Le Poème Arabe Moderne
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Le poème arabe moderne Anthologie établie et présentée par Abdul Kader El Janabi 1 Sans remords, le poème moderne Ma gorge est pleine de coupures de papier De strates de glace Et toi, eau séculaire, Eau vive, comme je t’aime. Mohammed al-Maghout Tardivement délestée de l’idéal arabique, la poésie arabe est devenue poème. Issu d’une rupture conceptuelle imposée par la radicale mutation du monde urbain, le poème moderne invente une langue approximative en s’émancipant des formes de rhétorique dominantes. La poésie occidentale lui révéla la fécondité de ces mots impurs ou vulgaires que la prosodie classique avait bannis - des mots fauteurs de troubles comme n’en posséda jamais l’éloquence. Reprenant le langage à son point de départ, le poème moderne déchire le voile d’une grammaire puritaine. Il brouille les traces du sacré et dépose ses empreintes profanes. Les poètes qui, aujourd’hui, redécouvrent tout simplement « le langage qui sert, depuis des dizaines de siècles, à réparer les dégâts causés par le Verbe »1, sont des dieux à la recherche d’eux-mêmes. Leur auréole est déjà dans la fange du macadam. Le legs du passé Dans son Discours sur l’Histoire universelle, Ibn Khaldun se faisait l’écho d’une tradition arabe sur la manière d’apprendre la poésie, discipline élémentaire longtemps adoptée unanimement par les poètes arabes. « D’abord, dit-il, il faut avoir étudié à fond ce qu’est le genre poétique chez les Arabes. C’est de là que naîtra dans l’âme une habitude qui sera comme le métier sur lequel le poète mettra son ouvrage. On retiendra par cœur un choix des vers les plus vrais, les plus purs et les plus variés [...] Les poètes qui ignorent leurs devanciers font de mauvais vers. Car, à l’éclat comme à la douceur, il faut le secours de la mémoire. Ceux qui n’ont rien appris par cœur ne peuvent rien faire de bon. Ils écrivent des vers médiocres et feraient mieux de s’abstenir. Au contraire, celui qui est imprégné (des vers anciens) et a aiguisé son esprit à l’image des grands modèles, celui-là peut se mettre à faire des vers, car l’exercice constant entretient en lui l’habitude acquise de la rime. On a souvent dit que le poète devrait oublier ce qu’il a appris, pour se débarrasser des influences extérieures, car, une fois celles-ci écartées, elles laissent leurs traces dans l’esprit, où se grave le « modèle » (littéraire) : c’est comme un métier, sur lequel il n’y a plus qu’à tisser les mêmes mots [...] Dès que son premier vers prend forme, le poète doit avoir sa rime bien en tête, car c’est sur elle que reposera tout son poème, d’un bout à l’autre. S’il la perd de vue, il lui sera difficile de la mettre à sa place, tant elle est intraitable et rebelle. Si un vers est heureux, mais ne convient pas au poème en cours, il faut le réserver pour plus tard. Chaque vers est autonome et, tout ce qu’il faut faire, c’est de le mettre dans son contexte. Le poète a 1 Georges Henein, L’esprit frappeur, Paris, Encre, 1980, p. 43. 2 le choix, pour faire comme il lui plaît. Quand le poème est fini, l’auteur le revoit avec soin, d’un œil critique. S’il ne le trouve pas bon, qu’il le rejette ! Mais un poète aime toujours ses propres vers, qui sont le produit de son esprit et la création de son talent. Le poète ne doit employer que les locutions les plus correctes et une langue pure : car la licence poétique est inadmissible sur le plan linguistique. Il doit en éviter l’usage, qui l’empêcherait d’être éloquent. Les maîtres de cet art n’ont-ils pas interdit au poète musulman (muwallad, qui désigne, en littérature, les premiers poètes arabes au début de l’Islam) l’emploi de ces licences, car ce n’est qu’en les évitant qu’on peut atteindre la perfection ? Il faut aussi se garder des locutions trop compliquées et préférer les phrases simples, au sens plus clair que celui des mots, pris à part, qu’elles contiennent ? De même, il n’est pas bon de vouloir exprimer trop d’idées dans un seul vers ; cela le rendrait trop difficile à comprendre. Le meilleur vers est celui dont les mots s’accordent aux concepts qu’ils expriment et qu’ils dépassent même en plénitude. Trop d’idées surchargent le vers : l’esprit, qui se plonge dedans, doit se livrer à un véritable travail (d’exégèse) et le lecteur y perd le goût du véritable sens et de l’éloquence du poème. La poésie n’est facile que quand l’esprit saisit les idées plus vite que les mots. Nos maîtres reprochaient à Ibn Khafaja, poète de l’Espagne orientale (mort en 1139), de vouloir accumuler trop d’idées dans ses vers. Ils accusaient aussi al-Mutanabi et al-Ma’arri de ne pas se conformer aux modèles des Arabes et de faire, au lieu de poésie, de la prose rimée qui est inférieure. Le seul juge, en ces matières, c’est le goût de chacun. Enfin, le poète doit se garder des termes recherchés et prétentieux, aussi bien que des mots vulgaires, usés à force de servir, et qui retireraient toute éloquence à son poème. Il courrait le même risque en employant des idées trop banales, qui l’éloigneraient du bon style. Il ne dira donc pas que ‘le fer est chaud’, ou que ‘le ciel est au-dessus de nous’. Moins un poème est chargé de sens, et moins il a les chances de l’éloquence, puisque la trivialité et l’éloquence sont aux deux extrêmes. Par conséquent, il est rare de trouver de beaux vers sur des sujets mystiques ou prophétiques, sauf chez les plus grands écrivains. En effet, même pour de courts morceaux, la tâche est rude, tant les idées en sont devenues communes et vulgaires. Une fois tant de conditions réunies, si l’on ne réussit pas à faire des vers, il faut s’y reprendre encore et encore, car le talent est comme le pis d’une vache, qui ne donne du lait que lorsqu’on le trait, mais qui se tarit et se sèche s’il est abandonné. »2 Au cours d’une promenade dans le bazar de Bassora, le grammairien arabe d’origine persane, al-Khalil ibn Ahmad al-Farahidi (mort vers 791), ayant noté la cadence des coups de marteau des dinandiers, réussit à divulguer le rythme de composition de la poésie préislamique. Il établit ensuite les règles de la prosodie, distinguant 16 types de mètres spécifiquement nommés (tawîl, basît, madîd, kâmil, wâfir, radjaz, etc.), chacun relevant d’un vers au nombre fixe de pieds, à la rime unique et divisée en deux hémistiches séparés l’un de l’autre par un blanc typographique monotone. Sur ces principes, les poètes arabes classiques produisirent toutes sortes de chefs- d’oeuvre, élégiaques, satiriques, érotiques, bachiques, gnomiques ou encore mystiques. Cette prosodie a également connu de remarquables renouveaux, comme 2 Ibn Khaldoun, Al Muqaddima, Paris, Sindbad, 1997, pp. 1108-1110. 3 l’école de Badi‘ (Trope) à l’époque abbasside, qui exposait une nouvelle vision de son temps à travers une recherche poétique sans précédent : rhétorique mesurée, figures élaborées, raffinement du style, langage fouillé, questionnements insolites. Cependant, ni les tentatives audacieuses pour érotiser les thèmes poétiques de Bachchar ibn Burd (mort en 783), ni la poésie libertine d’Abou Nuwwâs (mort vers 810), ni les recherches innovantes d’Abou Tammâm (804-846), ni l’idéalisation de la vie bédouine d’al-Mutanabbi (915-965), ni même le pessimisme amer d’al-Ma‘rrî (979-1058) n’ont remis en question les règles khaliliennes. Le canon de la prosodie arabe énoncé par al-Khalil constituait le cadran solaire qui donnait l’heure des époques de splendeurs où l’âme des Arabes puisait ses références morales, sa science et sa sagesse. La prosodie arabe, véritable soupape de sûreté de la Révélation et de la Soumission, épuisa toutes les possibilités de son temps invitant même à la répétition, comme il advint avec l’ennuyeuse et monotone poésie de l’époque ottomane. Elle parvint à s’emparer des expériences les plus libres pour les reformuler en genres et les livrer ensuite aux exercices de styles lénifiants. Innovation mais dans les règles de l’art Les recherches approfondies des orientalistes ont dévoilé les trésors de la littérature arabe ancienne, tout comme l’énorme travail des linguistes chrétiens libanais a rendu accessible au plus grand nombre la richesse de la langue arabe. Cette production répondait à la nécessaire modernisation de la société que de nouveaux moyens de communication annonçaient. Dans ce contexte, croissait le désir d’en finir avec la trivialité et la monotonie meurtrières représentées par la plus grande partie de la poésie arabe durant la période ottomane. Un changement entraînait l’autre, les poètes et les penseurs travaillaient à de nouvelles formes d’expression. Au tournant du XIXe siècle, l’Égypte était le foyer de la renaissance (Nahda) remettant en question les fondements de la société arabe. Alors que s’opposaient les tenants de la séparation des pouvoirs temporel et spirituel et ceux qui plaçaient la société entière sous l’autorité exclusive du Livre révélé, Hafiz Ibrahim (1871-1932), Mohamad Sami al- Barudi (1839-1904) et le prince des poètes Ahmad Chawqi (1868-1932), redonnaient splendeur à la poésie arabe en inaugurant le ‘néo-classicisme’. Ce mouvement ranima la poésie arabe dans ses valeurs culturelles.