, en accentuant les différences entre le russe de l’Ukraine et le russe de la Russie et en proposant de légitimer au niveau officiel le russe des Ukrainiens comme une variété distincte. Il évite de partager le même groupe identitaire avec les Russes de Russie, celui des « juste russophones ». Il préfère se démarquer d’eux, en créant une nouvelle catégorie pour sa première langue – « le russe de l’Ukraine ».

D’autres participants du même camp ont des attitudes très négatives envers l’accent des

Russes où le son « a » est prononcé au lieu de « o ». Paradoxalement, les russophones ukrainiens le font aussi, mais pas à ce degré.

Locutrice 31: Le beau russe me manque, pas quelque russe aux accents en « a » (akaiustchii), mais la parole instruite de l’intelligentsia. C’est dommage qu’en Ukraine, on ne fasse pas de nos propres produits culturels en russe70 (en russe, femme, 52 ans, peintre).

69 В мене ставлення до російської мови дуже позитивне, тому що треба цю ситуацію перевертати до гори дригом і на нашу користь. Якщо Росія колись нам нав’язала свою мову, і так склалося історично, що тут дуже багато людей розмовляють російською, то це абсолютно нормально. Володіти двома мовами – це краще, ніж однією мовою. Треба просто якось офіційно оформлювати російську мову жителів України тому, що вона насправді істотно відрізняється від російської мови жителів Росії, і за кордоном ти одразу чуєш, це українці чи росіяни. Українці говорять тихіше, в них більш зменшуваних слів, якихось суфіксів – ну, відрізняються мови. Тому її треба офіційно якось оформити, якщо не законодавчо, то сказати, що от у нас України, ось в нас є російська мова жителів України, а не просто російськомовні. Є розкладка – англійська британська, англійська американська, англійська Самоа. 70 Я скучаю за красивой русской речью, не за акающим русским акцентом каким-то, а за грамотной интеллигентной речью. Жаль, что в Украине не создается собственный культурный контент на русском языке. 228

Cette participante soutient l’Ukraine dans le conflit, mais associe le « beau » langage toujours à l’intelligentsia russe qui est souvent libérale et possiblement opposée à la politique de Vladimir

Poutine. Par contre, l’accent du russe populaire est considéré par elle comme indigne d’attention, car il représente des « autres » idéologiques et sociaux. Un autre participant a poussé cette idée plus loin. Il avoue que quand il entend quelqu’un parler russe avec un accent de Russie (où « o » se prononce comme « a » (akaiustchii)), il a envie de lui « tabasser le visage » parce qu’à son avis, cette personne soutient Poutine. Cette opinion peut se baser sur le fait que les Russes des classes inférieures venant de la province ou de la campagne russe ont accepté l’annexion de la

Crimée et la politique de Poutine avec enthousiasme.

9.2.2. Les normes d’usage et le passage à l’ukrainien

9.2.2.1. L’alternance de codes: « le naturel » versus « l’artificiel »

Le choix de code de plusieurs participants dépend de ce qu’ils jugent comme « naturel » dans une telle ou telle situation d’après ce qui est socialement acceptable dans cette communauté, d’après leur propre position politique et même d’après leur humeur.

Locutrice 13: J’écris des postes sur les réseaux sociaux en russe et en ukrainien. Ça dépend de mon humeur et du thème, si c’est acceptable d’aborder quelque sujet en ukrainien ou si j’ai lu sur ça en ukrainien, il peut m’arriver naturellement d’en écrire en ukrainien. Ça dépend d’un certain état d’esprit en ce moment71 (en russe, femme, 33 ans, enseignante). En ce qui concerne l’alternance de codes dans la communication orale, certains locuteurs remarque que c’est « naturel » de passer à l’ukrainien avec les ukrainophones et au russe avec les

71 Посты в социальных сетях пишу и на русском, и на украинском. Это зависит от настроения и от темы, если принято обсуждать какую-то тему на украинском или если я читала об этом на украинском, как-то оно естественно пойдет писать об этом на украинском. Просто от внутреннего настроя какого-то. Иногда на украинском хочется сказать. 229 russophones, ce qui démontre l’adaptation vers la langue de son interlocuteur par respect et par politesse.

Locuteur 17: À n’importe quel moment, quand je peux parler russe, je parle russe, mais dans la conversation avec un interlocuteur ukrainophone, je passe le plus souvent à l’ukrainien parce que je trouve gênante et peu naturelle la situation où deux langues sont utilisées en même temps72 (en russe, homme, 30 ans, manager en informatique). Par contre, d’autres sont d’avis que c’est plus normal de parler toujours russe; et s’ils passent à l’ukrainien avec les ukrainophones, ces derniers voient eux-mêmes qu’ils ont des difficultés et leur demandent de parler russe.

Locuteur 9: Si je communique avec une personne qui parle ukrainien, je peux passer à l’ukrainien, mais ça a l’air tellement ridicule même de leur propre point de vue, que c’est juste pour rigoler. Je ne le fais pas parce que ça ne me plaît pas que je ne réussisse pas, que je galère (en russe, femme, 64 ans, vendeuse retraitée). Ce point de vue est partagé surtout par les gens plus âgés qui ont reçu une éducation à l’époque soviétique et ne savent pas bien parler ukrainien. En outre, parmi ceux qui ne font pas le passage dans la langue de l’interlocuteur, il y a beaucoup de russophones pro-russes qui pensent que c’est

« naturel » que les ukrainophones passent au russe, car tout le monde le comprend. Une participante de cette opinion a trouvé inadmissible le choix de certains gens pro-ukrainiens de faire semblant qu’ils ne comprennent pas le russe ou de ne pas passer au russe quand ils savent que c’est la langue universelle de tout le monde et, donc, « naturelle ».

En outre, l’utilisation des langues reste fortement liée aux domaines d’usage; et l’usage d’une telle ou telle langue à l’extérieur d’un domaine accepté est jugé également comme « peu naturel » et « bizarre ».

Locutrice 26: J’écris tout au travail [à la bibliothèque] en ukrainien, j’organise des activités pour les enfants, tout en ukrainien, mais on vit à Kharkov où tout le monde parle russe, et, si j’adressais la parole à un voisin en ukrainien, il penserait « As-tu

72 Когда я могу говорить на русском, говорю на русском, но в разговоре с украиноговорящим собеседником я чаще всего перехожу на украинский, потому что для меня сама ситуация разговора на двух языках одновременно дискомфортна и неестественна. 230

perdu les pédales? ». [En 2014], il est apparu de nulle part un gars ici qui hurlait « Gloire à l’Ukraine » en ukrainien, apparemment essayant de provoquer quelque chose, tout le monde le regardait d’un air surpris. D’où est-il apparu ? On vit tranquillement ici73… (en russe et en ukrainien, femme, 39 ans, bibliothécaire). Donc, c’est tout à fait normal pour cette bibliothécaire d’utiliser l’ukrainien au travail à l’oral et par écrit, mais de ne pas le faire dans les autres domaines de vie, car elle sait que cela serait illégitime et mal vu.

9.2.2.2. Idéologie de purisme: « Aie honte! »

De l’enseignement soviétique, le système d’éducation en Ukraine a hérité l’idéologie de purisme, selon laquelle l’usage de chaque langue doit être pur et correct. En outre, le jeune État ukrainien issu de l’URSS visait à créer des distinctions entre l’ukrainien et le russe, condamnant le mélange des deux langues, qui est une norme fonctionnelle populaire très fréquente, surtout à l’Est du pays. Cette idéologie a entraîné un sentiment d’insécurité chez les russophones essayant de s’exprimer en ukrainien, les décourageant de l’utiliser à moins que leur compétence dans cette langue soit parfaite. Il en va de même pour les autres langues que les participants maîtrisaient.

Pour cette raison, lors les entretiens, certains participants répondaient aux questions sur leurs compétences linguistiques générales avec une grande prudence au cas où je déciderais de vérifier leurs compétences par des tests. Par la suite, calmés par mon assurance que je n’avais pas cette intention, ils mentionnaient la maîtrise d’autres langues que le russe, précisant humblement

73 На работе все это на украинском языке, естественно. […] Вот я какое-то мероприятие провожу с детками, я все это делаю на украинском языке, хотя, не знаю, вот в Харькове мы живем, мы все на русском общаемся, то есть если бы я обратилась на украинском, подумали бы «Что ты белены переела?» . У нас тут был залетный парень, кричал «Слава Украине!», пытался, видно, спровоцировать что-то, все на него так смотрели. Откуда он взялся? Живем себе спокойно, а он что-то как надо правильно ответить, цеплялся, прям, к людям.

231 qu’ils ne les connaissaient pas aussi bien qu’ils le désireraient. Certains d’entre eux ont avoué qu’ils évitaient d’utiliser l’ukrainien et les langues étrangères apprises à l’école secondaire par honte.

Locuteur 19: Je n’ajouterais pas les langues étrangères [à mes compétences linguistiques]. Je [les]comprends, mais je ne veux pas parler pour ne pas avoir honte. Je peux dire quelque chose de basique, mais m’exprimer librement – non. Je vais avoir peur de laisser échapper quelque chose de stupide et les gens vont se moquer de moi 74(en russe, 19 ans, masseur, étudiant en médecine). Locuteur 18: Tout le monde comprend le russe ici, et je ne suis pas contre [le russe] comme langue de communication parce que si quelqu’un peut exprimer ses pensées plus clairement en russe, pourquoi doit-il les déformer par la mauvaise compétence [en ukrainien]?75 (en russe, homme, 29 ans, designer graphique) Cette peur de se déshonorer et devenir la risée de tout le monde est l’un des freins principaux de « l’auto-ukrainisation », surtout pour les gens plus âgés qui n’étaient pas obligés de parler ukrainien dans leur jeunesse et pour qui il est plus difficile d’apprendre à parler en ce moment. Par exemple, une peintre pro-ukrainienne de 55 ans, qui n’apprenait pas l’ukrainien dans son enfance soviétique, m’a confié que, voulant soutenir l’Ukraine et sa langue en 2014, elle s’efforçait d’écrire des posts en ukrainien sur les réseaux sociaux, mais les gens commençaient immédiatement à lui corriger des fautes, ce qui l’a beaucoup gênée, la forçant finalement à s’arrêter. Comme le « sourjik » est méprisé à la fois par les intellectuels ukrainiens et par les Ukrainiens pro-russes, ces gens deviennent victimes des attaques des deux côtés, surtout au moment de polarisation politique où il est important de décider à quel camp on appartient.

74 Иностранные языки я бы не добавляла. Понимаю, но говорить – нет, чтобы не позориться. Могу что-то элементарное сказать, но чтобы изъясняться свободно - нет, мне будет стыдно, чтобы я чего не ляпнула, а то смеяться будут над тобой. 75 Благо у нас в Украине понимают русский все, и я не против того, чтобы это был язык коммуникации, но если кто-то может яснее выразить свою мысль по-русски, почему он должен свою мысль искажать собственным незнанием [украинского] языка. 232

Une participante jeune a mentionné qu’un de ses amis était passé à l’ukrainien à l’oral, mais, comme il ne pouvait pas encore parler ukrainien purement, elle lui rappelait souvent: « Il y a des gens autour de toi. Aie honte! ».

Donc, l’idéologie de purisme provoquant des évaluations négatives du mélange de codes et des erreurs est un obstacle majeur à « l’auto-ukrainisation » et à l’apprentissage des langues

étrangères.

9.2.2.3. Passage à l’ukrainien, les normes et les relations intergroupes. Attitudes envers les gens qui ont défié les normes d’usage

Si les normes d’usage déterminent ce qui est « acceptable » et « naturel » dans un domaine de comportement linguistique donné, quelles sont les attitudes envers les gens qui ont changé leurs pratiques linguistiques, défiant ces normes?

L’un des participants qui est passé complètement à l’ukrainien a expliqué que, comme sa vie quotidienne est liée aux mêmes personnes - ses proches et les employés du secteur tertiaire de son quartier (vendeurs, serveurs, etc.) qui le connaissent - le choc causé par son changement linguistique s’est atténué avec le temps. Les gens qu’il côtoyait se sont habitués à cette nouvelle norme de communication avec lui, et cette pratique, surprenante au début, est au fur et à mesure devenue acceptable. En ce qui concerne les personnes qui ne le connaissent pas, leur réaction à sa déviation des normes acceptées dépend de leurs positions politiques:

Locuteur 27: Quelqu’un doit être le premier. Je comprends que c’est une position forte qui exige certains [efforts] intérieurs. Même si le milieu ici était très favorable, tu dois de toute façon commencer par parler mal, et tu dois être prêt à faire des erreurs et à être corrigé, même les gens qui parlent mal eux-mêmes et russe et ukrainien vont te corriger. Et quand ta langue est une position politique. On me reproche automatiquement le Maïdan, c’est-à-dire les gens ont un lien direct: si tu parles 233

ukrainien, ça veut dire que tu es un « Ukrainien conscient »76, ça veut dire que tu soutiens ceux-ci et ceux-là, même s’il se peut que je ne soutienne pas ceux-ci et je ne sois pas responsable pour les actions de ceux-là. Donc, si une personne ose passer [à l’ukrainien], elle doit être forte et garder toutes les défenses77 (en ukrainien, homme, 41, programmeur). Parmi les pressions sur ceux qui essaient de parler ukrainien, le locuteur 27 mentionne l’idéologie de purisme abordée dans la section précédente et les attitudes négatives du groupe idéologique qui n’a pas accepté la Révolution du Maïdan. C’est le cas du camp pro-russe qui a

étiqueté ceux qui utilisent l’ukrainien de « pseudo-patriotes », car, selon eux, « ce n’est pas les signes extérieurs, tels que la chemise traditionnelle ukrainienne ou même la langue, qui font de vrais patriotes ». Les Ukrainiens pro-russes considèrent ces personnes comme des traitres de leur région russophone et de la Russie ou des « malades du Maïdan », avec qui ils évitent de communiquer. Par exemple, une participante pro-russe a décrit sa rencontre avec un ami qui avait déménagé à Kyiv après le Maïdan et était passé à l’ukrainien.

Locutrice 30: Il venait de Kharkov, était russophone, et puis on se voit et il m’adresse la parole en ukrainien. Je lui réponds: « Est-ce que tu peux me parler dans une langue normale? » Il s’est emporté tellement! « Je peux parler la langue que je veux! » Il aurait pu me prévenir: « Ça va si je parle ukrainien? » Mais, en fait, j’arrêterais de communiquer avec lui de toute façon après ça78 (en russe, femme, 35 ans, instructrice de yoga).

76 Les Ukrainiens qui se rebellaient sur le Maidan s’appelaient « les Ukrainiens conscients ». Plus tard, les Ukrainiens opposés à la Révolution de Maidan ont commencé à utiliser cette expression comme un surnom pour les gens de cette idéologie. 77 Хтось має бути першим. Я розумію, що це сильна позиція, яка потребує певних внутрішних…Навіть якщо б тут був дуже сприятливий соціум, ти все одно маєш починати з поганої мови, і тобі треба бути готовим к тому, що ти будеш помилятися, і навіть к тому, що тебе люди будуть виправляти, навіть люди, які дуже погано говорять і російською, і українською, тебе будуть виправляти. А коли твоя мова – це ще й політична позиція…Мені за українську автоматично дорікають за Майдан, тобто у людей такий прямий зв’язок: якщо ти говориш українською, значить ти свідомий українець, значить ти за оцих-оцих, хоча я можу бути далеко не за оцих, і я точно не маю відповідати за оцих-оцих. Тому людина, яка наважується перейти, вона має бути сильною і тримати всі ці захисти. 78 Один мой друг после первого Майдана переехал в Киев и перешел на украинский. Он из Харькова, был русскоязычным, а потом мы с ним встретились, а он ко мне по-украински. Я ему: «Ну ты можешь со мной нормальным языком разговаривать?» А он как разошелся! «Я можу розмовляти тою мовою, якою хочу!» Нельзя было меня предупредить: «Ничего, если я по-украински?» Хотя, с другой стороны, я бы с ним после этого все равно общаться перестала. 234

« Une langue normale » est évidemment le russe, et l’utilisation de l’ukrainien a découragé la locutrice 30 de la communication avec son interlocuteur parce que, pour elle, la langue est le marqueur d’appartenance au groupe idéologique opposé. Souvent ces conversations-là peuvent provoquer des débats acharnés sur la politique, c’est pourquoi l’un des participants a mentionné que même s’il était pro-ukrainien et essayait de parler l’ukrainien autant que possible, il évitait de le faire dans son bureau pour ne pas provoquer de conflits parmi les collègues et ne pas empirer l’atmosphère au travail.

D’autres participants qui utilisent l’ukrainien activement dans leur vie ont remarqué que leur choix de code dépendait du milieu dans lequel ils communiquaient.

Locuteur 20: Le russe est toujours plus couramment utilisé. Beaucoup de ceux qui parlent ukrainien consciemment dans un milieu, continuent à parler russe dans d’autres parce que certains gens ne te comprendraient pas: « À quoi bon cette frime? »79 (en ukrainien, homme, analyste commercial). Selon le locuteur 20, ceux qui sont passés à l’ukrainien complètement sont des gens « agités »,

« engagés », ceux qui veulent faire la différence. Étant parmi ceux qui utilisent l’ukrainien seulement dans certains domaines de la vie, il mentionne également des pressions du côté de

« nouveaux ukrainophones ». D’après lui, ces derniers « commencent à ordonner aux autres à gauche et à droite » de passer à l’ukrainien. Il trouve cette attitude radicale et autoritaire, car sa position à lui est celle de « plurilinguisme par principe ».

Pour conclure, le passage complet à l’ukrainien exige une grande confiance en soi et une forte conviction idéologique. La plupart des gens pro-ukrainiens continuent à utiliser l’ukrainien seulement dans certains contextes et lieux, évitant les milieux où cela peut être mal vu ou peut

79 А російська лишається загально вживаною. Багато тих, хто розмовляє українською свідомо в якомусь колі, продовжує говорити російською в інших тому, що якійсь люди тебе не впетрять «Що ти видєлуєсся?»

235 provoquer des conflits. Le groupe pro-russe comporte ceux qui voient d’un mauvais œil la langue ukrainienne. D’autres personnes sont motivées de parler plusieurs langues par principe ou pour avoir des avantages sociaux, qui seront présentés dans le Chapitre X.

9.3. L’influence des relations intergroupes et interpersonnelles sur l’adaptation linguistique des bilingues

Les relations intergroupes influencent également les stratégies de l’adaptation linguistique de ces bilingues. À la suite des processus de l’auto-identification et de la comparaison sociales et politiques, les locuteurs catégorisent les autres participants d’une interaction verbale comme « les leurs » ou « les autres », appliquant des stratégies de convergence, de maintenance ou de divergence en choisissant le code de communication avec eux. Des sympathies et des antipathies personnelles peuvent également figurer parmi les facteurs qui déterminent le choix de stratégie d’adaptation. Dans cette section, on penchera sur ces deux types de facteurs.

9.3.1. « Language matters »: stratégies de convergence avec les ukrainophones et stratégies de divergence avec les Russes de Russie

Les participants pro-ukrainiens appartenant au groupe « Language matters » appliquent des stratégies de convergence en communiquant avec les ukrainophones et passent à l’ukrainien en voyageant à l’Ouest ukrainophone du pays.

Locutrice 11: J’essaie de dire « merci » et « bonjour » en ukrainien autant que possible en ville. Si j’entends en réponse de l’ukrainien, j’adapte immédiatement, immédiatement. […] Quand je monte au bord du train pour aller à Lviv, j’essaie tout de suite de passer à l’ukrainien. À Lviv, à l’Ouest de l’Ukraine, je ne parle qu’ukrainien. C’est difficile. Je comprends que c’est difficile, mais je sais parfaitement que ça évoque du respect quand on parle la langue de la région, c’est pourquoi je 236

m’efforce toujours de parler seulement ukrainien aussi maladroit que ça soit80 (en russe et en ukrainien, femme, 55 ans, professeure universitaire). La participante 11, qui s’identifie très fort à l’Ukraine, a une opinion très favorable de l’ukrainien, et, par conséquent, traite les natifs ukrainophones de l’Ouest comme les « vrais

Ukrainiens » et « les siens », dont l’approbation et le respect elle recherche. Même si elle parle toujours russe au quotidien, elle fait de son mieux pour changer de code en interaction avec les ukrainophones, et dans sa ville russophone, elle essaie d’inciter les autres à lui répondre avec de petites formules de politesse en ukrainien.

Les participants ukrainophiles de ce groupe peuvent appliquer également des stratégies de divergence avec les Russes de Russie (en particulier, quand ils les rencontrent à l’étranger) pour se distinguer de ces « autres », « mal élevés », « agressifs » et « ivrognes »:

Locuteur 27: …nos compatriotes ont commencé à voyager à l’étranger où se passe leur auto-identification. Ils ne veulent pas être comme ces gens saouls mythiques [Russes]; et la première chose qui t’identifie c’est ta langue. Ceux qui reviennent, ils ont éprouvé pour la première fois un désir fort de parler autrement que ces autres…81 (en ukrainien, homme, 41, programmeur). 9.3.2. Stratégies de convergence et de divergence comme marqueurs d’opposition interrégionale

Les stratégies de convergence et de divergence reflètent égalements des oppositions interrégionales.

80 Да, я очень часто пытаюсь в городе говорить «Дякую» и «Доброго дня». Если в ответ или вообще слышу украинскую речь, я мгновенно переключаюсь, мгновенно. Люблю и с трепетом воспринимаю, если слышу такую речь. Когда сажусь в поезд и еду во Львов, я тут же стараюсь переключиться на украинский язык. […] Во Львове на Западной Украине я говорю только на украинском. Мне это трудно. Я понимаю, шо я не очень. Но я знаю прекрасно, как у людей это вызывает уважение то, что хотят говорить на языке региона, поэтому я всегда стараюсь говорить только на украинском, как бы коряво это у меня ни выходило. 81 …наші співгромадяни почали їздити масово за кордон і там теж відбувається самоідентифікація. Вони не хочуть бути схожі на цих міфічних людей п’яних, а перше, по чому ідентифікують, - це мова. Ті, хто повертаються, вони вперше відчули гостре бажання не говорити так, як говорять оці інші. 237

Par exemple, une participante qui est plus proche du côté de l’idéologie pro-russe voit les

Ukrainiens de Lviv comme « les autres », à qui elle s’oppose et de qui elle veut se distinguer.

C’est pourquoi elle applique la stratégie de divergence dans la communication avec eux.

Locutrice 15: Quand je voyage à Lviv, je parle principalement russe par principe parce que j’en ai marre de leur nationalisme surjoué. Au début, j’y venais et parlais seulement ukrainien, mais ensuite quelque chose s’est passé – un scandale, après ça un autre, et puis j’ai décidé de parler russe. De toute façon, tout le monde tout comprend. Maintenant je parle ukrainien quand la personne me plaît; sinon, je parle russe. À Uzhgorod82, je parle ukrainien parce que les gens me plaisent là-bas, mais pas à Lviv. En fait, ce n’est pas la question de la langue – j’ai le droit de parler comme je veux, tout le monde se comprend - c’est la question de la politique83 (en russe, femme, 30 ans, enseignante des enfants). Même si la locutrice 15 explique son choix de code par les sympathies et antipathies personnelles, l’influence des identités de groupe est énorme. Les Lviviens lui déplaisent, et elle parle russe avec eux pour se distinguer; par contre, les habitants d’Uzhgorod lui plaisent, et elle passe à l’ukrainien pour leur faire plaisir. Il paraît que ces préférences sont tout à fait individuelles, mais, en même temps, la locutrice mentionne elle-même « le nationalisme surjoué » des Lviviens, admettant qu’il s’agit de la question politique. Les gens d’Uzhgorod lui plaisent également pour des raisons politiques, car ils semblent être indifférents à l’idée nationale ukrainienne, une opinion qu’elle partage. Il est évident qu’elle considère certaines régions comme plus nationalistes que les autres. Comme elle est opposée au nationalisme ukrainien, ces

82 Une ville dans la région de Transcarpathie à l’Ouest de l’Ukraine avec une minorité significative hongroise, connue pour son indifférence relative à la politique et identité ukrainiennes. 83 Когда я езжу во Львов я говорю преимущественно на русском из принципа, так как они достали со своим наигранным национализмом. Вначале я приехала и говорила только по-украински, но потом что-то произошло – один скандал, другой, а потом я решила говорить по-русски, все равно все понимают. Сейчас я говорю по-украински, когда мне человек нравится, а когда нет, то нет. В Ужгороде я говорю по-украински потому, что мне нравятся там люди, а во Львове нет. Вообще дело же не в языке, я имею право говорить, на чем хочу, мы все друг друга понимаем, дело в политике.

238 régions et leurs habitants deviennent ses « autres » idéologiques, avec qui elle choisit de parler des codes différents. Donc, la locutrice expose l’influence de sa propre position politique sur son choix de code. L’idée que « de toute façon, tout le monde se comprend » est assez typique des locuteurs « Language does not matter ». Souvent ils expliquent le choix de code comme une décision neutre, mais la locutrice 15 l’explique explicitement par des raisons politiques.

Un autre participant à l’enquête décrit une autre situation où l’influence des comparaisons intergroupes sur le choix de la stratégie d’adaptation bilingue est très marquée. Le locuteur 18

(en russe, homme, 29 ans, designer graphique) a raconté l’histoire d’un ami russophone qui, en déménageant de Kharkiv à Kyiv, est passé à l’ukrainien. En revenant à Kharkiv, il parle ukrainien parce que c’est extravagant, non conformiste et intellectuel, mais passe au russe à

Kyiv, en parlant aux ukrainophones, qu’il trouve « peu éduqués », venus dans la capitale des petites villes et de la campagne. Cela démontre que, même si la personne en question est très pro-ukrainienne, son choix de stratégies de convergence ou de divergence dépend de la valeur et du prestige de tel ou tel code dans un contexte donné84.

9.3.3. « Language does not matter »: stratégie de maintenance

Une position plus pacifique du groupe « Language does not matter » serait celle où le choix de code est expliqué par le confort des interlocuteurs où l’un parle russe et l’autre répond en ukrainien et vice versa. Les locuteurs de cette idéologie emploient la stratégie de maintenance qui peut aussi être un choix politique ou pratique. Dans l’exemple ci-dessus, il paraît qu’il s’agit du facteur pratique de confort.

Locutrice 19: On est allés à la randonnée dans les Carpates avec un guide d’Ivano- Frankovsk85. Il nous parlait uniquement en ukrainien et nous répondions

84La question de prestige sera abordée dans le Chapitre Х. 85Une ville à l’Ouest de l’Ukraine. 239

uniquement en russe. C’est confortable parce que je pense en russe de toute façon. Il me faut tout d’abord [tout] traduire dans ma tête en ukrainien et puis répondre, sinon je vais écorcher les mots, essayer de les rappeler parce que, de toute façon, au départ, on parle russe86 (en russe, femme, 34 ans, comptable). La locutrice 19 décrit une situation pratique dans laquelle il fallait réagir vite, et l’intelligibilité et la proximité des deux langues leur a permis de se comprendre sans passer d’une langue à l’autre. Cependant, c’est l’explication de la locutrice elle-même. Il se peut que la question de la politique dans le choix de code soit tout de même cachée sous la surface.

Un autre exemple vient de la locutrice 15 (en russe, femme, 30 ans, institutrice), qui s’est rappelée sa vie scolaire dans une école ukrainophone. Au cours de mathématiques, elle répondait toujours en russe aux questions posées en ukrainien et, quand la professeure lui demandait de parler ukrainien, elle rétorquait: « Mais vous comprenez de toute façon, à quoi bon passer à l’ukrainien ? ». Ainsi, on voit que, pour cette personne, le refus de parler ukrainien n’est pas causée par le manque de compétence en ukrainien parce qu’elle faisait ses études dans cette langue. Il s’agit d’une expression de protestation contre la politique d’ukrainisation menée par l’État.

9.3.4. Le groupe pro-russe: « Pourquoi dois-je passer à la langue qui m’est désagréable? »

Les Kharkiviens pro-russes, comme on pouvait s’y attendre, refusent net de passer à l’ukrainien par principe. La locutrice 28 (en russe, femme, 64 ans, chimiste retraitée) résume cette position dans son entretien, en s’exclamant: « Pourquoi dois-je passer à la langue qui m’est désagréable? ». Les locuteurs de cette idéologie répètent souvent la même explication que donne le groupe « Language does not matter »: « Tout le monde se comprend de toute façon ».

86 Хотя мы ходили в поход в Карпаты с Ивано-Франковцем. Он с нами только по-украински, а мы отвечали только по-русски. Так удобно, потому то все равно я думаю по-русски. Мне надо вначале перевести в голове на украинском, а потом отвечать, а так коверкать слова, вспоминать, потому что все равно изначально мы по-русски говорим. 240

Cependant ceux qui sont les plus radicaux s’attendent à ce que les ukrainophones soient les premiers à s’adapter à eux. La participante 28 s’est rappelé une situation lors d’un voyage d’affaires dans l’Ouest de l’Ukraine, où l’un des collègues ukrainophones n’était pas passé au russe dans la communication avec eux, les russophones. Elle pense que c’était une personne

« méchante » parce que c’est lui qui devait s’adapter à ses invités, en les accueillant. En outre, selon elle, comme le russe est compris et parlé par tout le monde, c’est la langue qui doit être utilisée comme lingua franca. Dans ce témoignage, la participante perpétue le stéréotype qui existait à l’époque soviétique où les locuteurs d’autres langues devaient passer au russe dans la communication avec les russophones, mais ces derniers n’avaient aucune obligation de maîtriser les langues des autres.

Conclusions du Chapitre IX

Les russophones d’idéologies opposées voient les différents groupes nationaux, régionaux et politiques comme leurs endo- et exogroupes. Pour les russophones pro-ukrainiens radicaux, les Russes et les Ukrainiens pro-russes sont des « autres », tandis que les Ukrainiens ukrainophones, les Européens/Américains et les gens de leur région de la même idéologie sont des « leurs ». Pour les Ukrainiens pro-russes, ces derniers sont des « autres », alors que les

Russes de Russie et les Ukrainiens pro-russes font partie de leur groupe. Finalement, les centristes, associent à leur endogroupe d’autres centristes ukrainiens de même que des centristes et des libéraux de Russie. Leurs « autres » sont des radicaux des deux côtés. Cette catégorisation influence les représentations sociales et linguistiques de ces gens et touche à leurs pratiques d’adaptation bilingue.

Les différences idéologiques et l’auto-identification aux groupes nationaux et régionaux opposés influencent les jugements des variétés de l’ukrainien et du russe comme « belles », 241

« correctes » et « standards ». Tous les participants ont rapporté avoir eu des difficultés avec l’ukrainien de l’Ouest. Par contre, les russophones pro-ukrainiens ont exprimé les attitudes les plus positives envers cette variété. Pour la plupart des ukrainophiles, l’ukrainien « normal » est celui de Kyiv, alors que, pour les participants pro-russes, « l’ukrainien pur » est une variété parlée à Poltava, que beaucoup de spécialistes en sociolinguistique ukrainienne considéreraient comme « sourjik ». La langue russe parlée à Kharkiv est vue, en général, comme différente de celle de Russie: les participants pro-russes voient le russe de Russie comme étalon, tandis que le groupe pro-ukrainien considère les différences linguistiques entre les deux variétés comme désirables pour la distinction des Russes de Russie. Certains croient que l’accent de l’intelligentsia russe est « beau » et un exemple à suivre, mais les accents russophones populaires sont mal vus comme « moches » et comme exemples de la « langue des ennemis ».

En outre, les idéologies et normes linguistiques influent sur le classement des pratiques linguistiques comme « naturelles » et « artificielles ». Même si le passage à l’ukrainien dans la sphère officielle et dans l’éducation est considéré comme « naturel » par les participants pro- ukrainiens, l’utilisation de cette langue dans tous les domaines du quotidien est toujours problématique pour la plupart des locuteurs, qui trouvent cette pratique « artificielle » dans plusieurs contextes. Cela entraîne un « cloisonnement » d’usages linguistiques dans cette communauté, ce qui est typique d’une situation diglossique. Les participants alternent souvent le code selon leur compréhension de ce qui est « naturel » dans chaque situation donnée.

En outre, la compréhension des notions de « ridna mova/rodnoi iazyk » (native language) et « langue étrangère » dépend de la position politique des participants, de leur appartenance à un tel ou tel groupe national et politique ainsi que de l’interprétation du rôle de la langue/des langues dans un État. Comme la sociolinguistique française ne dispose d’aucun terme permettant 242 de décrire une langue déclarée par les locuteurs comme « maternelle » mais ne l’étant pas du point de vue de leurs compétences linguistiques, je propose d’introduire le terme de « langue natale » en français pour décrire le phénomène d’une langue à laquelle les locuteurs s’identifient du point de vue politique, national ou ethnique, mais qu’ils ne parlent pas ou qu’ils n’utilisent pas souvent au quotidien. La « langue natale » sera, donc, la langue d’identification nationale et de prise de position politique. La langue de compétence linguistique d’un.e locut.eur.rice sera considérée comme sa « première langue », où « première » ne signifiera pas nécessairement

« première à être acquise » mais plutôt « première en aisance d’usage actuel ».

Finalement, les relations et oppositions idéologiques intergroupes influencent également l’adaptation linguistique de ces bilingues, les incitant à employer, lors des échanges verbaux, des stratégies de convergence, de maintenance ou de divergence, selon leur interprétation de l’adhésion à un endo ou exogroupe de leur interlocuteur(s). Cela aurait pu également affecter leurs choix de langue pour les entretiens de l’enquête actuelle. Certains participants ont aussi mentionné des sympathies et des antipathies personnelles comme raisons de leur stratégie d’adaptation bilingue. Cependant, ces facteurs sont également mélangés aux relations intergroupes, comme on a vu dans les exemples fournis.

CHAPITRE X: ATTITUDES ENVERS LA POLITIQUE LINGUISTIQUE D’ÉTAT,

VALEURS DES LANGUES AU MARCHÉ LINGUISTIQUE, LA « FIERTÉ » ET LE

« PROFIT » DE L’USAGE DE CODES

10.1. Attitudes envers le régime et la politique linguistique de l’Ukraine

Les perceptions qu’ont les participants de la politique linguistique étatique dépendent largement des considérations politico-économiques: de leurs interprétations du rôle de la langue 243 dans un État-nation, de la fierté d’adhésion à ce groupe national ainsi que des attentes du profit matériel de l’appartenance à cette nation et de l’utilisation de sa langue.

10.1.1. Attitudes envers le régime linguistique de l’Ukraine

10.1.1.1. Résumé des attitudes envers le rôle de l’ukrainien et du russe en Ukraine et dans la région de Kharkiv

Groupe idéologique Statut officiel Statut régional (dans la région de Kharkiv) Pro-ukrainien « Language L’ukrainien L’ukrainien matters » Pro-ukrainien « Language L’ukrainien Difficile à répondre ou does not matter » l’ukrainien et le russe Pro-russe L’ukrainien et le russe L’ukrainien et le russe ou juste le russe dans la région de Kharkiv Tableau 7. Attitudes envers le rôle de l’ukrainien et du russe en Ukraine et dans la région de Kharkiv La plupart des participants (26 personnes) ont indiqué leur accord avec le statut de l’ukrainien comme seule langue officielle de l’Ukraine. Toutefoi, six participants pro-russes voudraient voir le russe comme deuxième langue officielle du pays à côté de l’ukrainien, et deux d’entre eux ont préconisé le bilinguisme officiel dans toutes les régions de l’Ukraine. Quant au statut des langues dans la région de Kharkiv, il y avait beaucoup plus d’hésitation, mais, en général, les réponses correspondaient à la division des participants en groupes idéologiques. Un tiers des participants de l’idéologie pro-ukrainienne préfèrent l’ukrainien comme seule langue officielle de la région de Kharkiv, mais les autres saluent ou ne s’opposent pas à la légitimation officielle de deux langues régionales. Les participants pro-russes prônent le bilinguisme régional ou même l’adoption du russe seul comme langue officielle de la région de Kharkiv (deux personnes ont mentionné que si l’unilinguisme officiel persiste et s’il faut choisir une langue 244 officielle unique, elles opteraient pour le russe dans la région de Kharkiv). Finalement, les centristes ont hésité le plus avant de répondre, beaucoup d’entre eux choisissant le bilinguisme régional ou évitant de donner une réponse définitive à cette question par peur d’être pris pour des sympathisants de Poutine.

10.1.1.2. « Language matters »: « Le régime unilingue est sacrosaint »

Les participants pro-ukrainiens ont justifié leur soutien pour le régime officiel unilingue en Ukraine par la normalité de la situation où la langue officielle du pays est la langue éponyme parlée par le groupe titulaire du pays, comme c’est le cas dans la plupart des pays européens (par exemple, le français en France). Accordant leur plein soutien à l’idéologie de l’État-nation, ils reconnaissent le rôle symbolique et représentatif de l’ukrainien en Ukraine, comme trait principal de distinction de ce pays par rapport aux autres groupes nationaux.

Locuteur 4: On peut être un locuteur de n’importe quelle langue, mais si tu travailles ou fais tes études en Ukraine, il faut connaître la langue d’État. Il n’y a rien de surprenant ici. Si tu vas en Pologne, il faut connaître leur langue ou l’anglais et ne pas se positionner comme « je suis russophone et tout le monde doit me répondre en russe »87 (en russe avec un accent russe outré) (en ukrainien, homme, 39 ans, programmeur). Locutrice 5: Je suis d’avis que si on vit en Ukraine, on doit parler ukrainien. En Russie – c’est le russe, en Angleterre ou en Amérique – l’anglais88 (en russe, femme, 26 ans, designer graphique). L’idée que l’ukrainien doit être la seule langue d’État n’est pas remise en cause – c’est sacrosaint et irréfutable.

Pour le russe, certains participants de ce groupe proposent le rôle d’une langue

« supplémentaire », réservée, par exemple, aix personnes âgées qui ne peuvent pas apprendre

87 Людина може розмовляти якою завгодно мовою, але якщо вона працює чи навчається в Україні, то має знати державну мову. Нічого тут дивного немає. Їдеш до Польщі, треба знати іншу [їхню] мову, хоча б англійську, а не те що «я русскАязычный, и тут тоже мне дАлжны все Атвечать на русскАм». 88 Я придерживаюсь мнения, что, если мы живем в Украине, мы должны говорить по-украински. Россия - русский, Англия или Америка – на английском. 245 l’ukrainien facilement. Il est aussi à noter que cette opinion est exprimée par un homme très jeune qui est passé récemment à l’ukrainien, mais dont les parents continuent à parler russe.

Locuteur 12: [rôle] supplémentaire à l’officiel. Si quelqu’un parle russe dès son enfance et a un poste, mais ne peut pas parler ukrainien, cela ne veut pas dire qu’il doit être licencié et qu’il n’a pas le droit de s’exprimer. Je crois qu’il [le russe] doit être supplémentaire. Mais les papiers officiels, les lois – tout ça doit être dans notre langue d’État89 (en ukrainien, homme, 21 ans, barista). Quant à la question du statut officiel du russe dans la région de Kharkiv, ce groupe idéologique s’y oppose, car, même s’ils parlent russe, ils ne voudraient pas que la protection de cette langue empiète sur l’utilisation de l’ukrainien dans la région:

Locuteur 17: …mais il faut maintenir quelque équilibre où il y aura, de toute façon, une préférence de l’ukrainien. […] Je ne voudrais pas que la protection du russe mène à l’attaque sur l’ukrainien90 (en russe, homme, 30 ans, manager en informatique). Tous les participants pro-ukrainiens ont réagi à cette question avec soupçon à cause des implications politiques qu’elle avait en 2014. Certains ont mentionné que la loi de 2012 permettant le statut officiel au russe avait déjà mené à des problèmes politiques en 2014 en raison des manipulations politiques de la Russie avec la russophonie de la ville.

Locuteur 27: On voit déjà les conséquences de ça [la loi de 2012]. Maintenant je me sens comme un étranger ici. Il est très difficile pour moi de trouver un menu en ukrainien ou du personnel qui parle ukrainien. Je crois qu’au moins ceux dont le travail est payé par l’argent d’État doivent parler ukrainien pour que, moi, le citoyen de l’Ukraine, qui maîtrise la langue d’État ne se sente pas discriminé91 (en ukrainien, homme, 41 ans, programmeur).

89 [Роль] допоміжна до офіційної. Ну, от якщо людина розмовляла з дитинства російською і має посаду, і от не може українською, теж не означає, що її треба звільняти, усунути, що в неї немає права висловитися. Я вважаю, що вона може бути, як допоміжною. А папери офіційні, законодавства – все це має бути на нашій державній українській мові. 90 Но хочется сохранить некоторый баланс, в котором будет все равно преференция украинского, [...] ...мне лично не хочется, чтобы защита русского языка привела к тому, что будет атакован украинский. 91 Ми бачимо наслідок цього. Зараз я почуваюся тут іноземцем. Знайти мені меню українською, знайти персонал, який обслуговує українською – все, це важко. Я не нарікаю, але я вважаю, що принаймні ті, чия праця оплачується державними коштами, мають говорити українською, щоб я як громадянин України, який володіє державною мовою не почувався дискримінованим. 246

Le locuteur 27, qui est passé à l’ukrainien sous l’influence des événements politiques de 2014, voit la dominance du russe à Kharkiv comme distorsion de la situation « normale », où l’ukrainien doit se parler partout sur le territoire du pays. Selon lui, les citoyens ukrainophones de l’Ukraine, en tant que porteurs des caractéristiques ethnoculturelles de la nation et, par conséquent, les membres les plus légitimes du groupe national, devraient être satisfaits en premier lieu. Néanmoins, en réalité, ce sont eux qui ne se sentent pas « chez eux » parce que l’ukrainien n’est pas sufisamment utilisé à Kharkiv. Pour les participants de cette idéologie, l’ukrainophonie reste le trait principal des Ukrainiens et de l’Ukraine; et elle doit être protégée par la loi.

10.1.1.3. Les centristes: hésitation et méfiance

Dans l’ensemble, les centristes soutiennent le statut officiel de l’ukrainien au niveau du pays. Beaucoup d’entre eux ont expliqué leur opinion par des raisons pratiques et économiques, plutôt que nationalistes comme le groupe précédent:

Locuteur 3: Si on parle des langues d’État, que ça soit l’ukrainien, pourquoi pas. Une langue c’est toujours mieux et plus simple que deux. Je n’ai pas d’idées préconçues mais pour les langues d’État, c’est plus pratique et facile, comme, par exemple, dans l’éducation - l’enseignement dans deux ou trois langues c’est compliqué et cher92 (en russe, homme, 39 ans, ingénieur). Locuteur 18: En ce qui concerne l’introduction de deux langues [au niveau officiel], je ne sais pas combien ça coûte et quelles difficultés il peut y avoir. Il me semble qu’une langue est tout à fait suffisante. Je crois que deux langues dans tous les cycles de l’éducation c’est un système complexe et encombrant, et pour l’unifier, il suffira de connaître l’ukrainien93 (en russe, homme, 29 ans, designer et musicien).

92 Если говорить о государственных языках, пусть это будет украинский, почему нет, один всегда лучше, ну, легче (смеётся), чем два. Я не предвзят, но вот, как, среди государственных языков вот один – это всегда удобнее, это проще и легче, вот так, наверно, и с образованием потому, что иметь, допустим, в вузах, вот образование на двух или трёх языках – это очень, ну, достаточно сложно. 93 В плане введения двух языков, я не знаю, сколько это стоит и чем грозит. Мне кажется, одного языка вполне достаточно. Мне кажется, два языка, кот. пройдут через все ступени образования, – это сложная громоздкая система, и для ее унификации, в принципе, было бы достаточно украинский язык знать. 247

Quant au statut régional du russe, ils hésitaient avant de répondre, mais disaient finalement que cela pourrait être raisonnable car les gens parlent russe à Kharkiv de toute façon.

Locutrice 13: C’est normal d’avoir le statut régional pour le russe, on parle tous vraiment russe. C’est normal aussi d’avoir l’ukrainien comme officiel et les autres langues au niveau régional94 (en russe, femme, 33 ans, enseignante et traductrice). D’autres participants ont répondu que la langue régionale officielle n’a aucune importance pour eux, essayant de justifier leur préférence par des raisons plus pratiques qui vont au-delà de la question linguistique politisée.

Locutrice 15: Il m’est difficile de répondre à cette question. Je pense qu’on ne DOIT pas avoir le russe et on ne DOIT pas avoir l’ukrainien [comme langue officielle]. Il me semble que pour quelques documents, si c’est une région russophone, que ça soit en russe, il n’y a rien d’horrible. C’est juste un document. Ce n’est pas important dans quelle langue il est écrit, et si je décide de le traduire en anglais ou en français? C’est le même document et sa valeur ne changera pas95 (en russe, femme, 30 ans, enseignante des enfants). En soulignant le mot « doit » dans la première phrase, la locutrice 15 accentue qu’elle n’accepte pas la politique de l’ukrainisation forcée, ce qu’elle mentionne plus tard. En même temps, pour ne pas ressembler au groupe pro-russe, elle accorde de l’importance à la valeur des documents plutôt qu’à la langue dans laquelle ils sont rédigés, mentionnant des langues

étrangères (anglais, français) non liées à l’opposition entre le russe et l’ukrainien pour dépolitiser sa réponse. Cependant, cette mention souligne, au contraire, l’importance de l’aspect politique de la question, même si cette participante dit l’inverse.

94 Нормально иметь статус регионального для русского, мы же все действительно говорим по-русски. Нормально иметь украинский язык как официальный, а другие языки на уровне региональном. 95 Мне сложно ответить на этот вопрос. Я не думаю, шо у нас ДОЛЖЕН быть русский язык или у нас ДОЛЖЕН быть украинский. Мне кажется, при оформлении каких-то документов, если это русскоязычный регион, то пусть это будет русский язык, ничего страшного. Это просто документ, какая разница, на каком языке, а если я хочу свой диплом на английский или на французский перевести? Это будет тот же самый документ, и его значимость не изменится.

248

10.1.1.4. Le groupe pro-russe: « Un bilinguisme officiel total et partout! »

Le groupe pro-russe soutient, parfois ardemment, le statut officiel du russe, pas juste au niveau régional, mais au niveau officiel. Certains ont même remarqué qu’ils n’aiment pas la description du russe comme « langue minoritaire » ou « régionale » étant donné le nombre de personnes qui l’utilisent toujours comme première langue pas seulement en Ukraine, mais dans d’autres pays post-soviétiques. La question de fierté d’appartenance au groupe des russophones est mélangée dans leur perception à la compréhension des avantages de la maîtrise du russe pour la communication avec le monde post-soviétique. C’est pourquoi le statut régional n’est pas suffisant pour les russophiles les plus radicaux, qui plaident en faveur de la totalité des droits officiels pour la langue russe au niveau de l’État.

Locutrice 28: Un bilinguisme officiel total et partout! Si à l’ouest de l’Ukraine, par exemple, à Lviv, il y a quelques 10 % des russophones, ils doivent avoir le droit à étudier et utiliser leur langue natale. Et à Kharkov, au niveau régional, on peut faire le seul russe comme officiel parce que c’est une région russophone. Tout le monde comprend le russe – tu vas au Kazakhstan, on te comprend, tu vas en Arménie, on te comprend…96(en russe, femme, 66 ans, chimiste-technologue à la retraite). Pour cette russophone, sa langue est l’objet de fierté et d’auto-identification. Elle pense que le pays doit avoir deux langues officielles, mais, par contre, pour certaines régions majoritairement russophones, comme celle de Kharkiv, le russe seul suffirait. Souvent, le Canada et la Suisse sont cités à cet égard comme exemples du « bilinguisme paisible », ce qui est loin d’être le cas. La locutrice 28 mentionne également des avantages que le russe peut donner aux

Ukrainiens comme langue de plusieurs États post-soviétiques avec qui l’Ukraine pourra maintenir des relations amicales.

96 Полное официальное двуязычие, причём везде. Если на западной Украине, например, во Львове, есть какие-то 10% русскоговорящих, они должны получить право учиться и использовать родной язык. А в Харькове на региональном уровне можно принять один русский как официальный потому, что у нас русскоговорящий регион. И потом все понимают русский – ты едешь в Казахстан, и тебя понимают, в Армению, тебя понимают... 249

10.1.2. Langues d’enseignement: attitudes et réalités

La question la plus importante liée au statut des deux langues qui inquiétait tout le monde

était la langue d’enseignement dans les écoles maternelles et secondaires et dans les universités.

Ce sujet sera abordé dans cette section.

Selon l’article 7 du nouveau projet de la loi sur l’enseignement de 2017, la langue ukrainienne doit être la langue principale de l’enseignement, mais les minorités ethniques auront le droit d’être éduquées dans leurs langues maternelles. Ce droit sera réalisé par la création des classes et des groupes spéciaux dans les écoles secondaires. À part ces classes, toutes les écoles publiques doivent passer à l’enseignement en ukrainien (à part certaines disciplines qui peuvent

être enseignées en anglais ou dans d’autres langues). L’ukrainien sera également la langue d’enseignement des établissements d’enseignement supérieur. En outre, l’État promouvra l’apprentissage des langues internationales, surtout l’anglais, et des langues officielles de l’UE

(« Proekt zakonu », s.d.). J’ai demandé aux participants de donner leurs opinions sur cet aménagement linguistique.

10.1.2.1. Le camp pro-ukrainien: le russe comme langue étrangère et langue des ennemis

La plupart des participants pro-ukrainiens applaudissent l’ukrainisation de l’enseignement. Les plus radicaux de ce camp sont persuadés que le russe doit être enseigné uniquement comme une langue étrangère:

Locuteur 16: On doit accorder le même nombre d’heures au russe qu’à l’anglais, pas plus97 (en russe, homme, 47 ans, manager dans une compagnie de logiciels). Le locuteur 16 considère le russe comme une langue étrangère qui n’est pas un attribut de son groupe national. En dépit de sa russophonie quotidienne, il choisit l’ukrainien comme

97 Нужно выделить такое же количество часов русскому, что и английскому, не больше. 250 symbole de son identité de groupe. Le placement du russe au rang de langues étrangères démontre le jeu de la fierté nationale ukrainienne.

Locuteur 27: ...un usage libre au russe, accès à l’éducation dans cette langue à ceux qui en ont besoin, mais ça ne doit pas être financé par l’État. Comme, il en va de même, en général, pour toutes les autres langues98 (en ukrainien, homme, 41 ans, programmeur). Le locuteur 27 est content d’entendre que le statut spécial du russe comme langue principale de l’ex-empire soviétique sera révoqué. Les deux derniers locuteurs soutiennent l’idéologie unilingue de l’État-nation, stressant que l’État devrait subventionner uniquement l’enseignement en sa langue officielle. Le locuteur 16 cite la France comme exemple d’un pays qui a « bien » résolu son problème des langues régionales, en aidant sa langue d’État à devenir dominante dans tout le pays. En même temps, il ne blâme pas le français pour son impérialisme envers les langues régionales, mais, paradoxalement c’est ce qui lui déplaît le plus vis-à-vis de la langue russe. Il ne pense pas non plus que le renversement de la situation linguistique pourrait être anti- démocratique. En outre, il est difficile de comparer la position minorisée des langues régionales de la France avec la position toujours forte et dominante du russe en ex-Union soviétique. Si on considère l’Ukraine comme une région de l’ex-empire, sa langue, à l’époque, était également envisagée avec soupçon par les étatistes russes, que le groupe pro-ukrainien critique fortement.

Ainsi, fonctionne l’idéologie: la dominance d’une seule langue dans un État-nation est jugée comme naturelle, tandis que la dominance du russe en ex-URSS est vue comme négative.

Même si les ukrainophiles s’accordent que l’ukrainien doit être la langue principale de l’enseignement, la plupart d’entre eux ont exprimé également le désir d’apprendre le russe,

98 Російська мова – вільне користування, доступ до освіти, кому потрібно, але не державними коштами. В принципі, як з усіма іншими мовами.

251 même ceux qui avaient des opinions radicalement négatives envers lui. Par exemple, une participante pense que le russe mérite d’être étudié comme « langue de ceux qui sont contre toi ».

Afin de souligner son opposition à la Russie, elle préfère cette justification de son désir que sa fille apprenne le russe au fait que c’est simplement sa langue maternelle et familiale. Elle voit l’ukrainien comme une langue « plus européenne » que le russe, le présentant comme un objet de fierté.

Locutrice 24: Ma fille va à l’école où on étudie le russe, l’ukrainien et l’anglais. Au début, je protestais contre le russe, mais j’ai pensé que, d’autre part, c’est de la connaissance. Plus tu connais, mieux c’est pour toi. Tu dois comprendre la langue de ceux qui sont contre toi. Un homme averti en vaut deux. Cependant, je voudrais que mon enfant soit orientée vers la langue ukrainienne, vers le monde pro-européen, ouvert, pas russe où il n’y a jamais eu rien de bien et il n’y en aura jamais99 (en ukrainien, femme, 37 ans, spécialiste en assurance de la qualité). Pendant l’entretien, elle mentionne aussi que l’anglais est numéro deux au niveau de l’importance pour elle après l’ukrainien. Il paraît qu’elle voudrait remplacer une langue impérialiste par une autre: le russe par l’anglais. Ce dernier peut également lui donner accès aux ressources culturelles et aux marchés du travail beaucoup plus vastes que le russe, surtout étant donné que cette locutrice voit l’ex-empire soviétique comme « rétrograde » et peu avantageux.

10.1.2.2. Les centristes: « C’est mieux de savoir écrire et lire en deux langues »

Les centristes du continuum idéologique voudraient que leurs enfants soient enseignés dans les deux langues. Ils se plaignent que les enfants russophones ne savent pas écrire dans leur langue maternelle, mélangeant les lettres et les orthographes ukrainiennes et russes. Ces enquêtés

99 Моя донька перейшла до школи, де будуть вивчати і російську, і українську, і англійську. Я спочатку возмущалася проти російської мови, але з іншого боку, це знання по-перше, чим більше ти знаєш, тим краще для тебе. Треба розуміти мову тих, хто проти тебе. І чим більше знаєш, хто володіє інформацією, той володіє світом. Я б дуже хотіла, щоб мої діти були орієнтовані на українську мову, на світ проєвропейський, відкритий, неросійський. Тому що там нічого хорошого не було і не буде. 252 estiment qu’il serait plus bénéfique pour leurs enfants d’avoir une forte compétence écrite dans les deux langues que de savoir écrire uniquement en ukrainien.

Locutrice 14: Mon attitude est ambivalente. D’une part, je soutiens que le russe n’est pas la langue d’État, de l’autre, quand je faisais mes études, j’ai vu des exemples d’enfants qui parlaient russe en famille, mais étaient éduqués en ukrainien à l’école, et les deux langues étaient pleines de fautes100 (en russe, femme, 33 ans, chargée de projet en informatique). Beaucoup de ces participants acceptent l’ukrainien comme seule langue officielle d’État mais voudraient, quand même, qu’une certaine attention soit accordée également au russe dans les écoles secondaires.

Locutrice 1: Nous, la génération plus âgée, étions éduqués dans un milieu russophone et c’est difficile pour nous de passer à l’ukrainien, mais s’il y a une opportunité d’éduquer la nouvelle génération qui maîtrisera bien l’ukrainien, je crois que c’est bien. Mais je crois qu’il y aura des pertes aussi parce qu’ils écriront en russe sans orthographe et connaîtront mal la littérature russe, qui est très riche. Mais, en général, éduquer la nouvelle génération dans la langue du pays où ils vivent, je pense que c’est correct101 (en russe, femme, 58 ans, bibliothécaire). La locutrice 1 accepte l’ukrainien comme seule langue d’instruction, mais exprime également des regrets que la nouvelle génération perdra de la « richesse culturelle », que la langue et la littérature russe peuvent donner. Donc, le discours de la fierté nationale est aussi mélangé aux considérations des bénéfices personnels promis par la maîtrise des deux langues.

100 Двоякое отношение. С одной стороны, я поддерживаю, что русский у нас негосударственный язык, на нем ведется обучение, но при этом я видела примеры, когда и я училась, у детей, которые дома говорят по- русски, в школе по-украински учат, и эти оба языка безграмотны. 101 Мы, старшее поколение, мы воспитывались в русскоязычной среде, и для нас сложно сейчас перейти на украинский язык, а если есть возможность воспитать новое поколение, чтобы они свободно владели украинским, я думаю, что это хорошо.

253

10.1.2.3. Les participants pro-russes: « Le passage des écoles à l’ukrainien mènera à la dégradation »

L’opinion du groupe pro-russe sur la question de la langue/des langues d’enseignement est proche de celle du groupe idéologique précédent. Néanmoins, la cohorte pro-russe réagit plus négativement au passage des écoles à l’ukrainien, proposant de diviser toutes les écoles secondaires de l’Ukraine en russophones et ukrainophones selon le pourcentage des locuteurs des deux langues dans chaque région:

Locuteur 23: Mon attitude envers cette loi est radicalement négative. Après ça, il ne vaut pas la peine d’aller à l’école du tout. Les disciplines qui méritent d’être étudiées sont les maths, ou les langues ne sont pas importantes, l’anglais et la « langue étrangère », comme on appelle le russe maintenant. L’enseignement se dégrade complètement et devient une fiction. Ça s’appelle une ukrainisation forcée parce qu’il n’y a pas de professeurs, de terminologies ou de manuels dans cette langue, et la langue n’est pas maternelle. Les langues doivent être sur un pied d’égalité. Deux langues au niveau d’État, et dans l’éducation, le nombre d’écoles doit être proportionnel au nombre de gens qui parlent une certaine langue et à la demande pour cette langue102 (en russe, homme, 47 ans, programmeur). De surcroît, le locuteur 23 pense qu’en tant que russophone, il ne doit pas être « forcé » à utiliser l’ukrainien. Il est convaincu que l’État doit lui permettre de rester russophone et de ne pas pousser sa famille à « s’assimiler ». Cette position est partagée par le pôle le plus radical du camp pro-russe, qui va jusqu’à postuler que, par leur composition ethnolinguistique et par leurs humeurs politiques, ces régions ressemblent plutôt à la Russie qu’à l’Ukraine et devraient, donc,

102 Мое отношение к этому резко отрицательное, то есть я в принципе считаю, что в школу потом можно больше не ходить, за исключением математики, где языки все равно, англ. и ин.языка, как сейчас называют русский. [...] Образование полностью деградирует и становится фикцией. Это называется насильственной украинизацией, потому что учителей нет, терминологии нет, учебников нет, язык неродной. [...] Они должны быть равноправны. На официальном уровне – два государственных. А в образовании, количество школ пропорционально проценту людей, говорящих на определённом языке.

254 faire partie de la Fédération russe. Beaucoup de gens de cette idéologie, affirment avec émotion que les tentatives du nouveau gouvernement d’introduire l’ukrainien dans l’enseignement dans tout le pays finiront par diviser le pays plutôt que l’unir. Il faut également noter que les participants pro-russes et les centristes proches de cette idéologie exprimaient des peurs et des inquiétudes concernant les lois sur les langues de l’enseignement à cause de toute la désinformation disséminée autour de cette question. Parfois ils décrivaient le projet de loi comme plus stricte qu’il ne l’était en réalité. Leurs attitudes pourraient être différentes s’ils disposaient de plus d’informations sur les nouvelles législations linguistiques.

10.1.2.4. Langues d’enseignement aux écoles et universités de Kharkiv: réalités derrière les statistiques

En dépit de l’aménagement linguistique d’État en faveur de la langue ukrainienne, en réalité, le choix de langue d’enseignement aux établissements d’enseignement primaire, secondaire et supérieur de Kharkiv dépend de la position politico-linguistique de leur administration, de la discipline enseignée et des différentes compétences à l’oral et à l’écrit.

Tout d’abord, la langue d’enseignement dans chaque école secondaire ou université donnée dépend de la décision de son administration. Selon les témoignages des participants, certaines écoles secondaires qui se positionnent comme « ukrainiennes » sont, en fait, russophones, surtout au centre-ville. J’ai trouvé des preuves de cette information: la plupart des

écoles ukrainophones sont dans les banlieues, tandis qu’au centre-ville, le russe reste la langue principale d’enseignement (Levin, 2018). Les écoles secondaires se distinguent aussi selon leur prestige – beaucoup d’écoles prestigieuses et payantes sont russophones. Les participants avec des opinions modérées ont remarqué que la qualité d’enseignement est plus importante pour eux 255 que la langue d’instruction, mais quand il y a plus de bonnes écoles avec l’enseignement en russe, les gens plus aisés choisiront certainement celles-là.

Dans l’enseignement supérieur, il y a des universités « pro-russes » et, donc, russophones; et il y a également celles qui sont « pro-ukrainiennes » et ukrainophones. Certains professeurs pro-ukrainiens ont rapporté avoir eu des problèmes dans des universités pro-russes quand ils ont essayé de donner des conférences uniquement en ukrainien, car l’administration de l’université était opposée à l’ukrainisation. Une des professeurs interrogés a demandé aux

étudiants dans quelle langue ils préféreraient écouter la conférence. La plupart des étudiants ont répondu: « en ukrainien », une réponse dont la professeure était très contente. En racontant cette histoire à quelqu’un dans l’administration de l’université comme preuve que de plus en plus d’étudiants préfèrent l’enseignement en ukrainien, elle a entendu en réponse: « Vous ne savez pas bien poser la question sur la langue de préférence ». La professeure s’est sentie humiliée.

En outre, il existe une variation dans le choix de langue d’enseignement selon la discipline, ce qui est conditionné par des raisons pratiques. Par exemple, l’Académie juridique enseigne en ukrainien parce que les lois sont écrites en ukrainien et il est plus facile de les apprendre dans cette langue que de les traduire en russe.

Finalement, il existe aussi des différences dans l’emploi des langues par écrit et à l’oral:

Locuteur 10: Au Collège de médicine, les professeurs entrent dans la salle et nous demandent dans quelle langue il faut nous donner des conférences, on dit souvent qu’en russe, ensuite nous discutons du matériel en russe, mais on le note en ukrainien parce que tous les tests et examens sont en ukrainien, et on doit connaître les termes en ukrainien aussi103 (en russe, homme, 19 ans, étudiant en médecine).

103 В Колледже преподаватели заходят в класс и спрашивают, на каком языке лучше читать, мы соглашаемся, на русском, затем обсуждаем материал на русском, а записываем на украинском, так как все экзамены и тесты на украинском составлены и приходится знать и украинский в тестах. 256

Quand j’ai demandé au participant 7, si ce passage d’une langue à l’autre le dérange, il a répondu qu’il y est habitué et ne voit rien d’étrange dans cette pratique. Comme il est plus facile pour tout le monde de parler russe, la communication orale se passe en russe, mais pour les examens officiels et par écrit, les enseignants et les étudiants utilisent l’ukrainien.

10.1.2.5. Réaction à la promotion des langues étrangères: attitude positive et inquiétude pour la qualité d’enseignement

Les participants de tous les trois groupes, y compris les russophiles, ont exprimé une attitude positive envers la promotion de l’anglais et des langues de l’UE dans l’enseignement.

L’anglais est préféré aux autres langues étrangères comme le français ou l’allemand. Selon les réponses, l’anglais, l’allemand et le français, trois langues traditionnellement apprises aux écoles secondaires en Ukraine, gardent toujours leur prestige. Ce qui est intéressant, le polonais a

également pris de la valeur, car, bien qu’il ne soit pas une langue internationale, c’est la langue d’un des pays les plus proches de l’Ukraine faisant déjà partie de l’UE et étant beaucoup plus stables au niveau politique et économique que l’Ukraine.

Les participants du groupe pro-ukrainien affirmant que l’enseignement du russe, une langue forte et impérialiste, peut menacer la position de l’ukrainien ne pensent pas, par contre, que l’anglais, une autre langue forte, puisse nuire à l’ukrainien. Ils expliquent leur certitude à cet

égard par le fait que l’anglais ne pourrait jamais devenir la première langue des Ukrainiens. En outre, l’anglais est accueilli chaleureusement par ces enquêtés parce qu’ils ont des attitudes très positives envers cette langue qui peut leur ouvrir des portes aux carrières et à la communication internationales. Le groupe pro-russe partage cette opinion: en dépit de leur anti-américanisme, ils sont intéressés à l’apprentissage de l’anglais, qui pourrait leur être avantageuse. Cela démontre 257 que la position idéologique sur les langues se heurte au désir d’accumuler du capital linguistique.

Pour plus d’informations sur cette opposition, voir la Section 10.2.3.

Plusieurs participants ont également mentionné que le problème principal lié à l’application de la loi proposée serait le manque de cadres qualifiés à l’école secondaire et la mauvaise qualité de l’apprentissage des langues à l’école.

Locutrice 2: La loi est une loi, mais, en réalité, les professeurs d’anglais quittent l’école parce qu’on ne peut pas les y garder avec ces salaires minuscules. Le problème ce n’est pas les langues, mais la qualité de l’enseignement104 (en russe, femme, 42 ans, bibliothécaire). Cette opinion est partagée par la plupart des participants, qui voudraient voir des améliorations dans la qualité de l’enseignement des langues étrangères.

10.1.3. Attitudes envers l’ukrainisation: « mauvais » et « bons » exemples de la mise en place de la politique linguistique

10.1.3.1. Ukrainisation: douce ou violente ?

Pour résumer les deux sections précédentes, les attitudes envers l’ukrainisation menée par l’État sont polarisées entre la condamnation de sa « violence » et, au contraire, l’approbation de sa « tendresse ». Le premier point de vue est surtout partagé par le groupe pro-russe qui voit la langue et la culture ukrainiennes comme « non natales » et « imposées ». Néanmoins, même le camp pro-ukrainien « Language matters » est divisé entre les partisans et les détracteurs. Un participant jeune qui est passé à l’ukrainien lui-même critique, en même temps, les techniques

étatiques de l’ukrainisation:

Locuteur 12: Si on prend le cas concret de Kharkiv, ça sera difficile de faire [de l’ukrainiser]. Il faut le faire doucement et au fur et à mesure parce que, si on insiste pour qu’on enseigne tout en ukrainien, c’est difficile de faire appliquer. Ça sera dur

104 Закон – это закон, а в реальности учителя английского языка уходят из школ, так как их там зарплатами не могут удержать. Проблема – это не языки, а качество образования. 258

d’enseigner en ukrainien pour les professeurs qui travaillent depuis 20-40 ans en russe, si on essaie de le faire comme ils le font maintenant, si c’est sous pression, exprès, etcetera. Je crois que, si ça doit être fait, il faut le faire d’une façon intelligente, prudente et harmonieuse105 (en ukrainien, homme, 21 ans, barista). Le locuteur 12 ne spécifie pas ce qui serait selon lui cette manière « douce » et

« intelligente ». C’est surtout intéressant parce que cette personne a été sévère envers elle-même dans son passage à l’ukrainien, traduisant au début des mots en tête, mais ne se permettant pas d’utiliser des mots russes. Cette attitude libérale pourrait s’expliquer par son respect pour les gens âgés dont l’exemple il voit dans ses propres parents.

Une autre interviewée du côté pro-ukrainien applaudit, au contraire, l’ukrainisation, admettant toutefois qu’elle est peut-être « imposée », mais la justifiant par la création des conditions nécessaires pour que les gens soient obligés à parler l’ukrainien.

Locutrice 11: Je pense qu’il faut faire certaines choses, pas violemment, gentiment, mais un peu imposer. Maintenant si nous faisons ces pas importants pour que l’ukrainien prenne le dessus, il le prendra. Il faut y avoir une nécessité d’y passer. S’il y a une nécessité, on y passera106 (en ukrainien, femme, 55 ans, professeure universitaire). La locutrice 11 pense qu’un peu d’imposition vaut la peine parce que ces mesures contribueront à l’amélioration de la position de l’ukrainien. Donc, le but justifie les moyens.

Une autre ukrainophile décrit, au contraire, l’ukrainisation comme « tendre et douce », ajoutant qu’elle aime voir des films en ukrainien dans les cinémas et consommer des produits culturels ukrainiens.

Locutrice 14: Nous vivons en Ukraine, pas en Russie. [Ceux qui condamnent l’ukrainisation] sont, en réalité, juste paresseux. J’aime que les enfants étudient en

105 Якщо брати конкретно Харків, це важко буде зробити, це треба робити обережно, поступово, і якщо всі предмети вивчати українською мовою, запроваджувати це важко. Вчителі, які працюють років 20-40, які на українській мові викладають свій предмет, їм буде дуже важко, якщо намагатися це робити, як це намагаються робити зараз. Якщо це під тиском, спеціально і т.д. Якщо, я вважаю, якщо це робити, то треба це робити мудро, обережно та узгоджено. 106 Але я думаю, що якійсь речі не те що насильцькі треба робити, а якось по-доброму, але нав'язувати. Зараз якщо ми зробимо такі важливі кроки, щоб укр.мова запанувала тут, вона не запанує. Має бути необхідність перейти на неї. Буде необхідність, вони перейдуть. 259

ukrainien. Il faut utiliser la langue107 (en ukrainien, femme, 37 ans, spécialiste d’assurance de la qualité). Donc, comme on voit, les participants pro-ukrainiens ne sont pas unis dans leurs opinions sur l’aménagement linguistique d’État. Leurs attitudes oscillent entre la critique de la sévérité de cette politique et l’approbation de sa « douceur ».

10.1.3.2. Mauvais exemples de l’ukrainisation: faux-semblant et folklorisation

Certains enquêtés jugent les mesures de l’administration régionale de Kharkiv comme malhonnêtes parce qu’elles visent ostensiblement à promouvoir la langue ukrainienne, mais finissent par décourager les gens de l’utiliser.

Premièrement, un des participants pro-ukrainiens a remarqué que même si le gouvernement à Kyiv avait changé, au niveau de l’administration régionale de Kharkiv, les fonctionnaires de l’époque pré-Maïdanaise gardent toujours leurs postes. C’est la raison pour laquelle les mesures et actions de l’administration de cette région restent très anti-ukrainiennes; et leurs méthodes d’organiser des événements culturels ukrainiens ressemblent fort à celles de folklorisation108 de l’époque soviétique, portant un caractère nominal.

Locuteur 27: Tout ce qu’ils font de pro-ukrainien, ils le font parce qu’ils sont obligés, et ils l’effectuent d’une telle manière que ça a l’air du sabotage, c’est-à-dire, quand je vois la fête ukrainienne de Noël organisée par le département [régional] de la culture, ça ressemble à une moquerie parce qu’elle reproduit les vieux mythes que les Ukrainiens sont des ivrognes, des ploucs, etc. avec la musique la plus dégueulasse109 (en ukrainien, homme, 41 ans, programmeur).

107 Ми живемо в Україні, а не в Росії. Це просто лінь. Мені дуже подобається, що в школах діти вчаться укр.мовою. Треба використовувати мову. 108 Pratiques de la représentation d’une langue comme symbole ethnique plutôt qu’un outil viable de communication, e.g. le chant des chansons traditionnelles, la mise en scène des danses en costumes nationaux, les peintures représentant des paysages ruraux, etc. (Fishman, 1991, p. 91). 109 Все, що вони роблять ніби-то про-українське, вони його роблять або тому що вони просто змушені або виконують так, що виглядає як саботаж, тобто, коли я дивлюсь якесь українське свято Різдва, яке організовується відділом культури, то для мене це виглядає як знущання, тому що воно репродуктує старі міфи про українців як про пияків, про селюків і так далі з найганебнюшою музикою. 260

En outre, il paraît que, même si l’ukrainisation de l’enseignement améliore la connaissance de l’ukrainien, elle n’inspire pas toujours à l’utiliser à l’extérieur de l’école. Une participante qui a fait ses études dans une école ukrainophone remarque que les enfants et les professeurs parlaient russe de toute façon pendant les récréations. Les cours en ukrainien étaient comme de « petites performances théâtrales », à la fin desquelles tout le monde recommençait à parler russe. En plus, les instituteurs passaient au russe pour disputer les enfants parce que la remontrance en russe avait l’air plus sérieux et produisait un effet plus fort:

Locutrice 15: Il se passait aussi le suivant. Le prof disait: « Chers enfants! Aujourd’hui on va faire à notre cours… (en ukrainien) », ensuite en russe « Fermez vos gueules et écoutez comme il faut! » (elle crie, parodiant la professeure). J’ai compris immédiatement que c’était n’importe quoi, la langue de quelque théâtre, c’est-à- dire j’ai appris à le parler bien parce qu’il fallait le faire à l’école, mais je comprenais que c’était quelque chose de factice, de n’importe quoi…110(en russe et en ukrainien, femme, 30 ans, enseignante des enfants). Cet exemple révèle que l’enseignement en ukrainien n’élargit pas toujours le champ de l’utilisation de la langue et est perçu comme une obligation dans une situation définie. Les règles scolaires, que la locutrice décrit comme un jeu théâtral, ne sont pas toujours respectées même par les professeurs, ce qui évoque chez les enfants un sentiment de faire semblant, après quoi ils ne prennent pas l’ukrainien au sérieux et ne l’utilisent pas en dehors de l'école.

D’autres participants, surtout ceux de l’idéologie pro-russe, se sont plaints que certaines méthodes de l’ukrainisation sont trop autoritaires, dissuadant les gens d’utiliser la langue.

110 А еще было такое: «Любі дітки! Сьогодні на нашому занятті ми будемо…Так, а ну-ка рты там закрыли, повернулись и слушаем нормально! Так от сьогодні на занятті…»і я поняла сразу, что это язык какой-то фигни, какого-то театра. То есть я научилась на нем говорить хорошо, я в школе же по-украински все говорила, отвечала, но я понимала, что оно какое-то ненастоящее, какая-то фигня. 261

Ainsi, il paraît que les problèmes principaux de l’ukrainisation officielle étaient l’insincérité et le sabotage des fonctionnaires ainsi que les méthodes trop lourdaudes et maladroites.

10.1.3.3. « Bons » exemples de l’ukrainisation: projets culturels de « haute » qualité pour inspirer les jeunes

Comme exemples de la « bonne » ukrainisation, les participants ont mentionné la création du contenu culturel en ukrainien de haute qualité, à savoir de nouveaux projets musicaux et littéraires qui apprennent les jeunes à aimer et utiliser la langue.

Locuteur 18: Du milieu des 1990 au milieu 2000, c’était un véritable essor de la musique ukrainophone, qui n’était pas juste en ukrainien mais, selon le matériel musical, était de bonne qualité. Voici le meilleur exemple de la propagande positive de la langue ukrainienne111. En outre, la question de « sincérité » des intentions surgit ici aussi. La franchise et fidélité des sentiments des « vrais » artistes et écrivains ukrainophones sont opposées à la tricherie et à la coercition des fonctionnaires d’État.

Une participante d’idéologie « Language does not matter » utilisant surtout le russe au quotidien et rejetant l’ukrainien comme une langue imposée, admet, en même temps, qu’une fois elle a écrit un post en ukrainien sur les réseaux sociaux parce qu’elle était inspirée par un chanteur ukrainophone célèbre:

Locutrice 6: En général, j’écris des postes en russe dans les réseaux sociaux, mais le seul post en ukrainien, que j’ai écrit, était créé après ma rencontre avec le soliste du groupe S.K.A.I. Il parlait ukrainien d’une très belle manière et ça m’a inspirée. Il était si

111 Середина 90-х –середина 2000-х – это был просто взлет украиноязычной музыки, которая мало того, что она была украинской, но и по музыкальному материалу она была неплохая. [...] Это был лучший пример положительной пропаганды украинского языка. 262

sincère112 (dernier mot dite en ukrainien) (en russe et en ukrainien, femme, 24 ans, gestionnaire d’événements). Cela démontre que le « bon » exemple de l’utilisation de la langue par une personne charismatique et sincère sert la cause de la promotion de l’ukrainien beaucoup mieux que les mesures d’éducation patriotique officielle.

Donc, même s’il y a une divergence dans les attitudes envers la politique d’ukrainisation d’État, la plupart des participants des trois groupes idéologiques s’accordent que l’État devrait mener l’ukrainisation doucement au fur et à mesure, en mettant en valeur des produits culturels de haute qualité et dans l’air du temps.

10.1.3.4. Attitudes envers les quotas sur les produits culturels: de l’approbation à l’esprit de contradiction

Les participants pro-ukrainiens « Language matters » ont accueilli les quotas avec enthousiasme, les voyant comme instrument de la promotion de la langue officielle et, par conséquent, de l’augmentation de la conscience nationale:

Locuteur 27: Il [mon fils] aura un grand choix de ressources en ukrainien, comme un éventail incroyable de livres pour enfants de haute qualité, et le marché est saturé, et il y a une demande, y compris grâce aux quotas. Intervieweuse: C’est-à-dire, vous êtes pour les quotas? Locuteur 27: Absolument113 (en ukrainien, homme, 41 ans, programmeur). Le locuteur 27 utilise le vocabulaire lié à la sphère économique, expliquant qu’il faut offrir à la population plus de ressources culturelles en ukrainien de haute qualité pour qu’elle choisisse de les consommer en ukrainien plutôt qu’en russe parce qu’il y a plus d’offre.

112 Посты в социальных сетях – на русском, единственный пост на украинском я написала после встречи с солистом группы С.К.А.Й. Он очень красиво говорил по-украински, и меня вдохновил. Он был такой «щирий». 113 L27: В нього буде вибір, широкий вибір українського всього. Ми маємо шалену кількість дитячих якісних книжок, і ринок насичується, тому що є попит. Дякуючи квотам також. I: Тобто ви за квоти? L27: Безумовно. 263

Un autre membre de ce groupe voudrait regarder les quotas d’un angle différent: au lieu de les imposer sur la langue officielle (qui doit être utilisée 75 % du temps à la télévision et à la radio), il faudrait les appliquer aux autres langues parlées dans le pays plutôt que sur la langue

« natale » des Ukrainiens (en russe, homme, 47 ans, manager en informatique).

Parmi le groupe « Language does not matter », les réactions aux quotas sont beaucoup plus protestataires. Certains ont souligné que leur enthousiasme initial pour l’ukrainien avait été brisé dans son élan par l’obligation imposée d’utiliser la langue sous certaines conditions et modalités.

Locuteur 18: En 2014, plusieurs voulaient défendre et utiliser l’ukrainien plus souvent, mais l’attitude a changé avec l’introduction des quotas à la radio et sur la musique114 (en russe, homme, 29 ans, designer et musicien). Un autre participant a raconté que son père, professeur dans une université, avait été très pro-ukrainien à l’époque soviétique, essayant de parler l’ukrainien quand personne ne le parlait, mais au moment où on l’a obligé à le faire, il a commencé à enseigner en russe par pur esprit de contradiction contre l’État. Son fils a décrit sa position comme « sarcastiquement- intellectuellement oppositionnelle ».

Comme on pouvait s’y attendre, les participants pro-russes, eux aussi, perçoivent les quotas comme une grande injustice envers eux.

Locuteur 21: Si on sort du sujet de la langue, je n’aime pas ce qu’on m’impose, et maintenant on m’impose méthodiquement et scrupuleusement la langue ukrainienne, c’est pourquoi ma réaction défensive c’est de l’utiliser le moins possible. [...] Mais si on m’interdit de parler russe… qu’ils essaient seulement…115 (en russe, homme, 30 ans, ingénieur)

114 На заре 2014 года у многих было такое ощущение, что надо украинский язык защищать и использовать, как можно чаще. Сейчас же с этими квотами на радио, на музыку и так далее, отношение изменилось. 115 Если абстрагироваться от темы языка, я не люблю то, что мне навязывают, а мне сейчас методично и скрупулезно навязывают украинский язык, поэтому защитная реакция – это как можно меньше его использовать. Если мне будут запрещать на русcком говорить, ну, пускай, попробуют. 264

En dépit de cette menace et colère envers ceux qui imposent l’ukrainien, quand j’ai demandé au participant 21 s’il se sentirait plus libre s’il était débarrassé du besoin d’utiliser l’ukrainien, il a exprimé la volonté de le garder quand même dans son répertoire linguistique, car cette langue fait partie de son identité linguistique.

Locuteur 21: Ça fait partie de ma communication avec les autres, c’est pourquoi il me manquerait. Il est mieux d’exprimer certaines choses en ukrainien, mais je perçois ça comme un supplément à ma connaissance principale et utilisation du russe. Qu’il ait deux langues comme elles existent déjà116 (en russe, homme, 30 ans, ingénieur). Cela révèle que même les participants pro-russes qui expriment ouvertement leur mécontentement contre les quotas et l’ukrainisation sont, en réalité, des bilingues qui voudraient garder l’utilisation des deux langues dans les domaines d’usage auxquels ils sont accoutumés.

10.2. Prestige et valeur de marché du russe et de l’ukrainien pour les Kharkiviens

Lors des entretiens, en parlant des langues, les locuteurs ont utilisé un grand nombre de mots, d’expressions et de métaphores liés au marché et aux activités économiques, ce qui démontre leur intérêt économique et leurs attentes des profits personnels de l’utilisation de certains codes. Dans cette section, je présenterai mon analyse des points de vue des participants de l’enquête sur le prestige et la valeur de marché du russe et de l’ukrainien.

10.2.1. Prestige de l’ukrainien

10.2.1.1. Langue des intellectuels, des jeunes et de la carrière

Selon les témoignages des participants pro-ukrainiens, le prestige de l’ukrainien à

Kharkiv a augmenté en comparaison avec son statut social il y a une dizaine d’années où l’usage

116 Это моя часть общения с другими, поэтому не будет какой-то части хватать. Какие-то моменты лучше на украинском выразить, это я воспринимаю как дополнение к моему основному знанию и употреблению русского языка. Пусть будут оба языка, раз уж они есть.

265 de cette langue à Kharkiv était assez rare. D’après le locuteur 4 (en ukrainien, homme, 39 ans, programmeur), « maintenant, si tu parles ukrainien littéraire, pas « sourjik », à Kharkiv, on pense que tu es plus conscient, plus engagé ». Cependant, « engagé » peut signifier également

« nationaliste ukrainien », qui est considéré par certaines personnes pro-russes comme provocateur des conflits (voir le Chapitre IX, Section 9.2.4.).

L’ukrainien attire des jeunes pro-ukrainiens qui veulent mettre en avant leur identité nationale ainsi que leur singularité dans la ville russophone:

Locutrice 5: C’est très courant parmi les jeunes, c’est branché, c’est cool. Ce sont de nouvelles tendances à Kharkov maintenant117 (en russe, femme, 26 ans, designer graphique). Cependant, l’usage de l’ukrainien n’est réservé qu’aux classes éduquées. Selon le locuteur

20 (en ukrainien, homme, 30 ans, analyste commercial), l’ukrainien reste la langue de l’intelligentsia parce que « le passage à l’ukrainien est effectué le plus souvent consciemment et a derrière lui quelques réflexions, motivations, arguments, connaissances historiques, etc., mais le russe reste plus utilisé ».

Un professeur de l’université a aussi remarqué que l’ukrainien est désormais également la langue de la science et, par conséquent, la langue de la carrière, car les articles scientifiques doivent être publiés uniquement en ukrainien en Ukraine:

Locuteur 7: L’ukrainien c’est maintenant la langue de la carrière. Intervieweuse: Le prestige du russe est tombé? Locuteur 7: Oui, bien sûr, c’est tout à fait naturel quand les langues prioritaires à l’embauche sont l’ukrainien et l’anglais. Il y a une demande pour l’ukrainien et la demande pour le russe est considérablement plus basse. Les gens commencent à s’adapter118 (en russe, homme, 60+ ans, professeur universitaire).

117 Это сейчас очень молодежно, стильно, прикольно. Это сейчас в Харькове такие тенденции. 118 L7: Украинский сейчас – это карьерный язык. I: Престиж русского упал? L7: Да, конечно, это абсолютно естественно, когда приоритетным являются украинский и английский при приеме на работу. Есть востребованность украинского языка, а востребованность русского языка значительно меньше. Люди начинают перестраиваться. 266

Les fonctionnaires d’État, surtout ceux qui voudraient être promus au niveau de l’État et non pas rester dans la région russophone de Kharkiv, sont censés également maîtriser la langue officielle du pays.

10.2.1.2. Création d’une « demande » pour l’ukrainien

Les participants ukrainophiles ont commencé à utiliser l’ukrainien le plus que possible pour créer « une demande pour l’ukrainien ». Ces participants utilisaient des tropes économiques en parlant de leurs efforts linguistiques. Un des participants qui sont passés à l’ukrainien a remarqué:

Locuteur 27: Le passage [à l’ukrainien] se déroule maintenant, et je le ressente. Nous avons des supermarchés, la chaîne « Klas », qui ont finalement ukrainisé les étiquettes de prix et leurs serveurs ont commencé à parler ukrainien. Je crée une demande, pas moi seul, mais nous, et au fur et à mesure elle est satisfaite, c’est-à-dire le commerce réagit119 (en ukrainien, homme, 41 ans, programmeur). Selon ce participant, les Kharkiviens doivent prendre les choses en main eux-mêmes et montrer que leur ville possède une identité ukrainienne et ukrainophone, parce que, s’il apparaît plus de personnes qui parlent et demandent du service en ukrainien, le business les suivra.

Locuteur 20: J’essaie, mais, ça dépend de mon humeur, j’essaie de parler ukrainien aux caissiers et au personnel dans le domaine des services pour qu’ils s’y habituent. Maintenant ce n’est pas un tel choc pour eux, mais avant, c’est un effet-wow pour eux, et cela créait une impression que tout le monde parle russe à Kharkiv120 (en ukrainien, homme, 30 ans, analyste commercial). Les gens de cette idéologie croient qu’il faut prouver aux fournisseurs des services qu’ils veulent de l’ukrainien. C’est une mise en commun des efforts collectifs pour changer l’image de

Kharkiv comme ville séparatiste pro-russe, qui est honteuse, selon ce groupe idéologique. Cette

119 Йде перехід, і він відбувається, і я це відчуваю. В нас супермаркети, мережа «Клас», українізували цінники нарешті, у них офіціянти заговорили укр. Я створює попит, не я один, тобто ми, і він потрошку задовільняється, тобто бізнес тут реагує. 120 Я намагаюся, але це теж під настрій, намагаюся з касирами, з обслуговуючим персоналом розмовляти українською, щоб вони звикали. Зараз це для них не такий шок, а раніше це був такий вау-ефект для них, і складалося таке враження, що в Харкові всі говорять російською. 267

étiquette a touché au vif certains Kharkiviens, leur faisant comprendre qu’ils veulent devenir

« plus ukrainiens » et rendre leur ville « plus ukrainienne » aussi. Certains interviewés de cette idéologie s’efforcent de parler ukrainien à leurs enfants pour que ces derniers apprennent cette langue dès leur petite enfance. Ils essaient également de choisir pour leurs enfants des garderies et des écoles où l’ukrainien est la langue principale d’enseignement.

10.2.1.3. Langue des campagnards, des fonctionnaires kyiviens et des Ukrainiens de l’Ouest

Les participants pro-russes et ceux qui sont idéologiquement proches de ce pôle idéologique n’utilisent l’ukrainien que pour exprimer de l’humour carnavalesque, imitant des campagnards et des nigauds. Ces gens-là considèrent toujours l’ukrainien comme une « sous- langue », une « demi-langue » parce qu’il lui manque « des termes techniques et médicaux », de la littérature scientifique et des belles-lettres (voir l’extrait de l’entretien avec la locutrice 19 à la page 215). En plus, ils accentuent qu’ils entendent l’ukrainien à Kharkiv surtout des campagnards qui viennent en ville pour vendre leurs produits agricoles, et, donc, la valeur de cette langue est toujours basse pour eux:

Locuteur 23: Pour moi personnellement, l’ukrainien n’est pas très pertinent, peut-être juste pour parler à une vieille dame (babouchka) qui vend quelque chose au marché121 (en russe, homme, 47 ans, programmeur). Le locuteur 23 a ajouté aussi que l’ukrainien est nécessaire pour faire une carrière à Kyiv ou

à Lviv, mais ces deux villes ne représentent pas de destination désirée pour lui. À son avis, pour quelqu’un qui veut rester à Kharkiv, la seula langue russe suffira. Donc, pour ce locuteur, l’ukrainien représente à la fois la langue des campagnards, des fonctionnaires à Kyiv et des

121 Конкретно для меня он неактуален, разве что на базаре с бабушкой поговорить, которая что-то продает.

268 habitants de l’Ouest de l’Ukraine, c’est-à-dire, trois groupes des « autres » auxquels il s’oppose au niveau identitaire. Pour ces gens-là, le russe représente toujours plus de mobilité que l’ukrainien parce qu’ils envisagent la Russie comme un lieu prospectif de la carrière et un marché linguistique à viser.

Ainsi, on peut résumer que récemment l’ukrainien a pris de la valeur pour les gens orientés vers l’Ukraine au niveau identitaire et professionnel, devenant la langue des jeunes, des intellectuels et de la science. Toutefois, pour les gens du camp opposé, l’ukrainien reste la langue des campagnards, des fonctionnaires à Kyiv et des Ukrainiens de l’Ouest – tous les groupes auxquels les russophiles kharkiviens s’opposent.

10.2.2. Prestige du russe

10.2.2.1. Changement au niveau officiel, mais pas dans la communication quotidienne

Pour deux tiers des participants, le prestige du russe n’a pas changé, car c’est leur première langue et, de ce fait, au-delà de toute concurrence. Ces locuteurs remarquent toutefois que le statut des langues a vraiment changé au niveau officiel, mais pas au niveau de la communication quotidienne, car la plupart des Kharkiviens continuent à utiliser le russe sans contrainte dans beaucoup de contextes.

Pour les participants pro-ukrainiens fervents, la valeur du russe a changé pour le pire même s’ils continuent à l’utiliser dans un nombre considérable de domaines de la vie.

Locuteur 8: Maintenant je ne consomme pas de produits culturels en russe du tout parce qu’il a arrêté de m’intéresser quand j’ai compris que les muses avaient quitté ce pays. Quand je me lève le matin, je suis navré seulement si parfois il me vient une pensée en russe. Si elle apparaît dans une autre langue, ça me rend heureux122 (en russe, homme, 55 ans, enseignant d’anglais).

122 Сейчас не употребляю никаких культурных продуктов на русском языке вообще, так как он перестал быть мне интересным, когда я понял, что музы улетели из этой страны. Когда я просыпаюсь утром, меня 269

Il faut noter que le participant 7 parle anglais couramment et travaille dans l’industrie informatique en tant que professeur d’anglais aux employés des compagnies de logiciels ayant des clients occidentaux. Cela signifie qu’il a accès au marché de ressources culturelles en anglais, qui est énorme, et, donc, n’a pas besoin du russe pour ces fins-là.

10.2.2.2. Compréhension de la valeur des deux langues: « Je ne veux perdre ni l’un ni l’autre »

Les participants centristes ont indiqué que, comme ils utilisaient le russe et l’ukrainien dans des contextes et domaines différents, les deux langues gardent leur prestige pour eux, mais sont réservées pour des fonctions différentes.

Locutrice 9: La langue russe me plaît beaucoup. Elle est si stricte, saturée, riche. Mais j’aime également l’ukrainien. Il est plus tendre, plus chantante, plus agréable, plus fine et douce. Et je renoncerai ni à l’un ni à l’autre123 (en russe, femme, 64 ans, vendeuse retraitée). L’utilisation des adjectifs montre que, pour cette locutrice, le russe est définitivement une langue plus officielle, autoritaire et forte. La description du russe comme « riche » démontre que le russe lui donne plus de possibilités au niveau de l’expression linguistique et au niveau des avantages économiques. Pourtant, l’ukrainien lui tient également à cœur comme langue

« tendre » et « douce », la langue des chansons de sa terre, la langue de son âme qui lui permet d’exprimer son appartenance à l’Ukraine. Ce qui mérite aussi d’être mentionné c’est que les adjectifs utilisés pour décrire le russe conviendraient à la description d’un homme, tandis que ceux utilisés pour l’ukrainien sont des caractéristiques féminines. Ces caractéristiques masculines-féiminines correspondent aussi au genre des mots russe et ukrainien équivalent

огорчает только, что у меня мысль какая-то возникает на русском языке. Если она возникает на другом языке, меня это радует. 123 Мне очень-очень нравится русский язык. Он такой строгий, насыщенный, богатый. Но мне очень нравится и украинский язык, он более нежный, более певучий, более приятный, более тонкий, ласковый. И я не от того, не от того не откажусь. 270

« langue » en français: en russe, c’est masculin (« yazyk ») et, en ukrainien, c’est féminin

(« mova »). Cela démontre également le statut des deux langues: le russe a plus de standardisation et d’usage officiel (au moins, à Kharkiv) alors que la position de l’ukrainien est celle d’une femme, douce, tendre, mais faible et sans pouvoir.

Les ukrainophiles des familles mixtes expriment également un désir de garder les deux langues dans le répertoire dans leurs enfants. Par exemple, l’un de ces participants, nouvellement ukrainophones, a néanmoins admis qu’il ne voudrait pas que son fils soit privé complètement de la langue russe en raison de la russophonie de sa mère, qui, malgré sa position pro-ukrainienne, n’est pas passée à l’ukrainien comme lui:

Locuteur 27: …il l’entend [le russe] de sa mère. Je ne veux pas le lui arracher et, ce n’est pas possible de toute façon à Kharkiv, c’est naturel. Je le mettrais ainsi dans des conditions trop sévères, et ça serait mon propre choix, pas le sien, et ce n’est pas correct.124 (en ukrainien, homme, 41 ans, programmeur). 10.2.2.3. « Langue de civilisation »

Selon un des participants, la campagne autour de Kharkiv admire toujours le russe comme « langue de civilisation » et de la ville. Comme la plupart d’entre eux parlent « sourjik », le passage au « russe pur » est considéré comme un « pas vers la civilisation » plus que le passage à « l’ukrainien pur », car ce dernier est associé au « sourjik ». Je trouve cette remarque intéressante, mais, n’ayant pas fait de recherche sur cette question dans les villages autour de

Kharkiv, je ne peux pas en tirer de conclusions définitives. Cependant, dans un village où on parle un mélange de langues, le déplacement vers la ville russophone voisine et le passage au russe promettent une amélioration du niveau de vie et peuvent être convoités. En revanche, la

124 Він вже читає, він чує її від мами. Я не хочу його відривати від цього та це й в принципі не можливо в Харкові, це не природно. Я б його ставив в надто жорстокі умови, і це був би мій вибір, а не його вибір, і це неправильно. 271 connaissance de l’ukrainien « standard » serait importante pour le déménagement à Kyiv et non pas à Kharkiv.

10.2.3. « Fierté » et « profit » de la maîtrise des langues: entre le « local » et « le global »

Même s’il existe des polarités au niveau des attitudes et des perceptions de la valeur du russe et de l’ukrainien, ce qui unit les participants des idéologies opposantes c’est la volonté de maîtriser plus d’une langue pour être employables et mobiles dans le monde globalisé. À part l’ukrainien et le russe, tous les participants ont exprimé un intérêt pour les langues étrangères

(surtout l’anglais, l’allemand et le français, mais également le polonais) qui leur donneraient accès aux ressources culturelles et informationnelles mondiales.

10.2.3.1. Le camp pro-ukrainien: l’ukrainien comme langue d’identification et de fierté locale; le russe et les langues étrangères pour l’accès aux marchés globaux

Bien que certains participants pro-ukrainiens ne voient pas le russe comme faisant partie de leur identité nationale ukrainienne, exprimant des attitudes négatives envers lui, ils croient néanmoins que la connaissance de cette langue est une « richesse » ou du capital au marché linguistique global. Cela signifie que le discours de « profit » fait contrepoids au discours de

« fierté locale » représentée par l’ukrainien. Par exemple, un des participants croit qu’il faudrait apprendre la langue et la littérature russes à l’école parce que « ça nous donne beaucoup » au niveau du développement personnel et du profit. En répondant à la question sur les langues que chaque Ukrainien.ne devrait connaître, il met le russe à côté de l’anglais et du français:

Locuteur 12: Plus de langues on connaît, mieux c’est. Il en va de même pour l’anglais et le français. […] Trois ou deux langues: russe-anglais ou ukrainien-anglais ou juste russe et ukrainien mais il vaut mieux connaître l’anglais pour parler aux étrangers, 272

gagner de l’argent sur Internet ou aller quelque part125 (en ukrainien, homme, 21 ans, barista). Donc, pour ce participant, l’ukrainien est le moyen d’exprimer son identité nationale, mais le russe et les langues étrangères représentent des avantages personnels, pratiques et matériels.

10.2.3.2. Les centristes: « Le modèle monolingue est archaïque »

Les participants plus libéraux croient que ce qui les rend « plus européens » c’est la reconnaissance de la diversité linguistique de l’Ukraine ainsi que l’aspiration au plurilinguisme personnel, comme dans l’exemple ci-dessus.

Locuteur 18: Je considère le modèle monolingue archaïque. Je voudrais que l’Ukraine soit un pays multiculturel. Je n’ai pas été en Suisse, mais je pense que c’est un bon exemple. Ils parlent français, allemand, la partie proche à l’Italie – italien. Et tout va bien.126 (en russe, homme, 29 ans, designer-musicien). Le locuteur 18 utilise le mot « archaïque » pour montrer qu’il voudrait que l’Ukraine aille au- delà du monolinguisme officiel et soit plus à jour avec les tendances mondiales où la connaissance de plusieurs langues est appréciée. En même temps, il mentionne également qu’il considère honteuse l’ignorance de la langue officielle de l’Ukraine, ce qui démontre à la fois son adhésion au groupe ukrainien national et son interprétation civique de l’État-nation, incarnée par les démocraties européennes. Ainsi, l’Europe de l’Ouest représente pour lui un modèle linguistique à suivre à l’intérieur de l’Ukraine ainsi qu’un avantage pour la mobilité globale. La le développement et la stabilité économique de la Suisse ajoutent à l’image favorable au plurilinguisme.

125 Чим більше мов людина знає, тим краще, англійська, французська – теж саме. Три мови-дві мови: російська-англійська або українська-англійська, російська і українська, але краще знати англійську, що спілкуватися з іноземцями, заробляти гроші в інтернеті або щоб поїхати кудись. 126 Я считаю одноязычную модель общества архаичной. Я за то, чтобы Украина была мультикультурной страной. Я не был в Швейцарии, но мне кажется, это прекрасный пример, они говорят на французском, немецком, та часть, которая возле Италии, говорит на итальянском, и как-то все в порядке. 273

10.2.3.3. Le camp pro-russe: l’importance du russe et des langues étrangères internationales

En ce qui concerne la cohorte pro-russe, même s’ils accusent les États-Unis d’avoir organisé l’Euromaïdan, ils ne sont pas gênés par l’apprentissage de l’anglais parce qu’il représente pour eux une des langues mondiales internationales, égales du russe, dont la connaissance peut leur procurer des avantages. C’est l’ukrainien qui leur paraît inutile et pour le bénéfice personnel et pour la distinction nationale, car ils s’identifient à leur région russophone et aux territoires slaves plus vastes, pour lesquels le russe est un lien.

Locuteur 23: Qu’est-ce que cette langue peut me donner [l’ukrainien]? L’anglais – c’est clair, il peut donner quelque chose professionnellement, quelque allemand aussi, même le chinois127 (en russe, homme, 47 ans, programmeur). La première question que le locuteur 23 se pose indique directement les attentes du profit de l’utilisation des langues. À part le russe qui est une langue identitaire de ce locuteur, l’anglais, l’allemand et le chinois sont mentionnés comme langues qui peuvent « donner quelque chose ».

On voit que les langues qu’il considère dignes d’intérêt sont toutes parlées par les grandes puissances économiques: les États-Unis et les autres pays du Commonwealth, qui sont estimés comme des pays développés; l’Allemagne, qui est la plus grande économie de l’UE, et la Chine, dont l’impact économique mondial est énorme. Cela démontre les considérations économiques à la base des intérêts linguistiques du locuteur 23.

127 Что может дать вообще этот язык? Английский – это понятно, он может дать что-то в профессиональном плане, какой-нибудь немецкий, даже китайский.

274

10.3. Changements dans les attitudes et dans la conjoncture du marché en 2014-2019

10.3.1. Perdants de la conjoncture du marché linguistique

Force est de constater que les changements au marché linguistique ont eu des effets négatifs sur ceux qui n’ont pas pu s’adapter à la nouvelle conjoncture, à savoir les gens âgés, incapables d’apprendre facilement l’ukrainien ou l’anglais et ceux qui ont fait leurs études dans les écoles russophones à l’extérieur de l’Ukraine et ne connaissent pas l’ukrainien.

Par exemple, une des participants, qui était une personne publique avant l’Euromaïdan et qui a soutenu la révolution (locutrice 31, peintre, 55 ans), se plaint qu’il n’y a plus de place pour elle dans le nouveau contexte linguistique parce qu’elle ne connaît pas bien l’ukrainien, son anglais est primitif et l’utilisation du russe a perdu sa légitimité. Fille d’un homme militaire, dans son enfance, elle n’apprenait pas l’ukrainien, car elle déménageait avec sa famille plusieurs fois; et, en Union soviétique, les gens se déplaçant entre les républiques étaient exempts de l’apprentissage des langues républicaines. En 2014, avec le début de la guerre avec la Russie, elle ressentait le désir de soutenir l’Ukraine et sa langue, en fréquantant les salles de cinéma pour voir des films en ukrainien et faisait de son mieux pour écrire des posts en ukrainien sur les réseaux sociaux. Cependant, comme son ukrainien n’était pas parfait, elle se faisait corriger souvent pour ses erreurs en ukrainien. L’insécurité linguistique que ces corrections et reproches ont provoqué l’ont persuadée d’abandonner cette pratique. Ici, on voit l’influence néfaste de l’idéologie de purisme utilisée comme outil par les groupes adversaires idéologiques pour faire taire certaines voix. Maintenant, la locutrice dit qu’à son âge, il est trop tard d’apprendre l’ukrainien; et, même si elle aime et soutient toujours l’Ukraine, sa carrière publique est désormais finie. 275

Parmi les perdants de la conjoncture linguistique, il y a ceux qui ont subi des pertes

économiques à la suite de l’indépendance de l’Ukraine en 1991 et de la Révolution de l’Euromaïdan. Par exemple, une retraitée avec une pension minuscule, dont elle dépense la part du lion pour payer les charges augmentées depuis 2014, déplore l’état de l’économie ukrainienne après l’Euromaïdan: « Tout est perdu économiquement et au niveau de l’éducation et au niveau de la science ». Elle associe la langue et la littérature ukrainiennes, qu’elle appelle « pauvres », à sa propre indigence et misère. Son idéologie politico-linguistique pro-russe est étroitement liée à sa pénurie économique, qu’elle oppose aux temps de prospérité de l’époque soviétique où les biens étaient accessibles, et, linguistiquement, le pouvoir appartenait à son groupe russophone.

10.3.2. « Les conjoncturistes » et la question de sincérité

En parlant des changements linguistiques, plusieurs personnes interrogées ont utilisé le mot « conjoncturistes », qui est un terme péjoratif utilisé pour parler des opportunistes qui s’adaptent facilement à la nouvelle conjoncture du marché. Ces personnes sont accusées d’hypocrisie et d’insincérité, surtout par ceux qui se sont trouvés défavorisés par la nouvelle situation.

La locutrice 31, mentionnée dans la section précédente, traite péjorativement d’« opportunistes » et de « conjoncturistes » ceux qui se sont conformés aux nouvelles tendances du marché linguistique:

Locutrice 31: Tout le monde parle ukrainien maintenant! La plupart de ceux qui écrivent des posts sur les réseaux sociaux en ukrainien et donnent des discours en public en ukrainien, le font juste pour la galerie! Ils parlent russe à la maison128 (en russe, femme, 55 ans, peintre).

128 Сейчас все говорят по-украински! Многие из тех, кто пишет в социальных сетях и говорят по-украински на публике, – конъюнктурщики. Они говорят по-русски дома. 276

La locutrice elle-même se croit la « vraie patriote » en dépit de sa russophonie, alors que ces

« clowns » sont juste des « fakes » bien qu’ils parlent ukrainien. Évidemment, les gens qui ont décidé de passer à l’ukrainien de bonne foi doivent faire face à des accusations semblables qui les freinent et les découragent. La locutrice 17 a rapporté ayant investi beaucoup d’efforts dans l’apprentissage de l’ukrainien en 2004-2005, mais elle s’est arrêtée en 2014:

Locutrice 17: J’exprime mes pensées plus librement et plus sincèrement en russe. Je ne veux pas dire que de l’hypocrisie de la part de ceux qui le font [passent à l’ukrainien], je ne le pense pas. Quelqu’un fait ce choix et je perçois ça absolument calmement129 (en russe, homme, 30 ans, manager en informatique). La locutrice 17 a subi elle-même des accusations d’hypocrisie et de la moquerie, après quoi elle a dû abandonner ses efforts de l’auto-ukrainisation.

Un autre participant pro-ukrainien considère la nouvelle littérature ukrainienne récemment publiée comme résultat de la conjoncture du marché plutôt que le désir sincère de créer des œuvres en ukrainien et de promouvoir la culture.

Locuteur 16: …en ce moment, la littérature ukrainienne est très « conjoncturiste », en grande partie, c’est-à-dire dans l’air du temps. Ce n’est pas le niveau qui me serait intéressant à lire. Ce ne sont pas les écrivains de la « Renaissance exécutée »130 du début du 20e siècle. Les écrivains contemporains ne me sont pas très intéressants parce qu’ils sont comme des « celebrities » (en anglais). S’ils sont publiés, car pas tout le monde est publié, ça veut dire que quelqu’un en a besoin, ça veut dire que ça satisfait les intentions de quelqu’un et ainsi de suite131 (en russe, homme, 47 ans, manager en informatique). Le locuteur 16 considère les écrivains de générations de la « Renaissance exécutée » comme des

« vrais » écrivains et propagateurs de la culture parce qu’ils ont prouvé leur sincérité par le

129 Как бы более искренне и как-то свободней я выражаю свои мысли на рус. Я не хочу сказать, что это лицемерие со стороны тех людей, кот. это делают (переходят на украинский), у меня нет таких мыслей. Кто- то делает такой выбор, и я отношусь к нему абсолютно спокойно. 130 Voir le Chapitre VI. 131 В данный момент украинская литература, большая часть которой очень конъюнктурная, она на злобу дня. Для меня это не тот уровень, который интересно читать. Это не те книги, например Розстріляного Відродження, начала 20-го века, а нынешние писатели мне не очень интересны, они как celebrities, если их издают, а издают не всех, значит, это кому-то нужно, значит они отвечают каким-то намерениям. 277 sacrifice de leurs vies, tandis que ceux qui créent du contenu culturel en ukrainien en ce moment ne sont que des « poupées » du marché, suivant la conjoncture pour y récolter des bénéfices matériels.

10.3.3. Déception et changement de groupe d’appartenance idéologique

Au cours des années 2014-2018 suivant le début du conflit, on peut observer certains changements idéologiques en raison des facteurs différents, parmi lesquels figurent les difficultés rencontrées lors du passage à l’ukrainien et la déception à l’égard des politiciens ukrainiens et russes.

Tout d’abord, les participants « Language matters » ont compris que le passage complet à la langue ukrainienne est problématique et implique une certaine perte de la face à cause des erreurs qu’on commet et de la dérision qu’il faut subir de ce fait. Certains participants ont été déçus par la politique d’État ukrainienne sur diverses questions, y compris les méthodes de l’ukrainisation: les ukrainophiles les plus libéraux qui soutenaient l’Ukraine en 2014 se sont trouvés démoralisés par la position trop conservatrice du gouvernement ukrainien.

La cohorte pro-russe a été également découragée par la politique de la Russie dans la région du Donbas (elle n’a ni annexé cette région comme la Crimée, ni l’a réellement aidée financièrement). Cela a mené les gens pro-russes vers une tolérance croissante de la langue ukrainienne, car ils ont commencé à la voir comme un avantage supplémentaire pour la carrière à l’intérieur de l’Ukraine et comme élargissement de leur répertoire linguistique.

Locutrice 22: Mon attitude envers l’ukrainien s’est améliorée même s’il est imposé sur nous et il y a de la russophobie…Mais quand je vois que mon fils aime ça (son 278

école maternelle est ukrainophone) et il en aura besoin. Je suis contente qu’il ne voie pas de différence [entre le russe et l’ukrainien]132 (en russe, femme, 44 ans, savante). Les participants du groupe pro-ukrainien ont également aperçu qu’il y a désormais plus de tolérants parmi les Kharkiviens pro-russes:

Locuteur 20: Quand ils ont vu ce qui s’était passé au Donbas, ils ont changé leur opinion en une position plus tolérante parce qu’ils ont décidé qu’ils auront plus de gains de l’Ukraine. Maintenant ils n’ont rien contre l'ukrainien133 (en ukrainien, homme, 30 ans, analyste commercial). Dans cette opinion, typiquement négative envers le groupe adversaire, le locuteur évoque

également l’idée de bénéfice personnel matériel. Le sens négatif y caché implique que l’endogroupe n’est pas fidèle à leurs propres convictions, ce qui les caractérise comme peu scrupuleux et sans principe. Toutefois, cet extrait démontre également que le profit personnel est mêlé aux choix politiques, idéologiques et linguistiques et que, dans le cas où cette aspiration n’est pas satisfaite, il peut y avoir un changement de groupe d’appartenance.

Conclusions du Chapitre X

Attitudes envers le régime linguistique d’État. La plupart des participants pro-ukrainiens des groupes « Language matters » et « Languages does not matter » acceptent le monolinguisme au niveau de l’État. Par contre, le groupe pro-russe voudrait voir un bilinguisme officiel soit au niveau du pays soit au niveau de chaque région, y compris dans les régions qui sont majoritairement ukrainophones. Certains participants pro-russes ont souligné également que, pour la région de Kharkiv, le russe seul suffira comme langue officielle.

132 К украинскому в лучшую сторону несмотря на то, что это было форсирование, у нас русофобия. Потому что ребенок, я вижу что ему это нравится, что ему это надо будет. А он я довольна, что не чувствует никакой разницы. 133 Когда они увидели, что произошло с Донбассом, они сразу сменили свою позицию на более толерантную потому, что решили, что от Украины им будет больше выгоды. Теперь они ничего не имеют против украинского.

279

Langues d’enseignement. La moitié des participants soutiennent la politique de l’ukrainisation de l’enseignement, l’expliquant par diverses raisons politiques, économiques et pratiques, allant du désir de voir la langue nationale comme seule dans l’éducation ukrainienne jusqu’à la rentabilité économique de l’enseignement dans une seule langue. Au contraire, les participants pro-russes sont d’avis que la langue d’enseignement doit être déterminée par le nombre de locuteurs de telle ou telle langue dans chaque région du pays. Il convient de noter aussi qu’en réalité, la langue d’instruction dans chaque établissement d’enseignement individuel est déterminée par son administration, qui fait parfois du sabotage des lois adoptées au niveau national. En plus, la langue de chaque cours particulier dépend du positionnement idéologique du/de la professeur.e et du désir des étudiants.

Tous les participants applaudissent la promotion de l’anglais et des langues de l’UE dans l’éducation, mais s’inquiètent pour la qualité d’enseignement des langues étrangères, car le système d’enseignement ukrainien a déjà perdu et continue à perdre des cadres pédagogiques à cause des bas salaires.

En outre, les participants de toutes les idéologies ont exprimé l’intérêt de garder le russe comme discipline dans les écoles secondaires, ce qu’ils expliquent par l’importance de connapitre la « langue de l’ennemi », par le besoin de savoir écrire dans sa langue maternelle et par l’avantage de maîtriser la langue de communication internationale dans l’espace post- soviétique.

Attitudes envers l’ukrainisation. Un tiers de l’échantillon a exprimé son soutien pour la politique linguistique d’État, la considérant comme « ukrainisation douce » (voir p. 257-258).

Les enquêtés pro-ukrainiens ont également apprécié les quotas sur les produits culturels comme outil important de promotion de la langue officielle. Cependant, deux tiers des participants ont 280 critiqué l’aménagement linguistique actuel, le voyant comme « imposé » et même « violent »

(voir p. 248). Selon certains interviewés, l’imposition de la langue ukrainienne a produit l’effet inverse chez eux: ils l’évitent par esprit de contradiction. Cette position est surtout marquée chez les participants pro-russes, mais également chez la cohorte pro-ukrainienne plus libérale.

En outre, il convient d’admettre que l’ukrainisation de l’enseignement n’augmente pas l’usage de l’ukrainien en dehors de l’école (surtout à l’oral) car, à part les cours donnés dans cette langue, l’ukrainien ne s’emploie pas par les étudiants et les professeurs dans leur communication informelle (pendant les récréations ou en résolvant des questions administratives). Certains participants pro-ukrainiens ont également mentionné que les

événements organisés par l’administration régionale locale visant à promouvoir la culture et la langue nationale lui rendent, en effet, un mauvais service car, tout comme à l’époque soviétique, ils continuent à représenter la culture ukrainienne comme celle du village ou font d’elle un symbole folklorique. Comme exemples positifs de promotion de l’ukrainien, les participants ont mentionné de nouveaux projets musicaux et artistiques de haute qualité.

Prestige des langues. Plusieurs participants pro-ukrainiens ont remarqué que le prestige de l’ukrainien avait grandi, devenant la langue « à la mode » parmi les jeunes et les intellectuels d’idéologie pro-ukrainienne. Ces derniers essaient de promouvoir l’ukrainien de leurs propres mains (ou plutôt langues!), en le parlant avec les employés de l’industrie des services, en consommant des produits culturels et informationnels en ukrainien et en utilisant la langue autant que possible au quotidien. L’ukrainien est désormais très important pour la carrière dans certains domaines, tels que les média de masse, l’enseignement, la science et la culture. Par ailleurs, pour les gens d’idéologie pro-russe, l’ukrainien est toujours la langue de la campagne, la langue 281 officielle de Kyiv et la langue d’usage à l’Ouest de l’Ukraine, qui ne leur offre pas d’ascension sociale ou de mobilité parce qu’ils sont orientés vers la Russie.

En même temps, seulement 3 participants sont d’avis que le prestige du russe est tombé.

Même ceux qui ont exprimé des attitudes très négatives envers cette langue préfèrent le garder dans leur répertoire linguistique comme capital et outil. Les enquêtés ont également exprimé un vif intérêt pour les langues étrangères, notamment pour l’anglais. Linguistiquement, deux forces, locale et globale, ont impact sur les locuteurs des idéologies différentes de cette communauté: la force « locale » de fierté, représentée par leur identification avec l’Ukraine et leur région russophone, et la force globale du « profit », incarnée, d’un côté, par l’Europe et le monde occidental et, de l’autre, par les pays post-soviétiques et la Russie.

Changements politico-linguistiques récents. Finalement, au cours de 2014-2018, la situation politique a changé, entraînant également des changements dans les attitudes linguistiques. Les gens pro-russes qui ont été déçus par la politique de Moscou sont devenus plus chaleureux envers l’ukrainien, alors que les ukrainophiles désenchantés par le gouvernement de

Kyiv sont devenus plus tolérants envers la culture russe. En outre, ceux d’entre eux qui ont essayé de passer à l’ukrainien et se sont heurtés contre l’idéologie de purisme, la dérision et les accusations de l’insincérité, auraient aussi abandonné leurs efforts d’utiliser l’ukrainien dans tous les domaines. Par conséquent, dans l’avenir, tous les trois groupes seront probablement tirés vers le centre des pôles opposés du continuum idéologique.

283

CONCLUSION GÉNÉRALE

285

Récapitulatif

Dans cette thèse, nous sommes partis de l’idée que les événements politiques et le conflit russo-ukrainien de 2014 ont influencé les représentations et les pratiques sociolinguistiques des

Ukrainiens russophones, les polarisant en camps idéologiques différents – pro-ukrainien et pro- russe. S’appuyant sur les recherches précédentes, on a décelé que, du point de vue sociolinguistique, le groupe pro-ukrainien se divise en:

(1) partisans du nationalisme ethnoculturel (le groupe « Language matters », un nom emprunté chez Bilaniuk (2016)), c’est-à-dire, ceux qui accordent le rôle central à la langue ukrainienne pour la consolidation nationale;

(2) adhérents à l’idée civique de la nation (le groupe « Language does not matter »

(Bilaniuk (2016)), ceux pour qui la langue n’est pas aussi importante pour l’édification nationale que la volonté politique et qui postulent que les citoyens peuvent parler n’importe quelle langue au quotidien pourvu qu’ils respectent la langue officielle d’État;

(3) le groupe pro-russe qui comprend les russophones soutenant la Russie dans le conflit préconisant la reconnaissance du russe comme deuxième langue officielle de l’Ukraine et rejetant l’ukrainien comme langue qui n’est pas la « leur ».

Par conséquent, on a cherché des participants à l’enquête adhérant à ces trois idéologies.

L’enquête a été menée en été 2018 dans la ville de Kharkiv. Dans cette étude, on a utilisé des méthodes qualitatives de recherche avec l’interview semi-directive comme outil principal de collecte de données. Cette méthode a permis d’obtenir des réponses détaillées et approfondies.

Au total, on a interviewé 32 russophones – 16 hommes et 16 femmes. Ils ont répondu aux questions sur (1) leurs compétences et pratiques linguistiques, (2) les attitudes envers les langues 286 russe, ukrainienne et celles de l’UE, (3) changements de prestige et valeurs des langues utilisées

à Kharkiv, (4) attitudes envers la politique et les mesures linguistiques d’État. Les résultats de l’analyse des données recueillies sont présentés ci-dessous.

Données recueillies des choix de langue des formulaires de consentement et des entretiens

Le choix de langue des formulaires de consentement, des entretiens et la sélection des pseudonymes confirment l’hypothèse initiale de l’auteure que le positionnement politique et l’identification nationale et régionale influencent le choix de code des locuteurs. Il n’y a pas d’uniformité dans la répartition des participants en groupes idéologiques selon leur niveau d’éducation, métier et âge. Cependant, l’analyse de ces catégories démontre une certaine corrélation entre les intérêts matériels et professionnels des participants et leur choix politico- linguistique: ceux qui ont bénéficié matériellement de l’Euromaïdan avaient une opinion plus favorable envers l’Ukraine et sa langue.

D’ailleurs, même si la combinaison des facteurs rationnels, tels que l’éducation, la profession et l’intérêt économique d’un individu peut jouer un certain rôle dans le choix politique, c’est le côté d’identité le plus saillant de chaque personne donnée qui sert de point critique dans le penchant définitif pour telle ou telle idéologie.

Les deux participants qui sont passés à l’ukrainien sont des hommes, un programmeur de

41 ans et un barista de 21 ans d’orientation patriotique pro-ukrainienne, dont les familles sont liées à la région séparatiste du Donbas. En plus, compte tenu de leurs âges et professions, leur choix s’explique également par la mode chez les jeunes pro-ukrainiens de parler ukrainien davantage dans le premier cas et par l’influence de l’affiliation professionnelle dans le second. Il est à noter également que les épouses/compagnes des deux hommes continuent à parler russe, probablement parce que le passage à une langue non-standard pour cette communauté est plus 287 facile à faire en occupant une position de force dans la société, que les femmes ne possèdent pas, c’est pourquoi elles se conforment beaucoup plus que les hommes aux formes sociolinguistiques ouvertement prescrites. Comme la recherche effectuée ne dispose pas de suffisamment de données sur l’influence du genre sur le choix de code, je ne peux pas conclure définitivement que les femmes passent moins à l’ukrainien que les hommes. Cette question mérite alors une recherche supplémentaire plus approfondie.

L’impact du conflit sur les représentations sociolinguistiques des Kharkiviens russophones

et sur leurs pratiques langagières réelles

Le conflit a mis en avant les idéologies déjà existantes en Ukraine, la langue étant comme un drapeau pour démontrer des positions politiques.

Les patriotes ukrainiens soutenant leur pays dans le conflit ont développé des attitudes extrêmement positives envers la culture et la langue ukrainiennes, postulant qu’elles sont

« natales » pour eux parce qu’ils se sentent comme Ukrainiens même s’ils parlent russe au quotidien.

Par contre, les attitudes envers la langue ukrainienne ont empiré parmi les russophones kharkiviens d’idéologie pro-russe. Ils ont insisté que l’ukrainien n’est pas leur « première langue » et qu’elle ne leur est pas proche du point de vue de l’identité linguistique. Dans les cas les plus radicaux, ces gens ont décrit l’ukrainien comme une « sous-langue », n’ayant pas assez d’œuvres littéraires, livres « sérieux » et termes scientifiques (voir l’extrait de l’entretien avec la locutrice 19 à la page 215). En outre, plusieurs participants de cette idéologie ont remarqué que, pour eux, la langue ukrainienne était liée au gouvernement post-maïdanais auquel ils s’opposent.

Par contre, ils décrivent la langue russe comme leur « rodnoi iazyk » (langue première et natale) mais aussi une langue riche, répandue et utile. 288

Les centristes entre les deux pôles idéologiques ont exprimé des attitudes positives ou neutres envers les deux langues – l’ukrainien et le russe, disant qu’ils les tiennent à cœur et que les deux sont « natales » pour eux, bien qu’ils parlent surtout russe. Comme la plupart d’entre eux adhèrent à l’idée d’État civique qui doit respecter et accepter la diversité linguistique, ils ont exprimé des sentiments mitigés envers certaines initiatives du gouvernement ukrainien au niveau d’ukrainisation, telles que le passage complet de l’éducation à l’ukrainien. Chez certains interviewés, l’imposition de la langue ukrainienne a produit l’effet inverse: ils l’évitent par esprit de contradiction.

Quant aux langues étrangères, les participants de toutes les idéologies ont exprimé la volonté de les apprendre, mais les participants pro-ukrainiens y sont un peu plus enthousiasmés que le groupe pro-russe, qui est orienté plutôt vers la Russie. L’anglais reste toujours la langue la plus populaire, suivi de l’allemand et du français. Il y a eu également une vague d’intérêt pour le polonais parce que la Pologne est le pays le plus proche de l’Ukraine, déjà membre de l’Union européenne, avec un niveau de vie plus élevé. Certains participants ont remarqué que la compétence en langues étrangères a augmenté parmi les jeunes.

« Langue natale »: Introduction de la nouvelle terminologie

Les résultats de l’étude démontrent qu’à cause des attitudes polarisées envers les langues russe et ukrainienne, les participants déclaraient comme « ridna mova »/« rodnoi iazyk »

(« native language » en anglais) la langue qui n’était pas leur première langue du point de vue de compétence linguistique. Tout d’abord, les notions de « ridna mova »/« rodnoi iazyk » étaient déjà équivoques à cause de l’association de la langue d’un.e locut.eur.rice à son ethnicité à l’époque soviétique. En 2014, l’identification nationale et les idées sur le rôle de(s) langue(s) dans une nation sont devenues extrêmement saillantes pour les russophones ukrainiens. Leur 289 similarité linguistique aux Russes de Russie, à qui certains d’entre eux ont commencé à s’opposer avec le début du conflit, a ajouté de l’importance à la distinction linguistique. Comme démontrent les entretiens de l’enquête, la notion de « ridna mova » a reçu une connotation identitaire qui va au-delà de l’identification ethnique. Il s’agit ici du positionnement politique plutôt que de la descendance. Certes, ces deux idées peuvent également se chevaucher. En outre, l’ethnicité ou descendance déclarée peut résulter aussi du positionnement politique, surtout pour les individus d’ethnies mixtes.

De plus, les expressions ukrainienne « ridna mova » et russe « rodnoi iazyk », utilisées par les locuteurs n’ont pas d’équivalent précis en français. De surcroît, la traduction de ce concept est rendue plus compliquée par l’ambiguïté de la notion de « langue maternelle » en français qui peut signifier la langue que l’on a acquise dès la petite enfance, la « langue des origines » (Boutan,

2003, p. 138-139; Urbain, 1982, p. 7; Khomsi, 1982, p. 93-94; Arel, 2006, p. 28) et la « langue de son pays natal ». Les deux dernières notions peuvent être liées au positionnement politico- identitaire, tout comme « ridna mova/rodnoi iazyk ».

Je propose, donc, d’introduire le terme de « langue natale » en français pour décrire le phénomène d’une langue à laquelle les locuteurs s’identifient du point de vue politique, national ou ethnique, mais qu’ils ne parlent pas ou qu’ils n’utilisent pas souvent au quotidien. L’adjectif

« natal », bien que son étymologie remonte à la radicale latine « nat- » signifiant « born », ferait référence à une langue qu’un.e locut.eur.rice tient à cœur plutôt qu’à sa compétence linguistique native ou à la langue de ses parents ou de ses origines. Symboliquement, le mot « nation », venant également du verbe latin nasci (être né(e)), véhiculait au début l’idée des liens de sang communs, devenant seulement plus tard le substitut pour les catégories de « peuple », de 290

« population » et de « citoyens » (Connor, 1994, pp. 94-95). La « langue natale » sera, donc, la langue d’identification nationale et de prise de position politique.

Quand il s’agit d’une langue acquise dès le jeune âge et utilisée actuellement avec aisance par les locuteurs, il semble raisonnable d’opter pour le terme « première langue » pour éviter l’ambiguïté du concept de « langue maternelle » en français. Dans cette notion, « première » ne signifiera pas nécessairement « première à être acquise » mais plutôt « première en aisance d’usage actuel ».

Cela dit, si on ouvre la page de Wikipédia française définissant la « langue maternelle », on peut voir l’explication suivante:

La langue maternelle, par extension comprise comme langue natale, désigne la première langue qu'un enfant apprend (« Langue maternelle », 2019). Donc, par pure coïncidence, les trois termes proposés ici pour trois concepts différents se trouvent inclus dans la même définition. Bien évidemment, Wikipédia n’est pas une source scientifique fiable, mais cette entrée est révélatrice d’une pagaille terminologique autour de la question de « langue maternelle ». De point de vue de l’auteure, la répartition des tâches entre

« langue natale » et « première langue » pourrait être une solution terminologique, au moins pour les études comme l’actuelle, où la prise de position joue un rôle essentiel dans la déclaration d’une « langue maternelle ».

Domaines du comportement linguistique et compétences dans lesquels se passent les

changements

Au niveau du comportement langagier, les représentations sociolinguistiques ont influencé les pratiques langagières concrètes. Cependant, il y a une variation dans l’utilisation du 291 russe et de l’ukrainien selon les aspects d’usage linguistique (compréhension écrite et orale; production écrite et orale) ainsi que selon les domaines du comportement linguistique.

Le groupe pro-ukrainien « Language matters » a commencé à « s’auto-ukrainiser », utilisant l’ukrainien autant que possible dans divers contextes linguistiques, mais surtout avec des fonctionnaires d’État et des employés du secteur tertiaire - les gens effectuant leurs fonctions officielles, c’est-à-dire ceux qui représentent l’État et le business ukrainien, obligés par la loi d’offrir des services dans la langue nationale. Ce faisant, ces participants aident l’État à promouvoir la langue officielle en tant que citoyens conscients.

Beaucoup de patriotes pro-ukrainiens utilisent l’ukrainien toujours par écrit dans les situations et formelles (une lettre à une organisation étatique) et informelles (en échangeant des messages avec leurs amis), tout en continuant à parler russe dans plusieurs contextes, car la production orale est la compétence la plus difficile à atteindre pour les locuteurs adultes. Certains participants qui ont du mal à parler ukrainien utilisent des mots, des expressions et des phrases ponctuelles en ukrainien à l’oral pour exprimer leur appartenance nationale. Il est à noter

également que l’idéologie de purisme régnant dans la sphère linguistique en Ukraine sert d’obstacle à l’auto-ukrainisation, car les locuteurs ont peur de faire une erreur et de perdre la face de « vrais patriotes », surtout devant les individus d’idéologie opposée pro-russe. Ces derniers refusent de parler ukrainien par principe, mentionnant qu’ils utilisent l’ukrainien moins depuis le début de l’Euromaïdan, prenant un plaisir spécial à exposer les fautes des ukrainophiles qui essaient d’utiliser l’ukrainien. L’usage de l’ukrainien du groupe pro-russe est limité à quelques tournures idiomatiques et à l’expression de l’ironie et de l’humour.

Les participants centristes « Language does not matter » emploient l’ukrainien selon leur humeur parce que « tout le monde se comprend ». Toutefois, cette « humeur » dépend des 292 relations intergroupes et des sympathies ou antipathies personnelles, c’est-à-dire ils peuvent passer à la langue de leur interlocut.eur.rice si ce.tte derni.er.e leur plaît. Ils ont mentionné

également qu’ils utilisent l’ukrainien pour exprimer certaines émotions positives. En outre, tout le monde est sensible au contexte sociolinguistique: ceux pour qui l’utilisation de l’ukrainien est

« naturelle » au travail peuvent le trouver inacceptable dans des situations informelles (par exemple, avec leurs voisins ou amis). L’ukrainien est également souvent utilisé pour reproduire ce que les locuteurs ont entendu en ukrainien des sources officielles pour s’épargner la peine de traduction ou pour produire un effet comique.

Quant aux langues étrangères, la plupart des participants ont déclaré avoir certaines compétences (des faibles aux avancées) dans une ou plusieurs langues étrangères, mais l’idéologie de purisme déjà mentionnée par rapport au passage à l’ukrainien, empêche les locuteurs de se considérer comme compétents dans ces langues. Parmi les langues étrangères dans lesquelles les participants sont au moins légèrement compétents figurent dans l’ordre décroissant l’anglais, l’allemand, le français, le polonais, l’espagnol et le japonais (1 personne).

Ces compétences reflètent les expériences de vie, les intérêts professionnels et politiques ainsi que les orientations culturelles des locuteurs.

Pour répondre à la question de recherche sur l’existence des divergences entre les attitudes sociolinguistiques et pratiques langagières réelles, je voudrais signaler les divergences suivantes: 1) Certains ukrainophiles écrivent en ukrainien mais continuent à parler russe; 2) Les participants pro-russes qui semblent fiers de leur méconnaissance de l’ukrainien utilisent de toute façon des expressions ukrainiennes, en parlant russe; 3) Les russophiles antiaméricanistes sont quand même intéressés à l’apprentissage de l’anglais. 293

L’identité linguistique de la communauté de Kharkiv

J’ai commencé la description de la communauté linguistique de la ville de Kharkiv à laquelle j’appartiens moi-même, en disant qu’elle était russophone. La notion de russophonie me paraît toutefois autant ambiguë que la notion de « ridna mova »/« rodnoi iazyk » parce qu’elle ne veut pas dire que ces locuteurs sont unilingues (ils sont souvent bi- ou plurilingues), qu’ils sont tous des Russes ethniques ou qu’ils s’identifient comme Russes appartenant à la Russie.

Seulement un des groupes idéologiques ressent une affinité politique avec la Russie. Les deux autres se sentent comme Ukrainiens, soit se revendiquant une identité ukrainophone, ce qui les mène vers un bilinguisme plus équilibré, soit réclamant une identité russophone d’une région ukrainienne distincte de celle de la Russie. La différence entre les compétences en russe et en ukrainien (actives vs. passives; production vs. réception) fait d’eux surtout des russoPHONES, c’est-à-dire ceux qui produisent des sons en russe ou l’utilisent à l’oral. Cependant, ce terme exclut leurs autres compétences et maîtrises linguistiques (de l’ukrainien et des langues

étrangères qui participent également à la formation de l’identité linguistique de ces locuteurs), ce qui pousse certains hommes politiques, surtout russes, à les présenter comme des Russes. Ma recherche expose l’erreur de ces représentations ainsi que la fausseté de la dichotomie russophone-ukrainophone et Ukrainien-Russe, utilisée souvent en parlant des régions de l’Ouest et de l’Est de l’Ukraine. De mon point de vue, la notion de « locuteurs plurilingues » leur conviendrait beaucoup mieux.

Dans la Section 8.2.3.1. de cette thèse (p. 182-184), on a déjà parlé de l’alternance codique et du mélange de codes pratiqués par les participants lors des entretiens. Cela démontre à quel point ces locuteurs bi- ou plurilingues se trouvent dans un espace intersticiel entre deux ou plusieurs langues. Le caractère interlingual et multimodal de ces pratiques des russophones 294 ukrainiens, qu’on considérerait comme translanguaging, pourrait faire l’objet d’une autre étude prolongeant la recherche actuelle. L’approche de translanguaging à l’apprentissage et à l’utilisation de langues remet en cause les divisions typiques en langues standardisées, et met l’accent sur le fait que dans leurs comportements langagiers, les locuteurs plurilingues puisent dans un seul et unique répetoire linguistique, transcendant les frontières entre les langues et créant de nouvelles possibilités linguistiques et sociales (Wei, 2011; 2018). Il serait donc intéressant d’appliquer l’approche de translanguaging au contexte ukrainien.

Finalement, dans cette thèse, on a abordé surtout l’identité linguistique du point de vue du positionnement politique et national. Toutefois, on n’a qu’effleuré la question de l’identité individuelle (p. 190, p. 237). Certaines études démontrent que le choix linguistique et l’alternance codique ne sont pas toujours en directe correlation avec la construction d’identité linguistique individuelle (De Fina, 2007, p. 65). Cette idée mériterait également un approfondissement ultérieur.

Réactions au régime et à la politique linguistiques de l’État ukrainien

Les participants de l’échantillon se divisent entre ceux qui soutiennent le régime unilingue de l’Ukraine et la politique linguistique d’État (les ukrainophiles), ceux qui y sont résolument opposés (les russophiles) et, finalement, ceux qui sont indécis ou refusent de répondre à cette question de manière définitive. Ces réactions correspondent aux trois groupes idéologiques qu’on a déterminés dès le début de cette recherche.

Les partisans de la seule langue officielle en Ukraine ont exprimé leur soutien pour la politique linguistique d’État, la considérant comme « ukrainisation douce » (voir p. 257-258, locuteurs 11 et 12). Ils ont également applaudi la promotion de la langue anglaise et des autres langues de l’EU, exprimant un grand enthousiasme pour elles. Ils ont également apprécié les 295 quotas sur les produits culturels comme outil important de promotion de la langue officielle.

Néanmoins, certains ont également critiqué les événements organisés par l’administration régionale visant à promouvoir la culture et la langue nationale, remarquant que ces mesures ressemblent à la folklorisation de l’époque soviétique qui représentait la culture ukrainienne comme celle de la campagne, faisant d’elle un symbole folklorique et indigène plutôt que moderne et viable. Comme exemples positifs de la promotion de l’ukrainien, les participants ont mentionné les nouveaux projets musicaux et artistiques de haute qualité.

Les centristes « Language does not matter » varient dans leurs opinions entre ceux qui acceptent l’ukrainien comme seule langue d’État et ceux qui pensent que le russe pourrait devenir une langue officielle additionnelle au niveau régional. Les premiers ont expliqué leur soutien pour l’ukrainien comme seule langue d’enseignement par la facilité et par le coût réduit de formation dans une seule langue. Par contre, les enquêtés plus libéraux de ce groupe qui voient l’ukrainisation comme « imposée » ont déclaré que l’imposition de la langue ukrainienne avait produit l’effet inverse chez eux: ils l’évitent par esprit de contradiction. En outre, il convient d’admettre que l’ukrainisation de l’enseignement n’augmente pas l’usage de l’ukrainien en dehors de l’école (surtout à l’oral) car, à part les cours donnés dans cette langue, les étudiants et les professeurs ne l’emploient pas dans leur communication informelle (par exemple, pendant les récréations ou en résolvant des questions administratives). En outre, tout comme les ukrainophiles, les centristes ont mentionné que l’apparition du nouvel art, de la « bonne » musique et de la littérature contemporaine en ukrainien les attirent vers cette culture plus que l’ukrainisation « imposée » par l’État.

La cohorte pro-russe a décrit la politique linguistique d’État comme « ukrainisation violente ». S’opposant à l’unilinguisme officiel, ils souhaitent que l’Ukraine soit bilingue au 296 niveau national ou au moins régional, allant jusqu’à affirmer que si leur région est obligée d’être unilingue, elle doit légitimer le russe comme seule langue officielle. En outre, la langue d’enseignement doit être déterminée par le nombre de locuteurs de telle ou telle langue dans chaque région du pays. Les gens les plus radicaux de cette idéologie ne croient en l’existence de la culture et science ukrainiennes dignes d’être « consommées » par eux, pensant que le passage de l’enseignement à l’ukrainien appauvrit l’éducation en Ukraine. Certains participants se sont plaints que l’éducation en ukrainien seulement provoque une confusion chez les enfants russophones, et, par conséquent, ils ne peuvent écrire correctement ni en russe ni en ukrainien.

Certains parents déplorent la situation où les enfants ne savent pas écrire dans leur langue familiale.

Prestige des langues et discours de « fierté et profit » dans les choix linguistiques des

locuteurs

Plusieurs participants pro-ukrainiens ont remarqué que le prestige de l’ukrainien avait grandi, ce qui fait de lui la langue « à la mode » des jeunes et des intellectuels d’idéologie pro- ukrainienne. Ces derniers essaient de créer une demande pour l’ukrainien dans l’industrie des services et dans le commerce à Kharkiv, en l’utilisant autant que possible. L’ukrainien est désormais très important pour la carrière dans certains domaines, tels que les média de masse, l’enseignement, la science et la culture. Par ailleurs, pour les gens d’idéologie pro-russe, l’ukrainien est toujours la langue de la campagne, la langue officielle de Kyiv ou la langue d’usage à l’Ouest de l’Ukraine, qui ne leur offre pas d’ascension sociale ou de mobilité parce qu’ils sont orientés vers leur région russophone et vers la Russie.

Selon plusieurs participants, en dépit du prestige accru de l’ukrainien, le prestige du russe n’est pas tombé. Même ceux qui ont exprimé des attitudes très négatives envers lui préfèrent le 297 garder dans leur répertoire linguistique comme capital et outil, tout comme les langues internationales (par exemple, l’anglais). Les participants de toutes les trois idéologies voudraient que le russe soit enseigné au moins comme discipline dans les écoles secondaires, ce qu’ils expliquent par l’importance de connaissance de la langue de l’ennemi, par le besoin de savoir

écrire dans leur langue maternelle et par l’avantage de maîtriser la langue de communication transnationale dans l’espace post-soviétique. Paradoxalement, malgré son aversion pour l’OTAN et les États-Unis en particulier, le groupe pro-russe s’intéresse à l’apprentissage de l’anglais et des autres langues de l’UE, à savoir le français et l’allemand.

Dans les réponses des participants se manifestent le discours de « fierté » de parler une langue de leur identification nationale ou locale et, en même temps, le discours de « profit » de maîtriser les langues internationales bien qu’ils considèrent l’une d’elles comme langue de l’ennemi. Cette communauté linguistique valorise l’ukrainien et le russe de Kharkiv parlés localement, mais aspirent aussi aux avantages que les langues internationales – l’anglais dans le monde occidental et le russe standard dans l’espace post-soviétique – peuvent leur offrir. La fierté de parler une certaine langue à laquelle les locuteurs s’identifient émotionnellement est contrebalancée par le désir de parler des langues « utiles » pour l’ascension et la mobilité sociales.

Relations intergroupes et leurs influences sur les représentations sociolinguistiques et le

choix de code

Les russophones des trois idéologies voient les différents groupes nationaux, régionaux et politiques comme leurs endo- et exogroupes. Pour les russophones pro-ukrainiens radicaux, les

Russes et les Ukrainiens pro-russes sont les « autres », tandis que, pour les Ukrainiens ukrainophones, les Européens/Américains et les ukrainophiles de leur région représentent un 298 endogroupe. Pour les Ukrainiens pro-russes, ces derniers sont au contraire les « autres » alors que les Russes de Russie et les Ukrainiens pro-russes font partie de leur groupe. Finalement, les centristes associent à leur endogroupe d’autres centristes ukrainiens ainsi que des centristes et des libéraux de Russie tandis que leurs « autres » sont des radicaux des deux côtés.

Cette catégorisation affecte les attitudes des locuteurs envers les normes linguistiques du russe et de l’ukrainien et touche à leurs pratiques d’adaptation bilingue.

Premièrement, les différences idéologiques et l’auto-identification aux groupes nationaux et régionaux des participants influencent leurs jugements des variétés de l’ukrainien et du russe comme « belles », « correctes » et « standards ». Tous les participants ont rapporté avoir des difficultés avec l’ukrainien de l’Ouest, mais les russophones pro-ukrainiens ont les attitudes plus positives envers cette variété. Pour la plupart des participants, l’ukrainien « normal » est celui de

Kyiv alors que certains participants pro-russes ont dit que « l’ukrainien pur » c’est celui de

Poltava (une région proche à celle de Kharkiv), que beaucoup de sociolinguististes ukrainiens considéreraient comme « sourjik » (un mélange de russe et d’ukrainien). En raison des contraintes de taille et du centre d’attention différent, la notion de « sourjik » n’est pas suffisamment traitée dans l’étude actuelle. On a traité des attitudes négatives envers le « sourjik » et de la part des intellectuels pro-ukrainiens et de la part des russophones pro-russes (p. 124, p.

232) de même que de l’insécurité linguistique y liée (p. 230; p.270). Bien que langue vivante populaire, le « sourjik » n’est pas reconnu au niveau officiel en Ukraine, ni pris en compte lors des recensements ukrainiens (p. 105). La question du statut de « sourjik » mérite un développement plus profond qui va au-delà de cette thèse.

Il est important de prendre en considération ces perceptions divergentes des normes de l’ukrainien, du russe et de leur mélange, en décrivant le paysage linguistique de l’Ukraine, 299 surtout pour les chercheurs utilisant des méthodes quantitatives de recueil de données

(questionnaires, formulaires d’évaluation, données statistiques, etc.). Tout comme la catégorie de

« langue maternelle/première/natale », les notions de « langue ukrainienne » et de « langue russe » peuvent être interprétées différemment par les participants aux enquêtes, ce qui peut mener aux ambiguïtés lors du calcul des locuteurs de chaque langue parlée sur le territoire de l’Ukraine.

La langue russe parlée à Kharkiv est vue comme différente de celle de Russie par les enquêtés. Les participants pro-russes voient le russe de Russie toujours comme l’étalon de beauté, tandis que le groupe pro-ukrainien considère les différences linguistiques entre le russe de Kharkiv et celui de Russie comme désirables pour la distinction des Russes. Certains croient que l’accent de l’intelligentsia russe est « beau » et un exemple à suivre, mais les accents russophones populaires sont considérés comme « moches » ou comme les attributs de « la langue des ennemis ». C’est parce que les Kharkiviens blâmant le gouvernement russe pour la guerre dans leur pays sont persuadés que Vladimir Poutine a du soutien surtout parmi les « gens simples » de Russie tandis que l’intelligentsia russe comprend la fausseté de la politique extérieure de leur pays.

En outre, les idéologies et les normes linguistiques influent également sur le classement des pratiques linguistiques comme « naturelles » et « artificielles ». Même si le passage à l’ukrainien dans la sphère officielle et dans l’éducation est considéré comme « naturel » par les participants pro-ukrainiens, l’utilisation de cette langue dans tous les domaines du quotidien est toujours problématique pour beaucoup de locuteurs, qui la trouvent « artificielle » dans plusieurs contextes. Cela entraîne un « cloisonnement » d’usages linguistiques dans cette communauté, ce qui est typique d’une situation diglossique. Les participants alternent souvent le code selon leur 300 compréhension de ce qui est « naturel » dans une telle ou telle situation. Ce sentiment du

« naturel » et de « l’artificiel » empêche certains russophones pro-ukrainiens de passer à l’ukrainien complètement.

Relations intergroupes et stratégies de l’adaptation des bilingues

Les relations et oppositions idéologiques entre les groupes influencent également l’adaptation linguistique de ces bilingues, les incitant à employer des stratégies de convergence, de maintenance ou de divergence lors des échanges verbaux selon leur interprétation du groupe

(endo- ou exo-) de leur(s) interlocuteur(s). Avec ceux qu’ils considèrent comme des « autres », les participants emploient un code qui souligne leur distinction d’eux; en revanche, avec ceux que les locuteurs voient comme adhérants à leur groupe idéologique, ils s’adaptent pour parler comme eux. Cela aurait pu également affecter leurs choix de langue pour les entretiens de l’enquête actuelle.

Les participants d’idéologie « Language does not matter » sont plus enclins à continuer à parler leur code habituel sans faire d’efforts pour s’adapter linguistiquement à leurs interlocuteurs. Certains participants ont aussi mentionné des sympathies et des antipathies personnelles comme raisons de leur stratégie d’adaptation bilingue. Cependant, ces facteurs sont

également mélangés aux relations intergroupes, car les gens qui ne leur plaisent pas sont souvent ceux avec qui ils ne sont pas d’accord idéologiquement et dont ils désapprouvent le comportement. Les stratégies d’adaptation bilingue peuvent quelquefois provoquer des conflits dont les racines vont au-delà de la question linguistique mais qui sont libérés par la langue. 301

Évolutions des représentations et pratiques linguistiques dans le temps (language shift and

maintenance)

À la base des changements dans les attitudes auto-déclarées au cours des années 2014-

2018, je peux conclure que le principe de « profit » sera plus important pour les Kharkiviens dans l’avenir proche que le concept de « fierté » et l’appartenance au groupe national. La déception de la politique de l’Ukraine et de la Russie adoucira les polarités idéologiques apparues en 2014. Par conséquent, les pôles extrêmes seront attirés vers le centre du spectre idéologique. L’insécurité financière de la population causée par l’augmentation des prix et des charges en Ukraine ainsi que le désenchantement du soutien politico-économique faible de l’Union européenne, d’un côté, et de la Russie, de l’autre (c’est ce à quoi s’attendaient certains

Kharkiviens pro-russes), pousseront les gens à une plus grande flexibilité dans le choix de langues pour maximiser leurs profits du capital linguistique dans une situation instable. Plusieurs gens seront ouverts à toutes les deux langues utilisées à l’Est de l’Ukraine – le russe et l’ukrainien, ainsi qu’à l’anglais et à d’autres langues étrangères. L’ukrainien sera important pour les opportunités et la mobilisation à l’intérieur du pays alors que les langues étrangères seront jugées comme utiles pour le travail dans les corporations internationales et compagnies d’externalisation en Ukraine ou à l’étranger.

La figure ci-après montre graphiquement les changements que je prévois dans la communauté linguistique kharkivienne pour le futur. 302

Pro- Pro-russe ukrainien Plurilinguisme radical radical

Figure 10. Changements sociolinguistiques éventuels à l’avenir 1. Tous les groupes ajouteront d’autres langues au russe: l’utilisation plus active de

l’ukrainien dans le cas des locuteurs pro-ukrainiens et d’une ou deux langues étrangères

pour tous les trois groupes.

2. Le groupe pro-ukrainien utilisera l’ukrainien davantage sans se débarrasser complètement

du russe. Il y aura moins de liens dans les représentations des participants entre la langue

russe et la Russie qu’il y en avait en 2014, c’est pourquoi il sera moins honteux pour les

patriotes ukrainiens de la parler. Il se peut qu’ils se focalisent plus sur leur identité

russophone comme distincte de celle des Russes de Russie. L’enseignement en ukrainien

aux enfants russophones (si cette politique d’État persiste) les poussera à mélanger plus

les langues par écrit et à les alterner à l’oral, ce qui éloignera linguistiquement ces

russophones de ceux de Russie.

3. Le groupe pro-russe s’intéressera surtout à la langue russe mais sera plus ouvert à

l’ukrainien. Il ajoutera également à son répertoire linguistique d’autres langues « fortes »

et « prestigieuses » telles que l’anglais, l’allemand, etc. 303

Les élections de 2019 et ce qu’elles signifient pour les représentations et pratiques

linguistiques des Ukrainiens

En 2014, le président russe Vladimir Poutine n’a pas pris en considération que les

« Russes » ou les « russophones » de l’Ukraine ne sont ni un groupe homogène semblable du côté identitaire aux Russes de Russie ni des unilingues russophones ne maîtrisant qu’une seule langue. Bilingues ou même plurilingues, les russophones ukrainiens, dont les Kharkiviens interrogés sont un exemple illustratif, utilisent leurs langues différemment selon leurs préférences d’idéologie linguistique, mais ces compétences se complètent, formant un répertoire linguistique holistique.

Les élections présidentielles de 2019 ont montré que Pétro Poroshenko, le président sortant, tout comme Vladimir Poutine, représente les Ukrainiens comme un groupe uni qui rêve de revenir vers leur langue « natale », l’ukrainien, et la porter comme le drapeau de leur ukrainité. Son message électoral de « Armée. Langue. Foi. » s’est avéré comme trop militant134, ne touchant pas à la corde sensible de l’électorat (il n’a reçu que les votes d’un quart de la population de l’Ukraine). Par conséquent, c’est le candidat considéré comme plus libéral, jeune et flexible qui a gagné les élections de 2019. Il convient de noter aussi que Volodymyr Zelensky est un russophone du Sud-Est de l’Ukraine, qui a annoncé plusieurs fois qu’il est en train d’apprendre l’ukrainien (« Zelens’kyi aktyvno », 2017; « Druzhyna rozpovila », 2019;

« Stsenaryst « Slugy narodu » », 2019) et qu’il parle anglais (Shtorgin, 2019). Une grande couche de la population de l’Est, du Sud et même du centre de l’Ukraine pouvait donc

134 Dr. Onuch, professeure en sciences politiques à l’Université de Manchester, postule que Porochenko n’était pas en contact avec toute la population de l’Ukraine avec son message électoral: « It was about this patriotic, militarist message. It was something that was not for central Ukraine, it was certainly not for eastern or southern Ukraine, and in Ukraine to win the elections…you have to win central Ukraine. And focusing on what is a rather restrictive language policy, for instance, was a mistake in the campaign » (« We want to simplify Ukraine », 2019). 304 s’identifier à lui: « Il fait des erreurs en ukrainien en essayant de le parler – il est comme nous » ou bien « Il parle russe même s’il se positionne comme un patriote ukrainien ». La nouvelle personne au pouvoir influencera encore une fois les représentations et les idéologies linguistiques de la population, les orientant vers l’acceptation du bilinguisme et donnant la preuve à mes prédictions de la section précédente.

Recommandations aux experts en matière de la politique linguistique

1) On voit que les deux tiers des participants à l’enquête acceptent l’ukrainien comme seule langue officielle d’État, donc, ce régime linguistique d’État pourrait persister sans grand encombre. Cependant, plusieurs participants souhaitent que le russe soit enseigné comme une discipline séparée. On pourrait lui accorder le même nombre d’heures qu’à une langue étrangère, ce que la loi sur la langue d’enseignement prévoit déjà.

2) Il y a beaucoup de désinformation autour des lois sur les langues et sur l’éducation. Ces lois n’interdisent pas complètement le russe, ni le chassent complètement du système d’éducation. Il faudrait mieux expliquer la nouvelle législation linguistique à la population ukrainienne pour qu’elle comprenne mieux les lois, leur mise en pratique et les droits des Ukrainiens russophones dans le domaine linguistique.

3) L’idéologie de purisme et la stigmatisation des russophones qui ne maîtrisent pas suffisamment l’ukrainien par certaines personnes publiques agacent les russophones et découragent ceux d’entre eux qui essaient d’utiliser l’ukrainien au quotidien (la question de fierté). Cela empêche les russophones ukrainiens de développer une identité linguistique positive

à l’intérieur de l’Ukraine. La promotion de la langue nationale doit être effectuée par l’encouragement positif et l’augmentation du profit de l’apprentissage de cette langue. Sinon les russophones chercheront de la fierté et du profit en Russie pour leur rendre leur estime de soi. 305

4) Les mesures linguistiques doivent être implémentables pour qu’elles puissent être mises en pratique. Plus strictes sont les lois, plus les gens seront enclins à les violer et à les saboter. Les intérêts économiques des locuteurs et leurs aspirations au plurilinguisme doivent être pris en compte par les législateurs travaillant dans le domaine linguistique.

5) Il serait raisonnable de se focaliser plus sur le modèle civique plutôt qu’ethnique de la nation.

Il faudrait également éviter les vieilles méthodes soviétiques de folklorisation, réduisant l’ukrainien au niveau de la langue symbolique pour l’État, mais morte du point de vue fonctionnel.

6) Dans l’enseignement de l’ukrainien, on recommandera d’accorder plus d’attention à la production orale plutôt qu’à la compréhension et production écrites (la lecture, les dictées, les compositions). À l’époque où l’auteure de cette thèse était étudiante, les apprenants de langues

écrivaient uniquement des dictées et des compositions; la compétence orale n’était pas exigée ou testée. Au fur et à mesure, les professeurs ont commencé à enseigner les langues étrangères, surtout l’anglais, d’une façon communicative, mais l’enseignement de l’ukrainien garde toujours le vieux style qui se focalise sur la grammaire et l’écriture plutôt que sur la production orale. Par conséquent, les communautés ukrainiennes continuent à parler russe même si elles ont commencé à écrire mieux en ukrainien et pire en russe. Donc, la compétence orale en ukrainien et la production écrite en russe doivent être incluses dans les syllabus scolaires et universitaires.

7) Je suis convaincue que l’opposition régionale Est-Ouest résulte du manque de dialogue entre les régions différentes de l’Ukraine. Des programmes et projets culturels communs organisés par l’État augmenteraient des échanges culturels et contribueraient au dialogue entre les parties différentes du pays. Par exemple, les locuteurs ukrainophones de l’Ouest pourraient être embauchés pour enseigner la langue ukrainienne aux russophones de l’Est et du Sud du pays.

307

RÉFÉRENCES

309

Abric, J-C. (dir.). (1994). Pratiques sociales et représentations (p. 15-46). Paris: Presses

universitaires de France.

Adler, M. (1977). Collective and individual bilingualism: A sociolinguistic study. Hamburg:

Buske.

Ageeva, V. (2017, 27 novembre). Pochemu v Khar’kove ne prizhilas’ stolitsa Ukrainy. BBC

News. Repéré à https://www.bbc.com/ukrainian/blog-history-russian-42135701.

All-Ukrainian population census 2001. (s.d.). State Statistics Committee of Ukraine. Repéré à

http://2001.ukrcensus.gov.ua/eng/results/general/language/.

Althusser, L. (1970). Idéologie et appareils idéologiques d’État. La Pensée, 151.

Amedegnato, O. S. (1999). Le point sur les pauses. Travaux de didactique du français langue

étrangère, 40, 47-60.

Anastas’eva, O. (2019, 4 juin). Zakon pro movu v kinorakursi – khto naspravdi vygrav? Repéré à

https://detector.media/infospace/article/167850/2019-06-04-zakon-pro-movu-v-

kinorakursi-khto-naspravdi-vigrav/.

Anderson, B. (2006). Imagined communities: Reflections on the origin and spread of

nationalism. London, New York: Verso.

Andrukhovych, Y. (2001). Оrim svii perelig… і siimo slovo. Urok ukrains’koi, 7, p. 2–4.

Angliiska mae buty drugou rabochou movou. (2015, 16 octobre). Repéré à

https://osvita.ua/news/48114/.

Aracil, Ll. V. (1965). Conflit linguistique et normalisation linguistique dans l'Europe nouvelle.

Nancy: CUE. 310

Arel, D. (1993). Language and the politics of ethnicity: The case of Ukraine (Doctoral

Dissertation). University of Illinois: Urbana-Champaign: ProQuest Dissertations

Publishing.

Arel, D. (1995). Ukraine: The temptation of the nationalizing state. Dans V. Tismaneanu (dir.),

Political culture and civil society in the former Soviet Union (p. 157-188). Armonk, N.Y.:

M. E. Sharpe.

Arel, D. (2006). La face cachée de la Révolution orange: l'Ukraine et le déni de son problème

régional. Revue d'études comparatives Est-Ouest, 37 (4), 11-48.

DOI: 10.3406/receo.2006.1788.

Arel, D. (2009). Recensement et légitimation nationale en Russie et dans la zone post-soviétique,

Critique internationale, 4 (45), 19-36. DOI 10.3917/crii.045.0019.

Arkhiv. Chysel’nist’ naselennya. Golovne upravlinnya statystyky u Kharkivs’kii oblasti. (2019).

kh.ukrstat.gov.ua/chyselnist-naselennia-shchomisiachna-informatsiia.

Armstrong, J. (1982). Nations before nationalism. Chapel Hill, [N.C.]: University of North

Carolina Press.

Austin, J. L. (1962). How to do things with words. London: Oxford University Press.

Bagaliï, D.I. (1991). Geografichnyi narys Slobods’koi Ukrainy i pochatok ii zaselennia. Dans D.

I. Bagaliï, Istoriia Slobods’koi Ukrainy, (p. 15-25). Kharkiv: Osnova.

Bakhtin, M.M. (1981). The dialogic imagination: Four essays by M.M. Bakhtin. Austin and

London: University of Texas Press.

Bauvois, C. (1997). Marché linguistique. Dans M.-L. Moreau (dir.), Sociolinguistique: Concepts

de base (p. 218-223). Rosny-sous-Bois: Bréal. 311

Beaud, J.-P. (2009). L’échantillonnage. Dans B. Gauthier (dir.), Recherche sociale de la

problématique à la collecte des données (5e éd., ch. 10, p. 251-284, Canadian electronic

library. Books collection). Québec [Qué.]: Presses de l'Université du Québec.

Benveniste, E. (1966). Problèmes de linguistique générale. Paris Gallimard.

Berruyer, O. (2014, 1 mai). [U1-5] Comprendre l’Ukraine – Les langues. Repéré à

https://www.les-crises.fr/ukraine-les-langues/.

Besters-Dilger, J. (dir.). (2009). Language policy and language situation in Ukraine: Analysis

and recommendations. Frankfurt-am-Main: Peter Lang.

Bilaniuk, L. (2004). A typology of surzhyk: Mixed Ukrainian-Russian language. International

Journal of Bilingualism, 8(4), p. 409-425.

Bilaniuk, L. (2005). Contested tongues: Language politics and cultural correction in Ukraine.

Ithaca, NY: Cornell University Press.

Bilaniuk, L. (2010). Language in the balance: The politics of non-accommodation on bilingual

Ukrainian-Russian television shows. International Journal of the Sociology of

Language, 201, 105-133.

Bilaniuk, L. (2016). Ideologies of language in wartime. Dans O. Bertelsen (dir.), Revolution and

war in contemporary Ukraine: The challenge of change (p. 139-160). Ibidem Press.

Bilinguisme. (s.d.). Larousse. Repéré à

https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/bilinguisme/9291?q=bilinguisme#9206.

Blanc, M. H. (2001). Bilingualism, societal. Dans R. Mesthrie, et R. E. Asher (dir.), Concise

encyclopedia of sociolinguistics. Oxford, UK: Elsevier Science & Technology. 312

http://ezproxy.lib.ucalgary.ca/login?url=https://search.credoreference.com/content/entry/e

stsocioling/bilingualism_societal/0?institutionId=261

Blanchet, Ph. (2016). Discriminations: Combattre la glottophobie. Paris: Editions Textuel.

Block, D., Gray, J., et Holborow, M. (2012). Neoliberalism and applied linguistics. Milton Park,

Abingdon, Oxon; New York: Routledge.

Boriak, G. (2015). Ukrains’ka identychnist’ I movne pytannia v Rossiiskii imperii: sproba

derzhavnogo reguliuvannia. Kyiv: Klio.

Boudreau, A. (2016). À l’ombre de la langue légitime: L’Acadie dans la francophonie. Paris:

Classiques Garnier.

Bourdieu, P. (1980). L’identité et la représentation: Éléments pour une réflexion critique sur

l’idée de région. Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 35, 63-72.

Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire. Paris: Fayard.

Bourdieu, P. (1983). Vous avez dit populaire? Actes de la recherche en sciences sociales, 46,

102-103.

Bourdieu, P. (2014). Langage et pouvoir symbolique. Paris: Fayard.

Bowring, B. (2014). The Russian language in Ukraine: Complicit in genocide, or victim of

state-building? Dans L. Ryazanova-Clarke (dir.), The Russian language outside the

nation (p. 56-78). Edinburgh: Edinburgh University Press.

Boyer H. (1990). Matériaux pour une approche des représentations sociolinguistiques: Eléments

de définition et parcours documentaire en diglossie. Langue française, 85, 102-124.

Boyer H. (2003). De l’autre côté du discours: Recherches sur les représentations

communautaires. Paris: L’Harmattan. 313

Boyer, H. (2001). Introduction à la sociolinguistique. Paris: Dunod.

Boyer, H. (2010). Les politiques linguistiques. Mots. Les langages du politique. Trente ans

d’étude des langages du politique (1980-2010), 94, p. 67-74, DOI: 10.4000/mots.19891.

Calvet, L.-J. (1974). Linguistique et colonialisme: Petit traité de glottophagie. Paris: Payot.

Calvet, L.-J. (1999). La Guerre des langues et les politiques linguistiques. Paris: Hachette.

Calvet, L.-J.et Dumont, P. (dir.). (1999). L’Enquête sociolinguistique. Paris: L’Harmattan.

Cardinal, L., et Sonntag, S. K. (dir.). (2015). State traditions and language regimes. Montreal:

McGill-Queen’s University Press.

Caron, C., Luckerhoff, J., Guillemette, F., George, et Kane, O. (2017). La recherche qualitative

critique: La synergie des approches inductives et des approches critiques en recherche

sociale. Approches Inductives, 4(2), 49-78.

Cartwright, D. (2006). Geolinguistic analysis in language policy. Dans T. Ricento (dir.), An

introduction to policy: Theory and method (p. 194-209). Malden, MA; Oxford, UK;

Carlton, Australia: Blackwell.

Cepleanu, S. I. (2011, 28 décembre). Ukrainian territorial evolution, 1918-1991 [carte].

Wikimedia Commons. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ukraine-growth.png.

Chakhmatov, A.A. (1899). K voprosu ob obrazovanii russkikh narechii i russkikh narodnostei.

Saint-Petersburg: Tipografia V.S. Balashev i ko.

Chauchat, H. (1999). Du fondement social de l’identité du sujet. Dans H. Chauchat et A.

Durand-Delvigne (dir.), De l’identité du sujet au lien social (p. 7-26). Paris: Presses

universitaires de France. 314

Chaudenson, R. et Rakotomalala, D. (2004). Situations linguistiques de la francophonie: État

des lieux. Agence universitaire de la francophonie.

Chernets’kyi, Yu.O. (2016). Slobids’ka Ukraina: Korotkyi naukovo-populiarnyi istoryko-

kul’turologichnyi putivnyk. Kharkiv.

Chupyra, O. (2015). Civic Protest. Version 2.0. Maidan 2013–2014 as a Catalyst of Russian-

Speaking Ukrainian Patriotism. Russian Politics and Law, 53 (3), 86–96. DOI:

10.1080/10611940.2015.1053786.

« Chytachi sami stvoruut’ tendentsii »: Tyrazhi ukrainomovnoi literatury zrosly vdvichi. (2019,

19 septembre). Repéré à https://www.5.ua/suspilstvo/chytachi-sami-stvoriuiut-tendentsii-

na-knyhovydavnychomu-rynku-tyrazhi-ukrainomovnoi-literatury-zrosly-vdvichi-

199118.html.

Corbeil, J.-C. (1980). L’Aménagement linguistique du Québec. Montréal: Guérin.

Cosaque. (2018). Wordreference.com. Repéré à http://www.wordreference.com/fren/cosaque.

Cosaque. (s.d.). Larousse. fr. Repéré à

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/cosaque/19536.

Country at a glance – Ukraine. (2019). Education statistics (Edstats). Repéré à

http://datatopics.worldbank.org/education/country/ukraine.

Csernisco, I. et Mate, R. (2017). Bilingualism in Ukraine: Value or challenge? Sustainable

Multilingualism, 10, http://dx.doi.org/10.1515/sm-2017-0001.

D’Acierno, M. R. (1990). Three types of bilingualism. Paper presented at the Annual Meeting of

the International Association of Teachers of English as a Foreign Language (24th, Dublin,

Ireland, March 27-30, 1990). 315

De Fina, A. (2007). Style and stilization in the construction of identities in a card-playing club.

Dans P. Auer (dir.), Style and social identities: Alternative approaches to linguistic

heterogeneity (p. 57-84). New York: Mouton de Gruyter

Dibrova, V. (2017). The Valuev Circular and the end of Little Russian literature. Kyiv-Mohyla

Humanities Journal, (4), 123-138.

Dieckhoff, A. (2016). Nationalism and the multinational state. London, Hurst and New York:

Oxford University Press.

Dijk van, T. (1998). Ideology: A multidisciplinary approach. London, Thousand Oaks, New

Delhi: Sage Publications.

Dinamika ispolzovaniia russkogo iazyka v povsednevnom obschenii v nekotorykh stranakh

SNG. (2011, 5 mars). Evraziiskii monitor. http://eurasiamonitor.org/rus/research/event-

201.html.

Doise, W. (1989). Attitudes et représentations sociales. Dans D. Jodelet, Les représentations

sociales (p. 240-259). Paris: Presses universitaires de France.

Drabynko, O. (2016, 26 février). Schodo dyskusii pro bogosluzhbovu movu. Chastyna IV.

Repéré à https://www.religion.in.ua/main/bogoslovya/32065-shhodo-diskusiyi-pro-

bogosluzhbovu-movu-chastina-iv.html#sdendnote1sym.

Dragomanov, M. (1970). Literaturno-publitsystychni pratsi: U dvukh tomakh. (Tom. I). Kyiv:

Naukova Dumka.

Druzhyna rozpovila, iak Zelens’kyi vchyt’ ukrains’ku, i porivniala iogo z Poroshenkom. (2019,

22 avril). Ukrains’ka pravda. https://www.pravda.com.ua/news/2019/04/22/7213235/.

Duez, D. (1980). La prosodie du discours politique. Science et vie, 749, 18-22, 136. 316

Durand, P. (2014, 5 mai). Capital symbolique. Dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le

lexique socius. http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/39-capital-

symbolique.

Durkheim, E. (1995). The Elementary Forms of Religious Life. New York: The Free Press.

Dziuba, I. (1998). Internatsionalyzm chy russyfikatsiia. Kyiv: KM Academia.

Edwards, J. (1985). Language, society and identity. Oxford: Basil Blackwell.

Edwards, J. (2009). Language and identity: An introduction (Key topics in sociolinguistics).

Cambridge, UK; New York: Cambridge University Press.

Edyna Kraina. Edinaia Strana. (2014, 3 mars). Ukraina. https://kanalukraina.tv/ua/news/jedina-

krajina-jedinaja-strana.

Emskii Ukaz. (2017). Wikisource.com. Repéré à ru.wikisource.org/wiki/Эмский_указ

Experty nazvali Khar’kov krupneishym IT-hubom strany. (2018, 10 octobre). Repéré à

https://glavred.info/science/10017791-eksperty-nazvali-harkov-krupneyshim-it-habom-

strany.html.

Fairclough, N. (1989). Language and power (Language in social life series). London: Longman.

Fedotov, A. L., et al. (dir.). (2003). Russkii iazyk v mire. Ministerstvo inostrannyh del Rossiiskoi

Federatsii. Moskva: Olma-press.

Ferguson, C.A. (1959). « Diglossia ». Word, 15, 232-251.

Fichte, J. G. (2014, 29 juillet). Addresses to the German Nation/Fourth Address. Repéré à

https://en.wikisource.org/w/index.php?title=Addresses_to_the_German_Nation/Fourth_A

ddress&oldid=4979111. 317

Fishman, J. A. (1964). Language maintenance and language shift as a field of inquiry: A

definition of the field and suggestions for its further development. Linguistics, 2(9), 32–

70. DOI 10.1515/ling.1964.2.9.32

Fishman, J. A. (1965). Who speaks what language to whom and when. La linguistique, 1 (2), p.

67-88.

Fishman, J. A. (1967). Bilingualism with and without diglossia; Diglossia with and without

bilingualism. Journal of Social Issues, 23 (2), 29-38.

Fishman, J. A. (1991). Reversing language shift: Theoretical and empirical foundations of

assistance to threatened languages (No. 76). Cleveland: Multilingual Matters.

Fishman, J. A. (1999). Concluding comments. Dans J. A. Fishman (dir.), Handbook of language

and ethnic identity (p. 444-454). New York, Oxford: Oxford University Press.

Fishman, J. A. (2006a). Language policy and language shift. Dans T. Ricento (dir.), An

introduction to policy: Theory and method (p. 311-328). Malden, MA; Oxford, UK;

Carlton, Australia: Blackwell.

Fishman, J.A. (2006b). Do not leave your language alone: The hidden status agendas within

corpus planning in language policy. Erlbaum, Mahwah, NJ.

Formirovanie i razvitie IT-rynka v Ukraine. (2018, 5 juin). Repéré à

https://mykharkov.info/news/formirovanie-i-razvitie-it-rynka-v-ukraine-95841.html.

Foucault, M. (1969). L’Archéologie du savoir. Paris: Gallimard.

Foucault, M. (1971). L’Ordre du discours. Paris: Gallimard. 318

Fouse, G. (2000). The languages of the former Soviet republics: Their history and development.

Lanham, Md.: University Press of America.

Francard, M. (1997). Hypercorrection. Dans M.-L. Moreau (dir.), Sociolinguistique: Concepts de

base (p. 158-160). Rosny-sous-Bois: Bréal.

Gal, S. (1988). The political economy of code choice. Dans M. Heller (dir.), Codeswitching:

Anthropological and Sociolinguistic Perspectives (p. 245-264). Berlin; New York:

Mouton de Gruyter.

Garabato, C. A., et Colonna, R. (dir.). (2016). Auto-odi: La « haine de soi » en sociolinguistique.

Paris: l’Harmattan.

García, O. (2015). Language policy. International Encyclopedia of the Social & Behavioral

Sciences (2e édition, vol. 13, p. 353-359). https://doi.org/10.1016/B978-0-08-097086-

8.52008-X.

García, O. et Fishman, J.A. (2012). Power-sharing and cultural autonomy: Some sociolinguistic

principles. International Journal of the Sociology of Language, 213, 143–148.

Garmadi, J. (1981). La sociolinguistique. Paris: Presses Universitaires de France.

Gauthier, B. et Bourgeois, I. (2016). La Recherche sociale: De la problématique à la collecte des

données. Québec: Presses de l’Université du Québec.

Gellner, E. (2006). Nations and nationalism. New York: Cornell University Press.

Gerrits, A. (2016). Nationalism in Europe since 1945 (Studies in European history series).

London; New York: Palgrave and Macmillan Education. 319

Giles, H. (dir.). (2016). Communication accommodation theory: Negotiating personal

relationships and social identities across contexts. Repéré à https://ebookcentral-

proquest-com.ezproxy.lib.ucalgary.ca.

Giulianotti, R.et Robertson, R. (2007). Forms of glocalization: and the migration

strategies of Scottish football fans in North America. Sociology, 41(1), 133-152,

doi.org/10.1177/0038038507073044.

Golos Ukrainy. (2002, 1 mars). Repéré à http://www.golos.com.ua/edition_archive/2002-03.

Gousseff, C. (2015). Échanger les peuples: Le déplacement des minorités aux confins polono-

soviétiques, 1944-1947. Paris: Fayard.

Grice, H. P. (1975). Logic and conversation. Dans P. Cole et J.L. Morgan (dir.), Speech acts (p.

41–58). Academic Press.

Grosjean, F. (1997). Bilingual individual. Interpreting, 2(1-2), 163-187. DOl I 0. 1 075/intp.2.1-

2.07gro.

Grosjean, F. (1998). Studying bilinguals: Methodological and conceptual issues. Bilingualism:

Language and Cognition, 1(2), 131-149.

Grosjean, F. (2010). Bilingual: Life and reality. Massachusetts: Harvard University Press.

Grynevych, L. (2017, 23 octobre). Movna stattia zakonu « Pro osvitu » ne shkodyt’

natsmenshynam. Repéré à https://life.pravda.com.ua/columns/2017/10/23/227072/.

Gumperz, J. (1982). Discourse strategies (Studies in interactional sociolinguistics; 1).

Cambridge, England: Cambridge University Press. 320

Hall, J., Vitanova, G.et Marchenkova, L. (2005). Dialogue with Bakhtin on second and foreign

language learning new perspectives. Mahwah, N.J.: L. Erlbaum.

Hamers, J. F. et Blanc, M. (1983). Bilingualité et bilinguisme. Bruxelles: Pierre Mardaga.

Hansen, H.E. et Hesli, V.L. (2009). National identity: Civic, ethnic, hybrid, and atomised

individuals. Europe-Asia Studies, 61 (1), 1-28, https://www.jstor.org/stable/27752205.

Haugen, E. (1959). Planning for a standard language in modern Norway. Anthropological

Linguistics, 1(3), Urbanization and Standard Language: Symposium Presented at the

1958 Meetings of the American Anthropological Association (Mar., 1959), 8-21.

Heller, M. & Duchêne, A. (2012). Pride and profit: Changing discourses of language, capital &

nation-state. Dans A. Duchêne et M. Heller, Language in late capitalism. New York:

Routledge.

Heller, M. (2002). Éléments pour une sociolinguistique critique. Paris: Didier Érudition.

Heller, M. (2007). Bilingualism: A social approach (Palgrave advances). Basingstoke [England];

New York: Palgrave Macmillan.

Heller, M. (2011). Paths to postnationalism: A critical ethnography of language and identity.

Oxford: Oxford University Press.

Hirschman, A. O. (1970). Exit, voice and loyalty: Responses to decline in firms, organizations,

and states. Cambridge, Mass.; London, England: Harvard University Press.

Hlova, M. (2019, 4 février). Ukrainian software development industry: Year in review, prospects

for 2019. Repéré à https://www.n-ix.com/ukrainian-software-development-industry-year-

review-prospects-2019/). 321

Hobsbawm, E. (1990). Nations and nationalism since 1780: Programme, myth, reality (Wiles

lectures). Cambridge: Cambridge University Press.

Holliday, A. (2010). Analysing qualitative data. Dans B. Paltridge et A. Phakiti (dir.), Continuum

companion to research methods in applied linguistics (p. 98-110). London, UK, New

York, NY: Continuum International Publishing Group.

Holub, A. (2018). The mood of the Donbas. The Ukrainian Week, 5 (123), 20-22. Kyiv: ECEM

Media GmbH.

Hrushevsky, M. (1998). History of Ukraine-Rus’. Edmonton: Canadian Institute of Ukrainian

Studies Press.

Hyrych, I. (2012, June 1). « Where did Ukraine » come from? Ukrainian

Week. http://ukrainianweek.com/History/51842.

Iakob. S. (2017, 21 septembre). President Iohannis: Cancelled my visit to Ukraine on account of

education law being passed. Repéré à

https://www.agerpres.ro/english/2017/09/21/president-iohannis-cancelled-my-visit-to-

ukraine-on-account-of-education-law-being-passed-20-12-10.

Irvine, J. T. (2016, 6 mai). Language ideology. Repéré à

http://www.oxfordbibliographies.com/abstract/document/obo-9780199766567/obo-

9780199766567-0012.xml?rskey=oCXIM8&result=1&q=language+ideology#firstMatch.

DOI: 10.1093/OBO/9780199766567-0012.

Ivakhiv, A. (2006). Stoking the heart of (a certain) Europe: Crafting hybrid identities in the

Ukraine-EU borderlands. Space of identity, 6 (1), 11-44. 322

Iyer, R., Kettle, M., Luke, A. et Mills, K. (2014). Critical applied linguistics. Dans C. Leung, et

B. V. Street (dir.), The Routledge Companion to English Studies (Ch. 21, p. 317-332),

London: Routledge.

Jardel, J.-P. (1979). De quelques usages des concepts de « bilinguisme » et de « diglossie ». Dans

P. Wald et G. Manessy (dir.), Plurilinguisme, normes, situations, stratégies (p. 25-37).

Paris: Harmattan.

Jodelet, D. (1989). Représentations sociales: Un domaine en expansion. Dans D. Jodelet (dir.).

Les représentations sociales. Paris: Presses universitaires de France.

Kakoe chislo khar’kovchan vladeet ukrainskim iazykom. (2019, 26 juillet). Repéré à

https://zen.yandex.ru/media/slaviarus/kakoe-chislo-harkovchan-vladeet-ukrainskim-

iazykom-5d36c7317b4bd200b5a0cd4b.

Kamenka, E. (1976). Political nationalism – the evolution of an idea. Dans E. Kamenka (dir.),

Nationalism: The nature and evolution of an idea. London: Edward Arnold.

Kasianov, G. (2009). « Nationalized » history: Past continuous, present perfect, future. Dans

Georgiy Kasianov et Philipp Ther (dir.), A Laboratory of transnational history: Ukraine

and recent Ukrainian historiography (p. 7-24). Central European University.

Kaspruk, V. (2017, 12 janvier). « Russkii mir » i Ukraina. Zakon Kivalova-Kolesnichenka mae

buty skasovanym. Radio svoboda. https://www.radiosvoboda.org/a/28229490.html.

Kedourie, E. (1961). Nationalism. New York: Praeger.

Khar’kov kak on est’: Pochemu zdes’ zhit’ horosho. (2019, 26 mars). Repéré à https://it-

kharkiv.com/ru/xarkov-kak-on-est-pochemu-zdes-zhit-xorosho/. 323

Khar’kov v razreze IT-rynka. (s.d.). Repéré à https://www.nure.info/blog/169-harkov-v-razreze-

it-rynka.html.

Kharkiv ogolosyv rossiis’ku vu regional’nou. (2012, 20 août). Repéré à

https://www.unian.ua/kharkiv/685580-harkiv-ogolosiv-rosiysku-movu-

regionalnoyu.html.

Khmelko, V.E. (2003). Lingvo-etnichna struktura Ukrainy: Regional’ni osoblyvosti ta tendentsii

zmin za roky nezalezhnosti. Kyiv International Institute of Sociology.

https://www.kiis.com.ua/materials/articles_HVE/16_linguaethnical.pdf.

KOB Kherson. (2014, 18 avril). Putin pro Novorossiu. [Fichier vidéo]. Repéré à

https://www.youtube.com/watch?v=YXr-oLbT8Qc.

Konstytutsia Ukrainy. (1996). Zakonodavstvo Ukrainy. Repéré à

https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/254%D0%BA/96-%D0%B2%D1%80.

Kordan, B. (1997). Making borders stick: Population transfer and resettlement in the Trans-

Curzon territories, 1944-1949. International Migration Review, 31(3), 704-720.

Koshelivets, I. et Stech, M. R. (2011). Dziuba, Ivan. Internet Encyclopedia of Ukraine. Repéré à

http://www.encyclopediaofukraine.com/display.asp?linkpath=pages%5CD%5CZ%5CDzi

ubaIvan.htm.

Kostyuchenko, T. et Vitkovs’ka, A. (2016, 18 mars). Doslidzhennia media-sytuatsii na skhodi i

pivdni Ukrainy: Kharkivs’ka oblast’. Analiz Instytutu masovoi informatsii. Osnovni

tendentsii mediaprostoru. Repéré à https://imi.org.ua/articles/doslidjennya-media-

situatsiji-na-shodi-i-pivdni-ukrajini-harkivska-oblast-i534. 324

Kotsarev, O. (2009, 14 mai). Ne Ukraina, ne Rosiia. Repéré à

http://texty.org.ua/pg/article/editorial/read/90/Ne_Ukrajina__ne_Rosija.

Kreindler, I. T. (1985). The non-Russian languages and the challenge of Russian: The Eastern

versus the Western tradition. Dans I. T. Kreindler (dir.), Sociolinguistic perspective on

Soviet national languages: Their past, present and future (p. 345-367). Berlin, New

York, Amsterdam: Mouton de Gruyter.

Kremnitz, G. (1981). Du « bilinguisme » au « conflit linguistique ». Cheminement de termes et

de concepts. Langages, 15ᵉ année, 61, Bilinguisme et diglossie, 63-74;

doi.org/10.3406/lgge.1981.1868.

Kress, G. (2001). Critical sociolinguistics. Dans R. Mesthrie et R. E. Asher (dir.), Concise

encyclopedia of sociolinguistics. Oxford, UK: Elsevier Science & Technology.

http://ezproxy.lib.ucalgary.ca/login?url=https://search.credoreference.com/content/entry/e

stsocioling/critical_sociolinguistics/0?institutionId=261

Kroskrity, P. V. (2018, 24 octobre). Language ideologies and language attitudes. DOI:

10.1093/OBO/9780199772810-0122.

Kulish, M. (2003). Myna Mazailo. Dans M. Kulish, Vybrani tvory, (p. 125-220). Kharkiv:

Ranok.

Kulyk, V. (2013). Language and identity in post-Soviet Ukraine: Transformation of an unbroken

bond. Australian and Journal of European Studies, 5(2), 14-23.

Kulyk, V. (2014a). Ukrainian nationalism since the outbreak of Euromaidan. Ab Imperio, 3, 94-

122. 325

Kulyk, V. (2014b). What is Russian in Ukraine? Popular beliefs regarding the social roles of the

language. Dans L. Ryazanova-Clarke (dir.), The Russian Language outside the Nation

(p. 117-143), Edinburgh University Press.

Kulyk, V. (2015). Soviet nationalities policies and the discrepancy between ethnocultural

identification and language practice in Ukraine. Dans M. Beissinger et S. Kotkin (dir.),

Historical legacies of communism in Russia and Eastern Europe (p. 202-221).

Cambridge University Press.

Kulyk, V. (2016a). Language and identity in Ukraine after Euromaidan. Thesis Eleven, Sage,

136 (1), 90–106.

Kulyk, V. (2016b, 20 mai). Language ideologies in the era of Facebook: Ukrainian social-

network discussions. [Vidéo]. YouTube.

https://www.youtube.com/watch?v=GO7raCZXivY&t=2786s

Kuzio, T. (2006). National identity and history writing in Ukraine. Nationalities Papers 34 (4),

407-427.

Kuzio, T. (2005). Nation building, history writing and competition over the legacy of Kyiv Rus

in Ukraine. Nationalities Papers, 33 (1), 29-58. DOI: 10.1080/00905990500053960.

Kvale, S. (1996). InterViews: An introduction to qualitative research interviewing. Thousand

Oaks, Calif.: Sage Publications.

Labov, W. (1966). The social stratification of English in New York City. Washington: Center for

Applied Linguistics.

Labov, W. (1969). The study of nonstandard English. Washington, DC: National Council of

Teachers of English. 326

Labov, W. (1972). Sociolinguistic patterns. Philadelphia: University of Pennsylvania Press.

Labov, W. (1976). Sociolinguistique. Paris: Les Editions de Minuit.

Labov, W. (2010). Principles of linguistic change: Social factors (vol. 2). Malden: Wiley

Blackwell.

Lafontaine, D. (1997). Attitudes linguistiques. Dans M.-L. Moreau (dir.), Sociolinguistique:

Concepts de base, (p. 56-60). Rosny-sous-Bois: Bréal.

Laitin, D. L. (1998). Identity in formation: The Russian-speaking populations in the near abroad.

New York: Cornell University.

Lambroschini, S. (2015). Les Ukrainiens: Ligne de vie d’un peuple. Ateliers Henry Dougier.

Larousse. (n.d). Norme. Repéré à

https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/norme/55009#pydKeBtgwI46hHCz.99.

Le Page, R. B. et Tabouret-Keller, A. (1985). Acts of identity: Creole-based approaches to

language and ethnicity. Cambridge: Cambridge University Press.

Lerski, J. J., Wrobel, P. et Kozicki, R. J. (1996). Historical Dictionary of Poland, 966-1945.

Greenwood Publishing Group.

Levin, K. (2018, août 28). Mova navchannya u shkolah Kharkova: rosiiskih shkil bil’she v tsentri

(Infografika). Repéré à

http://texty.org.ua/pg/news/editorial/read/87530/Mova_navchanna_u_shkolah_Kharkova

_rosijskyh_shkil.

Leyens, J.-Ph., Yzerbyt, V. et Schadron, G. (1996). Stéréotypes et cognition sociale. Paris:

Mardaga. 327

Liebich, A. (2013, 2 décembre). Pourquoi l’Ukraine a refusé de signer l’accord avec l’UE. Le

Temps. https://www.letemps.ch/opinions/lukraine-refuse-signer-laccord-lue.

Liu, A. H. (2009). The politics of language regimes. Dans L. Cardinal et S. K. Sonntag (dir.),

State traditions and language regimes (p.137–153). Montreal: McGill-Queen’s

University Press.

Lomonosov, M. V. (1952). Polnoe sobranie sochineniy. Vol. VII. Trudy po filologii 1739-1758.

Moscow, Leningrad: Izdatelstvo AN SSSR.

Losiievskii, I. (2017). Kolonna. Kharkov: Kursor.

Loubier, Ch. (2002). Politiques linguistiques et droit linguistique. Québec: Office de la langue

française.

L'Ukraine et l'UE échouent à signer un accord. (2013, 29 novembre). Radio-Canada.

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/643816/ukraine-ue-russie.

Macnamara, J. (1967). The bilingual's linguistic performance - A psychological

overview. Journal of Social Issues, 23(2), 58-77.

Magocsi, P. R. (2007). Ukraine: An illustrated history. Toronto: University of Toronto Press.

Maiboroda, O. M. et Panchuk, M. I. (2008). Movne ta polityko-politychne protystoyannya v

Ukraini: prychyny, chynnyky, proyavy. Dans O.M. Maiboroda, Movna sytuatsiya v

Ukraini mizh konfliktom ta konsensusom (p. 205-234). Instytut politychnykh i

etnonatsionalnykh doslidzhen’ imeni I. F. Kurasa.

Maksimovtsova, K. (2017). Language policy in education in contemporary Ukraine: A

continuous discussion of contested national identity. Journal on Ethnopolitics and

Minority Issues in Europe, 16 (3), 1-25. 328

Marcellesi, J.-B. et Guespin, L. (1986). Pour la glottopolitique. Langages, 21 (83), 5-34,

DOI 10.3406/lgge.1986.2493.

Markus, V. et Senkus, R. (2007). Shelest, Petro. Internet Encyclopedia of Ukraine.

http://www.encyclopediaofukraine.com/display.asp?linkpath=pages%5CS%5CH%5CShe

lestPetro.htm.

Martin, T. D. (1996). An affirmative action empire: Ethnicity and the Soviet state, 1923-1938.

Chicago: The University of Chicago, Ann Arbor.

Martinet, A. (1969). Éléments de linguistique générale. Paris: A. Colin.

Marusyk, T. (2016, 9 novembre). Kivalov-Kolesnichenko Language Law: Kremlin’s Trojan

horse in Ukraine. Euromaidan Press. http://euromaidanpress.com/2016/11/09/kivalov-

kolesnichenko-language-law-kremlins-trojan-horse-in-ukraine/.

Marx, K. (2000). German ideology. https://ebookcentral-proquest-com.ezproxy.lib.ucalgary.ca.

Masenko, L. (2004). Mova i suspilstvo: Postkolonialnyi vymir. Kyiv: Prosvita.

Masenko, L. (2005). Ukrainska mova u 20-mu storichchi: istoria lingvotsydu. Kyiv: KM

Akademia.

Masenko, L. (2007). (U)movna (U)kraina. Kyiv: Tempora.

Masenko, L. (2010). Narysy z sotsiolingvistyky. Kyiv: Kyevo-Mohylianska Akademia.

Masenko, L. (2011). Surzhyk: Mizh movou i iazykom. Kyiv: Kyevo-Mohylians’ka Akademiia.

Masenko, L. (2016). Skandal v Okhmatdyti iak dzerkalo postradianskoi movnoi polityky. (2016,

26 août). Repéré à http://language-policy.info/2016/08/skandal-v-ohmatdyti-yak-

dzerkalo-postradyanskoji-movnoji-polityky/. 329

Masliichuk, V. (2007). Provintsiia na perekhresti kul’tur: Doslidzennia istorii Slobids’koi

Ukrainy XVII-XIX st. Kharkiv: Kharkivs’kyi pryvatnyi muzei mis’koi sadyby, p. 345-

351.

Milroy, L. (1980). Language and social networks. Baltimore: University Park Press.

Moisiienko, V. M. (2007). Etnoyazykovaya prinadlezhnost’ rus’koi movy vo vremena Velikogo

Knyazhestva Litovskogo i Rechi Pospolitoi. Repéré à

http://www.vuzlib.com.ua/articles/book/31015-EHtnojazykovaja_prinadlezhnost/1.html.

Moreau, M.-L. (1997). Les types de normes. Dans M.-L. Moreau (dir.), Sociolinguistique:

Concepts de base (p. 218-223). Rosny-sous-Bois: Bréal.

Moscovici, S. (2001). Social representations: Explorations in social psychology. New York:

New York University Press.

Moscovici, S. (2003). Des représentations collectives aux représentations sociales : éléments

pour une histoire. Dans D. Jodelet (dir.), Les Représentations sociales (7e éd, p. 79-103),

Paris : Presses Universitaires de France. DOI: 10.3917/puf.jodel.2003.01.0079

Mufwene, S. (1997). Identité. Dans M.-L. Moreau (dir.), Sociolinguistique: Concepts de base (p.

159-164). Rosny-sous-Bois: Bréal.

Musiyezdov, O. (2009, octobre). An identity of Kharkiv: A concept of the city and its history as

identification factors. The Online Publication Series of the Centre for Urban History of

East Central Europe, 5, 1-23.

Myers-Scotton, C. (1993). Common and uncommon ground: Social and structural factors in

codeswitching. Language in Society, 22(4), 475-503. 330

Myers-Scotton, C. (2002). Frequency and intentionality in (un)marked choices in codeswitching:

« This is a 24-hour country ». International Journal of Bilingualism, 6 (2), 205-219.

Mykola Khvylovyi. Tsytaty. (2017, 11 mai). Repéré à

https://uk.wikiquote.org/wiki/%D0%9C%D0%B8%D0%BA%D0%BE%D0%BB%D0%

B0_%D0%A5%D0%B2%D0%B8%D0%BB%D1%8C%D0%BE%D0%B2%D0%B8%D

0%B9.

Natsionalisty piketirovali oblsovet « za iazyk » i trebovali otstavki Goncharenko. (2012, 25 juin).

Repéré à https://dumskaya.net/news/piket-svobody-protiv-zakona-i-goncharenko-

020082//1/.

Nesset, T. (2015). How Russian came to be the way it is: A student's guide to the history of the

Russian language. Bloomington, IN: Slavica Publishers.

Ninyoles, R. L. (1969). Conflicte lingüístic valencià. Barcelona: Edicions 62.

Novyi osvitnii zakon: chy znyknut’ v Ukraini rosiis’komovni shkoly. (s.d.). Repéré à

https://www.dw.com/uk/.

Olszanski, T. A. (2012). The language issue in Ukraine: An attempt at a new perspective. OSW

Studies, 40. : Osrodek Studiow Wschodnich im. Marka Karpia/Centre for Eastern

Studies.

Operatyvni dani vypusku knyzhkovoi produktsii u 2019 rotsi. (2019, 11 novembre). Osnovni

polozhennia statystychnogo obliku knyzhkovykh vydan’. Derzhavna naukova ustanova

« Knyzhkova palata Ukrainy imeni Ivana Fedorova ». Repéré à

http://www.ukrbook.net/statistika_.html. 331

Opinion on the draft law on principles of the state language policy of Ukraine. (2011, 19

décembre). Repéré à

https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-

AD(2011)047-e.

Orel, M. (2014, 25 décembre). Nam potriben movnyi kordon z Rossieu. Repéré à

https://www.umoloda.kiev.ua/number/2585/188/91118/.

Owen, John M. IV et Inboden, W. (2015). Putin, Ukraine, and the Question of Realism. The

Hedgehog Review, 87-96.

Palomares, N.A., Giles H., Soliz, J., Gallois, C. (2016). Intergroup Accommodation, social

categories, and identities. Dans H. Giles (dir.), Communication accommodation theory:

Negotiating personal relationships and social identities across contexts (p. 123-151).

https://ebookcentral-proquest-com.ezproxy.lib.ucalgary.ca.

Paulston, C. B. et Heidemann, K. (2006). Language policies and the education of linguistic

minorities. Dans T. Ricento (dir.), An introduction to language policy: Theory and

method. Malden, MA; Oxford, UK; Carlton, Australia: Blackwell.

Pauly, M. (2014). Breaking the tongue: Language, education, and power in Soviet Ukraine,

1923-1934. Toronto, Buffalo, London: University of Toronto Press.

Pauly, M. D. (2009). Tending to the « native word »: Teachers and the Soviet campaign for

Ukrainian-language schooling, 1923–1930. Nationalities Papers, 37 (3), 251-276. DOI:

10.1080/00905990902867355. 332

Pavlenko, A. (2006). Bilingual selves. Dans A. Pavlenko (dir.), Bilingual selves: Emotional

experience, expression and representation (p. 1-33). Clevedon, England: Channel View

Publications.

Pavlenko, A. (2011). Language rights versus speakers’ rights: on the applicability of Western

language rights approaches in Eastern European contexts. Language Policy, 10, 37-58.

Pavlenko, A., et Blackledge, A. (2004). Introduction: New theoretical approaches to the study of

negotiation of identities in multilingual contexts. Dans A. Pavlenko et A. Blackledge,

Negotiation of Identities in Multilingual Contexts (p. 1-33) (Bilingual Education &

Bilingualism Series). Clevedon: Multilingual Matters.

Perevykonannia norm zakonu schodo movy vedennia peredach na radio stanovyt’ blyz’ko 30 %.

(2019, 20 mars). Natsional’na rada Ukrainy z pytan’ telebachennia I radiomovlennia.

Repéré à https://www.nrada.gov.ua/perevykonannya-norm-zakonu-shhodo-movy-

vedennya-peredach-na-radio-stanovyt-blyzko-30/.

Perregaux, Ch. (1994). Les Enfants à deux voix: des effets du bilinguisme sur l'apprentissage de

la lecture. (Série Exploration, Recherches en Sciences de l'Education.) Berne: Peter

Lang.

Pervaia vseobschaia perepis’ naseleniia Rossiiskoi Imperii 1897 g. Raspredelenie naseleniia po

rodnomu iazyku, guberniiam i oblastiam. (2019, 4-17 novembre). Repéré à

http://www.demoscope.ru/weekly/ssp/rus_lan_97.php?reg=76.

Petitjean, C. (2009). Représentations linguistiques et plurilinguisme. Thèse de doctorat,

Université de Provence - Aix-Marseille I; Université de Neuchâtel. Repéré à

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00442502. 333

Pirie, P. S. (1996). National identity and politics in Southern and Eastern Ukraine, Europe-Asia

Studies, 48, 1079-1104.

Plan roboty departamentu osvity na 2018 rik. (2017). Kharkivs’ka mis’ka rada Kharkivs’koi

oblasti. Departament osvity. Repéré à

http://www.kharkivosvita.net.ua/files/Richniy_Plan_2018_r.pdf.

Plan roboty departamentu osvity na 2019 rik. (2018). Kharkivs’ka mis’ka rada Kharkivs’koi

oblasti. Departament osvity. Repéré à

http://www.kharkivosvita.net.ua/files/Richniy_Plan_2019_r.pdf.

Plokhy, S. (2008). Ukraine and Russia: Representations of the past. Toronto, Buffalo, London:

University of Toronto Press.

Pochemu Khar’kov byl stolitsei. Nash otvet professor Kievo-Mogilianki. (2017, 30 novembre).

Repéré à

https://www.sq.com.ua/rus/news/teksty/30.11.2017/pochemu_harkov_byl_stolitsey_nash

_otvet_professoru_kievo_mogilyanki/.

Podgainaia, E. (2018, 27 octobre). Poshli na proryv: Ukrainiskii IT-rynok rastet bystree

mirovogo. Repéré à https://mind.ua/ru/publications/20189963-poshli-na-proryv-

ukrainskij-it-rynok-rastet-bystree-mirovogo.

Polese, A. & Wylegala, A. (2008). Odessa and Lvov or Odesa and Lviv: How important is a

letter? Reflections on the « Other » in two Ukrainian cities. Nationalities Papers, 36 (5),

787-814.

Polischuk, Т. (dir.). (2006). Stolytsia vidchau. Golodomor 1932-1933 rr. na Kharkivschyni

vustamy ochevydtsiv. Svidchennia, komentari. Kharkiv: Vydannia chasopysu « Berezil’». 334

Pomerantsev, I. (2017, 19 mai). Trempel’, raklo i siavka. Repéré à

https://www.svoboda.org/a/28491488.html.

Potapenko, Kh. (2018, 28 novembre). Movnyi egotsentryzm i mova ik osnovnyi element

natsionalnogo kodu. Repéré à https://language-policy.info/2018/11/movnyj-

ehotsentryzm-i-mova-yak-osnovnyj-element-natsionalnoho-kodu/#more-5328.

Pro vnesennia zmin do deiakykh zakoniv Ukrainy schodo zahystu informatsiinogo

teleradioprostoru Ukrainy. (2015, 4 juin). Legislation of Ukraine. Repéré à

https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/en/159-19.

Pro zabezpechennia funktsionuvannia ukrainskoi movy iak derzhavnoi. (2019, 25 avril). Repéré

à https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/2704-19.

Proekt zakonu pro osvitu. (s.d.). Repéré à

http://w1.c1.rada.gov.ua/pls/zweb2/webproc4_1?pf3511=58639.

Prokhasko, T. (2013). Odnoi i toi samoi. Omerta, 5-31. Chernivtsi: Knygy – XXI, Meridian

Czernowitz.

Psichari, J. (1928). Un pays qui ne veut pas sa langue. Mercure de France, I-X, 63-120.

Razumkov Centre. (2015). Sotsiologichne opytuvannya: Yakou movou vy rozmovlyaete vdoma?

[Enquête sociologique: quelle langue parlez-vous chez vous?] Repéré à

http://old.razumkov.org.ua/ukr/poll.php?poll_id=1135

Reestr aktiv mis’koi rady. (2019). Pro realizatsiu polozhen’ Konstytutsii Ukrainy ta Zakonu

URSR « Pro movy v Ukrains’kii RSR ». Repéré à http://kharkiv.rocks/reestr/448802. 335

Religious preferences of the population of Ukraine. (2015, 10 avril). Repéré à

http://ratinggroup.ua/en/research/ukraine/religioznye_predpochteniya_naseleniya_ukrain

y.html.

Renan, E. (1947). Qu’est-ce qu’une nation? Dans Œuvres complètes de Ernest Renan. Paris:

Calmann-Lévy.

Riabchuk, M. (2015). « Two Ukraines’ reconsidered: The end of Ukrainian ambivalence? »

Studies in Ethnicity and Nationalism, 15 (1), 138-156.

Ricento, T. (2006). Theoretical perspectives in language policy: An overview. Dans T. Ricento

(dir.), An introduction to language policy: Theory and method (p. 3-9). Malden, MA;

Oxford, UK; Carlton, Australia: Blackwell.

Robertson, R. (1994). Globalisation or glocalisation? Journal of International Communication, 1

(1), 33-52, doi.org/10.1080/13216597.1994.9751780.

Robertson, R. (1995). Glocalization: Time-space and homogeneity-heterogeneity. Dans M.

Featherstone, S. Lash et R. Robertson (dir.), Global Modernities (p. 25-44). London:

Sage.

Romaine, S. (1995). Bilingualism. (2e éd.). Oxford: Blackwell.

Romaniuk. A. & Gladun, O. (2015). Demographic trends in Ukraine: Past, present, and future

source. Population and Development Review, 41 (2), 315-337.

https://www.jstor.org/stable/24639360.

Russian language in decline as post-Soviet states reject it. (2017). Repéré à

https://www.ft.com/content/c42fbd1c-1e08-11e7-b7d3-163f5a7f229c. 336

Ryazanova-Clarke, L. (2017). From commodification to weaponization: The Russian language

as ‘pride’ and ‘profit’ in Russia's transnational discourses. International Journal of

Bilingual Education and Bilingualism, 20 (4), 443-456. DOI:

10.1080/13670050.2015.1115005

Sachdev, I. & Giles, H. (2004). Bilingual Accommodation. Dans T.K. Bhatia & W.C. Ritchie

(dir.), Handbook of Bilingualism (p. 353-378), (Blackwell handbooks in linguistics; 15).

Malden, Mass.: Blackwell.

Sarnoff, I. (1970). Social attitudes and the resolution of motivational conflict. Dans M. Jahoda et

N. Warren (dir.), Attitudes (p. 279-284). Harmondsworth: Penguin.

Saussure de, F. (1995). Cours de linguistique générale. Paris: Payot.

Seleznyov, V. (2016). Movni viïny: Mif pro « zipsovanist’ » oukraïinskoïi movy. Kharkiv: Vivat.

Sériot, P. (2017-18). Language policy as a political linguistics: The implicit model of linguistics

in the discussion of the norms of Ukrainian and Belarusian in the 1930s. Harvard Ukrainian

Studies, 35 (1-4), 169-85.

Sherekh, Yu. (2011, April 1). Tryptykh pro movu. Repéré à https://r2u.org.ua/node/111.

Shevchenko, N. (2015). Le rôle de la langue dans la crise ukrainienne d’aujourd’hui. Le

problème du bilinguisme. Dans V. Dymytrova & B. Lamizet (dir.), Penser l’Ukraine

après Maidan (p. 203-225). Lyon: Cahiers Sens Public.

Shevchuk, Y. (2015). Movna Schizofreniya. Quo vadis, Ukraino? Ivano-Frankovsk: Discursus.

Shevchuk, Yu. (2017, 16 mai). Rossiiska mova ne zdatna ob’ednaty ukrainske suspilstvo. Repéré

à 337

https://24tv.ua/rosiyska_mova_ne_zdatna_obyednati_ukrayinske_suspilstvo__shevchuk_

n817995.

Shevelov, G. Y. (1979). A historical phonology of the Ukrainian language. Heidelberg: Carl

Winter.

Shpakovych, K.V. (2014). Movna polityka v USRR ta Ukrainizatsiia natsional’no-derzhavnogo

aparatu na storinkakh kharkivs’kykh periodychnykh vydan’ 1920-kh rokiv. Naukovi

pratsi istorychnogo fakul’tetu Zaporiz’skogo natsional’nogo universitetu, 40, 112-116.

Shtorgyn, I. (2019, 8 mars). Kandydaty i movy: Rozumiut’, vyvchaut’, rozmovliaut’. Radio

svoboda. https://www.radiosvoboda.org/a/prezydent-ua-kandydaty/29804847.html.

Shulga, M.O. (2008). Funktsionuvannia ukrainskoi I rossiiskoi v Ukraini ta ii regionakh. Dans O.

M. Maiboroda (dir.), Movna sytuatsiia v Ukraini mizh konfliktom ta konsensusom (p. 49-

75). Instytut politychnykh i etnonatsionalnykh doslidzhen’ imeni I. F. Kurasa.

Skrypnyk, O. M. (2018, 13 juin). Kak i pochemu Khar’kov ustupil Kievu zvanie « stolitsy »

Ukrainy. https://www.057.ua/news/2068535/kak-i-pocemu-harkov-ustupil-kievu-zvanie-

stolicy-ukrainy-foto.

Smith, A. D. (1991). National identity. London: Penguin Books.

Snyder, T. (2015, 21 juillet). Edge of Europe, end of Europe. NYR Daily.

https://www.nybooks.com/daily/2015/07/21/ukraine-kharkiv-edge-of-europe/.

Sonntag, S. K. et Cardinal, L. (2015). State traditions and language regimes: A historical

institutionalism approach to language policy. Acta Universitatis Sapientiae: European

and Regional Studies, 8(1), 5-21. DOI: 10.1515/auseur-2015-0010. 338

Sovik, M. B. (2007). Support, resistance and pragmatism: An examination of motivation in

language policy in Kharkiv, Ukraine. Stockholm: Stockholm University.

Søvik, M. B. (2010). Language practices and the language situation in Kharkiv: Examining the

concept of legitimate language in relation to identification and utility. International

Journal of the Sociology of Language, 201, 5-28, https://doi-

org.ezproxy.lib.ucalgary.ca/10.1515/ijsl.2010.002.

Stanovysche ukrains’koi movy v Ukraini v 2014-2015 rokah. (2015). Repéré à

http://dobrovol.org/article/213/.

Stavytska, L. (2010). Sotsiologichni doslidgennya Instytutu ukrainskoi movy NAN Ukrainy.

http://www1.nas.gov.ua/institutes/ium/Structure/Departments/Department5/Documents/s

ociolinguistics-conference-2010/stavytska.mp3

Stech, M. R. (1988). Khrushchev, Nikita. Internet Encyclopedia of Ukraine. Repéré à

http://www.encyclopediaofukraine.com/display.asp?linkpath=pages%5CK%5CH%5CKh

rushchevNikita.htm.

Stepyko, M.T. (2016). Gibridna viina iak biina identychnostei. Strategichni priorytetu, 3, 163-

170. http://nbuv.gov.ua/UJRN/spa_2016_3_22.

Stolac, D. (1993). Types of bilingualism. Fluminensia: Journal for Philological Research, 5(1-

2), 49-52.

Stsenaryst « Slugy narodu » rozpoviv pro ideu debativ na stadioni ta ukrains’ku movu. (2019, 2

mai). Repéré à https://dt.ua/POLITICS/scenarist-slugi-narodu-rozpoviv-pro-ideyu-

debativ-na-stadioni-ta-ukrayinsku-movu-zelenskogo-310167_.html. 339

Subtelny, O. (1995). Russocentrism, regionalism, and the political culture of Ukraine. Dans V.

Tismaneanu (dir.), Political culture and civil society in the former Soviet Union (p. 189-

207). Armonk, N.Y.: M. E. Sharpe.

Subtelny, O. (2000). Ukraine: A history. (3e éd). Toronto: University of Toronto Press.

Sumtsov, M.F. (2017). Slobozhane: Istorychno-etnografichna rozvidka. Kharkiv: Rozhko S.G.

Tabouret-Keller, A. (1969). Plurilinguisme et interférences. Dans A. Martinet (dir.), La

linguistique, guide alphabétique (p. 305-310). Paris: Denöel-Gonthier.

Tabouret-Keller, A. (1988). La nocivité mentale du bilinguisme, cent ans d’errance. Congrès de

la langue basque, San Sebastian, 1987 (vol. 3, p. 157-169). Vitoria-Gasteiz: Cervicio

central de Publicaziones del Gobiemo Vasco.

Tajfel, H., et Turner, J. C. (1986). The social identity theory of intergroup behavior. Dans S.

Worshel et W. S. Austin (dir.), Psychology of intergroup relations (p. 7-24). Chicago:

Nelson-Hall Publishers.

Thomas W. L, et Znaniecki F. (1918). The Polish peasant in Europe and America (vol. I).

Boston: Richard G. Badger.

Timonina M.B. (2018). Chysel’nist’ nayavnogo naselennia Ukrainy na 1 sichia 2018. Derzhavna

sluzhba statystyky Ukrainy, (p. 5).

http://database.ukrcensus.gov.ua/PXWEB2007/ukr/publ_new1/2018/zb_chnn2018.pdf

Todorov, T. (1985). Bilinguisme, dialogisme, et schizophrénie. Dans J. Bennani et al. (dir.), Du

bilinguisme (p. 11-26). Paris: Denoël.

Tollefson, J.W. (1991). Planning language, planning inequality: Language policy in the

community. London: Longman. 340

Tolochko, P. P. (1976). Drevnii Kiev. [Kiev ancien]. Kiev: Naukova Dumka.

Tovel, Spesh531. (2014, 9 mars). Most common native language in urban and rural

municipalities of Ukraine according to 2001 census [carte]. Wikimedia Commons.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:UkraineNativeLanguagesCensus2001detailed-

en.png

Trainor, A. (2013). Interview research. Dans Gr. Trainor, A. Trainor et E. Graue

(dir.), Reviewing qualitative research in the social sciences (p. 125-135). New York;

London: Routledge.

Troinitskii, N.A. (dir.). (1904). Kharkovskaia guberniia. Dans N.A. Troinitskii, Pervaia

Vseobschaia perepis’ naselenia Rossiiskoi imperii 1897 g. Saint-Pétersbourg: Izdanie

Tsentral’nogo statisticheskogo komiteta Ministerstva vnutrennikh del, 1899-1905.

Trudgill, P. (1971). The social differentiation of English in Norwich. Repéré à

hdl.handle.net/1842/16333.

Trudgill, P. (1972). Sex, covert prestige and linguistic change in the urban British English of

Norwich. Language in Society, 1(2), 179-195, DOI: 10.1017/S0047404500000488.

Tsevetushschaia Ukraina. (1937). Outchitelskaia Gazeta, 37, p. 3.

Tulup, M. (2017, 8 décembre). Beyond the scandal: What is Ukraine’s new language education

really about? ODR: Russia and Beyond. Repéré à https://www.opendemocracy.net/od-

russia/margarita-tulup/ukraines-new-education-law.

U Kharkivs’kii oblasti skasuvaly status rosiis’koi movy. (2018, 1 décembre). Repéré à

https://day.kyiv.ua/uk/news/131218u-harkivskiy-oblasti-skasuvaly-regionalnyy-status-

rosiyskoyi-movy. 341

U Kharkovi bat’ky viddauut’ perevagu ukrainomovnym dytiachym sadkam. (2011, 6 avril).

Repéré à https://tyzhden.ua/News/20212.

Ukaz Presidenta Ukrainy №641/2015. (2015, 16 novembre). Repéré à

https://www.president.gov.ua/documents/6412015-19560.

Ukraina – tse ne « okraina ». (s.d.). Izbornyk. Repéré à http://litopys.org.ua/pivtorak/pivt12.htm.

Ukraine. Déclarations d’indépendance. (2012). Digithèque MJP. https://mjp.univ-

perp.fr/constit/ua1917.htm.

Ukraine: Secretary General Jagland voices concern over blocking social networks and websites.

(2017, 17 mai). Council of Europe/Conseil de l’Europe.

https://www.coe.int/en/web/secretary-general/-/secretary-general-voices-concern-over-

blocking-social-networks-websites-in-ukraine?desktop=true.

Ukraine’s new language education policy. (2018, 13 juin). Linguistics Society of America.

https://www.linguisticsociety.org/news/2018/06/13/ukraines-new-language-education-

policy.

Ukrainian President signs controversial language bill into law. (2017, 26 septembre). Radio Free

Europe/Radio Liberty. https://www.rferl.org/a/ukrainian-poroshenko-signs-controversial-

language-bill-into-law/28757195.html.

Ukrajnának ez fájni fog. (2017, 26 septembre). Repéré à

https://www.kormany.hu/hu/kulgazdasagi-es-kulugyminiszterium/hirek/ukrajnanak-ez-

fajni-fog.

V derzhavnomu agentstvi Ukrainy. (2015, 4 juin). Derzhavne agentstvo Ukrainy z pytan’

kyno/Ukrainian State Film Agency. Repéré à 342

http://dergkino.gov.ua/ua/events/show/375/v_derzhavnomu_agentstvi_ukrayini_z_pitan_

kino_vidbuvsya_brifing_dlya_zmi_shchodo_nabrannya_chinnosti_zakonom.html.

V OON spodivautsia, scho Ukraina shvalyt’ zakon pro zahyst menshyn. (2019, 6 octobre).

Repéré à https://www.ukrinform.ua/rubric-polytics/2741608-v-oon-spodivautsa-so-

ukraina-uhvaliit-zakon-pro-zahist-nacmensin.html.

V Ukraini nabuv chynnosti zakon pro movni zminy na telebachanni. (2017, 13 octobre). Repéré

à https://tyzhden.ua/News/201827.

Vagner, A. et Koalson, R. (2014, 22 avril). Russkii – orudie polityky. Radio Svoboda.

https://www.svoboda.org/a/25357364.html.

Valuyev, P. (2013, July 28). Valuyev Circular. https://en.wikisource.org/wiki/Valuyev_Circular.

Velychenko, S. (1992). National history as cultural process: A survey of the interpretations of

Ukraine's past in Polish, Russian, and Ukrainian historical writing from the earliest

times to 1914. Edmonton: Canadian Institute of Ukrainian Studies Press.

Verruyer, O. (2014, 1 mai). Comprendre l’Ukraine – Les langues [carte]. Les Crises.

https://www.les-crises.fr/ukraine-les-langues/.

Vihavainen, T. (2000). Nationalism and internationalism. How did the Bolsheviks cope with

national sentiments? Dans C. J. Chulos et T. Piirainen (dir.), The fall of an empire, the

birth of a nation: National identities in Russia (p. 81–82). Helsinki: Ashgate.

Von Hagen, M. (1995). Does Ukraine have a history? Slavic Review, 54(3), 658-673.

http://www.jstor.org/stable/250174. 343

Vsesoiuznaia perepis’ naseleniia 1926 goda. Natsional’nyi sostav naseleniia po respublikam

SSSR. (2019, January 1-27). Demoscope Weekly, no. 797-798. Repéré à

http://www.demoscope.ru/weekly/ssp/ussr_nac_26.php?reg=4.

Vseukrains’kyi perepys naselennya ‘2001: Movny sklad naselennya. Derzhavnyi komitet

statystyky Ukrainy, 2003-2004. Repéré à

database.ukrcensus.gov.ua/MULT/Dialog/Saveshow.asp.

Vysnovok na proekt zakonu Ukrainy « Pro zasady derzhavnoi movnoi polityky » (reestratsiinyi

nomer № 9073). (2011). Verkhovna Rada Ukrainy: Ofitsiinyi web-portal.

http://w1.c1.rada.gov.ua/pls/zweb2/webproc4_1?pf3511=41018.

Wald, P. (1997). Choix de code. Dans M.-L. Moreau (dir.) Sociolinguistique: concepts de base

(p. 71-76). Bruxelles: Pierre Mardaga.

Walker, D. (2005). Le français dans l'Ouest canadien. Dans A. Valdman, J. Auger et D. Piston-

Hatlen (dir.), Le français en Amérique du Nord. État present (p. 187-205). Québec: Les

Presses de l'Université Laval.

Wanner, C. (2014). « Fraternal » nations and challenges to sovereignty in Ukraine: The politics

of linguistic and religious ties. American Ethnologist, 41(3), 427.

Wardhaugh, R. (2010). An introduction to sociolinguistics (6e éd). Oxford: Wiley-Blackwell.

« We want to simplify Ukraine »: Olga Onuch on language and political preferences in

Ukraine ». (2019, 27 juillet). Ukraine Democracy Initiative.

http://ukrainedemocracy.org/?news=olga-onuch-ukrainian-language-politics-ukraine. 344

Wei, L. (2011). Moment analysis and translanguagingspace: Discursive construction of identities

by multilingual Chinese youth in Britain. Journal of Pragmatics, 43(5), 1222–1235.

doi:10.1016/j.pragma.2010.07.035

Wei, L. (2018). Translanguaging as a practical theory of language. Applied Linguistics, 39(1), 9-

30. doi: 10.1093/applin/amx039

Wikimedia Commons. (2019, 21 novembre). Ukraine map (disputed territory). Repéré à

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ukraine_map_(disputed_territory).png.

Wikimedia Commons. (2018, 5 août). Ukraine carte. Repéré à

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ukraine_carte.png.

Wilson, A. (2009). The Ukrainians: Unexpected nation (3e éd.). New Haven & London: Yale

University Press.

Windisch, U. (1989). Représentations sociales, sociologie et sociolinguistique. L’exemple du

raisonnement et du parler quotidiens. Dans D. Jodelet (dir.), Les Représentations

sociales. Paris: Presses universitaires de France.

Wolkonsky, A. (1920). The Ukraine question: The historic truth versus the separatist

propaganda. : Ditta E. Armani.

Woolard, K. A. (1998). Language ideology as a field of inquiry. Dans B. B. Schieffelin, K. A.

Woolard et P. V. Kroskrity (dir.), Language ideologies: Practice and theory (p. 3-47).

New York, Oxford: Oxford University Press.

Yerevanci. (2011, 11 décembre). Ethno-linguistic map of Ukraine [carte]. Wikimedia Commons.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ethnolingusitic_map_of_ukraine.png 345

Za otkaz priniat vyzov na ukrainskom iazyke. (1927, 8 juillet). Khar’kovskii Proletarii, 153

(966).

Zabor, K. (2019, 16 octobre). IT industry in Ukraine: Overview of major IT hubs. https://www.n-

ix.com/ukraine-industry-major-it-hubs-overview/.

Zakon SSSR ot 24.04.1990 o yazykah narodov SSSR. (1990, 24 avril). Pravovaia Rossiia.

SSSR. https://web.archive.org/web/20160508201331/http://legal-

ussr.narod.ru/data01/tex10935.htm.

Zakon Ukrainy pro osvitu. (2019, 9 aôut). Repéré à https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/2145-

19.

Zbyr, I. (2015). Contemporary language issues in Ukraine: Bilingualism or russification. Journal

of Arts and Humanities, 4 (2), 45-54.

Zelens’kyi aktyvno vyvchae ukrains’ku movu z repetytorom. (2017, 15 avril). Repéré à

https://tsn.ua/glamur/zelenskiy-aktivno-vivchaye-ukrayinsku-movu-iz-repetitorom-

914485.html.

Zeleny’ Yu. (2014, 28 décembre). JZ (Page Facebook). Facebook. Repéré le 26 janvier 2020 à

https://www.facebook.com/ZelenaMova/posts/788245551229258/.

Zheleznyi, A. (1998). Proiskhozhdenie russko-ukrainskogo dvuyazychiya v Ukraine. Kiev: Fond

pidtrymky rosiiskoi kultury v Ukraini.

Zhurchenko, T. (2011). « Capital of despair ». Holodomor memory and political conflicts in

Kharkiv after the Orange Revolution. East European Politics and Societies, 25 (3), 597-

639.

347

ANNEXE

349

Questions de l’entretien (version anglaise)

The questions below might change depending on the participants’ responses and more questions on the same topics might be added in the course of the interview, as it is part of the design of a semi-structured interview.

General Questions on the Participants’ Background

What is your age? Where did you grow up? Where did you study? What is your current profession?

General Questions on Languages

What language(s) can you speak (including foreign languages)? What language(s) do you speak at home/in the family? What language(s) do you speak at work? What language(s) do people close to you (friends, colleagues) speak?

Questions on Domains of Linguistic Behaviour and Changes Therein

In what circumstances, with whom and how often do you speak Ukrainian, Russian and other languages? In what language do you read, write, watch films, etc.? Have your language practices changed since 2014?

Questions on Languages Attitudes and Changes Therein

What is your general attitude towards Ukrainian, Russian and other foreign languages such as

English, French, German, Polish, etc.? Have your attitudes changed since 2014? Do you think these changes in attitudes have influenced how and what language(s) you speak?

Questions on Attitudes to Language Policy 350

In your opinion, what role should Russian, Ukrainian play in the Ukrainian state? And on the regional level? What language(s) would you like your children to be educated in or at secondary school and at university? What do you think of the recent law on education, passed on 25

2017 by the Ukrainian Parliament, promoting the Ukrainian and English languages in education?

Questions on Language Prestige and Market Value

Is it prestigious to speak Russian, Ukrainian and other European languages in Ukraine now? Do you think the prestige of languages has changed since 2014? What languages should Ukrainians be able to communicate in to succeed in life (e.g. find a good job) nowadays?