L’art de

« Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. PAUL VALÉRY

« Je suis un maniaque, mais pas seulement de la perspective, de tout ce qui concerne mon travail : la couleur, le calibrage des textes, le découpage, les décors, la documentation, tout doit tendre vers le mieux. » JACQUES MARTIN

Gaëtan Akyüz Stéphane Beaujean Romain Brethes Pauline Ducret Didier Pasamonik Yann Potin

Avec la participation de Valérie Mangin et Blutch

Une collection dirigée par Stéphane Beaujean et Gaëtan Akyüz AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Ce livre paraît dans le cadre de l’exposition Alix – L’Art de Jacques Martin, présentée à l’occasion des soixante-dix ans d’Alix au musée de la Bande Dessinée lors de la quarante-cinquième édition du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême (du 25 au 28 janvier 2018). Personnage emblématique de la bande dessinée franco-belge depuis sa première apparition dans le journal en 1948, Alix est ici à l’honneur, aux côtés des héros des quelques œuvres qui l’ont précédé dans l’imaginaire de son créateur, ainsi que de son « cousin » contemporain, le journaliste Guy Lefranc. Il ne s’agit pas de revenir ici sur l’ensemble de l’œuvre monumentale de Jacques Martin, mais de faire honneur au talent de ce dessinateur-scénariste authentiquement franco- belge. Alix – L’Art de Jacques Martin vient rappeler l’importance d’un auteur qui sut s’émanciper des ombres tutélaires d’Hergé et d’Edgar P. Jacobs pour faire école à sa façon, traçant une voie qui sera suivie par de nombreux auteurs, contemporains ou non, dans le champ de la bande dessinée historique et au-delà. Les reproductions d’illustrations et de planches présentées dans le cadre de cette exposition et du catalogue qui l’accompagne éclairent l’œuvre de Jacques Martin depuis ses débuts professionnels, au milieu des années 1940, jusqu’au moment où il choisira de confier à d’autres le dessin d’ Alix , à la fin des années 1980. Avant-propos

La bande dessinée fut pour Jacques Martin une vocation si fondamentale qu ’il ne lui reconnut aucune rivale sérieuse – en dehors peut-être de la mise en scène théâtrale. S ’il souhaita embrasser cette carrière dès l ’enfance, c ’est qu ’il désirait coucher sur le papier sa vision de l’Histoire passée et contemporaine autant que les arcanes secrètes de son histoire personnelle. L’estime qu ’il portait à cette expression encore mal considérée était à la hauteur des ambitions qu ’il nourrissait à son égard. Même si ses bandes dessinées s ’adressaient d ’abord à de jeunes lecteurs, leur auteur livrait à travers elles un regard insolite et singulier, dissimulé sous les apparences d ’un propos didactique rassurant aux yeux d ’éducateurs et de parents qui reprochaient encore aux « illustrés » de favoriser l ’illettrisme ou la délinquance juvénile. Si Jacques Martin appartient de fait à l ’école belge réunie dans le très sage sommaire du journal Tintin , son approche audacieuse de la séquence d ’images et de la composition des pages témoigne d’un tempérament visuel si original qu ’il ne trouve guère d’équivalent dans l ’approche de ses pairs. L ’influence ponctuelle, dans le cerné, de ses aînés Hergé ou Edgar P. Jacobs , ne doit pas masquer les audaces formelles qui caractérisent sa pratique de la bande dessinée, nourrie par un attrait profond pour le classicisme et les jeux de perspective. Les thématiques de ses histoires apparaissent quant à elles beaucoup plus complexes que celles de la plupart des feuilletons destinés à la jeunesse du « baby-boom » : les enjeux de civilisation, la guerre des sexes, les conspirations, les religions, les dérives de la science, la superstition, l ’onirisme, le rapport à l ’animalité et bien d ’autres sujets inattendus ponctuent les intrigues d ’Alix . Leur absence de manichéisme confronte le jeune lecteur à la complexité d ’un monde adulte dominé par les passions tristes du pouvoir, de la violence et de la destruction. Contrairement à ses contemporains Blake et Mortimer ou Buck Danny, chantres de l ’optimisme des Trente Glorieuses qui triomphent toujours de leurs ennemis, Alix ne restaure presque jamais l ’ordre du monde. Spectateur impuissant, il semble assister à la conduite d ’un drame qu ’il ne peut empêcher malgré son courage, son éthique et ses tentatives de conciliation. Ce ressort tragique fait moins de lui un personnage désenchanté qu ’un apôtre du stoïcisme : il lui faut apprendre qu ’il est impossible d ’agir lorsque les forces en puissance ne dépendent pas de sa volonté. Si l ’œuvre du créateur d ’Alix fut très tôt saluée par la première génération de critiques francophones – de Jean Boullet à François Rivière, de à Thierry Groensteen –, elle n ’avait plus donné lieu, depuis presque vingt ans, à de nouvelles lectures et interprétations. En confrontant les dernières découvertes des études antiques aux planches de Jacques Martin, en révélant également toute leur singularité artistique, l’exposition Alix – L ’Art de Jacques Martin et le livre que vous tenez entre les mains vous apporteront aussi bien la joie de la redécouverte qu’un plaisir tout neuf à aborder l’œuvre sous les angles ressourcés, pour ne pas dire inédits, qui sont présentés ici. Par la pertinence de leur regard et du choix des reproductions présentées, les auteurs de ce livre contribuent à donner à la série Alix la place qu’elle mérite au panthéon des chefs -d’œuvre de la bande dessinée mondiale.

BENOÎT MOUCHART

AVANTPROPOS 5 Photo de la famille Martin : Jacques Martin enfant avec son frère Christian et ses parents, Madeleine et Pierre Martin (vers 1923)

1. Les débuts d’un auteur franco-belge Jacques Martin naît à Strasbourg le 25 septembre 1921, d’une mère d’origine belge et d’un père français, dans une région alors marquée par une identité plurielle, entre la et l’Allemagne. Cette ambivalence qui baigne les jeunes années de Martin ne manquera pas de nourrir plus tard sa vision de l’humanité, comme en témoigne la création d’Alix, héros gaulois adopté par un Romain, dont l’identité constituera un enjeu dans de nombreux albums. La famille de Jacques Martin quitte l’Alsace en 1929 pour s’installer en région parisienne. Le père, Pierre Martin, aviateur de métier, disparaît tragiquement trois ans plus tard dans un crash, lors d’un vol d’essai sur la base de Villacoublay. En 1939, se destinant au métier d’ingénieur, Martin étudie à l’ École catholique d’Arts et Métiers d’Erquelinnes, petite ville belge à la frontière française, puis à Lyon. Formé à un dessin moins créatif que technique, il étudie la perspective, la géométrie descriptive et l’équilibre des masses, et sa maîtrise de la mise en espace va marquer en profondeur ses créations. Si cet apprentissage technique lui paraît ingrat à l’époque, il confesse bien volontiers des années plus tard la joie qu’il éprouve à maîtriser ces bases du dessin, d’autant plus qu’il constate régulièrement des lacunes chez nombre de ses contemporains. Il reconnaît d’ailleurs être devenu « un maniaque de la perspective et du document bien “pinoché” » dans un entretien paru dans la revue Phénix en 1973 . Pendant la Seconde Guerre mondiale, Martin part avec sa mère à Cannes puis est engagé par la Société nationale des constructions aéronautiques du Sud-Est (SNCASE), avant d’être contraint par le Service du travail obligatoire (STO) de partir en Allemagne. Il travaille alors pour le compte des usines Messerschmitt, à Augsbourg puis à Kempten, en Bavière. Les photocopies n’existant pas à l’époque, il doit recopier des plans d’avion dessinés par des ingénieurs allemands avant de faire usiner des pièces mécaniques en atelier. Peu surveillé, il se lance dans la réalisation de plusieurs dizaines de dessins prometteurs à la mine de plomb, témoignant remarquablement de son travail à l’usine, de la vie quotidienne comme de ses loisirs. À cette époque, en effet, il prend lentement conscience de la valeur de témoignage du dessin. Une scène, notamment, le marque et le pousse à dessiner, malgré les risques : suite au bombardement de l’usine où il travaille, des prisonniers de l’Est sont dépêchés depuis les camps de concentration pour déblayer le site. « C’est en découvrant l’état effroyable de faiblesse et de dénuement dans lequel se trouvaient ces malheureux que je fis connaissance avec la réalité du système concentrationnaire. Je ne pourrai jamais oublier ce spectacle », raconte Martin dans sa biographie , Avec Alix (Jacques Martin, Thierry Groensteen, Alain De Kuyssche, , 2002).

Dessins du STO (vers 1943) Reproductions de dessins publiés dans Carnets de guerre (Jacques Martin, Julie Maeck, Patrick Weber, Casterman, 2009)

6 LES DÉBUTS D’UN AUTEUR FRANCOBELGE Projet de décor théâtral (vers 1945) Mine de plomb, gouache Ayant un temps songé au théâtre, Martin réalise des illustrations en couleur pour deux projets de spectacle. Inspiré du poète François Villon, ce dessin met en scène une femme dans une pose sensuelle, ce que Martin ne pourra plus se permettre de faire dans les pages de Tintin pendant de nombreuses années .

Monsieur Barbichou Mine de plomb Monsieur Barbichou constitue l’une des rares incursions de Martin dans le registre humoristique. Ces stop-comics muets de trois à quatre cases paraissent dès 1946 dans Bravo, l’un des premiers journaux qui ouvre ses pages au jeune auteur.

LES DÉBUTS D’UN AUTEUR FRANCOBELGE 7 Au pays de la bande dessinée Jacques Martin s’installe à Bruxelles en février 1946. Il a alors définitivement renoncé au métier d’ingénieur et à l’écriture théâtrale, l’une de ses passions, pour se concentrer sur le dessin. Il entame ainsi à Bruxelles de multiples collaborations, s’essaye sans grande conviction au dessin animé et commence à placer ses travaux dans différents journaux tout en réalisant des dessins publicitaires pour l’Office technique de publicité (OTP). Sous le pseudonyme de «Marleb » (contraction de son nom et de celui d’Henri Leblicq, un collaborateur de l’OTP), il commence à réaliser des bandes dessinées dans des genres et des styles graphiques variés. Il publie sa première bande dessinée, les Belgium – Chances for you! aventures très hergéennes de Jack et Mine (Le Hibou gris et Mine de plomb, aquarelle, gouache Le Sept de trèfle ), dans les journaux L’Indépendance, La Avec cette illustration d’origine inconnue, le jeune Martin semble se Wallonie et Story , ainsi que divers travaux dans prêter au jeu de l’exercice de style, multipliant les dessins colorés l’hebdomadaire de bande dessinée Bravo : un stop-comic de pour vanter les charmes de la Belgique par un slogan on ne peut trois à quatre cases, Monsieur Barbichou (1946-1949), une plus explicite : « Chances for you! » Une manière peut-être de saluer fresque de science-fiction inspirée de Flash Gordon , Lamar, ce pays de la bande dessinée où Martin vient d’arriver et où il l’homme invisible (1947), les trois aventures d’ Œil de résidera jusqu’en 1984. Perdrix (Le Secret du Calumet, Le Signe du Naja et Œil de Perdrix à New York, 1947-1950), elles aussi inspirées de Tintin ; ou encore La Cité fantastique dans le journal Wrill (1948-1949). Cette aventure aérienne de vingt planches, au dessin nettement plus réaliste que les précédentes, est visiblement inspirée du Secret de l’Espadon d’Edgar P. Jacobs, publié dans Tintin depuis 1946. Le traitement encore assez rigide des personnages annonce les premières planches d’ Alix . Dès 1946, alors qu’il projette de lancer sa propre revue de bande dessinée, Jaky , Martin entend parler d’un journal créé autour du désormais fameux Tintin. Il présente un projet, mais celui-ci n’est pas retenu, vraisemblablement par Hergé. L’auteur retente sa chance en 1948, échange des lettres avec Raymond Leblanc, alors éditeur du Lombard et du journal Tintin , avant de partir en vacances dans les Vosges. À sa grande surprise, il est rappelé d’urgence à Bruxelles quelques jours plus tard par un télégramme. Ironie de l’histoire, alors que l’auteur avait reçu en avril 1948 une réponse négative de Spirou pour un projet d’illustration de conte, c’est le concurrent bruxellois du journal de Marcinelle qui publiera, moins de six mois plus tard, la toute première planche d’ Alix .

Dessin d’enfants Sanguine

8 LES DÉBUTS D’UN AUTEUR FRANCOBELGE Travaux publicitaires (vers 1946-1948) Techniques diverses Comme les premières bandes dessinées publiées, ces dessins de commande, exécutés entre 1946 et 1948 dans des styles radicalement différents pour le compte de l’OTP, montrent les tâtonnements graphiques de l’auteur avant la création d’ Alix . Martin travaille en noir et blanc comme en couleur, et utilise des techniques variées : encre de Chine, encres de couleur, gouache, fusain…

LES DÉBUTS D’UN AUTEUR FRANCOBELGE 9 1946-1947 Le Sept de trèfle , planche 3 Reproduction d’une planche des Aventures extraordinaires du capitaine O. W. Hard et de Jack et Mine (L’Indépendance, 1947) Signée Marleb, l’histoire de quarante planches du Sept de trèfle fait suite au Hibou gris et a été publiée dans un fascicule offert par le journal wallon L’Indépendance. Bien que ce second épisode des aventures de Jack, Mine et du capitaine O. W. Hard soit contemporain des débuts d’ Alix , le graphisme et le scénario paraissent inspirés d’Hergé : cette planche n’est pas sans rappeler une séquence de L’Oreille cassée , qui avait beaucoup marqué Jacques Martin enfant. Sa facture peut sembler fragile, mais le jeune auteur révèle déjà un talent certain pour la mise en espace, comme le montre par exemple la perspective de la case 6.

10 LES DÉBUTS D’UN AUTEUR FRANCOBELGE