Revue européenne des migrations internationales

vol. 33 - n°2 et 3 | 2017 Dire la violence des frontières. Mises en mots de la migration vers l'Europe Saying the Borders’ Violence. Enwording Migration to Europe Decir la violencia de las fronteras. Plasmar en palabras la migración hacia Europa

Cécile Canut, Anaïk Pian et Véronique Petit (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/remi/8596 DOI : 10.4000/remi.8596 ISSN : 1777-5418

Éditeur Université de Poitiers

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2017 ISBN : 979-10-90426-59-7 ISSN : 0765-0752

Référence électronique Cécile Canut, Anaïk Pian et Véronique Petit (dir.), Revue européenne des migrations internationales, vol. 33 - n°2 et 3 | 2017, « Dire la violence des frontières. Mises en mots de la migration vers l'Europe » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 19 mars 2021. URL : http:// journals.openedition.org/remi/8596 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remi.8596

© Université de Poitiers REMi Vol. 33 n ° 2 & 3

Dire la violence des frontières. Mises en mots de la migration vers l’Europe

Coordination : Cécile Canut, Anaïk Pian et Véronique Petit

Publication éditée par l’Université de Poitiers avec le concours de • InSHS du CNRS (Institut des Sciences Humaines et Sociales du Centre National de la Recherche Scientifique) • MSHS (Maison des Sciences de l’Homme et de la Société de Poitiers)

REMi Sommaire Vol. 33 n ° 2 & 3 Dire la violence des frontières. Mises en mots de la migration vers l’Europe Coordination : Cécile Canut, Anaïk Pian et Véronique Petit Cécile Canut et Anaïk Pian...... 7 Éditorial Cécile Canut...... 21 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… » Les aventuriers et le spectre de la mort Anaïk Pian...... 45 Les espaces discursifs de la frontière : mort et arbitraire dans le voyage vers l’Europe Charles Heller et Antoine Pécoud...... 63 Compter les morts aux frontières : des contre-statistiques de la société civile à la récupération (inter)gouvernementale Jacinthe Mazzocchetti...... 91 Dire la violence des frontières dans le rapport de force que constitue la procédure d’asile. Le cas d’Ali, de l’Afghanistan en Belgique Carolina Kobelinsky...... 115 Exister au risque de disparaître. Récits sur la mort pendant la traversée vers l’Europe Annastiina Kallius...... 133 L’axe Est-Sud : légitimer la « solution hongroise à la migration »

Varia Danièle Joly...... 157 L’engagement politique des femmes de culture musulmane en France et en Grande-Bretagne Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne...... 183 Migration de retour, genre et remises sociales : le retour des migrantes boliviennes d’Espagne durant la crise économique Geneviève Mottet...... 203 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école saisie par des experts et ministres de l’Éducation : une catégorie d’action publique en mutation Hélène Quashie...... 229 Les « origines » présumées du chercheur. Ethnicisation et racialisation de la relation d’enquête dans des contextes migratoires vers le « Sud » (Sénégal) Alain Tarrius...... 255 Criminalisation des migrations transnationales dans l’espace Schengen ? Quelques moments des échanges entre héroïne moyen-orientale, femmes des Balkans et électronique de contrebande Simeng Wang...... 273 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales dans le contexte des migrations internationales. Le cas des ·es « conjoint·e·s de Français·es » résidant en région parisienne Note de recherche : Melissa Blanchard et Francesca Sirna...... 301 Migrations de retour dans les Alpes italiennes : mobilités, « cittadinanza » et sentiment d’appartenance Chronique juridique : Corentin Bailleul...... 323 Pour le juge des référés du Conseil d’État, l’inconditionnalité de l’accueil provisoire d’urgence des mineurs non accompagnés ne va pas de soi Notes de lecture...... 331 Livres reçus...... 345 Note aux auteurs...... 355 REMi Contents Vol. 33 n ° 2 & 3 Saying the Borders’ Violence. Enwording Migration to Europe Coordination : Cécile Canut, Anaïk Pian and Véronique Petit Cécile Canut and Anaïk Pian...... 7 Editorial Cécile Canut...... 21 “You don’t cry, you follow God…” Adventurers and the Specter of Death Anaïk Pian...... 45 Discursives Spaces of Border: Death and Arbitrariness in Journeys towards Europe Charles Heller and Antoine Pécoud...... 63 Counting Migrant Deaths at the Borders: From Civil Society’s Counter-statistics to (Inter)governmental Recuperation Jacinthe Mazzocchetti...... 91 Telling the Violence of Borders in the Power Relations that Constitutes the Asylum Process. The Case of Ali, from Afghanistan to Belgium Carolina Kobelinsky...... 115 Existing at Risk of Disappearing. Narratives on Death during Border Crossing Annastiina Kallius...... 133 The East-South Axis: Legitimizing the “Hungarian Solution to Migration”

Varia Danièle Joly...... 157 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society Jean-Michel Lafleur and Justine Duchesne...... 183 Return Migration, Gender and Social Remittances: The Return of Female Bolivian Migrants from Spain in Times of Economic Crisis Geneviève Mottet...... 203 The “Cause” of Immigrants’ Descendants at the School Seized by Experts and Ministers of Education: A Changing Category of Public Action Hélène Quashie...... 229 The Supposed “Origins” of the Researcher. Ethnicization and Racialization of Fieldwork Relationships in Migratory Contexts towards the “Global South” (Senegal) Alain Tarrius...... 255 Criminalization of Transnational Migration in the Schengen Zone? Moments of Exchanges between Middle Eastern Heroin, Balkan Women and Smuggled Electronics Simeng Wang...... 273 The Gendered Transformation of Matrimonial and Family Norms in the Context of International Migration. The Case of Chinese “Spouses of French” Residing in the Region Research Note: Melissa Blanchard and Francesca Sirna...... 301 Return Migrations in Italian Alps: Mobilities, “Citizenship” and Belonging Legal Column: Corentin Bailleul...... 323 According to the French Council of State, Unconditional Access to Temporary Emergency Reception and Accommodation for Unaccompanied Minors is not Self-evident Books Reviews...... 331 Books Received...... 345 Note to Authors...... 355 REMi Índice Vol. 33 n ° 2 & 3 Decir la violencia de las fronteras. Plasmar en palabras la migración hacia Europa Coordinación: Cécile Canut, Anaïk Pian y Véronique Petit Cécile Canut y Anaïk Pian...... 7 Editorial Cécile Canut...... 21 «No lloras, sigues a Dios…» Los aventureros y el espectro de la muerte Anaïk Pian...... 45 Espacios discursivos de la frontera: la muerte y lo arbitrario en viajes hacia Europa Charles Heller y Antoine Pécoud...... 63 Contabilizar los muertos en las fronteras: de las contra-estadísticas de la sociedad civil a la recuperación (inter)gubernamental Jacinthe Mazzocchetti...... 91 Contar la violencia de las fronteras en el equilibrio de poder representado por el procedimiento de asilo. El caso de Ali, de Afganistán a Bélgica Carolina Kobelinsky...... 115 Existir arriesgando desaparece. Relatos sobre la muerte durante la travesía hacia Europa Annastiina Kallius...... 133 El eje Este-Sur: legitimación de la «solución húngara a la migración»

Varia Danièle Joly...... 157 El compromiso político de las mujeres musulmanas en Francia y Gran Bretaña Jean-Michel Lafleur y Justine Duchesne...... 183 Migración de retorno, género y remesas sociales: el retorno de las mujeres migrantes bolivianas de España en tiempos de crisis económica Geneviève Mottet...... 203 La «causa» de los descendientes de inmigrantes en la escuela ocupada por expertos y ministros de educación: una categoría cambiante de acción pública Hélène Quashie...... 229 La percepción de los «orígenes» del investigador. Etnicidad y raza en la relación de investigación en contextos migratorios hacia el Sur (Senegal) Alain Tarrius...... 255 ¿La criminalización de las migraciones transnacionales en el espacio Schengen? Momentos de intercambio entre la heroína de Oriente próximo, las mujeres balcánicas y la electrónica de contrabando Simeng Wang...... 273 La transformación de género de las normas matrimoniales y familiares en el contexto de la migración internacional. El caso de los «cónyuges de franceses» chinos residentes en la región parisina Nota de investigación: Melissa Blanchard y Francesca Sirna...... 301 Migraciones de retorno en los Alpes italianos: movilidades, «ciudadanía» y sentimiento de pertenencia Crónica jurídica: Corentin Bailleul...... 323 Según el Juez del Consejo de Estado francés, la acogida inicial y el alojamiento en situación de urgencia de los menores no acompañados no es incondicional Notas bibliográficas...... 331 Libros recibidos...... 345 Nota a los autores...... 355

REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 7-19

Éditorial Cécile Canut1 et Anaïk Pian2

Devenue un sujet d’actualité récurrent dans les médias, la violence aux fron- tières engage des enjeux sociologiques, anthropologiques, politiques et discur- sifs. Entre janvier et octobre 2016, 3 800 migrants sont morts en Méditerranée, un chiffre record selon l’ONU (Le Monde, 26/10/2016). Si dans cette zone maritime les morts aux frontières ne sont pas un fait nouveau, leur nombre ne cesse de se multiplier depuis 2011, ce qui a été désigné comme une « crise migratoire » (Jeandesboz et Pallister-Wilkins, 2014) inédite, stimulée par la déstabilisation de régions en crise (Syrie, Libye, Érythrée, Somalie, etc.). La violence aux frontières ne se réduit pas cependant aux chavirements d’embarcations précaires qui ne cessent d’alourdir le bilan des disparus en mer. Elle constitue depuis longtemps le quotidien des migrants venus des pays dits du « Sud » qui, au cours de leurs traversées terrestres et maritimes pour tenter d’atteindre l’Europe, sont confrontés aux coups, aux brimades, mais aussi à l’épuisement, à la disparition et parfois au meurtre de leurs proches. Cette violence physique s’accompagne régulièrement d’une violence verbale, institutionnelle, politique ou plus simple- ment quotidienne dans les différents lieux et espaces de « transit » qui jalonnent les parcours migratoires.

Ces différentes formes de violence se posent en témoins et révélateurs des tensions sociales et politiques se cristallisant autour du « monde-frontière » (Cuttita, 2007). Prendre pour objet anthropologique les morts aux frontières et, plus encore, leur mode de gestion politique (Kobelinsky, 2016) est une manière d’interroger les sociétés contemporaines. Renseignant sur les sociétés du Nord et du Sud, sur les sociétés à la fois de destination, de « transit » et de départ, ces « marqueurs de frontières » (Ritaine, 2015 : 118) informent sur les rapports entre l’Europe et les autres régions du monde. En dehors d’émois conjoncturels et éphémères3, le traitement politique des corps des migrants défunts ou disparus aux frontières – européennes ou plus largement espaces où les effets des fron- tières européennes sont repoussés – tend à emprunter au registre de l’invisibi- lisation et de l’anonymisation (Perera, 2006). Dénonçant cette invisibilisation, voire cette déshumanisation, les rapports d’ONG sur les morts aux frontières se multiplient depuis maintenant plus d’une quinzaine d’années. En novembre

1 Professeure des universités en Sciences du langage, Université Paris Descartes, CERLIS, 45 rue des Saints-Pères, 75006 Paris ; [email protected] 2 Maître de conférences en sociologie, Université de Strasbourg, Le Patio, 22 rue René Descartes BP 80010, 67084 Strasbourg Cedex ; [email protected] 3 On peut notamment songer à l’émotion, y compris politique, suscitée par la photo du petit enfant syrien, Aylan, retrouvé noyé sur une plage de Turquie en septembre 2015.

7 Cécile Canut et Anaïk Pian

2013, un collectif d’associations remet au président du Parlement européen, une liste comprenant les noms de 17 306 personnes mortes ou disparues en tentant de rejoindre l’Europe. En 2015, à la suite du naufrage, se soldant par 800 morts, d’une embarcation partie de Libye pour rejoindre l’Italie, l’association Terre d’Errance organise dans le campement de Norrent-Fontes (Pas-de-Calais) une cérémonie en hommage aux morts aux frontières4. Par ces actions et opérations de dénombrements, qui se multiplient en Europe comme à ses marges (Babels, 2017a), les associations et ONG pointent du doigt des frontières décriées comme meurtrières. Elles dénoncent les atteintes aux droits fondamentaux que la politique d’externalisation du contrôle migratoire menée par les pays européens concourt à porter à l’encontre de ceux qui tentent de rejoindre le continent sans y avoir été « invités ».

De leur côté, les institutions internationales publicisent également leurs discours à ce sujet. En 2014, l’OIM (Organisation internationale pour les migra- tions) publie un rapport Fatal Journeys : Tracking Lives Lost During Migration, dans lequel il est estimé que plus de 22 000 migrants ont trouvé la mort en tentant de rejoindre clandestinement l’Europe depuis les années 2000, la plupart des décès survenant en Méditerranée. En 2015, l’OIM évalue à 3 771 le nombre de personnes ayant perdu la vie en tentant de traverser la Méditerranée. Pour l’OIM toutefois, il s’agit moins de faire un procès aux politiques migratoires que de dissuader les potentiels candidats au départ en sensibilisant à la dangerosité des risques encourus5. Selon les études et leurs commanditaires, ONG ou insti- tutions internationales, les modalités de comptage des morts aux frontières – reposant, du fait de la nature même des faits recensés, sur des estimations – font l’objet de débats.

Mais ce sont également l’orientation et la visée des discours produits qui divergent, selon que la responsabilité soit mise sur ceux qui les érigent (les politiques), sur ceux qui font passer (les passeurs)6, sur ceux qui tentent de les franchir (les migrants) et/ou ceux qui tentent de les secourir (les ONG notamment)7. En ce sens, prendre acte du rôle des mises en mots nous semble particulièrement déterminant pour saisir les rapports de force que cristallise l’objet frontière. À partir de ses travaux sur Lampedusa, Ritaine (2015) distingue trois types d’interprétation des morts et des disparus en mer : l’approche médiatique qui, s’inscrivant dans le temps de l’évènement, appréhende les migrants noyés comme des corps suscitant l’émotion ; le cadrage institutionnel et politique qui, présentant les morts comme problèmes de politique publique, se meut dans la temporalité des négociations politiques ; et le cadrage militant appréhendant, sur le temps long, les morts comme personnes et sujets de droit. À ces trois contextes d’interprétation, nous en ajoutons un quatrième : les mises en mots formulées par ceux-là mêmes qui tentent l’expérience périlleuse de la

4 Voir Babels (2017a : 70-73) pour le témoignage de Nan Suel, membre de Terre d’Errance. 5 En témoigne, par exemple, la campagne d’information « Aware Migrants » mise en place par l’OIM en juin 2017 en Égypte avec le soutien du ministère de l’Intérieur italien et du Comité de coordination national égyptien. 6 Sur la diversité et les ambiguïtés de la figure du passeur, voir Pian (2010). 7 Celles-ci, en effet, peuvent être accusées de « créer un appel d’air » en secourant trop près des côtés de départ, les embarcations en difficultés. Voir l’article paru dans Libération le 6 juillet 2017.

8 Éditorial traversée clandestine. En mobilisant des modes de légitimation distincts, ces différents cadres d’interprétation témoignent de la conflictualité et des inégalités du et dans le rapport aux frontières.

Dans une perspective se refusant à « dissocier le langagier et le social » (Lahire, 2015 : 22), ce dossier donne sa place aux discours pour penser l’objet frontière. L’approche par le langage, correspondant à la fois à une prise en compte des discours produits sur les migrants et de la parole prise par ces derniers dans des cadres discursifs divers, est au cœur du dossier. Ces mises en mots sont appréhendées à différents niveaux, qu’il s’agisse de leurs produc- tions depuis les espaces institutionnels (organisations internationales, espaces politiques à l’échelle européenne ou étatique) ou de leurs productions et récep- tions par les migrants, au cours de leur voyage vers l’Europe ou après coup, lorsqu’ils y sont arrivés, ou encore de retour dans leur pays de résidence après une expulsion. Il s’agit de considérer ici les pratiques langagières comme partie intégrante des pratiques migratoires en ce qu’elles construisent des contextes et performent le réel (Canut et Von Münchow, 2015).

Pratiques migratoires et pratiques discursives : l’émergence de nouvelles significations

Depuis les années 2000, de nombreux travaux ethnographiques ont renseigné, dans des espaces géographiques distincts, la manière dont les « effets de la frontière et la frontière comme effet » (Pian, 2009) sont producteurs de nouvelles pratiques de la migration et plus largement de nouvelles configurations migratoires (Streiff-Fénart et Wa Kabwe-Segatti, 2011 ; Canut, 2013 ; Lecadet, 2016 ; Albahari, 2015 ; Schmoll et al., 2015 ; Pian, 2016 ; Babels, 2017b). Quand bien même ces pratiques de la migration s’appuient et inventent des formes d’organisations sociales renouvelées, dont l’enjeu est de franchir les frontières érigées par les États, elles sont sans cesse confrontées à de multiples formes de violences. Qu’il s’agisse des effets combinés d’obstacles naturels tels que le climat, de conditions matérielles (par exemple la vétusté des embarcations sur la mer), des coups et blessures infligés par d’autres catégories d’acteurs8 ou encore de la non-assistance à personne en danger9, les violences endurées sont partie prenante des migrations et vont en s’accentuant à mesure que la sécurité aux frontières se renforce. Or la mise en mots de ces expériences extrêmes dans le face à face avec les frontières est encore relativement peu étudiée.

Par mises en mots, nous faisons référence au processus de construction et de circulation des discours appréhendés comme production et interprétation

8 Dont d’autres migrants, mais aussi les agents des institutions représentatives des États pouvant aller jusqu’à donner la mort comme à Ceuta et Melilla en 2005 ou encore au début de l’année 2014, lorsque des membres de la Guardia Civil sont accusés d’avoir tiré des balles en caoutchouc afin d’empêcher des ressortissants subsahariens de rejoindre Ceuta par la mer. 9 Voir par exemple le cas de l’embarcation partie de Libye vers Lampedusa en mars 2011, non secourue alors qu’elle part à la dérive, dans une zone maritime pourtant surveillée par l’OTAN dans le cadre d’une opération militaire. Le bilan se solde par la mort de soixante-trois personnes sur les soixante-douze passagers ayant embarqué, dont trois enfants. Pour plus de détails, se rapporter à l’encadré écrit par Heller et Pezzani (Babels, 2017a : 31-36).

9 Cécile Canut et Anaïk Pian

socialement, spatialement et temporellement situées. Il ne s’agit donc pas d’en- visager les discours en dehors des ethnographies menées par les chercheurs avec les migrants (suivis des trajectoires, partage du quotidien dans les lieux de transit, d’arrivée ou de retour, etc.), mais, au contraire, de construire des inter- prétations issues d’une confrontation entre le dire et la production des pratiques sociales au sens large. L’intérêt de la sociolinguistique critique (Heller, 2002 ; Boutet et Heller, 2007) ou de la linguistic anthropology (Duranti, 1997) réside précisément dans cette conception praxéologique du langage : la construction du sens, par les mots, est tout autant une construction des contextes sociaux (Duranti et Goodwin, 1992) qui se redéfinissent sans cesse dans ce va-et-vient entre paroles, actes et situations. Ainsi, faire émerger le sens que les migrants donnent à leur situation par le langage ne s’oppose pas à celui que le chercheur peut constituer par l’observation des pratiques non langagières : il donne à entendre des logiques sociales que l’observation seule ne permet pas toujours de mettre au jour.

Si la parole est toujours adressée à quelqu’un, elle ne peut donc être consi- dérée comme définitive ou rapportée à de supposées « idées » des individus en dehors de toute interaction. Les discours varient sans cesse en fonction des situations d’interlocution : ainsi le récit produit pour un chercheur contient une multiplicité de spécificités en fonction des relations entretenues avec les migrants (proximité/distance sociale, politique, linguistique, etc.), mais aussi de multiples attentes, imaginaires, etc. Ces variations n’empêchent nullement de distinguer les processus discursifs récurrents dans les pratiques langagières qui éclairent la compréhension des logiques sociales. Un de ces processus concerne la « mise en silence » (Orlandi, 1994/1996) repérable au quotidien, mais émergeant dans les récits et discussions avec les chercheurs. Les non-dits ou même les silences font partie de l’analyse en ce qu’ils font sens dans le contexte de production de la parole, le dicible et l’indicible relevant du « même espace discursif » (Pollak, 1990 : 201). Dans la migration, la circulation de l’information essaimée par les migrants est accentuée par l’usage des nouvelles technologies et réseaux sociaux, y compris dans des conditions de voyage précaire. Néanmoins, la sélection de ce qui peut être dit, voire entendu, par les destinataires du message est permanente. L’expérience migratoire, relevait déjà Sayad (1999), est faite de nombreux non-dits que cela soit à la famille restée au pays, entre compagnons de route, etc. Cependant, par sa position d’extériorité le mettant en un sens « hors jeu » (Schwartz, 1993), le chercheur avec lequel une relation de confiance est établie peut devenir le réceptacle à ces non-dits. Sans tomber dans l’illusion que tout peut ou pourrait être dit au chercheur, l’ethnographie sur le temps long, qui plus est multisituée à des échelles variables, engage des formes de paroles différentes, plus ou moins intimes, mais dont les enjeux stratégiques ne sont pas à sous-estimer dans certaines situations (Maitilasso, 2014).

La production des discours des migrants, au cours de leurs trajectoires, doit aussi être mise en relation avec celle de discours institutionnels qui imprègnent en partie les positionnements individuels. Du point de vue des institutions inter- nationales, politiques ou médiatiques, l’utilité du langage pour la mise en ordre du monde social est permanente. Mettre en mots, c’est avant tout, par l’acte de désignation et de catégorisation apposé, faire exister des réalités jusque-là non nommées. Le débat lancé par Al Jazeera autour des dénominations « migrants » et « réfugiés » au cours de l’été 2015 (Canut, 2016 ; Akoka, 2016) a montré

10 Éditorial combien la performativité des catégories est efficace : les médias et les poli- tiques ont engagé une distinction de valeur qui s’est établie très nettement dans les discours publics (les « bons » réfugiés qui fuient la guerre et sont légitimes d’obtenir l’asile face au « mauvais » migrants, économiques, qui doivent rentrer chez eux).

L’ensemble de ces mises en frontières sociales conduit à de réelles distinc- tions dont l’évidence finit par s’imposer sans que les prémisses de ces divisions ne soient plus questionnées. En ce sens, nous rejoignons l’approche défendue par Leimdorfer (2010 : 4) lorsqu’il écrit : « les paroles, les discours des locuteurs sont des éléments constitutifs des faits et rapports sociaux : ils les organisent et les représentent, mais aussi ils les produisent, les annulent ou les réactua- lisent. » Il s’agit donc de considérer le dire sur les frontières en tant que praxis sociale (Boutet, 2016 et 2015) : le langage ne dit pas seulement le monde, mais a un effet performatif concret sur les pratiques et actions. Cette perspective implique de s’intéresser autant au traitement du discours sur les frontières qu’aux discours sur le traitement des frontières : d’une part le management des frontières passe par des discours qui les font exister, voire les légitiment auprès du monde entier ; d’autre part les migrants sont confrontés à la circulation (et toutes les déformations) de ces discours et d’autres types de récits au cours de leur route, dans les espaces qu’ils parcourent. Ces mots, ces histoires, ces directives, ces injonctions, etc., peuvent avoir des effets directs sur leurs corps dont le plus extrême est celui de leur mort. Ils ont plus largement des effets sur la perception de leur place et du sens donné à leur vie, dans le cadre d’une traversée où les lois, les règles et les logiques ne cessent de changer.

Les modalités de mise en mots de la mort aux frontières

En matière de migration, la dimension discursive joue un rôle déterminant dans la fabrique des politiques migratoires tout autant que dans la circulation des récits entre migrants, ou entre migrants et non-migrants. Les processus d’inclusion/d’exclusion produits par les discours participent de la construction de la relation à l’autre. Si d’un côté les dirigeants en Europe construisent des catégories, des hiérarchisations et de nouvelles modalités pour faire de la circu- lation des personnes un « problème migratoire », de l’autre, les migrants doivent sans cesse s’adapter à ces nouvelles directives, discours, catégories, etc. Que les migrants racontent leur difficulté ou leur réussite, qu’ils échangent des tactiques ou des ruses, qu’ils soient assignés au silence ou confrontés aux incompréhen- sibles discours bureaucratiques, ils ne cessent de chercher des solutions, des places, des lieux, des chemins, entre les langues et entre les discours. Le dossier rend compte de ces processus de production et de circulation de mises en mots sous trois angles complémentaires. La mise en mots par les politiques et les organisations internationales

Le rôle des États et des organisations internationales concernant l’arrivée des migrants est déterminant pour la compréhension des violences aux fron- tières. L’intérêt sera ici d’en rendre compte par le biais de leurs pratiques

11 Cécile Canut et Anaïk Pian

discursives et des actes qui en découlent. Deux situations, symptomatiques des dernières évolutions en matière de « management intégré des frontières » européennes, seront abordées dans la première partie : le comptage des morts en Méditerranée, d’une part, et la politique anti-migrants du gouvernement Hongrois, d’autre part.

L’article d’Antoine Pécoud et Charles Heller a pour objet les statistiques migratoires produites sur les morts aux frontières en Méditerranée. Analyser comparativement les pratiques des organisations internationales et celles de la société civile conduit à focaliser l’attention sur les changements de stratégie des uns et des autres, des uns par rapport aux autres. Le comptage des morts, jusque-là réservé aux ONG, constituait un moyen fort de contestation des poli- tiques européennes en matière de migration, jusqu’à ce que l’OIM (Organisation Internationale des Migrations), au nom d’une prétendue « humanisation » des politiques européennes, en fasse un élément fort de sa nouvelle politique, trans- formant de fait ses rapports à la question migratoire et aux ONG. Considéré comme le produit des politiques migratoires, le nombre élevé de morts aux fron- tières a été sans cesse dénoncé par des militants s’impliquant dans une activité de contre-statistique ; activité que les auteurs nomment un regard « désobéis- sant » par opposition au regard « policier » des États. Lorsque l’OIM s’engage (projet Missing migrant) à son tour dans une activité statistique de comptage des morts accompagnée d’un discours « humanitaire », elle entérine la nécessité de comptage tout en justifiant le contrôle des frontières mis en place dès lors que celui-ci permet, selon elle, de « sauver des vies ». À la fois produit des politiques migratoires et valeur d’ajustement de ces mêmes politiques en médi- terranée, l’activité de comptage de l’OIM conduit à de nouvelles normes statis- tiques. Au-delà de l’extrême ambiguïté du mandat et des activités de cette orga- nisation, les auteurs montrent comment l’OIM tente de neutraliser les chiffres, voire de les récupérer pour renforcer l’ordre étatique. La définition même de la « mort » aux frontières devient alors un enjeu politique : plutôt qu’une catégo- risation aseptisée – réduisant drastiquement les conditions de reconnaissance des « morts » évitant ainsi toute polémique nationale ou européenne – les ONG vont alors promouvoir une autre manière de compter, de définir et d’interpréter les morts aux frontières.

L’étude de cette séquence politique n’est pas sans incidence sur la mise en discours et l’action politique qu’elle engage : en tentant de dévitaliser la critique des militants, l’OIM a entraîné les ONG à produire de nouveaux discours et à trouver de nouvelles modalités d’action.

Le rôle politique des États est aussi au centre de l’article d’Annastiina Kallius, dans un autre contexte, sur la route des Balkans, et plus précisément en 2014-2015 en Hongrie, lors de l’arrivée de milliers de migrants. L’auteure analyse le contexte politique de production du syntagme « solution hongroise » qui s’est concrétisé par trois types de pratiques : fermeture sélective des frontières, mesures dissuasives en direction des migrants (construction de murs, enferme- ments dans des centres de rétention, maltraitance, etc.) et discours xénophobes exhortant la nation et la chrétienté. La rhétorique sur laquelle repose une telle politique ultra-nationale s’inscrit dans un contexte plus large, lié à la position géopolitique de la Hongrie au sein de l’espace européen. L’auteure explique que c’est au nom du processus d’orientalisation et de balkanisation de l’Europe de

12 Éditorial l’Est et du Centre (considérée globalement comme « arriérée » ou « non-civi- lisée »), que le gouvernement a pu se permettre d’engager un tel ensemble de mesures, se faisant le garant des valeurs d’une Europe blanche et chrétienne. Ce discours se fonde d’une part, sur les interactions de différentes dichotomies au sein de l’espace européen (des divisions est-ouest et nord-sud) et d’autre part, sur un ancien processus de politique intérieure, constituant l’exclusion et la criminalisation des populations marginalisées (dont les Roms). De fait, la très forte répression à l’encontre des migrants en Hongrie résulte d’une concep- tion hégémonique de la citoyenneté qui a permis, dans le cadre d’une Europe divisée, de favoriser un discours conservateur et anti-migrants que l’on peut d’ailleurs retrouver de manière différente, mais aux conséquences tout aussi tragiques, dans certains pays balkaniques comme la Bulgarie, où des milices œuvrent à la « chasse aux migrants » aux frontières, sans être ni désavouées ni condamnées par l’État bulgare. La mise en mots par ceux qui tentent de franchir les frontières européennes

Face aux multiples discours et pratiques des Organisations européennes et des États, les migrants ne cessent d’adapter leurs parcours et d’ajuster leurs tactiques. Les travaux s’appuyant sur de longues ethnographies recueillant les discours, les récits ou les imaginaires des premiers concernés ont été surtout conduits en Afrique ou en Europe par des anthropologues, des sociolinguistes ou des sociologues (Fouquet, 2009 ; Pian, 2009 ; Kobelinsky, 2010 ; Mazzocchetti, 2014 ; Le Courant, 2014 ; Lecadet, 2015 ; Canut, 2014 ; Canut et Sow, 2014 ; Canut et Ramos, 2014 ; Timera, 2014). Si des récits sont maintenant très souvent produits comme témoignages pour les associations ou les ONG (Migreurop et al., 2007), l’analyse discursive de ces derniers reste encore à faire dans le cadre des arrivées plus récentes de Syrie, d’Afghanistan ou d’Érythrée par la route des Balkans (Kallius et al., 2016).

La question spécifique de la mort reste en outre encore peu appréhendée du point de vue des migrants eux-mêmes. Les trois textes traitant spécifique- ment de cet enjeu s’appuient sur de longues ethnographies menées en Afrique de l’Ouest, au ou en Espagne. Les moments et les lieux de produc- tion de ces discours ne sont pas sans incidence sur le type de parole : avant, pendant ou après le parcours migratoire, la relation à la mort ne s’exprime pas de la même manière. Plus encore, les situations d’énonciation en font varier la teneur même : violence aux ou des frontières, mort physique ou sociale, disso- lution institutionnelle ou subjective, les mises en mots révèlent la polysémie de la mort face à laquelle font face ceux qui ont décidé de quitter leur pays. Pour comprendre ces processus discursifs, la prise en compte des imaginaires sociaux (Castoriadis, 1975) engage notamment le chercheur à une analyse inter- prétative10 et discursive qui permet de rompre avec une analyse de contenu dans laquelle le langage est transparent. Se focaliser sur la dynamique des pratiques

10 Nous nous référons ici au « tournant interprétatif » de l’analyse de discours des années 1980 qui « révoque le corpus clos, remet en cause la confrontation entre le corpus et le hors-corpus, refuse enfin la présentation référentielle des conditions de production, au profit d’une description de la réflexivité du discours à partir d’un travail configurationnel sur les énoncés d’archive, situé à la croisée des travaux de Michel Foucault et de ceux des ethnométhodologues » (Guilhaumou, 2002).

13 Cécile Canut et Anaïk Pian

discursives des migrants, qui découlent de la circulation des discours et récits et qui sans cesse en constituent de nouveaux, implique d’interroger la maté- rialité même des expériences et des mots qui les constituent. Si le langage est une pratique, c’est justement que l’usage qui en est fait n’a pas le même sens à chaque interaction : de fait l’approche est nécessairement compréhensive, les méthodes d’enquête ethnographiques et les analyses interprétatives. Les mises en mots sont le matériau même de l’investigation.

C’est tout d’abord l’objet du travail d’Anaïk Pian qui propose une analyse des productions de discours sur la mort dans plusieurs cadres d’énonciation afin d’en montrer la variation selon les situations d’interactions, des lieux, des moments, etc. Des slogans aux discours entre pairs, en passant par les récits produits pour un chercheur, la fabrique des discours sur la mort varie. À partir de différents terrains menés auprès de Sénégalais cherchant à rejoindre clandes- tinement l’Europe, l’auteure montre combien les différents registres de discours évoquant la mort ou le risque de mort comportent de profondes nuances selon qu’il s’agisse de légitimer, justifier voire de rationaliser l’émigration, de faire part d’expériences extrêmes face aux obstacles naturels ou de décrire les formes de violences institutionnelles vécues dans le cours du périple effectué. Considérant ces discours comme des « événements » de parole, qui viennent « faire irruption, discordance » (Leclerc-Olive, 1997 : 20) dans la manière de penser sa place et son rapport au monde, Anaïk Pian focalise son attention sur une dimension essen- tielle de l’expérience : la perception de l’arbitraire institutionnel et de la gestion opaque des migrations, grande pourvoyeuse de discours. Le contexte d’incerti- tude généralisé tout au long du voyage alimente la production et la circulation de rumeurs, qui construisent elles-mêmes la perception des frontières, voire les performent. Cet aléatoire institutionnel est au fondement des rapports de pouvoir et de domination (allant jusqu’au pouvoir discrétionnaire du droit de vie et de mort). Lorsque le droit et les lois ne sont plus clairs, lorsque des gardes- côtes peuvent tuer sans ménagement, lorsque l’État ne se manifeste que par le désordre, la mise en récit des frontières se décline aussi sous la forme de lutte et de résistance. Parler, témoigner (aux chercheurs, aux ONG, aux associations), constitue un moyen de contrer la mortification des corps, sortir de la « vie nue » à laquelle confine la position de migrants aux frontières, revendiquer une présence et tout simplement exister.

Partant du même point de départ qu’Anaïk Pian à propos du Sénégal et du Maroc – et qui rejoindra aussi les observations de Cécile Canut au Mali –, Carolina Kobelinsky établit un lien entre l’évocation de la « mort sociale » qui préside au départ et la rencontre avec la mort physique tout au long du parcours. À partir de discussions, récits et discours recueillis à Melilla, enclave espagnole située sur le territoire marocain, l’auteure montre comment des expressions comme « mort- vivant » renvoient à cet état de jeunes sans activité qui ne supportent plus leur place et décident de partir pour accéder à une reconnaissance, non seulement pour aider financièrement leur famille, mais montrer aussi à tous qu’ils sont capables de devenir « quelqu’un ». Sortir de l’ennui et quitter le néant implique cependant de rencontrer un autre type de mort, non plus la « mort sociale » vécue sur place, mais celle qui inflige une peur inouïe : la disparition sans laisser de traces. Plus encore que la mort physique, la disparition, qu’elle soit une mort par noyade, dans le désert ou sous les balles des gardes-côtes, etc., est une disparition silencieuse, imposée par « le régime contemporain des frontières ».

14 Éditorial

L’angoisse est bien celle de disparaître sans que personne ne le sache, comme tous ceux qui ont été abandonnés, dans le silence des déserts, épuisés. Parler de cette peur-là ne peut advenir que dans l’après-coup, une fois qu’elle est loin de soi, sur le mode parfois de l’exutoire en tentant de faire rire, rire du pire, des scènes de tabassage à la frontière (notamment au Maroc) où les policiers parfois tapent jusqu’à tuer : il s’agit alors de dédramatiser, de jouer avec la peur pour mieux la juguler ou la refouler. « Devenir quelqu’un » aura donc supposé de frôler ses différentes morts, et les fuir en même temps, et, après toutes les épreuves endurées, partager par la parole, avec des compagnons de route, une sorte de communauté de destin.

Évoquée par les interlocuteurs d’Anaïk Pian (qui métaphorisent le passage entre le Maroc et l’Europe par le Sirat, ce pont très étroit que les musulmans doivent impérativement emprunter pour aller au paradis), la question du rapport à la religion est au centre de l’article de Cécile Canut. Dans un premier temps, Cécile Canut observe que l’émergence des paroles à propos de la mort tend à une sorte d’inénarrable et se constitue dans l’absence totale de pathos. Dans un second temps, elle montre que la dimension métaphysique et religieuse est essentielle pour saisir cette absence de pathos dans les récits concernant les scènes extrêmes (de violence et de mort) auxquelles les voyageurs ont été exposés. Au-delà de l’étude des raisons sociales, politiques, économiques qui poussent les habitants d’Afrique de l’Ouest à partir, cet article se focalise donc sur la dimension existentielle qui émerge des formes langagières utilisées par les aventuriers dans leurs récits ou discours, en mettant en lien les passages d’évocation de la mort et de la place de Dieu dans plusieurs corpus issus de terrains divers. À travers la construction des récits, les modalités discursives ou les formes de dialogisme, on observe que la mort revêt un caractère de subsi- diarité dans le parcours mis en mots. Car si les aventuriers, dès le départ, usent de multiples formules du type « Saya ka fisa ni maloya » (« La mort plutôt que la honte »), ils ne sont pourtant pas « prêts » à mourir pour aller en Europe et ne s’attardent donc pas sur ce qui paraît à d’autres comme un élément déterminant : la possibilité de la disparition. Au contraire, c’est animés d’une puissance de vie qu’ils construisent leur histoire, leur parcours et leur existence, qu’ils inventent de manière active leur devenir en se soumettant à l’épreuve des obstacles rencontrés. Dans cette quête, Dieu est-il le garant d’un devenir ? L’auteure montre comment, pris dans la contradiction entre une injonction divine appelant à se soumettre à la loi du destin et le désir incommensurable de se déplacer pour forcer ce destin, les aventuriers ne cessent d’éprouver une tension entre profane et sacré, entre terrestre et divin, entre relatif et absolu, entre trivial et sublime qui ne peut connaître que deux issues : ou la mort (fruit de la colère et de la condam- nation divine) ou l’entrée dans « un autre monde », et la réussite du passage. À la lecture de l’article de Cécile Canut, on voit combien il est réducteur de croire que les migrants n’ont pas connaissance des conditions extrêmes des traversées dans lesquelles ils s’engagent ou au contraire qu’ils sont suicidaires parce qu’ils se lanceraient dans une aventure de manière inconsciente : ces interprétations, trop rapides, ne permettent pas d’entrer dans la complexité des imaginaires migratoires. Responsables et conscients de leur décision, les voyageurs/aventu- riers s’engagent dans leur nouvelle vie les yeux grands ouverts, avec la volonté d’affronter le pire, mais avec l’espoir de renaître ailleurs, autrement, dans un monde globalisé auquel ils doivent participer.

15 Cécile Canut et Anaïk Pian

Dans l’interstice, entre l’arrivée et la possible expulsion

À l’articulation de deux espaces discursifs (formels/informels, institutionnels/ quotidiens), l’article de Jacinthe Mazzocchetti propose une analyse croisée des discours officiels et administratifs des autorités à l’égard des demandeurs d’asile en Belgique, et des productions narratives des demandeurs d’asile faisant face à un cadre discursif très spécifique. Pour ce faire, l’auteure s’appuie sur le cas d’Ali, jeune demandeur d’asile afghan. Cette mise en regard permet à Jacynthe Mazzochetti d’expliciter les nombreux malentendus ou incompatibilités entre les critères des institutions en charge d'instruire les demandes d'asile et la mise en mots d’une expérience souvent traumatique qui ne parvient à s’exprimer selon les cadres imposés. Le « jugement de crédibilité » porté sur le récit est de l’ordre de la perception du vraisemblable, émis selon un principe d’objectivité, alors que les observations des chercheurs montrent qu’au contraire la subjectivité, l’ethno-centrisme, l’approche positiviste ou le « déni de culture » s’enchâssent systématiquement dans les pratiques des juges. La suspicion permanente de mensonge conduit les juges à diriger les récits ou leurs explicitations afin de traquer les supposés « menteurs » et finalement exprimer des jugements de valeur (« Ce n’est pas sérieux ! » sera déclaré à Ali). Le rapport hégémonique dans le cas des jugements, quels que soient les présupposés doxiques en termes d’origine notamment, a des effets performatifs sans précédent : c’est une parole en jugeant une autre (qui peut se résumer dans le cas étudié à « vous mentez »), dans un cadre socio-discursif profondément déséquilibré qui formate la violence des frontières. Si d’autres formes de discours (associatifs, médiatiques, bénévoles, etc.) sont régulièrement utilisées pour soutenir ce qui a contrario est perçu comme une « injustice » (ce qui sera le cas d’Ali), il n’en reste pas moins que la violence des frontières réside tout autant dans leur matérialité physique que langagière et discursive, pouvant conduire à des remises en cause de ce qui fait identité.

En somme, ce dossier montre comment la matérialité des expériences langa- gières transforme les espaces sociaux en produisant des effets performatifs qui influencent eux-mêmes les processus de migration. Les mises en mots de la violence des frontières et aux frontières offrent, in fine, une grille de lecture des inégalités socio-spatiales à l’heure de la mondialisation.

16 Éditorial

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REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 21-43

« Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… » Les aventuriers et le spectre de la mort Cécile Canut1

Préambule

Au large de Lampedusa. La caméra filme longuement les corps, inanimés, ces corps tirés dans le canot de sauvetage. Ces corps dont on ne sait pas s’ils sont morts ou vivants, que la mer mouvementée empêche de manipuler avec délicatesse. Ils sont extirpés de l’embarcation de fortune et entassés les uns sur les autres. Les membres se croisent, s’emmêlent, on entend respirer l’un, gémir un autre. Il faut faire vite. On les retrouve quelques minutes plus tard, allongés, cette fois séparés les uns des autres sur le pont d’un bateau. À même le sol. Un médecin est en train de les ausculter. « Celui-ci est déshydraté », d’autres sont intoxiqués par le pétrole qui a pénétré leur chair et brûlé leur peau.

Le naufrage a été terrible une fois encore. Quelques instants plus tard, le réalisa- teur, Gianfranco Rosi, s’oblige à entrer dans le fond de la cale où des dizaines de corps s’entremêlent, cette fois sans vie. On ne les distingue plus. Des bras, des jambes, des têtes émergent d’un amas de cadavres. Cet instant précis, le réalisateur nous a préparés à le voir sans fermer les yeux. Vient ensuite le silence des rescapés, assis à même le sol. Une femme bredouille en faisant bouger sa tête et tout le haut de son corps, elle parle mais nous n’entendons pas bien ses paroles… Une autre, la tête penchée sur le bras de son amie, gémit. Son amie lui fait des signes apaisants tout en fixant un point devant elle. Cette même femme revient peu après à l’image. Allongée par terre. Elle dit : « Où sont les Noirs ? » On ne comprend pas. Parle-t-elle des morts ? Elle s’assoit. Elle dodeline de la tête comme si aucune position ne pouvait lui convenir. Elle met sa tête en arrière. Elle implore quelqu’un. Mais personne ne peut lui répondre. Elle est seule face à un désastre dont on imagine qu’elle ne pourra jamais se remettre. Elle ne sait plus quoi faire de son corps, de ses mains, de ses yeux. Alors, elle prend la bouteille d’eau qui est devant elle et commence à la faire couler sur son visage. Et en ce court instant, elle semble s’apaiser enfin. Elle souffle, ferme les yeux. Elle vide toute la bouteille sur son visage, la tête rejetée en arrière.

1 Professeure des universités en Sciences du langage, Université Paris Descartes, CERLIS, 45 rue des Saints-Pères, 75006 Paris ; [email protected] Je remercie Mahamet Timera pour la lecture particulièrement pertinente de la première version de ce texte.

21 Cécile Canut

Ce que le réalisateur de Fuccuoamare, Gianfranco Rosi, nous donne à voir dans la plus grande pudeur et le plus grand respect des personnes, c’est évidem- ment l’horreur de l’épreuve que subissent les rescapés des naufrages entre la Libye et l’Italie. Mais il tient à dépasser la fonction de témoin qui est celle du spectateur retenu par son admirable travail de la matière photographique et sonore. « Nous sommes tous, collectivement et individuellement, responsables de ces atrocités2 », dit-il. La formulation est accusatoire, marquée du caractère impérieux qui est celui des verdicts, et cependant nous gagne à elle par l’émotion qui en est le canal. Associée aux images auxquelles elle donne suite, elle ne cesse de nous hanter. Introduction

Face aux différentes mises en images, en textes ou en récits (littéraires, artistiques, cinématographiques) de la migration, toujours empreintes d’une dimension émotionnelle, la parole des voyageurs3, lorsque nous prenons le temps de l’entendre et de la réentendre, apparaît bien différente4. Au-delà du silence et de l’occultation des moments les plus difficiles, les récits des traversées parfois longs de plusieurs années, lorsqu’ils sont formulés (souvent longtemps après, donc avec beaucoup de recul) ne sont pas chargés de cette dimension tragique que nous ressentons à la vue des images des naufrages ou des traversées mortelles dans le désert. Si les femmes en parlent rarement, les hommes en disent un peu plus. Fatou, que j’aurai côtoyée avec ses deux enfants, pendant de longs mois dans le squat de Baudelique en 2009 (le « ministère de la régularisation de tous les sans-papiers » à l’initiative de la CSP755) me dévoile un jour dans la chambre que j’occupais avec elle, devant la caméra, qu’elle a fait la traversée en mer, tout en me demandant de n’en parler à personne : « C : Mais Fatou tu savais que tu pouvais mourir ? F : c’est sûr oui, c’est ça que je disais, là je raconte personne ça, j’étais FATIGUÉE. »

2 Gianfranco Rosi, entretien mené par Joseph Confavreux, [en ligne] consulté le 30/07/2016. URL : www.meteore-films.fr et http://www.rv-press.com/?p=3650 3 Concernant mon choix d’utiliser invariablement les termes d’aventuriers, voyageurs, refoulés ou exilés ou migrants, voir Canut, 2014b et 2016. 4 C’est un des résultats des travaux menés par le groupe Miprimo, La migration prise aux mots – projet de recherche (ANR) que j’ai dirigé entre 2010 et 2014 – autour des différents types de récits produits par les migrants eux-mêmes, sollicités ou non par les chercheurs. Cet article se fonde essentiellement sur les récits recueillis par mes soins au cours de longues ethnographies (approches anthropologiques) entre 2008 et 2013, au Mali et au Cap-Vert (ayant notamment donné lieu à trois films documentaires), mais aussi sur certains récits récoltés par l’équipe Miprimo au Sénégal, au Mali et au Cap-Vert, dont Caroline Panis, Véronique Petit, Aziz Faty, Daouda Gary Tounkara, Cheikhna Wague, Abdourahmane Seck. Y seront adjoints des extraits de récits recueillis par Gabriela Pujol (2011) étudiante de master sous ma direction ainsi que David Mahut, post-doctorant (Paris Descartes) récits issus, dans les deux cas d’ethnographies. Les transcriptions linguistiques (parfois traductions de langues africaines) ont été, pour plus de facilité de lecture, aménagées en transcriptions orthographiques assez classiques (la hauteur montante de la voix est indiquée par des majuscules, les rires par [***] et les allon- gements vocaliques par le signe [:]). Qu’ils soient filmés ou enregistrés par nos soins, l’ensemble des discours présentés sont oraux et résultent d’enquêtes ethnographiques, menées au Mali, au Sénégal, en France et au Cap-Vert avant, pendant ou après les trajec- toires migratoires avec, dans la plupart des cas, des hommes bien plus que des femmes. 5 La CSP75, Coordination des Sans-Papiers de Paris (75), issue des luttes de 1996, dans l’église Saint-Bernard, regroupe plusieurs collectifs de Sans-Papiers (voir le site : https:// csp75.wordpress.com).

22 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… »

Les moments où la mort surgit dans le voyage ne font pas souvent l’objet d’une narration détaillée, voire émue, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes : le registre émotionnel ou affectif est d’ordinaire absent de la narration. Tout peut porter à croire alors que la mort est chose admise. Voire que la pudeur cache une accoutumance en forme d’insensibilité chez les témoins autant que dans les familles qu’elle touche. Au point, pour certains, de se laisser aller à l’idée, profondément malthusienne, que la disparition des enfants, des frères et sœurs, et des plus jeunes en général, est inscrite dans le parcours de vie de chacun des natifs des régions à forte natalité, et qu’elle survient dans un amoindrissement du deuil et la résignation devant l’irréparable. C’est une conception des choses que plus de quinze années passées auprès de Maliens, de Sénégalais ou de Capverdiens notamment contredisent sans restriction ni réserve aucunes.

Il n’en demeure pas moins que les migrants occultent cette dimension alors même qu’ils cherchent une vie meilleure. De retour au pays, qu’ils aient réussi ou pas, ils racontent à leurs proches et construisent leur récit selon des pers- pectives et des visées qui leur sont particulières. Si chaque récit est singulier, la mort, elle, n’est généralement évoquée qu’à demi-mot, ou bien de manière à servir un but précis : s’insurger contre l’Europe6, critiquer les passeurs, obtenir les faveurs d’ONG qui les sollicitent (Maitilasso, 2014), etc. Tout se passe, au fond, comme si la mort, aussi proche et cruelle soit-elle, se constituait en un impossible de la narration envers les pairs : comme s’il fallait qu’elle soit inénar- rable, ou indicible, et forme le point aveugle des discours de bon nombre de migrants.

Au-delà de l’étude des raisons sociales, politiques, économiques7 qui poussent les habitants d’Afrique de l’Ouest à partir, je propose de m’arrêter ici sur la dimension existentielle – puisqu’elle n’est pas autrement énoncée quand bien même elle fait ressortir des motifs à teneur religieuse ou métaphysique – qui émerge des formes langagières utilisées par les aventuriers dans leurs récits ou discours, en me focalisant notamment sur les passages d’évocation de la mort. À travers la construction des récits, les modalités discursives ou les formes de dialogisme, j’examinerai de quelle manière la mort revêt presque systématiquement un caractère de subsidiarité dans le parcours mis en mots. Car si les aventuriers, dès le départ, usent de multiples formules du type « Barça ou Barsaaq » (« Barcelone ou la mort ») ou « Saya ka fisa ni maloya » (« La mort plutôt que la honte ») indiquant à quel point ils sont conscients du danger qu’ils encourent, ils ne sont nullement suicidaires. Ils ne subissent pas la situation, ils ne sont pas « prêts » à mourir pour aller en Europe. Au contraire, c’est animés d’une puissance de vie qu’ils construisent leur histoire, leur parcours et leur existence, qu’ils inventent de manière active leur devenir en se soumettant à l’épreuve des obstacles rencontrés. Dans cette quête, la place de Dieu comme garant d’un devenir devient alors essentielle : la mort d’un proche, à l’instar de l’image de Dieu, n’a pas à être évoquée, décrite, représentée dans les récits.

6 C’est ainsi que certains refoulés à Bamako, regroupés en association (ARACEM, Association des Refoulés d’Afrique Centrale au Mali, créée en 2011) ont décidé de faire de leur histoire une pièce de théâtre militante (Canut et Sow, 2014). 7 Cette dimension n’exclut pas ces aspects que j’ai déjà eu l’occasion de développer ailleurs (Canut, 2014b et 2013 ; Canut et Sow, 2014), ou qui ont été traités dans de nombreux travaux pionniers (Quiminal, 1991 ; Clifford, 1997 ; Timera, 2002 ; Pian, 2009 ; Bredeloup, 2008 pour n’en citer que quelques-uns).

23 Cécile Canut

Si elle doit advenir, c’est Dieu qui l’aura choisie, et ce choix est incontestable. Comme dit monsieur Fofana dans Frontière reconduite (Canut, 2008a) : « En tout cas la mort est entre les mains d’Allah je suis là ou là-bas je vais mourir, si cela se trouve que je meurs là-bas c’est Dieu qui le fait, c’est Dieu qui veut, c’est entre les mains de Dieu. »

« Je me suis levé pour quitter mon pays » : quand il faut partir…

Badje vit à Doila, au Mali, où nous l’avons rencontré. Il n’a aucune activité. Il n’est pas marié. Il n’attend que de repartir.

« Je me suis levé pour quitter mon pays, et partir à l’étranger. J’ai quitté Doila pour aller à Kayes, de Kayes à Nioro, puis jusqu’à Nouakchott… J’ai atteint Nouadibou. Et là, j’ai vu la mer. Une fois là-bas, on a cherché une pirogue, et surtout un moteur pour la pirogue. On s’est mis d’accord avec des gens. Ils nous ont emmenés. On est montés sur la mer, on a fait une nuit et un jour. Le deuxième jour, des gens sont arrivés derrière nous. Ils nous ont suivis. Ils nous ont attrapés sur la mer et ils nous ont ramenés. Ils nous ont ramenés en Mauritanie. Ils nous ont enfermés en prison. En prison, on a beaucoup souffert. On est restés en prison pendant un mois. Ils ne nous donnaient rien à manger. Ce qu’ils nous donnaient nous a rendus tous malades. Deux d’entre nous sont morts sous nos yeux. Deux autres sont morts derrière moi. » (Badje à Doila, Mali, dans Frontière reconduite, 2008, traduit du bambara par moi-même)

Dans ce récit de Badje, comme dans bien d’autres, l’aventure s’initie avec une action du corps, un mouvement, une mise en marche : « Je me suis levé […] ». Le départ prend consistance avec ce mouvement premier qui consiste à quitter la position assise ou couchée, synonyme pour les aventuriers d’impuissance, de honte et de dépendance, à la façon dont on se débarrasse d’un vieil habit, d’une ancienne peau – métaphore de l’habitude et de la soumission à des détermina- tions tout extérieures. Badje, jeune villageois qui a tenté – en vain – l’aventure pour la première fois, ne dit pas qu’il s’est levé pour faire sa valise, non plus qu’il s’est levé pour partir. La formule est des plus lapidaires et cependant le raccourci est saisissant : l’accompli de l’expatriation, tout exceptionnel qu’il soit, tient dans le geste inaugural du lever, qui est pourtant des plus communs. Car ce geste inaugural inclut déjà en lui tout le processus à venir, il a tout de la réponse à l’appel solennel entendu comme un commandement extérieur. L’action, entiè- rement englobée dans le simple geste, prend du coup une nouvelle signification et s’inscrit dans une perspective bien plus large, qui est le cadre d’un immense défi. Car s’il y a bien sûr une espérance, il y a aussi une culpabilité sous-jacente dans le fait de quitter son pays : on abandonne les siens, mais surtout on rompt un destin premier, celui que Dieu avait voulu pour chacun, en le faisant naître à tel endroit parmi tels gens.

Les personnes qui partent, dès qu’elles partent et comme elles partent, sont partagées entre un espoir un peu fou, hors-norme, et une crainte à la mesure de cet espoir, qu’elle vient contrebalancer, dont elle est la part sombre à surmonter. Sortir de son pays, quitter les siens, n’est pas une mince affaire, quand bien même le départ peut être instigué par eux-mêmes. Il faut à ce départ des raisons impérieuses, des causes habitées d’une force à laquelle rien ou presque ne

24 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… » pourrait s’opposer.

Ces raisons impérieuses sont d’abord celles du corps : la faim ou la menace de la famine sont souvent évoquées ; ces raisons sont sociales, et plus largement économiques :

« Il faut bien manger, il faut bien s’habiller, il faut acheter une maison, il faut se marier, il faut acheter une voiture. C’est ça, c’est ça qui fait que les jeunes sortent : mais s’il y avait du boulot ici personne n’allait sortir. C’est par manque de moyens, c’est vrai, ces moyens-là il faut les chercher. » (Aliou Boubou Ba, propos recueilli en français, par Aziz Faty à Boynadji dans la région de Matam, Sénégal, en 2012)

Pour autant, l’argument économique en lui-même ne suffirait pas à justifier pleinement le départ, et pourrait bien se voir opposer le reproche de l’individua- lisme. Car ce serait une faute majeure que de partir à titre personnel : celle de l’abandon de ses proches, c’est-à-dire celle de l’orgueil et de l’envie, celle du trop grand amour de soi. Si ce désir d’autonomie et de liberté régit les pratiques de bien des aventuriers (Timera, 2002) il n’est guère avouable comme tel. À telle enseigne qu’il est alors précisé que l’argument économique est surdéterminé par celui du dévouement, sinon du sacrifice : cette misère n’est pas d’abord la sienne, mais celle des parents, de la famille – elle est le malheur de ceux auxquels on se doit de porter secours et assistance :

« Ton père n’a rien, ta mère n’a rien, toi-même tu n’as rien. On s’assoit et on se regarde les uns les autres… » (Mariko et Fomba, avec Koyan à Doila, Mali, dans Frontière reconduite, 2008, traduit du bambara par moi-même)

Issu du monde paysan Aliou, tout comme les deux frères Mariko et Fomba, insiste sur l’obligation au départ, le non-choix :

« Non non, moi franchement parler, l’aventure ne m’avait pas tenté, l’immigration ne m’avait pas tenté, moi si mes parents avaient eu les moyens et encore de m’aider pour vraiment étudier quoi disons je n’aurais jamais bougé du Sénégal. Franchement parler, et si je suis sorti c’est tout juste pour leur venir en aide […] et j’ai des parents pauvres, donc j’ai été obligé d’aller à l’aventure pour au moins pouvoir leur venir en aide. » (Aliou Boubou Ba, propos recueilli en français, par Aziz Faty à Boynadji dans la région de Matam, Sénégal, en 2012)

C’est souvent poussé par une nécessité qui dépasse leur propre personne que certains aventuriers se mettent donc en route. Car s’il ne s’agit pas d’un coup de tête, il ne s’agit pas exactement non plus d’une véritable décision, en tout cas pas de la décision d’un projet formé autour d’objectifs individuels à atteindre : quitter son pays et les siens ne constitue pas un plan de vie personnel. C’est bien plutôt d’une volonté qu’il est question, une grande volonté, entendue comme extérieure, adventice : une force ne procédant pas exactement d’un choix personnel, aussi difficile soit-il. Il n’y a rien, ici, de l’affirmation d’un Moi désirant ce qui n’empêche bien entendu pas, par la suite et afin de relever cet immense défi, un engagement individuel sans relâche.

Le champ lexical de l’obligation, du devoir, de la nécessité revient dans presque tous les récits. Il « faut » s’en aller, il « faut » bouger, il « faut » sortir. C’est presque contre lui que le migrant part : l’individu souverain n’est pas

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représenté au cœur du processus. Sa volonté de migrer se présente à l’inverse comme une sorte d’aboutissement, la suite logique donnée à un enchaîne- ment de causalités qui en font le débiteur de ses proches : la dette contractée notamment vis-à-vis des anciens, de sa femme, et des plus jeunes autour de lui, constitue, d’un bout à l’autre, un moteur du processus aventurier :

« Moi, je n’ai jamais songé à faire l’aventure, même quand j’étais petit, mais quand tu vois ton père et ta mère, tu vois ta marmite comme ça qui est au paradis, inclinée, qui est au paradis, parce que la marmite veut toujours aller à l’enfer… » (Aliou Boubou Ba, propos recueilli en français, par Aziz Faty à Boynadji dans la région de Matam, Sénégal, en 2012)

Il est dit par-là que la part de soi dans le processus initial est souvent congrue, réduite au minimum. Le corps qui se lève pour quitter le pays n’est qu’à peine mu par sa personne, et la décision malgré tout prise de se mouvoir est comme un point d’incandescence de la conscience soumise à la rigueur des faits. Les aventuriers sont au plus haut point partagés : pris entre leur devoir de soutien familial et la nécessité du départ ; pris entre l’aspiration à l’ailleurs et l’assenti- ment au natal enjoignant d’endurer son sort présent ; pris entre la fascination qu’exercent les fastes européens et la fidélité due à ses ascendances. Il s’ensuit, dans cette opposition de forces irréductibles, des tiraillements comme une culpabilité qui font tout l’inconfort de certains migrants saisis dans leur intimité :

« Mais vraiment, VRAIMENT ! Bon sur ma part, bon, je regrette quoi, pourquoi j’ai sorti mon pays ? Parfois ça me fait mal, MAL, pourquoi Dieu m’a, m’a donné cette chance-là quoi, pour sortir mon pays ? Ça me fait MAL, j’ai un GRAND REGRET, vraiment, mais, n’a pas le choix, parce que quand tu penses, si j’étais là-bas peut-être, tu es à côté de ta FAMILLE. C’est MIEUX quoi, tu vois ta famille, tu souffres pas beaucoup. Mais, tu te sens quelque chose, y a quelque chose qui manque dans la FAMILLE quoi. C’est pourquoi bon, on est obligés de sortir comme ça, bon, mais c’est PAS MON CHOIX, vraiment, je n’aime pas, je n’aime pas, je n’aime pas, je suis sorti mais, je n’aime pas. » (Harry, Sénégalais, propos recueilli en français, par Caroline Panis à Sal, Cap-Vert, en 2012)

Comme d’autres, coincés sur l’île de Sal où il a fini par s’installer, Harry est partagé, en perpétuel équilibre (ou plus exactement une suite continue de désé- quilibres enchâssés) entre l’exigence de soumission à la grande volonté, qui l’a poussé à quitter son pays, sa famille et son toit, et l’affirmation de sa personne en une forme sobre ou pudique d’héroïsation. Car même lorsque le but est atteint, une fois en France, certains ressentent le même inconfort soutenu par la même exigence de responsabilité envers les siens :

« On veut aller jusqu’au bout, on ne s’arrête pas, parce que on peut pas vivre dans la pauvreté. On peut pas vivre dans la pauvreté : peut-être t’as t’as des femmes, t’as des enfants, la famille sur le dos, t’as rien, qu’est-ce que tu vas faire ? Ben, rester il faut pas rester là-bas tu bouges, tu vas aller chercher là où tu peux trouver, nous on va sortir, puis on envoie à la famille, la nourriture, des trucs comme ça, c’est pour ça que tout le monde est là hein ? […] On n’est pas là pour, dire voilà, la France, il y a des gratte-ciel, les les choses comme ça on est pas là pour ça. On est venus chercher du travail, avoir des sous, servir la famille, avoir un petit papier. Tu viens un an, TU VAS ET TU VIENS TU VAS ET TU VIENS. » (Dja, Malien, propos recueilli en français par Gabriela Pujol à Paris – Pujol, 2011)

26 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… »

Ce va-et-vient, ce mouvement pendulaire devenu un inaccessible de la migration en contexte de fermeture des frontières, est avant tout celui des senti- ments qu’inspire le grand départ ainsi que ce jeune père l’exprime ici : ce qui va et vient n’est pas tant l’individu lui-même que ce qu’il éprouve et ressent au long de l’aventure et ce balancement est l’expression d’un partage difficile, et même, par bien des aspects, insurmontable. Il se matérialise par un quotidien souvent totalement pris entre ces deux modèles inconciliables : les repas, les musiques, les conversations, les manières d’être et de faire du pays qu’on a laissé, d’un côté, et, de l’autre, la vie administrative, professionnelle, relationnelle qu’impose le séjour en Europe.

Les contradictions inhérentes à la situation sont partout présentes : c’est le propre de la parole que de les faire émerger. Elles affleurent en chacun des discours tenus. Elles s’expriment même à travers le seul fait de narrer sa propre aventure et d’en confier les ressorts presque intimes en les plaçant sous le signe d’une volonté supérieure. En effet, la tentation est grande, a fortiori chez les refoulés mortifiés par leur échec, de se dire revenant, donc faire le récit, d’une expérience inénarrable – une épreuve surmontée, au moins en partie, et conférant à son protagoniste une part d’héroïsme ou tout du moins la vertu de ceux qui acceptent le verdict du destin et n’en sont pas moins enclins à en forcer à nouveau le cours : ceux que l’humilité, d’un côté, pousse en lisière de l’humi- liation, qui les oblige à la résipiscence, et que par ailleurs la bravoure porte à imiter les anciens, leurs frères.

L’appel, pour certains, est renforcé par l’exemplarité d’autrui (Jonsson, 2007 ; Bredeloup, 2014), par le désir d’imiter ceux qui ont réussi, ceux qui racontent l’ailleurs et appellent leurs frères. Dans les récits, ces voix venues d’ailleurs, véritables leitmotive, apparaissent comme des catalyseurs de la « sortie ». Elles obligent à partir :

« Ouais c’est la famille, certains c’est la famille, certains c’est des voisins certains, bon. En voyant ça, on se disait ben : voilà *** là-bas c’est c’est, donc faut y aller quoi. Et tout le monde disait qu’est-ce que tu vas attendre il faut : et voilà on attend plus. » (Abdoulaye, Malien, propos recueilli en français avec Gabriela Pujol à Paris – Pujol, 2011)

Abdoulaye, comme bien d’autres, décrit les interactions langagières qui président au départ : d’une part ceux qui ont réussi (les voisins, les autres) et qui suscitent le désir de départ, d’autre part la voix des proches (« tout le monde », « la famille ») qui poussent à l’action. Les formes polyphoniques ou dialogiques (Bakhtine, 1952), par lesquelles les paroles d’autrui se trouvent intriquées dans les récits, sont déterminantes pour comprendre le processus singulier de la mise en marche qui advient comme malgré soi. César (refoulé camerounais à Bamako, devenu responsable de l’ARACEM8 à Bamako) insiste sur ces tiers exté- rieurs, en les nommant et en citant directement leurs paroles :

« Un jour, on m’a appelé pour m’annoncer qu’André, un garçon que j’avais rencontré à l’université de Tamanrasset, était passé en Espagne. Je l’ai appelé et il m’a dit : “Boxeur, qu’est-ce que tu fais là ? Il faut venir ici, c’est mieux. Si tu boxes en Espagne, c’est sûr que tu pourras aller plus loin. Laisse tomber l’histoire de l’Algérie, c’est toujours l’Afrique,

8 Voir note 6.

27 Cécile Canut

c’est toujours les frères !” […] Mourad, le journaliste, m’a demandé de rester mais je lui ai dit non, je m’en vais. C’est comme ça que j’ai pris la route. » (César, récit recueilli en français par Martine Blanchard à Bamako, Mali, en 2008)

Non moins que les représentations visuelles (télévision, internet) dont les effets sont puissants – c’est-à-dire propres à magnétiser des esprits que fascine la possibilité d’un arrachement à l’indigence et à la monotonie –, les récits des migrants arrivés en Europe, donnant des informations par téléphone, ou des revenants, les « migrants de retour » arborant leur réussite, sont déterminants dans ce qui s’impose comme une nécessité : aller voir, prouver que l’on est capable d’y aller et de réussir. Autrement dit, de se montrer l’égal de ses prédé- cesseurs, de rejoindre les rangs des glorieux aînés. Autrement dit encore, de se hisser aux côtés de ceux-là et se trouver dès lors à la mesure d’un devenir qui, au départ, ne connaissait pas de mesure et tutoyait le surnaturel. Dans ce rapport au surnaturel, au tragique comme au miraculeux, la mort tient immanquable- ment une place, fût-ce sous l’aspect dénégatoire : par le silence fait sur elle, ou par la marginalisation – feinte, ou détournée – de ses effets sur les esprits.

L’incidence de la mort : « Vous l’enterrez rapidement… »

Tout au long de leur trajectoire, souvent interminable et qui tend à revêtir parfois un caractère cosmique, souvent composée de longues pauses en chemin (Timara, 2009), les aventuriers sont amenés à croiser la mort. Mais pour autant qu’ils puissent en redouter la survenue, elle ne vaut pas condamnation de l’entreprise.

« C : Mais, tu aurais pu mourir. Tu aurais pu mourir dans la mer… B : Hein ? Oui ! C : Tu n’as pas peur ? B : Non. C : Pourquoi ? B : Pourquoi ? Parce que la mort est moins terrible que la honte. La mort vaut mieux que la v… que la honte. Tu as tes pères, ils n’ont rien, ils n’ont même pas de quoi manger. Comment tu peux trouver le sommeil ? L’endroit où il est facile de trouver de l’argent, c’est là que tu dois partir le chercher. Mourir dans la maison, c’est une chose qui est grave, mais si tu meurs alors que tu es parti chercher de l’argent, pour moi, ce n’est pas une mauvaise chose. Donc si tu me demandes, vraiment, encore aujourd’hui, si je retrouve la santé, je suis prêt à repartir… jour et nuit. » (Badje à Doila, Mali, dans Frontière reconduite, 2008, traduit du bambara par moi-même)

Le regard de Badje est tout autant déterminé que sa voix. La mort ne l’arrê- tera pas. La mort est toujours sur la route : fatigue, déshydratation, maladie, malnutrition, violence aux frontières, conflits internes, noyade, etc., la longue liste des obstacles fatals a été maintes fois relatée (Andersson, 2014 ; Kobelinsky, 2016, Choplin et Lombard, 2010 ; Khosravi, 2007 ; Pian, 2009). Or, elle n’apparaît que rarement au centre des récits de migration, excepté lorsqu’un chercheur s’y intéresse : elle intervient par incidence, indirectement, et ne se présente qu’en dommage collatéral inhérent à l’aventure, et non en tant que dénouement paroxystique d’une épreuve longue et difficile. Dédramatisée, elle ôte à cette

28 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… » aventure, même interrompue de la pire des manières, un caractère tragique. Un réel vitalisme, aussi assombri qu’il puisse être par la disparition de bon nombre d’entre eux, anime les aventuriers. C’est ainsi que Mariko et Fomba, les deux frères, l’évoquent comme un fait supposément bénin au beau milieu de notre discussion sur leur parcours :

« M : Imagine : ton petit frère, ton petit frère, même père, même mère. Vous partez ensemble faire la route et à un moment donné, il ne peut plus avancer. Il s’assoit. Tu l’encourages pour qu’il se relève, il ne peut plus se relever. C’est ton frère de lait mais tu vois que tu n’as pas de solutions. Il meurt dans tes bras. Ou bien, il s’assoit alors que les autres partent, et tu es obligé de les suivre. Tu n’as pas le choix. Il meurt, assis là-bas. Tu n’as pas le choix, tu l’abandonnes. F : Souvent, s’il meurt, vous le recouvrez de sable rapidement et vous partez vite fait. Vous l’enterrez rapidement. M : Même si c’est ton frère. F : Eh, mais tu ne peux plus retourner en arrière. Lui, il ne fait plus partie du groupe. M : Est-ce que tu peux retourner en arrière ? Toi-même tu vois que tu n’as pas d’autres solutions. F : Il ne peut pas survivre parce que tu ne peux rien faire pour le dépanner. M : S’il meurt seulement, vous le laissez là. Vous le couvrez de sable. Et vous continuez. Vous continuez ainsi, puis un autre aussi échoue. Il va dire : “Je ne peux plus continuer, je reste assis là, je vais mourir ici.” Vous lui dites : “On doit continuer la route.” F : On le laisse là, dans la brousse. M : On continue petit à petit, les plus jeunes, eux, vont doucement. Certains vont jusqu’au bout, d’autres retournent. Mais en tout cas, tu fais plus de 1 000 km à pied pour y arriver. » (Mariko et Fomba à Doila, Mali, dans Frontière reconduite, 2008, traduit du bambara par moi-même)

En faisant appel à l’imaginaire de leurs interlocutrices (Koyan, mon amie malienne qui participe aux discussions, et moi-même), Mariko et Fomba construisent ce passage narratif sous une forme impersonnelle en utilisant le présent et le « tu » générique permettant d’une part de s’extraire émotionnelle- ment de la description de la scène, et d’autre part d’impliquer l’auditoire en le plaçant au cœur de la situation. L’ouverture par l’impératif « imagine » suppose de se représenter un événement inimaginable qui va pourtant se produire comme une scène banale de la vie quotidienne d’un migrant et à laquelle il faut s’habituer.

L’interaction entre les deux frères s’imbrique au point de former un récit continu au sein duquel leurs interventions se répondent et s’enchâssent. Alors qu’ils évoquent une situation douloureuse à laquelle la migration peut conduire, celle de l’abandon d’un frère de lait dans le désert, ils tentent en même temps de se justifier en suscitant notre réflexion et notre compréhension. Mariko pose une question qui pourrait être la nôtre : « Est-ce que tu peux retourner en arrière ? » et y répond lui-même : « Toi-même tu vois que tu n’as pas d’autres solutions. » La situation (comparable à des expériences extrêmes d’exode forcé ou de guerre par exemple) est sans recours, il n’y a pas de place pour le contingent : pas de place pour l’atermoiement, pour un quelconque pathos, c’est-à-dire en somme pas pour l’expression d’une conscience émue. Le temps et l’espace se resserrent au point de ne former qu’une ligne, une ligne de fuite : tout est de l’ordre de la nécessité. Les modalités du devoir et du pouvoir (ou de

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l’impouvoir) se succèdent : « On doit continuer », « Tu ne peux rien faire », etc. Les assertions impératives sont de mise : « Vous le laissez », « Vous le couvrez », « Vous lui dites », « On le laisse », etc. Les conditions commandent, et cette impossibilité de choix du migrant, acculé aux pires actes de la vie, est souvent dévoilée longtemps après le trajet. Comme si s’ajoutait à l’épreuve de la mort, l’épreuve des larmes interdites et du deuil retenu – le temps long de la douleur endurée, doublement endurée parce que muette. Les modalités énonciatives et la co-construction discursive indiquent ici à quel point la question de l’émotion en relation à la mort (tel que je la rends tangible par mes questions) n’a pas sa place ici puisqu’elle ne dépend plus du tout de soi, puisqu’il n’est strictement pas possible d’en empêcher le cours.

Un autre type d’évocation de la mort, guerrière cette fois, est mise en récit par César9 au moyen du « on » ou du « nous », soit un groupe d’aventuriers qui part à l’attaque de la barrière de Melilla (en 2005). Les modalités du devoir restent toujours très présentes :

« On avait attaqué la barrière trois fois en une semaine, trois fois en une semaine ! La semaine suivante on a décidé de faire une attaque générale. Je faisais partie du comité d’organisation. […] On allait utiliser la force pour attaquer la grille et on allait faire le Hoha. Le Hoha, ça veut dire que ce soit la vie ou la mort, il faut traverser. On était prêts à risquer de mourir pour passer de l’autre côté. […] Le matin, on est descendu en convoi, on était plus de mille. Quand on est arrivés au goudron, les forces marocaines qu’on appelait les Ali nous attendaient. Ils ont commencé à tirer avec des armes à blanc qui font beaucoup de bruit, pour nous faire reculer. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? Nous avons compris que nous avions été trahis. Parmi nous il devait y avoir des traîtres qui avaient été payés. Nous étions une foule si nombreuse que nous ne pouvions plus rentrer dans la forêt. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? Attaquer ! Quoi qu’il devait se passer ! C’était le Hoha : même s’il faut que des gens meurent, il faut que les autres traversent. Il fallait atteindre la grille à tout prix, ne pas retourner quoi qu’il arrive ! Nous étions à cinq cents mètres de la grille, il fallait avancer, ne pas revenir en arrière. Nous avions instauré une loi : celui qui retournait à la forêt serait sanctionné. Tout le monde en avant, quoi qu’il arrive ! » (César, refoulé camerounais au Mali, récit recueilli en français par Martine Blanchard à Bamako, Mali, en 2008).

Fofana, refoulé lui aussi en 2005 de Melilla, probablement le même jour que César, fait part de sa rage devant les injustices et les aberrations de la politique migratoire dont lui et ses amis ont eu à subir les méfaits :

« Quand on a grimpé sur le grillage, ils sont venus, ils nous ont dit de nous arrêter. Tu comprends ? Bon, certains se sont arrêtés, d’autres ont continué, comme nous étions très nombreux. On a voulu forcer pour faire tomber le grillage et le grillage est tombé. Ils sont arrivés, certains avec des pistolets, certains avec des matraques pour taper tout le monde. J’avais un ami, un Camerounais, ils lui ont dit de s’arrêter, il n’a pas voulu, ils ont tiré sur lui. Un autre, un Guinéen, ils lui ont tiré dessus aussi. Un autre, un Malien surnommé Rougeot, lui aussi, ils lui ont tiré dessus.

9 Épisode de sa vie qu’il mettra en scène plus tard avec ses camarades, dans la pièce Essingan, créée à Bamako en 2008 lors du Forum de l’AME (Association Malienne des Expulsés). Voir Canut et Sow, 2014.

30 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… »

Après avoir tiré dessus, ils les ont mis dans une ambulance. Ensuite, dans la prison, ils sont venus avec les photos : de leur cadavre. Il y avait sept morts. Ils ont demandé si on les connaissait. Moi, j’en connaissais trois. Il y avait deux Maliens et… Non. Un Malien, un Camerounais et un Guinéen. Je les ai reconnus. Mais pourquoi ils les ont tués ? Parce qu’on se rend chez eux ? C’est parce qu’on va chez eux ? C’est ça ? Mais si on va chez eux, ce n’est pas pour violer leurs femmes. Ce n’est pas pour voler, ce n’est pas pour tuer des gens. C’est pour chercher du travail. Hein ? Pour chercher du travail et de l’argent. Hein ? » (Fofana à Bamako, Mali, dans Frontière reconduite, 2008, en français)

Les questions retournées à l’auditeur, de manière rhétorique puisque Fofana n’attend pas de réponse de ma part mais répond lui-même de manière véhémente à ses propres questions, laissent pointer une colère et une révolte chez le jeune homme qui a perdu ses amis et s’est de plus fait expulser. Il s’indigne de l’injustice de ces morts, de la disproportion d’une réponse politique à un simple besoin de survie économique. Et pourtant, comme tous, il ne chercher qu’à repartir.

À plusieurs reprises, César, dans le récit très détaillé de son voyage, insiste sur la nécessité de se comporter en guerrier, de ne jamais perdre le moral, d’aller de l’avant, de « se battre contre soi-même ». Perdu dans le désert, il raconte comment il motive son groupe en faisant fi de la mort : le récit implique de fait une occultation de toute affectivité. Le parcours nécessite de faire abstraction de ses émotions, de ses sentiments (« Il fallait avancer, ne pas revenir en arrière »), attitude que l’on retrouve plus tard, en exil, lorsque la coupure avec la famille s’impose pour éviter la nostalgie. Cette éthique du combat, du migrant combat- tant qui doit tenir l’idée de la mort à distance et ne pas s’en trouver affecté, revient dans les récits de multiples manières. Ainsi, Harry, comme Jules à Paris, ou Souleymane au Cap-Vert, répètent qu’il « ne faut jamais baisser les bras » :

« Il faut se battre pour survivre, c’est ça l’Afrique, il faut se battre pour survivre. » (Harry à Sal, Cap-Vert, propos recueilli en français par Caroline Panis, en 2012)

L’éthique du combat implique alors de faire silence sur la mort ou de ne l’évoquer que pour convenir de son indifférence aux êtres, de sa froideur toute naturelle, en dehors même de ses actualisations les plus atroces, ce n’est pas le signe d’un oubli. Tout à l’inverse : c’est en creux, au creux de ce silence qui est aussi le sien, que la mort se fait présente. S’il est si souvent fait silence sur elle, c’est aussi qu’elle-même fait silence sur tout ce qu’elle atteint. La mort terrifie, et c’est peut-être bien une façon d’en conjurer l’effroi, pour le plus grand nombre, que de ne pas en parler. C’est la tenir à distance que de ne pas s’en émouvoir outre mesure. C’est comme la dompter que de ne lui accorder qu’un regard neutre ou dépassionné, voire de ne pas même lui prêter consistance à l’aide de mots : ne pas lui offrir ce linéament, ce début de visage, ce premier commence- ment de présence que lui octroie la parole. Il n’est pas insensé de penser qu’entre une part de superstition dans ce refus de prendre aux mots la mort. La mort fait peur, c’est l’évidence, ne serait-ce qu’à lever un coin de voile sur sa réalité. N’est-ce pas la fréquenter que de trop s’attarder sur une tombe ? N’est-ce pas déjà l’inviter à venir que de trop en parler ? N’est-ce pas attirer sur soi le malheur que de prononcer son nom ? Et c’est ainsi le même Fofana qui, après s’être insurgé contre les meurtres commis par les gardes-frontières, confesse, d’une voix basse :

31 Cécile Canut

« En tout cas la mort est entre les mains d’Allah, je suis là ou là-bas, je vais mourir, si cela se trouve que je meure là-bas c’est Dieu qui le fait, c’est Dieu qui veut, c’est entre les mains de Dieu. » (Fofana à Bamako, Mali, dans Frontière reconduite, 2008, en français)

« Tu suis Dieu… Tu t’endurcis »

Au moment où il se lève pour quitter son pays, Badje, le jeune homme rencontré à Doila, se montre animé d’une volonté dont la puissance semble excéder celle de sa seule personne – une volonté redoublée, transformatrice autant qu’elle-même transformée, par la dimension extraordinaire de l’enjeu : rompre avec une existence toute tracée. Mais s’il y a quelque chose d’héroïque dans l’aventure, cet héroïsme risque de se voir battu en brèche, jusqu’à laisser la part d’impudence et d’orgueil qu’il supposait l’emporter sur tout autre motif tant le parcours tient du calvaire : les drames se succèdent, et c’est poreuse ou floue qu’apparaît alors la frontière entre la bravoure et la divagation, faisant insensiblement passer de l’héroïsme à la déraison. Car si « c’est Dieu qui veut » comme dit Fofana, alors il n’est pas aberrant de penser que la vie toute tracée qu’il a voulu quitter se devait d’être acceptée comme telle : ce destin-là était peut-être le bon, et lui contrevenir aura non plus seulement tenu de la rupture, mais aussi de l’impudence et de l’affront. Le destin, tel que Fofana et d’autres en appellent à lui, pouvait être aussi bien celui que sa naissance, sous le jugement de Dieu, annonçait : celui d’un villageois laborieux. Le destin de l’aventurier est celui qu’il se choisit, du fait de la décision qu’il prend de partir et de rompre avec les siens. Quand bien même il se replace alors à nouveau dans l’aventure sous le jugement de Dieu, sa décision introduit la question de sa responsabilité. La morale, ou le rapport à la loi, la loi supérieure, entrent alors en jeu. Ata Koko, ce jeune homme parti du Togo pour arriver au Sénégal, a traversé bien des fron- tières, mais il donne un sens à chacun de ses actes10 :

« Ce n’est pas la chance, moi chez moi la chance n’existe pas, moi c’est Dieu qui donne, voilà, ce qui doit arriver Dieu l’a déjà programmé. » (Atta Koko à Dakar, Sénégal, propos recueilli en français par moi-même)

Si une constante traverse tous les récits, il s’agit bien de l’importance accordée au rôle de Dieu dans le périple, ainsi que Timera (2009) a pu le souligner11 . Pas un aventurier n’y échappe, ne serait-ce qu’en ponctuant son récit d’expressions idiomatiques : « Al’hamdoullilah, Dieu merci », « Inchallah », « S’il plaît à Dieu », « Mais Dieu a fait ça », « Dieu nous a donné ça », « Dieu seul sait », etc. Si la chance est un élément constant qui doit accompagner l’aventurier, celle-ci est toujours sujette à la volonté de Dieu qui leur permet de tout accepter, même le pire.

10 Voir notre article consacré à son imaginaire migratoire (Canut, 2013). 11 « Pour ces migrants, la souffrance, voire le compagnonnage avec la mort, s’insère dans une destinée sociale dont le récit mobilise des registres religieux et moraux qui énoncent l’impossibilité de se soustraire à la volonté divine, affirment que l’enfant mâle doit connaître la peine et envisagent l’épreuve de la souffrance comme une voie pour “devenir quelqu’un”. La réalisation de cette destinée repose sur une volonté et une forte implication individuelles et, en même temps, ses issues sont acceptées avec humilité comme relevant de la volonté divine. » (Timera, 2009)

32 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… »

« J’essayais de remonter le moral aux gars en leur disant : “N’ayez pas peur, allons-y les gars ! Rien ne peut nous arriver ! On ne connaît pas le désert mais Dieu existe !” » (César au Mali, récit recueilli en français par Martine Blanchard, en 2008)

Qu’ils soient chrétiens ou musulmans (tous nos interlocuteurs se réclament d’une religion monothéiste), les voyageurs ne cessent de l’invoquer :

« Mais si tu as la chance grâce à Dieu de… Mais tu demandes juste au bon Dieu de te donner la force de les oublier le temps de sortir de cette impasse. » (Amadou kane, Fouta, propos traduit du poulaar par Aziz Faty à Dakar, Sénégal, en 2012)

« En Côte-d’Ivoire quand j’allais, je n’avais aucun parent sur place. Dieu seul était mon unique recours. » (Mouhamadou B., propos recueilli et traduit du wolof par Abdourahmane Seck à Dakar, Sénégal, en 2012)

« Nous demandons au Bon Dieu de nous faciliter ce que nous souhaitons tous, qui est la route. Qu’Allah nous l’accorde. […] Il y en a ici qui n’ont pas de papiers, mais c’est Dieu qui a le papier à quelqu’un. Parce qu’il y en a qui sont partis, mais qui ne s’atten- daient pas à partir. Il y en a même qui sont partis qui n’avaient pas de papiers. » (Discussion collective avec Lassana S. et Samba Lassana C. recueillie et traduite du soninké par Cheikhna Wague à Dakar, Sénégal, en 2011)

Lorsqu’enfin la chance sourit, alors on remercie Dieu :

« Et si ça marche, on va dire : “Dieu merci !… Il a fait quelque chose !” » (Dramane à Doila, Mali, dans Frontière reconduite, 2008, en français)

Car quoi qu’il arrive, seul Dieu sait :

« Donc je suis resté comme ça, dans la main de Dieu. Jusqu’à présent, je suis dans la main de Dieu. » (Madame Guéda D. à Dakar, Sénégal, propos recueilli par Douada Gary-Tounkara en français, en 2011)

Rester « dans la main de Dieu » : l’expression est on ne peut plus parlante, et l’est même sans doute exagérément pour un musulman devant se refuser à toute image de Dieu12. Il n’en reste pas moins qu’elle est porteuse d’un sens très affirmé. Car cette main qui protège est aussi celle qui peut mettre en miettes, ou laisser choir. Rester dans la main de Dieu, c’est ainsi tout autant une menace qu’un privilège. L’amour de Dieu recèle un effroi, tout comme la peur de Dieu se nourrit d’un amour absolu. La question n’est donc pas tant celle de la peur ou du désir (de partir, de continuer), de la peur ou de l’amour (de Dieu), vu que l’une et l’autre vont de pair. Elle est bien plutôt celle de savoir, à un second degré, quel positionnement choisir de l’une à l’autre, quelle attitude emprunter avec, et depuis, chacun de ces sentiments. C’est une question de place et c’est une question de rapport. « Chacun à la place où Dieu l’a posé ! Chacun à la place où Dieu l’a mis… Bon. » (Mamadou Bailo à Dakar, Sénégal, propos recueilli et traduit du wolof par Abdourahmane Seck, en 2012)

12 Elle est par contre bien présente dans la Bible. Par exemple, dans l’Ancien Testament : « La main de l’Éternel n’est pas trop courte pour sauver » (Esaïe 59, 1), ou dans le Nouveau Testament : « Humiliez-vous donc sous la puissante main de Dieu » (1 Pierre 5, 6-7).

33 Cécile Canut

Si chacun doit rester à sa place, alors il devient ardu de comprendre ceux qui prennent la route et viennent ainsi interférer dans les desseins du Créateur – ceux qui ne se suffisent pas du sort qu’il leur a réservé, fût-ce celui de paysan pauvre attaché à sa terre et aux siens. La question de la place à tenir, à convoiter, à prendre est éminemment celle du rapport entretenu avec Dieu. Car si quitter son pays, se séparer de ses parents, de sa femme et de ses enfants, c’est ne pas se suffire de la place donnée par Lui, alors c’est aussi réfuter Son commande- ment, c’est s’immiscer dans Ses visées, c’est contester Sa puissance. C’est en somme en venir à un cas de conscience : une situation contradictoire à laquelle, évidemment, Dieu ne peut pas ne pas apporter la réponse ultime.

Car accepter tout de Dieu, c’est ce dont font profession de foi les migrants entendus. Or, à considérer que la volonté de Dieu exige une parfaite obéissance, ne pas rester parmi les siens, partir pour une aventure venant briser la linéarité de la vie au pays, ce serait peut-être bien déjà rompre avec elle, la Grande Volonté, et ce serait ne pas tenir parole : ni aux siens, ni à soi, ni à Dieu. Chose honteuse et cause du plus grand déshonneur… à moins de reconnaître, dans la rupture du destin premier, celui de pauvre dans un pays pauvre, et donc dans la nécessité du départ, un renouveau de cette Volonté : la révélation faite à celui qui doit partir d’un destin plus glorieux – un destin qui se réalisera au prix d’une soumission parfaite au Créateur, conjurant tout conflit intérieur dès lors que tout geste et tout sentiment né de ce geste, toute tentative de parvenir à une autre existence, toute réussite ou tout échec, auront été l’œuvre de Sa toute-puissance.

« Il y a gars qui me disait, hier, il y a un gars qui me disait : “Il y a une route qui quitte à la Mauritanie jusqu’au Maroc”, j’ai dit : “AH BON ?” Si c’est ça, moi je vais me préparer, ah ouais, je vais me préparer, parce que un homme, il n’y a pas deux fois la mort. La mort c’est une seule fois, c’est vrai faut mourir dans des bonnes conditions mais bon, il n’y a pas deux morts. La vie, il faut se débattre pour gagner. […] Moi j’ai pas eu peur mais j’ai la crainte de Dieu, j’ai beaucoup la crainte, je sais pas si vous vous êtes croyante, je sais pas, mais j’ai la crainte de Dieu, souvent il y a des choses je fais pas, parce que tu as envie de faire ça de faire ça, tu as envie de voyager. Dieu merci, je remercie Dieu » (Atta Koko à Dakar, Sénégal, recueilli en français par moi-même 2011).

Les difficultés, si ce n’est les contradictions, sont toujours là et font valoir une inquiétude : une inquiétude à laquelle Dieu, quoi qu’il arrive, vient apporter le dernier mot13… la question, toujours entière, restant celle de ce qu’il arrive avant ce dernier mot dont on sait qu’il sera par principe celui de Dieu, et sachant que ce qui se passe advient précisément en regard à la puissance de la parole ultime divine.

« Il faut se débattre pour gagner », dit Atta Koko. Il le faut pour ne pas mourir. Il faut se débattre pour tenir la mort en respect – donc en passer par une forme d’oubli, d’absence à ce qu’elle est – tout autant qu’il le faut pour bien mourir – donc tenir à une pleine lucidité vis-à-vis d’elle. Il faut concilier l’une et l’autre, absence et lucidité, et c’est une conciliation difficile, c’est même une tâche impossible, si ce n’est fictivement sous la forme de sa perpétuelle remise en jeu,

13 On retrouve ce même processus, allant même jusqu’à une justification miraculeuse de leur présence à l’étranger (c’est Dieu qui les appelle dans ces nouveaux lieux), au sein des discours des migrants pasteurs évangéliques à Bruxelles, rencontrés par Maskens (2014).

34 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… » par le perpétuel retour de la parole et des pourparlers ou tractations que cette parole suppose.

La confusion des verbes « battre » et « débattre », pour autant qu’elle ne serait pas délibérée, n’est pas davantage anodine dans la bouche d’Atta Koko. Elle dit bien quel conflit la parole recouvre et combien l’adresse au Tout-Puissant constitue, sous l’aspect de la louange, et face à la douleur, face à une peur du pire à la mesure d’un fol espoir, autant le signe de l’impossible dénouement des contradictions de celui qui se soumet au destin qu’il force, qu’un don de soi conjuratoire à Dieu, une apostrophe et un appel à la clémence. L’engagement individuel, ou l’agentivité, résulte justement de cette incertitude-là. Car s’il s’agit de rien moins que redéfinir sa place dans le monde donc d’en modifier l’ordre, s’il s’agit là de s’arranger de la puissance divine en la reconnaissant comme la grande ordonnatrice de la rupture, il s’agit en retour, et avec la même gravité, d’en accepter les conséquences, c’est-à-dire de se soumettre en totalité à ce nouveau destin dont le départ, l’arrachement à la famille et au pays, détermine les conditions :

« C’est dur, mais c’est ainsi la vie. Il faut gagner sa vie. Dieu nous a créés pour ça. Tu vois dans ce monde-là il y a deux seules choses pour lesquelles nous sommes ici. Deux seules choses ! Pour sa vie et de quoi vivre, donc vaquer à sa survivance et aussi veiller à ton sort à ta mort. Il n’y a pas plus que ces deux choses. Toutes ces choses et objets autour n’ont aucune importance. » (Mouhamadou B. à Dakar, Sénégal, propos recueilli et traduit du wolof par Abdourahmane Seck, en 2012)

Mission et soumission

La parole des aventuriers se caractérise avant tout par des récits consti- tués de tous les éléments propres à une mythologie très ancienne en Afrique de l’Ouest, celle du récit d’aventure, incluant le conte et les récits guerriers : le personnage principal, héros quelle que soit l’issue de sa quête, retrace les étapes cruciales de son parcours fait d’obstacles physiques (le désert, la faim, la soif, la perdition en mer, etc.) et d’épreuves morales (le racisme, les outrages, la solitude, etc.), de personnages funestes comme les passeurs, les douaniers ou les policiers (ceux qui volent, humilient, frappent et souvent tuent) et d’adju- vants bénéfiques (ceux qui aident, orientent, nourrissent, sauvent, etc.) et de moyens pour parvenir à son but (la marche, les moyens de transport). Masqué par la dualité du départ à la fois espérance et rupture, faute d’orgueil et trait de bravoure, le motif du voyage est toujours identique : aller ailleurs (souvent en Europe), faire fortune, réussir, mais surtout ne revenir qu’une fois cette réussite concrétisée. L’important, comme je l’ai déjà écrit (Canut, 2014b) réside dans la possibilité de faire de cette aventure son propre récit, en singularisant un parcours migratoire tout en s’inscrivant dans la grande histoire des aventuriers, le panthéon des héros de l’aventure.

Cette inscription dans l’histoire des récits est souvent rappelée, notamment au Mali où la migration dans la région de Kayes est devenue au cours du XXe siècle une véritable institution liée aux politiques coloniales (Manchuelle, 1997 ; Timera, 2002 ; Jonsson, 2007 ; Barou, 2000). Prolongeant les récits de déplacement de populations ou les récits de fondation, de chasse ou de guerre

35 Cécile Canut

qui ont constitué l’Afrique de l’Ouest avant la colonisation, les récits de migration valorisent, dans un cadre mondialisé, un parcours individuel ou collectif dont l’enjeu est justement de pouvoir le raconter, d’en laisser une trace dans l’his- toire. Transmises de génération en génération, ces histoires empruntent aux légendes et immortalisent leur héros. La question du nom qui résonnera dans tout un village comme synonyme de victoire (Canut, 2014b) témoigne de ce désir de ne plus être n’importe qui, de ne plus demeurer cet être assis, passif, qu’on était avant le départ :

« Parce que tant que je n’aurai pas dormi rien qu’un seul mois en Europe, je ne serai jamais tranquille. J’ai toujours le projet… S’il plaît à Dieu ! » (Cheik Oumar Sangaré à Doila, Mali, Frontière reconduite, 2008, en français)

Rien ne peut arrêter un aventurier comme Cheik Oumar Sangaré, un entre- preneur qui a déjà tenté quatre fois la traversée et vendu tous ses biens, car rien ne peut ternir ni faire tomber ce qui est devenu son horizon. Rien, sauf Dieu, qui fera tomber l’aventurier qu’il est. L’aventure est aussi une affaire entre soi et Dieu, quelles qu’en soient les péripéties, quels qu’en soient les protagonistes.

L’emploi de la première personne du singulier est le plus fréquent dans les récits adressés aux chercheurs et oppose le sujet à des événements, à des personnages incidents, au monde dont les rigueurs ou les cruautés ne lui sont pas épargnées, sans pouvoir un seul instant le faire dévier de sa route. Il est comme en mission, poussé par des impératifs qui l’investissent et se concentrent sur sa personne. Il est comme élu, porté au devoir par des nécessités contrariant d’autres nécessités, celles de la fidélité aux siens, à son pays, à sa place native, qui avaient eu valeur de lois.

L’horizon qui se propose à lui, la récompense aux sacrifices consentis, c’est un autre monde, un ailleurs aux marges du descriptible :

« Si on entre chez vous, on a l’impression de sortir d’un monde, pour entrer dans un autre monde. On dirait même qu’on ne respire pas le même air ! » (Cheik Oumar Sangaré à Doila, Mali, Frontière reconduite, 2008, en français)

Respirer le même air, c’est le partage fondamental : c’est le degré minimal du communautaire. Ne pas le respirer, c’est rompre ce lien ultime, intime même, qui attachait à l’unité du monde, au même monde pour tous : c’est consacrer l’entrée dans autre chose, c’est quitter le domaine des hommes ordinaires, et c’est aussi douter du lien d’équivalence entre l’unité du monde et l’unicité du Tout-Puissant. L’imaginer, c’est se tenir à deux doigts de la pensée sacrilège. Car alors tout se passe comme si devenait possible un monde des hommes où ceux-ci ne sont plus ceux que Dieu fait naître, guide, et fait mourir : un monde des hommes qui sont plus que des hommes, vivant dans la quasi-métamor- phose du monde ou de soi-même :

« Déjà, quand tu vois les lumières, tu as envie d’être envoyé là-bas. Qu’on t’expédie en France ou en Espagne, sans rien avoir à faire. Tu aimerais à ce moment te transformer en oiseau pour t’envoler. Voilà ! » (Cheik Oumar Sangaré à Doila, Mali, Frontière reconduite, 2008, en français)

36 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… »

Cheik Oumar Sangaré, sous un jour poétique, laisse affleurer cette espérance : ne plus être soi. Comme ne l’est peut-être pas non plus celui qui se lève pour quitter son pays, comme a mué sans doute celui qui ne pleure pas face à la mort atroce de son ami, de son frère. Car rien ne peut arrêter l’aventurier dans sa traversée du monde, rien ne peut l’arrêter dans sa quête. Dans notre film Frontière reconduite, Baba, expulsé de France, ne cesse de rappeler combien la « France », ce « gros nom » comme il le dit lui-même, est l’objet, confinant au sacré, de cette quête :

« Ça, c’est devenu dans notre vie maintenant. Aller. Va-et-vient, là. C’est notre vie maintenant, tu vois. Il faut que j’aille. Même si j’ai… Un jour, j’ai parlé à ma femme. J’ai dit : “Mais. Si le visa… Vraiment, si je sais que je trouve pas de visa, je vais passer par l’Espagne” [...]. Voilà. Mais il y a des cinq- quinzaines de volontaires qui sont morts comme ça. Tout ça, c’est pour aller à la France. Tout ça, c’est ça. La France, c’est vraiment… On peut pas être sans aller là-bas. » (Baba, Tringa Marena, Mali, Frontière reconduite, 2008, en français)

« On ne peut pas être sans aller là-bas » : cette phrase, en forme de précepte, met en rapport et même en équivalence le fait d’être, l’être (une valeur philoso- phique) et le fait d’aller, le déplacement (qui n’est pas une valeur philosophique, mais est beaucoup plus prosaïque). C’est comme un rapport du divin – du sacré – au profane : être, c’est exister par Dieu, quand aller c’est comme exister en dehors de lui. Et la tension se crée dans cette rencontre d’un désir profane, terrestre, et d’une injonction divine appelant à se soumettre à la loi du destin. Le point de résolution, quand la tension est trop forte, s’appelle la providence, ou l’intervention divine : elle peut revêtir l’aspect de la mort, pour une délivrance définitive. C’est pour cela qu’il faut l’accepter, ne pas chercher son sens : elle n’en a qu’un, et il est antérieur à sa survenue. C’est un fait accompli que le destin, devant lequel chacun est mis. La chose est entendue dès lors que ce sens est de tout temps celui de la grande justice, irrévocable par essence. Ce « là-bas », qui est presque un au-delà, qui pourrait être vu comme l’autre côté du miroir du monde, est une condition à l’existence : une existence pleine, et même inouïe, mais au risque de la mort : au risque de voir sur soi se refermer la main de Dieu – au risque aussi, pire sans doute, de voir cette main s’ouvrir et se retourner, laissant déchoir pour l’éternité l’aventurier trop ambitieux, trop effronté, l’abandonnant parmi les affres de l’oubli, de la nuit éternelle, loin, si loin du « gros nom » qu’il avait dû vouloir aussi pour lui.

« Ceux qui meurent à cause de ce qu’ils désirent »

Le « là-bas », l’au-delà du monde, est aussi et surtout l’au-delà du sort commun réservé aux hommes sans aventure(s). Si « on ne peut pas être sans aller là-bas », on ne peut pas davantage exister sans savoir… Mais sans savoir quoi ? Là est la question : « NON, non non non non, c’est pas pour aller chercher de l’argent seulement. Parce que L’AVENTURE ça rapporte beaucoup de choses ! Tu vas prendre de la connaissance, tu vas apprendre, tu vas voir quelque chose que t’as jamais vu. Donc, soit l’argent, ça c’est l’objectif d’accord, tu vas travailler on te paye, mais, tu apprendras quelque chose que tu n’as jamais appris, tu verras quelque chose que t’as jamais vu. » (Baba, discussion en français avec Gabriela Pujol à Paris – Pujol, 2011)

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La réponse est donnée : il s’agit d’apprendre quelque chose qu’on n’a jamais appris. Curieuse formulation, en vérité, en forme de lapalissade : qui appren- drait quelque chose qu’il connaît déjà ? Il est néanmoins possible d’y voir une intention non explicitée de rendre le caractère inouï de ce qui peut s’apprendre par l’aventure : l’affirmation selon laquelle ce qui s’apprend par l’aventure est en dehors du sens commun, au-delà de la mesure humaine, et se présente en tant que n’ayant pas été appris pour la raison qu’il n’aurait pas pu l’être – un quelque chose ayant rapport au fabuleux, dont l’imagination même illusionne sur l’apparence.

« La différence est telle que tu ne peux pas la raconter. Tu ne peux pas la décrire. La différence est très grande. Il n’y a pas de comparaisons. » (Cheik Oumar Sangaré à Doila, Mali, Frontière reconduite, 2008, en français)

Ce quelque chose de l’au-delà, tenu dans ce « là-bas » qui le met hors de portée des sens et de la pensée, ne peut qu’être sous-estimé. Il ne peut être a priori que mal décrit, ou dessiné en creux. Il échappe aux mots à mesure que les mots tentent de l’approcher. Il échappe au langage à mesure qu’il rejoint le mythe. Et s’il est si mal formulable ou si difficilement descriptible, s’il ne se donne qu’en creux sous l’aspect de sa non-représentation, c’est qu’il est de l’ordre du surnaturel et tutoie le divin. Et de la même manière qu’il ressortit à une espèce de troisième lieu, de troisième monde, hors de l’enfer et hors du paradis, à la jointure entre terre et ciel, c’est qu’il se conçoit comme le lieu justifiant l’épreuve de sa quête, où un aventurier se soumet à l’expérience de sa propre révélation – l’expérience par laquelle il devient un autre homme, ou du moins plus que l’homme qu’il était : il devient quelqu’un qu’il ne connaissait pas.

Si les aventuriers ne se montrent que peu loquaces sur la mort, si elle paraît ne pas devoir les faire renoncer à leur aventure, ils n’en sont pas pour autant, loin de là, des enragés insensibles ou des fous inconscients comme il serait trop facile de vouloir les décrire.

« M : Pleurer ? Eh ! Ah non, pleurer… F : Ton âme est sur l’argent. Tu n’as pas d’argent. M : Tu penses à ça depuis la maison ! F : Tu ne pleures pas, tu suis Dieu. Tu t’endurcis. M : En tout cas, sur la route, il n’y a pas de petite chose facile. F : Tu dors par terre, tu dors dans la brousse. Certains meurent, certains sont malades, il n’y a pas de médicaments, il n’y a rien. Ce qui nous pousse à faire cela, c’est la difficulté. » (Mariko et Fomba, avec Koyan à Doila, Mali, Frontière reconduite, 2008, traduit du bambara par moi-même)

Si la mort ne peut arrêter Mariko ou Fomba, ce n’est pas qu’ils y soient insen- sibles, ce n’est pas qu’ils s’apparenteraient à des indigènes ignorant jusqu’à la peur du néant, près de l’animalité que volontiers leur accole le primitivisme décomplexé sur l’autre rive de la Méditerranée. C’est d’abord qu’ils n’en ont pas le temps ni les moyens, et que l’aventure ne connaît qu’un répit, celui de l’éternité du trépas. Mais c’est également, et de surcroît, que placée sous le signe du Tout-Puissant, l’aventure cesse avec la mort comme elle serait rompue avec la rigueur, l’intransigeance et le dépouillement d’un verdict. L’épreuve est ordalique : elle ne permet aucun recours, elle ne suppose aucune défense. Elle

38 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… » ramène, alors que cet aventurier s’engage sur la voie d’un phénoménal accom- plissement, alors qu’il déroge à la nécessité première de rester auprès des siens, alors qu’il paraît s’abandonner à la séduction d’un « là-bas » mythifié, elle ramène, cette épreuve, à l’humilité de ceux qui ne sont que matière et mémoire. Elle ramène à la parole : à ces mots infinis dont la mort est indemne – à la confes- sion par les héros de l’aventure à la fois mortifiés et glorieux, honorables et communs, uniques et oubliés, de leur condition d’êtres humains qui n’en auront jamais fini avec le jugement de Dieu :

« En fait, on n’était rien que des aventuriers… Ceux qui meurent à cause de ce qu’ils désirent… C’était notre cas. » (Cheik Oumar Sangaré à Doila, Mali, Frontière reconduite, 2008, en français)

Appendice

Entrer dans l’épaisseur des mots, des expressions, du sens donné par les aventuriers à leur expérience suppose de concevoir le langage non pas comme un outil transparent, mais comme une pratique sociale qui engage celui qui parle à agir dans l’espace et le temps (Canut et Von Münchow, 2015). Si parler est essentiel tout au long du voyage, les aventuriers ne parlent pas de tout. Et surtout, ils n’en parlent pas de n’importe quelle manière. L’intérêt consiste à repérer les processus qui traversent l’ensemble des discours (qu’ils soient tenus à des proches ou à des étrangers, au départ, à l’arrivée ou au cours des trajectoires). Un des processus qui émergent fortement ici correspond ce que Orlandi (1994/1996 : 59) nomme le « silence constitutif » repris par Von Münchow (2016) pour traiter des « non-dits ». La mise en silence (« l’ensilencement », dirait Orlandi) de la mort par la plupart des migrants explique pourquoi, lorsqu’un chercheur sollicite des discours à son propos, il est nécessaire pour les interlo- cuteurs à la fois d’affirmer le caractère subsidiaire de la mort tout en référant systématiquement à son inscription religieuse : cette apparente contradiction, comme bien d’autres, ne cesse de parcourir les récits. Il serait toutefois erroné de penser que la parole s’oppose aux expériences vécues dont le chercheur peut rendre compte lors des ethnographies, celles qui indiquent par exemple l’absence de toute dimension sensible du rapport à la mort. La sociolinguistique (ou encore l’anthropologie du langage) en ce qu’elle s’inscrit dans un rapport permanent à l’ethnographie menée avec les aventuriers, permet au contraire la mise au jour des indexicalisations (Silvertein, 2003), des rapports, des analogies, entre la parole et les actes, et permet aussi de mettre au jour la performativité de la parole elle-même. Voilà pourquoi la dimension religieuse trop souvent ignorée dans les analyses des pratiques migratoires apparaît, avec le temps, fondamentale dans les discussions et les récits.

Loin d’une indifférence à la mort, la nécessité de ne pas en parler direc- tement, de ne pas la commenter, tout en la rendant palpable à tout moment par l’évocation de Dieu, résulte de logiques particulières non pas liées à une quelconque spécificité (essentialisante) des migrants eux-mêmes, mais à des positionnements socio-subjectifs déterminés par la dimension (collective) religieuse au sein de laquelle l’action individuelle s’inscrit. Si Timera (2008) a été un des premiers à rendre compte de la place prépondérante de la religion musulmane comme moyen d’échapper à une perpétuation des formes de domi-

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nation coloniale, mais aussi de sa mise en scène permanente dans les relations à autrui tout au long des parcours migratoires (Ibid., 2009), les récits étudiés ici viennent à l’appui de ses analyses. Précisons toutefois qu’il n’y a pas, au fond, de contradiction entre cette apparente soumission à la volonté divine et l’impé- ratif de dépassement de soi au niveau individuel. Les deux dimensions sont enchâssées l’une l’autre au point de pouvoir les penser interdépendantes : le surinvestissement dans l’action, qui fait du migrant un sujet actif à part entière, vient pallier l’affront fait au Tout-Puissant de contrer Sa volonté en dérogeant à la place octroyée, de donner l’impression de vouloir intervenir dans Ses affaires en forçant le destin. Ce que nous donnent à entendre les migrants, acteurs de leur existence, c’est bien la complexité du sens donné à leur vécu, de manière singulière dans chaque interaction. Loin des représentations visuelles émotion- nelles, et parfois même sensationnelles des médias ou des politiques obnubilés par la mort des migrants, comme objet moral (alors qu’elle devient une vulgaire donnée statistique érigée en critère des programmes de lutte contre la migration) l’écoute et l’interprétation des paroles des aventuriers, voyageurs et réfugiés, dans toute leur ampleur, supposent au contraire de considérer chaque sujet parlant dans sa singularité, par le biais de ses mots, afin de comprendre la pluralité des significations données au parcours migratoire. De cette pluralité, le sociolinguiste a pour tâche de faire émerger les processus discursifs qui condi- tionnent les imaginaires, les dires et les actes : si la mort est décrite comme un banal accident de parcours possible ce n’est pas au nom d’un désintérêt pour elle, mais parce que le parcours lui-même se définit comme un combat permanent pour la réussite, quel qu’en soit le prix : arriver au point final afin de se réconcilier avec Dieu et de pouvoir affirmer, rétrospectivement, que partir était bien un « destin », et le sien.

40 « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… »

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42 Résumé - Abstract - Resumen

Cécile Canut « Tu ne pleures pas, tu suis Dieu… » Les aventuriers et le spectre de la mort Si la mort sur la route tend à constituer un indicible ou un inénarrable, la dimension métaphysique et religieuse est essentielle pour saisir l’absence de pathos dans les récits concernant les scènes de violence et de mort auxquelles les voyageurs ont été exposés. Cet article se focalise sur la dimension existen- tielle qui émerge des formes langagières utilisées par les aventuriers (d’Afrique de l’Ouest) dans leurs récits, en mettant en lien les passages d’évocation de la mort et de la place de Dieu dans plusieurs corpus issus de terrains divers. À travers la construction des récits, les modalités discursives ou les formes de dialogisme, on observe que la mort revêt un caractère de subsidiarité dans le parcours mis en mots. Dans cette quête, la place de Dieu comme garant d’un devenir devient alors essentielle. Pris dans la contradiction entre une injonction divine appelant à se soumettre à la loi du destin et le désir incommensurable de se déplacer pour forcer ce destin, les aventuriers ne cessent d’expérimenter une tension dont le point de résolution ne peut revêtir que la délivrance définitive. “You don’t cry, you follow God…” Adventurers and the Specter of Death If death on the road tends to constitute an unspeakable or an unutterable, the metaphysic and religious dimensions are essential to grasp the absence of pathos in the narratives concerning extreme scene of violence and death to which the travelers were exposed. This paper focus on the existential dimension which emerge from the linguistic forms used by the adventurers (of West Africa) in their narratives or discourses, by linking the passages of evocation of death and the place of God in the corpus studied. Through the construction of narra- tives, the discursive modalities, or the dialogical forms, we observe that death has the character of subsidiarity. In this quest, the role of God as a guarantor of a future is decisive. Caught in the contradiction between a divine injunction calling to submit to the law of destiny and the immeasurable desire to move to force this destiny, adventurers do not stop experiencing a tension whose resolution point can only assume the definitive issuance. « No lloras, sigues a Dios… » Los aventureros y el espectro de la muerte Si la muerte en el camino tiende a constituir un indecible o un inenarrable, la dimensión metafísica y religiosa es esencial para entender la ausencia de pathos en los relatos respecto a las escenas de violencia y de muerte a que vivieron los viajeros. Este artículo se centra en la dimensión existencial que surge de las formas lingüísticas utilizadas por los aventureros (de África del Oeste) en sus relatos, relacionando los pasajes de evocación de la muerte y del puesto de Dios en varios cuerpos de varias etnografías. A través de la construcción de relatos, de modalidades discursivas o de formas de dialogismo, se observa que la muerte reviste un carácter de subsidiaridad. En esa búsqueda, el lugar de Dios como garante de un porvenir se vuelve esencial. Atrapados en la contra- dicción entre un mandato divino que llama a someterse a la ley del destino y el inconmensurable deseo de moverse para forzar este destino, los aventureros no dejan de experimentar una tensión cuyo punto de resolución sólo puede asumir la liberación final.

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REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 45-62

Les espaces discursifs de la frontière : mort et arbitraire dans le voyage vers l’Europe Anaïk Pian1

Dans un monde à la fois globalisé et profondément fragmenté, les formes prises par les frontières contemporaines font l’objet de réflexions renouve- lées. Plusieurs travaux récents sur les migrations internationales manifestent un intérêt marqué pour les concepts de border, boundary (De Genova, 2005), borderland (Bliber Coutin, 2003 ; Agier, 2014), borderities (Amilhat-Szary et Giraut, 2015), borderscape (Rajaram et Grundy-Warr, 2008 ; Brambilla, 2014) ou encore border(land)scape (Ferrer-Gallardo et al., 2016). Issus de la terminologie anglo-saxonne, ces concepts sont mobilisés dans des études s’intéressant aux effets des politiques migratoires sur la production de nouveaux espaces-fron- tières, qu’il s’agisse d’évoquer des lieux fermés (dont les centres de rétention sont un archétype)2, des campements informels, des marges urbaines ou plus largement de vastes territoires traversés par des frontières à la fois visibles et invisibles, où l’enfermement se vit « à ciel ouvert ». Étymologiquement issu du substantif « front » (Foucher, 1998), le terme frontière se décline de deux façons en anglais : border, relevant d’une conception géographique et territo- riale, réfère à une démarcation entre espaces tandis que le terme boundary fait plutôt référence à des frontières sociales et symboliques créant une distinc- tion eux/nous. S’intéressant au fonctionnement des centres de rétention sur l’île italienne de Lampedusa, Tassin (2013) invite à penser ensemble le couple « border/boundary »3 afin de saisir la manière dont le contrôle des populations indésirables s’appuie et fabrique tout à la fois des processus de catégorisations des individus et de lieux. Dans le champ des migrations internationales, Agier (2014) utilise le terme de borderland – ou paysage de frontières – pour saisir, d’un point de vue ethnographique et dans une perspective articulant le local et le global à une échelle mondialisée4, la multiplication et densité des « situations de

1 Maître de conférences en sociologie, Université de Strasbourg, Le Patio, 22 rue René Descartes BP 80010, 67084 Strasbourg Cedex ; [email protected] 2 Même si ces derniers peuvent aussi être analysés comme des espaces de circulation (Makaremi et Kobelinsky, 2009). 3 Voir également sur cette articulation Fassin (2011). 4 Dans une perspective s’intéressant à l’autorité politique, le terme « borderland » réinterroge les relations entre centre (d’un État) et périphéries (Cusco, 2016) avec une importance donnée aux confins et aux marges, tout en incluant dimensions politiques et symboliques.

45 Anaïk Pian

frontières »5. En s’inspirant des approches de Foucault sur la gouvernementalité et le pouvoir, Amilhat-Szary et Giraut (2015) proposent de parler de borderities – terme que les auteurs traduisent par « frontiérité » – afin de « mieux exprimer les dimensions individuelles et collectives de ce qui se joue dans le rapport aux limites internationales et à leurs franchissements » (Amilhat Szary, 2015 :108) tout en prenant en compte le point de vue de ceux qui traversent ou tentent de traverser les frontières. Mis en avant par Rajaram et Grundy Warr (2008), le concept de borderscape est repris par Brambilla (2014) pour rendre compte du processus déterritorialisé, dispersé et mobile des frontières actuelles ainsi que leurs aspects performatifs. L’auteure applique ce concept à une nouvelle géogra- phie des frontières entre la Libye et l’Italie appréhendée en termes de oasis scapes, de camp-scapes et de business-scapes.

En dépit de leurs nuances6, ces concepts invitent à décrire et analyser un mode particulier de gouvernance des migrations ainsi que les implications qui en découlent sur les espaces vécus des migrants (Pian, 2016)7 : espaces pratiqués et représentés, mais aussi (ra)contés. Dans le cadre de cet article, les frontières seront avant tout appréhendées sous l’angle des discours issus de la confronta- tion à l’expérience de leurs franchissements (ou tentative de franchissements). Ces expériences de la frontière, qui génèrent des pratiques discursives, peuvent être vues comme le point de crispations entre « frontières non indexicales » – nonindexical border – et « frontières indexicales » – indexical border – (Green, 2012) : le premier terme réfère ici aux frontières matérialisées par les dispositifs de contrôle ; le second renvoie aux frontières comme lieu indexical dont le sens dépend d’un contexte donné, et qui sont relatives au point de vue d’où l’on se place – et d’où l’on parle.

Dans cette perspective, en mobilisant différents terrains menés auprès de migrants cherchant à rejoindre clandestinement l’Europe (Pian, 2009a, 2010 et 2016), l’article s’intéresse à la fabrique des discours sur la mort et, partant, sur la violence aux et des frontières. Une attention particulière sera portée sur les mises en mots de ce qui est perçu et vécu comme un arbitraire institu- tionnel8. Dans le sens courant, le terme arbitraire revêt deux significations : il désigne d’une part une action « qui résulte de la volonté et du bon plaisir d’une personne » ; il réfère d’autre part à une pratique « en violation de la loi ou de la justice » (définitions du dictionnaire Larousse). D’un point de vue sociologique, l’arbitraire apparaît indissociable des rapports de pouvoir et de domination dans lesquels il s’inscrit. Soulevant l’application différentielle du droit ou de la loi, il interpelle la « gestion des illégalismes » (Fischer et Spire, 2009) qui renvoie au « pouvoir discrétionnaire [des] agents […] mandatés par l’État pour prendre des décisions susceptibles de bouleverser la vie des sujets qu’ils ont en face d’eux ». Ce pouvoir, précisent les auteurs, s’exerce à partir d’« un répertoire d’actions qui va de la sanction à la transaction, et qui ne saurait se réduire à la manifestation

5 Voir également Puig et al. (2014). 6 Celles-ci ne peuvent être explicitées ici, ce qui nécessiterait un développement à part entière. 7 Sur la notion d’espace vécu, voir aussi Séchet et Veschambre (2006). 8 Si nous n’entrons pas dans les détails d’une analyse de discours telle que la pratique des linguistes, l’approche proposée tente de dépasser les limites d’une stricte analyse de contenu omettant les contextualisations socio-politiques.

46 Les espaces discursifs de la frontière autonome du pouvoir étatique » (Ibid.). Toutefois, l’objet ne sera pas tant ici, à l’instar d’un récent numéro de Cultures & Conflits (2015), de s’intéresser à la violence des pratiques aux frontières ; il s’agira plutôt, de manière complémen- taire, d’orienter le regard vers les discours des migrants ainsi suscités, qu’ils soient tenus au chercheur (en position d’extériorité initiale dans le cadre d’une enquête par familiarisation) ou au groupe de pairs.

Le matériau mobilisé relève d’une analyse secondaire des données, ce « reste » (Beaud et Weber, 2003) mis de côté de l’enquête ethnographique. Il a été recueilli lors de plusieurs terrains (combinant observations, discussions informelles et entretiens enregistrés). Ces derniers ont été réalisés en 2008 au Sénégal et entre 2003 et 2009 au Maroc9. L’enquête au Sénégal a été menée auprès de refoulés ayant tenté la traversée vers les îles Canaries (puis placés jusqu’à leur refoulement en centre de rétention) et rencontrés par la suite à Dakar, Mbour et Cayar dans leurs lieux de vie quotidienne (travail, quartier, maison familiale, etc.) ; l’enquête au Maroc a principalement été effectuée dans trois villes marocaines et leur périphérie, à Casablanca, Rabat et Fès auprès de Sénégalais cherchant à rejoindre l’Europe10. Les terrains sont donc multi situés « entre sites », mais aussi en termes de suivi de trajectoires11 . Des enquêtés, en effet, ont été rencontrés à plusieurs reprises dans différentes villes du Maroc, mais aussi dans leur pays d’origine suite à leur retour au Sénégal (par rapa- triement ou non). Ont ainsi été recueillis les témoignages de migrants12 sur leur expérience migratoire et, partant, sur leurs confrontations aux frontières externes de l’Europe et aux acteurs institutionnels les incarnant. Revenant sur l’étymologie du mot « témoin », Fassin (2010) rappelle les deux origines latines du terme. La première, « superstes », fait référence au témoin qui a vécu l’évè- nement et qui lui a survécu tandis que la seconde, « testis », désigne l’observa- teur extérieur d’une scène, qui y a assisté sans l’avoir personnellement vécue. Ici, c’est bien en tant que « superstes » que la parole des migrants est prise en compte.

9 Entre 2003 et 2007, le terrain marocain a été mené dans le cadre d’un doctorat de sociologie. Il a été poursuivi en 2009 dans le cadre du projet européen Eurobroadmap sur les représentations de l’Europe dans le monde (URMIS/RIATE/ITC, Paris 7). Le terrain au Sénégal a été effectué dans le cadre de l’ANR « MITRANS Migrations de transit en Afrique : dynamiques locales et globales, gestion politique et expériences d’acteurs », URMIS-SOLIIS-Institut Français d’Afrique du Sud. 10 Dans les deux cas, le corpus est majoritairement constitué d’hommes âgés entre vingt et quarante ans. Le nombre total d’entretiens n’a pas été précisément comptabilisé, mais plus de quatre-vingts personnes ont été rencontrées. L’approche défendue est celle de l’entretien ethnographique qui, se démarquant « du joug de la pensée statistique » (Beaud, 1996 : 234), privilégie l’entretien comme « situation d’observation » (Ibid.). Pour plus de détails sur les conditions de terrain, voir Pian (2009a). 11 Sur la démarche multisite, voir Marcus (2010). 12 Les Sénégalais rencontrés au Maroc alors qu’ils cherchaient à passer clandestinement en Europe revendiquaient l’appellation « aventuriers » – tout en s’y démarquant à partir du moment où ils renonçaient au passage (Pian, 2009a). En revanche, les Sénégalais rencontrés au Sénégal, partis en pirogues des côtes sénégalaises pour rejoindre les îles Canaries, ne se considéraient pas comme des « aventuriers ». Pour eux, le terme s’appli- quait à ceux faisant un long parcours par étapes (via le Maroc, la Libye, etc.), pouvant prendre plusieurs années, pour tenter de rejoindre l’Europe. Sur les rapports sociaux s’exprimant à travers les usages des auto et hétéro-définitions du terme « aventurier », voir Pian (2009a) et l’article de Canut dans ce numéro.

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L’article est structuré en deux parties. La première identifie différents registres de discours sur la mort, registres faisant référence à une mort physique au sens propre ainsi qu’à une mort sociale au sens figuré. La seconde partie s’intéresse à la manière dont la confrontation à une gestion institutionnelle opaque des migrations – notamment en centre de rétention – alimente certaines rumeurs, celles-ci pouvant être appréhendées comme un « fait social » (Bonhomme, 2009) témoignant, entre autres, d’un rapport aux institutions.

Du slogan à l’expérience vécue

Le slogan Barça wala Barsakh (Barcelone ou la mort ou l’au-delà en wolof), brandi par de nombreux Sénégalais ayant tenté en 2006 -2008 de rejoindre les îles Canaries depuis les côtes sénégalaises (ou se disant prêts à le faire), montre que la référence à la mort est bien présente13 dans les discours des migrants empruntant la voie de la traversée clandestine. Pour rappel, pour la seule année 2006, 31 000 personnes atteignent les îles Canaries en pirogue. Ce chiffre masque quelques milliers de morts et disparus en mer dont l’absence de dénombrement précis n’enlève rien aux marques laissées dans les localités très touchées par les départs14. Comme le souligne un pêcheur rencontré à Mbour en 2008 après son refoulement des îles Canaries : « On dit que ceux qui sont morts dans la mer clandestin, c’est au moins autant que le Diola. »15 Les discours évoquant la mort ou le risque de mort dans ces routes vers l’Europe comportent toutefois de profondes nuances selon qu’il s’agisse de légitimer, justifier voire de rationaliser l’émigration, de faire part d’expériences extrêmes confrontant aux obstacles naturels ou de décrire les formes de violences institutionnelles vécues dans le cours du périple effectué. La mort sociale versus la mort physique

À un premier niveau de discours, l’expression Barça wala Barsakh est érigée en emblème de la détermination à défier les frontières de l’Europe. Derrière ce défi, l’enjeu est d’exister socialement face à une vie qui, en l’état, est dite ne valant rien. Comme le dit Malik originaire d’une banlieue de Dakar : « Je ne suis pas parti pour partir, mais pour ne pas rester » (étudiant, vingt ans, dont le père est pêcheur)16. Ici, la prise de risque effectuée en empruntant la voie des pirogues est énoncée comme un moyen de s’opposer ou du moins de refuser la mort sociale. Celle-ci englobe le manque de considération des proches, l’impos- sibilité d’honorer ce qui relève du devoir, d’apporter une contribution financière à la vie familiale, bref, d’exister socialement (Timera, 2001 ; Pian, 2011a) dans

13 Même si elle peut être tournée en dérision, comme le montre la contribution de Kobelinsky dans ce numéro. 14 Voir par exemple les travaux de Bouilly (2008) pour le cas de Thiaroye-sur-Mer, commune de la ville de Pikine dans la région de Dakar. 15 Ce qui est communément appelé le « pays diola » se situe en Casamance et plus particulièrement en Basse-Casamance, région située au sud du Sénégal. Les diolas constituent le groupe ethnique majoritaire de la Basse-Casamance, mais se retrouvent aussi notamment en Gambie et en Guinée-Bissau. À ce sujet et pour plus de détails sur les enjeux politiques y afférant, voir Foucher (2003). 16 Sur la diversité des profils sociologiques des Sénégalais ayant tenté la traversée clan- destine depuis les côtes sénégalaise, voir Pian (2011a). En l’absence d’incidents, la durée de traversée est estimée à une dizaine de jours.

48 Les espaces discursifs de la frontière un contexte de crise économique et plus largement de reconfigurations des rapports familiaux au Sénégal.

Risquer sa vie, et même la perdre, c’est alors « entrer en action » et montrer aux yeux de tous que l’on est « capable » pour reprendre les propos de ce jeune Sénégalais17. La mort physique, si elle doit advenir, est dite comme un moyen d’accéder à une reconnaissance sociale post-mortum. Ces défis, lancés tout à la fois à la mort et à la vie, s’accompagnent de métaphores empreintes de réfé- rences religieuses : dans les récits recueillis, l’évocation du SIRAT est mobilisée à plusieurs reprises pour rendre compte de la dangerosité des courants maritimes au large des côtes marocaines et, ce faisant, de l’épreuve fatidique à affronter pour atteindre les îles Canaries. Comme le souligne ce fils de pêcheur âgé d’une vingtaine d’années, refoulé des îles Canaries et sans emploi (avant et après sa tentative de départ) :

« Car à ce moment-là, les clandestins sont devenus des artistes. Tu sais, dans le Coran, on dit que pour aller au paradis, il y a un chemin qu’on doit passer qu’on appelle le SIRAT. Nous, on appelle ça le SIRAT. Car le Coran dit qu’on doit passer en marchant sur un fil très mince. Donc les clandestins appellent la traversée SIRAT, et le Sénégal le monde des problèmes, l’Europe, le paradis, et pour cela, il faut passer par SIRAT. SIRAT, c’est le chemin à partir du Maroc où tous les clandestins commencent à paniquer car c’est plus houleux… »

Par cette allégorie, il est fait référence à la traversée du pont lors du jugement dernier. Dans le Coran, ce pont est décrit comme « plus tranchant que l’épée » et « plus fin que le cheveu ». Il est écrit que les non-musulmans ne parviendront pas à le traverser et tomberont en enfer ; les musulmans ayant pêché glisse- ront d’abord en enfer, puis, après un châtiment, pourront rejoindre le Paradis. Cet exemple montre comment, face au risque de mort inhérent à la traversée clandestine, tout un univers de signes et de symboles est convoqué18 mobilisant à la fois le registre religieux et les représentations de l’Europe : ici, celle-ci est associée à un Paradis dont l’accès, parsemé d’obstacles, nécessite la traversée d’un passage transitoire dangereux marquant une frontière entre deux mondes. Le franchissement de cette frontière est associé à une véritable épreuve avec des héros glorieux, déchus et/ou disparus.

L’assurance affichée face à une mort qui n’est pas crainte, mais défiée s’effrite toutefois lorsqu’est mise en mots l’expérience d’une confrontation imminente et non plus virtuelle à la mort physique. Cela ne veut pas dire que parmi les discours tenus au chercheur, certains seraient plus vrais que d’autres. En revanche, si les discours sont toujours cadrés19 selon leur contexte de production et les interlo- cuteurs en présence, ils le sont aussi selon le moment et la focale du récit. Les discours laissant place à une appréhension de la mort émergent lorsque les

17 Le risque perçu est fréquemment minimisé par les pêcheurs aguerris qui mettent en avant leur expérience de pêche au long cours, impliquant des sorties en mer s’étendant sur plusieurs jours. 18 Univers dont les rappeurs sénégalais se sont également saisis : ces derniers, en effet, se sont démarqués par une série de productions mettant en garde contre les dangers de l’im- migration clandestine tout en dénonçant les politiques migratoires européennes ainsi que la position tenue par le gouvernement sénégalais. À ce sujet, voir Moulard-Kouka (2014). 19 Nous nous référons ici à la notion de cadrage des discours (Cefai, 2001).

49 Anaïk Pian

Sénégalais rencontrés évoquent rétrospectivement le naufrage de leur embarca- tion et/ou la dureté des conditions de traversée (affronter la chaleur ou la pluie, abrité au mieux sous une bâche ; faire face au manque d’eau et de nourriture ; se rendre compte avec effroi que la pirogue est en train de se fissurer, assister aux délires de compagnons de route, etc.). En témoigne le récit de la traversée vers les îles Canaries fait par ce pêcheur de Mbour, âgé de trente-huit ans et travaillant, comme son père et ses grands-parents avant lui, dans le secteur de la pêche depuis son plus jeune âge :

« La pirogue prenait l’eau, il fallait écoper. Les gens ne voulaient plus porter de gilets de sauvetage, ils disaient que mourir dans la mer après 10 minutes ou 40 minutes, c’est la même chose. »

De la même façon, Mbalo (trente ans), travaillant avant son départ comme ouvrier journalier sur des chantiers de construction, souligne à propos de camarades d’infortune ayant emprunté la même pirogue que lui : « Avant de voir leur mort, ils se sont jetés dans la mer pour être tranquilles ». Assister, désarmé, au décès de compagnons de route dont les corps sont jetés par-dessus bord est également raconté comme une épreuve particulièrement éprouvante :

« C’est horrible, tu vois que tu n’es rien et tu te demandes qu’est-ce que c’est la vie… Tu n’es rien, tu meurs comme ça, peut-être que ton corps va être retrouvé sur une plage, anonyme… » (Sy, mécanicien, ayant tenté de rejoindre les îles Canaries à partir du Maroc)

Ce qui s’exprime à travers ces propos, c’est un sentiment d’impuissance conjuguant fatalisme (cela ne sert rien de mettre un gilet de sauvetage) et nihilisme (la vie ne semble plus avoir de sens). Mais ce n’est pas seulement le face-à-face avec les forces naturelles qui invite les migrants à moduler la teneur du slogan Barça wala Barsakh ; c’est également, dans un registre complémen- taire20, la confrontation à un pouvoir discrétionnaire.

Un pouvoir discrétionnaire, détenteur de vie et de mort

La référence à la mort intervient souvent lorsque les intéressés racontent comment, à un moment de leur expérience migratoire, ils se sont retrouvés face à des agents de l’État (militaires, gardes-frontières, policiers, etc.) ou « profes- sionnels de la frontière » (Lask, 1995) incarnant l’ordre étatique et qui, par un seul geste, une seule décision, un seul mot d’ordre peuvent ou non les maintenir à la frontière de la vie.

C’est le cas d’Amadou, rapatrié au Sénégal au lendemain des évènements de Ceuta et Melilla en 2005. Amadou est arrivé au Maroc en 2001, dans l’espoir de rejoindre l’Espagne. Il se reconvertit finalement dans le commerce de rue à Casablanca. En 2005, alors qu’il vendait sa marchandise dans les rues de la

20 À cet égard, voir également les travaux de Shindel (2016) mettant en relation (tant d’un point de vue pratique que discursif) les nouvelles technologies de contrôles aux frontières européennes et l’exposition accrue aux dangers et aléas de la nature auxquels se confrontent les étrangers cherchant à rejoindre clandestinement l’Europe.

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Médina, il est arrêté par les forces de l’ordre marocaines dans le cadre d’une vaste opération de rafle, puis expulsé à la frontière algérienne. Il fait partie de ces migrants ayant erré, plusieurs jours, dans le no man’s land désertique entre le Maroc et l’Algérie avant que, face au tollé international suscité, les autorités marocaines et algériennes ne se décident de revenir chercher dans le désert les migrants expulsés, pour ensuite organiser des rapatriements à destination des pays d’origine. Comme le souligne Agier (2013 : 68) en faisant référence aux enquêtes menées par Lecadet (2012) auprès d’expulsés maliens, l’expul- sion « fait exister la frontière par son dehors » et instaure un tri entre ceux qui sont autorisés ou non à vivre dans le « dedans » de la frontière. La violence du processus – pour les expulsés – est renforcée par la manière dont elle est mise en acte. Rencontré au Sénégal plusieurs mois après son rapatriement du Maroc, Amadou raconte ainsi son expulsion :

« On nous a amenés à Fès, là, on a enfoncé dans le bus d’autres gens et on nous a conduit à Oujda […]. Un camion nous a conduits jusqu’au désert. Personne ne se révolte. Les policiers étaient armés et si on ripostait, ils pouvaient te tuer là, comme ça, comme une goutte d’eau, sans que personne ne sache. »

Après avoir erré plusieurs jours dans le désert, tour à tour refoulés par les gardes-frontières algériens et marocains, Amadou atteint, avec un petit groupe de compagnons de route, un village de l’Est marocain. Exténué, déshydraté, le petit groupe s’adresse à des Marocains pour leur demander du pain et de l’eau lorsqu’arrive une patrouille de police. Amadou rapporte les propos alors tenus :

« Il vaut mieux que vous nous tuez là, sur place, plutôt que de nous laisser agoniser […]. Pourquoi vous nous avez jetés dans le désert ? Si vous ne voulez pas de nous, il faut nous retourner chez nous, mais pas nous faire ça. On est des hommes, on a une famille, on n’est pas un animal. »

Ce récit fait au chercheur exprime plusieurs rapports à l’ordre institutionnel. La revendication d’une humanité niée « on est des hommes » s’oppose au traitement infligé, traitement renvoyant au statut « d’homo sacer », celle de l’homme dont il ne reste plus que la « vie nue » (Agamben, 1998) face à des autorités détenant un pouvoir de vie et de mort21. Les propos tenus font part un écart ou décalage entre ce que l’État fait des corps (« enfoncés », réduits à une « goutte d’eau », à un « animal ») et ce que l’on est, estime être. Qui plus est, le pouvoir ainsi exercé prend place dans une situation d’anonymat. Ce qu’exprime le discours d’Amadou, en effet, c’est la vision d’une mort dans l’indifférence générale, mais aussi d’une mort donnée en toute impunité par des agents de l’État qui n’en seront pas inquiétés (« ils pouvaient te tuer là, comme ça, sans que personne ne le sache »). À travers ces mises en mot, ce sont des zones d’infra- droit (Lochak, 1985) qui sont décrites et vécues comme telles. Lochak distingue deux types de droit, l’un objectif, l’autre subjectif, censés fonctionner ensemble et de manière dialectique dans un État de droit. Si les règles en vigueur (droit objectif) sont un instrument du pouvoir, dans le même temps note l’auteure, les individus doivent avoir la possibilité de mobiliser le droit en vue d’obtenir une protection contre les excès voire l’arbitraire du pouvoir (droit subjectif). Or,

21 Sur les violences policières commises, voir par exemple les rapports de Médecins Sans Frontières (2005 et 2013).

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constate Lochak, le régime appliqué aux étrangers se situe très souvent du côté de l’État de police dans la mesure où le droit subjectif tend à disparaître, tandis que le droit objectif est confié à l’arbitraire des autorités administratives22.

Dire la « vie nue », entre folie et résistances

Dire la « vie nue » pour ceux qui en ont fait l’expérience, c’est raconter un « évènement » au sens où l’entend Leclerc-Olive (1997 : 20). Pour l’auteure, l’évè- nement est « ce qui fait irruption, discordance, qui introduit un changement, qui marque une discontinuité » dans une trajectoire biographique. Mais dire la « vie nue » c’est aussi, du moins parfois, tenter d’y résister par la parole. La mortification des corps

La mise à l’épreuve d’une humanité niée est prégnante dans plusieurs récits évoquant l’arrivée aux îles Canaries puis le placement en centres de rétention. Certes, dans un premier temps du moins, le repérage par les patrouilles de la Guardia Civil est décrit comme un soulagement lorsque les embarcations de fortune arrivent à destination : la traversée se termine ; une étape du voyage est franchie. À l’instar des intervenants de la Croix Rouge qui, très vite, les prennent en charge, les membres de la Guardia Civil peuvent être perçus comme des acteurs qui « sauvent », participant d’une prise en charge humanitaire où la reconnaissance de l’autre, en tant qu’être humain, est prise en compte23. Ces propos cèdent vite la place, toutefois, aux récits d’expériences dépersonnali- santes et humiliantes : déshabillage, fouilles au corps ; regroupement et entas- sement derrière des barrières de sécurité ; interrogatoire de police, etc. Autant de pratiques auxquelles s’est intéressée la littérature sociologique sur les lieux d’enfermements : pour ne citer que quelques exemples, on peut se référer au célèbre ouvrage de Goffman (1968) sur l’asile psychiatrique, aux travaux de Boe (2015) sur les conditions de détention des étrangers en prison en France et aux

22 Plusieurs études ethnographiques invitent à prendre en compte un autre aspect de la violence institutionnelle. À l’absence ou au non-respect du droit (enfermement et/ ou refoulement arbitraires, etc.) s’ajoute parfois un « trop-plein » du droit dès lors que la multiplication et juxtaposition – aux échelles nationales et internationales – de lois, de règles et de conventions posent un cadre juridique très complexe qui échappe aux concernés (même assistés d’avocats). À cet égard, les travaux de Darley (2009) sur des centres d’enfermement en République Tchèque et en Autriche ou ceux de Clochard (2014) sur la prison de Nicosie à Chypre montrent bien la complexité du « pouvoir administratif légal hypertrophique » (Makaremi et Kobelinsky, 2009 : 21) auxquels se heurtent les étrangers confrontés aux institutions chargées de leur mise à l’écart. 23 Par comparaison, les membres de Guardia Civil chargés de la surveillance des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla situées dans le nord du Maroc sont perçus d’une manière beaucoup plus négative (cf. Pian, 2013 et la contribution de Kobelinsky dans ce numéro). Ces différences s’expliquent notamment par les exactions et, plus largement, les « refoulements à chaud » vers le Maroc commis en cette zone fronta- lière. Ces pratiques sont régulièrement dénoncées par les associations de défense des droits des migrants. Voir par exemple : Cimade et AFVIC (2005) Refoulements et expul- sions massives des migrants et demandeurs d’asile : récit d’une mission de l’AFVIC et de la Cimade, 9 p., [en ligne]. URL : http://www.algeria-watch.org/pdf/pdf_fr/afvic_ cimade121005.pdf. Voir également : Migreurop et Gadem (2015) Ceuta et Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique ?, [en ligne]. URL : http://www.migreurop.org/ article2666.html. On peut aussi, à ce sujet, voir : Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (2015) 25e rapport général du CPT, Conseil de l’Europe, 80 p., [en ligne]. URL : https://rm.coe.int/1680696acc

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États-Unis ou encore à ceux de Makaremi (2009) décrivant, dans le contexte français, les techniques de gestion et de rationalisation des corps à expulser24.

Kader est parti au Maroc en 2002 dans l’idée d’être recruté dans une équipe de foot marocaine, tout en y poursuivant ses études. Ses projets bifurquant, il tente la traversée vers les îles Canaries depuis le Sahara marocain. Renvoyé au Maroc puis contrôlé en situation irrégulière plusieurs mois plus tard sur le territoire marocain, il est sommé de quitter immédiatement le pays s’il ne veut pas être expulsé à la frontière algérienne. Désabusé, il décide de rentrer au Sénégal. Je le rencontre par l’intermédiaire d’Amadou qu’il a connu au Maroc. Nous convenons d’un rendez-vous chez lui, dans la banlieue de Dakar ; mais, à mon arrivée, Kader se montre hésitant, ne voulant plus revenir sur son passé, de peur dit-il, de raviver des plaies. Il accepte finalement de me parler, et nous restons près de 3 heures à discuter, dans sa chambre. À la fin de l’entrevue, il me remercie pour l’avoir écouté sans le juger. Kader raconte le moment où son embarcation est interceptée par les gardes-côtes à proximité des îles Canaries. Il revient sur son transfert en bateau vers le centre de rétention de Lanzarote et l’attente subie, à son arrivée sur l’île, derrière un « cordon rouge et blanc » : « c’est les barrières qu’on met pour délimiter une zone d’accident » explique-t- il. Perçues comme humiliantes, ces barrières symbolisent à ses yeux la mise à l’écart des parias. Elles marquent une « clôture sociale » (Fischer, 2005) instituant une rupture avec l’ordre des interactions ordinaires. Kader dit alors souffrir du regard des gens qui s’attroupent, des « curieux », des journalistes et cameramen qui les attendent sur place. Il explique porter les mains à son visage de peur d’être reconnu au journal télévisé par une connaissance depuis le pays d’origine. Se donne ainsi à lire un contraste entre d’un côté un traitement anonyme et de l’autre, la profusion de regards, de clichés qui violent l’intimité. À moins que cette violation de l’intimité ne participe de cette anonymisation à laquelle ces migrants sont renvoyés de manière forcée : « Là-bas (dans les centres de rétention) on n’est rien, que des immigrés clandestins » ajoute Kader.

Lors de nos différentes rencontres à Saly, où il a trouvé refuge auprès d’amis ayant, eux aussi, tenté la traversée vers les îles Canaries, Thiarnow (vingt-six ans, marié, sans enfant, diplômé d’un BTS commercial) met en mots une expérience pour partie similaire. Quelques jours après son départ de Saint-Louis au Sénégal, son embarcation part à la dérive puis est interceptée par les gardes-côtes mauri- taniens. Faisant part des mauvais traitements reçus en centre de rétention (il sera par la suite expulsé à la frontière sénégalaise), il insiste : « c’est comme si tu étais un sac vide ». Exprimant l’inégale valeur des vies inscrites dans des rapports de pouvoir et de domination, les expressions « n’être rien » ou « être un sac vide » reviennent de manière récurrente dès lors qu’il s’agit d’évoquer le rapport aux agents incarnant la surveillance des frontières. À son retour au Sénégal, Thiarnow est hospitalisé en psychiatrie durant quelques semaines. La violence, telle qu’elle est dite, c’est aussi la dépossession d’une identité, « pour soi et pour autrui » (Dubar, 1991) et qui peut profondément marquer les corps, comme le montrent plus largement Petit et al. (2014) à propos des effets de la migration internationale sur la santé mentale des migrants au Sénégal.

24 Plus largement, sur la manière dont les rhétoriques humanitaires et sécuritaires se mêlent dans la gestion des migrations, voir la réflexion de Cuttitta (2015) à partir du cas de Lampedusa.

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Ces discours sur la « mortification » des corps, pour reprendre une expres- sion goffmanienne, doivent cependant être resitués : d’une part, comme souligné précédemment, ils constituent une partie seulement des discours tenus qui, à d’autres moments, mettent plutôt en avant l’image d’individus acteurs de leur destin (Pian, 2009a ; Canut, dans ce numéro) ; d’autre part, ils n’enlèvent rien, dans la pratique, à la mise en place d’actes de résistances. Ces actes peuvent prendre la forme de tactiques ou micro-tactiques visant à résister à la « vie nue » du confinement, comme le décrit Clochard (2016) à propos des étrangers placés en rétention administrative dans différents pays d’Europe. La parole, en tant qu’« action et praxis sociale » (Canut et Sow, 2014 : 11) prend également ici toute son importance. Certains tentent de résister en revendi- quant publiquement des droits – à l’image de refoulés au Sénégal (Pian, 2011b) ou de migrants « bloqués » au Maroc, comme le montre le témoignage de Fiston Massamba recueilli par Claire Rodier (Massamba, 2006). Mais une autre dimension discursive, encore, est à relever : elle concerne la production de rumeurs « énoncé[es] en contexte qui implique[nt] des évènements, des gestes et des affects » (Bonhomme, 2009 : 30)25 par lesquelles les intéressés tentent de résister à une incertitude qui les dépasse, même si, dans un même mouvement, ces rumeurs génèrent tout à la fois elles-mêmes des incertitudes. C’est de ce dernier point dont il va être question. Faire face à l’arbitraire : production et circulation de rumeurs

À partir d’une enquête ethnographique au centre CETI (Centre de séjour temporaire pour immigrés) de Ceuta, Andersson (2014) insiste sur le fait que le maintien dans l’attente constitue, en tant que « management temporel », un mode important de gestion et de contrôle des frontières européennes. Pour l’auteur, les frontières forment une géographie et un paysage temporels complexes où la rapidité des interventions des États appuyées par une techno- logie avancée (interceptions des embarcations, des migrants tentant de franchir des frontières délimitées par des barbelées) participent à créer en retour, pour les migrants, des expériences de lenteur et d’attente. De la même façon, à partir de ces travaux sur les demandeurs d’asile et les étrangers en centres de rétention au Royaume-Uni, Griffiths (2014) met en évidence différentes formes subjectives de l’attente au regard des possibles projections temporelles des inté- ressés. De telles expériences se retrouvent dans les récits des migrants en centre de rétention aux îles Canaries. Le récit de Cheir rapporté ci-dessous rejoint l’ex- périence du « sticky time » décrit par l’auteure pour rendre compte de la durée et de la lenteur d’une attente devant aboutir à un changement de situation :

« On attend, la journée, et même la nuit… Les Espagnols nous on donnés des chaus- sures en plastique, du dentifrice, un peu de lessive… On nous apporte deux repas par jours… Régulièrement, un policier vient avec une liste d’une dizaine de noms… Selon les bruits de couloir, on dit que si tu es interpellé la nuit, tu vas être rapatrié, si c’est le jour, peut-être que l’on va t’emmener en Espagne. » (Pêcheur, trente ans, refoulé au Sénégal en 2006)

25 L’auteur distingue la rumeur de la « croyance » en ce que cette dernière serait plus profondément ancrée « supposant davantage une persistante de la représentation au sein du groupe » (Ibid. : 31).

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Mais ce témoignage ne fait pas seulement état d’une incertitude tempo- relle ; il met en exergue une double incertitude temporelle et spatiale concer- nant autant le moment que le lieu du transfert effectué par les autorités. Ces lieux d’enfermement fonctionnent sur un rapport asymétrique à l’information : l’institution prélève des informations sur les corps, mais n’en donne pas. Dès lors, les migrants se raccrochent aux rumeurs à partir desquelles ils espèrent, désespèrent, se mettent à douter : comme l’explique Cheir un peu plus haut, selon le moment de la journée où les agents viennent les chercher, la durée de leur rétention, les intéressés pensent qu’ils vont être rapatriés ou non. Dans un ouvrage consacré à une sociologie politique des rumeurs, Aldrin (2005) note comment l’absence d’informations officielles est propice à leur développe- ment, et ce, que les rumeurs soient fausses ou avérées. Dans son étude sur les « bembas », rumeurs alimentant le quotidien des prisonniers politiques sous la dictature en Argentine (1976-1983), Ípola (2006 : 174) montre comment, en l’absence d’information sur leur devenir individuel et collectif (immédiat comme à long terme), les détenus se raccrochent aux « bembas », « facteurs d’espoirs et aussi des peurs, mais avant tout moyens naturellement artisanaux pour comprendre la désinformation et l’incertitude ». Si la rumeur doit être appré- hendée comme un triple mouvement de production, circulation et réception des discours (Ibid.), elle doit, conjointement se lire comme rapport – voire un rapport de force – à l’institution.

Dans le cas présent, l’incertitude sur le devenir (transfert sur la péninsule ibérique ou refoulement au pays d’origine) est accentuée par des procédures de réadmission assez opaques entre les gouvernements espagnols et sénégalais (Pian, 2009b) donnant lieu certes, à des vagues de refoulements, mais aussi parfois, comme durant l’été 2006, à plusieurs vagues d’acheminement des migrants en Espagne. Qui dit incertitude, dit aussi place donnée à la chance et au destin : dès lors que les règles du jeu institutionnelles semblent arbitraires, un espace d’opportunités est par-là même ouvert. Le défi lancé au « monde frontière » (Cuttitta, 2007) se fait alors à travers la circulation de légendes depuis les lieux de départ. Dans les banlieues de Dakar, le récit suivant – avec quelques variantes – m’a été plusieurs fois conté ; je l’ai aussi entendu lors de veillées entre jeunes Sénégalais : un capitaine de pêche achemine une pirogue contenant une soixantaine de passagers jusqu’aux îles Canaries. En passe d’être refoulé, il avertit les Espagnols : « si vous me renvoyez au Sénégal, je vais revenir et j’amè- nerai encore plus de personnes ». Quelque temps plus tard, il parvient à nouveau aux îles Canaries accompagné du double de passagers. Il est à nouveau refoulé et réitère sa mise en garde. La troisième fois, il arrive aux îles Canaries avec trois fois plus de passagers. Les Espagnols n’osent plus le refouler et il est transféré en Espagne. Au-delà des variantes entendues26, ce récit comportant une intrigue et un dénouement fait référence à une actualité immédiate (les traversées en pirogue vers les îles Canaries) tout en étant empreint d’une moralité invitant à faire preuve de persévérance : car, si tout reste possible, c’est aussi que rien n’est véritablement joué d’avance, le cadre légal de la gestion des migrations apparaissant tout à la fois discrétionnaire et arbitraire.

26 Notamment en ce qui concerne le nombre de passagers.

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Conclusion

Bien que les terrains d’enquête dont il est ici question remontent à quelques années, les enjeux soulevés demeurent d’une profonde actualité : en témoignent, en février 2017, les tentatives de passages collectives des enclaves de Ceuta et Melilla par plusieurs centaines de migrants subsahariens. L’une des caractéristiques contemporaines des frontières – qu’elles soient terrestres ou maritimes – est le nombre de morts qu’elles produisent, comme en attestent les données fournies par l’OIM (2014 ; 2016) ou de nombreuses ONG de défense des droits des migrants. Selon le point de vue d’où l’on se place, les frontières maté- rialisent et symbolisent tout à la fois inclusion protectrice ou exclusion mortifère. Dans le cours des expériences migratoires toutefois, il n’existe pas un registre de discours unique mettant en scène la mort, mais différentes orientations discursives selon les références du contexte d’énonciation. En s’intéressant aux « mises en voix des évènements vécus » (Canut et Sow, 2014 : 16), l’article a néanmoins tenté de mettre au jour des invariants et des similitudes dans les manières de dire ce qui est perçu comme violence aux frontières par ceux qui tentent de les franchir clandestinement. Si l’on considère le langage comme « activité de mises en formes » (Cassirer, 1972 : 30) produisant des « formes différentes de conception du Moi et du Monde » (Ibid. : 33), ces mises en mots renseignent sur la manière dont l’ordre (ou dés-ordre) institutionnel est perçu et vécu, engageant un rapport aux agents de l’État. S’intéresser aux mises en mots invite alors à saisir comment les frontières se forment, aussi, dans et par les discours.

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60 Résumé - Abstract - Resumen

Anaïk Pian Les espaces discursifs de la frontière : mort et arbitraire dans le voyage vers l’Europe

En mobilisant différents terrains menés auprès de Sénégalais cherchant à rejoindre clandestinement l’Europe, l’article s’intéresse à la fabrique des discours sur la mort et, partant, sur la violence aux et des frontières. Une première partie met en perspective différents registres de discours sur la mort, registres faisant référence à une mort physique au sens propre ainsi qu’à une mort sociale au sens figuré. Les discours évoquant la mort ou le risque de mort dans ces routes vers l’Europe comportent toutefois de profondes nuances selon qu’il s’agisse de légitimer, justifier voire de rationnaliser l’émigration, de faire part d’expériences extrêmes confrontant aux obstacles naturels ou de décrire les formes de violences institutionnelles vécues dans le cours du périple effectué. La seconde partie s’intéresse à la manière dont la confrontation à une gestion institutionnelle opaque des migrations – notamment en centre de rétention – alimente la production et circulation de rumeurs, qui peuvent être vues, en partie, comme un mode de résistance à un contexte d’incertitude. S’intéresser aux mises en mots invite alors à se demander si les frontières ne se forment pas, aussi, dans et par les discours.

Discursives Spaces of Border: Death and Arbitrariness in Journeys towards Europe

By mobilizing different field studies carried on with Senegalese trying to get to Europe clandestinely, this article examines the form and content of narratives about death during border crossing, and, drawing on this, about violence of and at borders. A first part puts into perspective different registers in narra- tives about death, referring to physical death in a literal sense as well as social death in a figurative sense. However deep nuances may be found in narra- tives evoking death or death risk in these migration routes towards Europe, depending on whether they legitimate, justify or even rationalise migration, and also depending whether they relate extreme experiences confronting to natural obstacles, or describe forms of institutional violence experienced in the course of the journey. The second part shows how confrontation with an opaque management of migrations – particularly in holding centers – contributes to the start and spreading of rumours, which can be partly seen as a form of resist- ance to a context of uncertainty. Examining these narratives raises the question whether borders are also formed by and through discourses.

61 Résumé - Abstract - Resumen

Espacios discursivos de la frontera: la muerte y lo arbitrario en viajes hacia Europa

Movilizando diferentes trabajos de campo llevados a cabo entre senegaleses que buscan llegar de forma clandestina a Europa, el artículo examina la fábrica de discursos sobre la muerte y la violencia en y de las fronteras. La primera parte pone en perspectiva diferentes registros de discurso sobre la muerte; registros que se refieren a una muerte física en el sentido estricto y a una muerte social en el sentido figurado. Los discursos que evocan la muerte o el riesgo de muerte en las rutas hacia Europa conllevan sin embargo profundos matices según se trate de legitimar, justificar o incluso racionalizar la emigración, de dar cuenta de experiencias extremas confrontándose a obstáculos naturales o de describir las formas de violencias institucionales vividas en el transcurso del periplo. La segunda parte examina la manera en que la confrontación con una gestión institucional opaca de las migraciones – sobre todo en los centros de internamiento – alimenta la producción y la circulación de rumores que parcialmente pueden ser vistos como un modo de resistencia en un contexto de incertidumbre. Interesarse por las formas en que ello se pone en palabras invita a preguntarse si las fronteras no se forman, también, en y a través de los discursos.

62 REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 63-90

Compter les morts aux frontières : des contre-statistiques de la société civile à la récupération (inter)gouvernementale Charles Heller1 et Antoine Pécoud2

Introduction

Depuis les soulèvements dans le monde arabe et les conflits qui secouent cette région du monde, la zone euro-méditerranéenne vit au rythme des naufrages en mer, et des milliers de migrants qui perdent la vie au large des côtes européennes. L’attention médiatique et politique suscitée par la « crise des migrants » (ou « crise des réfugiés ») a contribué à rendre visible – voir à spectaculariser – un phénomène déjà ancien : les « morts aux frontières » ne constituent pas, en effet, un phénomène récent ; ils sont de longue date une des conséquences du conflit de mobilité qui oppose les politiques de contrôle des États les plus riches au désir de migrer des populations du Sud, auxquelles on dénie le droit de franchir légalement les frontières. Si ces décès ont longtemps été peu documentés, ils n’en ont pas moins fait l’objet, depuis le début des années 1990, de l’attention de la société civile : plusieurs associations ont alors entamé un décompte de ces morts, avec l’intention de rendre visible les consé- quences humaines de la « Forteresse Europe », de demander des comptes aux États européens et d’appeler à une réorientation des politiques de fermeture des frontières.

Dans le climat de crise actuel, ces initiatives de la société civile ont fait des émules et ont inspiré d’autres acteurs, à commencer par l’Organisation inter- nationale pour les migrations (OIM). En 2013, cette dernière a lancé le Missing Migrant Project (MPP)3, dont l’objectif est de fournir des données statistiques

1 Chercheur associé au Centre de recherche en architecture, Goldsmiths, Université de Londres et post-doctorant soutenu par le Fonds National de la Recherche Suisse (FNS) au Centre pour l’Étude des Migrations de l’Université Américaine du Caire ainsi qu’au Centre d’Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales du Caire, Centre for Research Architecture, Department of Visual Cultures, Goldsmiths College, University of London, 8 Lewisham Way, New Cross, London SE14 6NW, UK ; [email protected] 2 Professeur de sociologie, Université Paris 13 et chercheur associé au CERI/Sciences Po, UFR DSPS, Université Paris 13, 99 avenue J.-B. Clément, 93430 Villetaneuse ; [email protected] Cet auteur remercie la Fondation des sciences sociales pour son soutien. 3 Cf. http://missingmigrants.iom.int/ (consulté le 27/09/2016).

63 Charles Heller et Antoine Pécoud

sur les décès et les disparitions de migrants. Ce projet consiste notamment en un site Internet, qui permet d’obtenir « en temps réel » des informations sur ces morts : sont ainsi renseignés le nombre de migrants concernés, leur pays d’origine, le lieu et les raisons de leur décès (noyade, hypothermie, accidents, etc.), leur âge et leur sexe, ainsi que la route migratoire qu’ils étaient en train d’emprunter. Toutes les régions du monde sont concernées, même si – comme l’indique l’OIM elle-même sur son site4 – cette initiative répond avant tout à la situation dans la zone euro-méditerranéenne.

Au travers d’une analyse du Missing Migrant Project de l’OIM, cet article propose une réflexion sur les enjeux politiques soulevés par les morts aux frontières et en particulier sur la manière dont ces décès sont pris en compte par une organisation intergouvernementale dont une des fonctions est préci- sément d’aider les États à mieux contrôler leurs frontières. Il repose sur le constat suivant : les morts aux frontières résultent d’une prise de risque par les migrants, laquelle est largement liée à l’impossibilité d’obtenir un accès légal à la migration ; l’intensification et la diversification, par l’Union européenne et les pays européens, de leurs méthodes de contrôle des frontières accroissent donc directement la précarité et les dangers de l’expérience migratoire.

Ce rapport de causalité entre surveillance des frontières et décès de migrants ne signifie pas nécessairement que les États sont juridiquement responsables de ces décès, ni qu’ils aient l’intention de les provoquer ; il suffit cependant pour établir le rôle direct des États dans les conditions qui conduisent les migrants à prendre des risques souvent mortels. Ce rôle central joué par les États européens n’est par ailleurs pas incompatible avec la reconnaissance du rôle d’autres acteurs, comme les « passeurs » : les gouvernements des pays de destination blâment régulièrement ces intermédiaires, qui organiseraient pour leur seul profit ces traversées de la Méditerranée, sans tenir compte des risques liés à la piètre qualité des embarcations ou aux conditions météorologiques défavorables.

Or, l’appropriation du décompte des morts aux frontières par une orga- nisation intergouvernementale comme l’OIM transforme profondément la dimension politique de cette pratique. En effet, alors que la société civile compte les morts pour s’opposer aux politiques des États qui conduisent les migrants à prendre des risques pour accéder à leur territoire, l’OIM participe elle-même au contrôle des migrations. Elle joue un rôle important dans les politiques migra- toires des pays occidentaux, et notamment dans leurs efforts pour contrôler leurs frontières au travers de stratégies déterritorialisées (ou externalisées). Si un des slogans de cette organisation est de promouvoir une migration « humaine et ordonnée pour le bénéfice de tous »5, les recherches empiriques sur ses projets ont établi qu’elle est un acteur dans la mondialisation du contrôle des migrants : en s’impliquant, par exemple, dans l’introduction de nouvelles technologies de contrôle dans les zones de départ et de transit, dans le renvoi (parfois qualifié de « retour volontaire ») de migrants dans leur pays d’origine, ou dans des campagnes d’information pour dissuader les migrants potentiels de partir, l’OIM s’aligne sur les préoccupations sécuritaires des États de destination

4 Cf. https://missingmigrants.iom.int/about 5 Cf. https://www.iom.int/fr/propos-de-loim

64 Compter les morts aux frontières et renforce leur capacité de contrôle6. Elle contribue donc à créer les conditions qui conduisent aux morts aux frontières, c’est-à-dire précisément à cette réalité qu’elle prétend documenter et combattre dans son Missing Migrant Project.

C’est ainsi que l’OIM a lancé, le 10 juin 2016, un projet de « renforcement des capacités » des gardes-côtes en Libye ; grâce à un financement du gouver- nement des Pays-Bas, l’OIM souhaite « sauver des vies en mer » en formant les fonctionnaires libyens et en leur fournissant du matériel7. Or, quatre jours après l’annonce de ce projet, le 14 juin 2016, Amnesty International dénonçait les pratiques des gardes-côtes en Libye : l’organisation de défense des droits de l’homme révélait que des migrants ont été l’objet de tirs lors de leur inter- ception en mer, avant d’être emprisonnés dans des centres de détention et d’y être exposés à la torture8. Comme le documente par ailleurs Brachet (2016), l’OIM joue donc un rôle assez ambigu en Libye : tout en prétendant poursuivre des objectifs humanitaires dans un pays en pleine guerre civile, elle travaille à empêcher les migrants de tenter la traversée afin de gagner l’Europe.

Il y a ainsi une tension interne aux activités de l’OIM, qui compte et déplore les morts aux frontières tout en contribuant à créer les conditions qui conduisent à ces décès. L’objectif de cet article n’est cependant pas seulement de mettre en évidence cette ambiguïté ou de polémiquer sur l’hypocrisie, voire le cynisme, de cette organisation. Nous souhaitons avant tout comprendre les raisons qui poussent l’OIM à recenser les morts aux frontières, la manière dont cette activité s’insère dans ses stratégies et ses discours, et interroger les conséquences de son implication récente dans une pratique qui était, jusqu’il y a peu, essentielle- ment conduite par des ONG.

L’article est structuré de la façon suivante. Il propose tout d’abord un cadre théorique pour penser le rapport entre statistique, États, migrations, et société civile. Il décrit ensuite le phénomène des « morts aux frontières » ainsi que les différentes initiatives citoyennes qui ont tenté de les documenter. Il analyse la reprise, par l’OIM, de cette activité de comptage des morts et montre qu’elle s’inscrit dans un phénomène plus large d’« humanitarisation des frontières » (Cuttitta, 2014 ; Walters, 2011), qui voit le contrôle des frontières être justifié non seulement par des raisons d’ordre sécuritaire, mais aussi par des considérations humanitaires. Finalement, nous analysons l’implication de la récupération par l’OIM du comptage des morts aux frontières pour les acteurs de la société civile, et explorons la manière dont ces derniers peuvent tenter de poursuivre leur critique des politiques migratoires dans ce nouveau contexte.

6 Voir par exemple Andrijasevic et Walters (2011), Georgi (2010) et Pécoud (2017). 7 Cf. https://www.iom.int/news/netherlands-iom-build-libyan-coast-guard-capacity-save- lives-sea (consulté le 27/09/2016). 8 Cf. https://www.amnesty.org.uk/press-releases/refugees-shot-libyan-coastguard-being- detained-shocking-conditions-back-libya#.V1-YY71NHQU.twitter (consulté le 27/09/2016).

65 Charles Heller et Antoine Pécoud

États, (contre-)statistiques et migrations

Dans son cours de 1978 au Collège de France, intitulé Sécurité, Territoire, Population, Foucault (2004) évoque à plusieurs reprises les statistiques et leur rôle fondamental dans une transformation du pouvoir au cours du XVIIe siècle, c’est-à-dire dans la naissance de ce qu’il nomme « gouvernementalité ». Cette dernière est décrite comme une forme de pouvoir « qui a pour cible la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité » (Foucault, 2004 : 111). La gouvernementa- lité suppose un changement dans la production du savoir, car elle requiert une évaluation constante des forces et des ressources de l’État. L’outil principal pour produire ce savoir est la statistique – terme dont l’étymologie renvoie d’ailleurs à la connaissance de l’État. C’est ainsi que l’État se soucie de sa population, en termes de quantité, mortalité, natalité, sexualité, richesses, etc.

Dans un ouvrage classique, Scott (1998) s’inspire de Foucault et démontre le lien consubstantiel entre État et statistique : grâce aux statistiques, les États « voient » leur territoire et leur population et, par là même, les gouvernent. Les statistiques introduisent une relation productive et circulaire entre État, popula- tion, savoir et gouvernement. Dans une optique constructiviste, elles « créent » un État ou un pays en produisant un territoire et une population homogènes. Faute de données statistiques, territoire et population ne seraient pas perçus comme un tout, mais comme une collection hétéroclite d’éléments sans cohérence ni continuité. De plus, la production même de ce savoir statistique est liée au gouvernement de la population, dans la mesure où les statistiques sont générées au travers d’un appareil administratif qui en retour opère sur la base de ce savoir. Les statistiques, comme forme de savoir, sont donc inextrica- blement liées aux rapports de pouvoirs (voir aussi Legg, 2005 ; Rose-Redwood, 2012).

Les migrations offrent un exemple clair de ce lien. Les statistiques en la matière ne décrivent pas simplement (ou « objectivement ») une réalité sociale préexistante. Les statistiques contribuent au contraire à faire exister les migra- tions, en les rendant visibles et chiffrables par les États ; ce faisant, elles sont à la fois le produit des politiques migratoires, et un des outils privilégiés par lesquels ces politiques opèrent. Par exemple, au cours du XIXe siècle, c’est la pratique du recensement et la collecte de statistiques qui ont contribué à l’émer- gence de la catégorie du « migrant » et à une différenciation entre la population « nationale » et étrangère. Le contexte actuel fournit de nombreux exemples de ce lien entre statistiques et gouvernement des migrations. Pour se limiter à la thématique de cet article, les gouvernements utilisent les données statistiques pour construire les migrations transméditerranéennes comme une menace qui doit être combattue. Parmi les nombreux acteurs qui visent à la fois à quantifier et à gouverner ces formes illégalisées de mobilité, l’agence Frontex produit des « analyses de risque » qui décrivent l’évolution (chiffrée) de la situation aux frontières extérieures de l’UE, ce qui en retour justifie ses activités en termes d’interventions et d’interceptions de migrants (Stenum, 2012 ; Tazzioli, 2015).

66 Compter les morts aux frontières

Figure 1 : Page de couverture du rapport 2011 de Frontex montrant la photographie d’une embarcation chargée de migrants pendant son interception

Source : Frontex (2011) General Report 2011, Warsaw, Frontex, 60 p.

Figure 2 : Statistiques de Frontex concernant les interceptions aux trois « routes » principales à travers la Méditerranée

Source : Frontex (2012) Annual Risk Analysis 2012, Warsaw, Frontex, 64 p.

67 Charles Heller et Antoine Pécoud

Les statistiques d’interceptions publiées par Frontex, dont la visualisation même fait écho aux discours sur les « vagues » de migrants arrivant sur les côtes de l’Europe, participent à la production de ce que De Genova (2013) a appelé le « spectacle des frontières ». Ces graphiques sont l’équivalent, en termes statistiques, des photos d’embarcations surchargées de migrants. Ces statistiques quantifient une « menace » qui n’est mesurée (et mesurable) qu’au moment de sa neutralisation par les gardes-frontières. À travers ces chiffres, c’est donc simultanément la menace de la migration et le contrôle opéré par les États européens qui sont rendus visibles. Mais comme le note de Genova, cette « spectacularisation » de l’instant de l’interception rend d’autres aspects de la question invisibles, comme les politiques qui illégalisent les migrations ou les formes de précarité et d’exploitation qui attendent les migrants à l’intérieur des pays européens.

Les analyses inspirées de Foucault permettent également de comprendre comment les statistiques peuvent être (ré)appropriées pour contester les pratiques de gouvernement. Foucault souligne en effet le rôle des résistances au pouvoir dans la pratique du pouvoir – ou comment pouvoir et résistance au pouvoir sont co-constitutifs l’un de l’autre (Foucault, 2004 : 198-199). Rose (1999) montre ainsi que, dans les sociétés démocratiques, les États ont été amenés à divulguer une partie des données statistiques dont ils disposent sur leur propre population, ce qui permet à leurs citoyens de juger et de critiquer leurs politiques. Si les États produisent des statistiques pour mesurer et évaluer leur action, la diffusion de ces statistiques génère en retour ce que Rose nomme des « citoyens calculant » (calculating citizens), qui utilisent les chiffres de l’État pour demander des comptes aux autorités. Dans la même optique, Bruno et al. (2014) proposent le terme de « statactivisme » pour désigner l’usage critique des chiffres : ils démontrent que, de même qu’elles sont liées à l’exercice du pouvoir, les statistiques sont également liées aux pratiques de contestation et d’émanci- pation ; en particulier, les statistiques sont adaptées à la remise en cause de ce qu’ils appellent la gouvernementalité néolibérale, car cette dernière se caracté- rise par un recours obsessionnel à l’évaluation chiffrée – ce qui l’expose à une critique émanant de ces mêmes chiffres.

Cet usage critique des statistiques s’inscrit dans ce que Foucault (2004 : 199) appelle des « contre-conduites » et nous proposons donc de les qualifier de « contre-statistiques »9. C’est dans cette perspective qu’on peut analyser la manière dont des acteurs de la société civile ont de longue date procédé au décompte des morts aux frontières. Ces chiffres apparaissent comme la contre- partie critique aux données collectées et publiées par les États sur les flux migra- toires et les traversées des frontières. L’objectif des acteurs à l’œuvre derrière ce décompte n’est pas de gouverner les migrations, mais de rendre visibles les effets mortifères des politiques migratoires imposées par les États – et de chiffrer ces effets pour mieux les contester.

9 Ailleurs, nous avons également qualifié ces pratiques de « statistiques tactiques » pour souligner leur positionnement tactique dans le champ de pouvoir (Heller, 2015).

68 Compter les morts aux frontières

Les « morts aux frontières » : la production de contre-statistiques non gouvernementales

Les décès liés au processus de la migration sont probablement aussi anciens que les migrations elles-mêmes. Une généalogie dépasse de loin le cadre de cet article, mais devrait suivre un chemin aussi sinueux et mouvant que les trajec- toires des migrants à travers l’histoire, et disséquer les différentes formes de violences auxquelles ils ont été soumis. Il conviendrait de rappeler la migration forcée qu’a constitué l’esclavage transatlantique, durant lequel au moins deux millions d’esclaves sont morts lors du « noir passage » que représentait la traversée de l’océan (Blackburn, 2011), ou encore les migrants chinois qui mour- raient en Californie à la fin du XIXe siècle en tentant d’échapper au Chinese Exclusion Act de 1882 (Nevins, 2003). Dans la phase de migration qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, et qui a notamment vu la migration d’anciens peuples colonisés vers les centres de l’économie mondiale, des décès ont été répertoriés de manière structurelle à chacune des zones de fracture séparant les régions les plus riches des régions les plus pauvres du globe, et ce à partir du moment où les régions les plus fortunées ont tenté de se protéger des popula- tions jugées « indésirables » (Agier, 2008).

On est donc en présence d’un phénomène ancien, durable et global, qui constitue un aspect incontournable des dynamiques migratoires. Comme suggéré dans l’introduction, le déni d’un accès légal à un territoire conduit à des formes clandestines de franchissement des frontières. Privés de l’accès à des moyens de transport formels (qui pourtant existent abondamment aujourd’hui), les migrants qui refusent cette « assignation à résidence » doivent recourir à des passeurs ainsi qu’à des moyens de transport dangereux et précaires. Le franchissement d’une frontière sans autorisation est l’occasion d’une périlleuse exposition des corps des migrants à des menaces de nature variée, qui vont de la privation de liberté par des passeurs aux tirs de gardes-frontières, en passant par les éléments naturels inhospitaliers qui caractérisent les mers ou les déserts. Ainsi, les zones de friction et de mort les plus importantes se situent à la frontière entre le Mexique et les USA, au large de l’Australie, dans les Caraïbes, dans la Corne de l’Afrique, en Asie du Sud-est, en Afrique du Sud ou encore au cœur du Sahara. Mais c’est la région euro-méditerranéenne qui est cependant devenue aujourd’hui le principal cimetière de migrants au monde (Clochard et Lambert, 2015).

De plus, les formes de violences auxquelles sont soumis les migrants ne s’arrêtent pas aux frontières. De manière croissante, et selon les termes mêmes des tenants du « management intégré des frontières » (integrated border mana- gement), le contrôle s’exerce « avant, à travers, à et après la frontière ». C’est donc l’ensemble des trajectoires migratoires qui s’en trouvent précarisées. Pour reprendre un concept des critical border studies, le contrôle de la frontière territoriale interétatique se double de « pratiques de la frontière » (bordering practices), qui se matérialisent partout où les migrants rencontrent les fonctions d’inclusion/exclusion des États (Newman, 2006). Dans cette perspective, les morts aux frontières peuvent survenir en mer Méditerranée ou dans le Sahara, mais aussi dans des centres de détention, lors d’expulsions, sur les lieux de travail des migrants précarisés, et même suite à des crimes racistes ou au suicide de migrants accablés par leurs conditions de vie. Tous ces types de décès

69 Charles Heller et Antoine Pécoud

relèvent d’une frontière étendue, tant spatialement que socialement. Weber et Pickering (2011) parlent de « violence structurelle » pour désigner la manière dont les morts aux frontières sont la conséquence d’une violence multiforme, perpétrée par des acteurs multiples et par conséquent difficiles à cerner, mais dans laquelle les politiques des États jouent un rôle surdéterminant (voir aussi Albahari, 2015 ; Pezzani, 2015).

Structurelles, les morts aux frontières passent néanmoins souvent inaper- çues, du moins du grand public. Les migrants meurent en général dans des endroits peu accessibles (mer, déserts) ou dans des lieux périphériques, voire fermés. Beaucoup d’entre eux voyagent clandestinement, et meurent tout aussi clandestinement. Même lorsque ces décès font l’objet d’une publicité média- tique, ils suscitent souvent une indifférence mêlée de résignation : les victimes sont des ressortissants de pays du Sud et, dans un monde inégalitaire et post- colonial, leur vie ne semble pas avoir la même valeur que celles des citoyens des pays développés (Van Houtum et Boedeltje, 2009). Quand bien même ces morts sont déplorées, elles sont souvent perçues comme un « mal nécessaire », inhérent au contrôle des migrations.

De plus, alors que les États documentent méticuleusement l’état de leur propre population ainsi que l’entrée sur leur territoire de citoyens étrangers, ils n’ont accordé que très peu d’attention dans leur pratique statistique aux personnes mortes en tentant de traverser leurs frontières. Comme l’écrit Kobelinsky (2015 : 200), « alors que des moyens colossaux sont dépensés par l’Union européenne afin de renforcer la surveillance aux frontières extérieures, aucune ligne budgétaire n’est prévue pour la gestion des morts de la migration ». C’est là le corolaire de la visibilité par les statistiques : les phénomènes qui ne sont pas documentés sont condamnés à l’invisibilité ; les États ne « voient » que ce qu’ils chiffrent et nombre d’enjeux demeurent ainsi inexistants, non parce qu’ils ne sont pas problématiques, mais parce qu’ils sont (parfois délibérément) relégués dans l’ombre. En négligeant de recenser les morts aux frontières, les États condamnent ces morts à l’invisibilité.

Certes, ces morts surviennent de façon visible : des corps échouent sur des plages, des bateaux chavirent et sont secourus. Mais faute de statistiques, les morts aux frontières ne seraient rien d’autre que des décès fortuits, connus des seuls habitants des rivages concernés ou de quelques rares spécialistes. Les statistiques permettent d’agréger ces décès, de considérer d’une même façon des événements de différentes natures (noyades, déshydratation, etc.), survenant dans des lieux différents et éloignés les uns des autres. Elles construisent un tout, un phénomène global. C’est pour cette raison que les acteurs de la société civile collectent des « contre-statistiques » sur les morts aux frontières. Les objectifs sont multiples : garder une trace de ces morts souvent sans noms ni visages, rendre visible ce phénomène dans sa globalité, contrer l’indifférence – et, in fine, contester les politiques migratoires qui les fabriquent (Blanchard et al., 2008). Ces efforts ne sont pas sans précédent : les militants anti-esclavagistes des XVIIIe et XIXe siècles tentaient de sensibiliser les populations des métro- poles à l’expérience et à la souffrance des esclaves, afin qu’elles n’achètent pas les produits souillés de sang, et ce notamment à travers des statistiques des morts pendant la traversée de l’Atlantique (Perry, 2012 ; Heller, 2015).

70 Compter les morts aux frontières

Dès 1993, l’organisation United for Intercultural Action commence à publier une liste des morts (List of deaths)10, qui recense dans sa dernière version (juin 2017) 33 305 « morts documentées de requérants d’asile, réfugiés et migrants à cause des politiques restrictives de la Forteresse Europe ».11 La définition retenue est large, puisque sont inclus tous les décès qui, d’une manière ou d’une autre, peuvent être liés à cette « forteresse ». Cela comprend des décès tout au long des trajectoires des migrants, ainsi que des cas de suicides, de violences policières, de morts post-expulsion, ou suite à l’absence de soins médicaux. Le recense- ment, compilé dans une liste très détaillée et comprenant de nombreuses caté- gories, est effectué sur la base de cas rapportés par des journaux, mais aussi par les ONG et par les militants participant à ce projet.

Depuis 2006, le blog Fortress Europe recense également les décès entre l’Europe et l’Afrique du Nord depuis 1988 ; bien que moins détaillée, cette base de données est constituée à partir de sources comparables et sur la base d’une conception similaire des morts aux frontières : elle aboutit au chiffre de 27 382 décès (entre 1998 et 2016)12. Depuis 2012, l’universitaire Thomas Spijkerboer et ses collègues collectent des données dans les registres mortuaires locaux pour créer la base de données Border Deaths13. Dans la mesure où tous les corps lors de naufrages documentés ne sont pas retrouvés (et donc enregistrés), cette base de données contient un nombre sensiblement plus bas de décès, à savoir 3 188 entre 1990 et 2013. Finalement, entre 2013 et 2016, un réseau de journalistes européens a lancé le projet Migrant Files14, qui combinait et fédérait en partie les listes de Fortress Europe et United et est ainsi arrivé à un décompte global plus élevé (plus de 30 000 morts depuis 2000).

Il existe donc des estimations assez différentes du nombre de morts aux frontières. Cela n’est guère surprenant, tant ce phénomène est par définition complexe à appréhender : beaucoup de décès ne peuvent être constatés direc- tement, et doivent donc faire l’objet d’estimations par nature incertaines et chan- geantes. Mais au-delà des difficultés liées à la récolte de l’information, il existe un autre problème, lié à l’absence de définition du concept même de morts aux frontières. Toute activité statistique suppose en effet des catégories ; mais la catégorie « mort aux frontières » ne fait pour l’heure l’objet d’aucune définition standardisée et il est donc possible d’y inclure des décès de nature très diffé- rente, qui vont des noyades aux suicides de migrants.

Ces incertitudes en termes de définition sont également de nature spatiale et géographique. La société civile tend à adopter une perspective géographique- ment extensive. L’essentiel des décès comptés par la société civile surviennent aux frontières maritimes de l’Europe, entre l’Afrique de l’Ouest et les îles Canaries, dans le detroit de Gibraltar et aux frontières des enclaves territoriales espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc, dans le détroit de Sicile (y compris Malte, Lampedusa et les côtes libyennes), en mer Égée (entre Grèce et Turquie),

10 Cf. http://www.unitedagainstracism.org/blog/2017/11/10/united-list-of-deaths-to-mark- the-day-against-fascism/ 11 Cf. www.unitedagainstracism.org/pdfs/listofdeaths.pdf (consulté le 08/07/2017). 12 Cf. http://fortresseurope.blogspot.fr/ (consulté le 27/09/2016). 13 Cf. http://www.borderdeaths.org/ (consulté le 27/09/2016). 14 Cf. http://www.themigrantsfiles.com/

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et dans le canal d’Otrante (entre l’Italie et l’Albanie). Mais à cette conception assez classique de la frontière s’ajoutent d’autres lieux, situés à l’intérieur des États : c’est le cas du désert du Sahara (en Algérie et en Libye), des centres de détention aux quatre coins de l’Europe, ou encore des aéroports.

À l’inverse, comme discuté ci-dessous, la manière dont l’OIM définit et conceptualise les « morts aux frontières » est très différente – et plus restric- tive, à la fois quant à la nature des décès et à leur localisation. Ces questions de définition sont porteuses d’enjeux très politiques : elles débouchent en effet sur des conclusions très différentes en matière de responsabilités et de mesures à prendre pour remédier au problème. Par exemple, un cas de noyade ou de naufrage peut être attribué à des passeurs, comme l’argumentent régu- lièrement les États pour conclure que les morts pourraient être évitées grâce à des contrôles plus stricts de la circulation des embarcations transportant des migrants. En revanche, le suicide d’un migrant dans un centre de détention pose des questions toutes autres, relevant de la manière dont les autorités des États concernés traitent les personnes qu’elles prennent en charge.

Au-delà des bases de données qu’elles constituent, ces listes de morts ont acquis une présence dans l’espace public, et ce à travers différents médias et moyens d’expression. En 2004, Le Monde Diplomatique publiait une première carte, réalisée par Olivier Clochard et Philippe Rekacewicz (Migreurop, 2012 : 134-137) et intitulée Des morts par milliers aux portes de l’Europe15. Cette carte, régulièrement mise à jour depuis, a elle-même « migré », circulant dans des rapports, des journaux à grand tirage, des manifestations, des expositions – et devenant ainsi un symbole de la violence des frontières. De même, la liste d’United for Intercultural Action a acquis une forte dimension symbolique en étant appropriée et brandie par des militants dans différents contextes, tels que des commémorations ou des manifestations, à l’occasion desquelles elle est imprimée en grand format et devient un objet autour duquel les personnes se rassemblent.

Ainsi, si les États opèrent un regard policier, qui tente de détecter tout franchissement de leurs frontières, les acteurs non gouvernementaux opèrent un regard désobéissant (Heller et Pezzani, 2014), qui n’aspire pas à contrôler la mobilité des migrants, mais à éclairer les conséquences mortifères des politiques des États. Mais si cette schématisation binaire a pu être pertinente, le discours et la collecte des statistiques sur les morts aux frontières ont récemment acquis des significations plus ambiguës, qui ne permettent plus de la situer aisément et exclusivement d’un côté ou de l’autre de cette opposition entre gouvernement et société civile. Pour comprendre ce déplacement, dans lequel s’inscrit notamment le décompte des morts aux frontières par l’OIM, il nous faut comprendre le devenir humanitaire de la frontière.

15 Cf. http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/mortsauxfrontieres (consulté le 27/09/2016).

72 Compter les morts aux frontières Source : Migreurop (2012). Figure 3 : Carte des migrants morts aux frontières maritimes de l’UE

73 Charles Heller et Antoine Pécoud

Figures 4 et 5 : Liste des morts d’United for Intercultural Action, imprimée et déroulée devant le Parlement européen lors d’un événement organisé par le Collectif pour une autre politique migratoire (28 avril 2015)

74 Compter les morts aux frontières

Source : http://unitedagainstrefugeedeaths.eu/about-the-campaign/ about-the-united-list-of-deaths/

75 Charles Heller et Antoine Pécoud

L’humanitarisation des frontières et le décompte (inter)gouvernemental des morts

Les décès de migrants sont longtemps demeurés la face sombre du régime migratoire européen ; ils restaient dans l’ombre, alors que le succès d’une politique de contrôle se mesurait en fonction du nombre d’interceptions et de renvois de migrants. Au cours de ces dernières années, cependant, le contrôle des frontières a été habillé d’un langage humanitaire et la prévention des morts aux frontières est devenue une des justifications des politiques en la matière. Ilkka Laitinen, ancien directeur de Frontex, déclarait ainsi, en parlant de l’opéra- tion Hera16 :

« L’Operation Hera sort du lot. En appliquant des mesures préventives au large des côtes ouest-africaines, Hera a presque complètement tari le flux de migrants irréguliers vers les îles Canaries à travers cette route particulièrement dangereuse. Il en a résulté le sauvetage de centaines, si ce n’est de milliers, de vies. Je crois que cela doit être considéré comme un de nos plus grands succès. »17

Cette déclaration est exemplaire de la description de l’acte du contrôle des frontières comme un acte humanitaire, occultant dans le même mouvement le rôle fondamental des politiques migratoires dans le phénomène des morts aux frontières. Ce n’est en effet que parce que le détroit de Gibraltar avait fait l’objet d’une surveillance plus étroite que les migrants se sont dirigés vers les îles Canaries et la route de la côte Atlantique (Carling, 2007). Walters (2011) parle d’« humanitarisation des frontières » pour désigner une manière de gouverner les frontières dans un contexte où leur franchissement devient « une question de vie et de mort » ; il montre que cette humanitarisation permet de répondre à une situation nouvelle et dérangeante et de compenser la violence sociale du contrôle des frontières. Si le sauvetage en mer (par les garde-côtes ou d’autres navires) a depuis de nombreuses années constitué le revers humanitaire de l’illégalisation des migrations, la phase actuelle de l’humanitarisation des fron- tières franchit une nouvelle étape dans ce processus puisqu’elle construit direc- tement le contrôle aux frontières comme un acte humanitaire de sauvetage. La frontière humanitaire rappelle à cet égard le lien inextricable entre violence et soin, caractéristique du pouvoir colonial (Mbembe, 2001).

Cette justification par l’humanitaire du contrôle des frontières a pris une dimension nouvelle à la suite du naufrage du 3 octobre 2013, lors duquel 366 personnes ont perdu la vie alors que leur embarcation se trouvait à moins d’un kilomètre de l’île de Lampedusa. Cet événement a été abondamment commenté et a suscité de vives réactions, de la visite hautement médiatisée du pape François sur cette île (puis, en 2016, sur celle de Lesbos) à l’intérêt d’institutions influentes pour ce sujet (voir Amnesty International, 2014 ; Conseil de l’Europe, 2012 ; Ritaine, 2015). Ce naufrage a également été l’occasion de nombreux discours officiels ; on peut notamment citer celui de Jose Manuel Barroso,

16 L’opération Hera, menée par Frontex en 2006, concernait la migration irrégulière des côtes ouest-africaines vers les îles Canaries. Cf. http://frontex.europa.eu/news/longest- frontex-coordinated-operation-hera-the-canary-islands-WpQlsc (consulté le 27/09/2016). 17 Cf. http://www.eurasylum.org/092010-gen-brig-ilkka-laitinen/ (notre traduction, consulté le 27/09/2016).

76 Compter les morts aux frontières alors président de la Commission européenne, après sa visite à Lampedusa le 8 octobre 2013 : « Nous à la Commission, moi-même et la Commissaire Malmström, nous pensons que l’Union européenne ne peut pas accepter que des milliers de personnes meurent à ses frontières », déclara-t-il, avant d’an- noncer un accroissement du budget de Frontex et le lancement d’Eurosure, un système de surveillance des frontières européen – soit, en d’autres termes, la continuation de l’approche sécuritaire qui a contribué à ces décès18. Quelques jours plus tard, l’Italie lançait l’opération militaire et humanitaire Mare Nostrum, dont l’envergure était sans précédent dans l’histoire récente. Si la lutte contre les passeurs était une dimension importante de cette opération, celle-ci avait également pour mission le sauvetage des migrants : elle représen- tait ainsi l’archétype de la frontière humanitaire. Même si elle ne pouvait qu’at- ténuer les effets mortifères du régime de contrôle des frontières (puisque les politiques d’illégalisation des migrations demeuraient en place), elle a tout de même permis, pendant l’année qu’a duré l’opération, de secourir les migrants de manière proactive et par des moyens relativement conséquents. Le projet Missing Migrants s’inscrit dans ce contexte. Comme l’indique l’OIM, « la recherche derrière ce projet a commencé avec les tragédies d’octobre 2013 »19. Alors que l’attention médiatique et publique était à son comble, cette organisation a décidé de se positionner sur ce thème, en constituant notamment sa propre liste de morts aux frontières20. L’OIM n’est pas une association, mais une organisation intergouvernementale : en reprenant à son compte l’entreprise de comptage des morts, elle change donc la nature de cette activité. L’OIM se perçoit à la fois comme une source de données fiables et comme un inter- médiaire entre différents acteurs. De par sa présence sur le terrain, elle est à même d’avoir accès à des informations, qu’elle peut ensuite compiler pour produire des données globales. De plus, elle entretient des rapports avec un vaste éventail d’acteurs impliqués dans les enjeux migratoires, à commencer par les États et de nombreuses ONG, ce qui lui permet de fonctionner comme une plateforme centralisant des informations d’origines très diverses. L’OIM insiste également sur le contact permanent qu’elle entretient avec les médias, à la fois pour obtenir des informations de la part de journalistes et pour leur fournir des données de qualité. Sur le site Internet du projet, elle affirme en outre être régulièrement contactée par des proches de migrants disparus, qui cherchent des informations sur leur sort ; le site fournit ainsi des adresses élec- troniques permettant de déposer une demande de ce genre, ou alors d’envoyer des informations à l’OIM. L’organisation aspire donc à un rôle d’intermédiaire, non seulement entre États, société civile et médias, mais aussi entre les victimes et leurs familles. Cette ambition est conforme à un rôle souvent associé aux organisations internationales, à savoir celui d’un intermédiaire fiable et mesuré, dénué d’intérêts propres, et donc capable de parler à tous avec compétence et sans arrière-pensée (honest broker).

18 Déclaration du président de la Commission européenne José Manuel Barroso lors de la Commission européenne du 9 octobre 2013. Cf. http://europa.eu/rapid/press-release_ SPEECH-13-792_en.htm (notre traduction, consulté le 27/09/2016). 19 Cf. https://missingmigrants.iom.int/about (notre traduction, consulté le 27/09/2016). 20 Notons que le HCR répertorie également depuis 2005 les morts qui lui sont rappor- tées. Mais cette organisation n’en a pas fait une activité principale et sa base de données n’est pas publiée.

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Alors que les données sur les morts aux frontières étaient brandies par les associations pour formuler une critique des politiques migratoires européennes, l’OIM s’inscrit dans une logique différente. Sa position est explicitée dans un rapport de 2014, intitulé Fatal Journeys. Tracking Lives Lost During Migration (Organisation internationale pour les migrations, 2014). Dans la préface à ce rapport, le directeur général de l’OIM commence par reconnaître, d’une part, qu’il est possible de comprendre pourquoi des migrants prennent le risque de mourir (« Death is a risk worth taking in desperate situations », Ibid. : 5) et, d’autre part, que si les passeurs ont une part de responsabilité, c’est aussi en raison de politiques migratoires inadéquates que ces décès surviennent (« Limited oppor- tunities for safe and regular migration drives would-be migrants into the hands of smugglers », Ibid.). Mais l’argumentaire se fait ensuite extrêmement prudent ; l’OIM ne traite que de la manière de compter les morts, jamais des façons de les prévenir : « While views may differ on how best to limit the number of migrant deaths, there is a broad agreement on the need for better data » (Ibid. : 17). L’OIM constate l’existence d’interprétations divergentes sur les mécanismes qui conduisent à ces décès ; sans prendre réellement position, elle se contente d’affirmer le besoin de données – l’objectif étant alors pour l’OIM d’occuper une position centrale dans ce domaine. Alors que le compte des morts était pour les acteurs de la société civile la base empirique pour demander une réorientation des politiques migratoires, ces revendications politiques ont largement disparu du discours de l’OIM.

L’OIM liste trois motivations à sa démarche (Ibid. : 34-36). D’abord, les données chiffrées sur les morts aux frontières permettent d’inciter les États à se préoccuper de cette situation : sans préjuger de ce que sera leur réaction, l’OIM souhaite seulement qu’ils s’en préoccupent. Cela est en accord avec sa position d’acteur intergouvernemental, soucieux de respecter la souveraineté de ses États membres. Ensuite, les données permettent de comprendre le « profil » des personnes à risque, ce qui facilite la prévention de ces décès, tout en permettant de sensibiliser les migrants potentiels avant leur départ : « The information provided by survivors and the families of those who die can also help to persuade others not to embark on such risky journeys » (Ibid. : 35). On reconnaît là une préoccupation classique de l’OIM, qui a de longue date lancé des campagnes d’informations destinées à informer – c’est-à-dire, le plus souvent, à décourager – les migrants (Nieuwenhuys et Pécoud, 2008 ; Heller, 2014). Enfin, l’OIM avance un argument d’ordre moral, centré sur la dignité des défunts et la nécessité de fournir à leur famille toutes les informations possibles.

Aux yeux de l’OIM, la sensibilité politique des données sur les morts aux frontières milite en faveur de son propre rôle. Les États, soucieux d’éviter que ces chiffres n’alimentent une critique de leur politique, seraient naturellement peu enclins à coopérer avec les ONG pour compter les morts. Le résultat est que ces données sont mal collectées, faute de coopération : « National authorities have not given priority to collecting this data, given that the migrant death count is often perceived by civil society groups as an indication of the consequences of tougher border control » (Ibid. : 36). Cette défiance entre États et société civile légitime l’intervention de l’OIM, qui aspire ainsi à se placer au-dessus de la mêlée. Face à un enjeu clivant, elle souhaite dépasser les antagonismes et faire autorité, en produisant les statistiques les plus sérieuses – mais sans pour autant adopter une position politique qui la placerait dans un camp ou dans

78 Compter les morts aux frontières un autre. On perçoit là une tendance lourde au sein des OI : ces dernières sont avides de chiffres et en produisent des quantités impressionnantes, sur tous les sujets possibles ; cette production statistique s’accompagne cependant d’une prudence politique, qui conduit les OI à éviter de prendre ouvertement position sur des sujets sensibles (Bréant, 2012 ; Pécoud, 2015).

L’OIM dispose de moyens sensiblement supérieurs à ceux des ONG. Cela se manifeste dans une mise à jour très régulière du site Internet du projet, ainsi que dans la pléthore de graphiques et de cartes disponibles : il est possible d’y trouver les données par jour/mois/année, par pays d’origine des défunts, par le lieu du décès, en croisant si nécessaire ces informations. Des cartes sont réalisées par pays, et représentent les routes migratoires empruntées par les migrants aux quatre coins de la planète. Un certain nombre de cartes interactives constituent probablement le support le plus sophistiqué dans la présentation de ces données : sur la carte de l’Europe et de ses environs appa- raissent différentes informations, comme les routes migratoires, les réfugiés, les déplacés internes ou les « tendances récentes ». L’ensemble est facile d’accès, aisément téléchargeable pour quiconque s’intéresse à la question, et se présente sous un jour scientifique et cartographique de bonne facture.

L’OIM a ainsi repris une démarche initiée par des associations. Si on compare ses statistiques à celles de la société civile, on note également de nombreuses ressemblances : la liste de l’OIM détaillant le lieu et la nature du décès fait immédiatement penser à la liste d’United for Intercultural Action, tandis que le recours à l’outil cartographique s’inspire visiblement des cartes réalisées par Le Monde Diplomatique. De ce point de vue, les ONG ont bel et bien inventé une démarche qui fait référence, et qui inspire aujourd’hui l’initiative de l’OIM. Mais il y a également des différences, en particulier en ce qui concerne la définition du phénomène.

L’OIM est nettement plus restrictive quant aux cas de décès considérés : elle se concentre sur les migrants qui sont « morts ou ont disparus aux frontières extérieures des États, ou dans le processus de migration vers une destination internationale » et ne compte donc pas les morts survenues dans des centres de détentions, pendant des renvois ou expulsions, ou liées au statut irrégulier des migrants ; elle ne compte pas non plus les morts résultant de l’exploitation des migrants sur le marché du travail, et ce alors que ces morts pourraient être attribuées aux effets du contrôle des frontières et des politiques migratoires21. Il en résulte que peu de cas de décès sont comptés sur le sol européen22 ; la vaste majorité des cas concerne la Méditerranée23 et l’Afrique24. Cela conduit l’OIM à ne pas compter les morts qui ont lieu lorsque les migrants sont sous le contrôle direct des États, ce qui déboucherait sur une critique à l’égard des gouverne- ments. Cela s’inscrit dans la continuité de la stratégie de l’OIM, qui a toujours été extrêmement réticente à critiquer ses États membres. Elle se distingue à cet égard d’autres organisations internationales qui, à l’instar du HCR, émettent

21 Cf. http://missingmigrants.iom.int/methodology (consulté le 28/11/2017). 22 Cf. https://missingmigrants.iom.int/region/europe (consulté le 28/11/2017). 23 Cf. https://missingmigrants.iom.int/region/mediterranean (consulté le 28/11/2017). 24 Cf. https://missingmigrants.iom.int/region/africa (consulté le 28/11/2017).

79 Charles Heller et Antoine Pécoud Figure 6 : Carte représentant les données collectées par l’OIM concernant arrivées et morts en mer pour 2016 Source : https://www.iom.int/fr/news/arrivees-de-migrants-en-europe-par-la-mer-en-2016-242-179-deces-en-mediterranee-2-977

80 Compter les morts aux frontières régulièrement des réserves lorsqu’elles perçoivent des risques de non-respect des principes qu’elles sont chargées de faire respecter. Les statistiques de l’OIM sont donc aseptisées, c’est-à-dire débarrassées des éléments qui pourraient directement remettre en cause les pratiques des États. À certaines occasions, l’OIM va même jusqu’à les féliciter ; ainsi, annonçant en juin 2016 que près de 2 900 migrants sont morts en tentant de traverser la Méditerranée au cours du premier semestre 2016, l’OIM déclarait à la presse : « L’Europe a fait un remar- quable travail, des milliers de vies ont été sauvées rien que cette année. Mais près de 3 000 personnes sont mortes, ce qui signifie que l’Europe n’entreprend pas tout ce qu’il est possible de faire »25.

En résumé, l’OIM témoigne d’une professionnalisation et d’une centralisa- tion de la collecte de données sur les morts aux frontières, mais également d’une dépolitisation du discours qui les accompagne. Face à l’arrivée de l’OIM sur « leur » terrain, quelles sont les implications et quelle peut-être la position des acteurs issus de la défense des droits des migrants ? D’un côté, elle peut y voir le succès d’un travail de longue haleine : après des années de travail indé- pendant, souvent bénévole et avec peu de soutien, la société civile est parvenue à imposer la réalité de ces morts à un large public, au point que des OI ont repris cette activité à leur compte. Mais en devenant un acteur incontournable de ces statistiques, l’OIM a en partie privé la société civile d’un outil privilégié pour véhiculer leur discours critique.

Ce n’est pas là un cas isolé. Boli et Thomas (1999) montrent que de nombreux enjeux politiques ont été soulevés par la société civile, avant d’être repris par des OI, puis – en dernier lieu – par les États. La société civile est à l’origine de ce qu’ils appellent des « scripts », c’est-à-dire des manières d’aborder la réalité et de traiter les problèmes sociaux et politiques. Ces scripts (qu’on pourrait aussi qualifier de « cadres » ou de « paradigmes ») sont repris par les OI, dans le cadre de leur coopération avec la société civile. À leur tour, les OI sont en mesure d’inciter les États à les reprendre à leur compte26. Si on suit ce raisonnement, le comptage des morts aux frontières serait au milieu de ce processus : né dans la société civile, il serait actuellement repris par une OI, avant – peut-être – de devenir une nouvelle norme pour les États. Il est donc possible d’envisager que, de la même manière qu’ils comptent les migrants vivants qui entrent sur leur territoire, les États en viennent également à compter les migrants morts, et que cela devienne une nouvelle norme statistique.

Dans l’attente de la réalisation (ou non) de cette éventualité, il reste que la société civile peut maintenant s’interroger sur ce qui différencie sa pratique de celle de l’OIM. Certes, des différences importantes demeurent, en particulier quant à la définition des « morts aux frontières ». Mais il n’en demeure pas moins

25 Propos rapportés par Reuters (2016) Le nombre de migrants morts en Méditerranée atteint un record, Reuters, 01 juillet 2016, [en ligne] consulté le 27/09/2016. URL : http:// fr.reuters.com/article/topNews/idFRKCN0ZH4UQ 26 Boli et Thomas donnent de nombreux exemples. C’est ainsi la société civile qui est à l’origine de la prise de conscience du changement climatique et de la nécessité de protéger l’environnement ; l’ONU a repris cette idée et tous les États sont aujourd’hui engagés dans ce domaine. De même, les droits des femmes ont été « inventés » par des organisations militantes, avant de faire l’objet de campagnes internationales par les OI, qui font aujourd’hui pression sur tous les pays du monde pour qu’ils adoptent des straté- gies d’égalité homme femme.

81 Charles Heller et Antoine Pécoud

que la pratique de la société civile a perdu une part de son « mordant » : alors que ses contres statistiques transgressaient la frontière de l’attention politique et publique, cette dimension transgressive a clairement été réduite par le fait que ces statistiques sont maintenant produites par une OI, et que le discours sur les morts est devenu un élément central de la justification même du contrôle des frontières. Comme discuté plus haut, cette situation témoigne des interactions entre pouvoir et résistance, engagés dans un corps à corps dans lequel les deux logiques ne sont jamais figées, mais se forment au contraire mutuellement dans un mouvement dialectique.

(Re)compter pour demander des comptes aux États

Pour la société civile, le compte des morts aux frontières fondait la reven- dication de rendre les États comptables de celles-ci. Ce lien entre compte et comptabilité (accountability en anglais) est menacé par l’intervention de l’OIM et cette dernière section aborde donc la manière dont tant les chercheurs que la société civile peuvent tenter de renouer ce lien, c’est-à-dire parvenir à repolitiser les chiffres. Nous nous penchons sur une tentative de ce type, à savoir le rapport Death by Rescue. The Lethal Effects of the EU’s Policies of Non-Assistance, produit par des chercheurs de l’Université de Londres (dont l’un des auteurs de cet article)27. Ce rapport analyse l’impact des décisions prises par l’UE et les États européens – ici l’arrêt de l’opération Mare Nostrum et son (non-)remplacement par l’opération plus limitée Triton (menée par Frontex) en automne 2014 – sur le danger de la traversée pour les migrants.

Le rapport reconstruit d’abord les changements politiques à l’œuvre entre 2014 et début 2015. Alors que l’opération italienne Mare Nostrum, dont les navires étaient déployés à proximité des côtes libyennes pour secourir les migrants de manière proactive, était décriée comme créant un « appel d’air », les décideurs européens ont pris la décision de ne pas soutenir sa continua- tion sous une forme européanisée, et de la remplacer par l’opération Triton de Frontex. Or celle-ci fut dotée de moyens plus limités, confinée à une zone opérationnelle plus proche des côtes européennes, et conçue sur la base d’un objectif de contrôle des frontières (en opposition à l’opération Mare Nostrum, davantage axée sur le sauvetage). Les décideurs européens avaient pourtant été informés – par le biais de nombreuses ONG, d’OI, mais aussi de Frontex – que ce changement rendrait la traversée plus périlleuse pour les migrants, et aurait pour conséquence probable un accroissement du nombre de morts en mer.

Sur la base d’une analyse de plusieurs cas de naufrages qui ont eu lieu à la suite de ce changement de politique, ainsi que d’une analyse statistique de la mortalité, le rapport démontre que le danger de la traversée a effectivement augmenté à la suite de cette décision, et que cette augmentation est largement imputable à celle-ci. La mesure de la mortalité est basée sur les statistiques concernant les arrivées sur les côtes européennes (compilées par le HCR) et sur les statistiques sur les morts en mer (produites par l’OIM) : la mortalité consiste dans le rapport entre le nombre de personnes ayant tenté la traversée et celles finalement arrivées. Pour une période identique, entre janvier et avril, le

27 Cf. https://deathbyrescue.org/ (consulté le 27/09/2016).

82 Compter les morts aux frontières

Triton et de

Mare Nostrum policies of non-assistance , [en ligne]. URL : https://deathbyrescue.org/ Figure 7 : Comparaison des zones opérationnelles de Death by Rescue. The lethal effects of the EU’s Source : Forensic Oceanography (2016) Death by Rescue. The lethal effects of the EU’s

83 Charles Heller et Antoine Pécoud

Figure 8 : La mesure de la mortalité calculée pour la Méditerranée centrale sur la base des données HCR (arrivées) et OIM (morts)

Source : Forensic Oceanography (2016) Death by Rescue. The lethal effects of the EU’s policies of non-assistance, [en ligne]. URL : https://deathbyrescue.org/

84 Compter les morts aux frontières nombre de personnes traversant la mer était sensiblement le même (26 644 en 2014, 26 228 en 2015), mais le nombre de morts est passé de soixante à 1 687 : la mortalité s’en trouvait ainsi multipliée par vingt-sept. La mortalité retomba à la suite de deux naufrages importants en avril 2015, lesquels entrainèrent le redéploiement de moyens conséquents par les États et les ONG humanitaires. Dans la mesure où les autres facteurs affectant le danger de la traversée étaient demeurés stables, le rapport conclut que cette augmentation était principa- lement imputable aux effets de la décision politique de l’UE et de ses États membres.

La démarche des auteurs du rapport Death by Rescue ne cherche donc pas à produire de nouvelles données et de nouveaux chiffres. Elle aspire plutôt à s’approprier les statistiques compilées par deux OI, afin de les repolitiser. La qualité et la crédibilité de ces données sont à cet égard un atout, car elles permettent d’arriver à des conclusions d’autant plus étayées. La stratégie est ici différente de celles précédemment suivies par la société civile : là où les asso- ciations produisaient des chiffres pour contester les politiques migratoires, ce rapport souhaite atteindre le même objectif contestataire, mais en « retournant » les chiffres produits par les OI – et donc en contrant la dépolitisation des chiffres par les OI.

Conclusion

Les statistiques sur les morts aux frontières sont devenues un champ de bataille des politiques migratoires. Ce nouveau terrain de lutte illustre deux tendances importantes : d’une part, l’humanitarisation des frontières voit le comptage de ces morts repris par les acteurs mêmes du contrôle des frontières, au nom de la protection des migrants ; d’autre part, de par cette ambivalence sémantique de la souffrance des migrants, les discours et les pratiques de la société civile, des États et des OI tendent à ne plus être nettement séparables les uns des autres et à opérer dans un champ mixte où discours et pratiques circulent d’un bord à l’autre.

Alors que pour la société civile le comptage des morts est justifié d’une part par l’exigence morale de donner un nom, une identité, voire une sépulture, à ces morts, et d’autre part par la volonté de mettre les États face aux consé- quences de leurs politiques, la dénonciation est absente du discours de l’OIM, qui se positionne comme acteur neutre fournissant « simplement » des données permettant en retour de répondre au phénomène documenté. Les recomman- dations de l’OIM se limitent ainsi à l’harmonisation de la collecte des données sur les morts en mer, et éventuellement à la proposition de mesures permettant de diminuer le nombre de morts et de « sauver des vies », sans remise en cause fondamentale des logiques des politiques migratoires. À cet égard, l’initiative de l’OIM apparaît comme une tentative de neutraliser les chiffres, de les rendre inof- fensifs, de réduire la menace qu’ils représentent pour l’ordre étatique – voire de les récupérer pour renforcer cet ordre. Mais si l’OIM s’est approprié une pratique issue de la société civile en la dépolitisant, rien n’empêche la société civile ou les chercheurs de se saisir de ces données à leur tour et de leur réinsuffler un sens nouveau en liant à nouveau l’acte de compter et la demande de comptes aux États.

85 Charles Heller et Antoine Pécoud

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88 Résumé - Abstract - Resumen

Charles Heller et Antoine Pécoud Compter les morts aux frontières : des contre-statistiques de la société civile à la récupération (inter)gouvernementale

Cet article analyse la production de statistiques sur le phénomène des « morts aux frontières » dans la région euro-méditerranéenne, dans un contexte de crise des réfugiés qui voit des milliers de migrants mourir en tentant d’atteindre l’Europe. Ce travail de documentation et de collecte de données a été réalisé, depuis le début des années 1990, par la société civile et les associations de défense des migrants, dans le but de dénoncer le coût humain des politiques européennes de contrôle des frontières. Depuis 2013 cependant, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) produit également des statistiques à ce sujet (projet Missing Migrant). L’implication d’un acteur intergouvernemental dans un champ initialement occupé par les ONG change la nature et le sens politique de ces statistiques, d’une part parce que l’OIM joue elle-même un rôle important dans les politiques de contrôle des pays occidentaux et contribue donc à alimenter les prises de risques et les décès de migrants, et d’autre part parce cette organisation a pour principe de ne jamais critiquer ses États-membres, et tente donc de dépolitiser les chiffres sur les morts aux frontières en les isolant du contexte qui conduit à ce phénomène. Cet article analyse les raisons qui poussent l’OIM à reprendre à son compte ce comptage initié par la société civile et la manière dont cette activité s’insère dans ses stratégies et ses discours. Il interroge finalement les conséquences de l’implication de l’OIM pour la société civile et la manière dont il est possible de repolitiser cette activité statistique.

Counting Migrant Deaths at the Borders: From Civil Society’s Counter-statistics to (Inter)governmental Recuperation

This article analyses the production of statistics on “deaths at the border” in the euro-Mediterranean region, in a context of crisis marked by the deaths of thousands of migrants trying to reach Europe. Statistics and data collection on this issue have, since the early nineties, been carried out by civil society groups and NGOs working on defending migrants’ rights, with the purpose of denouncing the human cost of border control and of European immigration policies. Since 2013, however, the International Organization for Migration (IOM) has started to produce its own data on the topic as part of its Missing Migrants Project. The implication of an intergovernmental organization in a field traditio- nally associated with civil society changes the political meaning of these statis- tics, first because IOM is also involved in assisting European states in controlling migration, and therefore in creating the conditions that incite migrants to take often deadly risks, and second because this organization never criticizes its member-states and therefore attempts to depoliticize migrant deaths by isolating them from their context. This article analyses the reasons behind IOM’s counting of migrant deaths, and the way this activity fits into its strategies and discourses. It questions the ways in which civil society can react to this new context, and repoliticise the statistics on migrant deaths.

89 Résumé - Abstract - Resumen

Contabilizar los muertos en las fronteras: de las contra-estadísticas de la sociedad civil a la recuperación (inter)gubernamental

Este artículo analiza la producción de estadísticas sobre el fenómeno de las «muertes en las fronteras» en la región euromediterránea, en un contexto de crisis de los refugiados que ve a millares de migrantes morir intentando alcanzar Europa. Este trabajo de documentación y de recogida de datos fue realizado, desde el principio de los años noventa, por la sociedad civil y las asocia- ciones de defensa de los migrantes, con el fin de denunciar el coste humano de las políticas europeas de control de fronteras. Desde 2013 sin embargo, la Organización internacional para las migraciones (OIM) ha producido también estadísticas a este respecto (proyecto Missing Migrant). La implicación de un actor intergubernamental en un campo inicialmente ocupado por las ONG cambia la naturaleza y el sentido político de estas estadísticas, por una parte porque la OIM desempeña ella misma un papel importante en las políticas de control de los países occidentales y contribuye por tanto en cierto modo a incrementar los riesgos y las muertes de migrantes, y por otra parte porque esta organización tiene por principio de omitir toda crítica hacia sus Estados miembros, intentando por tanto despolitizar las cifras sobre las muertes en las fronteras separándolas del contexto que conduce a este fenómeno. Este artículo analiza las razones que impulsan a la OIM a asumir este recuento iniciado por la sociedad civil y la manera en que esta actividad se inserta en sus estrategias y sus posiciones. El texto interroga finalmente las consecuencias de la implicación de la OIM para la sociedad civil y la manera que sería posible para repolitizar esta actividad estadística.

90 REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 91-114

Dire la violence des frontières dans le rapport de force que constitue la procédure d’asile. Le cas d’Ali, de l’Afghanistan en Belgique Jacinthe Mazzocchetti1

Introduction

Dans un contexte de fermeture et de gestion sécuritaire des frontières, mais aussi de criminalisation des migrants, le registre de la suspicion occupe une place importante dans le regard porté sur les demandeurs d’asile, en quête de sécurité et de droits (Valluy, 2006). C’est dès lors dans un climat peu propice que ces derniers sont amenés à se raconter de façon recevable. La procédure d’asile repose principalement sur la narration d’une histoire consignée et analysée par les agents de l’État, en charge d’évaluer le degré de correspondance avec les critères de la convention de Genève. Cet examen sensé opérer une distinction entre les « vrais » et les « faux » réfugiés (Kobelinsky, 2012), repose sur une conception « archétypique rêvée » (Akoka, 2011) du réfugié. L’impasse est faite « sur la nature éminemment construite de la qualité de réfugié et éminem- ment politique de la convention » (Ibid. : 13), comme si les critères d’obtention n’étaient ni situés dans le temps, ni reliés aux contextes économiques, politiques et géostratégiques (Akoka et Spire, 2013).

À partir de l’histoire de vie d’Ali Y.2, demandeur d’asile afghan (entré mineur en Belgique en 2009, mais non reconnu comme tel), l’article entend souligner l’incidence, sur les parcours et les constructions de soi, des violences qui découlent des logiques sécuritaires de gestion des migrations. L’analyse portera plus particulièrement sur les procédures relatives aux demandes d’asile : demandes initiales, recours, refus, etc. Si un seul récit est ici mobilisé, les ques- tionnements soulevés quant à l’usage du récit biographique dans l’examen des demandes d’asile sont le fruit d’un travail de terrain de plusieurs années auprès

1 Professeur d’anthropologie, Université catholique de Louvain, Membre du Laboratoire d’Anthropologie Prospective, Place Montesquieu 1, 1348 Louvain-La-Neuve, Belgique ; [email protected] 2 J’ai rencontré Ali par l’intermédiaire de son réseau de soutien en Belgique en la personne d’A.G. qui se reconnaitra et que je tiens à remercier pour la confiance qu’elle m’a accordée. Je remercie également les coordinatrices du numéro ainsi que les lecteurs anonymes de la revue pour leurs commentaires judicieux.

91 Jacinthe Mazzocchetti

de demandeurs d’asile, de réfugiés et de déboutés du droit d’asile en Belgique et à Malte. Les matériaux ethnographiques collectés résultent principalement d’observations participantes, de recueil de récits de vie et d’analyses de dossiers (Mazzocchetti, 2008, 2014 et 2017).

Après avoir expliqué succinctement le déroulé de la procédure d’asile en Belgique et débattu des limites qui découle de l’approche positiviste actuelle- ment à l’œuvre dans l’examen des récits, j’exposerai l’histoire d’Ali telle qu’il me la racontée en 2016, avec les points d’insistance qui lui sont propres. Ayant eu accès à de multiples sources relatives à son histoire (les comptes rendus d’auditions, les dossiers établis par son avocat, les récits de personnes de son entourage, etc.), il me semble d’autant plus important de donner une place de choix aux mots qu’il a partagé avec la chercheure que je suis. Ce récit a été recueilli en français, langue qu’il maîtrise aujourd’hui, arrivé pourtant en Belgique seul et illettré. Dans un troisième temps, je discuterai de deux des éléments de contentieux relatifs à son histoire non plus partagée, mais déposée et disséquée dans le cadre de la procédure d’asile : la minorité d’âge et la déter- mination des origines. Enfin, la dernière partie sera consacrée à une réflexion sur la violence et « l’impérialisme des frontières » (Walia, 2015), qu’elles soient géopolitiques, ethno-raciales ou juridiques.

Narration et procédure d’asile

En Belgique, la procédure d’asile comprend deux étapes principales. La première consiste en l’enregistrement de la demande auprès de l’Office des étrangers (OE), qui après examen, juge de sa recevabilité. Si tel est le cas, le dossier est transmis au service « asile » de l’Office pour ensuite être traité par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) tandis que le demandeur a la possibilité d’être hébergé et nourri en centres d’accueil ouverts en attendant l’issue de sa requête. La deuxième étape se déroule donc au CGRA dont les agents sont habilités à examiner la demande et à accorder ou non un statut. La procédure consiste en une interview au cours de laquelle le demandeur expose son histoire, fait valoir son besoin de protection, et apporte les éventuelles preuves matérielles susceptibles d’appuyer sa démarche (papiers d’identification, coupures de presse, certificats médicaux, etc.). Cette interview peut être préparée avec un avocat qui est, en principe, présent au moment de l’audition. En cas de décision négative, un recours peut être introduit devant le Conseil du contentieux des étrangers. Ce juge administratif ne possède aucun pouvoir d’instruction de sorte que le recueil du récit est principalement effectué par le CGRA.

Selon les recommandations du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les agents du CGRA évaluent « les déclarations et le besoin de protection du demandeur d’asile à la lumière de la situation objective dans le pays d’origine3 ». Ainsi, « les déclarations doivent être cohérentes et plausibles et ne pas être contredites par les informations générales et particulières connues

3 Cf. http://www.unhcr.org/fr/publications/legal/4ad2f7fa383/guide-procedures-criteres- appliquer-determiner-statut-refugie-regard-convention.html (consultée le 13/10/2016).

92 Dire la violence des frontières et pertinentes pour la demande4 ». Pour évaluer la crédibilité du demandeur d’asile et son besoin de protection, les agents s’appuient sur les informations à disposition concernant le pays d’origine, telles que les rapports des organes des Nations unies, des institutions du Conseil de l’Europe, d’ONG, etc. Le CGRA a également son propre centre de documentation et de recherches. Les rapports reposent rarement sur des informations de première main et sont souvent politi- quement orientés. Les agents disposent en outre de peu de temps pour effectuer des analyses triangulaires et croisées. Ils interprètent dès lors de façon souvent intuitive la source qui leur parait la plus sûre (Gibb et Good, 2013).

Parmi les éléments qui influencent la prise de décisions des agents, il est probable que les discours et les orientations en termes de gestion des matières relatives à l’asile des responsables politiques dont dépend le CGRA doivent avoir une incidence. Si cet aspect mériterait une enquête en soi, à noter, pour le cas qui nous occupe, la lettre adressée par Théo Francken, le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, en novembre 2015, aux Afghans ayant l’intention de faire une demande d’asile en Belgique, qui indiquait notamment :

« The Belgian government decided to stop taking asylum decisions for Afghans claiming to be non-accompanied minors, unless certain conditions are fulfilled. […] The Belgian asylum authorities decided that, based on the actual situation in Afghanistan, it is not necessary to give a protection status to all Afghan citizens. Every asylum applica- tion will be investigated on its own merits. Some get a protection status, but others are refused. A rejection of your asylum claim will result in an order to leave the country within 30 days. If you don’t leave voluntarily, then Belgium will return you by force to Kabul. This is a genuine message of the Belgian government5. »

Cette lettre, a entre autres, été dénoncée par la Ligue des droits de l’homme comme étant la manifestation d’une dérive autoritaire et discriminatoire6. Elle est cependant révélatrice du contexte contemporain dans lequel les requérants sont amenés à plaider leur cause, et les agents à tenter d’évaluer leur « bonne foi » ainsi que les dangers réels qu’ils encourent à retourner dans leur pays. En juin 2016, une nouvelle lettre est envoyée aux demandeurs d’asile afghans résidant dans les centres d’accueil par le secrétaire d’État présentant notamment l’Afghanistan comme un pays sûr et encourageant le rapatriement volontaire7 :

4 Idem. 5 Cf. http://www.lesoir.be/1053655/article/actualite/belgique/2015-11-25/theo-francken-aux- afghans-ne-venez-pas-en-belgique (consulté le 13/10/2016). 6 Cf. http://www.liguedh.be/2015/2455-lettre-de-theo-francken-aux-demandeurs-dasile- afghans-une-derive-autoritaire-et-discriminatoire- (page consultée le 13/10/2016). 7 Cf. http://ptb.be/articles/francken-etend-sa-campagne-de-dissuasion-aux-refugies- afghans (page consultée le 13/10/2016).

93 Jacinthe Mazzocchetti

Figure 1 : Lettre envoyée aux demandeurs d’asile afghans résidant dans les centres d’accueil par le secrétaire d’État (juin 2016)

Source : http://ptb.be/articles/francken-etend-sa-campagne-de-dissuasion -aux-refugies-afghans (consulté le 13/10/2016).

Ainsi, sur la base des informations disponibles, il s’agit, pour les agents, de vérifier l’adéquation entre les connaissances à leur disposition et le récit déposé. La crédibilité de la demande d’asile repose en grande partie sur l’analyse des récits à travers le prisme de critères de « plausibilité » et de « cohérence ». Faute de preuves matérielles, ou pour le moins de preuves considérées comme authentiques, l’enjeu de la narration est primordial. En effet, le contexte contem- porain de suspicion influence également l’examen des éventuelles preuves matérielles « qui échappent rarement à une disqualification » (Belorgey, 2004 : 60) et sont souvent considérées comme étant des faux. Dès lors, pour obtenir un statut de protection, le requérant doit être en mesure de « travailler sa voix » (D’Halluin, 2006), c’est-à-dire de faire entrer son histoire dans les cadres de la recevabilité. La procédure d’asile est « une mise à l’épreuve » (Vrancken, 2011) de cet « autre » qui doit prouver qui il est, ainsi que le caractère légitime de sa demande. Pour le demandeur, il y a dès lors nécessité « de se dire », mais plus encore de « se dire bien » : en usant du vocabulaire adéquat et en mobilisant le système de pensée qui l’accompagne ; de façon chronologique, précise et logique. Il importe de se mettre à nu en décrivant les violences subies et les craintes à venir. Les mots contraints le sont sous une forme très précise qui ne prend guère en compte la complexité des processus narratifs biographiques, mais aussi le fait que les référents culturels et les apprentissages scolaires ont une influence sur les capacités d’énonciation.

94 Dire la violence des frontières

Plusieurs recherches présentées ci-après, dans le domaine de la psycho- logie et de l’anthropologie notamment, soulèvent des questions clefs quant à la validité et au sérieux d’un usage juridique de la narration de soi dans le cadre de la procédure d’asile. Ces études mettent à jour différents éléments qui participent souvent de façon croisée au discrédit des récits examinés. Notons tout d’abord l’incidence sur le récit déposé du cadre institutionnel de l’asile, et les rapports de force propres à cette interaction singulière que constitue le moment de l’audition. Dans leur étude réalisée auprès de demandeurs d’asile et de réfugiés au Royaume-Uni, Bögner et al. (2010) analysent les facteurs qui influencent le dévoilement d’informations sensibles au moment des auditions. Ils décrivent notamment l’incidence des attitudes des agents du ministère de l’Intérieur en charge des interviews sur les paroles déposées, en particulier lorsqu’il s’agit d’événements traumatiques ou honteux. Ce qui est souvent qualifié de « mensonge par omission » est ici envisagé de manière plus complexe. Les demandeurs d’asile qu’ils ont rencontrés expriment de grandes difficultés à raconter les détails des expériences vécues, en particulier face à des agents aux attitudes sévères ou inquisitrices, peu propices à la confidence. Ces agents, en outre, leur rappellent bien souvent la police ou les milices des pays qu’ils ont fuis. Ils ne peuvent donc pas aisément leur accorder leur confiance.

Outre le paradoxe enjoignant aux demandeurs de raconter les détails de leurs souffrances et persécutions dans un cadre institutionnel peu propice, les entraves psychiques et culturelles relatives aux traumas ont une incidence forte sur les capacités à dire. L’étude de Vanoeteren et Gehrels (2009 : 504) est très explicite à ce propos : « Les mécanismes d’évitement, de refoulement et de confusion quant aux contenus les plus pénibles de l’expérience vécue font partie du tableau clinique régulièrement rencontre chez des personnes traumatisées ». Certaines atteintes sont parfois impossibles à exprimer, en tout cas dans le cadre imposé, notamment pour des raisons de honte ainsi que de crainte quant à l’usage potentiel de ces confidences en dehors du cadre de la procédure. Des vécus traumatiques sont également parfois inaudibles, car leur énonciation ne peut-être que fracturée, fissurée tout comme la personne qui tente de se raconter, qualifiée dès lors d’incohérente (Jacques et al., 2016).

Dans leur article intitulé « Just Tell Us What Happened to You: Autobiographical Memory and Seeking Asylum », Herlihy et al. (2012) s’interrogent sur le fonction- nement largement aléatoire et subjectif de la mémoire. Ils mettent, d’une part, en évidence cette idée somme toute banale, mais évincée du fantasme d’objectiva- tion qu’est la procédure : les souvenirs ont un caractère dynamique et évolutif. Ils ne sont que de pales reflets, toujours situés, des situations vécues. D’autre part, ils déconstruisent l’évidence de la mémorisation des noms, des dates et des lieux qui, en réalité, diffère fortement d’une personne à l’autre. L’énonciation détaillée et chronologiquement précise d’une expérience demande à être préparée. En outre, les repères marquants pour les uns, notamment sur la scène géopolitique, ne le sont pas forcément pour les autres. Les auteurs exposent également comment, contrairement aux idées reçues, avoir réellement vécu un évènement traumatique ne suppose pas de se souvenir des détails afférents. Au contraire, de nombreuses études, précisent les auteurs, mettent en évidence les effets de trouble et les incidences sur les capacités à se remémorer provoqués par les traumas. Les atteintes violentes ne sont pas forcément celles dont la mémoire garde une trace précise.

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S’ajoutent à ces différents éléments, l’enjeu des référents culturels. En prenant garde de ne pas tomber dans le piège culturaliste qui consisterait à essentialiser les différences et à expliquer les comportements par la culture en omettant l’incidence des contextes sociaux et interactionnels, il convient de noter que les implicites culturels des agents et des demandeurs jouent un rôle non négligeable dans l’ensemble du processus. Si les capacités à dire sont culturellement situées, les capacités à entendre des agents, par ailleurs en situation d’autorité, le sont également. Par quel biais, les mots déposés sont-ils reçus ? Faute de preuves considérées comme authentiques, faute de témoins, le jugement de crédibilité porté par les agents du CGRA sur le récit est principale- ment de l’ordre de la perception de véracité : le requérant connait-il les informa- tions relatives à son pays à disposition des agents ? Le requérant parvient-il à énoncer clairement, sans contradiction, de façon répétée et détaillée les événe- ments qu’il dit avoir subis ? Les réactions et les choix qu’il prétend avoir posés sont-ils cohérents ?

Pourtant, les récits, à chaque fois singuliers, des demandeurs d’asile sont souvent impossibles à vérifier. Dans leur étude, Herlihy et al. (2010) s’intéressent dès lors aux critères mobilisés par les juges de l’immigration au Royaume-Uni pour évaluer le degré d’honnêteté des requérants. D’une part, ils mettent en évidence combien les connaissances sur lesquelles s’appuient les juges afin de repérer des indices révélateurs des comportements malhonnêtes sont culturo- centrées. Ces derniers tiennent par ailleurs très peu compte des effets induits par les traumas. À titre d’illustrations, regarder ou pas dans les yeux peut avoir selon les cas des significations tout à fait opposées (honneur, hiérarchie, respect, malaise, etc.). D’autre part, les auteurs relèvent que, dans de nombreux cas, les juges se font en réalité une opinion en référence à leur propre perception du comportement adéquat et plausible relatif aux situations énoncées : qu’auraient- ils fait dans tel ou tel cas, et ce en lien avec leurs propres perceptions de l’attitude adéquate à adopter ? La notion de « common sense » (Herlihy et al., 2010) – leur perception du « bon sens », du « sens commun » – joue un rôle appréciable dans l’évaluation des dossiers supposément évalués selon une prétendue universalité et donc objectivité. Pourtant, comme le précise Good (2011 : 81) dans une étude sur le rôle des narrations dans la procédure d’asile en Grande-Bretagne :

« For many asylum narratives, however, the cultural differences between teller and listener are such that common understandings cannot necessarily be assumed. Constructing witness statements is crucial, therefore, because this process allows legal representatives to structure their clients’ accounts according to the common sense expectations of western legal cultures. »

Ainsi, bien que la cohérence et la plausibilité des récits sont supposées être mesurées à l’aune des informations disponibles, les décisions prises par les agents reposent également sur le principe d’« intime conviction ». Notion qui, pour Greslier (2007), suite à ses enquêtes menées auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et de la Commission des recours des réfugiés (CRR), témoigne « de la parodie de justice dans laquelle la Commission des Recours des Réfugiés semble être prise ». Son étude l’amène en effet à mettre en évidence « la part d’arbitraire de l’État sur le traitement des demandes d’asile » et une orientation de plus en plus restrictive (Greslier, 2007 : 89). A contrario, dans sa recherche portant sur l’instruction de la demande d’asile

96 Dire la violence des frontières en France et en Allemagne, Probst (2011 : 69) décrit comment les agents rencon- trés disent chercher « à éviter des appréciations démesurément subjectives par intime conviction ». « S’en tenir aux faits », c’est également ce que m’expliquait un ancien agent du CGRA. Au final, comme le note Greslier, que le principe d’intime conviction soit assumé, ou, au contraire, qu’il demeure de l’ordre de l’impensé, comme dans le cas étudié par Probst : ce principe joue un rôle clef dans le tournant positif ou négatif que peut prendre la procédure. Que l’agent se replie derrière la notion ou qu’il croit pouvoir « s’en tenir au fait », la prétention de la possibilité d’objectiver les situations est la même. D’un côté, il semble possible de s’appuyer sur des intuitions imaginées justes, car de « bon sens » et nourries d’informations brutes. De l’autre, les faits sont envisagés comme neutres, bruts, ayant une existence en propre en dehors des situations, des inte- ractions et des sujets, etc. Cette approche positiviste du récit agrémentée des structures ethno-centrées et hégémoniques de pensée est au cœur de l’étude de cas proposée dans la suite cet article.

Récit d’Ali : « La vie des Afghans, ce n’est pas une vie humaine »

Dans un tel contexte de doute et de discrédit quant à la parole du demandeur d’asile, la valeur méthodologique des récits recueillis par les chercheurs se pose (Mekdjian, 2016). Il s’agit de se démarquer d’une approche positiviste et de toute prétention d’exhaustivité. Le récit est ici appréhendé comme une narration située. Il est ce qui vient faire rencontre entre le chercheur et la personne en demande d’asile, qui, en dépit du contexte, offre quelque chose de son histoire en partage, dépose des « paroles précieuses » (Métraux, 2007), sans maîtriser tout à fait ce qui en sera fait. Le récit est aussi un espace de reconstruction et sa visibilité peut faire office de contre-discours face aux discours politiques et médiatiques dominants (Eastmond, 2007). Si du côté des avocats et des personnes de confiance qui ont suivi le dossier d’Ali, il était nécessaire pour le suivi juridique de son dossier de se procurer des documents corroborant son récit, qui m’ont par ailleurs été transmis8, la démarche ethnographique est autre. Elle n’a pas pour objet de dire le « vrai », mais bien de mettre en tension des paroles, des cadres et leurs incidences en termes de violences. Le mensonge tel qu’abordé ici est entendu comme la conséquence d’un récit perçu comme non crédible et de ses effets. Le rapport de force observé s’inscrit dans des enjeux de pouvoir qui, à la fois, l’instituent, le dépassent et l’englobent. Un départ, des départs ?

Hazara, groupe minoritaire historiquement discriminé et cible des talibans, Ali est né dans un petit village des montagnes afghanes. Il était berger :

« J’avais onze ans quand j’ai quitté mon village vers l’Iran. Je suis parti avec mon cousin, du côté de ma mère. J’ai resté quelques années en Iran. Trois ou quatre fois, ils m’ont expulsé en Afghanistan. Je n’avais jamais pensé que j’allais vernir un jour en Europe. C’était pour travailler, pour quitter mon village, pour ne pas rester toujours berger.

8 Les documents m’ont été fournis par A.G., personne de confiance qui soutient Ali dans l’ensemble de ses démarches depuis plusieurs années, ainsi que par Ali. C’est également par l’intermédiaire d’A.G. que j’ai rencontré Ali.

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Et puis, j’avais des problèmes aussi avec les talibans. Quand j’étais petit, ils disaient tout le temps à mon père : “quand ton fils va grandir, on le prend avec nous”. Souvent il y a des trucs comme ça. »

La situation familiale dans laquelle il a grandi participe aussi de sa mise en route :

« Mon père a divorcé avec ma mère. J’étais trois ou quatre mois quand ma mère est partie. Je n’ai pas bu le lait de ma mère. La deuxième maman n’était pas très sympa, tout le temps ses enfants qui part à l’école. Et moi jamais. J’avais tout le temps des problèmes avec… “Va travailler, va faire ci, ça”. Quand je dis : “je veux étudier”, “non ne va pas étudier”. Elle ne voulait pas que j’avance. Et puis mon père aussi, il s’est marié et puis il est parti loin, il n’est pas resté avec nous. Je ne pouvais pas aller chez ma mère et mon oncle, du côté de mon père, aussi tout le temps contre moi et qui me surveille. En fait, on était contre la famille de ma mère. C’est pour ça, ma mère elle dit : “non, mon fils, il ne peut pas rester comme ça. Regarde comme il a grandi mon fils, regarde”. C’est ça qu’elle a essayé de dire à son frère et, finalement, un jour, il m’a dit : “Ali il faut que je fasse quelque chose pour toi, mais ne le dis à personne. Un jour, je vais te ramener quelque part, tu pars d’ici”. Il a dit : “je te ramène loin. Je ne sais pas où”. Et puis petit à petit quand je suis parti, il a dit : “tu vas aller avec mon fils en Iran”. » De l’Iran à la Grèce, en passant par la Turquie

« C’est comme ça que je suis parti en Iran. J’ai trouvé un travail là-bas, j’ai travaillé dans le bâtiment. J’ai plusieurs fois été arrêté et expulsé en Afghanistan. C’est pour ça je ne suis pas resté en Iran aussi. Chaque fois que je gagne de l’argent, je perds la moitié, même plus pour les passeurs. Et puis mon oncle aussi m’a donné des forces. Il m’a dit : “si vraiment tu veux aller quelque part, il faut que tu travailles, mais je vais t’aider”. J’ai économisé l’argent petit à petit. Mon oncle, il a dit : “je fais confiance à Ali. Tu vas en Turquie et puis en Grèce et puis en Italie”. Le passage de l’Iran à la Turquie, c’est pas facile. Il y a des montages que tu dois passer. Il y a des mines. Il faut faire attention de ne pas mettre tes pieds sur les mines. J’ai vu des gens qui a marché et qui a disparu, qui a explosé. J’ai resté aussi un mois, un mois demi dans une maison des passeurs. Il te faut cacher, pas bouger, sinon voilà… J’ai discuté avec un passeur qui parle ma langue, un Afghan. Il dit : “oui, moi j’envoie les gens en Europe. Si tu veux, il y a plein de gens, mais je suis le meilleur”. Tout le monde dit “je suis le meilleur”. Finalement, il dit : “tu donnes 3 000 euros et je te ramène jusqu’en Turquie. Et après, si tu veux décider d’aller encore plus loin, on est en contact, tout ça, je vais essayer de trouver. J’ai des personnes qui travaillent là-bas pour moi”. Petit à petit, finalement, tu arrives jusque Turquie. J’ai resté un mois en Turquie. Il me donnait à manger, mais pas grand-chose. On était quinze. Je ne me souviens pas très bien, c’était il y a longtemps. Et puis on est venu jusqu’à Istanbul, il a fait un faux passeport. Parce qu’à Istanbul, il y a des contrôles tout ça et quand je montrais ça, il ne m’a rien dit. J’ai eu de la chance. Je suis passé. Et puis j’ai trouvé un passeur qui m’a ramené jusqu’en Grèce. » De la Grèce à l’Italie

« Je suis passé par la mer. J’ai resté quinze minutes, vingt minutes maximum sur le bateau. J’ai arrivé dans une île, mais j’ai oublié le nom. Le matin, la police est venue avec un grand bateau. Certains qui savaient nager étaient déjà passer la nuit parce que vraiment ce n’était pas trop loin en fait. Une heure ou un peu plus, mais on dirait que l’eau

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est un peu calme. J’ai regardé, mais je ne sais pas nager et j’ai peur de l’eau. Certains sont passés pour ne pas prendre les empreintes. Moi je me dis, on n’a pas le choix et puis… On m’a emmené dans une ville en Grèce et là, on est resté dans le commissariat de police en fait deux, trois jours. De là, chacun paye trente euros pour le ticket jusqu’à Athènes. À Athènes, je suis resté six mois là-bas parce que je n’avais pas assez d’argent pour passer. J’ai demandé l’aide de mon oncle. Et il m’a envoyé un peu de l’argent. Quelques jours après, j’ai entendu des gens qui part à Patras. Patras, c’est un peu vers… Tous les bateaux qui part vers l’Italie en fait. Je me suis dit pourquoi donner l’argent aux passeurs si les gens partent gratuit. Et puis je suis parti là-bas. Non, mais c’est pas ça en fait. Tu pars gratuit et il y a plein de polices qui te frappent. Tu es dans la merde, quoi. Quand tu pars, le camion, il ne te le laisse pas rentrer. Il y aussi là-bas des passeurs. Il dit : “ici, c’est ma place. Cet endroit, c’est mon quartier. Il n’y a personne qui peut monter dans le camion de cet endroit”. Certains disent : “si tu pars de cet endroit, il faut que tu me payes”. Quand le camion s’arrête, des gens ouvrent la porte et directement cinq, six qui montent. S’ils ne te voient pas, tu passes et sinon ils t’arrêtent. J’ai vu un qui est monté, il a ouvert la porte et un autre camion qui l’a écrasé. Vraiment en deux, sa tête explosée. C’était ça, on prend le risque. Patras, c’était comme ça. En Grèce vraiment, j’ai eu beaucoup de problèmes. C’est là-bas que j’ai fort senti que vraiment la vie, ce n’est pas facile. La vie des Afghans, ce n’est pas une vie humaine. C’est une vie d’animaux. Là-bas, j’ai vu des gens en train de pleurer et personne qui l’aide. Je n’ai pas assez d’argent, mais qu’est-ce que je dois faire ? Moi, j’étais caché plusieurs fois dans les camions. Et puis il m’a arrêté, il m’a frappé, les matraques et tout ça. Chaque fois, je dis : “non je dois passer, je ne vais pas rester ici toute ma vie courir après les camions”. Et puis une fois, j’ai réussi. J’étais trente-six heures dans le camion, on était à quatre en dessous des pastèques et puis après, de l’autre côté, il a contrôlé et il m’a renvoyé en Grèce. J’ai resté un mois dans le commis- sariat de police. C’était comme un centre fermé en fait. J’étais trop loin, près de la Turquie. Je pensais qu’ils allaient me renvoyer. J’ai resté un mois sans douche, sans rien. Vraiment, je pue, c’est pire qu’animaux. Comme dans une ferme, c’était pire que ça. Pire que ça. Je dis : “qu’est-ce que je dois faire”. Je gratte chaque fois et il y a des trucs qui mangent le sang quoi. La nuit, je n’arrive pas à dormir. La journée, je n’arrive pas à dormir. Je dis : “je vais me tuer quoi, je vais me tuer, ça, ce n’est pas la vie”. Après un mois, il m’a laissé sortir, mais il m’a dit : “si on te voit encore au Patras, cette fois-ci on te renvoie directement en Afghanistan, c’est comme tu veux. Il est marqué interdit au Patras, regarde c’est marqué”. Finalement je suis resté un mois et demi, puis je suis revenu à Patras. Une fois, c’était dans une pompe à essence, un camion s’est arrêté, je dis : “c’est celui-là, je m’en fou, mais je dois rentrer dans ce camion-là”, mais le camion était presque vide, il y avait juste des bidons remplis de pétrole de dedans, je dis : “comment je vais cacher”. Le passeur dit : “va dans celui-là, comme c’est vide, peut-être ils ne contrôlent pas. Tu as ta chance. Essaye”. Et puis, je suis venu en Italie. Une fois loin du port, on a frappé sur la porte du camion et puis le chauffeur, il a appelé la police. La police est venue nous chercher et nous a amenés au commissariat. Il a dit : “vous venez de quel pays, quel âge et tout ça”. J’ai dit : “j’ai seize ans”. Il dit : “non, tu es moins âgé, tu as quatorze ans, mais pas plus”. Comme on ne parle pas très bien anglais, c’est difficile communiquer tout ça. Il a mis quatorze ans et il a appelé une famille d’accueil. »

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Au centre fermé de Vottem (Belgique)

En Italie, Ali économise progressivement de l’argent pour prendre le train en direction de la Norvège avec un autre jeune hébergé qui dit avoir un frère là-bas en mesure de les accueillir. Il parvient également à recevoir le peu d’argent qu’il lui reste (200 euros). Dans le train, à Aix-la-Chapelle, il se fait arrêter par la police :

« Il m’a dit : “tu veux rester en Allemagne ou pas ?” J’ai dit : “non, moi je veux aller en Norvège”. Finalement, on m’a envoyé en Belgique parce que j’ai passé par la Belgique. Parce que ça apparaissait sur le ticket. Il a demandé l’âge, moi j’ai dit : “j’ai seize ans”. Et puis après, je suis resté quinze jours dans centre fermé en Allemagne. Il m’a ramené là-bas pour savoir j’ai quel âge. Et puis il me dit : “monsieur, tu as dix-huit ans, tu n’as pas seize ans”. Il a dit que je suis majeur, je n’ai pas de preuves que je suis mineur, j’ai pas de carte afghan, il m’a envoyé en Belgique. J’ai été à Vottem. À Vottem, il m’a demandé : “tu as quel âge”, j’ai dit : “j’ai seize ans”, mais il n’a pas accepté. Après j’ai été deux mois et demi à Vottem. Il m’a dit : “dans centre fermé, tu as deux choix : soit tu demandes asile en Belgique, soit je t’envoie en Afghanistan”. J’ai dit : “moi je ne veux pas rester ici, je veux aller en Norvège”. Il a dit : “il n’y a pas Norvège, il y a deux choix”. Et puis finalement, j’ai demandé asile et j’ai reçu négatif. »

Un récit « hors cadre »

Bien que la question des frontières et des violences traversent l’histoire de vie d’Ali, dans cette troisième partie, j’analyserai uniquement les enjeux relatifs au récit soumis, dans le cadre de la procédure d’asile, au crible de la crédibilité. Comme exposé dans la première partie, au vu de l’impossibilité de la preuve, il s’agit surtout pour les agents de déterminer s’il y a mensonge ou non. En principe, le HCR recommande aux agents de tenir compte des vulnérabilités des demandeurs, telles que l’âge ou l’état psychologique (stress post-trauma- tique). Cependant, comme nous le verrons avec l’histoire d’Ali, être reconnu « vulnérable » découle de l’appréciation des agents. Ayant eu accès aux comptes rendus d’audition (demandes successives et recours), même si la parole de l’agent est indirecte, ce qu’il a retransmis des interviews et les rapports qu’il a écrits donnent un accès partiel à ses mots et aux schèmes de pensée qui les accompagnent. Il ne s’agit pas, ceci dit, d’analyser les attitudes de cet agent en particulier, mais de mettre en exergue ce que ce cas donne à penser de la culture d’institution et de l’incidence du contexte de fermeture et de gestion sécuritaire des frontières sur les procédures.

Les extraits de documents officiels dans la suite de cette partie proviennent de la motivation de refus de la cinquième demande d’asile d’Ali en janvier 2015, reçue en novembre 2015, ainsi que du compte-rendu de cette audition. Je discu- terai plus spécifiquement deux des points de contentieux explicitement énoncés dans les documents qui, à des niveaux différents, ouvrent à des questionne- ments importants quant à la politique contemporaine des frontières et de l’asile : la détermination de l’âge et de l’origine. La motivation du refus face à la dernière demande introduite par Ali est par ailleurs introduite en ces termes : « D’abord il faut insister sur le fait que vos première et quatrième demandes d’asile se sont terminées par le refus du statut de réfugié et le refus de protection subsidiaire

100 Dire la violence des frontières parce qu’aucune foi n’a été accordée à votre prétendue origine de Jaghuri. Le CGRA a remarqué dans sa décision de refus du 01/02/2009 qu’il n’y a aucune crédibilité à votre prétendue minorité et que vous ne savez presque rien de la région d’où vous prétendez être originaire ». La « prétendue minorité »

À son arrivée, alors qu’Ali dit avoir seize ans, les tests biométriques auxquels il est soumis ne le confirment pas de manière formelle9. En effet, les enfants migrants dépendent à la fois des législations sur l’immigration et l’asile ainsi que des législations sur la protection de l’enfance. Les mineurs et les majeurs ne jouissent pas des mêmes droits sur les plans de l’accueil, de la santé et de l’éducation scolaire. En cas de doute sur l’âge du requérant, des tests biomé- triques, notamment des tests osseux, bien que peu fiables et contestés, sont utilisés afin de déterminer l’âge des demandeurs d’asile (Vallet, 2009 ; Réseau Éducation sans Frontières, 2015). La question de l’âge vient faire frontière. Elle n’est pas une fin de non-recevoir quant à l’asile, mais elle participe de la logique de catégorisation à l’œuvre, divisant de manière prétendument objective les vulnérables, les légitimes, les ayants droit, et les « autres », probables abuseurs.

Pour Ali, l’appréciation qui est faite des résultats des tests établit qu’il est âgé de dix-huit ans. Je parle « d’appréciation » car, outre les études qui remettent en cause la fiabilité de ces tests en particulier dans le cadre de la demande d’asile, suite aux deux examens passés : la tranche d’âge proposée par les médecins ayant examiné Ali se situe entre seize et vingt-six ans10.

Figure 2 : Extrait du rapport médical ayant pour objet la détermination de l’âge d’Ali

Source : Dossier d’Ali, communication personnelle.

La latitude d’interprétation est donc conséquente. Le déclarer majeur, contrairement à ce que l’usage de la science et de la biométrie pourrait laisser supposer, est le fruit d’une appréciation subjective. D’apparence très jeune, en Italie, c’est l’âge de quatorze ans qui avait été déterminé par les policiers qui l’ont intercepté quelques mois avant son arrestation en Allemagne.

9 La notion de minorité fait ici référence à l’âge du demandeur. 10 Le document présenté ci-après en reprend les conclusions.

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L’usage de la biométrie dans les procédures d’asile est loin d’être anodin. En effet, l’information biométrique est considérée comme « brute, objective, neutre, sans ambigüité » (Woodtli, 2008 : 26) et donc non discutable. La prétendue objectivité de la science, la « vérité des corps » font ici office d’opérateurs de crédibilité : « the body is no longer the political locus in which power is mani- fested but the place in which individuals’ truth about who they really are is experienced » (Fassin et D’Halluin, 2005 : 597). Ces pratiques mettent en lumière le cadre positiviste de la procédure ainsi que la dépolitisation, voire la déshuma- nisation, du requérant réduit à un corps qui, ici en l’occurrence, « parle mal ». Les contestations à l’égard de ces tests sont pourtant nombreuses, et ce, également, dans le chef des médecins :

« L’interprétation d’une radiographie n’est pas une méthode infaillible pour déter- miner l’âge d’une personne. Cette interprétation requiert une expertise spécifique. […] La technique de la détermination de l’âge osseux permet uniquement de déterminer l’âge du squelette ; la concordance avec l’âge civil du sujet est une appréciation diagnostique. Différents facteurs (ethnique, génétique, endocrinien, socio-économique, nutritionnel, médical...) peuvent influencer la croissance d’un individu. […] Les tables de maturation osseuse servant de références sont établies sur base d’une population déterminée, les plus utilisées reposent sur des populations blanches occidentales. Pour que la référence soit pertinente, le sujet auquel elles sont appliquées doit appartenir à la même population. […] L’estimation contient toujours un facteur d’imprécision, et ne peut dès lors aboutir qu’à fournir un intervalle de fiabilité. Le doute doit toujours profiter à la personne qui se déclare mineure.11 » (Ordre des médecins, 2010)

Ces tests sont par ailleurs datés, mais surtout occidentalo-centrés, à la fois dans leur conception (c’est la science qui vient dire le vrai) et dans leurs données (c’est l’homme blanc occidental qui fait figure de référence dans les calculs effectués).

La détermination de l’âge a des implications très importantes sur la suite qui sera donnée à la demande d’asile d’Ali. Cette sentence des dix-huit ans le laisse seul face à la procédure dans un centre fermé pour adultes où il restera près de trois mois. Il recevra comme seul appui une visite d’un avocat pro-deo12 qu’il ne reverra pas par la suite. Sa première demande faite entre les murs du centre fermé de Vottem, sans aucune maîtrise des codes afférents, sans aucune prépa- ration et sans soutien se soldera par un refus de droits qui vient d’être confirmé six ans plus tard :

« Le jour où le commissariat général est venu dans le centre fermé, il m’a posé plein de questions sur mon pays, c’était mon interview en fait, je n’avais pas d’avocat, rien. Il y avait un traducteur, qui parle quatre langues différentes, pas le dari, mais une langue proche. » (Ali, 2016)

Dans les comptes rendus d’audition et la décision de refus, se donne à lire l’implicite dans le tri de l’essentiel d’une vie, comme si ce qu’il y avait à dire et

11 https://ordomedic.be/fr/avis/conseil/tests-de-determination-d-age-des-mineurs-etran- gers-non-accompagnes (consulté le 13/10/2016). 12 Le système pro deo, appelé également Aide juridique, permet aux demandeurs d’asile de bénéficier de la gratuité totale ou partielle des services d’un avocat.

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à taire était de l’ordre de l’évidence :

« Durant l’audition préalable du 14/03/2014, vous rappelez que vous êtes originaire du quartier de Ghozba, village de Chebelpakht Pashi (CGRA 14/3/2014, p. 6). On vous a demandé pourquoi vous n’aviez pas donné ces renseignements plus tôt, vous avez déclaré de manière amusante qu’on ne vous l’avait pas demandé (CGRA 14/3/2014, p. §). Ce n’est pas sérieux. »

Pourtant, comme l’expose Isnard (2011), dans un article réflexif sur sa pratique de juge :

« La parole exprimée devant les juges est presque toujours orientée. Peu importe que le réfugié soit effectivement prêt à “tout dire”, ou même “tout montrer” : il ne le pourra pas. Le juge est le directeur actif du récit, même s’il se veut neutre et impartial dans le traitement de la demande. C’est lui qui interroge, ou laisse dire. Rien n’est anodin. » (Isnard, 2011 : 111-112)

Dans le compte rendu de la première audition d’Ali qui n’a duré qu’une heure quarante-cinq, contrairement à la dernière audition de près de six heures, la plupart des réponses sont courtes. Elles se tiennent à ce qui a été demandé, sans explication ni contextualisation. En l’absence d’une préparation spéci- fique, puisque non reconnu mineur et donc non soutenu par un tuteur, de plus placé en centré fermé puisqu’arrêté en zone frontière13, il lui est de fait difficile d’imaginer ce qu’il y a lieu de dire. Cette attitude se voit dans l’argumentaire de la décision de refus qualifiée d’« amusante » et de « non sérieuse », mettant en mots la violence du présupposé hégémonique d’un rapport identique aux connaissances, au récit et à la procédure qui est aussi violences des frontières, tant géopolitiques que culturo-livresques.

Pour en revenir à la question de l’âge, cette déclaration de majorité participe de l’arbitraire qui entoure la procédure d’asile et, de manière plus générale, les possibilités d’obtention de droits. Cette décision est aussi un point de bascu- lement clef dans le parcours d’Ali, car la mise en cause de son âge, et son insistance à le clamer, le construisent non seulement « menteur », mais aussi « de mauvaise foi ». Les documents qu’il pourra fournir par la suite, notamment sa tazkira14 reçue d’Afghanistan par son oncle, et qui lui donne raison sur son âge sont également non pris en compte, considérés comme faux. Et jusqu’au moment du dernier recours et du dernier refus, le critère d’âge est explicitement abordé :

« Vous maintenez en termes généraux que les talibans arrêtaient et tuaient les Hazaras (CGVS 14/3/2014, p. 3). Vous ne pouvez pas spécifier si votre départ pour l’Iran et donc ces combats avaient lieu pendant le régime des talibans (CGVS 14/3/2014, p. 3). Le fait de situer la raison d’un départ pour l’Iran pendant ou après la chute du régime des talibans constitue une différence importante qui n’aurait pas pu vous échapper si

13 Le rapport intitulé « Faire valoir ses droits en centré fermé » rédigé par un collectif d’associations (2008) est particulièrement explicite sur les difficultés que soulève la procédure d’asile depuis les Centres Fermés, notamment quant à l’absence de prépa- ration et de soutien. Cf. http://www.aideauxpersonnesdeplacees.be/index_files/Publier/ aidejuridcentrefermintegr.pdf (consulté le 13/10/2016). 14 Pour rappel, il s’agit de sa carte d’identité afghane.

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vous quittiez effectivement l’Afghanistan à cause de l’intervention des talibans. L’excuse invoquée qu’à cette époque vous n’aviez que onze ou douze ans, doit en outre être sérieusement nuancée étant donné que le Service de Tutelle n’a pas accepté votre décla- ration de minorité lors de votre arrivée en Belgique (CGVS 14/3/2014, p. 2). »

Cet extrait est intéressant à double titre, notamment concernant la question de l’âge. Les fragilités d’Ali, qui ont une incidence sur sa capacité à se remémorer, ne sont à aucun moment prises en compte. De même, la complexité de la situation qui prévaut en Afghanistan, la spécificité de sa trajectoire constituée de plusieurs allers-retours entre l’Afghanistan et l’Iran avant de rejoindre la Turquie et par la suite l’Europe, sont autant d’éléments ignorés par les agents. Pour l’examinateur, il n’était pas aussi jeune qu’il le prétend. Dès lors, l’âge ne peut pas être une excuse. Des dix-huit ans établis par des tests par ailleurs contestés, plutôt que des seize ans de sa carte d’identité afghane, il est considéré comme adulte et peu enclin à coopérer. Ses vulnérabilités potentielles sont évincées. Pourtant, même en accordant foi à l’appréciation subjective des tests, Ali aurait eu treize ans lors de son départ définitif, illettré, berger des montagnes, coupé des médias et de son père, parti depuis longtemps. D’autre part, la situation vécue par Ali met particulièrement bien en exergue le sentiment d’évidence de l’accès à l’information « cela n’aurait pas pu vous échapper » et l’imaginaire d’un départ du type action-réaction, ce qui, dans de nombreux cas, et ici précisément, est loin d’être effectif. C’est sur cet élément que je vais m’arrêter dans le point suivant. La « prétendue origine »

L’histoire d’Ali est également considérée comme non crédible parce qu’il y a soupçon, je cite, de « fraude à l’origine ». Ce soupçon repose en grande partie sur la confrontation de deux rapports à l’espace distinct : d’un côté, l’espace vivant, et de l’autre, l’espace théorisé de la cartographie. La notion d’« espace vécu » (Frémont, 1974) n’est pas prise en considération, c’est un rapport à l’espace objectif et objectivable qui est attendu des agents, alors même qu’il ne correspond pas au rapport vivant que les hommes ont à leur environnement. Ce qui est connu d’Ali, c’est la vie à la montagne, le flanc sud et le flanc nord, les implications familiales des enjeux fonciers, plutôt que le nom des provinces et de leurs chefs-lieux. Au moment de la traversée des continents et des pays, celui qui sait la route, c’est le passeur et c’est d’ailleurs pour cela qu’on le paye relativement cher.

La vérification de l’appartenance et du chemin suivi se fait à partir d’un rapport livresque aux connaissances. Dans l’argumentaire du refus reçu par Ali en 2016, il est indiqué :

« Vous ne connaissez aucun autre district de la province de Ghazni, vous n’avez vraisemblablement jamais entendu parler du nom du district central de Jaghuri (Sangi Masha), vous ne connaissez aucune des provinces frontalières de Ghazni et votre connaissance de la situation politique et sociale dans la région était quasi inconsistante. »

Le fait d’avoir face à soi un jeune homme, berger et analphabète à l’époque, ne semble aucunement recevable. Ali m’explique :

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« Je n’ai pas été école, je ne connais pas les chefs-lieux des provinces, en plus j’étais dans mon petit village et je ne suis pas sorti ailleurs. Quand j’ai sorti, c’est pour aller en Iran. J’ai dit tout le trajet, que j’ai passé tout ça, à quel endroit, à quel endroit. Il a dit : “tu ne connais pas le chef-lieu de ton province, tu ne viens pas de là-bas”. » (Ali, 2016)

En effet, les connaissances qu’Ali a de son milieu ne correspondent pas aux connaissances consignées. S’il mentionne bien être passé par Sangi Masha, il ne sait pas à l’époque qu’il s’agit d’un chef-lieu :

« Chaque fois, il me demande : “où est le chef-lieu ? Combien de provinces ?” Je ne sais pas. Moi je ne sais pas ce que c’est chef-lieu en fait. » (Ali, 2016)

Par ailleurs, Sangi Masha, qui est en réalité un village, était à plus de dix heures de marche du lieu de résidence d’Ali qui, avant d’aller en Iran, n’avait jamais quitté son village.

A contrario, le nom des nombreux petits villages qu’il cite n’apparaissent pas sur les cartes à disposition :

« S’il me dit : “donne-moi, tous les noms à côté de ton village”, ça je connais, mais il ne le voit pas. C’est trop petit. Il regarde sur Internet et il n’indique pas. » (Ali, 2016)

Et en effet, sans vouloir à nouveau jouer ici le jeu du « vrai », en préparation de sa nouvelle demande, la personne de confiance qui s’occupe de lui depuis maintenant plusieurs années a réussi à se procurer d’anciennes cartes sovié- tiques15 sur lesquelles apparaissent les villages nommés par Ali, ce qui démontre une connaissance très précise des lieux, mais une connaissance qui ne rentre pas dans les codes attendus :

« Les villages sont très petits, sans eau ni électricité. Personne qui n’a pas vécu là-bas ne pourrait citer ces villages. » (Ali, 2015)

Ces pièces ajoutées à son dossier, tout comme sa tazkira, ainsi que la carte d’identité et le carnet militaire de son père, ne permettront pas de réhabiliter son récit :

« Ainsi vous déposez un document du service militaire de votre père et deux pièces concernant l’engagement de votre père comme mudjadhin. Aucun des documents apportés n’a de rapport avec votre situation personnelle et ne peuvent donc pas servir de preuve à vos déclarations concernant votre séjour en Afghanistan et en Iran. »

Ce qui pour Ali sera extrêmement déstabilisant car les démarches pour obtenir ses documents ont été longues et complexes et il espérait que le papier allait enfin faire preuve.

« La fraude à l’origine » et, dès lors l’absence de danger réel, sont également alimentées par l’impression de flou, du côté du CGRA, à propos des circons- tances du départ d’Ali. Dans le rapport, on peut lire :

15 Cf. https://mapstor.com/map-sets/country-maps/afghanistan.html (consulté le 13/10/2016).

105 Jacinthe Mazzocchetti

« En même temps, dans la décision du CGRA dans le cadre de votre première demande d’asile, il a été établi que vous n’avez pas déposé de déclarations crédibles sur le moment et les circonstances de votre départ pour l’Iran. »

Le départ est ici conçu comme un moment bien distinct, relatif à un événement précis, avec un avant et un après clairement identifiables. Cependant, la réalité est souvent plus complexe, à la fois plus diffuse et aléatoire :

« J’étais très jeune, je vivais en permanence seul dans les montagnes et j’étais illettré. Je savais qu’il y avait du danger, tout le monde avait peur, mais je ne connaissais rien des changements de régime. Tout ça me dépassait complètement. Comment aurais-je pu savoir quand les talibans sont arrivés au pouvoir et quand ils l’ont quitté ? Par ma belle-mère qui était tout aussi ignorante que moi ? Par la radio ou la télévision ? Nous n’avions pas l’électricité. […] Il n’y a pas eu de circonstances particulières à mon départ. Un jour mon oncle est venu me voir en disant qu’il allait faire quelque chose pour moi. Quelque temps après, il m’a dit que j’allais partir avec son fils. Je n’ai pas trop posé de questions et nous sommes donc partis ensemble, en cachette pour que mon père ne le sache pas. » (Ali, 2015)

De manière plus générale, malgré des périodes d’accalmies, la violence est quotidienne en Afghanistan depuis des décennies et la mise en route n’est pas forcément le résultat de circonstances précises (Javid, 2016). Monsutti (2009), dans son analyse des « réseaux migratoires afghans », met bien en exergue le non-sens d’une distinction radicale entre circulations volontaires ou forcées. Les mobilités et le climat d’insécurité sont à réinscrire dans une histoire longue qui rentre difficilement dans les cases de la procédure. Dans le cas d’Ali, comme dans de nombreux récits de demandeurs d’asile, il n’y a pas d’événements « mises en route », mais un parcours de mouvements successifs en recherche de sécurité physique et économique. Le « moment et les circonstances » de son départ, mais aussi les craintes relatives à un retour aux pays sont multiples. Ali évoque des raisons d’ordre politique (les talibans, le danger diffus, les enga- gements politiques de son père, le fait d’être Hazara, etc.), des raisons d’ordre familial (les tensions entre la famille de son père et de sa mère, la peur ressentie face à son oncle paternel vraisemblablement violent, le décès de ses parents, etc.), mais aussi la désespérance d’une vie insécurisée et sans avenir, que ce soit en Afghanistan ou en Iran. Son départ est de plus jalonné d’étapes, ce qui en rend l’énonciation chronologique et événementielle pratiquement impossible. Il a en effet fait plusieurs aller-retours entre l’Afghanistan et l’Iran avant, suite aux conditions de vie et aux violences subies en Iran (Monsutti, 2009), de se décider à partir vers l’Europe.

Devenir un « sale menteur »

Dans cette dernière partie, j’aborderai de manière plus spécifique la violence que constituent les rapports détaillés de refus qui viennent imprimer la privation de parole et le déni d’humanité. J’analyserai notamment les effets performatifs du discours de l’Office des étrangers « Vous mentez » qui finissent par instiller le doute dans le chef même du requérant, voire le sentiment progressif de ne plus exister.

106 Dire la violence des frontières

Si le fait d’être considéré comme non crédible, voire être accusé de mensonge, a des implications en termes d’accès aux droits, les incidences iden- titaires sont également importantes. Outre l’anxiété que provoque le moment d’incertitude qu’est la procédure d’asile (Vanoeteren et Gehrels, 2009) ; à la fois le déroulé de l’interview et la sentence du refus ont des conséquences psychiques et identitaires sur les requérants. Pour Ali, ce qu’il est, est nié, rejeté, et tous les documents qui appuient sa demande sont évincés :

« “Tu es menteur, tu es sale menteur”, c’est ça qu’ils disent chaque fois. Une fois, il m’a demandé : “si tu nous dis la vérité, d’où tu viens vraiment, je te donne cinq ans de papiers tout de suite”. Je ne savais pas ces gens-là, ils pensent comme ça. Si je savais, j’allais dire directement, mais je ne sais pas. Ils posent des questions, je donne des réponses. “Tu habites où ?” Ils ne disent rien, mais après à la fin, tu reçois négatif. Mais il faudrait vérifier sur Internet. Pour lui aussi, il a un doute, mais il faut demander. » (Ali, 2016)

Dans sa lettre de réclamation à destination du CGRA, la personne de confiance qui était présente à l’audition insiste sur cette réduction de l’autre, du demandeur à l’état de menteur. J’ai été « frappée, si pas choquée », dit-elle, « par la tournure de l’interview » :

« L’agent a demandé à plusieurs reprises et avec beaucoup d’insistance à Mr. Y. de dire la vérité comme si ses réponses ne l’étaient pas... Après un quart d’heure environ, il s’est levé en demandant à Mr. Y. de réfléchir pendant dix minutes ; il s’est aussi adressé à l’avocate afin qu’elle le raisonne et qu’il lui donne la “bonne” version des faits. Il lui a conseillé à quatre reprises de dire clairement qu’il était Iranien ou Pakistanais et que, de cette manière, il recevrait le titre de réfugié. Enfin, Mr. Y., en répondant à une question, a fait référence à son âge mentionné sur sa tazkira et il s’est fait recadrer sévèrement en disant qu’il n’a pas cet âge. »

Bien entendu, il ne s’agit pas de se focaliser sur l’agent qui semble peu enclin à revenir sur sa première idée, sa probable « intime conviction ». Il s’agit plutôt, au travers de ce cas, de réfléchir aux enjeux plus globaux de violences et de mise à mal du droit d’asile qui se donnent ici à voir. En effet, ce cas donne à penser le déroulé de la procédure et ses évidences : malgré des éléments potentielle- ment déroutants, rien de ce qui est amené au dossier ne vient ré-ouvrir un droit à l’écoute et, potentiellement, à la reconnaissance. Classé « menteur », Ali est exclu d’emblée du droit, mais aussi, d’un rapport d’égalité. C’est donc bien de l’analyse d’un processus et de la violence de son ethnocentrisme qu’il s’agit :

« Comme vous n’avez pas raconté la vérité au sujet de vos véritables lieux de séjour pour votre départ vers la Belgique, le commissaire général s’est trouvé dans l’ignorance quant au pays vu en dernier où un besoin éventuel de protection devrait être requis, le lieu et les circonstances que vous avez effectivement vécus avant votre arrivée en Belgique, de même que concernant les raisons effectives que vous avez présentées pour quitter ces lieux. Étant donné que vous avez délibérément caché la vérité (les vraies circonstances) sur ce point qui concerne le noyau de votre récit et de votre demande d’asile, vous avez, par conséquent et par votre propre fait, rendu impossible l’examen de l’existence d’une éventuelle crainte fondée, relative à des poursuites ou d’un réel risque de graves dommages. » (Rapport de refus, 2016)

107 Jacinthe Mazzocchetti

L’histoire déposée ne rentre pas dans les cadres ni dans les cartes. Les os radiographiés ne donnent pas les bonnes réponses et établissent le doute et l’exclusion. Davantage que le reflet des droits de l’homme, la procédure devient le reflet d’un contexte suspicieux et violent à l’égard des ressortissants étrangers des pays tiers et non détenteurs des codes de la « mondialité » (Ollivro, 2009). Le récit manqué car manquant devient la balise du reste du chemin à parcourir. Les imprécisions et les silences sont lus en termes d’omissions volontaires et de mensonges. Le contentieux à l’œuvre est pourtant de l’ordre du « double bind » (Bateson, 1995), car l’obligation de se « dire bien » est assortie de son impossi- bilité effective. La recherche de la « Vérité » dans sa conception ethno-centrée et positiviste, est une fabrique d’exclusion qui ignore tout des manquements à l’œuvre : ceux du requérant tout comme ceux des agents. En effet, de leur part, il ne peut être question que d’imaginaires de compétences face à la « pénurie permanente d’informations » (Probst, 2011 : 155) et à la complexité des enjeux narratifs et mémoriels. Le cadre tel qu’établi ne permet ni justesse, ni justice. D’autant que les éléments narratifs racontés le sont en réponse à des questions largement standardisées et orientées dans une perspective d’évaluation de la plausibilité du récit. Procédé en contraction avec un mode relationnel d’énoncia- tion plus favorable à la remémoration et à la confidence (Good, 2011).

Une démarche qui reconnaitrait que les récits, tous comme les avis, ne sont que bricolages, permettrait peut-être une pensée véritablement critique de la procédure. Cette perspective supposerait une rupture épistémologique où les « faits » ne seraient plus considérés comme de la « matière brute », ayant une existence en soi, mais comme le résultat d’une expérience incorporée et encul- turée, et, dès lors toujours située. Comme l’énonce Isnard (2011), de sa place de juge :

« Simplement, puisqu’il est peut-être arrivé quelque chose, ce qui est dit ne doit pas être irréel. Il est seulement nécessaire que le juge et le réfugié puissent adhérer, ne serait-ce qu’un instant, à ce qui est raconté par l’un, transcrit et interprété par l’autre. J’émets donc l’hypothèse que pour être en mesure de répondre à la souffrance de l’autre et de la reconnaître, pour permettre l’accès à la loi et son avènement, il faudrait d’abord suspendre ses préjugés, prendre la place de cet autre, devenir cet autre, puis reprendre sa place ; sortant de la souffrance comme d’une pièce, s’en distancier ; pouvoir penser un récit ou une identité en termes de fiction, sans que ce récit ou les protagonistes en cause s’en trouvent disqualifiés ipso facto. » (Isnard, 2011 : 113)

Une attitude davantage empathique et décentrée ne rendrait pas la procédure objective, mais permettrait peut-être, bien que ce ne soit pas l’objectif premier de l’institution, de réduire la violence de la rencontre en facilitant l’écoute, et, dès lors de reconnaitre quelque chose de l’humanité de l’autre. À l’encontre d’une approche positiviste, le regard porté du côté de la vérité du sujet en contexte donne accès aux blessures psychiques et morales vécues, tout autant que celles relatives à la procédure. Dire de l’autre qui joue sa vie qu’il est un menteur n’a rien d’anodin. Le discours ici posé est un discours à conséquence, où le poids des mots est effectif et tranchant, et dont les effets débordent de loin la sentence exprimée dans les rapports d’audition. Il est parfois difficile d’y démêler l’illo- cutoire du perlocutoire, pour reprendre le débat auquel se livre Butler (2004), tant le « dire, c’est faire » (Austin, 1991) a des implications à la fois en termes de droits, et donc de sentences, et en termes identitaires : la fin de non-recevoir

108 Dire la violence des frontières place le demandeur en dehors du droit, tandis que la qualification insistante de « menteur » a des effets de déstabilisation voire de destruction psychique. Le déni de nationalité et donc de crédibilité a une incidence sur le soi : « Tu n’es pas qui tu prétends être », mais « Qui suis-je alors ? », se demande avec instance Ali :

« Ils disent que je ne suis pas Afghan. Je suis quoi alors ? Dis-moi ce que je suis alors ! Ils disent que je suis né en 1991 et ma tazkira dit que je suis né en 1993, mais ils disent que ma tazkira est fausse. Alors je suis quoi moi ? Je suis pas Afghan, je suis pas né en 1993, alors je fais quoi ? » (Ali, 2013)

Ceci dit, les « capacités d’agir » (Butler, 2005) ne sont pas pour autant évincées. Le « pouvoir des mots » (Butler, 2004) est aussi du côté du demandeur qui dit sa vie pour tenter de la sauver, et qui peut également trouver à se recons- truire au travers d’autres scènes où déposer son histoire malgré les atteintes de la procédure. Ainsi, si la sentence juridique et le déni d’identité détruisent, les mots partagés ont aussi un effet potentiel de reconstruction psychique et de reconnaissance autre que juridique. Dans le cas d’Ali, son récit entendu et reconnu d’abord sur la scène intime de la famille qui l’a accueilli, ensuite dans des espaces plus ouverts, tels que des écoles, et enfin de façon publique via une vidéo réalisée par un comité de soutien médiatisant son histoire, postée sur Facebook et visionnée plus 20 000 fois en quelques jours, participe d’une estime de soi retrouvée. Le récit a alors un caractère reconstructeur et permet, à certaines conditions, de retrouver du sens et de la confiance face à l’effraction du sujet et à son émiettement, de sortir dès lors de la non-existence, du « Qui suis-je alors ? », « Que reste-t-il de moi ? ». Se joue quelque chose de l’intercon- naissance, et dès lors de la reconnaissance (Ricœur, 2004). Ces prises de parole risquées, depuis sa (non-)place de « résident dit illégal », sont aussi du côté de la « puissance d’agir » du langage (Canut, 2012). Elles viennent faire résistance face à un système de fabrique et de légitimation des exclusions.

Conclusion

Ali a expérimenté la violence des frontières sous de multiples formes toute sa vie. De la matérialité des frontières (la vie en Afghanistan, les conditions de séjour en Iran pour les Hazaras, les violences policières et l’enfermement ; les passeurs et la dangerosité des passages depuis l’Afghanistan vers l’Iran, la Turquie, la Grèce, l’Italie, l’Allemagne et la Belgique ; les morts laissés sur la route, etc.) à la procédure, se donnent à voir la production de catégories et leurs effets. D’un côté, les biens nés et les légitimes aux droits de l’homme et de l’autre, les menteurs, au mieux les victimes, les en deçà, les moins humains que les autres. Car en effet, la violence des frontières est aussi imprimée dans les représentations et dans les corps. Elle trouve également à s’exprimer au travers des évidences et des attitudes des agents, petites mains d’un système qu’ils reproduisent et qui trouve ainsi à se légitimer. La « Vérité » qu’ils traquent n’est que le reflet des « régimes de vérité » actuellement légitimés dans notre société, la « Vérité » qu’ils traquent n’est pas exempte de rapports de force et d’effets d’autorité (Foucault, 2011 ; Hardy, 2003).

Outre une attention aux récits singuliers des demandeurs, l’analyse anthro- pologique invite à décoder la « fiction discursive » (Hardy, 2003 : 482) à l’œuvre

109 Jacinthe Mazzocchetti

dans la procédure d’asile. Elle met en lumière l’épistémologie positiviste, ethno- centrée et impérialiste/paternaliste qui encadre la procédure. Au cours de ce processus, l’agent, détenteur de la norme, est habilité à dire le vrai du faux non seulement de la demande, mais également de celui qui la dépose, avec effet de négation du sujet. Si l’interaction n’est pas unidirectionnelle et que l’ethos de héros ordinaire et de résistant nait des violences des frontières successives, les rapports de force n’en restent pas moins tout à fait déséquilibrés. Le savoir juste, pour le moins considéré comme tel, est ici dans les mains de ceux qui jugent (sans par ailleurs être formés pour le faire), plutôt que dans celles de ceux qui ont expérimenté le monde.

Ultime atteinte, car elle imprime le déni des violences qui l’ont précédée, la procédure est dans de nombreux cas une scène de non-rencontre. L’impensé des rapports de force qui s’y déploient et des confrontations culturelles qui s’y jouent est le miroir de la violence du contexte contemporain pour les « vagabonds » comme les nomme Bauman (2010), les laissés-pour-compte du monde globalisé. La scène de l’asile contemporaine légitime et reproduit un système de catégories d’asymétries, à la fois géopolitiques, juridiques, culturo- centrées. S’y donne à voir un positivisme impérialiste quant au bien-fondé du rapport sédentaire et nationaliste à la terre, avec un évincement du caractère international des conflits. Les impasses mises ici en lumière soulèvent des interrogations quant à la possibilité d’une « cosmopolitique » nourrie des expé- riences de ceux qui déjà la vivent (Agier, 2016) : comment transiter d’un monde de frontières, de murs, de barbelés à une « pensée du passant, du passeur, du passage, du passager » (Mbembe, 2016 : 175-176), à une « pensée frontalière », qui permettrait « une reprise/redéfinition des notions de citoyenneté, de démo- cratie, de droits de l’homme, d’économie, de politique, au-delà des définitions étroites imposées par la modernité euro-centrée (Grosfoguel, 2006 : 65) » et où serait « possible une réelle communication et un dialogue horizontal entre les peuples du monde » (Ibid. : 67) ?

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112 Dire la violence des frontières

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113 Résumé - Abstract - Resumen

Jacinthe Mazzocchetti Dire la violence des frontières dans le rapport de force que constitue la procédure d’asile. Le cas d’Ali, de l’Afghanistan en Belgique

Cet article a pour objet de décrire la violence des frontières, à la fois géopoli- tiques et symboliques, qui se donnent à voir au travers des procédures relatives aux demandes d’asile : demandes initiales, recours, refus, etc. À partir du récit de vie d’Ali Y., demandeur d’asile afghan (arrivé mineur en Belgique, mais non reconnu comme tel), ainsi que de l’ensemble des documents de son dossier (rapports d’auditions, recours, rapports d’experts, cartes géographiques offi- cielles et mentales, etc.), l’article analyse l’ethnocentrisme des procédures d’asile au travers des questions que soulève l’usage du récit biographique dans l’examen des demandes d’asile (le fait de se raconter). Il analyse également l’in- cidence sur l’issue de la procédure des représentations différenciées de l’espace, du temps et de la parenté du demandeur et de l’examinateur. Telling the Violence of Borders in the Power Relations that Constitutes the Asylum Process. The Case of Ali, from Afghanistan to Belgium

The purpose of this paper is to describe the violence of the borders, both geopo- litical and symbolic, which are seen through the procedures for asylum applica- tions: initial applications, appeals, refusals, etc. From the narrative of life of Ali Y., an Afghan asylum seeker (who had arrived in Belgium but was not recognized as such), as well as all the documents in his file (reports of hearings, appeals, expert reports, geographical and mental maps, etc.), the article analyzes the ethnocentrism of asylum procedures through the questions raised by the use of the biographical narrative in the examination of asylum claims (telling oneself). It also analyses the impact on the outcome of the procedure of differentiated representations about space, time and kinship of the applicant and the examiner. Contar la violencia de las fronteras en el equilibrio de poder representado por el procedimiento de asilo. El caso de Ali, de Afganistán a Bélgica

El propósito de este artículo es describir la violencia de las fronteras, tanto geopolíticas como simbólicas, que se ven a través de los trámites para las solicitudes de asilo: solicitudes iniciales, apelaciones, denegaciones, etc. De la narrativa de la vida de Ali Y., solicitante de asilo afgano (que había llegado a Bélgica pero no había sido reconocido como tal), así como todos los docu- mentos de su expediente (informes de audiencias, apelaciones, informes de expertos, mapas oficial y mental, etc.), el artículo analiza el etnocentrismo de los procedimientos de asilo a través de las preguntas planteadas por el uso de la narrativa biográfica en el examen de las solicitudes de asilo. También analiza el impacto en el resultado de los procedimientos de las representaciones diferen- ciadas de espacio, tiempo y parentesco del solicitante y del examinador.

114 REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 115-131

Exister au risque de disparaître. Récits sur la mort pendant la traversée vers l’Europe Carolina Kobelinsky1

À Paris, commentant la nouvelle, qu’on entendait à la radio, du naufrage en Méditerranée d’une embarcation remplie de migrant·e·s, Ibrahim Sagara, qui venait d’emprunter les mêmes routes quelques mois auparavant, commente d’un ton laconique : « Aux frontières, c’est mourir ou disparaître… ou bossa.2 »

À Melilla, enclave espagnole bordant la mer Méditerranée, les migrant·e·s racontent de nombreuses histoires sur la mort pendant la traversée vers l’Europe. Depuis plusieurs décennies, les morts des hommes, femmes et enfants aux frontières de l’Europe sont nombreuses. La découverte de corps noyés, déshydratés, asphyxiés, intoxiqués sur les côtes de la Méditerranée, de l’Égée, de l’Atlantique, tout comme aux frontières terrestres de l’Union, est devenue une réalité quotidienne3. À Lampedusa comme à Lesbos ou à Tenerife, des tombes et des cases de columbarium sans nom matérialisent la violence dont sont actuel- lement porteuses les frontières européennes. Sans être le produit d’États totali- taires ou dictatoriaux, la dureté du traitement migratoire – les politiques restric- tives, les techniques sophistiquées de contrôle, les discours criminalisant les étrangers, les morts invisibles dans les statistiques officielles4 – crée un espace qui normalise la mort des migrant·e·s au cours de leur voyage. À cette violence structurelle (Weber et Pickering, 2011) et ultime, qu’Albahari (2015) nomme des « crimes de paix », se greffent d’autres formes de violence (physique, symbo- lique) exercées tout le long de la frontière extérieure de l’Union européenne telles que les refoulements musclés, les souffrances infligées aux corps, la

1 Anthropologue, chargée de recherche au CNRS, Laboratoire d’ethnologie et de socio- logie comparative (LESC), Maison Ethnologie & Archéologie René-Ginouvès, 21 allée de l’Université, 92023 Nanterre ; [email protected] 2 Mot prononcé pour signifier la réussite dans le passage de la frontière. On entend souvent les migrant·e·s crier « bossa, bossa » lorsqu’ils essaient de sauter les clôtures. Selon certains interlocuteurs, cela voudrait dire victoire et viendrait d’une déformation d’un terme wolof. 3 Voir la cartographie des morts produite par le réseau Migreurop (2012) ainsi que le numéro 109 de Plein droit consacré aux « Homicides aux frontières » (2016). 4 Il n’existe à l’heure actuelle aucun comptage officiel au niveau européen de ces morts de la migration. Pour consulter une recension élaborée par un consortium de journa- listes à partir des chiffres des morts avancés par différentes ONG, se référer à la base de données The Migrant Files. Cf. http://www.themigrantsfiles.com/ (consulté le 18/08/2016).

115 Carolina Kobelinsky

non-assistance à personnes en détresse (Heller et Pezzani, 2014)5 et l’absence de protocole commun d’identification et de prise en charge des morts de la migration (Kobelinsky, 2015)6.

Contrairement aux frontières maritimes, peu de morts sont comptabilisées et peu de corps sont retrouvés à la barrière de Melilla. La mort est pourtant un spectre qui accompagne l’expérience de toutes les personnes que j’ai rencon- trées dans l’enclave et ses alentours. Cette omniprésence spectrale constitue elle aussi une forme de violence à la frontière ; elle est un effet de la frontiérisa- tion ou bordering européenne (Cuttitta, 2015a ; Ritaine, 2015), qui s’infiltre tout autant dans les récits des expériences vécues que dans les rumeurs qui circulent des deux côtés de la frontière. Ces rumeurs parlent de migrant·e·s disparu·e·s à jamais. Je m’intéresserai ici à la forme et au contenu de ces discours, en explorant ce qu’ils véhiculent et ce qu’ils disent de la migration aujourd’hui. Ces histoires constituent une entrée ethnographique permettant d’explorer la réalité de la migration contemporaine et – tel que le suggère Melly (2011 : 373) dans son étude des histoires des hommes absents au Sénégal – d’examiner les anxiétés collectives de la migration. Les récits dont il est question dans l’article ont été recueillis au cours d’un travail de terrain conduit entre 2014 et 2016 notamment auprès de migrant·e·s, mais également d’acteurs associatifs, se trouvant dans la province marocaine de Nador et dans l’enclave espagnole de Melilla7. La plupart du matériau mobilisé ici provient de conversations informelles auprès d’hommes – entre dix-sept et trente-cinq ans – originaires d’Afrique de l’Ouest8. J’ai parallèlement conduit quelques entretiens qui ont pu être enregistrés. La principale langue des échanges a été le français, qui n’est pas la langue mater- nelle de mes interlocuteurs, mais qui est celle à travers laquelle ces migrant·e·s échangent entre eux. Cette langue commune est agrémentée de termes issus d’origines diverses qui nomment des objets, des personnes et des actions de leur vie de migrant·e·s. Se crée ainsi un vocabulaire partagé de la frontière qui emprunte des termes ou des formulations au wolof, au peul, au nouchi (l’argot ivoirien), à l’espagnol, à l’arabe. Quelles que soient les origines, pour toutes les

5 Voir également à cet égard le rapport de Forensic Oceanography élaboré en collabora- tion avec Watch the Med. Cf. https://deathbyrescue.org/ (consulté le 29/05/2017). 6 C’est ce que De León (2015) nomme dans son étude des migrant·e·s décédé·e·s en tentant de traverser le désert qui sépare le Mexique des États-Unis, une forme de « nécro-violence », c’est-à-dire une violence performée et produite à travers le mauvais traitement des cadavres. 7 Cette enquête de terrain a été effectuée dans le cadre d’une recherche plus large, en cours depuis 2013, sur la prise en charge des morts aux frontières sud de l’Europe où je m’intéresse particulièrement aux trajectoires spatiales des corps et aux pratiques et motivations des acteurs engagés, de façon officielle ou informelle, dans la gestion de ces morts de la migration (identification des corps, enterrement, rapatriement, cérémonies d’hommage, etc.) Ce travail est poursuivi dans le cadre du programme MECMI (finance- ment ANR et FRSCQ). 8 Il est plus difficile d’enquêter auprès des migrantes à Melilla, car elles restent la plupart du temps dans le CETI (Centro de Estancia Temporal para Inmigrantes), centre de séjour temporaire où elles sont hébergées. Si elles ont le droit de sortir, les personnes extérieures n’y ont pas accès. L’absence de légitimité d’une femme, surtout si elle est seule et loin de chez elle, à être dans l’espace public explique probablement que ces dernières préfèrent rester dans l’enceinte du CETI. Cet article se concentre donc sur les discours émis par des interlocuteurs hommes. Je laisserai aussi de côté ceux des jeunes garçons d’origine marocaine présents à Melilla, pour qui la mort est également omnipré- sente, mais dont les mises en mots doivent être examinées à la lumière de leurs yeux d’enfants, et qui plus est, d’enfants isolés habitant dans la rue.

116 Exister au risque de disparaître personnes rencontrées, bossa signifie la réussite de la traversée des frontières ; Guardia nomme un agent des forces de l’ordre espagnoles9.

Le dispositif « anti immigrés » à Melilla

Avec l’entrée de l’Espagne dans l’Union européenne et la promulgation de la première loi espagnole en matière d’immigration en 1985, les enclaves de Ceuta et Melilla – toutes deux situées à l’intérieur du continent africain – se transforment. Une grande partie de leur population, d’origine marocaine et de confession musulmane, ne possédait pas de citoyenneté ni de résidence espagnole. La nouvelle loi prévoyait un processus de régularisation adminis- trative, mais les réticences à sa mise en œuvre ont conduit à de nombreuses mobilisations pour revendiquer l’accès à la nationalité. Finalement, le gouver- nement a approuvé en 1986 la naturalisation des personnes résidant dans les deux enclaves ; processus qui s’est déroulé entre 1986 et 1990. Peu de temps après est introduite l’obligation de visa pour entrer dans le pays pour les ressortissants marocains10, tunisiens et algériens. Durant cette même période, la presse nationale – les quotidiens El País, El Mundo entre autres – commence à faire écho de l’arrivée sur les côtes andalouses des embarcations de pêche, construites en bois, connues sous le terme de pateras, qui traversent le détroit de Gibraltar en transportant des personnes cherchant à entrer en Espagne de façon irrégulière (Gabrielli, 2011 : 137-138). C’est aussi vers la fin des années 1980 et le début de la décennie suivante que l’on commence à compter les premiers morts aux frontières de l’Europe11 . Les images de migrants débarquant sur les côtes renvoient à un imaginaire de l’invasion et de l’envahissement sur lequel s’appuie la justification de mettre en place une technologie de contrôle et de surveillance tout le long des frontières espagnoles. L’objectif est ici le même que partout aux frontières extérieures de l’Union européenne : empêcher les arrivées. À Melilla cela se traduit par l’érection de barrières.

Lieu devenu iconique d’une Europe qui se fortifie derrière des murs, Melilla est actuellement considérée comme un exemple de bonne gestion des fron- tières12 et un modèle suivi pour la mise en place de contrôles frontaliers. La construction d’une première barrière de presque douze kilomètres de long – qui couvre la totalité de la frontière terrestre – a débuté dans cette ville autonome en 1998. Une deuxième barrière de trois mètres de hauteur a été construite par

9 Ce vocabulaire ne fera pas l’objet de cette étude, mais j’expliciterai le sens de certains termes utilisés par mes interlocuteurs au fil des pages. 10 Seuls les Marocains résidant dans les provinces de Nador et Tétouan sont exemptés de visa pour se rendre dans les enclaves voisines afin de garantir le commerce transfrontalier. 11 Le blog du journaliste Gabriele del Grande, le premier à recenser les migrant·e·s mort·e·s en tentant de franchir les frontières européennes, à partir des articles de presse, inscrit la date du 1er novembre 1988 comme celle des premiers décès, survenus à la suite du naufrage d’une petite embarcation au large de Cadix, faisant dix morts et neuf personnes disparues. Cf. http://fortresseurope.blogspot.fr/p/la-strage.html (consulté le 18/08/2016). 12 Le journal El País a consacré sa une du samedi 30 avril 2016 ainsi que de nombreux articles à examiner le « succès politique » du traitement migratoire à Melilla ainsi que son « échec moral ». Cf. http://elpais.com/hemeroteca/elpais/portadas/2016/04/30/ et http:// politica.elpais.com/politica/2016/04/28/actualidad/1461840514_222480.html (consultés le 18/8/2016).

117 Carolina Kobelinsky

la suite en parallèle à la première. En 2005, le gouvernement a décidé, après plusieurs tentatives de passage de migrant·e·s, de rehausser les grillages à six mètres et de construire un cordage tridimensionnel, connu comme troisième valla (barrière), dont le but est d’empêcher le passage entre la première et la deuxième barrière (APDHA, 2014). Le Maroc a récemment creusé à certains endroits stratégiques un fossé juste devant la barrière, entre celle-ci et la route (APDHA, 2016 : 53). Des barbelés longent les clôtures et un réseau de câbles souterrains est relié à des capteurs électroniques de bruit et de mouvement. La surveillance est complétée par un système de caméras vidéo de vision nocturne. Des postes de surveillance sont répartis le long des grillages et les routes entre les barrières permettent le passage constant de véhicules de la Guardia Civil13 qui effectue des rondes. Suite à des accords avec le Maroc, la surveillance a également été renforcée de l’autre côté des barrières par des effectifs de la gendarmerie royale marocaine14. Si les clôtures « anti immigrés », comme les désignait un agent de la Guardia Civil lors d’une discussion informelle, n’ar- rêtent pas la migration, elles rendent le passage de cette frontière extrêmement difficile et dangereux.

Depuis 2015, les arrivées par les clôtures de Melilla ont diminué de façon considérable, les tentatives sont plus rares et les réussites plus extraordinaires. Selon le gouvernement espagnol, autour de 4 000 personnes ont tenté de sauter les clôtures de Melilla en 2016, mais seules 332 ont réussi à les franchir, alors qu’au cours de l'année 2015, 18 000 personnes ont tenté de traverser les grillages et 2 229 y sont effectivement parvenus15. Plusieurs éléments permettent de comprendre cette nouvelle réalité : les derniers renforcements des vallas rendent l’exploit encore plus difficile ; les fréquentes descentes des forces de l’ordre marocaines dans les campements des migrant·e·s sur le Gourougou – montagne qui se trouve à quelques kilomètres seulement de Melilla et où s’organise la vie des migrant·e·s et l’entraînement physique pour escalader les barrières – éparpillent et désorganisent quelque peu les groupes16 ; les « devo- luciones en caliente », expulsions immédiates et collectives des personnes qui viennent juste de toucher le sol espagnol17, fréquemment pratiquées après un

13 Force de police à statut militaire, comparable à certains égards à la gendarmerie nationale française, la Guardia Civil exerce des missions multiples : sécurité publique, police judiciaire, missions à caractère militaire et relevant du domaine fiscal. 14 Sur l’« industrie » qui se développe autour de la surveillance des frontières, voir les travaux de Rodier (2012) et Andersson (2014). 15 Cf. http://www.eldiario.es/politica/Solo-inmigrantes-lograron-saltar- Melilla_0_632737111.html (consulté le 29/05/2017). 16 Les tentatives de sauter les grillages se font collectivement, jamais de façon indi- viduelle et non organisée. Sur certains de ces éléments permettant de comprendre le tarissement actuel de cette stratégie de passage, cf. http://www.eldiario.es/desalambre/ saltos-valla-Melilla_0_413659426.html (consulté le 18/08/2016). 17 Largement critiquée pour être contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, la « devolución en caliente » était couramment employée à Melilla. En avril 2015, la loi espagnole introduit la figure du « rechazo en frontera » (expulsion à la frontière), légalisant de ce fait une pratique déjà en place. Depuis, une équipe de pres- tigieux juristes a élaboré un rapport argumentant l’illégalité de cette légalisation au regard de la Constitution espagnole et les accords internationaux en matière de droits de l’homme. Le rapport est consultable en ligne. Cf. http://www.parlament.cat/document/ intrade/59171

118 Exister au risque de disparaître salto (saut), ont pu avoir un effet dissuasif18.

Ainsi, si presque la totalité des personnes que j’ai rencontrées à Melilla au cours de mes deux séjours en 2014 étaient arrivées par la valla, la plupart de celles que j’ai connues en 2016 avaient emprunté d’autres voies pour entrer sur le territoire espagnol après une ou plusieurs tentatives infructueuses d’escalader les grillages. Les stratégies actuellement suivies sont la nage le long de la côte, l’usage de petites embarcations de fortune, construites à partir de matériaux trouvés sur place, ainsi que de canots gonflables, l’infiltration par les conduits d’eau, la dissimulation dans des voitures et des camions où il est possible de se cacher à plusieurs pour traverser l’un des quatre postes frontières de la ville contre une somme considérable d’argent remise au passeur, l’achat de faux papiers marocains permettant de traverser les contrôles19.

Une fois à Melilla, les migrant·e·s sont conduit·e·s au Centre de séjour temporaire pour immigrés, appelé le CETI (Centro de Estancia Temporal para Inmigrantes), ouvert en 1999, en même temps que s’érigeaient les clôtures. Le CETI se trouve à proximité du poste frontière de Farhana, en périphérie de la ville et – ironie du paysage local – juste à côté d’un terrain de golf où des habitants fortunés de la ville viennent se divertir. À la différence des centres de rétention, nommés en Espagne centres d’internement d’étrangers ou CIEs, qui dépendent du ministère de l’Intérieur, le CETI dépend du ministère de l’Emploi et de la Sécurité sociale20. Il s’agit d’un établissement conçu comme un « dispositif de premier accueil prévisionnel et destiné à offrir des services et des prestations sociales basiques au collectif d’immigrés et demandeurs d’asile qui arrivent […] pendant le déroulement des démarches d’identification et le bilan de santé préa- lables à toute décision sur la suite la plus adéquate en fonction de leur situation administrative en Espagne »21. Les personnes prises en charge au CETI sont ainsi en attente d’être envoyées vers la Péninsule ibérique, appelée la salida (sortie) dans le jargon des gestionnaires du centre et des migrant·e·s. Une fois de l’autre côté de la Méditerranée, elles peuvent être enfermées dans un centre d’inter- nement afin d’organiser leur expulsion vers leur pays d’origine ou bien être accueillies dans différents établissements associatifs qui leur apportent un suivi sanitaire, social et juridique, en cas de demande d’asile, pour une durée déter- minée. S’articulent ici assistance et contrôle, compassion et répression, huma- nitarisme et sécurisation, les dimensions complémentaires du régime européen des frontières contemporaines (Agier, 2008 ; Andersson, 2014 ; Cuttitta, 2015b ; Fassin, 2005 ; Pallister-Wilkins, 2015).

18 Or, celui-ci est impossible à mesurer, tout comme il n’est pour l’heure pas possible de chiffrer la capacité dissuasive de l’arsenal sécuritaire déployé tout le long de la frontière européenne. 19 Tel que m’expliquait un jeune Congolais, cette dernière stratégie peut être considérée « seulement si t’es clair », sous-entendant que la plupart des Subsahariens ne peuvent pas faire semblant d’être Marocains en raison de leur couleur de peau. C’est d’ailleurs ce que note l’Asociación Pro Derechos Humanos de Andalucía dans son dernier rapport (APDHA, 2016 : 29-30). 20 Il existe seulement deux CETIs en Espagne, l’un à Melilla, l’autre à Ceuta. Tous les deux se trouvent sous la même tutelle et possèdent les mêmes compétences. 21. Cf. http://www.empleo.gob.es/es/Guia/texto/guia_15/contenidos/guia_15_37_3.htm (ma traduction, consulté le 18/08/2016).

119 Carolina Kobelinsky

Le CETI de Melilla a une capacité de 472 places, mais il est souvent saturé. Au printemps 2014, plus de 1 900 personnes y attendaient depuis plusieurs mois, voire des années22 leur salida vers la Péninsule, espérant qu’elle n’aboutirait pas à une expulsion vers leurs pays d’origine. Les portes du CETI – contrairement à celles des CIEs de la Péninsule – restent ouvertes la journée. Les résidents peuvent ainsi entrer et sortir de l’établissement23. Enfermés dans l’enclave et en situation irrégulière, ils n’ont pas le droit de travailler. Le rythme quotidien est ainsi marqué, pour la plupart, par les horaires des repas à la cantine, éventuel- lement par les moments de prière ou des réunions d’information organisées par des associations. Certains essaient de gagner un peu d’argent, en proposant, un seau et une éponge à la main, de laver les voitures garées dans le centre- ville ou en poussant les caddies des courses depuis la porte des supermarchés jusqu’aux voitures.

Frôler la mort, risquer la disparition

Après avoir été envoyé à Agadir, à 1 100 kilomètres de Melilla, à la suite d’une tentative infructueuse de sauter les clôtures et sans argent pour payer un passeur qui pourrait l’amener en Europe, Ibrahim Sagara, jeune homme origi- naire du Mali, décide de tenter sa chance à la nage. Il sait nager depuis l’enfance puisqu’il a grandi tout près d’un fleuve où il avait l’habitude de s’amuser avec les autres enfants du village. Il commence alors à s’entraîner tous les jours. Il fait la manche – ce qu’il appelle, comme la plupart de mes interlocuteurs, « taper Salam » – et s’achète d’abord une combinaison, plus tard une petite planche de plage pour enfants en polystyrène. Quand il se sent prêt et qu’il a l’argent nécessaire au voyage, il prend un bus pour Fès. Sa planche, qu’il a placée dans le compartiment à bagages au-dessus de sa tête, est cassée par le poids du grand sac qu’une dame a posé par-dessus. Seul Noir dans le bus, il m’explique qu’il n’a pas eu le courage de lui faire la remarque. À Fès, avec un peu d’argent « du Salam », il s’achète du scotch pour réparer la planche et un billet pour Nador. Il quitte la ville sans dire aux compatriotes avec qui il venait de passer quelques jours qu’il a l’intention de rejoindre Melilla ce jour même à la nage. Il garde le secret de peur d’entendre ses camarades tenter de le décourager. Arrivé à 19 h sur une plage de Nador, il enlève ses habits, ses chaussures et les jette à la mer. Pour ne pas alerter les policiers marocains, il ne veut pas laisser de traces sur la plage. Il regarde les lumières de Melilla, à plus de seize kilomètres et se dit : « J’y serai dans la nuit, je suis sûr que je peux le faire ». Il commence à nager, s’éloigne de la côte pour ne pas être repéré et se repose sur la planche lorsqu’il est trop fatigué. Il raconte que durant la traversée il a perdu la notion du temps, qu’il se guidait par les lumières au loin. Ibrahim arrive au port de Melilla – où il est découvert par la Guardia Civil – après avoir nagé plus de quatorze heures. Lorsqu’il me raconte en détail son expérience, il me dit qu’il n’a pas eu peur de mourir sur le coup, mais rétrospectivement :

22 À titre d’illustration, de nombreux ressortissants du Bangladesh ont passé trois, quatre et jusqu’à cinq ans à Melilla avant d’obtenir leur salida et d’être directement envoyés au centre de rétention de Barcelone. Cf. http://periodismohumano.com/ migracion/camino-de-la-expulsion-5-anos-despues.html (consulté le 18/08/2016). 23 Sur l’organisation spatiale du CETI et les expériences des migrant·e·s pendant l’attente, consulter l’article de Bondanini (2014).

120 Exister au risque de disparaître

« J’étais pris dans l’activité [de nager], je n’ai pas du tout, du tout pensé à ça lorsque je nageais, j’étais concentré, concentré. Je n’ai même pas vu les poissons autour ! On voit pas grand-chose la nuit. J’étais concentré dans les lumières et les courants, je ne voulais pas dévier […] et j’avais au fond de moi mon rêve [arriver en Europe et devenir musicien]. Quelques jours plus tard, je me suis réveillé et j’avais peur. [Il crie, en cherchant un effet comique] Ah ! J’étais en sueur ! J’ai eu peur là, j’aurais pu mourir et personne n’aurait rien su, on ne m’aurait jamais retrouvé, j’aurais disparu. » (Conversation, 20/04/2016)

Les récits sur les tentatives – heureuses ou frustrées – de franchir les fron- tières comportent souvent une dimension liée à la proximité de la mort et sont parfois racontées en cherchant à provoquer le rire ou en soulignant le pitto- resque. C’est ce que fait Ibrahim Sagara, qui ne cherche pas à magnifier son exploit – à l’inverse de ce que font par ailleurs ses voisins de chambre au CETI qui lui rappellent chaque jour son arrivée héroïque –, mais plutôt à me faire sourire. Raconter son expérience sous la forme d’une aventure lui permet – comme à tous ceux que j’ai entendus faire le récit de la traversée des frontières de cette manière-là – de mettre à distance ce qu’il craint, d’apprivoiser le risque encouru, en le transformant en matière à rire24. Dans son discours, Ibrahim Sagara met en mots la peur de la mort et de la disparition. Il fait d’ailleurs une distinction entre la possibilité de mourir et celle de disparaître, qui est plus clai- rement mise en évidence lors d’une conversation ultérieure :

« On sait qu’on peut mourir, on le comprend vite, mais tu continues parce qu’il y a quelque chose qui te pousse […]. Je pense parfois que la vie n’est rien, c’est fragile, tu peux mourir comme ça [il fait un geste rapide de sa main], tu meurs et c’est fini, ta famille pleure pour toi, tes amis […]. [Mais] si personne le sait, ta mère ne l’apprend pas, tu disparais dans la nature, tout s’arrête, mais personne ne sait que c’est fini, fini pour toi, tout est suspendu. » (Conversation, 04/05/2016)

La mort, distinguée ici de la disparition, apparaît comme la fin normale de la vie. Le mort est pris en charge par la communauté, s’inscrit dans des rituels déjà connus (Bloch et Parry, 1982). Il occupe une place définie dans la société. En cela il continue d’exister. Le disparu, à l’inverse, ne subsiste que comme une énigme. Ne connaissant pas son sort, la famille ne peut pas le « pleurer ». À la fois absence physique et sociale, la disparition constitue un effacement imper- ceptible qui « suspend » la personne disparue dans un espace/temps particulier. Cette distinction apparaît également lors d’une conversation avec Cellou Diallo, Peul de dix-huit ans, originaire de Conakry (Guinée), avec qui j’avais l’habitude de discuter assis sur un banc du parc Hernández – qui se trouve au cœur du centre-ville de Melilla et que mes interlocuteurs nomment « le jardin ». Au cours d’une discussion anodine, il me raconte à la première personne l’expérience d’avoir assisté à la mort de pairs, d’avoir dû les laisser derrière, sur le chemin vers l’Europe :

24 Dans la lignée des travaux de Freud (1992), des nombreuses études ont analysé l’humour comme une manière de résister, au moins symboliquement, au danger que l’on ne peut éviter (Gay-Para, 1986 ; Matard-Bonucci, 1998 ; Moussaoui, 2013) ou que l’on redoute le plus (Clastres, 1974).

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« C’était dur le désert, j’ai vu des grand-frères mourir, c’était vraiment dur, laisser un grand derrière toi, le voir mourir et continuer. Tu marches, t’avances, mais t’as l’impression que tu n’avances pas, t’en peux plus et tu penses à ceux qui viennent de mourir et qui sont derrière. En Algérie, j’ai regretté d’être parti. Je l’ai regretté plusieurs fois pendant le voyage, mais dans le désert [silence] quand le grand est décédé juste à côté de moi. Là j’ai regretté, mais c’était trop tard, je ne pouvais pas retourner et puis le souvenir de ce que j’ai vu, des grand-frères, je ne l’oublierai pas, c’était vraiment dur, j’aurais pu mourir aussi comme le grand, comme les autres. J’aurais disparu au milieu du sable et ma mère n’aurait rien appris, cela n’aurait pas été connu de ma famille, j’aurais disparu complètement. » (Conversation, 24/05/2016)

Le régime contemporain des frontières – avec sa technologie de plus en plus sophistiquée – pousse Cellou Diallo et bien d’autres migrant·e·s vers des zones d’exposition aux « faits de la nature », transformant ici le désert – et dans le récit précédent la mer – en des scènes de mort (Schindel, 2016). Pour Cellou Diallo, disparaître dans le désert c’est y rester physiquement indéfiniment, jamais son corps ne retrouvera les siens, ce qui constitue une perspective effrayante. Cependant, pour la plupart de mes interlocuteurs, le sort de leur dépouille leur paraissait moins important que l’annonce du décès à la famille. Beaucoup acceptaient l’idée que leur corps ne soit jamais enterré, aucun ne supportait la perspective de laisser leurs proches dans l’ignorance de leur mort. Informer la famille c’est exister comme mort. Être seulement disparu c’est risquer de rester perpétuellement dans une place indéterminée au sein de la société.

Ce que Cellou Diallo nomme une disparition « complète » apparaît dans les termes de Mamadou Condé comme une disparition « totale ». Ce Guinéen de vingt-six ans me raconte sous la forme d’un inventaire détaillé tous les morts qu’il a vus au cours de sa traversée et commente sur la fin de sa diatribe le sort des morts « que personne n’a vus » :

« J’ai vu des morts depuis que j’ai quitté la Guinée, j’ai vu avec mes yeux. Une femme n’a pas survécu les conditions dans le désert, c’était dur pour tous, trop pour elle. Au Maroc j’ai vu un jeune Malien mourir aux mains de la police, mais il n’avait rien fait de mal, ils l’ont tabassé à mort. Et dans le bateau à cause du moteur cassé deux personnes sont décédées, une femme est décédée intoxiquée [par inhalation de produits toxiques] d’abord et après un homme est décédé aussi […] et dans le Gourougou c’est des morts- vivants que j’ai vus […] et ceux que j’ai vus, qu’on a vus et dont on te parle ce n’est qu’une petite partie, tous les frères qu’on a pas vus, qui sont totalement disparus, pour toujours, dont personne n’aura plus de nouvelles. » (Conversation, 06/11/2014)

Le bilan dressé par Mamadou Condé détaille autant les morts que les causes de leur décès. Il soulignera à plusieurs reprises au cours de la conversation que le fait d’avoir été là, d’avoir assisté à ces morts a été une « épreuve ». Quand il parle de la vie au Gourougou, il emploie le terme « morts-vivants » – terme que j’ai souvent entendu pour faire référence à la vie qui se déroule dans les campe- ments où des centaines (voire des milliers selon les périodes) de migrant·e·s attendent de réussir le passage des frontières. Or, il intègre ces « morts- vivants » dans l’inventaire des morts de son parcours. Par contraste, ces récits sur la « presque » mort parlent de cette « vraie » vie qu’ils espèrent derrière les barrières. Cette mise en mots – plus que l’expérience elle-même – reprend

122 Exister au risque de disparaître la forme du rite de passage25. Elle souligne le changement de statut auquel est censée aboutir la migration et permet ainsi de donner du sens à la souffrance, notamment celle du corps, devenue la condition nécessaire au surgissement d’une nouvelle identité sociale dont ils sont à la recherche. Comme Cellou Diallo et Ibrahim Sagara, Mamadou Condé associe la disparition à l’impossibilité d’an- noncer le décès aux proches. Mais il y ajoute une dimension supplémentaire, qui apparaît en filigrane dans son récit à travers les répétitions du terme « voir », liée à la possibilité de témoigner de ces disparus. Parler, nommer les morts, semble ainsi contribuer à les rendre un peu moins absents, un peu moins disparus.

Les qualificatifs employés pour rendre compte de la disparition – « totale », « complète » – viennent renforcer l’idée d’un anéantissement définitif : la personne se retrouvera dépourvue de tout, même de la possibilité d’exister comme mort auprès des siens. Cette inexistence assoit une forme de continuité entre une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue et une mort inaccessible au deuil. La volonté de devenir « quelqu’un », de laisser derrière eux une « vie sans rien » est pour la plupart de mes interlocuteurs ce qui motive la migration au risque de la mort.

« On sait qu’on peut laisser la vie, mais on part et on espère réussir bossa une fois, deux fois et on continue, on risque la vie parce que sinon c’est la honte. C’est quand le temps passe et que tu n’as rien, que t’es toujours dans l’aventure26, que tu n’as pas d’argent, c’est la honte, mieux vaut mourir. » (Conversation, 03/05/2016)

La « honte » dont parle Moussa Kane, un jeune guinéen, dans l’extrait ci-dessus résume en un mot l’opprobre de l’échec dans la traversée, et plus largement, du projet migratoire, ainsi que l’humiliation d’être considéré, tant par les autres que par soi-même, comme quelqu’un qui n’a pas su avancer, qui reste bloqué en route. S’opposant à la « honte » de ne rien avoir, devenir « quelqu’un » implique la possibilité de sortir de l’invisibilité. C’est cet espoir d’une réinvention de soi que mes interlocuteurs mettent en avant dans leurs discours quand ils expliquent pourquoi ils ont accepté de mettre leur vie en péril. Ils disent tous vouloir échapper à une vie « sans rien », qu’ils percevaient comme perdue, anonyme27. Beaucoup emploient l’expression « partir se chercher en Europe » pour rendre compte de cette volonté de se réaliser. La vie de « morts-vivants » qu’ils rencontrent au cours de leur périple ne fait que renforcer l’acceptation du risque afin de devenir « quelqu’un ». Gaoussou Dembélé décrit ainsi cette vie :

25 Van Gennep (2011) distinguait trois phases dans les rites de passage : la séparation, où l’individu est isolé du groupe, la marge ou liminarité et l’agrégation dans le groupe dans une nouvelle situation sociale. Plus tard, Turner revient sur ces analyses et s’inté- resse particulièrement à l’étape intermédiaire du rituel, en insistant sur l’invisibilité structurelle des êtres liminaires (i.e. ils sont structurellement indéfinissables), qui ont une « réalité » physique, mais pas sociale. Plusieurs auteurs reprennent cette notion du rite de passage pour explorer le parcours des migrants (Bayart, 2004 : 418-419 ; Massey et al., 1993 : 452-453 ; Monsutti, 2007). 26 Bien que la plupart de mes interlocuteurs ne l’utilisaient pas, le terme « aventure » est employé couramment par les migrant·e·s pour décrire leur parcours. Voir à cet égard, les travaux de Pian (2009) et de Bredeloup (2014). 27 Sur ce sentiment d’inexistence, voir les travaux de Timera (2001 et 2009) et de Graw (2012).

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« Depuis que je suis arrivé au Gourougou j’ai compris, le premier jour, j’observais toutes les choses, tout le mouvement, et j’ai compris que le Gourougou c’est le cimetière. Il n’y a pas de vie au Gourougou, tous les gens sont des morts-vivants [silence] parce qu’ils ne sont pas considérés d’abord, ils sont rejetés par la société, ils sont tabassés et maltraités [par les « militaires marocains »], ils ne vivent pas en social, ils sont dans la brousse, dans la forêt, parmi les mauvais esprits. Ils mangent à peine des restes. Seul Dieu les protège […]. Ils n’ont pas peur de mourir parce qu’ils sont presque morts […]. Je n’avais pas peur de la mort, à chaque fois que j’ai tenté de frapper la barrière, je me disais que c’était pour être vivant, pour la vie que je tentais ma chance. » (Entretien, 08/11/2014)

Ce Malien de vingt-huit ans considère que les conditions de vie sur le mont Gourougou, le rejet de la population locale et le traitement de la part des autorités ont fait de lui, après vingt mois au Maroc dont quatorze dans le campement sur la montagne, un « mort-vivant »28. Sa vie réduite à la survie ressemble à une « vie nue » – qui exprime le simple fait de vivre – et qui s’oppose à la bios, la vie qui vaut la peine d’être vécue (Agamben, 1998). Celle que Gaoussou Dembélé, comme mes autres interlocuteurs, atteindraient en réussissant leurs ambitions au cœur de leur migration.

S’interrogeant sur « what counts as a livable life and a grievable death? », Butler (2006 : 15) distingue également deux formes de vie : les vies qui « comptent » et celles qui « ne comptent pas » et sont sujettes à une forme de précarité et de vulnérabilité perpétuelle, y compris après la mort (qui est invisible et « ungrievable »). Les récits de Mamadou Condé, Cellou Diallo et Ibrahim Sagara renvoient à une forme extrême d’inaccessibilité au deuil en ce qu’il n’est plus seulement question d’effacement public, d’invisibilité sociale, mais aussi – et surtout, selon mes interlocuteurs – d’impossibilité pour les familles de pleurer leurs morts. C’est cette inaccessibilité au deuil très concrète que mes interlocuteurs nomment disparition et qu’ils semblent craindre plus que la mort elle-même. C’est ce que véhiculent les rumeurs que l’on entend depuis des années aux abords de Melilla.

Rumeurs de disparitions, imaginaire de la frontière

Au printemps 2014, une rumeur circule parmi les migrant·e·s, les bénévoles associatifs et les salariés des institutions de prise en charge des migrant·e·s à Melilla : à chaque tentative de traverser des clôtures, des migrant·e·s meurent et leurs corps disparaissent. Les récits coïncident sur les causes du décès : ces migrant·e·s décèdent dans la confrontation, à la barrière, avec la gendarmerie marocaine et la Guardia Civil. Au cours de mes terrains, j’ai dû entendre une centaine de fois des récits sur les morts à la valla, avec des légères varia- tions selon le locuteur : un jeune ayant fait l’expérience du saut des grillages raconte – avec plus ou moins de détails – que pendant la course frénétique on voit des frères tomber et mourir ; un militant associatif insiste sur l’existence de vidéos où l’on distinguerait des agents des forces de l’ordre agresser et mettre

28 Si l’on poursuit l’analyse en termes de rite de passage, les conditions de vie décrites par Gaoussou Dembélé renvoient à la mortification caractéristique de la phase liminaire du rituel.

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à mort des migrant·e·s ; un membre d’une ONG qui travaille dans la gestion des migrant·e·s souligne le courage de ceux qui « risquent la mort » à la barrière. À ces différences liées à ce que chacun souhaite mettre en avant – la mort à la barrière, l’existence de possibles preuves inculpant les forces de l’ordre ou le courage des migrant·e·s – s’ajoutent les variations d’intensité dans la façon de rapporter ces histoires. Selon que l’interlocuteur est un riverain, un journaliste, une autorité publique ou une anthropologue, la rumeur prend une forme diffé- rente. Mais lorsqu’il s’agit d’expliquer la disparition des corps que personne ne retrouve de part et d’autre de la barrière, le récit cède sa place à toute une série d’hypothèses : ils seraient avalés par la terre, mangés par des chiens ou bien enterrés dans des fosses communes ignorées de tous29. Un matin de juin 2014, alors qu’on se promène au bord de la plage, Guélor Koumba, un Gabonais de vingt-et-un ans que j’avais rencontré quelques jours auparavant, raconte comment les barrières sont traversées :

« - G. : Tu cours, tu cours, tu fonces sans regarder derrière toi, mais à chaque tentative il y a des morts. Toujours on les voit qu’ils meurent, mais après on ne les retrouve plus [silence]. Ils disparaissent [silence], ils doivent être mangés par des chiens sauvages. - C. : Mais comment ils meurent ? - G. : Quand tu cours, tu grimpes, tu cours de toutes tes forces, t’es fatigué, fatigué et les Ali30 et les Guardia31 ils te frappent, coup de pied, bâtons, sur la tête, sur le corps, partout, et tu tombes et ils continuent à te tabasser. C’est comme ça que tu meurs ici. - C. : Et pourquoi tu dis que les morts disparaissent ? - G. : Ils disparaissent oui. Ils disparaissent. Ils les mettent ailleurs, loin de nous et les bêtes les mangent. - C. : T’as déjà vu des bêtes manger des gens ? - G. : Non, je n’ai pas vu, mais c’est ce qu’on dit. » (Conversation, 11/06/2014)

La veille de cette discussion, Pedro Ramírez, un avocat membre d’une asso- ciation des droits de l’homme de Melilla avait employé des termes similaires pour m’expliquer ce qu’il appelait « la réalité de la barrière » :

« Il y a beaucoup de morts à la barrière, lors des saltos, ils les voient mourir et après rien, ils disparaissent, ils sont nulle part, personne ne sait ce qui leur arrive […] et cela sans compter tout ce qui se passe de l’autre côté, là, franchement, on ne sait rien de rien […]. On peut faire des hypothèses sur le sort de ces corps, des gens disent qu’il y a des fosses communes, mais on n’en sait rien, je ne peux rien te dire de concret sur cette question. » (Entretien, 10/06/2014)

En novembre 2014, les rumeurs courent avec autant d’intensité y compris de l’autre côté de la frontière. À Beni Ensar, ville frontalière marocaine, un jeune guinéen me parle des mystérieuses disparitions des morts :

29 Il ne s’agira pas ici d’évaluer la véracité de ces rumeurs – ce qu’il est toutefois néces- saire et urgent de faire et ce à quoi des associations et des journalistes indépendants consacrent leur énergie et leurs moyens – mais d’explorer leur signification. 30 « Ali » est le terme communément utilisé par les migrant·e·s rencontré·e·s dans la région pour désigner les agents de la gendarmerie royale marocaine. 31 « Guardia » désigne les agents de la Guardia Civil espagnole.

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« On a tout vu, tout entendu ici. À chaque fois qu’on attaque les barrières, il y a des frères qui meurent, mais on ne sait pas ce que deviennent les morts de la barrière. Il y a beaucoup de morts, pas à chaque fois, mais il y en a beaucoup quand même. Quand on revient au Gourougou et qu’on fait le compte, on regarde qui est là, qui n’est pas là, on appelle de l’autre côté pour vérifier qui a fait bossa, on constate aussi qu’il y a quelqu’un qui n’est nulle part. On ne sait pas ce qu’ils deviennent, c’est comme si la terre les avalait. » (Conversation, 04/11/2014)

Quel que soit le sort des corps, les hypothèses formulées sur la disparition des morts à la barrière n’ont rien d’apaisant. Contrairement aux analyses clas- siques qui voyaient dans les rumeurs une manière de réduire les incertitudes (Shibutani, 1966 ; Kapferer, 1989), ces histoires qui circulent aux alentours de Melilla contribuent à façonner un univers quotidien incertain (Bonhomme, 2009 : 154). Ces incertitudes sont associées aux possibilités de mourir et aux probabilités de réussir le franchissement des frontières. Comme toute rumeur, celles-ci sont crédibles au sein du milieu dans lequel elles se déploient (Fine, 2006). Elles révèlent les inquiétudes d’un espace particulier (White, 2000 : 83) où il y a une très forte présence des forces de l’ordre. Ces histoires s’appuient sur l’existence avérée d’une gestion brutale des migrant·e·s à la frontière, des abus et mauvais traitements de la part des forces marocaines et espagnoles32. Elles mettent en mots la violence des forces de l’ordre33.

Plus que de morts, ces rumeurs – qu’elles avancent l’hypothèse de l’action des forces de la nature (corps phagocytés par la terre), des animaux (qui les mangent) ou des hommes (qui les occultent) – parlent de ce que chacun redoute le plus. Ces rumeurs donnent à entendre une dimension particulière du rapport à la mort, qui nourrit les imaginaires – ces horizons flous qui accompagnent l’ex- périence (Crapanzano, 2004) – de la migration. Les écouter permet de dépasser les récits individuels – comme ceux de Mamadou Condé, Ibrahim Sagara et Cellou Diallo – pour rendre compte de la façon dont la disparition – qui viendrait plonger les migrant·e·s définitivement dans une invisibilité dont ils font déjà en partie l’expérience et dont ils cherchent à tout prix à s’extraire – fait partie de l’imaginaire collectif de la frontière. Ces histoires font de la hantise indivi- duelle une affaire collective voire même une question politique. Car c’est bien la frontière qui est l’agent de la disparition.

Diverses pratiques sont mises en place par les migrant·e·s, individuellement et collectivement, afin d’éviter la disparition.

32 Au-delà des nombreux articles de presse, voir à cet égard le rapport de Human Rights Watch (2014) sur le traitement des migrant·e·s au Maroc de l’année où ces histoires ont été recueillies, ainsi que celui de l’Asociación Pro Derechos Humanos de Andalucía de la même année portant sur les événements survenus à Ceuta en février 2014 lorsque des agents de la Guardia Civil sont accusés d’avoir tiré des balles en caoutchouc sur des migrant·e·s qui nageaient dans le but d’atteindre la ville espagnole (APDHA, 2014 : 40-42). 33 Des associations des droits de l’homme et de soutien aux migrant·e·s se sont emparées de cas de mort et de disparition à partir de témoignages de migrants ainsi que de vidéos tournées par des activistes et ont décidé de traduire les agents des forces de l’ordre en justice, portant plainte auprès des tribunaux espagnol et marocain. Malgré leurs recherches, les associations n’ont pour l’instant pas obtenu des informations leur permettant d’attester l’hypothèse de l’enterrement dans des fosses communes, dont parlent beaucoup de personnes gravitant autour du monde lié aux migrant·e·s, contri- buant ainsi à faire de « l’autre côté » une zone inconnue, remplie de fantasmes.

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« Je ne veux pas mourir, mais si je meurs j’aurais tenté et je veux que ma famille l’apprenne, qu’ils sachent que j’ai tout donné pour avancer dans la vie. J’ai dit à mon frère [il fait référence à un jeune bissa comme lui, originaire d’un village proche du sien, compagnon de route depuis plus d’un an] que s’il m’arrive quelque chose qu’il appelle, qu’il dise que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas disparaître complètement. » (Conversation, 17/04/2016)

Le fait de s’effacer, de ne laisser aucune trace est perçu par Naba Tigré, un Burkinabé de vingt-trois ans, comme tout ce contre quoi il a décidé de s’embar- quer dans la migration. Parti pour devenir « quelqu’un », il redoute de tomber dans un anonymat absolu. Pour l’éviter, il a pris des précautions, il a demandé à un « frère » d’apprendre le numéro de téléphone de sa mère par cœur. Cellou Diallo a lui aussi un « pacte » avec un ami malien qu’il a rencontré au Maroc : « il a le numéro de ma famille au cas où il faudrait annoncer mon décès ». Presque tous mes interlocuteurs avaient conclu ce type d’arrangement avec des compagnons de route afin de prévenir les familles. Nombreux aussi sont ceux qui apportent leur aide dans l’identification des morts, quand un corps sans nom est retrouvé (en faisant circuler des photos, en postant des informations sur Facebook, etc.) Lorsque les autorités marocaines contactaient un prêtre à Nador qui travaillait auprès de migrant·e·s dans la région pour lui annoncer un décès, les différents collectifs de migrant·e·s sur place – regroupés générale- ment par origine nationale – réussissaient la plupart du temps à apporter des éléments d’identification et à obtenir un contact pour joindre les familles. Dans le même sens, lorsque des personnes étaient absentes à la suite d’une tentative de franchir les clôtures, tout le monde se mobilisait en appelant des pairs des deux côtés de la frontière afin de suivre la trace des disparus, souvent sans succès. C’est que le projet migratoire perd tout son sens si l’anonymat social – celui d’une vie vide de sens – se double d’une disparition totale – une mort sans laisser de trace, sans existence.

Conclusion

De toutes les expériences de la traversée d’Ibrahim Sagara, il y en a une en particulier dont il voudrait faire le récit. Il ne s’agit pas d’une histoire vécue direc- tement, mais d’un témoignage qui lui a été rapporté. Il voudrait en faire un film parce qu’elle est à ses yeux la plus révélatrice de ce que vivent les migrant·e·s qui veulent gagner l’Europe. Il tient cette histoire d’un rescapé d’une embarca- tion partie de Tanger qui raconte comment devant l’imminence du naufrage les passagers ont commencé à échanger les noms et les numéros de téléphone des proches qu’ils voudraient que les survivants contactent pour annoncer leur décès. Ibrahim – qui est musicien et compose souvent des textes autour de ses expériences de la migration – se veut ici porte-parole. Le récit qu’il a choisi donne à voir et à comprendre ce qui se joue aujourd’hui à la frontière.

L’ensemble de ces discours qui mettent en mots la mort pendant la traversée parle de la violence physique et symbolique des frontières contemporaines. Qu’il s’agisse de récits à la première personne racontant l’expérience du voyage et des morts laissés sur le chemin ou de rumeurs évoquant la disparition des défunts, ces histoires exposent cette violence qui pénètre dans la vie quoti- dienne des migrant·e·s, qui ponctue leur expérience. Pour les migrant·e·s que j’ai

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rencontré·e·s, la plus grande violence est de ne pas réussir à être « quelqu’un » chez soi et de risquer de n’être plus « personne » en tentant d’échapper à ce destin anonyme34. Anonymat auquel contribue la politique d’effacement mise en place par l’Union européenne : absence de protocole commun d’identifi- cation des corps retrouvés, inexistence de statistiques officielles des morts aux frontières, silence autour de la question de la responsabilité de ces décès. Si la violence peut ainsi être pensée comme la forme de gouvernement des personnes confinées à des vies à la frontière, la disparition peut être entendue comme l’horizon redoutable qu’instaure la violence du régime contemporain des frontières.

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34 Tous les noms qui apparaissent dans cet article sont fictifs. Bien que cela puisse sembler aller à l’encontre des motivations de mes interlocuteurs, qui se battent contre l’anonymat, il s’agit pour moi avant tout de préserver ceux qui m’ont fait part de dénon- ciations des pratiques des forces de l’ordre marocaines et espagnoles. Je souhaite, malgré les noms d’emprunt, contribuer à donner de la place à leurs voix et à les rendre visibles comme des acteurs à part entière de leurs trajectoires.

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130 Résumé - Abstract - Resumen

Carolina Kobelinsky Exister au risque de disparaître. Récits sur la mort pendant la traversée vers l’Europe

À Melilla, enclave espagnole bordant la mer Méditerranée, sur le continent africain, de nombreuses histoires sont racontées par les migrant.e.s sur la mort pendant la traversée vers l’Europe. La découverte d’hommes, femmes et enfants noyés, déshydratés, asphyxiés aux frontières est devenue une réalité quoti- dienne. Contrairement aux frontières maritimes, peu de morts sont comptabili- sées et peu de corps sont retrouvés à la barrière de Melilla. La mort est pourtant un spectre qui accompagne l’expérience de toutes les personnes que j’ai rencon- trées dans l’enclave et ses alentours. Cette omniprésence spectrale constitue une forme de violence qui s’infiltre tout autant dans les récits des expériences vécues de celles et ceux qui ont réussi à atteindre l’Espagne que dans les rumeurs qui circulent parmi celles et ceux qui attendent encore leur « chance » du côté marocain. L’auteure s’intéresse ici à la forme et au contenu de ces discours, recueillis au cours d’une enquête ethnographique conduite entre 2014 et 2016, en explorant ce qu’ils véhiculent et ce qu’ils disent de la migration aujourd’hui. Existing at Risk of Disappearing. Narratives on Death during Border Crossing

In Melilla, Spanish enclave in the Mediterranean, on the African continent, migrants tell numerous stories about death during border crossing. The discovery of men, women and children drowned, dehydrated, asphyxiated at the border has become a daily reality. Unlike maritime borders, few dead are counted and few bodies are found around Melilla. However, death is a specter that accompanies the experience of all the people I met in the enclave and its surroundings. This spectral omnipresence is a form of violence that appears both in stories about lived experiences, told by those who arrived in Spain, and in the rumors that circulate among those who have still been waiting their “chance” on the Moroccan side. The author examine here the form and the content of these narratives, collected during an ethnographic field study carried out between 2014 and 2016, by exploring what they say about contemporary migration. Existir arriesgando desaparece. Relatos sobre la muerte durante la travesía hacia Europa

En Melilla, enclave español sobre el Mediterráneo, en el continente africano, los migrantes de paso cuentan numerosas historias sobre la muerte durante la travesía hacia Europa. El descubrimiento de hombres, mujeres y niños ahogados, deshidratados, asfixiados en las fronteras se ha convertido en una realidad cotidiana. Contrariamente a las fronteras marítimas, pocos muertos son conta- bilizados y pocos cuerpos son encontrados en la frontera de Melilla. La muerte es sin embargo un espectro que acompaña la experiencia de todas las personas que conocí en el enclave y sus alrededores. Esta omnipresencia espectral consti- tuye una forma de violencia que se filtra tanto en los relatos de experiencias vividas por quienes han logrado llegar a España como en los rumores que circulan entre los que todavía esperan tener «suerte» del lado marroquí. En este artículo, la autor examina la forma y el contenido de estos relatos, recolectados durante un trabajo etnográfico llevado a cabo entre 2014 y 2016, explorando lo que vehiculan y lo que dicen de la migración contemporánea.

131

REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 133-155

The East-South Axis: Legitimizing the “Hungarian Solution to Migration” Annastiina Kallius1

Introduction: The Ill-fated Lorry

On a hot summer evening in June 2013, I joined a farewell gathering at the Keleti railway station in Budapest, the nodal point of international train traffic in Hungary. I had come to say goodbye to a group of seventy Afghans, all granted international protection by the Hungarian state after crossing through the Balkans. After half a year’s protesting against the prospect of homelessness, the group decided to take matters into their own hands and travel to Germany together in order to re-apply for asylum. The scene was impressive, as the group occupied a whole wagon in the daily train between Budapest and Munich. Although migration was not much of a topic in the local media at the time, Hungarian alternative press recorded the event, criticizing structural homeless- ness among recognized refugees, with an evocative article titled “Hungary: even refugees escape from here” (Horváth, 2013). The number of asylum seekers in Hungary was exponentially increasing in 2013: tent camps had been set up, and arbitrary detention of asylum seekers as a deterrent was about to be introduced again (UNHCR, 2013; Nagy, 2016a).2 International media concentrated its focus on tragic events unfolding in the Mediterranean, where the number of people crossing the sea, and drowning in it, was rising. Meanwhile, the Balkan route was steadily solidifying as another principal route to the EU, although escaping the gaze of policy-makers. This group of seventy Afghans, whose political protest and class action later became iconic in the emerging movement for the rights of refugees and migrants in Hungary, faced no problems when they embarked on

1 PhD Candidate, Social and Cultural Anthropology, University of Helsinki, Faculty of Social Sciences, Unioninkatu 37 (PL 54), 00014 Helsingin yliopisto, Finland; [email protected] I would like to thank Prem Kumar Rajaram, Ana Chiritoiu, Serge Weber, and one anonymous reviewer for their thoughts and nuanced feedback on this article. I would further like to extend my gratitude for Boldizsár Nagy for sharing with me his insightful analysis of the recent changes in the Hungarian asylum policy. 2 Until 2012, the number of asylum applications in Hungary remained more or less steady, ca. 2,000 applications per year. In 2013, the annual increase was 844% (18,900 applications). In 2014, the number of applications more than doubled into 42,777. The absolute majority of the 177,135 people who applied for asylum in Hungary in 2015 left the country before the end of the procedure. For these numbers, and a further analysis of the legal developments of the Hungarian asylum system see Nagy (2016a), and the monthly updates of the Hungarian Helsinki Committee.

133 Annastiina Kallius

their journey. They arrived safely in Germany, where, at the time of writing, some of them are still undergoing the complicated process of re-determining their refugee status, while others have already been granted international protection by the German state.

Two years later I was at same location, nearly at the same time. Also on a steaming hot summer day, many of the same people who had waved goodbye to the Afghan group in 2013, once again congregated at Keleti to mark a journey to the west – or more accurately, to commemorate it, since this journey had met a fatal end. A day earlier, on August 27th, an abandoned lorry had been found in Burgenland in Austria near the Hungarian border. Inside the lorry, the police discovered the dead bodies of seventy-one people: asylum seekers from multiple countries, mainly Afghanistan and Syria. Stuffed inside the truck that could have only taken on safely half of their number, they had suffocated to death one week earlier.

The tragic incident took place after more than one month’s deadlock at the Keleti station, which had developed into an ad hoc refugee camp and where an estimated 1,500 people were sleeping every day. Just like their predecessors in 2013, the people in the ill-fated lorry of summer 2015, had in all likelihood, walked up to the international ticket counter at Keleti, and bought train tickets to Vienna or Munich. When approaching the platforms, however, migrant-looking people were stopped and denied entry by the police. In all likelihood, this is also what happened to the fifty-nine men, eight women and four children who, not having succeeded in taking the train, had then embarked on their journey towards the west in the back of a truck.

The similarities and contrasts between these two journeys are striking, and they beg the question: what happened? In this article, my aim is to answer this question and relate it to the wider European context. I argue that the answer lies in the implementation of the so-called “Hungarian solution to migration”.3 In short, this refers to a three-fold policy package: (1) selective closure of the Hungarian borders, blocking the entrance of migrants but allowing them to move on; (2) a series of deterrents including detention, poor reception condi- tions, and no integration support, and (3) promotion of a pervasive government- sanctioned propaganda campaign advancing a particular idea of Europe.4

After providing a brief contextualization of the Balkan route, I outline the evolution and anatomy of the Hungarian solution in greater detail. First, I address the domestic anchoring of the policy, related to a governmental attempt to consolidate a hegemonic discourse of heteronormative conservative-nation- alist citizenship that produces surplus populations (Anderson, 2013; Rajaram, 2015; Fekete, 2016; Cervinkova, 2016). I then continue to the specific focus of

3 The term “Hungarian solution” was coined by the Hungarian government in its parlance in 2016. I thank Prem Kumar Rajaram for his insightful and inspiring comments during our discussions on the concept and content of the Hungarian solution. For an earlier analysis, see Rajaram, 2016. 4 Since gaining two-thirds majority in 2010, the conservative-nationalist Fidesz govern- ment has fundamentally transformed numerous institutions in Hungary. Gagyi (2016) has extensively analyzed the long term – and short term – reasons behind Fidesz’ consolida- tion of power.

134 The East-South Axis this article, the propaganda-aspects of the solution and how they relate to developments in the East and West of Europe. Gille’s (2017) “relational perspec- tive” for analyzing Eastern European responses to migration is utilized. Such a perspective goes beyond contextualization, and uncovers connections between western and eastern European developments that are not necessarily causal (Gille, 2017). Tošić (2017) has also underlined the importance of relational and historical analysis of the Balkan route, and pointed to the resurfacing of east/ west connections in the Serbian context. Following these authors, I suggest that the governmental propaganda discourse in Hungary capitalizes precisely on such relational connections. In addition to the east/west divide, the discourse is also intertwined with the reproduction of a Europe/Balkans divide, another rela- tional epistemology of Europe (Cabot, 2014; Green, 2005; Helms, 2008; Herzfeld, 1989; Todorova, 1997). I argue that in its discourse of defending “Europe,” the Hungarian government strategically positions itself at the crux of these nesting orientalisms (Bakić-Hayden, 1995) and moral hierarchies at play, within East/ West and Europe/Balkans binaries. In other words, I claim that interwoven moral hierarchies and nesting orientalisms within the European space allows the Hungarian government to position itself as a defender of a particular type of Europe, and thus legitimize the Hungarian solution to migration. In this vein, my contribution builds on earlier scholarship that has exposed the coloniality and orientalism of power of the East-West-rhetoric (Chari and Verdery, 2009; Owczarzak, 2009; Böröcz, 2000; Buchowski, 2006), and is meant to contribute to the discussion of the dynamics between European peripheries in relation to migration and location. To clarify, I do not suggest that the Hungarian, or any other, government be devoid of responsibility. Instead, following Nancheva (2015) who has analyzed the failure of the Bulgarian asylum system, I argue that this responsibility needs to be examined in its wider, relational context, including but not limited to the transfer of EU border policy to Eastern Europe (Kallius, 2016; Lavenex, 1999 and 2002; Byrne et al., 2004, for insightful analysis on Bulgaria, see also Apostolova, 2016).

My inquiry focuses chiefly on the years 2015-17, although the crafting of the Hungarian solution began much earlier. Methodologically, this conceptual contribution relies on four years of anthropological research in the field of migration and asylum in Hungary. During these years I have also been involved in the emerging social movement for the rights of migrants in Hungary. In partic- ular, the ethnographic vignettes and analysis of the evolution of the Hungarian solution to migration stem from this source. In setting down the parameters of the public discourse on migration, I take the Hungarian-language governmental media that advocates the Hungarian solution to migration to be an integral part of the ethnographic analysis. This media landscape is saturated by “soci- etally targeted advertisements” (társadalmi célú reklámok) which aggressively highlight the dangers of migration in the form of TV advertisements, billboards, leaflets distributed to homes, print advertisements and the like.5 I also rely

5 The governmental media is available in daily news programs in Russian, Chinese, English, German and Hungarian (http://www.hirado.hu/video/hirmusorok/), on the official news site of the government (www.kormany.hu/en), and the two government-ran blogs (http://hungarytoday.hu and http://abouthungary.hu). In response to the government control over media, several independent Hungarian-language online news portals that focus particularly on corruption and social policy have emerged in recent years.

135 Annastiina Kallius

on some international media coverage on Hungary. Juxtaposing liberal inter- national media with the Hungarian governmental media might, at first hand, seem unwarranted. Rather than presenting them as a binary, however, I opt for these because the propaganda element of the Hungarian solution to migration is fueled precisely in response to such modernist representations of Hungary in outlets such as the Guardian, Der Spiegel, and New York Times.6

The Recent History of the Balkan Route

Since 2015, international liberal media has incessantly criticized Eastern Europe, and particularly Hungary, for “its” treatment of migrants. This coincides with the “discovery” of the Balkan route by the international public. For years leading to 2015, however, the route has been a steady component of Europe’s “borderscape” (Rajaram and Grundy-Warr, 2007), taken by people who made it to Greece, but wanted and were able to continue northwards to other countries. Those crossing the Turkish-Bulgarian border also join this route.7 Although people taking the Balkan route routinely shared accounts of violence in Bulgaria, Macedonia, Serbia and Hungary, the relative anonymity of the route also guar- anteed a relative stability of the route.8

As the number of people taking the route increased in 2015, its discovery by the international media and policymakers caused corollary effects throughout the route. Sabine Hess has showed how the naming and mapping of routes changes power dynamics, and furnishes so-called transit-countries with power to use their status as a bargaining chip to push through their own desired policies, at the same time as revealing the full force of migration (Hess, 2010). Indeed, as the Balkan route began to appear in the media and on policy-maps, events on the route escalated and the border policies of individual European Union member states oscillated throughout the route, culminating in the European Commission’s attempt to finally close the route.

A brief, non-exhaustive outline of developments of the Balkan route between 2015 and 2017, locates Hungary in its constitutive context and illustrates the dynamics of states’ supposedly independent decisions that have corollary effects. During summer 2015, the majority of migrants who came to the EU via the Balkan route crossed the Aegean Sea instead of arriving via Bulgaria. Most were driven to cross the sea because the land borders are difficult to cross: the Greek-Turkish land border has been partly sealed off by a fence, and the notori-

6 For an example, see the blog post from Zoltán Kovács, the spokesperson of the Hungarian government, 14 March 2017: “Dear New York Times Editors: you just don’t get it, do you?” (http://abouthungary.hu/blog/dear-new-york-times-editors-you-just-dont-get- it-do-you/, accessed 12/06/2017). 7 The implications of this initial choice are serious. According to the Dublin Regulation, people seeking asylum in the EU may be deported back to the first EU member state they entered. Between 2011 and 2017, Dublin deportations to Greece were stopped due to a European Court of Human Rights ruling, rendering Hungary the country that many migrants would have been returned to. People who cross through Bulgaria face possible Dublin deportation to Bulgaria. 8 For accounts of the violence over the last years, see bordermonitoring.eu. Local support structures in these locations have existed for years. For well-researched example of the Serbian context, see Stojic-Mitrovic and Meh (2015).

136 The East-South Axis ously dangerous Bulgarian-Turkish border is guarded partially by a fence and paramilitary vigilante groups. People who did not wish to stay in Greece and were able to move onwards, continued northward to Macedonia, and faced severe obstacles when attempting to cross the border. The impromptu refugee camp in Idomeni evolved into one of the most iconic symbols of border enforce- ment and exclusion on one hand, and of the agency and autonomy of people on the move, on the other (Tošić, 2017). The tracks via Greece and Bulgaria conjoin in Serbia. Until 2015, the route continued smoothly northward to Hungary, where the government turned a blind eye to its position as the second EU-member state on the route. From Hungary, most people were, contrary to EU legisla- tion, allowed to continue westwards, while others decided to or were forced to stay, due to personal reasons, financial resources and/or the Dublin regulation. Like Greece and Bulgaria, Hungary, could also be characterized as both a transit and as a destination country. It is a peripheral outlier for the Western European gaze, and both a central point of entry and potential return for a migrant seeking asylum in EU.

When the Hungarian borders with Serbia, and later with Croatia, were tempo- rarily closed to migrants in late autumn 2015, the route shifted. From Serbia, people continued westward to Croatia instead of Hungary (Čapo, 2015), onwards to Austria via Slovenia, and ahead to Germany, Denmark, Sweden and Finland. This passage collapsed as the North of Europe showcased its political power: in January 2016, Sweden introduced border checks with Denmark, citing infrastruc- tural limitations (Dzenovska, 2017). In turn, Denmark announced border controls at the German border, which then continued southward like a domino. When Germany commenced border controls on the Austrian border, Austria introduced a maximum quota for asylum requests at the Slovenian border. Slovenia, in turn, built a fence on its border with Croatia, which controversially closed its border to migrants from Serbia (Tošić, 2017). In spring 2016, while EU was striking a deal with Turkey in an attempt to close the route, for those still in Serbia, Hungary re-emerged as a transit route, as the Hungarian-Serbian border fence was, at the time, relatively easy to climb over or crawl under. At the same time, the number of people arriving via the Aegean Sea radically decreased as a result of the EU-Turkey deal. The Hungarian border was nearly sealed in summer 2016 when pushbacks of people to the Serbian side of the fence were codified in Hungarian legislation, first for those caught within eight kilometers of the fence, and by 2017, from anywhere in the country. At the same time, the Hungarian govern- ment began to erect a second line of fencing on the southern border, along with military complexes and a specialized “transit zone” detention for migrants. In Greece, where tens of thousands of migrants remained stranded in EU-ran “hot spots” (Kalir and Rozakou, 2016), and also in Serbia emerged nodal points where marooned migrants formed an easily divisible multiplicity, held together only by the border policy that had pushed them to this zone (Tazzioli, 2016).

The Evolution of the Hungarian Solution to Migration

The designation “Hungarian solution to migration” only appeared in winter 2015-2016, when the conservative-nationalist Fidesz government repeatedly referred to the relative success of the “Hungarian solution” in relation to EU

137 Annastiina Kallius

policy.9 The crafting of this solution had begun already with legislative changes in 2013, when arbitrary detention was re-introduced in response to rising numbers of asylum applications. The 2013 legislation also included contradictory measures that were, at the time, cautiously welcomed by civil society organiza- tions. These included an “integration contract”, by which recognized refugees received some support to afford housing, but was conditional to punitive reporting measures. All Hungarian language education for recognized refugees was abolished.10

Migration was consolidated as a principal media agenda item after the Charlie Hebdo shootings in France in January 2015, when Prime Minister Viktor Orbán held a speech connecting terrorism with migration. This period coincided with Serbian visa liberalization for Kosovars, which contributed to a large number of Kosovars crossing through Hungary in the first few months of 2015 in order to seek asylum in Germany. In April 2015, the government announced the launch of a pseudo-democratic “national consultation on terrorism and migration,” an essentially biased questionnaire sent to every Hungarian home.11 Together with a massive government-commissioned billboard campaign, the national consultation constituted the first large-scale propaganda campaign against immigration.12 Increasing numbers of migrants tested the reception infrastruc- ture of Hungarian authorities, and in June 2015, the government announced the temporary unilateral suspension of the Dublin regulation, only to take back its words the following day. As migrants began to be stranded in train stations of Budapest, looking for ways to continue onwards to the West, the government announced its plan to build a fence on the southern border of Hungary. The announcement caused domestic and international outcry, and a large anti-fence protest was held in Budapest in July 2015.

At the same time, Hungarian asylum legislation underwent multiple changes that Nagy (2016a) has exhaustively analyzed. Serbia was declared a safe third country of transit, and thereby all asylum applications from people who had crossed through Serbia would face blanket rejection. Time to appeal against negative decisions were reduced, detention in “transit zones” at the southern border were introduced, and crossing the border fence was made a criminal

9 See, for instance, abouthungary.hu, 19 February 2016, “Summit on Migration: 'The EU Approved the Hungarian Solution' at http://abouthungary.hu/speeches-and-remarks/ Prime_Minister_Viktor_Orb%C3%A1n_s_press%20statement_following_the_EU_Summit/ (accessed 06/06/2017), and the official government news site kormany.hu, 24 February 2016, “More and more countries are recognising that only the Hungarian solution is viable” at http://www.kormany.hu/en/ministry-of-foreign-affairs-and-trade/news/more- and-more-countries-are-recognising-that-only-the-hungarian-solution-is-viable (accessed 06/06/2017). 10 This section on the evolution of Hungarian asylum policy since 2012 is informed by my involvement as an activist at Migszol Csoport (Migrant Solidarity Group). Between 2013 and 2016, I visited refugee camps, followed all legal and policy-developments, and the Hungarian media. I was also present at the Keleti station in summer 2015 conducting research on the conditions, and joined the March of Hope on 4 September 2015. For details, see Migszol (2016). 11 For the complete consultation in English, see kormany.hu/en, 24 April 2015, “National consultation on immigration to begin”, available at http://www.kormany.hu/en/prime- minister-s-office/news/national-consultation-on-immigration-to-begin (accessed 13/06/2017). 12 For an analysis on the satirical counter-campaign staged by civil society, see Nagy, 2016b.

138 The East-South Axis offence punishable by three-five years in prison. New tent camps with poor conditions and limited legal aid were springing up in the country, while existing, well-functioning camps with solid infrastructure, experienced staff and case officers were closed. For reasons that were not made public, the govern- ment refused an emergency relocation scheme proposed by the European Commission that would have seen migrants in Hungary being relocated to other EU member states in the framework of a quota resettlement scheme.

When the Hungarian government nominally pretended to follow the Dublin regulation by not allowing migrants simply travel through its territory, the train stations in Budapest turned into ad hoc refugee camps housing thousands of people with minimal help from the government or the municipality, relying instead on massive humanitarian operations set up by Hungarian volunteers (Simonovits and Bernát, 2016). After the vigil that marked the people who suffo- cated to death in the ill-fated lorry, the stalemate in Keleti escalated to series of protests, culminating in a “March of Hope” of hundreds of people, who began to walk from Budapest to Vienna on September 4th. After the exhausted marchers collapsed on a highway (Kallius, 2016), the government responded by sending buses to transport the people to Vienna, in a clear breach of EU asylum legisla- tion. When the government-organized transportation of people to the Austrian border continued for months, Budapest became empty of migrants (Kallius et al., 2016). After the border fence was completed in September, riots took place on the southern border crossing at Röszke, and some of those involved were later staged in a political trial for supposed terrorism and violently crossing the border (Amnesty International, 2016).

In summer 2016, all integration support for recognized refugees was abolished, and a mandatory three-year review of the refugee status was intro- duced. Violent pushbacks of people to the Serbian side of the fence became normalized from July 2016, when legislative changes allowed the Hungarian authorities to “escort” back anyone found on the Hungarian side of the fence. The following quote represents a standard testimony on violence at the Hungarian- Serbian border at the time:

“I entered the border…We were about fifteen of us, including women and children… Ten minutes later about twenty army soldiers surrounded us and beat us. They put plastic handcuffs on me and threw me down on the ground and kicked me in the stomach, shoulder and head… They had four dogs without muzzles. One dog jumped on me but I managed to escape it. As I was lying on the ground, the soldiers used their batons to hit us on our legs and our heads. They didn’t say anything and we didn’t dare to say anything. After that, they brought us back to the fence, took our cuffs off and started pushing us through the fence and kicking us as we tried to crawl through the layers of razor-wire.” (Zaid, nineteen, Afghanistan, quoted in Human Rights Watch, 2016)

Similar testimonies were collected in 2016 and 2017 by multiple civil society organizations in both Serbia and Hungary. The Hungarian government denied the allegations, citing also the presence of border guards from other EU member states as guaranteeing that no violations occur. From late summer 2016 onwards, with a widely publicized campaign, border control was strengthened by new units of police-run “border hunters,” generally recruits from poor rural areas who are promised a stable income and a career. At the same time, the fence on

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the southern border and the accompanying military complex became pervasive elements in public communications of the government, with for instance the Prime Minister’s and the government’s own Facebook pages regularly updated with videos and photo albums depicting the southern frontier. In addition, a series of large-scale propaganda campaigns against supposedly liberal western asylum policy directed by EU or by “Brussels,” took place in preparation for the referendum on EU-orchestrated resettlement of refugees in October 2016. At the same time, László Toroczkai, the self-proclaimed leader of border militias around the village of Ásotthalom, routinely posted pictures in social media of migrants apprehended and tied up around the border area.

Meanwhile, the “transit zones” on the Serbian side of the fence, where one is supposed to officially enter the country and ask for asylum, developed into militarized no-go zones extremely difficult to access by independent civil and watchdog organizations. By spring 2017, only ten people per day were allowed to ask for asylum in Hungary, and were consequently detained at the transit zone where access to independent legal aid was very difficult. With the effective sealing of the border and the fence-complex standing as an embodiment of legal instruments, the route shifted again in spring 2017. Later in the year several pushbacks on the Hungarian-Romanian border were reported, well as numerous accounts of violence on the Bulgarian-Serbian and Croatian-Serbian borders.

The Anatomy of the Hungarian Solution

As mentioned, the term “Hungarian solution” began appearing in winter 2016, in government parlance unaware or willfully ignorant about the conno- tations that the wording bears to the Holocaust. The explicit purpose of the solution is to emphasize a Huntingtonian clash of civilizations, and advance a rhetoric of protecting Christianity and Europe from two fronts: migrants from the South, and from liberal multiculturalism from the West. By extension, then, the solution advances a particular discourse of Europe, to which I will return later. It is essentially a policy package that can be divided into three elements. Selective Closure of the Borders

Particularly the Southern and Eastern borders are selectively closed towards migrants. The government does not, however, engage in any large-scale efforts to obstruct migrants from moving onwards particularly to Austria. This selective closure is achieved chiefly through legislative measures (safe third country rule, state of emergency, pushback legislation, fence-related law, law on the fence), which are embodied in the military border zone complex. Government- influenced national media continuously present the country’s borders as under pressure, or under attack, justifying further militarization. This selective closure pushes migrants to Serbia, and is unique in the extent, but not in form, as it represents an extreme version of EU-wide tendency of externalization of border management towards the South and East (Kallius, 2016; Casas-Cortes et al., 2015; Nancheva, 2015; Collinson, 1996).

140 The East-South Axis

Deterrents

These discourage migrants from moving to, or through, Hungary. Examples of deterrents include violence at the border zone, widespread, systematic detention in the transit zone on arbitrary grounds, poor quality of the refugee status determination process, poor reception conditions (e.g. those staying at refugee camps are not entitled to free food), and finally, the total abolishment of all integration support and language education, effectively rendering people granted international protection homeless. Propaganda Campaigns

These already introduced campaigns include an omnipresent media presence of governmental discourse and slogans on billboards, TV advertisements, leaflets, posters, and print media, with slogans such as “Did you know that the Paris massacre was committed by migrants?”, “Did you know that since the beginning of the migration crisis, more than 300 people in Europe have died of terror attacks?”, “Brussels wants to resettle a townful of illegal immigrants in Hungary,” etc. The campaigns extend also to government-influenced discus- sion programs on the television and radio, specially set up websites that, for instance, define the whole of Paris and Stockholm as no-go zones, opinion pieces in daily and weekly newspapers, and finally pseudo-democratic measures such as “national consultations” and the aforementioned referendum on migration. According to the government, the purpose of these campaigns, that are explicitly hostile towards the European Union and weave together impres- sive conspiracy theories about western liberalism, NGOs, activists, and espe- cially, the Hungarian-born American philanthropist George Soros, is in order to educate the Hungarian population regarding the dangers of immigration.

Overall, tightening of asylum legislation is by no means unique to Hungary. Across the European Union, member states responded to the events of 2015 by introducing selective border closures or deterrents such as border checks on internal Schengen borders, tightening or nearly eliminating the possibility for family reunification for refugees, stricter Country of Origin-reports, and the EU-Turkey deal outlining that all migrants coming to Greece risk detention and possible deportation back to Turkey. Indeed, in the context of the EU and the European Economic Area, examples of similar measures predate the summer of migration in 2015. For instance, Norway’s classification of Russia as a safe third country parallels Hungary’s reliance on a similar denomination for Serbia in order to close the border. Regarding integration, Bulgaria also gives minimal integration support to people granted international protection, as does, for instance, Finland. The difference lies in the existence of relatively well-functioning welfare systems of Western Europe, available also for people granted international protection. In the context of Hungary, apart from reducing the number of arriving migrants to a trickle, the effect of the Hungarian solution to migration is that it attempts to push migrants in Hungary to the fringes of the society along with other marginalized populations (Rajaram, 2015). It is this domestic context to witch I now turn.

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Domestic Anchoring of the Hungarian Solution

Outwards, the Hungarian solution to migration unfolds in relation to different divides and hierarchies of European space. Domestically, it is connected to other policies that produce, exclude and police marginalized populations, as an expression of the Fidesz governement’s discourse of hegemonic citizenship that continues the historically present punitive governance of the poor (Udvarhelyi, 2015). As Nagy (2016a) notes, ever since obtaining power in 2010, the Fidesz government has secured its popularity by turning the public’s attention away from real crises of economy, housing, education and healthcare by a process of first creating enemies, and then “defeating” these enemies. These enemies have included foreign banks, large foreign retail outlets, and more implicitly sexual minorities, and the Roma population (Fekete, 2016). At the time of writing, the Hungarian born American financier and philanthropist George Soros and human rights NGOs fulfill this role. Indeed, the drafting of the Hungarian solution cannot be considered in isolation to the exacerbated stigmatization of other marginal groups in society, of which concrete measures have included the criminalization of homelessness in the Hungarian Constitution (Hungarian Helsinki Committee, 2013; Udvarhelyi, 2014), and legalizing school segregation for children of Roma origin (European Roma Rights Centre, 2016). These measures have also included the transformation from a welfare society to a workfare society, which, according to Szőke (2015), upholds and reproduces economic and social inequalities and creates structures of dependency at the municipal level, and obscures official statistics on unemployment levels.

The Fidesz government has on numerous occasions made explicit connec- tions between unwanted populations, most notably the Roma and refugees. In September 2015, the Prime Minister Viktor Orbán explicitly stated that Hungary should not resettle any refugees from Greece and Italy, because of the “burden” of being home to hundreds of thousands of Roma. Furthermore, Hungary never asked Europe “to take care of its gypsies,” and consequently it is unfair of Europe to ask Hungary to take care of refugees (Jámbor, 2015). Rajaram (2015) has commented in detail on this slippage between unwanted groups of people, connecting the production of unwanted populations to capitalism as an economic system that regularly produces surplus populations. He argues that the marginalized situation of irregular migrants today cannot be understood without a wider historicization of production of locally marginalized populations. Similarly, Anderson (2013) has pointed to the similarities between “non-citizens” and “failed citizens”, and connected the exclusion of marginalized populations to economy and the dominant values of the majority community. Indeed, considering the values of whiteness, Christianity, and heterosexuality that the Fidesz-sanctioned campaigns publicly advocate, the slippages between different unwanted populations become apparent, as Cervinkova (2016) has also shown in the context of Poland. The Hungarian solution to migration is, then, a question of internal lines of belonging that have complex relations with external borders (Borneman, 2012).

142 The East-South Axis

Overlapping Hierarchies of European Space

This campaign of a particular form of conservative citizenship exceeds the national boundary by advocating a particular idea of Europe and the location of Hungary therein. This domestic discourse is crucial when considering the east-west constellations of refugee crisis that Zsuzsa Gille (2011 and 2017), Dzenovska (2016 and 2017), and Tošić (2017) have uncovered. In government communications, Hungary emerges as the rescuer of Europe. This positioning, which is at the crux of my argument, is the key legitimating factor of the Hungarian solution to migration. The following random sample of news items from summer 2016 on the government’s official English language news portal illustrates this argument:13 - Hungary standing in the way of immigration (May 19) - Brussels should not decide who we want to live alongside (May 24) - Co-existence of civilisations is a major question for the future (June 1) - Infringement procedure is Brussels’ revenge against Hungary for not spending funds on integration of migrants (May 30) - European leaders have placed themselves in opposition to their peoples (June 3) - Mission of every Hungarian is to serve survival of nation (June 6) - Migrants are becoming increasingly violent (June 7) - Arrival of masses in Europe will trigger an unmanageable situation (June 14) - EU migration policy requires a fundamental ideological change (June 20) - We must discard Brussels’ immigration policy, which is endangering the unity of Europe (June 27) - Hungary represents order in a Europe of increasing disorder (June 27) - Brussels must be stopped (July 6, August 1) - Government of Hungary: EU is not able to handle the migration issue (June 29) - Hungarian-Serbian border under constant pressure (July 20) - The political Left would like to invite migrants; the Government would like to restore security (July 25) - The European way of life must be protected (July 25) - Europe is in its twenty-fourth hour (July 26) - Millions of migrants awaiting entry into Europe (July 27)

As becomes apparent, a basic component of this governmental discourse is the juxtaposition of “Europe” with “EU”. In short, the latter refers to undemo- cratic “Brussels bureaucrats” who promote multiculturalism and have lost touch with real “people”, which will inevitably lead to clashes between Muslims and European Christians. Europe, on the other hand, refers to a particular under- standing of the continent as white, Christian and heterosexual, a constellation of sovereign democratic peoples to whom, unlike “Brussels”, the Fidesz govern- ment listens to. In such a rhetorical move, populations that do not adhere to this norm of citizenship remain excluded from “Europe,” and the figure of the migrant emerges as the key representative of alterity (Böröcz and Sarkar, 2017; Cantat, 2016). In short, the government represents Hungary as the frontier of Europe, which is under attack from two directions: from the west by “Brussels”, and from the Balkans in the south by a faceless mass of violent migrants. I now

13 These are the original wordings, in English, of the items. More similar news items available in English at www.kormany.hu/en, many of them pointing to the “historical responsibility” of Hungary to “protect Europe”.

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turn to this strategic positioning of the frontier in detail, analyzing how it relates to a tactical positioning of two overlapping divides of European space: the east/ west divide, on one hand, and Europe/Balkans, on the other.

Legitimization of the Hungarian solution to migration revolves around tactical deployment of a colonially gradated conception of European space. Crucially, governmental propaganda campaigns’ positioning of Hungary as the frontier of Europe, excludes the ambiguous Balkans from European space, highlighting the ever-present dynamic of nesting orientalisms, whereby the eastward and southward neighbors are considered just slightly more oriental (Bakić-Hayden, 1995; Helms, 2008). In the context of the EU in the 2010s, such a “great chain of orientalism” (Khazzoom, 2003) also appears in relation to references to the inherently more racist character of Eastern Europe. As Krastev (2017) points out, at play is a connection, albeit not causal, and a reappearance of the east/west divide. Social scientists working on Eastern Europe have pointed out that the so-called refugee crisis has led to the resurfacing of the question of exactly how “European” certain Eastern European countries are (Dzenovska, 2016 and 2017; Gille, 2016 and 2017). As Dzenovska writes with reference to Latvia: “Eastern Europe emerged as an ideal type, an unsympathetic not-quite-European subject mired in racialized paranoia about foreigners, exaggerated concerns about self-determination and self-preservation, and timeworn claims of historical suffering” (2016: 12). Thus Dzenovska exposes the coloniality of the underpin- nings of the east-west moral divide. Her work follows a vibrant debate on the colonial character of postsocialist denominations, which pointed to the orien- talist production of the “east” and also criticized the marginalization of Eastern European scholars in postsocialist debates (Buchowski, 2006; Cervinkova, 2012; Kürti and Skalník, 2011; Owczarzak, 2009, Chari and Verdery, 2009; Wolff, 1994). Notably, Hungarian scholars have also revealed an economic constellation of Europe where Eastern Europe holds a semi-peripheral position, resulting in relations of labor and capital that are inadvertently linked to questions of race (Böröcz and Sarkar 2017; Böröcz 2000; Gagyi, 2016; Melegh, 2016). These relations of power and values have also been reproduced and internalized by actors in Hungarian society, as Böröcz (2006) succinctly reveals in his analysis of Hungarian liberal intellectuals’ conception of goodness as a virtue located, and stemming from, Western European space. In this light, the orientalist tones with which international, mostly western, media discovered the moral deficits of Eastern European countries and Balkan route in 2015, seem hardly surprising.

The resistance to common asylum policies that the governments of Eastern European countries, especially the Visegrád Four (V4) countries of Czech Republic, Slovakia, Poland and Hungary,14 is often expressed in similarly colonial terms. International media often compares Eastern European countries to Western Europe, as suffering from backwardness, and seemingly genetic resistance

14 See Buchowski (2006: 465) on the particular positioning of the Visegrád countries in relation to nesting orientalisms.

144 The East-South Axis to “European” values of liberalism and equality.15 This negative international media coverage with its allusions to Hungary’s “failure” to catch up with Western Europe has caused public exasperation in Hungary: I have witnessed many a conversation where people have wondered at the outrage towards Hungarian asylum policy, when the European public hardly even noticed the construction of earlier, and arguably deadlier, fences on other EU external borders in Spain or Greece. In addition, why were Eastern European countries judged by their sinister governments, and Western European countries by their good people? A commentary by Ungár (2016), a member of a small, but visible green Hungarian opposition party Lehet Más a Politika (“Politics Can Be Different,” LMP) coins these frustrations:

“Unsurprisingly, many Western observers are content to see this referendum [on EU refugee resettlement quotas] as yet more proof of prime minister Viktor Orbán’s xeno- phobia, and the Hungarian people’s inability to be civilised members of the ‘European family’. It’s an easy position to take, but it’s underwritten by arguably the last acceptable form of racism among the liberal-left: the denigration of Eastern Europeans. Indeed, it is this all-too-palpable anti-eastern sentiment on the part of the EU’s leaders that drives many Hungarians to support Orbán… And what did the EU do? It held numerous summits and urged Eastern Europeans to treat migrants humanely. It was a shockingly counterproductive move… And it is precisely this high-handed dismissal of ordinary Hungarians’ fears and concerns that drives many to look to the far right for answers. The Hungarian government’s fence, built on the border with Serbia, may be an objectionable answer to these fears, but it was still an answer.” (Ungár, 2016)

Ungár’s short commentary is haunted by disappointment and bitterness towards the representation of Eastern Europe, and Hungary in particular, as backward and uncivilized. What follows is a conceptual leap from exposing the EU’s double-standard’s to legitimizing the border-fence. He also points to the larger context of the events of 2015 that is often ignored in the international media, that the east-west divide is something that legitimizes the fence as an “answer”, illustrating a process by which the resentment of an opposition politi- cian is translated into a defense of the Hungarian governmental asylum policy. I suggest that Ungár’s commentary illustrates one of the key features behind the implementation of the Hungarian solution, and the relational analysis called for by Gille, namely the government’s strategic position at the crux of overlapping moral hierarchies in between two of Hungary’s constitutive outsides – Western

15 “Eastern Bloc’s Resistance to Refugees Highlights Europe’s Cultural and Political Divisions,” ran a title in the New York Times in mid-September (Lyman, 2015). The article reads: “Their [Eastern European countries’] stance – reflecting a mix of powerful far-right movements, nationalism, racial and religious prejudices as well as economic arguments that they are less able to afford to take in outsiders than their wealthier neighbors – is the latest evidence of the stubborn cultural and political divides that persist between East and West… When joining the European Union – as the former Communist countries have done since 2004 – nations are asked to pledge support to a raft of so-called European values, including open markets, transparent government, respect for an independent media, open borders, cultural diversity, protection of minorities and a rejection of xeno- phobia. But the reality is that the former Communist states have proved sluggish in actually absorbing many of these values and practicing them. Oligarchs, cronyism and endemic corruption remain a part of daily life in many of the countries, freedom of the press is in decline while rising nationalism and populist political movements have stirred anti-immigrant tensions.”

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European member states dubbed as the EU, on the one hand, and the Balkans, on the other.

In other words, the symbolic position of Hungary as Eastern European, but not part of the Balkans, in this chain of orientalism is capitalized on by the Hungarian government. As the opposition politician quoted above alludes, the occupation of this imagined niche is crucial in order to understand the legitimi- zation and the implementation of the Hungarian solution for migration. In what follows, through his statement I focus on the ways in which this gradation is central for the vindication of the Hungarian solution, and how it allows the Fidesz government to override the importance of the imagined east-west frontier with the imagined east-south axis.

The orientalization of the Balkans trickles down from the government rhetoric to the daily language of people, exemplified poignantly with the Hungarian verb lebalkánozni – to “Balkan down” someone or something. It taps into the historical consciousness of Hungary as the northernmost bastion of the Ottoman Empire, and wider Balkanist discourse that relies on a conceptual divide between “Europe” and the Balkans. A rich body of research has shown the different manifestations of ambivalence towards the Balkans as marginal, but central, to notions of European space (Herzfeld, 1989; Todorova, 1997; Helms, 2008; Green, 2005). Balibar (2003) has also posed central questions about the constant nego- tiation of the Balkans in relation to European space. How is it that the Balkans are considered an external space subject to intervention (such as by NATO), but yet internal, as undoubtedly geographically located on European soil?

Accordingly, governmental discourse that places Hungary at the frontiers of Europe omits the Balkan Peninsula from the European space. This discourse traces its way from government-sanctioned TV advertisements to daily exchanges between people, and are aptly illustrated by the following short discussion I witnessed at a meeting of humanitarian volunteers in Budapest in December 2015. During this planning meeting of integration-related support programs for recognized refugees, planning to settle in Hungary, a volunteer posed the following question: “But why should we integrate the refugees in Hungary, if they want to leave towards to Germany and the West in any case?” The self-appointed leader of the group was convincing in her answer: “That is a very valid question. Let’s remember, though, that Hungary is the first European country that refugees arrive at – and if we integrate them here, we do a favor for the whole of Europe, as they will already know how things work.” The programs included integration-related measures such as help in searching for housing and employment, but also cultural programs such as sightseeing in Budapest, and visiting the zoo.

There are several features in this small exchange that warrant attention: how smoothly the volunteer reproduced the division between the “west” as desirable, and by corollary, the “east” as undesirable; how straightforwardly Hungary was portrayed as a transit country, and finally, how comfortably the leader countered this not by negating the east/west divide, but by emphasizing the superior importance of the divide between “Europe” and the Balkans. This rhetorical move located Hungary in the same conceptual space as Germany, and questioned the conflation of Europe with the European Union by locating Greece

146 The East-South Axis outside of Europe, but relying also on the east/west divide. In the same vein, the governmental discourse and propaganda also emphasizes the emergence of “Eastern” leadership for Europe (as opposed to Western, undemocratic and technocratic rule). The volunteers’ exchange further pinpoints the stubborn east-west divide of European space that unproblematically presents Hungary as an “Eastern” transit space (Tošić, 2017).

Considering the presence of these persistent divisions of European space – Europe/Balkans, and east/west – what emerges is the particular, strategic posi- tioning of Hungary at their crux. Europe-wide relations, in other words, allow the Hungarian government to occupy a strategic position: a leader of the truly European “community” – proudly eastern, and definitely European, against those in the east and south.

Conclusion: The East-South Axis

In spring 2017 the European Parliament voted on the process of triggering the article 7 against Hungary. If passed, this could mean sanctions for Hungary’s voting rights in the EU due to lack of adherence to EU values.16 The reasons cited behind this action was a law branding foreign-funded NGOs as “foreign agents”, a move to outlaw the private Hungarian-American university, Central European University, and finally, the country’s migration policy. In this article I have focused on the third element, unraveling the evolution, content, and relational context of the Hungarian solution to migration. To clarify, I have not argued that the Hungarian solution is an outcome of Western, liberal discourse that judges Eastern Europe as almost, but not quite, European. Rather, I have claimed that this discourse, along the east/west and Europe/Balkans divides are key elements that the Hungarian government has successfully used in order to legitimize its migration policy. Current discourse in the international media that presents the Visegrád countries as an almost-European, semi-peripheral and uncivilized location, reduces the entire region with its multiple histories and the actual dynamics of “surplus” populations merely into a simplified socialist past, while at the same time conflates Europe not only with EU, but with only Western Europe. In this imagination, “real” European values are neatly listed as a liberal handbook: multiculturalism, minimal governments, and free markets. In order to truly understand and appreciate the emergence and consolidation of the Hungarian solution to migration, it needs to be approached through the domestic context as well as from the two imagined, constitutive outsides, Western Europe and the Balkans. What emerges is a strategic employment of these two moral hierarchies, and a positioning on what I term the East-South axis, that legitimizes the Hungarian solution.

16 Press release, European Parliament, 17 May 2017, “Fundamental rights in Hungary: MEPs call for triggering Article 7”, available at http://www.europarl.europa.eu/news/en/ press-room/20170511IPR74350/fundamental-rights-in-hungary-meps-call-for-triggering- article-7 (accessed 13/06/2017).

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In July 2016, the European Commission proposed a new legislative framework for common European asylum policy.17 Many of the elements in this new policy, such as regular review of asylum statuses, detention as a means of deterrence and most crucially, the adoption of a legal fence by considering Turkey and Serbia as safe third countries, reflect the policies included in the Hungarian solution. As Tošić (2017), and indeed also the Hungarian government, note, the initial juxtaposition of Germany’s “tolerant” migration policy with Hungary’s restrictive one has given way to increasing understanding of the Hungarian solution to migration (Tošić, 2017: 152). In order to understand the turbulent landscape of European migration policy and the place of Hungary therein, the analysis of individual countries’ policies necessarily needs to be located in the wider context, where migration policy becomes also a manifestation of different understandings and imaginations of Europe as both a symbolic and material location.

As Dzenovska (2016) argues, crises provide an opportunity to reassert and redefine Europeanness. Just as the Europeanness of Greece was ques- tioned during the financial crisis, since the summer of migration in 2015 the Europeanness of numerous Eastern European countries came into question with their perceived deficiency of compassion towards refugees. While advancing a particular idea of Europe, the Hungarian government has used this underlying quest for Europeanness to its advantage in positioning itself as the frontier. What emerges, then, is not one divide, but rather an assemblage of centre- periphery divides on which the rhetoric of the Hungarian government relies. The construction of Balkans as a violent, external space within Europe allowed for the Hungarian government to posit itself as the defender of Europe: the country’s position in the supposed “front lines” signals the Fidesz government’s attempt to provincialize Western Europe and catapult Hungary from the waiting room of its postsocialist history (Chakrabarty, 2007) to the front rows of European policy- making as a proudly Eastern European leader.

17 Press release, European Commission, 13 July 2016, “Completing the reform of the Common European Asylum System: towards an efficient, fair and humane asylum policy” available at http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-2433_en.htm (accessed 13/06/2017).

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153 Résumé - Abstract - Resumen

Annastiina Kallius

The East-South Axis: Legitimizing the “Hungarian Solution to Migration”

The Hungarian solution to migration is a policy package consisting of three elements: selective closure of borders, series of deterrents, and governmental xenophobic discourse and propaganda campaigns. This policy package is legiti- mized by the Hungarian government’s strategic self-positioning as the “frontier of Europe.” This position is enabled by interwoven moral divides of the European space: the east/west and the Europe/Balkans. At the same time, the Hungarian solution is anchored to a series of domestic political manoeuvres that advance a hegemonic discourse of citizenship and attempt to exclude domestic, margina- lized populations from the public sphere. In order to understand the Hungarian government’s punitive approach to migration, its policy needs to be examined in the domestic context, on the one hand, and in relation to those European moral hierarchies that are used to legitimize these policies, on the other. This article is a contribution to discussion on the dynamics of European peripheries in relation to migration and location.

L’axe Est-Sud : légitimer la « solution hongroise à la migration »

La solution hongroise à la migration est un ensemble de politiques comprenant trois éléments : la fermeture sélective des frontières, une série de moyens de dissuasion et un discours gouvernemental xénophobe aux côtés de campagnes de propagande. Cet ensemble de politiques est légitimé par le gouvernement ayant stratégiquement proclamé la Hongrie comme « la frontière de l’Europe ». Cette position est rendue possible par les divisions morales qui s’enchevêtrent dans l’espace européen : divisions est/ouest et Europe/Balkans. Dans le même temps, la solution hongroise repose sur plusieurs stratagèmes de politiques publiques internes promouvant un discours hégémonique de citoyenneté tout en favorisant l’exclusion de la sphère publique des populations nationales marginalisées. Afin de comprendre l’approche punitive du gouvernement hongrois à l’égard de la migration, sa politique doit être examinée d’une part, dans son contexte national et d’autre part, à la lumière des hiérarchies morales européennes utilisées pour légitimer ces politiques. Cet article entend contribuer à la discussion sur la dynamique des périphéries européennes en relation avec la migration et les territoires.

154 Résumé - Abstract - Resumen

El eje Este-Sur: legitimación de la «solución húngara a la migración»

La solución húngara a la migración es un paquete de políticas que consta de tres elementos: el cierre selectivo de las fronteras, una serie de medidas disuasorias y el discurso gubernamental xenófobo y las campañas de propaganda. Este paquete de políticas está legitimado por el autoposicionamiento estratégico del gobierno húngaro como la «frontera de Europa». Esta posición está habilitada por divisiones morales entrelazadas del espacio europeo: la división este/oeste y Europa/Balcanes. Al mismo tiempo, la solución húngara se basa en una serie de maniobras políticas internas del gobierno que promueven el discurso hegemó- nico de la ciudadanía e intentan excluir a las poblaciones domésticas margi- nadas de la esfera pública. Para entender el enfoque punitivo de la migración del gobierno húngaro, su política debe ser examinada en el contexto nacional, por un lado, y las jerarquías morales europeas que se utilizan para legitimar estas políticas, por el otro. Este artículo es una contribución al debate sobre la dinámica de las periferias europeas en relación con la migración y la ubicación.

155

REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 157-181

Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society Danièle Joly1

Introduction

This article addresses the participation of women from Muslim commu- nities in civic and political life in Britain and France. It establishes the key features of the societal frameworks which have surrounded these women in the two countries since World War II and pays particular attention to dimensions informed by racism and anti-Muslim prejudice. It interrogates the interaction of the women with majority society, the obstacles and enablements they identify and the impact those may have on their participation in the public sphere, on their civic and political engagement.

Framework of the Research

The conceptual framework of our research draws on Archer’s social realism (1995) and Touraine’s sociological intervention (SI) (1973 and 1978). Following Archer’s approach, the women are situated within a structural and cultural environment which is not of their making and creates a set of constraints and enablements wherein they develop their action (Archer, 1995). However, the influence of this environment is not deterministic because they are subjects and actors of their own life (Archer, 2007). Hence the choice of Touraine’s meth- odology which relies on the social actors’ capacity to analyse their own experi- ence with the researchers, as is explored through SI (Touraine, 1973 and 1978; Dubet and Wieviorka, 1996). The women’s environment is articulated as three large interconnecting sets: the women’s immediate circle composed of family and community; the Muslim group; and wider British and French society within which they also evolve. This article focusses on Muslim women’s interaction with majority society, from the vantage point of the women themselves in the light of a feminist approach.

This article draws on a large comparative project on France and Britain concerning the civic and political participation of women from Muslim commu-

1 Emeritus Professor, Department of Sociology, University of Warwick (UK), Collège d’Études mondiales MSH Paris, CADIS, EHESS, Paris; [email protected]

157 Danièle Joly

nities.2 The empirical research included: a register of 100 associations derived from primary material, internet sites, telephone calls and visits to associations; forty in-depth, semi-structured interviews with women in positions of influence in associations, campaigns, politics, education, media, etc.; forty interviews with women without such a high profile; twenty direct observations in associations; a questionnaire conducted face-to-face with 226 women (adapted, with Ipsos- MORI’s permission, from their annual Audit of Political Engagement) and SI groups. We found our informants in mosques, associations, political parties and through snowballing among our contacts from previous research. Our empirical research was held mostly in Birmingham and Coventry with secondary sites in Bradford, Cardiff, London Manchester, Glasgow and Rotherham (for Britain) and for France, in Paris, the Île de France region, Lyon and satellite towns. The empirical data for this article was largely drawn from SI and interviews. The women from Muslim communities who are the subjects of this study are strictly women whose family origin lie in Muslim majority countries whether it be in Asia, the Middle East, Africa or any other part of the world, whatever their degree of practice and belief, including atheists or agnostics; Muslim communities in Britain and France being considered as a sociological category in this piece of research (Bowen et al., 2014: 4).3 These women are thereafter called Muslim women in this article.

Given our emphasis on the women’s own analysis of their situation and their capacity of action, SI was particularly pertinent for this piece of research. Although SI is well established and has been widely applied in French sociology, it had only been used previously in the UK by the author of this article (in Blacks and Britannity, 2001). As a methodology, SI derives from a specific theory of social action developed by Touraine (1973), primarily for the study of social movements: in Touraine’s view, social action is meaningful and subjectively oriented by responses to a situation because it is defined by the social actors’ commitment to values, principles and rules. Moreover, social action cannot be separated from the social relations within which it is produced (Dubet, 1999).4

“Sociological intervention starts from the idea that the nature of a collective behaviour can be best known by interpreting the work performed by a group of actors as the group analyses its own actions under conditions created by researchers and managed by both parties.” (Touraine, 1978: 296)

2 This article is based on an ESRC funded research project: Danièle Joly and Khursheed Wadia, Women from Muslim Communities and Politics in Britain and France, Award Ref: RES-062-23-0380. My thanks go to the MSH and the CADIS and in particular to Alexandra Poli and Giulia Fabbiano. What is put forward regarding Muslim women in this article is based on our empirical research except when indicated otherwise. 3 Although a good proportion of the women involved in the qualitative part of the research were of modest family background, most had a reasonable or high degree of education, either acquired in Britain or prior to migration. The design and the funding of the project did not permit to include a good sample of women of modest background with a low level of education for a variety of reasons including language barriers. Those women suffer from the same type of gender disadvantage as shown for non-Muslim, working class women (Christy, 1994: 36-37; Allwood and Wadia, 2000). 4 For a more detailed account of the Sociological Intervention method in relation to this research, see Joly (2016).

158 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society

The method evolved subsequently, in particular with Dubet’s and Wieviorka’s research, to investigate experience and the capacity of individual and collective action, through a notion developed by Touraine himself, the capacity of subjec- tivation (Touraine, 2013).This method presupposes that actors can know what they are doing and see through ideologies and the spontaneous categories of practices (Dubet and Wieviorka, 1996) and it also encourages the subjects’ self-reflexivity. It is grounded on the notion that a debate between actors and researchers within set conditions can produce knowledge, working on what is said, the group’s history and the analyses developed during discussions. In Britain, two SI groups (one in Birmingham and one in Coventry) were formed for the purpose of this research. We aimed to bring together as diverse a group as possible which reflected the characteristics of Muslim women in Britain. In Birmingham the group included mostly married women and women who were or had been in employment but subsequently became mothers/home-makers. The sociological intervention in Coventry involved mostly young women from different regions of Britain, students (some of whom were part-time and also worked), single women barring one who had been married (and had divorced). While the groups were not a statistically representative sample, we took into account Muslim women’s ethnicity, country of origin, nationality, branch of Islam, residence status, marital status and age. The groups included women with family origins in Pakistan (Punjab and Azad Kashmir), Bangladesh, India, Tanzania, Nigeria, Algeria, Bosnia, Turkey, and Iraqi Kurdistan. Two of them were refugees from Iraqi Kurdistan and from Bosnia. The largest proportion originated from the Indian subcontinent reflecting the majority component of Muslims in Britain. The groups met weekly with the researchers over several weeks: thirteen weeks in the case of the Birmingham group and five in the case of the Coventry group. This included sessions with invited interlocutors and closed sessions during which analysis took place. It is worth noting that after the conclusion of the sociological intervention in Birmingham, the group requested that we continued to meet a couple of times a year as a follow up. This took place over four years and provided an opportunity to gain updates on developments in the women’s life and on their views of topical political issues, thus enriching our knowledge of their engagement.

In France, four focus groups (of six, twelve, five and seven participants respectively) met separately, each comprising a different group of women but which nevertheless reflected the variety of national origins, generations, social occupations and key branches of Islam found among Muslim communities in France. They included women with family origins in Algeria, Morocco, Tunisia, Mali, Guinea-Conakry and Turkey.5 Some were first generation migrants whilst the majority were born or brought up in France since a young age and a few were refugees who had fled Algeria at the time of the civil war. Key themes put forward by the researchers were debated together by the group and the researchers. Although each of the Paris focus groups met once, the sessions lasted four to five hours while the last group acted as a “plenary” group bringing together participants from the first three. The length of the sessions also gave participants the opportunity to set the agenda in accordance with the discussion

5 The sample of women interviewed in France and Britain comprised additional countries of origin over and above those quoted for the SI.

159 Danièle Joly

themes suggested by the researchers and to offer analysis at the end of the discussion. The groups’ organisation and activity therefore ensured the involve- ment of the women in discussions of issues based upon their lived experiences and understanding, and hence in the very analysis of their situation; in line with the SI approach and also the aim of feminist research to break down hierarchies between researchers and researched subjects and involve the latter in achieving research objectives.

France and Britain offer good comparative sites for our investigation because they display both similarities and differences in their political histories, cultures and institutions. They also provide good terrains for the study of Muslim women’s political participation. Indeed, both Britain and France have extended histories of immigration linked to their colonial past which have led to the settlement of large Muslim populations. The two countries display different approaches to issues of immigration and integration, in the shape of multiculturalism versus republican universalism respectively. The French state is based on secularist principles which have been enhanced since 1989 while in Britain, the non- separation of state and church is testified by an Established Church. In addition, attitudes and policies regarding women and the feminist movement have developed in a differentiated manner in the two countries. However, our aim was not merely to depict the contrasting situations surrounding Muslim women in the two countries but to embrace a wider scope. In the first instance, the comparison makes it possible to attain some generalisation since the quandary faced by Muslim women in France and Britain shares some common features that are echoed throughout the western world as Islam has been thrown into the spotlight the world over. Secondly, our focus was the women themselves and how they constructed themselves as actors analysing and negotiating obstacles and enablements in both countries.

A vast literature was called upon for the purpose of this investigation. Societal frameworks in France and Britain drew on the numerous pieces of research carried out by other authors and previous research from the leaders of the ESRC research project. In the first post-World War II decades, researchers in Britain dwelt on race relations and ethnic relations, racism and multiculturalism while in France they examined “immigrés” and “”, racism and integration.6 Research on immigrant women came at a later date and primarily dealt with education and employment. The question of Muslims and their interaction with and participation in majority society emerged in research at the end of the 1980s in Britain and France and became increasingly substantial.7 However, regarding women of Muslim background, literature has tended to concentrate on participa-

6 Such as Banton (1967); Bertossi (2001); Bertossi and Duyvendak (2012); Candappa and Joly (1994); Daniel (1968); Dubet (1987); Dubet and Lapeyronnie (1992); Hall et al. (1978); Jenkins (1997); Joly (2001 and 2007); Lapeyronnie (1993); Miles and Phizaclea (1984); Modood and Werbner (1997); Parekh (2000); Patterson (1968); Rex (1988); Rex and Drury (1994); Rex and Moore (1967); Rex et al. (1987); Rex and Tomlinson (1979); Solomos (1986); Wieviorka (2001). 7 Such as Amiraux (2002); Baubérot (2000); Beckford et al. (2005); Bowen (2004); Boyer (1998); Cesari (1998); Commission on British Muslims and Islamophobia (1997); Haut Conseil à l’Intégration (2000); Jacobson (1997); Joly (1995); Joly and Nielsen (1985); Kahani-Hopkins and Hopkins (2002); Kepel (1993); Khosrokhavar (1997); Leveau (2002); Lewis (1994); Modood (1994 and 2000); Brahm Levey and Modood (2010); Nielsen (1999); Pinto (2004); Roy (2005); Werbner (2002).

160 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society tion in education, the labour market and Islamic religious and cultural life, with in France a special emphasis on issues revolving around dress code.8

Turning to participation in political life, the specific question of Muslim women’s participation in politics has to be related to the relationship between politics and women in general. It is widely assumed that women are less inter- ested than men in politics, as recounted by Duverger (19559). A large debate has taken place on these issues, mostly among feminist scholars. Indicators sought to account for women’s participation reveal that involvement in politics is commensurate with educational levels and degrees of employment outside home (Allwood and Wadia, 2000: 141). Assumptions about the disinterest of women in politics have been challenged on several grounds. It has been argued that this situation is changing with women’s circumstances being altered (socialisation, education, employment) and with women also acquiring a clearer stake in politics as the welfare state is taking over some of their traditional functions (Christy, 1994: 27). Another major criticism is methodological as both terminology and definition are said to warp surveys on women’s participation. The term “political” is posited as “off-putting” while formulations of a similar content under “important social issues” prompt much greater interest (Allwood and Wadia, 2000: 139). In addition, it has been put forward that the classical definition of politics, i.e. political parties and electoral politics, has excluded other forms of participation which are precisely the ones in which women tend to take part:

“Women do not participate less than men; instead, they participate differently […] more ad hoc and unstructured community associations, voluntary organizations and protests groups.” (Githens et al., 1994: 25-26)

A politics of ethics was also developed by women in extreme conditions of repression (Waylen, 1998: 161). Altogether, writings on the participation of women in politics demonstrate an active interest on their part albeit under diverse modes.10 It is important to take these findings into account in order to make a space for the wide variety of actors and types of action in politics which also include women. This is why, in lieu of a traditional acceptation of “politics”, this research opts for an expanded definition of politics and participation in politics11 which includes what is termed “civic engagement”, such as involvement in associations and the voluntary sector (Adler and Goggin, 2005; Zukin et al., 2005; Joly and Wadia, 2017).

The actual participation of women from Muslim communities in the public space, in the shape of civic and political engagement counts a limited amount

8 Such as Afshar et al. (2005); Ahmad (2001); Amiraux (2003); Bhimji (2012); Gaspard and Khosrokhavar (1995); Guenif-Souilamas (2000); Haddad (2005); Haw (1998); Jawad and Benn (2003); Knott and Khokher (1993); Kocturk (1992); Macey (1999); McAndrew (2006); Roald (2001). 9 Quoted in Allwood and Wadia (2000). 10 Such as Allwood and Wadia (2000); Charles and Hintjens (1998); Enloe (2004); Garcia (1994); Githens et al. (1994); Johnston (1994); Randall (1994); Yuval-Davis (1998). 11 Chowdhury and Nelson (1994: 18); Zukin et al. (2006: 7); Norris (1991); Wadia (2015).

161 Danièle Joly

of writings12 which fall short of investigating the field in sufficient depth. This is where our research finds it full place. The ESRC project investigated the political and civic participation of Muslim women in their interaction with three central reference groups, the family/community, the Muslim group and wider society and documented the deployment of their capacity of action. However, this paper has a more limited remit and focusses on their interaction with wider society in order to ascertain the obstacles and enablements which the women themselves identify in terms of their opportunities to participate in civic and political life. This article also makes a point of developing an analysis deriving from the women themselves. The main objective of this article is thus to give Muslim women a voice and expound their viewpoint on an area of participation which has not been much explored. Thus, there is no separate section dedicated to findings on the women’s stance but those are integrated into the main body of the article. This is the central thread leading our presentation of the societal framework surrounding their participation, a framework which was characterised by the prevalent biological racism of post-World War II France and Britain to be subsequently complemented and outstripped by the emergence of Islam and anti-Muslim prejudice from the 1990s onwards. Finally, the article attests the women’s capacity of analysis and aspirations to engage into the public sphere.

Early post World War II and Biological Racism

Populations of Muslim background who settled in Britain and France in the aftermath of World War II (WWII) mostly find their origins in former colonies, respectively from the Indian Subcontinent (Pakistan, Bangladesh, and East Africa) and the North African region (Algeria, Tunisia, Morocco). Those groups thus inherited the racist attributes and stereotypes mooted through the era of colonialism and its ideological arm (Memmi, 1972). They remain today the majority Muslim contingent in Britain and France, despite subsequent arrivals from other Muslim majority countries such as Afghanistan, Bosnia, Iran, Iraq, sub-Saharan African countries and Turkey. During the first decades of their installation, racism and racial discrimination were the most significant societal factors which generated the mobilisation of populations of Muslim background alongside other immigrant groups. The question of Islam remained mostly unheeded. Britain

In Britain, the early period of immigration after WWII was marked by countless instances of discrimination in everyday life, in housing, education and employment. In public places such as restaurants and pubs “coloureds” were often refused entry and it was not unusual to spot in the windows of rooms for rent a sign making it clear that blacks and other kinds of “coloureds” were not welcome. This was accompanied with recurrent acts of verbal and physical violence which culminated into the Notting Hill (London) and Nottingham racist riots in 1958 (Rex, 1988). Racial markers dominated the scene while Islam was

12 Such as Bano (2012); Boutedlja (2011); Brittain (2013); Burlet and Reid (1998); Cheru- valli-Contractor (2012); Christy (2002); Gaspard and Khosrokhavar (1995); Joly and Wadia (2017); Khiabany and Williamson (2008); Killian (2003); Maumoon (1999); Maynard (1994); Ray (2003); Ryan (2011); Werbner (1996); Williamson and Khiabany (2010).

162 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society not noticeable among stereotypes and prejudices. Women interviewed who lived through that period enumerated the insults and obstacles they faced. At school, they were automatically geared to substandard secondary modern schools which prepared them for menial manual jobs; one woman who against all odds subsequently obtained a PhD and pursued an academic career, explained how the highest ambition proposed to her by the school career counsellor was to opt for nursing (Birmingham). Non-whites had great difficulty finding accom- modation; Jameela (Birmingham) described how her family resorted to enlisting the name of an English friend to overcome otherwise insuperable barriers to purchasing a property. In employment, the women were victims of open discrim- ination such as Ahlam (Birmingham) who was bypassed by a less qualified white colleague when she applied for promotion. While recognising that such blatant racial discrimination has decreased, Sultana still quoted “colour” as a weightier basis of disadvantage than levels of education or income (Birmingham).

However, an accident of history meant that those immigrants from the New Commonwealth13 held an important resource initially designed for white Dominions but which was subsequently extended to non-white decolonised nations joining the Commonwealth: Commonwealth nationals were British citizens with all associated political rights and all formal social rights when they settled in the UK (Joly, 2001). Moreover, all foreigners were allowed to form associations, an important potential advantage for their settlement (Rex and Tomlinson, 1979). Nonetheless, New Commonwealth immigrants often fell short of actually accessing the social rights to which they were entitled (Rex, 1988). As a consequence, from the early 1960s, discrimination generated massive mobilisa- tion on their part which comprised campaigns, pickets, lobbying, pressure groups in the shape of associations, demonstrations and active participation in political parties and electoral politics, a mobilisation which operated a pivotal influence in the development of anti-discrimination policies (Joly, 2012). A few of the older women interviewed in Birmingham who had joined those movements testified to their magnitude. This culminated into the 1976 Race Relations Act (RRA 1976) which remains the strongest piece of legislation against discrimination in Europe and was a model for Article 13 of the Maastricht Treaty and the 2000 European Council directive against discrimination. The subsequent British multicultural policy which responded to the 1980s riots in most large industrial towns, incorpo- rated the recognition of ethnic communities and their cultural specificities. This model attracted controversies and was in the 21st century heavily decried from diverse sources, in particular by the British government. Some of the women interviewed also deplored what they identified as a collusion between govern- ment and traditional elder males, evidenced by the government’s official recog- nition of the latter which strengthened the upper hand they exercised on their ethnic and religious groups. Notwithstanding, several of our informants stressed the significance of rights won throughout that early period which not only forced through the official acceptance of different populations within British society but also established for them a culture of participation and activism in the public arena. In addition, the incorporation of cultural claims in the multicultural model facilitated the recognition of religious claims in the offing.

13 The term of New Commonwealth is used to cover former British colonies which joined the Commonwealth when they gained their independence after World War II and whose population is not white (unlike that of Australia, New Zealand and Canada).

163 Danièle Joly

France

In France, two historical and structural factors militated against similar gains in the corresponding period. In the first place, most immigrants from former colonies held the status of foreigners so that they did not, as in Britain, enjoy political or social rights of any kind and were not even allowed to found associa- tions until 1981. Secondly and more importantly, the racism inherited from the colonial period was further fed and stoked by the Algerian war of independence and concomitant French war propaganda (Joly, 1991). Racism primarily targeted people of Arab background so that discrimination in all domains affected them, with young men falling victims of sometimes lethal physical violence. The frequency and impunity of those crimes led the so-called “second generation” to organise a mass movement, la Marche pour l’égalité in 1983. Many young women at the time took part in this broad movement; among the women inter- viewed several related their activism in the Marche itself and its aftermath, engaging in local politics, participating in associations such as the Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples and SOS Racisme, etc. Older Muslim women interviewed remember that period as the awakening of their political awareness and the launching pad of their participation in the public sphere. However, success and gains remained mitigated and ephemeral because they were undermined by changes in the parliamentary majority and thus failed to establish challenges to discrimination and racism on solid bases. In addition, the emergence of the Front National in the 1980s turned the control of immigra- tion into an electoral ticket which has continued to gain further strength until 2017.

In both Britain and France, this period witnessed large scale mobilisation among populations of immigrant origin including those of Muslim background. These movements were grounded on “race” and class bases in Britain and on “race” and citizenship bases in France. A number of Muslim women embraced this scope of participation in the public sphere, as attested by our interviews. The periods examined above saw the height of biological/phenotypical racism which subsequently shifted its emphasis onto Islam and Muslims. This does not imply that biological racism has vanished in the 21st century in Britain or France. This is illustrated through incidents quoted by women in our research, such as Diana, a Muslim holder of a degree who was mistaken for a cleaner because in her words, “what can we do about it; black women are only able to do a cleaner’s job”. To which she adds “Blacks and Arabs do not have their place here. France does not do anything for them or for their neighbourhoods except for sending the police” (Paris).

Muslims and Islam in Britain and France

While in the first post WWII decades, racial and ethnic categorisations occupied public discourse, those were gradually eclipsed by the emergence of Islam from the 1990s onwards. A dual process took place which involved self- definition by Muslims qua Muslims and categorisation by majority society. It is worth differentiating self-definition and categorisation (Jenkins, 1997), the former inferring that populations of Muslim background put forward claims related to the practice of their religion from within the group whereas the latter derives from an ascription from without at the hands of the majority group.

164 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society

Unmistakably, in the 1990s, biological racism was superseded by a novel negative categorisation by majority society, pointing to Islam and Muslims.

In Britain, Muslim populations had embraced the same modalities and strategies of action as immigrants had done previously in the shape of ethnic minorities. They mobilised initially on the local level, to subsequently expand their action nationally in the end of the 1980s, with large-scale protests against the publication of Salman Rushdie’s Satanic verses and the Education Reform Act 1988. Muslims won multiple modes of accommodation taking them into account in the public sphere such as planning permission for mosques, modi- fications in the school curriculum, and adjustments in hospitals, in prisons and generally in the public domain. Populations of Muslim background thus made a place for Muslims in British society, in institutions and in the public space (Joly, 1995; Nielsen, 1992). One case in point is highly pertinent to Muslim women: the wearing of the hijab (headscarf) became completely normalised so that it is now worn in the political arena, in schools, in hospitals, in prisons and in the police without any questioning, a situation stressed by the women we interviewed. In France, there had been harbingers of claims by some Muslims for the recogni- tion of religious rights to facilitate practice such as planning permission for mosques, but those demands remained modest and failed to score noticeable success. At the end of the 1980s, the headlines were hit by a Creil school where some parents had sent their daughters with a headscarf; the law suits which ensued resulted into a decision by the Conseil d’État that they should be allowed to wear their hijab at school as long as they did not proselytise (Joly, 2007).

In 21st century Britain and France, Islamophobia14 has risen to prime time with its cortege of prejudices and hostilities. For women, this is compounded with aggravated stereotypes attached to Muslim women who are perceived as passive, submissive, homebound, confined to the role of mothers and wives. Countless examples were cited by the women interviewed. Reema, a senior social worker in Britain related how, when she left the hospital after giving birth, a friendly nurse greeted her goodbye with a “see you next year, dear”’, grounded on the presumption that she was programmed to produce a child a year (Birmingham). Lina, a graduate who wore a headscarf was addressed by her doctor as though she was “illiterate and a simpleton” (Nanterre). In general, the fact of being a Muslim woman sufficed to incite negative connotations but the wearing of a headscarf added a new layer of prejudice as it was commonly assumed to constitute a proof that she conformed to the usual stereotypes asso- ciated with the image of a Muslim woman. Nationally, majority society’s relation- ship to Muslims and the rise of Islamophobia which surrounded the experience of Muslim women in the two countries, followed differentiated courses in Britain and France. Britain

First of all it is worth noting that most of the Muslim women we interviewed stressed their “Britishness” over and above any other national identification. Abida, a sixth form college student summarised a widespread viewpoint among

14 We use this term according to the meaning provided by Commission on British Muslims and Islamophobia (2004).

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Muslim women, namely that being British and Muslim were not exclusive of each other, a feature which they celebrated.

“You can keep your identity and still be part of this society and that’s the great thing about British society, I don’t think you need to give up any of your religion.” (Birmingham)

As a conclusion, the women stated that they squarely espoused partici- pating in British society and advocated against enclosure in one’s ethnic or religious group. The women noted that British society opened doors which otherwise might remain closed. Access to education and taking up employment in particular were perceived as a chance to seize additional life and participation opportunities such as “extra training, getting involved with unions” (Tahani, Birmingham). The women quoted support they had gained from varied quarters in British society. Leesha, from a modest family of rural Bangladeshi background and whose father was illiterate was able to study Performing Arts at university and away from her home town because her drama teacher came to speak to her parents and convinced them to agree. She joined a performing troop, found employment in a secondary school and engaged in a good number of activities in the public space. Although their presence in conventional political spheres remained more limited, some of the women interviewed had been encouraged to pursue a political career within the ranks of Respect and the Labour Party and to an extent among the other political parties: a few of them had stood as candidates for the Parliamentary elections and a number had won municipal councillors’ position.

Although anti-Muslim prejudice is evidenced from the 1990s in Britain, two events had an enormous impact on the experience and engagement of Muslim women: the 11 September 2001 events in 2001 (9/11) and the 7 July 2005 suicide bombings in London (7/7). In 2001, Tony Blair and his government fully identi- fied with Bush’s “War on Terror” and intervened militarily both in Afghanistan and Iraq. Externally, this signified a momentous offensive against Muslims on an international scale. This was coupled internally by anti-terrorist legislation, policies and propaganda with their repressive paraphernalia. It started in the aftermath of 9/11 and was greatly reinforced in 2005. At the same time, Tony Blair made declarations designed to placate the Muslim electorate which was a traditional Labour stronghold (Press conference, 05/08/2005). While racial discrimination has been the object of powerful legislation and policies, Muslims are not so well protected against religiously based discrimination and racism because the religious criterion is not included in the 1976 Race Relations Act and its 2000 Amendment. Furthermore, the 2010 Equality Act which includes a religious criterion is a weaker piece of legislation. For all instance and purposes, the former racism against blacks that was prevalent and pervasive in the 1970s has been transferred onto Muslims. One interlocutor from the Birmingham Race Action Partnership in our SI group summarised it as follows “Faith is the new Black”, a reference to an earlier period when young Blacks were perceived as the main threat and the epitome of “mugging”, dangerous delinquency and threats of violence (Birmingham). A moral panic prevails today similar to the one denounced by Stuart Hall in the 1970s (Hall et al., 1978), Blacks being replaced by Muslims (whatever their “colour”). The rise of Islamophobia has been evidenced by opinion poll data on attitudes towards Muslims between 2008 and 2010 (Heath and Martin, 2013: 1006). Anti-terrorist measures were accumulated

166 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society through five pieces of anti-terrorist legislation in eight years between 2000 and 2008 (Kapoor, 2013: 1030). Raids in Muslim neighbourhoods and arrests of young people multiplied especially after 7/7 as testified by the Ministry of Justice report which took note of the increase in searches under the Terrorism Act 2001: 37,000 in 2006-2007, 117,000 in 2007-2008, and 148,000 in 2009 (Ibid.: 1041). If deemed an inexorable threat, individuals can be extradited and their citizenship removed (Ibid.). The English Defence League (EDL) rose with fresh vigour, demonstrating against the “threat of terrorism” but also alleging that Islam embodied a peril for English culture.

Immediately after 9/11, menacing rumours ran rife and a sentiment of fear prevailed among British Muslim communities in awe of what could hit them. Physical and verbal attacks multiplied against Muslims or those who were mistaken for Muslims such as other South Asians. Someone insulted and spat at Sabreena who was walking along in the centre of Birmingham with her child (Birmingham). Several women interviewed were put on the spot to account for the 9/11 Twin Towers events, either very aggressively as though they were collectively guilty or because, being Muslims, they were assumed to be “chief witnesses”. They also signalled that the religion which they had sometimes taken for granted suddenly assumed a new significance for them (Sadiqa, Coventry). For Muslim women, these events also unexpectedly opened a window of opportunity and induced an upsurge of their political participation. This is one most remarkable consequence of Britain’s war against terror with regards to Muslim women, in so far as it set them on a long-term course of engagement exponentially continuing to expand. Most avenues of political participation had been so far occupied by traditional male community leaders but they had kept a low profile on the question of the war, for fear of being penalised if they raised their voice in opposition to the government. The women took advantage of this window of opportunity and seized upon this opening, being motivated by a heightened sense of outrage at what they considered an unjust war. A good number of the women we interviewed had joined Stop the War Coalition (Stop the War), which had been launched by the left opposition to the Labour government (Joly, 2007), and/or taken part in demonstrations against the war. Several Muslim women became secretaries of regional or local branches; one of our informants rose to be the Chair of Stop the War and embarked on a striking political career.

Somehow, the 7/7 events provoked a further expansion of Muslim women’s activism. The government, which was seeking additional interlocutors from Muslim communities with the purpose of combatting terrorism, homed on young Muslims and women hitherto unnoticed since male elder leaders had dominated the representation of communities. This move by the government was based on the estimation that young people needed to be co-opted or neutralised and on the assumption that women were more “peaceful” and could thus be mustered as a useful buffer against terrorism. They were invited to Downing Street and the government programme against terrorism, the Violent Extremism PathFinder Fund (Prevent), contributed to funding a greater number of Muslim women’s associations through the municipalities. Prevent funding was used by and boosted several women’s associations, most of whom succeeded in maintaining their independence from state influence although the Prevent programme remained highly controversial and was indicted for turning Muslims

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into suspect communities (Joly and Wadia, 2012). A number of our inform- ants had created or participated in associations, engaging with a wide variety of social, political, cultural and religious issues. Suffice to cite a few of those associations as follows: Muslim Women’s Network UK broached all matters or questions affecting Muslim women (Birmingham); Ulfah Arts proposed cultural performances involving and addressing Muslim women (Birmingham); Apna Haq helped women victims of domestic violence (Rotherham); and a selection of charities such as the Muslim Red Cross and the Samaritans also attracted the participation of Muslim women. Others dealt with themes related to Islam in British society (Joly and Wadia, 2017).

In Britain, the paradox was that on the one hand, the “War against terror” abroad and at home had turned Muslims into a target of exacerbated prejudice and hostility, generating widespread Islamophobia. On the other hand, it had produced a more inclusive outcome for Muslim women. Those were fully inte- grated into the mass movement against the war with or without headscarves. All including headscarved Muslims felt confident that they could join in because the headscarf had become fully normalised and because many on the left had defended and continued to uphold Muslims’ rights as an integral part of the general fight against discrimination and prejudice. Muslim women became fully- fledged actors in the public arena. France

In France, the 9/11 events of 2001 formed less of a watershed than in Britain in terms of their civic engagement. Some of the women interviewed encoun- tered hostility in the following days and it is true that the threat of “terrorism” purveyed good opportunities for the state to tighten the security agenda, while it fed support to extreme-right and right-wing political leanings. Notwithstanding, France did not intervene in Iraq and the French polity and society did not identify with the US “War on Terror”, so that the international dimension that nourished Islamophobia was less prominent than in the UK. In France, the question of Islam became more of a national affair. Since 2002, right-wing politicians were set on a course to seduce voters away from the Front National, largely on an anti-Muslim ticket and many left-wing politicians failed to challenge this agenda. Hence, Islamophobia has risen in France to untold heights. Suffice it to quote the November 2013 Cevipof Ipsos opinion poll (Le Monde, 21/01/2014) which documents that 74% of think that Islam is an intolerant religion and that Islam and France are incompatible. This is endorsed by Hamida who felt that Islam was perceived in France as “a barbarian, archaic religion that should go back to its countries.” (Mantes la Jolie). The relationship to Islam was erected as a national issue so that competing political entities seized upon it to build up their popularity reclaiming the exception française (Dominique Vidal, Le Monde Diplomatique, February 2004), namely laïcité,15 which has had a disproportionate impact on Muslim women. As a testimony that Islam has become an intrinsi- cally national issue, it is worth mentioning that laïcité has been converted into a central tool used as a rallying cry. Baubérot (2004: 6) noted that since the 1990s, laïcité has been constructed as an identity marker. Some scholars have called it France’s fourth religion (Pinto, 2004: 78). The Stasi Commission appointed

15 Beckford et al. (2005: 79-80).

168 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society by President Chirac published the Rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République on 11 December 2003, which resulted into the law of 15 March 2004 prohibiting the wearing of osten- tatoire religious signs at school. The Stasi report did not hesitate in stating that “France has erected laïcité to the rank of a founding value” (Stasi, 2003: 3).

For a number of women of Muslim background the way laïcité has been pursued politically has turned them into hostages of an ideological tug of war. The legislative parallel to the “War on terror” in the UK has been the onslaught against Muslim women’s dress code in France. Women of Muslim background have thus been placed centre stage in an offensive against Muslims. The 2004 law prohibiting ostentatoire religious signs at school in reality specifically targeted the Muslim headscarf. The 2010 Law forbidding face concealment in public spaces (which includes the streets) was couched in general terms but it is unmistakably evident to all that it was directed at the full face veil. A novel kind of discrimination enshrined in the law is thus exercised by the French state which is creating an insidious structural and cultural framework hostile to Islam and Muslims and, in particular, to Muslim women. This has generated a feeling among several of the women interviewed that they were not permitted to combine being at the same time French and Muslim, a dual identity which they wished to claim for themselves. These legislative and societal moves have had a significant impact on Muslim women’s capacity of action. They have caused a strong polarisation of positions and an almost obligatory cleavage either in support of or in opposition to laïcité. In terms of possibility of participating in the spheres of majority society a dichotomy was installed. The full range of potential participatory opportunities is open formerly (if not always in practice) to women who do not choose to wear distinctive signs of their faith. Conversely, a good number of participatory avenues are closed to those who deem it important for their practice to wear a headscarf.

The question of laïcité and related issues elicited varied opinions among the women interviewed. We did not uncover a simple correlation of Muslim believers or practising Muslims who pronounced themselves against laïcité while atheists and/or agnostics would agree with it. The heterogeneity of opinions was a great deal more complex. On one hand, some women of Muslim background voiced their support of laïcité. Some of our informants who saw in Islamic prescriptions an impediment to gender equality and to their full participation in the public spheres stated that laïcité provided protection to women of Muslim background. Hayat, thirty, an atheist whose family had suffered from Islamist threats in Algeria valued laïcité. In the opinion of Safa, forty-four (Paris), an activist for women’s rights who was not a practising Muslim, laïcité constituted a protec- tion for women against fundamentalism. Najima, a barrister and a councilor of Tunisian background, a follower of a spiritual branch of Islam advocated for the separation of private and public spheres and agreed with laïcité (Saint-Fons). Others considered that laïcité enabled them to practice their religion as they wished without interference from Muslims and non-Muslims alike (Emani, Saint- Denis). Several of our informants valued the Republic which awarded them the tools of autonomy through educational grants and opportunities to be active in wider society’s arenas. A number of women of Muslim background who were atheist, agnostic or who practised a private form of Islam have indeed had access to participation in French institutions, in political arenas or in the public

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domain generally. A few hold positions in municipal councils or in the Sénat, others for instance are active in parents’ associations and trade-unions. Our research demonstrates aspirations to an active participation in all instances of the public domain on the part of those women.

On the other hand, the 2004 Law banning the headscarf at school has fostered widespread mobilisation among Muslim women such as the organi- sation of the campaign Collectif une école pour tou·te·s, which many of our informants supported on an anti-discrimination platform and in the name of freedom of choice, independently of their adherence to a faith. Indeed, this campaign gathered believers together with non-believers as many wished to protest against the barring of headscarf-wearing women from participating in institutions. For instance, in some schools, mothers who wore a headscarf were not allowed to accompany their children to help with school outings on account of the 2012 Luc Chatel Circulaire, which resulted into a good deal of arbitrary negative decisions on the part of school heads. This generated some mothers’ mobilisation who won a court case (Kassir and Reitz, 2016). On the whole, broad structural impediments are in place which hamper the participa- tion of headscarf-wearing women in the public space and in institutions, in the political arena, in under eighteen education and in a whole range of employment sectors. Regarding the latter, in effect, it means that at least 30% of the active population is affected since this is what corresponds to civil service and public service employment. An emergent trend of policies and practices ban them from a whole spectrum of sites of participation and many of the women interviewed quoted their exclusion from a number of activities (Joly and Wadia, 2017).

Moreover, there are sombre sides to the after effect of those laws, discourses and policies crystallising around female dress code. One of them is a kind of ideological permeation of French culture and opinion against vestimentary symbols of Islam; the menace of a legal prohibition being extended to larger sectors animates a presumption that it has already happened, as in universities, associations or private business (while this is not the case). A few examples cited in our interviews can illustrate this tendency in environments where the Muslim headscarf is entirely permitted by law. A dinner lady refused to serve a Muslim woman wearing a headscarf in the CROUS canteen (university restau- rant) (Asala, Mantes la Jolie). A university lecturer told one of his students that if she kept her headdress on, either she would walk out or he would (Asala, Mantes la Jolie). One of the women reported that she was denied participa- tion as a volunteer to the Restos du Coeur, a charity, because of her headscarf. A similar occurrence in the Restos du Coeur of Le Mans was documented in the media (Le Monde, 11/11/2013). The private employment sector seems to be pervaded by this dominant view antagonistic to the headscarf. On 11 February 2014, a large private company, Paprec announced its adoption of a Charte de la laïcité prohibiting inter alia the headscarf among its 4,000 employees; in clear contravention of the 2000 European Directive on discrimination in employment which comprises the religious criterion. Several of the women interviewed have denounced an increased heightening of bids aiming to control their dress code which is accompanied with enhanced hostility. They add that this type of discrimination is not limited to religious criteria but is aggravated by a gender based discrimination since Muslim males get off Scott free. Indeed, the fears of our informants have been further confirmed by the spreading of dress code

170 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society led stigmatization, either on the part of institutional actors, such as the thirty municipalities that banned the “burkini” on the beaches of Southern France in August 2016, in the name of “good mores, laïcité and public order”16 or at the hand of individuals like a restaurant owner in Saint-Denis (Tremblay-en-France) who barred entry to two women wearing a headscarf (Le Monde, 30/08/2016).

A further insidious side-effect on Muslim women’s capacity of action is a potential internalisation of the headscarf prohibition. Some dared not venture into sectors where they expected hostility on account of their headscarf. Several of the women interviewed also pointed out that these measures claiming to protect women in fact added insult to injury and enacted a self-fulfilling prophecy. While the justification for prohibiting the headscarf has been advanced that it protected Muslim women and secured their autonomy, it performed quite the opposite in the opinion of several women interviewed, because it confined them away from many mainstream areas and signalled them as a ready target of gender based discrimination as a result of their visibility (Kadija, Livry-Gargan).

This does not mean that Muslim women altogether have given up and renounced participation in civic and political action. On the contrary, as in Britain many were highly motivated to intervene, particularly on issues of social justice and on ethical issues. They developed alternative strategies and paths of action to be able to do so. For instance, rather than engage with mainstream politics and institutions, Muslim women who adhered to a religious dress code joined and/or created associations to pursue their goal; associations to support education, to promote female sport activities, to defend women against domestic violence, etc.

Capacity of Analysis and Engagement

The participation of women from Muslim communities in British and French society is staged through complex interconnections which involve their own community, international Islam and wider society. Many of the women inter- viewed displayed their political awareness through a sharp capacity of analysis about their social and political environment concerning the national and inter- national conjunctures which affected them. As a consequence, in both Britain and France the women expressed their concern. They squarely laid at the foot of western society the responsibility of what they called “extremist” features of Islam which they all opposed; such as the spread of the niqab/burqa, the denun- ciation of democracy concomitant with calls for an Islamic state, a certain literal application of the sacred texts (denounced by almost all the religious women we encountered), the separation of men and women and most of all, terrorist action and suicide bombings; all developments which they felt augmented the obstacles to their autonomy and their participation in the public sphere. The central explanations put forward by the women for the salience of such forms of Islam in western society underlined exclusion and racial/religious discrimina- tion, combined with the stigmatisation of their religion. This was the opinion of

16 Despite the Conseil d’État’s decision to invalidate the 5th August decree of Villeneuve- Loubet which acts as jurisprudence, the debate is still open as stated by Prime Minister Manuel Valls, as well as by Nicolas Sarkozy who promised a law to ban the headscarf and all religious signs in the public space (Le Monde, 29/08/2016).

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most religious as well as non-religious women we interviewed. In the women’s view, it was clear that 9/11 did not only bring Islam to the forefront internation- ally but also triggered a backlash vis-à-vis Muslims in western societies, so that the sense of threat which Muslim shared encouraged them to come together as a closer group and re-claim their religion with a stricter interpretation.

“I think it is because politically we are so intimidated and […] they’re coming down on Muslims everywhere. Muslims are sort of sticking together and going back to that notion of Islam and then thinking that this is the right notion.” (Birmingham, Ahlam)

According to Wahida, Muslims’ urge to reaffirm their faith was largely prompted by the scornful indictment of Islam on the part of majority society, readily equating Islam with terrorism (Fontenay sous Bois). In the main, the women largely imputed extreme forms of re-Islamisation to the societal context and blamed its array of exclusion, poverty, and stigmatisation. Souhila concluded that social disenchantment had led to Islamic radicalisation and that the appearance of the niqab was linked to aggressive foreign policy against Muslim countries (London). In France, the “most extreme [Islamist] practices” were attributed to the rejection of Muslims by society (Fatouma, Paris). On the whole, this trend mostly concerned young men but it was noted that these explanations were sometimes put forward for young women. The women had a particularly sharp insight into the tenets of current tensions concerning people of Muslim background. Salima provided an analysis of reasons behind the wearing of the hijab, blaming policies which have generated ghettoes and sites of “non- life” (Paris). Nour concluded that wearing the hijab was often a political decision to assert that Muslims would not yield to intimidation (Birmingham). In France several women raised the issue of laïcité whose rigidity they detected had been mirrored by an increasingly rigid interpretation of Islam (Keltoum, Paris); in her view, “laïcs” extremists largely fed Islamic extremism (Paris).

These developments are not anodyne with regards to obstacles intervening in the capacity of Muslim women to participate in the public sphere. An addi- tional collateral damage of Islamophobia thus specifically impacted women. The women explained how widespread anti-Muslim prejudices had generated re-islamisation of a certain kind, commanding tight prescriptions in the running of their life which the vast majority of the women interviewed rejected. In practice, they detected in the latter a re-invention of Islam interpreted by men for men with the complementary purpose of controlling women as, in Mounira’s words, “male supremacy under the guise of religion” (Paris). The organisations promoting such interpretation were proving particularly attractive to young men. The women argued that the political offensive against Islam had caused group enclosure for protection and a need for solidarity which jeopardised their aspiration to greater autonomy within the community group and the family. It had led to the tightening up of in-group constraints, either through the recoiling into traditional Islam, or through the growth of Islamic trends reasserting the need to return to a reading of the texts restricting women furthermore. This had produced a dual reaction on the women’s part. On one hand, it had spurred a good number of religious women to re-claim Islam in their own manner, seeking arguments therein in support of greater autonomy against ethnic traditions and against political Islamist trends: they created and belonged to separate female Muslim study groups to assert their rights. On the other hand, attacks on Islam

172 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society and its worth were perceived as tantamount to an offense on the personal integrity and dignity of Muslims. As a result, many Muslim women felt that their endeavours to defend their autonomy as women had to yield precedence to their loyalty towards a group already besieged with negativity. Naja took note that the belittling of Islam inevitably entailed greater control on women from within the communities and enhanced the difficulties they faced in gaining their autonomy (Paris). For instance, Keltoum stated that despite her disapproval of the full veil, she could not challenge it because such a move would add onto the stigmatisation of Islam which she condemned (Paris). This was a common reaction on the part of Muslim women for whom majority society’s relationship to Islam generated obstacles in the fight for their autonomy within the group and hampered their ability to engage in the public sphere.

Throughout our empirical research it was shown that the women’s noticeable interest in civic and political initiatives was underpinned by a strong sensitivity to all manner of injustice, among the ethnic group and in wider society on the national and international scenes. This was based upon their own experience of disadvantage on gender, social, racial ethnic and religious criteria, either personally or indirectly. Their links with countries outside Britain and France also meant that they kept well-informed on international events particularly as those affected the developing world including Muslim regions. The women denounced the poverty engineered by imperialist domination and corrupt politicians in those countries; they were concerned with issues of deprivation as much as situations of repression. While they were outraged by the international offensive against Muslims in connection with geopolitical and economic interests, they also condemned extremist Islam and advocates of terrorism.

The women’s discourse on their social and political environment was trans- lated into different modes of engagement with the aim of acting upon varied issues they deemed important. Our research evidenced the diversity of arenas wherein Muslim women exercised their participation. The majority of the Muslim women in our sample were committed to voting in national and parliamentary elections (Joly and Wadia, 2017). A few of them were active in electoral politics and traditional sites of politics such as belonging to political parties, standing and being elected to positions of municipal councillors, MPs, members of the higher chamber (the French Sénat and the British House of Lords). Other women engaged with mainstream institutions in education, health and trade unions. Many took part in demonstrations and campaigns, for instance against racism, against the banning of the hijab at school (in France), against the war in Iraq (in Britain), against the events in Gaza and Israel’s military intervention (in France and Britain). However, what this research brings to light is the woman’s predilection for action through associations and NGOs (Joly and Wadia, 2017). This included a multifarious panoply, such as transversal mainstream asso- ciations which included women of all backgrounds, specific ethnic associa- tions or Muslim associations,17 associations oriented towards homeland issues or political/humanitarian issues, and a great deal of associations promoting

17 However, when the women engaged with associations which involved an ethnic or Muslim character, the latter were generally those that were created by and for women, independently of traditional associations.

173 Danièle Joly

Muslim women’s rights and well-being. Despite the obstacles they encountered, the women found ways of developing their participation in the public sphere.

Conclusion

In both Britain and France racism and discrimination followed a similar paradigm shift, concentrating on biological criteria in the initial decades of immi- grants’ settlement to subsequently focus on cultural and religious dimensions from the 1990s onwards. Arabs in France and Pakistanis/Bangladeshis in Britain were turned into Muslims in public discourse and policies. What stayed constant was the naturalisation and essentialisation of the characteristics selected for negative ascription. The same populations suffered a double jeopardy through a continuous process, being first targeted for their racial/ethnic characteristics and then for their religious markers. The latter occurred in a more inauspicious epoch fraught with neo-liberalism, economic crisis and the decline of general solidarity. These successive frameworks of domination and discrimination have affected Muslim men and women alike. However, while Muslim women suffer from multiple disadvantages, on general racial and religious grounds, they additionally endure specific prejudices as women of Muslim background. In our article, the women themselves have identified and analysed the varied facets of this situation. Muslim women are well aware that they have to negotiate the manifold pitfalls assembled in their path so that they are able develop their participation and engage in the public sphere. Our research evidences their lucidity in the analysis of their circumstances and their high motivation to take part in the polis. Much of the women’s engagement was generated by their ethical sense, which they emphasised. The women were motivated to take part in civic and political action through their strong ethical sense, holding up values above norms, solidarity against individualistic interests, and humanitarianism in the face of material greed. This constituted for them a catalyser of action and a powerful instigator of emancipation.

174 Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society

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180 Résumé - Abstract - Resumen

Danièle Joly Muslim Women’s Political Engagement in British and French Society

This article addresses the participation of women from Muslim communities in civic and political life in Britain and France against the backdrop of racism and discrimination. It establishes the key features of the societal frameworks which surround those women in the two countries since World War II and pays parti- cular attention to dimensions informed by racism and anti-Muslim prejudice. It interrogates the interaction of the women with majority society, the obstacles and enablements they identify and the impact it may have on their participation in the public sphere, on their civic and political engagement. L’engagement politique des femmes de culture musulmane en France et en Grande-Bretagne

Cet article a pour thème la participation des femmes de communautés musul- manes à la vie civique et politique en Grande-Bretagne et en France. Il trace les contours du contexte sociétal dans lequel évoluent ces femmes dans les deux pays depuis la Deuxième Guerre mondiale, en accordant une attention particulière aux préjugés et aux différentes formes de racisme qu’elles doivent affronter. L’article examine l’interaction de ces femmes avec la société, les obstacles et facteurs facilitateurs qu’elles identifient et l’impact de ces derniers sur leurs aspirations à la participation civique et politique. El compromiso político de las mujeres musulmanas en Francia y Gran Bretaña

Este articulo trata de la participación política y cívica de las mujeres de comu- nidades musulmanas. Plantea el contexto societal y político en los dos países desde la segunda guerra mundial, con una atención particular a los prejuicios y las distintas formas de racismo que estas mujeres deben enfrentar. El artículo examina la interacción de estas mujeres con la sociedad, los obstáculos y factores favorables que ellas identifican y su impacto hacia sus aspiraciones a la participación política y cívica.

181

REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 183-201

Migration de retour, genre et remises sociales : le retour des migrantes boliviennes d’Espagne durant la crise économique Jean-Michel Lafleur1 et Justine Duchesne2

Introduction

Trois décennies de recherche sur les pratiques transnationales des migrants ont mis au jour l’importance et la diversité des liens que certains migrants entre- tiennent avec leur pays d’origine. Une des caractéristiques de cette approche théorique est de considérer les migrants en tant que vecteurs potentiels de chan- gements sociaux, politiques ou économiques, à la fois dans les sociétés d’accueil et d’origine. Alors que la littérature scientifique avait traditionnellement insisté sur l’impact des flux de remises d’épargne sur les sociétés d’origine, le concept de remises sociales a progressivement émergé pour souligner l’importance et la diversité de flux non matériels (idées, pratiques, comportements, valeurs, etc.) entre ces deux espaces (Levitt, 1998). Après l’intérêt initial suscité pour le concept, un certain nombre de critiques ont rapidement émergé soulignant les limites imprécises de la notion et la faible conceptualisation des mécanismes permettant ce type de transfert (Boccagni, 2010).

Dans cet article, nous nous interrogeons sur ces mécanismes de transfert et nous émettons l’hypothèse que le type de normes transférées par les migrants vers le pays d’origine et les vecteurs utilisés pour opérer ces transferts varient en fonction des perceptions qu’ont les migrants de leur société d’origine. Ces processus de transferts ont deux particularités : les migrants privilégient certains types de remises sociales (et d’autres sont négligées) en fonction de leur proba- bilité d’être acceptée par la société d’origine ; et les migrants sélectionnent certains acteurs de la société d’origine jugés plus réceptifs aux changements sociaux provoqués par la migration lorsqu’ils tentent de transmettre des remises sociales.

1 Directeur adjoint du CEDEM à l’Université de Liège et chercheur qualifié du FRS-FNRS, ULG-CEDEM, Bât. B31 boite 24, 4 Place des Orateurs, Liège 4000 Belgique ; [email protected] 2 Animatrice en éducation permanente pour le centre d’information et d’éducation populaire, ASBL CIEP, Place l’Ilon 17, 5000 Namur, Belgique ; [email protected]

183 Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne

Pour mettre ces éléments en exergue, nous débuterons par une discussion sur le concept de remises sociales et sa dimension genrée. Nous introduirons ensuite le cas d’étude des femmes migrantes boliviennes et de leur ré-émigra- tion de l’Espagne vers Cochabamba (Bolivie), à la suite de la crise économique et financière de 2008. Sur base des données récoltées durant une recherche explo- ratoire conduite auprès de ces femmes migrantes3, nous tâcherons de répondre à certaines des critiques adressées à la littérature sur les remises sociales. En particulier, nous discuterons les stratégies mises en œuvre par ces migrantes de retour, afin de transmettre vers le pays d’origine des comportements associés au pays de résidence, à partir du cadre conceptuel, réalisé par Boccagni et al. (2015), relatif à l’étude des remises politiques. Nous examinerons ainsi comment les remises sociales sont déterminées par quatre variables : les acteurs et canaux qui véhiculent ces remises ; la portabilité des remises sociales ; la perméabilité des systèmes sociaux vers lesquels se dirigent les remises ; et les infrastructures transnationales.

Vers une approche genrée des remises sociales

Depuis les travaux pionniers de Basch et al. (1992), et malgré un nombre récurrent de critiques (Waldinger et Fitzgerald 2004), le concept de transnatio- nalisme s’est rapidement imposé dans le champ des études migratoires comme un concept-clé pour étudier la capacité des migrants à être à la fois acteur social dans le pays d’accueil et d’origine. Dans cet article, nous nous focalisons préci- sément sur la notion de remises sociales définie comme le transfert d’idées, de pratiques, de connaissances et de diverses ressources non économiques, au sein d’un réseau de connexions multiples (Levitt, 1998 ; Levitt et Lamba-Nieves, 2011 ; Boccagni et Decimo, 2013 ; Boccagni et al., 2015).

Levitt est la première à donner une définition de ce concept en le décrivant comme « les idées, comportements, identités, capital social circulant entre communautés d’accueil et d’origine. Elles sont les équivalents Nord-Sud des ressources sociales et culturelles que les immigrés emportent avec eux [en migrant] et qui facilitent leur transition du statut d’immigré à celui de minorité ethnique » (traduction de Levitt, 1998 : 927). Selon cette auteure, tout migrant, par le biais des interactions diverses avec la société d’accueil, acquiert de nouvelles valeurs, idées, normes, pratiques nécessaires à son intégration (Levitt, 1998). Toutefois, les migrants n’arrivant pas vierges de tout capital culturel, ces nouveaux référents et pratiques culturels sont donc bien le résultat d’un mélange, voire d’une confrontation entre des valeurs anciennes et nouvelles

3 Cet article repose sur une recherche multi-située, réalisée entre l’Espagne et la Bolivie, auprès de quinze femmes migrantes cochabambines. L’échantillon est ainsi composé de femmes migrantes de retour (définitif ou provisoire), résidant désormais sur leur terre d’origine (Cochabamba) et de migrantes, toujours en Espagne, considérant un retour futur vers Cochabamba. Quinze entretiens semi-directifs de longue durée ont donc été réalisés (onze à Cochabamba, en Bolivie, ainsi que quatre à Cadix, en Espagne), avec un accent placé sur l’expérience migratoire en Espagne et sur l’expérience du retour. Enfin, de nombreuses observations, interactions et discussions informelles avec les femmes cochabambines en contexte d’accueil et d’origine, sont venues compléter le processus de collecte des données.

184 Migration de retour, genre et remises sociales

(Boccagni et al., 2015)4. Levitt insiste, donc, sur le caractère dynamique des remises sociales : tant l’expérience vécue dans le pays d’origine, avant le départ, que le processus d’intégration dans la société d’accueil déterminent les trans- ferts sociaux des migrants vers la société d’origine (Levitt et Lamba-Nieves, 2011). Le concept de remises sociales est donc inséparable de la perspective transnationale des migrations, en ce qu’elles mobilisent à la fois des références des sociétés d’accueil et d’origine. Dernier élément, il importe également de souligner que, bien que la littérature ait mis l’accent sur le rôle des migrants dans les transitions démocratiques ou dans la promotion de valeurs de progrès social, les remises sociales peuvent tout autant concerner des pratiques, idées ou comportements nuisibles au fonctionnement démocratique du pays d’origine ou contraires aux droits de l’homme. De même, ces transferts sociaux peuvent également véhiculer une image négative du pays d’origine, conduisant à sa dévalorisation totale ou partielle aux yeux des migrants, comme de leurs proches non-migrants (Levitt, 1998).

Qu’elles soient individuelles, ou collectives (c’est-à-dire transmises par le biais d’acteurs intermédiaires comme les associations de migrants), il existe trois types de remises sociales (Levitt, 2001). Les structures normatives se réfèrent, tout d’abord, aux idées, valeurs et croyances. Ensuite, on trouve les systèmes de pratiques qui définissent les actions modelées par les structures normatives. Il y a, enfin, le capital social et les normes et valeurs qui lui sont liées (Levitt, 1998). Dans notre cas, le capital social – entendu comme un système de confiance entre des individus séparés géographiquement – est vu comme une forme particulière de remises sociales, diminuant l’incertitude et facilitant la décision de migrer d’autres individus, résidant dans le pays d’origine (Faist, 2008 ; Hinojosa Gordonova, 2009).

Dans cet article, nous plaçons l’accent sur la dimension individuelle des remises sociales. Ces remises individuelles circulent à différents moments de l’expérience migratoire et selon différents canaux : lettres, e-mails, messagerie électronique, contacts téléphoniques, vidéoconférences, mais aussi lors de visites ou encore lors d’un retour temporaire ou définitif dans le pays d’origine (Levitt, 1998 et 2001). Notre intérêt se porte particulièrement sur les remises sociales transmises lors de la migration de retour, désormais perçue, dans un contexte transnational, comme une phase au sein de parcours migratoires de plus en plus divers (Guarnizo, 1997). Le retour nous apparait ainsi comme un moment privilégié d’observation des remises sociales, en ce qu’il est un processus d’interrelations et d’échanges, durant lequel les idées, valeurs et comportements acquis à l’étranger peuvent être mobilisés par les migrants comme facteur de réintégration dans la société d’origine (Alfaro et Valdivieso, 2010). Dans le contexte du retour, il est donc possible d’observer une confronta- tion immédiate et quotidienne entre les nouveaux référents acquis dans l’espace d’accueil et ceux en vigueur dans la société de départ.

Le retour des femmes migrantes, en particulier, est un moment d’observa- tion privilégié de la capacité des migrants à transformer la société d’origine,

4 Jones (2011) parle notamment d’acculturation sélective amenant les Boliviens d’origine indigène à adopter certaines pratiques de la société d’accueil, tout en maintenant certaines pratiques traditionnelles.

185 Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne

mais aussi, de la possible résistance des sociétés d’origine aux changements sociaux générés par la migration. Comme le notent Catarino et Verschuur (2013) et Cortes (2016), la prise en considération de la femme comme actrice dans le champ migratoire est relativement récente. Elle découle en partie des travaux d’auteures selon lesquelles la participation croissante des femmes occidentales au marché du travail ainsi que l’incapacité de l’État providence à subvenir à de nouvelles demandes dans le secteur du care ont créé un besoin massif, à l’échelle globale, pour une migration féminine de travail (Escrivá, 2000 ; Parreñas, 2001 ; Hochschild, 2000). Cette importante littérature scientifique sur les travailleuses domestiques a, au fil du temps, mis en lumière l’existence d’une migration féminine autonome pourvoyeuse, elle aussi, de remises financières et sociales. Une partie de la littérature scientifique a insisté sur la difficulté à maintenir un rôle de mère à distance et sur la stigmatisation dans la société d’origine dont sont souvent victimes les femmes migrantes. D’autres auteurs, en revanche, ont souligné la propension des femmes migrantes à envoyer une plus grande proportion de leurs revenus que les hommes vers le pays d’origine, et à maintenir un lien étroit avec les membres de leur famille, en dépit de la distance géographique (Hondagneu-Sotelo et Avila 1997 ; Fresnoza-Flot, 2009 ; IOM et UN-Instraw, 2007).

L’envoi de remises d’épargne, par ces dernières, illustre également l’interdé- pendance présente entre remises sociales et financières. En effet, les transferts financiers familiaux incarnent tout autant une marque d’affection et de loyauté envers la famille qu’une obligation morale reposant sur le système de valeurs de la société d’origine, imposant aux femmes migrantes de subvenir aux besoins de leurs enfants (Cavalcanti et Parella, 2007). Bien que la décision de migrer ait souvent été prise dans le but de répondre à ce devoir familial, certains auteurs ont noté que les remises financières ont également pour conséquence de trans- former les équilibres de pouvoir au sein du ménage. Le seul acte d’envoyer de l’argent peut renforcer l’influence de la femme dans le ménage, entrainant ainsi une renégociation potentielle des attentes et des obligations réciproques dans le couple (Vianello, 2013). Dans les sociétés où les hommes remplissent tradition- nellement la fonction de soutien principal de la famille, un sentiment de déclas- sement peut apparaître dans le chef de certains hommes restés dans le pays d’origine (Parella, 2012). De même, au-delà des pressions parfois ressenties par ces femmes migrantes (notamment en acquérant le double rôle de pourvoyeuse de revenus et de soins), l’expérience d’autonomie dans la société de résidence ainsi que la confrontation à d’autres cadres culturels et légaux peuvent encou- rager ces dernières à modifier à distance leur position au sein du couple trans- national (Bastia et Busse, 2011 ; Parreñas, 2001).

Comme le soulignent Bastia et Busse (2011), l’acte de migrer en lui-même est promoteur d’émancipation. En effet, bien qu’elles exercent en Espagne des responsabilités reproductives similaires à celles qu’elles remplissaient dans leur foyer avant de partir (par exemple le soin aux personnes), migrer permet de scinder l’univers productif (marché du travail du pays de résidence) de l’univers reproductif (famille nucléaire dans le pays d’origine).

Au terme de cette brève discussion des remises sociales, une approche genrée du concept (c’est-à-dire une approche mettant en exergue l’interrelation

186 Migration de retour, genre et remises sociales qui peut exister entre le processus migratoire et les relations de genre5) apparait donc indispensable à trois niveaux. Tout d’abord, elle permet de comprendre certaines différences individuelles dans le contenu des remises sociales envoyées vers la société d’origine. Ensuite, et comme nous le démontrerons dans la troisième partie de l’article, cette approche genrée des remises révèle des contrastes dans les stratégies des migrants afin d’influer sur la société d’origine. Enfin, elle souligne le fait que la migration peut conduire à une remise en question d’équilibres sociaux séculaires dans ces sociétés d’origine.

Migration bolivienne en Espagne et crise économique

Bien qu’elle ait fait l’objet de peu de travaux, la migration bolivienne est un phénomène exceptionnel à différents égards. Tout d’abord, en dépit du manque de précision des données sur la population expatriée, les estimations du Census, du Secrétariat national des Migrations et de l’OIM varient entre 1,4 million et 2,5 millions de Boliviens vivant à l’étranger, pour une population résidente de seulement 9 millions d’habitants (Hinojosa Gordonava et al., 2012). Ensuite, cette migration s’est radicalement transformée au fil des ans. Dès la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle, celle-ci se composait traditionnellement d’hommes migrants vers l’Argentine pour y occuper des emplois dans l’agriculture (Cortes, 2004 ; Grande Martín, 2011). À partir des années 1970-1980, les États-Unis deviennent un pôle d’attraction secondaire pour les travailleurs boliviens du secteur de la construction. L’industrie manufacturière brésilienne, quant à elle, ne commencera à attirer massivement ces migrants qu’après la récession économique en Argentine durant les années 2000. Dès la fin des années 1990 et jusqu’à la fin de la première décennie du XXIe siècle, en revanche, c’est l’Europe – et principalement l’Espagne et l’Italie – qui s’impose comme destina- tion importante des migrations boliviennes, soudainement devenues majoritai- rement féminines.

La migration n’affecte pas uniformément le territoire bolivien et le départe- ment de Cochabamba, en particulier, est historiquement un pôle de départ majeur (Grande Martín, 2011 ; Lafleur et al., 2009 ; Solidaridad Sin Frontera, 2013). Les flux plus récents de femmes cochabambines vers l’Espagne présentent toutefois deux spécificités. D’une part, ces flux correspondent à la participation croissante des femmes boliviennes au marché du travail interne suite à l’application des politiques d’ajustement structurel et à la forte précarisation qui s’en est suivie. D’autre part, ces flux répondent à la demande croissante de main d’œuvre dans les secteurs domestiques en Espagne, suite à l’augmentation de l’espérance de vie dans le pays, mais également, suite à l’insertion des femmes espagnoles sur le marché de l’emploi qui favorise l’arrivée d’une nouvelle migration féminine dans le pays. Les migrantes de Cochabamba répondent, dès lors, à une demande dans le secteur du soin aux personnes et, en particulier, les personnes âgées et les enfants en bas âge (Escrivá, 2000 ; Catarino et Verschuur, 2013 ; Chicangana Bayona et Monguí Monsalve, 2013).

5 Hondagneu-Sotelo (1992) met en avant l’idée que le processus migratoire influence la remise en cause des rôles sociaux préalablement établis, c’est-à-dire des relations de genre au sein des familles, mais également des groupes sociaux.

187 Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne

L’expérience migratoire en Europe octroie aux femmes migrantes boliviennes une indépendance économique souvent inaccessible dans leur ville d’origine, tout en confrontant certaines d’entre elles à de nouvelles dynamiques de genre. Comme le soulignent plusieurs auteures (Bastia et Busse, 2011 ; Parella, 2012), alors que la société locale attend traditionnellement qu’elles soient, avant tout, des « mères aimantes et dévouées à leurs enfants », elles deviennent – en migrant – le soutien économique principal de la famille.

Avec la crise économique et financière de 2008 et ses effets sur le marché du travail, l’Espagne devient en peu de temps nettement moins attractive pour la migration bolivienne (Grande Martín, 2011). Pour de nombreux migrants, les effets de la crise économique ne se font pas ressentir avant 2011, car diverses stratégies d’adaptation leur ont permis de faire face aux premières années de récession (Parella et al., 2014). Progressivement, les travailleuses migrantes, principalement occupées dans les services domestiques, verront toutefois leurs heures de travail diminuer ainsi que leur capacité d’ascension économique et sociale se restreindre (Chicangana Bayona et Monguí Monsalve, 2013 ; Duque et Rossi, 2009).

Une des conséquences évidentes de la crise économique est la ré-émigra- tion (à savoir le départ de migrants résidant en Espagne vers des pays tiers en Europe ou ailleurs), mais également l’intensification des migrations de retour vers le pays d’origine. Ces mouvements inverses ont été encouragés par une politique de retour volontaire des migrants, adoptée par le gouvernement espagnol avec pour objectif d’encourager le retour de centaines de milliers de migrants. Cette politique de retour volontaire comprend trois volets. Le premier, intitulé « programme de retour volontaire d’attention sociale » met l’accent sur les migrants en situation de vulnérabilité. Selon Parella et Petroff (2013), 2 192 migrants boliviens en bénéficièrent entre 2009 et 2012. Le second programme, intitulé « programme de retour volontaire productif » assiste – avec un succès limité – les migrants désireux de démarrer une activité économique dans leur pays d’origine. Enfin, le troisième volet concerne particulièrement le retour de travailleurs étrangers au chômage. Il a été mis en place dès 2008 et offre la possi- bilité aux candidates au retour de recevoir l’entièreté de leurs droits au chômage en deux parties : 40 % avant de quitter l’Espagne et 60 % lors de leur retour dans le pays d’origine. Ce dernier volet concerne essentiellement les pays ayant conclu un accord de sécurité sociale avec l’Espagne6) et oblige les migrants concernés à ne pas ré-émigrer vers l’Espagne durant une période variant de trois à cinq ans (Aierbe, 2014 ; Parella, 2012 ; Tedesco, 2011). Cet engagement à ne pas revenir en Espagne est l’un des principaux freins à l’utilisation de ces politiques de retour qui n’ont au final été utilisées que par quelques milliers de migrants. En effet, renoncer à migrer à nouveau si le retour se passe mal est perçu comme un risque trop élevé. Mayra fut la seule parmi nos interviewées à avoir profité d’une de ces politiques publiques d’aide au retour. Quelques années plus tard, elle envisage de repartir en Espagne, mais constate que les restrictions des poli- tiques migratoires rendent cette nouvelle migration bien plus difficile qu’avant :

6 À savoir : Équateur, Colombie, Argentine, Pérou, Brésil, Bolivie, Paraguay, Pérou, etc. (Parella et Petroff, 2013).

188 Migration de retour, genre et remises sociales

« De là-bas, je suis revenue [en Bolivie] avec un programme qui nous procure le billet gratuitement. Mais ils m’ont dit que pendant quatre ou cinq ans7, je ne pouvais pas revenir [en Espagne]. Là, six ans ont passé, mais maintenant un visa est nécessaire pour y retourner. » (Mayra, Cochabamba, mars 2014)

Bien que les effets de la crise économique et financière sur le marché du travail espagnol soient incontestables, certains auteurs questionnent le fait qu’elle représente la seule cause de la vague de retour (Bastia, 2011 ; Martínez- Bújan, 2016). Pour Bastia (2011) par exemple, le retour des femmes migrantes doit plutôt s’expliquer par une conjonction de facteurs économiques et person- nels (santé, désir de retrouver sa famille, etc.), faisant de la crise économique un déclencheur pour nombre de femmes qui songeaient déjà auparavant à rentrer. Durant nos entretiens, nous avons également rencontré cette diversité de motifs justifiant le retour tels que le désir de revoir sa famille, la nostalgie, un besoin de retrouver une liberté quotidienne perdue à cause d’horaires de travail contrai- gnants, etc. S’il est difficile de mesurer le poids exact de la crise économique dans la décision de rentrer vers le pays d’origine, celle-ci a incontestablement poussé ces migrantes à réfléchir à leur avenir et à développer des stratégies d’adaptation au nouvel environnement socio-économique.

Le parcours de Jinky, une de nos interviewées, est révélateur de la complexité des décisions de retour. Durant les premières années de crise, Jinky ne considère pas l’idée de rentrer comme une option, mais elle met en place diverses stratégies d’adaptation pour faire face à la baisse de fréquentation de son restaurant de spécialités boliviennes. Contrainte de finalement fermer celui-ci, elle cherche un nouvel emploi et se dirige vers l’agriculture. La récolte de fruits ne lui permet toutefois pas d’économiser suffisamment d’argent pour envoyer des fonds à sa famille restée en Bolivie. À ce moment, la conjonction de la précarité économique, des raisons personnelles et l’impossibilité d’envoyer de l’argent à son entourage – une des motivations essentielles du projet migra- toire initial – la poussent au retour vers le pays d’origine. Aux facteurs indivi- duels et économiques, il s’agit donc également d’ajouter une vision utilitariste de la migration (c’est-à-dire un calcul coût-bénéfice, entre rester et rentrer), comme facteur déterminant les décisions de retour (Guarnizo, 1997). Dans le cas de Jinky, la certitude de pouvoir se réinsérer sur le marché du travail, à Cochabamba, lui permet, en outre, d’évacuer ses derniers doutes quant à l’opportunité de rentrer :

« Je suis rentrée pour voir la différence entre les deux pays parce qu’en ce moment, trouver un travail en Espagne c’est vraiment très difficile. J’ai donc décidé de revenir et mon retour n’a pas été difficile ici parce que j’ai mon étal pour vendre du poisson sur le marché […]. » (Jinky, Cochabamba, mars 2014)

Cet extrait illustre le fait que la décision de retour est un processus déterminé à la fois par la situation des femmes migrantes dans le pays de résidence, mais également par leur perception quant à leur satisfaction future dans le pays

7 Bien que l’interviewée parle de quatre ou cinq ans, ces plans de départ impliquent un séjour de minimum trois ans dans le pays d’origine. Cet aspect décourage d’ailleurs une partie des possibles bénéficiaires de ces programmes (ceux envisageant de pouvoir revenir en Espagne avant ce délai), expliquant ainsi partiellement le peu de succès de ceux-ci (Parella et Petroff, 2013).

189 Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne

d’origine. À l’exception des travaux sur les retours forcés, la littérature scien- tifique s’est jusqu’ici peu penchée sur la question du choc culturel ou choc de retour (Sussman, 2000), vécu par les migrants rentrant dans le pays de départ. Pourtant, comme souligné par Christou (2006), la migration de retour implique une série de négociations et de compromis entre les référents culturels de la société d’origine et ceux nouvellement acquis dans le pays de résidence. Un processus de ré-identification au pays d’origine s’engage, mais n’est toutefois pas automatique. Selon le niveau de préparation au retour, son caractère plus ou moins précipité, le capital financier, éducatif et social que possède le migrant, l’expérience de retour peut donc être perçue positivement par ce dernier ou, au contraire, poser les jalons d’une nouvelle émigration (Cassarino, 2007 ; Martínez-Bújan, 2016).

Bien que certaines de nos interviewées confient avoir ressenti un véritable sentiment de libération en rentrant à Cochabamba, Monica, au contraire, est déçue :

« Mon retour fut triste car la vie quotidienne en Bolivie semble ne pas avoir avancé. Au contraire, avant les gens étaient très respectueux, ils avaient des valeurs pour les parents et la famille, mais maintenant, il me semble que peu à peu, ça se perd […] Tu arrives ici et tu vois le pays… économiquement, il s’est amélioré, mais autrement on peut dire que c’est le contraire. » (Mónica, Cochabamba, mars 2014)

Comme le suggèrent De Haas et Fokkema (2011), le type d’intégration vécu par les migrantes durant leur séjour à l’étranger doit être pris en considération pour comprendre ce processus de ré-identification et, par conséquent, pour appréhender la décision de retour. Lorsque l’intégration est purement struc- turelle – c’est-à-dire limitée à l’acquisition d’un statut et de droits dans l’état d’accueil –, ces auteurs suggèrent que les barrières au retour sont moindres que lorsque l’intégration est de nature socio-culturelle ; à savoir quand elle remodèle plus profondément le cadre cognitif de départ. Partant de ce postulat, il s’agit donc de considérer le retour comme une période potentielle de disso- nance cognitive, durant laquelle les femmes cochabambines cherchent à réduire l’incohérence partielle qui s’établit entre les valeurs, idées et comportements acquis pendant l’expérience migratoire et ceux perçus comme caractéristiques du pays d’origine.

Lors de l’entretien, Giandira confirme la dimension transformatrice de l’expé- rience migratoire en ces termes :

« Je pense que t’adapter à un entourage distinct, c’est un changement et une réussite très grande dans la vie. Parce que tout le monde n’est pas capable d’arriver dans un autre lieu, et d’aller bien. Je suis revenue [à Cochabamba] avec beaucoup de valeurs. » (Giandira, Cochabamba, mars 2014)

Poussées à retourner au pays par la récession espagnole et, bien souvent, par une série de facteurs personnels, les migrantes de retour cochambambines mobilisent donc leur expérience migratoire, afin de surmonter ces dissonances cognitives. Dans la section suivante, nous postulons que les remises sociales, pratiquées quotidiennement au niveau micro-familial, jouent un rôle fonda- mental pour y parvenir.

190 Migration de retour, genre et remises sociales

Retour et remises sociales

Comme indiqué précédemment, la question de la renégociation des rôles assignés au genre, au sein du couple, est un sujet qui a déjà fait l’objet de travaux, particulièrement dans le contexte migratoire bolivien. Dans le cas de Cochabamba, Mendez Cruz (2012) souligne que l’intériorisation des normes de la culture patriarcale est un déterminant majeur du comportement quotidien des femmes cochabambines, avant leur départ. Durant notre travail de terrain, le désir de s’affranchir de cette structure normative apparait d’ailleurs comme un élément récurrent, caractérisant l’expérience migratoire de ces dernières en Espagne. Malgré l’assignation des femmes boliviennes à des emplois fortement genrés dans le secteur du soin, cette expérience migratoire les conduit donc fréquemment à questionner les hiérarchies de genre, ainsi que les rôles préa- lablement établis, en vigueur dans leur esprit avant leur départ (Faret, 2005 ; Bastia, 2010). Comme l’illustre cet extrait réalisé auprès d’Inès, le désir de transformer la société d’origine émerge bien avant le voyage de retour vers Cochabamba :

« Moi, j’espère mettre en pratique dans mon pays tout ce que j’ai appris ici. Parler de comment c’est ici. J’ai parlé avec mes anciens compagnons d’école et ils me demandent toujours quand je vais revenir. Et j’ai envie de me réunir avec eux et de leur commenter mon expérience : comment ça a été ici, ce que j’ai appris, en quoi je me suis améliorée, ce qui m’a manqué et ce que j’ai valorisé. Enseigner le peu que j’ai fait ici. Enseigner la nourriture, la manière de vivre. Ce sont des détails, mais ici, j’ai appris beaucoup de petites choses comme ça et la vérité, c’est que ça m’a plu et j’aimerais le mettre en pratique dans mon pays. » (Inès, Cadix, juin 2014)

Face au désir des migrantes d’altérer certaines valeurs dominantes de la société d’origine, Levitt (1998 et 2001) s’interroge toutefois sur les mécanismes de résistance de ces sociétés dans la mesure où, l’ancrage des valeurs prépon- dérantes est souvent le résultat d’un processus historique de longue durée. De même, elle nous invite à prêter attention à l’audience réceptrice, aux spécificités de chaque cadre national, au type de remises sociales transférées – certaines étant confrontées à plus de résistances que d’autres – et au statut de l’émet- teur, afin de comprendre la capacité de ces remises à transformer les sociétés d’origine. À cet égard, soulignons, comme remarqué par une de nos inter- viewées, que la transmission des remises sociales, au retour, n’est pas toujours délibérée :

« De voir un autre pays, voir les choses qui sont très différentes, les maisons, le mouvement,… Sans t’en rendre compte, tu rapportes tout cela à ta famille, comment ils doivent faire. Faire la cuisine par exemple ou jongler avec différents aliments. Il y a toujours un apport. » (Mónica, Cochabamba, mars 2014)

Markley (2011), quant à elle, soutient que la distance temporelle et kilomé- trique entre pays d’accueil et pays d’origine doit également être prise en compte. Ce dernier élément permet, néanmoins, de différencier les remises sociales véhi- culées durant le séjour à l’étranger de celles transmises au retour.

Bien que la littérature scientifique existante ait clairement mis en lumière une diversité de facteurs influençant le contenu et l’impact des remises sociales,

191 Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne

elle souffre encore d’un certain manque de systématisation, au risque de rendre imprécis, voire inutilisable, le concept de remises sociales. Dans le cas spécifique des remises sociales à caractère politique, Boccagni et al. (2015) ont proposé un cadre d’analyse en quatre dimensions, pour décrire la circulation des idées par le biais de la migration et mesurer leur capacité à produire des chan- gements, au-delà de la structure familiale. Nous proposons dès lors d’adapter ce cadre d’analyse aux remises sociales véhiculées par les femmes migrantes de retour boliviennes, en prenant en considération deux de leurs particularités. Tout d’abord, ces remises sociales, qu’elles entendent transmettre, se diffusent, non pas à distance, mais depuis le pays d’origine où elles sont désormais revenues. Cela signifie donc que leur possibilité de transfert est directe et quotidienne (voire permanente). Ensuite, la capacité des femmes migrantes de retour doit être replacée au sein de la hiérarchie de pouvoir présente au niveau local, décrite plus haut et caractérisée par la persistance d’un système patriarcal, assignant principalement ces dernières aux tâches reproductives du ménage. Portabilité

Comme le notent Boccagni et al. (2015) certaines normes, idées et valeurs sont clairement plus transposables dans la société d’origine que d’autres et donc, plus susceptibles d’être choisies en priorité comme remises à trans- férer vers l’univers de départ, lors du retour. Certaines idées et pratiques, par exemple, l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communi- cation dans la vie quotidienne, demandent un certain capital éducatif voire, un investissement financier de la part des destinataires des remises sociales. Dans le cas des relations de genre, les remises des migrantes de retour cochambam- bines, visant la promotion de l’égalité, sont potentiellement encouragées par deux éléments. Tout d’abord, ces dernières, ayant séjourné en Espagne durant la première décennie du XXIe siècle, ont vu émerger le thème de l’équité de genre et de la lutte contre les violences domestiques, comme des thématiques majeures de la politique menée par le gouvernement du Premier ministre Zapatero, au pouvoir entre 2004 et 2011, au point que certains auteurs, tels que Valiente (2008), soulignent le rôle avant-gardiste joué par l’Espagne en la matière. Ensuite, la renégociation des tâches, attribuées à chacun au sein de la famille, est un processus initié dès le départ vers l’étranger (lorsque, par exemple, l’époux accepte de prendre les responsabilités de garde parentale durant le voyage migratoire de son épouse) et qui s’est intensifiée durant le séjour, avec les envois de fonds, transformant les femmes migrantes en soutien principal de la famille. Cependant, malgré ces deux éléments, les migrantes de retour cochabambines insistent, durant les entretiens, sur la transmission d’autres pratiques et valeurs que celles explicitement liées à l’égalité de genre.

En particulier, ce sont, d’abord, les pratiques liées au respect de l’environne- ment qui émergent de façon récurrente dans les dires des femmes migrantes, comme l’illustrent ici Jinky et Rosi :

« J’essaie d’inculquer le principe de propreté, mais on ne peut pas changer un pays, ni sa famille complètement ! […] C’est quasi impossible de changer, mais on devrait vraiment tenter de faire quelque chose […]. » (Jinky, Cochabamba, mars 2014)

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« Pour peu qu’on guide les gens et qu’on leur inculque l’idée de mettre leurs papiers dans la poubelle, au final, ils les mettent. […] Et maintenant, j’ai ce réflexe de la poubelle. Et je l’ai inculqué à mes filles. Le thème des sacs en plastique aussi ! Ils vendent les pains dans des sacs en papier [en Espagne]. Ici, on leur donne un sac puis après, les sacs s’envolent partout dans les rues. Moi je suis contre. Quand je n’ai pas de sac, j’accepte. Mais sinon, non. Ce sac, au final, arrive dans la poubelle et s’envole après. Et c’est un préjudice pour la terre. » (Rosi, Cochabamba, mars 2014) Perméabilité

Ce désintérêt d’apparence pour la question de l’égalité des sexes et l’accent placé sur les questions d’environnement nous poussent à nous interroger sur les obstacles et le soutien rencontrés par ces femmes, lors de la transmission de remises sociales, à leur retour dans la société d’origine. En effet, certaines remises sociales ont plus de chance d’être transmises que d’autres, tout simple- ment parce que les sociétés d’origine ne sont pas identiquement réceptives à tout transfert.

La question de l’égalité de genre a connu des avancées majeures en Espagne durant la période où les migrantes cochabambines arrivaient en grand nombre. Durant la même période, des mouvements de contestations des structures de domination sociales, ethno-raciales et genrées ont également émergé dans différents états d’Amérique latine. Comme le soulignent Baby-Collin et Perraudin (2016), il s’agit dès lors de s’interroger sur le rôle joué par les migrations dans ces transformations des sociétés d’origine. En ce qui concerne les dominations genrées, la Bolivie semble toutefois avoir enregistré des progrès limités. En effet, entre 2003 et 2009, la Bolivie est restée le pays d’Amérique du Sud le plus touché par la violence de genre selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS/ OPS, 2012). En outre, malgré les efforts de son gouvernement afin d’améliorer la représentation des femmes dans la fonction publique, Evo Morales a été réguliè- rement critiqué pour ses déclarations sexistes. Il s’interrogea par exemple publi- quement sur l’orientation sexuelle d’une de ses ministres et décrivit le caractère soi-disant capricieux des femmes comme élément expliquant leur place dans la société bolivienne. Ces différents éléments n’ont pu que conforter l’idée, qui apparait chez les migrantes de retour, affirmant que les fondements machistes de la société bolivienne n’ont pas été bousculés durant leur séjour en Espagne. Giandira, par ses propos, illustre ainsi les rapports de force et les résistances au changement qui peuvent se cristalliser au sein du cercle familial, dès le retour des femmes cochabambines dans leur environnement de départ.

« Le plus difficile […] a été de revenir dans ma famille. Le plus grand de mes frères pensait que je voulais lui voler le pouvoir, […] il pensait que j’étais en train d’envahir son espace où il dominait normalement. […] Dans cet aspect, ici, nous sommes encore assez rétrogrades. C’est toujours la maman ou la figure féminine qui s’occupe de la cuisine. Et je n’aime pas ça, j’ai toujours été contre, mais regarde, je suis rentrée et je m’occupe maintenant de la maison ! » (Giandira, Cochabamba, mars 2014)

En ce qui concerne l’environnement, en revanche, l’image de la Bolivie s’est radicalement transformée depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales, ancien leader syndical socialiste attaché à la cause des paysans indigènes. L’adoption, en 2011, d’une loi protégeant les droits de la « Terre-Mère » (Pachamama) ainsi

193 Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne

que sa reconnaissance par l’Assemblée générale de l’ONU, en tant que « héros » de l’environnement, ont fait de la Bolivie un des repères de la cause environne- mentale (et ce en dépit de l’adoption d’autres politiques controversées sur les hydrocarbures). La position avant-gardiste du pays et sa notoriété internatio- nale sur la question environnementale constituent incontestablement un cadre propice à la diffusion des remises sociales dans ce champ, par les migrantes de retour.

La distinction entre transferts sociaux en matière de genre et d’environne- ment en fonction de la perméabilité perçue de la société d’origine présente toutefois certaines limites. En effet pour certaines auteures éco-féministes latino-américaines comme Gebara (1993) et Tamez (1996), la lutte pour l’égalité de genre et le respect de l’environnement ont pour cause commune la domi- nation masculine des systèmes productif et reproductif (Ress, 2010). Partant de ce postulat, il est possible de considérer que les remises sociales des femmes cochabambines focalisées sur les questions d’environnement questionnent également les équilibres de genre traditionnels dans la société d’origine. Acteurs et canaux

Si le choix du type de remises sociales véhiculé est donc conditionné par la perméabilité attendue de la société d’origine, la sélection des canaux par lesquels ces remises sont transmises apparait tout aussi stratégique aux yeux des femmes cochabambines de retour sur leur terre de départ. Bien que la recherche ait souvent mis en lumière le rôle des contacts téléphoniques, voire des messages vidéos, dans la transmission de valeurs et d’idées lorsque migrants et proches sont séparés géographiquement (Levitt, 2001), les contacts interpersonnels directs constituent les moyens les plus évidents pour véhiculer de nouvelles valeurs.

Dans une société bolivienne caractérisée par la persistance d’une hiérarchie de genre, les migrantes de retour choisissent avec soin les destinataires de leurs remises sociales afin d’éviter l’opposition de ceux qui verraient en leurs pratiques une remise en cause des équilibres traditionnels. Pour cette raison, et comme illustré dans les deux extraits suivants, les enfants sont souvent la cible privilégiée des transferts sociaux réalisés par les femmes cochabambines :

« Oui, la première chose serait d’éduquer mes enfants et la famille parce que je ne peux pas dire que je vais changer, parce que je n’ai pas le pouvoir de changer, mais je sais que si j’enseigne à un, il va enseigner à l’autre. » (Jennifer, Cochabamba, mars 2014)

« Si la maman jette un papier dans la rue, l’enfant va, lui aussi, jeter son papier dans la rue. Si l’enfant voit que le papa fait pipi sur l’arbre. L’enfant se demandera “Que fait papa ?” Si la petite fille ne voit jamais sa maman dire comment elle se sent, se taire et agir comme une éternelle victime et martyre, elle copiera. Elle acquerra l’idée qu’une bonne femme ne doit pas dire qu’elle aime quelque chose ou qu’elle n’aime pas […]. » (Jennifer, Cochabamba, mars 2014)

Intégrer les proches, et les enfants en particulier, en tant qu’alliés dans la stratégie de transmission des remises représente ainsi un moyen de transformer la société d’origine à long terme. Cependant, si certains transferts s’opèrent de manière consciente, il est nécessaire de noter que d’autres s’effectuent de façon

194 Migration de retour, genre et remises sociales impensée. En effet, certains actes posés dès le retour – telle la séparation du conjoint suite à l’échec de la renégociation des rôles dans le couple – exercent une influence impensée sur l’entourage proche et particulièrement sur les enfants. Inès illustre ce processus non explicite de transfert social de la sorte :

« Je me suis rendu compte que tu ne peux pas obliger les gens à changer parce qu’ils ne veulent pas changer. […] C’est une des raisons pour lesquelles, j’ai décidé de rompre avec mon mari. […] Moi j’ai quarante-et-un ans et mes enfants ont dans les vingt ans et ils se souviennent encore de cette époque où je faisais tout dans la maison. » (Inès, Cadix, juin 2014)

Cette sélection des acteurs habilités à recevoir des remises sociales illustre, par conséquent, toute l’importance de la confiance et de la proximité dans les relations en tant que capital social indispensable à la transmission initiale d’idées, de valeurs et de pratiques d’un pays à l’autre. En outre, comme le souligne Levitt (1998), par le biais de ce transfert ce capital social se trouve également renforcé. Cette notion de confiance permettant la transmission est d’ailleurs cruciale pour distinguer les remises sociales d’autres flux culturels transnationaux (musique, cinéma, littérature) qui, eux, sont caractérisés par des relations bien plus distantes et anonymes entre récepteurs et destinataires. Infrastructures transnationales

Dans leur analyse des transferts politiques, Boccagni et al. (2015) soulignent que certaines infrastructures transnationales facilitent le transfert de valeurs et d’opinions politiques. Ces infrastructures sont mises en œuvre par un nombre croissant d’états et prennent des formes diverses et variées (Lafleur, 2015) : représentation des partis politiques du pays d’origine dans le pays de résidence, organisation de campagnes électorales à l’étranger pour capter le vote des expatriés, création de sièges réservés au Parlement pour des élus représentant la diaspora, création de conseils consultatifs de l’émigration.

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en 2006, les politiques d’attention à la diaspora bolivienne se sont développées. L’avancée principale a consisté en l’adoption d’une loi sur le vote à distance, permettant aux Boliviens, vivant à l’étranger, de participer aux élections présidentielles et aux référendums, depuis leur pays d’accueil. Cette population s’est d’ailleurs révélée être un soutien électoral crucial pour Evo Morales, lors des élections présidentielles suivantes (Lafleur, 2012). Contrairement à d’autres états andins, tels que la Colombie et l’Équateur, la Bolivie n’a toutefois pas mis en place de programme d’attention aux émigrés à large échelle. Comme le souligne Boccagni (2014), l’Équateur possède plus d’une décennie d’expérience dans les programmes d’aide au retour de ses émigrés dans les programmes d’assistance légale et sociale aux citoyens vivant à l’étranger, il permet, en outre aux émigrés d’être représentés directement au parlement par une députée. Cette prise en considération dans les politiques publiques des difficultés des émigrés – particulièrement des travailleuses domestiques équatoriennes établies en Europe – crée un contexte favorable à la transmission de remises sociales à leur retour. Ces infrastruc- tures transnationales stimulent, en effet, un débat, dans le pays d’origine, sur le rôle de la femme migrante dans la société équatorienne. Elles créent donc une ouverture propice à une renégociation des rôles assignés au genre lors du

195 Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne

retour. En l’absence de telles infrastructures transnationales dans le cas bolivien, la capacité des migrantes de retour à affecter les hiérarchies traditionnelles de genre s’en trouve donc limitée.

Au terme de leur séjour en Espagne, plusieurs de nos interviewées ont d’ailleurs l’impression que les politiques publiques jouent un rôle prépondérant dans la redéfinition des relations de genre. Claudia, qui a réalisé un stage au sein d’une institution espagnole traitant de l’égalité de genre, regrette ainsi le manque de contacts et d’échange de ressources entre institutions espagnoles et boliviennes :

« Je me rends compte que dans mon pays, il y a beaucoup de machisme et d’injus- tices, mais […] ce n’est pas seulement le fait que les hommes sont plus machos ou plus violents, il y a un manque au niveau des politiques publiques, du législatif. […] Avoir vu une institution qui a les ressources, avoir vu comment ça fonctionne, etc. c’est l’appren- tissage que je ramène. Parce que j’aimerais réellement tenter d’influencer les politiques publiques [en Bolivie]. » (Claudia, Cadix, juin 2014)

Conclusion

La littérature scientifique existante sur les remises sociales met tradition- nellement l’accent sur les transferts opérés à distance par les émigrés vers leur pays d’origine. Avec le cas des migrantes cochabambines, nous avons tenté de démontrer la pertinence du concept dans le contexte de la migration de retour, se caractérisant, elle, par la proximité physique (quasi) permanente entre le migrant et ses proches. Par ailleurs, en partant du cadre conceptuel de Boccagni et al. (2015) cet article a également tenté de répondre aux critiques souvent adressées au concept de remises sociales quant au manque d’explicitation des mécanismes permettant ces transferts.

Face à un retour situé dans un contexte de crise économique, mais dont nous avons questionné le caractère forcé, les migrantes cochabambines ont dû se positionner rapidement quant aux valeurs, idées et comportements qu’elles souhaitaient transférer à leur retour. Dans le contexte bolivien, caractérisé par la permanence des hiérarchies de genre durant leur séjour à l’étranger et par l’absence d’infrastructures transnationales fortes qui permettraient de rené- gocier la place de la femme migrante dans la société bolivienne, nous avons démontré que les migrantes de retour opèrent une sélection à la fois dans le type de remises sociales qu’elles transfèrent et dans les canaux qu’elles utilisent pour y parvenir. Cette sélection est visible dans la priorisation des transmissions liées aux questions environnementales et dans l’usage des enfants comme canaux principaux, pour la diffusion de remises sociales.

Le triple accent placé sur (1) des questions environnementales en phase avec le discours politique dominant dans le pays d’origine, (2) sur les processus de changements inscrits dans le long terme et (3) sur des canaux tels que les enfants, moins susceptibles que les hommes adultes de voir leur position dans la société d’origine remise en question, ne peut toutefois pas être interprété comme un désengagement des migrantes de retour dans la lutte pour l’égalité de genre. En effet, d’une part et comme le soutient le courant éco-féministe latino-américain, les transferts sociaux en matière environnementale peuvent

196 Migration de retour, genre et remises sociales

également avoir des répercussions sur les relations de genre dans la mesure où ils questionnent la domination masculine des modes de production. D’autre part, outre ces transferts explicites, le retour des femmes migrantes implique également une série d’interactions quotidiennes avec d’autres acteurs – tels que les époux – durant lesquelles des mécanismes implicites de résistance ou de renégociation des rôles assignés au genre peuvent apparaitre. Un des enjeux pour la recherche à venir sur les remises sociales sera donc d’aller au-delà d’une vision de la migration comme expérience transformant les individus en activistes. Il s’agit au contraire d’envisager aussi, comme nous le proposons dans cet article, les remises sociales comme des pratiques quotidiennes des migrantes et des migrantes du retour qui transforment la société d’origine indé- pendamment des intentions des migrantes elles-mêmes.

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200 Résumé - Abstract - Resumen

Jean-Michel Lafleur et Justine Duchesne Migration de retour, genre et remises sociales : le retour des migrantes boliviennes d’Espagne durant la crise économique

La crise économique et financière de 2008 a conduit de nombreuses femmes migrantes latino-américaines vivant en Espagne à rentrer dans leur pays d’origine. Par le biais de leur retour, de nouvelles normes, idées et pratiques – qualifiées de remises sociales – sont diffusées dans la société d’origine. En confrontant la littérature existante au cas des femmes migrantes boliviennes de Cochabamba, cet article tente d’identifier les variables déterminant le contenu de ces transferts et les modalités selon lesquels ils s’opèrent. Cette démarche révèle notamment l’importance dans la transmission des remises sociales par les migrantes de leur perception quant à la perméabilité de la société d’origine. Return Migration, Gender and Social Remittances: The Return of Female Bolivian Migrants from Spain in Times of Economic Crisis

The 2008 economic and financial crisis led many Latin American female migrants living in Spain to return to their home country. With their return, different ideas, norms and practices – known as social remittances – are diffused in the home country. Using the existing literature and empirical data collected with Bolivian returnees, this article seeks to identify the variables that determine the content of such remittances and the modalities through which they are transferred. Doing so, we underscore the importance of migrants’ perception on the permeability of the home country on the transmission of social remittances. Migración de retorno, género y remesas sociales: el retorno de las mujeres migrantes bolivianas de España en tiempos de crisis económica

La crisis económica y financiera de 2008 llevó muchas mujeres latinoamericanas viviendo en España a regresar a su país de origen. A través de su regreso, nuevas normas, ideas y prácticas – conocidas como remesas sociales – son difundidas en sus sociedades de origen. En base a la literatura existente y al caso de las mujeres migrantes bolivianas de Cochabamba, este artículo busca identificar las variables que determinan el contenido de dichas remesas y las modalidades a través de las cuales operan. Así, este procedimiento revela la importancia para la transmisión de las remesas sociales de la percepción de las migrantes sobre la permeabilidad de la sociedad de origen.

201

REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 203-228

La « cause » des descendants d’immigrés à l’école saisie par des experts et ministres de l’Éducation : une catégorie d’action publique en mutation Geneviève Mottet1

La modification de la structure morphologique du processus migratoire à partir des années 1960 et l’avènement d’une période de récession économique au début des années 1970 a amené les autorités politiques des différents pays européens à réglementer de manière stricte l’immigration tout en intégrant les populations étrangères installées durablement. Malgré l’influence des histoires nationales sur la manière dont les politiques de migration désignent leurs publics, les différents pays européens passent progressivement de politiques pensées en termes de gestion des flux migratoires à des politiques centrées sur celle des stocks d’étrangers. Ces nouvelles conceptions marquent le passage d’une immigration de rotation de main-d’œuvre (à caractère « provisoire », « temporaire », « instable »), à une immigration de peuplement (à caractère « durable », « stable ») (Schnapper, 1992). En Suisse, les autorités politiques vont dès lors reconnaître que l’installation familiale et la naissance d’enfants nécessitent la mise en place de mesures adaptatives visant à les intégrer davantage (Piguet, 2004). Cette situation est à l’origine d’un processus de politi- sation qui s’organise progressivement autour du problème de l’intégration des étrangers. L’avenir des enfants d’immigrés au sein de la société de résidence représente, dans ce contexte, l’une des pierres angulaires des débats publics de cette époque (Mahnig, 1999). L’école incarne, dès lors, le lieu de ces débats, au moment même où les critiques d’être conservatrice et « indifférente aux diffé- rences » (Bourdieu, 1966) lui sont par ailleurs adressées. Dans ce contexte, la prise en compte des enfants de travailleurs immigrés par l’école emboîte le pas de cette critique sociale sous l’égide d’un État qui se veut développeur (Charlot, 1994) et émancipateur (Boltanski et Chiapello, 1999). Des dispositifs visant à compenser les inégalités sociales voient le jour (Morel, 2010) et parmi ceux-ci, certains sont spécifiquement adressés aux enfants d’immigrés. Les premiers

1 Docteure en Sciences de l’éducation, Groupe de recherche Relations interculturelles et formation des enseignants, genre et education, Unimail, 40 bd du Pont d’Arve, 1211 Genève 4, Suisse. URL : http://www.unige.ch/grifege/equipe/genevieve-mottet/ ; [email protected]

203 Geneviève Mottet

travaux sur les enfants de migrants et notamment sur leur présence dans l’école suisse datent de ces années qui ont vu émerger les familles étrangères aux origines notamment italiennes et espagnoles (Cattacin et al., 2016).

Cet article propose d’étudier l’institutionnalisation de ces dispositifs pensés pour les enfants de travailleurs immigrés entre la période des années 1960 et 2015, à partir du cas circonscrit de la configuration genevoise. Il met en exergue la manière dont les ministres de l’Éducation qui se sont succédé à Genève2 au cours de cette période ont saisi, avec l’aide d’experts, la cause des descendants d’immigrés à l’école. Fondé sur les actions de ces acteurs (politiques et experts) tout particulièrement impliqués dans la problématisation et la régulation de cette question, l’article documente les principaux changements des référentiels cognitifs, moraux et pratiques, caractéristiques de l’orientation dominante des politiques de l’éducation « en actes » à Genève.

Des travaux en sciences sociales montrent combien la dyade entre experts et responsables politiques peut jouer un rôle majeur dans la confection et la légitimation de l’action publique (Delmas, 2011 ; Poupeau, 2003 ; Vienne, 2009). D’autres études présentent l’approche par les instruments de l’action publique comme étant un excellent traceur de changement qui incite à saisir l’action publique dans sa matérialité (Lascoumes et Le Galès, 2012 et 2005 ; Lascoumes et Simard, 2011). Malgré l’intérêt porté par les chercheurs sur les transformations des formes de reconnaissance de l’ethnicité dans l’espace scolaire (Santelli, 2016 ; Felouzis et Fouquet-Chauprade, 2015 ; Payet, 2001 ; Mottet et Bolzman, 2009 ; Ogay et al., 2008 ; Lorcerie, 2011), ainsi que sur la promotion de dispo- sitifs visant l’intégration des descendants d’immigrés (Rastoldo et al., 2013 ; Dat et Spanghero-Gaillard, 2009), le travail d’institutionnalisation de dispositifs de gestion du pluralisme culturel réalisé par des experts et des responsables politiques (Sayad, 2014 ; Van Zanten, 2010 ; Ben Ayed, 2009) demeure peu documenté. Cet article s’inscrit dans ce projet en montrant combien la « montée des dispositifs » (Barrère, 2013) de reconnaissance et de gestion du pluralisme culturel à l’école est portée par les actions d’acteurs engagés simultanément dans des réseaux locaux, nationaux, mais aussi supranationaux, comme nous l’apprend de manière suggestive les recherches impulsées par le « transnatio- nalism turn » (Kaluszynski et Payre, 2013), par-delà les déterminations multi- polaires et parfois contradictoires qui les caractérisent souvent. Nous verrons que l’inscription d’experts et de politiques au sein d’organisations européennes et internationales (Conseil de l’Europe, OCDE) rend effective l’existence d’une « nébuleuse réformatrice » (Topalov, 1999) investie dans la constitution et le trai- tement du problème des descendants d’immigrés à l’école.

Nous présentons tout d’abord dans un encadré les matériaux de notre enquête, puis, dans un second encadré, nous apportons quelques précisions concernant le contexte national et local, ainsi que sur son évolution impactant sur les formes de mobilisations des acteurs.

2 Les ministres de l’Éducation sont nommés, en Suisse, chefs du Département de l’instruction publique (DIP). Chaque canton a son ministère de l’Éducation (DIP). La Conférence du département de l’instruction publique (CDIP) représente en quelque sorte le ministère national de l’Éducation en Suisse, malgré la grande autonomie historique- ment accordée aux politiques éducatives cantonales.

204 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école

Encadré 1 : Matériaux de l’enquête

Le dispositif d’enquête est fondé sur une analyse qualitative de sources orales et écrites variées. D’une part, des entretiens compréhensifs semi-directifs ont été réalisés auprès de chercheurs et de ministres de l’Éducation à Genève3. Ces acteurs, actuellement à la retraite ou n’exerçant plus de mandat au ministère de l’Éducation, ont participé, au cours des années 1960 et 2015, au développement de dispositifs concernant les descendants d’immigrés : des entretiens ont été effectués auprès de deux experts en éducation : Walo Hutmacher, ancien directeur du SRS (Service de la recherche sociologique) rattaché au ministère genevois de l’Éducation (DIP) et Christiane Perregaux, en tant que professeure à la FPSE (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation) et ancienne présidente du CCSI (Centre de contact Suisses-immigrés). Le choix de ces acteurs scientifiques relève tout d’abord du fait qu’ils se sont engagés dans la promotion de dispositifs de reconnaissance du problème du pluralisme culturel dans le champ scolaire. Ensuite, parce qu’ils ont fait partie de différents groupes de travail constitués autour de leur cause, tant dans le contexte local, qu’à l’échelle nationale et supranationale. Enfin, parce qu’ils sont contemporains de la période étudiée4. Deux autres entretiens ont également été menés auprès d’anciens ministres de l’Éducation : Dominique Föllmi (ministre de l’Éducation, Genève, de 1985 et 1993, parti démocrate-chrétien) et Martine Brunschwig Graf (ministre de l’Éducation, Genève, de 1993 et 2003, parti libéral-radical). D’autre part, cet article est le résultat d’une analyse importante de sources documentaires variées informant sur les réflexions et actions directement produites par les acteurs susmentionnés (environ 500 sources comprenant des rapports de recherche, articles scientifiques, recommandations, conférences, colloques, forums, lois, communiqués de presse, documents de travail). Afin de « couvrir » l’action politique menée sur la période étudiée (1960 à aujourd’hui), les traces écrites de l’engagement de trois autres ministres de l’Éducation (qui n’ont pas fait l’objet d’un entretien) ont été récoltées et intégrées au corpus étudié, à savoir : André Chavanne (ministre de l’Éducation, Genève, de 1961 à 1985, parti socialiste), Charles Beer (ministre de l’Éducation, Genève, de 2003 à 2013, parti socialiste) et Anne Emery-Torracinta (ministre de l’éducation, Genève, en fonction depuis 2013, socialiste). L’analyse a permis d’éclairer l’étendue des formes d’engagement des acteurs concernés telles que leurs préoccupations scientifiques, militantes et sociopolitiques tout en donnant à voir la chaîne de publicisation de l’action publique engagée. Le dispositif d’enquête s’appuie par ailleurs sur l’analyse de près de 1 000 articles de quotidiens genevois portant sur les politiques éducatives et migratoires (entre les années 1970 et 2015) et récoltés dans le cadre de notre recherche doctorale (Mottet, 2013). Ces matériaux n’ont été que partiellement utilisés dans la démonstration ; celle-ci se limitant généralement aux références directement mobilisées par les enquêtés (experts et ministres) en guise de contextualisation, d’explicitation ou de justification de

3 La durée des entretiens menés avec les experts et les ministres de l’Éducation varie entre une heure et deux heures trente. 4 Depuis leur retraite, ils continuent par ailleurs à être visibles dans leur champ respectif, à l’université, au service de recherche en éducation du ministère cantonal de l’Éducation, ou également dans d’autres réseaux.

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leur action. De même, nous avons également étudié les archives du CCSI (Centre de contact Suisses-immigrés) depuis les années 1960 jusqu’au milieu des années 2000 et effectué deux entretiens auprès des membres de cet organe ; soit un entretien avec une ancienne travailleuse immigrée espagnole, devenue membre active du CCSI, ainsi qu’une réunion avec des membres de l’ancien groupe-école. Cet organe, né en 1974 suite à l’initiative du Centre social protestant (CSP), a regroupé différentes associations existantes de travailleurs immigrés, telles que l’« Association des travailleurs espagnols », l’« Association des travailleurs portugais » et les « Colonies libres italiennes », ce afin de réfléchir sur la problématique de l’immigration et de créer les solidarités autour de la population d’abord des travailleurs immigrés, puis de leurs enfants, notamment autour de la question scolaire. « La réflexion autour de l’école est un cheval de bataille du CCSI depuis sa création » (entretien, membre active du CCSI, ancienne travailleuse immigrée espagnole). Le travail de mobilisation de cette association visant l’amélioration des conditions de vie et la prise en compte de leurs enfants par l’école est éclairé dans cet article par les propos et les recherches de Christiane Perregaux qui l’a présidée, succédant à son mari5, parallèlement à son travail de chercheuse.

Encadré 2 : Contexte

À l’instar d’autres pays européens comme la Belgique, la Suisse a signé au sortir de la Seconde Guerre mondiale des accords sur la migration avec des États tiers tels que l’Italie. Cette dernière va exporter un contingent de main-d’œuvre italienne sans formation professionnelle qui va participer à la construction du tunnel du Gothard, des réseaux de chemins de fer, puis dans les bâtiments et l’industrie, etc. Les conditions d’accueil et de vie de ces populations deviennent un problème public au milieu des années 1960 et la Suisse va être amenée à améliorer le traitement à l’encontre des travailleurs immigrés, ce dans une période où l’on assiste – parallèlement aux initiatives xénophobes – à la montée en puissance de certains mouvements tels que le mouvement contestataire de Mai 1968, revendiquant une émancipation accrue de catégories sociales minorisées. La préoccupation autour des descendants d’immigrés va émerger à partir du début des années 1970. Si ceux-ci sont d’abord nommés enfants de travailleurs migrants (référence au statut d’ouvrier du père), ils seront appelés, une décennie plus tard, enfants immigrés ou élèves étrangers. La migration d’Italie et d’Espagne jusque dans les années 1970 a été ensuite progressivement remplacée par une migration dans les années 1980, issue du Portugal, de la Turquie et de l’ex-République de Yougoslavie. Pour autant, l’implantation numérique de la population étrangère, bien qu’inégale sur le territoire, est restée assez stable au cours du temps : plus forte dans les zones frontalières et urbaines ainsi qu’en Suisse romande et italienne que dans la zone alémanique (OCDE, 2007). Les politiques migratoires suisses semblent désormais similaires à celle de l’Allemagne ou des États-Unis, privilégiant trois principes essentiels : la nécessité de l’immigration (pour alimenter la croissance démographique et économique) ; la sélectivité accrue de migrants qualifiés ; et le contrôle renforcé des frontières pour

5 Pour plus de détails sur l’analyse des militants du CCSI, voir Mottet et Bolzman (2009).

206 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école limiter l’immigration non qualifiée (Wicker et al., 2004). Comme nous le verrons, au fil des cinquante années étudiées, différentes terminologies sont employées pour parler des élèves issus de la migration. Les termes en usage sont ceux que nous présentons, car ils donnent à voir la manière dont cette catégorie est pensée à un moment donné. Les guillemets utilisés visent à permettre une prise de distance avec les termes mobilisés par les acteurs qui peuvent renvoyer à certains égards à des présupposés concernant les populations concernées (tels que les élèves dits « à risques »). À différents niveaux, Genève peut être considérée comme un « mini-laboratoire » pour étudier la manière dont des experts et des ministres de l’éducation se sont saisis de la « cause » des descendants d’immigrés à l’école. Tout d’abord, les acteurs que nous suivons sont, comme nous le verrons, des acteurs influents qui ont participé aux transformations portées à l’échelle locale, nationale et internationale. Ils ont travaillé en réseaux à ces différentes échelles. Ensuite, le canton, tout en étant affilié à la Confédération helvétique, est très attaché – peut-être de par son état de minorité linguistique et de sa proximité géographique – aux valeurs et au modèle français. Les chercheurs, les politiques, les médias s’inspirent souvent de la situation française, pour ancrer leurs analyses et développer des propositions. Nous avons constaté la mise en place de dispositifs analogues par les politiques éducatives françaises et par le ministère cantonal de l’Éducation à Genève. Pour autant, le développement des dispositifs n’est pas forcément simultané ni similaire en raison de différences néanmoins existantes en termes de contextes social, multiculturel et juridique notamment. En effet, Genève est une ville migratoire qui regroupe deux catégories de migrants socialement éloignées : ceux des organisations internationales et les ouvriers (saisonniers, clandestins, etc.). De même, Genève participe d’un État-nation originairement multiculturel, constitué par quatre communautés linguistiques et deux communautés confessionnelles. La législation fédérale par la procédure de la double majorité illustre le souci de protection des minorités (attribuées à une base territoriale). Au niveau de l’école, la diversité culturelle ne fait pas non plus l’objet d’une censure républicaine comme c’est le cas en France notamment. Par ailleurs, juridiquement, la question étrangère est par essence différente entre la Suisse et la France (ainsi que d’autres pays européens), notamment au niveau de l’acquisition de la nationalité par les descendants d’immigrés de seconde génération. En Suisse, les enfants de migrants ne bénéficient pas du droit du sol. C’est pourquoi le nombre d’« enfants étrangers » en Suisse est proportionnellement plus élevé qu’en France. Si les cantons ont une certaine autonomie dans le déploiement des politiques éducatives, il n’en demeure pas moins qu’ils doivent répondre aux recommandations du ministère national de l’Éducation (CDIP). Celles-ci découlent elles-mêmes, bien souvent dans les faits, de recommandations portées à l’échelle supranationale, notamment par le Conseil de l’Europe ou l’UNESCO. Le pouvoir de décision autonome de la Suisse est également dépendant d’une construction de règles communes avec les pays occidentaux (Weil, 1993 ; Fibbi et Cattacin, 2000) en ce qui concerne les stratégies à l’égard des flux d’immigration, les politiques scolaires et professionnelles. D’après Heckmann et Tomei (1996), la législation sur les migrations s’est internationalisée sous l’impulsion de la définition de standards communs, des droits minimaux garantis par la communauté internationale et par le droit national.

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Sensible aux continuités, mais aussi aux ruptures, notre analyse généalo- gique montre que la cause des descendants d’immigrés et la montée des dispo- sitifs les concernant s’inscrivent au sein de deux grandes « matrices cognitives » (Muller, 2000) idéaltypiques, miroir de deux âges des politiques éducatives bien différentes en la matière. Tel est l’argument central de notre démonstration. La partie initiale de l’article donne à voir la première matrice cognitive qui s’écoule entre les années 1960 et 2000. Elle montre que les instruments promus durant cette période répondent à une logique que nous nommons d’émancipation sociale. La partie suivante analyse le développement d’une nouvelle matrice cognitive, que nous nommons de participation sociale et qui émerge au début des années 2000. Ces deux matrices comportent chacune deux temps. Le premier concourt au développement de dispositifs symboliques participant à reconnaître et à légitimer une manière de penser la cause des descendants d’immigrés à un moment spécifique. Les dispositifs s’y déploient autour de la création de statistiques, de recommandations émises par le ministère de l’Édu- cation, de transformations législatives, et par l’institutionnalisation de struc- tures. Le deuxième temps de chacune des matrices participe au développement de nouveaux dispositifs pédagogiques visant à lutter sur le terrain de l’interven- tion contre le problème préalablement reconnu.

De l’émancipation sociale d’une nouvelle catégorie d’action publique

Voyons à partir du cas circonscrit de la configuration genevoise comment la rencontre entre politiques et chercheurs va participer à la genèse et au dévelop- pement de dispositifs visant à lutter contre les inégalités sociales de chances de réussite des enfants de travailleurs immigrés. Invention de dispositifs symboliques de reconnaissance des enfants de travailleurs migrants (1960-1980)

Au début des années 1960, le ministère genevois de l’Éducation demande au chef d’une section de recherche sociologique de l’Institut des sciences de l’éducation6, Walo Hutmacher, d’enquêter sur les raisons d’un fait inhabituel : celui d’une augmentation très importante du nombre d’inscriptions d’élèves à l’école obligatoire. Le sociologue, lors d’un entretien, relate ainsi son constat : « L’afflux très fort d’Italiens à ce moment-là a déclenché un rajeunissement de la population, une augmentation des hommes et femmes en âge de procréer, une vague qui est restée célèbre dans toute l’Europe, pas seulement à Genève » (entretien, Walo Hutmacher). Suite à sa réponse au ministre de l’Éducation de l’époque (André Chavanne, parti socialiste), le sociologue Walo Hutmacher reçoit le mandat d’effectuer des prévisions sur les flux futurs des élèves. Saisissant l’occasion d’effectuer des statistiques sur les enfants des écoles du canton, celui-ci s’adonne à produire une base de données sur l’ensemble de l’enseigne- ment obligatoire, informant sur les stocks (nombre d’élèves), les flux (comment ils se répartissent sur les degrés, les sections et les écoles d’année en année), ainsi que les carrières (Bain, 2000).

6 Actuellement le SRED.

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Cette demande du ministère à la section de recherche sociologique, relative aux prévisions sur le flux des élèves, sera en fait le déclencheur d’une première forme de reconnaissance symbolique des politiques éducatives sur les questions relatives au pluralisme culturel des élèves. En effet, dès l’origine de son travail d’analyse statistique découlant de cette demande, Walo Hutmacher, a cherché à dépasser l’indication Suisse-étranger7 en spécifiant la nationalité de chaque élève :

« J’ai même dû un peu me battre parce que, pour le parlement dans les années 1960, l’indication Suisse-étranger suffisait. On ne voulait rien savoir d’autre. Et j’avais insisté pour qu’on enregistre la nationalité. Et ils trouvaient, mes collaborateurs aussi trouvaient, que c’était beaucoup d’efforts d’avoir une liste avec toutes les nationalités du monde y compris le Vietnam et deux ans plus tard on avait les réfugiés vietnamiens. […] Disons que la confirmation que c’était indispensable, elle est venue très vite quand on m’a demandé fin des années 1980, l’évolution de l’immigration portugaise, c’était facile. » (Entretien, Walo Hutmacher, ancien directeur du service de la recherche sociologique du ministère de l’Éducation de Genève)

Ce premier dispositif de reconnaissance statistique considère les origines nationales des élèves en même temps que les origines sociales. Comme le relève le sociologue mandaté, sa position est de saisir le système d’enseignement pour comprendre comment les politiques fabriquent de l’inégalité. Cet intérêt de recherche apparaît indissociable d’une configuration morale et idéologique plus générale où l’« inégalité » devient un problème majeur partagé entre savants et politiques. Elles se manifestent dans un système scolaire que les députés politiques souhaitent plus démocratique (Magnin, 2001). Les politiques éduca- tives locales sont également influencées par la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965) et la résolution du Conseil de l’Europe concernant les enfants de travailleurs migrants (1970). Elles sont encouragées à reconnaître l’existence de discriminations à l’égard des descendants d’immigrés et à légitimer la mise en place de mesures visant à les réduire institutionnellement (recommandations, lois, etc.). Avant cela, l’impact de l’Accord italo-suisse a eu également son importance dans l’impulsion donnée par les politiques éducatives cantonales à ces premières formes de reconnaissance des descendants d’immigrés. Signé en 1964, cet accord vise à attribuer un meilleur statut aux ressortissants italiens. Il amène l’ambassade d’Italie à réclamer l’ensei- gnement de la langue italienne dans les écoles obligatoires. En conséquence de ces incitations politiques, le ministre de l’Éducation, André Chavanne, répond à une interpellation de M. Bouvier (parti libéral), pour qui l’introduction de cours de langue et de culture italienne (équivalent de l’ELCO)8 pendant l’horaire scolaire pose problème9. En réponse à cette interpellation, le ministre explicite les enjeux politiques nationaux qui ont engagé l’obligation d’instaurer des cours de langue italienne dans les écoles de Suisse durant les heures scolaires :

7 En Suisse, le terme « élève étranger » est souvent utilisé puisqu’il n’y a pas le droit du sol et que la naturalisation est un processus qui n’est pas automatique. Nous privilégie- rons néanmoins la référence à l’élève issu de la migration ou d’origine étrangère. 8 L’ELCO (Enseignement en langue et culture d’origine) est mis en œuvre dans différents pays européens sur la base d’accords bilatéraux avec les pays tiers. 9 Mémorial du Grand Conseil genevois du 7 octobre 1966. Interpellation de M. Bouvier (libéral), Le corps enseignant primaire genevois en relation directe avec un consulat général étranger ; une procédure discutable au service d’une cause louable, Genève.

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« C’est à la demande de Berne10, et à la suite de l’accord italo-suisse, que nous avons été amenés à envisager ces mesures. Bien sûr, nous pouvions continuer à considérer, comme cela a été le cas pendant longtemps, les ouvriers italiens comme de la main- d’œuvre à bon marché et à ne pas nous occuper de leurs problèmes humains. Or, je dirai, fort heureusement, le gouvernement italien a décidé de défendre ses nationaux. Il s’est adressé à Berne, et Berne a été obligée de donner raison aux demandes italiennes sur bien des points. » (André Chavanne, ministre de l’Éducation socialiste, Mémorial du Grand Conseil genevois du 7 octobre 1966)

À partir de cette période, on observe le développement de dispositifs symbo- liques engageant les politiques éducatives à améliorer l’accueil des descendants d’immigrés et à promouvoir la reconnaissance de leurs langues et cultures. La première classe d’accueil a été créée au CO11 à Genève en 1968. Elle était, par ailleurs, une classe pilote du Conseil de l’Europe :

« Genève a été très influencée par le Conseil de l’Europe parce que Micheline Rey était un des piliers dans l’équipe du Conseil de l’Europe sur ces questions dans les années 1960 et 1970 et d’ailleurs, je pense que ça a eu une répercussion aussi sur ce qui s’est passé peut-être au niveau de la CDIP12 […]. Mais ce qui est sûr en tout cas, c’est que la première classe d’accueil qui s’est créée à Genève en 1968 au CO a été une classe pilote du Conseil de l’Europe. C’est vraiment ce moment où… si l’on veut, l’institution genevoise a été d’accord d’entrer dans cette dynamique-là, mais à partir de propositions aussi faites par le Conseil de l’Europe. Et on peut imaginer que si ça s’est fait au niveau du CO, c’est aussi parce que Micheline Rey était chargée de mission au CO. » (Entretien, Christiane Perregaux, professeure honoraire en Sciences de l’éducation à l’université de Genève, chercheuse dans le champ des approches interculturelles et du plurilinguisme et présidente du Centre de contact Suisses-immigrés)

Ces propos de la chercheuse Christiane Perregaux sont intéressants car ils éclairent le travail de construction des dispositifs relatifs aux descendants d’im- migrés durant cette période. Elle a, du reste, été engagée en tant que vacataire dans cette première classe d’accueil avant d’effectuer une thèse sur les pédago- gies interculturelles (Perregaux, 1992)13.

Une loi du ministère cantonal de l’Éducation (DIP) ayant pour objet la scola- risation des élèves d’origine étrangère a été institutionnalisée en 197114. Elle concerne l’aspect linguistique de l’intégration des élèves d’origine étrangère et survint une année après le vote de la première résolution du Conseil de l’Europe concernant les enfants de travailleurs migrants (1970). Le Conseil de l’Europe y invite les divers États européens à promouvoir l’intégration scolaire des enfants de travailleurs migrants en utilisant des méthodes pédagogiques adaptées à leurs besoins et en leur enseignant la langue du pays d’accueil.

10 Il s’agit du canton où se situe le Conseil fédéral qui est l’organe exécutif de la Confédération suisse. 11 Il s’agit du secondaire I, école obligatoire pour tous, mais qui est organisée dans une logique de filières dans la plupart des établissements. 12 Conférence du département de l’instruction publique (CDIP). 13 Christiane Perregaux deviendra enseignante à l’école primaire entre sa vacation et son travail de doctorat. 14 Loi n° 153 du 3 mars 1971.

210 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école

Les premiers dispositifs symboliques nationaux en termes de principes et de recommandations relatifs à la scolarisation des enfants de travailleurs migrants seront promulgués en 1972 par le ministère national de l’Éducation (CDIP)15, soit l’instance qui réunit les ministres cantonaux de l’éducation. Par ces recommandations, les cantons sont alors officiellement incités à agir afin que les enfants de travailleurs migrants ne souffrent de discrimination à l’école et pour qu’ils aient dans la mesure du possible les mêmes possibilités d’accès aux écoles secondaires que les enfants suisses. En 1974, le Conseil de l’Europe organise une conférence traitant de l’éducation et de la formation des immi- grants. Celle-ci amènera le ministère de l’Éducation nationale (CDIP) à établir de nouvelles recommandations complétant les précédentes. L’une d’entre elles invite les cantons à former le corps enseignant dans la prise en charge les enfants de travailleurs migrants (CDIP, 1974). Le développement de mesures symboliques s’opère en cascades du niveau supranational (Conseil de l’Europe), au niveau national (CDIP), et enfin cantonal (DIP). De fait, à Genève, le ministère de l’Éducation (DIP) créé une Commission Accueil et Éducation des migrants en 1974. Également, en 1975, il édictera son Règlement relatif à la scolarisation des enfants de travailleurs migrants (DIP, 1975). Cette période des années 1960 à 1980 participe de l’élaboration des premiers dispositifs de reconnaissances des discriminations sociales touchant les descendants d’immigrés et de mesures symboliques visant à promouvoir leur émancipation par l’amélioration de leurs chances de réussite. L’émergence de statistiques, de recommandations, d’insti- tutionnalisations informe du fait de sa nouvelle légitimation. Création de dispositifs pédagogiques à visées différenciatrice et interculturelle (1980-2000)

La justification officielle d’une nouvelle priorité étant dès lors effective, on verra se développer le transfert pratique des recommandations vers des dispo- sitifs mis en œuvre sur les terrains de l’intervention (Blumer, 1971). De fait, comme nous l’avons vu, la critique d’une école conservatrice et indifférente aux différences, ainsi que les injonctions internationales et nationales, vont engager responsables politiques et chercheurs locaux à promouvoir des dispositifs péda- gogiques à destination des enfants d’immigrés.

Dès lors, depuis les années 1980, des ouvrages sont édités, contribuant au développement de moyens pédagogiques destinés aux élèves issus de la migration. Le projet suisse de publication intitulé Être migrant (Gretler et al., 1981) marque une étape de la réflexion pédagogique portant sur les problèmes socio-culturels et linguistiques des enfants migrants en Suisse. Comme le souligne Poglia, dans l’introduction de cette publication, les problèmes scolaires des enfants de travailleurs étrangers ont représenté le point de départ de l’ouvrage :

15 En Suisse, l’éducation et la culture relèvent principalement de la compétence des cantons. Ces derniers coordonnent leur travail sur le plan national au sein d’une instance politique, la CDIP, qui réunit les vingt-six conseillers et conseillères d’État responsables de l’éducation. Ils sont appelés selon les cas « chefs du DIP (Département de l’ins- truction publique) », « conseillers d’État en charge du DIP », etc. Nous utiliserons le terme « ministre de l’Éducation » dans cet article et le terme « ministère de l’Éducation nationale » pour la CDIP.

2 11 Geneviève Mottet

« Actuellement, à la faveur d’un certain renouveau de la réflexion pédagogique, il semble que la problématique des élèves étrangers fasse l’objet d’une certaine redécou- verte. […]. [L]a présence d’enfants étrangers dans nos écoles constitue à la fois une occasion intéressante d’appliquer les principes pédagogiques relativement nouveaux à une catégorie d’élèves relativement mieux définie que celle, souvent mise en relief dans ces cas, des enfants issus de parents socio-professionnellement défavorisés. » (Poglia, 1981 : 29)

Relativement à l’échec scolaire, les inégalités sociales sont de plus en plus questionnées par les acteurs des politiques éducatives en relation avec les inégalités culturelles touchant les enfants issus de la migration. Cet ouvrage comprend un article du chercheur Walo Hutmacher, qui s’appuie sur les données statistiques récoltées (voir point précédent), pour questionner le poids de ces deux sources d’inégalités que sont la migration et la position sociale. Ses analyses portent avant tout sur le croisement entre origine sociale et origine migratoire, et sur la confusion qu’ont les acteurs, tels que les enseignants, à privilégier l’explication culturelle à la question sociale. Le développement de pédagogies différenciées durant cette même période participe également de cette confusion, ce qui ressort d’ailleurs dans les propos du ministre de l’Édu- cation de cette époque, Dominique Föllmi (parti démocrate-chrétien), avec qui nous avons effectué un entretien rétrospectif. Celui-ci exprime comment, selon lui, Walo Hutmacher (et plus globalement le service de recherche du ministère) a effectué un travail promouvant des approches pédagogiques permettant d’aider les enseignants à travailler dans un contexte multiculturel :

« On a beaucoup travaillé sur les questions d’approches pédagogiques. Walo Hutmacher, était un de ceux qui nous a aussi aidés avec son service de recherche, nous a beaucoup aidés pour trouver des aménagements. Comment aider les enseignants à faire cette approche avec des enfants extérieurs, étrangers qui finalement perturbaient un peu l’avancement logique, simple, des programmes. » (Entretien, Dominique Föllmi, ministre de l’Éducation, parti démocrate-chrétien, entre 1985 et 1993)

Les propos de Dominique Föllmi, éclairent l’enchevêtrement progressif, sinon l’amalgame, qui se joue durant cette période, entre les pédagogies différencia- trices à visée égalisatrice promues par des chercheurs genevois comme Walo Hutmacher, Philippe Perrenoud et Ali Haramein et l’invention des pédagogies interculturelles qui apparaît en parallèle sous l’impulsion d’autres acteurs, tels que Christiane Perregaux. Le ministère cantonal de l’Éducation (DIP), instituera en 1986 un service spécifique appelé le SENOF (Service des élèves non franco- phones), service qui est justement investi de missions pédagogiques à destina- tion des descendants d’immigrés, s’agissant de considérer les enfants non fran- cophones, de former les enseignants à des démarches pédagogiques adaptées aux élèves peu scolarisés et de créer des moyens pédagogiques destinés priori- tairement aux élèves primo-arrivants. Alors qu’au point précédent, nous avons fait référence aux propos de Christiane Perregaux concernant la création des premières classes d’accueil dans lesquelles elle a travaillé, il s’avère que cette chercheuse était également engagée dans l’institutionnalisation du SENOF, et que ce service dépendait des sciences de l’éducation de l’université dans lequel elle s’investissait sur des questions relatives aux pédagogies interculturelles et à la formation des enseignants.

212 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école

Le parcours et l’engagement de cette universitaire donnent des éléments de compréhension de la nébuleuse réformatrice qui s’opère en direction de la prise en compte de la « double culture » des enfants issus de la migration par les politiques éducatives et du déploiement de mesures pédagogiques. On peut citer l’organisation du forum École et immigration en octobre 1983 par son mari, Berthier Perregaux, président du CCSI (Centre de contact Suisses-immigrés) et député politique socialiste. Ce colloque, qui voulait comparer les pratiques pédagogiques encourageant la double culture, a réuni « plus de 110 enseignants de neuf cantons suisses et des délégués venus de France et de Belgique fran- cophone » (Duc, 1984 : 42). Entre diverses mobilisations, Christiane Perregaux, qui deviendra également présidente du CCSI, s’est également engagée dans l’AGRES (Association genevoise pour la reconnaissance et l’encadrement des enfants sans statut légal)16. Ce n’est donc pas un hasard si la question des élèves clandestins fait d’office partie des préoccupations du SENOF puisque l’instruc- tion de tous les enfants est l’objet d’une mobilisation prioritaire de Christiane Perregaux et des membres du CCSI. Relevons d’ailleurs, que cette cause est également soutenue par le ministre de l’Éducation de l’époque, Dominique Föllmi, qui explique avoir accompagné une enfant clandestine à l’école, ce qui n’était pas légal alors et qui aurait ainsi donné un écho national à la question de la scolarisation des enfants clandestins.

Dans ce contexte politique, promouvant l’intégration de la seconde géné- ration (quel que soit le statut juridique des élèves)17, Christiane Perregaux est mandatée par une instance regroupant les cantons romands ; la CIIP (Conférence intercantonale de l’instruction publique de Suisse romande et du Tessin), afin de proposer un outil pédagogique pour les enseignants sur l’accueil et les approches interculturelles :

« Il y a un groupe qui s’est mis au travail en disant : “Il y a quelque chose à trouver, à mettre à disposition des enseignants”, on ne savait pas quoi exactement et on en a discuté. Il y a un groupe romand qui s’est mis en place et puis on m’a finalement donné le mandat de faire un projet […]. Dans cet espace romand, il était question de faire quelque chose de pratique, de réflexif pour les enseignants. » (Entretien, Christiane Perregaux, professeure honoraire en Sciences de l’éducation à l’université de Genève, chercheuse dans le champ des approches interculturelles et du plurilinguisme et présidente du Centre de contact Suisses-immigrés)

Christiane Perregaux exercera également un rôle d’experte au Conseil de l’Europe, à la suite de Micheline Rey qu’elle considère être une « personne cataly- satrice » de l’éducation interculturelle, notamment en raison de son inscription au Conseil de l’Europe et de la littérature qui a été produite dans ce cadre (Rey, 1984).

L’engagement de ces acteurs dans différents réseaux témoigne de l’imbri- cation inhérente des registres et dispositifs relatifs à la gestion du pluralisme

16 Elle a également participé à l’implantation en Suisse du mouvement Touche pas à mon pote (slogan créé par SOS Racisme en 1985) et présidera le CCSI de 1996 à 2009. 17 La politique nationale de la seconde moitié des années 1980 promeut l’intégration de la seconde génération, tout en ordonnant une limitation du nombre d’étrangers en Suisse. De fait, l’article 7 du Conseil fédéral suisse plaça en 1986 tous les migrants de la deuxième génération sur le même pied que les élèves autochtones et ce, quel que soit leur statut juridique.

213 Geneviève Mottet

culturel, créés localement, avec ce qui se passe à l’échelle nationale et suprana- tionale. L’émancipation des enfants d’immigrés opère comme matrice cognitive pour les politiques éducatives jusqu’au début des années 2000. De nouveaux cadres d’analyse vont se développer autour de la participation des publics issus de l’immigration, mobilisant une gestion prévisionnelle des risques (Castel, 1981) de désaffiliation sociale et scolaire des jeunes (Mottet, 2016a).

À la participation des publics issus de la migration (2000-)

Au tournant des années 2000, l’exclusion scolaire et sociale des catégories décrites comme étant « à risques » (publics et territoires) devient l’objet d’une nouvelle forme de problématisation des descendants d’immigrés. Le projet de promouvoir leur participation scolaire et sociale s’affiche comme une solution au problème énoncé de leur désaffiliation scolaire et professionnelle. Les dispo- sitifs prônés, entre le début et la fin des années 2000, seront principalement d’ordre à faire reconnaître symboliquement le problème de l’exclusion sociale des publics issus de la migration par des données chiffrées, législatives et struc- turelles visant à augmenter leurs chances d’employabilité. Le problème, ainsi officiellement reconnu, des mesures pédagogiques à destination des publics issus de la migration se développeront, au début des années 2010, sous une forme de rationalité politique d’obédience capacitaire et participative (Donzelot, 2007 ; Astier, 2007). Promotion de dispositifs symboliques de lutte contre la désaffiliation scolaire des descendants d’immigrés (2000-2010)

L’avènement d’un nouveau référentiel d’action publique à l’égard des descen- dants d’immigrés, au début des années 2000, s’objective à travers la reconnais- sance, la codification et la prévention des risques d’exclusion scolaire et sociale qu’ils encourent. Selon Walo Hutmacher, les indicateurs utilisés dans PISA 2000 visent à identifier et comparer les performances des élèves selon les groupes cibles auxquels ils appartiennent :

« [D]’abord celui de refléter la répartition des jeunes sur un continuum de compé- tences allant du niveau le plus faible au plus fort et qui permette ensuite de comparer les répartitions entre entités sociopolitiques et entre divers groupes et catégories de jeunes, caractérisés par des situations différentes par rapport à la scolarisation (les garçons et les filles, les immigrés et les autochtones, les catégories socio-économiques et socioculturelles, etc.). » (Hutmacher, 2002)

Des indicateurs d’efficacité et d’équité sont créés comme outils de mesure des compétences des élèves et des risques de désaffiliation scolaire et sociale (professionnelle) qu’ils encourent. Ceux-ci mesurent la qualité des systèmes éducatifs et deviennent des instruments de pilotage de l’action publique, indis- sociables d’un nouveau champ lexical désormais mis en circulation.

L’analyse de l’enquête PISA 2000 (Program for international student assess- ment) sur la littéracie (OCDE, 2001) va initier la reconnaissance des formes d’exclusion en instituant ces indicateurs d’efficacité et d’équité nouvellement

214 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école créés. La participation de Walo Hutmacher dans la conception de cette enquête et le travail de construction d’indicateurs d’efficacité et d’équité résultent d’un investissement antérieur du chercheur. Walo Hutmacher présida en effet, entre 1993 et 1999, le Programme national de recherche Efficacité de nos systèmes de formation (PNR33, 1999). Il coordonnait également un groupe de travail européen dans lequel des indicateurs d’équité des systèmes éducatifs ont été développés (Hutmacher et al., 2001). La participation de Walo Hutmacher dans la conception de cette enquête témoigne encore de l’importance du réseau national et supranational dans lequel opère cet acteur des politiques éducatives. Ce réseau d’influences met en forme une réforme (Tissot, 2007), à partir du travail de reconnaissance des catégories de publics considérées comme étant en risque d’exclusion scolaire et sociale. La création de ces indicateurs et l’identifi- cation statistique de catégories d’élèves portée par PISA 2000 engagent ainsi le ministère national de l’éducation à la mise en exergue de groupes dits à risque dont l’origine sociale et l’origine étrangère sont annoncées comme participant de « deux faiblesses “génétiques” » :

« PISA 2000, centré sur les compétences en littéracie, aura surtout mis en exergue deux faiblesses “génétiques”, que les comparaisons régionales et cantonales et les études d’approfondissement entreprises sur le plan national permettent aujourd’hui de mieux cerner : les élèves de milieux socioculturels plus défavorisés ; les élèves issus de cultures et de langues étrangères. Bien évidemment, la situation individuelle de l’élève s’aggrave dès lors que celui-ci cumule les deux facteurs. » (CDIP, 2003)

Parallèlement à l’enquête PISA, le Service de recherche en éducation (SRED) de Genève – dirigé par Norberto Bottani18 en tant que successeur de Walo Hutmacher – produit depuis 2001 des ensembles d’indicateurs d’efficacité et d’équité sur le contexte, le fonctionnement et les résultats de l’école genevoise. Un indicateur thématique relatif à la Diversité linguistique de la population scolaire est créé dans ce contexte. Cet indicateur représente, dès lors, une composante de base du Système genevois d’enseignement et de la formation (SGEF) (Soussi et Nidegger, 2015). Selon des chercheurs du SRED, il a rendu possible la création d’une cartographie selon la première langue parlée et selon la commune de domicile (Le Roy-Zen Ruffinen et al., 2009).

La création du REP (Réseau d’enseignement prioritaire) à Genève en 2006 est une réponse du ministre socialiste de l’Éducation, Charles Beer (2003-2013), qui déploie un dispositif institutionnel ciblé sur ces catégories d’élèves, et notamment sur ceux qui cumulent ce « double handicap » pointé du doigt. Le service de recherche en éducation du ministère cantonal relève justement, dans une note d’information, comment le ministère (DIP) a choisi de développer une politique d’éducation prioritaire auprès d’écoles se caractérisant par des condi- tions particulièrement défavorables : « une proportion d’élèves provenant de milieux défavorisés élevée […] et une forte proportion d’allophones » (Jaeggi et

18 Norberto Bottani a été responsable de projets dans les domaines de la petite enfance, du plurilinguisme, ainsi que de la statistique et des indicateurs à l’OCDE, dont il sera administrateur principal au CERI-OECD à Paris entre 1976 et 1997. Martine Brunschwig Graf, ministre de l’Éducation entre 1993 et 2003, l’aurait engagé comme directeur du SRED en raison de son investissement à l’OCDE, de ses compétences relatives à l’évaluation des systèmes d’enseignement, notamment au niveau des indicateurs (entretien, Martine Brunschwig Graf, ministre de l’Éducation, Genève, de 1993 à 2003, parti libéral-radical).

215 Geneviève Mottet

al., 2012 : 1). Réduire les risques d’une mauvaise intégration sociale et écono- mique devient l’objet d’un partenariat entre l’État et les communes. La création du CATI-GE (Centre d’analyse territoriale des inégalités), en 2009, s’inscrit également dans cet engagement partenaire entre État et communes. Piloté par l’université, cet outil d’aide à la décision veut « empêcher la formation de ghettos » (Bézaguet et Desbaillet, 2009 : 27). L’innovation, qui envisage les inéga- lités à partir de divers indicateurs, témoigne de la reconnaissance du problème public de l’exclusion sociale touchant les publics habitant les quartiers dits à risques. Les politiques, et pas seulement les politiques éducatives, disent devoir agir avant que le problème ne s’aggrave.

La maximisation des potentiels des élèves provenant de ces « territoires à risques » est une réponse engagée par Charles Beer, ministre de l’Éducation, pour promouvoir leur participation. C’est bien dans cette optique que, lors de la Conférence de presse donnée à l’occasion de la création du REP à Genève, celui-ci s’est ainsi exprimé :

« Le Département de l’instruction publique (DIP) […] entend développer un réseau d’enseignement prioritaire (REP) pour encourager l’excellence des écoles dans les quartiers populaires. » (Charles Beer, 24 août 2006, ministre de l’Éducation, Genève, de 2003 à 2013, parti socialiste)

On observe la montée d’un intérêt partagé autour de la promotion de l’excel- lence des élèves scolarisés dans les REP, et la prise en compte des obstacles rencontrés par les « bons » élèves d’origine immigrée pour accéder aux positions d’élite. Différentes études sont promues au niveau national, notamment par le SFM (Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population), qui utilise le concept de Super-diversité (Bader et Fibbi, 2012 ; Stamm, 2012 ; Crul et al., 2013). L’inclusion scolaire des enfants à « besoins particuliers », émergeant dans les discours des politiques cantonales depuis la seconde moitié des années 2000, est également un révélateur de la reconnaissance du problème de l’exclusion scolaire et de la nécessité d’encourager la participation de tous. En ce sens, pour le ministre de l’Éducation, l’école inclusive – qualificatif érigé en « nouvelle approche » de l’éducation – doit viser une certification pour tous les jeunes :

« Guidée par le thème de l’éducation pour l’inclusion, la voie de l’avenir, la CIE19 a pris un tournant. En choisissant de rompre avec les pratiques de mise à l’écart des enfants handicapés, migrants ou marqués par la précarité, la Conférence a consacré une nouvelle approche de l’éducation. » (Charles Beer, Le Temps, 28/11/2008, ministre de l’Éducation, Genève, de 2003 à 2013, parti socialiste)

Au regard de l’hétérogénéité progressive des enfants dits à « besoins parti- culiers » désormais évoqués, la portée du nouveau paradigme de l’inclusion gagne en généralité, au prix de certains glissements sémantiques observés par Christiane Perregaux :

19 Conférence internationale de l’éducation (CIE).

216 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école

« Je vous avais dit que je faisais partie de ce groupe européen de l’“European Agency for Childrens with Special Needs”20. C’est une agence européenne pour les enfants ayant des besoins spéciaux et jusqu’à présent, toute la discussion qu’il y a eu, c’était que les besoins spéciaux correspondaient au mental ou physique. Et il y a 3 ou 4 ans, il y a eu un mandat du Conseil de l’Europe pour cette agence qui a dû travailler sur les enfants issus de la migration. » (Entretien, Christiane Perregaux, professeure honoraire en Sciences de l’éducation à l’université de Genève, chercheuse dans le champ des approches interculturelles et du plurilinguisme)

En effet, alors qu’en 1995 le rapport s’intitulait L’intégration scolaire des élèves à besoins particuliers (OCDE, 1995), celui de 2009 est ainsi nommé : Diversité multiculturelle et besoins éducatifs particuliers (Agence européenne, 2009).

L’entrée en vigueur, au 1er janvier 2010, de la loi fédérale (LIJBEP) sur « l’intégration des enfants et des jeunes à besoins éducatifs particuliers ou handicapés », ainsi que celle du droit d’inclusion garanti par la Constitution genevoise, sont des dispositifs symboliques législatifs qui témoignent du travail de reconnaissance qui s’est opéré autour du problème de l’exclusion sociale des publics d’élèves dits à risque de déscolarisation. On observe en effet comment, entre les années 2000 et 2010, des chercheurs et responsables politiques ont participé à l’institutionnalisation des dispositifs symboliques de reconnaissance statistique (indicateurs d’efficacité et d’équité, indicateurs linguistiques et carte des inégalités territoriales), des dispositifs structurels (création du REP, intro- duction d’éducateurs, réforme des structures d’accueil à l’école primaire, etc.), ou des dispositifs législatifs (motions, révision de la loi, etc.). Ces dispositifs symboliques visent à réduire les risques d’exclusion sociale des descendants d’immigrés et à promouvoir leur participation, soit leur employabilité au sein de la société. L’inclusion scolaire se développe alors comme une « méta-caté- gorie » qui englobe les élèves atteints par tout type de déficiences, de difficultés ou de désavantages. Selon Mazereau (2012), elle met à jour le « sort commun » qui relie de manière inédite les élèves handicapés et ceux en difficulté à l’école. Voyons comment l’invention de l’inclusion scolaire – comme solution au problème de l’exclusion – promeut la conception de dispositifs pédagogiques devant favoriser la participation des publics issus de la migration. Déploiement de dispositifs pédagogiques de compensation des désavantages et de promotions des potentiels

Depuis le début des années 2010, la conception de dispositifs pédagogiques d’inclusion scolaire se déploie sur le terrain de l’intervention. Les politiques éducatives travaillent à étudier les stratégies pédagogiques les plus efficaces pour développer la littératie chez les élèves issus de la migration, et proposent des pistes d’actions aux professionnels de terrain. Les « inputs éducationnels qui ont une influence positive sur le parcours de formation des enfants de migrants » (Bader et Fibbi, 2012 : 31) sont l’objet d’investigations scientifiques du SFM (Swiss forum for migration and population studies). Parmi ces inputs (modèles pédagogiques) à promouvoir, des chercheurs du SFM présentent ceux

20 Ce projet, réalisé de 2006 à 2009, a mobilisé des experts nationaux des vingt-cinq pays de l’Union européenne afin de recenser des « bonnes pratiques », dont Christiane Perregaux participe de l’expertise pour la Suisse.

217 Geneviève Mottet

qui permettent d’accroître les compétences linguistiques des enfants de migrants dans la langue de scolarisation, ceux qui offrent la possibilité de commencer l’apprentissage de la langue de scolarisation avant même leur entrée à l’école obligatoire, ainsi que le soutien individualisé de l’enseignant ou le mentoring pour les migrants qualifiés dans les filières de formation post-obligatoire.

La pédagogie de la littéracie ou l’approche par les compétences interculturelles sont développées aujourd’hui dans une perspective de pédagogie générale visant à promouvoir les potentialités de chacun. Comme l’exprime Christiane Perregaux, il apparaît aujourd’hui plus légitime de considérer ces approches comme une forme de « pédagogie générale ». La chercheuse constate que des moyens didac- tiques proposés dans les années 1990 font l’objet d’un nouvel engouement par les gens de terrain comme par les politiques. En quelque sorte, ils seraient perçus à présent « comme un outil au service de l’acquisition des objectifs prioritaires de l’école plutôt que comme le fruit d’une pédagogie mise en place dans un esprit d’ouverture large et généreux »21. De même, Christiane Perregaux dit avoir l’impression que l’intention du projet sur l’accueil et l’approche interculturelle, qu’elle avait promu au milieu des années 1990 (Perregaux, 1994), est plus audible aujourd’hui. Pour elle, « ce qui est intéressant maintenant c’est que l’intercul- turel revient différemment […]. Maintenant, on travaille sur l’entre-culture ». La pédagogie générale dont parle cette chercheuse est d’autant mieux appréciée par les politiques éducatives qu’elle s’adresse à tout élève « en risque de désaffilia- tion scolaire, quels que soient leurs déficiences, difficultés ou désavantages ». Selon l’actuelle ministre socialiste de l’éducation, Anne Emery-Torracinta :

« L’école inclusive vise à offrir à chaque enfant et jeune la qualité d’encadrement et les moyens pédagogiques permettant son développement, quels que soient ses besoins, son handicap, son talent, son origine ainsi que ses conditions de vie économiques et sociales. » (Emery-Torracinta, 2015, ministre de l’Éducation, Genève, depuis 2013)

Il s’opère une nouvelle manière de penser et de concevoir des moyens péda- gogiques, qui doivent dès lors être diversifiés, recouvrir différentes modalités de travail, proposer des situations pédagogiques variées. Aussi, comme le constate Morel (2014 : 71), il s’agit de dépasser des clivages désormais consi- dérés comme stériles : « La logique mise en œuvre demeure la même, qu’il s’agisse d’un enfant de réfugiés allophone ou d’un dyslexique ». Il s’opère bien une conception des dispositifs pédagogiques autour des besoins particuliers des élèves qui se rapportent tant aux problèmes d’intégration et de langues, qu’aux problèmes médicaux-psychologiques, engendrant une certaine confusion sur le public effectivement visé. Dans ce contexte, l’engagement des enseignants dans le choix des dispositifs pédagogiques d’inclusion scolaire varie certaine- ment selon les représentations qu’ils se font des besoins particuliers des élèves de leur classe. Dès lors, pour aider les professionnels, les « bonnes pratiques pédagogiques » sont listées et font l’objet d’un outillage que l’on trouve sur de nombreux sites pédagogiques, notamment ceux créés par le ministère de l’édu- cation cantonal pour les professionnels qui peuvent « essayer » les pratiques pédagogiques en fonction de leur contexte de classe. Dans son programme, la

21 Entretien, Chrsitiane Perregaux professeure honoraire en Sciences de l’éducation à l’université de Genève, chercheuse dans le champ des approches interculturelles et du plurilinguisme et présidente du CCSI.

218 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école ministre socialiste, Anne Emery-Torracinta, informe en ce sens de la création du site « Cap-Intégration »22 qui offre des suggestions et des conseils pédagogiques adaptés aux besoins spécifiques des élèves (Emery-Torracinta, 2015) :

« Cela indique que plus l’école arrivera à proposer des solutions adaptées au jeune, plus il sera à même de renouer avec une stratégie gagnante et de stopper la spirale de l’échec. La réversibilité du processus est possible (il n’y a ni déterminisme absolu, ni fatalisme), mais pour cela, il faut pouvoir mettre les moyens adaptés aux situations des jeunes » (Emery-Torracinta, 2015, ministre de l’Éducation, Genève, depuis 2013).

Par le développement de tels moyens, la ministre vise la « réversibilité » du processus de l’échec scolaire. Entre la réhabilitation des approches intercultu- relles et la promotion de l’inclusion scolaire, il se dessine une convergente dans différents domaines de la société qui relève d’une intention de réversibilité des difficultés des publics en un potentiel participatif (Mottet, 2016b). Cela signifie que l’objectif est celui de hisser les jeunes aux échelons élevés de la formation post-obligatoire (Bader et Fibbi, 2012) principalement par un travail sur leurs dispositions personnelles et l’encouragement à leur participation. Probst et al. (2015) ont, en ce sens, bien démontré l’avènement d’un nouveau paradigme en Suisse concernant l’assurance invalidité qui serait passée d’une logique de « réparation » à une logique de « réversibilité ». Dans la même logique, Ben Ayed (2010) observe encore que les politiques éducatives se transforment tout à la fois entre désengagement et interventionnisme de l’État, responsabilisant l’engagement et la participation de chacun.

Conclusion

Dans cet article, nous avons montré, à partir du cas de Genève, que le développement de réponses engagées face à la question du pluralisme culturel des élèves est le fruit d’une « mise en forme de la question qui aboutit à une “réforme” » (Tissot, 2007). En documentant les réponses produites entre les années 1960 et 2015 par le ministère cantonal de l’Éducation, nous avons mis à jour deux grandes phases idéaltypiques dans la carrière publique du problème de la « cause » des descendants d’immigrés. Nous avons présenté les dispositifs promus sur une cinquantaine d’années en questionnant comment ils produisent eux-mêmes des représentations et des pratiques spécifiques de l’enjeu qu’ils traitent. Cet article donne à voir ces dispositifs et leurs enjeux à partir des discours d’experts et de ministres de l’éducation récoltés dans le cadre d’entre- tiens semi-directifs, ainsi qu’à partir d’une analyse documentaire de grande ampleur (articles scientifiques, rapports de recherche, communiqués de presse, débats politiques, articles de presse, etc.).

Il ressort de notre analyse que la cause des descendants d’immigrés à l’école s’est structurée dans un contexte socio-historique spécifique, autour de deux matrices cognitives distinctes : d’émancipation sociale puis de participation sociale. Chacune semble s’être construite par un processus en deux temps. Le premier concourt en l’édification de principes d’action publique (déclarations d’intention, recommandations) mobilisateurs et fédérateurs, légitimant tant le

22 Cf. https://edu.ge.ch/site/capintegration/

219 Geneviève Mottet

problème que la nécessité de lui trouver des réponses. Il s’opérationnalise par la création de ce que nous nommons des dispositifs symboliques. Le second se donne à voir par la création de dispositifs pédagogiques visant à promouvoir sur le terrain de l’intervention les politiques promues symboliquement à l’égard des descendants d’immigrés. Pour résumer notre démonstration, les années 1960 à 1980 se développent autour d’une matrice cognitive d’émancipation sociale. Nous observons l’invention de dispositifs symboliques engageant à penser la cause des descendants d’immigrés et leur nécessaire émancipation des discrimi- nations qu’ils subissent. Ensuite, entre 1980 et 2000, les dispositifs pédagogiques qui se développent (pédagogie interculturelle, formation pédagogique des ensei- gnants pour travailler avec le public en question, manuels pédagogiques) doivent aider les enseignants à promouvoir l’émancipation des enfants d’immigrés. La visée d’émancipation sociale promue par les politiques éducatives va petit à petit céder la place à une logique prioritairement participative, incitant l’activation des publics, dont ceux dits à risque de désaffiliation scolaire. Cette seconde matrice cognitive, que nous nommons de participation sociale, émerge au tournant des années 2000. Durant la période des années 2000 à 2010, les politiques éduca- tives engagent des mesures de reconnaissance symboliques desdites catégories cibles, à partir d’indicateurs d’efficacité et d’équité des systèmes éducatifs qui font émerger le problème des territoires dans lesquels se trouvent des élèves « cumulant des handicaps », dont l’origine culturelle et sociale. La cause des descendants d’immigrés prend alors de nouveaux contours et l’institutionnalisa- tion du REP en 2006 marque l’officialisation de la reconnaissance des inégalités territoriales comme priorité. Au tournant des années 2010, la promotion de la participation des élèves concernés passe par le développement de dispositifs pédagogiques (approches par les compétences interculturelles, pédagogie de la littéracie, pédagogie inclusive, pédagogie générale, etc.) promouvant l’inclu- sion et la participation sociale des élèves à besoins particuliers, dont les élèves d’origine étrangère font, comme nous l’avons vu, partie.

Nous proposons pour conclure quelques commentaires portant sur l’usage du modèle théorique d’analyse des problèmes publics que nous mobilisons, ainsi que sur certains ressorts de la configuration relationnelle – chercheurs et politiques – placée au centre de notre démonstration.

Premièrement, ce travail éclaire combien le gouvernement de l’école s’est, dans nos sociétés démocratiques, largement construit par l’action de cher- cheurs, qui, par leur travail et leur expertise, orientent l’action publique tout en fournissant des gages de légitimation savante à celle-ci. Les collaborations et les formes d’engagement de ces acteurs témoignent à la fois des réseaux noués entre « experts et politiques », mais aussi de la structuration progressive de l’action publique engagée, qui ne saurait se réduire à une simple juxtaposition de dispositifs désarticulés. Les politiques, les experts scientifiques, voire les militants, les médias participent de différents « forums » cherchant à produire de nouvelles rhétoriques dans des « univers de sens à la fois distincts et articulés » (Muller, 2000). Cela ne veut pas dire pour autant que tous les experts du champ scolaire auront les mêmes objets d’étude ou de revendications et qu’ils les exploiteront dans la même direction. De même, l’usage qui est fait de leur travail peut diverger des intentions des auteurs. Sans doute une analyse plus poussée, permettrait de montrer que les formes d’engagement des chercheurs oscillent entre différents modèles d’intervention politique (« intellectuel »,

220 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école

« avant-garde », « expert », « conseiller du prince », « militants », etc. (Sapiro, 2009 ; Medvetz, 2009 ; Bernard, 2014). En ce qui concerne Walo Hutmacher et Christiane Perregaux, leurs formes d’engagement semblent avant tout intel- lectuelles et militantes. Leurs inscriptions dans de multiples réseaux offrent autant de supports et de légitimités aux actions qu’ils portent dans la cause des descendants d’immigrés à l’école. Aussi, ces différents acteurs agissent sur le système scolaire dans un processus de mise en sens du réel : ils construisent des interprétations du réel, questionnent, recommandent ou prescrivent des modèles normatifs d’action. Toutefois, la nébuleuse qui englobe l’ensemble du travail de mobilisation des différents acteurs demande d’être prudent sur la prise en compte du rôle de chacun dans la conception et la formulation des dispositifs.

Deuxièmement, les transformations successives des dispositifs symboliques et pédagogiques promus renvoient à des référentiels plus larges, dépassant la seule sphère de l’école. À la suite de Sayad (1999 : 6), les transformations de l’école et du rapport à l’élève étranger apparaissent comme un système social dans lequel chaque élément et chaque transformation ne font sens qu’en relation avec les autres (Mazereau, 2012 ; Poupeau et Garcia, 2006). Dès lors, la montée (quantitative et qualitative) des dispositifs à destination des descen- dants d’immigrés ne peut être entendue en dehors de ces enjeux sous-jacents qui relèvent tout à la fois de l’économie, des politiques migratoires, de l’éthique. Aussi concernant les formes d’engagement des ministres de l’Éducation dans le développement de dispositifs relatifs aux descendants d’immigrés, nous avons moins observé de rupture entre eux selon leur affiliation politique, qu’une refor- mulation des préoccupations et des changements de priorités qui s’accordent avec l’« esprit du temps » porté par les politiques éducatives et au-delà. La comparaison des dispositifs mis en place pour les descendants d’immigrés au niveau cantonal et national donne à voir des variations de différents ordres, en même temps que, parallèlement, une confluence dans les dispositifs développés et les sémantiques employées. Pour autant, il s’agit de relever que l’hétérogé- néité de la catégorie des « descendants d’immigrés » est peu problématisée dans les propos analysés (à l’exception du sociologue Walo Hutmacher). Tout se passe comme si les différences d’origine sociale, de nationalités, de genre, de niveau de certification, de parcours de vies entre les individus issus de l’immigration n’existent pas et que les élèves immigrés posent tous les mêmes « problèmes » à l’institution qui leur promeut les mêmes dispositifs. Gomensoro et Bolzman (2016) relèvent que la majorité des travaux sur les descendants d’immigrés focalise son attention sur les cas problématiques alors que à niveau social égal, les descendants d’immigrés réussissent de manière identique que les natifs, voir qu’ils ont légèrement de meilleurs résultats.

Troisièmement, nous souhaitons relever que, si notre analyse s’est concen- trée sur le « couple » chercheurs et responsables politiques, la cause des descen- dants d’immigrés est promue également par d’autres acteurs. Nous avons énoncé l’implication du CCSI et l’imbrication du travail militant dans la « cause » des descendants d’immigrés à l’école. L’analyse gagnerait à être également effectuée en « aval » de la phase d’institutionnalisation du problème, tels qu’en considérant la traduction concrète des dispositifs par des acteurs de terrain qui serait une perspective intéressante pour témoigner des formes d’adaptation et d’appropriation de ces dispositifs successifs par les enseignants et autres professionnels de terrain travaillant dans l’école publique.

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222 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école

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Annexe

Tableau 1 : Carrière de la cause des descendants d’immigrés en Suisse

1. De l’émancipation Contextes scolaires et migratoires Dispositifs promus (exemples) (1960-2000) (Suisse) Suivi statistique des élèves, intégration de l’origine nationale Démocratisation des études et lutte contre les discriminations sociales a) Entre 1960 et 1980 Cours de culture italienne durant et culturelles Dispositifs symboliques l’horaire scolaire ; classes spéciales de reconnaissance d’adaptation à la langue française Passage d’une immigration de (statistiques, rotation de main d’œuvre à une structures, principes) Résolutions et principes : adoption immigration de peuplement, de deux résolutions concernant les accords Suisse-Italie (1974), modèle immigrés et leurs enfants : CDIP, assimilationniste 1972 ; CDIP, 1974 ; DIP, 1975, etc. Pédagogies interculturelles : formation des enseignants à Lutte contre l’échec scolaire et l’interculturel et création d’outils respect des différences individuelles b) Entre 1980 et 2000 pédagogiques : création du et interculturelles Dispositifs SENOF (Service des élèves non pédagogiques francophones, 1987), Manuel Promotion d’une politique pluraliste Odyssea (1994), document Kaléido, et montée des extrémismes Création de CREOLE (1999), etc. ; pédagogies du vivre ensemble

226 La « cause » des descendants d’immigrés à l’école

2. À la participation Contextes scolaires et migratoires Dispositifs promus (exemples) (2000 à 2015) (Suisse) Reconnaissance statistique du problème de l’exclusion sociale et culturelle : PISA, comparaison entre catégories d’élèves, problème du cumul des handicaps ; indicateurs d’efficacités et d’équité, indicateurs de la diversité du SGEF (Système genevois d’enseignement et de la formation), création du CATI-GE (Centre d’analyse territoriale des Efficacité des systèmes éducatifs, a) Entre 2000 et 2010 inégalités, 2009) à Genève équité et cohésion sociale Dispositifs symboliques de reconnaissance Institutionnalisation du REP (Réseau Promotion d’une politique (statistiques, d’enseignement prioritaire) à d’intégration sociale, sécuritaire, structures, principes) Genève en 2006 gouvernance par l’interculturel

Reconnaissance législative : entrée en vigueur, au 1er janvier 2010, de la loi fédérale (LIJBEP) sur l’intégration des enfants et des jeunes à besoins éducatifs particuliers ou handicapés, ainsi que celle, en juin 2013, du droit d’inclusion garanti par la Constitution genevoise Pédagogie générale, pédagogie inclusive, approche par les compétences interculturelles, pédagogies de compensation des désavantages, pédagogie promouvant un rapport positif avec Inclusion scolaire et sociale la langue, pédagogie de la littéracie Lutte contre le décrochage scolaire Dispositifs transversaux axés autour de la migration et de la lutte contre Concept de Super-diversité les discriminations, de l’égalité et b) Depuis 2000 du climat scolaire (plan d’action et Durcissement de la politique Dispositifs promotion des bonnes pratiques) migratoire pédagogiques Création de sites web proposant Montée en force de la menace du matériel pédagogique pour terroriste différentes langues, pour langues de scolarisation, ressources Centralisation du débat sur la laïcité pédagogiques pour enseignants en à l’école contexte plurilingue, etc.

Augmentation du nombre d’éducateurs (mêmes écoles hors REP), dispositifs d’intégration et d’apprentissage mixtes (DIAM’s), etc.

227 Résumé - Abstract - Resumen

Geneviève Mottet La « cause » des descendants d’immigrés à l’école saisie par des experts et ministres de l’Éducation : une catégorie d’action publique en mutation Cet article éclaire la carrière publique de la « cause » des descendants d’immigrés à l’école par l’étude du processus d’institutionnalisation des dispositifs créés à son propos (1960-2015). Il met en exergue la manière dont des experts et les ministres de l’Éducation qui se sont succédé à Genève au cours de cette période ont élaboré des dispositifs à destination des descendants d’immigrés. Fondé sur une analyse pluriméthodologique (entretiens qualitatifs, analyse documen- taire), ce texte entend rendre compte des principaux changements des référen- tiels cognitifs, moraux et pratiques caractéristiques de l’orientation dominante des politiques publiques de l’éducation « en actes » à Genève. L’article met en lumière l’existence de deux matrices cognitives distinctes de la « cause » des descendants d’immigrés à l’école. La première se développe dans une logique d’émancipation sociale de cette nouvelle catégorie d’action publique (1960-2000) et la seconde dans une visée de participation sociale (2000-2015). The “Cause” of Immigrants’ Descendants at the School Seized by Experts and Ministers of Education: A Changing Category of Public Action This article throws light on the public career of the “cause” of the immigrants descendants at school by studying the process of institutionalization of the measures created about this category (1960-2015). It highlights the way in which experts and ministers of education successively developed measures for the immigrants’ descendants over that period in Geneva. Based on a plurimethodo- logical analysis (qualitative interviews, documentary analysis), this text aims at reporting on the main changes in cognitive, moral and practical references that are characteristic of the dominant orientation in public education policies “in action” in Geneva. The article shows the existence of two distinct cognitive matrixes in the treatment of the “cause” of immigrants’ descendants at school. The first develops in a logic of social emancipation of this new category of public action (1960-2000), while the second pursues a goal of social participation (2000-2015). La «causa» de los descendientes de inmigrantes en la escuela ocupada por expertos y ministros de educación: una categoría cambiante de acción pública Este artículo ilumina la carrera pública de la «causa» de los descendientes de inmigrantes en la escuela estudiando el proceso de institucionalización de los dispositivos creados al respecto (1960-2015). Destaca la forma en que los expertos y ministros de educación que se han sucedido en Ginebra durante este período han desarrollado planes para los descendientes de inmigrantes. Basado en un análisis plurimethodológico (entrevistas cualitativas, análisis documental), este texto pretende informar sobre los principales cambios en las referencias cogni- tivas, morales y prácticas que son características de la orientación dominante de las políticas de educación pública «en acción» en Ginebra. El artículo pone de relieve la existencia de dos matrices cognitivas distintas de la «causa» de los descendientes de los inmigrantes en la escuela. El primero se desarrolla en una lógica de emancipación social de esta nueva categoría de acción pública (1960- 2000), y el segundo en un objetivo de participación social (2000-2015).

228 REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 229-254

Les « origines » présumées du chercheur. Ethnicisation et racialisation de la relation d’enquête dans des contextes migratoires vers le « Sud » (Sénégal) Hélène Quashie1

Introduction

Les sciences sociales se sont longtemps consacrées à l’étude des migra- tions vers les pays du « Nord », à leurs implications socio-économiques et aux dynamiques politiques et identitaires qu’elles construisent. Elles se sont plus récemment orientées vers l’analyse des mobilités migratoires « Sud-Sud », dont les enjeux se sont révélés tout aussi déterminants. Mais un volet particu- lier des flux transnationaux contemporains reste plus rarement exploré : celui des migrations du « Nord » vers les pays du « Sud » à partir desquels étaient analysées les migrations de travail.

Le terme « migration » sera ici employé pour caractériser des flux associés à des mobilités précises en termes de styles de vie, traduction du concept lifestyle migration (O’Reilly et Benson, 2009). Ces déplacements mettent en scène des étudiants, actifs ou retraités, en quête d’« authenticité », de découverte, de changement, d’une meilleure qualité de vie, parfois dans des contextes (post) touristiques, et détenteurs de privilèges sociaux. Les passages des frontières sont facilités par leurs nationalités et les écarts monétaires, entre sociétés de départ et d’accueil, jouent en leur faveur. Le terme « migrant » sera donc distingué de celui d’« expatrié », rattaché à une forme spécifique de mobilité professionnelle via laquelle des salariés partent travailler à l’étranger dans des filiales d’institutions ou d’entreprises qui les emploient depuis leur société de départ. Les avantages fiscaux et salariaux de leurs contrats de travail les classent généralement dans les catégories sociales supérieures de la société d’accueil. Les acteurs désignés comme « migrants » ont au contraire développé un projet de mobilité individuel, bien qu’ils s’inscrivent dans des réseaux sociaux, écono- miques ou académiques particuliers, et qu’ils s’insèrent ou pas dans des cercles de sociabilités expatriés.

1 Anthropologue, Institut des Mondes Africains (IMaf), École des Hautes Études en Sciences Sociales, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris ; [email protected]

229 Hélène Quashie

Cet article2 présente les logiques d’enquête utilisées dans plusieurs de ces contextes migratoires au Sénégal, au cours d’études de terrain réalisées entre 2007 et 2016, pour mes recherches doctorales en anthropologie sociale et celles qui ont suivi3. Ces contextes, pourtant très différenciés, sont tous marqués par des processus de racialisation et d’ethnicisation réciproques4, qui construisent des représentations sociales croisées de l’« africanité » et de la « blanchité » (Cervulle, 2012 ; Quashie, 2015). Celles-ci sont renforcées par des asymétries de classe et une liberté de circulation Nord-Sud inégale. Ces terrains d’étude particuliers ont soulevé des enjeux méthodologiques et épistémologiques convergents : la réflexivité associée à l’enquête en sciences sociales a souvent interrogé les effets de l’âge, du sexe et du statut socio-économique du chercheur dans ses interactions avec ses enquêtés, mais elle a peu questionné le croise- ment de ces marqueurs sociologiques avec l’identité ethnicisée ou racialisée qui peut lui être assignée. Or, la catégorisation raciale apparaît de plus en plus articulée aux variables de genre et de classe dans les contextes migratoires contemporains (Fassin et Fassin, 2006). Il semblerait donc logique de supposer qu’elle affecte aussi le déplacement et l’insertion prolongée du chercheur sur le terrain, plus encore si l’enquête concerne des acteurs en situation de mobilité. Dans quelle mesure les statuts et les rôles associés au chercheur apparaissent- ils alors conditionnés ? Quels processus de stigmatisation révèlent-ils (Goffman, 1975) ? Comment le travail de terrain s’en trouve-t-il complexifié ? Ces questions tendent à émerger en sciences sociales autour d’enquêtes réalisées dans des sociétés du « Nord », lorsque les chercheurs sont renvoyés par leurs interlocu- teurs à des « origines » racialisées différentes des leurs (Bonnet, 2008 ; Boukir, 2016). Mais elles n’ont pas été posées dans l’étude des mobilités vers des sociétés du « Sud », que ce soit dans des contextes touristiques ou migratoires.

J’ai cherché à comprendre, à travers différents terrains d’enquête, certains mécanismes de production de catégorisations ethnoraciales. Cette question n’aurait pas pu émerger sans une analyse réflexive sur mes relations d’enquête et les fluctuations, évolutions et impasses qu’elles impliquaient pour mes recherches (Leservoisier et Vidal, 2007). Les écarts entre ma généalogie et les identités ethnoraciales qui m’étaient assignées par mes enquêtés m’ont ouvert plusieurs pistes à explorer. Aucun de mes interlocuteurs n’avait accès en détail à mon ascendance, ni à mon parcours personnel : ils les reconstruisaient en fonction de ce que leur inspiraient mon apparence physique, mes capacités linguistiques et mon capital socio-économique supposé.

2 Je remercie Jean-Loup Amselle et Benoît Carteron pour leurs encouragements, conseils et relectures. 3 Ma recherche doctorale questionnait les enjeux de la « blanchité » confrontés aux constructions sociales de l’« africanité » à travers des mobilités touristiques et migratoires vers le Sénégal. Elle m’a ensuite amenée à étudier des migrations croisées (Nord-Sud et Sud-Nord) dans les milieux enseignants, académiques et étudiants à partir du Sénégal. 4 Primon (2007) présente l’ethnicisation et la racialisation comme des processus sociaux, historiques et politiques de catégorisation et de construction de frontières essentia- lisées, entre groupes et individus, ayant une valeur performative au sein de l’espace social. L’ethnicisation s’appuie sur l’assignation ou la revendication d’identités liées à une « origine » ou une « culture ». La racialisation repose sur une idée socialement construite de la « race » associée à une marque somatique. Les notions d’ethnicisation et de racialisa- tion mettent en jeu des altérités marquées par des croyances ordinaires en une différencia- tion naturalisée, significative et légitimée des groupes et des individus. Aussi, il est souvent difficile de les distinguer concrètement dans les processus de catégorisation sociale.

230 Les « origines » présumées du chercheur

Je suis née et j’ai grandi en France, et je suis de nationalité française par mes deux parents : ma mère, née en France de parents français, et mon père, né au Sénégal avant l’Indépendance, dans une commune de plein exercice française (Dozon, 2003). Mon grand-père paternel était de nationalité togolaise, né d’un père togolais et d’une mère germano-togolaise, mais son patronyme, que je porte, vient du Ghana où il a été anglicisé. Ma grand-mère paternelle est née au Bénin, d’une mère germano-togolaise et d’un père franco-béninois, installés au Sénégal dans les années 1930-1940. Trois de mes arrière-grands-parents descen- daient de colons (français-corses, allemands) envoyés au Bénin et au Togo où ils laissèrent une descendance. Les enjeux socio-politiques de l’époque autour de ces naissances n’ont permis que la transmission de la nationalité française. J’ai connu le Sénégal par mes relations familiales en France, puis lors de séjours vacanciers à partir de mes études secondaires. J’ai appris le wolof5 via mon entourage et mes séjours prolongés à Dakar, la capitale. Je ne suis allée au Bénin que plus tard pour des recherches académiques, mais jamais au Togo, ni au Ghana.

D’après le sens commun, ma famille maternelle est « blanche » et ma famille paternelle, « noire ». Je ne me réfère pas à mon ascendance ni à ses modèles familiaux en termes de « métissage », telle que cette notion est souvent entendue aujourd’hui à partir d’un fantasme d’entités « pures » fusionnées (Bonniol, 2001). Également parce que les logiques sociales qui présidaient aux choix matrimoniaux de mes parents, grands-parents ou arrière-grands-parents étaient liées à des rapports de classe propres à des contextes historiques, politiques et migratoires fort différents entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest (Dozon, 2003). La catégorie sociale « métis » ne s’est d’ailleurs pas construite de la même façon dans ces deux régions du monde, et peu de membres dans ma famille paternelle sont finalement catégorisés comme tels d’un point de vue phénotypique. Enfin, je ne suis désignée comme « métisse » que lorsque mes interlocuteurs connaissent au moins une partie de ma généalogie. Dans le cas contraire, mon apparence physique est généralement associée à un phénotype « arabe », par des individus occidentaux et non occidentaux, en France comme en Afrique de l’Ouest. Il m’est arrivé de jouer de cette « erreur d’ethnicisation », mais elle trouvait rapidement ses limites sur les terrains d’enquête dont il sera ici question. Les représentations ethnoraciales dont je pouvais faire l’objet révélaient davantage des pièges sociaux mêlant exotisme, primitivisme, postco- lonialisme et rapports de classe, qui reflétaient les logiques dans lesquelles les acteurs que je rencontrais étaient eux-mêmes enfermés.

Être ballottée au gré des mises en scène de l’« africanité »

Mes recherches s’intéressaient initialement aux enjeux sociaux des mobilités touristiques au Sénégal, et ceux-ci firent apparaître progressivement plusieurs contextes migratoires qui leur étaient associés. J’avais entamé des enquêtes sur les activités du tourisme balnéaire, plus importantes au Sénégal car cette destination est d’abord vendue pour son littoral. Puis j’avais accompagné des circuits de découverte organisés par les filiales dakaroises de tour-opérateurs

5 Langue nationale la plus parlée au Sénégal, notamment à Dakar.

231 Hélène Quashie

internationaux dans les principales régions touristiques du pays. Mais j’avais besoin de connaître les alternatives au tourisme de masse : je sollicitais donc de petites structures auprès desquelles j’espérais être également acceptée comme accompagnatrice. Ces agences de voyages étaient implantées à Dakar, et la plupart étaient dirigées par des migrants français reconvertis dans cette activité professionnelle. Elles se spécialisaient notamment dans la mise en valeur de « cultures locales » en milieu rural, présentées comme protégées de la mondia- lisation, à l’instar de ce qu’on retrouve dans le secteur touristique de pays africains sans littoral comme le Mali ou le Burkina Faso. De même, les activités proposées s’intéressaient à des « sociétés ethnologisées » (Doquet, 2007) dans des régions classées patrimoine mondial par l’UNESCO.

Ma première rencontre avec l’un des responsables de ces agences fut très brève. Olivier6, trente-cinq ans, vivait au Sénégal depuis deux ans, à Yoff7, où son domicile servait aussi de bureau pour son agence. Après lui avoir présenté mon projet, il déclara qu’il ne pourrait pas me laisser participer à ses circuits de découverte parce que je n’étais pas assez « noire ». Il ajouta que ses clients souhaitaient découvrir une « Afrique authentique » et que je ne paraissais donc pas assez « exotique ». Je n’avais pas rencontré ce problème avec le personnel sénégalais des voyagistes internationaux, qui m’avait à plusieurs reprises iden- tifiée comme Libanaise8, mais sans que cela ne prête à conséquence.

Quelques semaines plus tard, je rencontrais Raphaël, trente-six ans, ancien concepteur en stratégie marketing et développement chez un opérateur télépho- nique français. Résidant également à Yoff, il connaissait Olivier. Raphaël était venu en vacances au Sénégal quelques années plus tôt, sur la Petite Côte, où il avait retrouvé des amis libanais. Très déçu par ce tourisme balnéaire et nourris- sant le projet de changer de vie, il avait décidé de démissionner et de s’installer au Sénégal pour y créer une agence de tourisme culturel. Ce type d’entreprise nécessite un partenaire de nationalité sénégalaise : Raphaël s’était donc associé avec ses amis libanais, détenteurs d’une double nationalité, avant qu’ils ne quittent le Sénégal. Il dirigeait son agence avec sa compagne depuis 2004 et leur domicile familial servait également de bureau pour leur entreprise. L’une des spécificités de celle-ci était que Raphaël emmenait lui-même ses groupes de touristes découvrir les « traditions » du Sénégal. Ces circuits consistaient en des randonnées et des visites dans les régions rurales du sud du Saloum et du Sénégal oriental, ainsi qu’une « immersion » de quelques jours dans le quotidien d’un village. Comme l’indiquait le site internet de l’agence, Raphaël vendait des « rencontres privilégiées avec différentes ethnies » dans un cadre éthique qui reprenait la charte du tourisme durable. Il était indiqué à chaque client que son voyage servait à financer des projets de développement dans les villages où il serait accueilli. Raphaël affirmait vouloir donner une autre image des Toubabs9,

6 Tous les enquêtés ont été anonymés. 7 Seizième commune d’arrondissement de Dakar, située en banlieue, à proximité de l’aéroport. 8 De nombreux individus, nés et/ou résidents à Dakar, ont une double nationalité libanaise et sénégalaise, comme dans d’autres capitales ouest-africaines (El Chab, 2016). 9 Terme qui désignait initialement les Européens « blancs » et qui s’applique aujourd’hui de manière générique aux Occidentaux. Mais il déborde la question de la couleur de peau et peut aussi concerner des individus « non blancs », appartenant par exemple à des catégories sociales supérieures ou adoptant certains styles de vie.

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éloignée du cliché du touriste balnéaire ou du riche expatrié indifférent à son environnement local.

Sa conception de l’activité touristique s’appuyait sur un primitivisme (Chabloz, 2009 ; Amselle, 2010) prononcé, qui induisait des représentations culturalistes et misérabilistes et s’accordait avec les modes de distinction sociale adoptés dans son quotidien. Raphaël valorisait son lieu de vie comme situé « dans un petit village de pêcheurs », ainsi que la découverte de la « brousse » plutôt que celle de la ville – la première étant, selon lui, davantage empreinte de teranga10. Son domicile était situé à Yoff, mais en dehors du quartier appelé « village traditionnel », et alors que l’urbanisation croissante de cette commune est une constante dans le paysage dakarois. Raphaël se présentait intégré à un environnement local qui épousait sa vision romantique de l’Afrique, mais qui produisait aussi une série de paradoxes. Il adoptait un style de vie très rustique et bohème, comme s’il appartenait à une classe sociale modeste, alors que ses revenus étaient supérieurs à ceux des catégories urbaines et rurales qu’il côtoyait. Son véhicule, utilisé aussi pour les circuits de l’agence, était un vieux break poussiéreux, évoquant l’authenticité des « taxis-brousse » pour les touristes. L’aménagement de la salle principale de son agence, qui coïncidait avec le salon, était très spartiate, les repas y étaient pris en famille sur une natte dans un plat commun, avec les deux employées de maison. Raphaël affirmait ne consommer que de la cuisine sénégalaise, même si l’un de nos premiers entretiens avait eu lieu en centre-ville autour d’un hamburger et d’un coca- cola. Il avait appris à parler couramment wolof et n’utilisait que cette langue au quotidien, à l’opposé de sa compagne. Il avait aussi souhaité que leur fille aînée soit scolarisée à l’école maternelle franco-arabe-lébou de Yoff afin de favoriser son « immersion culturelle », de sorte qu’elle parlait davantage wolof que français. Raphaël précisait toutefois qu’il tenait à ramener ses enfants en France plusieurs semaines par an, afin qu’ils soient imprégnés de leurs « origines » et que sa fille « ne roule pas les “r” ». De même, il refusait catégoriquement de se vêtir en boubou ou d’adopter un patronyme sénégalais comme le font certains Occidentaux (Américains notamment) pour « se sénégaliser » et il estimait important de rentrer en France régulièrement pour se « re-toubabiser ». Enfin, Raphaël refusait de fréquenter d’autres Européens résidant à Dakar : les « expats » lui paraissaient futiles, superficiels et trop éloignés de la vie locale. Il ne souhaitait pas être associé aux stéréotypes des « riches Blancs » qui vivent en Afrique et profitent de leurs privilèges. Mais il se tenait également à l’écart des classes sociales moyennes et aisées sénégalaises qu’il considérait trop « occidentalisées ». Selon lui, les « vraies soirées sénégalaises » avaient nécessairement lieu en banlieue, à Pikine par exemple, au cœur des classes sociales modestes. Ses représentations de la société locale le poussaient donc à se rapprocher d’individus appartenant aux catégories sociales plus faibles qu’il percevait comme plus « authentiques » culturellement. Il suivait une logique de déclassement social, observable également parmi les expatriés occidentaux les plus jeunes (Quashie, 2016b). Cependant, localement, ces logiques de distinc- tion le renvoyaient davantage à une ethnicité toubab, au-delà de son apparence physique. D’une part, affirmer l’existence d’une africanité essentialisée attestait, par ricochet, de sa « blanchité » et de sa propre occidentalité. D’autre part,

10 Terme qui traduit les valeurs d’accueil, d’ouverture et d’hospitalité sénégalaises.

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vouloir gommer au quotidien les contours de son appartenance sociale ne pouvait que la renforcer, puisqu’il n’appartenait pas aux classes qu’il fréquen- tait. Par conséquent, à l’instar de nombreux expatriés occidentaux dont Raphaël cherchait pourtant à se distinguer, ces contradictions, auxquelles réagissaient les Sénégalais qu’il côtoyait, l’amenaient à s’interroger sur la possibilité d’une réelle insertion sociale.

Ces représentations de la société sénégalaise ont largement conditionné nos interactions. Lors de notre premier entretien, Raphaël m’avait identifiée comme « arabe » et me questionna en wolof pour savoir si j’étais de nationalité libanaise, mauritanienne ou marocaine. Il essayait de tester en même temps mon niveau linguistique et ma première réaction fut de refuser d’être cultura- lisée et racialisée. Cependant, je ne pouvais pas dissimuler ma connaissance de la société locale, ce n’était pas non plus dans mon intérêt si je souhaitais accompagner les circuits touristiques de son agence. Par conséquent, je ne pus échapper à certaines catégorisations ethnoraciales. Lorsqu’il comprit que j’avais de la famille au Sénégal, Raphaël interpréta le fait de ne pas avoir mis en avant ma « culture africaine » comme une possible honte de mes « origines » et me considéra rapidement comme une « métisse complexée et assimilée », c’est-à- dire trop occidentalisée. Je me retrouvais face à un migrant français qui, fort de son raisonnement culturaliste, me discriminait en tant que toubab parce que je ne partageais pas sa vision racialiste et primitiviste de l’africanité. Il imaginait mes loisirs avec des Sénégalais aisés dans des cafés branchés, des casinos et villégiatures balnéaires, parce que je n’adoptais pas son style « roots » et « bobo ». De plus, j’habitais un quartier des Sicap11 , ce qui signait à ses yeux une appartenance sociale aisée par opposition aux résidents des périphéries de la capitale dont il avait à cœur de faire partie. Raphaël ne connaissait pourtant ni mon lieu de vie ni mon quotidien, et il était certain que ses revenus dépassaient les miens et ceux de ma famille. Comme celles de nombreux résidents occiden- taux de Dakar (Quashie, 2015), ses conceptions répondaient à des représenta- tions binaires de la société sénégalaise : soit très riche (privilège d’une minorité), soit très pauvre (stigmate de la majorité). Les classes moyennes locales n’exis- taient pas à ses yeux : il les associait d’office aux catégories sociales favorisées. Il conclut donc que je ne pouvais pas me rendre « en brousse », estimant que j’y manquerais de confort, et il refusa d’envisager que j’accompagne ses circuits. À l’instar d’Olivier, il m’indiqua que ses accompagnateurs étaient tous sénéga- lais – sous-entendus « noirs » – voire natifs des régions visitées : à nouveau, je n’apparaissais pas assez « locale » et l’identité qui m’était assignée entrait en contradiction avec les logiques marketing de l’agence. Étant donné la concur- rence intrinsèque à ce secteur d’activité, je m’étais aussi heurtée à la méfiance de directeurs occidentaux de petites agences de tourisme culturel, en raison des informations commerciales que je pourrais transmettre d’une structure à une autre, d’autant qu’ils utilisaient mes compétences sans me rémunérer. Raphaël étant le seul voyagiste au Sénégal à avoir développé ce modèle d’entreprise, j’imaginais qu’il restait également prudent en attendant de mieux me connaître.

11 Ensemble de quartiers situés dans la capitale, construit peu après l’Indépendance, et qui réunissait des résidents européens et sénégalais issus de catégories sociales locales aisées. Ces quartiers abritent davantage aujourd’hui des classes moyennes sénégalaises, en grande partie de confession catholique, et des résidents ouest-africains. Certains seulement sont habités par des catégories sociales favorisées.

234 Les « origines » présumées du chercheur

Après plusieurs rencontres, il comprit que je participais aux circuits d’autres structures investies dans le tourisme alternatif, et que je menais seule des enquêtes dans les localités rurales visitées. Il modifia donc peu à peu ses jugements, bien qu’il continuât de refuser que j’accompagne ses circuits. Il déclarait craindre de « perturber » ses clients qui voyageaient en petits comités, ou que ces derniers se sentent observés. Il était cependant intéressé par mon travail et me donna les adresses email de ses plus récents touristes, afin que je m’entretienne avec eux via Internet. Il accepta aussi que je rencontre des expatriés français résidant à Dakar qu’il avait emmenés en circuit. À partir d’entretiens approfondis avec plusieurs clients, je réalisais qu’occuper une place d’accompagnatrice dans l’agence de Raphaël engageait des enjeux que je n’avais pas perçus. Son rôle, en tant que guide français connaissant les réalités sociales locales, était source de fascination pour les touristes, notamment parce qu’il parlait wolof et côtoyait depuis quelques années les habitants des villages visités. Aussi, la présence de deux accompagnateurs de nationalité française ayant des capacités linguistiques et connaissances similaires pouvait gommer l’exceptionnalité du rôle de Raphaël s’il m’avait acceptée dans ses circuits. De plus, nous n’adoptions pas les mêmes postulats de valorisation de la « culture sénégalaise » et nos perceptions pouvaient entrer en concurrence. Or, les touristes que je rencontrais m’assignaient tous une identité « locale » ou « africaine », par opposition à Raphaël, en raison de mon apparence physique, de mon patronyme et de mes attaches familiales. Mon statut d’anthropologue n’entrait pas en compte dans cette différenciation, les chercheurs africanistes les plus reconnus dans le monde touristique étant occidentaux et « blancs ». La question de ma place en tant qu’accompagnatrice n’était donc pas à associer au manque d’exotisme et à l’occidentalité auxquels Raphaël me renvoyait. Son statut et son rôle étaient examinés à la loupe par ses clients : ils comportaient pour eux des failles qu’ils m’exposaient durant nos entretiens. Par exemple, les langues les plus parlées dans les villages visités étaient le mandingue ou le peul, que Raphaël ne comprenait pas, ce qui tendait à limiter « l’immersion locale » vendue aux touristes et certains s’en apercevaient. Par ailleurs, la fascination que Raphaël pouvait exercer auprès de ses clients se transformait parfois en rejet, lorsque sa présence les empêchait de nouer leurs propres relations avec les villageois rencontrés. Raphaël se présentait comme un interprète privilégié, et veillait, entre autres, à ce que certains dons financiers ne puissent pas être réalisés entre touristes et accompagnateurs ou villageois. Cette attitude interro- geait plusieurs clients au sujet de son engagement en faveur du développement local. En attendant que les projets financés par leurs voyages voient le jour, les touristes souhaitaient souvent participer plus directement à l’amélioration des conditions de vie de leurs hôtes. Or, Raphaël souhaitait éviter ces pratiques, afin que ses activités ne soient pas localement perçues comme une source directe de revenus. Cela aurait compliqué ses relations avec les villageois et remis en cause sa conception du développement. Or, celle-ci faisait émerger chez certains touristes des critiques qui le cataloguaient comme un « Blanc exploitant les populations locales ». Cette idée était renforcée par le fait que plusieurs années après l’ouverture de l’agence, aucun projet de développement n’avait encore été mis en œuvre.

Lors d’enquêtes réalisées dans le Saloum et le Sénégal oriental, je rencon- trais également les accompagnateurs sénégalais et les villageois qui partici- paient à l’organisation des circuits de Raphaël. Nos entretiens finirent d’attiser

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sa méfiance car ils m’adressèrent un certain nombre de doléances, notamment au sujet des projets annoncés qui se faisaient attendre. Les villageois et les guides locaux tentaient de m’instrumentaliser pour plaider leur cause auprès de Raphaël, imaginant que notre nationalité commune nous rapprochait. Je retrouvais donc un ensemble de contradictions courantes dans le cadre du tourisme alternatif (Chabloz, 2007), qui expliquaient pourquoi je ne pouvais accompagner les circuits de cette agence. L’ethnicité qui m’était assignée par son directeur, fondée sur un processus de racialisation associé à une classification sociale supposée (« libanaise » ; « métisse occidentalisée »), servait davantage de paravent – et renvoyait finalement à l’ambiguïté des inscriptions sociales et ethnoraciales de Raphaël dans la société sénégalaise – que de cause réelle à la fermeture de ce terrain d’enquête.

Parallèlement, je m’étais rapprochée d’une autre agence de voyages située dans le quartier résidentiel de Ouakam, à Dakar, habité par des résidents expatriés occidentaux et ouest-africains et des ménages sénégalais issus de classes sociales favorisées. Installé depuis 2003, le domicile de Jérôme était aussi partiellement occupé par son agence, plus développée que celles d’Olivier et de Raphaël. J’en avais entendu parler par des connaissances de ma mère depuis le Sud-Ouest français, d’où venaient également Jérôme et sa famille. Il avait commencé son activité en proposant des excursions et circuits de décou- verte dans les cercles expatriés français et belges de la capitale. C’était également un professionnel reconverti : âgé d’environ quarante-cinq ans au moment de notre première rencontre, il avait une formation en informatique et télécommu- nication, spécialisée dans la cartographie numérique et sa commercialisation. Jérôme avait travaillé en France dans une société d’ingénierie informatique, et participé à des activités de cartographie des zones agricoles d’Europe, d’Afrique de l’Ouest et de Madagascar, dans le cadre de projets de coopération. Plus jeune, il avait été coopérant technique au Kenya, et avait voyagé en Afrique centrale et en Asie du Sud-Est. Ces expériences passées lui avaient donné envie plus tard de créer une agence de voyages au Sénégal. Il avait balisé ses circuits de découverte lui-même et exportait une partie de son activité dans la sous-région, jusqu’au Maroc et au Cap-Vert. Il s’était installé à Dakar en famille : ses deux enfants étaient lycéens, et son épouse occupait un poste d’enseignante au lycée français, à proximité de leur lieu de résidence. Le couple fréquentait d’autres migrants et expatriés occidentaux, par le biais des cercles enseignants et des réseaux commerciaux de l’agence (une partie de leur clientèle et des parte- naires professionnels reconvertis installés dans plusieurs régions touristiques du pays). En revanche, bien que proposant des excursions pour « découvrir l’Afrique en profondeur », Jérôme et sa famille ne fréquentaient pas de réseaux sociaux sénégalais, en dehors du personnel local de l’agence avec lequel ils entretenaient des relations employeurs/employés. Jérôme connaissait donc très peu les normes et pratiques du quotidien local, rural comme urbain, et ne parlait aucune des langues nationales. Il était également convaincu que le tourisme ne s’inscrivait pas dans les « mentalités sénégalaises », d’autant que son agence n’attirait pas de touristes nationaux ou africains. Mais c’était d’une part à cause de la cherté de ses produits que pouvaient plus facilement s’offrir des touristes et expatriés européens, et d’autre part parce que le primitivisme « ethnique » des brochures et du décor de l’agence ne pouvait convaincre que des visiteurs avides d’authenticité exotique. Jérôme considérait cependant le tourisme comme un secteur d’activité dont l’état d’esprit était « occidental ». Selon lui,

236 Les « origines » présumées du chercheur les seuls Sénégalais à pouvoir s’y investir et à l’apprécier étaient des individus « bi-culturels », c’est-à-dire des « métis » ou des Sénégalais ayant longtemps résidé en Europe ou en Amérique du Nord. Jérôme fut surpris lorsque je lui expliquais que des Sénégalais dakarois issus des classes moyennes et aisées se rendaient, en tant que touristes, dans les établissements de Saint-Louis et de la Petite Côte durant l’été ou les week-ends prolongés. Il ne percevait pas leur existence, ni leur potentiel de consommation. Ses représentations essenti- alistes et racialisées de la société sénégalaise confondaient là aussi ethnicité et classe sociale, et l’amenèrent à construire des circuits où la majorité des lieux de restauration et d’hébergement étaient tenus par des acteurs européens ou franco-sénégalais. Lorsqu’il s’agissait d’établissements tenus par des nationaux, Jérôme s’y était personnellement et financièrement investi. Ces derniers incar- naient alors des dispositifs d’aide au développement local, utiles au renfor- cement de partenariats commerciaux de l’agence qui développait ainsi des arguments marketing associés au tourisme durable.

Contrairement à Olivier et Raphaël, Jérôme accepta que je participe à plusieurs circuits et excursions de son agence. J’accompagnais de petits groupes de touristes européens (français, belges, espagnols) qui voyageaient entre amis ou en famille, et dont certains étaient expatriés à Dakar. Ce qui inté- ressait particulièrement Jérôme était ce qu’il nommait ma « bi-culturalité », qu’il estimait précieuse en matière de marketing et de management, se sachant trop étranger à son environnement local. Mes connaissances universitaires et anthro- pologiques ne l’intéressaient pas : il avait besoin d’un regard dont il pensait qu’il « métisserait » son approche et améliorerait les produits de son entreprise sans que cela ne lui coûte rien. Jérôme souhaitait notamment développer ses activités dans le Sénégal oriental, hors des sentiers battus que le tourisme commençait à dessiner.

De par la place qu’il m’avait assignée, je rencontrais rarement le personnel basé à l’agence, en grande partie français : j’étais plus associée au personnel de terrain, sénégalais. Au fil des mois, je réalisais que les relations entre Jérôme et les chauffeurs-accompagnateurs étaient ambigües et conflictuelles, ce qui conditionnait mon insertion dans l’agence et mon travail de recherche. Pour ses circuits et excursions, Jérôme n’employait que des chauffeurs-accompagnateurs et quelques guides locaux (tous masculins) recrutés dans les régions visitées. La rencontre culturelle et « authentique » vendue aux touristes consistait en cette proximité avec des « Sénégalais natifs » qui n’avaient pas été modelés par des formations aux métiers du tourisme. Les chauffeurs-accompagnateurs avaient bien saisi l’importance de leur rôle clé auprès des touristes, même s’ils constituaient un personnel subalterne. Les remontrances et mécontentements de Jérôme avaient donc peu d’impact sur eux. Ils n’hésitaient pas, par exemple, à organiser des circuits personnalisés pour d’anciens clients de l’agence qui les recontactaient, en offrant leurs services en free-lance. Jérôme avait connaissance de ces « détournements » de clientèle, qui engendraient davantage de méfiance et de conflits entre la direction et les employés de terrain. L’un des plus violents sujets d’affrontement concerna l’usage du wolof sur le lieu de travail. Cette langue, que ni Jérôme ni ses employés français ne maîtrisaient, servait, entre les chauffeurs-accompagnateurs et les guides, de marqueur identitaire, même pour ceux dont elle n’était pas la première langue. Or, au bout de quelques années, Jérôme interdit à ces employés sénégalais d’y avoir recours dans l’enceinte de

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l’agence et devant les touristes, au motif que ces derniers ne la comprenaient pas et que la langue officielle du Sénégal restait le français. Il inscrit d’ailleurs certains chauffeurs à des cours de l’Alliance française, afin qu’ils perfectionnent leur maîtrise de la « langue de travail ». Ce positionnement réveilla des critiques postcoloniales prononcées de la part des chauffeurs, renforcées par leur position d’exécutants au sein de l’agence. De son côté, Jérôme devint de moins en moins à l’aise avec le fait d’être potentiellement perçu comme un « exploiteur blanc » et multiplia les comportements contradictoires pour atténuer ce jugement de la part de ses employés, qui en jouaient. Par exemple, ils lui demandaient souvent de l’argent en fin de circuit pour rentrer chez eux en banlieue, alors qu’ils dormaient chez des proches dans Dakar. De même, Jérôme avait aménagé la cour de son domicile pour que les chauffeurs puissent se reposer à la veille ou au retour de leurs circuits, puis il leur loua tout un appartement – également parce que sa femme ne supportait plus leur présence à leur domicile. Enfin, pour diminuer sa directivité, Jérôme préféra employer un expatrié français pour superviser et coordonner les activités des chauffeurs.

Les conflits sociaux au sein de l’agence se cristallisaient donc sur les oppo- sitions hiérarchiques et ethnicisées entre responsables (français) et personnel (sénégalais). Aussi, les chauffeurs s’étaient initialement méfiés de mon rôle, d’autant que Jérôme m’avait présentée comme une « accompagnatrice stagiaire », alors que l’agence n’employait que des chauffeurs-accompagna- teurs et que je ne conduisais pas. Ces derniers s’imaginaient non sans raison être observés pour le compte de leur directeur : Jérôme me posait en effet des questions à leur sujet, auxquelles je répondais de manière évasive ou menson- gère. Je dus gagner la confiance des chauffeurs, en renonçant par exemple aux pourboires que les touristes m’offraient pour les leur laisser et en acceptant de ne parler qu’en wolof avec eux et devant les clients, malgré les injonctions de Jérôme à ce sujet. Ces attitudes, associées à mon apparence physique, m’identi- fiaient comme « locale » aux yeux des touristes, même lorsqu’ils connaissaient ma nationalité. Mon statut d’anthropologue avait également peu de valeur à leurs yeux : ils ne se sentaient donc pas observés, ni méfiants lorsque je sollici- tais des entretiens en fin de séjour.

Certains chauffeurs connaissaient aussi mon lieu de résidence où ils venaient me chercher avant de partir en circuit. Ils avaient constaté que les membres de ma famille étaient sénégalais, même si je ne leur ai jamais détaillé ma généa- logie. Ils étaient surtout plus âgés que les chauffeurs (eux-mêmes plus âgés que moi) et je souhaitais qu’ils se rencontrent pour que cela m’aide à contourner les difficultés relationnelles liées au contexte de l’agence. Malgré ma nationalité française, les chauffeurs finirent donc par s’en tenir à mon « africanité », même si nos appartenances sociales respectives maintenaient une certaine distance. Le fait d’être une femme augmentait celle-ci : peu de Sénégalaises travaillent dans le secteur touristique, encore moins pour des déplacements itinérants, sous peine de s’exposer à une stigmatisation morale. La seule guide sénégalaise que j’avais rencontrée travaillait pour un tour-opérateur international et n’échap- pait à certaines rumeurs que parce que son conjoint était un guide connu chez un voyagiste concurrent. Jérôme ne tenait compte d’aucun code social local régissant les distinctions de genre, encore moins en contexte touristique. Aussi, je me retrouvais souvent prévue pour dormir dans les chambres d’hôtel, tentes ou dortoirs des chauffeurs et des guides. Je devais négocier ces situations avec

238 Les « origines » présumées du chercheur les hôteliers, en m’adressant aux employés sénégalais et lorsque je le pouvais à des femmes. Les chauffeurs qui avaient rencontré ma famille facilitaient la gestion de ces situations, en proposant de me laisser leur tente pour dormir dans la voiture, ou la chambre réservée pour se payer un autre hébergement. Si les conflits sociaux internes à l’agence avaient finalement « africanisé » mon ethnicité, je me retrouvais confrontée à des contraintes proches de celles de « l’anthropologie chez soi » (Ouattara, 2004), en termes de rapports de genre, d’âge et de classe. J’appliquais des codes sociaux que je connaissais par mes longs séjours à Dakar et qui reposaient sur des normes permettant d’équilibrer respect, familiarité et distance. En conséquence, mes collègues chauffeurs ne me traitaient pas avec la désinvolture et l’incorrection dont ils avaient pu faire preuve avec d’autres stagiaires françaises. Je devenais aussi plus libre de mener ma recherche en incluant le personnel de l’agence, les villageois rencontrés et les guides locaux avec lesquels s’établissaient des relations de confiance. Cela m’était d’autant plus nécessaire que l’un d’eux, dans le Sénégal oriental, avait vu son père être « l’assistant » d’un anthropologue français à qui il reprochait de l’avoir exploité pour ses travaux. Avoir recours à des logiques socio-identitaires valorisant des codes « africanisés » me permettait donc de ne pas subir l’incon- fort de situations ambigües, voire conflictuelles, présentes sur d’autres terrains du tourisme culturel (Doquet, 2007).

Enquêter sur l’attractivité migratoire du littoral touristique sénégalais

Mes recherches sur le secteur touristique m’ont amenée à m’intéresser à des migrations européennes dans plusieurs régions sénégalaises en dehors de la capitale : la Petite Côte, le Saloum et celle de Saint-Louis (Quashie, 2016b et 2017). Elles accueillent des retraités qui y possèdent une résidence secondaire, certains se sont professionnellement reconvertis dans des activités touristiques, d’autres agrémentent leurs revenus en louant leur villa, de manière informelle, à des touristes européens de passage durant les mois où ils sont absents. Dans chacune de ces régions se trouvent également des actifs européens, investis dans la gestion de structures d’hébergement, de bars et restaurants, de galeries d’artisanat et de réceptifs de voyage pour des excursions et circuits itinérants. Sur la Petite Côte et dans le Saloum, ces activités sont orientées vers un tourisme de proximité et/ou de découverte de l’arrière-pays. À Saint-Louis, elles défendent un tourisme culturel fondé sur l’esthétisation d’un passé colonial « métissé » et d’un patrimoine à sauvegarder.

L’ensemble de ces acteurs, notamment les retraités, évolue dans des trajec- toires transnationales très mobiles, ce qui rendait mes enquêtes fluctuantes et les allongeait, car je n’étais jamais sûre de pouvoir les rencontrer. Je réalisais aussi, au fur et à mesure de mes séjours, que pour être moins piégée dans des logiques de distinction ethnoraciale, comme c’était le cas avec les opérateurs touristiques français de Dakar, il était préférable que je n’effectue pas toutes mes enquêtes en résidant dans les localités choisies. À Saint-Louis, je n’avais pas d’autre choix que d’habiter dans la ville. Cependant, comme celle-ci est divisée entre les zones du continent et deux îles, je m’installais dans le quartier continental de Sor, à l’écart des résidents européens réunis sur l’île historique. Outre ses avantages économiques, ce choix s’avérait être un atout dans ces

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contextes où les rapports sociaux entre mes enquêtés et leurs voisins sénéga- lais étaient généralement distants et racialisés (ibid.). Je risquais ainsi moins d’être prise à partie. Cela ne facilitait pas en revanche mon insertion dans des réseaux d’interconnaissance européens, ce que je percevais initialement comme un obstacle. Mais je notais finalement que le fait de ne pas résider sur place m’évitait aussi d’être impliquée dans des conflits internes à ces microcosmes particuliers. La saturation des activités touristiques, par exemple, engendre un certain nombre de concurrences entre résidents européens. De même, la complexité des rapports sociaux entretenus avec les résidents sénégalais, ou les questions très moralisées et racialisées des unions « mixtes », entrainaient des dissensions qu’il me semblait utile d’éviter, afin de conserver ma liberté de déplacement et de multiplier les points de vue recueillis. Cette liberté était essen- tielle pour enquêter à la fois auprès de résidents européens et sénégalais, et sur les modalités de leurs interactions.

Au cours d’une douzaine de séjours, je pus m’entretenir avec quatre-vingt- dix retraités et entrepreneurs européens, à Saint-Louis et dans neuf localités de la Petite Côte et du Saloum (Saly, Nianing, Somone, Warang, Toubab Dialaw, Ndangane, Palmarin, Toubacouta-Soukouta, Joal), ainsi qu’avec une cinquantaine de résidents sénégalais (guides, commerçants, chefs de quartier, vendeuses, domestiques, piroguiers, employés de structures touristiques, habitants). Le nombre d’enquêtés européens était supérieur, car je m’intéressais d’abord aux caractéristiques de leurs projets migratoires, peu étudiées en sciences sociales. J’ai prolongé et complété ces entrevues par des échanges réguliers via Internet auprès de résidents secondaires et entrepreneurs européens, et sur des forums de voyage et des blogs d’« expatriés » au Sénégal.

Beaucoup de mes premiers entretiens étaient réalisés en faisant du porte-à- porte dans les villas habitées par des migrants européens. Or, je leur inspirais malgré moi une certaine méfiance. S’ils m’entendaient parler en wolof à leurs gardiens ou domestiques sénégalais lorsque je demandais mon chemin, je pouvais être perçue comme une résidente « locale » qui souhaitait les solliciter pour un service ou un don financier. Dans le Saloum et sur la Petite Côte en particulier, les résidents européens rencontrent quotidiennement ces situations qui les incitent, entre autres, à fréquenter le moins possible leurs voisins séné- galais. Les rapports de classe entre ces deux catégories de résidents reposent sur un différentiel socio-économique important, qui engendre de fortes distinc- tions et crispations ethnoraciales (Quashie, 2016b). Ce n’est qu’une fois mon travail présenté, lorsque j’y parvenais, que les réticences de mes interlocuteurs européens se trouvaient apaisées, bien que ma démarche les intriguât souvent. Je n’étais en effet jamais perçue comme une Française, parfois comme une Malgache ou une Marocaine selon les pays qu’ils avaient fréquentés ou visités avant de s’installer au Sénégal, et en raison de mon apparence physique et de mon patronyme. J’étais le plus souvent appréhendée comme une étudiante maghrébine ou africaine « métissée », en tout cas née en Afrique et qui faisait des études en France : des questions sur mes « origines » et ma nationalité émergeaient alors sous couvert de curiosité.

Approcher des entrepreneurs européens sur leur lieu de travail s’avérait plus simple, même s’ils n’étaient pas toujours disponibles pour discuter et que je devais revenir ou me rendre plus tard à leur domicile. Là aussi, iden-

240 Les « origines » présumées du chercheur tifiée comme « locale », c’était surtout mon environnement dakarois qui les intéressait. Certains avaient espoir que je parlerais de leur structure au sein des réseaux sociaux plus larges de la capitale. Je constituais à leurs yeux une interface publicitaire gratuite, d’autant que je connaissais les filiales sénéga- laises de tour-opérateurs internationaux et des réceptifs de voyage tenus par des entrepreneurs européens qui attiraient des visiteurs expatriés. De plus, à Saint-Louis, la majorité des activités entrepreneuriales européennes étant liée à une rhétorique du « métissage » culturel (Quashie, 2017), mon ethnicité plurielle y faisait pleinement écho.

Il m’était cependant impossible d’expliquer à mes enquêtés qu’au-delà de leurs parcours et projets migratoires, je m’intéressais aux mécanismes de raci- sation à l’œuvre dans les rapports sociaux entretenus avec leurs voisins séné- galais. Ce n’était pas sans poser des difficultés pour obtenir certaines données, d’autant que je ne pouvais accéder qu’à une observation directe limitée. En outre, si j’essayais d’aborder la question des distinctions raciales, comme mes interlo- cuteurs me percevaient en tant que « locale », « maghrébine » ou « africaine », et non comme une Française qui aurait une trajectoire migratoire similaire à la leur, je prenais le risque d’orienter leurs discours ou de les braquer. Ils n’auraient pas compris que j’interrogeais la construction réciproque des phénomènes de racialisation autour de leur présence dans ces localités. Ils auraient pu estimer que je les associais, dans une perspective néocoloniale, à des « Blancs » venus profiter d’un littoral africain et de son contexte socio-économique.

J’appris donc à aborder mon sujet sous l’angle de « l’expatriation » – le terme « migration » apparaissant inapproprié à mes interlocuteurs. Ils ne se perce- vaient pas comme des migrants en raison de leur niveau de vie, plus aisé que la moyenne locale, et malgré les difficultés économiques que certains avaient rencontrées en Europe et qui les avaient amenés au Sénégal. Parler d’« expa- triation » prolongeait aussi une distinction sociale et une hiérarchisation raciale claire entre nous : ils avaient quitté leur pays pour bénéficier d’une meilleure qualité de vie, tandis que ma connaissance de l’Europe, à leurs yeux, était « nécessairement » liée à une migration économique et un contexte de précarité. Ces enquêtés me parlaient ainsi plus facilement de leur « intégration » sociale et me racontaient de nombreuses anecdotes. Mes entretiens avec les retraités et les vacanciers de passage dans leur résidence secondaire étaient facilités par leur oisiveté : sans activité ni contrainte particulière, ils prenaient le temps de me raconter leur quotidien et avaient plaisir à y réfléchir avec une personne extérieure qui s’y intéressait.

De nombreux entretiens étaient émaillés d’une culpabilité bourgeoise et de logiques racialistes. Certains interlocuteurs m’expliquaient qu’ils s’exprimaient peu en ces termes avec leurs proches restés en Europe, de crainte d’être consi- dérés comme « racistes ». Beaucoup me faisaient part d’une grande déception vis-à-vis des relations qu’ils entretenaient avec des Sénégalais, sans savoir comment les améliorer. La majorité avait effectué un séjour touristique avant de s’installer dans ces régions littorales. Ceux qui étaient revenus sur la Petite Côte et dans le Saloum notamment avaient gardé de leur premier voyage un regard primitiviste et un idéal culturaliste concernant les « populations locales ». Ils avaient confondu contextes de visite et de résidence, occultant le fait que le tourisme repose sur un enchantement qui efface toute réalité socio-économique

241 Hélène Quashie

(Réau et Poupeau, 2007), a fortiori des distinctions de classe. Or, en construisant une résidence secondaire sur le littoral, en restaurant une bâtisse coloniale à Saint-Louis, ou en gérant une entreprise, ces migrants européens étaient inévi- tablement perçus au prisme de leur catégorie sociale, laquelle était associée à leur provenance géographique et leurs « origines occidentales ». Comme ailleurs, la définition locale de leur « blanchité » dépassait cependant la question chromatique (Quashie, 2015), puisqu’elle visait aussi des migrants européens qui revendiquaient des « origines » sénégalaises ou ouest-africaines (Quashie, 2017). Ces résidents constituent localement une classe sociale supérieure, et cette appartenance n’est pas toujours assumée, d’autant qu’ils proviennent en grand nombre des classes moyennes européennes. Largement sollicités pour des dons financiers, leurs refus récurrents les confronte à des escroqueries, quand leurs interlocuteurs sénégalais ne les renvoient pas à du racisme : ces derniers manient très bien les rhétoriques misérabilistes et postcolonialistes face à leurs voisins européens. Cette stratification sociale engendrée par les mobilités européennes dans les régions littorales enquêtées donne donc lieu à des rapports souvent conflictuels et stigmatisants. Au cours de nos échanges, mes interlocuteurs européens exprimaient le besoin de verbaliser les difficultés qu’ils associaient à leur statut d’étranger toubab. S’ils pouvaient librement m’en parler, c’était soit, par contraste avec leurs voisins locaux qu’ils perce- vaient moins « occidentalisés », soit parce qu’en m’associant à ces derniers, ils profitaient de ces entretiens pour m’expliquer les meilleurs moyens de « faire progresser » socialement et économiquement « ma » société.

Le paternalisme de mes enquêtés me permettait de recueillir davantage d’anecdotes sur leur quotidien local. Mais cela ne résolvait pas mes difficultés à intégrer leurs cercles sociaux, au contraire. De plus, je n’y avais pas fait attention tout de suite, mais mes discours ne comportaient pas assez de conceptions culturalistes, primitivistes ou misérabilistes, pour faire écho à leurs représen- tations de la société sénégalaise. Je renforçais donc malgré moi une ethnicité « non blanche », accentuée par mon patronyme et ma pratique du wolof que je ne pouvais pas toujours dissimuler. Le fait d’être française et d’avoir grandi en France ne me rapprochait pas de mes enquêtés, même si je le spécifiais : j’apparaissais au mieux comme « issue de la diversité ». Ne pas faire partie de leurs réseaux d’interconnaissance amenait cependant mes interlocuteurs à développer davantage leurs points de vue sur les microcosmes dans lesquels ils s’inséraient, traversés de nombreux clivages et rumeurs (Quashie, 2016b). Ces confidences impliquaient parallèlement qu’ils ne pouvaient pas prendre le risque que je répète ce qu’ils m’avaient confié durant nos entretiens. La liberté de parole que j’essayais de susciter conditionnait donc bel et bien mon extério- rité à leurs cercles sociaux.

Enfin, n’ayant connu aucune situation de migration ou d’expatriation, je renforçais l’idée que j’étais davantage « locale » qu’étrangère comme ces enquêtés, car je ne semblais pas partager ni comprendre intuitivement les implications d’une installation dans un pays du « Sud ». Lorsque j’eus l’occa- sion de vivre une expérience personnelle de migration à Madagascar, je me rendis compte de ce qu’un tel parcours signifiait concrètement. Cette expé- rience fut bénéfique pour les entretiens menés ultérieurement. Elle me permit aussi de contacter d’autres migrants européens installés dans ces régions littorales sénégalaises, via des blogs et forums internet, pour échanger avec

242 Les « origines » présumées du chercheur eux sur nos situations respectives de vie à l’étranger. Je me présentais auprès de ceux qui ne m’avaient jamais rencontrée comme une future résidente au Sénégal. Les liaisons de communication étant parfois instables, ces échanges se faisaient principalement sans vidéo, et, n’ayant pas d’accent étranger lorsque je m’exprime en français, mes interlocuteurs s’adressaient à moi comme à une Européenne francophone vivant la même trajectoire biographique qu’eux. Je reçus ainsi des conseils pour une future installation au Sénégal et j’étais également invitée à rejoindre leurs cercles de connaissances une fois sur place, ce qui ne m’arrivait jamais sur le terrain lorsque mes enquêtés pouvaient me voir. Je saisissais ainsi les représentations sociales auxquelles il ne m’avait pas été possible d’avoir accès. Bien que ces nouvelles données n’aient été utilisées qu’en complément lorsque mes recherches n’étaient pas présentées, elles m’ont permis d’approfondir mes analyses quant aux processus de racialisation qui régissent les rapports sociaux au sein des localités enquêtées.

Durant mes séjours d’enquête sur la Petite Côte, dans le Saloum et à Saint- Louis, je réalisais également des entretiens formels et informels auprès de résidents sénégalais. Si ceux-ci étaient plus simples à solliciter, nos échanges n’étaient pas moins dénués d’ambivalences. Le fait de résider la plupart du temps à l’extérieur des quartiers ou localités enquêtés pouvait favoriser des échanges approfondis. Mais comme je n’étais perçue ni comme une touriste, ni comme une étrangère, de même qu’avec les chauffeurs de l’agence de Jérôme, je devais tenir compte d’un certain nombre de normes sociales locales. Par exemple, sur la Petite Côte, je ne perdais pas de vue que le contexte touris- tique balnéaire moralise fortement, localement, les rapprochements et relations entre jeunes Sénégalais(e)s et touristes ou résidents occidentaux. En tant que jeune femme, je ne pouvais pas être trop régulièrement vue au domicile de ces derniers, notamment ceux de résidents masculins célibataires, sous peine de me forger une réputation négative qui aurait entravé mes enquêtes. Je ne pouvais pas non plus me mêler constamment aux groupes de jeunes locaux, principale- ment masculins, investis dans des activités informelles liées au tourisme, même s’ils étaient les plus susceptibles de m’informer sur les enjeux et perceptions locales de ces migrations européennes. Si j’avais été identifiée comme une Toubab, ce statut d’étrangère aurait excusé le contournement ou le non-respect de certaines normes sociales genrées. Il n’est pas rare de voir dans les localités littorales touristiques des femmes occidentales « blanches » découvrir la société et la « culture locale » en compagnie de jeunes Sénégalais, qu’ils entretiennent ou pas des relations intimes. J’aurais de plus été directement abordée. Or, étant davantage perçue comme une résidente libanaise de la capitale, je pouvais traverser les plages sans être accostée. Je devais donc aller vers ces jeunes Sénégalais, ce qui, socialement, n’avait pas le même sens. À Saint-Louis, où vivent aussi des résidents libanais, et qui se trouve à proximité de la frontière mauritanienne, j’étais plus encore associée à une étiquette « naar » (« arabe » en wolof), qui, au-delà des distinctions de classe et de nationalité qu’elle laissait supposer, m’assignait une identité plus familière qu’étrangère. Enfin, je devais tenir compte du fait que j’étais résidente dakaroise, ce qui accentuait les asymétries sociales et économiques qui me séparaient de certaines catégories de résidents locaux, notamment sur la Petite Côte et dans le Saloum. L’un des enjeux consistait à ne pas me laisser enfermer dans une représentation embour- geoisée de mon statut qui aurait augmenté cette distance sociale. J’évitais aussi d’être confondue avec un agent du ministère du tourisme venu observer les

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dynamiques locales de ce secteur d’activité (souvent informelles et sources de conflits avec les touristes, résidents et entrepreneurs occidentaux). Je laissais donc par exemple des résidents sénégalais me demander d’intervenir en leur faveur auprès de leurs voisins européens, pour que ces derniers répondent favo- rablement à leurs sollicitations. J’apparaissais alors comme un « trait d’union » instrumentalisable entre ces deux catégories d’habitants, ce qui pouvait en retour me mettre en porte à faux vis-à-vis des enquêtés européens qui m’asso- ciaient déjà peu à leurs cercles sociaux.

Se confronter aux quêtes culturalistes des microcosmes occidentaux de la capitale

Je fus mise en contact, par un volontaire d’un institut de recherche français à Dakar, avec un centre d’étude nord-américain qui accueillait des programmes équivalents au système européen Erasmus. Explorer cet environnement social me permettait d’établir des comparaisons entre des mobilités migratoires en provenance de différents « Nords » (Europe, États-Unis, Canada), à destina- tion de milieux ruraux et urbains au Sénégal, et d’observer si les processus de socialisation et de racialisation recoupaient ceux d’autres contextes de mobilité impliquant des résidents occidentaux.

Plusieurs centres d’accueil à Dakar, convertis en ONG, sont dirigés par d’anciens membres du Peace Corps américain. Leur approche de la société sénégalaise est très culturaliste, semblable à ce que l’on retrouve dans le tourisme de découverte alternatif. Les étudiants issus d’universités américaines et canadiennes y suivent un programme d’« immersion » : ils sont logés dans des familles d’accueil en banlieue ou dans des zones résidentielles de la capitale, prennent des cours de langues nationales, de « danse africaine », de littérature sénégalaise, adoptent des prénoms locaux associés aux noms de leurs familles d’accueil, s’investissent dans des projets de développement et participent à des visites touristiques. Ces étudiants souhaitent bénéficier durant quatre à six mois d’une « expérience culturelle forte » et préparer des carrières dans l’aide inter- nationale, le journalisme ou le domaine artistique.

Le centre A, situé à Yoff, offre un programme spécifique relatif au déve- loppement durable. Durant un semestre, les étudiants doivent construire un projet et évaluer sa faisabilité dans des localités rurales, où ils sont aussi logés dans des familles d’accueil. Ce programme est le seul à inclure des étudiants sénégalais, qui travaillent en binôme avec leurs homologues nord-américains. Lors du premier séjour en milieu rural que j’accompagnais, je fus directement associée aux animateurs sénégalais et placée en position de « référente » pour les étudiants qui travaillaient sur le tourisme durable. Je m’aperçus rapidement qu’au-delà des principes d’« immersion culturelle » mis en avant, les interactions au sein du centre – entre étudiants ou animateurs nord-américains et sénéga- lais – étaient fortement ethnicisées et racialisées. Ces logiques se prolongeaient entre étudiants et familles d’accueil. Aussi, le fait d’être associée aux anima- teurs sénégalais rendit pratiquement inaccessible pour ma recherche le groupe d’étudiants nord-américains – malgré ma pratique courante de l’anglais, qu’ils utilisaient comme frontière symbolique vis-à-vis de leur environnement local. Ils étaient en outre complètement investis des imaginaires culturalistes et primi-

244 Les « origines » présumées du chercheur tivistes que leur programme construisait au sujet de la société sénégalaise. La présentation traditionaliste de Yoff qui leur avait été faite (proche de celle de Raphaël) et la découverte des milieux ruraux proposée (dans le Saloum et l’ar- rière-pays de Saint-Louis) accentuaient la vision romantique et fantasmée d’une Afrique dans laquelle ces étudiants cherchaient à « s’intégrer ». Or, leur quête culturaliste et primitiviste questionnait par exemple l’excès de « modernité » dans le quotidien de leurs familles d’accueil, opposé à l’« authenticité » qu’ils recherchaient. Ils se heurtaient donc en retour à des réactions postcoloniales qui les renvoyaient à leur « blanchité » et contrariaient leur projet d’« immersion culturelle ». Les étudiants nord-américains étaient aussi perçus à travers leur classe sociale, largement supérieure à celles de leurs binômes locaux et des habitants des quartiers et villages qui les accueillaient, ce qui renforçait des logiques de ségrégation racialisées. Ces étudiants étaient d’autant plus consi- dérés comme des Toubabs qu’ils appartenaient à des classes sociales dont ils pouvaient renier le confort pour s’exotiser temporairement avant d’y retourner. De plus, leur détachement de la « modernité », bien que revendiqué, n’était pas toujours réel au quotidien. Les enjeux de ce contexte migratoire ont largement pesé sur ma première enquête : l’amertume des étudiants nord-américains face à leur « immersion » manquée et idéalisée était palpable et favorisait des replis identitaires. La seule étudiante avec laquelle je pus m’entretenir vivait dans la famille de la coordinatrice sénégalaise, Awa, dont on m’avait rapproché, et qui était elle-même en couple avec un jeune migrant canadien.

Durant le séjour que j’accompagnais l’année suivante, Awa était en congé de maternité et je ne lui étais donc plus associée. Je pensais pouvoir entre- tenir davantage d’interactions avec les étudiants nord-américains du nouveau programme. Mais je me retrouvais confrontée à leur coordinatrice, Kate, qui cristallisait l’ensemble des contradictions sociales que j’avais notées auprès des étudiants l’année précédente. Kate avait participé au programme du centre B, implanté dans les quartiers des Sicap, avant de devenir coordinatrice au centre A. Des entretiens réalisés dans ces deux structures avec les animateurs et les familles d’accueil, qui ne se côtoient pas ou très peu, convergeaient vers les mêmes conclusions à son égard. Sa volonté d’apprendre et de s’approprier la « culture sénégalaise » était trop ostentatoire. Elle surinvestissait par exemple l’usage du wolof et l’adoption quotidienne de modèles vestimentaires en « tissu africain ». Lors des séjours villageois, ces attitudes soulignaient un décalage avec les milieux sociaux qui l’entouraient : Kate ne parvenait pas à participer à des échanges approfondis en wolof, ne maîtrisant en fait qu’un vocabulaire basique, et elle ne portait que des pagnes, imitant les femmes villageoises, quand ses collègues sénégalaises, citadines comme elle, préféraient un jean pour être à l’aise dans leurs activités. Kate souhaitait à tout prix « se désoccidentaliser », mais elle renforçait de ce fait sa labellisation en tant que toubab. Sa quête d’africanité ne considérait ni les enjeux sociaux qui accompagnaient les effets « culturels » qu’elle valorisait, ni les distinctions ethnoraciales qu’elle entrete- nait. Kate tendait à exagérer ses efforts d’insertion sociale et agaçait fortement son entourage local qui se percevait exotisé. Par exemple, lorsqu’elle eut un petit ami sénégalais, elle détailla spontanément leur sexualité à ses collègues sénégalaises, tentant de rapprocher ce récit de ce qu’elle se représentait des techniques féminines de séduction wolof (mokk pocc). Or, aux yeux de ses inter- locutrices, Kate développa un discours vulgaire, qui occultait certaines règles de pudeur et de discrétion. Parler de questions intimes ne les choquait pas, mais

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ses propos crus épousaient directement leurs représentations de la sexualité des « femmes occidentales ». Loin d’établir un rapport de complicité, Kate avait en outre négligé l’âge plus élevé de ses collègues et le fait qu’elles voyaient son petit ami tous les jours (il faisait partie des étudiants du programme, en dépit des règles du centre à ce sujet12).

Kate était donc davantage l’objet de moqueries et de mises à l’écart au sein de l’équipe des animateurs (tous sénégalais), ce qui accentuait entre eux une frontière sociale et racialisée. Celle-ci se reporta sur les relations que Kate entre- tenait avec les étudiantes sénégalaises du programme. Moins nombreuses et souvent en retrait, elles reprochaient à leurs homologues masculins de préférer la compagnie des étudiantes nord-américaines qui avaient les moyens de leur offrir des sorties régulières. Durant le second séjour que j’accompagnais, je partageais une chambre avec Kate et les étudiantes sénégalaises, leurs paires nord-américaines ayant préféré rester entre elles pour s’adapter au mode de vie villageois. Notre première soirée fut une suite de fous rires et de confidences sur nos expériences intimes : ces échanges correspondaient à ce que Kate avait souhaité initier avec ses collègues, mais ils eurent lieu en wolof, ce qui favorisa son exclusion. Lorsque je demandais pourquoi aux étudiantes séné- galaises, alors qu’elles connaissaient Kate depuis plusieurs mois et venaient de me rencontrer, elles manifestèrent un agacement quant à son indiscrétion, sa curiosité et sa façon d’en « faire des tonnes » pour leur ressembler cultu- rellement. Elle était de plus sortie retrouver son petit ami et rentra tard dans la nuit, empêchant nos hôtes de fermer la concession, ce qui souligna davantage son inadaptation aux codes sociaux locaux qu’elle tentait paradoxalement de s’approprier.

Lorsqu’elle me rencontra, Kate comprit qu’il n’était pas nécessaire de s’exo- tiser, de démontrer constamment ses capacités linguistiques, ni de mettre de côté ses tenues « occidentales », pour être socialement acceptée. Ce décalage engendra une concurrence de sa part. Me sachant de nationalité française, elle l’évoquait souvent pour m’associer à un passé colonial dont elle se considérait éloignée grâce à sa nationalité, comme d’autres Américains rencontrés. Or, elle continuait d’être étiquetée comme toubab, alors que je ne l’étais pas. Elle en conclut que son apparence physique était en cause (contrairement à la mienne aux « traits arabes ») : elle usa donc de références raciales pour nous distinguer. Cette concurrence se crispa enfin autour de ce qu’elle valorisait le plus dans son « immersion culturelle » : sa relation intime. Kate voulait la légitimer aux yeux de tous, en présentant notamment son petit ami à sa famille lorsqu’elle lui rendit visite. Or, je découvris par hasard que cet étudiant sénégalais connais- sait l’une de mes cousines, un soir où je la rejoignis pour une soirée dansante. Kate n’avait pas été conviée, comme à la plupart des fêtes locales où se rendait son petit ami. Mais elle apprit que nous nous étions croisés et se plaignit de cette proximité supposée auprès de ses collègues sénégalais. Elle alimenta des rumeurs, qui augmentaient à mesure que ces derniers les discréditaient

12 Celles-ci interdisent des relations intimes avec les participants sénégalais, pour que les programmes ne soient pas instrumentalisés à des fins migratoires. Or, plusieurs étudiantes et coordinatrices nord-américaines se sont mariées, installées à Dakar avec un partenaire local, et ont fondé une famille avant de repartir ; ce parcours traduisant à leurs yeux une « immersion culturelle » par excellence.

246 Les « origines » présumées du chercheur et lorsqu’elle constata que son petit ami refusait de partir s’installer aux États- Unis, contrairement à ce qu’elle s’était imaginé. Kate ne saisissait pas que les étudiants sénégalais n’étaient pas ceux avec lesquels je cherchais à entrer en contact : leurs homologues nord-américains, minoritaires, suscitaient davantage d’intérêt pour ma recherche. Mais sa quête culturaliste orientait ses représenta- tions de toutes les situations que nous partagions et renforçait incidemment les barrières auxquelles je me heurtais avec ses compatriotes étudiants.

Lors d’un autre séjour en milieu rural que j’accompagnais, on me demanda d’assurer la traduction anglais/français/wolof à la place d’un étudiant sénégalais qui n’avait pas pu venir. Mon rôle était d’accompagner Ally dans ses entre- tiens avec des villageois et gardes forestiers investis dans le tourisme durable. Cette relation de travail aurait pu me rapprocher des étudiants nord-américains et c’était ce que j’en attendais. Cependant, en plein milieu de notre second entretien, Ally déclara, en colère, qu’elle ne souhaitait plus travailler avec moi. Surprise, je lui demandais de m’expliquer ses raisons, et elle s’y refusa, préférant en parler avec sa coordinatrice, Kate. Une situation similaire se produisit dans un autre binôme avec un étudiant sénégalais, et une réunion fut organisée. Alors qu’Ally ne m’adressait plus la parole, je finis par apprendre qu’elle s’était sentie « dépossédée » de son travail par ma présence. Elle maîtrisait peu le français, encore moins le wolof, et avait estimé, à tort, que je ne faisais pas une traduction fidèle de nos entretiens. Il en fut de même pour son collègue dont les propos étaient traduits par l’un des étudiants sénégalais. Ces derniers m’expliquèrent qu’ils rencontraient ces difficultés de manière récurrente avec leurs pairs nord- américains, et elles semblaient renforcer les situations de ségrégation sociale et racialisée que j’avais observées. Les difficultés linguistiques des étudiants nord-américains mettaient à mal leur idéal d’« immersion culturelle » et les renvoyaient à une position d’observateur étranger passif qu’ils acceptaient avec difficulté, y compris dans leur contexte quotidien dakarois. Aussi, contrairement à ce que j’avais attendu de ce séjour, cet incident me rapprocha davantage encore des étudiants et animateurs sénégalais. Le fait de comprendre et parler wolof, malgré mes « origines » françaises et un patronyme étranger, m’exotisa auprès de ces derniers et construisit une certaine complicité. Cette position me permit de questionner du point de vue local l’influence des distinctions et hiérar- chies de genre, de classe et d’âge (les étudiants nord-américains étant beaucoup plus jeunes) qui concouraient à la racisation des rapports sociaux observés. Elle s’inscrivait dans un entre-soi sénégalais et wolophone, au miroir de l’entre-soi nord-américain et anglophone que je renonçais finalement à approcher, si ce n’est en fin de programme par des entretiens collectifs.

Ma proximité avec les étudiants et animateurs sénégalais du centre A avait toutefois ses limites : notre quotidien dakarois laissait apparaître des logiques de classe auxquelles je ne pouvais échapper. Depuis les banlieues de la capitale où la plupart résidaient, les Sicap sont perçus comme des quartiers réunis- sant des catégories sociales supérieures, tel que me l’avait montré Raphaël. La maison que j’habitais était une maison familiale ancienne, qui reflétait davantage le statut social de mes arrière-grands-parents (instituteur et sage- femme des années 1930) que celui de ses habitants actuels appartenant aux classes moyennes (enseignant retraité et fonctionnaire universitaire), tandis que pour financer mes recherches j’utilisais les revenus d’emplois non qualifiés (télé- marketing, ménages, libre-service en magasin). Mais la catégorisation sociale à

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laquelle je fus associée par mon lieu de résidence limita mes interactions avec les étudiants et animateurs sénégalais, plus à l’aise quand j’allais les rencontrer à domicile dans leurs propres quartiers.

Puisque je ne parvenais pas à m’extraire des logiques sociales racialisées qui traversaient le quotidien des étudiants nord-américains du centre A, je décidais de réaliser des entretiens individuels auprès de ceux des centres B et C, en tenant compte des différences de contextes sociaux dans lesquels ils étaient insérés. Ces centres étaient implantés dans les quartiers des Sicap, et les étudiants étaient habitués à leur mixité sociale, en termes de statut écono- mique et de nationalité de leurs habitants. Même s’ils m’assignaient une identité « non occidentale », elle ne pouvait pas être mise en scène comme au centre A, d’autant que je restais très extérieure au fonctionnement des programmes. Il m’était donc possible d’en dire très peu sur mon propre contexte et de faire davantage ressortir mes « origines » françaises, c’est-à-dire un statut d’extério- rité semblable à celui des étudiants. Mes interactions avec les animateurs séné- galais de ces deux centres étaient distantes. De plus, la plupart des étudiants ne se sentait pas libre d’exposer à leurs coordinateurs les obstacles qu’ils rencon- traient durant leur séjour. « Blanche » et américaine, mais mariée à un Sénégalais, Amy leur renvoyait par exemple une image trop « locale » et « intégrée », tout en amplifiant leurs fantasmes d’insertion sociale. Elle réagissait d’ailleurs assez mal à l’exotisation dont elle faisait l’objet dans les représentations des étudiants. Leurs interactions distantes me permirent de nouer une certaine proximité avec ces derniers, et pour que ces échanges puissent être fructueux, seule Amy avait connaissance de mon entourage local et familial. Mes détours par les centres B et C prolongèrent donc la durée de l’enquête, mais ils m’aidèrent à approfondir ma réflexion sur les contours et nuances des processus de racisation dans les rapports sociaux observés depuis le centre A.

Enfin, comme mes recherches sur le tourisme avaient questionné ses dyna- miques internes à partir des clientèles dakaroises (occidentales et africaines), elles me menèrent à des enquêtes auprès d’expatriés français de la capitale. Leurs visites touristiques révélaient une quête culturaliste en inadéquation avec leur quotidien (Quashie, 2015 et 2016a), proche de celle des touristes interna- tionaux, même à travers des pratiques différentes, et de celle des étudiants nord-américains, en étant moins prononcée. Je m’étais donc interrogée sur les raisons qui amenaient des Français expatriés à rechercher certaines formes de « rencontres », alors que les relations quotidiennes qu’ils entretenaient dans leur environnement local semblaient racialisées selon des schémas sociaux déjà observés.

Lors de mes premières enquêtes, je ne réalisai d’entretiens qu’avec une vingtaine d’enquêtés issus de milieux d’expatriation proches (enseignants, employés des services de coopération, volontaires, salariés d’ONG). Même en ayant été rattachée à un institut de recherche français implanté au Sénégal, j’avais peu l’occasion de les côtoyer spontanément. Ma nationalité et mes « origines » françaises ne m’étaient d’aucun secours, même si mes interlocu- teurs ne savaient pas toujours que je parlais wolof ou que j’avais un entourage familial local. Mon patronyme et mon apparence physique semblaient suffire à faire la différence et à me cantonner à l’extérieur de leurs réseaux sociaux : je ne paraissais pas assez « blanche » pour partager leur expérience et statut

248 Les « origines » présumées du chercheur d’« étranger occidental ». À l’inverse de ces expatriés, je n’étais effectivement jamais interpelée par le terme toubab dans la rue. Je n’étais jamais harcelée non plus par des commerçants, ni sollicitée par mes connaissances locales pour des dons financiers. Mes tenues vestimentaires contribuaient également à me distin- guer, car ils arboraient souvent des tenues négligées, très décontractées ou qui ne suivaient pas certaines normes locales de décence. Or, les choix vestimen- taires toubabs sont souvent considérés en inadéquation avec l’environnement local et ses milieux sociaux (ibid.). La plupart des situations partagées avec des expatriés français m’assignaient donc une identité « locale », « non occidentale » ou « africanisée », qui posait une distance sociale prononcée. Elle était renforcée par des asymétries sociales en ma défaveur : je n’avais pas toujours les capacités financières de participer à des événements organisés entre expatriés.

J’appris au fil de mes enquêtes que cette distance répondait aussi à une forme de concurrence entretenue entre expatriés français, que certains finirent par expliciter. Un idéal d’intégration sociale persistant dessine une sorte de hiérarchisation au sein de ces microcosmes. Ceux qui font montre d’une plus grande insertion locale, généralement minoritaires, tendent à être exclus car ils ont réussi là où la majorité a échoué. Ces derniers retournent d’ailleurs ce stigmate à leur avantage en se distinguant au maximum de leurs compatriotes. Par conséquent, lorsque mes interlocuteurs savaient que j’avais un entourage sénégalais et ouest-africain, soit cela renforçait cette distance sociale, soit ils me « culturalisaient ». Dans les deux cas, les accueillir à mon domicile devenait impossible : ils évitaient eux-mêmes cette situation ou je faisais en sorte qu’elle ne se produise pas. Je connaissais les attitudes moqueuses dont mon entourage pouvait faire preuve s’il se percevait « exotisé » par des Toubabs, ce qui avait d’autant plus de chance de se produire que les expatriés français que je côtoyais tendaient à oublier que bon nombre de Sénégalais ont voyagé ou vécu en France.

Aussi nos rencontres avaient surtout lieu dans des endroits publics, en contexte professionnel ou au domicile de mes interlocuteurs. Cela ne facilitait pas mon insertion dans leurs cercles de connaissances, mais je pouvais ainsi dessiner une carte de leurs lieux de sociabilité dans l’espace dakarois, qui me renseignait sur leurs modes de consommation (restauration, achats, loisirs) et leurs quartiers de résidence. Je notais également les différenciations marquées par les classes d’âge, les statuts professionnels et les ressources associées. Dans la mesure où mon extériorité limitait l’effet « boule de neige » de l’enquête, j’utilisais la méthode du « porte à porte » dans certains quartiers connus pour accueillir des expatriés occidentaux, et sur les lieux travail. Je me rendais par exemple dans des établissements scolaires ou des ONG pour solliciter de potentiels enquêtés. J’utilisais également mes réseaux professionnels dans la recherche et ceux de mon entourage local qui travaillait dans des institutions ou organisations employant du personnel français. Enfin les « blogs d’expatriés » constituaient une source d’informations que j’utilisais de la même façon que pour mes enquêtes sur le littoral.

La distance sociale avec ces enquêtés persistait enfin à travers certaines discussions. Elles faisaient ressortir des stéréotypes liés à leur mode en vie en marge de la société locale et racialisaient nos échanges autour de sujets spécifiques. Par exemple, je n’adhérais pas à certaines critiques des rapports

249 Hélène Quashie

sociaux de genre locaux, dont beaucoup visaient la polygamie. Je ne suis pas de confession musulmane, mais la victimisation à outrance des femmes séné- galaises se rattachait à mes yeux à un regard militant, incapable de différencier intégrisme et islam, et inscrit dans un discours humanitariste. Or, je ne pouvais pas toujours être une simple observatrice : considérée comme « locale », j’étais prise à partie sur ces questions. Sans nier les inégalités de genre perceptibles, j’essayais d’expliquer que les réalités conjugales locales me semblaient plus complexes que le seul produit d’une domination masculine, et qu’il faudrait inscrire les nuances et ambiguïtés qu’elles comportent dans leur contexte social et économique (Broqua et Doquet, 2013). D’autres fois, je répondais que toute situation de pouvoir engendre des contournements, remises en cause et résis- tances, passives ou discrètes. Mais ces propos semblaient défendre aux yeux de mes interlocuteurs des normes et hiérarchisations « africaines » en faveur de l’inégalité des genres. Ces questions faisaient pourtant l’objet de débats sociaux, par exemple dans les théâtres hebdomadaires télévisés, mais qui étaient ignorés de mes enquêtés puisque la majorité ne comprenait pas le wolof.

Les contextes d’usage de cette langue nationale, que certains tentaient d’ap- prendre, nous ramenaient aussi à des échanges racialisés. Il arrivait fréquem- ment que mes enquêtés s’essayent à la pratique du wolof sans tenir compte des rapports de classe et des crispations identitaires qu’elle peut mettre en jeu (Quashie, 2015). Le plus souvent, ils ne distinguaient pas quand ils pouvaient s’exprimer en wolof ou devaient au contraire parler français, ni ce que cela signifiait pour leurs interlocuteurs. Un jour, Carole, enseignante, me présenta son tailleur, Alioune, avec lequel elle prenait souvent plaisir à discuter. Alors que nous entrions dans la cour de sa maison, Carole salua les personnes présentes et engagea une conversation avec Alioune dans un wolof peu assuré. Il se tourna ensuite vers moi et se mit à tester mes capacités linguistiques, comme cela se fait souvent avec des étrangers. À ce stade de l’interaction, j’apparaissais encore comme une amie toubab de Carole. Je répondis à Alioune très simple- ment en wolof, et, surpris, il s’adressa à Carole en lui déclarant que j’étais, par comparaison avec elle, une « vraie Sénégalaise », et il continua de me poser des questions. J’avais appris que l’une des meilleures façons de neutraliser les inter- prétations sociales de l’usage du wolof, lorsque l’on est assigné comme toubab (que l’on soit Sénégalais ou Français), était de maîtriser au mieux son accent et d’utiliser des expressions idiomatiques. Parler wolof devenait alors davantage un outil de communication, et s’insérait moins dans des logiques de classe, de distinctions culturalistes ou de stigmatisations postcoloniales. Piquée au vif, Carole déclara qu’il suffisait de me regarder pour savoir que j’étais « sénéga- laise ». Mais en associant mon apparence physique à l’ethnicité d’Alioune, elle se distingua en tant qu’étrangère « blanche ». Alors qu’elle avait initialement cultu- ralisé cette interaction en parlant wolof, pour atténuer la frontière sociale qui la séparait de son interlocuteur, Carole venait paradoxalement de figer des distinc- tions ethnoraciales. Ce schéma interactif était rattaché à une logique de classe initialement en défaveur d’Alioune. Comme dans d’autres pays, la maîtrise du français au Sénégal étant acquise par la scolarisation, avoir un faible niveau de français peut impliquer un cursus scolaire avorté, ainsi qu’un statut socio- économique peu élevé. Or, en jouant sur une opposition ethnicisée entre ses deux visiteuses, Alioune avait transféré l’inconfort de cette situation sur Carole, qui ressentit une position d’extériorité. Je me rendais compte en effet qu’Alioune parlait peu français et qu’il avait su renverser l’asymétrie sociale de cette inte-

250 Les « origines » présumées du chercheur raction en acceptant de culturaliser ses frontières. Parallèlement, comme la plupart des expatriés français que je connaissais et qui faisaient l’effort de parler wolof, Carole souhaitait gommer par son attitude les stéréotypes postcolo- niaux courants vis-à-vis des étrangers occidentaux. Elle voulait démontrer son « ouverture culturelle » et se distancier des expatriés qui adoptent des comporte- ments racialistes. Mais elle ne percevait pas qu’en s’inscrivant dans une logique culturaliste, elle initiait et encourageait des distinctions ethnoraciales à son encontre. Ce n’était pas tant l’effort d’apprentissage linguistique qui lui permet- tait de transgresser les frontières racialisées qu’elle imaginait, mais l’usage et la valeur sociale accordés localement à la langue utilisée.

À travers différents terrains d’étude, cette contribution s’est efforcée de montrer combien les données recueillies lors d’enquêtes de terrain peuvent dépendre de la catégorisation ethnoraciale dont le chercheur fait parfois l’objet et de ses (in)capacités à en jouer. Ses analyses doivent tenir compte des identités multiples qui émergent dans les situations d’interlocution et déconstruire le rôle de la « culture » en tant que masque des rapports sociaux. La maîtrise de la durée de l’enquête, son extension dans un cadre multi-situé et l’usage d’Internet, pour maîtriser les effets de marqueurs ethnicisés et racialisés, sont autant d’éléments qui invitent à repenser le rapport au terrain et les ambivalences de la distance sociale qu’il implique (Bonnet, 2008) dans le contexte de globalisation actuelle.

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251 Hélène Quashie

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252 Résumé - Abstract - Resumen

Hélène Quashie Les « origines » présumées du chercheur. Ethnicisation et racialisation de la relation d’enquête dans des contextes migratoires vers le « Sud » (Sénégal)

Cet article analyse dans quelle mesure la catégorisation ethnoraciale du chercheur par ses enquêtés peut influencer la collecte et l’analyse des données de terrain. La réflexivité associée au processus d’enquête interroge souvent les effets de l’âge, du sexe et de l’appartenance sociale du chercheur. Mais il est peu souvent question, dans la littérature scientifique, du croisement de ces variables sociologiques avec l’identité ethnoracialisée assignée à l’enquêteur. L’étude de migrations Nord-Sud inversées, en provenance d’Europe et d’Amérique du Nord vers le Sénégal, se prête particulièrement à ce questionnement. Les contextes et expériences migratoires décrits sont très différents, mais tous marqués par des processus d’ethnicisation et de racialisation réciproques, eux-mêmes renforcés par des asymétries de classe et une liberté inégale de circulation Nord-Sud. Déconstruire les situations d’interlocution, le rôle de la « culture » comme masque des rapports sociaux, ainsi que la (non) maîtrise des effets des « marqueurs ethniques » permet alors de repenser la distance sociale intrin- sèque à la relation d’enquête.

The Supposed “Origins” of the Researcher. Ethnicization and Racialization of Fieldwork Relationships in Migratory Contexts towards the “Global South” (Senegal)

This paper focuses on the ways in which researchers can be racialized through fieldwork investigation and how this may influence both the data collection and the analysis. Reflexivity about fieldwork often questions the impacts of the resear- cher’s age, sex and social status. But we seldom pay heed to the combination of those sociological variables with the ethno-racial identity assigned to social scientists by fieldwork respondents. Studying several contexts of migration from “North” to “South”, i.e. from Europe and North-America to Senegal, seems parti- cularly adapted to raise this question. The depicted contexts and experiences of migration are very different but are all characterized by a racialization process, which is reinforced by asymmetric socioeconomic class and unequal freedom of circulation between North and South. Thus, deconstructing spaces of interlocu- tion, the role of “culture” as dissimulating social interactions, and the (lack of) control over the effects of ethnic markers enables to rethink the social distance intrinsic to fieldwork relationships.

253 Résumé - Abstract - Resumen

La percepción de los «orígenes» del investigador. Etnicidad y raza en la relación de investigación en contextos migratorios hacia el Sur (Senegal)

Este artículo analiza en qué medida la categorización etnoracial atribuida al investigador por parte de sus investigados puede influir sobre la recogida y el análisis de los datos de campo. La reflexividad asociada al proceso de investiga- ción cuestiona a menudo los efectos de la edad, el sexo y la pertenencia social del investigador. Sin embargo, en la literatura científica no se aborda apenas el cruce de estas variables sociológicas con la identidad etnoracial asignada al investigador. El estudio de las migraciones Norte-Sur en procedencia de Europa y Norteamérica hacia Senegal se presta especialmente a esta interrogación. Los contextos y experiencias migratorias descritos son muy diferentes, pero todos ellos caracterizados por procesos de etnicidad y raza recíprocos, reforzados asimismo por asimetrías en términos de clase social así como por una desigual libertad de circulación Norte-Sur. Deconstruir las situaciones de interlocución, el papel de la «cultura» como máscara de las relaciones sociales, así como el control (o no) de los efectos de los «marcadores étnicos» nos permiten por tanto reconsiderar la distancia social intrínseca a la relación de investigación.

254 REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 255-272

Criminalisation des migrations trans- nationales dans l’espace Schengen ? Quelques moments des échanges entre héroïne moyen-orientale, femmes des Balkans et électronique de contrebande Alain Tarrius1

Des territoires circulatoires de migrants fédérateurs des économies souterraines européennes

Des scènes d’échanges caractérisant des trafics illégaux parmi les popu- lations transmigrantes de l’économie mondiale souterraine2 (Tarrius, 1995) la mondialisation par le bas (Portes, 1999 ; Tarrius, 2002), ou poor to poor – par les pauvres, pour les pauvres – (Tarrius, 2015b), sont décrites dans des articles et des livres que j’ai publiés entre 1987 et 2015, signalés en bibliographie : ils concernent les économies souterraines de produits d’usages licites et celles de la mondialisation criminelle, trafics de drogues et de femmes, et encore les cadrages méthodologiques et théoriques qui ont rendu ces enquêtes possibles. C’est une mise en perspective de ces situations impliquant un terme d’illégalité dans l’échange, que je vais essayer de tracer pour répondre à la question des rapports entre les habituels et intrinsèques délits douaniers caractéristiques des pratiques de la mondialisation par le bas, et les trafics criminels, drogues et femmes, des circulants des économies criminelles mondialisées.

Les terrains que je mobilise depuis 1985 concernent des populations de migrants transeuropéens pauvres. Conscientes du déni d’hospitalité dont elles sont l’objet, elles renoncent à intégrer, sur le mode de la sédentarité, nos « sociétés de l’abondance ». L’originalité de ces migrants réside, durant leurs circulations en tournées, dans la vente de divers produits de contrebande. Ceux qui retournent chez eux, la quasi-totalité, ont le sentiment d’être sujets de leur transmigration, libres de leurs itinéraires et du choix de leurs étapes.

1 Sociologue et anthropologue, professeur émérite, Université Toulouse 2 Jean Jaurès, LISST, CNRS-UT2JJ-EHESS et réseau Migrinter, MDR. 5 allée Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex ; [email protected] 2 Poor to poor est l’expression utilisée par tous les transmigrants des tournées commer- ciales en économie souterraine. Elle est souvent complémentée par peer to peer pour signifier les compétences techniques des partenaires de la transaction (95 000 000 de mentions sur Google Search).

255 Alain Tarrius

Mobilisés sur le mode de la mobilité pour une « mondialisation par le bas » (Tarrius, 2002), marchande et souterraine, leurs incessants déplacements suggèrent des territoires circulatoires3 transnationaux, souvent circulaires, fédérant des milieux cosmopolites (Tarrius, 2000). Ainsi sont apparus les trans- migrants du poor to poor, ou du commerce « pour les pauvres par les pauvres ».

Ces parcours dans l’espace Schengen excèdent des conceptions usuelles des sédentarisations de migrants ; il s’agit de territoires (Tarrius, 1993) supports aux parcours des populations circulantes d’origines extra-européennes (C.E.). Elles sont solidarisées par des interactions économiques et affectives originales dans l’espace du mouvement et, lors des étapes, avec les populations séden- taires. Leurs territoires circulatoires se sont constitués, ces trente dernières années, dans l’Ouest européen, autour de mobilités de commerçants itinérants marocains, le long des routes menant du sud espagnol au nord belge, néerlan- dais et allemand, de préférence par le canal rhodanien. À l’est, c’est le long des routes turques vers ces mêmes destinations que de tels territoires trans-balka- niques sont apparus. Enfin, une voie transversale méditerranéenne, de la mer Noire à la mer Adriatique puis au Levant ibérique, est simultanément apparue, suggérant un grand triangle des circulations transmigratoires européennes. C’est après avoir été constitués par des peuplements ethniques, Turcs à l’est, Marocains à l’ouest et Balkaniques au sud, que ces territoires ont amalgamé, au cours des ans et de l’amplification de l’économie mondiale entre pauvres, ou poor to poor, de nombreux autres circulants sur le mode de l’intérêt partagé, le ciment du lien cosmopolite étant la pauvreté entre partenaires. Enfin, les Marocains ont attiré des Sub-sahéliens et des habitants du Grand Maghreb4 (Bensaâd, 2009 ; Belguiboum et Pliez, 2012) dans leurs espaces de circulation. La route euro-méditerranéenne et celle tracée par les Marocains permettent à environ 200 000 transmigrants, possédant diverses autorisations de circulation, du type de celles attribuées à des dizaines de millions de touristes, d’effectuer des tournées annuelles de plusieurs mois en France (Tarrius, 2014). Des mobilités migratoires

C’est par d’incessantes mobilités que ce grand triangle des circulations européennes constitué par les nouvelles transmigrations expose les empreintes spatiales et sociales du déploiement d’économies souterraines délictuelles et criminelles. Une généralisation des interactions dans les milieux des trafics entre organisations criminelles dites « mafieuses » et des migrants économiques a caractérisé ces territoires circulatoires dès leur apparition les premières années 1990 (Tarrius, 1992) et, évidemment, au fur et à mesure de leur consolidation et de leur diversification, dans les années 2000. Ainsi est suggérée, par multiplication des acteurs, une sorte de démocratisation de ce qui s’est longtemps présenté en réseaux spécialisés pour échapper au regard des États ; les « citoyens » de ces entités mouvantes sont tous en disposition d’initiatives solidaires (Bauer, 1987) :

3 Deux notions proposées par l’auteur entre 1989 et 1993 (i.e. Tarrius, 1989 pour le « paradigme de la mobilité » et 1993 pour les « territoires circulatoires ») lui ont permis de nombreuses recherches sur les déploiements transnationaux des nouvelles migra- tions « entre pauvres », ou poor to poor, et leurs liens avec les mondialisations crimi- nelles. Ces deux notions, comme dans toute démarche empirique, ont été reconstruites au cours des recherches (Tarrius, 2014). 4 De la Libye à la Mauritanie.

256 Criminalisation des migrations transnationales dans l’espace Schengen ? ce sont des nouveaux « artisans-contrebandiers », migrants pauvres dans des espaces juridiques fluidifiés par les incessants franchissements de frontières5 et, dans l’espace Schengen, par les statuts mouvants des frontières extérieures. Ces territoires de la mobilité hébergent, dissimulées dans la diversité des échanges délictuels, des transactions criminelles (Tarrius, 2011). Les gains retirés de leurs commerces nomades profitent à ces saute-frontières pauvres de la mondialisa- tion par le bas, mais aussi et surtout aux gestionnaires, invisibles à ce niveau, des flux masqués de capitaux et de marchandises : banques, grandes fabriques transnationales6 du Sud-Est asiatique (SEA), milieux criminels internationaux. Des accointances entre ces acteurs, des moments, au sens goffmanien de situa- tions, épars dans nos productions signalées ci-dessus, sont l’occasion de cet article.

Quelques transmigrants feront étape pour une union ou une installation et deviendront des immigrants, créant des familles métisses ou provoquant l’immi- gration de leurs familles originelles ; d’autres, le plus grand nombre, retourne- ront chez eux avant d’entreprendre de nouvelles tournées ou d’achever leurs activités nomades par une installation.

Ces mondes cosmopolites solidarisés lors de mobilités incessantes par des interactions indissociablement économiques-marchandes et affectives relient des familles de religions et d’origines diverses, historiquement dispersées par les classiques immigrations économiques, les mobilisations de la force de travail internationale, le long des nations. Ils suggèrent des peuples sans nation, trans- versaux aux vieilles frontières politiques7. Ils organisent, autre transversalité, les continuités entre les échanges souterrains de marchandises et leurs prolonge- ments monétaires officiels à la façon des « moral areas8 » urbaines étudiées par l’École de Chicago dans les années 1920 (Park, 1955) mais désormais à l’échelle de mobilités internationales ; les voici donc, selon les étapes, les saisons, les transactions, en charnière entre trois mondes : celui profondément immergé des commerces criminels puis celui, dans nos voisinages, des échanges entre pauvres « sous le manteau », « mano a mano9 », de produits d’usage licite

5 C’est ainsi que les activités prostitutionnelles, tolérées dans des nations, sont crimi- nelles ou délictuelles dans d’autres : les trafics internationaux s’appuient évidemment sur ces singularités. Les marchandises de contrebande sont contingentées ici, en vente libre ailleurs. Cependant que des sites Internet les proposent partout. 6 Au classique cadrage théorique marxiste : mobilisation internationale de la force de travail par le capitalisme industriel et financier national sur le mode de sédentarités forcenées près des outils de production industrielle, nous substituons le cadrage non moins marxiste de la mobilisation transnationale d’une force de travail commerciale et mobile, autour du fétichisme de la marchandise en mondialisation libérale avancée. 7 Idéologiquement réduite à une religion et à quelques nations proches et moyen-orien- tales, l’intuition de ces évolutions permet à des milieux xénophobes d’agiter le spectre du « grand remplacement ». Cette falsification n’est jamais étayée par des études de terrain qui, et pour cause, expriment d’abord, en matière de regroupements identitaires, les solidarités cosmopolites entre pauvres. 8 La notion de « moral area » (Park, 1955) ou « zone de mœurs », est utilisée par l’en- semble des sociologues de l’École de Chicago (Hannerz, 1983) pour décrire l’attraction et le brassage, souvent nocturne et dérogatoire de « l’ordre urbain », de populations variées autour d’activités mêlant plaisirs et intérêts. Les processus bancaires de blanchiment des gains troubles sont intrinsèquement partis de la moral area. Les « moral area » jouent un rôle essentiel, bien que non reconnu, masqué, dans les transformations urbaines. Une autre traduction de « moral area » par « district moral » est proposée par Isaac Joseph. 9 Expression italienne adoptée par l’ensemble des transmigrants commerciaux.

257 Alain Tarrius

« tombés du camion », et enfin celui des parcours de retour des gains vers la banque, vers la visibilité de l’officialité, par les divers subterfuges du blanchi- ment. La circulation apparemment erratique de l’argent dans les économies souterraines prend alors sens et visibilité selon les classifications comptables de l’officialité. D’une criminalisation à l’autre

On l’aura compris, nous n’éluderons pas le problème de la criminalisation des nouvelles migrations économiques transnationales. Les transmigrants ont le sentiment de développer des initiatives commerciales qui ne les aliènent plus à leur milieu d’origine : la mobilisation internationale qui les jette sur les routes est le fait de grandes fabriques mondialisées qui n’ont que faire des contentions nationales des immigrés des années 1960. Au contraire, sauter les frontières, vendre hors taxes et hors contingentements, disparaître après sa tournée sont désormais les qualités requises des nouveaux migrants économiques. Les nations qui ont interdit les migrations économiques dans les années 1970-1980 ont continué à recevoir des migrants clandestins, main d’œuvre surexploitée et criminalisée ipso facto. Les grandes fabriques transnationales n’agissent pas autrement en déployant le poor to poor mais évitent l’exil grâce aux tournées en mobilités migratoires. Les transmigrants ne sont pas responsables des vastes accords de blanchiments criminels entre fabriques et milieux criminels qui permettent leurs commerces massifs. Ils commettent des délits douaniers pour vendre entre pauvres des objets d’usages licites. Comme le délit de l’immigré clandestin est à chercher chez l’employeur local peu scrupuleux, celui du trans- migrant est à chercher chez l’entrepreneur transnational tout autant crapuleux. Différences ? Le « confort » dans le second cas. Et, bien sûr, les risques de l’accompagnement mafieux le long des territoires circulatoires transnationaux.

L’héroïne, valeur régulatrice des échanges dans les économies souterraines à l’Est

La nécessité d’observer les interactions originales en mobilité, le long des territoires circulatoires, entre transmigrants et avec les populations sédentaires, a rendu nécessaire une méthodologie de l’accompagnement, une anthropologie de la mobilité croisant observations ethnographiques et continuités spatiales et temporelles des circulations migratoires : dès 1989 nous avons proposé les notions théoriques et méthodologiques du paradigme de la mobilité et des territoires circulatoires (Tarrius, 1989 et 1993). Témoins, durant nos enquêtes, de ces rencontres dans des situations de transactions tolérées, illicites, illégales ou criminelles, nous avons essayé de caractériser les circonstances de leur appa- rition en identifiant le rôle d’un médiateur-régulateur des valeurs d’échange universellement déclaré « d’usage illicite », et de « trafic criminel » : l’héroïne obtenue par transformation de l’opium après le saignement de la capsule de pavot en Afghanistan et, pour nos recherches, depuis les années 2004, en Turquie, Géorgie, puis dans des Républiques caucasiennes.

En effet, lors de nos circulations avec des transmigrants de l’entre pauvre ou avec des femmes en route pour le travail du sexe, l’héroïne s’est manifestée, de l’Asie à l’Est européen, comme valeur d’échange transversale, régulatrice

258 Criminalisation des migrations transnationales dans l’espace Schengen ? des profondes irrationalités des marchés souterrains. Les circonstances de son apparition, moments éclairant les logiques d’échanges (Winkin, 1989 ; Joseph 1998), renvoyaient chaque fois à des variations de valeurs d’objets ou de services caractéristiques de rapports marchands aux rationalités et aux logiques « autres », spécifiques des économies souterraines : ruptures de valeurs par rapport aux économies officielles, par le vol, le détournement, la transgres- sion, l’incorporation des coûts du « service-délit » ou du crime, nécessaire- ment absents de ce « bon ordre officiel » que les gains retirés des économies souterraines doivent rejoindre, « coûte que coûte ». Nous avons donc observé des situations d’apparition des transactions impliquant le recours à l’héroïne. (Tarrius, 2007). L’abondance et la quasi-exclusivité de l’héroïne à l’est de la mer Adriatique, sa cherté et sa moindre disponibilité, cocaïne oblige, à l’ouest, se satisfait d’un accompagnement permanent d’un psychotrope « traditionnel », le cannabis, et de pléthore d’ersatz chimiques bon marchés, amphétamines, méthamphétamines, ecstasy, NPS, etc. Héroïne dans le marché mondial souterrain des produits électroniques du Sud-Est asiatique et des femmes des Balkans

C’est en 2005 que nous avons commencé à enquêter, surtout dans les ports bulgares de Varna et de Burgas, sur les passages de transmigrants du poor to poor chargés de produits électroniques fabriqués dans le SEA et passés par les Émirats. Auparavant, nous avions enquêté sur la naissance de vastes marchés souterrains tenus, en France, par des Algériens (Tarrius, 1987), puis, à partir de 1990, sur leur mise en réseaux transnationaux par des Marocains (Tarrius, 2007). Là, sur nos terrains de 2005, il s’agissait de Baloutches, Afghans et Iraniens, arrivés en formations ethniques sur les rives est de la mer Noire, et rapidement accompagnés de Géorgiens, d’Ukrainiens, de Russes, desservis dans les ports de Soukhoumi, de Sotchi et d’Odessa par les cargos maritimes et aériens du Golfe. Un mois environ d’allers-retours entre Trabzon, Poti, Sotchi et Odessa sont nécessaires pour rassembler et redistribuer les marchandises à ces groupes désormais cosmopolites. Leur mixité se développe encore lors de la traversée des Balkans : religions, langues et origines variées rencontrent une seule identité transversale, commune, chez les transmigrants du l’entre pauvre comme chez leurs potentiels clients : la pauvreté.

Dans nos enquêtes, menées en compagnie d’étudiants de Sofia, nous remarquâmes que les passages des transmigrants non-européens se dérou- laient selon six périodes (Tarrius, 2007). Nous ne connaissions pas l’origine de cette organisation des flux. D’autre part, si nous avions rapidement identifié les modalités de livraison et de circulation des marchandises et celles de socialisa- tion cosmopolite des groupes de vendeurs mobiles, nous ignorions l’origine des capitaux nécessaires au paiement de l’avance10 aux importateurs émiratis. C’est en Turquie que nous avons trouvé réponses à ces deux questions.

10 Environ 100 000 migrants impliqués, Afghans, Iraniens, Kurdes, Turcs, Géorgiens, Ukrainiens et Russes, en huit séquences de 12 500 dans les ports signalés, pour un commerce annuel de 5 milliards d’euros (valeur distribution officielle européenne). Soit, pour les 30 % d’avance, 16 500 euros environ par passager aux prix officiels grande distribution et environ 6 700 euros par transmigrant au prix réel en économie entre pauvres (40 %).

259 Alain Tarrius

Culture de l’héroïne et circulations des transmigrants

Les mobilités des Afghans sont liées au développement des cultures illégales de pavots en Turquie, Géorgie et dans des républiques caucasiennes. Ils sont accoutumés à la maîtrise des trois phases culturales majeures11 du pavot, espacées de trois mois environ, semences, tri des plants, incision des capsules, et fournissent une main d’œuvre appréciée d’ouvriers agricoles. Dans la dernière phase d’incision des capsules les Afghans extraient l’opium, le roulent en boules et le chauffent dans les champs de pavot, pour le conserver avant sa transforma- tion en héroïne et en morphine dans d’autres lieux, qu’ils ignorent, gérés par les milieux criminels russo-italo-turcs. Ces travaux fournissent aux transmigrants de l’entre pauvres des revenus pour leurs voyages et leurs familles demeurées au pays, en même temps qu’ils les introduisent auprès des financeurs des achats de marchandises « made in SEA passed by Dubaï »12. Nous avons identifié une modalité de blanchiment.

Marchandises « made in SEA and passed by Dubaï » et héroïne : moins-value positive et solidarités entre acteurs délictuels et criminels

Une expression quelque peu ironique, créée par un transmigrant baloutche de Mecheed, la « moins-value positive » désigne la différence entre le montant du prêt d’argent « sale » par les milieux criminels et celui du remboursement en argent « propre » qui peut descendre jusqu’à 70 % des sommes fournies. Appliquée à l’achat de matériel fabriqué dans le Sud-Est asiatique et passé par les Émirats, cette moins-value représente jusqu’à 2 000 euros sur l’avance pour les premiers achats : somme consacrée au voyage (600 euros), à la baisse des prix de vente d’environ 15 % (670 euros) et aux diverses corruptions aux fron- tières Schengen (700 euros) ou encore à la famille déjà attributaire de revenus du travail dans les plantations de pavots. Les factures attestant les gains d’argent « propre » seront fournies, à l’Ouest, par quelques revendeurs des circuits officiels bénéficiant, surtout en Italie du Sud, de délestages de marchandises hors taxes, et par des commerces fictifs13 : toutes factures acceptées par des banques au retour, ou en ligne durant la transmigration. Les mêmes banques que celles des importateurs émiratis et des coopératives ou centrales d’achat.

Ces « centrales d’achat », nombreuses en Turquie, existent aussi dans les ports de la mer Noire impliqués dans ces commerces. De Trabzon à Samson et Zonguldak, nous en avons identifié sept achetant et exposant des outils et des machines agricoles et dotées d’une section « émirats » sans dépôt de marchandises : des coopérateurs placent des sommes, avancées « de la main à la main » par les milieux criminels, d’environ 20 000 euros par déposant et en

11 Les plantations, selon leur altitude et leurs expositions donnent lieu à deux calen- driers décalés de deux mois, donc six phases avec : semis, sélection des plants, incision des capsules : semis A1 puis deux mois B1 un mois sélection plants A2 deux mois B2 un mois incision A3 deux mois B3, soit six migrations en huit mois. 12 Selon l’expression utilisée le long des territoires circulatoires pour attester la qualité des marchandises. 13 On trouve facilement ces marchandises neuves, sans assurance, sur des sites de revente par Internet, à 50 % de leur prix grande distribution. Les fournisseurs émiratis essaient d’interdire ces pratiques : le marché des pauvres est une exigence sine qua non. Les « délestages » de marchandises sont toutefois tolérés pour l’obtention de factures fortement alourdies avant photocopie pour les banques.

260 Criminalisation des migrations transnationales dans l’espace Schengen ? retirent des intérêts annuels d’environ 5 % ; modestes salaires de prête-noms. En moyenne ces sept coopératives d’achat comptent chacune 150 associés. Ces sommes, placées dans les mêmes banques en ligne, paient les avances d’achat des marchandises par les transmigrants de l’entre pauvres après leur emploi d’ouvriers agricoles dans les champs de pavot. Nous ne savons pas si ce travail est obligatoire pour accéder aux prêts. Mais le fait est que les transmigrations du poor to poor sont organisées en fonction des caractéristiques culturales du pavot.

Banques, importateurs émiratis, donc grandes fabriques du SEA, en toute officialité, coopératives d’achat aux pratiques « moins claires »14, transmigrants vendeurs en souterrain, milieux criminels, sont ainsi profondément solidarisés par le blanchiment de revenus de l’héroïne : officialité, délit et crime.

Les territoires circulatoires de la mer Noire à la mer Adriatique sont dénommés la route des Sultans par les transmigrants qui rencontrent des popu- lations sédentaires pauvres « en continu », chrétiennes orthodoxes, catholiques et musulmanes mêlées (Dérens, 2008). Puis, à partir des côtes italiennes de débarquement dans l’espace Schengen ouest-européen, entre Pescara, Bari, Brindisi et Tarente, la route est désignée comme « en pointillés » : les arrêts- étapes pour rencontrer les clients sédentaires, en Italie, en France, en Espagne, se font dans des quartiers des villes peuplés d’immigrés, surtout maghrébins (Tarrius, 2015a). Les éventuels rechargements de marchandises électroniques ont lieu à Durrës ou, plus tard, à Valencia : là aussi les plus-values tirées du commerce de l’héroïne produiront des capitaux pour partie réinjectés dans le poor to poor. La valeur de l’héroïne passe de quinze euros le gramme à quarante lors de la traversée de l’Adriatique, et à cinquante euros lors des livraisons à Valencia ; avec l’inévitable moins-value positive lors des nouveaux achats massifs de produits électroniques passés par les Émirats. La cocaïne, effectuant le trajet inverse, laissera là encore de forts revenus : de quarante à cinquante euros en Espagne et en Italie, à soixante-dix euros et plus, à l’est de l’Adriatique. Ces territoires circulatoires « en pointillés » rejoindront ceux des Marocains dans le delta du Rhône et, après une remontée commune, ceux des Turcs en Alsace et en Belgique. Héroïne comme cocaïne bénéficient d’un double marché qui accroit les bénéfices des transactions : les Géorgiens, Serbes ou Albanais, accompagna- teurs et gardiens des femmes dans les clubs prostitutionnels du Levant ibérique, continuent à bénéficier du prix « mer Noire » de l’héroïne, c’est-à-dire entre onze et quinze euros le gramme alors même qu’il se négocie entre quarante et cinquante euros, selon les quantités, en Europe de l’Ouest. Ce phénomène existe, relativement moins marqué15, pour la cocaïne en sens inverse.

14 Si l’on admet que les centrales d’achat n’ont pas à s’interroger sur l’origine des fonds des « associés », on ne saurait les impliquer dans les trafics. Mais ces associés sont tous des proches. 15 Milieux criminels latino-américains et russo-italiens s’échangent ces psychotropes à des prix proches de ceux des zones de production.

261 Alain Tarrius

Circulation des femmes « from East and passed by Black Sea » et rencontre des femmes originaires d’Amérique latine en Espagne : la fusion de l’héroïne et de la cocaïne comme valeur de référence Pour la « marchandise femmes16 », trente-sept des 120 que nous avons rencontrées dans le Levant ibérique grâce à des commissaires territoriaux17, entre 2007 et 2011, nous ont signalé comment les trafics de l’héroïne turco-russe ont accompagné leur « vente » (Tarrius, 2011). Les enquêtes que nous avons menées depuis 2005 jusqu’en 2014 sur les transmigrations des femmes des Balkans et du Caucase à partir des mêmes ports de la mer Noire déjà signalés (Tarrius, 2007, 2011 et 2014) nous ont permis de proposer le tableau 1 suivant. Les femmes, directement prises en charge par les mêmes réseaux criminels qui transforment l’opium et commercialisent l’héroïne, dirigées vers le Levant ibérique se comptent environ au nombre de 4 500. Un bref séjour italien permet leur sélection selon la hiérarchie des clubs prostitutionnels espagnols, par clientèles et localisations, et les familiarise avec la consommation et la vente de l’héroïne et de la cocaïne. Deux cents d’entre elles restent en Italie. La rencontre entre les trafics d’héroïne moyen-orientale et ceux de cocaïne latino-américaine s’effectue pour une part dans le sud de l’Espagne, par la voie remontante marocaine et andalouse qui, déjà depuis les années 1990, charrie l’héroïne nigériane et angolaise. D’autre part, et surtout, cette rencontre est tributaire de l’interpénétration, aux frontières est-levantines espagnoles, entre Alicante et Valencia, des flux de femmes-et-cocaïne en provenance d’Amérique latine, omniprésents à Madrid, et des femmes-et-héroïne en provenance des entours de la mer Noire et réparties dans les 272 clubs prostitutionnels de Cadix à Alméria, Alicante, Valencia, Lleida, jusqu’à la frontière franco-espagnole de La Junquera-Le Perthus. Ces clubs, sous le régime de la tolérance hébergeaient, en 2013, 10 880 femmes en provenance des Balkans et du Caucase (Cf. Tableau 1). À partir de rencontres avec sept commissaires territoriaux (Tarrius, 2007), repré- sentants de l’État fédéral et garants de la tolérance, nous pouvons avancer les estimations suivantes : le ratio entre revenus du travail des femmes par rapport aux revenus de l’héroïne est de 70 %, soit 1,7 milliard d’euros pour le psycho- trope importé de l’Est et 1,2 milliard de bénéfices légaux de la prostitution servant à blanchir partiellement les premiers. Le blanchiment des 500 millions restants permet les dernières importations de produits électroniques du SEA à partir des Émirats, et divers placements à haute rentabilité issus d’investisseurs immobiliers, même durant la récente crise, ou de rentiers locaux, y compris des régions françaises frontalières.

16 Le fétichisme de la marchandise (Marx Karl, Le Capital, Livre II), en échanges ultrali- béraux, chosifie radicalement tout objet de trafic. C’est ainsi que les femmes des Balkans sont localisées dans une hiérarchie de clubs en fonction de leur apparence physique et de leur appétence sexuelle supposée (les « présentoirs »), leurs tarifs tiennent compte de leur polyvalence sexuelle (« multiservices »), leurs rémunérations intègrent la partici- pation aux ventes de drogues (« bénéfices annexes, valeurs ajoutées »), leurs mobilités entre clubs tient compte surtout de leur obsolescence (« décrochage » des goûts des clients), leur mobilité d’étape en étape le long des territoires circulatoires de la nécessité de créer des renouvellements constants (« input/output »), la gestion de leurs économies est relative à la date prévisible de la fin de leurs activités à plein rendement (« date de péremption »), leur maintien dans l’orbite des clubs après exploitation sexuelle peut-être tributaire de leur reconversion en dealers-barmaid, dealers-ménage (« polyvalence »), etc. 17 Garants de la « tolérance » accordée aux clubs prostitutionnels et membres de la police fédérale.

262 Criminalisation des migrations transnationales dans l’espace Schengen ?

Tableau 1 : Suivi d’une cohorte de femmes depuis la mer Noire à partir de 2007 et pendant six années

2007 2008 2009-2011 2014

Recrutement ↔ mers Noire et Restent ports mer Adriatique Noire 10 000* 1 000*

→ → Vers Arabie ? Direct Émirats saoudite, Jordanie Retours origine 2 000* et Liban inconnue 1 500*

Italie Sud → 200 Retours 4 700* Restent Italie env. 100

Direct Levant espagnol ↓ 1 000* 4 500* → +4 500* (par Italie) = 5 500* → → Par routes Retours françaises vers d’Allemagne et Allemagne et Belgique vers Belgique Balkans 250* env. 100 → Dont routes Retours françaises avec 70 parentèles 70*

Effectif au Levant Restent en Retours totaux espagnol en 2013 Espagne après sept ans 10 880 (soit 70 % 3 480 env. 1 200+ du total en club) En grisé clair : consommations majeures d’héroïne ; en gris foncé consommation et vente de cocaïne et d’héroïne. Enquêtes mer Noire, 2005-2007 ; Levant (120 femmes), 2008-2011 ; La Junquera, 2012-2013 ; routes, 2014. * à 12 % (+) près nous avons retenu de nos entretiens (Missaoui, Bernet et Tarrius) les estimations concordantes.

C’est durant cette phase d’interpénétration et d’échanges entre héroïne et cocaïne à des prix avantageux proches de ceux pratiqués dans les lieux de production, entre « accompagnateurs-encadreurs » des femmes, que les deux psychotropes majeurs servent de moteurs et de régulateurs du marché général des psychotropes : cannabis et « chimiques » seront diffusés comme auxiliaires du marché des « majeurs », comme nous allons le décrire pour le passage de la frontière franco-espagnole. Dès lors, l’analyse des mobilités transnationales passe de l’échelon global au local.

263 Alain Tarrius

Passage de la frontière franco-espagnole du Perthus par les « chimiques », constitution d’un « vivier prostitutionnel » d’adolescent·e·s en France : une « moral area » exemplaire

Une concentration de clubs prostitutionnels, appelés en ce lieu « puticlubs », est apparue, côté espagnol, à la frontière franco-espagnole de La Junquera-Le Perthus. Huit puticlubs de tailles variables irriguent un espace d’environ 1 200 km2 entre la frontière, Gérone et la Costa Brava de 223 femmes en intérieur, 182 sur les routes et quarante-sept dans les aires de stationnement de la centra- lité européenne de camions de La Junquera18. Les gardiens de parkings, les « agents de sécurité » et d’entretien des clubs sont souvent d’origine géorgienne et balkanique.

Le dispositif prostitutionnel a bouleversé les pratiques de diffusion des psychotropes dans le département français voisin. La problématique du franchis- sement de la frontière par ce dispositif, illégal en France, toléré en Espagne, s’est en effet manifestée d’abord par le remaniement des ventes de psychotropes.

Absence des femmes des milieux balkaniques et inflation des drogues chimiques dans le département français frontalier des Pyrénées-Orientales

Le département frontalier des Pyrénées-Orientales a hérité d’un statut original en matière de prostitution et de psychotropes ; pas de femmes balkano-cauca- siennes sur ses routes, ses aires d’autoroute ou les périphéries de Perpignan qui suggéreraient une « conquête » de l’espace le plus voisin de La Junquera. Par contre, les Géorgiens et leurs associés balkaniques maîtrisent la distribution des psychotropes les plus rentables, l’héroïne et la cocaïne, dans les conditions d’approvisionnement russo-italiennes19. Les nouveaux « maîtres » des réseaux concèdent aux « petits distributeurs locaux » tout le commerce des herbes, résines et dérivés de cannabis, distributions familiales à partir du Maroc ou arti- sanales locales, et surtout des « drogues chimiques » amphétamines, y compris l’ecstasy, produites près de Barcelone, et souvent commercialisées via l’Andorre. Benzédrine, kéta, speed, meth, ice, NPS, MDMA, etc., psychotropes bon marché mais sanitairement redoutables par leur addictivité, sont désormais à la dispo- sition des « petits dealers » des villages et villes du département entre huit et vingt euros le gramme. Héroïne et cocaïne s’achètent à La Junquera. Parfois, des dealers perpignanais privilégiés peuvent être livrés aux prix du marché pour le tout-venant, et au prix des zones de production pour les prostitué·e·s lié·e·s au dispositif Levantin. Les bénéfices étant bien moindres, les dealers des Pyrénées-Orientales sont incités à diffuser les chimiques auprès des adolescents des collèges, lycées, centres de formation (Tarrius, 2014 et 2015).

18 3 600 camions stationnaient quelques heures chaque jour en 2012 pour un flux d’environ 20 000 sur l’autoroute. Le rôle d’une centaine d’entre eux, quotidiennement, est important non seulement dans l’accueil du commerce du sexe en cabine mais encore dans les suivis des femmes le long d’autoroutes françaises. La Junquera fournit des revenus supplémentaires à de nombreux camionneurs de « l’Est-Schengen » surex- ploités. 19 Provoquant de nombreux conflits dans le milieu du Languedoc-Roussillon par la substitution de la filière « mer Noire » à la traditionnelle filière marseillaise (même si l’héroïne est de même origine géographique).

264 Criminalisation des migrations transnationales dans l’espace Schengen ?

Carte 1 : « Moral area » des mobilités de psychotropes et des jeunes prostitué·e·s

Commentaire de la carte de la zone locale de la moral area : Produites près de Barcelone les « chimiques » inondent le département des Pyrénées-Orientales via l’Andorre et la Cerdagne, les jeunes du « vivier prostitutionnel » souterrain de Perpignan rejoignent les centralités prostitutionnelles légales de La Junquera (filles) et de Sitges (garçons) et, au retour, diffusent l’héroïne et la cocaïne de gestion russo-italienne dans le département frontalier français, réalisant de très importants bénéfices à la revente. Mouvements « souterrains » constitutifs d’une moral area à même de sauvegarder les apparences de l’officialité : les femmes des puticlubs de La Junquera, zone de tolérance, n’apparaissent pas dans le département français. Par contre les placements rentiers de Français dans le dispositif prostituto-psychotropique, permettant des blanchiments sous couvert d’investissements dans les puticlubs légaux, s’effectuent selon les voies bancaires de l’officialité. Investisseurs locaux, ignorant la destination finale de leurs placements, banques en ligne, concourent de fait à la dynamique de la moral area. Bien des responsables départementaux savent décrire chacun des acteurs des lieux ou des mobilités que nous signalons, mais ils ne les placent pas dans la perspective des liens dynamiques qui créent la moral area. Le processus visible/masqué, souterrain/officiel leur échappe (Park, 1955). L’argent circule donc par des banques en ligne depuis les entours de la mer Noire et par des banques andorranes dans la zone de mœurs signalée. La récente (2014) mise en cause de la Banque privée d’Andorre est explicite à cet égard. L’originalité de cette moral area par rapport aux analyses, toujours contemporaines, de l’École de Chicago (Hannerz., 1983) est que les polarités urbaines de Perpignan, Andorre, Sitges, qui englobent l’espace des mobilités locales constitutives de la zone de mœurs, sont prolongées par les mobilités transeuropéennes et transatlantiques des femmes prostituées accompagnées des deux psychotropes majeurs et de leurs accompagnateurs communs. Une exigence théorique et méthodologique consécutive est de redéfinir la notion de moral area en abandonnant sa centration sur les seules mobilités métropolitaines pour lui adjoindre des mobilités transnationales.

265 Alain Tarrius

Nous avons pu le vérifier lors de nos enquêtes à la sortie de collèges en zone rurale le long20 de la rivière Têt, alimentés par La Junquera (héroïne, cocaïne) et par l’Andorre (amphétamines, méthamphétamines, MDMA). Les méthamphé- tamines, speed ou meth de mauvaise qualité, y sont apparues brusquement en 2011, autour de douze euros le gramme, par « parachutes » d’un quart de gramme. L’amphétamine la plus vendue est la kétamine. L’ecstasy ou MDMA est en régression et l’ice, meth de qualité supérieure, est inconnue. De nouveaux produits de synthèse (NPS) sont quasiment indécelables dans l’organisme vingt- quatre heures après leur absorption ; fabriqués à Barcelone, ils sont de plus en plus distribués aux adolescents à trois euros le parachute21. Les enquêtes à la sortie de trois collèges (Tarrius, 2014) nous ont permis de parler avec dix-neuf adolescents consommateurs : parmi eux douze étaient sous protection sociale départementale.

Psychotropes et prostitution des adolescent·e·s et des jeunes majeur·e·s

Entre 2005 et 2013 un « vivier prostitutionnel » d’adolescent·e·s et de jeunes majeur·e·s s’est donc constitué à Perpignan, exerçant occasionnellement dans les parcs urbains, les aires d’autoroute, les puticlubs de La Junquera pour les filles et les clubs « d’escorts boys22 » pour les garçons à Sitges, au sud de Barcelone (cf. Tableau 2), le lien avec les consommations de psychotropes est fort (cf. Tableau 3) et en constante progression23.

Nos recherches antérieures ont fait apparaître des configurations de moral area ou espaces de mœurs, permettant, sous les apparences de l’officialité des légalités nationales, la circulation, en trafics délictuels et criminels, de marchan- dises de contrebande, de drogues et de femmes. Ces passages existent sur diverses frontières le long du territoire circulatoire euro-méditerranéen. Celui qui permet les regroupements cosmopolites et l’approvisionnement des transmi- grants de l’entre pauvres, sur la mer Noire, avant d’aborder les ports européens bulgares de Burgas et Varna. Celui permettant les passages de transmigrants, de matériels, de drogues et de femmes, entre le port de Durrës, Albanie, et ceux de Bari, Brindisi et Tarente, en Italie ; celui encore organisant les passages à double sens de l’Andalousie au Maroc. Et enfin celui que nous venons de décrire à la frontière franco-espagnole. Park (1955), inventeur de la notion, signale que la fonction première de la moral area est, rapidement dit, de concentrer, en les masquant, les échanges souterrains, effectifs et matériels, et d’organiser le retour à l’officialité des profits de leurs commerces. Les mobilités des acteurs de ces échanges signaleraient selon lui, l’ampleur du territoire urbain concerné par cette dynamique masquée. La moral area était utilisée pour décrire des aspects du phénomène de métropolisation dans la continuité des problématiques simmeliennes. Hannerz (1983) affirme que cette notion est la plus utilisée par

20 Pour l’un de ces réseaux, le Ribéral, nous avions gardé de précieux informateurs de nos recherches précédentes (1997, 1999, 2000-2003, 2007, 2010). 21 En juin 2013 l’OFDT signale une très basse consommation nationale (0,5 %) de NPS « dirigés vers un public jeune et novice » : le marché des Pyrénées-Orientales est aligné sur celui de Barcelone, beaucoup plus développé (jusqu’à 6 % des consommations). 22 Des « clubs », « associations », etc., gérés plutôt par des ressortissants d’Europe du Nord, recrutent dès l’adolescence, des garçons pour de courts séjours sur les côtes espa- gnoles (allo boys) ou parfois, l’été, pour des séjours en Nord Europe (escort boys). 23 Enquêtes menées en 2013 et révisées en 2014 par six doctorants (Tarrius et Bernet, 2014).

266 Criminalisation des migrations transnationales dans l’espace Schengen ?

Tableau 2 : Prostitution perpignanaise de jeunes de treize à vingt-cinq ans

+15 Fille/garçon Débute +15 jours/ Première Origines Effectifs jours/an transsexuel -16/+16 an à Sitges prostitution* « puticlub » Département 75 29/46 dont 2 F = 13/16 17/1 F = 14 ans Pyrénées- 30 47,9 % transsexuels G = 31/15 transsexuel G = 13 ans Orientales 15 4/11 dont 1 Autres Français 5 1 12,5 % transsexuel

Étrangers 14 4/10 6 2 européens 9 %

Étrangers 12 11/1 1 8 Balkans/Caucase 7,7 %

Étrangers 31 6/25 dont 1 G = 18/7 15 2 G = 11 ans maghrébins 19,8 % transsexuel

Étrangers 9 2/7 dont 3 F = 13 ans G = 8/1 7 2 sud-américains 5,7 % transsexuels G = 8 ans

Total 156 64 32

* Prestation sexuelle occasionnelle tarifée. Enquêtes (six doctorants) voir note 3 (actualisées en 2014), département des Pyrénées-Orientales.

Tableau 3 : Jeunes prostitué(e)s et usagers des drogues par offres dominantes de treize à trente ans

Filles Garçons Cannabis Amphés (C), Effectif total Cocaïne et Héroïne et prostituées + prostitués + marocain (A) meth (D) et 172 dérivés morphine psychotropes psychotropes local (B) ecstasy (E) 13/15 ans 8 2B 0 0 0 12 3B 4D et 3C 0 0 16/17 ans 7 1A et 3B 3C 0 0 11 3A et 3B 6D, 4C et 2E 0 3 18/19 ans 6 2A 3C et 2E 1 2 13 8A 8C, 3D et 4E 4 4 20/21 ans 9 4A 5C 4 3 35 18A 11C et 7E 16 9 22/25 ans 7 6 5C 4 1 21 14A 8C et 3E 8 6 26/30 ans 14 9 12C 10 4 29 16 12C et 68D 17 12 112 (21D, Total 51 121 147 59 44 73C et 18E) Enquêtes voir note de bas de page 3 (actualisées en 2014), NPS non recensés (confusion avec meth). Commentaire des tableaux 2 et 3 : De treize à dix-sept ans, quinze filles et vingt-trois garçons se prostituent par intermittence et se droguent. Soit, au total, trente-huit sur 156, un quart des personnes prostituées entre treize et vingt-cinq ans. La première consommation d’héroïne est le fait de trois de ces adolescents de seize/dix-sept ans ; méthamphétamines, amphétamines et ecstasy sont consommées par quinze adolescent·e·s de treize à dix-sept ans (vingt-deux en multi consommations). Si on rapproche les deux tableaux, les enquêtes nous ont permis de vérifier que les jeunes se déplaçant à La Junquera et à Sitges diffusent les deux psychotropes majeurs à Perpignan auprès de leurs clients.

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les chercheurs contemporains se reconnaissant dans la mouvance de l’École de Chicago. En 1996 il propose une extension des territoires de la moral area aux connexions suggérées par les réseaux interurbains. Dans notre utilisation de la notion nous préconisons l’analyse des superpositions entre territoires circula- toires suggérés par les acteurs, et la multi localisation des terrains.

Femmes, drogues et camionneurs : go north, go east

Chaque année (Tableau 1), 1 500 femmes des Balkans et du Caucase quittent les clubs du Levant ibérique, après des séjours de quatre à sept ans, pour travailler dans des établissements prostitutionnels des nations permissives d’Europe du Nord. 250 circulent vers la Belgique et l’Allemagne durant trois à six mois par les routes et autoroutes françaises ; elles travaillent, à partir du dépar- tement de l’Aude, dans les aires d’autoroute et près des sorties. Soixante-dix d’entre elles voyagent avec des parentèles des régions d’origine et générale- ment, après un complément de revenus de trois mois, quittent leur tournée de transmigrantes du sexe au plus haut à Lyon et réalisent un investissement dans un projet partagé24 qui a provoqué ces accompagnements (Tarrius, 2015a).

Sur les aires de stationnement, les camionneurs rencontrent souvent les femmes qu’ils ont connues à La Junquera, et mettent à leur disposition, pour la prostitution, leur cabine de repos durant les heures d’arrêt obligatoires imposées par leurs plannings. L’héroïne, plus que la cocaïne, est du voyage, procurant les derniers revenus de leur vente25, spécialisant les autoroutes des territoires circu- latoires des migrations du l’entre pauvres ouest-européens et méditerranéens, dans la diffusion de l’héroïne moyen-orientale comme autant de tentacules de la pieuvre que nous avons décrite (Tarrius, 2015b).

Fluidité et porosité des économies souterraines. Des territoires transnationaux de la mondialisation commerciale entre pauvres aux espaces de mœurs locaux, le voyage de l’héroïne

Le marché souterrain du psychotrope majeur à l’Est qu’est l’héroïne accom- pagne les formes non criminelles des nouvelles migrations économiques dans l’espace Schengen. Il régule, lors de moments clefs de leur déploiement, l’ex- pansion des vastes marchés souterrains. En contrepartie, il bénéficie de la dissi- mulation permise par la forte densité relationnelle des territoires circulatoires : formes et organisations des réseaux criminels quittent la vieille apparence des familles pour intégrer celle, soi-disant plus « démocratique » parce que plus partagée, des milieux de transmigrants. Apportant ainsi une plus-value de crimi- nalité aux migrations transnationales de la mondialisation par le bas.

24 Recherche en cours menée par Tarrius et Qacha et soutenue par le laboratoire d’ex- cellence Structuration des Mondes Sociaux de l’Université fédérale de Toulouse. Ce programme concerne les installations, en cours de route ou au retour, des divers·e·s transmigrant·e·s transeuropéen·e·s. 25 Fournies à prix « d’origine » par leurs accompagnateurs balkaniques et caucasiens, elles revendent l’héroïne à des prix proches de ceux du marché local : les bénéfices, souvent partagés avec des camionneurs, sont très importants. C’est, pour les femmes accompagnées de parentèles, la dernière phase de leur capitalisation en transmigration.

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269 Alain Tarrius

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271 Résumé - Abstract - Resumen

Alain Tarrius Criminalisation des migrations transnationales dans l’espace Schengen ? Quelques moments des échanges entre héroïne moyen-orientale, femmes des Balkans et électronique de contrebande

L’analyse des transactions multi-situées développées par des migrants transna- tionaux du poor to poor dans l’Espace Schengen le long du territoire circulatoire nord méditerranéen, de la mer Noire au Levant espagnol, et de leur déploiement multi-scalaire, des flux globaux aux passages singuliers de frontières, permet au chercheur de mettre en exergue des situations où l’héroïne moyen-orientale occupe un rôle clef de valeur d’échange. La notion méthodologique de moral area chère aux sociologues se réclamant de l’héritage de l’École de Chicago trouve là une application opportune pour interpréter les transferts-blanchiments entre économies souterraines, parfois délictuelles parfois criminelles, et officia- lité, introduisant à la compréhension des enchaînements de mobilités transna- tionales de la mondialisation entre pauvres ou poor to poor. Criminalization of Transnational Migration in the Schengen Zone? Moments of Exchanges between Middle Eastern Heroin, Balkan Women and Smuggled Electronics

This article analyses multi-located transactions developed by transnational poor to poor migrants in the Schengen Area along the North Mediterranean circula- tory territory, from the Black Sea to the Spanish Levant, and their multi-scalar deployment, and global flows as well as individual crossing of boundaries. This highlights situations where Middle Eastern heroin occupies a key role of exchange value. The methodological notion of moral area dear to sociologists claiming the legacy of the School of Chicago finds here a timely application to interpret money-laundering transfers between sometimes criminal underground economies and official flows. It is a key to the understanding of sequences of transnational mobility of globalization between poor, or poor to poor. ¿La criminalización de las migraciones transnacionales en el espacio Schengen? Momentos de intercambio entre la heroína de Oriente próximo, las mujeres balcánicas y la electrónica de contrabando

El análisis de las transacciones multisituadas que desarrollan los migrantes transnacionales del poor to poor en el espacio Schengen a lo largo del territorio de circulación del norte mediterráneo, del Mar Negro al Levante español, y de su despliegue a múltiples escalas, de flujos globales a los pasos singulares de fronteras, permite al investigador destacar situaciones dónde la heroína de Oriente Medio tiene un papel clave como valor de intercambio. El concepto metodológico de moral area que afeccionan los sociólogos que se reclaman herederos de la Escuela de Chicago encuentra una aplicación conveniente para interpretar las transferencias-blanqueos entre economías subterráneas, a veces delictivas, a veces criminales, y la oficialidad, introduciendo a la comprensión de las secuencias de movilidades transnacionales de la mundialización entre pobres o poor to poor.

272 REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 273-300

La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales dans le contexte des migrations internationales. Le cas des Chinois·es « conjoint·e·s de Français·es » résidant en région parisienne Simeng Wang1

« Conjoints de Français », un site privilégié d’observation de transformation des normes

Les statistiques nationales montrent que les migrants catégorisés comme conjoints de Français sont de plus en plus nombreux : l’Insee constate que 72 % des admissions au séjour le sont pour motif familial et, parmi ces migrants, 74 % rejoignent en 2010 leur conjoint de nationalité française (Insee, 2012 :142). On s’éloigne de plus en plus de l’image de la femme migrante « conjointe de Français » ou de celle de l’immigrée par le « regroupement familial » (Tribalat, 2009), pour aller vers une diversification des situations migratoires – telles que des hommes rejoignant une conjointe française ou des femmes ayant un projet migratoire individuel (Algava et Bèque, 2008) –, dans lesquelles les rapports sociaux de sexe, de genre et de classe sont profondément reconfigurés. Le cas des « conjoints de Français » issus des mariages « extra-ethniques »2 nous semble particulièrement intéressant et constitue un lieu propice aux réflexions sur la transformation des normes matrimoniales et familiales chez des migrants

1 Docteure en sociologie diplômée à l’École Normale Supérieure (2014), chargée de recherche au CNRS et membre du CERMES3, 7 rue Guy Môquet, 94801 Villejuif ; [email protected] Cet article a bénéficié des remarques de Tania Angeloff, Florence Maillochon et Amélie Le Renard, ainsi que des lectures des évaluateurs anonymes de la Revue Européenne des Migrations Internationales, à qui j’adresse mes sincères remerciements. 2 Il s’agit ici d’un des types de couples mixtes dans lequel les deux conjoints non seulement ont différentes nationalités, mais également appartiennent à des origines ethniques différentes. Autrement dit, dans cette étude, nous éliminons les couples formés par un·e Français·e d’origine chinoise et un·e Chinois·e. L’emprunt de ce terme « extra-ethniques » s’est inspiré des travaux de Santelli et Collet (2003). Plus largement sur les mariages mixtes, dont le terme « mixte » peut renvoyer à des niveaux pluriels d’une configuration conjugale (en termes de nationalité, de race, d’origine ethnique, d’origine sociale, entre autres), voir les travaux de Singly (2004) et Bozon et Héran (2006).

273 Simeng Wang

internationaux. Puisque ces hommes et femmes conjoints de Français doivent faire face aussi bien aux normes de leur pays d’origine que celles du pays d’accueil, de manière contradictoire, voire parfois conflictuelle. Comme c’est l’acte d’un mariage extra-ethnique qui justifie leur droit de séjour en France, les normes matrimoniales et familiales sont d’emblée mises en avant dans leurs rapports à la société d’accueil, dans leurs démarches administratives, et dans leur vie quotidienne. Dans l’autre sens, les normes matrimoniales et familiales sont également centrales dans leurs rapports au pays d’origine, notamment en termes de relation avec leurs parents, puisque le fait de devenir « conjoint de Français » et de s’installer en France peut se heurter avec les attentes paren- tales sur le mariage, sur la modalité de cohabitation et sur la perpétuation de la descendance. Les deux espaces socio-culturels participent en effet à l’expérience globale de l’individu (Sayad, 2006). Le rapport qu’il entretient avec les normes et les valeurs dominantes de son milieu d’appartenance avant l’émigration et l’appropriation de celles véhiculées dans son milieu d’arrivée peuvent donner lieu à de multiples configurations de relations familiales.

Ici, nous traitons spécifiquement le cas de mariages « extra-ethniques » entre Chinois et Français. Dans les statistiques nationales de 2012 citées supra, malgré un effectif stable dans le cas des femmes chinoises conjointes de Français comme celui des hommes chinois conjoints de Françaises3, la pluralité de leur trajectoire sociale reste méconnue. D’autant plus qu’il est difficile de dissocier le motif familial d’autres motifs migratoires4. À partir de ces constats, nous souhai- tons, à travers une approche qualitative, mettre la focale sur la transformation des normes matrimoniales et familiales au sein des couples « extra-ethniques » dont un·e membre est Chinois·e conjoint·e de Français·e, autrement dit sur les diffusions, réappropriations et mises en concurrence des normes, solidement ancrées dans le quotidien d’une vie de migrant. Nous tentons de montrer que derrière une telle catégorie administrative « conjoint de Français », représentée comme une catégorie allant de soi, les rapports de genre, de génération, de classe et les rapports ethniques s’articulent, de manière intersectionnelle5 et fonctionnent comme producteurs de normes matrimoniales et familiales dans des contextes de migrations internationales. À côté des études penchées sur les « faux mariages » pour les conjoints de Français demandant un titre de séjour (Spire, 2012), nous nous focalisons sur ceux en situation régulière, autrement

3 Entre 2004 et 2013, selon les données fournies par l’Insee (« État civil » de la France métropolitaine, tableau Mariages mixtes et mariages entre étrangers par nationalité du conjoint), l’effectif des hommes chinois conjoints de Françaises de chaque année reste stable autour de soixante et celui annuel des femmes chinoises conjointes de Français varie entre 700 et 800. 4 Sur les limites de l’approche statistique des circulations migratoires, voir entre autres Borrel (2004). 5 L’intersectionnalité traite de la pluralité des logiques de domination. Des études sur les immigrations postcoloniales privilégiant une approche en termes d’intersectionnalité mêlent diverses catégories structurées par la domination telles que sexe, classe et race (Collins, 2000 ; Dorlin, 2005) et mobilisent des concepts tels que « cosynthèse », « inter- connectivité », « multidimentionnalité », « identité multiplicative » pour décrire les inéga- lités et les rapports de domination (Poiret, 2005). Notre travail sur des migrants chinois et leurs descendants de la région parisienne, une migration dépourvue de dimension postcoloniale, a montré qu’outre le genre, la classe et la race, l’âge, la génération migra- toire, l’origine régionale et le contexte historicisé précédant l'émigration de l’individu participent également à la construction des rapports sociaux de domination (Wang, 2014 et 2017).

274 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales dit, chez qui ne se pose pas l’enjeu de la régularisation par le mariage6.

L’intersectionnalité traite de domination, mais pas seulement le cas des dominés : toutes les positions sociales, y compris dominantes, doivent être pensées dans leurs multiples dimensions (Fassin, 2015). La position des personnes privilégiées est rarement analysée au prisme de l’articulation des hiérarchies et rapports de pouvoir (Le Renard, 2014). Notre étude traite à juste titre de migrants parmi les moins précaires – par rapport aux autres catégories de migrants chinois en France – situés dans différents rapports de domina- tion et d’inégalité. En suivant les étapes à la fois de migration et de mariage des enquêtés – de l’émigration à l’immigration, du déplacement de la famille d’origine en Chine à la belle-famille en France –, trois scènes sociales nous paraissent être les sites d’observation les plus privilégiés de la transformation des normes matrimoniales et familiales chez ces hommes et femmes chinois, où ils sont confrontés aux différentes normes de manière des plus conflictuelle. Il s’agit d’abord de la famille d’origine, face aux parents résidant en Chine ; ensuite à la préfecture et à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), devant les agents administratifs qui les accueillent ; enfin dans la famille nucléaire fondée et installée en France en présence de la belle-famille française. L’analyse de ces trois scènes permet de passer de la pluralité à la complexité du processus de transformation des normes chez ces conjoints de Français et de déconstruire la dichotomie des systèmes de normes d’ordre culturelles, pour voir comment « l’intersectionnalité circule d’un contexte à l’autre, d’un pays ou d’un continent à un autre » (Yuval-Davis, 2015) et comment la transformation des normes matrimoniales et familiales peut prendre des configurations multiples selon les milieux sociaux, les sexes, les origines ethniques et les types de famille dans lesquelles ces enquêtés hommes et femmes ont été socialisés en Chine et ont atterri en France.

Le mariage et la migration sont des moyens de mobilité sociale pour un individu, tant ascendante que descendante (Bozon et Héran, 2006). L’articulation entre le choix du conjoint et le projet migratoire en amont de l’émigration nous paraît un des éléments primordiaux pour comprendre les normes matrimoniales et familiales dans la société d’origine auxquelles les enquêtés concernés font face. En pleine transformation profonde de la société chinoise (Sun, 2003) – de l’émergence économique aux déséquilibres démographiques entre hommes et femmes (Attané, 2006) – ainsi qu’en métamorphose de l’ethos matrimonial7 en Chine (Sun, 2012 ; Wang, 2013), comment les normes sociales en matière de destin matrimonial extra-ethnique impliquant un projet de migration interna- tionale sont produites par l’ensemble des proches de la personne concernée et appropriées (ou non) par cette dernière ? Quelles conséquences le choix d’épouser un·e Français·e aurait sur les relations intergénérationnelles au sein de la famille d’origine de ces migrants chinois enquêtés ?

6 Notre recherche se distingue donc des travaux qui s’intéressent aux femmes en situation précaire, qui mobilisent leurs ressources corporelles et sexuelles dans la relation d’intimité avec des conjoints français, afin d’obtenir un statut administratif légal en France. 7 Nous empruntons ici la définition de l’« ethos matrimonial » employée par Rault (2007) dans une terminologie d’inspiration wébérienne : « un ethos matrimonial constitue le système de dispositions mentales relatives au mariage, un ordre normatif intériorisé qui joue un rôle dans l’orientation des activités des individus ».

275 Simeng Wang

Ensuite, la confrontation des migrants que nous étudions avec l’administra- tion – demande du titre de séjour, signature du contrat d’accueil et d’intégration (CAI)8 –, révèle d’une manière significative des normes régulant un·e « bon.ne conjoint·e de Français·e ». Par quels biais ces agents administratifs transmettent- ils aux migrants chinois enquêtés des normes matrimoniales et familiales associées à la catégorie de « conjoints de Français » dans le contexte général d’« intégration comme injonction » (Lochak, 2006) ? Quelles sont les réceptions genrées par ces migrant·e·s chinois·es pour « préparer son intégration républi- caine dans la société française » (Slama, 2007) en tant que « conjoint·e » ?

Enfin, en mettant la focale sur les dynamiques intraconjugales, nous étudions une série de négociations au sein du couple qui renvoient à la transformation genrée des normes matrimoniales et familiales : contribution et (re)distribution économiques, transmissions linguistiques aux descendants, décisions sur le ou les prénoms et noms de familles de l’enfant, visites à rendre aux deux côtés des parents.

Méthodologie et deux profils principaux de « conjoints de Français »

Notre étude s’appuie sur une enquête de terrain menée depuis 2011, auprès d’une trentaine de migrantes et migrants chinois résidant en région parisienne, tous conjoints de Français. C’est à partir des premiers abords dans les files d’attente à la préfecture de Paris et à l’OFII9 et du maintien de contact au fil du temps qu’une proximité amicale et une relation de confiance se sont établies entre nous. Nous avons pu ainsi mener des entretiens semi-directifs individuels avec eux et participer à leurs activités de sociabilité. Au cours de ces dernières, grâce à l’effet de « boule de neige », nous avons rencontré d’autres conjoints de Français, qui sont devenus les futurs enquêtés.

En parallèle, une vingtaine de sessions d’observations participantes à la préfecture de Paris et à l’OFII a été effectuée et plus de vingt d’heures d’entre- tiens – individuels et collectifs – ont été menées auprès de sept agents adminis- tratifs du Service de l’immigration et de l’intégration (SII) de cinq départements différents. Les agents administratifs que nous avons rencontrés étaient tous des femmes, nées entre 1957 et 1988. En dehors d’une chef du bureau des étrangers à la préfecture, toutes les autres sont des agents du guichet (cinq en fonction

8 La préfecture délivrera la carte de séjour sur présentation du certificat médical de l’OFII et après signature du CAI (Contrat d’accueil et d’intégration). Ce contrat a pour objet de favoriser l’intégration dans la société française des étrangers admis pour la première fois au séjour en France et qui souhaitent s’y installer durablement. Obligatoire depuis 2007, il est conclu entre l’étranger et l’État français, représenté par le préfet de département. L’État doit assurer un certain nombre de prestations, notamment des formations, et l’étranger s’engage à y participer. Ces formations sont composées de formation civique, de session d’information sur la vie en France et d’apprentissage de la langue française. Les catégories de migrants concernées sont les conjoints de Français, les personnes arrivées en France au titre du regroupement familial, les travailleurs possédant un CDI, les réfugiés et l’ensemble des étrangers obtenant leur première carte de séjour. Pour plus de détails, voir : http://vosdroits.service-public.fr/particuliers/F17048.xhtml 9 Pendant ces années de séjour en France, l’auteure poursuit elle-même régulièrement des démarches administratives pour l’obtention et le renouvellement de son titre de séjour.

276 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales publique de catégorie B et une de catégorie C) : secrétaires administratifs, adjoints administratifs, agents de prise et d’études des dossiers de tout type de demande de titre de séjour – « vie privée et familiale », « étudiant », « scienti- fique-chercheur », « salarié », « commerçant », « réfugié », etc. Le fait qu’elles ne traitent pas uniquement les demandes « vie privée et familiale » nous paraît extrêmement intéressant, puisque leurs discours produits sur des conjoints de Français révèlent encore plus leurs logiques de transmission de normes fami- liales aux époux étrangers. Les entretiens se déroulent à la préfecture, donc à leur lieu de travail.

Parmi les migrants enquêtés, nous distinguons deux profils sociaux princi- paux. Le premier est celui de ceux qui sont appelés « migrants par le mariage » (Constable, 2003), c’est-à-dire les Chinois immigrés en France à la suite d’un mariage célébré en Chine ou grâce à l’intention de se marier en France avec un conjoint français. Les neuf hommes et sept femmes – nés entre 1971 et 1986 – correspondant à ce profil, ont tous un diplôme de licence obtenu en Chine avant leur émigration. Certains ont poursuivi des études jusqu’en master. C’est dans un contexte urbain chinois ou plus largement en Asie – dans tous les cas hors France – qu’ils et elles ont rencontré leurs futurs conjoints. À l’occasion de traverser des frontières pour promouvoir leur mariage, ils peuvent concevoir en même temps un projet individuel de mobilité personnelle : poursuivre des études, construire une carrière professionnelle à l’étranger, entre autres. Le second profil englobe les migrants chinois qualifiés – nés entre 1982 et 1990 – qui ont épousé un·e Français·e. Par « migrants chinois qualifiés », nous entendons des jeunes diplômés ayant effectué la totalité ou une partie de leur cursus supérieur en France et qui choisissent de s’y installer à la fin de leurs études10, pour des raisons professionnelles et/ou familiales (Wang, 2014). Étant déjà sur le territoire français, leur lieu de rencontre du futur conjoint est souvent en France.

Malgré la différence en termes de trajectoire migratoire, ces deux groupes partagent néanmoins certaines caractéristiques sociales en commun. D’abord, une partie du premier groupe et la totalité du second font partie de la généra- tion de l’enfant unique11 . Ensuite, même si les enquêtés du premier groupe ne sont pas venus en France pour faire des études supérieures, ils avaient reçu une éducation de niveau licence – au moins – en Chine et certains d’entre eux se sont inscrits dans des universités françaises une fois immigrés en France. La totalité de ces enquêtés est qualifiée – soit en Chine, soit en France, soit à la fois dans ces deux pays – et possède un niveau de capital scolaire et culturel relativement élevé, même si tout diplôme n’est pas reconnu en France12. Enfin, aucun de ces enquêtés n’est issu du milieu rural au sens strict. C’est-à-dire que la plupart d’entre eux sont nés dans de grandes villes13, souvent des chefs-lieux de provinces – et pour les autres, même s’ils sont nés dans des régions moins

10 Dans un entretien mené en novembre 2014 avec Monsieur Ma, le ministre-conseiller au service de l’éducation de l’Ambassade de Chine en France, il constatait que parmi 150 000 migrants chinois qualifiés résidant en France, une grande majorité habite en Île-de-France. Sur l’histoire générale de la diaspora chinoise, voir entre autres Ma Mung et Guillon (1992) et Ma Mung (2000). 11 Cette politique est mise en place en 1976 en Chine continentale. 12 Pensons par exemple au diplôme de médecine obtenu en Chine. 13 Une grande ville chinoise a pour caractéristique, entre autres, d’avoir quelques millions d’habitants.

277 Simeng Wang

urbanisées, ont également vécu en milieu urbain chinois, durant leurs études de licence, de master, ou leurs premières expériences de travail. Pour ceux issus du milieu rural, leurs premières expériences de la mobilité géographique au sein de la Chine qui marque également une véritable ascension sociale14, avant d’arriver en France, expliquent en partie leur propension à se déplacer dans l’espace international. Soucieux d’offrir une continuité dans les études de cas et de situer l’enquêté dans sa trajectoire sociale allant de l’émigration à l’immigration, nous privilégions les cas les plus révélateurs et y revenons de manière alternante aux trois scènes sociales évoquées ci-avant, qui correspondent à chaque étape de leur parcours migratoire.

Les regards genrés de parents chinois sur le choix du « conjoint français »

Dans les représentations maritales chinoises, une femme mariée est souvent considérée comme la personne qui quitte sa famille d’origine et constitue ainsi un « bien à perdre » pour ses parents ; alors qu’un homme marié est celui qui acquiert du bien pour sa famille (Xu, 2005 ; Zheng et Yang, 2003). Le mariage s’accompagne ainsi d’un acte d’échange entre les belles familles, de celle du marié à celle de la mariée. Cet échange est conçu comme un remboursement non seulement des biens matériels à la suite du départ de la mariée de sa famille d’origine – ses parents perdent une force de production dans la vie quoti- dienne –, mais également d’une perte au sens symbolique : la mariée n’est plus considérée comme une garantie d’assistance le jour où ses parents perdront leur autonomie (Wang, 2015). Ces normes matrimoniales genrées semblent conditionner les regards posés par des parents chinois sur le choix du conjoint de leur enfant lorsqu’il s’agit d’un étranger ou d’une étrangère. En fonction du sexe de l’enfant et du milieu social dont il est issu, un mariage extra-ethnique apparaît pour des parents comme quelque chose de plus ou moins acceptable. Le cas de Xiang est significatif. Résister aux normes pour épouser : le cas de Xiang, un gendre déplacé

Xiang est né en 1979 à Hangzhou15, fils cadet d’une fratrie de deux enfants – un garçon et une fille. Après avoir obtenu une licence de français à l’Université de Nanjing en 1997, contrairement à ses camarades de classe qui sont partis à l’étranger – en France comme en Afrique – ou dans les villes les plus grandes de la Chine, Xiang a décidé de retourner dans son pays natal et a eu un poste

14 En Chine, le lieu de naissance – urbain/rural déterminant l’état du compte de pièce d’identité (户口/hukou) – consiste en un indicateur du statut social d’un individu. Le hukou est un système d’enregistrement et de contrôle de la population instauré à l’époque maoïste pour servir le projet de développement socialiste. Il a créé une division durable entre les villes et les campagnes et donné naissance à un système de statuts en contravention avec la Constitution chinoise qui stipule l’égalité des citoyens devant la loi. Toutes les personnes issues du milieu rural vivant en ville ne peuvent accéder à un statut de citoyen urbain : les étudiants le peuvent pendant la période de leurs études supé- rieures. À ce titre, leur mobilité géographique au sein de la Chine marque également une véritable ascension sociale. 15 Cette ville est située au sud de Shanghai.

278 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales d’enseignant de français dans le secondaire16. En 2001, c’est sur son lieu de travail – au collège où il enseigne – qu’il a rencontré sa future épouse, Cécile, alors lectrice française à l’école. Jeune diplômée d’une licence de littérature française, elle y est recrutée sur un CDD d’un an. Ses parents, l’un agrégé en anglais, l’autre en géographie, sont tous deux enseignants dans le secondaire et résident en région parisienne. Tombés amoureux, les deux jeunes se posent des questions sur leur avenir et finissent par prendre la décision de se marier. Xiang relate la scène de l’annonce de cette nouvelle à ses parents, ouvriers retraités.

« C’était en fin d’après-midi, ma mère était en train de laver des légumes, comme d’habitude, avec mon père à côté, qui bricolait sa radio. J’ai dit : “Cécile et moi, on va se marier.” Au début, ils n’ont pas compris de qui je parlais. En fait, notre relation était plus connue à l’école que dans la famille [sourires]. Pendant un an, je n’étais venu qu’une seule fois avec Cécile chez mes parents, on a dîné ensemble, je l’ai présentée comme une “copine”. Après avoir compris de qui je parlais, mon père a jeté sa radio sur la table puis est parti dans sa chambre. Ma mère continuait de préparer le dîner, sans dire un seul mot. Sur le moment, je ne savais pas quoi faire. Je me suis donc assis dans la salle à manger et observais ma mère. Elle me tournait le dos, la tête baissée. De temps en temps, elle levait la main pour frotter son visage. J’ai fini par comprendre qu’elle pleurait. J’étais choqué par leurs réactions. Ce soir-là, comme tous les autres soirs, elle a sorti les plats et mis la table, puis elle est partie dans la chambre pour chercher mon père. Je les entendais parler à l’intérieur. Au bout de dix minutes, personne n’était sorti et je n’en pouvais plus. Je suis donc parti. Quand je suis rentré à la maison17, vers minuit, la table était rangée. Ma mère m’a laissé une note : “Dans le frigo, il y a du canard aux marrons”. Juste cette phrase, rien d’autre, rien. »

Cette scène de l’annonce de la décision de mariage, ne donnant lieu à aucun échange, est pour Xiang riche en émotions. Dans les jours qui s’ensuivent, ses parents lui ont demandé à plusieurs reprises, dans les soupirs et les larmes, s’il était sûr de vouloir épouser une étrangère. Cette formulation d’une « étrangère » utilisée par les parents de Xiang pour désigner Cécile semble révélatrice. Parce que l’usage du terme « étrangère » renvoie à une catégorisation d’épouses basée sur la nationalité et met en évidence la raison d’insatisfaction des parents de Xiang envers ce mariage : ils ne reprochent rien de particulier à Cécile elle- même, mais ils le sont du fait qu’elle est « étrangère » et de la nature « extra- ethnique » du mariage. Xiang m’explique qu’il hésitait, avant cette annonce, sur le lieu de célébration du mariage, entre faire l’enregistrement en Chine ou en France. Cependant « déçu » par les premières réactions de ses parents, il a vite pris sa décision d’épouser Cécile en France.

Quelques jours plus tard, c’est à l’annonce de sa double décision – de mariage et de migration – que la tension entre Xiang et ses parents – notamment son père – a atteint un sommet. Furieux, son père a hurlé : « Tu vas non seulement

16 Il s’agit d’un poste à vie. En Chine, les enseignants en secondaire sont des fonction- naires d’État. 17 De manière générale, il est relativement courant, au moins jusqu’au début des années 2000, qu’un·e jeune Chinois·e qualifié·e et non marié·e habite chez ses parents lorsqu’ils résident dans la même ville. Puisque d’un côté, la cohabitation avant le mariage était longtemps considérée comme une déviance et que de l’autre côté, le départ de la famille d’origine – aux sens matériel comme symbolique – était davantage marqué par le mariage que la mise en couple, ou l’accès à l’emploi (Pan et Zeng, 2000).

279 Simeng Wang

nous faire un petit-enfant qui n’a pas le sang pur, mais toi-même tu deviens une espèce de “verrou à tige à l’envers” [daochamen/倒插门]18 ! Tu n’as pas honte ? Aller en France comme ça [par le mariage] et être dépendant de ta femme ? ».

Encadré 1 : « Verrou à tige à l’envers » ou gendres installés dans la belle-famille

Énoncé plus haut, dans des coutumes matrimoniales traditionnellement répandues dans la société chinoise, un mariage s’accompagne habituellement d’un déplacement de la mariée de sa famille d’origine vers sa belle-famille. Lorsqu’il s’agit d’un marié s’installant dans sa belle-famille, cette modalité de mariage est nommée littéralement « ruzhui » (入赘). Dans le langage courant, l’usage du terme de « daochamen » est fréquent. L’enfant né du couple prend usuellement le nom de famille de sa mère pour assurer la succession familiale du côté maternel et le mari change parfois également son nom de famille. Reflétant les rapports de forces entre les deux belles familles en alliance, « le mari installé dans sa belle-famille » sous-entend une position relativement « faible » de sa famille d’origine et pourrait faire perdre la face aux parents de ce dernier (Zhao, 1986 ; Guo, 2005). Dans la Chine ancienne, ce phénomène ne porte pas toujours une connotation péjorative à condition que les gendres soient en voie d’ascension sociale au moment de mise en couple (Tang, 2005). En témoigne le proverbe « bangxiazhuoxu » (榜下捉婿) décrivant une scène courante : celle du lendemain de la publication des résultats des examens impériaux, des familles bourgeoises locales se rendent sous l’affiche des résultats pour rencontrer les candidats classés – souvent issus de milieux populaires –, dans l’intention de les faire devenir des gendres installés chez eux. Dans un contexte plus contemporain de la société chinoise, des maris vivant sous le même toit que leurs beaux-parents reçoivent souvent des jugements moraux de leur entourage (Fei, 1998). Ceci est en premier lieu dû au fait que les parents du mari sont censés être pris en charge au quotidien par le jeune couple marié. Alors qu’avec la modalité de cohabitation entre ce jeune couple et les parents de la mariée, les parents du mari donnent l’impression d’être « laissés- pour-compte ». Ensuite, le mari est souvent vu comme un homme « dépendant » de sa femme et de ses beaux-parents. Certains maris déplacés témoignent de leur vécu chez les beaux-parents en recourant à la métaphore de « castration mentale » (jingshenyange/ 精神阉割).

Malgré l’opposition de ses parents, Xiang était déterminé dans son choix matrimonial. Ayant démissionné au lycée, il a selon lui, causé une « polémique » au lieu de travail.

« Certains me taquinaient en disant : “Tu es un vrai homme amoureux et romantique”, certains voulaient me convaincre de rester parce que d’après eux “un homme ne devrait pas suivre sa femme comme ça”. Le directeur de l’école m’a dit : “C’est ton choix de partir, mais malgré tout, n’oublie pas de rentrer de temps en temps pour voir tes parents. Ils comptent sur toi.” »

18 L’appellation en mandarin pour désigner le mari qui s’installe après le mariage chez les parents de sa femme et y habite. En anglais, le terme est « a live-in son-in-law ».

280 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales

La « polémique » que Xiang décrit consiste en effet en un débat de normes sociales parmi ses collègues sur les rapports de force au sein du couple. En outre, le discours du directeur de l’école met en relief les normes familiales régulant un « devoir de retour » d’un homme chinois émigré (Wang, 2015 et 2017), quel que soit le motif migratoire : études, travail, et ici mariage en l’occurrence. Le jour où Xiang est parti pour la France, sa sœur est revenue à la maison19 pour remédier à la tension entre Xiang et son père. En vain. Avant le départ en France, la dernière phrase que Xiang a entendue de son père était : « Tu nous as trahis, tu te feras trahir ! ». Nous verrons dans les parties suivantes, à travers l’analyse de son vécu en arrivant en France – rencontre avec sa belle-famille, recherche de travail, entre autres –, comment les générations et le système de parenté participent à la négociation des normes familiales au sein d’un mariage extra-ethnique.

Par rapport à la réticence parentale à une épouse française qui renvoie à une catégorisation d’« étrangère » – ce que nous observons dans le cas de Xiang –, lorsqu’il s’agit d’une Chinoise qui épouse un Français, les regards parentaux sur un mariage extra-ethnique semblent davantage se focaliser sur les caractéris- tiques sociales du mari – âge, profession, personnalité, intérêt envers le monde chinois, entre autres. Introduisons maintenant le cas de Wendi et Jean-Claude. Des femmes chinoises « conjointes de Français » vues par leur entourage

Le couple s’est rencontré à l’Alliance française à Canton. La soixantaine, Jean-Claude y enseignait le français. Wendi, vingt-cinq ans, était son élève. Elle apprenait la langue en vue de poursuivre ses études de master en marketing dans une école de commerce à Lyon. L’âge avancé de Jean-Claude est interprété par Wendi comme un point positif, qui implique le volume de connaissances, le caractère calme et doux, et constitue un pilier fondamental de leur relation20. Cependant, les parents de Wendi, petits commerçants, le perçoivent autrement. Wendi rapporte :

« Laoniuchinencao (老牛吃嫩草)[littéralement traduit par “un vieux buffle mange de l’herbe tendre”21] était leur premier mot pour caractériser notre relation. Quand je leur ai dit que l’on aimerait bien se marier, mon père a répondu avec un visage tout rouge : “Il est plus vieux que moi ! C’est inadmissible que ce genre de chose arrive à ma fille ! Ni imbécile, ni handicapée, ni divorcée, tu as de quoi faire pour trouver un beau gosse, riche ou pas on s’en fout, mais de ton âge surtout ! Méfie-toi, fait-il partie des Occidentaux malhonnêtes déjà mariés en France ? !” »

Pour faire accepter l’âge avancé de Jean-Claude par ses parents, Wendi a passé deux ans à les convaincre, en créant plusieurs occasions de rencontres familiales. Au fil du temps, les parents de Wendi, derrière leurs premiers discours méfiants, commencent à apprécier Jean-Claude. Wendi me confie :

19 Elle réside à Shanghai. 20 Ici, nous pensons à l’écriture de Bozon et Héran (2006) sur l’âge plus élevé de l’homme, qui est considéré par les jeunes femmes comme un des éléments qui contri- buent à la densité sociale masculine et peut donc être désiré en tant que tel. 21 Cette expression péjorative désigne en mandarin une relation avec plus de trente ans de décalage entre une fille et son conjoint.

281 Simeng Wang

« Un jour, mon père m’a dit en rigolant, “en fait, Jean-Claude est quelqu’un de simple, sincère et curieux”. À ce moment-là, j’ai su qu’il avait accepté cette alliance. »

Même si le cas de Wendi pourrait paraître atypique au sens où il s’agit d’une femme se mariant avec une personne beaucoup plus vieille, les regards de ses parents posés sur un conjoint étranger et sur leur fille devenant conjointe de Français restent transposables aux autres cas. Au cours des entretiens menés auprès d’autres Chinoises mariées à un Français, nous entendons un discours récurent de la part de leurs parents, caractérisant des normes matrimoniales concernant uniquement les femmes : « Jiachuqu de nü’er, pochuqu de shui » (« une fille mariée par ses parents, c’est comme de l’eau que l’on verse par terre »). Cet argument de ne pas compter sur leur fille ni en termes de devoir de retour ni dans la tâche de perpétuation de la descendance, rend les parents plus souples et moins décideurs dans le choix du conjoint de leur enfant.

Ainsi, même si l’avis initial des parents sur un mariage extra-ethnique peut paraître opposé, leur rejet d’un conjoint étranger n’est pas fondé sur le principe d’épouser un étranger. Ces parents restent en revanche vigilants sur les profils sociaux de cet étranger en question. Conjointement à la médiatisa- tion de l’image des hommes occidentaux déclassés dans leur pays d’origine et venant en Chine pour trouver une épouse22, les parents des enquêtées que nous avons rencontrées ont fait comprendre, au moins une fois, d’une manière plus ou moins implicite, à leur fille qu’il faudrait « tester » ce conjoint en question avant de prendre une décision du mariage. Encore plus spécifique au cas des hommes français, dont le cliché du « romantisme » (Yang, 2007) entraîne chez des parents chinois une méfiance récurrente : « Tu es sûr qu’il ne te trompera pas ? », « J’espère qu’il n’est pas déjà marié ! », « On a entendu parler des prostituées chinoises à Belleville23, il n’habite pas par hasard dans le quartier ? » Ces remarques démontrent toutes une réticence de parents à leur futur gendre français, qui repose sur une appréhension des caractéristiques sociales de ce dernier, plutôt que sur un refus du mariage extra-ethnique conduisant à l’éloi- gnement géographique entre leur fille installée en France et eux-mêmes. Ceci se distingue nettement du cas d’un homme concerné par un mariage extra- ethnique, comme celui de Xiang. À ce titre, les femmes chinoises « conjointes de Français » et les hommes chinois « conjoints de Françaises », dès l’amont de leur émigration, sont exposés différemment aux attentes parentales et aux normes sociales, à la fois en matière de devoir de retour – pour la prise en charge des parents – et de tâche de perpétuation de la descendance.

Pour ceux immigrés dans le cadre du mariage, la plupart n’étaient jamais précédemment venus en France. Peu d’entre eux y étaient déjà venus pour des raisons d’échanges universitaires ou de visites touristiques, et ce, pour une courte durée, inférieure à trois mois. Ainsi, lors de leur arrivée en France, les agents administratifs – à la préfecture et à l’OFII – qui traitent leur dossier font partie de leurs premiers interlocuteurs d’ordre institutionnel. Alors que pour ceux résidant déjà en France avant la formation de leur couple, changer leur statut – de « salarié », « scientifique », « commerçant » ou encore « étudiant » à

22 Voir les reportages en ligne : http://blog.sina.com.cn/s/blog_4e780db10102vfk4.html et http://www.douban.com/group/topic/29526474/ 23 La question de la prostitution chinoise à Belleville est largement médiatisée en Chine.

282 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales

« conjoint de Français » – marque également un changement de leur rapport à la société d’accueil. La mise en avant de la sphère familiale par rapport aux autres activités – professionnelles et/ou scolaires – de la vie d’un·e migrant·e selon les logiques administratives provoque davantage de confrontation de différents systèmes de normes familiales dans un contexte de migrations internationales.

Les normes familiales et matrimoniales transmises par l’administration française et leurs (ré)appropriations genrées par les migrants enquêtés

Commençons par examiner les premières expériences à la préfecture de Tan. Quarante-deux ans, elle est arrivée pour la première fois à Paris en 2010. À ce moment-là, elle venait d’être mutée au sein d’une entreprise internationale : toujours en poste d’expatriée commerciale, elle a quitté Singapour et est venue en Allemagne. C’est à Singapour qu’elle a rencontré son ancien collègue, Pierre, alors en mission de délégation en Asie. Ce Français ayant dix ans de moins que Tan, est devenu plus tard son mari. Une fois que le couple a pris la décision de se marier, Pierre a démissionné de l’entreprise pour que Tan puisse faire une demande de mutation géographique au sein du groupe. Quelques mois après son arrivée en Europe avec un titre de séjour de nature « salarié », Tan et Pierre ont célébré leur mariage à Paris. Tan a ensuite demandé son premier titre de séjour de nature « vie familiale et privée » :

« Je ne parle pas français. Chez nous, c’est l’anglais tout le temps. La dame en face de nous [à la préfecture] m’a dit en lisant mon dossier : “Vous avez pris le nom de votre mari, c’est bien !” Comme je ne comprenais rien, j’avais cru qu’il manquait des infos, puis j’entendais Pierre à côté me traduire en anglais. Je souriais à la dame qui s’est mise à parler en anglais : “It’s good! It’s integration!” »

D’emblée, cette scène met en relief le principe d’une politique nationale d’accueil destinée aux primo-arrivants, celle qui valorise leur intégration (Chevron, 2009). Cette femme agente du guichet valorise le changement de nom de famille de Tan, en l’associant à la volonté d’intégration d’une épouse étrangère. Dans un contexte où aucune loi n’oblige les femmes à prendre le nom de leur mari (Valetas, 2002), les agents administratifs que nous avons rencontrés interprètent le changement de nom de famille comme un indicateur qui « montre un certain degré de sincérité et d’effort dans le mariage ». Mais cette règle d’évaluation est rarement employée chez les hommes conjoints de Françaises demandeurs de titre de séjour.

« Le nom de famille, c’est malgré tout un signe d’attache, si on décide de le changer, c’est quand même quelque chose. Bien sûr, il y a toujours des exceptions. […] Je peux dire que l’on est obligé de vérifier, si la personne en face de toi est déjà en France depuis huit ans, et qu’elle ne maîtrise pas un seul mot de français, tu commences à te demander comment ça se fait, et à avoir des doutes sur son mariage. » (Mme Bouchart)

« Le changement de nom, oui, la maîtrise du français aussi, ce sont des choses que l’on regarde. C’est notre métier ! Mais, dans mes trente ans d’expérience au guichet, ce que j’adore, c’est le compte bancaire en commun, c’est le top. » (Mme Durand)

283 Simeng Wang

« Il y a des gens qui font aucun effort, c’est hallucinant ! Il y a un an, ils étaient “demandeurs d’asile” ; puis quelques mois après, ils devenaient “malades” ; ça marchait pas, ils tentaient ensuite “conjoints de Français” ; quand tout était refusé, ils reviennent avec un bébé dans les bras [en tentant la demande de séjour de nature “parent d’enfant français”], c’est pas possible ! » (Mme Cutto)

Les discours des agents du guichet mettent d’abord en lumière une logique de suspicion constante du « faux mariage » – et plus généralement du « demandeur tricheur » – dans leurs pratiques professionnelles (Spire, 2008). Pour distinguer des « vraies » demandes de conjoints de Français de celles mensongères, ils développement une série d’indicateurs de vérification, dont font partie le changement de nom de famille, la maîtrise de la langue française et la possession d’un compte bancaire en commun. En même temps, toutes les agentes du guichet rencontrées nous présentent les migrants chinois – quel que soit leur motif de demande –, en comparaison avec les migrants d’autres origines ethniques, comme « plutôt des bons demandeurs », « dociles », « qui ne mentent pas, ou très rarement », « ayant tendance à dire oui à tout », même si en réalité, il y a « de vrais problèmes de communication et de compréhensions à cause des barrières linguistiques et culturelles ». Cette composition diversifiée des populations reçues au guichet comme lors de la formation civique à l’OFII – en termes d’origine ethnique ainsi que de représentation y étant associées –, fait que les enquêtés chinois conjoints de Français, n’étant pas forcément visés par la transmission des normes familiales et matrimoniales de la part des agents administratifs notamment à l’égard de l’égalité entre sexes et de la liberté des femmes, sont amenés à y assister. Le discours de Tan le met en exergue :

« La formatrice [à l’OFII] nous a dit au moins dix fois, que les femmes sont libres de faire tout ce qu’elles veulent, elles peuvent travailler, s’habiller comme elles veulent, garder leur nom de jeune fille, blablabla. Certaines choses me paraissent évidentes, nous ne vivons pas dans la Chine impériale ! Ça me choque d’entendre encore des paroles sur le droit de travail des femmes. Avant d’arriver [en France], je croyais que toutes les Françaises étaient comme De Beauvoir, qui débat, qui a des amants, qui est libre ! Mais j’ai découvert une autre France en arrivant… » Cet extrait d’entretien montre d’abord qu’en formation civique, les discours valorisant l’autonomie des femmes et l’égalité entre hommes et femmes sont récurrents. Ceci rejoint les résultats d’autres enquêtes, décrivant que des agents administratifs participent à une « stigmatisation des signataires du CAI (contrat d’accueil et d’intégration), suspectés de ne pas respecter les normes de la société française » (Gourdeau, 2014). Ensuite, en approfondissant notre discussion, Tan confirme que dans la salle, il y a notamment des personnes majoritairement féminines et originaires du Maghreb, du Moyen-Orient et de l’Afrique subsaharienne. Certaines participantes sont voilées. Ces populations sont vraisemblablement plus ciblées par le contenu de la formation civique que Tan, qui se dit « choquée » d’entendre certaines remarques qui lui paraissent « évidentes ». À ce titre, nous pouvons questionner la pertinence du terme d’« intégration », basé sur un hiatus entre une insistance sur la différence et une injonction à l’indifférence, sans distinguer les parcours sociaux extrêmement hétérogènes des migrants en termes non seulement d’origine ethnique, mais également d’autres facteurs sociaux tels que la classe et le genre.

284 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales

Le cas des conjoints de Français qualifiés en France – y ayant obtenu un diplôme dans le supérieur donc dispensés de la formation linguistique et de la formation civique – est révélateur pour étudier l’effet de ces deux rapports sociaux – classe et genre – dans la rencontre des systèmes des normes fami- liales et matrimoniales en administration. Examinons le cas de Yangtian.

Né à Shenzhen en 1988, Yangtian est venu en France à l’âge de seize ans. Après avoir fait une classe préparatoire, il est entré à l’École Polytechnique et y a rencontré sa future femme, Élodie. À la fin de ses études, alors stagiaire en entreprise et marié à Élodie, Yangtian a demandé un changement de statut d’« étudiant » à « conjoint de Français » :

« La première fois quand on est allé à la préfecture pour changer de statut [“étudiant” vers “conjoint de Français”], pour renforcer mon dossier, j’ai amené mon diplôme et mes bulletins de paie pendant les stages. J’ai demandé à la dame si elle voulait lire ces documents. Elle ne m’a même pas regardé, en continuant d’agrafer le dossier, elle a dit, “ça on s’en fout. Par contre, toutes les preuves de votre cohabitation, de votre union, j’en veux bien.” C’est la première fois que j’ai eu l’impression que mon existence portait un sens seulement par rapport à ma femme, et que devant l’administration, qui j’étais, ce que j’ai fait, polytechnicien ou pas, ça n’a aucune importance. C’est une expérience assez spéciale. »

Ce sentiment d’existence administrative exclusivement liée au statut de « conjoint » est largement partagé par des demandeurs de titre de séjour pour la vie familiale et privée. Quel que soit leur statut social, ils sont amenés à être assignés exclusivement au rôle d’époux et d’épouse. Ceci exerce en effet des conséquences sur les dynamiques et rapports de force au sein du couple. Concernant les hommes chinois conjoints de Françaises, à force d’être rappelés existants par rapport à leur femme et de passer du temps à faire des démarches administratives, certains enquêtés notamment ceux non actifs, partagent une impression de devenir « homme au foyer ». Regardons le cas de Bing.

Bing, trente ans, a connu sa future épouse, Ève, chanteuse de rock, dans le bar où il travaillait comme barman, à Pékin. Leur rencontre est décrite par Bing comme un coup de foudre : ils se sont vite mariés puis Bing est venu en France. Il raconte :

« Le mariage m’a fait du bien et j’ai retrouvé l’ambiance d’être en famille. Ma mère est décédée du cancer il y a dix ans, dès lors, mon père a souffert de dépression et s’est mis à boire beaucoup. Le jour où j’ai eu mon diplôme de licence24, mon père m’a dit : “Fils, tu as grandi. Garde en tête cette phrase pour toute ta vie : suis ton cœur”. Le boulot au bar comme la décision de se marier puis venir en France, ce sont des choses qui me plaisent. Mais j’ai sous-estimé les difficultés qui m’attendraient. »

Les premiers mois du séjour de Bing sont entièrement consacrés aux démarches administratives et à l’apprentissage du français. Pendant ce temps-là, s’étant rendu compte de sa dépendance vis-à-vis de sa femme, aux sens écono-

24 En commerce international.

285 Simeng Wang

mique25, administratif et linguistique, Bing contribue à la vie conjugale à sa manière, en se chargeant de la majorité des tâches domestiques. En parallèle, les sorties à l’extérieur de Bing portent sur le seul objectif d’obtenir son titre de séjour. Il se sent parfois « découragé » par les cours de français et en même temps, « submergé » par l’abondance des discours dont fait l’objet l’autonomie des femmes en formation civique :

« J’avais l’impression d’être un homme inutile. Un homme utile, pour moi, c’était celui qui s’occupait de l’extérieur, qui gagnait suffisamment bien sa vie pour nourrir toute la famille. Alors moi, je m’occupais que de l’intérieur [de la maison], comme si j’étais devenu une femme de ménage, une cuisinière. J’étais en permanence dans l’attente, attendre qu’Ève rentre à la maison. C’était horrible, parce que je suis devenu anxieux, et jaloux. Sortir de la maison, c’était pire, en formation civique comme en cours de français. Comme il y avait souvent plus de femmes que d’hommes, j’ai l’impression qu’on parlait davantage des sujets de femmes, en tout cas, des sujets en lien avec la famille et les tâches domes- tiques : comment trouver un boulot de type “aide à domicile”, où accoucher, comment inscrire l’enfant à la crèche, etc. Moi, je suis un homme, j’ai un diplôme, aide à domicile, ce n’est pas pour moi ! […] Avec le temps, j’ai fini par accepter ce rôle d’homme au foyer. »

En menant des démarches administratives, Bing se trouve dans un environ- nement relativement féminin. Les hommes qu’il y rencontre, souvent d’origine non chinoise et moins qualifiés que lui, acceptent quant à eux de travailler dans des secteurs dévalorisés et depuis longtemps féminisés, le ménage en particu- lier26. Bing est ainsi amené à confronter à l’abondance d’informations liées à la vie familiale, aux tâches domestiques et à l’accès à l’emploi peu qualifié. Alors pour Bing, qui associait les rôles masculins à l’extérieur du foyer et les rôles féminins à la sphère privée de la famille – une des représentations sur la division du travail au sein du couple longtemps répandues dans la société chinoise (Zhang, 1998) –, il se sentait au départ « féminisé » au sein de la vie conjugale. Au fur et à mesure de l’installation du couple, Bing s’est approprié certaines normes familiales telle que la répartition des tâches domestiques entre homme et femme. Nous reviendrons sur cette transformation plus loin.

En administration, des femmes chinoises conjointes de Français, reçoivent, en comparaison avec leurs pairs masculins, une série de remarques en lien avec leur projet d’enfant. Xiaowen, trente-trois ans, diplômée d’une école de commerce et chargée de communication chez Peugeot, relate son sentiment d’être « jugée » au guichet :

« Elle [l’agente du guichet] étudiait mon dossier puis m’a dit : “C’est bien de faire des études, mais faire des enfants c’est important aussi, quand ce n’est pas encore trop tard”. J’ai été surprise et l’ai pris d’abord pour une blague. Mais après elle continuait : “Vous avez choisi ‘vie familiale et privée’ [comme type de titre de séjour], ceci n’est pas une carte de type ‘scientifique’, ni de ‘talent’. Ce ne sont pas les mêmes choses !” »

En effet, le sentiment d’être jugé devant l’administration n’est pas spécifique aux migrants. Mais dans le cas de migrants, ils deviennent encore plus révéla-

25 Sans revenu, Bing vivait des ressources de sa femme, intermittente. 26 Voir par exemple les travaux de Lillo et Rygiel (2007) et de Merckling (2010).

286 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales teurs puisque cela relève d’une altérité encore plus importante. Le discours de cette agente de guichet donne l’impression que le rôle de conjointe est assimilé à une de ses fonctions de « procréation », et que les aspirations personnelles de cette conjointe de Français telles que faire des études et être active vont à l’encontre de sa capacité à assumer les rôles d’épouse et de mère. Dans un contexte décroissant de la fécondité en France (Daguet, 2011), cette agente du guichet interprète à sa manière la politique nataliste « vouant le rôle de la mère au foyer » à la femme (Moreau, 2005) et considère que faire des enfants légitime la présence en France des épouses étrangères. À ce titre, s’il importe de prendre en considération la trajectoire migratoire singulière de chaque conjoint de Français, la règle vaut également pour les agents administratifs. Puisque leurs représentations personnelles ne sont pas absentes de leurs pratiques profes- sionnelles. Les discours institutionnels qu’ils portent sont indissociables de ceux émis à leur titre personnel.

Dans l’étude de l’interaction entre des agents administratifs et des conjoints de Français, une approche articulant les rapports sociaux du genre, de la classe sociale et de l’origine ethnique nous semble féconde. Elle permet de montrer la complexité et la diversité de profils migratoires derrière une catégorie admi- nistrative « conjoint de Français » définie comme allant de soi. Du point de vue ethnique, notre enquête a d’abord montré que les Chinois ne sont pas, a priori, une population visée par la formation civique. Ensuite, au sein des Chinois « conjoints de Français », les rapports du genre se représentent de manière diffé- rente chez les hommes que chez les femmes. Pour ces dernières, les fonctions de procréation peuvent être mises en avant par rapport à leurs aspirations person- nelles. Alors que pour les hommes, ils sont amenés à faire face aux normes familiales promouvant une égalité entre sexes, à la fois à l’intérieur et l’extérieur du foyer. Ce processus d’appropriation de nouvelles normes (par exemple se sentir utile par contribuer aux tâches domestiques) peut être qualifié par certains hommes chinois notamment ceux non qualifiés en France, de « féminisation ». La dépendance à leur conjointe française – en premier lieu d’ordre adminis- tratif – peut s’étendre au niveau linguistique et économique. Ceci les place davantage dans une position de « dominé » par rapport à leur partenaire.

Nous pouvons ainsi parler d’une féminisation du statut de « conjoint de Français », quel que soit le sexe – homme ou femme – du demandeur de ce type de titre de séjour. Les hommes ont tendance à être assignés à l’image d’« hommes au foyer » et à se sentir catégorisés comme tel. Alors que les femmes sont davantage traitées comme « procréatrices » : même si leur motif migratoire est fortement associé à la vie conjugale (leur mari) et/ou au projet professionnel (leur travail), elles se sentent incitées à faire des enfants.

En outre, la transmission des normes matrimoniales par des agents admi- nistratifs n’est pas toujours directe ou explicite. Elle se fait davantage par allusions ou par référence à des modèles de vie, de comportements et d’attentes jugées correspondre à une certaine idée de ce que devrait être un « conjoint de Française » ou une « conjointe de Français ».

Au fur et à mesure de l’installation du couple, les Chinois conjoints de Français que nous avons rencontrés découvrent progressivement des normes familiales intériorisées par leur partenaire et leur belle-famille – tout dépend

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quel·le conjoint·e on a épousé·e –. Le processus d’appropriation (ou non) de ces normes par les enquêtés va de pair avec leur prise de connaissance sur la composition de l’espace social français.

L’ajustement des normes familiales durant la phase de l’installation : découverte de la belle-famille française et dynamiques conjugales étendues à l’international

Tous les enquêtés n’ont pas été présenté·e·s en face à face à la belle-famille avant le mariage. Certains hommes « préfèrent » établir le lien avec leur belle- famille après le mariage, notamment ceux ayant immigré par ce moyen. En témoigne Chi :

« Je préfère découvrir ma belle-famille en France. Cela évite que les gens [de Chine] disent que je compte sur mes beaux-parents pour immigrer. Cela montre ma détermina- tion d’épouser une Française même si ses parents sont pauvres ! »

Son discours renvoie en partie aux représentations du gendre déplacé, introduites ci-avant. Contrairement aux hommes, toutes les femmes que nous avons rencontrées insistent pour rencontrer leur belle-famille française avant la décision du mariage27, au moins par communication en ligne. Le terme « zhigen zhidi » (« connaître la racine, connaître le fond ») est utilisé à plusieurs reprises par ces femmes pour justifier cette nécessité de rencontre en amont. Cependant, malgré cette volonté, faute de temps et/ou du fait de la distance géographique, l’essentiel de la découverte de la belle famille s’effectue en aval du mariage. Les mariages extra-ethniques : rencontres de deux trajectoires sociales dans l’espace transnational

Ces conjoint·e·s apprennent à l’occasion des réunions familiales, le style de vie de leurs beaux-parents, et plus généralement les normes familiales et les goûts de tel ou tel milieu social28. La description par Bing de sa première rencontre avec ses beaux-parents est à ce sujet révélatrice. Ces derniers sont professeure de chant au conservatoire municipal et orthophoniste, résidant en banlieue sud de Paris :

« J’étais très stressé, j’avais peur qu’ils ne m’apprécient pas. Sans emploi et en apprentissage de français, je n’avais pas le profil d’un homme ayant réussi [en rigolant]. À côté, Ève essayait de me rassurer en me disant, “don’t worry, everything will go well”. À la porte, avec une bouteille d’alcool de riz à la main [comme cadeau], je me disais dans ma tête : “En tous cas il faut y aller, qu’ils m’apprécient ou pas, le mariage a déjà eu lieu.” Nous avons donc traversé un jardin bien soigné, puis sommes arrivés devant une grande maison, et je suis redevenu stressé, frappé par la beauté du lieu, comme dans un film. »

27 Cela rejoint les résultats de recherches effectuées sur d’autres terrains. Voir par exemple Freeman (2011) et Tseng (2015). 28 Les enquêtés dans cette étude sont de véritables acteurs dans un espace trans- national, au sens où ils créent et entretiennent des relations sociales entre des lieux multiples qui lient leurs sociétés d’origine et d’accueil (Glick-Schiller et al., 1992 ; Basch et al., 1994), ici en l’occurrence, par des pratiques familiales.

288 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales

Une fois entré dans la maison, les regards de Bing sont vite attirés par les nombreuses décorations artistiques : instruments de musique, peintures, photos, calligraphies. « Une bonne famille, mais très sympa », Bing qualifie comme telle sa belle-famille :

« Je n’aurais jamais imaginé un tel décalage [de milieu] entre nos deux familles. Si Ève était Chinoise, elle ne m’épouserait jamais. […] Depuis chez mes beaux-parents, j’ai l’impression d’avoir découvert une autre manière d’être mari, par exemple, ils préparent la cuisine puis rangent ensemble. En effet, ce n’est pas parce qu’on nettoie la table à la maison, que l’on n’est plus un homme ! »

Le mariage de Bing constitue véritablement pour lui une mobilité sociale d’ordre ascendante. Les beaux-parents de Bing sont parisiens soixante-huitards issus du milieu intellectuel, où les rapports égalitaires du sexe et du genre sont souvent les plus revendiqués. Alors que Bing, issu du milieu populaire en Chine et immigré sans emploi ni diplôme reconnu en France, il entre dans le processus d’ajustement des normes familiales au moment de son ascension sociale. Dans son milieu d’arrivée, il observe au sein du couple de génération antérieure une forme d’égalité entre homme et femme à travers le partage des tâches domestiques, et effectue un travail d’intériorisation de ces normes familiales, différentes de celles auxquelles il était attaché avant l’émigration de la Chine : l’homme s’occupe principalement de l’extérieur et la femme est chargée des tâches domestiques. En quelque sorte, ses observations dans la belle-famille ont servi comme exemple d’égalité entre sexes pour son propre couple avec Ève. Comme dit ci-avant, pendant la période où Bing préparait ses démarches administratives et apprenait le français, c’était en effet lui-même qui se chargeait principalement des tâches domestiques.

La mobilité sociale à travers un mariage extra-ethnique, et plus précisé- ment l’effet de classe croisant l’effet de genre, peut également générer des conflits intergénérationnels (entre l’enquêté et ses beaux-parents) au cours du processus d’ajustement des normes familiales. C’est par exemple le cas de Tan. Issue de parents dentistes ayant reçu en partie leur formation en Allemagne, Tan se considère comme une femme chinoise de « nouvelle génération » : indépen- dante, ayant un esprit ouvert à l’égalité entre homme et femme. Sa belle-mère, Française d’origine algérienne, est agente immobilière à la retraite. Quant à son beau-père, il avait quitté la famille quand son fils était encore enfant. Tan raconte :

« Je ne connaissais pas tous les débats autour de l’histoire entre la France et l’Algérie, sinon, je les [sa belle-mère et son mari Pierre] connaîtrais mieux. Surtout leurs caractères, ma belle-mère est quelqu’un de courageux et d’émancipé. Elle a dû se battre toute sa vie pour faire sa place, dans sa famille d’origine en Algérie, dans sa belle famille française, comme dans son milieu professionnel. Ses efforts ont beaucoup marqué Pierre dès son jeune âge. C’est pour ça qu’il est fier de sa mère. Moi aussi, je l’admire sur certaines choses. Tout ça il n’y a pas de problème. Mais quand elle s’impose dans notre vie de couple, là je ne le supporte pas ! »

Les premiers désaccords entre Tan et sa belle-mère remontent à la prise de décision pour changer (ou non) son nom de famille après le mariage. La mère de Pierre est pour le changement de nom, en disant que « le même nom vous

289 Simeng Wang

unit encore plus ». Ne voulant pas le changer au départ, Tan a fini par accepter cette proposition, qui a en effet généré par la suite un impact positif sur ses démarches administratives à la préfecture (vu ci-avant). Le discours de Tan témoigne de l’évolution de son avis, ainsi que des tensions entre différentes normes matrimoniales :

« En Chine, même pour la génération de mes parents, ça ne se fait pas systémati- quement. Ma mère par exemple, elle n’a pas pris le nom de mon père. Ce qui m’a fait accepter, c’est plutôt le côté in-prononçable de mon nom chinois pour les Français. Mais au moment de le faire, je me suis dit : “Tu es en train de faire comme à l’ancienne, comme ce que l’on dit en mandarin, jiaji suiji, jiagou suigou” [en épousant un coq on devient une poule, en épousant un chien on devient une chienne]. Bien plus tard, j’ai compris que pour ma belle-mère, prendre le nom du mari, voulait dire que la femme obéisse symboliquement à son mari ! »

En effet, la question des choix de prénom et de nom reflète à l’échelle de petits groupes, la répartition du pouvoir dans la famille (Coulmont, 2011). Face aux normes imposées par sa belle-mère au sujet du changement de nom, Tan se référencie aux normes qu’elle avait intériorisées auparavant, non seulement en Chine, mais notamment dans son milieu d’origine – issue des parents médecins spécialistes déjà exposés aux pensées occidentales – où la domination masculine au sein du couple est remise en cause. Au final, la décision de change- ment de nom est prise plutôt pour une raison « pratique » (phonétique) qu’une raison de valeur, ou d’appropriation de nouvelles normes transmises par la mère de Pierre. Plus tard, après la naissance de l’enfant du jeune couple, des tensions entre Tan et sa belle-mère ont explosé dans le choix du prénom de l’enfant et la transmission de son nom de famille. Tan « s’est battue » pour y intervenir.

Le jour où Tan a accouché, sa belle-mère lui a rendu visite à la clinique29. En présence du jeune couple, elle a dit en regardant le bébé : « petit “Imad”30, ça vous plaît comme prénom ? ». En position permanente de médiateur entre sa mère et sa femme, Pierre s’est déclaré sans opinion. Quant à Tan, elle a d’emblée tenu un ton à la fois critique et ironique : « Imad, ça ne sonne pas bien, ça se rapproche de “ni ma de”, en mandarin, c’est une insulte de type “fucking your mam” ». Furieuse, sa belle-mère a répondu : « On s’en fout de la prononciation en mandarin, personne ici en France ne va l’appeler à la chinoise ». Tan s’est tout de suite énervée : « Comment ça ? ! Je serai la première à lui parler le mandarin ! Même pour nos proches en Chine, c’est pratique d’avoir un prénom pouvant être transcrit [en mandarin] ».

29 Tan a accouché dans une clinique privée, située dans le sud du 17e arrondissement à Paris. 30 Sans que Tan en soit consciente, « Imad » est un prénom d’inspiration maghrébine. Il est donc intéressant de noter la dimension symbolique du prénom, ainsi que la volonté du retour à l’origine dans la transmission familiale du deuxième degré d’ascendance à l’enfant.

290 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales

Encadré 2 : Le système historique des noms et prénoms en Chine et son usage de nos jours en France

Dans la Chine ancienne, il existe un système des noms et prénoms informels, formels, et parfois rituels, qui désignent une même personne (Qian, 1982)31. De nos jours, donner à l’enfant un « petit surnom » (xiaoming) dont l’usage est intrafamilial reste une pratique courante au pays. Ce petit surnom diffère du « grand nom » (daming), qui est officiellement enregistré sur la pièce d’identité. L’un comme l’autre, ces prénoms sont par nature « composés », à partir de caractères chinois au gré de la volonté des parents. Quant au choix du nom de l’enfant, en Chine comme en France, les privilèges réservés à la fonction paternelle sont abolis (Casper et al., 2006). Les enfants peuvent porter le nom de la mère, ou celui du père, voire les deux ensembles, même si le choix du nom du père reste de loin le plus répandu (Li, 1989). Spécifiquement dans le cas de « daochamen », quand il s’agit d’une installation du gendre dans sa belle-famille, l’enfant né du jeune couple porte souvent le nom de famille de sa mère. Parfois, il est même demandé à l’homme en question de prendre le nom de famille de sa femme. Dans notre étude, les vingt-deux enfants issus des couples rencontrés sont tous nés en France. Chacun a deux noms : un « petit surnom » composé de caractères chinois dans lequel s’affiche dans la plupart des cas le nom de famille de son parent chinois – celui de sa mère ou de son père – ; un autre, « grand nom », dans lequel apparaissent à la fois les noms de famille français et chinois quand son père est Chinois, ou s’affiche très souvent uniquement le nom de famille français quand sa mère est Chinoise (à l’exception d’un cas où les noms de père français et de mère chinoise sont tous les deux affichés).

Après une longue période de négociations accompagnées d’une médiation de la part de Pierre, Tan s’est « retirée » du choix du « grand nom » de son fils :

« Enfin, je ne pouvais rien y faire. Pierre ne dit rien, il écoute sa mère. Face à l’autorité de ma belle-mère, je me suis réconfortée en me disant que ce serait la même chose en Chine. Si j’avais épousé un Chinois, l’enfant porterait son nom de famille, et les beaux- parents interviendraient aussi dans le choix du prénom. Mais ici au moins c’est moi qui lui ai donné son “petit surnom”, en mandarin, Cheng Linpeng. Mon fils porte ainsi mon nom de famille. »

Dès lors Tan appelle l’enfant exclusivement par ce petit surnom. Elle a par ailleurs insisté pour qu’il soit enregistré sur le passeport de l’enfant, dans la case du « deuxième prénom ».

À plusieurs reprises, Tan parle de ses impressions de « faire à l’ancienne » en matière des rapports sociaux entre hommes et femmes. Ceci est étroitement lié à sa mobilité sociale via le mariage : d’une famille de dentistes en milieu urbain chinois à une famille monoparentale française d’origine algérienne de classe moyenne, Tan est ainsi amenée à faire face à des normes familiales très diffé-

31 Autrement dit, un même individu peut recevoir plusieurs noms, et apparaître sous différentes appellations selon son âge, son statut à l’époque des faits exposés, selon l’œuvre lue, et selon la date d’écriture de l’œuvre lue.

291 Simeng Wang

rentes, non seulement ethniquement ou culturellement parlant, mais également du point de vue de la classe sociale. En comparant avec le cas de Bing, nous notons qu’il existe une pluralité de modèles familiaux français. Tout dépend des milieux d’origine et d’arrivée des deux membres du jeune couple.

Outre l’effet de la classe, le genre intervient de manière significative dans la transmission du nom de famille. Pour un homme chinois, le fait d’être immigré dans le pays de sa conjointe semble pouvoir atténuer son envie de monopoliser la perpétuation de la descendance. C’est le cas de Xiang, qui nous relate l’his- toire de la nomination de sa fille, appelée Léa Tong-Morin et Tong Molan :

« Le prénom Léa était proposé par Cécile, car elle l’aime bien. C’est facile à prononcer en mandarin et proche de Lei « 蕾 », bouton de fleur. Pour son nom de famille, mes parents voulaient bien qu’elle porte uniquement mon nom, Tong [avec un ton ironique] ! Mais on vit en France, et elle est métisse. Ça se voit par son apparence et cela devrait se lire aussi par son nom de famille, Tong-Morin, c’est logique. Puis son petit surnom en famille est Tong Molan, Molan s’inspire de la prononciation du nom français Morin, mais on a choisi nous-mêmes les deux caractères « 墨 » et « 兰 », encre de Chine et orchidée. Là encore, mes parents m’avaient envoyé une proposition, mais ce n’est pas leur affaire. Surtout ça ne sert à rien : le petit surnom sert à appeler l’enfant en famille, on ne vit pas du tout avec eux. […] Du côté des parents de Cécile, ils nous ont laissés tranquilles [dans la nomination de l’enfant]. »

Dans le cas de Xiang, la nomination de l’enfant s’est réalisée uniquement au sein du jeune couple, même si les parents de Xiang voulaient intervenir. Par son rejet des normes familiales que ses parents voulaient lui transmettre – telles que l’enfant porte uniquement le nom de famille du père et que les grands-parents paternels donnent au petit-enfant un petit surnom –, Xiang a affirmé sa rupture avec son milieu d’origine32.

En comparaison des trois cas précédents, il s’avère pertinent de penser le genre, la classe et l’origine ethnique comme des producteurs conjoints de normes matrimoniales et familiales dans un contexte de migrations interna- tionales. En fonction du milieu d’origine et du milieu d’arrivée de l’enquêté·e, il ou elle se trouve au carrefour de différents systèmes de normes familiales et matrimoniales intériorisées et à intérioriser. Les processus de la transformation de normes familiales chez ces individus marquent ainsi les différentes étapes de leur socialisation dans l’espace transnational. Il s’agit des dynamiques de reconstruction en permanence des rapports sociaux qui y sont négociés, entre conjoints, entre générations, entre scènes sociales et entre pays. La transformation des normes familiales dans une approche du cycle de vie : penser la parenté dans l’espace transnational

Cette transformation des normes familiales doit être également examinée dans une approche du cycle de vie. Avec le développement de l’enfant, ces conjoints de Français, pris dans les pratiques éducatives parentales, continuent à ajuster leur référence des normes familiales. Le cas de Xiang est à ce propos

32 La recherche de Renahy (2010) sur le devenir des enfants des classes populaires rurales en Bourgogne, montre également une transformation des modes d’accès à la vie conjugale, qui accomplissent une rupture avec l’ancien monde ouvrier.

292 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales illustratif. Ayant précédemment affirmé une rupture avec son milieu d’origine, Xiang a rétabli, à la suite d’une remarque de sa fille, des liens avec ses propres parents.

Xiang transmettait peu de mémoires familiales et de connaissances sur la Chine à Léa. Jusqu’à l’âge de trois ans, Léa a voyagé une seule fois en Chine. Un jour en rentrant de l’école, elle a raconté à Xiang : « Aujourd’hui on a appris le mot “orphelin”. Papa, on dirait que tu es un orphelin […] ». Interpellé par ce commentaire venant de sa propre fille, Xiang a commencé à remettre en cause son rapport à la Chine et à sa généalogie :

« Jusqu’au moment où Léa a sorti cette phrase, je ne me suis jamais posé la question des racines, pour moi-même. C’était mon choix de communiquer peu avec mes parents, et d’éduquer ma fille dans un environnement français. »

Au-delà des conflits avec ses parents autour du mariage avant l’émigration, le style de vie « à la française » que Xiang adoptait est également lié à son parcours après l’immigration. À la fin de ses démarches administratives, voulant obtenir un diplôme reconnu en France, Xiang a suivi une formation à l’École de photographie de Paris et travaille dès lors comme photographe indépendant, en coopération avec des magazines français. Par une phrase naïve, Léa a pointé le « déracinement » (Bourdieu et Sayad, 1964) de son père. S’étant rendu compte de la potentielle influence de cette rupture avec ses parents sur le dévelop- pement de sa fille, Xiang a pris la décision de renouer les contacts avec ces derniers :

« La remarque de Léa m’a fait beaucoup réfléchir. Pendant des journées, c’était une phrase de mon père qui occupait tout mon esprit, le jour où je suis parti pour la France, il m’a dit : “Tu nous as trahis, tu te feras trahir !” Maintenant, je commence à comprendre un peu pourquoi il m’avait dit ça. »

L’évolution des pratiques éducatives parentales chez Xiang témoigne les natures dynamique et continue de la transformation des normes familiales, ainsi que l’impact des générations et du système de parenté sur la vie du couple extra- ethnique. Les comportements d’un conjoint étranger vus comme « déviants » par sa génération ascendante – tels que rompre avec des normes familiales dominantes dans son milieu d’origine en Chine – peuvent être ultérieurement remis en cause par lui-même lorsqu’il est assigné au rôle de « parent étranger », en exerçant des pratiques éducatives parentales à son tour dans un contexte transnational. Au cours du rapprochement de Xiang avec sa famille d’origine, nous observons également une transformation des relations conjugales, entre Xiang et sa femme. Cela se reflète dans divers aspects de vie : dans le choix de destination de vacances scolaires33 comme dans les pratiques alimentaires à la maison. Xiang propose qu’au moins deux diners par semaine, la famille mange à la chinoise. Cette proposition – acceptée par Cécile – entraine par la suite une répartition des tâches domestiques au sein du couple : avant c’était principalement Cécile qui préparait à manger, et maintenant, Xiang se charge de

33 Ayant l’habitude de passer les vacances soit aux côtés des parents de Cécile, soit en mode découverte à l’étranger – sauf en Chine –, ce jeune couple décide de passer doré- navant plus de temps en Chine. Xiang dit que ce choix d’aller en Chine est « quelque chose de nouveau pour notre [son] couple, pour moi [lui] aussi ».

293 Simeng Wang

la préparation des repas chinois en question. Les rapports ethnico-alimentaires ont ainsi modifié la division du travail domestique entre homme et femme. À ce titre, les normes familiales segmentées telles que les transmissions intergé- nérationnelles des goûts et des valeurs et la répartition des tâches domestiques intraconjugales s’influencent l’une l’autre et se transforment mutuellement.

L’espace transnational formé par des couples extra-ethniques : transformation des normes et des hiérarchies sociales, et mobilités sociales

Les « conjoints de Français », malgré le sens administratif et le droit juridique liés à cette catégorie, englobent une diversité de trajectoires sociales. Ayant mis la focale sur une population d’origine chinoise qualifiée – soit en Chine, soit en France, soit dans les deux pays – chez qui ne se présente pas l’enjeu de la régularisation par l’acte de mariage, nous avons examiné la transformation genrée des normes familiales et matrimoniales, en privilégiant trois scènes sociales au cours de leur migration internationale : départ de la famille d’origine en présence des parents en Chine, procédures administratives avec des agents administratifs français, et installation du couple à la découverte de la belle- famille en France. Nous avons vu dans quelle mesure le lien qui rattachait ces migrants chinois à l’univers dans lequel ils avaient été socialisés joue un rôle dans leur perception de la société de résidence et les projets d’avenir qu’ils y nourrissent (Sayad, 1999). Vivant presque simultanément dans plusieurs univers à la suite des migrations internationales, ils redéfinissent en permanence leur degré d’appartenance aux espaces sociaux de départ et d’arrivée. En accordant une attention cruciale à la temporalité – en migration, en cycle de vie, en sociali- sation et en mobilité sociale –, nous avons tenté de mettre en relief la « présence du passé » (Waldinger, 2006) au sein des réseaux familiaux transnationaux, à travers l’analyse du processus de transformation des normes matrimoniales et familiales à l’échelle individuelle.

Nous avons montré comment ces migrants chinois hommes et femmes dénaturalisent eux-mêmes les normes de genre lorsqu’elles prennent le recul par rapport à la société d’où elles viennent et à la société dans laquelle elles immigrent. À chaque étape à la fois de migration et de mariage des enquêtés – de l’émigration à l’immigration, du déplacement de la famille d’origine en Chine à la belle-famille en France –, nos analyses sur les manières dont les enquêtés s’adaptent aux normes matrimoniales et familiales montrent que ces migrant·e·s sont situé·e·s à la rencontre de différents systèmes de normes sociales, qui sont loin d’être figées comme d’ordres « culturels » (chinoises, françaises), mais produites de manière intersectionnelle par les rapports sociaux de genre, de classe, de génération et d’ethnicité. Ces conjoint·e·s de Français·es effectuent constamment un travail d’ajustement des dispositions conformément à des systèmes de références distincts.

Les normes matrimoniales et familiales sont ainsi négociées, appropriées et réappropriées, au sein du couple, mais également à travers des générations et des liens de parenté. Nous constatons à ce titre « la nécessité de situer les liens et les relations transnationales à l’intérieur de la trajectoire de vie des migrants » (Boccagni, 2012). Cela rejoint par ailleurs ce que Darmon (2010)

294 La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales qualifie de « théories indigènes de la malléabilité de l’habitus », les conceptions qu’ont les individus de la possibilité des transformations individuelles. Dans ce sens, en mobilisant une approche en termes d’intersectionnalité, cette recherche semble avoir contribué aux études sur la socialisation et la mobilité sociale de l’individu, dans un contexte de la circulation transnationale des normes qui dépasse un espace national défini, autrement dit à travers le cas de mariages extra-ethniques dans le contexte des migrations internationales.

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298 Résumé - Abstract - Resumen

Simeng Wang La transformation genrée des normes matrimoniales et familiales dans le contexte des migrations internationales. Le cas des Chinois·es « conjoint·e·s de Français·es » résidant en région parisienne

En s’appuyant sur une enquête qualitative menée auprès de Chinois·es conjoint·e·s de Français·es, des membres de leur famille et belle-famille et d’agents administratifs préfectoraux, cet article se propose d’analyser la trans- formation genrée des normes familiales et matrimoniales dans un contexte de migrations internationales, à travers une approche en termes d’intersectionna- lité. Il s’agit d’une population d’origine chinoise qualifiée – soit en Chine, soit en France, soit dans les deux pays – pour laquelle ne se présente pas l’enjeu de la régularisation par l’acte de mariage. En privilégiant trois scènes sociales, au cours de leur migration, où ces conjoint·e·s de Français·es sont confronté·e·s à différents systèmes de normes matrimoniales et familiales de la manière la plus conflictuelle – départ de la famille d’origine en Chine, expériences adminis- tratives à la préfecture et à l’OFII, et installation du couple en France –, l’article vise à montrer que derrière cette catégorie administrative « conjoint·e·s de Français·es » présentée comme une catégorie allant de soi, il existe une diversité de trajectoires sociales et les migrants chinois hommes et femmes enquêtés dénaturalisent eux-mêmes les normes de genre. Les rapports sociaux de genre, de classe, de génération et d’ethnicité, fonctionnent de manière intersection- nelle, comme producteurs de normes matrimoniales et familiales en contexte de migrations internationales, et participent aux processus de socialisation de ces migrants internationaux. À ce titre, l’étude des couples extra-ethniques permet d’analyser un espace transnational dans lequel des normes et des hiérarchies sociales se transforment au croisement de la mobilité sociale et de la mobilité géographique. The Gendered Transformation of Matrimonial and Family Norms in the Context of International Migration. The Case of Chinese “Spouses of French” Residing in the Paris Region

Based on a qualitative survey carried out among Chinese women and men spouses of French, their family and in-laws members, and prefectural admin- istrative officers, this article aims to analyze the gendered transformation of family and matrimonial norms in an international migration context, through an approach in terms of intersectionality. In this study, all Chinese migrants are qualified – in China, in France, or in both countries – and they are not involved in the issue of regularization through the act of marriage. By focusing on three social scenes during the migration of these spouses of French where they are faced with different systems of family and matrimonial norms in the most conflictual way – departure from their family of origin in China, administrative experiences in the prefecture and the French agency in charge of immigration and integration (OFII), and installation of the couple in France –, the article shows that behind this administrative category “Spouse of French”, represented as a granted category, there is a diversity of social trajectories and Chinese migrant men and women interviewed denaturalize themselves gender norms. Gender relations, social classes, generation effects and ethnic relations operate in an

299 Résumé - Abstract - Resumen

intersectional way as producers of family and marriage norms in international migrations’ context, and participate in socialization processus of those inter- national migrants. For this reason, the study of extra-ethnic couples makes it possible to analyze a transnational space in which social norms and social hier- archies are transformed at the intersection of social mobility and geographical mobility. La transformación de género de las normas matrimoniales y familiares en el contexto de la migración internacional. El caso de los «cónyuges de franceses» chinos residentes en la región parisina

Basado en una encuesta cualitativa sobre cónyuges chinos de franceses, miembros de sus familias y familias políticas y funcionarios administrativos de las prefecturas, este artículo se propone analizar la transformación de género de las normas familiares y matrimoniales en un contexto de migraciones interna- cionales, a través de un enfoque en términos de interseccionalidad. Se trata de una población de origen china, cualificada – ya sea en China, en Francia, o en ambos países – para la cual la regularización por matrimonio no es sistemática- mente necesaria. Al enfocarse en tres escenarios sociales, durante su migración, en las que los cónyuges de franceses se enfrentan a varios sistemas de normas matrimoniales y de familia de la manera más conflictual – separación de la familia de origen en China, experiencias administrativas en prefectura y ante la Oficina Francesa de Inmigración y de Integración (OFII), e instalación de la pareja en Francia –, el artículo muestra que detrás de esta categoría administra- tiva «cónyuges de franceses», hay una diversidad de orígenes sociales y que las mujeres y hombres migrantes chinos encuestados desnaturalizan las normas de género. Las relaciones sociales de género, clase, generación y etnicidad, funcionan de manera interseccional, como productores de normas matrimo- niales y familiares en contextos de migraciones internacionales, y participan en los procesos de socialización de esos migrantes internacionales. Por tanto, el estudio de las parejas no étnicas permite analizar un espacio transnacional en el que las normas sociales y las jerarquías se transforman en la encrucijada de la movilidad social y la movilidad geográfica.

300 REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 301-322

Note de recherche

Migrations de retour dans les Alpes italiennes : mobilités, « cittadinanza » et sentiment d’appartenance Blanchard Melissa1 et Sirna Francesca2

Introduction

Les migrations de retour, loin d’être un phénomène marginal, ont concerné la majorité des migrants italiens. Des 27 millions d’Italiens émigrés depuis l’unifi- cation de la Péninsule (dont la déclaration date de 1861 et l’achèvement de 1871), plus de la moitié sont rentrés en Italie (Sanfilippo, 2001). Parmi les 8 millions de rapatriés enregistrés entre le début du XXe siècle et 1976, 30 % sont revenus entre 1965 et 1976 (Corti, 2005 : 128). La migration de retour est un phénomène qui a concerné de nombreuses familles dans plusieurs nations, mais l’interpréta- tion de ce phénomène n’est pas toujours aisée à cause de la rareté des données (Ravenstein, 1885 ; Devoto, 1993 et 2003 ; Sanfilippo, 2005)3. Les analyses des migrations n’étudient pas forcément les mouvements de retour. Lorsqu’elles le font, le retour devient l’objet d’études qui ne prennent pas en considération le pays où les migrants ont séjourné parfois pendant de nombreuses années4. Le « retour » est un aspect très important des flux migratoires non seulement d’un point de vue quantitatif, mais également pour les effets qu’il a pu avoir sur le pays d’origine5.

1 Anthropologue, Chercheure associée IDEMEC/URMIS, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 5 rue du Château de l’Horloge, BP 647, 13094 Aix-en-Provence cedex 2 ; [email protected] 2 Sociologue, Chargée de recherche CNRS, Centre Norbert Elias, EHESS/Aix-Marseille Université, Centre de la Vieille Charité, 2 rue de la Charité, 13002 Marseille ; [email protected] 3 Ravenstein (1885 : 168) avait déjà pointé la rareté des données et le manque d’attention pour les migrations de retour comme facteur « défaillant » des analyses sur les mouve- ments de populations dès la fin du XIXe siècle. 4 70 % des migrants rentrant en Italie dans la deuxième moitié du XXe siècle venaient de pays européens. Sur les 30 % restant, 15 % provenaient des États-Unis et 33 % d’Amé- rique du Sud (source : Centro Studi Emigrazione, 1978). Sanfilippo (2005) a souligné la difficulté d’interpréter les migrations de retour dont l’étude est complexe et doit prendre en considération les évolutions dans les deux pays (d’immigration et d’émigration). Devoto (1993 et 2003) a également suggéré la nécessité d’interpréter les migrations comme phénomène circulaire et multidirectionnel dont le « retour » est une partie consti- tutive. La nécessité d’insérer le retour dans l’étude des migrations, en tant qu’acte consti- tutif de l’émigration, a aussi été longuement défendue par Sayad (2006). 5 Cerase (1974 et 2001) analyse ce phénomène en tant que facteur de changement économique et social du pays d’origine.

301 Melissa Blanchard et Francesca Sirna

Dans les Alpes, en particulier, les départs et les retours des émigrants se sont succédé tout au long du XXe siècle jusqu’à nos jours, se superposant aux anciennes pratiques de va-et-vient propres aux migrations de métier, tempo- raires et à courte distance, qui ont caractérisé cet espace géographique pendant des siècles (Albera et Corti, 2000 ; Audenino, 2009).

Dans cette note de recherche, nous comparerons les parcours de deux groupes d’émigrants et de descendants d’émigrants originaires de deux régions des Alpes italiennes, le Piémont et le Trentin, « rentrant » dans leur région d’origine ou dans celle de leurs ancêtres, entre la crise économique des années 1970 et les années 20106. Analyser les parcours de migrants revenant de pays européens proches et de pays d’outre-Atlantique nous aidera à relever les éven- tuelles différences et similitudes dans les parcours, dans les pratiques et dans le rapport au territoire. Est-ce que la proximité entre le lieu d’origine et le lieu d’immigration détermine des mobilités différentes, voire plus « fluides », entre ces deux lieux ? Est-ce que cela conduit à des taux de retours plus importants ?

L’intérêt du raisonnement par cas (Livet, 2005) requiert une explication : ici, les parcours individuels sont un exemple qui présente des similarités avec d’autres cas. L’analyse détaillée des parcours permet de pointer les différences entre les deux groupes ainsi que de reconstruire les dynamiques qui façonnent l’action collective. Le cas a également une fonction de « sursomption » montrant comment une règle générale se décline dans une situation singulière ou comment des hypothèses générales se modifient les unes les autres sur le cas considéré.

Peu d’études (Martini et Rygiel, 2009) ont proposé une analyse comparative des flux migratoires européens et d’outre-Atlantique ; cette note de recherche propose également de contribuer à la réflexion sur les effets de la distance/ proximité sur les pratiques et les perceptions que les acteurs ont de leur trajectoire. Il veut aussi apporter une contribution aux études sur les migra- tions alpines en questionnant la complexité des pratiques et des espaces dans lesquels ces acteurs se déploient (Viazzo, 2000 ; Fontaine, 2005). Il s’agira ainsi d’analyser deux « systèmes migratoires ». Par système migratoire, nous faisons référence à la définition de Kritz et Zlotnik (1992) pour qui ce concept désigne un groupe de pays ou de régions qui échangent des quantités relativement élevées de migrants l’un avec l’autre. L’apport de l’analyse systémique (Sayad, 1977 ; Fawcett, 1989) relève de la prise en compte simultanée de plusieurs dimensions : celle de l’émigré/immigré ; celle des liens historiques, culturels, coloniaux, tech- nologiques qui se nouent entre un lieu (d’émigration) et un autre (d’immigra- tion) ; celle des contextes économiques, démographiques, sociaux et politiques dans lesquels se déploient ces flux. Cette approche permet aussi de mettre en évidence la pluralité des réseaux qui lient les acteurs, les interactions entre les

6 Ces migrants, hommes et femmes, ont été rencontrés dans le cadre de deux recherches distinctes. L’une issue d’une thèse en sociologie soutenue à l’EHESS en décembre 2007, sous la direction de Paul-André Rosental, et l’autre dans le cadre d’une recherche post- doctorale en sociologie à l’université de Trento, sous la direction de Giuseppe Sciortino. Les méthodes d’enquête qualitative employées sont celles de l’entretien approfondi et de l’observation participante. L’étude du contexte socio-économique a couplé le travail d’enquête de terrain. Les échanges avec les acteurs locaux (maires, employés munici- paux/régionaux, responsables d’associations) ont nourri nos observations et analyses.

302 Migrations de retour dans les Alpes italiennes différents types de flux (de départs et de retours), ainsi que les politiques migra- toires tant au niveau national qu’international.

D’abord, nous soulignerons l’importance des flux de retour au sein des migrations italiennes, en nous attardant sur la spécificité du revenir dans les sociétés alpines. Deuxièmement, nous poursuivrons avec l’analyse critique de la catégorie « migration de retour » afin de mieux révéler la polysémie qui lui est propre et de mettre en évidence sa valeur heuristique. Ensuite, nous retracerons les parcours migratoires des deux groupes de migrants pris en considération. Nous soulignerons en particulier deux points. D’une part, la place du retour au sein des parcours de mobilité individuels et familiaux afin de saisir les effets de ces derniers sur les pratiques des acteurs. D’autre part, nous questionnerons le rapport entre ces retours et le sentiment d’appartenance nationale/régionale/ villageoise, en analysant le sens que le retour prend selon les générations, le cycle de vie et les contextes historiques d’origine et d’émigration.

Migrations et modèle alpin de mobilité

L’émigration de masse a caractérisé l’histoire du royaume d’Italie dès son unification (1861). Au cours du XXe siècle, l’émigration à destination des pays transocéaniques, mais aussi européens, semble être un élément structurel au développement de l’Italie afin d’équilibrer la fragilité de la structure industrielle et le retard du système productif agricole (Sanfilippo, 2001). Après un ralentis- sement au cours des deux conflits mondiaux, l’exode vers l’étranger reprend avec une importance considérable en 19467 et se poursuit tout au long des années 1950 et 1960 jusqu’à la première moitié des années 19708. Les départs concernent toutes les régions de la Péninsule, mais leur nombre est particuliè- rement élevé dans les îles (en particulier la Sicile), le Sud, ainsi que les zones montueuses de l’arc alpin (Giarrizzo, 1987). À partir de 1975 et à la suite de la crise pétrolière internationale, les rapatriements dépassent les départs (123 000 retours contre 93 000 départs) (Cerase, 2001). Dans les années 1980, les départs et les retours stagnent et s’équilibrent. Les années 1990 ne modifient pas cette tendance9, qui se poursuit jusqu’en 2008, avec pourtant des chiffres dix fois moins importants (47 000 départs par an contre 43 000 retours). La décennie 1990-2000 suit donc l’orientation des décennies précédentes : diminution des flux, à la fois de départs et de retours, équilibre entre émigration et rapatrie- ments (40 000 personnes environ) et division géographique des flux en sortie (vers l’Europe) et en entrée (ces derniers en provenance des pays de l’Amérique latine) (Sanfilippo, 2003a). Depuis la crise économique de 2008, le nombre des retours diminue légèrement, de 37 326 en 2005 à 29 271 en 2014, tandis que les départs augmentent de manière significative (41 991 en 2005 à 88 859 en 2014)

7 225 000 départs ; 293 000 dans les années 1950, 264 000 au cours des années 1960 (Cerase, 2001). 8 1961 fut l’année de nombreuses expatriations (387 000) ; celles-ci diminuèrent légère- ment en 1962 (229 000 départs). Entre 1970 et 1975, les départs vers et les retours depuis l’étranger s’équilibrent : 132 000 départs, contre 129 000 retours (Cerase, 2001). 9 Entre 1990 et 1999, on décompte 468 223 départs vers l’étranger et 426 473 inscriptions à l’anagrafe, le registre de l’état civil, pour raisons de rapatriement.

303 Melissa Blanchard et Francesca Sirna

montrant une réactivation de l’émigration italienne10.

Ceci étant, le décompte des « retours » des émigrants s’avère problématique pour plusieurs raisons. D’une part, la difficulté de saisir ce phénomène à travers les catégories statistiques utilisées d’habitude (King, 1986 ; Rallu, 2007 ; Douki, 2013) ; d’autre part, le caractère temporaire et informel des déplacements rend leur enregistrement difficile11 . Cette difficulté d’obtenir des données officielles à l’échelle régionale a été également constatée lors de nos recherches de terrain. Pour en évaluer l’importance, nous avons fait référence aux rapports sur les bénéficiaires des politiques régionales d’aide au retour, couplés à nos observa- tions. Nos estimations semblent indiquer qu’un habitant sur dix est aujourd’hui issu d’une migration de retour au Trentin12 et un sur cent au Piémont13.

L’émigration italienne, loin d’être un phénomène monolithique, se caracté- rise par l’existence de différentes modalités du migrer (Gabaccia, 2000). Notre analyse, fondée sur l’approche régionale (Sanfilippo 2002), entend éclairer ces spécificités. Une morphologie migratoire discontinue traduit l’existence de dynamiques et de stratégies familiales non uniformes, dont il n’est possible de rendre compte qu’à travers la reconstruction des trajectoires des migrants. La comparaison entre deux régions de l’arc alpin, le Piémont, situé à l’extrémité occidentale, et le Trentin, situé sur le versant oriental, illustrera l’influence des deux systèmes migratoires (Reyneri, 1979 ; Bonifazi et Heins, 1996 ; Sanfilippo, 2001) sur les modalités du retour.

Les Alpes ont été, depuis l’Ancien Régime, au centre de flux de mobilité humaine. Le modèle alpin de mobilité14, mis à jour par les études d’historiens et d’anthropologues à partir des années 1980 (Viazzo, 1989 ; Albera et al., 1998), a invalidé la vision braudelienne, longtemps célébrée, de « la montagne fabrique d’hommes à l’usage d’autrui » (Braudel, 1966 : 29). Ces analyses ont ainsi révélé que la montagne, loin d’être un milieu socialement et économiquement pauvre et à forte pression démographique, a été un lieu où la nuptialité tardive, un haut pourcentage d’alphabétisation et un système de production mixte (agro- pastorizia) ont calibré l’accès aux ressources. L’émigration saisonnière des habitants des vallées alpines a été une stratégie supplémentaire d’ajustement aux contraintes écologiques (Viazzo, 1989). Aussi, l’émigration prend la forme d’une mobilité temporaire de métier. Ceux qui partent sont des entrepreneurs, des colporteurs, des artisans qualifiés, des maîtres se déplaçant en hiver vers les régions limitrophes ou plus éloignées où leurs services sont demandés, pour revenir à la saison estivale (Audenino, 1990 ; Fontaine, 1993 ; Corti, 1995).

10 Élaboration à partir des données de l’Istituto Nazionale di Statistica (ISTAT) (Migrantes Fondazione, 2016 : 10). 11 L’ anagrafe, bureau qui enregistre les changements de résidence des ménages (à l’inté- rieur et à l’extérieur du territoire national italien), n’a pas le pouvoir de contrôler lesdits changements. Les individus ou les familles qui quittaient un lieu de résidence, devaient eux-mêmes en informer le bureau de l’anagagrafe (Douki, 2013). 12 http://www.mondotrentino.net/banche_dati/ 13 http://www.regione.piemonte.it/emigrazione/aire.htm 14 Nous faisons ici référence à la littérature sur les migrations alpines et les zones montueuses du pourtour méditerranéen (Fontaine, 2005). Le terme « modèle » renvoie à l’analyse des migrations à l’échelle d’un territoire circonscrit, la vallée, la région, etc., que ces études ont très bien illustré.

304 Migrations de retour dans les Alpes italiennes

Cette longue pratique de la mobilité, typique des régions montagneuses (Albera et Corti, 2000 ; Fontaine, 2005), confluera ensuite dans la grande émigra- tion italienne dès 1870 jusqu’au milieu des années 1970 (Audenino, 2009). Les nombreuses études citées montrent ainsi une continuité entre la mobilité saisonnière « de métier » à courte distance et les flux d’émigration de masse intercontinentaux et transocéaniques. Nos deux terrains montreront également l’inscription des pratiques migratoires dans la longue histoire familiale confir- mant ce que Hägerstand (1957) avait déjà appelé « l’effet d’entraînement » : les migrations présentes étant liées aux migrations passées. L’analyse des deux groupes régionaux ici retenus révèlera ainsi la prégnance des contextes d’origine et d’émigration sur le rapport au territoire et à la nationalité, ainsi que sur les pratiques spatiales (Simon, 2006).

Pour une appréhension critique du « retour » des migrants

La littérature sur le retour des migrants recouvre une multiplicité de phéno- mènes, allant des retours temporaires et cycliques, aux retours conçus comme définitifs, jusqu’aux visites sporadiques à la famille. Plusieurs auteurs ont proposé des tentatives de catégorisation des retours sur la base de critères divers, tels que la durée du retour ou de la migration, la modalité de la mobilité (circulaire, unilinéaire, pendulaire), l’intention du migrant, l’issue du projet migratoire, etc. (Bovenkerk, 1974 ; Gmelch, 1980 ; King, 1986).

Ici, nous entendons souligner la difficulté de définir le revenir au sein des phénomènes de mobilité. En effet, des retours conçus comme définitifs peuvent toujours être suivis d’un nouveau départ, au gré des nécessités et des oppor- tunités. Ensuite, nous pointons la complexité du rapport entre mobilité interna- tionale et mobilité interne (King et Skeldon, 2010). En effet, il n’est pas aisé de définir comme « retour » la mobilité de migrants ou des descendants d’émigrants s’installant dans une localité autre que celle d’où ils sont originaires (Michalon, 2007 ; Zúñiga et Hamannb, 2015). Enfin, nous voudrions mettre en évidence que la notion de retour rend compte souvent de deux processus différents. Elle est, en effet, employée pour les émigrants ainsi que pour leurs descendants nés à l’étranger et n’ayant jamais vécu dans le pays vers lequel ils « reviennent ». Les parcours ici retracés s’inscrivent dans cette pluralité de situations.

En prenant en considération les « retours » des émigrants et des descendants d’émigrants dans les deux régions alpines du Piémont et du Trentin, nous ne nous intéressons pas exclusivement au retour des retraités, qui ont été le thème central des principales études sur le retour (Catani, 1986 ; Petit, 2007 ; King et Christou, 2010), mais aux « retours » qui concernent plusieurs générations. Très peu de littérature analyse la réinstallation des descendants d’émigrants dans le pays de leurs ancêtres et les recherches qui le font sont assez récentes (Tsuda, 2004 ; Christou, 2006 ; Potter et Phillips, 2006 ; Sardinha, 2011). Ce phénomène est appelé « migration des racines » (Wessendorf, 2007), « mobilité contre-diasporique » (Olsson et King, 2008) ou « migration de retour ethnique » (Brubaker, 1998 ; Tsuda, 2009). Il doit être distingué des voyages sporadiques que les descendants d’émigrants entreprennent pour rendre visite à la famille ou au village de leurs parents ou grands-parents. Ce dernier type de mobilité

305 Melissa Blanchard et Francesca Sirna

a engendré une floraison d’études, qui mettent en lumière la complexité des représentations identitaires qui se révèle lors de ces voyages (Baldassar, 2001 ; Sirna, 2009), ainsi que l’ambigüité de la démarche, se situant à mi-chemin entre le tourisme (Sampaio et al., 2014) et le pèlerinage des racines (Sanchini, 2010). Le retour des descendants d’émigrants est défini par deux lieux, le pays d’origine et le pays de destination, qui sont l’opposé spéculaire de ceux carac- térisant la migration de leurs parents ou ancêtres (Christou et King, 2010). Le pays d’origine des descendants d’émigrants, en effet, est le pays de destination de leurs parents, tandis que leur pays de destination est le pays d’origine de leurs parents. Les implications de ce « renversement » sont fondamentales pour comprendre le lien entre nationalité et retour.

La notion de retour implique, enfin, de porter notre regard sur les pratiques transnationales des émigrants européens, considérées par de nombreuses études comme une caractéristique de l’époque contemporaine (Basch et al., 1994 ; Portes, 2001). Pourtant, l’émigration italienne fut toujours empreinte de pratiques familiales transnationales, de circulations et d’échanges de biens, de personnes et d’idées (Foner, 2001 ; Gabaccia et Iacovetta, 2002). L’analyse des parcours migratoires de deux groupes de migrants des Alpes italiennes nous aidera à étayer ces propos.

Les différents types de « retour » Le cas des émigrants et des descendants d’émigrants trentins

Comme pour le reste de la Péninsule, à partir des années 1970, le Trentin a enregistré un déclin de l’émigration qui, dans les décennies précédentes, avait causé le dépeuplement de vallées entières et une augmentation des retours des émigrants et de leurs descendants. Ce mouvement se poursuit jusqu’à aujourd’hui, mais, comme déjà évoqué plus haut, il est difficile d’en calculer l’extension réelle.

En prenant en compte les pays d’installation des émigrants qui reviennent, on relève le poids de ce contexte sur l’issue plus ou moins favorable de l’émi- gration (Spagnoli, 2009). Selon le témoignage du coordinateur des mesures pour le rapatriement définitif de la province de Trente, les émigrants trentins et leurs descendants rentrent beaucoup moins fréquemment du Canada, de l’Aus- tralie et des États-Unis ou de France, tandis qu’ils sont nombreux à revenir des pays d’Amérique du Sud. Si les premiers pays offrent aux émigrants et à leurs descendants de bonnes conditions d’insertion socio-économique, qui les ont encouragés à rester, les pays d’Amérique latine, souvent soumis à des périodes de crise économique et politique profonde, sont les lieux de nouveaux départs15. Les bouleversements sociaux et économiques liés à l’installation des dictatures

15 C’est le cas du retour des colons du Chili à l’époque de la réforme agraire du gouvernement Allende d’abord et de la dictature de Pinochet ensuite ; et du retour des émigrants d’Argentine au cours de la dictature militaire et suite à la crise économique désastreuse provoquée par le gouvernement Menem. Concernant les destinations européennes, une vague relativement importante a été enregistrée en provenance de la Bosnie à l’époque de la guerre 1992-1995. Dans ce cas, c’étaient surtout des jeunes hommes, descendants d’Italiens, qui « revenaient » au Trentin pour éviter le recrutement militaire. Ces retours restent cependant numériquement contenus (Groselli, 2000).

306 Migrations de retour dans les Alpes italiennes au Chili et en Argentine au cours des années 1970, notamment, ont poussé un nombre important d’émigrants et de descendants d’émigrants à quitter leurs pays d’implantation pour s’embarquer dans une « migration à rebours ». Pour les émigrants partis dans la deuxième après-guerre, ces départs coïncident aussi avec la fin d’un cycle de vie.

Entre 2010 et 2013, nous avons réalisé une enquête ethnographique auprès de vingt familles revenant d’Argentine et du Chili au Trentin. Au cours de cette recherche, nous avons rencontré plusieurs générations de migrants et de descendants d’émigrants. Si la majorité de ceux qui « revenaient » étaient des émigrants ou des enfants d’émigrants, ayant quitté le Trentin enfants ou étant nés en Amérique latine, nous avons pu aussi rencontrer des descendants d’un lointain ancêtre trentin. Nous avons ainsi décelé trois grands types de « retour » selon lesquels ce dernier se réalise et selon le sens qui lui est attribué dans le cadre d’un plus ample projet de vie familial ou individuel.

Le retour nostalgique

Le premier type de retour est celui des familles, parties dans la première moitié des années 1900 et revenues au cours des années 1970-1980. Elles reviennent soit à la suite de l’échec du projet migratoire (comme pour les émigrants partis au cours des années 195016), soit parce qu’elles considèrent que ce dernier a atteint son but. Dans ce cas, les familles reviennent à l’âge de la retraite du père ou à un moment où celui-ci estime avoir accumulé suffisamment d’économies pour pouvoir rentrer. Les retours ouvrent alors sur un rebondis- sement vers de nouvelles opportunités professionnelles : principalement des entreprises familiales dans le secteur de l’hôtellerie.

Mario est issu d’une famille de scieurs de la haute Val di Sole. Son arrière- grand-père et son grand-père se déplaçaient déjà, au cours de l’hiver, vers les plaines de Vérone et de Mantoue pour travailler comme artisans dans l’industrie du bois. Aujourd’hui retraité, Mario raconte son expérience d’émigrant au Chili :

« J’ai voulu rentrer en 1970 parce que j’avais de la nostalgie, je voulais rentrer auprès des miens, revoir ma mère et mes frères. J’avais trente-sept ans. Je suis venu au Chili dans les années 1950, quand l’État italien envoyait les familles en Amérique du Sud. J’y étais allé avec mes parents et toute ma famille, dix frères. Mais mon père n’a pas résisté, parce qu’à nous, on nous avait promis un terrain cultivable, au Nord. À la place, on nous a donné des terres que même pas une foreuse y aurait fait un trou. Impossibles à cultiver.

16 Les émigrations à destination de l’Amérique latine étaient souvent encadrées par des politiques de recrutement promues par les États récepteurs, visant à coloniser des terres soustraites aux populations autochtones, ainsi qu’à créer une nouvelle classe prolé- taire urbaine d’ascendance européenne (Groselli, 2000). La dernière grande vague de départs collectifs enregistrée au Trentin se dirigea vers le Chili dans les années 1950 au cours de deux expéditions. Le départ de colons était organisé directement par la région Trentin-Haut-Adige en collaboration avec le gouvernement chilien et à l’initiative des États-Unis qui le finançaient avec les fonds du Plan Marshall. Le contrat signé par les colons prévoyait qu’à leur arrivée une maison et des terres leur soient assignées à un prix très avantageux. La seconde expédition, cependant, eut une issue désastreuse, les colons découvrant que les terrains qu’ils avaient achetés étaient arides et impossibles à cultiver. Beaucoup d’entre eux, qui avaient vendu leurs maisons et leurs terres au Trentin, se retrouvèrent à la limite de la survie et furent rapatriés par les autorités consulaires au cours des années 1970 et 1980 (Groselli, 2011).

307 Melissa Blanchard et Francesca Sirna

Alors, nous avons abandonné et avons cherché quelque chose, mais on ne parlait pas l’espagnol, là ils sont pauvres aujourd’hui encore, et à l’époque ils l’étaient davantage. Mon père, désespéré, a rebroussé chemin, il est rentré au village. Un an après, il a rappelé toute la famille. Mais moi, je me suis dit “pauvreté là-bas, pauvreté ici, à ce point je reste ici”. À l’époque j’avais dix-huit ans. Je suis resté seul, mais j’avais des amis, des Italiens, on avait fait des petites colonies où on se retrouvait, ou bien on se connaissait dans un boulot ou dans l’autre. »

Avec les économies rapportées du Chili, Mario a ouvert un premier, puis un deuxième hôtel dans la vallée d’où il était originaire, devenue une destination touristique prisée pour les sports d’hiver.

Les pratiques spatiales des Trentins de retour révèlent que ceux-ci s’installent majoritairement dans les mêmes lieux d’origine. Ces localités de montagne, qui ont un caractère rural, ont connu depuis les années 1960, un essor économique lié aux pratiques touristiques. Il s’agit de lieux qui offrent des opportunités inté- ressantes pour les émigrants de retour qui ont aussi contribué au développe- ment de ces mêmes opportunités. Ainsi, il n’y a pas de circulation entre les lieux d’origine et les anciens lieux d’émigration (Chili, Argentine).

Le « retour » comme nouvelle émigration

Le deuxième type de retour est celui des enfants ou de descendants d’émi- grants qui sont nés et ont grandi au Chili ou en Argentine et dont les parents restent dans le pays d’émigration. Ces Chiliens ou Argentins d’origine trentine, « reviennent » dans le cadre de ce qu’on peut considérer un nouveau projet migratoire. Venant de pays traversant des crises économiques et politiques à répétition, ils espèrent trouver dans le pays d’origine de leurs parents ou de leurs ancêtres le même Eldorado que ces derniers étaient partis chercher sur l’autre rive de l’océan. Ils partent souvent dans le cadre d’une migration familiale de jeune couple au seuil de la vie active, mariés soit avec un autre descendant d’Italiens, soit avec un Chilien/Argentin, et cherchant en Italie des opportunités pour démarrer une nouvelle vie professionnelle et fonder une famille. Antonella retrace son parcours :

« Je suis Argentine, mais citoyenne italienne née à l’étranger. Mon père est né en Argentine d’une mère trentine et ma mère est émigrée de la Vénétie quand elle avait quinze ans, après la Deuxième Guerre mondiale. Ma mère me racontait les souffrances des émigrants jusqu’à apprendre la langue, et pour moi ça a été la même chose. Tu arrives et tu ne sais pas parler, même si tu as beaucoup de diplômes tu sais que tu dois faire des travaux humbles. Moi, je me suis retrouvée comme ça, à quarante ans. C’était très difficile psychologiquement, parce que j’aime faire le ménage chez moi, mais je n’aime pas le faire comme métier. J’ai dû le faire et j’ai dû apprendre, car ce n’est pas la même chose que de faire le ménage chez toi ou dans un hôtel. La première période, arrivée ici avec quatre enfants mineurs, j’ai dû travailler. Mon mari, lui aussi avec un master, a dû faire le maçon, chose qu’il n’avait jamais faite. Moi j’étais éducatrice en Argentine, je me suis mise en jeu complètement pour mon pays, pour les plus démunis. Ensuite, je me suis fatiguée, j’ai perdu l’espoir en l’Argentine… Après la crise de 2002, quand nous avons eu cinq présidents en une semaine, nous avons décidé de venir. Mes enfants commençaient le lycée et je me suis dit… et après, ici ? En Argentine, tout le monde étudie, car il n’y a pas d’emploi. Et puis nous avons tous des diplômes universi-

308 Migrations de retour dans les Alpes italiennes

taires et on va faire… ou tu pars en Europe quand tu as vingt-cinq ans. Et je me suis dit “eux, ils vont partir en Europe et moi, je reste ici ?” Ce jour-là, j’ai eu un déclic. Ma mère, mon père, ils venaient tous les ans et me disaient qu’au Trentin il y avait des facilités, tu peux essayer. Nous, nous avons bénéficié de tout, avec beaucoup de bureaucratie, mais nous avons bénéficié d’aides et de facilités. Je ne suis pas arrivée avec la valise sans savoir où dormir. On nous donne un logement, on nous offre un premier travail, un contrat de six mois pour la collectivité. »

Ces « nouveaux migrants de retour » se rendent dans leur pays natal, en Amérique latine, très rarement, pour rendre visite à leurs parents : les coûts du déplacement ne permettent pas une véritable circulation. Cependant, ceci n’est pas un facteur de distension des liens affectifs et familiaux, qui sont maintenus via les nouvelles technologies de communication (Skype, Internet).

Le retour « refuge »

Le troisième type de retour est celui d’enfants ou de petits-enfants d’émi- grants, nés en Amérique latine, qui se sont dirigés vers l’Italie pour fuir la persé- cution politique suite aux dictatures instaurées au Chili17 et en Argentine18. Des enfants d’émigrants, engagés dans les luttes juvéniles et estudiantines, trouvent alors refuge dans la terre de leurs ancêtres. Celle-ci, cependant, est pour eux prin- cipalement un lieu d’exil. En effet, revenir au pays d’où sont partis leurs parents ou leurs grands-parents correspond à un choix contraint, imposé par les circons- tances aussi souvent que par leur famille afin de les éloigner d’un engagement politique dangereux. Le contexte premier d’investissement affectif, politique et existentiel de ces enfants d’émigrés reste leur pays de naissance, le Chili et l’Ar- gentine, et même après quelques décennies de permanence en Italie, la douleur engendrée par ce déracinement forcé est grande. Cependant, beaucoup d’entre eux restent au Trentin, parce que les enfants sont nés ou scolarisés sur place, ils ont une situation économique stable et ne veulent pas tout remettre en cause pour un « retour » dans un pays où leur situation serait incertaine.

Rosa est née en Argentine d’un père trentin, qui était parti pour l’Amérique du Sud après avoir tenté une première émigration en Belgique avec son père où ils avaient travaillé dans les mines de charbon. Rosa raconte son arrivée en Italie :

« Je suis Argentine, de Buenos Aires. Je suis venue en 1982, à cause de l’histoire, parce que de 1976 à 1983 nous avons eu une dictature. Au cours de la dernière période de la dictature, je fréquentais l’université et donc, pour des causes de force majeure, en l’espace d’une semaine je me suis retrouvée chez mes grands-parents au Trentin. La situation était très délicate et ce n’est pas le cas d’en parler. On laisse ce qu’on était… J’ai mis de côté mon rêve, parce que j’étudiais l’histoire avec une spécialisation en archéologie, j’ai dû tout révolutionner. Je suis restée dans le domaine du tourisme parce que quand même ça me plait. Quand je suis arrivée, je ne croyais pas rester. Mon père, qui est d’ici, m’a mise dans un avion et m’a envoyée au Trentin en l’espace d’une semaine. J’avais laissé, en plus de mes études, ma vie là-bas, mes sentiments et tout. Et ceci je l’ai trainé pendant deux ans. Après deux ans, je me suis rendu compte que je ne rentrerai plus jamais. Ça a été très dur. »

17 Dictature du général Augusto Pinochet, 1973-1990. 18 Dictature militaire de la « Révolution argentine », 1966-1973 ; juntes militaires, 1976-1983.

309 Melissa Blanchard et Francesca Sirna

Ces exilés ne se rendent que très rarement dans leur pays de naissance, non seulement à cause de la distance et du coût du voyage, mais aussi, en raison de la souffrance engendrée lors de ces retours sur les lieux du passé. Les retours nostalgiques des Piémontais : rebondir, échouer ou réussir ?

La reconstruction des parcours des Piémontais19, hommes et femmes, revenus de leur séjour à l’étranger, montre aussi que ce déplacement peut avoir un rôle différent selon le moment du cycle de vie et la durée de la migration. Les départs s’inscrivent, ici aussi, dans des histoires familiales marquées par la mobilité : tous les Piémontais rencontrés avaient des membres de leur famille ayant déjà séjourné à l’étranger. Les enfants de ces Piémontais ont souvent été rencontrés en France : ils ne suivent que rarement leurs parents dans ces retours, pour deux raisons principales. D’une part, le système des prestations sociales françaises, étant plus généreux qu’en Italie, les encourage à rester en France même lorsqu’ils font face à l’instabilité professionnelle. D’autre part, la proximité du pays d’origine des parents leur permet d’effectuer des visites régu- lières. Giovanni et Filippo, les deux fils d’Elio (dont le parcours sera développé plus bas) décident de rester en France lorsque leur père repart en Italie. Ils travaillent tous les deux comme maçons et Giovanni explique ainsi son choix :

« Ici, je pouvais trouver un travail plus facilement. Puis, j’avais ma copine et on voulait avoir des enfants et on avait droit à l’appartement, les aides et tout le reste… Au Piémont, j’avais mes parents, mais bon, pas d’aides pour la famille, pas la santé [sécurité sociale], pas l’école gratuite, pas de [allocation] chômage… Le Piémont, c’est bon pour les vacances… Je suis né ici [en France]. »

L’analyse des parcours migratoires de vingt-cinq couples de Piémontais, ayant émigré dans le Sud-Est de la France après la Deuxième Guerre mondiale, nous a permis d’identifier, à l’intérieur de la catégorie des « retours nostal- giques », des perceptions différentes que les acteurs ont de leurs trajectoires.

Quand revenir permet de « rebondir »

Lorsque le retour depuis l’étranger a lieu pendant l’âge actif, il est rarement définitif. Il s’agit de retourner dans le pays d’origine, mais non dans le lieu de résidence d’avant l’émigration. Pour ces migrants, le retour n’est pas une instal- lation définitive dans le village d’origine, mais le début d’un périple régional qui les voit évoluer dans le monde ouvrier des années 1960. Retourner signifie se rapprocher de sa famille, sans forcément emménager dans le lieu d’origine. Souvent, la permanence à l’étranger n’a pas été très longue et les migrants, face aux difficultés de stabiliser leur condition professionnelle, préfèrent repartir dans le pays d’origine, mais là où ils trouveront des opportunités. Il faut analyser ce type de retour en lien avec la pluralité des contextes que les migrants appré- hendent dans leur périple. À titre d’exemple, certains des Piémontais rencontrés avaient déjà émigré au Brésil avant d’arriver en France et, ensuite, revenir au Piémont. L’instabilité politique que traverse le pays d’immigration – par exemple

19 L’analyse des parcours des Piémontais révèle que les retours ne peuvent s’inscrire qu’à l’intérieur de la catégorie « retours nostalgiques » décrite dans le paragraphe précédent.

310 Migrations de retour dans les Alpes italiennes le Brésil au milieu des années 1950 – la crise économique et/ou une dictature (qui débutent en 1964 au Brésil) peuvent être à l’origine d’un développement économique « chaotique » du pays et de la faillite de nombreuses entreprises (Sanfilippo, 2003b). Le retour, dans ce contexte, ne peut pas être considéré comme un « échec » d’insertion et d’adaptation. Les migrants essaient plutôt d’obtenir des conditions professionnelles plus confortables et plus « sûres ». Trois éléments concourent au retour. D’une part, le choix de la période d’émi- gration vers le pays d’immigration qui peut être peu favorable à l’installation. D’autre part, la « courte durée » du séjour qui ne permet pas d’atteindre la stabilité professionnelle.

L’oncle d’un des migrants rencontrés, arrivé au Brésil pendant la guerre, ne reviendra en Italie qu’au début des années 1970 avec une « petite fortune », comme le dit son neveu. Lorsque la crise économique se produit, il est quasiment en « fin de carrière » et, surtout, a développé des liens sur place que son neveu n’a pas et qui lui permettent de « résister » aux difficultés.

Le troisième élément déterminant est le développement économique et industriel de l’Italie du Nord, où habite une partie de la famille des migrants. Ainsi, revenir n’est qu’une étape dans un parcours qui est réajusté au fur et à mesure que le migrant accède, ailleurs, à d’autres ressources nécessaires à la poursuite de son projet. Il s’agit d’une inflexion du projet. Revenir signifie suivre les opportunités les plus accessibles, rebondir vers d’autres espaces profession- nels.

Retour d’échec

Le deuxième type de retour concerne des migrants ayant subi les consé- quences de la crise pétrolière et qui étaient plus âgés que ceux du premier groupe : le « rebondissement » n’a pas eu la même signification.

Le parcours d’Elio en est un exemple. Ancien paysan/maçon, il émigre en France pendant dix-huit ans, comme avaient fait son père et son grand-père avant lui. Il travaille dans une société de maçonnerie. Au début des années 1970, son patron vend son entreprise et licencie la moitié des ouvriers, dont Elio qui se retrouve sans emploi à quarante-huit ans. Après deux mois de recherche, il décide de rentrer en Italie avec sa femme et l’un de ses trois enfants. Il réussit à être embauché dans l’industrie chimique (de peintures) comme ouvrier grâce à son cousin. Le salaire n’est pas très élevé et sa femme est obligée de rechercher un travail. Aujourd’hui à la retraite, le couple vit dans un logement HLM de la périphérie de Turin. Deux fils vivent en France avec leurs familles et leur fille cadette vit et travaille à Turin comme comptable dans une entreprise alimentaire. La femme d’Elio regrette d’avoir quitté la France et de s’être éloignée de ses enfants.

Le retour de nombreuses familles, bien qu’elles aient réussi à se réinsérer économiquement et socialement, traduit une déception, un échec, mais pas au sens d’incapacité à s’insérer dans le lieu d’immigration. Ces migrants craignent de subir les conséquences à long terme de la crise économique à un âge avancé. Ainsi la présence d’un réseau familial dans une autre ville du Piémont, souvent à Turin, ville industrielle et chef-lieu de la région, détermine leur choix. Ainsi Elio :

3 11 Melissa Blanchard et Francesca Sirna

« J’ai attendu deux mois, j’ai demandé [du travail] à tous ceux que je connaissais. Mais ce n’était pas le bon moment. Tout le monde craignait pour son propre poste… À Turin, j’avais deux frères et des cousins. J’ai appelé et ils m’ont dit qu’y avait la possibi- lité de travailler. Je suis parti. Ma femme voulait pas, mais comment faire ? ! On est rentré avec la petite. Mes fils travaillaient, ils avaient leurs copines. Ils sont restés. Vous savez, parfois on n’a pas trop le choix. Il faut s’en sortir. J’ai fait ce que j’ai pu… »

Si le retour représente l’opportunité de se soustraire au chômage dans une période de crise, plus que l’accomplissement du projet, il marque également des nouvelles pratiques spatiales. En effet, revenir en Italie matérialise la séparation avec une partie de la descendance, car les enfants ne suivent pas leurs parents dans cette migration (contrairement aux Trentins), probablement du fait de la proximité des deux lieux d’émigration et d’immigration. La gamme des choix possibles pour ces ouvriers qui ne sont plus jeunes (au moment de leur licencie- ment) est restreinte et elle détermine un parcours descendant et un éloignement des affects. Ainsi, souvent ces migrants se rendent plusieurs fois par an chez les enfants installés en France : l’ancien espace migratoire devient le lieu où passer les vacances.

Retour comme accomplissement du projet

In fine, le retour peut être l’accomplissement du projet jamais abandonné. Le projet migratoire prévoit un retour qui peut être différé, ajourné, latent, mais toujours présent dans les récits des migrants. La réalisation du dessein initial peut prendre plusieurs années et correspondre souvent à la fin de la vie active. Dès lors, le retour comme installation définitive fait place à un usage de l’espace sillonné par un « pendularisme » (Miranda, 1996). Ces pratiques carac- térisent aussi bien les « migrants de retour » que les migrants propriétaires d’un logement dans le lieu d’origine et dont la résidence administrative reste dans le lieu d’immigration. Cette modalité rappelle le phénomène que Baldassar (2001) appelle « visits home ». L’exemple suivant permet de mieux comprendre cette conception du retour.

En 1938, les parents de Maria (âgée de deux ans) émigrent à Marseille. Son père gère un petit magasin d’alimentation où sa mère travaille aussi. Ils ont un deuxième enfant qui naît en France. Chaque été, la famille revient dans le village où Maria rencontre Francesco, son futur mari. Les fiancés se marient, Francesco rejoint Maria à Marseille et travaille dans le magasin de son beau- père. Au moment de la retraite, le père de Maria décide de revenir dans le village d’origine. Pour ce faire, il entreprend les travaux de rénovation de la maison parentale et s’y installe avec sa femme. Maria, Francesco, le mari et leurs deux enfants passent les vacances dans le village chez les grands-parents. Au moment de la retraite, Maria et Francesco décident de revenir dans le village : leurs enfants sont partis habiter dans d’autres régions de France et les parents de Maria sont toujours vivants et très âgés. Contrairement à d’autres femmes rencontrées, Maria n’a jamais souhaité rester en France, car le retour dans le village ne représentait pas un éloignement de ses enfants :

« De toute façon, ils étaient déjà partis [les enfants]. Un à Paris, l’autre à Nantes. On serait resté seul à Marseille, alors que mes parents étaient dans le village et avaient plus besoin de moi que mes enfants. On est revenu, mais on part trois, quatre fois par an,

312 Migrations de retour dans les Alpes italiennes

pendant les vacances scolaires pour garder les petits [petits-enfants]. En été, ils viennent nous voir, passer quelques semaines à la montagne. Pour les vacances d’hiver aussi. Comme ça, on se voit souvent. Mes petits-enfants nous voient plus que les autres grands- parents qui vivent en France ! Alors, la distance, ce n’est pas un problème ! »

Il ne s’agit pas d’une obligation, mais d’un choix. Ce retour pourrait être dû aux meilleures conditions économiques espérées dans le pays d’origine. Ceci est un facteur influant sur le choix de retour. Cependant, d’autres facteurs président à ce choix : la présence des parents âgés dans l’espace d’origine ; la mobilité des enfants qui ne justifie plus la présence des migrants dans l’espace d’immi- gration ; la possibilité, en revenant, de les accueillir dans un lieu touristique (renommé pour sa station de ski) et, enfin, la capacité de se rendre en France très régulièrement. Leur retour devient une « large circulation » (Rallu, 1998) entre le Piémont et la France. Pour d’autres anciens migrants venus à l’âge de la retraite dans le village d’origine ou dans des centres urbains de basse montagne, « l’ins- tallation » devient aussi une « pluralité de mouvements » (Gmelch, 1980), surtout lorsque les enfants ou d’autres membres de la famille résident à l’étranger ou dans les villes de la plaine20.

Le « pendularisme » – ou la circulation – ne marque pas un relâchement du rapport avec les origines, mais une réorganisation de l’espace qui a une valeur symbolique importante pour toute la famille (Corti, 1994 ; Rosental, 1999)21.

Retour et nationalité : les différents usages selon la génération et la période historique

Les retours, décrits plus haut, révèlent l’existence d’une pluralité de rapports à l’espace et à la nationalité22. Dans le cas particulier de l’Italie, la présence d’un fort régionalisme (campanilismo), l’existence de traditions, de langues locales et de situations socio-économiques différentes laissent peu de place à un sentiment d’appartenance nationale (Levi, 1979). Les migrations italiennes ont été le résultat de départs de villages, de régions, de villes avant même d’être une manifestation reconductible à la nation dont l’unification remonte à 1861. Ce n’est pas accidentel si le mot italien pour exprimer la nationalité est cittadi- nanza, qui manifeste, à l’origine, le lien entre l’individu et la ville (città) et non avec la nation. Ainsi le rapport à la cittadinanza serait influencé par les différents contextes nationaux, historiques, socio-économiques, géographiques qui sont traversés par les migrants, mais également par leur position dans le cycle de vie

20 De nombreuses études sur les migrations de retour à l’âge de la retraite ont mis en évidence ce phénomène d’installation dans un autre lieu que celui d’origine ; et il s’agit souvent de centres urbains de taille moyenne que les anciens migrants trouvent plus proches du style de vie qu’ils ont connu dans le pays d’immigration (Gmelch, 1980 ; Miranda, 1996 ; Audenino, 1990 ; Pellegrino et Santos, 1989 ; Meloni, 1997 ; Rallu, 1998). 21 Cette mobilité des migrants retraités peut être déterminée également par une concep- tion de l’espace et de la distance différente ou modifiée par l’expérience migratoire : les migrants élaborent un « territoire » à l’intérieur duquel ils se déplacent de manière « fluide », sans que cela soit un événement traumatisant. 22 Entendue ici comme l’appartenance à une nation déterminée, au sens du lien juridique et politique qui rattache un individu à un État.

313 Melissa Blanchard et Francesca Sirna

et dans la généalogie migratoire23.

Au cours des entretiens des deux groupes de migrants, lorsqu’il a été question de définir leur appartenance à un espace national (d’origine ou d’immi- gration), tous les émigrants rencontrés ont évoqué une affiliation régionale, puis locale (la vallée et ensuite le village). En revanche, les enfants et les descendants des émigrants se sont souvent définis comme des Chiliens, des Argentins ou des Français. Le rapport à la nationalité italienne semble se négocier en fonction des circonstances. Les stratégies individuelles et familiales jouent ainsi un rôle important dans le « bon » usage de la nationalité. Ces stratégies s’inscrivent à l’intérieur de trois grandes phases historiques : la récession économique des années 1970 ; les crises politiques des pays d’Amérique latine au cours des années 1970-1980 ; le processus d’attraction de l’Italie à partir des années 1990. Crise économique des années 1970 et aides au retour

Les migrants piémontais (ayant gardé la nationalité italienne) installés en France et revenus en Italie à cause et pendant la crise pétrolière des années 1970 ont pu bénéficier des aides étatiques prévues à cet égard.

À ce propos, l’État français prévoyait une prime de 10 000 francs pour chaque migrant décidant de rentrer dans son pays d’origine. Cette mesure, initialement prévue pour inciter les rapatriements des populations maghrébines, n’a pas produit le résultat souhaité : des 100 000 retours d’immigrés, entre 1975 et 1986, plus de la moitié étaient des Italiens et des Espagnols et seulement un quart des Nord-africains (Tapinos, 1988 ; Schor, 1998). L’administration régionale piémon- taise aussi, à partir des années 1980, a mis en place des aides économiques visant le repeuplement des zones rurales, incitant la création d’entreprises et l’achat d’un logement et prévoyant la couverture des frais de déménagement pour toute la famille24. Ainsi, nombre de Piémontais revenus au cours de cette période, ont fait valoir leur droit aux deux financements, revendiquant leur nationalité italienne. En revanche, ces aides n’étaient pas accessibles à leurs enfants, de nationalité française, car le critère de la citoyenneté faisait défaut : la reconnaissance de la double nationalité remonte à 1995.

Parmi les émigrants trentins qui reviennent avec leur famille dans le cadre d’un projet de réinstallation familiale, l’origine régionale est souvent employée comme une identité différentielle dans le pays d’émigration, par le biais d’acti- vités collectives avec des co-régionaux. Les émigrants se définissent Trentins, plus qu’Italiens, au Chili et en Argentine. Le recours au soutien économique des poli- tiques d’aide au retour est un avantage auquel certains considèrent d’avoir droit en vertu de leur origine. Les politiques d’aide au retour de la province de Trente, en vigueur depuis 1980, octroient des fonds pour le rapatriement des émigrants, des descendants d’émigrants et de leurs biens. Elles prévoient aussi de leur fournir un logement et un subside pour faciliter leur réinsertion dans le tissu local25.

23 Nous faisons référence à la différence entre l’émigrant et ses descendants, qui reviennent dans le pays des aïeux. 24http://www.piemonteimmigrazione.it/site/index.php?option=com_content&view=article &id=79%3Anormativa-regionale-emigrati-di-ritorno&catid=34%3Aistituzionale&Itemid=72# 25 http://www.mondotrentino.net/rimpatrio_definitivo/

314 Migrations de retour dans les Alpes italiennes

Les politiques d’aide au retour de la province de Trente et de la région Piémont constituent un volet d’un ensemble de mesures nationales de repeu- plement visant à contrecarrer l’exode rural dans les régions de montagne. Elles font écho à la loi italienne au regard de la transmission de la nationalité, qui postule que le descendant d’un ancêtre italien peut acquérir la nationalité italienne sans limites de génération, pourvu que cet ancêtre soit émigré après 187126. Ainsi, une logique d’affinité ethnique insuffle les politiques régionales d’aide au retour, qui considèrent les enfants et les descendants d’émigrants, comme membres d’une nation qui s’étend au-delà des frontières de l’État italien (Joppke, 2005). Ceci leur confère le droit de recouvrer immédiatement la nationalité de la terre de leurs ancêtres et de prétendre à une aide au « retour » (Tsuda, 2010). Il subsiste, cependant, une différence de taille entre les mesures d’aide au retour piémontaises et trentines. Tandis que les premières, dès le début de leur entrée en fonction, ne s’adressent qu’aux émigrants et aux enfants d’émigrants, les secondes intéressaient, jusqu’en 2007, toute personne pouvant prouver leur ascendance trentine, si lointaine soit-elle. Ce n’est qu’après avoir remarqué que ces mesures encourageaient le « retour » d’un nombre trop élevé de « migrants » par rapport à ceux que la province pouvait financer, que des critères généalogiques plus contraignants ont été introduits. À l’heure actuelle, seulement les enfants ou les petits-enfants d’émigrants peuvent prétendre, avec les émigrants, à l’aide au retour au Trentin. Crises politiques des années 1970-1980 en Amérique latine

Pour les enfants et descendants d’émigrés trentins qui se rendent au Trentin pour fuir la persécution politique, la double nationalité est un avantage qui se révèle vital. Cependant, leur citoyenneté de cœur, leur pays d’investissement et d’identification, reste au-delà de l’océan : en Argentine ou au Chili.

Les enfants d’émigrés qui sont nés et/ou ont grandi au Chili et en Argentine et encore plus les descendants d’émigrants, même après des années de vie au Trentin, continuent de se sentir et de se déclarer Argentins ou Chiliens. Le pays qui a été le cadre de leur socialisation compte davantage, dans la définition de leur identité personnelle et affective, que le lieu d’origine de leurs parents. Le sentiment d’appartenance n’est donc pas fonction du temps, ni de la nationalité au sens administratif : il dépend plutôt de l’investissement affectif et social des migrants dans les différents lieux de leur existence. Inversion de la polarité migratoire et vieillissement de la population migrante

Les enfants et descendants d’émigrés trentins revenus au cours des années 1990 et 2000 ont eu recours presque systématiquement aux politiques d’aide au retour. Dans le cas de ceux dont l’ascendance trentine remontait à une lointaine cinquième génération, il s’agissait d’accomplir une nouvelle émigration dans des conditions économiques favorables. L’ascendance trentine est ainsi redé- couverte et réactivée dans une perspective utilitariste. Les individus appartenant à ces différentes générations de migrants peuvent avoir plusieurs nationa- lités. C’est la condition à laquelle l’on fait référence par le terme transnational

26 http://www.esteri.it/mae/it/italiani_nel_mondo/serviziconsolari/cittadinanza.html

315 Melissa Blanchard et Francesca Sirna

citizenship (Fox, 2005). D’un point de vue individuel la transnational citizenship peut être considérée comme une « identité en veille », un élément influençant les choix d’appartenance (Bauböck, 2010). Ainsi, le soutien économique et social que la province de Trente offre, à « ses » émigrés, peut encourager les Chiliens et les Argentins d’ascendance trentine à redécouvrir et à prouver leurs origines, afin de « rentrer » en Italie (Blanchard, 2012).

Pour les Piémontais revenus au cours des années 1990 et 2000 et qui ont souvent acquis la nationalité française, il a été possible de redemander la natio- nalité italienne et de l’obtenir. Ainsi faisant, même lorsque leurs conditions économiques étaient aisées, ils ont pu prétendre aux aides régionales qui leur ont permis de restructurer ou acquérir un bien immobilier ou entreprendre une activité indépendante.

Le récit des migrants piémontais au sujet du « sentiment d’appartenance » est, lui aussi, assez ambigu : comme pour les Trentins, ils s’identifient plus à la région, voire à la vallée et au village, qu’à la nation. Ainsi, la justification du recours aux aides, évoquée par les migrants, est assez surprenante : il s’agirait de la reconnaissance de leur sacrifice et de leur parcours par l’État italien. Ainsi un migrant piémontais, revenu en 1975 :

« Si en Italie y a eu le boom économique, c’est grâce à nous [les migrants] ! Nous avons libéré la place pour que les autres travaillent et nous avons envoyé de l’argent pour les aider. Alors, les aides, c’est le minimum que l’Italie pouvait faire pour nous ! »

Conclusions

L’approche comparative ici proposée a permis de révéler des similitudes et des différences dans les pratiques et dans les perceptions du retour : les Trentins et les Piémontais rencontrés reviennent dans les régions d’origine et souvent avec leurs familles. Les deux groupes font un usage utilitariste de la nationa- lité et s’identifient davantage au village et à la vallée d’origine qu’à la nation. Cependant, les pratiques spatiales restent différentes. À cause de la distance entre les pays d’immigration et le pays d’origine, le retour des Trentins s’inscrit fréquemment dans une perspective de sédentarité. Il comporte une dimension familiale, souvent intergénérationnelle, un projet de réinstallation « à long terme » et un recours plus important aux aides provinciales. En revanche, dans une situation de proximité entre les deux lieux, comme pour les Piémontais, le retour devient une forme de circulation pour plusieurs générations. La proximité permet d’insérer l’espace d’origine des parents dans un territoire où les frontières administratives ne sont pas des obstacles insurmontables (Corti, 1995 ; Rosental, 1999). Ceci expliquerait un moindre nombre de dossiers de demandes d’aide au retour des Piémontais. Cette proximité est aussi à l’origine de « pratiques administratives d’invisibilité » : tous les Piémontais ne déclaraient pas leur départ en France.

La comparaison entre les migrations de retour des Alpins en provenance de l’Europe ou des pays d’outre-Atlantique montre que l’affiliation nationale pour les migrants italiens et pour leurs descendants ne joue pas de manière univoque et linéaire dans la genèse du choix et des modalités du retour. Plusieurs facteurs influencent la décision de revenir : la période historique ; les politiques liées à

316 Migrations de retour dans les Alpes italiennes l’acquisition et au maintien de la nationalité ; les mesures d’aide au retour et la présence ou absence d’aides sociales dans le pays d’immigration. Un système de prestations sociales avantageux, comme en France, peut déterminer la décision de ne pas revenir pour les enfants des émigrants. En revanche, l’absence d’aides sociales dans des pays comme le Chili et l’Argentine et la possibilité d’accéder aux financements prévus lors des retours peuvent encourager les émigrants et leurs descendants à « revenir » au Trentin.

Pour conclure, nous pouvons nous interroger pour savoir s’il y a une spéci- ficité de la mobilité alpine concernant le retour. Nous pensons que celle-ci ne relève pas tellement des modalités du retour ou de ses motivations qui, au contraire, caractérisent les mouvements de contre-mobilité en général. La spéci- ficité alpine réside plutôt dans les histoires familiales concernées depuis l’Ancien Régime par ces déplacements, et dans la capacité à recourir à la mobilité comme stratégie de déploiement familiale et intergénérationnelle : l’espace est une ressource à utiliser de manière pragmatique afin de poursuivre un projet familial et individuel (Grandi, 1998).

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321 Résumé - Abstract - Resumen

Melissa Blanchard et Francesca Sirna Migrations de retour dans les Alpes italiennes : mobilités, « cittadinanza » et sentiment d’appartenance

Les analyses des migrations n’étudient pas forcément les mouvements de retour. Lorsqu’elles le font, le retour devient l’objet d’études qui ne prennent pas en considération le pays où les migrants ont séjourné, parfois pendant de nombreuses années. À partir d’une lecture critique de la notion de « retour », cette note de recherche compare les parcours de deux groupes d’émigrants et de descendants d’émigrants originaires de deux régions des Alpes italiennes, le Piémont et le Trentin, « rentrant » dans leur région d’origine ou dans celle de leurs ancêtres, entre la crise économique des années 1970 et les années 2010. Peu d’études ont proposé une analyse comparative des flux migratoires européens et d’outre-Atlantique : cette note de recherche propose également de contribuer à la réflexion sur les effets de la distance/proximité sur les pratiques et les perceptions que les acteurs ont de leur trajectoire. Il veut aussi apporter une contribution aux études sur les migrations alpines en questionnant la complexité des pratiques et des espaces dans lesquels ces acteurs se déploient. Return Migrations in Italian Alps: Mobilities, “Citizenship” and Belonging

Migration studies often neglect return mobility or, on the contrary, the latter becomes the object of studies that do not consider the country where migrants settled, sometimes during years. Building on a critical understanding of “return”, this research note compares the paths of two groups of emigrants and emigrants’ descendants “coming back” between the economic crisis of the 1970s and the 2010s, in two Alpine regions in Italy (Piedmont and Trentino). Few studies compare European and Atlantic migratory flows: in doing so, this research note analyzes the effects of distance/proximity on actors’ practices and perceptions of their trajectories. It also contributes to the studies on Alpine migrations by questioning the complexity of the actors’ practices and of the spaces in which they spread. Migraciones de retorno en los Alpes italianos: movilidades, «ciudadanía» y sentimiento de pertenencia

Los análisis de las migraciones no estudian forzosamente los movimientos de retorno o, a la inversa, este último es el objeto de estudios que no tienen en cuenta el país dónde los emigrantes permanecieron, a veces, durante numerosos años. A partir de una lectura crítica del «retorno», esta nota de investigación compara las trayectorias de dos grupos de emigrantes y de descendientes de emigrantes originarios de dos regiones de los Alpes italianos, Piamonte y el Trentino, que han «retornado» a su región de origen o a los lugares de origen de sus antepasados entre la crisis económica de los años 1970 y los años 2010. Existen pocos estudios que hayan propuesto un análisis comparativo de los flujos migratorios europeos y Atlánticos: esta nota de investigación propone contribuir a la reflexión sobre los efectos de la distancia/proximidad sobre las prácticas y las percepciones que los actores tienen de su trayectoria. Quiere también aportar una contribución a los estudios sobre las migraciones alpinas interrogando la complejidad de los espacios en los cuales se despliegan, así como las prácticas de los actores.

322 REMi Revue Européenne des Migrations Internationales, 2017, 33 (2 & 3), pp. 323-330

Chronique juridique

Pour le juge des référés du Conseil d’État, l’inconditionnalité de l’accueil provisoire d’urgence des mineurs non accompagnés ne va pas de soi Corentin Bailleul1

Bien qu’il soit admis depuis longtemps que les mesures de protection de l’enfance s’appliquent à tous les mineurs en danger sans condition de natio- nalité2, il a fallu attendre quelques années pour que les juridictions françaises admettent que les mineurs sans représentants légaux sur le territoire puissent être protégés au titre de l’aide sociale à l’enfance et statuent sur le fait que l’isolement emporte une présomption de danger au sens de l’article 375 du Code civil qui prévoit que « si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compro- mises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées ». Le légis- lateur reconnaît quant à lui la compétence de l’Aide sociale à l’enfance et donc des Conseils départementaux en 2007, lors de la réforme législative relative à la protection de l’enfance. La loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance amende ainsi l’article L112-3 du Code de l’action sociale et des familles (CASF) qui dispose que « la protection de l’enfance a […] pour but de prévenir les difficultés que peuvent rencontrer les mineurs privés tempo- rairement ou définitivement de la protection de leur famille et d’assurer leur prise en charge ». Les « mineurs isolés étrangers » ou « mineurs non accompa- gnés – MNA »3 dépendent donc depuis lors du droit commun de la protection de l’enfance.

Pourtant, un certain nombre d’obstacles, mis en œuvre par les autorités administratives et judiciaires, les empêchent de bénéficier de ce droit de manière effective. La procédure d’évaluation de l’âge et de l’isolement, condi-

1 Référent thématique et plaidoyer sur les mineurs non accompagnés, Médecins du Monde, 62 rue Marcadet, 75018 Paris ; [email protected] 2 Voir les décisions du 27 octobre 1964 et du 4 novembre 1992 de la Cour de cassation puis l’article L111-2 du Code d’action sociale et des familles. 3 En mars 2016, le ministre de la Justice signalait que l’expression « mineur étranger isolé », largement adoptée par les institutions françaises et les professionnels de la protection de l’enfance, serait dorénavant remplacée par l’expression « mineur non accompagné ». Voir le communiqué du 9 mars 2016 du ministère de la Justice lors du comité de suivi des mineurs non accompagnés.

323 Corentin Bailleul

tionnant l’admission des mineurs non accompagnés au bénéfice de l’Aide sociale à l’enfance, constitue un premier instrument mobilisé pour limiter l’accès des mineurs non accompagnés aux dispositifs de protection. Ainsi, au fil des années, le taux d’admission à l’Aide sociale à l’enfance des jeunes se déclarant mineurs non accompagnés a diminué considérablement. Un rapport d’informa- tion du Sénat du 28 juin 2017, fait au nom de la Commission des affaires sociales, sur la prise en charge sociale des mineurs non accompagnés, documente le fait que le taux d’admission à l’Aide sociale à l’enfance des personnes se déclarant mineures non accompagnées est passé de 70 % en 2013, à 64 % en 2014, puis à 61 % en 2015 pour atteindre 40 % au premier trimestre 2016 (Commission des affaires sociales du Sénat, 2017 : 54). Un avis de 12 octobre 2017 de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale sur le projet de loi de finances pour 2018 (2017 : 24) évoque pour sa part le cas de départements, adressant des décisions de non-admission à des jeunes ayant fait l’objet d’un rapport reconnaissant leur minorité en raison de la saturation des dispositifs d’accueil. Dans cette chronique, on s’intéressera plutôt à un obstacle supplé- mentaire consistant pour l’autorité départementale à refuser le bénéfice de l’accueil provisoire aux jeunes demandeurs de protection, avant même d’avoir évalué leur minorité et donc décidé de leur admission à l’Aide sociale à l’enfance. On précisera d’abord les contours de la législation posant l’obligation de protec- tion provisoire qui pèse sur les départements, avant de décrire l’application défaillante qui en est faite par ces derniers. Enfin, on s’interrogera sur la manière dont le Conseil d’État, juridiction administrative suprême et garant de l’unité de la jurisprudence sur le plan national, a statué sur ces pratiques administratives, en limitant la portée du droit à une protection.

L’accueil provisoire d’urgence : une protection administrative inconditionnelle et immédiate

Malgré la législation applicable leur conférant le droit à la protection, à l’échelle internationale (article 20 de la Convention internationale des droits de l’enfant), à l’échelle européenne (article 24.1 de la Charte des droits fondamen- taux de l’UE) ainsi qu’à l’échelle nationale (articles 375 du Code civil et L112-3 du CASF), les mineurs non accompagnés font l’objet d’une procédure spécifique, en amont du droit commun, conditionnant le bénéfice de ce droit. La circulaire du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers dite « Taubira », puis la circulaire interministérielle du 25 janvier 2016 ont ainsi défini les modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers en prévoyant notamment les conditions de leur mise à l’abri, de leur évaluation et de leur orientation. La loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant suivie du décret du 24 juin 2016 et des arrêtés du 28 juin, du 23 septembre et du 17 novembre 2016 ont apporté une base légale au dispositif de premier accueil et ont donc légalisé les mesures spécifiques destinées aux mineurs non accom- pagnés, notamment s’agissant de leur entrée dans les dispositifs de protection.

L’article R221-11 du CASF prévoit ainsi que « le président du conseil départe- mental du lieu où se trouve une personne se déclarant mineure et privée tempo- rairement ou définitivement de la protection de sa famille met en place un accueil provisoire d’urgence d’une durée de cinq jours, à compter du premier jour de sa

324 L’inconditionnalité de l’accueil provisoire d’urgence des mineurs non accompagnés prise en charge, selon les conditions prévues aux deuxième et quatrième alinéas de l’article L223-2 ». Le même article prévoit qu’« au cours de la période d’accueil provisoire d’urgence, le président du conseil départemental procède aux inves- tigations nécessaires en vue d’évaluer la situation de cette personne au regard notamment de ses déclarations sur son identité, son âge, sa famille d’origine, sa nationalité et son état d’isolement ». Cette période, susceptible d’être prolongée sur saisine du procureur de la République, vise donc à mettre en œuvre l’éva- luation de la minorité et de l’isolement des jeunes se déclarant mineurs non accompagnés et aboutit ainsi à une décision les admettant ou leur refusant le bénéfice de l’Aide sociale à l’enfance. La loi prévoit donc le caractère incondi- tionnel (« pour toute personne se déclarant mineure et privée temporairement ou définitivement de la protection de sa famille ») et immédiat (« à compter du premier jour de sa prise en charge ») de cette période d’accueil.

En inscrivant la phase de premier accueil sous le régime de l’accueil provi- soire d’urgence dans les conditions prévues à l’article L223-2 du CASF, le législateur a affirmé le principe de présomption de minorité encouragée par de nombreuses institutions (Comité des droits de l’enfant, 2005 ; Comité exécutif du Haut-Commissariat pour les réfugiés, 2007 ; Commission nationale consul- tative des droits de l’homme, 2014 ; Haut conseil de la santé publique, 2014 ; Défenseur des droits, 2012). Selon ce principe, les jeunes se présentant comme mineurs et non accompagnés doivent être accueillis inconditionnellement dans des conditions adaptées à leur qualité d’enfants jusqu’à l’intervention d’une décision statuant sur leur minorité. Le législateur, en respect du principe de non- discrimination, a donc prévu ce bénéfice applicable en cas d’urgence à tous les mineurs en situation de danger – français ou étrangers – lorsque leur représen- tant légal est dans l’impossibilité de donner son accord. Les dispositifs de mise à l’abri sont soumis à des garanties minimales d’habilitation au titre de l’Aide sociale à l’enfance et doivent relever des dispositions fixées par la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale.

Parce qu’ils ont fait l’expérience de parcours migratoires parfois longs, éprouvants et dangereux et qu’ils ont dû survivre dans des conditions de forte précarité lors du trajet ou à leur arrivée en France, les mineurs non accompa- gnés constituent un public fragilisé, surexposé à des risques sanitaires et aux troubles post-traumatiques. On comprend donc l’esprit de la loi lié à l’impérieuse nécessité, pour les départements, de garantir un temps de protection dès la première présentation du jeune auprès des services de protection. On constate malheureusement de larges différences entre cette formulation juridique et sa concrétisation.

La pratique des « refus-guichets » : un obstacle à l’effectivité du droit à la protection

Depuis plusieurs années déjà, les associations et organisations de promotion des droits fondamentaux constatent la pratique des départements consistant à refuser la prise en charge des personnes se déclarant mineures non accom- pagnées avant même d’examiner leur situation (notamment au regard de leur âge et de leur isolement). Dans une décision du 29 août 2014, le Défenseur des droits constatait déjà des « situations pour lesquelles les jeunes ont été

325 Corentin Bailleul

laissés sans prise en charge, car jugés d’un âge trop proche de la majorité » (Défenseur des droits, 2014). La Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale évoquait dans un avis du 12 octobre 2017 l’absence de mise à l’abri pour les jeunes se présentant auprès des services de protection de certains départements4. Ces mêmes refus étaient dénoncés par le Défenseur des droits le 21 juillet 2016 qui soulignait le fait qu’ils « ne semblent s’expliquer que par le physique du jeune qui se présente » et qu’ils « seraient plus nombreux en période de forte affluence » (Défenseur des droits, 2016).

Cette dernière observation laisse supposer que les refus opposés aux jeunes demandeurs le sont pour des raisons afférentes à une saturation des dispositifs de premier accueil. Il convient donc d’analyser ces pratiques comme inscrites dans le contexte plus large de tensions latentes sur la prise en charge financière de l’accueil des mineurs non accompagnés. Depuis longtemps, les départements, représentés au sein de l’Assemblée des Départements de France, soulignent la charge financière insurmontable que représente l’accueil des MNA et rappellent régulièrement le coût marginal que leur prise en charge représente dans les budgets dédiés à l’Aide sociale à l’enfance. Dans un document de l’Assemblée des départements de France du 22 septembre 2017, l’association rassemblant les représentants des 101 départements estimait que : « Ce sujet est prioritaire pour les Départements. Car, au-delà de leur effort annuel pour accueillir ces jeunes, qui avoisine le milliard d’euros, ils estiment que le dispositif est devenu insoute- nable. L’accueil des jeunes étrangers par les Départements ne correspond en rien à leur mission de protection de l’enfance, conférée par les lois de décentralisa- tion il y a une trentaine d’années. Les Départements considèrent que l’accueil de ces jeunes étrangers relève de l’État, qui doit assumer ses responsabilités sur les flux migratoires en amont d’une admission éventuelle, sélective et rigoureuse, à l’ASE. En effet, au sein de l’Union européenne, seuls les États ont la légitimité et le pouvoir de contrôler les flux de migrants aux frontières de l’Europe ». Bien que, depuis 2013, le financement des cinq jours dédiés à l’accueil provisoire d’urgence soit assuré par l’État à hauteur de 250 euros par jour et jeune accueilli, les tensions ont continué à être alimentées : d’une part par le dépassement quasi systématique de la durée des cinq jours nécessaires pour mettre en œuvre l’éva- luation ; d’autre part, par la croissance, bien que relative, du nombre de jeunes sollicitant une protection au titre de l’Aide sociale à l’enfance5.

Dans ce contexte, la pratique du « refus-guichet » a crû considérablement et s’est étendue à mesure que les arrivées spontanées concernaient un nombre croissant de départements (jusqu’alors peu sollicités). Elle a pu constituer un moyen, pour ces derniers, de filtrer l’accès à leur dispositif de protection, donc de limiter leurs dépenses relatives à l’évaluation et à l’accueil provisoire. Ces

4 Avis présenté au nom de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale sur le projet de loi de finances pour 2018 (2017 : 23) : « Faute d’une répartition, dans le temps et sur le territoire national, de leur accueil, les conditions dans lesquelles les jeunes accueillis sont évalués se dégradent. Tous ne sont plus mis à l’abri. Une sélection s’opère pour éconduire les plus âgés. Parmi eux, des mineurs sont remis à la rue ». 5 Les départements estimaient le nombre de MNA pris en charge en France à 14 000 (outre-mer compris) à la fin de l’année 2016 et à 18 000 au 1er juin 2017 (Commission des affaires sociales du Sénat, 2017 : 24). À titre indicatif, on sait qu’au 31 décembre 2015 (derniers relevés disponibles), 325 000 mesures d’Aide sociale à l’enfance étaient en cours en France dont 164 000 mesures de placement (Direction de la recherche des études et des statistiques, 2017 : 89).

326 L’inconditionnalité de l’accueil provisoire d’urgence des mineurs non accompagnés pratiques ont amené les associations à accompagner des jeunes requérants dans leur saisine du juge administratif en sa qualité de juge des référés, en vue de faire constater une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Le refus-guichet : une atteinte à une liberté fondamentale, seulement sous conditions

Le Conseil d’État, dans deux décisions intervenues le 13 juillet et le 25 août 20176, rappelle, selon sa jurisprudence constante, qu’il appartient aux autorités de l’État de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale. Il rappelle, également, qu’une obligation particulière pèse en ce domaine sur les autorités du département en faveur de tout mineur dont la santé, la sécurité et la moralité sont en danger. Mais cette juridiction innove en reconnaissant dans ces deux décisions qu’un refus d’accès au dispositif de mise à l’abri et d’évaluation opposé par l’autorité départementale est suscep- tible d’entraîner des conséquences graves caractérisant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. En outre, le Conseil d’État annule dans sa décision du 13 juillet 2017 l’ordonnance du Tribunal administratif de Paris qui rejetait la requête d’un mineur non accompagné ayant fait l’objet d’un refus de protection sans avoir bénéficié de l’accueil provisoire d’urgence au motif que la voie de recours rendue possible par une saisine directe du juge des enfants rendait irrecevable sa demande. Le Conseil d’État considère, pour sa part, que la saisine du juge des enfants ne rend pas irrecevable la contesta- tion d’une telle décision devant le juge administratif. Par la reconnaissance de l’atteinte à une liberté fondamentale en cas de carence du département et l’ad- mission de la recevabilité, le Conseil d’État ouvre ainsi la voie à la contestation, devant la juridiction administrative, des nombreux « refus guichets » constatés par les associations. Pourtant, par la même, le Conseil d’État dresse un certain nombre de conditions, limitant largement la portée du bénéfice du droit à une protection immédiate et inconditionnelle.

Dans sa décision du 13 juillet, le Conseil d’État considère en effet que même si le requérant n’a pu bénéficier que de deux entretiens de vingt minutes, qu’il n’a pas bénéficié d’un l’hébergement d’urgence et qu’il ne s’est, par ailleurs, pas vu remettre de décision de refus écrite, motivée, et assortie de la mention des voies et délais de recours, il doit être regardé comme ayant bénéficié de l’évaluation prévue par la loi dans des circonstances qui ne font pas appa- raître une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Le Conseil d’État considère ainsi que les deux entretiens, renseignés sur une « fiche d’accueil », ont porté sur l’ensemble des éléments prévus par l’arrêté du 17 novembre 2016 relatif aux modalités de l’évaluation des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille. Il valide donc l’utilisation de « pré-entretiens » ou de « primo-évaluations » et admet leur justi- fication par l’organisme chargé de l’évaluation expliquant à l’audience la tenue de tels entretiens par « l’afflux important de personnes demandant à bénéficier

6 CE, réf., 13 juillet 2017, n° 412134, n° 412135 ; CE, réf., 25 août 2017, n° 413549 ; CE, 10 février 2012, Fofana, n° 356456.

327 Corentin Bailleul

de l’hébergement d’urgence ».

Deux autres réserves de taille à la portée du droit à la protection sont définies dans le 8ème considérant de la décision du 13 juillet 2017 : le refus d’accès au dispositif d’hébergement et d’évaluation peut constituer une atteinte à un droit fondamental sauf dans le cas « où la personne qui se présente ne satisfait manifestement pas à la condition de minorité », et « en fonction de la situation sanitaire et morale de l’intéressé ». La formulation particulièrement imprécise de ces conditions et leur interprétation variable par les autorités départementales leur permettent donc désormais de s’affranchir de leurs obligations. Un service du département qui jugera que l’état de santé somatique ou psychique d’un mineur ne justifie pas sa mise à l’abri, ou encore que son apparence correspond manifestement à celle d’une personne adulte, pourra ainsi lui opposer un refus d’accès au dispositif de protection, sans faire droit à sa demande de protection, ni motiver sa décision et lui en adresser une notification écrite.

La dernière réserve tirée de la décision du 25 août 2017 réside dans la compa- raison, engagée par les magistrats du Palais-Royal, entre l’augmentation des dépenses financières du département pour l’accueil des mineurs non accompa- gnés et la croissance du nombre de mineurs se présentant dans ses services. Le département défendeur soutenait en effet qu’en dépit des « efforts financiers croissants qu’il a récemment consacrés à l’accueil des mineurs isolés, la crois- sance plus forte encore du nombre de mineurs isolés étrangers se présentant chaque année, ne lui permet pas de satisfaire toutes les demandes ». Si, en l’espèce, le Conseil d’État rejette cet argument, il prend le soin d’évaluer la part que consacre le département à l’hébergement des MNA dans son budget total et analyse la manière dont l’augmentation des dépenses de celui-ci excède ou non ses moyens dans une mesure qui l’empêcherait d’exercer ses responsabi- lités légales. Ainsi, au-delà de ce cas d’espèce, où le Conseil d’État confirme la décision de première instance enjoignant le département d’organiser l’accueil provisoire d’urgence du jeune demandeur, est ouverte une brèche dont pour- raient se saisir les départements afin de s’affranchir de leurs obligations, dès lors qu’ils parviendraient à prouver leur incapacité à assurer l’accueil des mineurs non accompagnés malgré les moyens déployés.

En conclusion, la plus haute juridiction administrative, en limitant considéra- blement la portée du bénéfice de l’accueil provisoire d’urgence, offre donc aux autorités départementales les clés leur permettant de fermer la porte d’entrée unique de leur dispositif d’accueil des mineurs non accompagnés. Elle semble, par son interprétation du droit, faire primer l’intérêt supérieur des départements7, là où l’intérêt supérieur de l’enfant devrait être la préoccupation primordiale.

7 L’ADF dans l’exposé de ses dossiers prioritaires pour la nouvelle mandature (précité) appelait ainsi à « Une remise en cause de la présomption de minorité et de la présomp- tion d’authenticité des actes, qui fondent aujourd’hui l’orientation des jeunes vers l’Aide Sociale à l’Enfance ».

328 L’inconditionnalité de l’accueil provisoire d’urgence des mineurs non accompagnés

Références bibliographiques Assemblée des départements de France (2017) Les dossiers prioritaires de l’ADF pour la nouvelle mandature, 22 septembre 2017. Comité des droits de l’enfant (2005) Observation générale n° 6 sur le traitement des enfants non accompagnés et des enfants séparés en dehors de leur pays d’origine, septembre 2005. Comité exécutif du Haut-Commissariat pour les réfugiés (2007) Conclusion sur les enfants dans les situations à risque, 58ème session du Comité exécutif, octobre 2007. Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale (2017) Avis sur le projet de loi de finances pour 2018, 12 octobre 2017. Commission des affaires sociales du Sénat (2017) Rapport d’information sur la prise en charge sociale des mineurs non accompagnés, 28 juin 2017. Commission nationale consultative des droits de l’homme (2014) Avis sur la situation des mineurs isolés étrangers présents sur le territoire national, 26 juin 2014. Défenseur des droits (2016) Décision du Défenseur des droits MDE/2016-183, 21 juillet 2016. Défenseur des droits (2014) Décision du Défenseur des droits MDE/2014-127, 29 août 2014. Défenseur des droits (2012) Décision du Défenseur des droits MDE/2012-179, 21 décembre 2012. Direction de la recherche des études et des statistiques (2017) L’aide et l’Action Sociale en France, Série Panoramas de la DRESS, 138 p. Haut conseil de la santé publique (2014) Avis du Haut Conseil de la Santé Publique relatif à l’évaluation de la minorité d’un jeune étranger isolé, 23 janvier 2014.

Références législatives Arrêté du 17 novembre 2016 pris en application du décret n° 2016-840 du 24 juin 2016 relatif aux modalités de l’évaluation des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille Arrêté du 23 septembre 2016 pris en application du décret n° 2016-840 du 24 juin 2016 relatif à la composition et aux règles de fonctionnement du comité de suivi du dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille Arrêté du 28 juin 2016 pris en application du décret n° 2016-840 du 24 juin 2016 relatif aux modalités de calcul de la clé de répartition des orientations des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 18 décembre 2000 Circulaire de la garde des Sceaux du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers

329 Corentin Bailleul

Circulaire interministérielle du 25 janvier 2016 relative à la mobilisation des services de l’État auprès des conseils départementaux concernant les mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et les personnes se présentant comme tels Code civil Code de l’action sociale et des familles Convention internationale des droits de l’enfant de Nations unies, 20 novembre 1989 Décret n° 2016-840 du 24 juin 2016 pris en application de l’article L221-2-2 du Code de l’action sociale et des familles et relatif à l’accueil et aux conditions d’évaluation de la situation des mineurs privés temporairement ou définitive- ment de la protection de leur famille Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance Loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale

330 Notes de lecture

Flory, Céline L’intérêt de l’ouvrage est de présenter De l’esclavage à la liberté forcée. Histoire des de manière très approfondie et docu- travailleurs africains engagés dans la Caraïbe mentée pratiquement toutes les dimen- française au XIXe siècle. – Paris : Khartala : sions du problème ou précisément Société des africanistes, 2015. – 455 p. tous les acteurs impliqués. Au XVIIe et ISBN : 978-2-8111-1339-1 XVIIIe siècle, au moment de l’esclavage Ce livre, consacré à l’histoire des travail- le pouvoir des planteurs était quasiment leurs africains engagés dans la Caraïbe illimité, la royauté, beaucoup trop lointaine, française au XIXe siècle, est issu d’une était incapable d’exercer un contre-pouvoir thèse de doctorat en histoire couronnée réel. Au XIXe siècle, la situation interna- par deux prix en 2011 et 2012. Alors que tionale est différente. Le gouvernement l’esclavage a été très largement étudié, français doit constamment être attentif à la catégorie des travailleurs engagés la pression exercée par l’Angleterre et aux sous contrat l’est beaucoup moins. En accords internationaux relatifs à l’escla- réalité, celle-ci recouvre deux sous-popu- vage signés par la France. Ainsi un droit lations distinctes. Sur les 18 520 personnes de visite pouvait être exercé par la Royal introduites avant et après l’abolition de Navy sur les navires français transportant l’esclavage en 1848 en Martinique, en les engagés. Guadeloupe et en Guyane dans la Caraïbe, La première partie du livre, centrée sur la plus grande partie (93 %) était des les tensions entre la France et l’Angleterre individus libres qui avaient signé un contrat et illustrée par les échanges de correspon- dit d’engagement, 7 % des hommes, des dance entre les ministres des deux pays, femmes et des enfants rachetés par des équilibre remarquablement l’histoire diplo- armateurs français, alors qu’ils étaient matique et des relations internationales captifs ou esclaves en Afrique. et celle des rivalités économiques autour Si Céline Flory parle de liberté forcée, de l’enjeu crucial de l’approvisionnement c’est parce que le parallèle avec l’escla- en main-d’œuvre dans les colonies. Par vage s’impose. Sans être captif esclave, exemple, l’Angleterre qui bénéficiait de ni esclave, ils n’étaient nullement maîtres l’immense réservoir de main-d’œuvre en de leur corps, ni de leur mouvement, en Inde ne laissa quasiment aucun accès aux particulier par rapport à la possibilité de recruteurs français. Un chapitre intitulé retourner en Afrique à la fin de leur contrat. « Une immigration africaine transat- Les engagés, en dépit des apparences, lantique obsolète » met en lumière les avaient le plus souvent signé ce contrat conséquences de la montée en puissance sans vraiment en connaître les conditions. de l’empire colonial français en Afrique. Ils n’étaient donc pas « maîtres de leur Les besoins en main-d’œuvre de l’éco- volonté ». Quant à ceux qui avaient été nomie de plantation dans les Antilles rachetés par des engagistes, ceux pour deviennent secondaires comme l’exprime qui ils devaient travailler, ils furent utilisés bien Faidherbe en 1857 : « L’intention du comme une main-d’œuvre quasi servile, gouvernement français ne peut être de les employeurs s’efforçant d’éviter l’ac- sacrifier ses colonies pleines d’avenir de la cusation d’esclavage, dans le contexte côte occidentale d’Afrique, à ses colonies abolitionniste de la première moitié du des Antilles, qui ont dit depuis longtemps XIXe siècle. leur dernier mot, en fait de développe-

331 ment et toujours causé tant de difficultés insuffisante aggravaient encore les risques à la métropole pour ces malheureuses de mortalité. Et comme pour les esclaves, questions d’esclavage et des haines des la discipline était très dure, entraînant races. » parfois des rébellions.

La deuxième partie analyse les La troisième partie porte sur la vie conditions concrètes de la filière migra- dans les colonies. L’étude des conditions toire et le rôle des quatre entrepreneurs de travail est centrée sur le travail forcé, privés, en montrant le contrôle exercé qui permettait de maintenir l’organisation par le gouvernement français, qui institue économique alors que l’esclavage avait été des « délégués du gouvernement pour aboli, avec des salaires dérisoires qui main- les migrations », aussi appelés agents- tenaient de fait les engagés dans la misère, chirurgiens, car ils appartenaient au compte tenu de tous les prélèvements corps des chirurgiens de la Marine, pour effectués et de la quasi-impossibilité de vérifier les engagements au départ des pouvoir racheter le retour à la fin du contrat côtes africaines et qui embarquaient sur d’engagement. La vie dans les colonies se les bateaux jusqu’à l’arrivée aux Antilles, caractérise aussi par des formes de résis- d’où souvent des conflits avec les capi- tance : protestations auprès des autorités, taines. L’auteur distingue à juste titre la auxquelles il était rarement donné suite, question du consentement dans le cas des révoltes et violences physiques, fuite Africains libres (1854-1857) et dans celui et « marronnage », suicides. Le dernier des Africains captifs (1857-1862). L’analyse chapitre porte sur les relations avec la très détaillée des conditions concrètes de société créole. Les esclaves africains se la signature du contrat d’engagement sur mêlaient parfois, mais pas toujours aux ces deux périodes montre bien le piège qui Créoles et aux travailleurs indiens, et ceci se refermait sur les hommes et les femmes davantage en Guyane qu’en Guadeloupe libres, surtout des Krous. Les Africains et en Martinique. captifs furent rachetés plutôt au Gabon et au Congo, mais l’offre disponible était En résumé, ce livre, remarquable- constituée d’individus souvent malades, ment documenté et enrichi de nombreux affaiblis, chétifs, au point que les recruteurs tableaux, graphiques, cartes et d’une français n’arrivaient pas à tenir les enga- abondante bibliographie, est une contri- gements conclus contractuellement avec bution majeure à la connaissance de cette le gouvernement, d’autant qu’ils étaient période de transition entre l’esclavage et en concurrence avec les négriers transat- la reconnaissance à la fin du siècle du lantiques. La réalité de la condition des statut de citoyens à toute cette popula- rachetés, la procédure de rachat sont telles tion d’immigrés présents depuis plusieurs que la distance par rapport à l’esclavage décennies dans les colonies. On ne peut est bien ténue. Le principe même d’un que saluer le tour de force qui consiste consentement, qui figure pourtant dans à proposer, on l’a dit, une vision globale le décret du 27 mars 1852 qui organisait de cette page de l’histoire coloniale, tout le rachat, ne fut nullement respecté. Les en apportant sur chacun de ses aspects conditions abominables de la traversée, des analyses précises qui emportent la sur des bateaux dont l’auteur décrit très conviction. précisément l’organisation de l’espace, Yves Charbit aboutirent à une mortalité élevée qui Professeur émérite de démographie rappelle encore fortement esclavage : CEPED/Université Paris Descartes emplacement, entassement, modalités de conservation de l’eau, latrines favorisaient les épidémies de dysenterie, tandis que l’habillement dérisoire et l’alimentation

332 Pieret, Denis institutionnels, juridiques, etc.) et cadre Les frontières de la mondialisation. Gestion philosophique, lui-même adossé à deux des flux migratoires en régime néolibéral. – courants théoriques distincts : celui, issu Liège, Presses Universitaires de Liège, des travaux de Foucault, qui analyse le 2016. – 328 p. néolibéralisme comme une gouvernemen- ISBN : 978-2-87562-095-8 talité, et celui qui porte sur l’étude de la Dans l’article qu’elle a publié à l’occa- mondialisation et met en évidence la multi- plication des centres et des périphéries sion des dix ans de la revue Mobilities, Sheller (2016) appelait la communauté (notamment les travaux de Balibar, Harvey, scientifique à utiliser une approche foucal- Wallerstein). dienne afin de mettre à jour les dispositifs La première partie du livre retrace dans qui jouent sur les inégalités d’accès à la une perspective généalogique les grands mobilité. Denis Pieret, docteur en philo- principes du droit des étrangers (illustré sophie de l’université de Liège, répond par le cas de la Belgique), de la libre circu- avec brio à cet appel dans le livre adapté lation et des politiques d’asile et d’immi- de sa thèse de doctorat, Les frontières de gration en Europe depuis la signature du la mondialisation. Gestion des flux migra- Traité de Rome jusqu’au programme de toires en contexte néolibéral. Stockholm.

La question qui traverse ce travail La deuxième partie du livre offre un est celle de la rationalité qui sous-tend la rappel bienvenu de la conceptualisation gestion contemporaine des flux migra- foucaldienne des différentes technologies toires et l’auteur la pose à travers la théma- de pouvoir, et sert de prélude à l’analyse tique plus générale des effets du passage des différents instruments de gestion du libéralisme au néolibéralisme sur les des mouvements migratoires. Pieret populations migrantes. Pour y répondre, commence par un passage en revue des il se fixe plusieurs objectifs. D’abord, dans instruments répressifs du pouvoir, ceux une approche foucaldienne du pouvoir, qui marquent des frontières : les camps, montrer comment fonctionne la norme les zones extraterritoriales, les centres de (dans ses dimensions souveraine, disci- rétention, les murs, les programmes qui plinaire et biopolitique) dans le champ s’appuient sur les nouvelles technologies des politiques migratoires. Ensuite, pour ériger des « smart borders ». Il note comprendre les contradictions apparentes cependant que la fonction de ces outils qui structurent les politiques migratoires anciens du pouvoir a tendance à changer : contemporaines sous l’angle de leur parti- les camps par exemple ne servent plus cipation à une rationalité cohérente, celle vraiment à normer le comportement du néolibéralisme qui exerce toujours le des migrants, mais plutôt à réguler leurs pouvoir à la fois de manière répressive mouvements. et incitative. Enfin, il entend montrer que la gestion contemporaine des flux migra- La troisième partie du livre s’intéresse toires multiplie les espaces et les formes à la nouveauté des discours portant sur le d’action de la frontière, et ce faisant, agit « migration management » en tant qu’il en produisant des mobilités différenciées se présente comme un nouveau champ selon un nouveau principe structurant : de connaissance qui agence conceptions non plus intérieur vs extérieur, mais mobile théoriques, outils de surveillance, dispo- vs fixe. sitifs administratifs, aspects juridiques et techniques de la frontière. Pieret isole et Pour remplir ses objectifs, Denis Pieret interroge la rationalité managériale de ce articule données empiriques (en s’ap- nouveau savoir spécialisé. puyant sur l’étude de documents officiels,

333 La quatrième et dernière partie du livre Finalement, nous rejoignons Balibar porte sur la manière dont les frontières qui signe la postface du livre et qui écrit : agissent comme instrument de différencia- « la maîtrise du sujet, l’érudition pluridisci- tion visant à maintenir en mouvement ou à plinaire, la clarté d’exposition, la construc- contraindre à l’immobilité les populations tion d’une argumentation à la fois nuancée en fonction des exigences d’un capitalisme et progressive, la fermeté de l’orientation global. théorique proposée font du livre de Denis Pieret un travail de très grande qualité ». Le travail de Pieret tend finalement Nous recommandons la lecture de ce livre à montrer comment le nouveau régime à tous ceux qui désirent comprendre en de régulation des migrations vise à faire profondeur cette nouvelle gestion des des migrants, selon les préceptes de la migrations en contexte néolibéral, ses gouvernementalité néolibérale, des entre- apparentes contradictions et sa rationalité preneurs de soi, des hommes parfaite- propre. ment adaptés à cette nouvelle logique de flux qui agit non pas en mettant tout Référence bibliographique et tous indifféremment en mouvement, Sheller Mimi (2016) Uneven Mobility mais qui fluidifie en « stasiant » différen- Futures: A Foucauldian Approach, tiellement, en aménageant les conditions Mobilities, 11 (1), pp. 15-31. qui favoriseront seulement la mobilité des Cécile Giraud plus aptes. Ce faisant, la hiérarchisation Doctorante et assistante de la population passe désormais par la Centre d’études du développement/ dichotomie mobile-fixe, « bons » migrants Université Catholique de Louvain qu’il faut encourager et laisser circuler, et « mauvais » migrants qu’il faut « stasier » ou maintenir dans la périphérie. Whongo Ahanda, Antoine En conclusions, le livre de Denis Pieret Comment s’informent et communiquent nous offre une perspective originale sur les Camerounais de l’étranger. – Paris, les enjeux qui sous-tendent les régula- L’Harmattan, 2014. – 218 p. tions contemporaines des flux migratoires, ISBN : 978-2-343-03994-7 en même temps qu’une opérationnalisa- tion très réussie de la pensée du dernier Dans son ouvrage court et dense Foucault. En sortant d’une philosophie intitulé Comment s’informent et commu- « auto-centrée », Pieret réussit son pari niquent les Camerounais de l’étranger ?, de nous offrir une réflexion philosophique Antoine Whongo Ahanda, journaliste de poussée sur un objet empirique à l’actua- formation alors conseiller culturel à l’am- lité brûlante. bassade du Cameroun à Paris depuis une quinzaine d’années, nous propose une Nous retenons en particulier son arti- approche de la migration camerounaise culation claire et ambitieuse des diffé- saisie au prisme des outils disciplinaires rents concepts qui composent le champ des sciences de l’information et de la contemporain des politiques migratoires communication. Il prend particulièrement et leur mise en perspective à la lumière appui sur les effets des nouvelles techno- d’une théorisation de la rationalité fronta- logies de l’information et de la commu- lière. Nous regrettons parfois le manque nication (NTIC) ayant permis au courant d’approfondissement de certains concepts migratoire camerounais de contourner ou idées, mais cela est à porter au compte les traditionnels obstacles à sa visibilité, d’une pensée riche qui aborde un nombre ou tout du moins à son audibilité, afin conséquent d’éléments propres à ce d’opérer son incursion dans l’arène des nouveau management des migrations. affaires publiques de son pays d’origine,

334 plus particulièrement l’arène politique que migrants en pays d’accueil et une reven- l’auteur choisit de scruter prioritairement. dication de citoyenneté considérée « à Pour ce faire, il place ses travaux sous distance » par rapport au pays d’origine, l’angle d’une confrontation conceptuelle à laquelle il attribue la notion de « citoyen- entre communication et transnationalisme, neté externe ». Il s’appuie sur la trajectoire confrontation qu’il considère à même de géo-historique du Cameroun, particulière- mieux rendre compte des constructions ment sur sa dimension politique fortement diasporiques atypiques, voire marginales, oppressive tant en période coloniale que en cours au sein de ce courant migra- postcoloniale, pour expliquer la mise en toire, particulièrement en Île-de-France place d’un courant migratoire camerou- où la majeure partie de son travail a été nais aussi appelé « mouvements diaspo- conduite. riques camerounais » fortement contesta- taire. Il procède dans un premier temps à Cet ouvrage est structuré en cinq la restitution de l’histoire politique de cette études suivant une logique propre aux diaspora en nous éclairant sur la mise ouvrages collectifs hétérogènes, chaque en place d’une opposition camerounaise section ou chapitre disposant de sa propre portée en migration par l’Union Nationale bibliographie. Il démarre par une intro- des Étudiants Kamerunais (UNEK). Cette duction générale permettant à l’auteur opposition est dès le départ soumise à une d’exposer dans un premier temps, les justi- stratégie croisée de séduction-répression fications de cette production scientifique parfois féroce sous le règne du premier dont la plus prégnante serait la mondia- président Ahmadou Ahidjo (1960-1982), lisation. Cette dernière est considérée aboutissant à ce que l’auteur appelle comme point d’ancrage de la diversité des « maquis intellectuel ». Un assouplisse- modes de communication transnationale ment des relations survient avec l’avène- en œuvre dans les nouvelles constructions ment de la politique du « Renouveau » diasporiques multiformes. C’est le cas du second président Paul Biya (en place des démarches subversives des compo- depuis 1982). À la fin des années 1980, santes migratoires camerounaises consi- cet assouplissement est accéléré par dérées marginales qu’il met en résonance les divers changements globaux ayant avec l’image fortement écornée du pays imposé l’adoption des lois renforçant d’origine à l’étranger. Dans un second les libertés publiques au Cameroun en temps de cette introduction générale, il concomitance avec l’émergence des présente la méthodologie adoptée. Celle-ci NTIC. Ensuite l’auteur nous propose un croise dépouillement de bases documen- panorama de la migration camerounaise taires diverses, entretiens semi-structurés en établissant une catégorisation traversée auprès de Camerounais de la région fran- par la double facette classique des migra- cilienne et observations participantes en tions sur le plan juridique (régulières et tant qu’acteur de premier plan, tout en irrégulières). Cette catégorisation repose convoquant la dimension pluridisciplinaire sur des effectifs estimatifs dans lesquels de la mouvance des « cultural studies » on retrouve trois composantes majeures dans laquelle l’auteur ancre la filiation que sont les migrations pour études et la de ses travaux et tente ainsi d’expliquer problématique des retours, les migrations le caractère juxtaposé des thématiques de travail et la problématique des transferts évoquées dans les différentes parties inti- de fonds, et les migrations familiales avec tulées « étude ». la problématique des compositions matri- moniales transnationales. Le panorama À cet effet, la première étude s’attache proposé est ensuite renforcé par une à formuler un « transnationalisme came- esquisse de la hiérarchisation des espaces rounais » que l’auteur estime enchâssé d’accueil de ces migrants dont l’auteur entre un désir d’intégration de ces

335 essaye d’éclairer les différents modes d’or- appelle l’« opposition », suivi du parti au ganisation tant associatifs que politiques pouvoir et enfin, un groupe sans opinion. faits de clivages et convergences en vue Cette catégorisation est affinée en fonction de l’exercice de la citoyenneté, voire de la des classes d’âges, du niveau scolaire et « formation d’une identité de citoyen ». de la durée du séjour en France, au même titre que la structuration du choix politique Cette première étude s’achève par une de ces migrants que l’auteur place sous esquisse de l’enjeu politique de la diaspora emprise de quatre facteurs que sont l’infor- camerounaise que constituent la participa- mation, l’intérêt personnel, le profil du tion politique et ses processus électoraux candidat et l’idéologie défendue. Ces deux nourrissant un transnationalisme politique. derniers facteurs semblent primer dans Celui-ci développe dans ses diverses le choix des Camerounais de l’étranger revendications politiques redoutées par avec une nette préférence pour le facteur le pouvoir en pays d’origine qui continue idéologique. d’y apporter des réponses inconstantes, bien souvent défensives, voire teintées L’information qui semble ainsi condi- de « nationalisme gouvernemental ». Ce tionner très faiblement le choix des qui, selon l’auteur, fait cohabiter en pays migrants camerounais interrogés constitue d’accueil face au processus d’intégration, l’élément majeur de la troisième étude deux principales figures de cette migration, consacrée aux méthodes de communi- à savoir les « assimilés » par adoption de cation d’une frange marginale de cette la nationalité et les « non-assimilés » à migration. La notion d’« exopolitie » est fort sentiment d’appartenance les condui- alors convoquée pour désigner les actions sant à réclamer à distance l’exercice de la de communication s’appuyant sur Internet citoyenneté. considéré comme nouveau territoire de lutte d’opposants activistes en exil. À ce La deuxième étude s’inscrit dans le titre, l’auteur nous livre quelques figures prolongement de la précédente. Sur la majeures de ces exilés regroupés au sein base des critères d’honnêteté, compétence d’un mouvement fédératif d’associations et « nationalisme » structurant une enquête à objet politique et à caractère progres- qualitative effectuée auprès de migrants siste, alternatif, voire transgressif, appelé camerounais vivant en région parisienne, le CODE (collectif des organisations démo- elle nous livre les opinions politiques cratiques et patriotiques de la diaspora) défavorables portées sur l’ensemble des soutenu par certains sites internet dédiés hommes politiques camerounais consi- au Cameroun. Il rend compte des ressorts dérés véreux et corrompus, qu’ils soient et fondements de l’action de ce collectif du parti au pouvoir ou de l’opposition. Ce consistant en une opposition frontale qui lui permet de dresser l’état des lieux de et systématique au régime de Yaoundé la perception tant du parti au pouvoir usant soutenue à la fois par une surexploita- de son statut de privilégié pour adopter tion des opportunités numériques offertes une attitude équivoque face au respect par Internet dans ses principaux espaces du jeu démocratique, que de l’opposi- d’ancrages que sont les pays occiden- tion conduite par des dirigeants jugés peu taux, et une mobilisation de quelques sérieux, ne présentant pas de différence anciens exilés de la période de l’indépen- notoire avec ceux du parti au pouvoir et dance, considérés dépositaires des fonds par conséquent aussi considérés inaptes symboliques de la contestation du pouvoir à gouverner le Cameroun. L’auteur peut camerounais avec son renversement alors dégager une catégorisation des pour ultime objectif. Leurs modes d’action préférences partisanes de Camerounais de prennent corps autant dans des manifes- l’étranger structurée en trois groupes avec tations publiques récurrentes fortement un léger avantage pour celui que l’auteur redoutées par les autorités diplomatiques

336 camerounaises, que dans le déploiement voire complice de sa diaspora, plus parti- d’une diplomatie non gouvernementale culièrement les méthodes des journalistes faite de sollicitations récurrentes d’orga- en exil et autres personnalités médiatiques nisations institutionnelles des territoires de cette communauté. Ce qui conduit d’ancrage par des contacts directs sur l’auteur à conclure cette quatrième étude demandes d’audiences, ainsi qu’à travers par des recommandations aux pouvoirs des lettres ouvertes et communiqués de publics de Yaoundé quant à la stratégie presse relayés grâce aux rencontres et à adopter pour mieux gérer l’image du forums. Ces derniers évènements sont pays confrontée aux nuisances du règne aussi autant d’occasions de prôner l’action d’Internet, marquant ainsi autrement la judiciaire internationale, en même temps transition avec la dernière étude de son que sont scandés les récits historiques ouvrage. en hommage aux martyrs de l’indépen- dance. Ils donnent aussi lieu à l’organi- La cinquième étude est consacrée sation récurrente de votes symboliques à la réception de la télévision camerou- en faveur de l’alternance au Cameroun, naise par les Camerounais de l’étranger diffusés sur divers supports et canaux tels dans un contexte de concurrence de plus que portails, sites internet et blogs. Cet en plus accrue. Leur choix alors porté activisme médiatique repose par ailleurs sur le « bouquet africain » traduit selon sur une surexploitation politique de la l’auteur une quête d’« identité culturelle » notion de diaspora dont l’ampleur aboutit concernant dans une moindre mesure selon l’auteur à la décrédibilisation et la leurs enfants. Cette dernière étude qui dénaturation de la notion de « diaspora » clos l’ouvrage laisse quelques regrets finalement au Cameroun, associée à celle autant du fait de l’absence d’une conclu- d’« opposition radicale ». En somme, il sion générale en résonance à l’introduction s’agit pour une frange contestataire et générale, qu’en ce qui concerne le modèle radicale des migrants camerounais d’uti- de construction hétérogène du document liser Internet pour vaincre les obstacles de exposant l’auteur à de nombreuses redon- la distance traditionnellement imposée par dances alourdissant le suivi du raisonne- les pouvoirs publics dans l’accès à l’arène ment envisagé. À cet effet, les nombreuses politique du pays d’origine où elle compte répétitions de titres dans les multiples exposer une réalité cachée développée listes bibliographiques proposées, et le dans la quatrième étude au titre bien profilage contradictoire de la communauté évocateur d’agenda setting du Cameroun camerounaise apparaissant tant dans la et sa diaspora médiatique. première que dans la dernière étude sont autant d’éléments susceptibles d’égarer le Cette quatrième étude s’attarde sur le lecteur. L’auteur aurait gagné à consolider principe d’« agenda setting », ou système au préalable les données disponibles afin orienté de production et de diffusion d’une d’échapper au périlleux exercice consis- image générale donnée, en l’espèce ici tant à mobiliser des données différentes celle du Cameroun en Occident, dont pour tenter de construire un raisonnement les points d’ancrage sont les différents scientifique cohérent sur le même objet de indicateurs de son sous-développement. recherche, en l’occurrence ici la diaspora Ces indicateurs influencent les sources camerounaise. On peut aussi regretter d’information débouchant sur une image une posture parfois subjective et partisane contrastée du Cameroun dans les médias de l’auteur, inhérente aux écueils métho- internationaux bien souvent constituée de dologiques de conduite de recherche en stéréotypes médiatiques. On se situerait immersion avec une trop forte implica- ainsi à la source de la perception générale- tion du chercheur. Le biais scientifique se ment négative de ce pays dans le monde, ressent à partir du titre de couverture qui prolongée par l’attitude complaisante, ambitionne de traiter des Camerounais

337 de l’extérieur, alors que le texte se confine plutôt inhabituel dans le paysage français, pour une grande part, au traitement des fait l’intérêt du livre. Le lecteur ne trouvera relations du pouvoir central de Yaoundé pas là un exposé universitaire appuyé avec une frange marginale de ce courant sur un projet de recherche, mais plutôt migratoire auquel une généralisation trop un manuel à direction tant des étudiants hâtive des résultats court le risque d’aboutir que des entrepreneurs ou des pouvoirs à des conclusions fortement discutables, publics. voire erronées. Le livre comporte deux sections. La Néanmoins, ces remarques majeures première rassemble une série de quatre n’occultent nullement l’intérêt d’une telle chapitres qui définissent un corpus approche de la question de la diaspora conceptuel à même de cerner toutes les camerounaise dont l’enjeu identitaire bien dimensions de cet objet hybride. Il s’agit adressé reste vissé dans son différend là de la section qui intéressera le plus le majeur avec les autorités du pays d’origine, lecteur universitaire. La seconde section à savoir l’exercice des droits civiques en (chapitres 5 à 9) passe en revue les défis migration bridé par un code de la natio- qui peuvent affecter cette forme d’entre- nalité interdisant et réprimant la double prises, défis relatifs aux dynamiques fami- nationalité. En tout état de cause, cet liales, entrepreneuriales et culturelles de ce ouvrage reste une source d’informations type d’activité. L’originalité de l’approche non négligeable, avec de très intéressants réside dans la prise en compte de toutes points d’ancrage pour de sérieuses pistes les clés de lecture de l’entreprise familiale de recherches originales possibles, et par de migrants. Contrairement à la plupart conséquent, hautement recommandable. des travaux portant sur ce phénomène, ce Pierre Kamdem dernier n’est pas pris comme un pendant Professeur de géographie du processus migratoire, mais comme un MIGRINTER/Université de Poitiers cas particulier de la forme la plus répandue d’activité lucrative au monde, à savoir l’en- treprenariat familial. Le second chapitre est entièrement dédié à cet entreprenariat Halkias, Daphne familial, extrêmement répandu (entre 65 Adendorff, Christian et 90 % des entreprises dans le monde). Governance in Immigrant Family business. Les auteurs rappellent qu’il n’existe pas Enterprise, Ethnicity and Family Dynamics. – de définition universellement admise de Surrey : Gower. – 2014, 212 p. l’entreprise familiale tant les formes qu’elle ISBN : 978-1-4094-4557-9 peut prendre sont diverses, allant de la Governance in Immigrant Family direction effective par une même famille à business est un ouvrage publié aux la simple prise de participation à une affaire éditions Gower dans la collection « applied dont la gestion est déléguée à d’autres research ». Cette précision annonce la personnes. Les relations qui soudent les tonalité de l’ouvrage, à la fois effort de membres d’une famille constituent la cadrage théorique, et essai de recomman- principale force de ces entreprises. Les dations en vue de soutenir et améliorer relations de confiance, la fierté collective, le fonctionnement des entreprises de l’ancrage de ces relations dans la durée migrants. Les auteurs de cet ouvrage sont sont autant de ferments qui stabilisent le par ailleurs un chercheur de l’Université commerce. Mais ces relations constituent de Bergame et un entrepreneur qui mène également sa principale faiblesse (un tiers une activité de consultant sur les questions seulement sont transmises à la génération de gouvernance en entreprise. Ce format, suivante). Cette fragilité n’a pas d’autre

338 source que le dualisme constitutif de cette tivité en permettant à moindres frais une forme d’entreprenariat, à la fois affaire à but projection vers l’international. La littérature lucratif et activité fédérative d’une famille. distingue les acteurs en fonction de leur La précédence des obligations familiales ancrage international : entrepreneurs dias- peut parfois entrer en contradiction avec poriques qui s’appuient sur des réseaux les impératifs de performance : privilégier de la diaspora d’appartenance ; entrepre- la stabilité d’une activité au détriment de neurs globaux dont les activités n’ont pas la prise de risque, opter pour un parte- de pays d’ancrage spécifique ; entrepre- naire familial au détriment d’un autre plus neurs transnationaux qui focalisent leurs compétent. L’existence d’une entreprise échanges avec le pays d’origine. Avec cette peut également être suspendue à la qualité nouvelle forme de commerce, l’expérience des relations entre ses membres. Un migratoire devient constitutive de l’orienta- conflit, un divorce ou un décès sont autant tion et de la nature des activités. d’événements susceptibles de la déstabi- liser. Les questions de succession appa- En définitive, le principal intérêt de cet raissent comme le talon d’Achille principal. ouvrage réside dans le panorama concep- La passation à un nouveau membre ou leur tuel qu’il propose. Les spécialistes à la retrait de la gestion effective sont souvent recherche d’une enquête et de question- objets de conflits entre partenaires. nements originaux n’y trouveront pas leur compte. Des études de cas apparaissent Les chapitres 3 et 4 portent plus spéci- à la fin de chaque chapitre. Elles illustrent fiquement sur le commerce familial des avec un bonheur inégal les discussions étrangers. Ils reviennent sur les traits qui conceptuelles présentes dans le corps du le caractérisent, à savoir une propension texte, mais elles ne constituent aucune- plus importante à ouvrir ses activités sur ment une base empirique des réflexions. Il l’international grâce à l’expérience migra- faut davantage l’aborder comme une sorte toire des entrepreneurs ; l’importance de manuel. Les chapitres passent en revue du lien culturel qui unit ses partenaires, les principales approches : l’entreprenariat mais qui peut être un obstacle à l’insertion familial et ses paradigmes, l’entreprenariat sur le marché intérieur. L’entreprenariat ethnique et ses concepts (enclave, théorie immigré est souvent lié à la difficulté pour du « middle-man »), mais aussi l’interfé- les migrants de s’insérer sur le marché rence de la culture dans la gouvernance du travail du pays d’accueil. On le sait, d’entreprise, etc. Ce livre invite également cet entreprenariat augmente en période les spécialistes du commerce ethnique à de crise, tandis que les étrangers sont les aborder cet objet comme ancré dans une premiers touchés par le chômage. Toutefois réalité qui n’est pas spécifique au monde les auteurs soulignent que de plus en plus des migrations : le commerce ethnique de migrants utilisent l’entreprenariat non est aussi un commerce familial comme les comme une voie de sortie, mais comme autres. Il invite donc à se pencher sur une un objectif en soi. Les auteurs parlent de littérature de la sociologie et du manage- migration d’opportunité. Cette tendance, ment des entreprises qui est trop souvent en hausse depuis deux décennies, est liée absente des bibliographies sur le sujet. à la hausse du niveau d’éducation chez les Thomas Lacroix migrants. Cette pratique s’observe en parti- Chargé de recherche, géographe culier parmi les acteurs qui migrent pour MIGRINTER/Université de Poitiers acquérir une formation professionnelle ou académique et qui restent dans le pays d’accueil pour ouvrir une affaire. Internet a démultiplié les possibilités de ce type d’ac-

339 Pérez Siller, Javier (dir.) du Rio Nautla étudiées par Patrick Lafarge). Lassus, Jean-Marie (dir.) Quelques rares filières se mettent en place, Les Français au Mexique, XVIIIe-XXIe siècle, principalement celle des barcelonnettes vol. 1 et 2. – Paris : L’Harmattan. – 2015, (du nom de la ville des Alpes du sud d’où 409 p. (vol. 1) ; 491 p. (vol. 2) s’organise cette migration de commer- ISBN : 978-2-343-05608-1 (vol. 1) ; 978-2-343- çants au milieu du XIXe siècle, et qui donne 05607-4 (vol. 2) lieu à d’importants réseaux marchands et Ces deux volumes, qui totalisent près industriels au Mexique), tandis que dans de 900 pages, témoignent de l’ambition certaines petites régions françaises qui d’un projet de longue haleine qui a mobilisé envoient des migrants (Thônes, vallée de les travaux d’une équipe franco-mexicaine l’Ubaye, Hasparren dans le Pays basque) sur plus d’une décennie. Il fait suite à le Mexique fait office d’Amérique. plusieurs volumes marquant les étapes Si les flux sont peu significatifs, on de ce projet (1998, 2004, 2010 et 2014) est tout de même saisi par ces micro- également dirigés par Javier Pérez Siller histoires, comme par le cas de la colonie dans une série intitulée México-Francia : de Jicaltepec (Jean-François Campario), memoria de una sensibilidad común, par les sources mobilisées qui restituent siglos XIX-XX. Ce projet d’envergure mise la fragilité de « l’homme blanc sous les sur le long terme et l’accumulation d’en- tropiques » et le poids de l’aventure quêtes pour faire émerger une « sensibi- pionnière, encore plus à travers les échecs lité commune » produite par les relations relatés et la forte mortalité qui caractérise franco-mexicaines et autour de ce que l’on ces populations, immigrées au Mexique connaît comme l’« afrancesamiento » de ou retournées en France. la période du Porfiriat au Mexique (sous la présidence de la République de Porfirio D’où la gageure du projet d’articuler Diaz, 1876-1910). Envisageant des phéno- ces flux à la notion d’« afrancesamiento », mènes bien au-delà et en deçà de cette autrement dit l’influence d’une présence période, l’ouvrage propose non seulement et culture française et les interactions qui une somme de connaissances sur les forment une « sensibilité commune » relations franco-mexicaines, les migrations (Javier Pérez Siller). Un aspect mieux françaises au Mexique (peu connues) et connu de la présence française vient de sa l’influence française au Mexique, mais position dans l’économie atlantique. À ce surtout une approche historiographique titre, l’analyse des compagnies maritimes qui articule histoire culturelle et histoire des du Havre et de Saint-Nazaire (Veronique sensibilités. Basille Reyes) est très éloquente. Mais là encore, cette influence ne se traduit pas Cette approche est nécessairement dans l’importance des flux commerciaux subtile, car de fait, les flux migratoires en ni des flux de migration. Ces derniers favo- eux-mêmes sont faibles, tant à l’échelle du risent certaines niches professionnelles qui Mexique (voir le chapitre de Délia Salazar ont été déterminantes pour la présence sur la période de plus forte influence, c’est- culturelle française (ce qui n’est pas parti- à-dire sous le Porfiriat) que de la migration culier au Mexique) : boulangers et institu- française atlantique. Pourtant, le Mexique teurs (Maria Isabel Monroy Castillo, Estela fait bonne figure américaine dans ces diffé- Munguía). Il s’avère finalement que cette rentes expériences migratoires, celles des présence française au Mexique, bien que « communautés » et autres utopies et discrète, permet à un voyageur suisse en phalanstères du début du XIXe siècle ou 1855 de parcourir une bonne partie du simples projets de colonisation rurale (sur pays en passant d’une maison française à les rives du Rio Coatzacoalcos, ou celles l’autre (Guy Rozat).

340 Certes, la filière des barcelonnettes ateliers parisiens, new-yorkais ou de São qui reste la principale expérience de la Paulo. Dans ce kaléidoscope d’expériences migration française au Mexique, bien et d’études, on peut regretter une mise en plus que l’épisode scabreux de l’empire perspective dans les sociétés mexicaines de Maximilien (1864-1867), a conduit à et françaises, qui permettraient de rendre la présence de Français parmi les élites la singularité de tel ou tel témoignage et commerçantes et industrielles. En tant son interprétation pour l’analyse des sensi- que tels, ces migrants participent à une bilités franco-mexicaines qui est l’objet culture nationale d’autant que la plupart du livre et du projet. En tout cas, celui-ci se marient sur place et s’apparentent alors impressionne par son mérite – moins par aux grandes familles mexicaines, plus sa facture – à constituer cette somme acculturés qu’acculturant. d’expériences, de collectes, de regards, de données qui intéresseront en soi les Comment alors mesurer et voir ces historiens de la France et du Mexique et sensibilités françaises au Mexique prendre qui donnent matière à réflexion, hors des forme ? C’est l’objet du second volume projecteurs de la migration européenne qui rejoint une historiographie de l’histoire vers l’Argentine, les États-Unis ou le Brésil, des savoirs et techniques et du transfert sur la formation d’une culture atlan- technologique et culturel dans la mondia- tique originale au cours du XIXe siècle, lisation. On apprend beaucoup sur la où, malgré d’évidentes inégalités écono- culture française et la vision française du miques et géopolitiques entre la France monde : la diffusion du restaurant (Raquel et le Mexique, les rôles nationaux, raciaux Barceló Quintal) ou de la géographie par et ethniques ne sont pas encore tout à fait exemple (Ferderico Fernández Christlieb), distribués par des rapports de force de type sont révélées par leur réception mexicaine. postcolonial. Pour le restaurant en particulier, on y voit Aurélia Michel la formation d’un modèle dans les socia- Maître de conférences en histoire bilités urbaines qui permet de dégager CESSMA/Université Paris-Diderot une réflexion générale sur les métropoles latino-américaines au XIXe siècle.

Malgré l’expérience, ou plutôt à cause, Bonnet, Éric (dir.) de l’empire avorté de Maximilien, du Soulages, François (dir.) destin de ses soldats (Solène Garotin), on Frontières et artistes. Espace public, mobilité constate une relative timidité des interac- et (post)colonialisme en Méditerranée. – tions avec la France. Celle des élites est Paris : L’Harmattan. – 2014, 175 p. plutôt celle d’une internationalisation qui se ISBN : 978-2-343-04914-4 produit à Paris (Victor Macías) et éventuel- lement dans des salons « relais » à Mexico, Fruit d’une rencontre internationale, et celle des classes populaires est trop ce livre collectif explore les relations que peu nombreuse pour avoir des retentisse- les artistes originaires des pays méditer- ments sensibles. À ce titre, l’expérience de ranéens tissent avec les frontières, les Léon Martin, petit employé des barcelon- influences que les migrations, volontaires nettes, est remarquable (Leticia Gamboa). ou non, exercent sur les œuvres et sur À travers l’interprétation de sa correspon- l’imaginaire. Les auteurs se demandent dance avec ses parents en France, on ce qu’est « une pratique géoartistique de perçoit une expérience traumatisante, celle la mobilité » (p. 7), ce qu’induisent les de l’enfermement du subalterne, broyé convulsions du colonialisme et du post- dans la machine du grand magasin qui colonialisme, ce que les contacts culturels n’a rien à envier à l’ouvrier captif des entraînent en matière d’hybridation artis-

341 tique. Les créateurs veulent se situer « à (p. 15). Les artistes et esthètes qui ont partir d’une philosophie du devenir et non contribué à la rédaction du livre utilisent d’une philosophie de l’être, une philo- souvent une langue obscure reflétant les sophie du flux et non une philosophie complexités des concepts qu’ils manient. de la permanence » (p. 16). L’ouvrage Autre difficulté : ils décrivent généralement invoque le patronage d’Ulysse, vu comme des œuvres qu’ils ne reproduisent pas, le héros paradigmatique de la mobilité faute de moyens matériels. Mais, si l’on en Méditerranée, artiste de sa propre vie dépasse les gongorismes de l’expression dont il a fait une performance. D’Ulysse et si l’on imagine ce que l’on ne voit pas, on passe à Du Bellay qui célébra le « beau on perçoit l’intérêt de la démarche qui voyage » qu’accomplit le héros d’Homère ; essaie de caractériser la création artistique la leçon en est que la mobilité constitue à l’époque de la mondialisation. une voie d’accès privilégiée à la formation Ralph Schor et ensuite à la création. Professeur émérite d’histoire Université de Nice-Sophia-Antipolis L’artiste est influencé par la globalisa- tion ; il se détache de ses racines locales et transporte des signes qu’il mêle à ce qu’il rassemble au cours de son errance. Il Cuche, Denys abandonne parfois la peinture pour réaliser La notion de culture dans les sciences des installations dans lesquelles s’inter- sociales. Cinquième édition. – Paris : La pénètrent les images et les influences Découverte, 2016. – 172 p. qu’il a rencontrées. Ainsi le créateur s’af- ISBN : 978-2-7071-9059-8 franchit des fixités et offre des œuvres On ne présente plus l’ouvrage de Denys mouvantes. La subjectivité n’en est pas Cuche sur la notion de culture devenu un absente car l’artiste puise aussi dans son « classique dans son genre » comme le expérience personnelle formée au fil de mentionnait déjà Gajardo (2010) à l’occa- ses déplacements. Certains proposent sion de la publication de la quatrième des photos de lieux connus ou de foules édition du livre en 2010. Incontournable anonymes, photos enrichies de commen- dans la formation des étudiants en taires manuscrits, de documents divers sciences sociales et utile aux chercheurs faisant connaître les sentiments ou les les plus expérimentés, il est remis au goût activités du photographe. D’autres, dans du jour dans une cinquième édition de le sillage de Matisse ou de Klee, travaillent 172 pages (la première datant de 1996). On au métissage des codes orientaux et occi- notera tout de suite l’ajout d’un chapitre VII dentaux. Ces formes nouvelles, qualifiées (p. 116) sur l’extension de la notion de de « post-orientalistes », engendrent une culture à de nouveaux champs d’applica- culture plurielle. On peut aboutir à une tion tel que le développement, ainsi que sorte de narration constituée de matériaux le transfert des parties sur les cultures des recyclés ou à une cartographie voulant immigrés et le multiculturalisme présentes rendre compte d’un rêve, d’une critique dans le chapitre sur les enjeux sociaux de du pouvoir, de la restitution d’une réalité la notion de culture de la quatrième édition sociale. L’ordinateur devient parfois un dans un chapitre autonome (chapitre IX, outil de médiation artistique. p. 142) intitulé « Migrations internationales Les messages que veulent trans- et transformations culturelles ». mettre les auteurs ne sont pas toujours L’introduction de cette édition de limpides car « les frontières interdisent même que les cinq premiers chapitres parfois l’universalité au profit de l’hybride sont similaires à ceux de la précédente. contemporain qui unit, paradoxalement Le propos introductif visant à montrer parfois, uniformité et communautarisme »

342 que l’on n’a jamais autant parlé de culture et le développement que la culture est qu’aujourd’hui notamment de culture des un élément stratégique, dynamique et en médias, de la jeunesse et des immigrés, renouvellement. Elle fait aussi son entrée prend appui sur une citation de Augé dans le champ de la démographie nous (1988). Le mot « aujourd’hui » gagne ainsi dit l’auteur en citant les travaux de Charbit à être relativisé. À partir de cette citation, et Petit (2012) qui suggèrent une démogra- l’auteur fait état de l’utilisation incontestée phie compréhensive dite « démographie du terme (p. 5) compris au sens étendu anthropologique ». Dans cette approche, il comme « modes de vie et de pensée ». s’agit d’intégrer le facteur culturel dans les Toutefois, il rappelle que la notion n’a pas schémas explicatifs des comportements toujours été admise depuis son apparition démographiques, de rendre compte de la au XVIIIe siècle et qu’une étude de l’évolu- rationalité des acteurs et de désamorcer tion historique du concept scientifique est finalement la critique d’une science quan- nécessaire (p. 6). Il procède alors à la revue titative détachée des faits sociaux. C’est un des différents sens donnés à la culture appel à repenser les disciplines anthropo- entre les chapitres I et V en montrant que logiques, démographiques et l’interdisci- les luttes de définitions sont en fait des plinarité auquel l’auteur semble adhérer luttes sociales. De cette manière, il fait le tout en émettant une réserve partagée par pont entre les débats théoriques et leurs certains anthropologues face au risque implications concrètes ; exercice fonda- d’une définition de la culture restreinte à mental pour les étudiants qui ne saisiraient des indicateurs listés grossièrement dans pas tous les enjeux de ces débats d’appa- des questionnaires (p. 123). rence déconnectés des réalités sociales. La notion de « culture d’entreprise » Le chapitre VI présente l’intérêt de fait ensuite l’objet du chapitre VIII. Son inté- traiter du lien entre culture et identité mais gration dans l’édition de 2010 constituait notre attention doit surtout être portée sur d’ailleurs son intérêt principal. On constate le nouveau chapitre VII du livre dans lequel dans la nouvelle édition toutefois qu’elle sont présentés les nouveaux champs d’ap- n’est pas incluse dans le chapitre sur les plication de la notion de culture. L’auteur en nouveaux champs sociaux de diffusion détermine deux principaux : le développe- de la notion de culture ; considérons donc ment et la démographie. Pour le premier, que le lien entre entreprise et culture est un rapport tel que celui du Programme acquis. Un encadré sur le management des Nations unies pour le développe- interculturel a cependant été ajouté. Les ment (PNUD) de 2004 cité dans l’ouvrage exemples du contremaître animant une et intitulé « La liberté culturelle dans un équipe d’ouvriers immigrés et d’un(e) monde diversifié » souligne que le dévelop- chef(fe)s de projet en informatique qui gère pement est aussi une question culturelle. du personnel en Inde sont utilisés pour Existe-t-il des obstacles culturels au déve- montrer le défi commun des dirigeant(e) loppement ? C’est en tout cas une question s à gérer les différences de cultures dans bien connue des anthropologues (p. 119) le cadre de leur travail. Depuis les années et posée indirectement par les agents 1980 en France, la thématique entreprise/ du développement lorsqu’ils parlent de culture était exploitée en effet par les « résistance culturelle » au développement. sociologues sous l’angle des confronta- Denys Cuche reprend les travaux de Olivier tions culturelles entre les groupes sociaux de Sardan (1995) pour rappeler qu’il n’y a qui composent l’entreprise en fonction de pas de culture inapte au développement. leurs rôles (p. 134). Denys Cuche reprenant Il met en garde contre la vision fixiste de la les travaux de Chevrier (2013) nous indique culture qui fait disparaître l’acteur derrière les éléments qui caractérisent ce nouveau une « culture impersonnelle » (p. 120). management interculturel absent de la On retiendra de ce point sur la culture dernière édition.

343 Le choix d’élaborer un chapitre final cipale du livre, de l’utilité du concept pour (chapitre IX) sur les migrations interna- les sciences sociales. Ce dernier est utile tionales et les transformations culturelles pour reconsidérer la question du relati- est intéressant à observer au regard de visme culturel et pour repenser la notion l’actualité française et européenne. La d’ethnocentrisme définis comme étant des polémique médiatisée au cours de l’été « principes méthodologiques » après que 2016 autour du burkini (le maillot de bain leurs limites aient été dressées (p. 161). qui recouvre le corps de femmes musul- Cette approche originale, en plus de tous manes de manière complète) sur les les enseignements que l’on peut tirer de plages de France a soulevé des questions l’ouvrage, mérite tout particulièrement sur le vivre ensemble, sur le respect des l’attention des étudiants qui sont amenés cultures et du corps des femmes, de ladite très souvent à penser l’ethnocentrisme « culture d’origine » et sur l’intégration comme un biais de la recherche à éviter et dans un espace national multiculturel. Plus dont on ne peut rien extraire alors que c’est que jamais, l’ouvrage de Denys Cuche en comparant le mode de vie de l’autre à nous rappelle d’être prudents avec ces sa propre expérience sociale que l’on peut termes. Une société multiculturelle ne espérer une bonne compréhension des s’inscrit pas forcément dans un modèle phénomènes culturels. multiculturaliste et la notion de culture d’origine présente des limites que nous ne Références bibliographiques pouvons qu’inviter à lire. Un(e) immigré(e) Augé Marc (1988) L’autre proche, in n’est pas non plus totalement doté(e) Martine Segalen Dir., L’Autre et le d’une culture importée d’un autre endroit semblable. Regards sur l’ethnologie qui le/la rend imperméable à la société des sociétés contemporaines, Paris, dans laquelle il/elle vit. Ces précisions sur Presses du CNRS, pp. 19-34. la notion de culture (et les mots qui en Charbit Yves et Petit Véronique (2012) découlent comme celui « d’interculturel ») Culture, rationalité et démographie faites au prisme de la migration ont toutes compréhensive, in Erwan Diantell Dir., leur pertinence dans un contexte national La Culture et les sciences de l’homme. et européen de peur exacerbée de l’autre. Un dialogue avec Marshall Sahlins, Paris, Archives Karéline, pp. 187-200. Quant à la conclusion de l’ouvrage, Chevrier Sylvie (2013) Le manage- cette dernière reste inchangée. Elle se ment interculturel, Paris, Presses base sur un paradoxe qui est celui de la Universitaires de France, 127 p. réticence d’un côté de certains chercheurs Gajardo Anahy (2010) Denys Cuche, à utiliser le concept de culture si ce n’est La notion de culture dans les sciences sous la définition stricte du mot, c’est-à- sociales, Revue Européenne des dire « de productions intellectuelles et artis- Migrations Internationales, 26 (3), tiques » (p. 157) du fait de la complexité à pp. 218-221. s’entendre sur son sens et d’un autre côté Olivier De Sardan Jean-Pierre (1995) de la diffusion toujours plus grande de la Anthropologie et développement, notion de culture dans les milieux sociaux. Paris, Karthala, 224 p. Face à cette réticence, l’auteur nous alerte Charlotte Vampo sur le danger de l’abandon du concept Doctorante en anthropologie au nom de l’accumulation des connais- CEPED/Université Paris Descartes sances et il défend l’idée, sans doute prin-

344 Livres reçus

Adoumié, Vincent fantasmés, des circulations et des visites Escarras, Jean-Michel familiales. [Extrait] Les mobilités dans le monde. – Paris : Hachette éducation, 2017. – 192 p. (Les fondamentaux) ISBN : 978-2-01-400499-1 Bisiaux, Sophie-Anne Commun parce que divisé : le monde à Cette synthèse accessible s’adresse aux l’épreuve de l’étranger. – Paris : Éditions étudiants des classes préparatoires et aux Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supé- enseignants. Elle montre que les migra- rieure, 2016. – 216 p. (Actes de la recherche tions internationales sont l’un des aspects à l’ENS : 12) majeurs du processus de mondialisation. ISBN : 978-2-7288-3592-8 Elles interrogent, à de multiples échelles, Au cœur de cet ouvrage, la place leurs logiques économiques, sociales des étrangers dans la cité, leurs droits, la et politiques afin de mieux comprendre réponse des sociétés démocratiques face à pourquoi elles suscitent tant de débats ce défi. L’actualité tragique nous impose de aujourd’hui. nous interroger sur le droit d’asile, l’accueil des réfugiés et l’hospitalité devant ces populations en danger de mort dans leurs Baby-Collin, Virginie (dir.) pays d’origine, sur les routes de l’exil et Mazzela, Sylvie (dir.) aux frontières de l’Europe. Ce texte philo- Mourlane, Stéphane (dir.) sophique combat la confusion des simpli- Regnard, Corinne (dir.) fications et invite à une « cosmo-politique Sintes, Pierre (dir.) qui évite le double écueil de la domination Migrations et temporalités en Méditerranée. et de la réduction de la pluralité humaine, Les migrations à l’épreuve du temps (XIXe- qui ne peut se dessiner qu’en faisant de XXIe siècle). – Paris : Karthala, 2017. – 406 p. l’ouverture de la communauté nationale à (L’Atelier méditerranéen) l’extériorité, à l’extranéité et à une conflic- ISBN : 978-2-8111-1814-3 tualité proprement politique, son principe le plus fondamental ». À bien des égards, sociologues, géographes, anthropologues, et plus géné- ralement l’ensemble des chercheurs en sciences sociales, incluent les temporalités Blanc-Chaléard, Marie-Claude dans leurs analyses des migrations et de En finir avec les bidonvilles : immigration et leurs territoires. Pour en rendre compte, politique du logement dans la France des cet ouvrage propose d’observer des Trente Glorieuses. – Paris : Publications de trajectoires collectives ou individuelles de la Sorbonne, 2016. – 464 p. (Histoire contem- migrants en Méditerranée, à différentes poraine) époques, en soulignant les jeux de tempo- ISBN : 978-2-85944-928-5 ralités dans lesquelles elles se déploient : La résorption des bidonvilles est une celles des projets, de leur mise en œuvre, des grandes questions sociales de la des voyages et des traversées, des installa- France des années 1960-1970. Question tions, des nostalgies et des retours réels ou urbaine, à l’heure où se façonnent les

345 banlieues modernes et où s’estompe la Charbonneau, François (dir.) crise du logement. Question d’immigration L’exil et l’errance : le travail de la pensée aussi, les bidonvilles étant à 80 % peuplés entre enracinement et cosmopolitisme. – par les travailleurs immigrés qu’attire la Montréal : Liber, 2016. – 304 p. croissance des Trente Glorieuses. [Éditeur] ISBN : 978-2-89578-547-7 Comment l’exil ou l’errance ont influencé ceux qui en ont fait l’expé- Boucenna, Boussad rience ? Recueil de textes sur Gunther Ces enfants d’immigrés qui réussissent : Anders, Hannah Arendt, Cornelius parcours, devenir sociologique et stratégies Castoriadis, Léon Chestov, Emil Cioran, familiales. – Paris : L’Harmattan, 2015. – Octave Crémazie, Jacques Derrida, Frantz 229 p. (Questions contemporaines) Fanon, Benjamin Fondane, Victor Hugo, ISBN : 978-2-343-08434-3 Emmanuel Levinas, Karl Löwith, Joseph de Maistre, Thomas Mann, Friedrich La seconde génération issue de l’immi- Nietzsche, Edward Said, Leo Strauss, Léon gration dans les quartiers sensibles en Trotsky, Marina Tsvetaeva, Simone Weil. Île-de-France est hétérogène, mais à l’en- contre de certaines études qui mettent en avant les situations d’échec, de délin- quance ou de repli communautaire, Clochard, Olivier (dir.) l’auteur s’attache à nous présenter des MIGREUROP parcours de réussites socioprofession- Atlas des migrants en Europe : approches nelles d’enfants d’immigrés nés en France critiques des politiques migratoires. – de parents algériens. Malakoff : Armand Colin, 2017. – 173 p. ISBN : 978-2-200-61685-4

Pour sa troisième édition, cet atlas Carter, Gregg Lee entièrement renouvelé présente de Population and Society. An introduction. – nombreuses photographies, des cartes Malden MA : Polity Press, 2016. – 298 p. « d’une subjectivité assumée », des textes ISBN : 978-0-7456-6837-6 didactiques. Il donne à « penser les migra- tions », questionne les confinements, les Ce manuel de démographie sociale est délocalisations, sous-traitances et interven- composé de cinq grandes parties : présen- tions à distance, les routes migratoires tation des études classiques de démo- sous surveillance militaro-policière, les graphie, les déterminants et les impacts mobilisations et les luttes. Scientifique et sociaux et individuels de la fertilité, de la militant, il ouvre les esprits et demande mortalité et de la migration, mais aussi des de mettre fin aux politiques migratoires impacts du surpeuplement sur l’environ- inhumaines. nement et les conséquences du change- ment sur l’environnement qui impactent la condition humaine et les migrations.

346 Hassine, Jonathan Jolivet, Violaine Les réfugiés et déplacés de Syrie : une Miami la cubaine : géographie d’une ville- reconstruction nationale en question. – carrefour entre les Amériques. – Rennes : Paris : L’Harmattan, 2015. – 254 p. Presses universitaires de Rennes, 2016. – (Comprendre le Moyen-Orient) 271 p. (Géographie sociale) ISBN : 978-2-343-08267-7 ISBN : 978-2-7535-3990-7

Avec plus de 12 millions de Syriens Miami la cubaine interroge les arrachés à leurs foyers depuis mars 2011, la processus de construction d’une ville du question des réfugiés et déplacés de Syrie Sud-Est des États-Unis, fondée en 1896, à est progressivement devenue un enjeu travers la relation toute particulière qu’elle en soi pour tous les acteurs impliqués entretient avec un groupe d’immigrants, dans le conflit syrien. L’ouvrage propose les Cubano-Américains, qui sont devenus une lecture inédite d’un déracinement les cadres, les entrepreneurs, mais aussi les sans précédent dans l’histoire du Moyen- simples habitants de cette ville américaine. Orient, résultat de stratégies des forces La relation entre Miami et les Cubains en présence. Il appelle également à une présente plusieurs facettes. D’une part, réflexion sur l’avenir du pays, dépourvue Miami, ou plus exactement le comté de pour l’heure du substrat essentiel à sa Miami-Dade, abrite la plus grande concen- reconstruction. [Éditeur] tration cubaine à l’extérieur de l’île. D’autre part, la migration cubaine, à partir des années 1960, est l’évènement précurseur d’une transformation plus profonde de Herbet, Dominique (éd.) Miami : son émergence comme capitale Hähnel, Carola (éd.) économique du Bassin caraïbe. [Extrait] Fuite et expulsion des Allemands : transna- tionalité et représentations, 19e-20e siècle. – Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2016. – 328 p. (Mondes germa- Konaté, Famagan-Oulé (dir.) niques) Gonin, Patrick (dir.) ISBN : 978-2-7574-1155-1 Le rôle des migrations au Mali : cercles de Kita, Banamba et district de Bamako. – Entre 1944 et 1950, 12 à 14 millions d’Al- Paris : L’Harmattan, 2016. – 286 p. lemands vivant dans les territoires de l’Est ISBN : 978-2-343-09155-6 ont fui ou ont été expulsés. Cet ouvrage collectif en interroge la représentation dans Cet ouvrage analyse les migrations au les médias et les musées, dans la littérature Mali, les transferts de biens matériels et ainsi que dans les débats mémoriels, tout d’argent, les investissements des migrants en se basant sur des analyses historio- de retour dans les nouveaux bassins graphiques éclairant les enjeux d’un tel migratoires du pays. Il présente les poli- retour sur ce passé. Il propose également tiques de gestion de ces migrations à une réflexion sur la construction d’une la fois dans le contrôle de la mobilité mémoire européenne commune. des populations et dans la relation entre migration internationale et développement local dans le pays d’origine.

347 Mankou, Brice Arsène (dir.) Séraphin, Gilles (dir.) Essono, Thomas (dir.) Familles et migrations. – Paris : Union L’impact des TIC dans les processus migra- Nationale des Associations Familiales, toires féminins en Afrique Centrale. Cas des 2016. – 145 p. (Recherches familiales ; 13) cybermigrantes maritales du Cameroun. – ISSN : 1763-718X Paris : L’Harmattan, 2016. – 244 p. (Études africaines) Par la migration, le statut et la place de ISBN : 978-2-343-08085-7 la famille dans un cadre social plus large, la société de départ ou la société d’accueil, Ce livre collectif issu d’un colloque sont modifiés. La migration entraîne de international (Yaoundé, 2014) est organisé facto une restructuration familiale, au autour de trois axes : le rôle joué par moins sur le plan symbolique. [Extrait] Internet dans la conception et l’élabora- Gilles Dubus tion des projets migratoires ; les enjeux MIGRINTER économiques des migrations féminines CNRS/Université de Poitiers en Afrique centrale ; et la question du bien-être social des femmes migrantes.

348 172 pages/15€avril-juin2018/illustréquadri Format / 978-2-919040-41-4 ISBN tél. +33153595863 dorée.fr- karima.dekiouk@palais-porte t 49 €-58France ///67€-77etranger abonnement (4dossiers) v national del’histoire del’immigration disponible enlibrairie etaumusée arif «découverte» 29 € 29 «découverte» arif ente aun° : 15€(+2defrais deport) établissement publicduPalais delaPorte dorée-muséenationaldel’histoire del’immigration m usée del’histoiR de l’immigR t R imestR : Revue ation ielle 293, avenuedaumesnil,75012Paris -www.histoire-immigration.fr : 16,5 x 24 cm / / cm 24 x 16,5 : e

numéro 1321 et duréfugié dans les discours parlementaires belges le bon, la brute et le truand dans le droit international, polonaises dans l’empire ottoman La « discours et pratiques de l’administration en France au prisme des circulaires du ministère de l’intérieur d catégorisations du réfugié et contestations populaires L’exil de l’exil dans la littérature et les chansons communardes de la frontière : expériences et représentations au sommaire politiques au européens qui ont accueilli des exilés et réfugiés en partant d’une étude comparée des principaux pays POLITIQUES DIRE, PRATIQUER, REPRÉSENTERLESMIGRATIONS L’europe du xix Les mots de désigner des migrations sous contraintes. terminologies et les représentations utilisées pour met en lumière l’exil politique et l’asile à travers les /// espagnol enpéninsuleetàl’Outre-mer université destrasbourg Alexandre DUPONT, maîtredeconférencesenhistoirecontemporaine , histoire contemporaine ,universitédeReimsChampagne- ardenne et dossier coordonnéparDelphineDIAZ,maîtressedeconférencesen e VIENT DEPARAÎTRE

Lexiques et pratiques du l’exilé Grande Émigration»polonaiseetlesprojetsde«colonies carliste espagnol dans le sud de la France honorable au criminel potentiel

xix e : siècle, ce nouveau dossier de la revue définir l’asilepolitiqueenGrande-Bretagne europe/amérique latine /// : les représentations de l’étranger L’exi dans destierro /// e

Les exilés et le passage siÈCLe : l’exil politique ? /// /// /// Les mots de l’exil Les réfugiés : entre : entre ///

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cultures & conflits n° 107 / automne 2017 La pRoDuctIoN offIcIeLLe DeS DIfféReNceS cuLtuReLLeS

Articles et résumés (fr/en) en ligne sur conflits.org ou www.cairn.info ISBN : 978-2-343-13540-3 / 19,50 € pour commander ce numéro : l'Harmattan, 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique 75005 Paris Chèque à libeller à l’ordre des éditions de l'Harmattan

Hommage Barbara Delcourt (1967-2017) Le comité de rédaction Dossier La production officielle des différences culturelles (Introduction) Narguesse KEYHANI, Sylvain LAURENS De la « Promotion culturelle des immigrés » à « l’interculturel » (1974-1980) Discours d’État sur une catégorie d’État Sylvain LAURENS « Nous exécrons le racisme » : contrôle migratoire et approche culturaliste des crimes racistes dans la France des années 1970 Rachida BRAHIM La « question des races » dans un cadre administratif républicain : la création de la Commission nationale pour les études des relations interethniques Narguesse KEYHANI Gouverner par les morts et les mots. Quand le passé colonial et la « culture » immigrée deviennent une priorité municipale Victor COLLET L’Achac et la transmission du passé colonial : stratégies entrepreneuriales et culturalisation de la question immigrée dans la mémoire nationale Laurence DE COCK Le policier et le culturel : Police et minorités à Berlin Jérémie GAUTHIER Regards sur l’entre-deux « Il n’y a aucune possibilité d’entente entre nous » Eduardo RINESI Note sur la place des mots Antonia GARCIA CASTRO

Cultures & Conflits Bureau F515 - UFR SJAP - Université de Paris-Ouest-Nanterre [email protected] 92001 Nanterre cedex Ethnologie française Janvier 2018 - Tome XLVIII – n° 1 Justices ultramarines

EDITEURS INVITES : Natacha Gagné, Stéphanie Guyon et Benoît Trépied

• Natacha Gagné, Stéphanie Guyon et Benoît Trépied Introduction. Cultures à la barre. Regards croisés sur la justice civile outre-mer • Yerri Urban Coutume et citoyenneté, des colonies aux collectivités d’outre- mer. Le point de vue du droit • Myriam Hachimi-Alaoui et Élise Lemercier Que faire des cadis de la République ? Enquête sur la reconfiguration de l’institution cadiale à Mayotte • Sophie Blanchy Les familles face au nouveau droit local à Mayotte. Continuité, adaptation et redéfinition des pratiques • Benoît Trépied Le sang, le nom, la coutume. Controverses judiciaires sur la paternité kanak en Nouvelle-Calédonie • Christine Salomon Genre, justice et indemnisation des victimes de statut coutumier kanak • Françoise Douaire-Marsaudon Droit coutumier et loi républicaine dans une collectivité d’outre- mer française (Wallis-et-Futuna) • Natacha Gagné Ethnographie de l’État aux confins de la République. Le dispositif a question des spécificités locales et culturelles intervient-elle de l’audience et la justice foraine en Polynésie française dans le fonctionnement de la justice française ? Ce dossier ouvre le débat à partir du cas des populations « indigènes » de • Stéphanie Guyon L l’Outre-mer contemporain – Amérindiens et Noirs marrons de Passer devant le juge aux affaires familiales ? Intermédiaires de Guyane, Mahorais de Mayotte, Kanak de Nouvelle-Calédonie, la justice et alternatives au tribunal à Saint-Laurent du Maroni insulaires de Polynésie et de Wallis-et-Futuna. (Guyane) • Catherine Benoît « La carte n’est pas le territoire » ! Coutume, droit et nationalité plurielle en Guyane es différents travaux rassemblés ici privilégient la méthode • Céline Bessière, Émilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle ethnographique pour saisir « sur le vif » la manière dont l’État Gollac, Muriel Mille et Hélène Steinmetz L français tente au quotidien de prendre en charge et « Faut s’adapter aux cultures, Maître ! » La racialisation des d’administrer la diversité culturelle et locale dans ces contextes (post)coloniaux variés. Huit des onze articles du dossier décrivent publics de la justice familiale en France métropolitaine ainsi des situations contemporaines singulières de confrontation et • Fabien Le Bonniec d’interaction entre agents du système judiciaire et justiciables Juridicité autochtone et différence culturelle. Quand les juges originaires de ces cinq collectivités. débattent de la culture dans des affaires de violences familiales en contexte communautaire mapuche (Chili)

es trois derniers articles offrent vis-à-vis de ces justices ultramarines des points de comparaison historiques – sur la VARIA L trajectoire du droit colonial dans l’empire français – et • Pierre Bourdieu géographiques – d’une part sur la justice familiale en France Le mariage entre le passé et le présent dans les sociétés dans les métropolitaine, d’autre part sur le traitement des justiciables sociétés d’Afrique du Nord-Sahara [une conférence présentée par autochtones mapuche par l’appareil judiciaire au Chili. Tassadit Yacine]

LECTURES SUR LE THEME

Maison d’Archéologie & Ethnologie 21, avenue de l’Université - 92 023 Nanterre cedex 01 46 69 26 63 – [email protected] 24 € le numéro en librairie ou aux Presses Universitaires de France en ligne http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise.htm

207 STUDI EMIGRAzIONE International Journal of Migration Studies

Rivista trimestrale della Fondazione CENTRO STUDI EMIGRAZIONE

LA NUOVA EMIGRAZIONE ITALIANA

a cura di Matteo Sanfilippo e luigi Maria Vignali

Sanfilippo e Vignali Introduzione / Sanfilippo La nuova emigra- zione italiana (2000-2017): il quadro storico e storiografico / piraS I flussi migratori interregionali ed internazionali dei laure- ati italiani / De Vita Il Ministero degli Affari Esteri e della Coo- perazione Internazionale e le iniziative a sostegno della nuova emigrazione / Colpi Benvenuti nel Regno Unito? British Per- ceptions and Realities of Italians in the UK / piChler Gli ita- liani in Germania fra opportunità e precarietà / Martiniello, Mazzola e rea La nuova immigrazione italiana in Belgio / Di SalVo Expat, espatriati, migranti: conflitti semantici e identitari / KinDer, DipalMa e CaruSo Migration old and new: Per- ceptions Italian communities in Australia / MareS Putting the new wave of Italian migration to Australia in context / ruberto e SCiorra New Italian Migrations to California

Strangio A proposito di Ciao Italia! Et aussi... Internet et propagande jihadiste : la régulation polycentrique du cyberespace par Valentine Crosset et Benoît Dupont

Un vote organisé par des gangs ? Observation d’une mission d’observation internationale de l’élection présidentielle de 2014 au Salvador par Erica Guevara

Les tensions de l’affirmative action dans l’Afrique du Sud post-apartheid Une analyse de la jurisprudence des tribunaux du travail par Soline Laplanche-Servigne Prochain Thema Les villages stratégiques : urbanisations forcées et politiques contre-insurrectionnelles Sous la responsabilité de Pamela Colombo

Les villages stratégiques : réaménagement territorial, regroupement de population et politiques insurrectionnelles par Pamela Colombo

Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences par Élie Tenenbaum

Contre-insurrection et urbanisation dans la guerre civile guatémaltèque par Finn Stepputat

Construire (dans) les marges de l’État : les villages stratégiques comme politique de développement et de contre-insurrection (Chaco, Argentine, 1976-1978) par Pamela Colombo

De la persistance des villages d’État au Mozambique par João Paula Borges Coelho

Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ? Diffusion/distribution CDE/SODIS ISBN 978-2-7246-3538-6 par Fabien Sacriste

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L’article doit être compris entre 55 000 et 70 000 caractères. La note de recherche doit être comprise entre 30 000 et 50 000 caractères. Elle se donne pour objectif de valoriser des travaux non aboutis, de souligner une démarche empirique, des méthodologies inno- vantes, une analyse de productions statistiques ou une question d’actualité. Ils sont accompagnés de mots-clés et de trois résumés en français, anglais et espagnol (1 000 carac- tères maximum ; le titre est traduit dans les trois langues). Le nombre de caractères indiqués (avec espaces) comprend la bibliographie, les notes, les figures, les résumés et les annexes. La note de lecture, ou compte-rendu d’ouvrage, doit être comprise entre 6 000 et 8 000 caractères.

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