Sciences Po Lyon

Entre drapeau rouge et drapeau tricolore : Jean Ferrat et la chanson communiste française

Lucile Revelon

Mémoire de 4ème année Séminaire « Histoire politique des 19ème et 20ème siècles »

Sous la direction de M. Jean-Philippe REY.

Jury composé de MM. Gilles VERGNON et Jean-Pilippe REY

Date de soutenance : Jeudi 5 Septembre

2

Remerciements

Je tiens à remercier les deux professeurs ayant pris en charge le séminaire d’Histoire politique pour leur accompagnement tout au long de ce travail de recherche et pour les éclairages précieux apportés sur les méthodes de recherche en histoire. Je tiens également à remercier vivement M. Gérard Meys ainsi que M. Guy Thomas pour leur disponibilité et les précieux éclairages qu'ils ont apporté. Je remercie également les personnes que j'ai pu rencontrer à Antraigues :Bruno Fargier, Daniel Bastide, Michèle Saussac, Francesca Solleville et Jacques Boyer qui ont fait preuve d'un accueil chaleureux et dont l'aide a ét plus qu'appreciée. Enfin, je remercie ma famille pour leur soutien et leur apport à la relecture, ainsi qu'Eve Ruet pour sa précieuse aide pratique.

3

Sommaire

Remerciements ...... 3

PREMIERE PARTIE – L’identité ouvrière comme base de l’idéal communiste transnational ...... 12

Chapitre 1 – La défense des classes ouvrières, principe et raison de l’engagement...... 12

I. La condition ouvrière comme origine de l’engagement et identité première ...... 13

II. L’engagement communiste local plutôt que national ...... 22

Chapitre 2 – L’idéal communiste mondial en application ...... 27

I. Les combats internationaux propres à la culture communiste ...... 28

II. L’idéal communiste s’éloigne de ses bases territoriales ...... 34

DEUXIÈME PARTIE – La France comme horizon de l’idéal...... 47

Chapitre 3 - L’histoire de France entre cycle révolutionnaire et républicanisme...... 48

I. L’histoire française dans le prisme communiste ...... 48

II. L’universalisme républicain ...... 55

Chapitre 4 - La nécéssaire préservation de la France et de son indépendance...... 63

I. Ecologie, monde rural et paysages des classes populaires françaises ...... 64

II. « Exception culturelle de tous les pays, unissez-vous ! » ...... 658

Bibliographie : ...... 104

4

5

Introduction

Le 14 mai dernier, le secrétaire national du Parti Communiste Français Fabien Roussel se rendait en Ardèche dans le cadre d’un meeting de soutien à la candidate du parti aux élections européennes. Cependant, il a rajouté une étape à son parcours ardéchois puisqu’il s’est rendu dans le petit village d’Antraigues-sur-Volane afin d’y fleurir la tombe de Jean Ferrat. Le chanteur français, décédé en 2010, est en effet reconnu tant pour sa place au Panthéon de la chanson française que pour ses diverses prises de position politiques liées à son engagement aux côtés du Parti Communiste.

Cependant, la portée symbolique de Jean Ferrat dépasse largement le seul cercle des sympathisants communistes, comme en témoignent les hommages rendus à sa mort par une variété d’hommes et femmes politiques. Si évidemment le Parti Communiste réagit par le biais de sa secrétaire nationale d’alors Marie-George Buffet, qui salue alors le « chanteur dont le sens de l'humanité et de la justice a accompagné l'engagement de générations de militants »1, des réactions de la même teneur se retrouvent chez les dirigeants d’autres formations politiques de gauche, allant du Parti Socialiste au Nouveau Parti Anticapitaliste. En effet, la socialiste Martine Aubry évoque un « militant infatigable de la justice sociale » qui « aimait « Sa France », « chantait la beauté de ses paysages et l’air de liberté qui la traverse », tandis qu’Olivier Besancenot, chef de file du NPA, souligne que « de nombreux militants anticapitalistes perdent en plus du poète un camarade »2. Le Président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy, ainsi que son premier ministre François Fillion, pourtant d’une sensibilité politique opposée à celle de Ferrat, réagissent également, Fillion saluant le « chanteur populaire, engagé, toujours poète, ami d'Aragon » ayant « vécu par et pour la culture française ».

Outre ces réactions de la sphère politique, la mort de Ferrat suscite un réel mouvement d’hommage populaire. Ses obsèques sont retranscrites à la télévision nationale et plus de cinq mille personnes, soit dix fois la population d’Antraigues-sur-Volane où elles se déroulent, ont

1 AFP. (13 mars 2018). « Réactions : "Jean Ferrat incarnait la difficile synthèse entre la révolte et l'idéal" ». Le Monde. [en ligne], disponible à : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2010/03/13/jean-ferrat-n-a-rien- sacrifie-de-ce-qui-lui-tenait-a-c-ur_1318922_3382.html?fbclid=IwAR229_EX_JlaMxmvKa2eushPs7244JXs- HDQzK7Bi5psSNy35yO9li9BrJg

2 6 fait le déplacement pour y assister, témoignant ainsi d’un sentiment de proximité ressenti envers Ferrat. Par ailleurs, l’ancien maire d’Antraigues Michel Pesenti évoque les nombreuses lettres envoyées par des individus qui, n’ayant pas pu se rendre aux obsèques et n’étant pas en capacité de se déplacer jusquà Antraigues, expriment l’importance que Ferrat avait pour eux et joignent parfois une petite somme d’argent, demandant à la mairie d’acheter un bouquet afin de fleurir sa tombe. Ces gestes, tant par leur ampleur que par le dévouement dont ils font état, contribuent à rendre compte de la place qu’occupa Jean Ferrat dans le paysage culturel et social français, représentant une figure à la fois nationale et familière.

Ferrat est, de fait, un compagnon de route constant du Parti Communiste, dont il partage de nombreuses positions et qu’il n’hésite pas à soutenir publiquement bien que n’y ayant jamais été encarté.

De nombreux artistes et intellectuels, à partir de l’après-guerre, sont également attirés par l’idéal communiste et se rapprochent, pour un temps plus ou moins long, du PCF : cependant, le parcours de Ferrat présente plusieurs caractéristiques qui contribuent à le singulariser au sein de la nébuleuse culturelle gravitant autour du Parti Communiste.

D’abord, son engagement n’est pas un engagement résultant d’un parcours intellectuel mais d’abord dû à à sa condition sociale d’origine, en cela qu’il est issu d’un milieu modeste et qu’il travaille dès ses seize ans en tant qu’ouvrier en laboratoire3, expérience qui fait de lui, de fait, un membre de la classe ouvrière en ayant connu les conditions. Son engagement est aussi lié à son expérience traumatique de l’Occupation allemande, période qui voit la déportation et la mort dans le camp de concentration d’Auschwitz de son père et durant laquelle, alors adolescent, il est caché par des résistants communistes4 . Ce parcours personnel contribue à forger chez Ferrat une profonde croyance en l’idéal communiste ainsi qu’un lien affectif avec cet idéal.

Le qualificatif de « chanteur populaire » appliqué à Ferrat recouvre ainsi deux significations : il est d’abord populaire auprès du public, se plaçant aux côtés d’autres grandes figures de la chanson française de cette époque et se classant souvent dans les meilleures ventes de disques quand paraissent ses albums. Surtout, il est qualifié de chanteur populaire en raison de son milieu social d’origine mais également de sa dédication à représenter les classes

3 Belleret, R. (2012). Jean Ferrat, le chant d’un révolté. Paris: Archipoche, P64

4 7 populaires, puisqu’il se présente et est présenté comme leur porte-voix, s’attachant à leur défense tant dans ses chansons qui les dépeignent que dans ses prises de position.

Bien que n’étant pas un intellectuel mais un artiste, son statut de chanteur à textes lui permet toutefois de ne pas se cantonner à une position de divertissement, puisqu’il s’exprime via son œuvre sur de nombreux sujets, notamment politiques, qui lui sont contemporains. Son œuvre traite ainsi des bouleversements que subissent la gauche française et internationale et rejoint souvent les débats qui régissent la vie culturelle française dans son ensemble.

Enfin, ce qui achève de faire l’intérêt et la singularité de l’œuvre de Ferrat comme représentative d’un certain communisme est son attachement à l’histoire et à la mémoire. En effet, nombre de ses chansons traitent d’évènements présentés comme des moments fondateurs de la gauche française et internationale. Ce faisant, Ferrat contribue à inscrire son engagement dans le temps long, dépassant la période dont il est le contemporain pour se placer dans la continuation d’une lignée politique et historique. D’autre part, le succès populaire de nombre de ses chansons mémorielles (parmi lesquelles peuvent être citées « Nuit et brouillard », « Ma France » ou encore « Potemkine ») façonnent largement le rapport contemporain à ces événements.

Afin de pouvoir analyser pleinement la signification de l’engagement communiste de Ferrat, il convient d’abord de caractériser le contexte de cet engagement. D’abord, le contexte politique, social et culturel français, dans lequel Ferrat est ancré, puis le contexte communiste international qui amène une évolution.

Lorsque Ferrat est découvert par le public français, en 1961 avec l’album Deux enfants au soleil5, le PCF est encore dirigé par un de ses secrétaires généraux les plus emblématiques, Maurice Thorez. Il jouit d’une capacité mobilisatrice importante et d’un fort socle éléctoral (il obtient 22% des suffrages aux élections législatives), mais surtout d’une position de force culturelle majeure, tant en raison du nombre d’intellectuels et d’artistes qui y sont engagés que des organes culturels qui lui sont affiliés.

La trajectoire de Ferrat en tant que figure publique s’inscrit autour de deux bornes chronologiques déterminantes pour le Parti Communiste Français et ses compagnons de route.

5 Ferrat, J. (1961). Deux enfants au soleil. [CD] Decca.

8

En effet, il appartient à ce que le documentariste Yves Riou, dans son film Les artistes et le parti6, définit comme la nouvelle générations d’artistes compagnons de route qui apparaissent quelques années après la répression par l’URSS, en 1956, de l’insurrection de Budapest. Cette répression provoque en effet la désaffection de nombreux compagnons de route. Comme le souligne François Dosse dans le premier tome de sa Saga des intellectuels français, « si l’ébranlement de 1956 secoue bien des intellectuels du PCF, il est ressenti avec d’avantage d’intensité encore chez les compagnons de route »7. La nouvelle génération de compagnons de routes qui apparait à la suite de cet évènement, si elle n’en reste pas moins communiste, affiche les prémices d’une relative distanciation vis-à-vis de l’URSS. Sept ans après la « naissance » de Ferrat comme figure publique survient une autre rupture, encore plus retentissante, entre les compagnons de route et le Parti : l’écrasement par l’Armée rouge du Printemps de Prague. Si cet événement constitue une borne chronologique déterminante pour de nombreux compagnons de route qui délaissent alors le PCF, elle n’en constitue pas une pour Ferrat. En effet, l’engagement envers l’idéal communiste perdure jusqu’à la fin de sa carrière. Ferrat sort son dernier album composé de textes originaux, Dans la jungle ou dans le zoo8, en 1991, puis quatre ans plus tard son ultime album 9 sur lequel il met en musique des poèmes d’Aragon. Ses apparitions publiques se raréifient au début des années 2000, avant de s’interrompre jusqu’à son décès en 2010. Dès lors, la dernière grande borne chronologique qui encadre la carrière de Ferrat est la chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du régime soviétique qui en découle, qui représente pour les communistes, malgré une opinion de plus en plus défavorable à l’URSS, une perte de repères considérable.

La position singulière de Ferrat dans le paysage culturel et politique nécéssite, afin d’être comprise dans sa globalité, l’analyse de plusieurs types de sources.

6 Les artistes et le parti (1945-1968). (2013). [DVD] Directed by Y. Riou and P. Pouchain.

7 Dosse, F. (2018). La saga des intellectuels français 1944 - 1989. A l’épreuve de l’histoire 1944-1968. Gallimard, P267

8 Ferrat, J. (1991). Dans la jungle ou dans le zoo. [CD] Temey.

9 Ferrat, J. (1994). Ferrat 95. [CD] Temey.

9

D’abord, il convient d’analyser ce qui constitue pour la forme d’expression privilégiée de ses convictions et de ses engagements, à savoir les textes de ses chansons. Ceux-ci comportent à la fois des prises de position assumées sur des évènements qui lui sont contemporains, des références mémorielles permettant de replacer son engagement dans une une lignée historique et politique, des hommages à la culture populaire se présentant sous des formes variées ainsi que des réflexions sur sa propre position. Ces textes ne relevant pas du spontané mais au contraire d’un réel travail d’écriture, leur étude s’avère extrêmement révelatrice.

Son statut public faisant de lui une personnalité médiatique de fait, il convient également d’étudier la manière dont Ferrat est dépeint, tout au long de son existence publique, dans les reportages télévisuels qui lui sont consacrés. Ces émissions, ainsi que les interviews accordées par Ferrat, offrent un complément aux prises de position affichées dans ses chansons puisque les questions qui lui sont posées invitent souvent à l’approfondissement des thèmes abordés.

Afin d’éclairer la relation de Ferrat à son métier de chanteur, ses prises de position au sein et à propos de la profession ainsi que ses relations avec le monde artistique en général (et notamment avec la nébuleuse artistique communiste), il s’est avéré profitable d’interroger plusieurs personnalités ayant travaillé avec lui dans différentes configurations : son imprésario et producteur Gérard Meys, son parolier Guy Thomas, son collaborateur de longue date Jacques Boyer ainsi que sa collègue et amie la chanteuse Francesca Solleville. Les échanges ainsi réalisés ont permis une analyse compréhensive de la place occupée par Ferrat dans le monde du spectacle et de ses positions sur celui-ci.

Enfin, en ce qui concerne le rapport de Ferrat au communisme, outre ses prises de position publiques, les entretiens réalisés avec des militants communistes ardéchois l’ayant cotoyé de son vivant offrent un éclairage non négligeable non seulement sur ses rapports concrets au PCF (à l’échelle locale comme nationale) mais également sur les représentations qui lui sont apposées à travers le prisme communiste.

L’engagement communiste de Jean Ferrat ne saurait se contenter de faire écho à l’histoire des compagnons de route du PCF, bien qu’il soit représentatif notamment de ses moments de ruptures. Ferrat opère en effet plusieurs synthèses a priori périlleuses en juxtaposant des élements à première vue paradoxaux.

10

La première de ces synthèses est la synthèse entre le monde intellectuel et le monde ouvrier : Ferrat est en effet toujours qualifié de chanteur populaire mais son œuvre suit le mouvement général des intellectuels engagés au Parti, surtout en ce qui concerne la relation à l’international.

La deuxième synthèse, la principale, opérée par Ferrat est celle détaillée par Marc Lazar dans son ouvrage Le communisme, une passion française10, qualifiée de « mariage détonnant entre l’internationalisme et la nation ». Cette figure de style se réfère à la stratégie du Parti Communiste Français de l’après-guerre réussit à convoquer autour de lui tous les symboles de la nation française et s’en présente comme l’ardent défenseur, devenant le chantre d’un certain nationalisme de gauche. Ce nationalisme de gauche exercé par le PCF de l’après-guerre glorifie la conscience nationale française, et trouve son origine dans la Révolution française. La promotion de la France par le PCF, qui s’attache à faire nation afin de ne pas être vu comme un parti de l’étranger, passe par le biais de l’histoire mais aussi de la mise en valeur de la France populaire. Or, les réactions à la mort de Ferrat le montrent bien, le chanteur achève plus que quiconque cette synthèse entre mouvement ouvrier et communiste transnational et glorification de la France.

L’examen des synthèses pourtant délicates opérées par Ferrat pose finalement l’interrogation suivante : comment s’opère chez Jean Ferrat la synthèse entre idéal communiste transnational et nationalisme de gauche ?

La défense internationale des classes ouvrières est à l’origine de l’engagement communiste chez Ferrat : il s’attache à les défendre, et chante l’idéal international qui les caractérise.

Toutefois, la France est pour Ferrat le seul pays apte à représenter réellement l’idéal communisme : il fait donc état d’abord du rayonnement de son histoire avant de montrer la nécessité de son indépendance.

10 Lazar, M. (2002). Le communisme, une passion française. Paris: Perrin.

11

PREMIERE PARTIE – L’identité ouvrière comme base de l’idéal communiste transnational

Chapitre 1 – La défense des classes ouvrières, principe et raison de l’engagement.

Avant même d’être une position revendiquée comme communiste, l’engagement de Ferrat a pour origine la condition ouvrière et la défense des classes populaires: cette origine conditionne également par la suite la manière qu’a Ferrat d’envisager l’engagement auprès du Parti Communiste. D’abord, Ferrat s’atteindre à dépeindre avec réalisme les conditions ouvrières, en devenant le porte-voix et faisant preuve d’un certain ouvriérisme. Sa proximité ressentie et affichée avec la classe ouvrière modèle son engagement communiste, qui prend avant tout la forme d’un engagement social et syndical ancré au niveau local, les relations concrètes avec le Parti au niveau national relevant plus de l’affectif que d’un engagement structuré.

12

I. La condition ouvrière comme origine de l’engagement et identité première

Les sympathies communistes de Jean Ferrat sont fondamentalement ancrées dans la défense de la classe ouvrière dont il est lui-même issu. Cette défense s’articule, dans ses chansons comme dans ses prises de position, en trois pans: il s’agit tout d’abord de procéder à une certaine glorification de la classe ouvrière à travers l’apologie de ses us et coutumes et de ses conditions matérielles, n’allant pas sans évoquer le courant réaliste socialiste. Cette valorisation passe aussi par la forte dépréciation du mode de vie bourgeois dont les valeurs sont raillées, confinant à l’ouvriérisme. Enfin, Ferrat fait état de la nécéssité inhérente à sa position de vedette de se faire le témoin, sinon représentant, des luttes ouvrières et de l’oppression des classes populaires.

A. L’esthétique ouvrière : du réalisme socialiste dans la chanson

Les textes de Ferrat et notamment ceux présents sur ses premiers albums s’attachent particulièrement, même lorsqu’ils traitent de thèmes variés, à dépeindre avec précision les conditions matérielles d’existence de la classe ouvrière. Ces conditions matérielles ne sont pas accessoires mais centrales, donnant au contexte socio-économique une place inhabituelle dans le domaine de la chanson. La préoccupation des conditions matérielles évoque dans une certaine mesure le réalisme socialiste ou du moins certains de ses caractères, non pas en tant que doctrine mais en tant que parti pris esthétique. Le réalisme socialiste est en effet d’abord une doctrine artistique officielle en URSS et dans les démocraties populaires, dont les caractéristiques sont établies lors du Premier Congrès de l’Union des Ecrivains Soviétiques en 1934 :

“Le réalisme socialiste, étant la méthode fondamentale de la littérature et de la critique littéraire soviétiques, exige de l'artiste une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. D'autre part, la véracité et le caractère historiquement concret de la représentation artistique du réel doivent se combiner à la tâche

13 de la transformation et de l'éducation idéologiques des travailleurs dans l'esprit du socialisme” 11

En France, c’est qui se fait le chantre du réalisme socialiste, contenu dans sa formule “Je réclame ici le retour à la réalité”12. L’oeuvre de Ferrat est indissociable, tout au long de sa carrière, de celle d’Aragon dont il a mis en musique de nombreux poèmes (un de ses albums, Ferrat 95 étant même uniquement constitué de textes d’Aragon) et qu’il a rencontré à plusieurs reprises à partir de 1961, après avoir mis en musique son poème “J’entends, j’entends”. Si le réalisme socialiste n’est pas une posture revendiquée par Ferrat, l’influence d’Aragon sur son oeuvre laisse à penser que celle-ci en est teintée.

Toutes les caractéristiques du réalisme socialiste ne peuvent être appliquées comme grille d’analyse des chansons de Ferrat: cependant, force est de constater que certaines se retrouvent dans ses chansons et particulièrement dans ses premiers albums, surtout en ce qui concerne l’idée d’un “caractère historiquement concret” s’attachant à décrire avec précision le mode de vie du prolétariat: Ferrat ne se contente pas de donner de l’importance aux élements matériels mais place ses chansons dans des lieux symboliques de la classe ouvrière.

La chanson “Ma Môme”, extraite de l’album Deux enfants au soleil13 sorti en 1961 constitue l’un des premiers succès de Ferrat et est emblématique de cette influence du réalisme socialiste, notamment en raison de sa description du mode de vie ouvrier en “banlieue rouge”. L’historienne Annie Fourcaut définit la banlieue comme “un mythe politico-stratégique”14 recouvrant “la rencontre du jeune parti communiste avec une fraction limitée de la classe ouvrière banlieusarde parisienne”15 celle-ci devient également une réalité concrète, “une formation sociale qui dure du milieu des années 1920 à la fin des années 1960”16. C’est donc la banlieue rouge, avec tous les mythes que celle-ci recouvre, que Ferrat chante dans “Ma Môme”

11 Encyclo 12 Discours de clôture au congrès international des écrivains de Paris (25 juin 1935), in L’Œuvre poétique, t. VI (1934-1935), Paris, Le Livre Club Diderot, 1975, p. 322. 13 Ref album 14 Ref colloque 15 ibid 16 ibid 14 avec l’hommage rendu à une jeune ouvrière qui “travaille en usine à Créteil”. Dans le deuxième couplet, Ferrat s’emploie à décrire la réalité concrète de leurs conditions de vie :

“Dans une banlieue surpeuplée On habite un meublé Elle et moi La fenêtre n’a qu’un carreau Qui donne sur l’entrepôt Et les toits”

Ces conditions de vie concrètes faisant état d’un certain dénuement ainsi que les termes “banlieue surpeuplée” et “entrepôt” situent clairement la chanson de le contexte ouvrier de la banlieue rouge. Le troisième couplet élargit l’horizon de cette banlieue, le limitant néanmoins encore à la classe ouvrière :

“On va pas à Saint-Paul-de-Vence On passe toutes nos vacances A Saint-Ouen Comme famille on n’a qu’une marraine Quelque part en Lorraine Et c’est loin”

Ferrat écarte d’emblée la coutume bourgeoise des vacances sur la Côte d’Azur et cite des lieux profondément identifiables comme faisant partie de la France ouvrière: la ville de Saint-Ouen, faisant partie de la “couronne rouge” au même titre que la ville de Créteil citée précédemment, et la Lorraine, région historiquement industrielle dotée d’une forte identité ouvrière. Les protagonistes de cette chanson semblent ne jamais sortir de la banlieue rouge, ni pour le travail ni pour le temps de loisir. Cette description minutieuse et réaliste des conditions de vie de la classe ouvrière est bien empreinte d’un certain réalisme socialiste en cela qu’elle remplit le critère du “caractère historiquement concret” requis. De plus, le choix de la banlieue rouge comme cadre permet de dépasser la simple observation réaliste pour s’inscrire dans la modernité du projet communiste, la banlieue rouge étant de fait propre au vingtième siècle et

15 portant en son sein une idée de renouveau politique et social organisé autour des classes ouvrières.

Cependant, Ferrat n’emploie pas ce réalisme dans un but misérabiliste mais s’inscrit au contraire dans un registre de valorisation de la classe ouvrière. En effet, les trois derniers couplets s’extraient des réalités concrètes et sont écrits dans un style particulièrement lyrique et élogieux ayant pour thème la beauté. La juxtaposition ainsi opérée par Ferrat de la description réaliste de conditions de vie sommaires et d’une écriture idéaliste et abstraite permet une réelle valorisation de la classe ouvrière. Cette classe ouvrière est présentée comme ayant un univers à part entière, allant de la banlieue rouge aux régions industrielles dont elle n’éprouve pas le besoin de sortir puisqu’elle semble se suffire à elle-même, ne ressentant pas la nécessité de se calquer sur les us et coutumes bourgeois.

Dans d’autres chansons, Ferrat chante aussi la culture et les loisirs populaires, notamment dans la chanson “Les Petits Bistrots”, tirée de l’album de 1965 La Montagne17, décrit les bistrots parisiens populaires. Il s’attache ici aussi à rendre compte des éléments matériels qui les composent, tels que le “poêle à charbon” ou les “nappes à carreaux”, précisant qu’ils n’ont “pas de juke-box, seulement la radio pour suivre la boxe”. Il fait donc ici référence à un élément majeur de la culture ouvrière, faisant référence aux trois sports les plus populaires au début des années 1960: en plus de la boxe, dans ces bistrots “on parle du Tour et du Racing”. Le Tour de France représente en effet l'événement sportif populaire par excellence à cette époque, et le Racing Club de France Football, en tant que club parisien d’un sport populaire témoigne également d’un pan de la culture ouvrière chantée ici par Ferrat.

Ferrat ne se contente pas de chanter la banlieue rouge: en effet, il emménage à Ivry-sur-Seine en 1961, ville que l’historien Emmanuel Bellenger qualifie de “capitale du communisme français”18. Ce déménagement intervenant au moment où Ferrat commence à rencontrer un succès populaire, l’image qui est renvoyée de lui par les médias l’associe à la classe ouvrière dont il chante les moeurs. Ainsi, l’émission “Au-delà de l’écran” du 15 mars 196419, qui montre notamment l’appartement de Ferrat et ses alentours, commence par le commentaire suivant: “ce

17 Ferrat, J. (1965). La Montagne. [CD] Barclay.

18 Bellanger, E. (2017). Ivry, banlieue rouge. [Grâne]: Creaphis éditions.

19 Au-delà de l'écran Office national de radiodiffusion télévision française (1964). A Ivry chez Jean Ferrat. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/I00013240/a-ivry-chez-jean-ferrat- video.html?fbclid=IwAR2zUp67dpQunBvdVzkPkuaFBJRr96wBDFSXM_XNZ9vBZc8upLl-K9a-X9o 16 ne sont pas là les premières images d’un film réaliste”. En effet, la banlieue tient un rôle central dans cette émission que ce soit dans la manière détaillée dont elle est filmée, la caméra s’attardant longuement sur un immeuble typique des grands ensembles architecturaux de banlieue. Une fois dans l’appartement de Ferrat, l’émission montre dans un long panorama la vue de sa fenêtre, décrite ainsi par la présentatrice Anne-Marie Carrère : “voici les signes extérieurs de sa richesse: la banlieue, les cheminées, les toits d’usine et la poésie spéciale des H.L.M.” Il se crée ainsi autour de Ferrat, et ce dès ses premières apparitions médiatiques, un double mouvement concernant l’esthétique populaire, puisqu’il en est à la fois observateur par ses chansons et partie intégrante par sa description médiatique.

Ferrat a très fréquemment été caractérisé et singularisé par son mode de vie différent de celui typique du chanteur à succès dans l’imaginaire collectif. Tant les journalistes dressant son portrait, comme Anne-Marie Carrière que les personnes l’ayant côtoyé à divers degrés de proximité s’attachent à le dépeindre comme proche des préoccupations concrètes et à décrire de manière précise et minutieuse les conditions matérielles dans lesquelles il évolua tout au long de sa vie. Ainsi, son ancien collègue et ami de longue date Jacques Boyer précise qu’il habitait à Ivry “un tout petit appartement, un deux-pièces au 129 avenue Maurice Thorez”20, faisant ainsi concorder son engagement affiché avec son mode de vie.

B. Ouvriérisme et mépris de la bourgeoisie

La valorisation du mode de vie ouvrier et l’exaltation des valeurs ouvrières évoquées par Ferrat confinent dans certains cas à l’ouvriérisme, donnant lieu à un dénigrement des valeurs bourgeoises et faisant état d’une supériorité morale des ouvriers vus comme les détenteurs de vertus authentiques.

Le chanson “Le jour où je deviendrai gros”, tirée de l’album La Montagne (1965), présente particulièrement les défauts que Ferrat impute à la bourgeoisie, notamment à travers ce vers : “Plus s’agrandira ma bedaine, plus s’amoindrira mon cerveau”. Le confort matériel

20 BOYER, Jacques. Entretien réalisé le 31/07/19 17 dont bénéficient les bourgeois (symbolisé ici, en des termes péjoratifs, par la “bedaine”) semble leur ôter toute capacité de réflexion :

“Tous les soirs au café de France

Devant mon troisième pernod

A des notables d'importance

Je réciterai mon credo

Que je suis fier de notre France

De ses bourgeois et généraux”

La récitation du credo dénote une absence totale d’esprit critique, cette absence de réflexion ne pouvant que conduire, dans la perspective de Ferrat, à la défense de l’armée et des possédants.

Ferrat, dans cette chanson comme dans “Les Noctambules”, présente sur le même album, va jusqu’à prêter des caractéristiques physiques péjoratives aux bourgeois: “gras comme une figue” dans “Le jour où je deviendrai gros”, ils ont dans “Les Noctambules” “le teint blafard”, “l’oeil vitreux” et “les joues bouffies”. Ces noctambules fréquentent des lieux étrangers à la classe ouvrière, “Saint -Tropez” ou encore “Saint-Paul de Vence”: Ferrat fait avec la mention de cette ville écho à la chanson “Ma Môme” (chanson dans laquelle, justement, “on va pas à Saint-Paul de Vence”), critiquant à travers ces noctambules le mode de vie des bourgeois, dont la déliquescence physique reflète l’infériorité morale (alors que l’apparence physique de la “môme” du monde ouvrier renvoie à “la Sainte Vierge des églises”). Le motif du gros bourgeois est également repris dans “Berceuse pour un petit loupiot”, sur l’album de 1975 La femme est l’avenir de l’homme, où Ferrat cite nommément de nombreux industriels (dénonçant ainsi l’industrie pharmaceutique ou encore une affaire de talc empoisonné) qu’il est question d’ “engraisser” en procédant à l’achat de leurs produits. Ainsi, le déterminisme physique caractérisant le bourgeois va pour Ferrat de pair avec une absence totale d’esprit raisonné.

Les tendances ouvriéristes de Ferrat culminent avec la chanson “Pauvres petis c…”, extraite de l’album A Santiago en 1967, écrite quelques mois avant Mai 68, dans laquelle il dresse un portrait à charge de la jeunesse bourgeoise gauchiste qui prétend “parler au nom de la jeunesse ouvrière”. Si cette chanson précède Mai 68, elle fait néanmoins écho en tous points

18

à la position initiale du PCF sur le mouvement étudiant gauchiste, n’allant pas sans évoquer l’article publié par Georges Marchais, alors secrétaire à l’organisation du PCF, dans L’Humanité du 3 mai 1968 intitulé “De faux révolutionnaires à démasquer”, dans lequel le secrétaire appelle vivement à la méfiance envers ces “fils de grands bourgeois”. Ferrat qualifie quelques mois avant cet appel la jeunesse gauchiste de “fils de bourgeois ordinaires”, dont les revendications ne sont que des “colères” et “contorsions”, opposées selon lui aux luttes légitimes de la classe ouvrière. Ferrat présente cette jeunesse bourgeoise gauchiste comme toute autant dangereuse pour les ouvriers que la bourgeoisie traditionnelle :

“Si à la prochaine guerre

Le fait est certain

Qui se fera casser la gueule

Pour vos opinions

C'est encore nous ma parole

Pauvres petits c…”

Ferrat conclut ce texte en signalant à cette jeunesse gauchiste qu’ “il y a des places en usine”, lui signifiant ainsi la méconnaissance totale qu’elle a des réalités du monde ouvrier et donc l’illégitimité de ses revendications. Cette chanson témoigne d’une vision du monde qui se fait par le prisme de la lutte des classes, la bourgeoisie, quelles que soient ses opinions et révoltes, étant toujours une menace pour la classe ouvrière.

Plus de vingt ans après, sur l’album Dans la jungle ou dans le zoo en 1991, Ferrat chante “Les jeunes imbéciles”, qui poursuit la dénonciation entamée dans “Pauvres petits c…” en commentant l’évolution des soixante-huitards ayant selon lui “troqué leur col Mao pour une tenue plus libérale”. Ferrat fait ici état de l’évolution inéluctable selon lui des jeunes bourgeois passant des revendications maoïstes à la défense des valeurs bourgeoises, qui “pour établir la justice s’en remettent à la charité”. Les anciens gauchistes sont avant tout pour Ferrat des bourgeois qui, une fois leur jeunesse passée, préservent leurs privilèges :

“Le vieux slogan du père Guizot

Est devenu leur idéal

Nos soixante-huitards en colère 19

Reprennent un refrain peu banal

C'est enrichissez-vous mes frères

En guise d'Internationale”

En faisant ainsi référence à Guizot, homme d’Etat de la Monarchie de Juillet, et à la formule qui lui est prêtée et qui consacre son refus de l’élargissement du suffrage censitaire, Ferrat replace ces “soixante-huitards en colère” dans une perspective historique qui les donne à voir comme responsables, en tant que bourgeois, de l’oppression continue de la classe ouvrière, leurs privilèges de classe primant sur les opinions qu’ils ont pu formuler en Mai 68.

C. « Je ne chante pas pour passer le temps » : la position d’artiste engagé

Ferrat est toujours représenté comme un chanteur proche des classes ouvrières et s’emploie à chanter leurs luttes comme leur mode de vie: cet engagement affiché l’amène souvent à s’exprimer sur le lien tout comme sur l’existence ou non d’une contradiction entre sa position de vedette du monde du spectacle et sa défense des classes populaires.

L’émission Seize millions de jeunes du 21 avril 196621 réalise un reportage sur la venue de Ferrat, à l’occasion d’un festival, à Decazeville, ville minière dont le dernier puits vient de fermer. Le journaliste réalise d’abord un micro-trottoir auprès du public du festival, avant d’interviewer, devant un paysage industriel, des mineurs qui n’assistent pas tous au festival. Les mineurs interviewés font état d’une opinion générale appréciative de Ferrat, saluant ses “chansons réalistes” dépeignant la réalité. L’émission fait ensuite état du contraste existant entre les mineurs et les jeunes spectateurs du festival quant à leur opinion sur des chansons engagées de Ferrat et notamment “Potemkine”22: les jeunes sont montrés comme n’attachant aucune importance au contenu de la chanson et ne le saisissant pas, ayant à son égard une attitude plutôt méprisante. Les mineurs, en revanche, s’ils n’ont pas forcément la référence

21 Office national de radiodiffusion télévision française (1966). Jean Ferrat à Decazeville Seize millions de jeunes. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/CPF86651487/jean-ferrat-a-decazeville- video.html?fbclid=IwAR3XKLaBCOHrk_tLM6_JzzCE9wSrtFVciYD5L3KzSe4Hzbp6QTuESeU1M0g.

22 Ferrat, J. (1965). Potemkine. [CD] Barclay.

20 historique de la chanson, semblent être plus réceptifs au message. L’un d’entre eux fait réference à la révolution russe et déclare que la chanson “relate quelque chose”: “quand il fait référence à ses “frères”, ses “amis” ses “camarades”, c’est vivant”.

Le journaliste leur demande ensuite s’il leur semble futile de faire des chansons pour traiter de problèmes sociaux (en comparaison sous-entendue avec l’utilité concrète d’une grève ou d’un mouvement social), mais les mineurs interrogés répondent que cela a son importance.

Ferrat est ensuite sommé de répondre à ce qui constitue pour le journaliste un paradoxe: le chanteur n’a de cesse de chanter les classes populaires et est un artiste très apprécié par elles, or ici la plupart des mineurs interviewés ne peuvent assister au festival car les places sont trop chères pour eux, tandis que les jeunes plus aisés qui y assistent semblent indifférents au message véhiculé. Ferrat répond que ce problème n’est pas de son fait, dénonçant les logiques capitalistes à l’oeuvre dans le monde de la culture qui sont selon lui la cause de cette injustice.

Le journaliste parle ensuite à Ferrat de la méconnaissance dont font preuve la plupart des interviewés à propos du sujet de Potemkine, chanson qui est pourtant un de ses plus grands succès à l’époque. Ferrat crédite la forme musicale impressionnante de la chanson (dûe aux arrangements du compositeur Alain Goraguer) et explique qu’il est nécessaire d’utiliser la forme, les arrangements musicaux pour faire passer le message de fond. Cette idée est déjà formulée dans “Nuit et Brouillard”, qui évoque le souvenir des camps de concentration, idée contenue dans les derniers vers :

“Je twisterais les mots s’il fallait les twister

Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez”23

La référence au twist, genre musical en vogue au début des années 60, montre l’attachement de Ferrat à faire passer à tout prix son message politique, convainquant à l’écoute par la forme musicale.

Le fin du reportage sur la venue de Jean Ferrat à Decazeville entérine par le montage sa position de chanteur engagé pour les classes populaires: en effet, la caméra montre les mineurs regroupés dans une salle, réalisant un travelling sur l’assemblée et s’attardant ensuite sur les

23 Ferrat, J. (1963). Nuit et Brouillard. [CD] Barclay.

21 visages individuels des mineurs, qui représentent à n’en pas douter, tant par leur habillement que par leur apparence physique marquée, les classes laborieuses. Ces images sont montrées au rythme de la chanson “Je ne chante pas pour passer le temps”, sortie en 1965 sur l’album Potemkine dans laquelle Ferrat fait état de la nécessité qu’il ressent à s’engager pour la classe ouvrière:

“Le monde ouvert à ma fenêtre

Que je referme ou non l’auvent

S’il continue de m’apparaître

Comment puis-je faire autrement?”

Plus loin dans la chanson, Ferrat fait une référence claire aux luttes du monde ouvrier en mentionnant “l’odeur du pain et de la rose”, rendant ici hommage à la grève du même nom organisée par des travailleurs immigrés aux Etats-Unis en 1912. L’engagement social en faveur des classes ouvrières est donc pour Ferrat non pas une partie de son engagement mais en est bien l’origine première.

II. L’engagement communiste local plutôt que national

L’engagement “concret” de Ferrat, outre sa position d’artiste engagé, tire son origine de la condition ouvrière et s’articule en trois strates : il porte un fort engagement syndical, n’ayant en cela pas opéré de rupture entre son métier d’ouvrier et celui de chanteur. Il occupe également des fonctions politiques concrètes pour le Parti Communiste mais essentiellement au niveau municipal enfin, bien que plus réticent sur un engagement avec le PCF au niveau national, il y est toutefois lié d’une certaine manière.

22

A. L’engagement syndical inévitable

Le syndicalisme est chez Ferrat l’engagement le plus ardemment défendu en cela qu’il est une évidence dans son parcours compte tenu de ses origines ouvrières, évidence résumée par son producteur Gérard Meys : “il était syndicaliste quand il travaillait dans une petite usine, et tout naturellement quand il a choisi ce métier il est rentré au Syndicat Français des Artistes”24. Cette continuité de l’engagement syndical s’explique par plusieurs facteurs: d’abord un facteur lié au parcours personnel de Ferrat mais également une vision du métier de chanteur, envisagé d’une certaine façon comme un métier comme un autre avec les mêmes exigences.

Ferrat, après de courtes études professionnelles, s’est en effet dirigé vers la vie active par nécessité économique à seize ans. Dans l’émission Radioscopie du 6 mai 1969, il témoigne avoir été “obligé de s’interrompre” dans ses études pour cela, et s’être dirigé vers la voie du travail en laboratoire non pas par appétence mais par hasard: “comme il fallait que je fasse quelque chose, j’ai fait n’importe quoi”. Ferrat souligne ici le poids de la nécessité économique déterminante pour les membres de la classe ouvrière dont il fait partie à l’époque, le syndicalisme n’étant par conséquence pas tant un choix politique qu’une stratégie de défense face au pouvoir patronal.

Cet engagement syndical continu est également révélateur du regard porté par Ferrat sur la nature de son métier d’artiste, qui n’est pas envisagé en rupture avec son métier ouvrier. En effet, les témoignages s’accordent à dire que Ferrat, contrairement à d’autres auteurs- compositeurs-interprètes, n’envisage pas la création musicale comme un acte spontané et inné mais bien comme un métier nécessitant un certain temps de travail. Ainsi, Michèle Saussac (veuve de l’ancien maire d’Antraigues-sur-Volane et ami de Ferrat, Jean Saussac, responsable de la venue de nombreux artistes français des années 1960 dans le village), dépeint Ferrat comme “quelqu’un qui s’enfermait et qui travaillait beaucoup”, opposant son style de création à celui de Jacques Brel qui “se mettait directement à composer” sur une inspiration, concluant que “ce n’était pas du tout le même genre de personnage”25

24 MEYS Gérard. Entretien réalisé le 24/04/19 25 SAUSSAC Michèle. Entretien réalisé le 29/07/19 23

L’engagement de Ferrat dans les syndicats d’artistes fait aussi sans nul doute écho à ses débuts laborieux dans la chanson, à partir du début des années 50 et jusqu’à ce qu’il rencontre le succès avec Deux enfants au soleil. Il évoque ses débuts dans Radioscopie de Jacques Chancel, précisant que, s’il a enregistré son premier album studio en 1961, il s’est écoulé sept ans entre ses débuts dans le métier en 1954 et ses premiers succès, période relativement longue, durant laquelle il dit avoir chanté où il pouvait, “dans les endroits qui voulaient bien accueillir des gens qui n’enregistraient pas”. Ces débuts particulièrements précaires contribuent à expliquer son exigence de protection sociale qui passe par le syndicalisme, exigence qu’il maintient au faîte de son succès commercial, comme l’explique Gérard Meys.

“Il a toujours eu des problèmes à la TV et à la radio parce que beaucoup de ses confrères, tous contents de passer à la TV ou à la radio, passaient gracieusement. Ferrat n’y est jamais passé gracieusement quand il chantait, je ne parle pas d’interviews. Il demandait toujours un cachet pour lui et ses musiciens évidemment, à tel point que lorsqu’il a fait la Fête de l’Huma, RTL était venu et avait mis des micros pour diffuser les passages de Ferrat, il a refusé s’il ne touchait pas de cachet pour la diffusion à RTL. Donc c’était vraiment la fête de l’Huma, il ne pouvait pas avoir plus, mais il a dit « vous enlevez les micros si vousne me faites pas signer pour avoir un cachet syndical ». C’était pas le montant qui était important, c’était le cachet, la protection sociale”.

Ces anecdotes viennent encore éclairer la perception qu’a Jean Ferrat de l’activité de chanteur, ne séparant pas le travail artistique du travail en général: un travail fourni, notamment une prestation musicale télévisée, mérite en échange un salaire, et ce qu’importe la nature artistique du travail en question. Dans un article qu’il rédige dans le Monde diplomatique de Mai 2004, “Chanson française et diversité culturelle”, Ferrat s’alarme des conditions de travail des artistes, “retrouvant ainsi dans les conditions d’exercice de leur métier, la situation du dix- neuvième siècle”, tirant ainsi la sonnette d’alarme à propos du manque total de protection syndicale dont ceux-ci sont victimes.

Les prises de position publiques de Ferrat sur des sujets de politique concrète, à propos desquels il prend une position claire et détaillée tout en demandant des mesures précises, ne concernent pas une variété de domaines mais seulement le domaine du spectacle. Ainsi, tout au long de sa carrière, il n’hésite pas à participer à des actions collectives publiques avec le 24

Syndicat Français des Artistes, tout particulièrement en Mai 1968 (mouvement dont il fustige les gauchistes et les maoïstes mais soutient les revendications ouvrières) lorsqu’il prend part aux Etats généraux de la chanson, qui se tiennent dans la salle de concert parisienne de Bobino, auxquels participent de nombreux interprètes eux aussi compagnons de route du PCF (notamment Yves Montand, Juliette Gréco mais aussi Isabelle Aubret et Francesca Solleville). La restructuration de l’industrie du spectacle est demandée, afin d’accorder plus de droits aux artistes ainsi que pour garantir la survie des petites salles de concert.

L’engagement de Ferrat dans ces actions concrètes l’amène à faire état d’une forme de solidarité syndicale entre artistes, notamment à l’égard de ceux qui sont mis à l’écart du système de diffusion par l’audiovisuel national. Ainsi, c’est Ferrat qui a usé de sa notoriété pour “imposer à la télévision” la chanteuse Francesca Solleville26, de même sensibilité politique que Ferrat mais qui était, elle, encartée au PCF.

B. L’engagement local et les responsabilités politiques

L’action politique “concrète” de Ferrat ne se limite toutefois pas aux seules actions syndicales dans le domaine du spectacle: il se rapproche également, toujours à une échelle relativement réduite, du Parti Communiste dans les municipalités.

D’abord, en dehors de la capitale dont il est originaire, les deux municipalités dans lesquelles Ferrat a successivement choisi de s’installer sont des communes qui, bien qu’opposées en tous points, ont pour point commun d’être gérées par une mairie communiste. Outre cette caractéristique partagée, Ivry-sur-Seine et Antraigues-sur-Volane ne sauraient être comparées, puisque l’une, forte de ses 60 000 habitants, représente la banlieue rouge par excellence et la modernité des villes ouvrières du vingtième siècle, tandis que l’autre est une commune de 500 habitants dans l’un des départements les plus ruraux du pays. De fait, le dénominateur commun que représente la municipalité communiste ne saurait être ignoré dans l’analyse des raisons ayant poussé Ferrat à résider successivement dans ces deux localités. Il ne convient pas toutefois de mépriser le rôle des relations interpersonnelles, notamment avec Jean Saussac, maire PCF d’Antraigues-sur-Volane, dont la rencontre fut déterminante pour le déménagement de Ferrat.

26 SOLLEVILLE Francesca. Entretien réalisé le 29/07/19 25

Ferrat ne s’est toutefois pas contenté de résider dans ces municipalités, puisqu’il y a occupé des fonctions officielles. Ainsi, à Ivry, il est nommé président d’honneur, en raison de sa célébrité en tant qu’artiste et de son engagement, de l’Office pour la jeunesse [REF BELLANGER]. Si cet engagement reste plutôt honorifique, c’est à Antraigues-sur-Volane que Ferrat prend des responsabilités locales concrètes, puisqu’il exerce pendant six ans, durant le deuxième mandat de Jean Saussac (de 1971 à 1977) la fonction d’adjoint au maire. Il se chargeait non pas d’un domaine particulier mais de la gestion des affaires courantes ainsi que des questions de financement SOURCE MICHELE SAUSSAC, faisant preuve là encore d’un engagement plutôt tourné vers le concret et ancré dans une perspective quotidienne plutôt qu’une prise de position intellectuelle. Cette préférence pour l’engagement local et concret permet d’expliciter sa position plus réservée quant à l’engagement au niveau national.

C. Les « relations avec les communistes » au niveau national

L’engagement de Ferrat auprès du Parti Communiste a cela de particulier qu’il mélange les caractéristiques du compagnon de route et du militant “de base”, opérant entre les deux une sorte de synthèse. Son engagement envers le PCF est en effet profondément affectif et il fait preuve d’un attachement symbolique au Parti. Cela ne l'empêche pas d’entretenir des contacts avec des membres très haut placés du PCF, cependant ces relations ne sont ni primordiales par rapport à son engagement global ni toujours détendues. Ferrat préfère aux relations avec l’organe politique communiste les relations avec les organes culturels du Parti.

C’est principalement via des actions inhérentes à son métier que Ferrat témoigne d’un lien avec le Parti plus large que le lien local. Ainsi, Jacques Boyer, ancien chanteur de cabaret et ami de longue date ayant vécu aux côtés de Ferrat depuis les années 1960, témoigne de la participation de celui-ci aux spectacles organisés par l’organisme Loisirs et vacances de la jeunesse, qui s’occupait d’organiser des spectacles dans les municipalités communistes. Boyer signale aussi la réalisation de nombreux galas visant à récolter des fonds pour le Parti METTRE REF

26

De même, Ferrat fait preuve d’un attachement sans faille envers le festival musical communiste qu’est la Fête de l’Huma, qu’il choisit pour sa dernière apparition publique sur scène en 2005. Comme en témoignent les militants communistes ardéchois, Ferrat entretenait également de bonnes relations avec Roland Leroy, qui fut pendant vingt ans, de 1974 à 1994, directeur du quotidien L’humanité.

Cependant, Ferrat n’est jamais vraiment proche du bureau politique du Parti, déclarant lors d’une interview pour la revue Rouge (la publication de la Ligue Communiste Révolutionnaire): “je n’avais pas de relations avec le Parti, j’avais des relations avec les communistes”27. De fait, son engagement dans des fonctions politiques auprès du PCF se fait par des personnalités, notamment Jean Saussac, et ses relations avec le parti dépendent vivement des personnalités qui y officient. Ainsi, Ferrat n’a semble-t-il jamais été proche de Georges Marchais, de nombreux éléments corroborant cette distance. Ainsi, Jacques Boyer, s’il insiste sur le fait que Ferrat ait “toujours eu des contacts” avec le Parti,précise toutefois qu’ “avec Marchais, un peu moins” et les militants PCF ardéchois confirment les “accrocs” entre Ferrat et Marchais

Chapitre 2 – L’idéal communiste mondial en application

27 Naoufel, J., Volson, Favières, L. (2001). « Jean Ferrat : Au Pays d'Aragon. » Rouge [en ligne], disponible à : https://npa2009.org/content/jean-ferrat-au-pays-d%E2%80%99aragon-interview-de- 2001?fbclid=IwAR2U7PivGEdmgtzJPE9yRNTAeKD-VFBywYpQnvfxcUE0uMSjNz5ECCmpBdc

27

I. Les combats internationaux propres à la culture communiste

Ferrat s’attache donc à chanter une gauche transnationale en rendant hommage à ses combats historiques, glorifiant l’action concertée collective et en adoptant une position, toujours dans une perspective communiste internationale, anticolonialiste et antimilitariste. Ce sont ces prises de position en particulier qui lui valent de nombreux démêlés avec la censure, puisqu’il se place dans la lignée des artistes et intellectuels communistes engagés dans une perspective mondiale et non plus dans la seule défense du monde ouvrier.

A. Forger une mémoire de la gauche mondiale

La position développée par Ferrat de chanteur du monde ouvrier ne se limite ni à une simple glorification de ses valeurs ni à un engagement communiste personnel : en effet, ce statut l’amène à représenter une certaine histoire de la gauche et de ses luttes au vingtième siècle. Les différentes luttes chantées prennent place dans des contextes nationaux et politiques très différents, tant entre eux que du contexte français. Toutefois, elles rencontrent un fort écho étant donné qu’elles mobilisent des valeurs et des récits qui sont universels puisqu’étant liés au communisme.

L'élément historique le plus souvent convoqué par Jean Ferrat est la guerre civile espagnole. Cette guerre, avant que Ferrat ne la chante, a déjà une portée culturelle, politique et sociale hors norme notamment dans le monde intellectuel (la production artistique autour de cette guerre, avec les oeuvres d’Hemingway, Orwell, Malraux ou les tableaux de Picasso, l’ayant déjà ancrée dans l’imaginaire collectif international et français) ainsi que dans les milieux de gauche en général. Elle recouvre un sens tout particulier pour le PCF en raison de certains de ses aspects. D’abord, elle survient à la suite d’un coup d’Etat contre le Frente popular, gouvernement dont faisait partie le Parti Communiste Espagnol. De plus, cette guerre voit surgir dans les territoires républicains des tentatives d’organisation suivant le modèle communiste: en effet, sont mises en pratique saisies des entreprises et des biens ecclésiastiques et collectivisations des terres agricoles, représentant ici une certaine concrétisation de l’idéal communiste. Surtout, la guerre d’Espagne acquiert un statut de mythe politique transnational pendant son déroulement même en raison de l’engagement des Brigades internationales dans le

28 camp républicain, amenant ainsi des milliers de volontaires étrangers à se faire témoins et acteurs de la lutte pour une cause politique

Toutefois, le souvenir que conserve dans les années 1960 la gauche française et notamment le PCF est un souvenir meurtri, cette guerre civile s’achevant avec la victoire du camp nationaliste. Le régime dictatorial franquiste instauré par la suite est toujours en place au début des années 1960, période durant laquelle Ferrat chante à plusieurs occasions la guerre d’Espagne et son souvenir traumatique. L’Espagne anti-franquiste est symbolisée par la figure du poète Federico García Lorca, poète d’avant-garde engagé dans l’anti-fascisme, qui fut sommairement exécuté par les milices franquistes dès l’été 1936. Lorca est ici mobilisé de manière symbolique, montrant le coup d’arrêt brutal et inhumain que les franquistes assènent aux idéaux communistes et républicains espagnols: dès 1961, sur son premier album Deux enfants au soleil, Ferrat chante “Federico Garcia Lorca” :

“Voilà plus de vingt ans, Camarades

Que la nuit règne sur Grenade.

Il n'y a plus de prince dans la ville

Pour rêver tout haut

Depuis le jour où la guardia civil

T'a mis au cachot.”

Il y témoigne de son dégoût du franquisme, blâmant la police espagnole qui en est l’alliée, montrant que celui-ci a fait tomber “la nuit” sur l’étincelle révolutionnaire espérée. S’étant auparavant dans la chanson attaché à décrire de manière lyrique la beauté des paysages espagnols, Ferrat montre le franquisme comme meurtrissant un pays tout entier. Ce souvenir traumatique est également chanté dans la chanson Maria, tirée de l’album éponyme de 1967, narrant l’histoire de la protagoniste ayant perdu ses deux fils, chacun appartenant à des camps opposés de la guerre civile. Il n’y a pas dans cette chanson de trace de soutien au camp républicain, puisqu’elle vise avant tout à dépeindre les atrocités commises par la Guerre civile : cependant, cet épisode historique ayant mobilisé avant tout, au niveau international, la gauche et les communistes, c’est bien la mémoire de leurs luttes qui est ici convoquée par Ferrat.

La chanson “Potemkine”, écrite par Georges Coulonges pour Ferrat et qui figure sur 29 l’album éponyme de 1965, se réfère elle aussi à un évènement politique national étranger à la France : la révolte des marins à bord du cuirassé Potemkine lors de la Révolution russe de 1905 contre le pouvoir tsariste. Tout comme avec la guerre d’Espagne, Ferrat chante ici un évènement historique déjà très solidement ancré dans la culture communiste, puisqu’il est l’objet du très célèbre film de propagande soviétique réalisé par Serguei Eisenstein Le Cuirassé Potemkine (1925). Encore une fois, si Ferrat s’attache à décrire uniquement une situation limitée dans l’espace et dans le temps, que son public n’a pas vécu, il contribue à écrire et consolider l’histoire d’une gauche internationale, en faisant encore une fois appel à des valeurs partagées par les communistes: “M’en voudrez- vous beaucoup si je vous dis un monde où l’on n’ est pas toujours du côté du plus fort”.

B. Censures et soutiens des intellectuels

“Potemkine” est du reste, à l’instar de plusieurs autres chansons de Ferrat, victime de censure de la part de l’ORTF en raison de son parti pris communiste. Invité dans l’émission d’Albert Raisner, Age tendre et têtes de bois, la production signifie à Ferrat, qui avait choisi pour son passage de chanter “Potemkine”, qu’il doit changer de chanson. Cette censure génère une mobilisation des compagnons de route et suscite une pétition contre l’interdiction de “Potemkine”, signée entre autres par les couples Aragon-Triolet et Montand-Signoret ou encore par le jeune réalisateur Jean-Luc Godard28.

Les démêlés de Ferrat avec la censure télévisuelle le placent ainsi à certains moments au centre des discussions du monde intellectuel communiste alors qu’il s’en tient d’habitude à une certaine distance, préférant la proximité du monde ouvrier et populaire. En 1969, Ferrat est en effet de nouveau victime de censure télévisuelle, venant cette fois d’André François, directeur général de la télévision à l’ORTF. Cette censure intervient après le passage de Ferrat dans l’émission L’invité du dimanche de Claude Otzenberger du 16 mars 1969. Ferrat y est entouré notamment de deux anarchistes, l’écrivain Jean-Pierre Chabrol et le chanteur . Ferrat et Brassens s’y livrent à un dialogue sur l’engagement et le rôle de l’art: Brassens défend l’individualisme et le refus de l’action groupée, tandis que Ferrat prône l’action collective, dans la droite ligne de ses positions communistes. Or, comme le remarque la

28 MEYS Gérard 30 chanteuse Francesca Solleville, être encarté au PCF ou, comme dans le cas de Ferrat, en être considéré trop proche rend à l’époque quasiment impossible de passer à la télévision: “même être anarchiste c’était juste être de gauche, mais avoir sa carte c’était beaucoup plus sérieux” du point de vue de l’ORTF. Ainsi, les prises de position anarchistes de Brassens ne sont ici pas censurées, tandis qu’André François déclare: “Que Ferrat chante, d’accord, mais surtout qu’il ne parle pas!”. Les artistes associés à la nébuleuse communiste sont en effet considérés avec une méfiance extrême de la part des autorités audiovisuelles, qui sont relativement plus tolérantes avec le reste de la gauche du moment que celle-ci ne soit pas communiste.

Ce constat amène donc, comme quatre ans avant avec la censure de “Potemkine”, une réaction de la part du monde intellectuel communiste qui fait de Ferrat l’exemple d’un climat culturel autoritaire qui porte atteinte à la liberté d’expression. Les Lettres françaises, publication phare des intellectuels communistes, met en lumière cette affaire en publiant une tribune écrite par Ferrat et l’hebdomadaire L’Humanité-Dimanche dénonce à propos de cette affaire l’existence d’un “Maccarthysme à l’ORTF”29. Ces réactions contribuent à placer Ferrat dans le cercle des artistes et intellectuels communistes non seulement français mais internationaux.

Ses chansons et prises de position qui lui ont valu une censure ne sont pas celles qui l’affilient au monde ouvrier mais bien celles qui, parce qu’elles chantent l’histoire et la culture communiste mondiale (“Potemkine”) ou glorifient l’action collective, donnent à voir Ferrat non pas comme simple chanteur populaire mais bien comme artiste communiste.

C. Anticolonialisme et antimilitarisme

Lorsqu’il s’emploie à chanter les luttes des populations opprimées dans les pays étrangers, Ferrat fait état d’un ennemi désigné, l’armée: deux chansons présentes sur La femme est l’avenir de l’homme (1975), “Un air de liberté” et “Le Bruit des bottes”, montrent les dangers que celle-ci fait courir aux valeurs communistes. Cet antimilitarisme est chez Ferrat à mettre dans le contexte d’abord de l’oppression coloniale ainsi que dans celui des instaurations de juntes militaires en Amérique Latine

29 BELLERET P279 31

L’oppression coloniale française est chez Ferrat principalement dépeinte dans le cadre des guerres d’Indochine. Ainsi, “Un air de liberté” exprime la vision communiste sur la prise de Saïgon par les Khmers rouges en 1975, le camp communiste gagnant ainsi la guerre du Vietnam. Ferrat écrit cette chanson en réaction à un éditorial de Jean d’Ormesson, alors rédacteur en chef du Figaro, dans le quotidien daté du 2 mai 1975, dans lequel il s’alarmait des conséquences de cette défaite du camp occidental. Ferrat, jugeant cette prise de position inacceptable, lui répond en se plaçant du côté des colonisés, assimilant Jean d’Ormesson, en tant que représentant d’un journal bourgeois, aux crimes perpétrés par la police et l’armée coloniale :

“Allongés sur les rails nous arrêtions les trains

Pour vous et vos pareils nous étions la vermine

Sur qui vos policiers pouvaient taper sans frein

Mais les rues résonnaient de paix en Indochine

Nous disions que la guerre était perdue d'avance

Et cent mille Français allaient mourir en vain

Contre un peuple luttant pour son indépendance

Oui vous avez un peu de ce sang sur les mains”

L’anticolonialisme de Ferrat est profondément ancré dans l’idée de lutte des classes. En effet, son soutien au Vietnam face à la puissance coloniale n’est pas dû uniquement à l’obédience communiste du régime en passe d’être installé, mais visiblement à la victoire de la classe opprimée sur ses oppresseurs. La chanson oppose ainsi tout un “peuple luttant pour son indépendance”, pacifiste et pourtant considéré comme de la “vermine”, à la puissance des classes dominantes coloniales, desquelles D’Ormesson est, pour Ferrat, complice. Ferrat, à la suite de cette chanson, a de nouveau maille à partir avec la censure télévisuelle de manière toutefois moins directe qu’au temps de l’ORTF: le chanteur fait l’objet d’une émission spéciale de Jacques Chancel sur Antenne 2. Jean D’Ormesson, comme le rapporte Gérard Meys, téléphone à la direction d’Antenne 2, menaçant la chaîne d’un procès en diffamation si “Un air de liberté” est diffusé: la chanson est donc coupée au montage.

32

Le Vietnam n’est pas le seul pays anciennement colonisé dont Ferrat chante les sacrifices pour l’indépendance: dans “Le Bruit des Bottes”, sur le même album, il dénonce également les exactions commises par l’armée française en Algérie “à coup d’interrogatoires [...], de plongeons dans la baignoire, de gégéne et de tison”. L’Algérie n’est pas mentionnée nommément, mais le terme “gégéne” ne laisse pas de place au doute: s’il est d’abord utilisé par l’armée française en Indochine contre les mouvements nationalistes, sa systématisation a lieu pendant la guerre d’Algérie et c’est à ce moment là que ce terme d’argot militaire devient connu des citoyens français.

Ferrat faisait déjà part de son opinion sur la guerre d’Indochine en 1967 dans la chanson “Pauvre Boris”, extraite de l’album Maria, dans laquelle il saluait l’engagement de l’écrivain et chanteur Boris Vian, qui écrivait “Le Déserteur” en opposition à cette guerre, alors que “voilà quinze ans qu’en Indochine la France se déshonorait”. Etant donnée la répétition de cette prise de position ainsi que la virulence et la rapidité de sa réaction à l’éditorial d’Ormesson, il semble paradoxal que Ferrat n’use pas des mêmes armes pour dénoncer la guerre d’Algérie dans les années 1960 et qu’il n’y fasse référence que treize ans après les accords d’Evian. Ce paradoxe fait écho à la position du PCF sur la question, explicitée par Marc Lazar par “l’oscillation entre ses positions communistes et son sentiment républicain”. Ainsi, la différence de position du PCF quant à l’Algérie et à l’Indochine s’explique par la présence claire en Indochine, en face de la France coloniale, d’un parti communiste, ce qui n’est pas le cas en Algérie.

L’engagement international antimilitariste de Ferrat est exacerbé dans les années 1970, par les coups d’Etat portant des militaires au pouvoir en Amérique Latine. Le coup d’Etat chilien du 11 septembre 1973, le suicide de Salvador Allende qui recherchait une “voie chilienne vers le socialisme” et l’instauration de la dictature militaire de Pinochet ébranlent particulièrement la nébuleuse communiste française ainsi que plus largement toute la gauche du pays. Si la chanson “Le Bruit des bottes” dresse une liste des exactions commises par l’armée dans différents contextes et des raisons pour lesquelles elle pourrait les commettre (délit de solidarité, syndicalisme et communisme, engagement intellectuel, sexualité…), la dictature chilienne est le fil rouge de cette dénonciation:

“Quand un Pinochet rapplique

33

C'est toujours en général

Pour sauver la République

Pour sauver l'Ordre moral

On sait comment ils opèrent

Pour transformer les esprits

Les citoyens bien pépères

En citoyens vert-de-gris”

Pinochet symbolise ici tout ce que l’armée a de pire pour Ferrat : des valeurs de droite catholique bourgeoise résumées par l’idée d’ “ordre moral”, la militarisation de la société (résumée par l’antithèse “citoyens verts-de-gris qui transforme les civils en soldats). Surtout, le supplice et l’assassinat du chanteur populaire et communiste Victor Jara, qui participa en même temps que Ferrat à Cuba à un festival de chansons engagées semble par sa barbarie avoir particulièrement marqué Ferrat, puisque le dernier couplet se termine sur ces paroles: “A moins qu’avec un hachoir ils me coupent les dix doigts pour m’apprendre la guitare, comme ils l’ont fait à Jara”.

II. L’idéal communiste s’éloigne de ses bases territoriales

III.

A. « Le Bilan » de l’URSS

Si l’idéal communiste est par essence international, Ferrat appartient à la génération de compagnons de route qui survient après l’écrasement par les forces soviétiques de l’insurrection de Budapest en 1956: sans se placer en opposition directe à l’URSS et ne la critiquement frontalement qu’à des moments bien précis (par exemple l’écrasement du Printemps de Prague en 1968), le pays n’est plus à leurs yeux en mesure de représenter l’idéal communiste. Ferrat, comme la plupart des compagnons de route tourne alors son regard vers Cuba dont le projet politique le fascine et qu’il montre comme nouvelle terre de l’idéal communiste. Enfin, apparaît

34 avec la chute de l’URSS une déterritorialisation de cet idéal, qui perdure encore pour Ferrat mais n’est plus rattaché à un lieu concret.

Dans Je ne chante pas pour passer le temps, sortie en 1965 sur l’album Potemkine, Ferrat reprend la figure de Garcia Lorca comme symbole d’un idéal révolutionnaire brisé, or cette fois il y accole la figure du poète russe Vladimir Maiakovski :

« de Lorca à Maiakovski / des poètes qu’on assassine / ou qui se tuent pour quoi pour qui »

Or, Lorca personnifie pour Ferrat les victimes du franquisme et ,dans la lecture que fait la gauche française de la guerre civile espagnole, personnifie également le camp du « bien » annihilé par le camp du « mal » : l’assassinat de Lorca fait donc office de métonymie pour désigner toutes les fautes d’un Etat répressif. Par analogie, la mort de Maiakovski, qui s’est pourtant suicidé, n’est plus montrée comme un acte individuel mais comme la conséquence de crimes commis par l’Etat et de l’écrasement d’un idéal par cet Etat : comme le franquisme a écrasé l’idéal de la gauche espagnole et des Brigades internationales, l’Etat soviétique a écrasé l’idéal de la révolution de 1917. La figure de Maiakovski symbolise en elle-même les désillusions et le décalage entre l’idéal communiste et l’URSS telle qu’elle est : le poète était en effet très enthousiaste quant à la révolution de 1917 au point d’en être un des poètes phares et entretint des liens avec diverses institutions soviétiques. Par la suite, il fit état de son désenchantement dans plusieurs œuvres jusqu’à sa mort en 1930. Le suicide, acte par essence individualiste, parachève ainsi l’idée d’une forte désillusion vis-à-vis de l’URSS : Ferrat, en demandant « pour quoi pour qui » Maiakovski s’est tué, semble pointer directement la responsabilité de l’URSS, qui, si elle n’est pas commanditaire de ce suicide, en est indubitablement la cause puisqu’elle aurait trahi l’idéal de 1917.

Ferrat, n’ayant pourtant jamais fait preuve de réelle hostilité à l’égard de l’URSS, refuse d’y effectuer des tournées, à la différence d’autres artistes de son obédience politique comme Isabelle Aubret. Gérard Meys explique simplement ce refus par les conditions établies par l’Agence Littéraire et Artistique Parisienne (A.L.A.P.), organisme qui régit les échanges culturels entre la France et l’URSS, faisant à la fois venir la culture russe en France et organisant les tournées des artistes français dans l’URSS et les démocraties populaires. Meys explique que “quand il y a eu une demande pour l’URSS, ils ont demandé les textes des chansons, que Ferrat a refusé de donner. S’il refusait de donner les textes en France, il n’allait pas donner les textes pour l’URSS, donc il y a eu un problème de censure aussi dans ces pays”. Le chanteur ayant 35 vivement lutté, en France, contre la censure, celle opérée en URSS va également à l’encontre de ses principes: l’URSS ne saurait donc représenter l’idéal communiste.

La position de Ferrat vis-à-vis de l’URSS évolue au long de sa carrière, celle-ci étant de plus en plus associée à la répression qu’elle exerce sur les peuples. Le chanteur rejoint en cela non plus la ligne du PCF mais l’orientation de la plupart des artistes et intellectuels compagnons de route, qui considèrent de plus en plus l’URSS comme un Etat autoritaire trahissant les idéaux communistes. Deux chansons de Ferrat expriment une vive critique de l’URSS: “Camarade” et “Le Bilan”.

“Camarade”, tirée de l’album éponyme en 1969, dénonce la répression du Printemps de Prague par les forces armées soviétiques. Le Printemps de Prague représente en effet, encore plus que l’insurrection de Budapest en 1956, un moment charnière de la relation entre les artistes et intellectuels communistes français et l’URSS, ces derniers commençant à s’en détourner largement, Ferrat n’étant pas en reste. Aragon, pourtant figure morale dominante et incontestée du PCF, parle du printemps de Prague comme d’un “Biafra de l’esprit” (REF BAS DE PAGE 230 DOSSE II). Comme le souligne Lazar, Prague représente la première et unique action internationale où le PCF ne cherche pas à défendre une action de l’URSS en matière de politique internationale. Cependant, le Parti approuve par la suite la politique répressive de “normalisation” que l’URSS applique en Tchécoslovaquie. Cette dissonance entre le PCF, qui malgré la condamnation de l’action militaire soviétique reste dans le giron de l’URSS et les intellectuels communistes est symbolisée par la dégradation des relations entre celui-ci et Les Lettres françaises. La revue intellectuelle ayant en effet développé des liens de forte intensité (VOIR DOSSE P230) avec les intellectuels tchèques, le PCF souhaite couper court à cette prise d’autonomie: il finit par liquider la revue pour raisons financières en 1972.

De nombreux artistes et intellectuels ne se contentent pas, après Prague, de se distancer du Parti mais connaissent également une déstabilisation de leur idéal communiste dans sa globalité, certains comme Yves Montand allant jusqu’à mettre fin au compagnonnage avec le Parti. D’autres, comme Francesca Solleville, s’ils ne renient pas leurs idéaux communistes, cessent temporairement d’adhérer au Parti: la chanteuse affirme un engagement affectif très fort au Parti puisqu’elle se revendique communiste depuis ses douze ans et prend sa carte au Parti dès lors que son âge l’y autorise. Dès lors, le fait de suspendre un temps son adhésion au Parti est un geste symbolique extrêmement fort témoignant d’un bouleversement de l’idéal.

36

Ferrat, dans “Camarade”, commence par chanter la beauté de l’idéal communiste, avant d’y opposer l’intervention soviétique à Prague :

“C'est un nom terrible Camarade

C'est un nom terrible à dire

Quand le temps d'une mascarade

Il ne fait plus que frémir

Que venez-vous faire Camarade ?

Que venez-vous faire ici ?

Ce fut à cinq heures dans Prague

Que le mois d'août s'obscurcit

Camarade, Camarade”

Ferrat ne chante pas dans “Camarade” la mort de l’idéal communiste puisque dans le dernier couplet il convoque des références lyriques au communisme (“cent fleurs du mois de mai”,”cerise et grenade”), souhaitant enfin que cet idéal “revive à jamais”. Cependant, la chanson dépeint le coup porté à l’idéal et la déstabilisation de celui-ci puisque que le terme “camarade” évoque désormais la terreur. Ce n’est pas le communisme qui est incriminé ici mais bien sa “mascarade” représentée par l’URSS: le Printemps de Prague achève, pour Ferrat comme pour la plupart des compagnons de route, de discréditer non pas l’idéal communiste mais l’URSS comme sa représentation concrète.

Onze ans plus tard, sa chanson “Le Bilan”, présente sur l’album Ferrat 80, adresse une critique plus générale des crimes de l’URSS, répondant ainsi aux propos de Georges Marchais, alors secrétaire national du PCF, concernant le “bilan globalement positif” des pays socialistes. En 1980, date de sortie de cette chanson, la rupture entre le Parti et la plupart de ses compagnons de route en ce qui concerne la vision de l’URSS est consommée. En effet, le PCF de Marchais au début des années 1980 défend toute la politique étrangère de l’URSS, témoignant comme le formule Lazar de “son attachement fondamental à l’Union Soviétique”, attachement beaucoup plus fort au PCF que chez les autres partis communistes d’Europe de l’Ouest quand bien même plusieurs événements, et notamment la publication par Soljenitsyne de L’Archipel du goulag, achèvent de jeter un discrédit sur le pouvoir soviétique.

37

Dans cette chanson, Ferrat dresse avec amertume la liste des crimes de l’URSS, dénonçant les “staliniens zélés” ayant bafoué le communisme. Il les oppose à d’autres hommes politiques communistes des pays de l’Est ayant été accusés de diverses conspirations, condamnés et pour certains exécutés :

“Vous aviez combattu partout la bête immonde

Des brigades d'Espagne à celles des maquis

Votre jeunesse était l'Histoire de ce monde

Vous aviez nom Kostov ou London ou Slansky”

Ces trois hommes politiques ne sont pas des opposants aux régimes mis en places dans leurs pays respectifs (la Bulgarie pour Kostov et la Tchécoslovaquie pour London et Slansky) mais des hommes d’Etat occupant de hautes fonctions, Slansky et Kostov ayant été dirigeants du Parti Communiste dans leurs pays et London ministre des Affaires étrangères. Ils ont par ailleurs eux-mêmes pris une part active à la politique stalinienne en vigueur dans les démocraties populaires: ainsi, Slansky est l’un des protagonistes du Coup de Prague qui porte les staliniens au pouvoir en Tchécoslovaquie en 1948 Kostov, lui, contribua notamment à l’épuration judiciaire par les tribunaux populaires bulgares après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, leur trajectoire comporte également des caractères signes d’exemplarité pour les communistes étant donné que tous les trois furent soit engagés dans les Brigades internationales soit dans la Résistance nationale contre l’occupation nazie. Ces deux engagements, dans la lecture communiste (et plus largement de gauche), constitue un engagement dans le camp du bien contre la “bête immonde” qu’est le fascisme, représenté par le franquisme en Espagne et le nazisme dans les pays de l’Est annexés par le Reich. En mobilisant de la sorte ces trois figures et en les présentant comme victimes des staliniens, Ferrat ne se défait pas de son idéal puisque ces figures représentent la voie que le communisme aurait pu et dû emprunter selon lui. Ferrat n’est pas le seul artiste de sympathie communiste à rendre hommage à ces figures : Yves Montand et Simone Signoret ont incarné en 1970 Artur et Lise London dans le film L’aveu, adaptation du livre éponyme de London.

Ferrat poursuit ensuite dans le troisième couplet sa dénonciation des staliniens et surtout du sort réservé à leurs ennemis politiques:

“Ah ! ils nous en ont fait applaudir des injures

Des complots déjoués, des dénonciations

38

Des traîtres démasqués, des procès sans bavures

Des bagnes mérités, des justes pendaisons

Ah ! comme on y a cru aux déviationnistes

Aux savants décadents, aux écrivains espions

Aux sionistes bourgeois, aux renégats titistes

Aux calomniateurs de la révolution”

Ce couplet met en lumière l’aveuglement dont ont fait preuve de nombreux communistes quant à la répression en URSS au nom de la croyance en un idéal, la répression étant présentée comme un mal nécessaire et les victimes comme une menace pour l’instauration du communisme. Cette oblitération pendant des années par les communistes de la situation réelle au profit de l’idéal est constatée par Ferrat qui exprime sa volonté d’y mettre fin, pour “un avenir naissant d’un peu moins de souffrances avec nos yeux ouverts en grand sur le réel”.

Ferrat, en parlant des “bagnes mérités” et des “justes pendaisons”, montre que le but des staliniens n’a jamais été l’idéal communiste car les formes de répression qu’ils appliquent sont en profonde contradiction avec cet idéal, ce que le chanteur explicite en juxtaposant des crimes politiques inexcusables à des adjectifs les justifiant. Le “bagne” fait référence aux goulags, dont l’existence est largement révelée au public français par la publication en mai 1974 du livre de Soljenitsyne L’Archipel du goulag, provoquant là encore, dans une mesure comparable au Printemps de Prague, un séisme au sein du monde intellectuel et de la nébuleuse communiste. Le terme “bagne” utilisé par Ferrat au lieu du terme original “goulag” n’est pas anodin: le bagne, lieu de détention n’existant plus en France depuis 1945, est le lieu de déportation des prisonniers politiques. Surtout, pour la gauche française et les communistes, le bagne est l’endroit où, après la répression sanglante de la Commune de Paris en 1871 sont déportés les communards. Ferrat, qui a de nombreuses fois chanté la Commune et exprimé son mépris envers sa répression, montre à quel point pour lui le stalinisme est une insulte à l’histoire de la gauche dans son ensemble.

L’énumération des ennemis politiques et de leurs caractéristiques évoque un régime dictatorial en cela que plusieurs catégories de populations sont visées par la répression: les artistes (“écrivains espions”), les intellectuels (“savants décadents”), les dissidents politiques même communistes (“renégats titistes”) et les juifs (“sionistes bourgeois”). C’est ainsi dans cette chanson la première fois que Ferrat évoque l’antisémitisme qui sévit en URSS et dans les

39 démocraties populaires (ainsi, onze des quatorze accusés du procès Slansky en 1952 sont juifs, et des campagnes antisémites sont mises en places dans certaines diplomaties populaires, comme en Pologne en 1968). Ferrat, juif ayant perdu son père en déportation à Auschwitz, ne fait que peu référence au judaïsme dans ses chansons, hormis dans Nuit et Brouillard: cependant, tous les témoignages font état de l’influence de cet événement sur l’engagement politique de Ferrat. L’évocation de l’antisémitisme des staliniens témoigne ainsi de son rejet viscéral, même si ce rejet intervient tardivement, de la politique de l’Union Soviétique vis-à-vis de ses opposants (ayant parfois le seul tort d’être juifs).

Ainsi, la relation de Ferrat à l’URSS est depuis le début de sa carrière teintée d’une certaine méfiance, qui n’est cependant exprimée qu’à demi-mot au début mais qui se révèle de plus en plus à l’aune des prises de conscience communes de la réalité de la situation dans les pays soviétiques. L’URSS n’a jamais représenté, pour Ferrat, le lieu de concrétisation de l’idéal révolutionnaire, à la différence de Cuba.

B. « Cuba sí » : le nouvel imaginaire révolutionnaire

La révolution cubaine menée par Fidel Castro, qui réussit en 1959 à renverser le régime dictatorial de Batista, suscite dans la nébuleuse communiste française une importante vague d’enthousiasme: en l’absence de pays pouvant prétendre à une réelle représentation de l’idéal communiste, la révolution cubaine, avec ses mythes et ses symboles, génère une réelle fascination chez les artistes et intellectuels communistes. Ferrat y effectue un voyage en 1967 et encense dans les années qui suivent le régime de Fidel Castro, le montrant comme essayant de mettre en place ce qui est réellement l’idéal communiste. Jacques Boyer décrit Ferrat comme “très séduit par Cuba” justement car Cuba était à l’époque vue comme “une île où on voulait, avec des jeunes, vivre comme on en rêvait dans le Parti Communiste”.

Le voyage que Ferrat effectue à Cuba en 1967 avec son ami et imprésario Gérard Meys était selon ce dernier “un voyage touristique et d’étude pour savoir comment ils vivent là-bas”: Cuba suscite en effet de nombreux voyages d’observation chez les communistes, en cela que l’île représente pour eux une tentative d’application de l’idéal communiste qui diffère de l’URSS. Celle-ci ayant perdu de son pouvoir d’attraction, Cuba le récupère et le régime cubain fait l’objet de critiques dithyrambiques de la part des intellectuels et artistes qui s’y rendent, à

40 commencer par le couple Sartre-Beauvoir, qu’Annie Cohen-Solal qualifie de “parrain et marraine de l’aventure naissante”30. La révolution cubaine forge de nouveaux mythes et de nouvelles icônes pour l’imaginaire révolutionnaire. L’influence de ces mythes et icônes est très présente dans le disque que Ferrat sort à la suite de ce voyage, l’album A Santiago: la référence cubaine est convoquée y compris dans le titre même de l’album.

La réussite culturelle de la révolution cubaine qui crée ses propres références et sa propre mythologie est évidente dans cet album, en cela que Ferrat ne fabrique pas des images de Cuba mais reprend celles que le régime castriste a soigneusement créées. Ainsi, le titre “Cuba sí” rend directement hommage à une production culturelle pré-existante, le documentaire éponyme réalisé par Chris Marker à l’occasion du premier anniversaire de la révolution cubaine, qui s’attachait à montrer la société cubaine et son mode de vie post-révolution castriste. La chanson “Les Guerrilleros”, tirée du même album, est un hommage à la figure de Che Guevara où se ressent l’influence de son image d’icône révolutionnaire immortalisée par la photographie mondialement célèbre d’Alberto Korda. Ferrat y dresse une description physique des guerrilleros “avec leurs barbes noires” et “leur treillis délavés”, avant d’ajouter: “Il y a peu de temps / Que le nom des sierras /De tout un continent /Rime avec Guevara”. Ainsi Ferrat contribue-t-il en France à chanter les mythes que le castrisme s’est créés.

Ferrat ne se contente pas toutefois de chanter les mythes et les icônes de cette révolution: il demeure profondément impressionné par l’amélioration concrète de la vie du peuple cubain qu’il constate. Gérard Meys rapporte que Ferrat avait notamment été impressionné par le système scolaire “très en avance” ainsi que le système sanitaire. Cette amélioration concrète notamment du système éducatif est illustrée par Ferrat dans l’émission Discorama du 30 décembre 196731 à travers le parcours de leur guide touristique. Il raconte en effet qu’avant le changement de régime, celui-ci travaillait dans des plantations et était dans une situation de quasi-esclavage étant donnée la paye dérisoire qu’il recevait pour un travail physique extrêmement dur. Ferrat le prend comme exemple de l’ascenseur social rendu possible par la révolution castriste: le jeune homme a appris à lire et à écrire grâce aux mesures prises par le régime dans le domaine éducatif et à parler notamment le français et le russe. Ferrat souligne en effet que grâce au nouveau régime, le guide a pu se rendre deux ans en URSS afin d’y étudier la langue, mettant ainsi en avant les avantages qu’offrent à la population le communisme

30 DOSSE P536 31 41 mondial. Avec Cuba, c’est également l’engagement de Ferrat au côté des classes populaires qui est représenté: dans la droite ligne de ce positionnement, il applaudit la réussite de ce régime qui “donne les chances aux gens” de modifier leur existence et apporte de l’ “espoir”. L’enthousiasme de Ferrat pour le régime cubain s’explique donc aussi par le fait que celui-ci semble en finir avec l’oppression des classes populaires qui sont libres de décider de leur sort puisqu’elles ne sont plus contraintes par les logiques capitalistes. Cette idée est présente dans la chanson “Excusez-moi” (encore issue de l’album cité précédemment): “A Cuba on prend l’argent pour seule cible, on dit que rien n’est impossible et que seul l’homme comptera”. Compte tenu de son engagement et de son identification à la classe ouvrière, Ferrat ne peut que s’enthousiasmer pour un projet politique dont il dit , dans une interview donnée à Claude Santelli le 29 décembre 1968, qu’il met en place “une tentative qui est le grand rêve de l’homme: abolir la civilisation de l’argent”.

Le voyage de Ferrat à Cuba, dans son déroulement concret, illustre également la capacité de mobilisation des artistes qu’exerce Castro pour donner un rayonnement international à son projet politique. En effet, comme l’explique Gérard Meys, ce voyage ayant à l’origine un but d’observation et de tourisme est devenu, avec l’intervention du régime castriste, une tournée cubaine de Ferrat :

“Quand ils ont su ça [la venue de Ferrat] à Cuba, ils se sont renseignés pour savoir qui était Ferrat parce qu’ils ne savaient pas du tout et ils ont dit « c’est pas possible qu’un chanteur français de cette importance vienne et qu’il chante pas à Cuba » [...] et ils ont trouvé des réponses à tout. Ferrat a dit j’ai pas de musiciens ils ont dit “on leur paie le voyage”, “on leur paie un cachet”, ils ont invité leurs femmes et enfants… il y avait des réponses positives à tout, c’est comme ça que Ferrat s’est retrouvé à chanter à Cuba. Il a été reçu officiellement”.

Ferrat, avec l’intervention des officiels castristes, est donc intégré à la nébuleuse internationale des artistes inspirés par le projet cubain que Castro entreprend de fédérer. Ainsi, Ferrat participe alors qu’il se trouve sur l’île en août 1967 aux rencontres de la “Canción protesta”, mettant à l’honneur la chanson populaire dénonçant des réalités politiques. Cette rencontre se veut internationale et réunit des chanteurs de sensibilité communistes de différents pays: c’est à cette occasion que Ferrat fait notamment la connaissance du chanteur chilien Victor Jara.

Ferrat voit donc en Cuba, non sans idéalisme, la possible réalisation concrète de l’idéal communiste, réalisation que l’URSS n’a pas pu mettre en place. Sa relation au régime castriste

42 est parfaitement représentative de l’attraction qu’exerce Cuba, tant par son aura de révolution romantique que par l’amélioration réelle des conditions de vie des classes populaires, sur les artistes communistes que le régime mobilise en sa faveur.

C. Quid de l’idéal sans ancrage territorial ?

Si Cuba sait pendant un temps redonner un ancrage concret à l’idéal communiste, cette fascination ne s’inscrit pas particulièrement dans le temps long pour Ferrat, qui ne retourne jamais sur l’île après sa première visite et qui, après l’enthousiasme retentissant dont il fait preuve sur le disque A Santiago, ne mentionne plus l’aventure castriste dans ses disques ultérieurs.

Si l’idéal communiste que Ferrat a toujours défendu a amorcé depuis longtemps sa perte de repères territoriaux, la chute de l’URSS n’en reste pas moins profondément déstabilisante, pour les communistes comme pour les tenants d’autres idéologies, tant l’affrontement manichéen entre communisme et capitalisme contribuait à structurer la vie culturelle et intellectuelle en France et dans le monde.

L’album Dans la jungle ou dans le zoo, sorti en 1991, symbolise la profonde perte de repères qu’éprouve Ferrat face à la nouvelle configuration mondiale. La chanson titre reprend l’expression du cinéaste tchèque Milos Forman qui, ayant émigré aux Etats-Unis à la suite du printemps de Prague, comparait les pays capitalistes à une jungle tandis que les pays communistes étaient associés à un zoo: Ferrat signifie avec cette chanson son intention de trouver une troisième voie évitant à la fois le triomphe mondial d’un capitalisme qu’il a toujours combattu et les crimes commis au nom du communisme. Si onze ans plus tôt, Ferrat avait livré avec “Le Bilan” une critique détaillée et non feinte des crimes du régime soviétique, cette critique visait surtout les staliniens et laissait donc une infime chance à l’URSS d’incarner de nouveau l’idéal communiste: si la chute de l’URSS n’est pas déplorée par Ferrat en raison des crimes commis par ce pays, cette chute marque aussi l’anéantissement de l’alternative au capitalisme. Ferrat a beau ne plus considérer depuis longtemps l’URSS comme exemplaire, sa chute marque aussi un effondrement de son système de valeurs personnel construit autour de l’engagement communiste.

“Tout demain devra disparaître

43

Des choses que l'on a cru vraies.

Et dans ce monde à la dérive

Pareils aux autres animaux

Nous n'aurions d'autre choix pour vivre

Que dans la jungle ou dans le zoo

Ainsi donc ainsi donc

Il n'y aurait plus rien à voir

Circulez mais circulez donc

Ainsi finirait notre histoire

Sous le poids des malédictions”

Ferrat témoigne ici de son refus d’enterrer l’idéal communiste avec l’URSS ainsi que de sa recherche d’une alternative: déjà en 1980, à l’occasion d’une interview par Michel Drucker durant laquelle il s’exprimait sur sa chanson “Le Bilan”, il dissocie sa critique de l’URSS de son idéal communiste. Aux médias qui selon lui interprètent ses propos comme un rejet du communisme dans sa globalité, il répond: “s’ils comptent sur moi pour faire de l’anticommunisme, ça ne sera pas le cas”.

Son engagement se poursuit de fait après la chute de l’URSS non seulement dans ses prises de position mais également de manière concrète: ainsi, il est candidat aux élections européennes de 1999 sur la liste PCF de Robert Hue. Cependant, la défense de ses convictions ne se fait plus au sein du seul PCF, bien qu’il y reste attaché: à l’occasion des élections présidentielles de 2002, il se rapproche de la Ligue Communiste Révolutionnaire d’Olivier Besancenot (REF ENTRETIEN AC LES COMMUNISTES).

Ferrat n’abandonne jamais, de plus, l’attente du “Grand Soir” et de l’avènement d’un nouveau monde basé sur les valeurs communistes: les références à cet horizon émaillent toute sa discographie, sans distinction entre l’avant et l’après 1989. Cet idéal, en raison de son caractère par nature abstrait et lointain puisque placé dans un avenir indéterminé, ne connaît pas de rattachement ni territorial ni temporel. Ferrat le chante déjà en 1971 sur l’album Ma France, dans la chanson “Un jour futur” :

44

“Un jour futur puis des millions de jours

J'avancerai parmi des millions d'hommes

Brisant les murs de ce siècle trop lourd

Croquant l'amour comme la rouge pomme”

Presque quinze ans plus tard, sur l’album Ferrat 85, dans un contexte de désillusion à la fois face à l’URSS (il a chanté “Le Bilan” cinq ans auparavant) et face à l’arrivée au pouvoir de la gauche en France avec Mitterrand, qui prend malgré les espoirs placés en lui “la porte à droite”, Ferrat ne se départit pas de sa croyance en l’idéal communiste, l’idée du Grand Soir étant représentée par l'avènement souhaité du “temps des cerises”:

“Bien sûr on dira que c'est des sottises

Que mon utopie n'est plus de saison

Que d'autres ont chanté le temps des cerises

Mais qu'ils ont depuis changé d'opinion

Moi si j'ai connu des années funestes

Et mes cerisiers des printemps pourris

Je n'ai pas voulu retourner ma veste

Ni me résigner comme un homme aigri”

Enfin, la référence à cet avenir radieux est présente sur l’album Dans la jungle ou dans le zoo, achevant de montrer que même l’effondrement de l’URSS et par extension de tout un système de croyances qui lui était attaché ne supprime pas la promesse d’un nouveau monde. Ainsi, la chanson “La Paix sur Terre” parle des poètes français qui “taillent l’avenir au mois de mai des mots”. Le mois de mai, symbole des luttes sociales, des droits des travailleurs (avec la Fête du Travail) mais aussi du potentiel révolutionnaire (la Commune de Paris eut lieu en mai). Ferrat conclut avec l’affirmation suivante: “vous n’étoufferez pas le chant du renouveau”, montrant l’invincibilité de cet idéal qui n’est pour Ferrat anéanti ni par la répression en URSS, ni par le tournant droitier du premier septennat de Mitterrand, ni même par l’évènement majeur qu’est l’effondrement de l’URSS et donc du bloc socialiste.

45

Ces derniers vers, liant le mythe du Grand Soir aux références culturelles propres à la gauche française, symbolisent le lien toujours revendiqué par Ferrat entre son idéal politique et la nation française

46

DEUXIÈME PARTIE – La France comme horizon de l’idéal.

Hormis le Parti Communiste italien, le PCF est le seul parti communiste d’Europe de l’Ouest à avoir acquis une telle importance dans son pays, non seulement dans la vie politique mais également dans la vie culturelle et sociale. Cela laisse présager d’une relation particulière entre la nation française et le Parti Communiste, relation exploitée et glorifiée par le PCF lui-même. Jean Ferrat est profondément empreint de ce nationalisme de gauche: c’est finalement la France, plus que tout autre pays communiste, qui serait en mesure, pour lui, de représenter au mieux l’idéal communiste. Cette idée de grandeur de la France en tant que nation en adéquation avec l’idéal communiste est d’abord explicitée par une construction de mémoire historique par la chanson. En effet, Ferrat contribue par certaines de ses chansons phares (et tout particulièrement “Ma France”) à construire une mémoire culturelle, politique et sociale de la gauche française, replaçant ainsi la France dans le cercle révolutionnaire, tout en louant l’universalisme imputé aux valeurs de la France, alliant ainsi aux mémoires ouvrières et communistes celles, donnant lieu à plus de consensus, de l’héritage républicain.

La France étant ainsi posée comme nation dotée de caractères exceptionnels, Ferrat prend également position pour préserver l’indépendance de la France et sauvegarder ce qui fait sa singularité : dans la lignée du PCF de l’après-guerre, il chante la nécessité de préserver le monde rural, le terroir français ainsi que tous les lieux populaires. Surtout, en tant que chanteur à textes, Ferrat s’engage particulièrement dans la défense de la culture française, de la francophonie et d’une chanson française de qualité opposée aux logiques du hit-parade. Dans la défense du terroir français comme dans la défense de la culture, la menace principale vient des Etats-Unis, et par extension du capitalisme et des lois du marché.

47

Chapitre 3 - L’histoire de France entre cycle révolutionnaire et républicanisme.

Dans son ouvrage Le communisme, une passion française, Marc Lazar détaille la stratégie entreprise par le PCF de Thorez et de ses successeurs visant à “associer progressivement le rouge et le tricolore”32. Dès les années 1930, le PCF se pose en effet en chantre du nationalisme républicain et procède à un double mouvement : d’abord, un mouvement dans la continuation des idées prônées par Thorez, qui en 1947 appelait à “une démocratie d’un contenu social et économique nouveau [...] qui reflète le rôle de la classe ouvrière identifiée à la nation”. Cette classe ouvrière identifiée, confondue et enchevêtrée avec la nation française est largement chantée par Ferrat, qui livre une histoire de France par le prisme des luttes sociales de la classe ouvrière. Toutefois, la France glorifiée par le PCF n’est pas seule la France de la classe ouvrière communiste, mais aussi celle du républicanisme hérité de la Révolution et également de la Troisième République. Ces deux manières d’envisager la nation mènent à deux visions de l’histoire de France, notamment de ses moments-clefs (telle la Révolution Française), oscillant entre tensions et complémentarité: ce mouvement est particulièrement présent chez Ferrat, entre une histoire de la France ouvrière ayant sa place dans le cycle révolutionnaire et une histoire républicaine à vocation universelle.

I. L’histoire française dans le prisme communiste

Le PCF s’attache en effet, afin d’allier drapeau rouge et drapeau tricolore, à replacer et donner une place de choix à la France dans le cycle révolutionnaire mondial. Si de nombreuses chansons de Ferrat s’attellent à cette tâche, “Ma France”, sortie en 1969 sur l’album éponyme, en est particulièrement évocatrice, en cela qu’elle associe ode à la nation française et moments historiques de référence pour la classe ouvrière et le communisme.

32 48

A. La Révolution Française comme évenement radical et matriciel.

Le troisième couplet (le premier à mentionner l’histoire de France, les deux précédents étant centrés sur les paysages français) fait référence en ces termes à la Révolution Française :

“Cet air de liberté au-delà des frontières

Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige

Et dont vous usurpez aujourd'hui le prestige

Elle répond toujours du nom de Robespierre

Ma France”

La Révolution Française représente pour cela un événement matriciel à plusieurs niveaux: considérée d’abord comme fondatrice de la République française, son héritage est finalement réclamé avec autant de vigueur par le Parti Communiste, puisqu’elle est pour eux “l'exemple initial de l’extraordinaire puissance des peuples” selon Lazar. Cependant, l’héritage de la Révolution Française n’est plus revendiqué par la seule gauche, et la Révolution elle-même fait considérablement moins l’objet de débats et de controverses politiques en 1969 qu’elle ne l’était par exemple au moment de son centenaire. Ferrat adresse ici une critique au pouvoir politique qui en “usurp[e] le prestige”, témoignant ainsi des tentatives de réappropriation par le PCF et la gauche de la Révolution, sous-entendant que les dirigeants politiques de l’époque n’en sont pas les dignes héritiers. Ferrat va plus loin en affirmant qu’ “elle répond toujours du nom de Robespierre”, connu pour être une des figures les plus radicales de la Révolution Françaises, tant en raison de ses mesures de justice sociale que de son rôle dans l’instauration de la Terreur. L’insistance sur la continuité du “toujours” permet de montrer une lutte continue ayant des échos au moment où Ferrat écrit cette chanson: à travers le prisme du communisme français, la Révolution est un processus à poursuivre même sous la Cinquième République.

La manière qu’a Ferrat de chanter la Révolution Française vise à lui restituer sa radicalité révolutionnaire ayant pour base le peuple français. Cette vision de la Révolution comme 49 processus à continuer dans le but de garantir les droits des classes populaires se retrouve, vingt ans plus tard, dans la chanson “Bicentenaire” extraite de l’album Dans la jungle ou dans le zoo de 1991. Dans celle-ci, Ferrat critique la relecture faite par les médias et le pouvoir politique de la Révolution Française lors des commémorations de l’année 1989, relecture qui selon lui montrent les nobles comme pleins de “grandeur d’âme”, de “noblesse des sentiments”, tandis que les révolutionnaires seraient eux montrés comme des “sans-culotte avinés” dans une “France sans pitié”. Dans le dernier couplet, Ferrat dénonce la trahison des idéaux de la Révolution en s’adressant au “pauvre Martin “ (reprenant le vers de la chanson éponyme de Brassens) :

“Ton bicentenaire ils l’ont enterré bel et bien.

Pauvre Martin pauvre misère c’est toujours le peuple qu’on craint”

Ce couplet épouse la vision communiste d’une Révolution française inachevée qui n’a pas assez profité aux classes populaires, Ferrat montrant le peuple comme dépossédé du résultat de ses luttes et victime, tant avant la Révolution que deux siècles après, de l’oppression des puissants, puisque que “ce sont [les] maîtres que l’on plaint”. Pour Ferrat, la Révolution Française a été récupérée par le pouvoir politique et la bourgeoisie et, même deux siècles après, “d’autres seigneurs veillent au grain”: cette perspective sur la Révolution Française est tout à fait celle du PCF. Selon Lazar “les patrons et les propriétaires terriens sont qualifiés comme étant “de droit divin” et présentés commes les seigneurs modernes” par le Parti lorsqu’il exalte la Révolution en lui redonnant une actualité, ne la voyant pas comme un seul événement fondateur à une période donnée mais comme un processus de lutte populaire à poursuivre jusqu’à l’avènement de la justice sociale.

Dans la chanson “La fête aux copains” extraite de l’album éponyme de 1962, Ferrat donne à voir une commémoration populaire de la Révolution pour la fête du 14 juillet dans des quartiers populaires de Paris (à Pantin et aux Lilas), évoquant cette commémoration comme “la fête où l’on rit en voyant que Paris sera toujours Paname”, soit toujours la ville populaire qui a vu naître la Révolution. La commémoration du 14 juillet par les classes populaires est

50 donc montrée comme légitime puisque c’est premièrement à celles-ci qu’appartient cet événement, témoignant bel et bien chez Ferrat de la place centrale qu’elles occupent dans l’histoire, étant en fait celles qui font l’histoire de France: l'événement matriciel de la nation française appartient aux classes populaires et n’aurait pas eu lieu sans elles.

B. La Commune de Paris et sa répression

La Révolution n’est pas le seul moment de l’histoire des luttes populaires auquel Ferrat rend hommage: en effet la Commune de Paris est régulièrement convoquée comme un moment tout aussi fondateur que 1789. Cette importance donnée à la Commune montre bien que Ferrat chante avant tout non pas l’histoire de France mais l’histoire des classes populaires françaises et leurs luttes, car si la Révolution française est un événement matriciel pour la France tout entière, la Commune n’en est un que pour la gauche française et particulièrement pour les communistes. Dans “Ma France”, la Commune occupe une place aussi importante que la Révolution puisqu’un couplet lui est consacré :

“Celle du vieil Hugo tonnant de son exil

Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines

Celle qui construisit de ses mains vos usines

Celle dont Monsieur Thiers a dit “qu’on la fusille”

Ma France”

Ici ce n’est pas seulement la Commune qui est chantée mais également ses antécédents et ses protagonistes, en faisant ainsi un moment historique tout sauf anecdotique puisqu’il est celui de la France ouvrière. Ferrat chante encore une fois ici les conditions ouvrières, n’ayant pas connu encore les avancées sociales acquises sous la Troisième République (Ferrat dénonce notamment le travail des enfants, qui ne fut limité qu’en 1874). Tout comme dans le couplet sur la Révolution, Ferrat montre une classe ouvrière qui joua un rôle crucial dans un pan de l’histoire de France pour en être ensuite dépossédé par la classe dominante. En effet, l’industrialisation fut rendue possible par la classe ouvrière qui la “construisit de ses mains”, symbolisant leur implication physique, sans laquelle cet essor n’aurait pas été possible. Or comme le souligne l’emploi de “vos usines” , les bénéfices des sacrifices réalisés par la classe 51 ouvrière sont revenus aux classes possédantes: selon ce vers, les industriels n’ont aucune légitimité puisque leurs usines n’existeraient pas sans les ouvriers.

En ce qui concerne la Commune à proprement parler, elle n’est évoquée qu’à travers la répression qui a suivi: cette évocation un siècle plus tard de la Semaine sanglante montre le souvenir traumatique qu’en gardent les communistes. Si dans “Ma France” Ferrat fait référence à la répression, il rend un hommage épique à l’épisode communard dans sa globalité dans la chanson “La Commune”, écrite à l’occasion de son centenaire, en 1971 sur l’album Aimer à perdre la raison. Ferrat chante ici “un espoir mis en chantier”, moment révolutionnaire dans l’histoire de France: la Commune, au même titre que la Révolution, fait partie du cycle révolutionnaire. Des “artisans et ouvriers” “devenus des soldats aux consciences civiles”: le terme “soldats” évoque bel et bien une révolution et non un simple mouvement social. L’importance de la Commune, malgré sa brièveté, dans les mémoires ouvrières communistes françaises, est visible dans cette chanson car les communards y sont qualifiés de “héros”. La Commune, chez Ferrat comme chez la plupart des communistes, est une référence historique majeure et reste un siècle plus tard un des mythes fondateurs de l’engagement communiste. La chanson “Les Cerisiers”, écrite par Guy Thomas pour Ferrat sur l’album de 1985 Je ne suis qu’un cri place la Commune comme source de l’engagement communiste, montrant un communisme non pas issu d’une mémoire internationale mais bel et bien d’une mémoire ouvrière propre à la nation française. Cette chanson qui traite de la persistance de l’idéal communiste malgré les revers qu’il subit fait référence à l'avènement de cet idéal, avènement souhaité par la phrase “Ah qu’il vienne enfin le temps des cerises” et fait donc référence, tout comme le titre de la chanson, au chant emblématique de la Commune. La représentation ultime pour Ferrat du communisme n’est donc pas à trouver dans un idéal international mais bien intrinsèque à la Nation française, propos qu’il réitère dans le dernier couplet :

“Moi je resterai fidèle à l’esprit

Qu’on a vu paraître avec la Commune

Et qui souffle encore au coeur de Paris”

Cependant, dans “Ma France” comme dans “La Commune”, il est impossible pour Ferrat d’évoquer le potentiel révolutionnaire et l’espoir suscité par la Commune sans évoquer en

52 contrepartie la proportionnelle répression qui suivit. Comme le remarque Michèle Zancarini- Fournel33 la répression de la Commune fut particulièrement marquante, tant en raison de son ampleur que de l’acharnement dû à la haine de classe, ainsi que de son caractère de masse puisqu’il s’agit d’une répression sérialisée. Ferrat l’évoque dans “Ma France” en dénonçant les ordres donnés par Adolphe Thiers, mais également dans le sixième couplet :

“Leurs voix se multiplient à n'en plus faire qu'une

Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs

En remplissant l'histoire et ses fosses communes

Que je chante à jamais celle des travailleurs

Ma France”

Il ne s’agit pas ici nominalement de la Commune mais plus généralement de toutes les insurrections populaires réprimées, les “fosses communes” étant à la fois réservées aux plus pauvres et aux exécutés lors de révolutions. Ferrat ne chante pas ici la France dans sa globalité mais “celle des travailleurs” et donc celle du communisme, inscrivant profondément l’histoire du communisme dans l’histoire française.

L’attachement de Ferrat à l’histoire populaire de la Révolution Française et de la Commune transparaît également, de manière moins explicite, dans des chansons rendant hommage au berceau de ces deux moments-clefs, soit le Paris populaire. La chanson “Paris Gavroche”, sur l’album de 1961 Deux enfants au soleil, en est emblématique en cela qu’elle mêle description minutieuse d’un Paris populaire d’antan et référence aux luttes du dix-neuvième siècle. Ferrat y raille ainsi les “bourgeois louis-philippards” de la Monarchie de Juillet, opposant leurs “calèches” aux “charrettes à bras” de Gavroche et ses camarades. Ferrat rend aussi hommage aux barricades de 1832 contre la Monarchie de Juillet, montrant les luttes révolutionnaires et les sacrifices du Paris populaire tout au long du dix-neuvième siècle. Ferrat présente d’ailleurs dans “Les Cerisiers” cette appartenance au Paris populaire comme une source de son

33 Zancarini-Fournel, M. (2017). Les luttes et les rêves. Paris: Zones. P370 53 engagement personnel, rendant hommage au Temps des Cerises en ces termes : “Cette chanson là que j’aimais déjà quand j’étais Gavroche”.

C. La Résistance d’obédience communiste

A ces deux épisodes fondateurs de la France communiste que sont la Révolution Française et la Commune s’ajoute la Résistance. Le PCF, dans sa perspective de construction de la nation, glorifie et amplifie le rôle des résistants communistes NDB LAZAR 75, se présentant par la célèbre formule “parti des soixante-quinze mille fusillés”, permettant ainsi de se poser en défenseur suprême de la nation française et dissipant ainsi les soupçons portés sur le “parti de l’étranger” . Ferrat, dans “Ma France” toujours, parle de la Résistance en paraphrasant le Chant des Partisans, chantant une France qui “monte des mines descende des collines”, faisant écho à l’appel de cet hymne de la résistance. Ce n’est pas la première fois que Ferrat salue la Résistance: en effet, il l’avait déjà fait dans “Nuit et brouillard” où, au milieu de l’hommage aux autres victimes des nazis et notamment les juifs, il parle de ceux qui “ne priaient pas, mais qu’importe le ciel” puisqu’ils “voulaient simplement ne plus vivre à genoux”. L’engagement dans la Résistance est ici montré comme déterminant et transcendant les confessions religieuses.

Ferrat, cependant, n’associe pas explicitement la Résistance à une appartenance politique : il est toutefois probable qu’il chante tout particulièrement celle communiste. Il la mentionne en effet dans “Ma France”, chanson ne mentionnant que des moments historiques liés au communisme ou à l’idée révolutionnaire (Révolution, Commune, Front Populaire et grèves de Mai 68) ainsi que des pratiques communistes (la vente de L’Humanité le dimanche). Le parcours personnel de Ferrat, qui fut caché durant l’Occupation par des résistants communistes auxquels il rendra souvent hommage vient confirmer ce lien opéré entre Résistance et communisme, et donc entre communisme et défense de la nation française.

A travers les trois épisodes majeurs pour la gauche française que sont la Révolution Française, la Commune de Paris et la Résistance, Jean Ferrat contribue à inscrire le communisme comme plus national qu’international. Si la Commune n’est pas un événement référence pour la nation toute entière (à la différence de la Révolution et de la Résistance), elle devient dans Ma France un événement tout aussi important: la chanson contribue donc à enraciner la mémoire communiste et ouvrière dans la mémoire nationale et à donner à voir la

54

France comme épicentre du cycle révolutionnaire. Le fait de donner par ailleurs un sens communiste à un événement unanimement reconnu comme fondateur pour la nation française contribue également à ancrer l’idéal en France.

II. L’universalisme républicain

Si le rapport de Ferrat à la nation française est profondément empreint de ses convictions communistes et de son rapport aux classes populaires, il n’est toutefois pas exempt d’un certain patriotisme républicain qui cherche à tendre vers l’universel.

A. Patriotisme et lyrisme des paysages

Le rapport de Jean Ferrat à la France, de la même manière que son rapport aux classes ouvrières, est visible et se construit par le biais de ses paysages. Ces paysages, comme ceux cités au début de “Ma France” ne sont pas uniquement ceux typiques de la classe ouvrière mais de la France tout entière: “genêts de Bretagne”, “bruyères d’Ardèche, des paysages décrits d’une manière purement contemplative, tout en renforçant ainsi le sentiment national en citant des régions françaises historiques. En effet, lorsque Ferrat chante les paysages et les régions et départements de France, il le fait avec un lyrisme appuyé: tel est le cas dans “Mon chant est un ruisseau”, chanson extraite de l’album La Femme est l’avenir de l’homme en 1975, dont le dernier couplet confine au patriotisme :

“Oh, ma patrie de monts et de rivières vertes

Moi qui t'invoque à chaque instant

Je suis comme le coq dressant au ciel sa crête

Je chante et chante tout le temps”

L’usage du terme “patrie” est inhabituel pour Ferrat, qui a plutôt tendance à se référer à la nation. “Patrie” est teinté d’une connotation largement moins politisée que “nation” (terme qui fait référence au corps politique et historiquement attaché à la révolution française) tandis que patrie 55 connote un attachement affectif à une terre qui n’est pas nécessairement un corps politique. Les paysages loués pour leur beauté et le symbole du coq forment des symboles universels de la France ne dépendant d’aucune obédience politique.

Ce patriotisme, s’il se présente parfois comme exempt de rattachement à une communauté politique puisqu’il se veut universel, reste d’abord profondément républicain et particulièrement lié à la Troisième République.

B. La convocation de la Troisième République pour continuer les combats contemporains

L’objet politique constituant le plus frappant hommage à la Troisième République dans les chansons de Ferrat est l’anticléricalisme. Le sentiment anticlérical est certes une composante de l’idéologie communiste cependant à l’analyse des chansons de Ferrat il est clair que ses idéaux communistes ne sauraient constituer les racines de ce sentiment, étant donné que ses textes sur ce thème convoquent des figures, symboles et idées propres à la Troisième République. De plus, la relation même de la France à l’Eglise s’envisage comme ayant une part d’universel: ainsi, sa place particulière est signifiée par Péguy, pour qui “la France n’est pas seulement la fille aînée de l’Eglise elle a aussi dans le laïque une vocation parallèle singulière”

Ce sentiment se révèle principalement dans les chansons traitant des droits des femmes: le féminisme mis en avant par Ferrat donne à voir l’Eglise catholique et ses représentants comme obstacle principal aux avancées féministes des années 1960-1970, centrées sur les droits reproductifs dans le contexte de la loi Neuwirth de 1967 autorisant l’usage des contraceptifs et de la loi Veil de 1975 autorisant l’interruption volontaire de grossesse.

La chanson La femme est l’avenir de l’homme, présente sur l’album éponyme sorti en 1975, fait état de ce contexte législatif et social de progrès pour les droits des femmes et pose en frein à ce progrès la morale catholique. Ce texte permet de préciser la nature du féminisme de Ferrat, un féminisme qui reprend bel et bien des caractéristiques de l’idéologie communiste tout en se situant primairement dans l’anticléricalisme.

Entre l’ancien et le nouveau

Votre lutte à tous les niveaux

De la nôtre est indivisible 56

Le début du premier couplet de la chanson affiche en effet la posture communiste vis-à-vis du féminisme, soit un combat “indivisible” de la lutte des classes, les droits des femmes allant de pair et se confondant avec les droits des travailleuses. Toutefois, le reste de la chanson n’est pas autant marqué par le féminisme communiste que ce premier couplet, en cela qu les femmes ne sont pas confondues avec les travailleuses, Ferrat chantant plutôt ici les luttes concernant l’émancipation domestique et le droit à disposer de son corps : c’est particulièrement la défense de ce droit contre ses ennemis qui va faire adopter à Ferrat une posture plus large que celle communiste, la posture anticléricale. Les votes des lois Neuwirth et Veil faisant ressortir la présence encore importante de l’Eglise catholique, le clivage entre cléricaux et anticléricaux ressurgit (dans une moindre mesure qu’en 1905), menant ainsi Ferrat à dénoncer la place de la parole religieuse dans le débat politique:

Dans les hommes qui font les lois

Si les uns chantent par ma voix

D'autres décrètent par la bible

Opposant ses idées (et par extension celles de la gauche) à celles des catholiques, Ferrat ne laisse aucun doute quant à sa vision de l’interférence de l’Eglise dans le débat politique: le terme “décrètent”, surtout placé en opposition avec “chantent”, se réfère une déclaration autoritaire, soulignant ainsi l’illégitimité de la parole de l’Eglise dans une république démocratique.

Plus encore que “La femme est l’avenir de l’homme”, la chanson “Le Sabre et le goupillon” développe encore les idées de Ferrat autour de l’anticléricalisme tout en rendant un hommage explicite aux républicains de gauche de la Troisième république: le titre de la chanson reprend en effet une expression attribuée à Georges Clemenceau, qui dénonçait “la sainte alliance du sabre et du goupillon”, soit l’alliance de l’armée et de l’Eglise contre la République. Ferrat, dans cette chanson, construit une opposition entre le peuple opprimé et l’Eglise et l’armée, conjointement responsables de cette oppression :

« Quand un abbé de cour poussait une bergère

Vers des chemins tremblants d’ardente déraison

57

La belle ne savait pas quand elle se laissait faire

Qu’ils condamnaient l’usage de la contraception »

Cette strophe vient dénoncer, en utilisant des figures (l’abbé de cour et la bergère) faisant référence à un monde révolu, l’omniprésence de l’Eglise. De plus, la figure de la bergère est un symbole même de l’innocence, de la pureté et de la naïveté l’abbé de cour au contraire représente une figure proche du pouvoir et des intrigues de la cour, qui ne peut que pervertir la bergère. Ferrat, pour personnifier l’institution catholique, n’use pas de la figure d’un curé de campagne mais bien d’un “abbé de cour”, soit un ecclésiastique haut placé qui est associé à l’Ancien Régime, montrant encore une fois l’illégitimité de l’Eglise dans les institutions démocratiques. Cette strophe sert par ailleurs à montrer la continuité de cette illégitimité et immoralité de l’Eglise en donnant à voir une confusion des époques, le débat sur la contraception se situant dans l’actualité la plus récente tandis que les protagonistes eux évoquent un monde révolu. Dans cette même chanson, Ferrat souligne encore la place de l'Église du côté des exploiteurs, main dans la main avec l’armée:

« Les uns possédaient l’art d’utiliser la trique

Les autres sans le dire pensaient qu’elle a du bon »

Si le combat que Ferrat convoque ici, en mobilisant la figure de Clemenceau, n’est pas étranger à son propre engagement politique, Ferrat n’a pas limité l’hommage à la Troisième République à ses seules forces de gauche: en effet, il fait plusieurs fois référence à Paul Déroulède, figure par excellence de la droite nationaliste et ennemi politique de Clemenceau et de Jaurès. Bien que les combats politiques de Déroulède soient pour la plupart aux antipodes de ceux de Ferrat, les deux se rejoignent sur un thème cher tant à Ferrat qu’au Parti Communiste Français: la décolonisation. Paradoxalement, Ferrat fait réference à Déroulède à plusieurs reprises dans un but antimilitariste et anticolonial, d’abord dans la chanson “En groupe, en ligue en procession”, présente sur l’album Maria en 1967. Il se présente dans celle ci comme :

“Le Déroulède de l'arrière

Le plus complet des défaitistes

L'empêcheur de tuer en rond

Perdant avec satisfaction

58

Vingt ans de guerres colonialistes”

Dans cette chanson, lourdement à charge contre l’armée et la police, Déroulède est la seule personnalité politique mentionnée par Ferrat: Déroulède n’est pourtant ni communiste ni même de gauche, or il est pour Ferrat la figure la plus symbolique de l’anticolonialisme en France. Il y fait encore référence huit ans plus tard en 1975 sur l’album La Femme est l’avenir de l’homme, dans la chanson “Un jeune” :

“Un morceau choisi de Déroulède

Ca peut faire pleurer les adjudants”

La précision apportée ici avec le terme “morceau choisi” est importante, étant donné que Ferrat, anticolonialisme mis à part, est opposé aux idées politiques que représentait Déroulède. Même leur anticolonialisme, s’il vise le même but, n’a pas les mêmes origines. En effet, l’anticolonialisme de Déroulède est enraciné dans le nationalisme et surtout dans le contexte de la perte de l’Alsace-Lorraine après 1871, qui contribue à façonner la Troisième République, tandis que celui de Ferrat est fondamentalement lié à l’idée de défense des peuples opprimés, héritée chez lui du communisme: s’ils partagent un rejet des colonies, celui-là est lié à deux idéaux différents, le patriotisme d’un coté et l’internationalisme ouvrier de l’autre: ainsi, ce rejet ne saurait constituer l’unique raison de la présence de l’homme politique dans deux chansons de Ferrat, car trop éloigné de ses propres positions. Cette présence est d’autant plus singulière que, à l’exception du rapport aux colonies, les combats politiques de Déroulède semblent aux antipodes de ceux épousés par Ferrat: nationaliste, boulangiste, auteur d’une tentative de coup d’Etat en 1899, ennemi de Jaurès comme de Clemenceau et qui lors de sa carrière militaire participa à l’écrasement de la Commune. En réalité cet hommage à Déroulède achève de démontrer toute l’importance accordée par Ferrat à la République Française, au moins autant importante pour lui que l’engagement communiste, sinon plus: Déroulède fut en effet un réel défenseur de la jeune Troisième République (sa tentative de coup d’Etat ne visait pas à renverser la République mais à installer une République plébiscitaire). Comme le rapporte l’historien Bertrand Joly, à la mort de Waldeck-Rousseau, le télégramme qu’il envoya à la veuve de celui-

59 ci mentionnait entre les deux hommes les “premières et cordiales relations chez Gambetta”34, relations mal acceptées dans son propre camp politique.

C. La République l’emporte sur les idéologies

Ferrat a donc choisi de rendre hommage deux fois à Déroulède plutôt qu’à d’autres figures de la Troisième République: cela donne à voir une suprématie des idées républicaines françaises, voire de la nation française, sur toutes les idéologies politiques.

La chanson “La Paix sur Terre”, présente sur l’album de 1991 Dans la jungle ou dans le zoo, fait écho à l’idée de primauté de la Nation française sur les idéologies. Cette chanson est d’autant plus symbolique lorsqu’elle est mise en parallèle avec Bicentenaire, qui figure sur le même album, mais également avec Ma France: elle s’avère en effet révélatrice de plusieurs tensions dans l’engagement de Ferrat, d’une part entre internationalisme et patriotisme et d’autre part entre vocation universelle et communisme, puisqu’elle paraît au moment de l’effondrement de l’URSS. Bien que l’URSS n’ait jamais représenté pour Ferrat un réel espoir, cet évènement vient ébranler le système de valeurs communiste ainsi que la vision de l’ordre mondial et par conséquent de la place de la France dans cet ordre.

La déstabilisation du rapport à l’ordre mondial est avant tout visible dans la différence entre le refrain et les couplets. Le refrain passe en effet pour un appel à un internationalisme pacifiste :

« Nous ne voulons plus de guerre

Nous ne voulons plus de sang

Halte aux armes nucléaires

Halte à la course au néant

34 Joly Bertrand, « L'évolution de Paul Déroulède et de la Ligue des patriotes (1900-1913) », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 2001/1 (n° 19), p. 109-117. URL : https://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2001-1- page-109.htm ].

60

Devant tous les peuples frères

Qui s'en porteront garants

Déclarons la paix sur terre

Unilatéralement »

L’utilisation du “nous”, renforcé par le fait que ce refrain est chanté par plusieurs voix à l’unisson transmet un sentiment de collectif et d’union, venant accentuer la vocation internationaliste de ce refrain: les ennemis déclarés sont “la guerre” “le sang” et le “néant”, des termes donc universellement connotés négativement, toute distinction idéologique mise à part. Ce refrain remplit ici une mission hymnique, un appel au pacifisme après des années de “course au néant” entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Ferrat ne se défait néanmoins pas d’un certain internationalisme ouvrier hérité de l’engagement communiste, faisant état de la persistance de cet idéal qui n’est pas altéré par la chute de l’URSS, dans la mesure où cet appel est dirigé envers les “peuples frères”, expression propre à l’internationalisme communiste.

Nonobstant ce refrain se voulantuniversel, les couplets ont pour unique sujet la France et son rayonnement, chacun d’entre eux énumérant ce qui fait “la force de la France”, termes par lesquels chaque couplet commence.

Le premier couplet rend hommage à la Révolution française:

« La force de la France c’est l’esprit des Lumières

Cette petite flamme au coeur du monde entier

Qui éclaire toujours les peuples en colère

En quête de justice et de la liberté. »

La Révolution Française comme modèle était déjà présentée dans “Ma France” comme un “air de liberté au-delà des frontières” pour les “peuples étrangers” : or, si dans “Ma France”, pour

61 la caractériser et la personnifier, Ferrat choisissait d’affirmer qu’ “elle répond toujours du nom de Robespierre”, il opte ici pour “l’esprit des Lumières”. Cet esprit des Lumières fait l’objet d’un consensus national, puisqu’il est présenté comme base de la République Française et de la démocratie : Ferrat choisit donc de célébrer 1789 plutôt que 1793. L’esprit des Lumières n’est évidemment pas opposé à la lecture communiste de l’histoire de France: en effet, comme le montre Lazar, si dans les années 1920 l’attitude du PCF vis-à-vis de la Révolution Française était encore teintée de défiance et d’hésitations quant à sa qualification de révolution bourgeoise, l’évolution de celui-ci et l’insistance sur le rapport à la Nation le transforme en “défenseur enthousiaste des philosophes des Lumières, de la Raison et de la Science”35. Le changement de figures tutélaires de la Révolution et par extension de la Nation, de Robespierre aux Lumières, ne saurait donc représenter pour Ferrat un abandon de l’idéal communiste au profit du consensus national (d’autant plus que la chanson “Bicentenaire”, présente sur le même album, offre une visión largement plus politisée et centrée sur les classes opprimées de la Révolution Française, la replaçant dans un cadre de lutte des classes) : cependant, ce changement laisse de côté une partie de la radicalité de la Révolution Française.

Le couplet suivant est lui exempt de toute référence au communisme ou à la classe ouvrière, puisqu’il mentionne des personnalités diverses ayant fait “la force de la France”: sont cités Cézanne, Ravel, Voltaire, Pasteur, Verlaine et Rodin. Cette énumération les érige en figures constituantes de la Nation, ne la représentant pas au sens strict de corps politique mais mobilisées ici pour créer une communauté de valeurs touchant à des domaines variées, communauté liée par le fort rayonnement international qu’elles présentent chacunes dans leur milieu respectif. Là encore, ce processus n’est pas sans rappeler le culte républicain, voué à des personnalités françaises, propre à la Troisième République. Le choix de figures opéré ici par Ferrat vient encore accentuer cette proximité: sur les six mentionnées dans le couplet, cinq furent les contemporains de la Troisième République (tous sauf Voltaire, symbole de “l’esprit des Lumières” salué plus tôt par Ferrat et qui l’a donc précédée). Leur contemporanéité avec ce régime va de pair pour certains avec un véritable culte voué à leur encontre par celui-ci: Pasteur, notamment, fut honoré de son vivant avant de recevoir des funérailles nationales. Ce couplet témoigne bel et bien du profond républicanisme français dont fait preuve Ferrat. Si dans Ma France la mention des artistes Paul Eluard et Pablo Picasso faisait également état de la fierté

35 LAZAR P 175 62 nationale à leur égard et bien qu’ils soient comparables en terme de rayonnement à l’étranger, Ferrat avait alors choisi des artistes propres au vingtième siècle mais, surtout, des artistes engagés au Parti Communiste. Les personnalités chantées dans “La Paix sur Terre” n’ont pas de lien idéologique entre elles, si ce n’est celui de l’appartenance à la communauté républicaine française. En réalité, comme l’explique Lazar, après la chute de l’URSS, le PCF minimise ses liens avec l’URSS et se place dans la filiation de l’histoire de France plutôt que de l’histoire internationale. Chapitre 4 - La nécéssaire préservation de la France et de son indépendance.

La relation qu’entretient Ferrat avec la France ne saurait se limiter au fait de rendre hommage à l’histoire et au passé des luttes de la classe ouvrière française : Ferrat se fait également le chantre de la préservation d’une France indépendante et de ses spécificités. Il s’agit pour lui de lutter contre l’uniformisation de la France causée par les logiques du marché et de préserver ses traditions et savoirs-faire, notamment de les protéger du risque d’américanisation que court la France en tant que pays capitaliste. Il est capital, dans la vision de Ferrat, de protéger tout particulièrement deux domaines : d’abord le terroir, les campagnes françaises, desquelles traite sa chanson emblématique “La Montagne”, tirée de l’album éponyme en 1965 Ensuite, il s’agit également de préserver la culture française, ce qui passe par l’importance accordée à la francophonie, à la lutte contre les logiques du marché dans la chanson et les “faiseurs de tubes” et à l’accès de tous à une culture de qualité.

I. Ecologie, monde rural et paysages des classes populaires françaises.

63

A. La préservation des savoirs-faire des classes populaires

Très tôt dans sa carrière, Ferrat s’attache à chanter le monde rural et le terroir français, les régions et leurs spécificités. Il s’agit là encore d’un trait qu’il partage avec le Parti Communiste de l’époque, qui toujours dans une perspective de faire état de son attachement à la nation française, glorifie les coutumes régionales et les savoirs-faire locaux comme par exemple l’artisanat, valorisant ainsi à la fois la France et ses travailleurs.

Le souci chez Ferrat du terroir et des campagnes françaises s’articule autour de plusieurs préoccupations : d’abord celle faisant écho à la stratégie du PCF de préservation des savoirs- faire et de l’artisanat, qui permet de conserver une histoire des classes populaires par leurs traditions cela s’accompagne d’une recherche de sauvegarde de l’authenticité dans un moment post-exode rural. Enfin, cet hommage aux campagnes français fait fonction de cheval de Troie des préoccupations écologiques naissantes de l’époque que Ferrat met en chanson.

En dehors de ses prises de position publiques, Ferrat témoigne d’abord d’un souci et d’un intérêt pour le monde rural et le terroir français dans sa vie personnelle, ayant quitté Paris, pourtant sa ville d’origine dont il a souvent chanté les louanges, pour s’installer dans le village ardéchois d’Antraigues-sur-Volane après en avoir rencontré, à Paris, le maire Jean Saussac. Il y écrit “La Montagne”, chanson emblématique de son oeuvre et appel à la sauvegarde des campagnes françaises et de leurs traditions. Le premier couplet aborde d’emblée la problématique de l’exode rural et de la désaffection des campagnes par les jeunes qui “quittent un à un le pays pour s’en aller gagner leur vie loin de la terre où ils sont nés”. L’attachement porté par Ferrat à la campagne est d’ailleurs tel que celle-ci est désignée comme “le pays” montrant celle-ci comme lieu autant symbolique et affectif que la nation. En 1980, Ferrat, interviewé dans par Georges Begou dans l’émission Antenne 2 Midi36, est interrogé sur sa vie en Ardèche, amenant ainsi le sujet plus large de l’exode rural. Dans cette émission est aussi diffusée une interview de Jean Saussac qui fait état du départ des jeunes du village et de la désertification de l’Ardèche: pour représenter cet exode, il donne le nombre d’habitants du village avant la Première Guerre mondiale, mille cinq cent habitants, tombé à cinq cent en 1980. Ferrat illustre ce chiffre par une anecdote concrète: l’Ardèche est le premier département

36 Antenne 2 Midi (1980). Jean Ferrat et l'Ardèche. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/CAB8001583101/jean-ferrat-et-l-ardeche- video.html?fbclid=IwAR3KTDzSShV0vEW8M97cySkFeGAVr6GTdQllfDPIhFLiWWUNJmAxp8taTGs.

64

à avoir été privé de lignes de chemin de fer pour passagers, remplacés par des cars qui ,au moment où il s’exprime, sont également menacés de suppression. Les préoccupations liées à l’exode rural ne sauraient évidemment être coupées de l’idée de protection des classes populaires qui sont les premières touchées par les conséquences de cet exode (ainsi la suppression du service public qu’est le chemin de fer). Dans l’émission Jean Saussac, pour expliquer les raisons qu’ont quelques-uns des jeunes de rester, fait état du “dégoût des conditions de vie urbaines” qu’ils éprouvent, expliquant une quasi-incapacité pour eux à s’installer en ville, mettant l’accent sur la différence jugée énorme entre la vie rurale et citadine.

Dans “La Montagne”, Ferrat regrette la perte des savoirs-faire artisanaux et des traditions rurales, conséquence de cet exode, énumérant au passé les réalisations et pratiques des habitants des villages: “tuer la caille et le perdreau” ou encore “monter des murettes”. Il s’agit là encore de savoirs pratiques témoignant de métiers manuels et précisément du métier de paysan: Ferrat regrette ici la disparition des travailleurs agricoles composant la classe ouvrière rurale.

B. L’authenticité face au « factice » capitaliste

Pour Ferrat, ce territoire rural représente l’authenticité, soit un monde encore peu touché par les logiques capitalistes. En 1964, dans l’émission Discorama de Denise Glaser37, Ferrat y parle en termes lyriques de sa “rencontre” avec les Cévennes, puis à la même manière que dans ses chansons réalistes, y fait une description minutieuse des conditions matérielles du hameau, et décrit notamment une soupe chauffant sur une cheminée, dont il dit qu’il faut des générations pour savoir la faire: cette courte anecdote témoigne à la fois de l’idéal d’authenticité que représentent pour Ferrat les Cévennes, la soupe étant l’exemple même du plat simple et populaire, et de l’admiration pour les savoirs-faire centenaire dont il regrette la possible disparition avec l’exode rural, avec des gens qui vont partir “s’entasser” et qui “n’auront plus le temps” de faire cette soupe. L’exode rural est douloureux pour Ferrat en cela qu’il représente la disparition d’un pan de la culture populaire, dont Ferrat, bien qu’étant pourtant Parisien, se sent proche de par sa classe. En effet, cet hommage à la campagne française est encore une fois

37 Discorama (1964). Jean FERRAT découvre les Cevennes. [vidéo] Disponible à: Disponible à: https://www.ina.fr/video/I00013363/jean ferrat-et-cuba- video.html?fbclid=IwAR3XKLaBCOHrk_tLM6_JzzCE9wSrtFVciYD5L3KzSe4Hzbp6QTuESeU1M0g 65 plus largement un hommage aux classes populaires. Ainsi, des militants du PCF ardéchois affirment qui si “La Montagne” est une chanson magnifique pour les ardéchois, sa portée n’est “pas ardéchoise mais nationale”, son sujet étant donc véritablement la France populaire.

Dans une interview télévisée de 1968 diffusée par l’ORTF et réalisée par Jacques Audoir, c’est de cette authenticité dont Ferrat fait l’éloge (https://www.ina.fr/video/I00013397/jean-ferrat-a- propos-des-cevennes-du-bonheur-de-la-liberte-video.html) : il y parle d’hommes “attachés à la valeur traditionnelle de la terre” et confie sa peur que l’exode des campagnes conduise cette région à sembler “tout à fait factice”. L’exemple ultime de ville factice, cité par Ferrat dans cette interview et absolument opposée aux Cévennes idéalisées pour leur authenticité c’est Los Angeles. La ville, symbole de la culture américaine, est donc présentée comme vide de sens et de culture: cela contribue à éclairer la lutte de Ferrat contre l’américanisation de la France et pour la préservation de son indépendance.

C. La sauvegarde du monde rural, cheval de Troie des préoccupations écologiques

L’attachement de Jean Ferrat aux paysages français conduit également à des préoccupations écologiques naissantes, puisqu’il tient à préserver les campagnes. Déjà le “poulet aux hormones” cité dans “La Montagne”, expression entrée dans le langage courant, symbolisait la mauvaise qualité de vie en zone urbaine face à la nourriture saine des campagnes. Surtout, la chanson “Restera-t-il un chant d’oiseau”, présente sur le même album, détaille ces préoccupations, dont la principale est la suivante : “que restera-t-il sur la Terre dans cinquante ans?”. Ferrat y détaille les problèmes écologiques de l’époque : “le Rhône charrie du mercure”, “des plages noires de pétrole”, “on mange des hydrocarbures” et envisage l’avenir où “l’atome va régner sur Terre” avec une profonde inquiétude. Ces préoccupations sont singulières pour l’époque et ne relèvent ici pas de l’engagement communiste de Ferrat, mais bien de sa découverte des Cévennes et par extension de la fragilité des campagnes françaises.

66

II. « Exceptions culturelles de tous les pays, unissez-vous ! »

Le métier de chanteur n’est surtout pas pour Ferrat à séparer de la responsabilité politique et sociale mais y est intimement lié. Outre ses nombreuses prises de position sur des sujets politiques, Ferrat témoigne d’une idée de responsabilité face à la défense de la langue et de la culture françaises, et de la défense d’une culture française de qualité contre les logiques du Top 50, la télévision et les maisons de disques multinationales.

A. L’attachement à la qualité littéraire du français et la lutte contre l’américanisation

Cet engagement politique trouve d’abord sa source dans l’attachement que porte Ferrat à la langue ainsi qu’à la culture littéraire française sous diverses formes.

D’abord, la chanson de Ferrat est profondément influencée par la poésie, dans une certaine mesure internationale mais très largement française. Il fait fréquemment réference à de grands poèmes français, les montrant comme emblématiques et constitutifs de la fierté d’être français. Dans ses deux chansons emblématiques montrant le rayonnement de la France, “Ma France” et “La Paix sur Terre”, il cite des poètes comme symboles de la nation : Paul Eluard et Paul Verlaine. Il met également en musique, en 1965, le poème “Si je mourais là-bas” de , faisant ainsi état des ses préoccupations antimilitaristes.

Il est impossible de détailler le rapport de Ferrat à la poésie française sans traiter de son rapport aux poèmes d’Aragon, qui contribuèrent à façonner sa carrière du début à la fin : la première chanson qui lui permit de se faire une place dans le monde du spectacle parisien est la version mise en musique du poème d’Aragon Les Yeux d’Elsa, qu’il compose selon Robert Belleret en 1954 ou 1955. La discographie de Ferrat est ensuite parsemée de chansons tirées de poèmes d’Aragon, dont certaines représentent ses plus grands succès :“Que serais-je sans toi”, extraite de La Montagne en 1965 ou encore “Aimer à perdre la raison” sur l’album éponyme en 1971. Enfin, son dernier album studio, Ferrat 95, est uniquement composé de textes de Louis Aragon. Si ce rapport au poète n’est pas d’emblée explicitement politique, au fur et à mesure de l’avancée de la carrière de Ferrat les textes choisis sont de plus en plus politiques et ancrés dans des réalités mondiales, comme la “Complainte de ” traitant, à travers

67 le “pas pesant des soldats”, de la dictature militaire chilienne. L’engagement sans faille d’Aragon au Parti Communiste et son apologie du réalisme socialiste, dans son oeuvre poétique comme dans son poste de directeur des Lettres françaises de 1953 à 197238, a sans nul doute influencé Ferrat en ce qui concerne l’esthétique de ses chansons et notamment l’esthétique populaire qui lui est chère.Au commencement de sa carrière, en 1961, Ferrat montre cette influence de la posture esthétique d’Aragon en mettant en musique son poème “J’entends, j’entends”, présentant les classes populaires avec une volonté de réalisme confinant au misérabilisme, décrivant leurs ‘apparences brisées”, “le sang toujours versé” et “les doigts toujours blessés”. Selon le poète et parolier de Ferrat Guy Thomas, le chanteur “ne voyait rien de plus beau qu’Aragon” et ne s’exprimait donc pas sur les oeuvres plus discutables d’Aragon, comme les prises de position stalinistes de celui-ci, afin de ne pas s’aliéner le droit de mettre en musique ses chansons.

Conséquence de cet attachement à la tradition poétique française, Ferrat se pose en grand défenseur de la chanson française, cette défense passant d’abord par la promotion de la francophonie dans la création artistique, un combat que Ferrat prône à la fois dans des chansons, dans sa manière de travailler ainsi que dans ses prises de position publiques.

D’abord, comme en témoigne son ancien collègue et ami de longue date Jacques Boyer, Jean Ferrat a toujours refusé que des chanteurs étrangers reprennent ses chansons en les traduisant, à l’exception de la permission concédée au chanteur espagnol Paco Ibañez dont les traductions étaient selon Jacques Boyer “très proches de la réalité”, et dont l’oeuvre (notamment la mise en musique de poèmes de Federico Garcia Lorca) ainsi que l’engagement politique le menant à être censuré par le régime franquiste fait écho à celle de Ferrat.

Ferrat prend position en faveur de la chanson de langue française contre l’invasion des textes anglophones dans “Pour être encore en haut d’l’affiche” (tirée de l’album Ferrat 80). Cette chanson satirique est fortement à charge contre l’impératif anglophone, impératif résultant de l’américanisation de la culture et de son uniformisation, ce que Ferrat rejette profondément : “pour être vedette à présent, il faut mieux chanter en anglais”. Avec cette seule phrase, Ferrat montre que l’anglais n’est pas la langue d’une chanson qualitative mais seulement d’une chanson symptomatique du show-business: en effet, le terme “vedette” ne recouvre pas pour lui de connotation positive, étant seulement un indicateur de célébrité et non de qualité du travail.

38 DOSSE P367 68

Dans cette chanson, faisant écho à sa défense des campagnes et du terroir français, Ferrat défend non seulement la langue française mais également les langues régionales:

“S'il n'y a plus rien d'autre à faire

Pour échapper à la misère

Si c'est le seul moyen ici-bas

D'intéresser les mass média

Si le français ou le breton

Si l'occitan ou l'auvergnat

Comme on me le dit sur tous les tons

Le show-business il aime pas ça”

A l’instar de la disparition des savoirs-faire et traditions rurales, Ferrat regrette aussi la disparition de la diversité linguistique de la France (citant les quelques langues régionales encore relativement persistantes), la mondialisation et le “show-business” étant les causes désignées de cette uniformisation. Ferrat n’est pas exempt d’anti-américanisme, dans la mesure où cette chanson vient clairement montrer la chanson anglaise de manière péjorative, la représentant comme hermétique à toute forme de culture, Ferrat disant d’ailleurs “je pourrai braire en amerloque”: la langue française est ici présentée comme la seule permettant une chanson de qualité, l’anglais étant antithétique à cette idée. De plus, le risque n’est pas uniquement pour Ferrat la disparition des langues régionales mais à terme la disparition de la création en langue française : Ferrat, dans cette chanson, s’inquiète, certes satiriquement mais non sans un fond de réelle préoccupation politique, de ce qu’il adviendra “s’ils nous transforment en colonies”. Il fait état plus sérieusement de cette inquiétude dans un entretien donné à L’Humanité au sujet de la création francophone39, lorsque le journaliste lui demande de répondre à la déclaration de Jean-Marie Messier, alors à la tête de la société Universal, qui

39 Apel-Muller, P. (8 janvier 2002), « Jean Ferrat un des plus grands chanteurs français s’insurge contre la logique de la « marchandise chanson » et défend l’exception culturelle Jean Ferrat : « Je plaide pour la diversité face au rouleau compresseur. ». L’Humanité, [en ligne], disponible à : https://www.humanite.fr/node/259221?fbclid=IwAR1SfjaE9cITc0AlgOFPe0_6Go59RDq_kdsL9BIM5c6FQmS VVfrq8C3FMvQ

69 qualifiait la défense de l’exception culturelle de “réflexe franchouillard”. Ferrat cite, pour montrer ce que risque la chanson française, l’exemple suivant : “Une seule chose. Quand on faisait remarquer au patron du cinéma américain Jack Valenti que ses productions représentaient 80 % du marché en Europe, il répliquait : " Nous voulons 100 % ". Ça a le mérite d'être clair. Alors défendons-nous.”. Ferrat cherche donc à montrer que le “rouleau compresseur” américain, selon l’expression du titre de l’article, a bien pour ambition de supprimer la chanson française afin de conquérir un maximum de parts du marché. C’est particulièrement dans les années 1980 que Ferrat défend cette cause, la fin du monopole d’Etat sur l’audiovisuel en 1982 entrainant une libéralisation et une plus grande prépondérance des logiques de marché. Ainsi, dans un article lui étant consacré dans Le Monde du 24 janvier 198740, Ferrat constate que “le processus de dégradation se poursuit” et qu’il “a été accéleré, en 1982, par les radios dites libres, certaines d’entre elles passant [au moment de l’interview] 98% de chansons et de musiques étrangères”. Ferrat réclame donc l’instauration de quotas de chansons de langue française, “au moins 50%” même s’il dit trouver que “60,70% seraient mieux”. Ce n’est pas la première fois que Ferrat réclame ce quota: ainsi, dans une vidéo réalisée par le PCF en 1985, dans laquelle des artistes et intellectuels communistes sont invités à témoigner en vue des prochaines législatives, Ferrat choisit de mettre en lumière ce sujet, décrivant une France “tout à fait colonisée par l’industrie culturelle anglo-saxonne”: il ne parle pas ici seulement de la diffusion par les radios mais de tout le cycle de production d’e la chanson, décrivant les blocages existants à “l’accès, la production, la diffusion et la distribution”. La francophonie chère à Ferrat se trouve ainsi menacée dans son optique par les logiques du marché qui privilégient l’industrie anglo-saxonne et les multinationales.

B. David contre Goliath : de petits artistes face aux multinationales

Ferrat choisit donc de défendre par plusieurs moyens une création culturelle française pour s’opposer aux géants anglo-saxons. Cela passe d’abord par la création en 1968 avec son producteur et imprésario Gérard Meys de la société Temey, pour laquelle Ferrat quitte Barclay,

40 Griffon, A. (18 mars 2010). « Jean Ferrat reste un ardent défenseur de la chanson française. ». Le Monde. [en ligne], disponible à : https://www.lemonde.fr/culture/article/2010/03/18/jean-ferrat-reste-un-ardent-defenseur-de- la-chanson-francaise_1320974_3246.html?fbclid=IwAR1oMSoLR- KJ64L5GZ_F8G4eFkrHuVMqiP3fN2BHjYC2pD1GTiKj2hvfFgY

70 ayant “senti qu’ils allaient être rachetés par Universal”41: non seulement Ferrat enregistre à partir de cette date tous ses albums avec ce label mais réalise également une autre action d’ampleur pour la défense de son oeuvre puisqu’il procède au réenregistrement de tout son catalogue, afin de rendre tous ses disques accessibles sous le label Temey. En effet, comme l’explique Gérard Meys, les disques appartenant au catalogue d’Universal sont voués à disparaître progressivement, puisque subsistent encore “un best-of plus deux ou trois disques”. Le fait même que le best-of subsiste corrobore la crainte de Ferrat, que seuls les titres s’étant le mieux vendus subsistent, annihilant ainsi les chances de découverte d’autres titres par le public. Comme le résume Gérard Meys, “la rentabilité n’était pas notre souci principal, mais la disponibilité au public oui.” L’engagement de Ferrat pour la préservation de la création artistique face aux logiques commerciales est significatif jusque dans ses actions personnelles, puisqu’il a “bloqué deux ans de sa vie” pour procéder au réenregistrement de son catalogue, avec un souci de qualité musicale. Il s’agissait également par cet acte de prouver la capacité de la production indépendante française à rivaliser en terme de qualité avec les multinationales, enjeu éminemment politique pour Ferrat: Meys précise qu’ “il fallait un grand orchestre, que ce soit noble”, en somme d’ “utiliser tout ce qui était possible” pour “lutter artistiquement avec les disques Barclay”.

Cette idée de lutte de la petite société indépendante contre la grande société multinationale qui la menace est dans la filiation de l’engagement communiste de Ferrat, la défense de ceux qui ont peu de moyens contre ceux qui les réunissent tous étant la valeur cardinale de cette lutte. Cette défense du petit contre le grand dans le monde du spectacle ne se limite pas pour lui à sa propre expérience : au contraire cette vision de la lutte à mener s’étend à plusieurs pans de l’industrie musicale française. Ferrat s’exprime longuement sur le sujet dans une interview accordée au journal Rouge, l’hebdomadaire de la Ligue Communiste révolutionnaire, en 2001

Concernant le secteur de la distribution, il regrette le quasi monopole que détiennent les grandes surfaces au détriment des petits disquaires indépendants qui faute de poids suffisant (ne vendant en 2001 que 3% des disques vendus) ne peuvent passer directement commande et sont condamnés à disparaître (Ferrat constate, dans son interview pour Le Monde, que ceux-ci qui “étaient deux mille il y a quelques années” “ne sont [en 1987] plus que trois cents”. A travers le monopole des grandes surfaces, l’ennemi désigné par Ferrat ce sont les logiques néolibérales qui traitent la culture comme un produit comme un autre. Ainsi, dans l’entretien dans Rouge à

41 MEYS 71 propos du processus de sélection des disques par les grandes surfaces, il précise que celles-ci “se ravitaillent auprès des grossistes” selon un “classement de valeur marchande”, montrant qu’il n’y a aucune prise de décision artistique et aucun souci qualitatif, simplement un souci quantitatif et commercial. Il dénonce comme conséquence de cette logique l’apparition de titres et de chanteurs conçus comme des produits destinés à bien se vendre, commentant notamment l’apparition en France au début des années 2000 des télé-crochets. Si ce concept n’est pas nouveau, les radio-crochets pré-existant même à la télévision, ceux qui apparaissent en France au début des années 2000 sont calqués sur le modèle américain et produits par des multinationales étrangères.

Les disques issus de télé-crochets sont montrés par Ferrat comme exemple ultime de l’industrie musicale vidée de tout son sens créatif, le disque devenant non plus une production de nature artistique mais un simple produit formaté pour être écoulé par une chaîne de distribution, une “marchandise chanson” (expression utilisée dans l’interview donnée à l’Humanité en 2002)). Le risque de la chanson vue comme un produit comme un autre n’est pas chez Ferrat une inquiétude nouvelle, puisqu’il y faisait déjà référence en 1965 sur l’album Potemkine dans la chanson “La Voix lactée” en ironisant sur sa position personnelle : “Avant que mes chansons ne fassent des recettes / j’étais un paria du monde des affaires / il paraît qu’à présent c’est fou ce qu’on m’achète / je suis considéré autant qu’un camembert”. La position que prend Ferrat sur le sujet de l’industrie créative est tout sauf étrangère à son engagement communiste: bien que celle-ci soit centrée autour des arts et de la culture, sa nature d’entreprise visant à la rentabilité et au profit la rend absolument incompatible avec une quelconque préoccupation qualitative et artistique, puisqu’elle tend à valoriser la logique marchande et dévaloriser la qualité purement artistiques. Dans la chanson, Ferrat montre qu’au sein de cette logique, être considéré comme “un fromage” représente un “excès d’honneur” tandis qu’être considéré comme un poète représente au contraire une “indignité”, l’absurde de cette situation pointant du doigt l’illégitimité des multinationales et des grandes surfaces dans la sélection des oeuvres artistiques. Il réaffirme cette position à plusieurs reprises, la résumant en une image dans une interview de Jacques Chancel en 1975: “Si Rimbaud faisait des émissions maintenant, vous croyez qu’il aurait un gros pourcentage d’écoute?”42, témoignant de l’absence de corrélation existante pour lui entre succès populaire et qualité artistique.

42 Antenne 2 (1975) Jean Ferrat : la création et les impératifs commerciaux [vidéo] Disponible à : https://www.ina.fr/video/I00015415

72

Ferrat souligne dans ses nombreuses prises de position sur le sujet, que son combat contre le vedettariat peut sembler paradoxal étant donné qu’il rencontre pour sa part un succès populaire conséquent (“avec 600 000 disques vendus, ne suis-je pas avantageusement placé parmi les meilleurs scores de 1986?”, dit-il dans l’interview donnée au Monde en 1987). Il fait état de la nécessité du soutien aux artistes débutants, soutien qu’il met d’abord en pratique dans ses actions personnelles (Jacques Boyer cite en effet l’aide apportée aux artistes dans le besoin et notamment ceux qu’il avait connus à ses débuts dans les cabarets parisiens et qui représentent tout particulièrement le style de chanson française que Ferrat défend) mais également dans ses prises de position. Dans l’interview qu’il donne à Rouge, Ferrat évoque une “censure médiatique” à l’encontre des “gens qui ne sont pas dans le moule”. Pour lui, la mondialisation néolibérale et les logiques des multinationales exercent une forme de censure extrêmement oppressive, puisqu’il qualifie la censure étatique dont il a lui-même été victime au temps de l’ORTF de “beaucoup plus rare”, face à une manière de produire et de diffuser “coercitive et discriminatoire”.

C. La nécéssaire implication du service public

Ainsi, pour Jean Ferrat, la culture française est fortement menacée par les impératifs commerciaux régnant dans l’industrie créative française, et toutes ses spécificités risquent d’être perdues dans l’uniformisation de la culture: la seule manière selon lui de lutter contre cet écueil est d’abord de faire assumer un réel rôle en ce sens au service public (les chaînes de télévision et radios nationales ainsi que le Ministère de la Culture) et ensuite de créer un front commun des diversités culturelles, notamment européennes, pour faire bloc et pouvoir rivaliser avec la puissance américaine.

Cette importance accordée par Ferrat au rôle que devrait selon lui jouer le service public français pour ne pas laisser la création être entièrement à la merci des logiques commerciales est une préoccupation qui préexiste à la libéralisation des radios en 1982. Déjà en 1965, dans l’émission “Seize millions de jeunes” qui suit son concert dans la ville minière de Decazeville, le journaliste met Ferrat face à un paradoxe: il est un chanteur des classes ouvrières et se présente comme tel, or la plupart des mineurs de la ville ayant été interviewés à son sujet ne peuvent venir, les places de concert étant trop chères pour eux. Ferrat répond que “le problème de la culture n’est plus individuel, c’est un problème d’Etat”: il ne peut pas être tenu responsable

73 du prix des places, trop élevé pour les classes populaires, c’est la logique de l’offre et de la demande présente dans l’industrie du spectacle qui en est la cause. En faisant passer ce problème comme “problème d’Etat”, il appelle à une intervention des services publics dans le domaine culturel et musical permettant une égalité d’accès à la musique pour les classes populaires. Dans l’interview pour L’Humanité, lorsque le journaliste lui demande “comment rompre la course à l’uniformité”, Ferrat n’avance en effet non pas des actions individuelles et privées mais bien des actions politiques, concrètes et d’envergure nationale, envisageant leur mise en oeuvre par le Ministère de la Culture, avec par exemple la création de “centres nationaux et régionaux de la chanson”. Ferrat résume ce rôle crucial que le service public est le seul à être en mesure de jouer: “c’est une affaire de volonté et d’ambition politique pour la culture.”

La lutte contre l’uniformisation de la chanson française doit donc pour Ferrat être menée par le service public national et notamment le Ministère de la Culture. Il souligne toutefois qu’en face de la globalisation, “on ne peut rester entre soi” (dans l’interview donnée à l’Humanité en 2002) et que la lutte doit notamment “s’élargir géographiquement à l’Europe”, qui est ainsi montrée, en tant qu’Europe culturelle, comme un rempart contre la domination américaine. Jacques Boyer affirme d’ailleurs sans hésitation que Ferrat était pro-européen, car sans l’Europe pour former une entité ,seuls restaient en position dominante les Etats-Unis. Ferrat est cependant, en accord avec la ligne du PCF, opposé à l’Europe libérale et s’engage donc en 2005 pour le “non” au réferendum européen. Toujours dans “Quand on n’interdira plus mes chansons”, Ferrat achève de dresser un portrait de ce qu’il deviendrait en tant qu’ “enfant chéri des monopoles” “glorifiant à tour de bras l’Europe des supers patrons”. Ferrat oppose donc l’Europe de l’exception culturelle qu’il s’attache à défendre à l’Europe du libéralisme qui représente une menace pour ces exceptions culturelles nationales.

Ainsi, l’importance toute particulière que Ferrat accorde à la garantie de l’indépendance française en matière culturelle le place dans la droite lignée du Parti Communiste à l’époque. Toutefois le PCF n’a pas le monopole de la nation en ce qui concerne l’indépendance culturelle, étant encore une fois en compétition avec le seul mouvement politique rival qui puisse prétendre à une incarnation tout aussi, sinon plus, forte de la nation, le gaullisme. Cette relation concurrente, se rejoignant sur certains points, notamment celui de l’exception culturelle, se retrouve dans les prises de position de Ferrat quant à la création en langue française. En effet, dans l’article du Monde consacré à Ferrat et la chanson française, il est précisé qu’il cite un

74 article de “Dominique Galley, président du Club Gaullisme et prospective”, article décrivant une “véritable colonisation culturelle”.

La position gaulliste et la position communiste qui est celle de Ferrat se rejoignent ici, donnant à voir l’effort des deux pour se hisser au rang d’incarnation de la nation. Cet effort illustre les propos de Marc Lazar, qui montre cette relation comme structurante de la vie politique française ayant pour point névralgique ce rapport à la nation, qui éclaire simultanément des différences irréconciliables et des points de convergence, comme celui que Ferrat contribue à mettre en lumière.

Ainsi, la défense de la francophonie s’inscrit pour Ferrat, de même que la défense des zones rurales, dans un combat plus large à l’encontre des logiques capitalistes et de la domination américaine.

75

Conclusion

Le parcours de Jean Ferrat témoigne de des profondes mutations qui traversent la société et la politique française sur les plans de l’idéologie, des préoccupations internationales, et contribue en la dépeignant à construire la France de gauche. Ferrat, du fait de sa connaissance des conditions ouvrières et de la sensibilité avec laquelle il envisage ces conditions, ne peut se résigner, malgré sa lucidité quant aux crimes de l’URSS, à abandonner l’idéal communiste qui a largement façonné sa vision du monde et qui représente pour lui la seule alternative face au « rouleau compresseur » que représente, pour les classes populaires, le capitalisme. Les classes populaires sont sans nul doute ce qui constitue le cœur de l’engagement chez Jean Ferrat et sont la donnée la plus importante à analyser pour comprendre son engagement quelle que soit la période ou le sujet de sa prise de position. Il n’est en rien anodin que son premier succès soit un titre aux accents de réalisme socialiste, puisque le fait de peindre la réalité ouvrière ne relève pas pour lui d’un choix esthétique mais bien d’une position fondamentalement politique. Les accents ouvriéristes de certaines chansons, qui peuvent sembler contradictoires avec la prétention universaliste qu’il affiche à certains moments, ne sont que l’expression viscérale de cet attachement aux classes ouvrières, la détestation des bourgeois qu’il affiche étant pour lui la conséquence de leur participation à la domination et à l’exploitation des classes populaires. Le fait que son engagement communiste, hors de ses prises de position, soit au niveau concret relativement désintéressé du niveau national mais profondément ancré dans le combat syndical et dans les actions municipales concrètes témoigne de la volonté d’un combat local concret apportant une amélioration effective de la vie des individus. De même, l’enthousiasme profond suscité par l’idéal cubain n’est pas le seul effet des images de révolution romantique affichées par les castristes mais relève tout autant du constat de la tentative que fait selon lui le régime de replacer l’humain en première place. Le refus de Ferrat de se résigner à abandonner l’idéal communiste même lorsqu’il dresse des critiques musclées contre l’URSS témoigne du souhait de voir l’avènement d’un avenir meilleur pour les classes ouvrières.

De plus, lorsque Ferrat chante la France, il chante en réalité l’histoire et les paysages de la France ouvrière, qui est particulièrement celle à laquelle Ferrat adresse ses ôdes. Cette France populaire représente pour Ferrat la seule voie permettant un équilibre entre « la 76 jungle et le zoo » : ses louanges de la France comme terre de liberté et de poésie universelle la montrent aux antipodes de l’Union Soviétique qui se caractérise par une répression lourde et omniprésente. Avec le discrédit jeté sur l’URSS, Ferrat transfère l’idéal communiste abstrait auquel il faisait référence dans ses prises de position contre l’union soviétique et contribue à forger la mémoire d’une France à la fois populaire et universelle, qui peut dès lors devenir un pays de référence pour les « peuples étrangers ». Ferrat travaille à forger l’image d’une France forte et indépendante qui possède un rayonnement mondial suffisant pour reprendre le flambeau de l’idéal communiste et lutter contre l’invasion culturelle américaine.

77

Table des matières

Remerciements ...... 3

PREMIERE PARTIE – L’identité ouvrière comme base de l’idéal communiste transnational ...... 12

Chapitre 1 – La défense des classes ouvrières, principe et raison de l’engagement...... 12

I. La condition ouvrière comme origine de l’engagement et identité première ...... 13

A. L’esthétique ouvrière : du réalisme socialiste dans la chanson ...... 13

B. Ouvriérisme et mépris de la bourgeoisie ...... 17

C. « Je ne chante pas pour passer le temps » : la position d’artiste engagé ...... 20

II. L’engagement communiste local plutôt que national ...... 22

A. L’engagement syndical inévitable ...... 23

B. L’engagement local et les responsabilités politiques ...... 25

C. Les « relations avec les communistes » au niveau national ...... 26

Chapitre 2 – L’idéal communiste mondial en application ...... 27

I. Les combats internationaux propres à la culture communiste ...... 28

A. Forger une mémoire de la gauche mondiale...... 28

B. Censures et soutiens des intellectuels ...... 30

C. Anticolonialisme et antimilitarisme ...... 31

II. L’idéal communiste s’éloigne de ses bases territoriales ...... 34

A. « Le Bilan » de l’URSS ...... 34

B. « Cuba sí » : le nouvel imaginaire révolutionnaire ...... 40

C. Quid de l’idéal sans ancrage territorial ? ...... 43

DEUXIÈME PARTIE – La France comme horizon de l’idéal...... 47

Chapitre 3 - L’histoire de France entre cycle révolutionnaire et républicanisme...... 48

I. L’histoire française dans le prisme communiste ...... 48

78

A. La Révolution Française comme évenement radical et matriciel...... 49

B. La Commune de Paris et sa répression ...... 51

C. La Résistance d’obédience communiste ...... 54

II. L’universalisme républicain ...... 55

A. Patriotisme et lyrisme des paysages ...... 55

B. La convocation de la Troisième République pour continuer les combats contemporains ...... 56

C. La République l’emporte sur les idéologies ...... 60

Chapitre 4 - La nécéssaire préservation de la France et de son indépendance...... 63

A. La préservation des savoirs-faire des classes populaires ...... 64

B. L’authenticité face au « factice » capitaliste ...... 65

C. La sauvegarde du monde rural, cheval de Troie des préoccupations écologiques . 66

A. L’attachement à la qualité littéraire du français et la lutte contre l’américanisation 67

B. David contre Goliath : de petits artistes face aux multinationales ...... 70

C. La nécéssaire implication du service public ...... 73

Ouvrages : ...... 103

Articles : ...... 104

Articles de presse : ...... 104

Archives audiovisuelles : ...... 105

Colloque : ...... 106

Albums musicaux : ...... 107

Filmographie : ...... 107

Site internet : ...... 107

79

80

Table des annexes

Annexe 1 : Liste des entretiens réalisés…………………………………………..…………...82

Annexe 2 : Entretien avec Guy Thomas…………………………………………..…………...82

Annexe 3 : Entretien avec Gérard Myes……………………………………….....…………...88

Annexe 4 : Paroles « Ma France »………………………………………………..…………...95

Annexe 5 : Paroles « La paix sur terre » …………………………………………..………….97

Annexe 6 : Paroles « Le bilan » ………..…………………………………………..………..100

Annexe 7 : Paroles « Camarade »………………………………………………..…………..102

81

Annexes

Annexe 1 : liste des entretiens réalisés

Le 22 février 2019 : entretien avec le parolier de Jean Ferrat, Guy Thomas, à Pillemoine (39).

Le 24 avril 2019 : entretien avec Gérard Meys, imprésario et producteur de Ferrat, par téléphone

Le 29 juillet 2019 : entretien avec la chanteuse Francesca Solleville à Antraigues-sur-Volane (07)

Le même jour : entretien avec Michèle Saussac, Bruno Fargier et Daniel Bastide, militants communistes ardéchois, même lieu

Le 31 juillet 2019 : entretien avec Jacques Boyer, ami de longue date de Jean Ferrat, même lieu

Annexe 2 : retranscription de l’entretien avec Guy Thomas

Lucile : Le mémoire que je fais porte donc sur l’engagement communiste de Ferrat, ses sympathies communistes. Vous connaissiez Ferrat depuis les années 1970, c’est bien ça ?

Guy Thomas : c’est ça, depuis 71.

L : D’accord. Et il vous avait sollicité pour lui écrire des chansons ou c’est vous qui…

GT : Ah non non, moi j’écrivais dans des journaux qui étaient pas très bien vus à l’époque, Hara-Kiri de Cavanna et puis après dans Charlie Hebdo et d’ailleurs la première chanson sue Ferrat m’a pris avait été publiée dans HK, c’était La leçon buissonnière. C’est le Canard enchaîné qui m’avait fait une bonne critique sur une plaquette de poèmes, le journaliste m’avait dit « tu devrais envoyer tes insolences à Jean Ferrat parce qu’il a le sens de l’humour », voilà. Et donc moi je lui ai envoyé ma petite plaquette et quelques temps après il m’a dit qu’il allait chanter La leçon buissonnière, j’étais bien content.

82

L : En général c’est vous qui lui proposiez des textes ou il vous demandait quand même certains sujets ?

GT : Ah non non non, je lui envoyais régulièrement les textes qui pouvaient à mn avis être mis en musique et lui choisissait ce qui l’intéressait. Moi j’écrivais beaucoup, il choisissait les thèmes qui l’intéressaient. Il choisissait bien, en général il faisait des musiques supers. C’était un mélodiste, Ferrat. Au début il me prenait 2 ou 3 chansons, et après en 85 il m’a pris tout un album.

L : Et pour ce qui concerne l’engagement, vous diriez que Ferrat avait beaucoup de liens avec le PCF ou c’était une relation plus distante ?

GT : Il était très apprécié par le Parti Communiste, d’abord parce qu’il chantait Aragon, mais il m’a répété je ne sais pas combien de fois qu’il n’avait jamais pris de carte au PCF ! Il était un compagnon de route quoi. Il approuvait souvent mais souvent il n’était pas d’accord.

L : Et il vous a dit pourquoi il n’a jamais pris de carte ?

GT : Oh il me disait que c’était pas le rôle d’un artiste de se vanter de ses opinions politiques et puis il n’approuvait pas non plus le Parti Communiste tel qu’il était conçu en URSS. Il n’a d’ailleurs jamais voulu y aller en URSS, alors qu’on lui a demandé souvent. Il allait partout lais pas en URSS. Donc les gens qui disent que c’est un communiste, oui il a partagé les idées communistes mais bon…

L : Et est-ce que vous avez eu l’impression que ses idées politiques évoluaient au fil des années ? Quand on regarde des chansons écrites plus tard par vous comme Les Cerisiers et La Porte à droite, l’idéal n’a pas changé mais il y a une forme de désillusion.

GT : Oui, il a aussi écrit Le Bilan qui était vraiment une position pas appréciée par le PCF, il n’empêche qu’il avait raison. C’était un type simple Ferrat, c’était un type dont on avait envie d’être l’ami.

L : Oui par rapport à d’autres artistes compagnons de route, Ferrat renvoie une image beaucoup plus accessible…

GT : Oui, il aurait pu profiter d’être très renommé mais il a jamais profité de ça comme ça. Pour imposer son point de vue sur les choses c’était à chacun de faire. Moi il m’appelait « l’anarchiste ». C’était un peu exagéré mais c’est vrai que j’ai des idées un peu anarchistes, ça dépend ce qu’on entend par là.

83

L : Vous n’aviez pas tout à fait la même position politique ?

GT : Oh moi je défendais la même chose, là-dedans (dans le poème qu’il a écrit à la mort de Ferrat) je dis justement « Nos goûts se rejoignaient malgré nos différences / je lisais ses chansons lui lisait mes écrits / Moi je l’applaudissais quand il chantait ma France / lui n’avait peur de rien quand il poussait mon cri ». J’étais un peu différent parce que des fois j’approuvais pas ce qu’il disait mais c’était la bonté même Ferrat, même moi j’étais un peu méchant avec lui (rires).

L : Sur quels sujets vous n’étiez pas d’accord ?

GT : Si vous voulez moi Aragon par exemple j’ai pas toujours approuvé la politique d’Aragon quand il dirigeait les Lettres Françaises tandis que Ferrat il ne voyait rien de plus beau qu’Aragon. Parce qu’Aragon il a écrit de très belles choses mais d’un autre coté il a écrit aussi un ôde à Staline, mais Ferrat il en parlait pas. Mais il avait son opinion là-dessus qui était juste, mais forcément il avait pas envie qu’Aragon lui refuse ses chansons en musique. Aragon était content parce qu’il était très lu mais jamais par un million de personnes. Moi par exemple j’ai édité à 300 exemplaires tandis que le disque de 85 s’est vendu à presque un million d’exemplaires, c’est une façon d’être connu la chanson, quand elle marche.

L : Est-ce que vous parliez souvent de politique avec Ferrat ?

GT : Ah oui très souvent, il est venu plusieurs fois ici, il se cachait en disant « surtout ne préviens pas les journalistes », et puis j’allais le voir à Antraigues. Parce qu’il était occupé. Quand on s’est connu, il venait d’acheter sa maison d’Antraigues. Elle était dans un piteux état, il la retapait et je l’ai connu à partir de 71 donc il venait de l’acheter, il la refaisait, je l’ai jamais connu avant : je l’écoutais comme vous, comme les gens, et quand le type du Canard enchaîné m’a dit d’envoyer ça je lui disais « ça sert à rien » et puis finalement ça a servi. Il avait trouvé le repos à Antraigues, il se plaisait avec les gens.

L :Il était très intégré à la vie du village ? Il ne se positionnait pas à l’écart ?

GT : Ah non pas du tout, non non. Il a aidé je ne sais pas combien de gens à Antraigues parce que les gens lui demandaient toujours « qu’est-ce que vous faites pour aider les pauvres ? ». Il disait « ça ne vous regarde pas ce que je fais ». Mais moi je sais ce qu’il faisait, il aidait les gen,s qui étaient dans la dèche dans son petit coin. On lui avait reproché un jour de ne pas donner d’argent aux Restos du Cœur et il avait répondu « mais vous avez pas à me demander pour qui je fais la charité ». Il avait raison.

84

Et puis lui il jouait aux boules, il était adjoint d’Antraigues, maire adjoint, élu sur la liste communiste mais à Antraigues ils sont tous communistes. On se marrait, des fois, quand ils allaient à la Fête de l’Huma il y avait les communistes du haut et les communistes du bas, ils montaient pas dans le même autobus.

L : Vous pensez que ça avait joué dans sa décision d’aller à Antraigues, que le village soit si ancré dans le communisme ?

GT : Oh non, non ce qui avait joué c’était que le maire d’Antraigues c’était un peintre, un magnifique peintre, j’ai oublié son nom mais c’était l’ancien maire et donc c’était son copain. Ils étaient copains tous les deux, et il lui a dit « tu devrais venir, je sais que tu cherches une maison, tu devrais venir à Antraigues, parce que c’est un beau petit village et puis voilà… ». Et il a réussi à ce que Ferrat achète une maison. C’était par amitié, pas pour venir dans un pays communiste. D’ailleurs à la fin de sa vie il était pas content parce qu’il y avait eu 28 voix pour la mère Le Pen. Il avait piqué une colère contre les gens d’antraigues qui avaient voté comme ça.

L : A la fin de sa vie il était moins sur la scène publique…

GT : On le voyait moins à la télé oui, quand il publiait un CD ça reprenait, il était demandé partout…

L : Il avait un rapport assez compliqué avec la TV non ? Par rapport aux censures et aux chansons « déconseillées » par l’ORTF ?

GT : Il a été interdit oui, il y a une fois où il a refusé de faire une émission à cause de D’Ormesson, « ah Monsieur D’Ormesson, vous osez déclarer… » [chanson Un air de liberté] ceci cela. Et il a pas pu le chanter, ça a été censuré. D’Ormesson c’était un type de droite, bien installé dans son fauteuil… mais moi j’ai pas à m’en plaindre de D’Ormesson parce qu’il m’a écrit une lettre en me disant que Les Cerisiers [chanson de Ferrat écrite par GT en 1985] c’était aussi beau que la chanson Le Temps des Cerises. Et Ferrat m’avait dit « surtout tu gardes bien ta lettre ! ».

L : Vous du coup vous n’étiez pas non plus au PCF ?

GT : Ah non, moi je n’y étais pas. J’étais au PSU à un moment pendant la guerre d’Algérie, parce que j’étais pour la fin de la guerre. Ferrat me traitait d’anarchiste, c’est vrai que j’avais, j’ai toujours d’ailleurs, un coté anarchiste, le Parti Communiste maintenant in ne pèse pas lourd. Enfin moi j’ai pas passé ma vie à faire de la politique, j’écrivais ce que je pensais. Bon quand

85 vous lisez Les Cerisiers, ça fait un peu poème à position politique, et c’était celle de Ferrat aussi puisqu’il la chantait. La dernière fois qu’il a chanté en public c’était Les Cerisiers, à la Fête de l’Huma, tout le monde lui disait « une chanson, une chanson ! » et il a dit « tiens je vais vous chanter celle-là, c’est une chanson que j’aime bien », j’étais content… parce que le texte c’était quand même moi qui l’avais écrit. Le refrain, je l’avais écrit quand j’avais 18 ans au lycée Carnot de Dijon. Evidemment, après j’ai repris le refrain pour faire une chanson, parce que à 18 ans j’écrivais pas toujours de manière parfaite, j’écrivais des poèmes quoi et un poème c’est pas pareil qu’une chanson il faut l’adapter.

L : Il en écrivait beaucoup lui-même Ferrat quand même ?

GT : Ah oui pas mal, il en a même écrit que… « Les Allemands m’emmerdent », vous voyez ? C’est marqué « Guy Thomas, Jean Ferrat ». Je vais aller chanter à Sarreguemines, à la frontière allemande, et la chanteuse veut pas la chanter parce que là-bas il y a des gens qui regrettent l’occupation allemande.

L : Qu’est-ce que c’est cette chanson ?

GT : « Les Allemands m’emmerdent », vous voulez l’écouter ? Comme quand il est mort, il m’envoyait une petite cassette quand il me faisait une musique, il m’en a envoyées qu’il a chanté, mais d’autres il n’a pas eu le temps comme celle-là. Il se réjouissait de chanter ça, parce que s’amener sur une scène en disant « je vais vous chanter « Les Allemands m’emmerdent », il se réjouissait de ça mais il est mort avant. Et j’en ai plusieurs comme ça, une dizaine qui sortiront un jour, mais on cherche avec l’éditeur l’oiseau rare, parce que les gens qui veulent les chanter, l’éditeur dit « ça vaut pas le coup », parce que c’est des types qui vendent 500 CDs, alors il cherche un type qui a un nom pour chanter. C’est un peu emmerdant mais l’éditeur lui il voit ce qui rapporte du fric et moi je suis content quand j’entends ma chanson. J’ai une chanteuse avec qui on fait des spectacles, ce qu’on va chanter à Sarreguemines, c’est elle qui chante, moi je case deux trois poèmes ou des anecdotes avec Ferrat, par exemple quand il a chanté « Le chef de gare est amoureux », on a eu des ennuis parce que la SNCF a accusé Ferrat de porter atteint à la morale des chefs de gare, c’étaient des histoires de cocus… Ils ont refusé de passer une publicité pour le disuqe, et on l’entendait plus à la radio, ils avaient passé un coup de téléphone en disant ne passez pas cette chanson-là. Bon ça ne l’a pas empêchée de se vendre quand même. Ils avaient pas compris le texte, ca avait rien à voir avec des histoires de cocus. Et « Les Allemands m’emmerdent », c’était une chanson sur le fait qu’on n’avait pas tenu compte du résultat du réferendum sur le statut de l’Europe, avec 55% des Français qui avaient

86 voté non et quand on a changé de président ils nous ont fait reconnaitre ça. Et donc « les Allemands m’emmerdent » parce que les allemands ils nous donnaient tort à cette époque d’avoir voté contre.

L : Et par rapport aux Allemands, Ferrat vous parlait de la guerre, de sa jeunesse ?

GT : Oui il en parlait. Sans se plaindre parce qu’il avait été recueilli par des gens dans le Midi quand il risquait quelque chose, ils ont appris la mort de son père après, il en a souffert mais après, pas de la même manière que moi. Moi j’ai crevé de faim pendant la guerre, j’étais môme. Lui il a été bien nourri, il entendait plus parler de l’Occupation, les gens de la zone libre étaient pas écrasés comme les autres. Il se plaignait jamais, Jean. Et moi il avait du mal à comprendre que je sois anarchiste parce que moi pendant la guerre, le Secours National, un truc du maréchal Pétain, a dit « vous allez pas rester avec votre mère comme ça, vous allez aller au petit séminaire » et ils m’ont foutu au petit séminaire pendant trois ans. Alors j’ai crevé de faim et en plus j’étais mal vu par les curés, maintenant je leur rends bien. J’ai été foutu dans une boîte à curés, j’ai du mal à leur pardonner. Je vous passe l’enregistrement ?

CHANSON :

Dieu sait si je ne suis pas raciste

Mais j’vous avoue que par moments

Malgré mes idées socialistes,

J’peux pas blairer les Allemands

Y’en a beaucoup qui m’exaspèrent

Et j’ai beau me dire à demi-voix

Qu’ils sont moins chiants qu’pendant la guerre

Je n’vous cache pas que quelquefois

Les Allemands m’emmerdent, les allemands m’emmerdent, les Allemands m’emmerdent

C’est pareil avec les British, les Turcs et les Américains.

Y en a des biens oui mais j’t’en fiche

Y en a qui sont beaucoup moins bien

J’connais pas la xénophobie

87

Pourtant c’est vrai que quand j’en vois

Les habitants de la Wallonie

M’ennuient souvent autant ma foi

Que les Flamands m’emmerdent

Voilà pourquoi je reste en France

Au beau milieu des Franchouillards

Mais si j’vous dis ce que j’en pense

Vous risquez de me trouver bavard

Sachez mes chers compatriotes

Que je suis un vilain coco

Un vilain coco qui chuchote

A chacun de vos cocoricos

Les Français m’emmerdent, les Français m’emmerdent…

GT : Quand ill dit « je suis un vilain coco c’est pour se foutre de sa gueule. Elle était pas mal celle-là, on l’a chantée, dans le Sud de la France par exemple. Je vais vous faire écouter encore

GT : C’est une chanson féministe ça, alors féministe et anarchiste ça lui plaisait beaucoup.

Annexe 3 entretien Gérard Meys

Retranscription : Entretien téléphonique avec M. Gérard Meys (producteur et légataire du droit moral de Jean Ferrat)

L : Bonjour, merci beaucoup de me répondre.

88

G : Pas de soucis.

L : J’aurais des questions à vous poser puisque je réalise mon mémoire d’histoire sur Jean Ferrat et son engagement politique. J’ai donc surtout des questions à vous poser sur son engagement au sein de son activité professionnelle. J’ai vu au cours de mes recherches qu’il avait fait partie de plusieurs initiatives concrètes d’actions de syndicats de professionnels du spectacle, comme faire partie en mai 68 des Etats Généraux des variétés, et également soutenu le syndicat national des acteurs.

G.M. : Oui, dont il faisait partie.

L : Il a toujours été dans des syndicats ?

GM : Absolument, absolument. Il y a toujours été, et ça date de quand il travaillait à 16 ans, où il a été éveillé à l’esprit syndical, et tout naturellement quand il est devenu, avec ce mot pompeux, artiste, il est rentré au Syndicat Français des Artistes.

L : Donc il y a eu une certaine continuité dans cet engagement ?

GM : Absolument, il était syndicaliste quand il travaillait dans une petite usine, et tout naturellement quand il a choisi ce métier et que ce métier l’a choisi, il est rentré au SFA.

L : Et j’avais vu une longue interview de lui dans l’Huma et une interview vidéo en 85, qu’il défendait l’instauration de quotas de chanson d’auteur française. C’était une cause dans laquelle il était très impliqué ?

GM : Oui, et depuis toujours. Il défendait la chanson française, il trouvait qu’on était envahis par les yéyés…

L : Est-ce qu’il s’est impliqué politiquement, est-ce qu’il a eu des contacts avec des responsables politiques ?

GM : Il en a eu naturellement. Il n’avait pas de carte de parti politique, i n’avait jamais eu de carte, il a toujours été de ce coté-là indépendant puisqu’il n’a pas tjs été d’accord avec le PCF, il faut le dire, mais il était compagnon de route, et il est toujours resté indépendant.

L : Par rapport au PCF, est-ce que les chansons les plus critiques qu’il a pu faire comme par exemple Le Bilan, est-ce que ça avait proposé une réaction de la part du PCF.

GM : Ca ne lui a pas fermé les portes du tout, ils se sont pas fâchés, ils ont discuté, c’était la position de Ferrat et voilà mais il n’a pas claqué la porte, ça n’a pas empêché les relations de continuer, c’était un désaccord profond c’est tout et L’Huma a d’ailleurs imprimé le texte du 89

Bilan. C’était pas possible de discuter si on censurait le texte, il fallait savoir de quoi on parlait, donc ils l’ont imprimé. Vous savez, moi je n’aime pas parler pour lui, évidemment vous ne pouvez pas l’interviewer, mais pour moi c’était surtout un engagement social qu’il avait, plutôt que politique. Evidemment, qui dit social dit faire de la politique. Par exemple, c’était une position syndicale. Il a toujours eu des problèmes à la TV et à la radio parce que beaucoup de ses confrères, tous contents de passer à la TV ou à la radio, passaient gracieusement. Ferrat n’y est jamais passé gracieusement quand il chantait, je ne parle pas d’interviews. Il demandait toujours un cachet pour lui et ses musiciens évidemment, à tel point que lorsqu’il a fait la Fête de l’Huma, RTL était venu et avait mis des micros pour diffuser les passages de Ferrat, il a refusé s’il ne touchait pas de cachet pour la diffusion à RTL. Donc c’était vraiment la fête de l’Huma, il pouvait pas avoir plus, mais il a dit « vous enlevez les micros si vous me faites pas signer pour avoir un cachet syndical ». C’était pas le montant qui était important, c’était le cachet, protection sociale. Donc c’est surtout pour des choses comme ça qu’il a agi.

L : Justement, en parlant de la radio et de la TV, il y a quand même beaucoup de chansons qui ont été plus ou moins censurées à l’époque de l’ORTF, Nuit et Brouillard notamment qui avait été déconseillée…

GM : Oui, c’est ça. C’était le directeur dde l’ORTF qui avait dit en 63 « C’est une chanson inopportune », « inopportune », c’était le mot. Ca desservait la réconciliation franco-allemande. C’était Adenauer, je crois, en Allemagne, et il y avait une réconciliation, un rapprochement qui se faisait donc la chanson était devenue inopportune. Donc c’est pas exactement le mot « censure », c’était plus subtil que ça. Il y eu aussi Potemkine en 65, c’était dans une émission d’Albert Ressner, Age tendre et tête de bois, au moment des yéyés, émission de grand succès, et comme Ferrat était en plein succès Albert Ressner l’a fait venir et Ferrat avait choisi de chanter potemkine parce que la chanson venait de sortir. Quand il est arrivé à la TV, on lui a dit « il faut changer de chanson », ce qu’il a refusé de faire. Donc après il a fait une conférence de presse et il y a une cinquantaine de personnalités qui ont protesté contre l’interdiction de Ferrat de chanter Potemkine. Il y avait Godard, Yves Montand et Signoret, Aragon et Elsa Triolet, plus de cinquante personnes qui ont fait une pétition contre cette interdiction. Malgré ça (c’était en novembre), en décembre il devait faire Télé Dimanche qui était une émission à succès l’après- midi, avec les sports il y avait une vedette de la chanson qui passait et on l’a refusé aussi parce que Ferrat continuait à vouloir chanter Potemkine. Il a dit « je ne passerai pas à la TV tant que je ne chanterai pas Potemkine », donc il n’a pas fait non plus Télé Dimanche.

L : A aucun moment ils n’ont accepté qu’ils ne le chantent ? 90

GM : Ah non non. Et il y a eu aussi en 69 un passage à une émission qui s’appelait L’Invité du Dimanche et c’était avec un auteur poète Jean-Pierre Chabrol qui est un écrivain, et dans l’émission il y avait Brassens, Brel et Ferrat. Et là un des directeurs de l’ORTF a dit « Que Ferrat chante, d’accord mais surtout qu’il ne parle pas ». C’était au moment de Ma France. Il y avait des anarchistes, Chabrol était un peu anarchiste, Brassens n’en parlons pas… C’était une émission très longue de deux heures, deux heures et demi, avec liberté de parole donc Ferrat parlait beaucoup, en plus il n’était pas toujours d’accord avec Brassens, Brel etc, donc ça s’éloignait de la chanson et ça devenait très politique. Ce directeur a dit ça et suite à ça Ferrat n’est pas passé à la TV pendant deux ans, parce qu’il voulait chanter Ma France et on lui refusait toujours. C’est à ce moment-là, c’était une immense vedette en 69 : il avait 5 émissions de TV et les 5 ont été annulées. Il y avait une émission qui s’appelait Midi Magazine, une émission qui s’appelait Quatre Temps, une émission qui est Discorama, toujours Télé Dimanche… il n’est pas passé à la TV pendant deux ans, et le réalisateur de cette émission qui s’appelait Otzen Berger a été aussi interdit d’antenne pendant deux ou trois ans.

L : Tout à l’heure vous avez mentionné les yéyés, comment vous expliquez l’émergence de Ferrat et le fait que ça soit devenu une vedette aussi importante à contre-courant de ce style ?

GM : Ca peut être un avantage justement, c’était un peu d’un côté de la chansonnette, il y avait des choses très sympathiques mais voilà, de l’autre ccôté il y avait la chanson à textes et Ferrat est devenu remarquable à cause de ça.

Et enfin on arrive à Un air de liberté en 75, chanson qui reprenait un édito de D’Ormesson dans le Figaro, et ça n’a pas été interdit, c’est beaucoup plus subtil que ça, parce que c’était une émission spéciale sur Ferrat de Jacques Chancel, et D’Ormesson a fait une pression téléphonique parce qu’il était très intelligent et jamais il se serait permis de dire « je veux pas qu’on passe la chanson », il l’aurait jamais écrit, il aurait pas pris un avocat car ça aurait fait beaucoup de bruit. Donc il a été plus subtil que ça, il a pris son téléphone et il a téléphoné à la direction de l’ORTF et il a dit « je veux pas que la chanson passe, sinon je fais un procès à Antenne 2 », donc c’est Antenne 2 eux-mêmes qui se sont auto-censurés. Et ça c’était le dernier important, public de Ferrat parce qu’après en 77 on avait pris une indépendance totale du métier et on est devenus co-producteurs ou producteurs des émissions, qui étaient des émissions où Ferrat ne chantait pas une ou deux chansons, mais des émissions d’une heure une heure et demie avec seulement Ferrat. Donc à partir de là il n’y a plus eu de censure parce que c’est nous qui produisions ou coproduisions.

91

L : Dans la biographie de Belleret, il parle des productions que vous avez fondées avec Ferrat.

GM : Moi j’avais déjà une société de disques où j’avais Juliette Gréco, Anne Sylvestre, Isabelle Aubret, donc j’avais fait mes armes dans le disque, et parallèlement à ça on a fondé notre société, parce que moi je devais tout à Ferrat quand même depuis le début, j’étais son éditeur son imprésario, et donc je lui devais bien de lui faire profiter de ce que j’avais appris pour qu’on devienne complètement indépendants.

L : Et Ferrat a réenregistré tous ses titres ?

GM : Oui, c’est pour ça que nous l’avons fait parce que depuis 1960 il était chez Decca, une société phonographique importante à l’époque, ensuite chez Barclay, et puis on a senti que Barclay allait se faire racheter par Universal, et on s’est dit tout le catalogue on ne pouvait pas être indépendants. Donc Ferrat a bloqué deux ans de sa vie pour réenregistrer tout son catalogue depuis 1960. Enfin il ne faut pas imaginer deux ans du lundi au dimanche en studio, c’est par périodes d’un mois etc, pour réenregistrer je crois 12 disques.

L : Donc il s’agit quand même d’une décision de grande ampleur.

GM : Oui, et coûteuse évidemment, puisqu’il fallait que ce soit un grand orchestre, que ça soit noble, il fallait pouvoir lutter artistiquement avec les disques Barclay,avec tous les enregistrements passés, donc il fallait utiliser tout ce qui était possible pour que ça soit si possible mieux mais au moins égal.

L : Quelles auraient été les conséquences si Ferrat était passé chez Universal ?

GM : Les conséquences, elles existent : les disques de Ferrat chez Barclay, il y en a deux ou trois au lieu d’en avoir six ou sept. Ils suppriment au fur à mesure, tandis que nous nous avons tous les enregistrements disponibles pour le public. Nous avons tous les titres en vente, alors que s’ils voulaient les disques Barclay, il y a un best-of plus deux ou trois disques, un disque Aragon parce que ça ils pouvaient pas le supprimer, mais il n’y a pratiquement plus de disques de Ferrat. Quant aux Decca il n’y en a plus du tout.

L : C’était non négociable pour vous et pour Ferrat de ne pas traiter avec des multinationales ?

GM : Non, parce nous on a toujours été indépendants et il faut utiliser nos armes, sinon si on est dans n’importe quelle multinationale ça serait toujours pareil, pour des tas de chanteurs qui ont même pas la moitié de leur répertoire. Gréco qui était chez Philips au départ, il doit rester un disque de Gréco alors qu’elle a dû en faire six ou sept. Donc l’avantage d’être petits comme ça c’est qu’on peut exploiter toujours tous les disques. 92

L : Et ça reste en cohérence avec les positions de Ferrat.

GM : Absolument, c’est une ligne de ocnduite. Tant qu’on peut, parce que la rentabilité n’est pas notre souci principal mais la disponibilité au public oui. De là bien sût il faut être prudent et ne pas aller à la faillite, mais pour l’instant on prouve qu’on peut continuer même si le métier du disque a changé beaucoup. Et ça a permis la liberté quand il a arrêté de chanter, il s’agissait pas de faire un disque par an mais d’en faire un quand il avait les chansons. Sinon il y a la pression de la création, on créé moins librement, et là quand il avait une quinzaine de chansons on faisait un disque. Et c’est pour ça qu’il y a moins de disques après. Alors que dans une multinationale, on signe le contrat avec une avance financière ce qui oblige à sortir pratiquement un disque par an.

L : Est-ce que vous avez l’impressions, par rapport à tout ce qui a trait à l’ORTF, est-ce qu’il y avait une sorte d’acharnement contre Ferrat ou c’était général ?

GM : A ce point, c’est lui qui a été le plus censuré c’est sûr, parce que c’est spectaculaire, c’est pas une chanson, et Ferrat c’était pour des raisons politiques, alors que quelqu’un opposé au point de vue style, Pierre Perret, il a été censuré mais c’était pour grivoiserie, impudeur… Ce qui est caractéristique chez Ferrat, c’est une censure politique et sociale.

L : Alors que c’est pour ses chansons politiques et sociales qu’il est le plus connu.

GM : Oui, parce qu’il y a le contrecoup. Le succès de Nuit et Brouillard, personne nee voulait la diffuser et c’est Europe qui a dit bon vous y croyez tellement on va faire une émission le soir et on va demander aux gens d’appeler. Et évidemment les fils de déportés, les déportés, tout le monde a téléphoné et ça a fait un raz-de-marée. Résultat le lendemain ils passaient deux fois par jour nuit et brouillard. Et ça a été le contrecoup, parce qu’ils ont tenté, ils ont joué le jeu, donc ça peut être un avantage. Maintenant quand les gens disent Ferrat vend beaucoup de disques parce qu’il a été censuré, je dis s’il était pas censuré et qu’il était passé à la TV avec Ma France ça aurait eu beaucoup plus d’impact qu’être censuré.

L : Pour Nuit et Brouillard il y a eu beaucoup de réactions d’anciens déportés ou de descendants ?

GM : Oui, énormément. D’abord ils en ont fait un succès puisqu’ils ont tous acheté le disque, ça a été un contrecoup tout de suite parce qu’il a vendu tout de suite cent mille disques, ce qui était rare à l’époque donc ça a été énorme. Même sa maison de disques, Barclay à l’époque, ils ont été très très surpris. Parce que curieusement sur le même disque il y avait C’est beau la vie, et la maison Barclay avait misé sur C’est beau la vie, une chanson d’amour qui avait été écrite

93 pour Isabelle Aubret. Ils misaient tous sur C’est beau la vie et ils ont été pris de court parce que c’est Nuit et Brouillard par Ferrat qui a fait le succès du disque.

L : J’ai vu également dans la biographie que vous étiez parti avec lui à Cuba quand il y était allé. Quelle vision Ferrat et vous vous aviez eu de ce pays en y allant, et pourquoi Ferrat est allé chanter à Cuba mais jamais dans les pays du bloc de l’Est.

GM : C’est très simple, quand il y a eu une demande pour l’URSS, ils ont demandé les textes des chansons, que Ferrat a refusé de donner. S’il refusait de donner les textes en France, il allait pas donner les textes pour l’URSS, donc il y a eu un problème de censure aussi dans ces pays. Quant à Cuba, c’est tout à fait un autre sujet, c’est un hasard total, c’est un voyage que nous nous payions tout les deux, d’aller à Cuba en vacances et d’aller au Mexique, au Guatemala. Et quand il a fallu demander les visas, c’était très dur d’aller à Cuba à ce moment-là, en 67, et pour avoir les papiers je me suis fait aider par quelqu’un qui connaissait bien Cuba, parce qu’on ne pouvait pas y aller seul, il fallait être en groupe, et nous on voulait y aller juste les deux donc tout était un problème, pour l’hôtel, pour manger… Quand ils ont su ça à Cuba, ils se sont renseignés pour savoir qui était Ferrat parce qu’il savait pas du tout et ils ont dit « c’est pas possible qu’un chanteur français de cette importance vienne et qu’il chante pas à Cuba », donc nous on a dit mais c’est pas du tout le but, c’est un voyage touristique et d’étude pour savoir comment ils vivent là-bas aussi, et ils ont trouvé des réponses à tout. Ferrat a dit j’ai pas de musiciens ils ont dit on leur paie le voyage, on leur paie un cachet, ils ont invité leurs femmes et enfants… il y avait des réponses positives à tout, c’est comme ça que Ferrat s’est retrouvé à chanter à Cuba. Il a été reçu officiellement.

L : Par Castro ?

GM : Non, Castro on l’a jamais vu, les ministres oui mais il a jamais rencontré Castro. On devait le rencontrer mais Ferrat dormait ce jour-là et il a pas voulu se réveiller. Ce que personne sait mais c’est pas très intéressant c’est qu’ensuite on est parti au Mexique, il a renvoyé sa femme ses musiciens et ses techniciens à Paris, nous on est parti tous les deux, on est resté un mois au Mexique et après nous sommes revenus un mois à Cuba tous les deux pour vivre en individus et voir Cuba seuls. Ferrat était très satisfait, il a trouvé que tout ce qui était scolaire était évidemment en avance, tout ce qui était médecine était évidemment en avance mais ce qui était dur c’est la liberté et les conditions de vie qui étaient très difficiles.

L : Et il y est retourné après ?

94

GM : Après il y est plus retourné, non non. Moi j’y suis retourné deux ou trois fois parce que j’avais lié de l’amitié avec certaines personnes donc il fallait un peu les aider pour des premières nécéssités qu’ils trouvaient pas là-bas.

L : J’avais une question précise sur les voyages en Union Soviétique : comment se passait la procédure à l’époque ? C’était les artistes qui eux demandaient à aller chanter là-bas ?

GM : Non non, il y avait un correspondant en France qui s’appelait Lalap ( ???) qui faisait venir toutes les troupes d’URSS et des pays de l’Est, au Palais des sports, les ballets Mosseiev, les ballets russes… et en échange il pouvait envoyer des artistes là-bas.. C’est comme ça qu’Isabelle Aubret est allé deux fois en URSS, et Ferrat n’y est jamais allé puisqu’il a refusé de donner ses textes, ce qui était un prérequis. Annexe 4 : Paroles « Ma France », Jean Ferrat

De plaines en forêts de vallons en collines

Du printemps qui va naître à tes mortes saisons

De ce que j'ai vécu à ce que j'imagine

Je n'en finirai pas d'écrire ta chanson

Ma France

Au grand soleil d'été qui courbe la Provence

Des genêts de Bretagne aux bruyères d'Ardèche

Quelque chose dans l'air a cette transparence

Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche

Ma France

Cet air de liberté au-delà des frontières

Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige

95

Et dont vous usurpez aujourd'hui le prestige

Elle répond toujours du nom de Robespierre

Ma France

Celle du vieil Hugo tonnant de son exil

Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines

Celle qui construisit de ses mains vos usines

Celle dont monsieur Thiers a dit qu'on la fusille

Ma France

Picasso tient le monde au bout de sa palette

Des lèvres d'Éluard s'envolent des colombes

Ils n'en finissent pas tes artistes prophètes

De dire qu'il est temps que le malheur succombe

Ma France

Leurs voix se multiplient à n'en plus faire qu'une

Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs

En remplissant l'histoire et ses fosses communes

Que je chante à jamais celle des travailleurs

Ma France

Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches

Pour la lutte obstiné de ce temps quotidien

Du journal que l'on vend le matin d'un dimanche

A l'affiche qu'on colle au mur du lendemain

96

Ma France

Qu'elle monte des mines descende des collines

Celle qui chante en moi la belle la rebelle

Elle tient l'avenir, serré dans ses mains fines

Celle de trente-six à soixante-huit chandelles

Ma France

Annexe 5 : Paroles « La paix sur terre », Jean Ferrat

Nous ne voulons plus de guerre

Nous ne voulons plus de sang

Halte aux armes nucléaires

Halte à la course au néant

Devant tous les peuples frères

Qui s'en porteront garants

Déclarons la paix sur terre

Unilatéralement

La force de la France c'est l'esprit des lumières

Cette petite flamme au cœur du monde entier

Qui éclaire toujours les peuples en colère

En quête de justice et de la liberté

[Refrain] 97

Nous ne voulons plus de guerre

Nous ne voulons plus de sang

Halte aux armes nucléaires

Halte à la course au néant

Devant tous les peuples frères

Qui s'en porteront garants

Déclarons la paix sur terre

Unilatéralement

Parce qu'ils ont un jour atteint l'Universel

Dans ce qu'ils ont écrit, cherché, sculpté ou peint

La force de la France c'est Cézanne et Ravel

C'est Voltaire et Pasteur, c'est Verlaine et Rodin

[Refrain]

Nous ne voulons plus de guerre

Nous ne voulons plus de sang

Halte aux armes nucléaires

Halte à la course au néant

Devant tous les peuples frères

Qui s'en porteront garants

Déclarons la paix sur terre

Unilatéralement

La force de la France elle est dans ses poètes

Qui taillent l'avenir au mois de mai des mots

98

Couvrez leurs yeux de cendre, tranchez leur gorge ouverte

Vous n'étoufferez pas le chant du renouveau

[Refrain]

Nous ne voulons plus de guerre

Nous ne voulons plus de sang

Halte aux armes nucléaires

Halte à la course au néant

Devant tous les peuples frères

Qui s'en porteront garants

Déclarons la paix sur terre

Unilatéralement

La force de la France elle sera immense

Défiant à jamais et l'espace et le temps

Le jour où j'entendrai reprendre ma romance

Dans la réalité de la foule chantant

[Refrain]

Nous ne voulons plus de guerre

Nous ne voulons plus de sang

Halte aux armes nucléaires

Halte à la course au néant

Devant tous les peuples frères

Qui s'en porteront garants

Déclarons la paix sur terre

99

Unilatéralement Annexe 6 : Paroles « Le bilan », Jean Ferrat

Ah ! ils nous en ont fait avaler des couleuvres

De Prague à Budapest, de Sofia à Moscou

Les staliniens zélés qui mettaient tout en œuvre

Pour vous faire signer les aveux les plus fous

Vous aviez combattu partout la bête immonde

Des brigades d'Espagne à celles des maquis

Votre jeunesse était l'Histoire de ce monde

Vous aviez nom Kostov ou London ou Slansky

[Refrain]

Au nom de l'idéal qui vous faisait combattre

Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd'hui

Ah ! ils nous en ont fait applaudir des injures

Des complots déjoués, des dénonciations

Des traîtres démasqués, des procès sans bavures

Des bagnes mérités, des justes pendaisons

Ah ! comme on y a cru aux déviationnistes

Aux savants décadents, aux écrivains espions

Aux sionistes bourgeois, aux renégats titistes

Aux calomniateurs de la révolution 100

[Refrain]

Au nom de l'idéal qui nous faisait combattre

Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd'hui

Ah ! ils nous en ont fait approuver des massacres

Que certains continuent d'appeler des erreurs

Une erreur, c'est facile comme un et deux font quatre

Pour barrer d'un seul trait des années de terreur

Ce socialisme était une caricature

Si les temps on changé, des ombres sont restées

J'en garde au fond du cœur la sombre meurtrissure

Dans ma bouche, à jamais, la soif de vérité

[Refrain]

Au nom de l'idéal qui nous faisait combattre

Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd'hui

Mais quand j'entends parler de bilan positif

Je ne peux m'empêcher de penser : à quel prix ?

Et ces millions de morts qui forment le passif

C'est à eux qu'il faudrait demander leur avis

N'exigez pas de moi une âme de comptable

Pour chanter au présent ce siècle-tragédie

101

Les acquis proposés comme dessous de table

Les cadavres passés en pertes et profits

[Refrain]

Au nom de l'idéal qui nous faisait combattre

Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd'hui

C'est un autre avenir qu'il faut qu'on réinvente

Sans idole ou modèle, pas à pas, humblement

Sans vérité tracée, sans lendemains qui chantent

Un bonheur inventé définitivement

Un avenir naissant d'un peu moins de souffrance

Avec nos yeux ouverts en grand sur le réel

Un avenir conduit par notre vigilance

Envers tous les pouvoirs de la Terre et du Ciel

[Refrain]

Au nom de l'idéal qui nous faisait combattre

Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd'hui Annexe 7 : Paroles « Camarade », Jean Ferrat

C'est un joli nom Camarade C'est un joli nom tu sais Qui marie cerise et grenade

102

Aux cent fleurs du mois de mai Pendant des années Camarade Pendant des années tu sais Avec ton seul nom comme aubade Les lèvres s'épanouissaient Camarade Camarade

C'est un nom terrible Camarade C'est un nom terrible à dire Quand, le temps d'une mascarade Il ne fait plus que frémir Que venez-vous faire Camarade Que venez-vous faire ici Ce fut à cinq heures dans Prague Que le mois d'août s'obscurcit Camarade Camarade

C'est un joli nom Camarade C'est un joli nom tu sais Dans mon cœur battant la chamade Pour qu'il revive à jamais Se marient cerise et grenade Aux cent fleurs du mois de mai

Bibliographie

Ouvrages :

Bellanger, E. (2017). Ivry, banlieue rouge. [Grâne]: Creaphis éditions.

103

Belleret, R. (2012). Jean Ferrat, le chant d’un révolté. Paris: Archipoche.

Dosse, F. (2018). La saga des intellectuels français 1944 - 1989. A l’épreuve de l’histoire 1944- 1968. Gallimard.

Dosse, F. (2018). La saga des intellectuels français 1944-1989. L’avenir en miettes 1968-1989. Paris: Editions Gallimard.

Lazar, M. (2002). Le communisme. Paris: Perrin.

Mischi, J. (2010). Servir la classe ouvrière. Rennes: Presses universitaires de Rennes.

Zancarini-Fournel, M. (2017). Les luttes et les rêves. 1st ed. Paris: Zones.

Articles :

Vigreux Jean, Ranc Emmanuel, « La direction et les députés du PCF à l'épreuve de Mai- Juin 68 », Parlement[s], Revue d'histoire politique, 2008/1 (n° 9), p. 80-95. URL : https://www.cairn.info/revue-parlements1-2008-1-page-80.htm

Articles de presse :

Naoufel, J., Volson, Favières, L. (2001). « Jean Ferrat : Au Pays d'Aragon. » Rouge [en ligne], disponible à : https://npa2009.org/content/jean-ferrat-au-pays-d%E2%80%99aragon- interview-de-2001?fbclid=IwAR2U7PivGEdmgtzJPE9yRNTAeKD- VFBywYpQnvfxcUE0uMSjNz5ECCmpBdc

Marchais, G. (3 mai 1968). « De faux révolutionnaires à démasquer ». L’Humanité.

(4 Septembre 1988). « Jean Ferrat dans la Drôme " La libération des ondes a été une catastrophe " ». Le Monde. [en ligne], disponible à : https://www.lemonde.fr/archives/article/1988/09/04/jean-ferrat-dans-la-drome-la-liberation- des-ondes-a-ete-une-catastrophe_4088141_1819218.html?fbclid=IwAR29ysWzQcisSS- GKxjWOIkPCS6BF3snUSMyGaYST-Jl9_3kZzvQxbO3SVM

Apel-Muller, P. (8 janvier 2002), « Jean Ferrat un des plus grands chanteurs français s’insurge contre la logique de la « marchandise chanson » et défend l’exception culturelle Jean Ferrat : « Je plaide pour la diversité face au rouleau compresseur. ». L’Humanité, [en ligne], disponible à :

104 https://www.humanite.fr/node/259221?fbclid=IwAR1SfjaE9cITc0AlgOFPe0_6Go59RDq_kd sL9BIM5c6FQmSVVfrq8C3FMvQ

Ferrat, J. (Mai 2004). « Chanson Française et diversité culturelle ». Le Monde Diplomatique. 25. [en ligne], disponible à : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/05/FERRAT/11221

Griffon, A. (18 mars 2010). « Jean Ferrat reste un ardent défenseur de la chanson française. ». Le Monde. [en ligne], disponible à : https://www.lemonde.fr/culture/article/2010/03/18/jean- ferrat-reste-un-ardent-defenseur-de-la-chanson- francaise_1320974_3246.html?fbclid=IwAR1oMSoLR- KJ64L5GZ_F8G4eFkrHuVMqiP3fN2BHjYC2pD1GTiKj2hvfFgY

AFP. (13 mars 2018). « Réactions : "Jean Ferrat incarnait la difficile synthèse entre la révolte et l'idéal" ». Le Monde. [en ligne], disponible à : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2010/03/13/jean-ferrat-n-a-rien-sacrifie-de-ce-qui- lui-tenait-a-c-ur_1318922_3382.html?fbclid=IwAR229_EX_JlaMxmvKa2eushPs7244JXs- HDQzK7Bi5psSNy35yO9li9BrJg

Archives audiovisuelles :

Antenne 2 (1975). Jean Ferrat : le militantisme et la tolérance. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/I00015419/jean-ferrat-le-militantisme-et-la-tolerance- video.html?fbclid=IwAR3k8yXhgIX3O8ozYhLNnfP-b7X0P3Ikq55rJE3GSoqln4vjUj23vsir9PM.

Antenne 2 Midi (1980). Jean Ferrat et l'Ardèche. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/CAB8001583101/jean-ferrat-et-l-ardeche- video.html?fbclid=IwAR3KTDzSShV0vEW8M97cySkFeGAVr6GTdQllfDPIhFLiWWUNJmAxp8taTGs.

Antenne 2 (1975) Jean Ferrat : la création et les impératifs commerciaux [vidéo] Disponible à : https://www.ina.fr/video/I00015415

Au-delà de l'écran Office national de radiodiffusion télévision française (1964). A Ivry chez Jean Ferrat. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/I00013240/a-ivry-chez-jean-ferrat- video.html?fbclid=IwAR2zUp67dpQunBvdVzkPkuaFBJRr96wBDFSXM_XNZ9vBZc8upLl-K9a-X9o

Discorama (1967). Jean FERRAT et Cuba. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/I00013363/jean-ferrat-et-cuba- video.html?fbclid=IwAR3XKLaBCOHrk_tLM6_JzzCE9wSrtFVciYD5L3KzSe4Hzbp6QTuESeU1M0g.

105

France 2 (1994). PLATEAU JEAN FERRAT F2 Le Journal 20H. [vidéo] Disponible à : https://www.ina.fr/video/CAB94102610/plateau-jean-ferrat- video.html?fbclid=IwAR06SAst5keQ163gfhZEeBoAvowNxZQN8InOHML95joAypoiio9hl90pVEQ.

France Inter (2015). Jean Ferrat : "Comme il fallait que je fasse quelque chose, j'ai fait n'importe quoi". [Emission de radio] Radioscopie Par Jacques Chancel. Disponible à: https://www.franceinter.fr/emissions/radioscopie-par-jacques-chancel/radioscopie-par-jacques- chancel-13-aout-2015?fbclid=IwAR2N_2jzVkddfoh4ks- 7jABDC7URECr24FYJSXP0IoRGS8XE0qCPOvRCyq8

INA (2010). 5000 personnes aux obsèques de Jean Ferrat. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/VDD10010684?fbclid=IwAR1CrfVShQWQTym1kNYJ8DCm_hR- Y_rWUSI6Weg1Cc1ryJEjKM8DkF9aW-M.

Office national de radiodiffusion télévision française (1966). Jean Ferrat à Decazeville Seize millions de jeunes. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/CPF86651487/jean-ferrat-a- decazeville- video.html?fbclid=IwAR3XKLaBCOHrk_tLM6_JzzCE9wSrtFVciYD5L3KzSe4Hzbp6QTuESeU1M0g.

Office national de radiodiffusion télévision française (1969). Georges Brassens, Jean Ferrat : dialogue sur l'engagement L'invité du dimanche. [vidéo] Disponible à: https://www.ina.fr/video/I00014178/georges-brassens-jean-ferrat-dialogue-sur-l-engagement- video.html?fbclid=IwAR2yYucCUJwktUmGs4c-QWQdfZ-kuEiM585KHAG2gtETXQ34_IZZ2TT_fmM.

Sangla, R. (1985). Des intellectuels témoignent à la mutualité pour le présent et pour l'avenir. [vidéo] Disponible à: https://www.cinearchives.org/recherche-avancee-DES-INTELLECTUELS- TEMOIGNENT-A-LA-MUTUALITE-POUR-LE-PRESENT-ET-POUR-L-AVENIR-424-556-0- 1.html?ref=26cc45142fc2a8222a6d2644355d108e&fbclid=IwAR1umDfU4HqMvoQI1Ui2_yropsZv0Bg8 KI5GnTrg8MXRJlSICH-VGVdcqWc

Télévision Française 1 (1977). Jean Ferrat et sa première rencontre avec Aragon. [vidéo] Disponible à: https://m.ina.fr/video/I00013703/jean-ferrat-et-sa-premiere-rencontre-avec-aragon- video.html?fbclid=IwAR3EGaazW1WmgKnAp3FPjOxfrYFwuleIS1qssVH4A8_7l48B9YsDKc6abIo

Colloque :

Banlieue Rouge. (2007). Dans : Ville Mal Aimée, Ville à Aimer. [en ligne]. Burçu Özdirlik, Bernard Marchand. Disponible à: http://www-ohp.univ- paris1.fr/Textes/Fourcaut.pdf?fbclid=IwAR06SAst5keQ163gfhZEeBoAvowNxZQN8InOHM L95joAypoiio9hl90pVEQ.

106

Albums musicaux :

Ferrat, J. (1961). Deux enfants au soleil. [CD] Decca.

Ferrat, J. (1962). La Fête aux copains. [CD] Decca.

Ferrat, J. (1963). Nuit et Brouillard. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1965). La Montagne. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1965). Potemkine. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1966). Maria. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1967). A Santiago. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1969). Ma France. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1970). Camarade. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1971). Aimer à perdre la raison. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1971). Ferrat chante Aragon. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1972). A moi l’Afrique. [CD] Barclay.

Ferrat, J. (1975). La femme est l'avenir de l'homme. [CD] Temey.

Ferrat, J. (1980). Ferrat 95. [CD] Temey.

Ferrat, J. (1985). Je ne suis qu’un cri. [CD] Temey.

Ferrat, J. (1991). Dans la jungle ou dans le zoo. [CD] Temey.

Ferrat, J. (1994). Ferrat 95. [CD] Temey.

Filmographie :

Les artistes et le parti (1945-1968). (2013). [DVD] Directed by Y. Riou and P. Pouchain.

Site internet :

Encyclopædia Universalis. (2019). RÉALISME SOCIALISTE. [en ligne], disponible à : https://www.universalis.fr/encyclopedie/realisme-socialiste/

107

Résumé :

At vero eos et accusamus et iusto odio dignissimos ducimus qui blanditiis praesentium voluptatum deleniti atque corrupti quos dolores et quas molestias excepturi sint occaecati cupiditate non provident, similique sunt in culpa qui officia deserunt mollitia animi, id est laborum et dolorum fuga. Et harum quidem rerum facilis est et expedita distinctio. Nam libero tempore, cum soluta nobis est eligendi optio cumque nihil impedit quo minus id quod maxime placeat facere possimus, omnis voluptas assumenda est, omnis dolor repellendus. Temporibus autem quibusdam et aut officiis debitis aut rerum necessitatibus saepe eveniet ut et voluptates repudiandae sint et molestiae non recusandae. Itaque earum rerum hic tenetur a sapiente delectus, ut aut reiciendis voluptatibus maiores alias consequatur aut perferendis doloribus asperiores repellat.

108

Mots-clés : maras sécuritaire Etat de droit impunité Triangle du Nord corruption gangs criminalité organisée transnational.

109

Déclaration anti-plagiat

1. Je déclare que ce travail ne peut être suspecté de plagiat. Il constitue l’aboutissement d’un travail personnel.

2. A ce titre, les citations sont identifiables (utilisation des guillemets lorsque la pensée d’un auteur autre que moi est reprise de manière littérale).

3. L’ensemble des sources (écrits, images) qui ont alimenté ma réflexion sont clairement réfé- rencées selon les règles bibliographiques préconisées.

NOM : ……Revelon……………………………………………… PRENOM : Lu- cile…………………………………………………… DATE : ……25/08/2019………………………………………………

110

111