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La littérature de Suisse romande au pas de course

DUPUIS, Sylviane

Reference

DUPUIS, Sylviane. La littérature de Suisse romande au pas de course. In: Aurélien Boivin, Bruno Dufour. Les identités francophones. Québec : Les Publications Québec français, 2008.

Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:14399

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1 / 1 Texte paru dans : Les identités francophones (dir. Aurélien Boivin et Bruno Dufour), Les Publications Québec français, Québec 2008 (dans le cadre du Congrès de la FIPF à Québec, juillet 2008)

La littérature de Suisse romande au pas de course

En 1985, requis dans l’urgence de livrer une brève présentation de la littérature romande pour l’article « Suisse » de l’Encyclopaedia Universalis, l’éditeur Bertil Galland relève le défi. Sa notice1, changée en petit vade-mecum portatif, fera longtemps référence, en imposant, contre la position de l’écrivain Jacques Mercanton pour qui la littérature romande « n’existe pas », l’image d’une famille d’auteurs cohérente partageant, en dépit de ses disparités (protestantisme/catholicisme, villes/monde paysan ou montagnard, divergences politiques, etc.), une « échelle de valeurs commune » où domineraient « résistance aux modes » (dont Cingria est le champion), autarcie revendiquée (par rapport à la France) et enracinement, tant dans la terre d’origine que dans un fonds métaphysique et moral. Au début du XXIème siècle, une telle approche ne saurait plus guère correspondre à l’extrême variété des voix qui constituent la production littéraire issue de Suisse francophone, l’une des quatre régions linguistiques du pays. Le concept même de « littérature suisse romande » fait problème ; violemment contesté par certains (comme idéologique voire « mythique » – « comme si la diversité, l’hétérogénéité, le manque d’origines communes, comme si tous ces trous à la cuirasse de notre identité symbolique appelaient leur réparation sous la forme d’un discours plein, saturant et compensatoire »2), il continue cependant à être utilisé faute de mieux pour tenter d’imposer les œuvres romandes dans le champ culturel suisse ou francophone : car les Helvètes se montrent soupçonneux à l’égard de leurs propres artistes (comme des intellectuels en général) et renaclent, aujourd’hui encore, devant l’obligation d’enseigner les auteurs suisses dans les écoles ou les universités, tandis que la francophonie a souvent tendance à « oublier » la petite Suisse romande, à la fois si proche de la France et si à part… Et puis, les temps ont bien changé, la « famille », là non plus, n’est plus ce qu’elle était, et chaque écrivain se revendique de plus en plus comme une entité autonome, avec son ou ses filiations particulières, son vécu propre, et son rapport plus ou moins conflictuel, plus ou moins distancié, à son pays d’origine – quand il n’évacue pas purement et simplement la question de l’appartenance nationale (sur ce point, on décèle une rupture très nette dans les années 1980-90). « La mia identità e la mia voce » déclare le tessinois Alberto Nessi. Et écrire, n’est-ce pas toujours se situer, peu ou prou, « en décalage » ? Remarquons que dans la génération romande d’après-guerre, c’est l’immigration qui a produit certaines œuvres parmi les plus marquantes, comme celle du regretté Adrien Pasquali, fils d’immigrés italiens, qui témoigne de son enfance vouée au mutisme en la transposant dans un roman formé de deux longues phrases haletantes, Le pain de silence – ou comme la trilogie, mondialement connue, de la réfugiée hongroise (Le grand Cahier, La Preuve et Le Troisième mensonge) ou encore, tout récemment, l’étonnante Symphonie du loup du réfugié roumain M. D. Popescu. Les femmes – parmi lesquelles on compte depuis le début du XXème siècle de grandes pionnières trop ignorées encore des histoires de la littérature française, telles que Catherine Colomb, Monique Saint-Hélier, ou Corinna Bille –

1 Bertil Galland, La littérature de Suisse romande expliquée en un quart d’heure, Genève, Zoé 1986. 2 Claire Jaquier, in : R. Francillon, C. Jaquier, A. Pasquali, Filiations et Filatures - Littérature et critique en Suisse romande, Genève, Zoé 1991, p. 101. sont aussi arrivées en force3, tant dans les domaines du roman ou de la poésie qu’au théâtre, où la nouvelle génération occupe désormais largement un terrain jusqu’ici réservé aux hommes (de René Morax à Michel Viala ou à Jacques Probst), et encore assez peu fréquenté. L’« identité romande » est donc plus que jamais difficile à cerner, et avoir à présenter « en trois pages » les grandes lignes de la littérature actuelle de Suisse francophone tient pour ainsi dire du pari impossible ! Je me contenterai de proposer, très schématiquement, quelques directions de lecture4. La spécificité de cette littérature, s’il faut à tout prix lui en chercher une, me semble moins d’ordre stylistique, thématique ou idéologique que liée à la situation linguistique, politique et culturelle particulière de cette enclave suisse francophone isolée du reste de l’Europe durant la Deuxième Guerre mondiale, et qui l’est encore politiquement (mais qui fut aussi terre d’accueil, à l’époque, de nombreux intellectuels français), située au carrefour des trois langues et des trois cultures qui la bordent : la française (à l’ouest), l’italienne (au sud) et la germanique (au nord et à l’est) ; c’est-à-dire liée à une situation paradoxale d’insularité, d’enfermement (ou ressentie comme telle), et de liberté, favorisant l’entrecroisement des influences et une véritable « culture de la traduction » dont héritera, par exemple, un , lui-même disciple du poète romand , traducteur des romantiques allemands comme le poète Pierre-Louis Matthey le fut de Shakespeare et des symbolistes anglais. Quels grands axes distinguer ? J’en verrais (arbitrairement) six. Il existe d’une part, en Suisse romande, une tradition lyrique très vivante, peu attirée jusqu’au début du XXIème siècle (où la poésie sonore et expérimentale a fait une apparition remarquée) par les avant-gardes, ou par l’abstraction et les formalismes, issue principalement du triple héritage romantique, symboliste et pongien, et caractérisée par un attachement indéfectible à la réalité sensible, aux choses, aux lieux, comme à la « justesse » de la voix – et l’attirance pour le mythique et l’intemporel, ou pour ce qui resterait d’un « sacré épars » dans le quotidien, voire d’une transcendance effacée. On citera les noms de Philippe Jaccottet bien sûr (installé en France, à Grignan, dès 1953, et considéré aujourd’hui comme l’une des voix majeures de la poésie du XXème siècle : son œuvre inclut poèmes en vers libres et proses, roman, carnets, critique et traductions), de Pierre-Alain Tâche et Pierre Chappuis (qui, hors de toute dimension métaphysique, s’inscrit dans la lignée de Du Bouchet, Reverdy et Ponge, avec une poésie fondée sur l’ellipse, le fragmentaire, le « blanc ») ; et ceux d’Anne Perrier (poète musicienne, que hante la figure d’Ophélie dérivant sur les eaux, identifiée à la poésie menacée de mort), de (qui tantôt mythifie et tantôt vilipende son natal, dans une langue inimitable) ou d’Alexandre Voisard (l’un des rares à conjuguer dans son écriture humour, érotisme et engagement : son poème Liberté à l’aube fut l’étendard du mouvement autonomiste jurassien). Leur succèdent, à la génération suivante, les voix de Pierre Voélin, François Debluë ou José-Flore Tappy, parmi bien d’autres. Après les arpenteurs du « paysage » et de l’élémentaire viennent les arpenteurs urbains : Georges Haldas (de père grec) et Luc Weibel, et les arpenteurs du monde, en quête d’espace et d’altérité : c’est le cas par excellence (après Cendrars qui leur ouvre la voie) de , ce disciple ébloui de Charles-Albert Cingria devenu, avec L’Usage du monde, l’icône quasi planétaire de l’écrivain-voyageur, mais aussi de Jean-Marc Lovay, de Lorenzo Pestelli, d’Ella Maillard – ou plus près de nous d’Yves Rosset. Et puis, il y a bien sûr les romanciers. , d’abord (premier auteur suisse francophone à avoir les honneurs de la Pléiade, chez Gallimard), le romancier- poète qui « invente » la littérature romande moderne en distinguant pour la première fois avec rigueur entre création et morale, et que fascinent l’exemple de Cézanne mais aussi le cinéma

3 Cf. D. Jakubec et D. Maggetti, Solitude surpeuplée. Femmes écrivains suisses de langue française, , Ed. d’En bas, 1990 et 1997. 4 En renvoyant les plus curieux à la riche Histoire de la littérature de Suisse romande en 4 volumes, dirigée par R. Francillon (Lausanne, Payot, 1999). naissant : sa « langue-geste » et sa puissance romanesque et visionnaire lui valurent l’admiration de Claudel comme de Céline. Mais aussi l’inclassable Albert Cohen du Livre de ma mère et de Belle du Seigneur. Et tous ceux qui prolongent à leur manière l’héritage de Rousseau, de Constant ou d’Amiel (l’écriture du moi), oscillant entre autobiographie, autofiction et roman : de (seul Goncourt suisse romand, qui avoue une dette essentielle envers Ramuz) à Catherine Safonoff, en passant par Michel Layaz ou Yves Laplace (qui est également auteur de théâtre), la féministe ou Amélie Plume la burlesque. Chez beaucoup d’entre eux, on observe que les figures parentales occupent une place déterminante (comme ce fut le cas, pour la génération d’Yves Velan et de Jean-Pierre Monnier, de la figure littéraire du pasteur) : le père suicidé de Chessex lui inspire le très beau Bréviaire et hante toute l’œuvre du fils, le père d’Yves Laplace frappé par la maladie occupe le centre de La Réfutation, et la mère de Catherine Safonoff (qui reconnaît sa dette envers Cohen) est l’axe de son dernier « roman » Autour de ma mère, qui figure sans contexte la clé de voûte de son œuvre autobiographique, au même titre que Jette ton pain (sur le même sujet) dans l’œuvre d’Alice Rivaz... Même s’ils sont plutôt rares dans une Suisse romande qui n’aime guère aborder ces questions-là (comme en témoigne Yvette Z’Graggen dans Les années silencieuses) – ayant hérité des deux guerres, parce qu’elle a échappé à la catastrophe, un sentiment confus de malaise, de culpabilité ou de « manque d’histoire », il faut aussi mentionner les écrivains « engagés » qui travaillent dans des fictions souvent fort complexes la réalité politique de notre temps, d’Yves Velan (auteur de Je, admiré par Barthes, et d’un prémonitoire Soft Goulag en 1977) et Daniel de Roulet (La ligne bleue, Double) à Yves Laplace (On, Outrages) et Claude Darbellay. Ou qui osent – tel Gaston Cherpillod dans son autobiographie Le Chêne brûlé – une œuvre en violent décalage avec la bienséance, les valeurs bourgeoises et la « correction » linguistique, par désir de subversion. Puis il y a les essayistes, les professeurs d’éthique, de à Etienne Barilier (qui est aussi romancier, musicologue averti et traducteur). Et les grands critiques dits de « l’école de Genève » : Béguin, Raymond, Starobinski, Rousset. …Et il y a les « fous », les rêveurs de génie, ces inventeurs de langue dont la littérature suisse abonde (de Walser à Cingria, Lovay, ou Novarina, né à Genève d’une mère comédienne) – comme si à l’esprit de mesure et au pragmatisme qui caractérisent ce pays, il fallait cette autre face, anarchiste, ludique, irréductible et vaguement dangereuse (déjà présente, plus qu’on ne le croit, chez Ramuz), pour ne pas risquer de mourir d’ennui ou d’excès de sérieux. La littérature romande ? On vous le disait : une collection de paradoxes, à l’image d’une identité elle-même problématique, contradictoire et incertaine. Mais aussi une pluralité de voix et d’écritures incroyable pour une minuscule région de la francophonie qui compte… moins de deux millions d’habitants !

© Sylviane Dupuis

écrivain, chargée de cours à l’Université de Genève