L'empire Toucouleur. 1848-1897
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Yves-J. Saint-Martin L'Empire toucouleur 1848-1897 Le livre africain 13, rue de Sèvres, Paris-50 (c) Le livre africain, Paris, 1970. A M. Gabriel DER/EN, à qui ce petit livre doit beaucoup. Avant-Propos Ce petit livre a pour objet de combler une lacune et de réviser un procès. Combler une lacune : il n'y a pas d'étude récente et suivie, en français, sur le sujet que nous abordons ici. On trouvera, certes, bon nombre d'articles de détail, des récits déjà anciens, mais pas de travail d'ensemble sur cet Empire toucouleur dont cependant tous les manuels d'histoire, et pas seulement en Afrique, rappellent l'existence. Réviser un procès : beaucoup de ce que l'on a pu écrire, en France surtout, sur El Hadj Omar et Ahmadou, est entaché de parti pris, parfois même de partialité haineuse et chauvine, marque d'une époque où l'on ven- geait sur le Niger les insultes subies sur le Rhin. La plume des chroniqueurs s'est souvent montrée injuste, les jugements hâtifs abondent, l'incompréhen- sion est étendue. Archives en mains, et avec l'aide des traditions recueillies du Fouta-Toro au Masina, ce livre tente de voir clair dans une histoire souvent embrouillée à plaisir, et de rétablir une vérité longtemps obscurcie. Nous ne prétendons pas avoir fait œuvre définitive ; nous souhai- tons simplement être utile, et que soit reconnue notre sincérité. LE FOUTA-TORO I Introduction Les Toucouleur: le pays et les hommes Le pays. Le cours moyen du fleuve Sénégal est constitué par une large val- lée alluviale, qui s'étend sur une longueur d'environ six cents kilomètres, de- puis le moment où le cours d'eau quitte les terrains anciens, en aval de Bakel, jusqu'à celui où il commence à construire son delta intérieur, un peu en amont de Dagàna. Cette vallée, que la crue annuelle du fleuve inonde sur plusieurs kilomètres de large, forme, en période de maigre, un ruban de verdure et de champs cultivés qui contraste avec l'âpreté des steppes environnantes. On l'a souvent comparée à l'Egypte ; mais il faut se garder d'exagérer sa fertilité. D'autre part les régions qui la cernent au nord et au sud, Chemama mauri- tanienne et Ferlo sénégalais ne sont pas de véritables déserts et tolèrent une certaine activité agricole et pastorale. Mais les terres de la vallée moyenne du Sénégal, par la possibilité d'y faire des cultures de décrue, tranchent par leur prospérité avec les pays voisins, et ont de tout temps concentré les établisse- ments humains. On y distingue généralement trois zones d'inégale largeur : le fondé, suite de bourrelets de crue d'une vingtaine de mètres de hauteur qui dominent le lit mineur du fleuve et où s'élèvent les villages de pêcheurs et de bateliers ; le oualo, suite de dépressions inondées régulièrement entre décembre et janvier, et qui font suite vers l'intérieur des terres au fondé ; sur cette bande de quelques kilomètres de large, on pratique la culture du mil, des melons d'eau, des oignons et de divers légumes, attestées dès le xf siècle par El Bekri ; d'autres s'y sont ajoutées depuis. Enfin, le diéri est un second ensemble de bourrelets, marquant ici l'ultime limite des hautes eaux. Il porte les principaux villages, reliés entre eux par des pistes praticables presque toute l'année. Sur ce diéri on fera les cultures d'hivernage qu'une pluviosité variant de 350 à 600 millimètres rend possibles, sinon plantureuses. Au-delà, vers le sud, ce sont les brousses du Ferlo, parcourues par les nomades éleveurs de moutons, de chèvres, et de bœufs. Entre le lit mineur du fleuve et les steppes pastorales, les agricul- teurs noirs sont installés depuis des millénaires ; et l'aspect riant de leur pays, après la traversée des espaces sahariens, a frappé les voyageurs et les premiers chroniqueurs arabes. Au bord du « Nil des Noirs (1) », on pouvait rompre enfin avec les privations de toutes sortes qu'imposait le désert. Dans le pépie- ment et l'envol d'innombrables oiseaux, une fois franchies vers le sud les ber- ges boisées du fleuve où s'affairent piroguiers et pêcheurs, on arrive dans une terre bénie d'Allah, où deux récoltes successives, celle du diéri, puis du oualo, font manger les hommes à leur faim. En témoignent les greniers à mil qui en- tourent de leurs cylindres pansus les villages de cases rondes coiffées d'un cône de paille, et les longues théories d'animaux domestiques qui vont boire au fleuve ou s'assemblent autour des mares. C'est le pays de Tekrour, dont le nom est cité par El Bekri, et plus tard par El Edrisi, comme celui du plus ancien royaume noir islamisé. De ce Tekrour, et de ses habitants, le français, sans doute par l'intermédiaire du wolof, a tiré le vocable Toucouleur, — en anglais Tokolor. Les hommes. « ... Le pays offre une suite ininterrompue de lieux habités jusqu'à l'océan. Vers le sud-ouest se trouve la ville de Tekrour, située sur le Nil, et habitée par des nègres qui naguère étaient païens et ado- raient des idoles. Ouardjabi, fils de Rabîs, qui devint leur souve- rain, embrassa l'islamisme ; il mourut en 432 (1040-1041 de l'ère chrétienne). Aujourd'hui, les habitants de Tekrour professent l'isla- misme. De Tekrour on se rend à Silla, villa bâtie comme la pré- cédente sur les deux bords du Nil. Ses habitants sont de la religion musulmane, à laquelle ils se laissèrent convertir par Ouardjabi, que Dieu lui fasse miséricorde (2). » La conversion des Noirs du Tekrour serait donc antérieure à l'action des Almoravides, dont ils furent plus tard les alliés ; elle peut être attribuée à l'influence des marchands maghrébins attirés par la réputation du royaume de Ghana dont le Tekrour était alors tributaire. Selon les traditions locales, les réfractaires à l'Islam auraient émigré vers le sud, et seraient les ancêtres des Sérer, encore partiellement animistes aujourd'hui. L'islamisation n'empêcha pas les Toucouleur d'avoir à subir des dominations païennes. Celle des Peul, dont ils parlent la langue, —ils s'inti- tulent eux-mêmes « haal-poularen », les poulophones, — fut la plus durable, au point qu'on a pu parfois confondre les deux groupes. Le nom de Tekrour s'est ainsi progressivement effacé devant celui de Fouta. Les « Fouta » sont les pays où l'on parle peul, Fouta sénégalais, ou Fouta-Toro ; Fouta guinéen ou Fouta-Djalon. Mais les Toucouleur sont, bien plus sûrement que les Peul, de sang noir. Ils appartiennent au sous-groupe sénégalais de l'ensemble souda- (1) C'est le nom que les Arabes donnaient au Sénégal — et aussi au Niger ! (2) EL BEKRI, traduction de Slane, rééditée à Paris chez Adrien-Maisonneuve, 1965, p. 324. La Description de l'Afrique Septentrionale date de 1068. nais (1). Cependant ils ont subi de nombreux métissages ; leur longue coha- bitation avec les Peul et aussi leur voisinage avec les Maures valent à bon nombre d'entre eux un teint plus clair et des traits moins négroïdes que ceux de leurs voisins wolof ou sérer : des Négro-Berbères, en quelque sorte. La religion musulmane et la vie sédentaire furent cependant les plus sûrs ferments de leur originalité et de leur unité. Leur désir d'illustrer et de répandre l'Islam, comme la défense de leur terroir contre les incursions des Maures ou des Peul, firent des Toucouleur des guerriers et des prédica- teurs. Ils contribuèrent à la conversion des grands empires soudanais, Mali, Songhaï, et plus tard à celle de toute la région comprise entre l'Atlantique et le Tchad. Aujourd'hui encore les noms de Malik Sy, de Maba Dyakou, d'Ousman d'an Fodio résonnent puissamment dans les cœurs des musul- mans d'Afrique occidentale. L'organisation politique. Le territoire de l'ethnie toucouleur, le Fouta sénégalais, est étiré en longitude. Cette particularité, et la disposition des terroirs divisés en zones de cultures de décrue et zones de cultures d'hivernage parallèles au fleuve, ont entraîné un découpage politique en petites unités autonomes dont les fron- tières sont perpendiculaires au lit mineur du Sénégal : ainsi chacune de ces unités dispose d'une tranche de chaque terroir, fondé, oualo, diéri. Il s'est donc assez vite constitué des « pays », qui formeront plus tard les émirats du Dimar, du Toro, du Lao, des Irlabé, du Bosséa, du N'guénar et du Damga. Le nom même de Fouta-Toro donné à l'ensemble, vient du petit royaume de Toro qui dès le xve siècle, autour de sa capitale Guédé, s'est distingué le plus nettement des autres : c'est dans ce Toro, cœur de l'ethnie toucouleur que naquit à Halwar, à l'est de Podor, vers 1797, celui qui devait être le dernier des grands conquérants et des grands prophètes de son peuple : Omar Saïdou Tall, le futur El Hadj Omar. Vingt ans avant la naissance d'Omar, le Fouta avait connu une crise grave, et sa structure politique s'était singulièrement modifiée. Depuis le xvie siècle, la dynastie peul des Denianké, fondée par Koli Tinguéla, dominait le pays. Ces souverains peul étaient généralement païens, et même ceux qu'une islamisation de surface avait pu conduire à adopter des noms et des usages musulmans avaient conservé de nombreuses pratiques animistes. Le souverain peul du Fouta portait le titre de silatigui, ou saltigui, que les Européens déformèrent en siriatique, ou cheyratick. C'est ainsi que le désignait Le Maire, dans son Voyage aux Isles de Cap Verd, Sénégal et Gambie, publié en 1695.