PRÉSENCE DE L'HISTOIRE

COLLECTION dirigée par André CASTELOT

LA FRANCE ET LE ROI DU MÊME AUTEUR Chez le même éditeur Georges Cadoudal ou la liberté (Prix Broquette-Gonin de l'Académie française, Prix Bretagne 1971) La Vendée en armes I : 1793 La Vendée en armes II : Les géants La Vendée en armes III : Les chouans (Premier Prix Gobert de l'Académie française 1983) Présentation de texte : Messieurs de La Rochejaquelein, du baron de La Tousche d'Avrigny Louis XVI - Le Prince, tome I Louis XVI - Le Roi, tome II Louis XVI - L'otage, tome III Le Comte de Chambord Une Histoire de la France (Prix des Intellectuels indépendants 1992) En préparation : Louis XV Chez d'autres éditeurs Le Monde au féminin (Somogy) La Fête de la Fédération (in Douze moments clés de l'histoire de France. Hachette-Réalités) Films Avec Guy Séligmann : Portrait de Cadoudal Avec Claude Mourthé : Le 1561 Jour Le Soleil et l'Ecureuil Avec Jean-Pierre Decourt et Philippe Erlanger : Richelieu I : L'envol du hobereau Richelieu II : Un évêque en enfer Richelieu III : L'amour et La Rochelle Richelieu IV : L'esclandre de la Saint-Martin Richelieu V : La patrie en danger Richelieu VI : Les caprices de la Providence Le Connétable de Bourbon Féeries Avec Jean-Jacques Guérin : Venise à Versailles, OTV Versailles et l'Indépendance des États-Unis, OTV Versailles est à vous, en collaboration avec Alain Decaux, de l'Académie française, et André Castelot, OTV Versailles à Canberra, OTV JEAN-FRANÇOIS CHIAPPE

LA FRANCE ET LE ROI De la Restauration à nos jours 1814-1994

PERRIN 76, rue Bonaparte PARIS © Librairie Académique Perrin, 1994 ISBN 2.262-01031-5 ISSN 0768-018X A la mémoire de Philippe Erlanger.

Pour Jean Ferré.

« L'Histoire, comme une idiote, mécaniquement se répète. »

PAUL MORAND, Fermé la nuit.

REMERCIEMENTS

L'auteur remercie son épouse, et Monsieur François-Xavier de Vivie de Régie, Madame Arlette Moreau, Madame Romain Leconte, Madame de Lannoy d'Humières, Madame Thérèse-Marie Mahé, et, tout particulièrement, Monsieur Éric Vatré.

Il témoigne sa reconnaissance à Monsieur André Castelot, directeur de la collection.

PROLOGUE

La France a vécu treize cents ans de monarchie héréditaire, et cela sans compter la domination de la Gaule par un dictateur, deux chefs du principat puis une longue série d'empereurs romains. Après les Mérovingiens et les Carolingiens viennent les rois de la troisième race. De 987, avènement de Hugues Capet, à 1792, chute de Louis XVI, les Capétiens directs, les Valois, Valois-Orléans, Valois- Orléans-Angoulême ont régné sur notre pays. Le lundi 21 janvier 1793, à 10 heures 22 minutes, « la France s'est coupé la tête en la personne de Louis XVI » (Renan). Le drame de la place de la Révolution, ci-devant Louis XV, ne devait pas rompre le pacte entre la France et le Roi, qu'il meure prisonnier tel Louis XVII ou séjourne à Coblence, Vérone et ailleurs comme Louis XVIII. Comment les royalistes de l'extérieur ou de l'intérieur, émigrés et géants de la Vendée militaire, ont-ils vécu les heures rouges de la Terreur, noires de la Thermidorienne, grises du Directoire, prometteuses du Consulat, chargées de gloire de l'Empire ? Afin que de le savoir, deux hommes de plume, et non de sabre, vont nous renseigner : MM. de Rivarol et de Chateaubriand. Pourquoi ces deux gentilshommes ? Parce que le premier possède un immense talent, et peut-être du génie, mais il ne s'en targue pas, et que le second, même s'il nous irrite un brin par l'affirmation selon laquelle il se situe au-dessus des hommes, n'en donne pas moins l'exemple d'un retour à la Foi le menant bien vite à revenir aux Bourbons. Prenons bien garde ; la III dynastie abdique toutes prétentions à l'absolutisme dès 1795, et si le citoyen-général Bonaparte bientôt l'empereur Napoléon y revient, la IV dynastie va voir ses opposants se récrier devant l'arbitraire. La monarchie bourbonienne fait fi de la dictature napoléonienne. L'une s'appuie sur Montesquieu, l'autre sur le code civil édicté par un militaire. Pourquoi le président bordelais va-t-il l'emporter sur le législateur botté ? Parce que, devant les désastres subis par les armées de Sa Majesté Très Française, M. de Talleyrand, prince de Bénévent, et l'abbé, bientôt duc de Montesquiou, vont tenir pour indispensable, et faire accepter par nos compatriotes le retour de Sa Majesté Très Chrétienne. Sans nul doute, la défaite de Napoléon devant la n-ième coalition, la versatilité des Français n'ont-elles pas compté pour rien dans la Restauration. Avant que de gagner ce port que ne connaîtra point Antoine de Rivarol mais que touchera François-René de Chateaubriand, apprenons par leur truchement ce que furent les étapes calmes, immondes, pourries, ordonnées, épiques ayant précédé la rentrée de Monsieur puis de son aîné. Place au comte de courtoisie et au vicomte authentique. Ils seront, daignez nous croire, les plus avertis des guides. Politique et littérature forment chez nous un ménage uni. Nous ressentons un vif plaisir à saluer cette union. PROPOS LIMINAIRE

C'était à Bruxelles, en ce mois de juillet 1792 où les provinces belgiques, relevant encore de l'Empire, donnaient asile aux émigrés. On ne comptait point les prélats, les ducs, les Excellences, les grandes dames échappés d'une France où, depuis bientôt trois ans, brûlaient les châteaux et leurs propriétaires, où pendaient au bout d'une corde les opposants, où, parfois, on mangeait le cœur des fidèles de la monarchie. Depuis l'échec de la journée du 20 juin, les bagnards de Brest et les volontaires de Marseille, certains d'eux aussi tirés de prison, convergeaient vers Paris. Prétexte : la défense de la Nation. Mobile réel : renverser le trône. La montée vers la capitale avait été marquée, tout au long du chemin, par des pillages, des incendies, des viols, des massacres. C'était à Bruxelles où l'espoir demeurait si vif de voir conforter le semblant d'autorité laissée à Louis XVI que l'on menait, pour s'étourdir, une existence guère en rapport avec l'imminence du tragique dénouement. Mme la comtesse de Matignon, hôtesse aussi belle que bonne, et spirituelle que charmante, offrait à dîner (nous dirions : à déjeuner). Si les invitations de la dame étaient recherchées, c'est qu'elle possédait l'art de réunir, autour de sa table, les illustrations d'un exil considéré par d'aucuns comme éphémère. Mme de Matignon était fille du baron de Breteuil, longtemps ministre du Roi, puis, à Soleure, le chef de son cabinet secret. Ce personnage, rougeaud, royaliste, réaliste, le disputait à M. de Calonne, gentilhomme, gentil, généreux, dans la confiance des princes. Navrante apparaissait cette lutte d'influence entre deux bons serviteurs. Calonne devait, ce jour-là, conter fleurette à Mme Vigée-Lebrun. Breteuil, présidant le dîner, s'efforçait de se montrer gracieux. Au demeurant, chacun oubliait les tristesses de l'heure en écoutant, toujours disert mais jamais ennuyeux, conscient des périls, conservant toutefois assez de grâce pour ne pas les souligner, M. le comte de Rivarol. Seul, un jeune seigneur portant « les cheveux plats et noirs » prisait encore moins que modérément : « Des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix d'or ; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois [probablement des hussards de la légion de Mirabeau-Tonneau] et Rivarol que je n'ai vu que cette unique fois de ma vie. On ne l'avait point nommé. Je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il disait à propos des révolutions : "Le premier coup porte sur Dieu, le second ne frappe qu'un marbre insensible. "J'avais repris l'habit d'un mesquin sous-lieutenant d'infanterie ; je devais partir en sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer.[...] Ma figure et mon silence gênaient Rivarol ; le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité, le satisfit : "D'où vient votre frère le chevalier ?" dit-il à mon frère. Je répondis : "De Niagara. " Je me tus. Il hasarda un commencement de question : "Monsieur va... ?" "Où l'on se bat", interrompis-je. On se leva de table. » Le jeune insolent, c'était François-René de Chateaubriand. Il eût pu méditer cet aphorisme de M. de Rivarol à l'égard duquel il nourrissait un surprenant préjugé : « C'est sans doute un terrible avantage de n'avoir rien fait mais il ne faut pas en abuser. » M. de Rivarol avait émis ce conseil à l'usage des autres comme de lui- même en un temps qu'il atteignait déjà la gloire. C'était dans sa manière ; il excellerait dans les sérieuses comédies. M. de Chateaubriand, encore que non dénué d'humour, promènera souvent la tragédie dans le quotidien. Le deuxième romantique —Jean- Jaques demeure le premier — venait de rencontrer le dernier des classiques ; les prétendus suivants se contenteront d'être vieux. Le plaisant du dîner de Bruxelles réside dans le refus du Breton pauvre et inconnu d'engager le dialogue avec le Provençal à peine moins désargenté mais admiré par toute l'Europe. Tous les deux sont royalistes, attachés aux valeurs traditionnelles, Chateaubriand va risquer sa vie dans l'armée des Princes. Rivarol s'est, à Paris, exposé dangereusement par la publication du Journal politique national puis celle des Actes des Apôtres. De nos jours, lorsqu'il convient d'évoquer le roman vrai de la France et du Roi, Rivarol et Chateaubriand sont toujours présents dans les esprits. De la monarchie ils ne sont ni l'un ni l'autre des théoriciens, comme Burke, Bonald ou , mais de prodigieux propagandistes différant assez peu dans la conception. Si le premier écrit des pages admirables sur la religion, le second s'en détachera avant que d'y revenir par le célèbre : « J'ai pleuré et j'ai cru. » Du premier, avant que de lier plus amplement connaissance, il importe de retenir ces lignes : « Quand on ne considérerait les religions que comme des superstitions fixes, elles n 'en seraient pas moins les bienfaitrices du genre humain ; car il y a dans le cœur de l 'homme une fibre religieuse que rien ne peut extirper, et que toujours l'espérance et la crainte solliciteront. Il s'agit de donner à l'homme des craintes et des espérances fixes. La superstition vague ne produirait que des malheurs... Si la religion, plus auguste et plus libérale que la nature, intervient dans le pacte social, elle charge les devoirs de tant de prix et les prévarications de tant de peine qu 'elle peut donner au cœur humain un penchant impérieux pour le bien et une horreur indicible pour le mal... » Que l'on y prenne garde : l'union de la France et du Roi cesse, en dépit du comportement de Louis XV et même de Louis XVI, de reposer sur le droit divin dont Charles X demeurera le champion sans trouver les concours nécessaires à son rétablissement effectif. Le duc de Lévis Mirepoix affirme : « Le Roi ne meurt qu'une fois. » Cette fois, aux yeux de l'éminent philosophe de l'Histoire, c'était, tandis que battaient les tambours de Berruyer, tomba la tête pourtant bien faite de Sa Majesté Très-Chrétienne Louis le seizième par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, six mois après le dîner de Bruxelles. Dès lors, malgré Bonald et Joseph de Maistre, la monarchie présentera, même sous les deux derniers souverains de la branche aînée, un caractère plus ou moins contractuel. Chateaubriand apparaîtra moins dans l'action que par la magie, la splendeur du style, comme le représentant le plus notable de la Contre-Révolution et de l'ultracisme. Rivarol, lui, est à la fois l'ancre du traditionalisme et l'annonciateur du régime constitutionnel et bicamériste. Ces deux amants de la liberté ne sont pas des libéraux. Pour le premier existent les libertés autrement plus positives. Pour le second, la venue de 1789 l'amène à tenir la liberté, même dans ce qu'elle présente d'abstraction, comme l'idéal vers lequel il importe de tendre. Au vrai, la différence, encore que méritant d'être notée, ne crée pas une considérable distance. Plus éloignées sont les vues d'avenir ; chez le Breton existe ce que Maurras nommera sévèrement « la perversion de l'ordre ». Le vicomte, il est vrai, se complaît dans une fidélité exempte d'espoir. Le comte n'est nullement contaminé par le goût des tombes. Est-ce pour cela qu'il demeure plus proche que son cadet des monarchistes d'aujourd'hui ?

QUELQUES PAS EN COMPAGNIE DE M. DE RIVAROL

Antoine Rivarol — le titre et la particule viendront plus tard — naît à Bagnols-sur-Cèze, le 5 juin 1753, du règne de Louis XV le trente-huitième. Mme Rivarol, née Catherine Avon, n'avait pas donné moins de seize enfants à son aubergiste de mari. Aubergiste un moment, c'est vrai, mais antérieurement tailleur d'habits, éleveur de vers à soie, et pour avoir salé les additions plus que le potage, a vu fermer son hôtellerie à l'enseigne des Trois Pigeons et pris un rang modeste dans l'administration fiscale. Ce père attentionné, laborieux, écrivant et parlant le latin, se réclamait, encore que tombé dans la dérogeance, d'une famille ancienne. Les généalogistes le disputent sur le bien-fondé de ses prétentions. On rencontre un Geoffroy de Rivarol servant dans l'armée des cantons contre Charles le Hardi (post mortem surnommé le Téméraire). Saint-Simon parle, avec admiration, d'un Joseph-Philippe, marquis de Rivarolles, lieutenant général piémontais au service de France. Rome et la Corse connaissent chacune une branche des Rivalora. Le grand- père d'Antoine combat en Espagne pour Philippe V. En est-il revenu bas-officier, officier ? En tout cas, sans le ruban rouge. Serait-on tenté de dénier à Rivarol sa qualité de noble, comme le feront ses ennemis, qu'il ne faudrait pas les suivre. Son frère, Claude François, servira comme lieutenant aux chasseurs de Maillebois, puis, avant que de passer officier général, recevra le brevet tant convoité de garde du corps. Chez le lieutenant général marquis de Maillebois, arrière-neveu de Colbert, on réclamait des preuves, et, dans la maison du Roi, il fallait justifier quatre degrés. Noble donc ; mais comte ? De courtoisie en un temps où l'on n'en manquait pas. Quoi qu'il en soit, il n'est pas aisé, même dans une société très ouverte (pas partout, mais en Provence et dans la capitale) de passer du modeste logis de la rue des Peyrières, aujourd'hui rue Rivarol, aux salons de Paris. Antoine, après de fortes études chez les joséphistes de Bagnols puis les sulpiciens de Bourg-Saint-Andéol, est admis, grâce à Mgr Crispin des Achards de La Beaume, prélat d'une mansuétude légendaire, au séminaire de Sainte-Garde dans la pontificale Avignon. Comme tant d'autres adolescents, il a choisi le petit collet. Et voici que jaillit le feu d'artifice. Antoine n'a point d'esprit. Il est l'esprit. Ce n'est pas qu'il se mette en avant ; il se contente de renvoyer l'éteuf quand il faut, et comme il faut. Devant ses reparties, les gens de qualité chez lesquels il fréquente se gardent de s'esclaffer mais rient comme l'on savait rire. Il est servi par un physique étourdissant ; la démarche est aisée, la taille bien prise, le visage d'une parfaite régularité : front vaste, yeux châtaigne au regard vif sous une arcade sourcilière profonde, nez aquilin, bouche en cerise (mais les peintres de l'époque le prêteront à tous leurs modèles). Lorsqu'il quitte Avignon pour Paris, il dépouille la soutane, endosse un habit galonné de rouge, porte l'épée. Quand il sort de l'hôtel d'Espagne, sis rue de Richelieu, c'est miracle que de contempler pareil seigneur. Au Procope, au Caveau, dans les salons, et bientôt à Versailles, il est la coqueluche des dames sans s'en faire le greluchon. Antoine travaille au lit, se lève sur les 11 heures, dîne de trois fois rien pour un sou. L'après-midi passe en visites, en rendez-vous. On se l'arrache à souper et pour médianoche. Par son ami, le chevalier de Cubières, dont il ne prise pas les écrits, il entre en relation avec la république des lettres, le monde du spectacle, les cénacles de la philosophie, l'aréopage des sciences. Voltaire le gracieuse. D'Alembert, plus heureux dans ses calculs que dans ses spéculations, esprit faux mais cœur généreux, le prend en sympathie, lui déconseille de s'adonner aux mathématiques et à la physique, promettant au jeune homme de le faire entrer à l'Académie où le fils naturel de l'intendant des guerres Destouches-Canon et de la pieuse pécheresse Claudine de Tencin occupe les fonctions de secrétaire perpétuel. L'Académie ? Soit, mais pour compter au nombre des quarante, il faut, sauf si l'on porte chapeau rouge ou couronne ducale, apporter quelque soin dans l'art d'écrire. Antoine, passé, comme d'Alembert, du salon de Mme Geoffrin à celui de Mlle de Lespinasse, affûte sa plume au Mercure, se révélant un critique moins méchant qu'on ne l'a prétendu. Il lit, compare, « épluche » tout, sachant faire court et éviter la cuistrerie. Il s'en prend au bon abbé Delille, auteur tant admiré des Jardins par le poème satirique, le Chou et le Navet. Il y va de ce jugement sur l'œuvre du nouveau Virgile : « Il fait un sort à chaque vers, et néglige la fortune du poème. » Si l'ecclésiastique ne se fâche pas plus que Buffon, loué puis égratigné, il n'en va point de même avec Beaumarchais ; un soir qu'au Procope, l'auteur du Mariage de Figaro, ayant obtenu, malgré Monsieur mais sur les instances de Marie- Antoinette et du comte d'Artois, l'autorisation de faire représenter sa pièce sulfureuse, déclare : — J'ai tant couru ce matin auprès des ministres, auprès de la police que j'en ai les cuisses rompues. — C'est toujours cela. L'abbé Sieyès, mauvais prêtre, théoricien aux fumeuses idées, interrompt M. de Rivarol : — Permettez-moi de vous dire le fond de ma pensée. — Non, dites-moi tout uniment votre pensée. Epargnez-moi le fond. M. de Rulière néglige autant sa vêture que ses vers, et son ami déplore sa malpropreté : — Il ferait tache sur la boue. Un médiocre, appelé plus tard à la carrière politique, François de Neufchâteau, rimaille misérablement ; voici ses œuvres taillées en pièces : — C'est de la prose où les vers se sont mis. Même l'excellent d'Alembert s'entend, un jour, tancer ; il venait d'énoncer, lui, pourtant si bon mais peu sensible à la musique des mots : — Ne me parlez pas de votre Buffon, de ce comte de Tuffière qui, au lieu de nommer simplement le cheval, dit : « la plus noble conquête de l'homme ». Antoine prend la balle au bond : — C'est comme ce sot de Rousseau [Jean-Baptiste] qui s'avise d'écrire : « Des bords sacrés où naît l'aurore aux bords mystérieux du couchant », au lieu de dire : « de l'est à l'ouest ». Il advient au plus lucide, en ce temps que régresse le bon sens, de commettre des bêtises, et Antoine ne fait pas exception ; parce qu'il a pour oncle d'alliance un M. Deparcieux, estimé géomètre, et membre de l'Académie des sciences, il s'est d'abord présenté comme le chevalier de Parcieux. Le savant s'irrite, menace ; Antoine bat en retraite, reprend son nom, et se crée comte. Plus tard, Louis XVIII, assez sourcilleux sur les titres, ne lui donnera que du vicomte au grand dam de Claude François portant lui-même les trois perles. Voltaire, jamais dupe, complimente l'aîné des Rivarol : — N'avait-on pas dit que vous étiez le neveu de M. de Parcieux ? Pour le croire, il ne faut ni vous voir ni vous entendre. Et l'homme au hideux sourire manifeste bonne raison : citerait- on encore le géomètre sans la petite tricherie d'Antoine ? Seconde erreur de parcours — seconde et non deuxième, car l'on n'en relèvera plus — : voici que pour le sérieux et un brin d'inclination, Antoine prend pour épouse une miss prolongée, Louise Mather Flinth, au demeurant pas laide, fille d'un Ecossais excellant dans la grammaire. Un fils, Raphaël, naîtra de cette union, et les ennemis du père feront décerner le prix Montyon à la servante s'étant sacrifiée sans gages pour élever le bezot. Exit la comtesse de Rivarol. Elle réclamera son douaire... Morale de l'affaire dégagée par l'imprudent : « Un duc fait une duchesse. Un homme d'esprit ne fait pas une femme d'esprit. » Et encore : « J'ai médit de l'amour, il m'a envoyé l'hymen pour se venger. » Antoine se lie au gouverneur de Meudon, chevalier de Champce- netz, fils du marquis du même nom, gouverneur du Louvre : — C'est un gros garçon que je bourre d'esprit. L'autre n'en manque pas : — Avec nous, si cela continue, il ne restera bientôt plus un mot innocent dans la langue française. Après la publication de l'Almanach de nos grands hommes où Rivarol et Champcenetz ont, à belles dents, mordu dans les fausses gloires, crevé les montgolfières de suffisance, un nommé Brignand-Bomier attaque le comte, le rossant à coups de canne. A son compère il se plaint de l'infortune : — Mon cher, on ne peut plus faire un pas dans Paris sans qu'il ne vous tombe des bûches sur le dos. — Je te reconnais bien là, tu grossis toujours les objets. Autre compagnon, le comte, et, plus tard, duc de Lauraguais, rival du prince d'Hénin (le nain des princes) auprès de Sophie Arnould, mauvais esprit, tête méchamment philosophique mais fidèle en amitié malgré les différends d'ordre politique. Parfois, M. de Champcenetz et Claude François de Rivarol tirent l'épée pour épargner cette fatigue à leur illustre complice. En 1783, l'année de notre victoire dans la guerre des insurgents, Antoine, alors qu'il atteint la trentaine, donne son Discours sur l'universalité de la langue française, sujet proposé par l'académie de , ville où, quelque peu sous l'impulsion des huguenots installés sur les bords de la Sprée depuis l'édit de Fontainebleau révoquant celui de Nantes, chacun tenait à cœur de s'exprimer comme chez nous. En ces dernières années du XX siècle où la lutte pour la francophonie est menée avec ardeur par MM. Alain Decaux, Jean Ferré, Philippe de Saint-Robert, d'autres, ce chef-d'œuvre ayant valu le premier prix à son auteur reprend une actualité singulière : « Un des plus grands problèmes que l'on puisse proposer aux hommes est cette constance dans l'ordre régulier de notre langue. Serait-il vrai que par son caractère, la nation française ait souverainement besoin de clarté ? La prose française se développe en marchant et se déroule avec grâce et noblesse. Sûre, sociable, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine... Et c'est pourquoi les puissances l'ont appelée dans leurs traités ; elle y règne depuis les traités de Nimègue. La philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir d'un bout à l'autre de la terre se former en république sous la domination d'une même langue. » Puis, l'auteur du Discours fournit les raisons historiques pour lesquelles l'allemand trop conceptuel, l'espagnol peu communicatif... sauf avec Dieu, l'italien trop longtemps supplanté dans les actes par le latin, l'anglais mis en veilleuse au temps des Normands, puis des Angevins, abandonné durant des siècles au petit peuple des Saxons et n'offrant rien entre Chaucer et les élisabéthains ne peuvent prétendre à l'universalité ; « Ce qui n'est pas clair n'est pas français. » Vient la péroraison empreinte d'optimisme. C'est un appel à la concorde (sans connotation maçonnique) l'année même que Louis XVI apparaît comme l'arbitre de l'univers. Les signes avant-coureurs de l'orage sont perçus par Rivarol comme par Sénac de Meilhan, en particulier, entretenus par une fraction de la haute noblesse, l'impopularité de la Reine ; comme une duchesse se réjouit de lire d'infâmes pamphlets contre Marie- Antoinette, « le Français par excellence », dixit Voltaire, rétorque à la bonne dame : — Si l' on traite ainsi les reines, que fera-t-on des duchesses ? Nouveau succès européen, après le prix de l'académie de Berlin pour un gentilhomme passé via la tonsure, de l'auberge des Trois Pigeons au champ des étoiles, il donne une traduction de l'Enfer de Dante. Traduttore traditore ? Pas en l'occurrence. Rivarol maîtrise le texte, lui conserve son caractère dramatique, bannit les archaïsmes, maintient la violence sous des formes — il faut en convenir — plus raciniennes que dantesques. Homme du XVII siècle, et Bernard Faÿ le soulignera, cet admirateur de Louis XIV pratique l'économie de mots, possède le sens du raisonnable, lequel n'a rien à voir avec la raison. Ses idoles : Pascal et Montesquieu.

L'ENVOL DU JOURNALISTE

Le journalisme ne connaît pas encore le triomphe auquel il sera voué de 1789 à 1793, puis de 1795 à 1797, et enfin passé le Premier Empire jusqu'à l'avènement de la radiodiffusion et de la télévision. Encore conserve-t-il, de nos jours, la faveur de ceux que ne saurait satisfaire la fugacité des nouvelles et commentaires portés par les ondes. Depuis Renaudot supplantant les libraires Martin et Vendôme soutenus par l'Université, et obtenant le privilège de Louis XIII pour sa Gazette, l'Ancien Régime a toujours contrôlé la presse. La naissance, le 1 janvier 1777, du premier quotidien, le Journal de Paris, n'a rien changé. Les luttes d'opinion se sont déroulées entre les nouvelles à la main et surtout le duel opposant les jésuites des Mémoires de Trévoux et les lumières de l'Encyclopédie. Dès avant la réunion des états généraux promise pour 1792 mais appelée dès le 4 mai 1789, commencent de paraître des lettres de M. X, Y ou Z à ses commettants. Le comte de Mirabeau n'est pas le dernier à s'emparer de la formule. Le jeune Ouvrard achète à crédit du papier, assuré que la demande dépassera l'offre. Marat, dès le 12 septembre, lance son Publiciste parisien, devenu, le 18 du même mois, l'Ami du peuple. D'autres s'en mêlent dont M. Desmoulins avec différents libelles assez mal ficelés, puis, en octobre, les Révolutions de France et de Brabant. Très vite, les feuilles se multiplient, celle de l'hilarant Hébert, du sage Mallet du Pan, de l'effervescent Brissot, du talentueux abbé Royou. M. le comte de Rivarol, grâce au voluptueux abbé Sabatier de Castres, a pu, lui, à partir du 12 juillet, rédiger entièrement, et trois fois par semaine, le Journal politique national. Rien de ce que l'on écrira, pas même Mallet du Pan, ne surpasse en lucidité les pages de l'enfant de Bagnols-sur- Cèze. L'art consiste à revenir sur les événements principaux sans négliger l'information du jour. Alors que le rédacteur se situe au cœur de la mêlée, il prend en historien le recul nécessaire pour rapprocher les causes et les effets. Il acceptera bientôt une modeste pension de Xavier de Laporte, intendant de la liste civile ; pour autant, il ne ménage pas Louis XVI : « Dites au Roi de faire le Roi. » Le monarque doit, à ses yeux, savoir se faire obéir afin que d'innover : « La populace de Paris et même celle de toutes les villes du royaume ont encore bien des crimes à faire avant d'égaler la sottise de la Cour. » Emporté par son exigence, il se montre injuste, oublie les bienfaits, et, surtout, la remarquable politique extérieure du souverain : « Tout le règne actuel peut se réduire à quinze ans de faiblesse et un jour de force mal employée [l'intervention du prince de Lambesc le 13 juillet]. D'abord on doit (sans être tenu à reconnaissance), en partie, la Révolution à MM. de La Vauguyon et à M. de Maurepas. Le premier forma l'homme et le second le Roi. On doit presque tout à la liberté de la presse. Les philosophes ont appris au peuple à se moquer des prêtres, et les prêtres ne sont plus à l'état de faire respecter les rois ; source évidente de l'affaiblissement des pouvoirs. On doit encore plus au conseil de la guerre [allusion aux châtiments corporels importés de Prusse par le comte de Saint-Germain mais supprimés par le maréchal de Ségur]. Les coups de plat de sabre et toute la discipline du Nord ont découragé les soldats français. Ceux qui ont substitué le bâton à l'honneur mériteraient qu 'on les traitât avec cette préférence si la révolution n 'entraînait que des malheurs. Enfin on doit tout au dépit des parlements qui ont mieux aimé périr avec la royauté que de ne pas se venger d'elle. » Certains biographes de Rivarol, et notamment le regretté Jean Lessay, verront un libéral, presque un démocrate dans le maître de la Contre-Révolution. Un rappel, au demeurant trop sévère, dément ces vues de l'auteur de Washington et de Thomas Payne : « Quand M. de Calonne assembla les notables, il découvrit aux yeux du peuple ce qu'il ne faut jamais lui révéler, le défaut de lumière encore plus que le défaut d'argent [allusion à l'avertissement Gerbier]. La nation ne put trouver dans cette assemblée un seul homme d'Etat ; et le gouvernement perdit à jamais la confiance. C'est ce qui arrivera chez tous les peuples que les ministres consulteront. En effet, que diraient des voyageurs ayant pris des guides, si, au milieu des bois, ces mêmes guides s'arrêtaient pour les consulter sur la route qu'il faut prendre ? Les voyageurs seraient encore bien doux s'ils ne faisaient que mépriser leur guide. Or quand les peuples cessent d'estimer, ils cessent d'obéir. » Cette constatation, valable de tout temps, figure sous le titre du prestigieux hebdomadaire Rivarol, fondé par René Maillavin en 1951, et animé présentement par Mlle Camille Galic. Voilà pour l'éditorialiste ; le reporter n'est pas moins doué, le récit des journées d'octobre trouve place dans toutes les anthologies. L'étourneau La Fayette est stigmatisé. Il devient César Gilles. Rivarol se montre aussi, M. François Brigneau le rappelle, prophète et prophète de la Terreur ; comme la Constituante a déclenché la seconde Grande Peur en omettant, durant la nuit du 4 août, de distinguer l'abolition des derniers et minces droits féodaux du maintien de la rétribution des propriétaires par les locataires, et ne peut ramener l'ordre avec des troupes dont elle a vanté la désobéissance, M. de Rivarol prévient : « Malheur à ceux qui remuent une nation ! Il n'est point de siècle de lumière pour la populace [...] toujours cannibale, toujours anthropophage ; et quand elle se venge de ses magistrats, elle punit des crimes qui ne sont pas toujours avérés par des crimes certains. Souvenez-vous, députés des Français, que lorsqu'on soulève un peuple, on lui donne toujours plus d'énergie qu'il n'en faut pour arriver au but qu'on se propose et que cet excédent de force l'emporte bientôt au-delà de toutes les bornes [...] Voltaire a dit : "Plus les hommes seront éclairés et plus ils seront libres. " Ses successeurs ont dit au peuple que plus il serait libre plus il serait éclairé, ce qui a tout perdu. » Antoine à l'éternel sourire le sait : le siècle des lumières se terminera par le temps de la lanterne. Il écrit maintenant chez M. de Lauraguais au château de Manican près de Noyon. A Paris, les imprimeurs et les libraires renoncent devant les menaces des jacobinières. Qu'importe ! On composera, on imprimera dans les provinces belgiques. Les abonnés seront servis, les dépôts, plus ou moins clandestins — et plutôt plus que moins car la pression s'accentue — seront alimentés. L'abbé Sabatier de Castres a rejoint l'émigration. Des paysans accourus du village, fourche au poing, et prêts à jeter des torches afin que de rôtir « les maudits aristocrates », contraignent MM. de Rivarol et de Lauraguais à regagner Paris où le Roi, après la suspension consécutive au rendez-vous manqué de Montmédy, vient de recon- quérir un peu plus qu'un semblant de pouvoir. En serait-ce fini de l'activité gazetière de M. de Rivarol, plus comte que jamais depuis la suppression des titres ? Il appartenait, depuis l'hiver de 1789, à la plaisante société des Actes des Apôtres. Ses membres, réputés par eux-mêmes Incurables, se réunissaient au café de Valois : Laura- guais, Champcenetz, le colonel vicomte Boniface de Mirabeau, le spirituel marquis de Bonnay président de la Constituante lors de la fête de la Fédération, le bel avocat Bergasse, non moins royaliste, le très doué François Suleau, et un jeune homme entreprenant, Jean- Gabriel Peltier. On avait un peu bu (Boniface plus que de raison), beaucoup ri (Champcenetz surtout), tenu force propos favorables à la monarchie, non pas d'Ancien Régime (sauf Boniface), mais gardienne de la liberté, suffisamment puissante pour endiguer les fureurs toujours recommencées. M. Peltier recueille ces propos, assure que pour être tenus autour d'une table, ils n'en méritent pas moins l'impression. Ainsi naît la plus prestigieuse des feuilles — les Actes des Apôtres — d'une époque le plus souvent privée de bon sens mais non de talents ; même un demi-fou comme Marat, un démagogue forcené tel Hébert, et, à de moindres égards, le galopin Camille ou le trop prolixe André de Chénier, dont la poésie sublime va demeurer inconnue jusqu'à Latouche sous la seconde Restauration, demeurent autrement lisibles que la plupart des discours prononcés tant à la Constituante qu'à la Législative. Cette fois, devant la montée des périls, les Incurables se montrent de plus en plus incisifs ; ils se moquent des monarchiens, continuent de brocarder le Héros des deux mondes, ne versent pas une larme sur M. Riqueti l'aîné (ainsi nommait-on désormais dans les comptes rendus parlementaires le comte de Mirabeau) dont les contradictions et la vénalité demeurent pour les bons compagnons un objet d'opprobe. M. de Rivarol souhaite assez curieusement voir le Roi retirer leurs portefeuilles aux monarchiens pour les confier aux jacobins, manœuvre, selon lui, assez sûre pour déconsidérer les prétendus patriotes et les jeter au néant dont ils n'auraient jamais dû sortir. Louis XVI pratiquera l'expérience mais ne pourra, devant l'intransigeance antireligieuse, et la notoire incompétence des Servan et autres Roland, les conserver au Conseil. L'Almanach des hommes de la Révolution, de la même veine que L'Almanach de nos grands hommes, connaît, depuis 1790, un succès identique à celui de la première œuvre iconoclaste ; toutefois, certaines des « têtes de Turcs » se sont, depuis lors, montrées moins folles. Ce n'est pas le cas du marquis de Condorcet ; toujours « il écrit avec de l'opium sur des feuilles de plomb ». En revanche, le comte de Lally-Tollendal, s'il demeure « le plus gras des hommes sensibles », combat désormais les tape-dur. Il en va de même pour la baronne de Staël, née Germaine Necker, dédicataire de l'ouvrage en ces termes : « Madame, publier le Dictionnaire des grands hommes de ce jour, c'est vous offrir la liste de vos admirateurs. » Les trente-six portraits apparaissent satiriques mais non caricaturaux. L'astronome Bailly, d'ailleurs à peine égratigné, figure au côté d'astres nouveaux, tels le roide et engoncé Maximilien de Robespierre ou le très inquiétant Jacques d'Anton redevenu Danton. C'est le 10 juin 1792, dix jours avant la première invasion des Tuileries, qu'Antoine, prévenu par sa sœur Françoise, dame de Barruel-Beauvert, baronne d'Angel, maîtresse du lieutenant général Dumouriez, que ce beau soldat, un instant ministre, ne pourra toujours le protéger, donne ses derniers conseils à Louis XVI : s'appuyer sur le petit peuple mais pas la canaille contre les empiétements de la Législative, et, croyant gagner l'Angleterre, se trompe de navire, se retrouve dans le port d'Ostende, d'où, ayant retrouvé Manette, sa servante-maîtresse, il va s'installer à Bruxelles. Pour abandonner les bords de la Seine, Manette s'était fait prier. Elle s'était attiré cette réplique : — Si tu veux devenir souveraine, demeure ici. Si vu veux rester Manette, suis-moi.

LE PHILOSOPHE DE L'EXIL

M. de Rivarol, plus prudent que M. de Champcenetz, n'avait quitté le royaume — mais était-ce bien encore un royaume ? — qu'au moment qu'il ne pouvait plus le servir. Champcenetz en fera la sanglante expérience. Aux yeux d'Antoine, l'émigration s'était souvent montrée contraire à l'action du monarque. Le jugement n'allait pas sans nuance. Il critiquait les va-t-en-guerre encore qu'il lui fallût reconnaître que la Législative était l'agresseur. Pour lui, la bonne politique eût été, avant tout, se limiter à ne pas mettre le feu. Il aime trop cette Europe, toute française par les sciences, les lettres et les arts, pour accepter sans chagrin de la voir disparaître. S'il entretient d'excellentes relations avec M. de Breteuil, c'est que l'ancien ministre, d'ordre de Louis XVI, a tout mis en œuvre pour éviter une guerre souhaitée par Monsieur, le comte d'Artois, les trois Condé. Maintenant, il importe de réfréner l'esprit de vengeance habitant le cœur de nombreux émigrés tant civils que militaires. L'amoureux de la Reine, le comte de Fersen, et l'orléaniste marquis de Limon n'ont-ils pas rédigé le stupide manifeste dit de Brunswick, menaçant de ne pas laisser pierre sur pierre à Paris si les carmagnoles touchaient un cheveu de la famille royale ? Résultat : les sections révolutionnaires de la capitale ont coopéré, non sans vigueur, avec les Marseillais et les Brestois, pour détrôner « le gros cochon ». Dès avant la catastrophe, Rivarol avait rédigé sa Lettre à la noblesse française au moment où elle rentre en France. Il recommandait la modération : « Les émigrants, sans s'en douter, ont donné jusqu'ici un grand degré d'énergie à l'Assemblée ; ce sont les terreurs qu 'ils inspirent qui rallient tous les cœurs et tous les esprits autour du Corps législatif. En effet, si les émigrants étaient rentrés depuis six mois [donc avant la funeste déclaration de guerre du 20 avril 1792] et si les Français étaient sans crainte à cet égard, il n 'est pas de doute que l'Assemblée nationale n 'eût éprouvé de graves difficultés depuis longtemps, et ces événements auraient tourné au profit du trône. J'observerai encore, au sujet des émigrants, que les princes sont peut-être plus séduits par cette noblesse ardente qui les environne et par la tournure héroïque et romanesque que leur donnent leurs positions que par les promesses des puissances étrangères. » S'il se voit person- nellement bien accueilli, il sait les populations de la gouvernance, et des électorats, assez hostiles à ces émigrés dont les fantaisies et la gracieuse impertinence les choquent trop souvent. Il sait aussi les Habsbourgs et les Hohenzollern plus occupés de leurs affaires, et notamment de se repartager la Pologne, que de contribuer à la restaura- tion de cette monarchie française dont ils n'ont pas eu toujours à se louer ; à la croisade sans croix des brissotins ne répond pas une croisade véritable sous les bannières du christianisme et de la solidarité. Sceptique quant à la rentrée dans Paris de l'armée des Princes, M. de Rivarol voit pourtant le territoire national envahi sous peu. La noblesse et le haut tiers armés devront prendre garde de ne pas céder à l'esprit de vindicte, et comprendre que, quoi qu'il advienne, c'en est fini des statuts particuliers. Ladite noblesse réputée trop nombreuse, cependant qu'elle ne l'était pas assez, se résignera, pour être raisonnable, à ne conserver que ses titres, à ne retrouver que ses terres et non ses privilèges si réduits soient-ils depuis plus d'un siècle : « Gardez-vous des gens de lettres [mais oui !]. Evitez les vengeances et l'esprit de système. [...] Le plus grand malheur qui puisse arriver aux particuliers comme aux peuples c'est de trop se souvenir de ce qu'ils ont été, et de ce qu'ils ne peuvent plus être. [...] Le temps est comme un fleuve, il ne se remonte pas. » C'est après la diffusion de cette lettre que le jeune Chateaubriand dîne chez la comtesse de Matignon avec l'auteur de la Lettre à la noblesse française. Le sous-lieutenant à la 7e compagnie bretonne avait-il pris connaissance de la missive ? Encore que devenu quelque peu démocrate sous l'influence de M. de Malesherbes dont son frère, le comte de Combourg, est le petit-gendre, il n'aura point apprécié ce message peu fait pour satisfaire ses tendances néo-féodales héritées, elles, de son terrible (?) père. M. de Rivarol, partout fêté, adulé même, continue de mener une vie peut-être paresseuse, du moins il s'en vante, mais adonnée à la réflexion la plus constante. L'archiduchesse Marie-Christine, dite Mimi, sœur puînée de Marie-Antoinette et gouvernante des Pays- Bas autrichiens, est tenue sous le charme comme l'est le plus brillant des seigneurs, ce prince de Ligne, brabançon, feld-maréchal de l'Empire, chez lui partout en Europe, et ami du meilleur peintre de l'émigration, Gabriel Sénac de Meilhan. Est-ce au délicieux conteur des Deux Cousines qu'il déclare : — Pourquoi n'ouvre-t-on pas des écoles de bonheur au lieu d'écoles de latin et de droit ? Le prince reçoit M. de Rivarol dans son château de Belœil, et met à sa disposition, dans le parc jadis dessiné par Le Nôtre, un pavillon joliment meublé, finement décoré, abondamment pourvu de livres. De ce havre gracieux, Antoine, par délicatesse, ne profite que de temps en temps. Il est à l'affût des nouvelles de France ; après M. de Laporte, puis M. Suleau, Louis XVI est immolé. Sanson, s'il nourrit convenablement sa famille et ses aides, trouve à peine un moment, en rentrant du travail, recru de fatigue, pour embrasser sa femme et son jeune fils, avaler son souper, s'effondrer sur sa couche, réparer ses forces de plus en plus mises à l'épreuve. Dès le potron-jacquet, il lui faut quitter la confortable demeure de la rue des Fossés-Saint-Martin afin que d'assurer les préparatifs avant que de satisfaire les lécheuses de guillotine. L'hôte du prince de Ligne se rend jusqu'aux avant-postes, et constate, sans étonnement, la pugnacité des carmagnoles. Manette s'ennuie, parle de vivre à Bruxelles ; n'est-elle point assez avenante pour projeter des amours mercenaires : — L'avarice des Belges s'oppose à la dépravation des mœurs. Et la servante-maîtresse de demeurer. Pour l'instant... A l'instar de Sénac, Antoine a toujours défendu la Reine. La douleur le taraude à la pensée que les révolutionnaires pourraient la mettre à mort. Il lui prête les stances Veuve et mère :

Au midi de mes tristes années, Levant les yeux éteints vers la divinité, Mes yeux, car sans pitié mes mains sont enchaînées, Je meurs dans ma captivité. Je meurs, et, dans ces lieux où l'horreur m'environne, Tout a passé pour moi, le temps seul est resté ; Il verra mes cheveux sur mon front sans couronne Blanchir dans ma captivité.

Rends-moi mes deux enfants, ô peuple sans clémence ! Du destin de leur mère ils n 'ont point hérité ; Je te pardonne tout : permets que leur enfance Console ma captivité.

Dans ce poème d'un classicisme aux harmonies raciniennes, on retrouve une fois encore le thème ayant toujours hanté le philosophe. Il n'aimait pas cette qualification mais force est bien de la lui conférer : « Le temps ne passe pas ; il nous regarde passer. » Comment faire face à l'horreur ? En stigmatisant les assassins ? Sans doute, mais mieux encore en expliquant comment une certaine France est tombée si bas. M. de Rivarol n'incrimine ni Voltaire ni Rousseau non plus que Helvétius, encore moins Condillac dont il s'inspirera bientôt dans sa théorie sur l'origine du langage. C'est à la sottise des écrivains secondaires — il ne prend plus la peine de les nommer —, à l'idéologie — le mot n'aura cours qu'avec Destutt de Tracy —, à l'incapacité de la Constituante perdue dans un optimisme béat, à certaines absences de réaction d'un Louis XVI qu'il défend toutefois face aux émigrés de la première heure, à l'extravagante flatterie dont la populace fut l'objet lors de son déchaînement, qu'il faut attribuer la catastrophe. En ces heures rouges, Antoine l'affirme sans l'écrire, car, semble-t-il, la décollation de la Reine et ces deux années de l'épouvante l'atteignent si profondément que s'arrête sa plume, l'une des plus vives, des plus naturelles, alors que courent encore celle de Joseph de Maistre, de Sénac de Meilhan. Antoine tire sur sa pipe bien bourrée d'aloès, et remercie son « disciple », le banquier israélite David Capadocce Pereira, de lui fournir la précieuse denrée. Il passe chez les Hautes Puissances (la Hollande) où l'accueille le bon juif dont il admire la rectitude et la piété. Manette désire de nouveau changer d'air, et son serviteur- maître, après avoir demandé (et obtenu) la permission du comte d'Artois, franchit la Manche. Disputé par toutes les maisons de conséquence alors que Chateaubriand peut à peine sortir de sa soupente, il peut apprécier la délicatesse des sujets de Sa Gracieuse Majesté George III, mais aussi mesurer les petitesses, les intrigues, les rancunes des Français assez heureux pourtant, ces papistes, pour bénéficier de la protection du chef de l'Église anglicane et de ses ministres. Au somptueux dîner offert par le lord-maire à toutes les personnalités britanniques et étrangères, le chevalier de Cazalèz, orateur de la Constituante inégalé sauf par le feu comte de Mirabeau, gentilhomme assez audacieux pour avoir proposé la remise de la dictature au Roi, maugrée parce que Rivarol figure au nombre des convives ; il faut toute la ferme courtoisie de M. Mounier, réforma- teur aux états du Dauphiné, puis tenant du bicamérisme à la Constituante, pour détourner l'esclandre ; rien ne sépare M. de Cazalèz de M. de Rivarol dans l'ordre politique, mais le gros se complaît dans des tenues négligées alors que le mince soigne perruque et vêture. En outre, le comte a peut-être égratigné dans l'une ou l'autre de ses gazettes le chevalier. On peut défendre les mêmes causes sans sympathiser, et ce n'est pas le moindre défaut des leaders de la droite. M. de Cazalèz réside chez M. , et M. de Rivarol se divertit d'entendre affirmer par l'auteur des Reflections on the Revolution in France, s'inspirant largement du Journal politique national et des Actes des Apôtres, qu'il n'a connu ces textes qu'après l'élaboration de son livre contre-révolutionnaire d'ailleurs fécond et remarquable. Petite coquetterie commune à nombre de grands penseurs : ils prétendent que tout est sorti de leur minerve. Consolation : le député whig déclare à son visiteur : — Vous êtes le Tacite de notre temps. — Oui, tacite, car je me tais. Manette tombe malade, croit périr dans les brumes s'élevant de la Tamise, s'interroge sur son destin dans l'au-delà ; il importe de la rassurer, et cela d'autant plus que son maître, tout aussi atteint par le fog, risque, les poumons fragilisés, de passer avec elle : — Je te donnerai une recommandation pour la servante de Molière. Le comte, discret sur ses amours, en connaît quelques-unes avec des sujettes de Sa Gracieuse Majesté, à l'en croire malhabiles : — Les Anglaises ont deux mains gauches. Malgré le magnifique accueil dont il a fait l'objet, et son culte pour l'anglomane Montesquieu, il se lasse d'« un pays où l'on ne mange les pommes que cuites, et où on trouve plus d'apothicaires que de boulangers ». Le 30 juin 1795, tandis qu'à Paris la Thermidorienne agonise, et que le luxe éclaboussant des parvenus insulte à la misère des humbles, le comte de Rivarol s'embarque à destination de Hambourg afin que de retrouver, toujours en compagnie de Manette, l'ami Pereira. Va-t-il revenir à la vie politique, à tout le moins reprendre la plume ? Monsieur, devenu Louis XVIII, publie au cours de l'été un manifeste maladroit parce que menaçant ; faux, ingrat, mais doué d'une très vive intelligence, et aimant la France avec passion, le Très-Chrétien renonce maintenant aux gibets promis aux jacobins et même aux constitutionnels ; il le déclare tout net dans une lettre adressée au « vicomte de Rivarol » et l'institue son ambasseur à Hambourg : « Je l'autorise à prendre en mon nom avec mes serviteurs fidèles les arrangements qu'il jugera les plus profitables pour faire réussir toutes les opérations qu'il jugera les plus profitables, jusqu'à ce que les circonstances exigent l'envoi d'un chef militaire accrédité par moi. » Le Roi tout neuf, encore que de caractère rassis, fait connaître un pardon général dont seuls les régicides seront exclus. M. de Rivarol, investi par le gros, et plus tard grand souverain, accepte une poignée de louis, promettant de se mettre à l'œuvre. Louis XVIII attend des écrits. Son ambassadeur in partibus se contente d'établir des contacts, au demeurant fort utiles, afin que de persuader les émigrés de tendance monarchienne et les princes éclairés que le roi de Vérone a rayé de son programme le retour à l'Ancien Régime comme l'appel au bourreau, lequel mérite bien un peu de détente. Antoine, enfin, recommence d'écrire ; il publie peu mais accumule des textes placés, selon sa vieille habitude, dans de petits sacs. Contradiction : le philosophe se montre le plus souvent hostile à la philosophie. Elle ne revêt plus, en cette fin du XVIII le sens que, des Anciens à Malebranche, on lui conférait. Même Montesquieu s'était montré plus théoricien politique, voire sociologue, que philo- sophe. On retrouvera, dans les années 1980, le même emploi captieux du mot avec le regretté Jean-Marie Benoît, MM. Alain de Benoist, Bernard-Henri Lévy, d'autres. Antoine précise : « Les philosophes sont comme les vers qui piquent et qui percent les digues de la Hollande, ils prouvent que ces ouvrages sont périssables comme l'homme qui les construit mais ils ne prouvent point qu'ils ne sont pas nécessaires. » Les traits deviennent plus acérés : « La philosophie moderne n'est rien autre chose que les passions armées de principes. La philosophie, étant le fruit d'une longue méditation et le résultat de la vie entière, ne peut et ne doit jamais être présentée au peuple qui est toujours au début de la vie. » Certains exégètes avaient cru déceler un paradoxe dans le fait que Rivarol croit tout de même dans ce que, de nos jours, on nomme le combat des idées. Au vrai, il demeure logique, simplement il répugne à baptiser philosophie des argumentaires d'occasion. Il réfute les thèses à l'origine fumeuses et devenues incendiaires, et, comme toujours, il privilégie les causes et non les effets : « On ne tire pas des coups de fusil aux idées... Quand Neptune veut calmer les tempêtes ce n 'est pas aux flots mais aux vents qu'il s'adresse. » Le rôle de l'intelligence demeure limité dans les explosions : « Il faut plutôt, pour opérer une révolution, une certaine masse de bêtise d'un côté qu'une certaine dose de lumière de l'autre. » S'il ne se veut pas philosophe, il l'est : « Sans doute, il faut bien que les archives du temps périssent. [...] C'est donc un bienfait du ciel que tant de races criminelles reçoivent d'époque en époque l'amnistie de l'oubli. Ainsi dans l'homme, pour l'homme, autour de l'homme, tout s'use, tout change, tout périt, tout marche du printemps à la décrépitude, les lois, les mœurs, les beaux arts ; les empires ont leur éclat et leur déclin, leur fraîcheur et leur vétusté, quelquefois même une fin prématurée, et cependant la nature, mère de tant de formes fugitives, reste appuyée sur la nécessité au sein des mouvements, des vicissitudes et des métamorphoses, immobile, invariable, immortelle. » Magie de la clarté ! Si, jeune homme, le futur analyste de tous nos maux a lu Bossuet, commencé d'idolâtrer Montesquieu, il annonce le Vigny de « Vivez froide nature ». Au demeurant que n'annonce-t-il pas ? Jean Lessay, heureux rivarolien comme Rémy de Gourmont, Louis Latzarus, Ernest Junger, René Cros, Gérard de Catalogne, Bernard Faÿ, M. Jean Dutourd, mais sûrement pas le pontifiant Debidour, souligna la parenté de deux textes, l'un de Rivarol, l'autre de Chateaubriand ; en 1789, le Provençal avait écrit dans son Journal politique national : « Ah ! Si le ciel avait voulu qu'à côté des grands criminels il s'élevât toujours un grand écrivain, vous ne braveriez pas les châtiments de l'Histoire, Sieyès, Barnave, Target, Laclos, et vous tous, conseillers directeurs et satellites d'un prince coupable ! [Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans], Comme vos devanciers, les Narcisse, les Tigelhn, vous trembleriez sous la verge d'un Tacite, et les peuples consolés ne verraient en vous que des objecteurs de la Providence. » En 1807, le Breton, encore sous le coup de la tragédie de Vincennes, met en jeu sa liberté, fait interdire le Mercure pour avoir tracé ces lignes non moins fulgurantes, et longtemps apprises à l'école : « Lorsque dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclavage et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire. »

AU PLUS PRÈS DE LA PERFECTION

A Hambourg, la société des émigrés brille moins qu'à Bruxelles. Nombreux se comptent les militaires tombés durant la brève campagne de l'armée des Princes et surtout dans celles, infiniment plus longues, des soldats de Condé. Le duc d'Enghien a même conduit les troupes de son grand-père jusqu'en Russie, et bientôt va se mesurer, devant Saint-Gall, au général Masséna. Les civils, s'ils savent encore rire dans l'après-(mauvais) souper, travaillent le jour et parfois manuellement. Le petit Raphaël de Rivarol porte maintenant l'épaulette chez l'Empereur. Le libraire Fauche, de Neufchâtel, éditeur de l'abbé Barruel (simple homonyme de la baronne), et auteur des Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, de l'Émigré, chef-d'œuvre de Sénac de Meilhan mais aussi des romans de cette comtesse de Genlis tenue par Antoine comme la seule circonstance atténuante aux fautes et au crime de Louis-Philippe-Joseph, propose à l'auteur du Discours sur l'universalité d'écrire un Nouveau dictionnaire de la langue française. Le comte reçoit un à-valoir, revient sur d'immenses lectures, remet de mois en mois l'ombre d'un aperçu de l'esquisse d'un plan. Enfin, il y va de quelques mots, et M. Fauche peut établir un prospectus, lancer la souscription ; en dépit des bouleversements, l'Europe parle et écrit toujours le français. Ne sera-t-il pas meilleur, plus précis, plus net, lorsque seront définis les mots, et surtout arrêtées les expressions, les tournures ? M. de Rivarol entend œuvrer, non pas en lexicographe, mais en grammairien, en philologue, et, encore que le mot lui déplaise, en moraliste. Il réfléchit en tirant sur sa pipe, ne prend pas la plume et s'en va dans les salons lancer ses feux d'artifice. Parfois, il se tait ; un soir que chez la princesse de Vaudémont, épouse d'un grand cheval de Lorraine, et, comme telle, femme d'un prétendu descendant de Charlemagne, Antoine demeure muet, il s'entend supplier de « faire de l'esprit », il finit par émettre une banalité désespérante ; l'assistance s'offusque, alors il laisse tomber : — Je ne peux dire une bêtise que l'on ne crie : « Au voleur ! » M. Fauche, pour exercer la profession d'éditeur, n'en apparaît pas moins comme un heureux caractère ; il lui faut, tout de même, compter avec les souscripteurs, récupérer ses avances, et, pour rentrer dans son argent, c'est le comte qu'il enferme. Qu'on se rassure, l'appartement offre tout le confort, et deux secrétaires, M. de Chênedollé — encore inconnu, plus tard poète en renom, et d'autant plus proche de Chateaubriand qu'il aimera sa sœur Lucile —, et un M. des Entelles — fort consciencieux — sont mis à la disposition du « prisonnier ». Cette fois, il travaille, écrit ou dicte. Les premiers mots font mouche : « Tout flatteur que puisse être pour un écrivain l'empressement des contrefacteurs, on tâchera pourtant de s'y dérober ; il n'est permis qu'aux puissances d'aimer les flatteurs qui les ruinent. » Si le discours préliminaire présente parfois des idées émises précédem- ment, il comporte tant de Rivaroliana qu'on ne saurait sans regret s'arracher à leur lecture : « Il y a quelque chose de plus haut que l'orgueil et de plus noble que la vanité, c'est la modestie ; et quelque chose de plus rare que la modestie, c'est la simplicité. [...] Il n'est permis de parler aux autres que des avantages qu'on peut leur communiquer. [...] En général, l'indulgence pour ce que l'on connaît est bien plus rare que la pitié pour ce que l'on ne connaît pas. » Peut-on s'arrêter de glaner ? Il faudrait bien du courage, et l'on ne résiste pas à feuilleter encore un instant ces pages de lumière : « On tue l'ignorance comme l'appétit ; on mange, on étudie et c 'est ainsi qu 'on avance vers cet état qui rend la mort si nécessaire. » Maintenant, l'écrivain adulé se livre : « Le dégoût ou l'ennui attaché au succès peut entrer en comparaison avec l'amertume d'un revers. » Pressentiment ? La durée fait l'objet, encore une fois, d'une définition : « La plus grande illusion de l'homme est de croire que le temps passe. Le temps est le rivage ; nous passons, il a l'air de marcher. » Le discours préliminaire achevé, M. Fauche libère son hôte forcé. Et Manette ? Elle entend rentrer en France ; cette fois, Antoine ne la dissuade pas. Elle promet (à moins que ce ne soit M. de Cubières) : — Je vous écrirai demain sans faute. Antoine aurait répondu : — Ne vous gênez pas. Écrivez-moi comme à votre ordinaire. Avec ou sans fautes, la jeune personne tiendra parole, et son maître ne manquera pas de lui répondre. M. de Rivarol n'achèvera point son dictionnaire ; il part pour Berlin. Après avoir annoncé Brumaire, il prédit la suite : « Il serait plaisant de voir un jour les philosophes et les apostats suivre Napoléon Bonaparte à la messe en grinçant des dents, et les républicains se courber devant lui. Ils avaient pourtant juré de tuer le premier qui ravirait le pouvoir. Il serait plaisant qu 'il créât un jour des cordons et qu 'il en décorât les rois ; qu 'il fît des princes et qu 'il s'alliât avec quelque dynastie. » Au bord de la Sprée, M. de Rivarol subit les rigueurs d'un climat nous faisant mal à sa poitrine mais retrouve, non sans plaisir, une atmosphère délicate, l'empressement des Altesses et la faveur de l'exquise reine Louise de Mecklembourg-Strelitz. Ce n'est pas pour satisfaire ce Riel dit de Beurnonville, ambassadeur de la République française à Berlin, cet officier général au-dessous du médiocre — Napoléon dira : « Ce misérable Beurnonville incapable de com- mander à un caporal et à quatre hommes [sous-entendu : un caporal n'est pas un homme]. » — cherche noise à M. de Rivarol, et, pour éviter des complications diplomatiques, l'épouse de Frédéric- Guillaume III se contente de rencontrer l'illustre émigré dans les salons, à la promenade, mais s'abstient de le recevoir à la Cour. M. de Rivarol, encore que fidèle à Louis XVIII, songe-t-il à rentrer dans son pays ? Un instant ; mais la dictature de Bonaparte se faisant chaque jour plus oppressive, et partant contraire à toute liberté d'expression, l'exilé renonce à tout projet de retour, même celui de revoir, non point Paris et ces censeurs, mais Bagnols et ses parfums. Au demeurant, un bruit court : le roi de France et de Navarre, en possession ni de l'une ni de l'autre, nommerait le « vicomte de Rivarol » ambassadeur dans la capitale de la Prusse ; de quoi mettre hors de lui le général (de) Beurnonville. Un autre motif retient Antoine à Berlin ; après un mariage manqué, une liaison charmante mais ancillaire, quelques décevantes passades, il connaît l'amour ; une femme aussi bien née que gracieuse, aussi belle que bonne, au visage circassien, au merveilleux sourire, s'est éprise de lui, la princesse Dolgoroukaïa. Les Dolgorouki se donnent pour les descendants de Riourik, fondateur varègue, à Novgorod, du premier Etat russe. Ce n'est pas que l'immense prestige d'une telle généalogie obsède le fils de l'aubergiste des Trois Pigeons ; il n'a point plus qu'un autre recherché la princesse ; elle est venue à lui. Cette fois, il ne médit plus de l'amour. Souvent, à l'instar de Voltaire, il avait évoqué l'inexorable décrépitude. Or, à quarante- sept ans, ses traits demeurent ceux d'un jeune homme ; l'allure, la vêture, la sveltesse, la gentillesse suscitent plus d'admiration encore qu'aux heures que le séminariste devenait chevalier, puis de chevalier comte. Le châtelain de Ferney avait, on l'a dit, affirmé : — Rivarol, c'est le Français par excellence. Pourtant, c'est au baron de La Brède qu'est allé l'un des derniers hommages retenus par M. de Chênedollé : « Son regard d'aigle pénètre à fond les objets et les traverse en y jetant la lumière. Son génie, qui touche à tout en même temps, ressemble à l'éclair qui se montre à la fois aux quatre points de l'horizon. Voilà mon homme ! C'est le seul que je puisse lire aujourd'hui. Toute autre lecture languit auprès d'un si ferme et si lumineux génie, et je n'ouvre jamais l'Esprit des lois que je n'y puise ou de nouvelles idées ou de hautes leçons de style. » Si, comme l'affirme justement M. Michel Todda, Montesquieu constitue la référence obligée de tous les maîtres de la Contre-Révolution, de Sénac à Bonald, en passant par Cazalèz, nul autre que Rivarol n'a porté si haut le culte de ce seigneur bordelais dont le seul — et mince défaut — fut une dose abusive d'anglomanie. Antoine, par ses propos, son action, ses écrits, atteint, à l'orée du siècle, le sommet de la gloire. Il a tout prévu ; l'élévation, l'apogée, la chute de Napoléon Bonaparte, le fait que le martyre de Louis XVI n'empêchera point les Bourbons restaurés de commettre des imprudences quitte à se perdre de nouveau. A la fin de l'hiver de 1801, l'éternel jeune homme tombe malade ; la Cour et la Ville — les ambassadeurs étrangers, à l'exception de Beurnonville, les bourgeois aussi — font prendre de ses nouvelles, mais voici qu'il quitte sa couche, endosse son habit rouge (à la façon du comte d'Artois), vérifie l'ordonnance de sa perruque poudrée à frimas, et, au bras de son ange de princesse, va humer les premiers effluves du printemps. Reprendrait-il des forces ? Bien peu ; il lui faut s'aliter derechef. Ses médecins prétendent pouvoir le sauver. La princesse retient ses larmes ; il est affecté d'une fluxion de poitrine bilieuse. Le jeudi 9 avril, la gangrène envahit ses poumons. Après avoir légué son pauvre avoir à son fils et distrait vingt louis pour son vieux père, il trouve encore le courage de plaisanter : — Je ne peux me fâcher contre mon lit puisque c'est là où j'ai conçu toutes mes idées. Je n'ai jamais couru après l'esprit, il est toujours venu me chercher. Le vendredi 10, il se sent mieux ; on approche son lit de la fenêtre ; brève est la rémission. Ses dernières paroles, rapporteront la princesse et ses amis, seront pour demander des fleurs. Au matin du samedi 11, la respiration devient courte, et lorsqu'un prêtre, sur les 3 heures de l'après-midi, vient l'administrer, il a perdu conscience. A 4 heures, l'un des cœurs les plus purs d'une époque avare de sentiments authentiques cesse de battre. Il devait connaître, comme tous les écrivains éminents, des années de purgatoire. De nos jours, l'acuité de sa vision, l'étendue de son génie l'élèvent à nouveau à l'une des premières places dans la courte galerie des penseurs vigoureux et rigoureux, et cela semble d'autant plus équitable qu'il avait affirmé : « La mémoire est toujours aux ordres du cœur. »

LES INCERTITUDES DU JEUNE RENÉ

Lorsque se ferment les yeux d'Antoine de Rivarol, ceux de François-René de Chateaubriand s'ouvrent sur les vérités de la foi. Le chemin se sera révélé malaisé, aussi malaisé que de revivre, même brièvement, la carrière d'un personnage tantôt jalonnant les étapes de son existence avec sincérité, tantôt prenant la pose devant la postérité, fournissant des informations sujettes à controverse. Autre difficulté : la plume de M. de Chateaubriand, comme celle de son devancier, défie les possibilités d'expression des analystes et des historiens. François-René, chevalier puis vicomte de Chateaubriand, s'il enchante littéralement par la magie du style, attire parfois la suspicion. Ne va-t-il point jusqu'à placer la naissance de Napoléon (de) Bonaparte en 1768 afin de faire accroire que l'Ajaccien et le Malouin ont vu le jour la même année. Or, si Bonaparte (et Mme de Staël) représentent la génération des vingt ans en 1789, Chateaubriand est leur aîné ; petite tricherie, sans doute, mais révélatrice d'une volonté, celle de mettre en parallèle, et, le plus souvent d'opposer le gentillâtre corse et le petit seigneur breton. François-René demeure un mémorialiste inégalé ; seuls l'approchent, mais non sans incorrections, Retz, La Rochefoucauld, Rousseau, et, bien sûr, par témoins interposés —Jean Prévost écrira : « C'est de la littérature indirecte. » — Napoléon I Une enquête pratiquée par le Figaro, en 1939, auprès de quatre mille personnes, donnera Chateaubriand comme le premier écrivain français devant Racine, Voltaire, Montesquieu, Hugo. On peut le parier : depuis lors le classement du public n'a point changé. Nul mieux que François-René n'a restitué l'atmosphère de sa prime jeunesse. C'est à Saint-Malo, le 4 septembre 1768, que sa mère, la riche Apolline de Bédée, lui « infligera la vie ». Après un séjour délicieux au « charmant village de Plancoët », il s'amuse à Saint-Malo, admire les voiliers, entend l'appel du large. L'hôtel Chateaubriand brûle, et la famille s'installe au château de Combourg. Là, le comte de Chateaubriand entreprend, lui, d'ancienne extraction mais ayant rempli ses coffres d'un or tiré du trafic du bois d'ébène, de faire revivre les coutumes et les servitudes féodales. Cet aspect n'est point à négliger. Si la noblesse pauvre tente, en différentes régions, de manifester des exigences obsolètes, les paysans bretons ne les acceptent pas sans rechigner. Le tout jeune gentilhomme ne vit pas dans le climat de son siècle mais comme le fils d'un seigneur médiéval, dans une société délibérément archaïque. Il en demeurera marqué. Le terrible père, noirci pour dramatiser les Mémoires d'outre- tombe, néglige de mettre en harmonie ses intérêts et ses convictions. Il lit l' Histoire philosophique de l'abbé Raynal, dont on sait que l'auteur, après avoir mis le feu, sonnera le tocsin. Il lit l'Esprit des lois et trouve ce qu'il cherche dans l'œuvre de Montesquieu : de l'honneur et de la gentilhommerie. François-René se montre un élève passable au collège de Dol, se voit refusé comme aspirant de marine, projette de recevoir les ordres. Serait-ce un moyen de s'élever dans la hiérarchie sociale ? Il ne le paraît pas. Les Chateaubriand, longtemps considérables par leur fortune, leurs alliances, leurs exploits, pouvaient se targuer de cousiner avec des princes et des rois, ceux d'Angleterre et d'Aragon, puis, au fil des âges, la maison s'était appauvrie avant de friser la dérogeance, car, si le commerce de mer ne l'entraîne pas, la traite des nègres aurait pu coûter cher à l'honneur d'une famille non présentée à la Cour, bien qu'antérieure à 1400. François-René traverse une période mystique, et sa religiosité n'est nullement entamée par le scepticisme, voir l'agnosticisme sévissant alors dans bien des milieux à la mode. Le goût du rouge l'emporte sur l'attrait du noir ; c'est à Navarre-Infanterie, en garnison à Cambrai, qu'il est admis comme cadet-gentilhomme. Il séjourne fréquemment à Paris, et, par son frère aîné Jean-Baptiste, comte de Combourg et époux d'une Rosambo, petite-fille du président de Malesherbes, il obtient la présentation ; à l'issue de la cérémonie, il suit une chasse de Louis XVI, dont il donnera, plus tard, une relation tout à la fois amusante et chargée d'émotion. Il assiste à la chute de la Bastille ; en bon Breton, il se réjouit de la disparition d'un symbole : le despotisme ministériel. Il tient toutefois à horreur les atrocités, notamment l'assassinat de l'intendant de Bertier dont il est témoin. Le 8 octobre 1789, il voit rentrer — arrachés de leur Versailles, entourés d'une populace en délire — « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Il écrira des pages indignées sur les abominations révolutionnaires, au demeurant moins effroyables qu'à Paris et en province durant l'année 1789. Si M. de Malesherbes admet l'Incarnation, toutefois il semble en proie au doute, et l'on ne saurait exclure une influence empreinte de tiédeur sur François-René dans le moment qu'il est admis au nombre des chevaliers de Malte. Il publie dans l'Almanach des muses un texte guère de circonstance, « Éloge de la campagne », alors qu'elle flambe. M. de Malesherbes — ses conversations avec Louis XVI en témoignent — se montre pessimiste ; il encourage le frère de son petit-gendre à se jeter dans deux entreprises délicates : rencontrer aux Amériques le bon sauvage inventé par Jean-Jacques, puis découvrir le passage du Nord-Ouest recherché depuis le XVI siècle. Séduit, le cadet de Navarre aurait déclaré : — Je cherche du nouveau. Il n'y a rien à faire ici ; le Roi est perdu, et vous n'aurez pas de Contre-Révolution. Je fais comme ces puritains qui, au XVII siècle, émigraient en Virginie ; je m'en vais dans les forêts, cela vaut mieux que d'aller à Coblence. Décision étonnante : il existe alors pour les royalistes véritables deux options : travailler au-dedans ou bien au-dehors, mais assuré- ment point de passer au Nouveau Monde quand il s'agit de préserver l'Ancien. Un personnage d'une trempe peu commune, le marquis de La Rouërie, héros de la guerre d'Indépendance, bientôt fondateur de la chouannerie — et cela bien avant l'effondrement du trône —, recommande son « pays » à George Washington. L'ancien arpenteur devenu commandant en chef des insurgents, puis président des États-Unis, naïvement satisfait d'avoir reçu les clefs de la forteresse du faubourg Saint-Antoine, accueille avec chaleur le protégé du marquis. Il le dissuade d'aller à la recherche du passage par le nord- ouest. Le sous-lieutenant se contentera, comme bientôt Louis- Philippe d'Orléans, de voyager. Il se montre déçu par l'inégalité régnant — ou sévissant — parmi les hommes de race blanche, et par les vices répandus chez les Peaux-Rouges. Une décennie plus tard, il tirera de ses contacts avec les Amérindiens d'admirables récits, Atala, les Natchez. On rencontrera, dans ces romans, des naturels au cœur généreux sans pour autant que tous les protagonistes soient de ces bons sauvages mythifiés par le Genevois. Jean-Jacques est là par le sentiment de la nature, mais alors qu'il dessinait, François-René peint ; aux fusains de l'idolâtre de la charmante baronne de Warrens viennent s'ajouter des orgies de couleurs. Le voyageur s'est-il rendu jusqu'au Mississippi ? Cela demeure dou- teux ; il le décrira néanmoins avec un art consommé. Rien ne manque, ni le mugissement des flots, la colère du ciel, la luxuriance des arbres s'inclinant sous les bourrasques. Le mouvement est constant, et la prose devient poème.

RETOUR DANS UNE EUROPE BOULEVERSÉE

Après cinq mois de séjour, et trois semaines de tempêtes, le chevalier débarque au Havre. Il croit trouver le sien en épousant, sans un sol, une demoiselle Céleste Buisson de La Vigne. Deux bénédictions nuptiales sont données au couple, l'une par un inser- menté, car les siens demeurent fidèles à la vraie foi, l'autre par un assermenté afin que de satisfaire la belle-famille fort patriote. De Saint-Malo, témoin de la double cérémonie, il gagne la capitale. Le 15 juillet 1792, donc le lendemain de la deuxième fête de la Fédération où Louis XVI parut avec le seul cordon rouge, et non plus le bleu, il quitte Paris, en compagnie de son frère Combourg, un mois et cinq jours après le départ de M. de Rivarol, et, comme lui, trouve gîte à Bruxelles. C'est chez Mme de Matignon, sous des cristaux moins étincelants que l'esprit du plus lucide des essayistes jamais connu par l'émigration, que le sous-lieutenant l'insolente ou presque. La guerre du chevalier se révélera courte ; le 6 septembre, au cours des vaines opérations devant Thionville, il est blessé grièvement à la cuisse, connaît la souffrance, la pluie, l'hostilité des habitants, contracte la petite vérole, et manque mourir. La 7e compagnie bretonne est dissoute, prélude à la dislocation de l'armée des Princes. Le chevalier n'est point en état de trouver place chez les Condéens. Tandis qu'il aborde à Jersey, son frère rentre en France, afin que de sauver ses biens. Il tombera sous le couperet, le 22 avril 1794, avec sa femme, M. de Malesherbes et toute la famille du défenseur de Louis XVI. Un mince viatique envoyé par la mère de Chateaubriand lui permet de vivoter à Londres dans un grenier du quartier de Holborn. Un médecin lui donne deux ans à vivre, et la perspective de quitter la terre le rapproche quelque peu du ciel, toutefois sa religion demeure confuse. Il enseigne notre langue dans un pensionnat de jeunes filles du Suffolk. Là, l'excellent Peltier, peint par lui sous d'assez noires couleurs, vient le visiter. Le chevalier confie son projet à l'initiateur, toujours sur la brèche, des Actes des Apôtres : Pour savoir comment se dénouera la crise française, il importe de se pencher sur toutes les révolutions. Un imprimeur nommé Baylis partage l'enthousiasme de Jean-Gabriel Peltier et loge le jeune gentilhomme dans le dessein de composer son ouvrage au fil de la rédaction. Elle sera longue ; le vicomte — il n'est plus chevalier — entend œuvrer dans l'érudition, et, servi par sa puissance d'assimila- tion, la fluidité de son écriture, publie le 18 mars 1797 (nous sommes sous le premier Directoire), chez le libraire Duboffe, l' Essai historique politique et moral sur les révolutions considérées dans leur rapport avec la révolution française. (Ouf !) « L'orgie noire du cœur blessé », dixit l'auteur dont le style est plus que prometteur, nous fait tremper la soupe avec Jean-Jacques ; sont mélangés les vertus de l'esprit, les états d'âme, un abus de références. L'homme n'est pas maître de l'Histoire mais jouet de la fatalité. Quatre années après la parution de l'ouvrage de William Godwin, Enquête sur les principes de la justice politique, le fils du néo-féodal de Combourg se montre parfois anarchiste : « On a beau se torturer, faire des phrases et du bel esprit, le plus grand malheur [...] c'est d'avoir des lois et un gouvernement. [...] Tout gouvernement est un joug. » L'Ancien Régime fait l'objet d'acerbes critiques : abaissement de la morale, chute des naissances, comporte- ment répréhensible du haut clergé, antagonisme entre riches et pauvres, incompétence et instabilité du Conseil, tout est relevé, souvent exagéré. En revanche, Robespierre et les siens, s'ils sont flétris pour leurs crimes, bénéficient de circonstances atténuantes ; Maximilien a défendu la patrie, tenté de créer une religion nouvelle. A propos de religion, le christianisme ? Pas un recours. Le vicomte, encore plongé dans les rêveries roussiennes, invite à le suivre à travers les forêts du Nouveau Monde pour nouer les liens d'une intimité véritable entre l'homme et la nature. A noter : Chateau- briand parle le plus souvent de l'homme, rarement de la famille. Comme on est loin de Bonald et de Joseph de Maistre. Quiconque, avant François-René, sauf le tendre chenapan des Charmettes, n'avait ancré si profondément le culte du moi. Si Rivarol, on l'a dit, appartient au Grand Siècle — et au sien propre par référence à Montesquieu — le vicomte ouvre déjà la voie aux dérèglements de l'égotisme. La conclusion de l' Essai demeure celle d'un gentilhomme : la monarchie reposant sur l'honneur — constatation du baron de La Brède — reste le moins mauvais des régimes. Le livre rencontre un fâcheux accueil, scandalisant royalistes et républicains. Les parents proches et éloignés se voilent la face. Seuls, quelques constitutionnels, mais non des moindres, tel l'intendant général Malouet ou « l'incontournable » Mallet du Pan, dont l'influence à travers son Mercure britannique demeure considérable, prennent l'ou- vrage en considération ; ils émettent toutefois de sérieuses réserves.

RELIGION ET RELIGIOSITÉ

Survient le coup d'État du 18 Fructidor. Barras, Augereau délégué par Bonaparte l'ont emporté sur Pichegru, et ses collègues monarchistes et catholiques comme lui. C'est l'ère de la guillotine sèche ; tandis que le vainqueur de la Hollande, son ami le général Willot, d'autres contre-révolutionnaires modérés voguent vers le bagne de Sinnamary, d'humbles insermentés, dans l'incapacité face à la nouvelle coercition de remplir leur ministère, parviennent à franchir le Channel. Par leur dignité, leur dévouement, leur modestie, ils suscitent l'admiration des antipapistes et des émigrés les plus frivoles ou les moins religieux (cela ne va point forcément de pair). Louis de Fontanes, poète médiocre mais bel orateur, avait connu Chateaubriand dès 1789, au temps de l'Almanach des muses. Caché pendant la Terreur, apôtre de la tolérance sous la Thermido- rienne et le premier Directoire, il échappe à la fructidorisation en gagnant Londres, prédit le caractère temporaire de l'assaut renouvelé des Sans-Dieu et autres théophilanthropes. Selon lui, la France va s'agenouiller, comme naguère, au pied des autels. Il entretient son ami de cette certitude. La comtesse douairière vient à passer, et sa disparition plonge son fils dans un abîme de douleur. L'aînée de François-René, Julie comtesse de Farcy, demeurée pieuse, ne cesse d'exhorter son frère à revenir au catholicisme. Très réticent, il se collette avec lui-même comme il tente de se soustraire à l'influence de Fontanes, mais poursuit avec lui — et quelques autres — des conversations, dresse des objections. Il médite « un bref ouvrage analogue à la circonstance ». hésite encore lorsque la mort de Mme de Farcy confère au message de la jeune femme une pénétration plus aiguë que de son vivant. La publication par le ci-devant vicomte de Parny, de la Guerre des dieux anciens et modernes, poème non dénué d'harmonie, de délicat érotisme mais délibérément sacrilège, nécessite une réponse, et lève les dernières hésitations du cathécumène. Dès que l'on apprend le coup d'État des 18 et 19 Brumaire, M. de Fontanes boucle son portemanteau, incite Chateaubriand à l'imiter. Le 6 mai 1800, muni d'un passeport au nom de David de Lassagne, de Neufchâtel, emportant les premiers feuillets du Génie du christianisme, ainsi que des notes, François-René s'embarque à Douvres, touche barre à Calais, et, bien que figurant sur la liste des émigrés, retrouve Paris. Louis de Fontanes, par ses articles du Mercure de France, ouvre la voie au renouveau spiritualiste, devient l'amant de la citoyenne Bacciochi, née Elisa Bonaparte. La plus douée des sœurs du nouveau César étend sa protection sur David de Lassagne. Le futur grand maître de l'Université — elle en a bien besoin — met au point l'éloge funèbre de Washington dont le Premier consul feint de s'inspirer, cherche un éditeur pour le Génie. Le Concordat se prépare, Mais Bonaparte procède avec lenteur, il se méfie du Corps législatif où subsistent, outre des athées et des agnostiques, des jansénistes et des gallicans hostiles aux concessions réclamées par Rome. Atala ou les amours de deux sauvages dans le désert paraît le 3 avril 1801, et son auteur accède d'un coup à la notoriété. A force de répéter avec François Mauriac que seuls les Mémoires d'outre-tombe, et la Vie de Rancé se placent au nombre des chefs- d'œuvre, on néglige Atala comme René et l'on a bien tort. Certes Chateaubriand n'en est point aux splendeurs futures, mais, déjà, l'auteur, seul avec Mme de Staël à s'évader du désert néo-classique, prend le meilleur de Jean-Jacques et beaucoup de lui-même. Récompense : le voilà rayé de la liste des émigrés. Il avance dans l'élaboration du Génie, prête l'oreille aux propos un rien théocratiques du grand Bonald, écoute le délicat Joubert, son ami le plus fidèle avec MM. de Fontanes et Chênedollé, connaît des amours tumultueuses, passe avec la comtesse de Custine, née Sabran, de la passion à l'amitié. Bientôt, il s'éprendra de la comtesse de Beaumont, « son hirondelle ». fille de l'infortuné Montmorin, ministre de Louis XVI, et victime comme le père de sa rivale des fureurs révolutionnaires. Si le vicomte n'est pas un Adonis, il possède des dons de séducteur, représente, par ses hautes manières, cette bonne société encore absente — ou presque — dans la France des deux premières années du Consulat. Le Concordat ratifié le 8 avril 1802, le Génie paraît le 14 du même mois. A combien d'exemplaires ? On l'ignore, toutefois, l'ouvrage fait rapidement l'objet d'une deuxième édition dont on retiendra l'épître dédicataire au Premier consul : « On ne peut s'empêcher de reconnaître dans vos destinées la main de cette Providence qui vous a marqué de loin pour l'accomplissement de ses desseins prodigieux. [...] Continuez à tendre une main secourable à trente millions de chrétiens qui prient pour vous au pied des autels que vous leur avez rendus. « Je n'ai pas cédé à de grandes lumières, ma conviction est sortie du cœur, j'ai pleuré et j'ai cru. » Certains critiques se sont appuyés sur cette phrase pour soutenir : « Ce n'est point affaire de religion mais de religiosité. » Affirmation gratuite ; le Génie n'est pas œuvre de théologien mais œuvre d'art comme le sera — du moins il l'a voulu — l'existence même de son auteur. Chateaubriand sonde les mystères, s'attache aux dogmes, aux vertus morales, au péché originel ; il tient pour épopées chrétiennes la Divine Comédie, la Jérusalem délivrée, les Luisiades, la Messiade, de Klopstock, le Paradis perdu qu'il traduira. Il s'efforce de démontrer la supériorité du merveilleux chrétien sur le merveilleux païen. Il réhabilite l'architecture gothique, puis s'occupe des églises, de l'ornement des tombeaux avant que de louer les ordres de chevalerie. Il ne reste rien des boursouflures de L'Essai. Si la peinture et la sculpture sont traitées un peu faiblement, le reste ne peut qu'arracher des cris d'admiration. Quelle est l'influence du livre sur le public ? Nous n'en savons trop rien. A coup sûr, une partie de la noblesse et de la bourgeoisie retrouve une sensibilité perdue depuis les années voltairiennes, mais le petit peuple, sauf dans les cinq provinces de l'Ouest, la Lorraine et le Languedoc, a souvent perdu le chemin des autels. Il ne suffit pas d'un livre pour atteindre en profondeur des gens contaminés depuis bientôt un demi-siècle par les idées à la mode. On ne saurait toutefois nier la part prise par Chateaubriand dans cette rechristianisation même superficielle. Le général Vendémiaire nomme l'ancien soldat de l'armée des Princes secrétaire à l'ambassade de Rome où s'épanouit, authentique amateur de faux tableaux, le cardinal Fesch. C'est là que vient mourir Pauline de Beaumont. Le trépas de « l'hirondelle blessée » n'émeut guère le prélat. Chateaubriand, rappelé, monte en grade. Il sera ministre à Sion, capitale d'un mouchoir de poche, le Valais. Il n'a point gagné son poste et séjourne à Paris lorsque intervient un événement dont sa carrière et son orientation politique vont se trouver profondément modifiées. Il avait, depuis son retour d'émigration, dissocié le Trône de l'Autel. L'assassinat du prestigieux duc d'Enghien l'amène à faire tenir sa démission à « Son Excellence le citoyen ministre des Relations extérieures ». Il argue auprès de l'ancien abbé de Périgord de la santé de Mme de Chateaubriand, mais quiconque n'est dupe. Le diplomate se fera le plus remarquable des enquêteurs, et, dans les Mémoires d'outre-tombe, donnera du meurtre de Vincennes une relation méticuleuse. Les rapports de M. de Chateaubriand — c'est fini du citoyen dès avant la proclamation de l'Empire — et de Napoléon présentent une certaine complexité ; le César voudrait bien apparaître comme un Auguste. A sa gloire manque une théorie d'écrivains ; en dehors de Fiévée, superbement restitué par M. Jean Tulard, et du cardinal Maury, ancien leader des Noirs avec le chevalier de Cazalèz, l'artilleur d'Ajaccio le sait bien : les écrivains boudent sa Cour. S'il ne supporte pas Mme de Staël, et qu'elle met tout en œuvre pour se montrer effectivement insupportable, il regrette, sans se l'avouer, la défection du vicomte ; il fait les gros yeux lorsque Chateaubriand y va de la célèbre phrase déjà citée : « C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire. » Il suspend le Mercure. En 1809, ses censeurs multiplient les difficultés avant de laisser paraître les Martyrs. Le livre voit le jour le 29 mars, et, le 31 du même mois, se produit un événement dont on pourrait croire qu'il va consommer la rupture entre le Corse et le Breton. Armand de Chateaubriand du Plessis, cousin germain de l'auteur, son compagnon de misère à l'armée des Princes, est devenu l'un de leurs courriers. Il se fait appréhender lors d'une descente sur la côte de Saint-Cast. Conduit à Paris, il est condamné ; ce sera la mort si la bonne Joséphine n'obtient pas la grâce demandée par François-René. L'Impératrice remet à son époux la supplique rédigée par l'écrivain. Une expression — laquelle ? — fait se rembrunir l'Imperator, et, Chateaubriand le saura par la duchesse de Saint-Leu (Hortense), il froisse le papier et le jette au feu : « Le jour de l'exécution, je voulus accompagner mon camarade sur son dernier champ de bataille ; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle. J'arrivai, tout en sueur, une seconde trop tard : Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de Paris. Sa tête était brisée ; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle. [...] Il fut fusillé le vendredi saint : le Crucifié m'apparaît au bout de tous mes malheurs. Lorsque je me promène sur le boulevard de la place de Grenelle, je m'arrête à regarder l'empreinte du tir, encore marquée sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n'avaient laissé d'autres traces, on ne parlerait plus de lui. » Napoléon s'était étonné de ce que le Génie du christianisme n'ait pas été proposé pour un prix de l'Académie française, alors simple deuxième collège de l'Institut. La commission désignée par la compagnie était composée de personnages tellement jaloux du vicomte qu'ils se refusèrent à le laurer. L'Empereur dont les désirs étaient, à l'accoutumée, pris pour des ordres, allait tirer vengeance de l'affront : comme Marie-Joseph de Chénier, « le frère d'Abel Chénier », venait de trépasser, Napoléon fit connaître sa volonté : M. de Chateaubriand s'assiérait dans le fauteuil du parolier du Chant du départ (musique de Méhul). Le 20 février 1811, il passe avec une voix de majorité contre Lacretelle le jeune, jeune par l'âge plus que par le goût. L'élu s'enferme des mois pour polir et repolir son discours. Les collègues le repoussent à la quasi-unanimité. Napoléon se fait communiquer le texte incriminé par l'intendant général, et bientôt ministre, comte Daru. Sa Majesté ne ratura point les lignes dithyrambiques consacrées à son œuvre mais biffa de nombreux passages ayant trait soit à la liberté soit au vote régicide de Marie-Joseph. L'Académie prit peur, voulut, non pas des suppressions ou des modifications, mais une réécriture totale. Chateaubriand refuse. Il attendra des jours meilleurs pour s'ouvrir les portes du palais Mazarin.

L'EMPEREUR, LE VICOMTE ET LA SOCIÉTÉ

M. de Chateaubriand, pour avoir encouru la colère de Napoléon, ne connaît pas, comme Mme de Staël, une véritable proscription. Sans doute se voit-il astreint à résider à deux lieues de Paris mais il obtient aisément la permission d'y revenir à l'occasion de la Saint- François, par exemple. Le succès rencontré par ses livres, notamment l' Itinéraire de Paris à Jérusalem, le protège. Après sa passion pour la duchesse de Mouchy, née Nathalie de Laborde, il se lie d'amitié — peut-être plus — avec une femme admirable, la duchesse de Duras, née Claire de Kersaint, fille de l'héroïque conventionnel démissionnaire dès la condamnation de Louis XVI, et bientôt guillotiné. Toutes ces dames, dont le vicomte a recherché les faveurs, sont filles de décapités. La Terreur ne cessera jamais de le hanter. La société française, elle, peut-elle oublier ou faire semblant ? Sans doute a-t-elle essayé de s'étourdir du temps que Merveilleuses, portant des ras-du-cou en corail « à la victime », et « Incroyables » se mirent à valser, et les ploutocrates à s'engraisser. Il ne demeure à l'étranger que Louis XVIII, la reine Marie-Joséphine, Monsieur et ses fils, les Condé, leur maigre suite. Une poignée de fidèles sert l'Autriche, et plus souvent la Russie. Dès la Thermidorienne on avait vu des gens convenables s'intéresser de nouveau à la politique, et certains militaires bien nés avaient même continué de combattre sous la Convention terroriste et évité de la sorte le triangle de Sanson : Canclaux, Menou, des Aix... Avec le second Directoire sont réapparues des illustrations du monde littéraire ou politique : l'abbé Delille, Benjamin Constant, Son Excellence le citoyen ministre Talleyrand-Périgord « portant malheur aux gouvernements qui le négligent ». Le Premier consul a largement ouvert les frontières ; d'anciens serviteurs de Louis XV et de Louis XVI, Gaudin, Mollien, des officiers de chouans, tel Piré, et, retour d'Asylum, le capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars, tombé bientôt devant Aboukir, repren- nent du service. Quelques chefs de l'émigration, MM. de Bourmont, de Bragelonne, de Jumilhac, neveu du troisième Richelieu, décro- chent leurs étoiles au fil de l'épopée. Napoléon Bonaparte se veut « le grand conciliateur », fait jouer aux cartes Marie-Louise, nièce de Marie-Antoinette, avec deux régicides, Cambacérès, duc de Parme, et Fouché, duc d'Otrante. Si cet ancien terroriste fait interdire les girouettes au faîte des châteaux appartenant à des gens non admis dans l'armorial de l'Empire, il entretient des relations cordiales avec les représentants (et les représentantes surtout) de l'Ancien Régime. Que des coupeurs de têtes, Thibaudeau, Jean Bon Saint-André, respectivement comte et baron, soient aux affaires n'empêche nullement des constitutionnels, et même des Noirs, de tenir ambassades et préfectures. Mieux, l'ancienne noblesse reçoit de nouveaux titres, parfois supérieurs aux précédents (Talleyrand, Caulaincourt, Duroc...), rarement égaux (Rochambeau, Le Veneur...), le plus souvent inférieurs (Piré, Contades, Montesquiou). Le vicomte et la duchesse de Duras rient des « contrefaits » (comtes refaits), mais rares sont les mécontents devant tant d'heureux. Ainsi, lorsque l'on portait sur son écu les lis de France, on les remplace sur ordre venu d'en haut par les lis de jardin (Bougainville) et l'on troque allègrement tortils et couronnes contre des toques emplumées. Prenons garde : cette noblesse, requérant l'obligation de constituer un majorat, ne porte point atteinte au principe de l'égalité civile. Encore qu'héréditaire, elle est attachée au nom, à quelque terre, mais pour consacrer une propriété, jamais un fief (Beker comte de Mons, Clarke comte d'Hunebourg avant que d'être créé duc de Feltre). Il n'est de principautés réelles que hors de France : Neufchâtel (Berthier), Pontecorvo (Bernadotte), Bénévent (Tal- leyrand). Chacun peut croire à l'avenir de la quatrième dynastie avec ses abeilles mérovingiennes et ses aigles romaines jusqu'au jour où le général de Malet, républicain poussé par trois royalistes, l'abbé Laffont, et les deux frères Polignac, ayant annoncé la mort de l'Empereur en Russie, contrôle la capitale pendant une matinée, proclame un gouvernement provisoire et qu'il ne se trouve quiconque pour songer au petit roi de Rome. Dans les derniers mois de 1813, le vicomte sent venir, comme M. de Talleyrand, « le commencement de la fin », prépare un pamphlet dont la violence est probablement inspirée par la douce Claire dont les desseins sont identiques à son prénom : renverser l'Empereur, et ramener le Roi. Elle ne se contente pas de stimuler l'écrivain. Dans son château d'Ussé, en Touraine, habitation de rêve édifiée au XVI siècle, à la manière féodale, et, au XX providence des cinéastes, la duchesse attire plus qu'elle ne convoque des anciens ou des épigones de la Vendée militaire, tel Louis de La Rochejaquelein, frère cadet de Monsieur Henri. L'affaire demeure à l'état de projet et Louis part pour Bordeaux, première ville où, dès avant la chute de Napoléon, flottera le drapeau blanc. Lorsque l'Empereur, après ses prodiges de la campagne de France, veut défendre Paris contre les coalisés, le maréchal Marmont s'est vu contraint d'évacuer la capitale. Napoléon voudrait s'en ressaisir ; il en est empêché par le brumaire des grosses épaulettes. Le 4 avril 1814, deux jours avant l'abdication de Fontainebleau, paraît chez Marne sous la signature de Chateaubriand De Buonaparte et des Bourbons et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et celui de l'Europe. Buonaparte — et non Bonaparte — est traité « d'étranger [...], de presque Africain », et, « Certes, s'il a gagné des batailles, il n'est pas pour autant un très grand général [...]. C'est « un faux grand homme ». On demeure confondu par une telle injustice commise par un génie envers un autre génie, mais de plus vaste pointure. La suite, au contraire, montre bien l'impérieuse nécessité de rappeler les princes. Par la deuxième partie du pamphlet, Chateaubriand annonce déjà le rôle du prince de Talleyrand, tant lors du premier traité de Paris qu'au congrès de Vienne. C'est uniquement en s'appuyant sur le principe de légitimité que la France pourra, en dépit des revers, reprendre sa place dans le concert européen. Enfin, la troisième partie envisage, non sans quelque embarras, la possibilité d'amener les Alliés à se montrer raisonnables et pondérés dans leurs victoires. A préciser : le texte est antérieur à l'invasion. De Buonaparte et des Bourbons « vaudra une armée » à Louis XVIII et à Monsieur. Du moins le vicomte le prétendra-t-il. Avec Rivarol et Chateaubriand, Sénac de Meilhan et l'abbé Barruel, Joseph de Maistre, Bonald et Ferrand, le whig Burke et le conseiller de Metternich, Gentz, la Contre-Révolution avait suscité des champions d'inégale valeur par l'observation, la somme des renseignements, la dialectique et la clarté de l'exposé. Tous, sauf Barruel et Ferrand, plus ou moins accrochés au joséphinisme, font, on l'a dit mais il faut le redire, sans cesse référence à Montesquieu. Pourquoi, avec le baron de La Brède, Rivarol et Chateaubriand demeurent-ils, plus que leurs émules, à la surface de l'actualité ? La réponse apparaît évidente. La France est le pays au monde où l'écrivain intervient le plus profondément dans la société civile. Il peut émettre les idées les plus dignes d'intérêt, défendre les positions les plus raisonnables, encore faut-il que la perfection de la langue, et pour tout dire le génie viennent à séduire avant que d'emporter la conviction. Et voilà pourquoi, avant que d'entreprendre le récit des rapports de la France et du Roi, s'imposait l'évocation de la vie et de l'œuvre impérissable du Provençal et du Breton. Tous deux ont pris un passeport pour l'immortalité.

Livre premier

LA LÉGITIMITÉ

1

LA CHARTE

De tous les génies tant militaires que civils, et les deux à la fois, Napoléon demeure le plus familier mais aussi le plus surprenant ; alors qu'il se sait trahi par nombre de gens et qu'il les connaît, il les menace sans les sanctionner ou fort peu. Indulgence ? Mépris ? Sûreté de soi ? Comment répondre alors que l'Empereur n'a jamais donné d'explication, et pourtant il disposera d'amers loisirs, et cultivera sa légende, dans le même temps qu'il jardinera devant la maison de Longwood. De tous les princes subtils Louis XVIII apparaît comme le plus faux, le plus ingrat, mais certes pas le moins patriote ; alors qu'il vit moins que médiocrement, oublié de l'Europe, il ne doute jamais de son principe. Mauvais frère, prince ambitieux, prétendant maladroit, il va devenir un excellent souverain. Chacun demeure en droit de s'interroger sur les raisons de son retour sur le trône de ses pères. Un adage invite à « chercher la femme », en l'occurrence, elles sont deux : la duchesse de Duras dont nous connaissons le rôle auprès de M. de Chateaubriand, et cette Aimée de Coigny, ex- duchesse de Fleury, adorée sans retour par André Chénier dans les prisons de la Terreur, remariée au beau Montrond, puis divorcée de nouveau, filant de paisibles amours avec Bruno, marquis de Boisgelin. Longtemps, elle n'avait songé qu'à se distraire ; le dernier objet de son attachement l'a ramenée à la monarchie. Elle entreprend de convertir — le verbe n'est pas de trop — le grand chambellan de l'Empereur, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ancien ministre des Affaires étrangères, et, par la grâce de Napoléon, prince de Bénévent, fief pontifical donné, pour s'amuser un peu, à l'évêque apostat. Au cours de longues conversations elle plaide, et elle plaide si bien que le Diable boiteux se trouve à bout d'arguments : — Madame de Coigny, votre monarchie, je veux bien mais... — Mais quoi ? Il reste court ; elle lui saute au cou. On la surnommera Mademoiselle Monck. Deux dames, c'est bien ; un gentilhomme, c'est mieux. Il se nomme Eugène, baron de Vitrolles. Issu d'une vieille famille d'Aix, il sert en émigration puis se voit nommé inspecteur des bergeries impériales. Dès que Napoléon perd la campagne d'Allemagne, il « monte » à Paris, voit MM. de Talleyrand, et de Dalberg. Prudent comme un chat, le prince se refuse à donner au voyageur une recommandation pour les plénipotientiaires alliés au congrès de Châtillon. Le duc consent à fournir un sésame : le nom de deux jeunes filles connues autrefois par lui-même et de M. de Stadion, ministre prussien, et ces simples mots à l'intention de M. de Nessel- rode, diplomate russe, « Ayez confiance ». Le Provençal, parti le dimanche 6 mars de la capitale, parvient à Châtillon le mardi 8, et s'entend déclarer par M. de Stadion qu'il importe de se rendre au quartier général et de se faire admettre auprès du czar Alexandre I et de M. de Nesselrode. M. de Vitrolles l'explique au souverain et

à son ministre : la France ne veut plus de Napoléon. Sa dictature a

franchi les limites du supportable. Qu'importe si certains Lorrains

et Champenois manifestent leur attachement à l'empereur des

Français, ils sont loin de représenter la majorité. Paris se prononcera

pour les Bourbons. Le Czar est à cent lieues d'imaginer pareilles dispositions. Le baron possède cette foi dont l'Ecriture affirme

qu'elle renverse les montagnes, et Alexandre n'est pas un roc.

Désormais, il comptera, non sans barguigner, avec les affirmations préremptoires de M. de Vitrolles. Après quoi, le baron s'en va jusqu'à Vesoul, au prix de mille dangers, rejoindre Monsieur, frère

du Roi, pour le persuader de gagner Paris, ni trop tôt ni trop tard ;

après l'entrée des Russes, des Autrichiens mais, surtout, en respectant un délai. Pourquoi donc un délai ? Afin de ne pas donner l'impression

selon laquelle Monsieur serait revenu dans les fourgons de l'étranger.

Son fils cadet, le duc de Berry ne peut débarquer en Normandie

pour prendre la tête d'un chouannage. En revanche, son fils aîné, le duc d'Angoulême, assiste à Bordeaux, dès le samedi 12 mars

— en présence des Anglais mais sans la moindre pression de leur

part — à la proclamation de Louis XVIII. La grand-ville océane

martyrisée par les terroristes est demeurée bourbonnienne pour une large part, et son maire, le comte Lynch, secondé par quelques

royalistes d'importance dont Louis, marquis de La Rochejaquelein, et un M. Gaye de Martignac, mène rondement son affaire.

Napoléon, encore à Fontainebleau, médite de reprendre Paris évacué par les maréchaux Marmont et Mortier après des prodiges de vaillance. La défection du 6e corps couvrant l'Essonne et surtout

l'insurrection des grosses épaulettes ne l'ont pas encore contraint de

renoncer que, déjà, le prince de Talleyrand — on ne dit plus Bénévent par égard pour Sa Sainteté Pie VII — préside un

gouvernement provisoire. La veille de l'entrée du Czar, il s'est arrangé pour se faire arrêter à la barrière afin de ne pas suivre à Blois l'Impératrice, le roi Joseph, l'archichancelier Cambacérès, duc de Parme (un titre de violettes), et autres grands officiers de l'Empire. Le vendredi 1 avril, M. de Talleyrand, vice-grand électeur et vice-président du Sénat conservateur, — les moindres de ses vices — réunit soixante-quatre des pères conscrits sur cent quarante, fait reconnaître son gouvernement. Il comprend, outre lui-même, Emme- rich de Dalberg, naturalisé français et créé duc par l'Empereur, moins soucieux du bien public que du sien propre, et avec cela de l'entregent et des connaissances diplomatiques. On voudra bien accorder plus de considération au marquis de Jaucourt (contrefait), ancien de la Législative, l'un des sept membres de cette funeste assemblée ayant montré le beau courage de s'opposer à la déclaration de guerre du 20 avril 1792. Le général Riel, comte de Beurnonville, déjà rencontré du temps qu'il tentait de persécuter, à Berlin, M. de Rivarol, se situe presque au faîte de la pyramide maçonnique, et cette appartenance ne va point, dit-on, sans revêtir de l'intérêt ; si les frères ont été domestiqués par l'Empereur, il semble bien qu'ils soient lassés de la servitude. D'une tout autre trempe apparaît l'abbé François-Xavier (duc viendra plus tard) de Montesquiou. Agent général du clergé, constituant, remarqué pour sa pondération, échappé par miracle à la journée cannibale du 10 Août, rentré d'Angleterre dès Thermidor, c'est à lui qu'est revenu le périlleux honneur de transmettre au Premier consul les propositions de Louis XVIII. Après le refus de Bonaparte — malgré Joséphine — de se faire le connétable du souverain légitime, le noble ecclésiastique a continué de servir son prince, et détourné le courroux de Napoléon, arguant de sa pauvreté afin que d'échapper à l'exil au soleil de Menton pour demeurer dans l'ombre parisienne en tissant et retissant les fils d'une « conspiration ». Alors que M. de Talleyrand, dont l'indicible intelligence n'a d'égale que l'invincible indolence, laisse les sénateurs tailler une Constitution à leur mesure, et ligotant le Roi, l'abbé, lui, sort de sa réserve coutumière : de quel droit ces messieurs se veulent-ils désormais héréditaires ? Comment osent-ils se faire fort d'imposer une Constitution au Roi ? Elle sera non point acceptée par le souverain mais octroyée par lui. Presque quotidiennement, l'abbé va dépêcher des courriers au monarque, encore installé, avec sa modeste maison, en Angleterre, à Hartwell. Les sénateurs, toutefois, se montrent incommodes à manier. La veille, aux genoux du César, ils affectent maintenant une roideur inversement proportionnelle à leur flexibilité d'hier. Un instant abasourdis par la chute du titan, ils se tiennent, sans rire, pour les représentants et les guides de la nation. Comme dans les rues, sur les boulevards, le nombre des royalistes va grossissant, ils se résolvent, après avoir prononcé la déchéance de l'Empereur, à « rappeler au trône le frère du dernier roi ». L'abbé montre de l'humeur ; Louis-Stanislas-Xavier ne succède point à Louis XVI mais à Louis XVII. Telle est la fiction nécessaire pour bien marquer, sinon dans les faits du moins en droit, la continuité dynastique. L'abbé n'obtiendra point gain de cause ; les sénateurs eussent-ils cédé qu'ils auraient nié leur propre légitimité. Au demeurant, certains personnages du régime défunt ont tenté de recourir à quelques autres solutions. Ils ont songé sérieusement au maréchal Bernadotte, devenu prince héréditaire de Suède, au prince Eugène de Beauharnais, beau-fils et fils adoptif de Napoléon. L'un et l'autre se sont révélés d'excellents généraux : Bernadotte pour, puis contre Napoléon. Mme Françoise Kermina le montre bien : l'ancien sergent « Belles Jambes » se voudrait le maître de la France tout en laissant à son fils la couronne des Vasa. Ayant digéré la Norvège, il limitera là ses ambitions. Le prince Eugène se placerait en fausse position ; si l'Empereur l'avait adopté, c'était avant et non après la venue au monde du roi de Rome. On observera cependant les efforts accomplis pour éviter la montée sur le trône du « comte de Lille ». Désormais, il n'existe plus de choix. M. de Talleyrand avait déclaré : — Tout ce qui n'est pas Napoléon ou Louis XVIII est une intrigue. Le mardi 12 avril, Monsieur fait une entrée triomphale dans la ville où l'on avait, vingt ans auparavant, décapité Louis XVI. Sa prestance à cheval, son sourire, sa bienveillance touchent bien des cœurs. Fort ému, il se contente de répéter : — Allons, allons, marchons, marchons, messieurs. Le comte Beugnot, aussi grand que pas bête, prête ce mot à l'Altesse royale, imprimé dans le Moniteur : « Il n'y a rien de changé en France ; il n'y a qu'un Français de plus. » Les Alliés, maîtres d'un Paris libre de toute présence étrangère depuis que Henri IV avait poliment congédié les bataillons espagnols de Philippe II, présentent alors comme figure de proue le czar Alexandre I descendu en l'hôtel de Talleyrand. L'autocrate mystique, s'il tient son empire selon des méthodes pour le moins rigoureuses, juge nécessaire pour la France un régime présentant des garanties constitutionnelles. Le souverain des neiges pousse loin la sollicitude ; il joint à la commission sénatoriale M. de Nesselrode afin que les pères conscrits aillent vite et bien dans la direction la plus libérale. Le Corps législatif, sorti de son engourdissement, se joint au Sénat, et c'est merveille que de voir ces esclaves d'hier se conduire en maîtres de demain. Monsieur, comte d'Artois, tout lieutenant général du royaume qu'il soit de par la volonté de son aîné, ne détient point un mandat des Chambres, et partant n'est pas reconnu. Sur la suggestion de Joseph Fouché, duc d'Otrante, on transige ; régicide à part entière et mitrailleur de Lyon, la pâle Excellence a pris l'habitude de ménager tous les camps ; pour éviter le châtiment de ses crimes et garantir l'impunité de ses complices, il met au point — du moins les contemporains l'affirment — une transaction dont le flou lui ressemble bien ; le comte de Lille se montrera très ouvert aux desiderata des parlementaires, contre quoi la qualité de lieutenant général sera reconnue au cadet. Ainsi dit, ainsi fait. On adopte la cocarde blanche vendéenne et condéenne, on proclame la liberté de la presse, laquelle se montre ignoble à l'égard de l'Empereur. Exemples : anagramme de Bonaparte : Nabot paré, ou bien encore :

Je laisse aux enfers mon génie, Mes exploits aux aventuriers, A mes partisans l'infamie, Le Grand Livre à mes créanciers.

M. de Talleyrand prend-il le temps de sourire, probablement pas. Il importe de signer l'armistice, et le prince des diplomates, quels que soient ses défauts, sa vénalité, son opportunisme, obtient des conditions inespérées. Si nous évacuons les places encore tenues dans les Allemagnes, notamment Hambourg sous Davout et Hogen- dorp, dans les provinces belgiques, Anvers sous Carnot, si nous replions toutes nos troupes des territoires étrangers, nous pouvons entretenir l'espoir de conserver les frontières telles qu'elles étaient tracées au 1 janvier 1792. Le document est paraphé le samedi 23 avril. Ces conditions, encore que pénibles, apparaissent d'autant plus honorables que les territoires occupés en France par les Russes, Autrichiens, et Prussiens au Nord et à l'Est, par les Anglais au Sud, seront évacués et remis à notre administration. En revanche, Monsieur, trop soucieux de plaire, s'avance imprudemment par la promesse de supprimer la conscription, et les droits réunis.

VOICI LE ROI

Louis XVIII s'entend annoncer par un courtisan du malheur : — Sire, vous êtes roi de France ! Réponse : — Je n'ai jamais cessé de l'être. Si M. l'abbé de Montesquiou, par des courriers répétés, mettait en garde son maître quant aux exigences du Sénat et celles plus timides du Corps législatif — il est soumis à réélection — le duc de La Rochefoucauld-Liancourt s'en est venu jusqu'à Hartwell ; on peut le gager : ce grand seigneur est mal vu du Roi pour avoir refusé, alors qu'il séjournait au Canada, de restituer sa charge de grand maître de la garde-robe. M. de La Rochefoucauld mérite tout de même attention ; il bénéficie de la considération générale à raison de son inlassable activité philanthropique. Ouvertement à gauche (l'un de ses descendants évoquera la mémoire de son arrière-parent pour justifier son communisme), le duc est envoyé par M. de Talleyrand dont l'adhésion à la royauté, si elle apparaît sincère parce que nécessaire au pays, n'en est pas moins orientée vers une construction moins monarchique que monarchienne. M. de La Rochefoucauld plaide-t-il avec une excessive chaleur pour le Sénat ? C'est probable. En tout cas, il ne gagnera jamais la pleine confiance du monarque. Louis XVIII, absolutiste, on l'a dit, jusqu'à 1795, a depuis lors passablement réfléchi, ne croit plus au bon plaisir (il plaît, c'est-à-dire il convient) mais n'entend pas se laisser imposer des formes dont il deviendrait le prisonnier. Un peu cuistre, manifestant une tendance au favoritisme, il témoigne une extrême subtilité. Enfin, il quitte le modeste château qu'il louait pour une somme modique à quelque baronnet devenu prédicant. Il écrit une lettre reconnaissante au régent, moins pour le remercier de l'hospitalité anglaise que pour manifester son indépendance à l'égard des autres alliés. Lorsqu'il débarque du vaisseau, le Lys, au mât duquel flotte la marque du contre-amiral Troude, il porte au chapeau la cocarde tricolore, s'apercevant que les lieutenants de Napoléon, venus le saluer, arborent l'insigne des Vendéens et des Condéens, il le prend à son tour avant que de gagner Compiègne où, avec une volonté très marquée, ce roi de la veille accueille le Czar comme un petit compagnon ; l'autre en demeure éberlué. Après quoi, le monarque pour lequel on n'utilisait plus le prédicat de « Sa Majesté », afin que de le différencier de Napoléon, on lui dit « le Roi », s'entretient longuement avec le prince de Talleyrand. Ils ne se sont pas vus depuis le départ de France, en juin 1791, du comte de Provence au jour même du drame de Varennes. Qu'importe ! Ces deux sceptiques ont probablement, dès 1808 ou 1809, renoué des contacts, et ils nourrissent une passion commune : la France. Tant pis pour le duc de La Rochefoucauld ; l'opinion de M. l'abbé de Montesquiou prévaudra. Pas de Constitution. Une charte ; le vocable ancien, presque archaïque, détermine un pacte social nouveau. La charte n'est pas imposée par une assemblée ; elle est octroyée par le monarque. S.M. Louis XVIII, par la grâce de Dieu — point de : et la volonté du peuple français —, roi de France et de Navarre, retiendra les grandes lignes du texte imparfait préparé par les sénateurs. Le souverain l'annonce ; il « mettra sous les yeux » des représentants un travail plus élaboré. Par sa première déclaration officielle, datée de Saint-Ouen, il fait part de ses intentions : « Le gouvernement représentatif sera maintenu tel qu'il existe aujourd'hui (?) divisé en deux corps, savoir : le Sénat et la Chambre des députés des départements. L 'impôt sera librement consenti, la liberté publique et individuelle assurée, la liberté de la presse respectée sauf les précautions nécessaires à la tranquillité publique, la liberté des cultes garantie ; les propriétés seront inviolables et sacrées. La vente de biens nationaux restera irrévocable ; les ministres responsables pourront être poursuivis par une des Chambres législatives et jugés par l'autre ; les juges seront inamovibles et le pouvoir judiciaire indépendant. La dette publique sera garantie ; les pensions, grades et honneurs militaires seront conservés ainsi que l'ancienne et la nouvelle noblesse ; la Légion d'honneur, dont nous déterminerons l'emploi, sera maintenue. « Tout Français sera admissible aux emplois civils et militaires. Enfin, nul individu ne pourra être inquiété pour ses opinions et ses votes. » La déclaration est placardée sur les murs de Paris. Elle est extrêmement rassurante pour ceux qu'on nommera bientôt « MM. les chevaliers de la girouette ». Le Roi « dans la dix-neuvième année de son règne » efface les injures et oublie les crimes pour ne conserver que la partie utile des travaux accomplis en son absence. Le mardi 3 mai, le Roi retrouve sa capitale évacuée plus qu'à demi par les Alliés. Paris fait preuve de cordialité. Les maréchaux Berthier, Marmont, d'autres chevauchent aux portières du carrosse tiré par huit chevaux blancs. Seuls, les vieux de la Garde impériale — rebaptisés Grenadiers de France — se montrent réservés. Ils ont perdu leur idole, et certains mordent leur moustache pour ne pas pleurer. Louis XVIII, en uniforme bleu (« M'est avis, gronde un chouan, qu'il ne devrait pas aimer cette couleur-là ! ») frangé d'or, le chef couvert d'un immense bicorne, répond aux vivats avec grâce. La duchesse d'Angoulême, dont les malheurs émouvraient une pierre, déçoit par sa roideur et sa toilette en lamé d'argent d'allure funéraire. Louis-Antoine, son mari, habitué depuis l'Ancien Régime aux échanges d'uniformes, déplaît dans sa tunique écarlate de général anglais. Monsieur le Prince (de Condé) et son fils Monsieur le Duc (de Bourbon), l'un très haut chef militaire, l'autre sabreur distingué, divertissent un peu dans leur grand habit de cour aux formes surannées. Seuls, Monsieur, et son cadet, Berry, cavaliers d'une science consommée, suscitent l'admiration. Le Roi contraint la duchesse d'Angoulême à paraître au balcon des Tuileries. La fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette y va d'une profonde révérence. Parmi la foule il se trouve des spectateurs pour avoir assisté, place de la Révolution (Louis XV), à la décollation du ci-devant tyran, et de la veuve Capet. Louis XVIII ne cesse de saluer tout en soliloquant sans être entendu de ses féaux et amés : — Ah ! Les monstres ! Quels monstres ! La foule ravie s'écoule lentement... Le monarque procède à la désignation des ministres ; il se passe de président du Conseil ; la fonction ne viendra que plus tard mais les deux chefs du Cabinet sont M. l'abbé de Montesquiou et le prince de Talleyrand, l'un à l'Intérieur, l'autre, évidemment, aux Affaires étrangères. Le lieutenant général Dupont de Létang assurait déjà l'intérim de la Guerre. Louis XVIII tient pour inopportun de la lui retirer. Décision discutable ; si le titulaire s'est couvert de gloire à Friedland, il n'en demeure pas moins le capitular de Baylen. M. Dambray, gendre du feu garde des Sceaux de Louis XVI, Barentin, est créé chancelier. En tant que tel il est inamovible et président de la Chambre haute. M. Malouet, ancien constituant, encore que très fatigué, hérite de la Marine. Le baron Louis, diacre de l'évêque d'Autun lors de la fête de la Fédération, se voit allouer les Finances, le comte de Blacas, favori de Louis XVIII, la maison du Roi, le comte Ferrand, les Postes, l'habile comte Beugnot, la Police. Enfin, et il eût été bien injuste de ne pas doter d'un portefeuille « le faiseur de roi » ; le baron de Vitrolles devient secrétaire d'État, chargé de la coordination. La formation apparaît fort modérée. Seul, M. Ferrand se présente comme un théoricien assez sectaire de la Contre-Révolution. Tous les autres, sauf MM. de Montesquiou, Dambray et de Blacas, ont, à des degrés divers, servi l'Usurpateur. Il importe d'aller vite pour que le traité de Paris soit signé dès avant la promulgation de cette f... Charte jugée, par M. de Vitrolles, accessoire. Pourquoi le traité d'abord, et la Charte ensuite ? Afin de bien montrer que le czar, son commandant en chef, maréchal baron Barclay de Tolly, et ses alliés ne seront pour rien dans les dispositions constitutionnelles. C'est un peu vrai, au demeurant. Louis XVIII ne tient plus au rétablissement de l'Ancien Régime, et M. de Talleyrand encore moins. Le prince, pour mettre au point le traité, agit seul, ne rendant compte qu'au Roi. L'immense force du Diable boiteux réside dans sa connaissance des antagonismes existant entre ses interlocuteurs. Il sait aussi combien les puissances alliées et associées sont soucieuses de ménager une nation toujours capable des redressements les plus spectaculaires. Prussiens et Autrichiens, pour avoir vu Berlin et Vienne occupés par les Français, se rendent parfaitement compte du fait que la reddition conditionnelle de Paris n'implique pas une défaite totale. Même durant ce dernier hiver, la partie s'est jouée difficultueusement. Pour avoir campé sur les Champs-Elysées, les plus fougueux cosaques, les plus prestigieux des « manteaux blancs » de François I les plus rudes des avaleurs de schnaps de Frédéric-Guillaume III aspirent au repos, quant aux Britanniques raisonnables du roi fou George III, ils ont, depuis les campagnes d'Espagne et de Portugal, appris que, maîtres de la mer, ils éprouvent plus de difficulté sur terre. Ils se montreront toutefois les plus exigeants. Pourquoi ? Parce qu'ils sont pénétrés d'une vérité : on ne gagne pas une guerre pour perdre le contrôle de territoires ayant amené le déclenchement du conflit. Si M. de Talleyrand obtient les frontières de 1792, donc Mulhouse, la principauté de Montbéliard, la ligne de la Queich avec Landau, la Savoie, le Comtat Venaissin, il se heurte aux Britanniques à propos des provinces belgiques francophones. Va pour Philippeville, Bouillon, et Marienbourg ; pas question pour nous de conserver une partie du littoral au-delà de Dunkerque. Lord Castlereagh affirmera, non sans raison : — Anvers est un pistolet braqué vers le cœur de l'Angleterre. Albion conserve, en outre, Tobago, Sainte-Lucie, l'île de France (Maurice), nous rend nos petites Antilles, Bourbon (la Réunion), nos comptoirs et nos loges des Indes. La Suède restitue la Guadeloupe, et le Portugal la Guyane. L'Espagne reprend la portion de Saint- Domingue qu'elle nous avait abandonnée lors du traité de Bâle, en 1795. Rien de fâcheux somme toute. Si. L'Angleterre confisque les deux tiers de nos vaisseaux. Nos marins royalistes avaient trouvé leur tombeau à Quiberon, ceux de la République devant Aboukir, et les serviteurs de Napoléon à Trafalgar. Comme il était loin le temps que les flottes de Louis XVI balançaient en force, tant aux Amériques qu'aux Indes, les escadres battant le pavillon de l'Union Jack ! Signé le lundi 30 mai 1814, le traité préserve l'essentiel ; le prince de Talleyrand a réussi son Austerlitz diplomatique. La France conserve, il importe de le répéter, non pas les frontières de 1789 mais celles de 1792 soit un accroissement de population de six cent trente-six mille âmes, compensation appréciable si l'on se souvient que, du 20 avril 1792 au 31 mars 1814, les guerres de la Révolution et de l'Empire nous ont coûté plus d'un million et demi de morts. Derniers exploits : pas de réparation non plus que d'acquittement de dettes publiques. Seules seront prises en compte les créances particulières, entendons les emprunts forcés de la campagne d'Alle- magne. Les souverains alliés quittent Paris ; c'est donc en toute indépendance que Louis XVIII va pouvoir promulguer la Charte. Tandis que le prince de Talleyrand boucle ses portemanteaux afin que de gagner Vienne où les puissances vont tenter de forger une nouvelle Europe, le premier rôle revient désormais à l'abbé de Montesquiou.

L'ARTICLE 14 NE PASSE PAS INAPERÇU

Le ministre de l'Intérieur, assisté des comtes Beugnot et Ferrand, neuf sénateurs et autant de députés désignés par leurs Chambres respectives dès le mercredi 18 mai, vont travailler sous la présidence du chancelier Dambray. Bel équilibre : M. Ferrand apparaît comme un théoricien de l'Ancien Régime, M. Beugnot demeure ferme sur la séparation des pouvoirs, l'abbé, lui, s'attache à définir la prérogative royale. M. Dambray, comme tout bon président, observe une neutralité servie par sa propension à sommeiller un brin lorsque les débats s'éternisent. S'éternisent, c'est beaucoup dire ; ouverts le dimanche 22, ils sont clos le vendredi 27. Louis XVIII, informé quotidienne- ment par l'abbé, s'est penché sur les travaux des commissions ; il apporte des corrections. Tout est prêt le samedi 4 juin. Les dispositions de Saint-Ouen sont respectées. Le Roi, personnage inviolable, possède seul l'exécutif. Il est le chef suprême des armées, déclare la guerre, signe les traités, fait les règlements et ordonnances nécessaires pour la sûreté de l'Etat. L'adoption de ce dernier point de l'article 14 n'est pas allée sans lever une tempête apaisée par M. l'Abbé. N'est-ce pas ouvrir la voie à l'arbitraire ? Le monarque projette la loi mais les Chambres possèdent la faculté d'émettre des propositions ; le législatif est donc bien partagé. Certaines ambiguïtés subsistent. La liberté des cultes est proclamée mais le catholicisme redevient religion d'État. La liberté de la presse est confirmée cependant que subsiste la censure. Fait infiniment plus grave ; l'affaire des biens nationaux n'est pas résolue. Le clergé, la noblesse et un grand nombre de gens du troisième ordre demeurent spoliés. Il semble que cette esquive de l'un des problèmes les plus brûlants donne naissance au préultracisme. La composition du Sénat, rebap- tisé Chambre des pairs, n'est guère plus réconfortante. Sur les 149 membres en charge, on trouve 93 sénateurs et 10 maréchaux représentant les assemblées de la Révolution et de l'Empire. L'Ancien Régime se contente de 29 pairs ecclésiastiques ou laïcs ayant siégé sous Louis XVI et de 17 grands seigneurs ayant rendu d'éminents services durant l'émigration. Les 51 sénateurs écartés sont des personnages trop marqués — tels Fouché, Sieyès, régicides sans appel ni sursis. Ou bien l'abbé Grégoire, responsable du schisme de 1790, et les membres de la famille impériale. Enfin, les vingt derniers partants, conservant comme les autres leurs 36 000 livres de pension, représentaient des territoires abandonnés au traité de Paris. Les pairs entrent à la Chambre haute à vingt-cinq ans, votent à trente. Ils sont nommés par le Roi à titre viager, hors les anciens bénéficiant de l'hérédité. La Chambre des députés des départements sera renouvelable tous les ans par cinquième. Ses membres devront atteindre quarante ans et verser 1 000 francs de contribution directe. Leurs fonctions seront gratuites. Le corps actif est extrêmement restreint. Les électeurs, âgés de trente ans au moins, seront astreints à payer un impôt annuel minimum de 300 francs. Le système réduit les éligibles à 100 000 et les électeurs à 200 000, soit environ 1 pour cent de la population masculine d'âge requis. Cette représentation si peu démocratique ne choque quiconque, car la principale activité des deux Chambres consiste à voter le budget, or on considère qu'il appartient aux représentants des gros payeurs de ventiler ce qu'ils versent au Trésor. C'est oublier les autres tâches et, en particulier, le recrutement et la presse. ÉCONOMIE... ET ÉCONOMIES

On ne peut supprimer, malgré les promesses de Monsieur, les droits réunis. C'est se mettre à dos 280 000 cabaretiers et une foule de paysans producteurs de boissons taxées. La plus illustre victime des économies est Napoléon lui-même. Au mépris du traité de Fontainebleau, on ne verse pas les 3 500 000 francs de rente dévolus à la famille impériale. C'est un casus belli. L'effectif de l'armée tombe de 500 000 à 223 000. 12 000 officiers, habitués à bien vivre, se trouvent réduits à la demi-solde. Dans le même temps, est reconstituée la merveilleuse maison du Roi. Outre les gardes du corps et le régiment des gardes suisses, on voit réapparaître les compagnies rouges : mousquetaires, chevau-légers, gendarmes... et une unité nouvelle, celle des grenadiers de La Rochejaquelein. Géricault, Lamartine, Vigny vont servir dans ces corps sous le commandement d'anciens de l'Empire, de l'armée des Princes, de celle de Condé, plus rarement de l'Ouest. Cela ne coûte pas cher — chacun paye son uniforme — mais exaspère certains Parisiens. Pour le gros de l'armée, des officiers émigrés, et moins fréquem- ment vendéens, sont titularisés et parfois employés avec traitement. L'administration se trouve réduite mais accueille quelque 15 pour cent de royalistes fidèles. Alors que l'on vend les derniers biens ecclésiastiques pour rembourser les dettes de l'Empire, le travail du dimanche est pénalisé. Ce jour-là, boutiques et estaminets sont fermés. Obligation est faite de pavoiser à l'occasion des fêtes chômées. Les vieux voltairiens ricanent et s'inquiètent d'un retour au concordat de Bologne (1516). Une direction des cultes, indépen- dante du ministère de l'Intérieur, laisse prévoir l'affranchissement des écoles confessionnelles tenues sous le joug de l'Université.

LE MALAISE

L'Empire ayant vécu sur l'ennemi, le budget est rééquilibré prestement. Les hauts dignitaires, cumulant sous Napoléon plus d'un million par an, réapprennent à compter, non sans chagrin. Dupont, bientôt remplacé par le trouble Soult, ancien candidat au trône de Portugal et acharné collectionneur de tableaux en Espagne, ne tient pas l'armée en main. Hors le prince de Condé, la monarchie ne possède que de rares authentiques militaires. Le prince de Lambesc, maintenant duc d'Elbeuf, est feld-maréchal autrichien. Restent MM. de Coigny, de Viomesnil, d'Autichamp, de Damas, quelques autres... On relève des signes inquiétants. Si, au décès de M. Malouet, la Marine est passée sans dommage au comte Beugnot, la Police relève du baron d'André autrefois constituant et, sous le Directoire, créateur des instituts philanthropiques. En l'an V, il a bien failli renverser « les cinq rois » au profit d'une monarchie tempérée. A-t-il vieilli ? Il ne semble pas mener son département avec la perspicacité de rigueur. Il intercepte mal les courriers, ne surveille pas les correspondants de l'île d'Elbe. L'ancien chef de la secrétairerie d'État, duc de Bassano, le sous-préfet Fleury de Chaboulon, M. de Flahaut, d'autres ne cessent de fournir des renseignements à leur ancien souverain, donnant une vue très noire de la situation en France. L'Empereur entretient une diplomatie ténébreuse. Le cabinet aulique lui donne-t-il des assurances ? Lorsqu'il apprendra qu'à Vienne, le prince de Talleyrand cherche à le faire déporter aux Açores ou bien à Sainte-Hélène (île sur laquelle, en 1804, Georges Cadoudal et les Anglais avaient déjà jeté leur dévolu), il commencera ses préparatifs. On ne saura jamais s'il est le jouet d'une « intoxication psychologique ».

LE DIABLE PREND SÉANCE

Les Alliés ont décidé de remodeler l'Europe, et le travail s'effectuera dans un incroyable tourbillon de fêtes. Musiciens, acteurs tragiques et comiques, dames de haute naissance ou de petite vertu (et parfois les deux à la fois), souverains, chanceliers, ministres, diplomates, des armées de valets de pied, de laquais, de femmes de chambre convergent vers Vienne. La capitale de l'Autriche, et non plus du Saint-Empire romain de nation germanique, car François I (ex-II), préférant l'hérédité de mâle en mâle à l'élection, ne cherche point à révoquer les dispositions de 1804, devient le centre de tous les projets, de tous les rêves. Le Danube coule plus bleu que jamais. Partout flottent bannières et étendards. Les équipages le disputent en splendeur. Couturiers et tailleurs militaires ou civils ont tiré l'aiguille durant des semaines et des semaines. Rien n'est assez beau pour les vainqueurs. C'en est fini des roideurs napoléoniennes. On oublie l'Ogre, pourtant gendre des Césars. Il s'amuse moins dans son île d'Elbe que les Viennois ne se divertissent (et amassent des sommes rondelettes). Dans le langage d'aujourd'hui l'on dirait : « L'Europe se défoule. » Le congrès n'est pas ouvert que, déjà, on danse sous les lustres des palais et des hôtels, les lampions des guinguettes au bord de l'eau. Comme il est loin le parterre des rois d'Erfurt ! Pourtant c'est à Napoléon que trois de ces porteurs de bonnet ont dû de fermer leur couronne. Absent, jouant aux soldats avec un bataillon de grenadiers de la Garde et une poignée de lanciers polonais, le souverain de l'île d'Elbe demeure présent partout, certes pas dans les cœurs mais dans les esprits. N'était-il pas protecteur de la Confédération germanique, médiateur de la Confédération helvétique, roi d'Italie, n'avait-il pas réuni les Pays-Bas et les provinces belgiques au grand Empire sous la houlette de l'architrésorier Lebrun, duc de Plaisance ? Les grands-duchés de Clèves et de Berg, la principauté de Neufchâtel constituent des champs d'expérience pour son code civil et sa concentration adminis- trative. A l'égard de la Pologne il avait cultivé l'ambiguïté mais fait naître des espoirs d'indépendance. Tout cela requiert de nouveaux tracés sur la carte. Que d'aigles noirs, or ou blancs, monocéphales ou bicéphales, sont des vautours ! Que de lions lampassés ou pas de gueules sont des chacals ! Les puissances alliées, Angleterre, Prusse, Autriche, Russie, dominent les puissances associées, gagne-petit de la victoire, Suède et Norvège, Espagne, Portugal, Deux-Siciles (dont la partie continentale appartient encore à Joachim I Pays-Bas, en voie de se constituer en monarchie orangienne, d'autres... Et la France ? Pour son envoyé extraordinaire (dans les deux sens du terme) n'est prévu, à côté des quatre fauteuils, qu'un strapontin. Le prince de Talleyrand n'est pas dans l'habitude de se rendre au spectacle ailleurs que dans une loge ou bien au premier rang d'orchestre ; libre à chacun de réprouver ses mœurs dissolues, son goût pour un argent qu'il laisse sur les tables de whist ou jette par les fenêtres. Reste qu'à Vienne, le grand chambellan de France place sa clef dans la bonne serrure. A l'Anglais Castlereagh, au Prussien Hardenberg, à l'Autrichien Metternich, au Russe Nesselrode, stupéfaits et bientôt conquis, il objecte : — Puissances alliées. Ce n'est plus contre Napoléon : il est à l'île d'Elbe ; ce n'est sûrement pas contre le roi de France ; il est le garant de la paix. S'il y a des puissances alliées, je suis de trop ici. Si je n'étais pas là, je vous manquerais essentiellement. Je suis le seul ici qui ne demande rien. La présence d'un ministre de Louis XVIII consacre ici le principe sacré dont découlent l'ordre et la stabilité [...]. Si quelques puissances privilégiées entendaient exercer ici un pouvoir dictatorial, je ne m'occuperais d'aucune proposition qui émanerait du Congrès. Invoquer la légitimité lorsque l'on a jeté sa soutane aux orties, servi le ci-devant vicomte de Barras, le Premier consul, et Napoléon I lorsque l'on aurait même attiré l'attention de Bonaparte sur le cas du glorieux duc d'Enghien, c'est, à n'en pas douter, faire preuve d'une faculté d'oubli stupéfiante. Qu'importe. M. de Talleyrand est l'homme du présent, et le présent c'est la légitimité. Voici la France admise à pied d'égalité. Une ombre toutefois, cette réserve désobligeante : « Les solutions en litige seront préparées par des communications libres et confidentielles entre les grandes puis- sances. » Si le Congrès, ouvert le mardi 1 novembre, s'amuse éperdument, le Diable boiteux se montre fastueux mais circonspect. Ainsi, lorsque la princesse Bagration tente de le séduire, il la repousse ; dépitée, la veuve dévergondée du grand mort de Borodino s'en va proclamant : — M. de Talleyrand est horrible à voir avec ses yeux de poisson mort, et ses lourdes paupières qu'il tient baissées comme des auvents devant une devanture. Il renvoie l'éteuf : — Elle a une manière d'écouter les secrets par-dessous la jambe qui ne doit pas être commode tous les jours. C'est la manière de servir le czar de Mme Bagration. Le prince de Ligne y va de cette constatation : — « Le Congrès danse mais il ne marche pas. » Ce n'est pas l'avis de la nièce de l'ex-évêque, Dorothée de Courlande, comtesse Edmond de Périgord, et sous peu duchesse de Dino. Sa piété ne fait pas obstacle à quelques abandons afin de seconder son diable d'oncle. Elle reçoit à ravir le Tout-Europe. Louis XVIII a largement ouvert sa bourse, et Dorothée ses bras. Grâce à elle, et à d'autres, les alcôves deviennent des succursales de la grand-salle du Congrès. M. de Talleyrand se défend contre la gourmandise d'Alexandre et de Frédéric-Guillaume. Il faut, pour se divertir et s'instruire, lire l' Alexandre I de M. Henri Troyat. Dans ces pages éblouissantes, on mesure les contradictions de l'empereur de Russie, et les qualités de persuasion de M. de Talleyrand. Certes, l'armée française n'est plus si puissante qu'il puisse trop souvent la placer dans la balance. Non, sa force réside moins dans nos deux cent vingt-trois mille baïonnettes et sabres que dans les réserves d'énergie d'un peuple retour à la légitimité, arme suprême, et sa densité démographique. Si le Czar nous demeure attaché, il entend s'avancer le plus possible à travers le vaste territoire polonais, et pour apaiser la Prusse, offre à Frédéric-Guillaume la Rhénanie. M. de Talleyrand passe un pacte secret d'alliance défensive avec l'Angleterre et l'Autriche, le mardi 3 janvier 1815. Louis XVIII a demandé le maintien de la Saxe et le rétablissement des Bourbons à Naples. Sur le premier point, le prince l'emporte. Sur le second, Alexandre se refuse à céder. Le roi Joachim se chargera lui-même de se laisser tomber de son trône. A la nouvelle de l'invasion de la France par un seul homme, mais cet homme s'appelle Napoléon, M. de Talleyrand ne se hâte pas de faire boucler ses portemanteaux. Les chandelles s'éteignent, la musique prend fin sur des notes mélancoliques. Les couples ne virevoltent plus dans les salons dorés. Le prince fait placer « Napoléon Bonaparte, perturbateur du repos public » hors la loi. Pour autant, les puissances ne s'engagent point, en cas de malheur, au rétablisse- ment de la monarchie légitime. M. de Talleyrand s'est abstenu de solliciter une manière de protectorat. 2

LA RESTAURATION INTERROMPUE

Si le Vol de l'Aigle demeure une stupéfiante page d'histoire, les raisons de cet envol « de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame » n'ont jamais fait l'objet d'éclaircissements définitifs. Sans doute existe-t-il un contentieux : on l'a dit, le traité de Fontainebleau n'est pas respecté par Louis XVIII. Napoléon le sait : « la m... dans un bas de soie » veut l'arracher à l'île d'Elbe pour l'envoyer sur le rocher de Sainte-Hélène. En outre, il le prétendra, le chevalier de Bruslart, survivant de l'épopée normande menée par son ami Louis de Frotté, gouverneur militaire de la Corse voisine, aurait dépêché des sicaires à Portoferraio pour abattre son ennemi (prétendument) mortel. Il a tenté de prendre contact avec son beau- père, en envoyant à Vienne son maître d'hôtel Cipriani. Pour habile qu'il soit, le personnage n'est qu'un domestique supérieur. A-t-il vu François I ? Peut-être, mais dans ce cas il n'en a pas retiré l'assurance de la neutralité de « l'autruche ». Un être supérieur, tant par le courage que par la réflexion, a prédit le retour du « Nabot paré » : Guillaume Hyde de Neuville. Pour l'ancien chouan du Sancerrois, virtuose en conspiration comme d'autres le sont du violon, Bonaparte débarquera sur une côte italienne. Raisonnement de M. Hyde : Napoléon a davantage saigné la France que la péninsule et il bénéficiera de nombreux concours, dont celui de Joachim Murat. Preuve qu'un homme intelligent, appuyé sur un raisonnement solide, peut se tromper. Le dimanche 5 mars (Napoléon vient de pénétrer dans Sisteron), M. Claude Chappe, père et exploitant du télégraphe optique, vient apporter la dépêche annonçant le débarquement à Golfe-Juan, le mercredi précédent, de Napoléon, le Roi ne s'émeut guère. Le baron d'André déclare : — Ce coquin de Bonaparte aura été assez insensé pour débarquer ; il faut en remercier Dieu. On le fusillera et on n'en parlera plus. Décidément, le fondateur des instituts philanthropiques a bien vieilli (ou plutôt mal). Le souverain, plus perspicace mais enfermé dans des formules obsolètes, ordonne de « courir sus » M. de Chateaubriand ironisera... dans vingt ans : « Courir sus à celui qui marqua le monde de son N ineffaçable. » Louis XVIII s'en rend-il compte ? Presque constamment occupé, avec M. de Talleyrand, de pousser à refaçonner une Europe raisonnable, il s'est peu soucié de la situation d'un royaume qu'il croit satisfait dès lors que débarrassé de toute présence étrangère, il peut, dans la paix retrouvée, se remettre au travail. L'abbé de Montesquiou légitimement — l'adverbe convient — fier de cette Charte dont il s'est montré l'excellent fabricateur n'a point créé que des heureux : à trop rechercher l'équilibre, il s'est vu taxé d'ingrati- tude par les royalistes, et d'injustice par les autres. Dans l'ensemble du pays ? Assurément pas. M. Robert Margerit l'a démontré : la France n'attendait pas Napoléon comme un sauveur. Sans doute se trouvait-il des nostalgiques de la gloire pour déclarer, n'y croyant pas eux-mêmes : « Il reviendra avec les violettes. » Seulement « Il » était revenu. M. de Chateaubriand affirmera : « Il ne pouvait, comme Dioclétien à Salone, vivre dans un carré de salades. » Sans doute, mais nombre de ses anciens sujets aimeraient à planter tranquillement leurs choux. Il s'en montre tellement conscient qu'il se hâte de quitter la Provence royaliste où, l'an passé, il a fait l'objet d'indignes manifestations d'hostilité, pour gagner le Dau- phiné, berceau de la pré-révolution en 1788. Louis XVIII envoie le duc de Bourbon dans l'Ouest afin que de s'assurer un bastion en Vendée militaire pour le cas improbable où l'Ajaccien monterait jusqu'à Paris ; autres provinces sur lesquelles le Très-Chrétien peut compter : bientôt l'Aquitaine et le Languedoc. Le duc et la duchesse d'Angoulême brûlent le pavé afin que de retrouver la chère Bordeaux, le maréchal de Pérignon ira sous peu monter la garde à Toulouse. Plus importante apparaît la mission confiée à Monsieur, au duc d'Orléans, et au maréchal Macdonald, duc de Tarente : cerner l'envahisseur entre le Rhône et les Alpes. A l'accueil réservé des premières étapes succède la sympathie, puis l'enthousiasme. A Grenoble, le mercredi 8 mars, l'Usurpateur est redevenu prince, après que le régiment du colonel de La Bédoyère se fut joint à Napoléon. Lyon tiendra-t-elle ? La grande cité n'est pas sans avoir bénéficié des bienfaits de l'Empereur ; il l'a relevée de ses ruines, développé ses manufactures, allant jusqu'à exiger que les costumes et les robes des gens de sa cour, les tissus couvrant les murs de ses palais soient tissés par les soyeux de Lyon. Les civils, toutefois, ne sauraient emporter la décision. Le comte d'Artois passe en vain la revue des troupes. Le duc d'Orléans apporte peu de zèle à préparer la défense. Le maréchal Macdonald manque être pris par le lieutenant général Brayer, tous les soldats de la garnison se rallient. Monsieur, son cousin, et le duc de Tarente reprennent au grand galop la route de Paris. Napoléon rétablit l'Empire, et proclame une « amnistie » en prenant soin d'en exclure Talleyrand, Montesquiou, Marmont, Louis de La Rochejaquelein, Beurnonville, Dalberg, quelques autres. Le Roi juge opportun de réunir les Chambres, et porte, pour une fois, le grand cordon de la Légion d'honneur : — Je ne crains pas pour moi mais je crains pour la France. Pourrais-je, à soixante ans, terminer ma carrière en mourant pour sa défense ! Le maréchal Ney avait déclaré : — Sire, je vous le ramènerai dans une cage de fer. Le monarque avait commenté cette promesse : — Nous ne lui en demandions pas tant. Le prince de la Moskowa, ayant, à Lons-le-Saulnier, reçu des émissaires du revenant de l'île d'Elbe, rallie avec ses divisions l'Empereur lorsque, en triomphateur, il pénètre dans Auxerre, le samedi 18 mars. M. de Blacas voudrait voir le Roi paraître à la tête des corps constitués, sommer son compétiteur de se retirer (!). M. de Chateaubriand conseille de s'enfermer dans les Tuileries. Le vieux lieutenant général de Viomesnil, ancien d'Amérique et de l'émigra- tion, recrute pour la défense des bataillons de volontaires royaux. Le baron de Vitrolles préconise un retrait en Ouest, puis s'en va trouver, à Toulouse, le maréchal de Pérignon avant que de tâter du fort de Vincennes. Monsieur le Duc et le prince de la Trémoïlle ne vont pas tarder, le premier à passer en Angleterre, le second à s'en aller de Rennes pour gagner les caches chouanniques du Morbihan. Louis XVIII lance une proclamation : « Nous reviendrons bientôt au milieu de ce bon peuple, à qui nous ramènerons encore une fois la paix, et le bonheur. » Et d'emprunter la route du Nord, sur le conseil du maréchal Macdonald. Alors se déroule l'exode de la maison du Roi. Tandis que Napoléon, ivre de bonheur, retrouve sa capitale, le lundi 20 mars 1815, les compagnies rouges, les maréchaux de Wagram, de Raguse, de Bellune accompagnent le monarque. A Lille, tandis que s'achève la Semaine sainte romancée mais bien décrite par le communiste Louis Aragon, le maréchal Mortier, duc de Trévise, 1, 98m, a déjà pris contact avec son ancien et nouveau maître. Le Roi se plaint d'avoir perdu ses pantoufles mais l'Empereur ne souhaiterait pas chausser ses bottes. Louis XVIII, Berthier, Marmont, Victor se réfugient à Gand cependant que Macdonald s'en retourne sur ses terres et que Gouvion Saint-Cyr, ayant vainement fait reprendre à la garnison d'Orléans la cocarde blanche, s'en revient à Paris. La superbe maison est dissoute. Sa Majesté Très-Chrétienne réside au bel hôtel du comte Hans de Steenhuyse. Une faible partie de l'administration le rejoint. M. de Talleyrand s'attarde à Vienne. Le baron Louis vient d'abandonner trente-cinq millions d'économies au bénéfice de Bonaparte. M. l'abbé de Montesquiou, passé dans le Royaume-Uni, M. de Chateaubriand, promu, l'an passé, colonel de cavalerie, se tient pour ministre. S'étant chargé de l'information, il rédige presque seul le Journal universel, réplique cent fois supérieure au Moniteur.

LA FRANCE DES CENT-JOURS

Tous les Français, en dépit d'un mot fameux, ne « sont pas des veaux ». L'entraînement vers Napoléon ne se révèle pas général. On demeure en droit pourtant de s'interroger sur tant de retournements d'habit, de jongleries avec les serments et les cocardes ; en mai, la Vendée militaire n'a point encore repris les armes, Bordeaux, Marseille sont tombées. Nous y reviendrons. D'évidence, l'extrême lassitude, l'opportunisme ont joué leur rôle. Si le fabuleux magné- tisme de Napoléon s'est exercé sur les populations traversées de Golfe-Juan à Paris, la soumission des autres départements se comprend moins bien. Dans l'ordre extérieur, l'œuvre de la Restauration a dépassé toutes les espérances, tant au traité de Paris qu'au congrès de Vienne. Quiconque ne peut sérieusement soutenir que l'honneur national a souffert, sauf à considérer que les provinces belgiques francophones sont désormais sous la coupe des Orange. Dans l'ordre intérieur, on peut relever quelques erreurs, telle l'obligation de chômer le dimanche et de fermer les cabarets le jour du Seigneur. C'est en vain que l'on s'attarderait sur ces détails, et Louis XVIII, loin de favoriser la remontée du cléricalisme, l'a plutôt enrayée tant par scepticisme personnel que par opportunité politique. Au vrai, les plaies de 1789 et, plus encore, celles de 1793 ne se sont pas cicatrisées. Le sens de l'allégeance a pratiquement disparu : dix ans de convulsions, et quatorze ans de dictature ont effacé huit siècles de continuité même si elle fut gravement compromise par des guerres civiles, deux assassinats de souverain, des déchirements religieux mais jamais d'invasion depuis l'année de Corbie (1636). Il faut feuilleter les registres, non sans ressentir un sentiment mêlé de tristesse et d'amusement ; les notables assurent de leur inaltérable dévouement tous les maîtres successifs, et l'on trouve les mêmes noms au bas de chacune des protestations d'indéfectible fidélité. Importe-t-il d'en conclure que tous les Français ignorent désormais toute autre notion que leur intérêt immédiat ? Non. Après tout, peu leur chaut de l'Empereur ou du Roi. A défaut d'être souverains, ils se réfugient dans la gamme, ou plutôt la portée de toutes les options, et de tous les reniements. Certes, il existe un penchant commun pour les libertés, et c'est pourquoi Napoléon tente de doubler Louis XVIII sur ce terrain-là. Au demeurant, loin de se bercer d'illusions, il déclare : — Ils m'ont laissé rentrer comme ils ont laissé partir l'autre. Benjamin Constant rédige l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire. Trois jours avant la rentrée du revenant à Paris, l'ancien membre du Tribunat, par amour pour Mme Récamier, injuriait le tyran corse. Qu'importe à l'Empereur. Il lui faut un fabricant de pacte social, et celui-là lui paraît doué. Le César, contraint d'arrêter des dispositions libérales, laisse échapper à propos de Louis XVIII : — Ce diable d'homme a tout gâché. Toujours dans l'intention de le doubler, il arrête la liste de cent dix-sept pairs héréditaires après la cérémonie assez ridicule du champ de Mai. Il y paraît en costume du XVI siècle, car il n'ose pas, pour la circonstance, se couvrir du manteau du sacre, et encore moins revêtir la tenue légendaire du « petit homme tout habillé de gris, carabi ». La Chambre des députés des départements laisse la place à la Chambre des représentants élus selon une désignation compliquée et sélective. Il s'encolère parce que le prince Lucien, rentré d'Italie, est écarté de la présidence. L'Assemblée est dominée par deux chevaux de l'éternel retour : M. de La Fayette, idéaliste mais présomptueux, M. Lanjuinais, tête plus solide, et seul survivant illustre de la faction brissotine. Le suffrage universel est pratiqué seulement pour la ratification de l'Acte additionnel, et le nombre très élevé des abstentions — plus de 4 millions face 1 532 527 oui contre 4 802 non — atteste l'indifférence de tous ceux dont on peut affirmer communément « qu'ils attendent que cela se passe ». A Gand, le Roi se promène noblement dans son carrosse tiré par six chevaux. Le maréchal Berthier, prince de Wagram, son quartier achevé, s'en va chez sa femme et, d'une haute fenêtre du château de Bamberg, se jette dans le vide, et s'écrase dans la cour. « Dans quelques jours, notera M. de Chateaubriand, son maître devait tomber de beaucoup plus haut. » Les ducs de Raguse et de Bellune continuent de monter la garde auprès du Très-Chrétien. Lentement, paresseusement mais moins prudemment qu'il ne le sera prétendu, M. de Talleyrand s'en est venu rejoindre le monarque, Monsieur, le duc de Berry, lequel à défaut d'abattre des bonapartistes, tue le temps en passant en revue quelque huit cents officiers et soldats. On voudra bien le noter : les ambassadeurs étrangers, s'ils ont quitté Paris, sont rentrés chez eux, à l'exception du Corso-Russe, M. Pozzo di Borgo. Les souverains alliés n'entretiennent plus que des rapports de courtoisie avec leur bon frère en exil. Encore génial, Napoléon demeure néanmoins sous le coup du drame de Fontainebleau. Certains ministres, tel l'ondoyant Cambacé- rès, ne font rien. Absents sont les hauts chefs militaires sauf Ney, Grouchy, Kellermann fils. Si le rude Davout fait preuve, au département de la Guerre, d'une réelle activité, le trouble Soult, excellent commandant de corps, se révèle un piètre chef d'état- major. L'Empereur quitte l'Élysée, et passe la Sambre pour tenter de séparer les Anglais de lord Wellington des Prussiens du prince Blücher. Napoléon ne dirige plus de sa personne mais entre dans les détails, paralysant ses grands lieutenants, Ney et Grouchy. Le canon tonne aux Invalides pour annoncer la victoire de Ligny. Le dimanche 18 juin, l'on entend, du moins M. de Chateaubriand le prétendra-t-il, le tonnerre. C'est le déchaînement de l'artillerie dans « la morne plaine ». Après le désastre de Waterloo, Napoléon crève ses chevaux pour regagner Paris. Il peut lever les cent soixante mille hommes de la classe 1815 en y joignant les deux cent mille gens des dépôts. Ce n'est pas le moyen de gagner la guerre mais, du moins le croit-il, celui d'entrer en négociations. Sous la présidence de M. Lanjuinais, M. de La Fayette, dont l'ascendant n'est guère compréhensible sauf à se souvenir qu'il a toujours cru combattre en faveur de la liberté, fait voter à cette Chambre composée de libéraux, sans dilection particulière pour un régime ou bien un autre, de bonapartistes guère en mesure de défendre leur maître, et même de terroristes autrefois peu regardant sur la légalité, une motion sans ambiguïté : « La Chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison. Quiconque se rendrait coupable de cette tentative sera traître à la patrie. » L'Empereur, à l'Élysée, déclare à son grand écuyer, M. de Caulaincourt, duc de Vicence : — Le coup que j'ai reçu est mortel. Il s'entretient avec M. Lanjuinais fort pessimiste, avec M. Carnot, hésitant, injurie le duc d'Otrante dont l'âme est aussi noire que ses cheveux sont blonds. Le prince Lucien conjure son aîné de mettre les parlementaires à la raison. Rééditer le 19 brumaire ? Il importerait, pour ce faire, de disposer des grosses épaulettes ; elles sont peu nombreuses à croire encore à Napoléon. Il demeure semblable à lui-même ; pour conserver son pouvoir, il lui faudrait répondre à l'appel des fédérés, en majeure partie ouvriers. Lorsqu'il descend dans les jardins, une foule massée avenue Marigny l'acclame. Voici moins de trois mois, à Lyon, il menaçait : « Les nobles et les prêtres, je les lanternerai. » Il s'en est bien gardé. S'il a, voici vingt et un ans, flatté Augustin de Robespierre, il n'a jamais été qu'un jacobin de façade. Agoraphobe, sauf sur les champs de bataille, le César, à l'inverse de son modèle, déteste la plèbe. Loin de le conforter, les vivats d'origine trop populaire ne peuvent que l'amener, a contrario, à renoncer. Il tergiverse toutefois jusqu'au lendemain jeudi 22 juin. Au début de l'après-midi, il abdique en faveur du roi de Rome rebaptisé prince impérial. Les bureaux des deux Chambres viennent faire part à l'ex-Majesté de la reconnais- sance des pairs et des députés « pour son grand acte de patriotisme ». Le vendredi 23, les assemblées reconnaissent Napoléon II. Pourquoi ? Parce que M. Fouché, duc d'Otrante, a poussé M. de La Fayette à déterminer la Chambre basse à l'adoption de cette solution bâtarde Voici sous une plume savante, mais alerte, l'histoire et, risquons le mot, le roman des amours contrariées de la France et du Roi, de 1814 à nos jours. Jamais une telle entreprise n'avait été menée à bien. Comment et pourquoi la monarchie légitime a-t-elle grandi sous Louis XVIII et Charles X avant que de tomber au profit du régime de Juillet ? C'est l'histoire de la Restauration. Comment et pourquoi, après les 18 années de règne de Louis-Philippe, la nation a-t-elle divorcé du roi-citoyen? C'est l'histoire de la Monarchie de Juillet. Comment et pourquoi la fusion réalisée entre le comte de Chambord et le comte de Paris n'a-t-elle pas forgé une III Restauration ? C'est l'histoire des royalistes face à Louis Napoléon Bonaparte. Comment et pourquoi, après le refus du comte de Chambord d'adopter les trois couleurs, les royalistes fondent-ils une monarchie parlementaire sans roi ? C'est l'histoire de la «république des ducs» sous le maréchal de Mac-Mahon. Comment le royalisme a-t-il vécu ou survécu quand, à partir de 1877, la république apparut définitivement consolidée? C'est l'histoire du boulangisme qui affaiblit la cause, du Ralliement prôné par Léon XIII qui éclaircit les rangs du royalisme, de l'avènement de et de l'Action française qui lui redonnent hauteur et vigueur, de la condamnation de l'Action française, du dilemme Vichy-Alger, et enfin de la place actuelle du royalisme dans le combat des idées. Jean-François Chiappe ressuscite les événements et les comportements, brosse les portraits des grands acteurs, analyse les mentalités des Français. Il le fait avec cette élégance de style, cette finesse et cette rigueur qu'ont saluées aussi bien des universitaires de haut rang que des conteurs de grand souffle, et qui lui ont valu la plus haute distinction décernée à un historien, le premier Prix Gobert de l'Académie française. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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