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Ténèbre et lumière sur Jérusalem PAR VINCENT QUÉAU 75 EXPOSITION

PALAIS DES BEAUX-ARTS, LILLE. DU 23 AVRIL AU 12 JUILLET 2010.

Finoglio, un maître du baroque napolitain. Commissariat : Alain Tapié, assisté de Régis Cotentin. Scénographie : Alain Fleischer. de vastes décorations à fresque pour les ordres reli- Maître méconnu de la première effusion gieux de la province. Le chemin des deux hommes se croise en 1622 à l’occasion des noces du comte napolitaine, Paolo Finoglio livre divers d’Acquaviva avec la nièce du cardinal de Naples lors de la décoration de l’alcôve du château où Finoglio chefs-d’œuvre dans une suite inspirée brosse une suite de la vie de Jacob. Regagnant sa de la poésie du Tasse et déploie joutes liberté pour peindre les fresques de la chartreuse de Naples, il revient à Conversano pour décorer la équestres, jardins enchantés et bûchers chambre des comptes du château avec dix grandes toiles inspirées des aventures de Tancrède, Renaud presque lestes dans un lyrisme enflammé et Herminie… Toiles de la maturité, elles illustrent ce théâtre de la violence des passions qui, de Poussin à dévolu à la couleur. Rembrandt, multiplie durant tout le siècle les Caton, les Cléopâtre et les Marie-Madeleine dans un aban- À l’orée du XVIIe siècle, alors que la ressource mytho- don au sublime dont seul le Tasse se montre digne logique pouvait déjà sembler éculée à certains beaux parmi les auteurs modernes. La commande accom- esprits en perpétuelle quête de renouveau, la poésie plie, Finoglio s’abîme de nouveau dans la peinture épique du Tasse apparut aux peintres comme un religieuse et fournit largement les établissements de expédient formidable pour contenter les caprices de la région jusqu’à son décès en 1645. Progressivement leurs mécènes. Aucune école n’y échappa et celle relégué comme maître de deuxième plan, il bénéfi- de Naples pas plus qu’une autre, quoique cette der- cie depuis la réunion des dix toiles de La Jérusalem nière, entraînée dans les éruptions du baroque sur le délivrée en 1974 d’une réhabilitation comme peintre chemin réaliste de Caravage, pût sembler bien placée majeur d’une province hissée en capitale par le pour ne pas capituler face au caprice littéraire… Lors mécénat de la famille d’Acquaviva. Réalisant la de ses passages en 1607 puis en 1609, ce maître y synthèse entre le baroque napolitain naturaliste et avait effectivement montré une manière austère et les dogmes coloristes venus de Rome et Bologne, luministe où les ténèbres ambiantes pourraient sem- la qualité picturale du cycle admet également une bler inconciliables avec le merveilleux participant aux méditation des maîtres de la Renaissance qui lui aventures des braves de Godefroy de Bouillon lors de confère une sincérité éloquente et une solide acuité. la première croisade. Mais la modernité du poème Œuvre majeure du décor profane de l’Italie baroque, demeure que son histoire s’inscrit dans une proximité elle lie la première manière napolitaine sublime et réaliste bien plus convaincante que celles d’Homère, pathétique au souffle héroïque de Luca Giordano et Thucydide ou Suétone… Poésie en manière de roman, Francesco Solimena. La Jérusalem délivrée présente aussi tous les avan- tages du récit voué à l’exaltation des sentiments ; le paysage de guerre y ourdit des intrigues amoureuses où l’honneur, les vertus et le devoir s’enchevêtrent, Pour toutes les œuvres reproduites : animant tour à tour différents héros dont Renaud Paolo Finoglio occupe la place centrale. Ainsi en 1634, alors que Gerusalemme Liberata (La Jérusalem délivrée). Paolo Finoglio en reçoit la commande pour le château Entre 1642 et 1645, huile sur toile, environ 255 x 312 cm. de Conversano, la vogue de l’iconographie empruntée Pinacoteca del Castello, Conversano, Italie. au Tasse n’en est qu’à son enfance… Rien d’étonnant à ce que le comte Giangirolamo II d’Acquaviva fasse Double page précédente : le choix de cette histoire à la mode : ne descendait-il Raymond de Toulouse affronte Argant en duel. pas de Tancrède de Lecce, roi de Sicile et preux croisé, ainsi que de Giulio Antonio I, mort en héros à cette bataille d’Orante qui libéra les Pouilles d’une invasion turque ? Nul doute que le choix du cycle de dix panneaux n’ait émané de ce mécène, grand feudataire d’Espagne dans le royaume de Naples et EXPOSITION agent de la répression contre Masaniello en 1647- LES CHANTS SONT EXTRAITS DE : 76 1648 qui, en outre, transforma une ville secondaire en véritable foyer de la culture baroque et assembla une riche collection où Raphaël côtoyait Le Guide. Formé Le Tasse. aux alentours de 1610 à Naples dans l’atelier de La Jérusalem délivrée, 1581. Battistello Caracciolo, un contempteur sévère de la Traduction par Charles-François Lebrun, manière caravagesque, Finoglio ébauche sa carrière GF Flammarion, Paris, 1997. en rayonnant autour de la capitale jusqu’à Salerne et Pouzzoles où il peint des tableaux d’autel comme ou quelcrime les aconduits ausupplice ?” son amant. “De grâce, dit-elle à un vieillard qui est à ses côtés, de grâce, dis-moi quels ils sont ? Quel sort plus vifl’intéresse àcelle qui neparaît pointaffligée.Elle est émuedesonsilence plusquedeslarmesde [43] Clorinde s’attendrit :elle les plainttous deux,elle leur donne àtous deuxdespleurs ; maisunsentiment de mourir,netientdéjàplus àterre. larmes de pitié, s’il gémit, ce n’est point sur lui-même. Sophronie muette, les yeux fixés au ciel, même avant sements d’Olinde,etuncourage plusmarqué dansle sexe le plusfaible. Maisles larmesd’Olindesontdes [42] Lafoule recule àsonaspect:elle s’approche dubûcher ; elle observe le silence deSophronie, les gémis- marque, oncroit reconnaître Clorinde ; etc’est Clorinde elle-même. qu’il arrive d’unerégion lointaine. Untigre est sursoncasque, etattire tous les regards. Àcette illustre [38] Cependantunguerrierparaît :ilaunairimposantetaltier. Sonarmure, seshabitsétrangers annoncent Olindo eSofronia (OlindeetSophronie) CHANT II

77 EXPOSITION 78 EXPOSITION ombres delamort.Elle semble dire :“Le Ciels’ouvre etjevais enpaix.” sacrées qu’ilprononce, Clorinde seranime ; elle sourit,unejoiecalme sepeintsur sonfront etyéclaircit les le presse, ilsehâte de rendre àsonamante unevieimmortelle pourcelle qu’illuiaôtée.Ausondesparoles [68] Ilallaitmourir ; maissoudainilrappelle toutes ses forces autour de son cœur :étouffant ladouleur qui mouvement :ôfatale vue,funeste reconnaissance ! le casque etqu’ildécouvre le visageduguerrierinconnu :illavoit, illareconnaît ; ilreste sansvoix, sans et revient tristement s’acquitter d’unsaintetpieuxministère. Ilsent trembler sa main, tandis qu’ildétache [67] Nonloin delàunruisseau jaillitenmurmurant duseindelamontagne :ilycourt, ilremplit soncasque, bant unrayon céleste l’éclaire :lavérité descend danssoncœur, et d’une Infidèle enfait uneChrétienne. […] [65] Tancrède poursuit sa victoire et, lamenace àlabouche, illapousse, illapresse ; elle tombe, mais en tom- inondé :elle sesentmourir ; sesgenouxfléchissent etsedérobent souselle. la pointe desonépée.Lefer s’y enfonce ets’abreuve desonsang,l’habit quicouvre sagorge délicate enest [64] Maisenfinl’heure fatale quidoitfinirlaviedeClorinde est arrivée :Tancrède atteint sonbeauseinde Tancredi dàilbattesimoaClorinda CHANT XII (Clorinde reçoit le baptêmedeTancrède) son miroir desbeauxyeux desamaîtresse. le cristal entre les mains de son amant ; ses yeux tout brillants de plaisir y cherchent son image ; Renaud fait [20] Au côté de Renaud pendait un miroir, confident discret des amoureux mystères : se lève, elle met leurs jeuxetleurs ivresses. âme s’envole etpasse dansle seindesonamante. Lesdeuxguerriers, del’asile quiles cache, contemplent vers lui,elle luidonnedesbaisers deflamme,elle encouvre etsesyeux etseslèvres ; illuisemble queson [19] Desesregards avides,ildévore sonamante, et,enladévorant, ilsemineetconsume. Elle s’incline gazon ; Renaudest couché danssesbras. un nouvel objetafrappé leur vue :ilscroient voir… ilsvoient Armide etson amant.Elle est couchée surle toujours plusaustères, ilsferment leurs âmes àl’attrait duplaisir:leurs yeux errent àtravers le feuillage : [17] Aumilieudecette tendre mélodie, aumilieudetant d’objetsvoluptueux, les deux guerriers s’avancent : eArmidanelgiardino incantato CHANT XVI (Renaud etArmidedansle jardin enchanté)

79 EXPOSITION 80 EXPOSITION et assise surce rivage, jeverse despleurs aulieudeme venger…” différé safuite !… Dansl’état horrible oùj’étais, ilnem’apasdonnéle moindre secours… etjel’aime encore… et le silence :“Ilest parti ! dit-elle… ilapumelaisser expirante ences lieux ! Letraitre d’unmomentn’apas [63] Revenue àelle-même, Armide regarde autour d’elle ; ses regards nerencontrent partout quelasolitude fend les flots :ilales yeux fixés surle rivage ; maisbientôt le rivage sedérobe àsesyeux. comparaison le retient ; maisunedure nécessite luicommande etl’entraîne. Ilpart ; déjàlabarque légère [62] Quefera-t-il ? Doit-illaisser cette infortunée mourante surunsable désert ? Lasensibilitél’arrête, la Rinaldo partedall’isola incantata CHANT XVI (Renaud partdel’île enchantée) due, forcenée, elle accourt. À lavuedecette tête pâle, décolorée, maisbelle encore, elle s’élance et seprécipite. [104] À ces cris douloureux, au nom de Tancrède, l’infortunée princesse (Herminie) sent déchirer son cœur : éper- autre :“Ah ! c’est unChrétien, dit-il” ; ils’approche, ildétache le casque :“Ciel ! c’est Tancrède ! c’est monmaître !” [103] Àsesarmes,ilsle reconnaissent pourunInfidèle ; Vatrin s’éloigne. Plusloin, sesyeux enrencontrent un sur lapoussière, le visage tourné vers le Ciel,etqui,tout mortqu’ilest, semble menacer encore. aperçoivent destraces sanglantes ; bientôt ilsvoient dansdesflots desangungigantesque guerrier,étendu Au moment où le soleil allait éteindre ses feux dans l’Océan, ils arrivent dans un lieu voisin de Solime : ils [102] Vafrin la(Herminie)conduisait pardessentiers détournés, etparlavoie lapluscourte etlaplussûre. s’épaissit sursesyeux ; enfinils’évanouit, etdanscet état, onpeutàpeinedistinguer le vainqueur duvaincu. sur laterre, satête sepencheets’appuie sursamaindéfaillante. Tout semble tourner autour delui ; unvoile [28] Déjà,il(Tancrède) nepeutplus sesoutenir, underniereffort achève d’accabler salangueur:ils’assied Erminia ritrova Tancredi ferito CHANT XIX (Herminie retrouve Tancrède blessé)

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